REVUE
BRITANNIQUE.
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University of Ottawa
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Sa^TO
OD
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
SUR LA LITTÉRATURE, LES BEAUX- ARTS , LES ARTS INDUSTRIELS , L'AGRICULTURE, LA GEOGRAPHIE, LE COMMERCE, l'ÉGONOMIE POLI- TIQUE, LES FINANCES, LA LEGISLATION, ETC., ETC.;
Par MM. Saulnier Fils , ancien préfet, de la Société Asiatique, directeur de la Rei^ue Britannique ; Dondey-Dupré Fils , de la Société Asiatique • Charles Coquerel ; L. Am. Sédillot; Genet; West, Docteur en Médecine (pour les articles relatifs aux sciences médicales ) , etc.,
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Au bureau du JOURNAL, Rue de GRENELLE-St.-HoNORÉ , No .9; Chez DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, imp.-lib.
Rue Riclieli^u , .\o 4^ bis , ou rue Saint-Louis , Xo ^U , au Marais. ' '
1829
IMPniMF.RlE T)F. nONDEY-DtTRE.
JANVIER 1828.
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REVUE
%
APERÇU
SITUATION FINANCIERE DE LA GRANDE-BRETAGNE,
JDien des personnes supposeront sans doute qu'il esl su- perflu de démontrer que de grands avantages résulteraient d'une réduction dans les taxes -, et qu'une vérité aussi pal- pable n'a pas besoin de preuves. Cela ne nous empêchera pas, cependant, de présenter quelques observations sur ce sujet , moins, il est vrai , pour faire ressortir les incon- véniens des taxes ^ qu'afin de faire voir la manière dont elles opèrent. Il ne sera pas nécessaire, pour atteindre le but que nous nous proposons , d'insister sur l'action par- ticulière de certaines contributions considérées isolément. De quelque nature qu'elles puissent être, elles doivent tou- jours , en dernier résultat , tomber sur l'une ou l'autre des trois grandes sources de tout revenu, la rente, les profits et les salaires; et il est évident que, lorsqu'elles sont éle- vées très-haut , elles occasionnent nécessairement des pri- vations correspondantes, dans toutes les classes de la société. Si les impôts pèsent sur les salaires, ou sur les ar- ticles le plus habituellement consommés par le peuple, el
6 APERÇU DE LA SITUATION FINANCIÈRE
il n'y a guère que ces deux natures d'impôts qui soient vé- ritablement productives, il est évident qu'ils diminueront le bien-être des classes ouvrières qui, dans toutes les so- ciétés, forment la majorité de la population, ou qu'ils feront hausser les salaires, et par conséquent réduiront le taux des profits. Le plus souvent ils produisent à la fois ce double résultat ; mais dans les pays où les classes ouvrières sont très-pauvres , ou se distinguent , comme en Hollande et en Angleterre, par l'esprit d'économie et de prévoyance, une taxe sur la main-d'œuvre et sur les consommations habituelles des classes inférieures , quelle que soit l'action défavorable qu'elle exerce immédiatement sur ces classes, a toujours pour résultat définitif d'élever le taux des sa- laires , d'une manière proportionnelle. Quand cela a lieu , la taxe tombe en totalité sur ceux qui font travailler , et il en résulte par conséquent une baisse correspondante dans le montant des bénéfices.
On a dit que si l'effet de l'exagération des tarifs était seulement de diminuer les profits des capitalistes , et par conséquent de réduire la faculté qu'ont les riches de con- sommer des objets de luxe, il était peu utile de les modi- fier. Nous pensons à cet égard bien différemment. Dans notre opinion , le plus grave inconvénient des taxes oppres- sives, c'est la réduction des profits. Une expérience que rien n'a démentie a fait voir que les contrées où , cœteris paribus y les capitaux s'accroissent le plus rapidement, sont aussi les plus prospères. La demande pour le travail s'aug- mente sans cesse, et la somme d'aisance dont jouit l'ou- vrier paraît considérable, quand on la compare avec celle qu'il possède dans les pays stationnaires. Mais le principe d'accroissement, en maintenant la population au niveau des moyens de subsistance , met presque toujours ceux qui vivent par des salaires dans Timpuissance d'économiser, quand ils ont satisfait à leurs besoins et à ceux de leur
DE LA GRANDE-BRETAGISE. ^
famille. C'est de la rente et des bénéfices , mais surtout des derniers, que les capitaux se forment presque entièrement ^ et s'il y a une vérité démontrée en économie politique , c'est que la faculté qu'ont tous les pays d'accroître leurs capitaux 5 et par conséquent d'avancer dans la carrière de la richesse et de la population , est en raison du taux res- pectif de leurs profits. Il est incontestable , par exemple, que c'est par suite de la différence qui existe dans le mon- tant de leurs bénéfices , que les progrès de la richesse et de la population sont presque stationnaires en Hollande , len- tement progressifs en Angleterre, et relativement très- rapides aux Etat-Unis. Un capital d'un million st., employé dans ces divers pays, ne donnerait pas probablement plus de 39,000 liv. de bénéfice net, dans le premier; de 5o, 000 liv., dans le second ; et de 80,000, dans le troisième. Or, comme les capitalistes doivent, dans tous les cas, vivre de leurs profits , il est clair que l'excédant de leurs consommations ou moyens de cumulation sont en Angleterre plus forts qu'en Hollande, et, aux États-Unis, bien plus considé- rables qu'en Angleterre.
Ainsi donc , c'est par le taux des profits qu'on peut ju- ger de la prospérité d'un pays, ou, en d'autres termes, par les moyens qu'il possède d'employer ses capitaux et le tra- vail de ses ouvriers, et non par le montant absolu de ces mêmes capitaux. Le capital de la Hollande, considéré re- lativement à la population, est, sans contredit, plus con- sidérable qu'aux Etats-Unis; mais comme l'union améri- caine peut tirer un bien meilleur parti de ses capitaux, il est hors de doute qu'elle est plus prospère. « L'état progressif, dit Adam Smith , porte de la joie et du conten- tement dans toutes les classes de la société; l'état station- naire est monotone ; celui de décadence est sombre et mélancolique. » Comme l'état progressif est une consé-
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quence de rëlévalion des profits, il importe beaucoup d'écarter tout ce qui pourrait en réduire le taux.
Par malheur , ce n'est point là le seul inconvénient de l'exagération des taxes ^ elle tend aussi à faire exporter les capitaux et l'industrie du pays. S'il pouvait être entouré du mur d'airain de l'évéque Berkeley, une réduction dans le taux des bénéfices aurait des suiles moins funestes. Elle ralentirait un peu l'accumulation des capitaux , mais sans en diminuer le montant. Dans l'état acluel du monde, les capitaux sont facilement transportés dans les autres pays , et quand ce transfert commence à s'opérer sur une cer- taine échelle, il forme un obstacle à peu près insurmon- table aux progrès ultérieurs de la richesse, et par consé- quent de l'accroissement des taxes. Il est sans doute assez difficile d'assigner les bornes de la faculté de supporter des taxes que possède une nation riche et puissante, où la sé- curité de la propriété et la liberté de l'industrie sont garan- ties par de sages lois-, mais enfin, comme l'observe M. Ri- cardo, ces bornes existent^ et, quel que soit le prix des biens dont nous venons de parler, il ne faut pas croire que, pour en jouir dans sa terre natale, le capitaliste consente à se soumettre à voir son revenu disparaître , en grande partie, sous les exigences du fisc.
Les profits tendent toujours à s'égaliser. Ce principe de la concurrence, qui ramène à un taux uniforme les béné- fices des capitaux engagés dans les diverses spéculations qui se font dans le même pays, étend aussi son influence sur les différentes nations qui ont entre elles des relations com- merciales. Les mêmes considérations qui empêchent un capitaliste d'engager ses fonds dans une entreprise indus- trielle de Liverpool ou de Manchester , s'ils ne doivent pas lui présenter un bénéfice aussi considérable qu'un place- ment fait à Londres, pourront le déterminer à les trans-
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 9
porter en France , si c'est le moyen d'en tirer un revenu plus élevé. Un grand nombre de circonstances, telles, par exemple, que la différence des langues, l'ignorance des habitudes et des coutumes étrangères , souvent aussi l'absence de sécurité et de garanties , pourront , dans beaucoup de cas, empêcher le transport des capitaux dans les autres pays^ mais l'expérience a fait voir que ces obsta- cles sont toujours surmontés par une infériorité relative dans le taux des profits. C'est cette infériorité qui, dans le dernier siècle, empêcha les capitalistes hollandais de placer chez eux le produit de leurs accumulations, et qui prépara la destruction lente, mais graduelle et définitive, de leurs pêcheries , de leurs fabriques et de leur commerce. Il y aurait folie à ne pas profiter de cet utile et terrible avertis- sement. Notre situation actuelle ressemble, à beaucoup d'égards , à celle de la Hollande , dans la première partie du dernier siècle. La baisse du taux des profits, depuis la paix , a déjà produit des résultats faits pour exciter au plus haut degré la sollicitude publique. C'est cette baisse qui a contrebalancé , aux veux des capitalistes, toutes les chances hasardeuses des placemens à rétrauger, et qui les a en- traînés dans les entreprises les plus funestes. Aujourd'hui même , malgré les sévères leçons que nous avons reçues, nous ne sommes pas encore dégoûtés de ces opérations ^ et, à l'exception de Ferdinand d'Espagne , il n'y a peut-être pas un seul prince en Europe, ou un seul cacique, dans l'Amérique du Sud, qui ne trouvai à emprunter de grosses sommes sur le marché de Londres, à des conditions très- douces.
Mais, dans notre opinion , le lourd fardeau de nos con- tributions pèsera encore bien davantage sur nous, à l'a- venir, qu'il ne pèse actuellement. Pendant la guerre, il n'était pas facile de transporter nos capitaux dans les autres pays: ell'énormité des dépenses publiques était, jusqu'à un
10 APERÇU DE LA SITUATION FINANCIÈRE
certain point , compensée par Tcspi it d'cconomie et les ha- bitudes industrieuses que raccroissement des taxes avait introduits dans toutes les classes. Mais, en même tems qu'une époque de paix permet aux autres nations de s'ap- proprier la plupart de ces moyens de production qui nous aidaient à supporter le fardeau des taxes, elle donne aussi les plus grandes facilités à ceux qui veulent y transporter leurs capitaux. Les désastreux effets des charges publiques ne sont pas de nature à se faire sentir immédiatement. Elles agissent avec lenteur, et une découverte importante dans les arts industriels ou dans l'agriculture (i) pourrait en balancer les plus fâcheux inconvéniens. Cependant, il faut bien se garder de trop compter sur ces découvertes. Comme elles ne peuvent pas être monopolisées, il est clair que l'exagération des taxes agit précisément de la même manière qu'une prime qui serait accordée à l'exportation des capitaux ^ et par conséquent elle ne peut pas manquer d'avoir, en définitive, les résultats les plus funestes.
Dans des circonstances semblables, il est du devoir des ministres de renfermer les dépenses dans les limites les plus étroites possibles , et de faire toutes les économies compa- tibles avec la sécurité intérieure et l'indépendance du pays. Rien donc ne pouvait être plus agréable à la nation que l'engagement pris par M. Canning de soumettre la totalité des dé,penses et des recettes publiques à l'examen d'une commission spéciale.
Nous sommes convaincus que le nouveau ministère a trop à cœur le bien de la nation pour ne pas tenir, à cet
(i) Note DU 'In. On a vu, dans l'article sur les Progrès de la richesse agricole dans la Grande-Bretagne , inséré dans notre 28^ numéro , que l'introduction de la culture du navet en plein champ , par lord Townshend , avait augmente d'un milliard en Ir. le revenu annuel des propriétaires an- glais, et par conséijuent d'tinc sniiime supéneuie au montant des arrérages de la dct'c publique.
DE LA GIlAISDE-BTlETAGNE. I I
égard, les engagemens de cet homme d'état. Cette résolu- tion l'exposera sans doute à Tanimadversion de beaucoup d'individus avides et puissans 5 mais, d'un autre côté, elle lui donnera des droits éternels à la gratitude nationale. Nousn'hésitdns pas à dire, en mémetems, que nous sommes loin de partager, dans toute leur étendue , les espérances de ceux qui supposent que les retranchemens opérés par des ministres vraiment patriotes pourraient beaucoup diminuer les charges qui pèsent sur le peuple. Une diminution dans ces charges n'est point au reste le seul but que doivent se proposer des ministres citoyens. Rien n'est plus funeste que l'action exercée par une multitude de salariés sans fonctions réelles , ou dont les attributions sont tout-à-fait disproportionnées avec la grandeur de la rémunération qu'ils reçoivent. Le secours de ces sangsues publiques n'est nullement nécessaire à un ministre qui serait environné de la confiance générale, qu'elles tendraient au contraire à lui faire perdre. Une administration patriote et éclairée doit s'occuper activement des moyens d'étouffer une influence qui ne peut produire aucune espèce de bien , en même tems qu'elle est roccasion d'une dépense considérable^ mais c'est la destruction de cette influence qui serait le premier et le plus utile résultat de nos économies. Si nous voulons réellement diminuer le fardeau qui pèse si lourde- ment sur nous , et, en rendant l'industrie plus productive, élever le taux des profits , c'est par d'autres voies que nous devons y parvenir. Ce n'est pas en supprimant quelques sinécures, en congédiant quelques douzaines de commis, ni même en licenciant quelques bataillons, que les maux trop réels qui nous affligent pourront être adoucis, et bien moins encore détruits dans leur germe.
Voici le tableau de la dépense totale du Royaume-Uni, en 1826 :
12 APERÇU DE LA SITUATION FINANCIERE
Dépenses du lioyaume-Uni , pour Vannée finissant au 5 janvier 1827, dédtictiun faite des remises , escomptes , drawhachs , etc. , et non com- pris les sommes applicables au rachat de la dette publique , pendant la même année.
PAIEMENS
FAITS SUR LES PERCEPTIONS AVANT LES VERSEMENS DANS l'ÉcHIQUIER.
liv. st. fr. liv. st. fr.
Fiais de perceptioa ^^oio^'i'i'] f 100,758,425)
Autres paiemens .. 1,357,047 (33,926,175)
Total des paiemens effectués avant le
versement dans réchiquier ^_^_^_..i__^ 5,387,384 ( i34,684,6oo)
PAIEZVIENSFAITS PAR L'ÉCHIQUIER.
Dividendes , intérêt et administration de la
dette publique, non compris 5,591,23 1 1. s.
pour l'amortis.>-cment 27,245,75© f68i,l43,75o)
Intérêts des billets de TécLiquier 831,207 ( 20,780,175)
"^ "7^ g^7 ( 701,923,925)
P«asions militaires et navales 2,214,260 ( 55,35G,5oo)
Remis à la banque d'Angleterre 585, 740 ( i4,'J4-^i5oo)
2,800,000 ( 70,000,000)
Liste civile i ,057,000 ( 26,425,000)
Pensions à la charge du fonds consolidé 864,268 ( 9,106,700)
Trajtemens 6g,M5( ii^^Ti^^S^
Cours de justice i5o,5qo ( 3,764,7*0)
Mines . . , 4,7?o ? 368,75ol
P> imes 2,956 l 73,<)Oo)
Frais divers 204,064 ( 5,ioi,Boo)
Idem pour l'Irlande 301,427 ( 7,535,675)
Avance pour les docks de Leit! , . 240,000 ( 6,000,000)
Pour l'acqui-^ition de l'intéict du duc d'At-
h<d,dausle revenupublic de rîledeMan. i5o,ooo ( 8,750,000)
Pour reconstruire le pout de Lcndres 120,000 ( 8,000,000)
2 164,170 ( 54,io4,25o)
5io,ooo ( i2,-5o,ooo)
Armée 8,2117, 36o (2o-,434,oou)
.Marine. 6,54o,fi34 (i6'3,5i5,85o)
Artillerie i,86o,6o(i ( 46,74o,i5o)
Depcn.~es diverses 2,566,-83 ( 64,169,5-5)
1(1,274,385 ( 481,859,575)
Prix de la loterie 6<),8o2 ( i ,745,o5o)
Pour rénii.-sion des billets de l'échiquier,
pour donner de l'emploi aux pauvres.. . . 44^,3oo ( ii,o82,5oo) Avance du fonds consolidé en Irlande, pour
travaux publics 546,922 ( 13,678,050)
1,060,024 ( 26,500,600)
ToTiL 59,273,918 (1,481,822,950)
Excédant de» versemens dau^s réchiquicr sur la dépense 1,009,44^ ( 25,236,r!oo)
60,282,366 ( 1,507, 059, i5o)'
* Note du Tr. La tolalili dus llcpt■u^c» de la France est d environ un milliard quaranlt-lroi> luilLuns , en y cinnprcnaiit ctlle- des communes , qui nv figiiieiil j>as dans le budjet de Félat. Le
T)E L\ GPi AÏS" DE-BRETAGNE. l3
Il est évident, d'après cet état , que la somme d'écono- mies que Ton peut faire dans les dépenses publiques est bien moins considérable qu'on ne le suppose communé- ment. Près de la moitié du revenu est absorbée par le paie- ment des arrérages de la dette, et n'est susceptible, par conséquent, d'aucune diminution. On pourrait sans doute faire une réduction importante , sous le point de vue poli-
tnbleai! i^nivant tle ces dépenses pendant l'exercice de iSa-j , pourra donner lieu à des rappro- cliemens curieux , en le comparant au budjet de l'Ançleterre.
DÉPENSES ORDINAIRES DU ROYAUME DE FRANCE POUR
L'EXERCICE 1827.
lo DETTE PERPÉTUELLE, AMORTLSSEMENT ET^SERVICES DIVERS.
Services des arrérage? de la dette perpétuelle 198,840,121
( Cette somme est susceptible de s'accroître d'envirnu 6 millions par suite de l'inscription, en 1828 et iSi\) , des deux derniers cinquièmes des rentes de l'in- demnité. )
Dotation de la caisse d'amortissement 4*'»*'*' "1OO0
Liste civile et famille royale 32, 000,000
Dette viagère 8,100,000
Pensions civiles , militaires et ecclésiastiques (y compris 2,533,4';5 fr. pour supplé- ment aux fonds de retenues des ministères et des administrations) 6o,523,4'-5
1 ntérêts des capitaux des cautionnemens 9,000,000
Chambre des pairs 2,000,000
CViambre des députés 800,000
Légion-d'Honneur 3,Goo,ooo
Bureau de commerce et des colonies 125,000
Cour des compte- i,2j6,3oo
Administration des monnaies ( y compris 422,3-0 fr. pour frais de refonte d'an- ciennes espèces ) C)56,3oo
Cadastre 5,ooo,ooo
Frais de service et de négociations (y compris les intérêts de la dette doltante ).. . . 11,200,000
Total 3-3,4i>i,xf(f>
IIo SERVICES MINISTÉRIELS.
.Justice ( y compris 3,4oa,ooo fr. pour frais de justice) I9i49' t^'-^i
Affaires étrangères. 9,000,000
/ Clergé : 32,6'-5,ooo | ■ufta '
I Instruction publique.. 4iO'''5i°°o j ' 73,000
Affaires ecclésiast. / (y compris 2,i'^5,ooo fr. de dépenses acquittées
I sur les fonds du budjet du conseil royal de
' l'instruction publique. )
Administration centrale et dépenses secrètes de police
générale = 3,?84,ooo ^
I Cultes non catholiques 676,400
, • / Services divers d'utilité publique to,2D3,ooo L
"'^ Ponts et chaussées et travaux publics (y ), loi^SCi^fi-^S
compris 6,000,000 pour I fonds prêtés par les Compaq Dépenses départementales
ir les intérêts de I
pa^nies de canaux) 4o,594,2'-.t | es 47i':47iOoo/
A rep.iiter 1(37,831,609 373,401,19'»
>4
APEUÇU DE LA SITUATION FINANCIERE
tique, dans les frais de la liste civile et des pensions, qui s'élèvent ensemble à i ,4oo,ooo 1. st. (35, 000,000 fr.)^ mais
( Il ors tic ligne ?-3,4oi,iq6
Rep<^'^\ en ligne 167,831,609
Guerre 106,000,000 \
Marine S", 000,000 \ ^26yS'^5^'iog
Finance» ( service administratif) 6,043,700 |
IIIo FRAIS D'ADMINISTRATION, DE PERCEPTION ET D'EXPLOITATION DES IMPOTS ( y compris 18 millions pour achat de tabacs indigènes et exoti- que> , pour rembour.«enient du prix de fabrication des poudres à feu livrées à la consommation , et pour acbats de papiers à timbres ) ii9,n8(J,ooo
savoir:
Enregistrement et domaines 1 1,010,000
Forêts 3,^oo,coo
Douanes 23,35o,ooo
Contributions indirectes 4^<^°^i"0°
Poste 12,870,000
Loterie 4,210,000
Contributions directes l6,o35,ooo
Taxations sur coupes de bois et receltes diverses. 100,000
Total égal 110,086,000
IVo REMBOURStMENS ET RESTITUTIONS.
Fonds de non valeurs et de réimpositions sur limpôt direct 6,000,000 \
Restitutions de sommes indûment reçues sur les produits indirects. . 2,5oo,ooo/
Restitutions de produits d'amendes, saisies et confiscations attribuées. 4,000,000 > 23,700,000
Primes à l'exportation des marchandises C),8oo,ooo l
Escompte sur le droit de consommation du sel 1,400,000 /
Total des dépenses classées dans le budjet des ministres et acquittées
sur leurs ordonnances .... <)43i56a,5o5
Vo DÉPENSES DES COMMUNES.
Sur le produit de centimes additionnels imposés aux quatre contri- butions directes 18,000,000 )
Sur le produit des ventes de bois communaux 18,000,000 > too, 000,000
Sur le produit des octrois et revenus des villes , environ 64,000,000 j
Total général des dépenses du royaume i,o43,562,5o5
Nous pensons qu''on ne peut pas évaluer à moins de deux milliards de fr. les dépenses publi- ques de la Grande-Bretagne et de l'Irlande. En eflet , il faut ajouter aux quinze cents millions da badjet de l'état : 1° i5o,ooo,ooo fr. pour la taxe des pauvres ; a» le montant des dîmes perçues par le clergé anglican qui ne touche rien sur les fonds de l'échiquier ; 3° les dépenses des communes et des comtés , et environ 137,000,000 fr pour l'amortissement annuel de la dette. Mais l'Angleterre, avec son immense commerce et sa puissante industrie, a bien plus de res- «3urces que nons ne pourrions en avoir, pour supporter ces charges. D'ailleurs , au moyen des taxes qu'elle acquitte , tous les services publics soat convenablement assurés. Il n'en est pas de même en France. 11 faudrait tous les ans dix-huit millions de plus , qu'on ne peut pas trouver sur un budjet d'un milliard , pour l'entretini de nos routes si cet état de choses se prolonge , il ne sera pas nécessaire de passer la charrue 5ur ces grandes voies de la civilisation, pour les lui fermer. S,
DE LA GRANDE-BRETAGNE. I 5
il serait absurde de croire que cela aurait aucune influence sur la situation financière du pays. On ne pourrait faire d'économies considérables que sur les dépenses de l'armée , de l'artillerie et de la marine ou dans les dépenses diverses, et encore il s'en faut bien que ces réductions puissent être telles qu'on l'imagine. Il y a peu de choses à économiser sur les frais de perceptions. Les traitemens des employés de la douane et de l'accise sont fort modérés; dans les douanes d'Ecosse, on épargnerait quelques milliers de liv. st. , en congédiant un certain nombre d'employés supérieurs qui sont fort inutiles-, mais c'est là tout.
Une diminution considérable pourrait certainement être effectuée dans les dépenses de l'armée , qui s'élèvent, par an , à plus de huit millions st. ( 200,000,000 fr. ). Mais, sui- vant nous, celte réduction doit plutôt se faire, en retirant nos troupes de quelques-unes de nos colonies qu'il convient d'abandonner, qu'en licenciant une partie des corps qui forment maintenant notre établissement de paix. Il est au moins douteux que la force numérique de notre armée soit plus grande qu'elle ne doit l'être. Dans les circonstances particulières où se trouve l'Angleterre , avec une immense population d'ouvriers réunis en grandes masses, et dont une crise commerciale arrêterait tout-à-coup les travaux, il est indispensable, pour le maintien de la paix intérieure, et la sécurité des propriétés, d'avoir une armée capable d'intimi- der les masses populaires. Si un corps de troupes n'eût pas été rapidement porté dans le comté de Lancastre, à l'époque des émeutes de 1826, on ne peut dire tous les désordres qui auraient eu lieu, et toutes les propriétés qui eussent été détruites. On a prétendu que, sous le rapport de la tranquillité publique, Xajeojnajirj (i) po'irrait être avan-
(i) iNlilice provinciale composée de propriétaires , et que traduit assez exactement notre expression de garde nationale.
j(] APERÇU DE LA SITUATION FINÀKCIEHE
tageusement subslituée à la Iroupe de ligne, et qu'il en résulterait beaucoup d'économie^ mais ce projet donne matière aux plus graves objections. Un soldat bien disci- pliné est certainement une meilleure garantie pour la paix publique, qu'un jeoman. Le premier fait ce qu'on lui prescrit et pas davantage ^ il n'est ni wbig , ni tory , ni radical; il n'a point de parti politique à satisfaire, ni d'hé- résies religieuses à venger Un jeoman, au contraire, est plus qu'un demi-citoyen-, et, comme tel, il est in- fluencé par tous les préjugés de la caste et du district aux- quels il appartient. Quand un corps de ce genre est em- ployé à réprimer des troubles , la société est divisée en classes distinctes, et elle présente l'odieux spectacle de voisins et de parens opposés les uns aux autres : les anti- pathies réciproques s'exaspèrent par l'emploi des milices de ce genre, et sont souvent poussées au plus haut point d'animosité. Un des premiers actes de lord Cornwallis, lorsqu'il prit les rênes du gouvernement d'Irlande . pen- dant la rébellion , fut de séparer la garde nationale des troupes de ligne , et de la faire rentrer dans ses quartiers. Quiconque connaît l'histoire de cette époque calamiteuse reconnaîtra que c'était la mesure la plus sage qu'on pût prendre, et que c'est elle qui a mis un terme aux horreurs de la guerre civile la plus barbare dont les annales de l'his- toire moderne se soient souillées. Si les troupes régulières eussent seules été employées à Manchester, le i6août 1819, il est probable que beaucoup de vies auraient été épar- gnées ; et, dans tous les cas, il y aurait eu moins de haines et d'irritation. Nous croyons donc que, tant sous le rapport de l'économie , que sous celui de la sécurité intérieure, il serait bon de licencier le plus grand nombre de corps de yeomaiiiy, et qu'il faut bien se garder surtout d'en ac- croître le nombre aux dépens de la troupe de ligne. Quant à la solde des états-majors et des soldats de l'armée régulière,
DE LA GllANDE-BRETAGNE. l'J
elle n'est que suffisante , et par conséquent elle ne peut subir aucune réduction.
Nous croyons qu'il ne serait pas plus facile de faire des économies sur le ministère de la marine , et que les dépenses ont été portées au taux le plus bas. Le maintien de notre odieux mode de recrutement est le grand vice de l'ad- ministration de la marine britannique. Mais il est absurde de déclamer contre la presse, et, en même tems, contre la conservation d'une force navale considérable pendant la paix. Si nos matelots n'étaient pas conservés, il est clair que dès que les hostilités recommenceraient, il faudrait encore recourir à ^infâme expédient de la presse. On assure qu'on pourrait introduire dans les chantiers un sys- tème plus économique , qui permettrait de solder dix mille hommes de plus . sans augmenter beaucoup les frais du département de la marine.
Quant aux économies à effectuer dans l'artillerie et dans quelques autres services , nous ne sommes pas en mesure d'indiquer en quoi elles devraient consister. Il y en a sans doute de possibles, mais nous ne croyons pas qu'elles soient importantes.
En estimant à deux ou trois millions sterlings ( 5o ou ^5,000,000 fr. ) la somme totale des économies qui peu- vent être faites, nous pensons que nous serons plutôt au-delà qu'en deçà de la vérité. Quoique assurément des réductions qui s'élèveraient à cette somme seraient loin d'être sans utilité sous le point de vue économique , sur- tout si on supprimait quelques-unes des taxes les plus op- pressives et les plus vexatoires, elles seraient bien loin ce- pendant d'être suffisantes pour qu'il en résultat le plus léger accroissement dans le taux des profits. Notre intention n'est pas d'exagérer les (îmbarras du pays; nous reconnais- sons au contraire qu'il est facile de les faire cesser par de
XVI. 2
l8 APERÇU DE LA SITUATION FINANCIERE
sages lois et une administration éclairée , et que le corps politique n'est atteint d'aucun mal incurable-, mais nous croyons, en même tems, qu'il importe de détromper celte portion du public qui suppose qu'on peut essentiellement diminuer les cbarges de la nation par des économies : c'est cette persuasion quiempécbe de chercher les remèdes là seulement où il est possible de les découvrir.
Le fait est que le fardeau qui pèse sur la nation n'est point le résultat de notre établissement de paix , mais d'un mauvais système commercial, et de Vénormilé de la dette publique. Il ne serait pas difficile de faire voir que les charges qui nous sont imposées , no' dans le but de faire prévaloir quelqu'intérét national, mais seulement afin de favoriser les monopoles les plus oppressifs qui aient ja- mais existé , sont très-certainement beaucoup plus consi- dérables que la totalité des dépenses de tous les services publics, si on en exclut les intérêts de la dette nationale. C'est à l'abolition de ces monopoles que doit tendre sans cesse un ministère éclairé , qui désire sincèrement le bien général, et qui veut fortifier les bases de sa prospérité et de sa puissance. Tous les autres objets de politique inté- rieure sont , à côté de cela , d'un intérêt tout-à-fait secon- daire. Si cependant la destruction totale de ces monopoles n'était pas suffisante pour faire cesser tous nos maux, il dépondrait du gouvernement de compléter notre guérison , en payant une partie de la dette , de donner de cette ma- nière une nouvelle et puissante impulsion à notre indus- trie , et d'augmenter prodigieusement la richesse, la force et les ressources du pays. Quand ces grandes mesures auront été prises, et que les abus qui menacent de dé- truire toute l'économie intérieure du corps politique au- ront été abolis , nous serons plus disposés à apprécier les rffoil!^ de ceux qui aspirent aux honneurs de la popula-
DE LA GTIA]SDE-BRETAG>E. IC)
rite , et qui prétendent v avoir des droits , en proposant des économies sur les galons des vestes de nos hussards ou de nos chasseurs.
Dans un article précédent, sur les lois qui régissent en Angleterre le commerce des grains (i) , nous avons fait voir que les différentes espèces de céréales , consommées annuellement dans la Grande-Bretagne et en Irlande, s'élevaient à environ 48,000,000 de quarters j et que si les ports étaient ouverts aux grains étrangers, moyennant un droit fixe de 5 ou 6 schellings par quarter, les prix bais- seraient probablement d'environ 8 schellings. Les nom- breuses discussions qui se sont élevées à ce sujet ont prouvé que nous avions bien plutôt diminué qu'exagéré la quantité des grains consommés annuellement dans les trois royaumes.
Mais, toute modérée qu'est notre estimation, il en résulte que nos lois sur le commerce des grains imposent au consommateur une taxe de 8 sch. par quarter, ou de 19,200,000 liv. (480,000,000 fr. ) par an, pour toute la nation , ce qui équivaut presque à la totalité de l'établis- sement de paix , notre dette à part. Et ce n'est pas là encore le plus grand inconvénient de ce monopole j non-seule- ment il nous force à payer notre pain à un prix exagéré par des moyens artificiels 5 mais, ce qui est pire, cette énorme contribution ne fournit à personne d'avantages équivalens. Le principe de la concurrence ne permet point à un fermier de retirer des profits plus considérables des fonds qu'il a employés à la culture de la terre, que ceux qui placent leurs capitaux dans des entreprises industrielles ou commerciales. Une augmentation dans le prix du blé peut leur être très-avantageuse dans le cours de leur bail \
(i) Note du Tr. Voyez la traduction de cet article remarquable sur l'une des plus importantes questions de réconomle politique, dans notre i8^ numéro.
20 APERÇU DE LA SlTUATIon FlJNANClÈRE
mais quAiid il expire , le prix du fermage est accru dans une proporlion correspondante. Les propriétaires com- posent la seule classe qui relire quelque utilité des restric- tions mises au commerce des grains j il s'en faut bien , ce- pendant, qu'ils profitent de tout le montant du préjudice fait aux autres classes. Quand une taxe ordinaire est im- posée, tel, par exemple, qu'un droit sur la drèche, ceux qui reçoivent la taxe gagnent tout ce qui est perdu par ceux qui la paient. Il n'en est pas de même des restrictions que l'on a mises à l'importation des céréales. Ces restrictions font hausser les prix ^ mais seulement parce que les grains qu'on aurait obtenus à bon marché , si le commerce eût été libre, s'obtiennent à grands frais, parce qu'on est obligé de les faire venir dans un sol improductif. La portion du produit brut, qui dépasse les frais de production et les bé- néfices du fermier, forme la rente des propriétaires. Il n'y a donc qu'eux qui gagnent h. l'accroissement opéré dans cette portion du produit brut , par des voies artificielles. Il est prouvé , par les enquêtes qui se sont faites à la Chambre des Communes, en i8i4 et 1821, que, dans ce pays, les propriétaires ne reçoivent pas à titre de rente, le quart de la totalité des produits du sol -, et, dans l'hypothèse même où les ruineuses fluctuations qui s'opèrent dans le prix des grains, partout où existe le système restrictif, n'auraient pas lieu , fluctuations également préjudiciables à toutes les classes, celle des propriétaires ne recevrait encore que cinq millions sur les dix-neuf millions st. que nous coûte notre absurde législation. Le reste est perdu, sans aucun profit pour personne, de la même manière que si on le jetait dans la mer ou au feu.
Les monopoleurs agricoles peuvent diriger , contre cet exposé , leurs insipides facéties -, la seule objection raison- nable qu'on puisse y faire, c'est que les pertes auxquelles donnent lieu les lois fatales qu'ils défendent , y sont aflai-
nn LA G UAM)L:-BKET.VG?iiE. -j. l
blies. Lord Malmesbury et le comte de Lauderdaie , atta- quaient autrefois, en termes peu mesurés, la politique de Napoléon, qui avait chargé le sucre colonial d'un droit énorme , afin d'encourager l'exploitation du sucre de bette- rave. Quoi que nos législateurs héréditaires puissent pen- ser des mesures de Napoléon , elles sont moins ridicules et bien moins malfaisantes que celles qu'ils défendent avec une déplorable ténacité. Le blé est un article d'une tout autre importance que le sucre, et, par conséquent, quand on en gène le commerce, on fait beaucoup plus de mal. Nous pourrions, en transportant pour mille liv. st. de pro- duits de nos fabriques, en Russie ou en Pologne , obtenir en échange autant de blé qu'on en obtient en Angleterre pour quinze cents liv. ^ et c'est notre propre gouvernement qui s'oppose à un troc si avantageux ! Nous forçons le peuple de donner trois jours de travail ou le produit de trois jours de travail , pour la même quantité de nourriture que. sans nos lois insensées, il se procurerait en travaillant deux jours. Ce système , qui est une insulte à la raison pu- blique, en forçant l'extension des cultures , et, par suite, en élevant un peu la rente, est d'abord de quelque utilité pour les propriétaires^ mais il est clair qu'en baissant le taux des profits et en dirigeant une portion considérable de nos capitaux et de notre industrie vers un emploi peu j)roductif , il est décidément contraire à la prospérité géné- rale de la nation , et , par contre-coup , aux intérêts réels et durables des propriétaires eux-mêmes.
L'ouverture des ports, si on ne mettait sur les grains étrangers qu'une taxe correspondante aux droits imposés parmi nous sur la propriété foncière , est donc une me- sure urgente et de la plus haute importance. Nous le ré- pétons ^ elle serait plus utile cent fois à la prospérité du pays que toutes celles que la législature pourrait adopter. Malheureusement le nombre et Tinfluenre de ceux qui
22 APERÇU DE LA SITUATION FINAKCIERE
croient à tort qu'il est de leur intérêt de défendre la législation existante sont si grands , qu^à moins que les ministres ne soient fortement soutenus par la voix publi- que , ils ne pourront jamais obtenir gain de cause dans la cbambre haute. Cette affaire n'est point une affaire départi, mais un t^rand intérêt national^ elle ne peut réussir que par les efforts les plus persévérans de la géné- ralité de la population.
Le monopole dont on devrait ensuite s'occuper de faire disparaître tous les vestiges , est celui des planteurs des Antilles. Non seulement nous leur avons donné le mono- pole de notre marché contre les Brésihens et les autres planteurs étrangers, mais nous avons même imposé un droit extraordinaire de lo sch. sur les sucres importés de notre empire de l'Inde. On a évalué diversement ce que ce monopole coûtait au peuple de la Grande-Bretao-ne. Le zèle avec lequel les planteurs des Antilles le défendent prouve qu'il leur est très-avantageux, et que par consé- quent il nous est fort préjudiciable. On a prétendu que si tous les sucres étaient imposés également , nous pourrions avoir pour 4 d. ou 4 d. 1/2 , ce qui nous en coûte six au- jourd'hui. Mais dans l'hypothèse même où la différence serait seulement d'un denier par liv. , comme limportation annuelle n'est pas de moins de 38o,ooo,ooo liv. Téco- nomie serait de plus de 1,800,000 1. st. (45, 000, 000 f. ). N'est-il pas déplorable que nous consentions à supporter une charge aussi pesante , sans obtenir d'autre résultat que de mettre à même un certain nombre de planteurs et de négocians des Antilles de continuer des entreprises im- productives, et de river les chaînes de leurs esclaves que nous désirons cependant affranchir.^
Le monopole du commerce du thé dont jouit la Compa- gnie des Indes est, si cela est possible, plus funeste en- core. Celte assertion se trouve appuyée de preuves con-
DE LA GRAJNDE-DlvETAGKE. 2^
vaincaiiles dans un arlicle que nous avons publié sur le commerce de la Chine (i). Il est démontré, dans cet article, par la comparaison des prix des mêmes espèces de thé à Amsterdam , à Hambourg et à New-York , où le commerce est libre, avec ceux des thés vendus à Londres, par la Compagnie des Indes , que cet article nous coûte environ deux millions st. ( 5o, 000,000 fr. ) de plus , que si le mo- nopole n'existait pas. Cette assertion n'a jamais été dé- mentie. Elle repose sur des documens officiels qui ne com- portent aucune espèce de doutes.
Le monopole du commerce du bois de construction, que possèdent les négocians du Canada et les propriétaires de navires, coûte au moins au public , par Taccroissement du prix de ce bois , i,5oo,ooo liv. st. (87,500,000 fr. ). Il a , en même tems, l'inconvénient très-grave de nous forcer d'employer une grande quantité de bois d'une qualité in- férieure, et de nuire à une des branches les plus impor- tantes de notre commerce; celui que nous faisons avec le Nord de l'Europe.
Il y a beaucoup d'autres monopoles d'un ordre plus su- balterne ; mais si des mesures étaient adoptées , rien que pour l'abolition graduelle de ceux que nous venons d'in- diquer d'une manière spéciale , il en résulterait pour le public, indépendamment de beaucoup d'avantages acces- soires, une économie de plus de vingt-quatre millions par an (600,000,000 fr. ) dépensés en pure perte, savoir :
Economie par l'abolition des droits sur les grains ic), 200,000 liv. 6t,
Id. par l'abolition du monopole des planteurs des
Antilles 1,583,000
Id. par l'abolition du monopole sur le thé 2,000,000
A/, par l'abolition du monopole dubois de construction. i,5oo,ooo
24,283,000
(1) Voyez la traduction de cet article dans le l'-r nume'ro de notre re- cueil.
a4 APERÇU DE LA SlïUATIOr* FIKAIVCIÈRE
En déduisant de cette somme les quatre ou cinq mil- lions reçus par les propriétaires , par suite de l'accrois- sement de la renie qui résulte des restrictions sur le com- merce des grains, il reste une vingtaine de millions ster. ( 5oo,. 000,000 fr. ) , dépensés chaque année , pour mettre en culture de mauvaises terres , ou soutenir d'odieux mo- nopoles. Cette somme est beaucoup plus forte que le mon- tant de notre établissement de paix -, les trois quarts en sont détruits à pure perte, et l'autre quart est perçu par des hommes qui n'y ont aucune espèce de droits.
Si on veut absolument que les propriétaires fonciers, les planteurs des Antilles , les actionnaires de la Compa- gnie des Indes 5 et les autres classes privilégiées, soient entretenus aux dépens de la nation , ce qu'il y aurait de mieux à faire et de plus économique , serait de lever dix millions (^So, 000, 000 fr. ) de taxes, et d'en répartir le montant entre elles. Un plan comme celui-là serait plus avantageux pour ceux qui doivent recevoir la prime, en même tems qu'il épargnerait au public dix millions par an , ce qui serait au moins le quadruple de ce qu'on pour- rait obtenir par le système le plus économique de réduc- tions.
Nous avons dit plus haut que la situation présente de la Grande-Bretagne offrait beaucoup d'analogie avec celle de la Hollande , dans le milieu du siècle dernier ^ mais elle en diffère aussi sur plusieurs points très-importans. En Hol- lande, la réduction du taux des profits ne résultait pas de restrictions apportées au commerce des grains , ou de mo- nopoles concédés à des classes particulières d'individus ^ il était donc impossible d'élever ce taux par des change- mens dans la législation commerciale. Tel n'est point heu- reusement le cas où nous nous trouvons. Nos ressources ;iont bien loin d'être épuisées. Il dépend du gouvernement, en émancipant Jiolre commerce et en ouvrant les vastes
DE LA GRANDE-BRETAGNE. ^5
marchés de l'Inde et de la Chine à la libre concurrence de tous les négocians de la Grande-Bretagne , d'élever parmi nous le taux des profits , et de donner la plus puissante im- pulsion à notre industrie. Si nous descendons du haut rang où nous étions placés , c'est que nous ne savons pas tirer parti des ressources que nous avons sous la main ^ et que nous avons consenti à sacrifier le bonheur, la force et la richesse de la nation, à l'imprévoyante avarice d'un petit nombre d'individus.
Mais , dira-t-on , quoiqu'il ne soit pas douteux que l'abo- lition des différens monopoles améliorerait beaucoup la si- tuation du pays, cependant tant que nous aurons à supporter une dette annuelle de trente millions st. (y5o,ooo,ooofr.), nous serons nécessairement dans une situation désavanta- geuse vis-à-vis des nations qui n'ont point à soutenir un fardeau équivalent -, et à moins que l'on ne trouve le moyen d'en alléger le poids , nous ne cesserons pas de languir et de déchoir. Dans l'hvpothèse même où cette assertion serait fondée , ce ne serait pas une raison suffi- sante pour ne pas essaver , par tous les moyens dont nous pouvons disposer , de nous dégager des mille entraves du monopole. Plus les charges qui nous sont légitimement imposées sont grandes, plus il importe de nous débarrasser des autres. Nous sommes intimement convaincus que si notre industrie était tout-à-fait libre, et que nos divers moyens de production pussent se développer sans con- trainte , les classes industrieuses acquitteraient sans em- barras les taxes nécessaires pour payer l'établissement de paix, y compris les arrérages de la dette.
Dans le cas même où il n'en serait pas ainsi, notre si- tuation serait bien loin encore d'être désespérée, car le gouvernement pourrait éteindre une partie de la dette na- tionale. Assurément, ce n'est pas par l'impuissante et dis-
26 APERÇU DE LA SITUATION FINAlVClkRE
pendieuse jonglerie du fonds d'amortissement (i), que cette grande mesure s'effectuerait. Nous ne supposerons pas non plus qu'il existe jamais des ministres assez immoraux pour proposer de diminuer la dette publique, en modifiant ar- bitrairement les engagemens consentis avec les créan- ciers de l'état, quelque onéreux qu'ils puissent être. Nous allons faire voir , aussi succinctement que cela nous sera possible, qu'il dépend de nous de payer bondfide la tota- lité ou une partie du capital de la dette publique, et par suite de réduire, dans une proportion correspondante, les taxes énormes destinées à en solder les intérêts.
Des projets divers ont été proposés, à différentes époques, pour rembourser immédiatement la dette fondée^ mais ces projets étaient ou indignes d'attention, ou des banqueroutes déguisées. Le plan de M. Arcbibald Hutcbeson ^ membre éclairé et patriote du Parlement , sous George P"", est d'une tout autre nature -, et de nos jours il a été fortement recommandé par M. Ricardo. M. Hutcbeson proposait de nous libérer en imposant tous les capitaux du pays. D'après le plan qu'il avait soumis à la Chambre des Communes , on aurait d'abord annulé lo p. Yo du principal de la dette fondée , et en même tems on aurait imposé tous les capi- taux du pays, également à lo p. "/o? afin d'en rembourser le reste. Les lo p. °/o de réduction sur le principal re- présentaient la part pour laquelle les rentiers de l'étal de- vaient concourir dans cette grande opération.
Sans contredit, si on voulait la tenter aujourd'hui, il faudrait une contribution beaucoup plus forte que celle proposée par M. Hutcbeson. Le principal de la dette fon- dée s'élève à environ 760 millions st. (19,000,000,000 fr.),
(1) Voyez , dans notre 2« niimcro , pn{^. 2.>( et suivantes, l'étrange illu' sion sur I;u|uclle repose tout le syslcmc de ramortissement.
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 2^
et dans l'hypolhèse où la contribution sur les capitaux se- rait de 24 P* Voî il faudrait, pour Textinction de la totalité de la dette, 5^8 millions st. (i4,450î00o,ooo fr. ). Mais si on voulait seulement , déduction faite de la part des ren- tiers, rembourser la moitié des rentes , ou 289 millions st., il est hors de doute que nous pourrions y parvenir. Nous ne nous dissimulons pas les nombreuses difficultés qui en- traveraient Texécution de cette mesure , et les sacrifices immédiats qui seraient indispensables ^ mais ces sacrifices momentanés seraient peu de chose à côté des avantages permanens que Ton obtiendrait par l'extinction d'une por- tion aussi notable des créances de l'état-, et, quant aux difficultés, une administration ferme, prudente et habile parviendrait à les vaincre.
Quoiqu'il ne faille pas accorder une foi implicite à l'arithmétique politique, nous avons des données suffisantes pour être convaincus qu'un prélèvement de 12 p. "/„ sur les capitaux du pays suffirait pour éteindre la moitié de la dette. En 1790, M. Pitt estimait le revenu taxable de la Grande-Bretagne , sans v comprendre celui provenant des intérêts de la dette publique, de l'exercice d'une profession ou despossessionsétrangères, àio6millions(2,65o,ooo,ooof.), qui, au denier vingt, équivaudrait à un capital de 2 milliards 120 raillions (53,000,000,000 f. ). Il n'y a aucune raison de croire que cette estimation soit exagérée. M. Beeke, dans son excellent écrit sur la taxe imposée sur les revenus, estimait la totalité des capitaux de la Grande-Bretagne, apparte- nant à des particuliers, à 2 milliards (5o, 000, 000,000 fr.). Aucune de ces estimations ne comprend l'Irlande^ cepen- dant comme toutes les parties de l'empire profiteraient de cette grande mesure, il est juste que chacune d'elles prenne part à son exécution. Nous n'avons aucune donnée cer- taine sur la valeur du capital de l'Irlande 5 mais en l'esti- mant au sixième de celui de la Grande-Bretagne , ou à
Ii8 APERÇU DE LA SITUATIOIV FINANCIERE
333 millions St. (8,325,ooo,ooof'r. ), ce calcul donnerait 2,333 millions st. (58, 325, 000,000 fr. ) pour la totalité des capitaux de l'empire, estimation inférieure de 3oo mil- lions st. à celle de M. Colquhoun.
Le capital de la nation étant évalué à 2 milliards 333 millions st. , et nous sommes convaincus que cette évalua- tion est au-dessous de la réalité , il est clair qu'un prélève- ment de 12 p, Yo suffirait pour le rachat de la moitié de la dette. Si l'on se rappelle que le revenu net , indépendam- ment du produit des emprunts payés au trésor , pendant les trois dernières années de la guerre , montait à 225 mil- lions (5,625,000,000 fr. ), on se convaincra qu'il est en notre pouvoir, en faisant quelques efforts, d'éteindre, si ce n'est la totalité, au moins la moitié de la dette fondée.
Il est évident que cette mesure ne serait préjudiciable à personne. Un capitaliste qui a une fortune de 10,000 liv.^ produisant un revenu annuel de 5oo, sur lesquelles il est peut-être forcé de faire un prélèvement de 100 liv. pour l'intérêt de la dette , ne possède parle fait que 8,000 liv. ^ et dans la supposition la plus favorable aux adversaires du projet que nous examinons, sa fortune serait précisément la même, soit qu'il continuât à payer 100 liV. par an, ou que , pour se libérer , il fît un seul paiement de 2,000 liv. Dans le fait, cependant, il gagnerait beaucoup au change , par l'accroissement du taux des profits, ainsi que nous allons le faire voir.
Mais, dit-on, la répartition ne pourra pas être faite avec égalité. Tandis que les propriétaires fonciers et les autres possesseurs d'immeubles paieront tout ce qu'ils devront payer , les capitalistes , les fabricans et les négocians se soustrairont sans peine à une partie de la contribution. On ne saurait nier que cette observation ne soit fondée jusqu'à un certain point j mais elle est applicable à toutes les taxes ; aucune ne frappe également les diverses classes, et il y en
DE LA GTlA^'DE-BPiETAGNE. Iq
a toujours quelques-unes d'atteintes dans une proportion plus forte que les autres. Les avantages qui résultent de l'établissement d'un gouvernement, etla nécessité d'établir des taxes pour en payer l'intérêt, sont reconnus par tout le monde, comme une compensation suffisante des petites inégalités du meilleur système de contributions. On doit tout faire pour rendre la répartition aussi équitable que possible -, et les inégalités qui existeront encore après tous ces efforts ne compenseront pas plus les avantages de cette opération que celles de nos taxes ordinaires ne compen- sent les bienfaits de Tinslitulion d'un gouvernement, et de la sécurité qui en résulte pour les propriétés et pour les personnes. Dans les dernières années de la guerre, la taxe sur les revenus avait été répartie avec beaucoup d'équité. Il ne serait pas plus difficile de répartir de la même ma- nière celle sur les capitaux.
En supposant que tous les capitaux pussent être également taxés, peut-être dira-t-on encore avec M. Hume, dans ses Observations sur le plan de M. Hutclieson, que les classes laborieuses et ceux qui exercent des professions libérales paient une portion considérable des taxes , et qu'il serait oppressif et injuste d'imposer , sur les capitalistes, tout le fardeau de la dette , tandis qu'aujourd'hui ils n'en sup- portent qu'une partie. Mais cette objection n'est que spé- cieuse -, car les taxes doivent , à la longue , élever les salaires dans la même proportion qu'elles élèvent le prix des ar- ticles consommés habituellement par les classes ouvrières^
Le prix des choses nécessaires à la vie n'est, au fond , que celui du travail productif : on ne peut se les procurer que quand on consent à en payer le montant. Quoiqu'il s'écoule un période plus ou moins long, selon la diversité des circonstances où se trouve le pays, avant que les sa- laires et les prix prennent leur équilibre , cet équilibre finit toujours cependant par avoir lieu. iMais quand les salaires
3o APERÇU DE LA SITUATION FINAKCIÈRE
s'élèvent par suite d'un accroissement clans les taxes, cette hausse doit produire une réduction équivalente dans les profils des capitalistes ou des propriétaires^ c'est une règle économique à laquelle ils ne sauraient se soustraire : tandis qu'au contraire quand les salaires tombent par suite de la réduction des taxes, il en résulte une addition équivalente dans le revenu des capitalistes. Ceux-ci n'aaraient donc pas droit de se plaindre de ce qu'ils seraient seuls chargés du remboursement du principal de la dette , dont l'intérêt est maintenant payé en partie par les classes ouvrières -, car l'avantage qui paraît résulter pour eux de cette parti- cipation des ouvriers dans le paiement des intérêts n'est qu'apparent, puisqu'ils ne l'obtiennent que par une dimi- nution correspondante dans le taux de leurs profits. Dans tous les pays anciens et très-peuplés, les salaires ne sont pas assez élevés pour que le prolétaire contribue efficace- ment à payer les dépenses de l'état. Quand une taxe a été établie, elle peut, pendant un certain tems , peser d'une manière incommode sur les classes inférieures ; mais un pareil état de choses ne saurait être durable. L'élévation des salaires est rarement, et peut-être même jamais, l'é- quivalent tout-à-fait exact d'une hausse dans le prix des choses nécessaires à la vie -, mais ils ont une tendance con- stante à se rapprocher, et, à la fin d'un certain nombre d'années, il doit toujours s'établir une balance à peu près juste.
On observe que si une masse aussi considérable d'im- meubles était tout-à-coup mise en vente , il en résulterait une grande perte pour les vendeurs. Un instant de ré- flexion suffira pour faire voir que cette objection est peu fondée. Le nombre des acheteurs et des prêteurs s'accroî- trait dans la même proportion que celui des vendeurs et des emprunteurs. Les créanciers de l'élat qui seraient rem- boursés auraient besoin de nouveaux placemens pour
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 3l
leurs fonds, et seraient très-empressés de les prêter aux propriétaires fonciers, aux fabricans, etc. Ceux-ci, au lieu de vendre leurs propriétés pour payer leur quote-part dans le prélèvement , pourraient donc se contenter d'emprun- ter, en les doonant pour hypothèques.
Nous ne nierons pas cependant qu'à cet égard comme à d'autres, celte grande mesure n'aurait pas quelques incon- véniens. M. Fox observait avec raison, dans le débat sur le bill de suspension des paiemens en argent de la banque , « que celui qui prétend guérir tout-à-coup une maladie grave , et qui espère produire beaucoup de bien sans faire aucun mal, n'est pas l'homme qu'il faut, dans des situa- lions difficiles. )> On ne doit tenter dans de pareilles cir- constances que d'arrêter les progrès du mal, pour empê- cher qu'il ne devienne mortel , sans considérer si l'opéra- tion que l'on fait subir au malade est douloureuse.
Avant de terminer, nous conviendrons que , lorsqu'on a commencé à parler à la Chambre des Communes , dans des entretiens particuliers, du rachat de la dette suivant le mode que nous venons d'indiquer, plusieurs membres pré- tendirent que les avantages seraient loin d'en être aussi grands qu'on l'imaginait. Ceux qui soutenaient cette opinion disaient que , comme les capitalistes , qui payaient actuelle- ment des taxes pour acquitter les arrérages de la dette fon- dée, seraient obligés de transférer aux rentiers de l'état une portion correspondante de leurs biens , dans le cas où ces taxes seraient supprimées par suite du rachat de la dette, leur situation serait précisément la même qu'auparavant. Cette assertion , qui a une apparence de vérité , est cepen- dant tout-à-fait inexacte. Supposons que cette mesure soit maintenant mise à exécution, et qu'on rachète moitié de la dette. Dans cette hypothèse, un capital d'environ 3oo millions st. ( 7,500,000,000 fr.) sera transféré aux rentiers de l'état , et environ i5 millions st. (875,000,000 fr. ) de
32 AVERÇU DE LA. SITUATION FINAKCIÈRE , ETC.
taxes seront abolis. On voit du premier coup d'œil que personne ne perdra à cette opération ; mais il n'est pas aussi clair que personne ne doive y gagner. En abolissant quinze millions de taxes , on opérera une réduction consi- dérable dans le prix de beaucoup de marchandises , et par conséquent la vie deviendra moins chère, le taux des pro- fits s'élèvera immédiatement, et les capitaux cesseront de s'écouler au dehors^ le commerce du pays prendra de l'extension , et un stimulant énergique sera donné à toutes les branches de l'industrie. L'esprit d'économie, cet esprit qui crée les capitaux, et qui, par conséquent, est la base de la prospérité publique, se répandra dans toutes les classes , quand elles connaîtront la part qu'elles doivent prendre au rachat de la dette. Chacun sera empressé de combler la brèche faite à sa fortune par cette opération. Si elle est combinée avec la révocation des taxes indirectes des monopoles, il n'est pas douteux que la portion du ca- pital des particuliers absorbée par le rachat de la moitié de la dette sera reconstituée par l'activité et l'économie des différentes classes , au bout d'un très-petit nombre d'an- nées.
( Edinhurgh Review. )
ANALOGIES
DES MOEURS RUSSES ET DES MOEURS TARTARES.
Il est bien difficile, impossible peut-être , qu'un peuple civilisé ne soit point redevable à ses voisins d'une partie de ses connaissances, de ses arts, de ses habitudes 5 que, seul, et par ses propres forces, il ait acquis tout ce qu'il possède 5 qu'il n'ait eu besoin d'aucun secours pour devenir ce qu'il est. Le plus souvent, Tbistoire découvre l'origine de ses progrès : quelquefois aussi, les indications qu'elle donne ne suffisent point , et l'investigateur est réduit à des con- jectures. Il croit être mis sur la voie par des vestiges pres- que effacés et méconnaissables 5 plein de confiance dans ses méthodes d'examen , de critique et d'induction , il s'avance hardiment et ne s'égare pas toujours.
La comparaison des langues peut être un moyen de dé- couvertes historiques (i) , mais elle ne suffit pas pour les constater. Ainsi, par exemple, on sait à quelle époque des relations importantes furent établies entre les Grecs et les Russes : des échanges mutuels eurent certainement lieu chacun des deux peuples avait quelque chose à donner à l'autre. Les Russes, suivant leur usage, reçurent à la fois les choses et les noms; les Grecs, au contraire, prirent dans leur propre langue le nom des choses qu'ils tiraient de la Russie. Ce fut ainsi que des mots grecs purent passer dans la langue russe, sans réciprocité. Mais que penser de
(i) Note du Tr. M. Balbl , que nous avons eu occasion de citer plusieurs fois dans notre recueil, a entrepris, dans son Atlas Ethnographique du Globe, de classer les divers peuples et de remonter à leur orio^ine , au moyen des diPfe'rentes langues qu'ils parlent. C'est un ouvrage d'un savoir prodigieux, rempli de recherches fort curieuses.
x\'i. 5
3| AJNALOGIES DES MOKrRS UL'SSES
quelques analogies entre les deux longues dont l'origine est certainement beaucoup plus ancienne? Ce n'est pas des (irecs que les Russes ont appris la fabrication du vinaigre détestable qu'ils nomment ouxous. Des plantes usuelles pro- pres aux contrées froides (le cresson , le raifort et le sapin), portent, dans les deux langues, des noms si peu différens qu'ils dérivent évidemment de racines communes. Ces fai- bles indices n'autorisent point cependant à penser que les Tlusses modernes et les anciens Pelasses ont eu le même berceau. Les décisions des antiquaires sont parfois aussi aventureuses que celles des médecins.
Les peuples n'agissent que faiblement les uns sur les autres par les simples relations de voisinage, d'amitié et de commerce^ les guerres, quel qu'en soit le résultat^ exercent plus d'influence, et, quant à la conquête, on ne doute nullement que le vaincu ne subisse de toutes ma- nières l'ascendant du vainqueur. Ainsi , lorsque les Mos- covites furent soumis aux Tatars (i), ils ne purent se dis- penser d'apprendre la langue du peuple dominateur, de se conformer à ses habitudes, et d'en adopter quelques- unes. Cependant, le vainqueur n'avait changé ni les lois ni le gouvernement du pays conquis -, mais les babilans de ce pays avaient du goût pour les mœurs orientales j on n'eut pas de peine à leur faire suivre les usages que leurs opi- nions nationales et leur religion ne contrariaient pas.
Les tzars imitaient le luxe et observaient le cérémonial des despotes de l'Asie. Les ambassadeurs devaient se pros- terner aux pieds de leur trône, et cet ancien usage est en- core rappelé aujourd'hui par la phrase russe : Biouchalomi, (( Je frappe (la terre) avec mon front. )) Le souverain faisait revêtir de robes de soie ou de pelisses les personnes qu'il
(i) Note du Tr. Dans un numéro prëccJent, nous avons déjà dit que le mot de Tatars, et non le sobriquet de Tartars , était le véritable ncm des populations qui occupent les grands plateaux du nord de l'As c.
ET DES .MOEURS TAKTARES. 3:)
voulait honorer. Lorsque le cosaque Irmak, conquérant de la Sibérie , fut présenté au tzar dont il avait étendu l'em- pire jusqu'à Tocéan oriental, le monarque ôla sa pelisse, et, en présence de toute sa cour, il la mit sur les épaules du héros, xiujourd'hui même, quand Tempereur de Russie veut récompenser, par un témoignage de sa faveur, un marchand ou un homme du peuple, il lui fait présent d'un caftan (i) orné de dentelle d'or.
Les tzars adoptèrent aussi d'autres usages dont les mo- narques d'Asie leur donnaient l'exemple : ils devinrent presque inaccessibles , ne parurent que très-rarement en public pour quelques cérémonies ou dans des circonstances extraordinaires. Les troupes étaient alors sous les armes-, on faisait évacuer les rues par lesquelles le souverain de- vait passer, et, s'il était à cheval , des grands de la cour lui tenaient les étriers. Ce fut probablement à cette époque que leurs sujets commencèrent à leur donner le titre de bieli tzars (^{zdiVS blancs), dénomination sous laquelle ils sont connus à la Chine, et qui est la traduction du mot ah-padischa, par lequel les Tatars désignent les empereurs de Russie.
Les usages asiatiques, introduits à la cour et dans la no- blesse , influèrent sur le sort des femmes : elles furent soustraites aux regards de tous les hommes, à l'exception de leurs pères, de leurs frères et de leurs époux. Vers la fin du quinzième siècle, un ambassadeur de Frédéric III empereur d'Allemagne , chargé de négocier le mariage des filles du grand-duc de R.ussie avec des princes auxquels Tempereur désirait qu'elles fussent unies, ne put obtenir de voir les princesses : le respect pour les usages l'emporta sur toutes les considérations politiques. Toute la Rus- sie parut transformée en une province talare^ on ne voyait presque plus nulle part, ni les habillemens, ni les mœurs
(i) Habit national Jes Puisses.
3G A>VLOGIES DES INUMÙL US RISSES
russes. Sons un gouvernement despotique , le maîlre pousse quelquefois très-loin la rigueur de ses ordres : Ivan le Terrible défendit expressément de se raser les moustaches, de s'habiller à Tallemande ou à la polonaise. Michel Féo- dorovilz fut d'un avis opposé^ il fit quitter les habillemens tatars et reprendre le costume des anciens Russes, sem- hlable à celui des Polonais; et, plus tard, le tzar Pierre faisait raser les tètes de ceux qui ne faisaient pas raser leurs barbes.
Il est très-probable que Tusage des chapeaux a passé d'Asie en Europe par le trajet le plus long qu'il pût faire dans l'ancien continent. Parti de la Chine , et peut-être même du Japon , il dut faire un assez long séjour dans la JMongolie pour se répandre chez tous les peuples d'origine tatare, arriver chez les Piusses, et, de là, s'établir, de proche en proche, dans toute l'Europe occidentale. Sa marche fut quelquefois irrégulière; on le vit en Espagne, avant qu'il fit son entrée en France, au quatorzième siècle. Quoi qu'il en soit, aucune mode ne fit jamais une aussi haute fortune. Aujourd'hui , les peuples de l'Asie ont presque tous abandonné le chapeau pour le turban. 11 n'y a plus guère que les habitans de l'Europe qui en portent. Pendant l'expédition d'Egypte, les populations arabes de cette contrée ne pouvaient comprendre pourquoi les An- glais et les Français se faisaient la guerre. Ils supposaient que, comme ils portaient également des chapeaux, ils ap- partenaient à la même nation.
Les mœurs tatares furent si bien enracinées dans le sol de la Russie, que la religion même en sentit les atteintes ; des pratiques musulmanes se mêlèrent à celles du christia- nisme. Il fallut convoquer des synodes pour débarrasser la religion de ce mélange, et la rendre à sa pureté primitive.
En i55i, il fut défendu à tout chrétien, sans en excepter les princes , d'entrer dans une église avec le turban sur la
F.T DES MOtlUnS TARTALES. 3^
lèle. On tint si peu de compte de celte ordonnance, que le métropolitain Philippe, dans un transport de zèle, osa réprimander Ivan le Terrible lui-même , qu'il vit dans le temple, au milieu de ses gardes, coiffés , ainsi que lui- même , d'un Jiaut bonnet latar : « Tzar, lui dit le pontife, je ne puis reconnaître un monarque orthodoxe sous un pareil accoutrement. »
On dit que l'institution des gardes de nuit fut introduite en Russie par les Tatars. Ils importèrent aussi l'usage des chevaux de frise pour clôtures à l'entrée des villes, dans les rues et autour des édifices. Les habahs (cabarets ) d'au- jourd'hui furent originairement des caravanseraïs où les voyageurs étaient reçus comme dans ceux de TiVsie -, main- tenant, ils ne servent plus qu'au débit de Veau-de-vie dont le gouvernement s'est attribué le monopole. En Po- logne, ces kabaks sont en général affermés à des juifs par les seigneurs ou propriétaires de teri'^s.
On prétend aussi que les Tatars ont instruit les Russes dans l'art des supplices : cette sorte d'enseignement n'est pas nécessaire, sous un gouvernement despotique: les in- venteurs de cruautés n'y manqueront jamais, lorsque le maître en demandera.
Quant à Tart militaire, à l'organisation des troupes et à la discipline, on ne peut pas dire maintenant que les Pvusses aient rien conservé de ce qu'ils ont pu recevoir des Tatars. Leurs troupes irrégulières sont ce qu'elles doivent être, en raison des habitudes et du genre de vie des hommes qui les composent , et , depuis les Scvlhes de l'antiquité , jusqu'aux Kirguis de notre tems , ces cavaliers nomades durent être organisés à peu près comme ils le sont aujourd'hui.
On accordera volontiers que les Pvusses ont reçu d'un peuple asiatique la machine arithmétique très-simple avec laquelle ils font leurs calculs. Un écrivain hollandais rap-
38 A>ALOGlES DES AÎOEURS RUSSES, ETC.
porte que celle invention clàîioise s'introduisit en Russie dans le seizième siècle, par l'entremise d'un marchand si- bérien.
La langue russe a reçu et conserve un grand nombre de mots asiatiques dont le sens n'est altéré en aucune manière. Profilons de cette occasion pour avertir nos architectes d'une erreur dans laquelle ils tombent généralement. Ils regardent les lazarets comme des maisons de sûreté, et ils en font de véritables prisons : en Asie et chez les Russes , ce sont des maisons de santé, des infirmeries, et cette ma- nière de les considérer indique les principales convenances auxquelles l'architecture doit satisfaire, sans négliger les précautions nécessaires contre l'irruption des maladies
contagieuses.
Mais un fait très-digne de l'attention des philosophes , c'est que , dans les actions et réactions qu'exercèrent l'un sur l'autre deux peuples tour à tour conquérans et subju- gués , dont l'un était chrétien et l'autre musulman , le vic- torieux ne fut jamais persécuteur. Il ne serait pas facile de trouver, dans l'histoire , un autre exemple de cette modé- ration j elle tient sans doute à des causes particulières, que des recherches approfondies pourraient faire découvrir.
Le parallèle entre les Russes et leurs voisins de l'Asie a été poussé plus loin : on a trouvé de l'analogie entre les littératures des deux nations, et, par conséquent, entre les goûts des deux publics. Les Russes , a-t-on dit, aiment les contes comme les Orientaux-, leurs annales même ont un grand luxe de style. Sur ces deux points, les diffé- rentes nations se rapprochent beaucoup des Asiatiques, sans que les Tatars aient jamais eu des relations intimes avec elles. Toutes ces analogies ne prouvent que ce qu'il est fort inutile d'appuyer par des preuves ni des raisonnemens , que les hommes de tous les pays sont pourvus des mêmes facultés, susceptibles des mêmes impressions et des mêmes
AV.TILLEniE A VÂPEIR., ETC. 3^
passions ^ qu'entre les expressions diverses de ces impres- sions et de ces passions , il ne peut y avoir de différences que celles qui tiennent à l'idiome , aux images locales et au génie de récrivain , orateur ou poète. Avec un peu d'es- prit , il serait facile de faire un parallèle assez plausible entre Ossian et Virgile ou le Tasse : avec plus d'esprit en- core, on renoncerait à ces subtilités, et l'on s'occuperait d'objets plus importans. ( Asiatic Journal. )
ARTILLERIE A VAPEUR
CONFECTIONNÉE POUR LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS.
L'application de la vapeur, comme force motrice ])Our diriger les vaisseaux , est une découverte dont le com- merce seul a, jusqu'ici, recueilli les heureux résultats 5 mais il serait facile , dès ce moment , de prévoir les chan- gemens qu'elle apporterait dans la lactique moderne en cas de guerre maritime. Il n'en est pas de même de la substi- tution de la vapeur à la poudre à canon, pour donner l'im- ])ulsion aux projectiles à l'aide des ingénieuses machines construites par M. Perkins. L'attention publique avait été puissamment excitée par l'annonce des effels singuliers de cette invention, lorsque M. Perkins fit l'essai de son fusil à vapeur, en présence du duc de Wellington , de l'élat- major de l'armée, des officiers de génie et d'artillerie, en un mot de tous les hommes capables de prononcer en con- naissance de cause.
Ces expériences curent tout le succès que pouvait es-
4o ARTILLERIE A VAPEUR CONFECTIONNÉE
pérer Tliabile ingénieur américain (i)*, mais elles n'au- raient pu élre répétées souvent sans entraîner des dépenses trop fortes pour un simple parliculier^ et plusieurs sa vans émirent le vœu de les voir continuer aux frais du gouver- nement. Ce vœu n'a point été rempli, et nous avons lieu de nous en élonner. Sans partager enlièrement l'opinion de M. Perkins sur les causes de cette indifférence des membres du bureau de la guerre, nous ne pouvons nous empécber de regretter de nous voir aujourd'hui prévenus par la France, dans l'adoption de cette arme formidable, qui doit apporter des changemens qu'on ne saurait calculer dans la tactique moderne et surtout dans l'attaque et dans la défense des places, et exercer par là une si grande inQuence sur les destinées des différens peuples. Les expériences qui ont eu lieu à Greenwich, par ordre du gouvernement français, en présence des ingénieurs et des officiers envoyés par S. A. R. le duc d'Angouléme et de l'ambassadeur du roi de France près de notre cour, ont confirmé l'immense pou- voir destructif des nouvelles machines de M. Perkins, et il a été, en conséquence, chargé de construire, pour la France, une pièce d'ordonnance et un mousquet à vapeur. Cette commande , quelque peu considérable qu'elle paraisse, est un reproche pour notre gouvernement j mais comme, avant d'expédier ces machines, M. Perkins se propose d'en démontrer les effets devant une assemblée composée de nos ingénieurs et de plusieurs sa vans distingués, envoyés à cet effet par quelques puissances du continent , il faut espérer que les hommes influens de noire cabinet revien- dront de leurs préventions , et que le pays oi'i cetle inven- tion a eu lieu ne sera pas le dernier à profiter des avan- tages qu'elle présente.
La lettre que l'on va lire, adressée par M. Perkins à
(i) Note du Tr. Il eu a clé rendu compte dans la Raue Britannique. Voyes le numéro d'avril iSuG, pog. 347.
POUPt LE GOrVERKEMEKT FRAKÇAlS. 4'
rédileur du Franklin JournaK^i)^ conlieut , outre ce qui a rapport à l'artillerie à vapeur commandée parla France, quelques détails sur diverses propriétés que M. Pcrkins a reconnues dans la vapeur 5 nous les mettons également sous les yeux de nos lecteurs , sans nous rendre garans des conséquences qu'il tiie des faits rapportés.
« Je puis enfin vous annoncer que toutes mes espérances se sont réalisées, et que j'ai complètement réussi dans la construction de ma machine à vapeur à haute pression (^high pressure safet.j Steani Engine)^ qui ne présen- tera plus aucun danger. J'aurais été à même de vous trans- mettre cette nouvelle beaucoup plus tôt, si je n'avais pas rencontré ici , dans quelques personnes, une opposition plus difficile à surmonter que les obstacles produits par la nature même de mon invention, qui, cependant, je ne puis le dissimuler, se sont présentés en assez grand nombre.
» La plupart de mes amis, et parmi eux des hommes d'un grand savoir, paraissaient craindre que je n'eusse tenté une chose impossible , et assuraient que tout était à présent si bien combiné dans les machines à vapeur, qu'il n'y avait plus rien de neuf à faire à cet égard. Maintenant, c'est à vous que je le demande , et il me serait difficile de m'adres- ser à un juge plus compétent, n'est-ce pas une chose nou- velle que de produire de la vapeur à quelque degré d'élas- ticité que ce soit, du minimum au maximum , sans courir le moindre danger.^ N'est-ce pas une chose nouvelle que de substituer la pression à la surface , dans la production de la vapeur j ce que je considère comme la base de ma dé- couverte? N'est-ce pas une chose nouvelle que d'avoir une pression de 1,000 livres par pouce carré sur l'un des côtés du piston , tandis que de l'autre côté il y a un vide parfait et
(ij ÎNOTE DU Tr. Piocueil scientifique fort estimé, qui se publie à Phila- «Icljjhie. On sait que 31. Perkins est ne aux Etats-Unis.
^2 ARTILLEniE A VAPFVU COr^ TF.CTIOKIN' UlE
par conséquent point de résistance^ eîTet oblenii sans le secours d'une pompe à air, et sans employer d'autre eau que celle qui sert à produire la vapeur? N'est-ce pas une chose nouvelle que l'invention d'un piston métallique, qui n'a pas besoin d'être lubrifié, et qui, cependant, joue aussi lierméliquemcnt que le piston d'une machine pneuma- tique? JX'est-ce pas une chose nouvelle que d'avoir appli- qué les protecteurs en zinc de Sir Humphrey Davy aux ma- chines à vapeur, pour empêcher l'oxidalion , qui, par suite du non emploi de l'huile, pourrait s'établir dans les cylindres lorsque la machine ne serait pas en action ? N'esL- ce pas une chose nouvelle que de se passer de soupape et de tuvau déduction , et de n'avoir qu'une petite soupape d'induction, construite de manière à neutraliser la pres- sion , qui n'a pas besoin d'huile , et qui s'ouvre et se ferme sans le plus léger effort? N'est-ce pas une chose nouvelle que de laisser échapper la vapeur par une ouverture aao fois plus grande que le tuyau à vapeur? Voilà pourtant tout ce que j'ai fait, ainsi que notre ami Lukens (i) peut le garantir, puisqu'il a été témoin, comme moi, de toutes les expériences. Enfin , n'est-ce pas une chose nouvelle que d'avoir découvert que la vapeur peut être produite, quoiqu'en contact avec l'eau, à toutes les températures, sans produire une élasticité correspondante?
» Depuis mon séjour ici, j'ai eu à lullcr contre une opposition puissante de la part de quelques personnes dont mes découvertes blessaient les intérêts-, mais quelques-uns des hommes les plus recommandables de ce pays m'ont constamment soutenu , sans quoi j'aurais nécessairement succombé.
)) Depuis que j'ai commencé mes expériences sur la pro- duction de la vapeur avec de petites quantités d'eau sans
(i) ISOTE DU Tr. m. Lukens est , comme M. Perklns, un Ingctiîcur amé- ricain fort dlslinguc' , qui, depuis quelque Icnis, s'est établi à Londres.
porn i.i: c.orvEr.KEME]N"T Fr.\:;r.\rs.
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pression , plus d'une douzaine d'hommes à projets onl es- sayé de faire des bouilleurs Uihulaires ', mais c'est dans la manière de produire la pression que consiste la nouveauté de mon invention ; aucun d'eux n'a réussi.
^) Je suis occupé, en ce moment, à construire des ca- nons et des fusils à vapeur pour le gouvernement français. Le gouvernement anglais aurait sans doute adopté celte in- vention , sans l'influence de certains ingénieurs , qui onl déclaré que, bien qu'à l'expérience publique faite par ordre du gouvernement j'eusse paru obtenir les résultats les plus étonnans, tout cela n'était qu'illusion : que jamais je n'avais pu construire un générateur qui durât une semaine en- tière ^ enfin , que je ne pouvais maintenir la vapeur à la température nécessaire, plus de deux ou trois minutes cha- que fois. Ces assertions ont obtenu crédit d'autant plus fa- cilement , que tout perfectionnement dans Tart de la guerre, qui tend à mettre sur un pied d'égalité le fort et le faible, semble devoir être plus avantageux aux autres pays qu'à l'Angleterre.
» Le gouvernement français a consenti à essayer série"u- sement notre nouveau système. INous avons fait, à Green- wich , plusieurs expériences qui ont été suivies par des in- génieurs envoyés à cet effet par le duc d'Angouléme, en présence d'un de ses aides-de-camp et du prince de Poli- gnac -, leur rapport a été si satisfaisant , qu'un contrat a été immédiatement passé avec moi. Un ingénieur anglais de première classe, qui a souvent été chargé de travaux im- portans par son gouvernement, s'est joint à moi pour garantir quatre points sur lesquels quelques-uns de ses confrères avaient exprimé des doutes, savoir : l'absence de tout danger dans le générateur^ son indestructibilité ; la possibilité de maintenir la vapeur au degré de tempé- rature nécessaire pendant un tems indéterminé ; enfin la grande économie que présente cette nouvelle artillerie.
44 ARTILLERIE A VAPEUR CONFECTIOMS'ÉE
» La pièce d'ordonnance lancera soixante boulets de plomb, de quatre livres chacun, par minute, avec la même justesse qu'une carabine, et à une distance propor- tionnée. Au même générateur , sera attaché un mousquet pour lancer un torrent de plomb, du bastion d'un fort. Cette arme , qui décharge de cent à mille balles par minute, à la volonté de l'artilleur et aussi long-tems qu'il sera néces- saire, aura de plus l'avantage de pouvoir se transporter d'un bastion à l'autre. Le duc de Wellington a dit en ma présence qu'un pays , défendu avec une semblable artille- rie, ne pourrait jamais être envahi, et je crois celte opi- nion bien fondée.
w Aussitôt que cette machine sera terminée , elle sera l'objet d'expériences devant des ingénieurs désignés par le gouvernement anglais et plusieurs autres puissances du continent. Je n'éprouve aucune crainte sur le résultat de cette épreuve, et M. Lukens partage ma confiance. Il a vu le fusil à vapeur lancer de 5oo à i,ooo balles par minute, et cependant, pendant le même tems , la vapeur sortait en grande quantité par la soupape de sûreté ^ il pense, avec moi, que la vapeur peut être maintenue à un degré de tension suffisant pour décharger un courant continu de balles pendant un jour entier s'il était nécessaire. Quant à l'économie , je crois pouvoir avancer, sans exagération , que , si les décharges se succèdent rapidement , une livre de houille pourra lancer autant de balles que quatre livres de poudre à canon.
)) Parmi les objections que l'on a faites contre l'artillerie à vapeur, on a prétendu qu'il faudrait un tems trop long pour obtenir la vapeur à un degré de température assez élevé dans le cas d'une attaque soudaine. Je répondrai à cela qu'il suffit d'un feu très-peu intense pour maintenir les générateurs au degré de température nécessaire , lors- qu'ils ne sont pas remplis d'eau, et r^u'ainsi on peut les
pour. LE GOUVEUNEMEIÎT FnAZS'ÇAlS. 4'^
conserver, à peu de frais, en cet élat, dès que Ton a la moindre crainte d'une attaque. La chaleur ainsi commu- niquée au géjiéj'ateur durer?i\\. assez long-tems pour donner de la vapeur, jusqu'à ce que le feu fut augmenté au point de fournir à une émission continue de vapeur.
)) Pour l'artillerie de marine , l'objection tombe d'elle- même, puisque la vapeur de la machine qui donne le mou- vement au navire doit être toujours à un degré de tempé- rature fort élevé. Lord Exmouth , après avoir vu lancer plusieurs décharges de plomb, s'est assuré qu'un tems vien- drait où un bateau à vapeur, avec deux canons à vapeur sur son avant , pourrait battre le plus fort vaisseau de ligne armé d'après le svstème actuel-, Sir Georges Cockburn ajouta que le seul inconvénient de celte artillerie était qu'elle serait, pour les nations, ce que le pistolet est pour les duellistes , en ce qu'elle mettrait sur la même ligne la force et la faiblesse.
)) Pour prouver l'absence de tout danger dans ma ma- chine , je l'ai fait agir sous une pression de i4oo livres par pouce carrée ou de loo atmosphères environ , et j'ai arrêté la vapeur à un douzième de la longueur du coup de piston -, mais ce n'était qu'un essai pour convaincre les plus incré- dules de la sécurité parfaite qui doit résulter de mon sys- tème ^ ma pression ordinaire est de 800 livres par pouce , et j'arrête la vapeur à un huitième de la longueur du coup de piston.
» J'ai appris que notre ami, le dr. Hare (i), pense que je me suis avancé au-delà de mes forces: il n'est pas ie seul qui ait conçu cette opinion , et je ne suis nullement étonné qu'il en soit ainsi, après tous les contes absurdes que quelques journaux technologiques ont publiés sur ma ma- chine. Comme ces publications ont été faites à mon insu,
(i) Note du Tr . Professeur de cliliuie à Philadelphie, ce'lcbre par plu- sieurs découvertes fort importantes.
/^G ARTILLERIE A VAPEUR COIVFECTIOTN'KÉE
il ne m'a pas élé possible de les rcclificr. A dire vrai, je me suis peu soucié de rien publier moi-même 5 j'ai pensé qu'il valait mieux attendre l'entier accomplissement des divers pcrfectionnemens que j'avais en vue.
)) Je me propose de publier bientôt le résultat d'une expérience dont le docteur Hare ne peut manquer d'être satisfait-, car, si je ne me trompe, elle prouve par des faits ce que le docteur a essayé, avec tant de talent, de prouver en ibéorie , que le calorique est une matière. La preuve que j'en donne est simple et positive, et je suis persuadé que, lorsque vous aurez été vous-même témoin de l'expérience , vous la considérerez comme très-concluante, .l'ai été conduit à la découverte de ce fait par mes expé- riences sur la vapeur, expériences dont les résultats ont été non moins extraordinaires qu'inattendus. Un des plus frap- pans que j'aie constatés, c'est le grand pouvoir répulsif de la chaleur. J'avais remarqué qu'un générateur, à un cer- tain degré de température, ne laissait échapper ni eau ni vapeur, par une fissure accidentelle qui s'y trouvait. Je mentionnai ce fait à un savant distingué, qui en révoqua on doute l'exactitude, et, pour le convaincre, je répétai l'expérience en sa présence ^ mais il en conclut que le métal on se dilatant avait obstrué la fissure. Pour faire cesser ses doutes , je lui proposai de percer ma petite ouverture dans une des pai ois du générateur, ce qui fut exécuté. Après avoir élevé la vapeur au degré de température convenable, j'enlevai la cheville de fer avec laquelle j'avais bouché l'ouverture, et quoique la pression dans la machine fût en ce moment égale à plus de trente atmosphères, nous ne vîmes et n'entendîmes rien sortir de l'ouverture, et tout resta dans le même état qu'auparavant. J'abaissai alors la température en fermant le registre et en ouvrant la porte du fourneau, et bientôt nous entendîmes un bruit clair à Touverlure du générateur j nous y présentâmes un mor-
POUR LE GOLVERPÎEME^T FRAIS'Ç\IS. 4?
ceau de houille, et il brûla en peu d'instans. Rien cepen- dant n'était encore visible ^ mais, à mesure que la tempé- rature s'abaissa , la vapeur commença à se faire apercevoir déplus en plus-, le bruit augmentant en même tems, jusqu'à ce qu'à la fin , il devint si violent qu'on eût pu l'entendre à une distance d'un demi-mille. L'épreuve était concluante-, je ne dois pas oublier de faire remarquer qu'à l'ouverture, le fer dont le générateur était construit était chaufFc au rouge plein.
» \ous pouvez, monsieur, être convaincu de l'exactitude de tout ce qui précède , c'est le résultat d'expériences posi- tives, et dans lesquelles je n'ai recherché que la vérité. Ayant réussi à faire un piston qui dispense de l'emploi de riiuile, je suis déterminé à rechercher jusqu'à quelles li- mites la pression peut être portée. Je fais construire, en ce moment , une petite machine assez forte pour supporter une pression de 2,000 livres par pouce carré : lorsqu'elle sera terminée, je vous informerai du résultat 5 le piston seul en limitera le pouvoir,
)) La victoire que j'ai remportée est réellement glorieuse pour moi. Depuis quelque tems, beaucoup d'ingénieurs m'avaient proclamé fou , parce que j'avais assuré que je pourrais opérer la condensation et produire le vide sous le piston, sans emplover ni pompe à air ni à eau suivant la méthode ordinaire-, mais aujourd'hui les choses ont bien cb.angé de face, et mon triomphe sur ceux qui m'avaient attaqué est complet. »
( Technologie al Bepositajy. )
g|o^a()C5.
VOYAGE DAÎs^S L AMERIQUE CENTRALE.
On nomme Amérique centrale la partie de ce continent qui s'étend du Mexique à la Colombie , et qui comprend Guatimala et l'isthme de Darien. Cette dernière contrée, remarquable par ses productions naturelles , est devenue plus intéressante encore, depuis qu'on s'est occupé sérieuse- ment, en Angleterre, du projet d'ouvrir sur cet isthme une communication entre l'Atlantique et la mer Pacifique (i). Depuis les conquêtes des Espagnols, ce pays, malgré le voisinage de nos colonies, était reslé fermé aux étrangers par le despotisme jaloux de ses maîtres , et on ne le con- naissait guère mieux que le centre de l'Afrique. L'indé- pendance des états de Guatimala l'a ouvert au commerce et à la science. Toutefois , on a si peu connu , jusqu'à ce jour, la topographie de l'isthme de Darien , que le pre- mier projet du canal des deux mers a été rédigé avec une ignorance complète des difficultés de son exécution. M.Ro- bert , à qui nous devons la relation dont nous allons trans- crire les passages les plus intéressans, nous offre à cet égard des renseignemcns curieux. Il a exploré avec soin les côtes orientales de l'isthme : il avait été arrêté comme patriote et comme espion , par les autorités espagnoles, et déporté de la baie de Nicaragua , sur l'Atlantique, dans la ville de Léon, à quelques lieues de l'Océan Pacifique, en suivant la rivière de St. -Jean, le lac de Nicaragua et les
(i) Vo\ez sur ce grand projet un arliclc iiist'rc dans le 2«^ numéro de nuire recueil.
VOYAGE DANS l' AMÉRIQUE CENTRALE. 49
bords du hic de Léon. Or, c'est sur cette ligne qu'on a cru trouver le plus de facilités pour l'exécution du canal. On remarque avec regret que les vovageurs les plus aventu- reux sont les moins disposés à écrire la relation de leurs voyages. Ils devraient suivre l'exemple de M. Robert : son livre a tout l'attrait d'un roman ; et , ce qui vaut mieux en- core , il offre les documens les plus exacts sur la géographie, riiistoire naturelle et les avantages commerciaux des lieux qu'il a visités.
En 1816, M. Robert partit de la Jamaïque sur un brick qu'il commandait, avec une pacotille de peu de valeur ; son intention était de faire fe commerce avec les tribus libres de la côte ouest, très-bien disposées en faveur des Anglais. Il revint au bout de neuf semaines , après avoir vendu avan- tageusement ses marchandises. En retour des pots d'étain et de fer, et autres objets grossièrement fabriqués, lels que coutelas, haches, colliers de verre, il rapporta des écailles de tortues, de la salsepareille et aulres productions utiles dont ces contrées abondent. Les circonstances l'ap- pelèrent de nouveau au milieu de ces tribus. Il y résida sept ans, et y recueillit tous les élémens de l'ouvrage qu'il vient de publier. Ce peuple , composé d'Indiens de race pure, de métis, issus du croisement de la race indienne avec les nègres , et nommés Sambos , est d'un naturel fort doux, et a plus d'influence qu'on ne croit sur les destinées politiques de ces contrées. M. Robert a constaté, par un grand nombre de faits, le caractère généreux et bon des Indiens proprement dits. Il leur donna une preuve de con- fiance fort honorable, en se rendant, seul et malade, au mi- lieu d'une de leurs tribus guerrières, appelées Falienles (les \aillans), pour y rétablir sa santé. La retraite qu'il choisit est située sur les bords de la rivière de Chrico- Mola, à quelque distance, dans l'intérieur, du coté du port de Mosquilo. Dans cet asile , il continua son métier de
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5o VOYAGE DANS LAMÉRIQUE CENTRALE.
marchand ^ les naturels du pays lui apportaient de la sai- separeille, qu'ils échangeaient contre de la verroterie et autres objets^ et, en moins de six semaines^, il posséda pour plus de 5,000 liv. sterl. de cette denrée. Il soignait égale- ment les intérêts de sa santé et ceux de sa fortune : les bains de rivière, la salubrité du climat, l'exercice de la chasse, eurent bientôt rétabli ses forces. Ses excursions le conduisirent dans des cantons qui n'avaient été visités jus- que-là que par des bétes fauves.
«A mon retour d'une de mes longues promenades, dit M. Robert , le chef de la tribu au milieu de laquelle je m'étais établi, nommé Jasper Hall par nos marchands, me dit que des femmes avaient découvert la trace d'un animal extraordinaire, dont elles avaient eu grand'peur; qu'aucun chasseur n'avait pu leur dire le nom de cet ani- mal , et qu'elles persistaient à croire que le diable avait passé par là. Ce propos excita ma curiosité , et, ne dou- tant pas que ce ne fût la trace d'une béte inconnue en Europe, j'engageai cet homme à me suivre à la tête de quelques chasseurs. Nous partîmes donc, moi cinquième, bien armés , munis de provisions , d'outils , et décidés à passer deux ou trois nuits dans les bois , s'il le fallait ^ nous prîmes pour guides les trois femmes qui avaient fait la dé- couverte. Après quatre heures de marche , sur un terrain qui m'était inconnu, l'on se trouva au fond d'un ravin, le long duquel on monta Tespace d'un mille \ nous arri- vâmes enfin à la place indiquée par nos guides. Tout-à- coup Jasper m'appelle avec un rire bruyant : « Eh ! Robert, voici la trace du diable! » J'arrive, et je vois l'empreinte d'une paire de gros souliers ferrés, qu'il m'avait vu porter quelquefois. Je me rappelai en effet être venu en cet en- droit, mais par une autre route; on rit beaucoup de me voir suivre ainsi la trace de mes pieds.
» Dans le cours de celle singulière exploration, nous
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aperçûmes plusieurs espèces de bêtes fauves , mais la con- signe élait de ne pas lirer, de peur d'alarmer l'animal in- connu que nous cherchions. Cependant, pour mettre à profit notre excursion, nous nous décidâmes à rester deux ou trois jourg dans les bois; les femmes avaient apporté du plantain et de la cassa ve, nourriture ordinaire du pays. Nous construisîmes à la hàle quelques huttes, après quoi nous partîmes pour la chasse. Elle fut heureuse ^ nous tuâmes une vingtaine de peccaris ^ ou porcs sauvages. On les coupa par quartiers^ on fit ensuiîe une espèce de gril en bois sur lequel on plaça les chairs de ces animaux , enveloppées de feuilles; on mit du feu par dessous, et, par ce moyen , les quartiers de porc se trouvèrent à la fois fumés et à moitié rôtis. Ces provisions durèrent plus d'un mois.
M Le peccari a Toreille courte, droite et pointue, les yeux petits et creux , le cou épeiis et court. Ses soies sont comme celles du sanglier, mais plus longues sur le cou et sur le dos. Sa couleur est d'un gris noir mêlé de blanc ^ il a un collier d'un blanc grisâtre. Il ressemble , pour la taille et la couleur, au porc de la Chine -, il n'a point de queue • sur son dos est une glande de laquelle séchappe constamment une liqueur fétide. Si l'animal est tué dans la soirée, et que cette partie soit à l'instant coupée et jetée , la chair est d'un goût délicat. Les peccaris ont le même grognement que les cochons^ quand on les inquiète, ils font entendre un bruit effrayant avec leurs défenses , qui n'ont presque point de saillie 5 ils se jettent souvent sur le chasseur, qui n'a, dans ce cas, d'autre moyen de salut que de grimper sur un arbre , après avoir lancé ses chiens. De ce poste inaccessible il peut en faire un abatis considérable. Ils se nourrissent principalement de fruits , de graines et de ra- cines, et font souvent beaucoup de dégâts dans les champs où croissent la cassave et le plantain.
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» Le Iciulemain , nous gagnâmes le point culminant cVune montagne , dont les sommités n'affectent point une forme conique ou pyramidale , comme les volcans éteints-, c'est la continuation d'une chaîne de montagnes plus haute que celles des environs. Le plateau a une longueur de cinq cents pas. Du côté de la mer Pacifique , la descente en est plus rapide que du côté opposé par où nous étions montés. A l'est, dans la direction de Chagres et de Panama, on aperçoit des- montagnes encore plus élevées -, au nord-ouest, l'œil se perd sur une chaîne de montagnes, dont les pics se succèdent à diverses hauteurs comme les flots d'une mer battue par l'orage ^ on en voit, çà et là, d'isolés, qui offrent l'aspect d'anciens volcans. Du point où j'étais, j'apercevais distinctement les deux mers. Du côté de l'Atlantique, je voyais les îles situées dans la baie appelée, en espagnol, Boco del Toro , et les lagunes de Chiriqui. Mais je ne pus découvrir ni Quibo, ni certaines îles de l'Océan Pacifique, que les navigateurs ont, par erreur sans doute, placées près de la côte. Dans cette direction , les immenses forets tra- versées par les fleuves de ces contrées et les vastes mon- tagnes boisées, jusqu'au sommet dont ils baignent le pied, m'empêchaient d'en dessiner le cours, et je n'apercevais à mes pieds que des forets et des mers.
» Les Valientcs composent les tribus les plus braves et les plus policées de cette partie du Nouveau-Monde. Comme leurs aînés dans la civilisation , ils ont leur point d'hon- neur et leurs duels.
» Lorsqu'un Valiente se croit insulté par un Indien de sa tribu , il prend son fusil ou son coutelas, emmène avec lui un de ses amis, se rend chez son adversaire, et l'appelle au combat. Celui-ci accepte souvent le défi : sur-le-champ, les gages sont donnés et reçus , et le duel ne finit jamais sans qu'un des deux , au moins , soit tué ou mis hors de combat. Dans l'allaque et la défense, ils se servent du cou-
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telas avec beaucoup de dextérité -, il est rare de voir un Va- liente qui n'ait pas des cicatrices à la tête ou sur le reste du corps. On ajourne quelquefois les duels, mais c'est tou- jours par l'entremise des seconds. Provoqué un jour par un de ces preux, je lui proposai une lutte à coups de poings : (( Mode anglaise ! pas bonne ! » dit-il ^ grâce à l'interven- tion de nos amis , la querelle se termina sans effusion de sang. Les \ alientes ne sont pas très-adroits dans l'emploi des armes à feu -, ils le sont beaucoup plus avec l'arbalète et les flèches ; ils montent très-bien à cheval. »
Les idées religieuses de ce peuple sont très-bornées ^ cependant , quand il arrive un événement extraordinaire , ils disent toujours : C'est Dieu qui Ta voulu.
« Dans une de mes excursions au-dessus de la grande ca- taracte de la rivière de Chrico-Mola , dit notre auteur , les Indiens qui conduisaient notre canot le laissèrent telle- ment dévier , qu'il fut entraîné par le courant sur les bords de cette effrayante chute d'eau , sans espoir de pouvoir re- monter. Aussitôt , ils se jettent hors du canot, et gagnent la rive à la nage. Quant à moi , je perds la tête ; je ne vois d'autre chance de salut que de me confier au frêle bateau qu'emporte le torrent, et que le choc des rochers a bien- tôt mis en pièces. Après avoir repris mes sens, je m^e re- trouve battu par le flot contre les bords d'un îlot, au des- sous de la chute, et cramponné à une des planches qui avait surnagé. Quelques Indiens qui passaient en ce mo- ment sur la rive inférieure, et qui n'avaient pas été les témoins de ma chute , viennent à mon secours, et me trans- portent dans ma cabane, tout meurtri du choc que j'avais éprouvé. Dans l'intervalle, les Indiens qui étaient dans le canot , de retour au village, y avaient semé la nouvelle de ma mort , et , pour en convaincre les incrédules , ils mon- traient les débris du bateau , emportés par le courant. J'étais depuis une heure étendu sur mon hamac , lorsque
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le vieux Jasper, et un autre chef se rendirent chez moi, déplorant ma mort , et offrant de se charger de mes mar- chandises et de mes effets , pour le compte de mes parens ou de mes créanciers. « Eh ! Robert ! s'écria Jasper pétri- fié à mon aspect, vous n'êtes donc pas noyé ?... C'est l'ou- vrage de Dieu, Robert , ajouta-t-il du ton le plus grave et levant les yeux au ciel ^ c'est l'ouvrage de Dieu ! »
» Le plus haut degré d'ambition chez les indigènes, c'est de suivre les usages des gentlemen d'Angleterre. Ils ne croient pas y déroger en s'enivrant ^ mais lorsqu'il arrive aux femmes de boire outre mesure, les maris, jaloux de leurs privilèges , les tancent vertement : u Pas bon, leur disent-ils ^ ce n'est pas la mode des ladies anglaises. »
» La manière de vivre des Valientes est assez confortable. La nature les a pourvus de tout ce qui peut la rendre douce et commode , dans un état de civilisation aussi imparfait que le leur. La culture de leurs plantations exige peu de soins. Leurs forets abondent en gibier de toute espèce j leurs rivières , en poissons excellens ^ leurs lagunes , en tortues magnifiques , en homars et autres crustacées très- recherchés sur nos tables. Anciennement , leur vêtement ordinaire était fait d'une espèce d'écorce d'arbre, trempée (juelque tems dans l'eau courante, et qu'on tannait ensuite en la battant avec de gros rouleaux en bois, au point de lui donner la légèreté et la consistance d'une peau de cha- mois. On formait avec ce cuir végétal une espèce de cami- sole sans manches. Aujourd'hui leur costume est moins grossier. Plusieurs d'entre eux portent un habit complet à l'européenne. J'ai vu quelques-uns de leurs marchands et de leurs chefs habillés, suivant leurs expressions, à la mode des gentlemen anglais , suivis de quelques Lidiens d'une classe inférieure, qui, pour faire leur cour à leurs maîtres, cherchaient à copier leurs manières, et portaient envie à rombrcUc de soie qui servait de parasol au chef de
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la tribu. Ces Indiens semblent avoir compris qu'ils ne pou- vaient écbapper à la destruction qu'en se réfugiant dans les bras de la civilisation. Tous ceux de leur race qui res- tent dans Tétat sauvage fondent devant les peuples civilisés comme la neige sous le soleil du printems.
» La saison des pluies n'a rien de fâcheux pour les Indiens ; c'est au contraire celle du repos et de la joie. Leurs parties de plaisirs consistent alors à se réunir pour boire une liqueur dont ils font une immense consomma- tion. La préparation en est très-simple. Ils broient le fruit du coco entre deux pierres, de manière à en former une pâte, qu'ils délayent ensuite, et font dissoudre dans de l'eau bouillante. Le liquide circule de main en main dans des calebasses , qui contiennent chacune environ deux litres. Il y a des amateurs qui en boivent de seize à vingt. Leur passetems favori , dans ces réunions , est de réciter de longues histoires qu'on écoute avec un sang-froid imperturbable, quelqu'in vraisemblables qu'elles soient. Quand je me trouvais au milieu d'eux , j'essayais souvent de leur raconter des anecdotes qui me concer- naient , et de leur donner une idée de la constitution civile et politique de l'Europe^ ils n'y comprenaient rien j n'importe, ils me laissaient dire. Quand j'avais fini mon récit, les plus âgés de mes auditeurs se recueillaient pen- dant quelques minutes, et après avoir regardé autour d'eux, comme pour prendre les voix, ils disaient gravement : « Mensonge, Robert, mensonge. » A quoi je répondais : (( Tout cela est vrai , c'est un usage d'Angleterre. » Sou- vent j'ajoutais : (( Maintenant , voici une histoire qui n'est pas vraie. » Alors ces bonnes gens , dont la physionomie s'épanouissait , disaient à la ronde : u Robert , contez-nous votre histoire. »
Après avoir rétabli sa santé, notre vovageur fréta une chaloupe et continua son commerce , le long des côtes dç
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l'Amérique centrale. Pendant qu'il était à Carlhagène , un tremblement de terre se fit sentir dans le pays. La ville de Carlhagène est la capitale de la province de Costraica : en 1823 sa population était évaluée à 87,700 habitans^ mais, deux ans après cette époque , elle fut presque détruite par un effroyable tremblement de terre qui ébranla l'isthme de Darien. « Dans la nuit de cet événement, j'étais dans la cabane d'un Indien, vers le cap des Singes, et j'eus l'occasion de voir les effets du tremblement, sur cette partie de la côte. Vers minuit, je sentis la natte d'osier sur la- quelle je dormais violemment secouée. Supposant qu'un de mes compagnons de voyage, ou quelque Indien de notre suite, voulait m'effrayer ou m'éveiller en sursaut, je leur demandai raison de cette mauvaise plaisanterie^ au bout de quelques secondes, les cris d'effroi qui partaient des huttes voisines , et lespèce de roulis de la terre qui secouait notre cabane dans tous les sens, dissipèrent mes doutes. Je sortis à l'instant, et, quoique je fusse à peine en état de me te- nir sur mes jambes, je contemplai cette scène effroyable dont le souvenir sera toujours présent à ma pensée. Sous nos pieds, le sol semblait agité de mouvemens convulsifs; il bondissait et tournoyait à la fois avec un bruit terrible , comme s'il était prêt à nous engloutir-, les arbres étaient si violemment secoués, que leurs branches et leurs troncs s'entrechoquaient avec un bruit semblable aux éclats de la foudre^ les oiseaux domestiques, les perroquets, les pi- geons, etc., ballottés dans leurs volières, remplissaient l'air de leurs gémissemens -, les cris des singes, les rugissemens des bétes féroces, qui semblaient implorer notre protection , se mêlaient aux cris des Indiens. Tous les êtres vivans sem- blaient n'avoir qu'un langage, celui du désespoir. Quoique j'eusse souvent, en mer, bravé les tempêtes, j'étais telle- ment épouvanté de ce terrible spectacle, que j'eus de la peine à reprendre mes sens, et à réfléchir à ce que j'avais
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à faire pour me sauver. Je sentis que notre plus grand dan- ger était de voir la mer assez haute pour inonder le rivage -, je fis lever mes compagnons, et, accourant vers notre cha- loupe , nous la remîmes à flot, jugeant qu'à tout événe- ment elle pourrait rester dans cette position. Nous atten- dîmes avec inquiétude le résultat de notre manœuvre ; le tremblement s'affaiblit peu à peu, et il avait entièrement cessé avant que le jour parût. Dans ce village, personne ne perdit la vie -, mais, en plusieurs endroits, la commotion laissa des traces funestes. Sur le rivage , s'élevaient des montagnes de sable ^ tout près de là , il était sillonné par des fondrières ; un endroit où , dans la soirée , se trouvait un étang , était complètement à sec -, la plupart des cabanes furent endommagées ou détruites ^ partout enfin on aper- cevait les traces du tremblement de terre. Les Mosquites , qui, dans cette saison, se rendent sur la côte pour la pèche des tortues, s'enfuirent épouvantés, et abandonnèrent leurs travaux ordinaires. ».
Les tortues abondent dans les parages fréquentés par notre navigateur. Nos gourmands gémiront sans doute sur le vandalisme avec lequel les pécheurs détruisent les œufs et rejettent la chair de ce précieux reptile. Dans l'intérêt de ceux qui connaissent mieux la saveur de la tortue que son histoire naturelle, nous extrairons quelques détails que M. Robert donne à ce sujet.
« Au confluent des deux rivières Vasques et Azuelos, on tue , tous les ans , une quantité considérable de tortues de ia plus grosse espèce , pour en extraire le frai ^ on fait fondre cette substance dans de l'huile, et les Mosquites s'en servent en guise de beurre. On en détruit, de cette manière, plu- sieurs milliers chaque année. Au printems, les tortues à écailles vertes se rendent en masse sur plusieurs points de la côte des Mosquites, et surtout sur les bancs de sable voi- sins de la baie de la Tortue , pour y déposer leurs œufs \
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dans cette saison, la mer est couverte de der , espèce de petit poisson dont la grosseur n'excède point celle d'un dé à coudre. Les tortues se nourrissent principalement de ce poisson et d'une sorte d'herbe marine qui croît au fond de ces lagunes. Ce reptile , comme tous les poissons à pou- mons . ne peut rester sous l'eau qu'à cinq ou six brasses de profondeur, encore est-il obligé de nager fréquemment à la surface, afin de respirer. Le mâle et la femelle fraient en- semble pendant neuf jours, durant lesquels la femelle gros- sit considérablement ^ mais lorsqu'ils se séparent, le mâle a perdu toutes ses forces et sa chair n'est plus bonne à manger. Quelque tems après , la femelle reparaît sur les bancs de sable et se dispose à la ponte. Elle pratique, à cet effet, dans le sable, des trous de deux pieds de profondeur, y dépose de soixante à quatre-vingts œufs , les couvre , et s'en va ^ elle se livre à cette opération pendant la nuit. Quinze jours après, elle revient tout près de la même place , et dépose sous le sable une même quantité d'oeufs. Au bout d'un mois environ, ses œufs sont éclos et la tor- tue qui vient de naître se traîne aussitôt vers la mer. Les tortues rondes fraient dans la même saison ; mais si ces dernières trouvent morte sur le bord de la mer une tortue à courte queue, espèce qui est d'une grosseur prodigieuse dans ces parages, elles se retirent au plus tôt et ne déposent leurs œufs qu'à un mille de distance de l'endroit où elles l'ont rencontrée. Le manche de l'épieu dont les indigènes se ser- vent dans la pêche à la tortue est d'un bois très-dur -, à l'ex- trémité est fixée une tringle de fer, la pointe en bas. Un dard en fer très-aigu joue dans une coulisse creusée au bout de l'épieu \ il y est retenu par une longue courroie roulée tout autour \ au bout est attaché un liège sur le- quel se dirige l'œil du pêcheur. Celui-ci, lorsqu'il est à portée de la tortue , lève son épieu et le plonge, en lui im- primant le mouvement de rotation le plus rapide , sur 1^
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dos de la tortue. Ce dard pénètre récaille , et , détaché du manche, reste fixé dans le corps de l'animal. Le liège qui surnage indique quelle route il suit sous la vague, et il est facile au pécheur de le tirer à lui , au moyen de la ligne qui est restée fixée à l'extrémité de l'épieu.
» Les habitans de la côte font grand cas de l'espèce de tortue à tête de faucon. Ils ne détruisent jamais ses œufs^ et ils ont une méthode bizarre et cruelle de lui enlever son écaille, sans la tuer, comme on le fait chez les autres tribus. Ils l'enveloppent à cet effet d'herbes ou de feuilles sèches auxquelles ils mettent le feu j la chaleur rompt les carti- lages qui liaient son écaille au reste du corps, et on achève de la détacher avec un couteau. Privée de sa cuirasse , la tortue , hors détat de se défendre , se traîne péniblement vers la mer où elle est souvent dévorée par les poissons. Cependant on a repris quelquefois des tortues à qui on avait fait subir cette cruelle opération.
)) Une pèche non moins importante pour les Indiens de ces contrées est celle du manati^ espèce singulière qui tient du poisson et du quadrupède, et qu'on aperçoit en grande quantité dans les mêmes parages. Cet animal a les pieds de devant ou plutôt les mains du singe, et la queue du pois- son -, il la déploie horizontalement en éventail. Sa peau , ordinairement très-mince, couvre une épaisse couche de graisse \ sa chair entrelardée est d'un très-bon goût , elle est très-salutaire pour le scorbut et les maladies scrofu- leuses -, on assure quelle purifie le sang , et qu'elle a la vertu de hàler l'éruption du virus scrofuleux. Le manati a l'ouïe fort délicate , et , au moindre bruit , il se plonge dans l'eau ^ il se nourrit des plantes aqueuses qui croissent le long des rivières, et sort de l'eau aux deux tiers pour ])rendre sa nourriture. Le mâle et la femelle vivent presque toujours ensemble-, leur longueur ordinaire est de 8 à i?. pieds, et leur poids de 8 à lo quintaux. Les Indiens les
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épient le malin , au moment où ils viennent prendre leur repas, et ils les tuent avec un harpon. »
L'un des objets les plus importans du commerce de ces contrées est la vanille, dont on distingue mieux le goût dans le chocolat et les sucreries , qu'on n'est à même d'apprécier son caractère et sa place dans le règne végétal. Voici la description que M. Robert donne de cette plante et de sa préparation :
« La vanille aromatique ( epidendrum vanilla de Lin- née) abonde sur les bords de la rivière de St. -Jean ^ cette plante, de nature rampante, vient s'entrelacer aux branches des arbres les plus élevés^ ses feuilles ressemblent de loin à celles de la vigne : sa fleur est d'un fond blanc nuancé de rouge et de jaune. A cette fleur succède une cosse dont les capsules se gonflent d'une manière sensible, et qui , dans sa parfaite maturité , est de la grosseur du doigt. Cette cosse passe successivement du vert au jaune et au brun *, pour conserver le fruit , on le cueille tandis que la cosse est encore jaune -, puis on le met en tas , pendant trois ou quatre jours, afin de le laisser fermenter ^ on le fait ensuite sécher au soleil, et, quand il est à moitié sec, on l'aplatit et on le graisse avec de l'huile de cacao ou de palmier ^ puis on achève de le faire sécher au soleil , od le graisse de nouveau avec la même huile et on l'enveloppe en petits paquets , dans des feuilles de plantain ou de roseau. On prend garde de ne pas laisser les cosses sur la lige après la maturité -, car, dans ce cas, le suc balsamique qui donne à la vanille le goût exquis qu'elle possède s'échapperait par la transsudation. On trouve aussi la vanille sur plusieurs autres points de la côte de Mosquito , et dans le voisinage du Breo ciel Rero, et des lagunes de Chiriqui, etc »
Le gouvernement anglais avait anciennement établi, sur la côte de Mosquito , une colonie qu'il jugea à propos d'a- bandonner. Le directeur de cet établissement y laissa , en
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partant, une peuplade de nègres et de créoles. M. Robert, qui en visita les restes , regrette vivement qu'on ait quitté , sans motif, un canton dont la situation et les ressources nous auraient été fort utiles. « La population de cette an- cienne colonie se compose principalement de créoles , de mulâtres, de Sambos originaires de la Jamaïque, St. -An- dré et autres villes. Plusieurs d'entre eux ont épousé des femmes indigènes ^ leur manière de vivre est douce et com- mode. Le lieu de leur résidence, nommé le Port-Anglais, se compose de trente ou quarante maisons, et fait face aux lagunes de Kircarille. Sa population est de i5o ou 200 âmes ; les cabanes n'ont qu'un étage , et sont bâties en torchis composé de planches et d'argile bien battue : le toit est couvert de feuilles de palmier presque imper- méables. Les marchands de la Jamaïque y ont établi deux comptoirs, et les Etats-Unis un troisième. Les diverses tribus d'Indiens et les Mosquites y viennent, de toutes les parties de la côte , apporter des écailles de tortue , de la résine , du cachou, des peaux, des canots, et autres articles qu'ils échangent contre des toiles à voile, des brides, des cou- telas, etc. Les habitans font, pendant la saison, la pèche de la tortue, et, le reste de l'année, ils s'occupent à amasser leurs provisions, à chasser et à cultiver la terre. Ils entre- tiennent des relations amicales avec les indigènes , traitent loyalement avec eux , et ils sont très-hospitaliers à l'égard des Européens et des autres étrangers que le hasard con- duit sur ces rivages. Cependant ils n'ont point d'instruction, et il est à regretter qu'aucun missionnaire ne se soit rendu dans ces contrées, où sa présence produirait un grand bien, malgré l'opposition qu'il pourrait rencontrer momen- tanément dans l'aveugle égoïsme de quelques marchands. J'ose affirmer que ces missionnaires n'y trouveraient pas les dégoûts qu'ils ont éprouves dernièrement dans les colonies
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plus civilisées des Barbades et de Démérari. Durant mon séjour au Port-Anglais, je n'ai vu aucun mariage célébré suivant la liturgie anglicane ou les rites d'aucun peuple. Le mariage n'y est qu'un contrat tacite , dissous rarement par consentement mutuel ; les enfans y sont ordinairement baptisés par les capitaines des vaisseaux marchands qui viennent de la Jamaïque. Tous les ans , à leur retour à la côte, ces derniers soumettent à cette cérémonie tous les enfans nés pendant leur absence. Plusieurs d'entre eux leur doivent plus que le baptême. Je pourrais en citer une douzaine qui appartiennent à deux de ces capitaines, par- tisans déclarés de la polygamie. Leurs débauches les ont tellement identifiés avec les indigènes , qu'ils se sont assurés une espèce de monopole commercial avec lequel aucun étranger ne pourrait entrer en concurrence , s'il n'avait une connaissance parfaite du caractère indien. Ils ont si bien capté les bonnes grâces des chefs, qu'à leur arrivée les habitans de toutes les classes viennent les accueillir sur le rivage , et que le séjour au milieu d'eux est la sai- son des fêtes, des orgies et du libertinage. Toutefois, les funérailles ne manquent point de décence -, M. Ellis , le seul Anglais de distinction qui soit fixé au Port-Anglais, et quelques agens commerciaux , se concertent ordinaire- ment avec les anciens du lieu, pour régler cette cérémonie de la manière la plus solennelle. En l'absence de lois et du frein religieux, ils maintiennent dans l'établissement un ordre et une régularité qu'on pourrait comparer, sans trop de désavantage, à la police municipale d'une de nos petites villes de province. En cas de procès, on s'en rapporte d'ordinaire à l'arbitrage de quelqu'un des notables , et sur- tout à M. Ellis. Ce dernier a fait beaucoup de bien aux habitans de l'établissement, Indiens ou métis. Il a, dans plusieurs occasions, donné les preuves les plus fortes d'un
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caractère noble et bienveillant -, j'ai surtout à me louer de ses procédés à mon égard, et je me fais un vrai plaisir de consigner ici ce témoignage de reconnaissance. )>
M. Robert attendit au Port-Anglais l'arrivée de quelques marchands , qui en firent leur agent commercial auprès des indigènes. Dégoûté de ces fonctions, il fit voile vers la côte du nord, pour établir des relations personnelles avec ses habitans. Il se plaint beaucoup du monopole éta- bli par les marchands étrangers qui étaient déjà en rela- tion avec cette partie du continent américain, et il attribue à leurs immenses bénéfices la jalousie avec laquelle ils re- çoivent les nouveaux venus. A cette époque, le roi des Mosquites , Georges Frédéric , régnait sur les peuplades des Sambos , les plus puissantes de ces contrées. Georges Fré- déric avait été élevé à la Jamaïque; il y fut couronné roi par le révérend Joseph Armstrong. Les précepteurs de ce souverain n'avaient pas apparemment une haute idée des devoirs de la royauté , car tout ce qu'ils lui avaient appris, c'était l'art de bien boire-, aussi, S. M. s'en acquittait-elle à merveille -, et ses sujets, s'apercevant que , dans l'ivresse, elle était très-généreuse, prenaient soin de provoquer sa générosité le plus souvent possible. M. Robert eut l'hon- neur d'être présenté à S. M. , et nous devons à cette cir- constance une anecdote fort amusante , et dont le héros est peint à la manière de Calot.
(( Dans la matinée , dit M. Robert , je fus réveillé par le bruit d'un tambour. Les Sambos étaient déjà sur pied, se disposant aux préparatifs de la réception et du festin du roi. Ce dernier arriva sur un grand canot, accompagné de l'élite de sa cour-, le reste de son escorte, composé de vingt personnes, occupait deux canots plus petits. En débar- quant, il fut reçu par l'amiral Earn et le général Bliatt, tous deux en grand uniforme avec épaulettes d'or ; ils étaient ac- compagnés de quelques chefs des villages voisins. Le roi fut
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reçu sans autre cérémonie qu'une poignée de main , accom- pagnée d'un how do you do, king P (comment vous por- tez-vous, roi?) Après m'avoir questionné sur l'objet de ma visite , il m'invita à me rendre avec lui au cap ^ j'ac- ceptai , afin de mieux juger jusqu'à quel point il pourrait seconder mes vues , et quels étaient ses rapports avec un peuple auquel il pouvait se croire étranger, depuis quatre ans qu'il avait quitté la Jamaïque, où il avait été élevé. C'était un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, taille moyenne, teint cuivré, cheveux longs et crépus, divisés sur le front, et retombant en boucles le long de ses joues ^ la main et les pieds petits, l'œil noir et vif, les dents très- blanches , et la physionomie régulière et expressive-, il avait l'air plus agile que fort. Quant à son caractère , je le trouvai , dans plusieurs occasions , aussi sauvage que les savanes où il était né. Dans la journée, d'autres Indiens vinrent des divers points de la côte et de l'intérieur^ lors- qu'on fut arrivé au palais de S. M. , on y tint conseil sur différens objets relatifs à l'administration des établissemens voisins, et autres affaires d'un intérêt général. J'observai que le roi suivait aveuglément les avis d'Earn , de Bliatt et de quelques autres ; sa plus grande affaire était de sanc- tionner au plus vite les résolutions du conseil , afin qu'elles fussent promulguées comme ses ordres^ ordres absolus, dont l'exécution ne souffre jamais de retard.
» La séance levée, le festin commença. A mesure que les calebasses contenant la liqueur du coco circulaient parmi les convives, leur gaîté devenait de plus en plus bruyante^ bientôt ils se mirent à danser en désordre une espèce d'é- cossaise que les Anglais leur avaient enseignée. Dans l'in- tervalle, le roi continuait de boire avec ses favoris ^ il fut surpris à table par son oncle André , chef de la tribu de Cavara, qui arriva dans la soirée , suivi d'une des maî- tresses de S. M. André était un Indien de race pure, d'une
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tournure qui n'avait rien de désagréable, agile dans ses mouvemens, et déguisant, sous une apparence de légèreté, un caractère adroit et rusé. Il parlait assez bien l'anglais ; il divertit beaucoup l'assemblée par les histoires qu'il nous conta sur les marchands de la Jamaïque, et par les traits satiriques qu'il lança aux vieux Mosquites. Dans la soirée, le roi me fit observer que je ne devais pas être étonné de le voir agir comme il le faisait ^ qu'en flattant les natu- rels du pays, son désir était de leur faire adopter par de- grés les mœurs et les usages de l'Angleterre. « Vouslevovez, ajouta-t-il, ils ont déjà quitté \epulpera, l'ancien vête- ment des indigènes ( le cuir végétal ou écorce tannée dont on a parlé plus haut), et les voilà avec des vestes, des cu- lottes et de bons chapeaux. )> Tel était en effet leur accou- trement. « ^ éritable mode anglaise, leur disais-je en riant. » Et eux de répéter, en se donnant une grotesque importance : ce ^ éritable mode anglaise I »
» Bientôt le roi se mit à danser une espèce de sauteuse , qu'il avait apprise à la Jamaïque, et il m'appela pour figu- rer avec lui. Je laisse à penser l'enthousiasme des dilei- tanti qui faisaient cercle autour de nous-, à peine le pas de deux était-il terminé, qu'on cria bis de toutes parts. Cepen- dant le général Bliatt avait donné la consigne de ne laisser entrer personne dans la salle du bal : mais le fracas de notre musique et l'arrivée des femmes attirèrent à la porte une foule considérable , qui força le passage et fondit sur nous comme un torrent, La chaleur nous suffoquait : le défaut d'air et d'espace nous força de suspendre la danse. Le bon prince, voyant le désappointement de ses sujets, proposa de la continuer en plein air. Alors les amateurs de second ordre, qui avaient organisé un bal séparé, dans le voisinage, vinrent se joindre à nous avec leur musique -, le roi, l'ami- ral, les hommes, les femmes, tout cela se mit à sauter à la fois , avec un bruit et une confusion qui forcèrent ceux xvr. 5
QQ VOYAGE DANS l'aMÉRIQIIE CEKTF.ALE.
qui conservaient encore quelque lueur de raison de quit- ter la place. La danse terminée, on rentra, et on se remit à boire ^ cette fois, les femmes étaient de la partie. Avant d'achever de s'enivrer, les chefs ordonnèrent aux femmes de rentrer chez elles, afin sans doute qu'elles ne se mis- sent pas hors d état de prendre soin de leurs maris. Jeunes et vieux passèrent toute la nuit avec leurs calebasses. Dans l'intervalle, le bruit du tambour et des décharges de mousqueterie ne cessait de se faire entendre devant la porte. A mesure qu'un des convives tombait ivre mort, sa femme, qu'on allait prévenir, accourait pour en prendre soin , et à peine avait-il repris ses sens, qu'il rentrait pour se mêler de nouveau à ces orgies. Le lendemain , on passa toute la journée à boire ^ on sabla, jusqu'à la lie, la li- queur de cassave et de maïs, qui avait succédé dans les calebasses à celle du coco. La troisième nuit, quand toutes les liqueurs furent consommées, les Indiens rentrèrent chez eux, la plupart dans un état déplorable. Je dois leur rendre la justice de déclarer que, pendant tout le cours de ces débauches, il ne s'éleva parmi eux aucune querelle. »
La danse et la conversation de M. Robert le poussèrent si avant dans les bonnes grâces du roi, qu'il le nomma son ambassadeur auprès d'un chef de tribu, qui, mécontent de S. M. , aspirait à se rendre tout-à-fait indépendant. Le général Bliatt accompagna M. Robert.
«Le gouverneur démenti (c'est le nom du chef de tribu) ne vint point à notre rencontre^ il se borna à nous donner audience dans son habitation. Il se leva de son siège, à notre arrivée , et nous tendit la main à Bliatt et à moi, en nous disant : « Soyez les bien venus! » mais il ne nous fit aucune question sur notre suite. Ce vieux chef, dont la physionomie et les discours firent sur moi une vive impression , avait la tournure des anciens caciques dont il était issu : c'était un homme robuste, quiparaissailavoircin-
VOYAGE DANS LAMÉRIQtE CENTRALE. Gn
quanle ou soixante ans ; avec la tournure des indigènes , il avait un air plein de dignité-, on lisait dans ses regards imposans qu'il se sentait né pour commander , et qu'il n'é- tait pas fait pour supporter le joug des Mosquites. Son cos- tume se composait d'un vieil uniforme espagnol : habit bleu, collet et paremens rouges surchargés de broderies d'or-, d'une vieille veste de satin blanc également brodée à paillettes d'or, avec des poches sur le devant^ d'une paire de vieilles culottes de serge blanche, de bas de coton de même couleur, de souliers à boucles d'argent, et d'une canne à pomme d'or, semblable à celle des corrégidors et alcades de l'Amérique du Sud. »
Après s'être rendu auprès du roi, dans sa capitale, et avoir pris ses mesures pour assurer le succès de ses opéra- tions commerciales, M. Robert fit voile vers le sud. Étant en- tré, pendantla nuit, danslabaiedeNicondéragua, il s'aper- çut, le lendemain, qu'il avait jeté l'ancre dans le mouillage de deux vaisseaux de guerre espagnols. Le capitaine d'un de ces bàtimens le fit arrêter comme espion au service des indépendans , et malheureusement les gens de l'équipage , interrogés sur son compte, déposèrent de manière à con- firmer ces soupçons. L'un d'eux affirma l'avoir vu à bord de son vaisseau, et ajouta qu'il avait cherché à surprendre le secret de la destination des deux bàtimens ^ l'autre dé- clara que c'était un corsaire. M. Robert fut donc conduit à la citadelle de Nicondéragua , pour être fusillé. Arrivé au lieu de l'exécution , l'officier qui devait commander le feu s'approcha de M. Robert , et lui enfonça le chapeau sur les yeux -, celui-ci le releva . pour voir tirer sur lui : il s'en- suivit une altercation qui dura quelques minutes. Pendani, ce tems-là , on aperçut un canot qui arrivait à force de rames : l'officier qui le montait fit nn signal qui suspendit Texéculion ; un instant après , il se fit reconnaître comme gouverneur du fort. Le nouveau gouverneur fit t! an^f'rer
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son prisonnier dans rintcriear, et nomma une commission chargée d'examiner les papiers qu'on avait trouvés à son bord, au nombre desquels étaient quelques brochures po- litiques qu'on l'accusait de distribuer, pour appeler les créoles à l'insurrection, ivl. Robert fut traîné de forteresse en forteresse , et de ville en ville, jusqu'à Léon. Le gou- verneur de cette place, qui entendait l'anglais, trouva dans les papiers du prisonnier la preuve de son alibi , et se convainquit d'ailleurs que les écrits incendiaires qu'on in- criminait n'étaient autres que vingt exemplaires du Nou- vf eau- Testament qu'un missionnaire l'avait chargé de dis- tribuer.
M. Robert n'eut point à se plaindre de l'accueil qu'il reçut des habitans , dans le cours de ce voyage forcé ; en effet, la nature de l'accusation portée contre lui lui con- cilia la faveur d'un peuple déjà mûr pour la révolution qui éclata quelque tems après. On peut juger des opinions politiques du pays, par les singulières preuves d'affection qu'on manifesta à ]\L Robert pendant sa détention à Grenade.
« Ma prison , dit notre auteur , avait une croisée grillée ,
élevée à six pieds du sol , et par où pénétrait une chaleur
accablante. Épuisé par les fatigues de la journée , je ne
tardai pointa m'endormir, et le lendemain je fus réveillé
de très-bonne heure par les tambours qui battaient la diane,
et par le bruit que faisaient les soldats en se rendant à
l'exercice. Au bout de quelques minutes, le bruit cessa :
un soldat , qui passait alors dans la rue , me jeta un paquet
de cigares , et s'arrétant à ma croisée , il me demanda fort
poliment un peu de feu pour allumer le sien \ ce n'était
qu'un prétexte pour avoir l'occasion de causer avec moi.
Il parut fort touché de ma situation, et après avoir jeté
un coup-d'œil à droite et à gauche , pour s'assurer qu'on
ne l'écoutait point , il me dit : « Ici, les patriotes sont nom-
VOYAGE DANS l'aMÉRTQUE CE^iTRALE. 69
breux , » et se déchaîna vivement contre le gouvernement espagnol. Vers huit heures, la troupe passa de nouveau ; ma prison fut entourée d'une foule considérable attirée par la curiosité , et qui venait d'apprendre qu'un Anglais em- ployé à Saint- Jean , par les patriotes, comme espion , était arrivé. La plupart manifestèrent hautement la pitié et le regret que leur inspirait ma situation, et ils ne quittaient la place qu'après m'avoir jeté des gâteaux, du pain d'é- pice , du fromage , du chocolat , des cigares , des pièces de monnaie de toute espèce, et jusqu'à des piastres. Presque tous ceux qui s'arrêtaient pour me voir se croyaient en devoir de payer l'exhibition que je faisais de ma personne, ou de chercher à adoucir ma captivité. Les plus timides, craignant d'être épiés par les agens du gouvernement, se bornaient à passer en me jetant de l'argent à la dérobée-, mais presque tous ceux qui fourraient leur tête à travers la grille, pour causer avec moi et pour me voir plus à l'aise avaient le cigare à la bouche, et alors la chaleur, jointe à la fumée, me suffoquait au point que j'étais forcé de les supplier de me donner quelques minutes de répit 5 quand le nuage commençait à se dissiper, je comptais , avec un plaisir mêlé de surprise, les témoignages palpables de la générosité des habitans. Je ramassai, en un jour, vingt-sept piastres, et des provisions pour plus d'un mois.^) Nous ne suivrons pas plus loin M. Robert 5 nous nous bornerons, en finissant, à recommander son ouvrage à ceux de nos lecteurs qui prennent intérêt aux aventures des navigateurs , et qui désirent surtout se faire une idée exacte des provinces les plus importantes de la moins con- nue des républiques du Nouveau-Monde.
(^London Magazine.)
VOYAGE
A LA NOUVELLE-GALLES DU SUD (l).
M. CiNNiNGHAM est un très -habile chirurgien attaché à la marine royale de la Grande-Bretagne, et qui a été chargé , quatre fois , de surveiller, sous les rapports sani- taires, le transport des déportés jusqu'au lieu de leur destination, à la Nouvelle - Galles du Sud. On ne peut douter que ses soins n'aient eu beaucoup de part à la con- servation d'un grand nombre d'individus , pendant une aussi longue traversée : chaque transport était au moins de 600 personnes, hommes et femmes, et tous arrivèrent en bonne santé , quoique, suivant le cours ordinaire de la vie humaine, quelques-uns d'entre eux auraient dû at- teindre le terme de leur carrière, et ne l'auraient pas vrai- semblablement poussé aussi loin dans leur pays natal. Ces voyages ont mis M. Cunningham dans le cas de séjourner dans la Nouvelle-Galles, d'^observer cette colonie lointaine, de faire des courses dans l'intérieur du pays, et de recueil- lir les matériaux d'un ouvrage publié l'année dernière à Londres ^ l'observateur y rend compte simplement de ce qu'il a vu et examiné sans prévention, avec tous les moyens d'être bien informé. Dans une modeste préface, il a exposé ses titres à la confiance du lecteur, et il l'a ob- tenue sans réserve. Nous ne sommes plus au tems où un
(i) Note du Tk. Nous avons déjà dirigé l^ittcnlion de nos lecteurs siii la Nouvelle-Galles du Sud, et les autres [laiLies de l'Australie, dan.s les numéros G, i5 et u8 de notre recueil. Mais la nature , cuinuie la société , se présente, dans ce monde nouveau , sous des as[)ects si variés et si bizarres, que ce sujet est bien loin encore d'clrc épuise. D'ailleurs la civilisation y niarclie si vite , qu'on en aurait bientôt perdu la trace , si ou ne se tenait pa> sans cesse au courant de ses progrès.
VOVAGK A LA .\0L VELLE-GALl.ES DU SUD. "J I
livje, quel qu'en fût le méiile réel, ne pouvait se montrer au grand jour que sous le patronage de puissantes recom- mandations : le public d'aujourd'hui va droit au fait et veut juger lui-même.
Les talens dont M. Cunningham avait fait preuve, dans Texercice de ses fonctions , exigent un coup-d'œil rapide et sûr : on peut donc compter sur la justesse de ses observa- tions, autant que sur la véracité de ses récits. En débar- quant, pour la première fois, à Sydney, il y apportait une profonde connaissance des hommes et l'habitude de les conduire d'après cette connaissance. Pour l'élude du pays et de ses productions, il avait eu soin d'acquérir, dans les diverses parties de l'histoire naturelle, plus d'in- struction que Ton n'en donne communément dans les écoles de médecine. Quoique le sujet sur lequel il a écrit ne soit pas tout-à-fait nouveau pour nous, et que nous ayons déjà, sur la Nouvelle-Galles du Sud, les rapports de Bigge et l'ouvrage de Wentworth, on pouvait être certain d'avance que le nouveau voyageur dirait plus de choses que ses devanciers, et qu'il les dirait mieux. Ce n'est pas que l'ouvrage de M. Cunningham soit entièrement irré- prochable , sous le rapport du style : au contraire, le lec- teur serait en droit, à cet égard , de faire des plaintes assez graves-, il manque quelquefois de goût, ne sait pas régler la marche de ses narrations, multiplie, sans motif, des préambules insipides, où tout annonce de grandes pré- tentions à V esprit', elles déplairaient encore davantage, si l'intérêt n'était point soutenu par l'importance des faits et la grandeur du spectacle que l'auteur met sous les yeux. Il serait peut-être équitable d'attribuer une partie des dé- fauts de son style à la forme épistolaire qu'il a donnée mal à propos à son ouvrage , au lieu de le diviser par ordre de matières, ce qui eût été plus commode pour ses lecteurs.
VOYAGE
Tel qu'il est, ce livre se fait lire jusqu'au bout. Dès les premières pages, on ne peut refuser à l'auteur une cou- fîance illimitée. Qu'on s'en défie toutefois : l'écrivain le plus sincère se laisse souvent entraîner par l'enthou- siasme, et, dès qu'il est hors de la bonne voie, il faut que le lecteur attende qu'il y soit revenu. On soupçonne que M. Cunningham a fait une peinture un peu trop brillante du pajYidis du Sud, si digne , dit-il , d'être habité par de pures intelligences -, c'est-là, suivant lui, que la terre in- vite le cultivateur à venir former son établissement, plutôt qu'aux Etals - Unis ou au Canada : les raisons sur les- quelles il fonde cette préférence sont au moins spécieuses. 11 fait remarquer que, dans l'état actuel des établissemens européens, l'émigrant qui veut choisir un emplacement dans l'Amérique du Nord ne peut plus en trouver qu'à i,ooo milles de la mer ^ que les terres y sont vendues , et non concédées^ que les produits de la culture ne peuvent être échangés sur les lieux , ni à proximité , et qu'il faut les transporter, à grands frais , à une place de commerce Irès- éioignée. A la Nouvelle-Galles du Sud , l'acquisition d'un vaste domaine , à i5 milles au plus des côtes, peut être obte- nue sans difficultés et presque sans frais : cela est vrai^ mais ce que M. Cunningham dit des possessions anglaises dans l'Amérique du Nord manque d'exactitude. Il y a certaine- ment de très-bonnes terres à vendre, à très-bas prix, dans la Nouvelle-Ecosse , le Nouveau-Brunswik, à portée des côtes du Golfe, ou des bords du fleuve St. -Laurent, à une dis- lance qui n'excède guère le vingtième de celle qu'il faut franchir pour se rendre à Sydney (i).
L'Amérique est couverte d'épaisses forêts où les voitures
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(i) Voyez, tlaiis noire i()<= numc-ro, un arliclc. sur les avantages com- pares (le rrinigralion ilans l'Australie, les Etats-Unis et le Canada.
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A LA NOUVELLE-GALLES DL sUD.
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lie parviennent que difficilement à s'ouvrir un passage, au lieu que, dans la Nouvelle -Galles du Sud, les arbres sont si clair-semés qu'on peut y conduire un chariot dans toutes les directions : cette disposition du sol est fort com- mode pour les' nouveaux colons. En Amérique , il faut des provisions pour nourrir le bétail pendant l'hiver: dans l'autre pays, les pâturages fournissent, en toustems, une nourriture assez abondante. Un autre avantage que les cul- tivateurs trouveront dans la Nouvelle-Galles du Sud, c'est que les bras n'y sont pas aussi rares qu'en Amérique, ni le travail aussi cher. Ajoutons enfin que le climat de celte colonie est d'une salubrité remarquable, si bien que, sui- vant M. Cunningham, on n'y est exposé qu'à des rhumes, et qu'on n'y redoute ni la petite vérole, ni la rougeole, ni aucune sorte de fièvres. \ oilà , sans contredit, le plus pré- cieux des privilèges de cette contrée , et ce qui lélève fort au-dessus de l'Amérique et même de l'Europe.
Il y a lieu de penser que M. Cunningham n'a rien omis de ce que l'on peut dire en faveur de sa terre de prédi- lection j mais il n'a pas pris la peine d'être juste envers les pays auxquels il la compare , et sa partialité est trop évidente lorsqu'il parle des Etats-Unis. On ne terminera jamais les discussions relatives aux lieux vers lesquels il serait le plus convenable de diriger l'émigration , si Ton s'obstine à mettre en présence ou en opposition des objets qui n'ont entre eux aucune analogie, et auxquels il est im- possible d'appliquer une mesure commune. La santé est un très-grand bien, sans doute ^ mais dans plus d'un cas, on en céderait quelque peu si l'on pouvait se débarrasser, à ce prix , d'un voisinage désagréable. Rappelons, en faveur de l'Amérique , la majesté de ses fleuves , les beaux sites qui environnent ses lacs, ses vastes prairies entrecoupées de forets d une verdure magnifique. C'est dans ce continent
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n2 VOYAGE
Tel qu'il est, ce livre se fait lire jusqu'au bout. Dès les premières pages, ou ne peut refuser à l'auteur une con- fiance illimitée. Qu'on s'en défie toutefois : l'écrivain le plus sincère se laisse souvent entraîner par l'enthou- siasme, et, dès qu'il est hors de la bonne voie, il faut que le lecteur attende qu'il y soit revenu. On soupçonne que M. Cunningbam a fait une peinture un peu trop brillante du pairidis du Sud y si digne , dit-il , d'être habité par de pures intelligences j c'est-là, suivant lui, que la terre in- vite le cultivateur à venir former son établisseuient , plutôt qu'aux Etats - Unis ou au Canada : les raisons sur les- quelles il fonde cette préférence sont au moins spécieuses. 11 fait remarquer que, dans l'état actuel des établissemens européens, l'émigrant qui veut choisir un emplacement dans l'Amérique du Nord rie peut plus en trouver qu'à i,ooo milles de la mer ^ que les terres y sont vendues , et non concédées ; que les produits de la culture ne peuvent être échangés sur les lieux , ni à proximité , et qu'il faut les transporter, à grands frais , à une place de commerce très- éioignée. A la iNouvelle-Galles du Sud , l'acquisition d'un vaste domaine , à i5 milles auplus des cotes, peut être obte- nue sans difficultés et presque sans fiais : cela est vrai 5 mais ce que M. Cunningbam dit des possessions anglaises dans l'Amérique du Nord manque d'exactitude. Il y a certaine- ment de très-bonnes terres à vendre, à très-bas prix, dans la Nouvelle-Ecosse , le Nouveau-Brunswik, à portée des côtes du Golfe, ou des bords du fleuve St. -Laurent, à une dis- lance qui n'excède guère le vingtième de celle qu'il faut franchir pour se rendre à Sydney (i).
L'Amérique est couverte d'épaisses forets où les voitures
(') ^ tjycz, , tlans noire iG*= num»Mo, un article sur les avantages con>- parcs de rcmigralion dans l'Auslralie, les Ktats-Unls et le (Canada.
A LA aOUVELLE-GALLES DU SUD. 78
lie parviennent que difficilement à s'ouvrir un passage, au lieu que, dans la Nouvelle -Galles du Sud, les arbres sont si clair-semés qu'on peut y conduire un chariot dans toutes les directions : cette disposition du sol est fort com- mode pour les' nouveaux colons. En Amérique , il faut des provisions pour nourrir le bétail pendant Thiver;, dans l'autre pays, les pâturages fournissent, en tous tems, une nourriture assez abondante. Un autre avantage que les cul- tivateurs trouveront dans la Nouvelle-Galles du Sud, c'est que les bras n'y sont pas aussi rares qu'en Amérique, ni le travail aussi cher. Ajoutons enfin que le climat de cette colonie est d'une salubrité remarquable, si bien que, sui- vant jM. Cunningham, on n'y est exposé qu'à des rhumes, et qu'on n'y redoute ni la petite vérole, ni la rougeole, ni aucune sorte de fièvres. \oilà , sans contredit, le plus pré- cieux des privilèges de cette contrée , et ce qui Télève fort au-dessus de l'Amérique et même de l'Europe.
Il V a lieu de penser que M. Cunningham n'a rien omis de ce que l'on peut dire en faveur de sa terre de prédi- lection^ mais il n'a pas pris la peine d'être juste envers les pays auxquels il la compare, et sa partialité est trop évidente lorsqu il parle des Etats-Unis. On ne terminera jamais les discussions relatives aux lieux vers lesquels il serait le plus convenable de diriger l'émigration , si l'on s'obstine à mettre en présence ou en opposition des objets qui n'ont entre eux aucune analogie, et auxquels il est im- possible d'appliquer une mesure commune. La santé est un très-grand bien, sans doute ^ mais dans plus d'un cas, on en céderait quelque peu si l'on pouvait se débarrasser, à ce prix, d'un voisinage désagréable. Rappelons, en faveur de l'Amérique , la majesté de ses fleuves , les beaux sites qui environnent ses lacs, ses vastes prairies entrecoupées de forêts d une verdure magnifique. C'est dans ce continent
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que loul semble iiivilcr l'iiommc à se livrer à l'agriculture; la Nouvelle-Galles du Sud est mieux disposée pour un peuple de pasteurs. Pour cette deruière contrée, les inconvéniens de la distance disparaîtront un jour 5 la race européenne ^e répandra dans l'Océanie (i), dans l'Archipel Oriental , sur le continent de l'Asie ; des relations seront établies avec l'Amérique, parvenue alors à un haut degré de civilisation : la Nouvelle-Galles du Sud pourra se passer de l'Europe ; et , si quelque révolution intérieure du globe ne vient pas altérer la salubrité de son climat, charger son atmosphère de nuages , la rendre obscure et humide durant une partie de l'année, comme en Amérique et en Europe, les éloges que notre voyageur prodigue aujourd'hui à ce pays cesse- ront probablement d'être une exagération.
Une nation composée d'élémens qui se repoussent mu- tuellement ne peut être long-tems paisible , et son enfance est presque toujours l'époque de ses plus grandes agita- tions. La ville de Sydney n'a point été exceptée de cette sorte de loi générale -, les haines de parti , enflammées par des journaux incendiaires, y sont parvenues au plus haut degré d'exaspération. Dans l'Australie, la population est partagée en deux grandes classes, celle des émigrans volon- taires et de leurs descendans , et celle des déportés rendus à la liberté. Les premiers sont connus sous la singulière déno- mination àHllégilimés'y les autres, au contraire, sont légiti- més^ parce que c'est par l'autorité des lois qu'ils sont arrivés dans la colonie, sans examiner comment cette autorité fut exercée sur eux. Comme dans tous les partis et dans les sectes religieuses , la même bannière réunit des troupes ,
(1) Note du Tr. Nous avons déjà dit que l'Océaniccst une division nou- vcllcmenl introduite pai les f^cographcs , cl qui comprend les îles de l'Ar- cliipel Oriental, celles de la Polynésie, la Nouvelle-Hollande, etc. Voyez le Tableau statistique de l'Australie , dans notre 'j8e numéro.
A LA NOrVELLF.-GALLES DU SUD. '"5
peu (l'accord entre elles, el qui vienneiil quelquefois aux mains : les émigrans ont leurs exclusifs ( exclusionists) , qui repoussent avec horreur toute proposition de rappro- chement entre ceux qui sont venus au nom de la loi , et les spéculateurs qui ont choisi librement cette colonie de la Grande-Bretagne , comme un lieu convenable au dévelop- pement de leur industrie. Une autre opinion tout aussi exclusive domine parmi les déportés devenus libres-, ils regardent la colonie comme un établissement fait pour eux , comme le patrimoine commun de tous ceux qui y seront amenés, comme ils le furent eux-mêmes, et sup- portent avec peine l'usurpation de ce qu'ils croient leur appartenir légitiinement. Cependant, une secte de confu- sionistes s'est élevée parmi les colons : elle provoque la réu- nion générale et des alliances entre les partis^ elle voudrait que des liens de famille pussent mettre un terme aux que- relles et aux violences dont on n'a que trop souvent l'affli- geant spectacle. Ces hommes raisonnables sont l'objet de l'animad version de tous les exaltés. Les diverses nuances de ces opinions principales forment autant de subdivisions dont chacune prend ou reçoit un nom qu'il faut ajouter à la liste des partis. Dans cette classification, établie par les passions haineuses, chacun garde soigneusement son rang et les opinions qui le fixent. C'est ainsi que, dans nos co- lonies du nord de l'Amérique, le descendant de l'un de ces chevaliers qui exploitent les grandes routes ne daigne- rait pas s'asseoir à la table où il reconnaîtrait un homme d'une naissance moins illustre, issu d'un fantassin de la même bande : et celui-ci traiterait avec aussi peu d'égards la postérité d'un simple coupeur de bourse. Ces préjugés sont tellement enracinés, qu'ils ne cèdent pas même à l'imposante majesté des richesses , si humblement vénérée de tous les peuples qui ne sont plus barbares. A Sydney j.
hQ VOYAGE
un émancipé pw , c'est-à-dire qui n'a reçu aucune répri- mande des magistrats depuis qu'il est rentré dans la vie civile, n est pas moins jaloux de sa dignité, qu'un colon de la Jamaïque ne peut l'être de la blancheur de sa peau. Celui-ci reconnaît, jusqu'à la cinquième génération, les faibles nuances de jaune, introduites par une très-petite portion de sang africain j et, lorsque ces traces ont disparu, il cherche autour des ongles, et sur des parties du corps qu'on ne nomme point, les marques de la bête , taches 1
presque imperceptibles , qu'un œil exercé peut seul décou- vrir. Le sévère émancipé pur, plus raisonnable que le créole des Antilles , quoiqu'il ne le soit pas encore assez , fuit toute alliance et toute relation avec un condamné relaps , émancipé impur : M. Cunningham rapporte , à ce sujet , une anecdote assez plaisante.
(( Des émancipés purs étaient réunis dans un festin pu- blic. Tout-à-coup un bruit épouvantable ébranle la salle ^ on avait découvert un homme qui déshonorait l'assemblée -, l'indignation se propage comme la commotion électrique : des cris à la porte l se font entendre de toutes parts. L'homme qui était la cause de tout ce vacarme, voyant ap- ])rocher l'orage, prend sur-le-champ son parti : il gagne lestement un bout de la table , entortille un coin de la nappe autour de son bras, met son potage sous ce retran- chement improvisé avec adresse, et le mange, bien résolu, en cas d'attaque, d'entraîner dans sa retraite et la nappe et tout ce qu'elle portait. » Il paraît que Xc^purs ne furent pas d'avis de se passer de dîner.
Notre voyageur attribue à une imprudence du gouver- neur Macquarie l'origine de la secte politique des ex- clusifs. Cet homme de bien , considérant la déportation comme une peine correctionnelle, et, par conséquent, comme un moyen d'améUoration morale, commenta, dans
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Iesensreligieux,rlesacles de prudence humaine et de philan- tropie -, il vit, dans les condamnés que la loi débarrassait de leurs chaînes, des âmes qui avaient traversé les flammes purifiantes du purgatoire -, il voulut leur faire goûter les dé- lices du paradis. Il résolut, en conséquence, de les relever à leurs propres yeux, en leur faisant occuper une place plus éminenle dans la société. Il s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé, et fit quelques tentatives peu fructueuses pour diminuer les mauvais effets de sa méprise. Les pas- sions extravagantes qu'il avait soulevées ne s'apaisèrent pas sous le gouvernement de son successeur, Sir Thomas Brisbane : et même, si M. Cunningham s'est expliqué assez clairement sur ce point essentiel, on dira que l'œuvre commencée par M. Macquarie fut terminée sous le gou- vernement du général Darling , successeur de Sir Thomas \ le caractère moral des déportés libérés s'éleva de plus en plus, prit de la dignité, et acquit des droits réels à l'es- time. Notre voyageur rend à cette classe d'hommes un témoignage très-honorable.
« Ils sont la partie la plus industrieuse et la plus active de la colonie. Ils possèdent toutes les distilleries, presque toutes les brasseries et une grande partie des moulins. Je n'ai jamais entendu dire qu'aucun d'eux fît un commerce interlope , au lieu que ceux qui prennent la qualification ôi^ hommes libres , parce qu'ils sont venus volontairement et à leurs frais , sont fort enclins à violer les lois de la colonie ou celles de la probité. Plusieurs des premiers négotians m'ont assuré que la majeure partie des affaires sont entre les mains des émancipés , et qu'ils s'en acquittent à la satisfaction générale. Si l'on doutait que leur conversion morale fût sincère et complète, il flmdrait au moins re- connaître que la crainte des lois dont ils ont éprouvé les rigueurs , et le sentiment de leur propre intérêt , mieux compris, suffisent pour les retenir dans la bonne voie. »
^8 VOYAGE
Peu importe, suivant nous, que ces hommes soient réellement honnêtes, par principes et par l'impulsion de leur conscience, ou qu'une force supérieure les contraigne à se conduire honnêtement^ dans Tun et Taulre cas, les intérêts de la société sont également conservés. Notre vovageur affirme qu'un étranger sera plus souvent trompé dans les boutiques de Londres, que dans celle d'un éman- cipé à Sydney. Ce dernier a le plus grand intérêt à con- server sa réputation intacte^ il sait qu'une mullitude de malveillans l'observe, et que ses mépiises passeraient pour des friponneries si elles étaient à son profit. Il marche donc avec prudence dans la voie étroite où il se trouve et ne cherche point à s'enrichir plus promptement par des bénéfices que la probité n'approuverait pas. L'habileté , l'ordre et l'assiduité au travail, sont les moyens de succès dont il se contente , et c'est ainsi qu'un petit capital lui suf- fit pour acquérir une honnête aisance , et une considéra- îion bien méritée.
a Quelques individus, qui ont commencé par conduire des tombereaux ou servir les maçons, sont parvenus, après quinze ans de travail , à la plus haute fortune que l'on puisse accumuler dans ce pays : on me croirait difficile- ment, si j'énonçais la somme à laquelle on porte leurs re- venus. Plusieurs d'entre eux étaient venus dans la colonie avec les plus mauvaises notes du ministre de l'intérieur, ou du tribunal qui les avait condamnés (i).
(i) Note du Tr. On sait depuis long-tems que des Anglais, re'duits à la misère dans leur patrie , et désespérant d'en sortir par des voies hono- rables, commettent quelque délit peu grave pour obtenir d'être condamnés à la déportation , et transportés à la Nouvelle-Galles du Sud, aux frais du gouvernement. Ces nouveaux babilans de la colonie ont l'ame saine , exempte de toute souillure d'un crime réel : leur bonne conduite les remet bientôt à la pl.ice qu'ils doivent occuper dans une société bien réglée. Cetle observation que M. Cunningliam n'a pas faite , explique , au moins en t^randc partie , les phénomènes moraux (jue la classe des cinancipés a mis sous les yeux de ce voyageur.
A L\ ^'OtVELLE-GALLES DU SUD. nà
M Ces hommes arrivent à Sydney avec une étonnante aptitude pour les affaires, et obtiennent , en peu de tems , des succès qu'ils n'auraient pu obtenir dans tout autre pays. Presque tous ont des facultés naturelles ou ac- quises^ dont ils n'avaient fait usaj^e que pour le mal : ils apprennent , au lieu de leur déportation, à mieux employer leurs talens, et pour eux-mêmes, et pour les autres. Ins- truits par une dure expérience , ils recommencent leur carrière, ou, pour mieux dire, ils v entrent pour la pre- mière fois, car les aberrations de leur début doivent être oubliées. Tels que des arbres transplantés dans une terre qui leur Convient, ou que ces peupliers dont parle le psal- miste, arrosés continuellement par le fleuve qui dépose leur semence sur ses bords , ils croissent à vue d'œil dans ce pays si abondant en ressources, et répandent autour d'eux un ombrage aussi agréable que salutaire. »
L'esprit de parti connaît bien le pouvoir des noms, et il les multiplie , afin d'augmenter en même tems les divisions dont il profite. Le paveur du ^3^ régiment, homme d'un esprit railleur, s'avisa àe, wovaxnev sterling s les soldats nés en Angleterre, et currencjs^ livre sterling d'échange qui était alors en baisse, les soldats nés dans la colonie : ces dc'uominations s'étendirent à tous les Anglais et à tous les créoles, sans distinction d'état ou de profession, et se main- tiennent encore, mais elles ne sont point offensantes pour les uns, ni un titre d'honneur pour les autres, a Les currencys des deux sexes, dit notre vovageur , sont une race remar- quable, intéressante, et qui fait bien penser du pays qui l'a produite. Leur taille haute et svelte , et la rapidité de leur croissance, les ont fait comparer à une tige de blé. Ils ont , comme les anciens Goths , une belle chevelure , les yeux bleus, le teint blanc et un peu pâle. Les jeunes femmes perdent leurs dents de très-bonne heure, comme en Amé-
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rique, ce qui lient peut-être à leur manière de vivre, et changerait au moyen d'un autre régime. D'ailleurs, ils n'ont rien conservé des vices de leurs parens -, l'ivrognerie est inconnue parmi eux, et leur honnêteté a passé en pro- verbe. Ils sont extrêmement attachés à leur terre natale , au point que ceux qui ont eu l'occasion de venir en An- gleterre ont noté, comme un des momens les plus dé- licieux de leur vie, celui de leur départ pour retourner dans leur pays. Ils ne pouvaient supporter l'air épais et enfumé de Londres, accoutumés, comme ils le sont, à l'éclat d'un ciel sans nuage, à l'atmosphère la plus pure que l'on connaisse. Une jeune fille , dont on avait excité la curiosité par une description de la capitale de la Grande- Bretagne , interrogée si elle voudrait faire un voyage dans ce pays où l'on voit tant de belles choses : (c Oh non! dit- elle ingénument , il y a trop de voleurs. » Elle en jugeait par le nombre des déportés qui arrivent annuellement à Sydney. )>
Dans toutes les circonstances où l'homme peut montrer ce qu'il vaut , faire preuve d'esprit , de courage , des qua- lités les plus dignes d'estime , le sterlmg est au-dessous du currencj. Jamais le facétieux payeur ne fut aussi malheu- reux dans ses plaisanteries.
L'influence du climat de la Nouvelle-Galles du Sud sur la constitution physique des individus qu'on y transporte, est tout-à-fait surprenante. On a remarqué depuis long- tems que les prostituées des grandes villes sont presque généralement stériles^ à cette autre extrémité du monde, en changeant de conduite, elles deviennent mères de nom- breuses familles. Des femmes mariées, qui, en Europe, avaient perdu l'espoir de voir de nouveaux fruits de leur union, ont retrouvé leur fécondité après une longue tra- versée et quelque séjour dans la colonie , quoique le tcms
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qui s'était écoulé les rapprochât de plus en plus du terme où celle faculté cesse naturellement. Cet admirable pou- voir du climat n'agit pas seulement sur l'espèce humaine-, il influe de la même manière sur les animaux dont l'homme se fait suivre, dans toutes ses migrations : à la Nouvelle- Galles du Sud , ils deviennent plus féconds, plus grands et plus forts. Celte observation est confirmée et développée par M. Dawson, directeur de la Coinpagnie Australienne d A- griculture : a On ne peut contester, dit-il, que le climat et le sol ont leur part d'influence sur la qualité des toisons et sur celle des animaux en général. Ces qualités peuvent varier entre des limites que les circonstances locales font reconnaître , en rapprochant ou en éloignant chaque espèce de la perfection dont elle est susceptible. Il paraît que les herbes de ce pays sont plus nutritives qu'on ne le croi- rait au premier coup-d'œil -, et, quant au climat, je ne crains pas d'affirmer, au risque de me donner la mauvaise réputation d'être un homme à paradoxes , que l'on doit attribuer à cette cause puissante le perfeclionnement pro- digieux des races de chevaux et des animaux domestiques dans la Nouvelle-Galles du Sud. )>
On ne peut penser que le sol et ses productions aient aucune part à ces résultats extraordinaires, car, suivant le rapport de M. Dawson lui-même , toute la contrée est très-peu fertile , et n'égale pas même, aux yeux d'un agro- nome, certaines parties de l'Europe où la terre ne récom- pense point les cultivateurs les plus intelligens et les moins avares de leurs peines. Mais le bienfaisant climat de l'Aus- Iralie rétablit et conserve la santé de chaque individu, dé- veloppe toutes les facultés que son organisation comporte, perfectionne ainsi les générations, et, par ce moyen, les espèces. Tl ne les change point , n'ajoute rien à leur taille ni à leur force-, on peut dire qu'il nagit point , au lieu XVI. 6
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que , dans presque tous les autres lieux , le climat n'est que trop actif, et que, par celte activité même, il allère plus ou moins la santé.
Si, dans quelques siècles, ou même plus loi, l'Australie est entièrement occupée par une nation noml)reuse et puis- sante, elle dominera sans doute tout l'archipel oriental ^ et, si rambition s'empare de ce peuple , aucun de ses voi- sins n'est en état d'arrêter ses conquêles. Pour atteindre ce degré de puissance et de prospérité , c'est à l'éducatioii des bestiaux, bien plus qu'au labourage, que la colonie devra s'attacber. Toutefois , nous ne doutons point que les judicieux Australiens ne fassent mieux que d'étendre leur domination par des conquêtes, à la manière des pe'iples barbares : ils préféreront sans doute porter la civilisation et ses bienfaits dans les îles de la Polynésie, si nombreuses , si belles , si fertiles. Que celle intéressante colonie accé- lère donc encore, s'il est possible, ses progrès déjà si ra- pides j qu'elle se bâte, pour le bien de l'humanité ! M. Cun- ningbam la suit pas à pas, depuis le moment où , sur la terre qu'elle occupe, quelques cabanes mal construites annonçaient seules la présence de l'homme et d'une société naissante : sa chronologie est présentée dans un tableau qui ne manque point d'originalité ^ nous allons en faire l'extrait.
(( Le premier débarquement dans TAuslralie eut lieu le îi6 janvier 1788. L'année suivante, on moissonna pour la jp/'em/èrefoisàParamalta^ en 1790, le y^remie/' colon volon- taire , James Reese, prit possession de son terrain ^ en 1 79 1 , douze prisonniers furent placés sur les bords de la rivière Hawkesbury , et en 179^ , ils fournirent 1,200 boisseaux de blé^ en 1796, la/^re/?«'è/e comédie fuljoué j en i8o3, on im- prima la première gazette , et la même année fui signalée par \e premier suicide : un détenu se pendit dans sa prison.
K LA NOUVELLE-GALLES DU SUD. 83
en i8o5 , le premier navire construit dans la colonie fut lancé à la mer-, en 1806 première inondation de l'Haw- kesbury^ en 1810, premier cadastre et dénombrement de la population ; les rues de Sydney eurent des noms, et des marchés furent établis , à jour fixe , chaque semaine-, on assista aux premières courses de chevaux -, en i8i3 , on tint la. première foire à Paramatta ^ en 181^, la prem,ière banque fut établie ; en 1818, le tribunal jugea le piemier déporté coupable d'un nouveau crime-, en 1820, on mit en vente le premier tabac cultivé et fabriqué dans la co- lonie^ en 18^5 , un ouvrage fut analysé dans une première Revue, ce qui, à notre sens, intervertit l'ordre naturel et fait arriver beaucoup trop tôt des travaux littéraires par lesquels on aurait dû finir. Ce fut la même année que le tribunal eut à prononcer pour la première fois sur un adultère {crim. con.). Enfin, Tannée 1826 est l'époque du prem.ier concert.
» A la vue de ce que 1 on a fait dans cette colonie, depuis son origine , on ne peut refuser son admiration à la pru- dence et au courage qui surent exécuter de si grandes choses. Dans lecourtintervallede trente-huit ans, une popu- lation européenne de 4o,ooo individus occupe un territoire de 200 milles carrés, dans une contrée où l'homme, pres- que aussi sauvage que les animaux, n'avait pu établir son empire. Une administration régulière, des tribunaux, une police bienveillante et sage, tout ce qui constitue un bon gouvernement se trouve réuni pour le bonheur de cette colonie. Les animaux domestiques de l'Europe y étaient inconnus : on y compte aujourd'hui 200,000 moutons , 100,000 têtes de gros bétail, et plusieurs milliers de che- vaux. L'homme s'y est environné de tous les animaux qui lui sont utiles ou agréables, et tous y ont prospéré aussi bien qp.e leur maître. Cette terre qui, trente-huit ans au-
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paravant, n'avait jamais produit un seul épi de blé, en fournit annuellement 5o,ooo boisseaux , à une seule dis- tillerie -, 34 moulins , dont 4 sont mus par la vapeur, 10 par des chutes d'eau , 18 par le vent et 2 par des manèges, con- vertissent les blés du pays en excellente farine. Deux grandes distilleries fabriquent annuellement , avec l'orge et le maïs de la colonie, 100,000 gallons ( 4oo,ooo pintes) d'eau-de-vie très-pure. Treize brasseries sont alimentées par les grains du pays, et leur aie, ainsi que leur bière , peut soutenir la concurrence des anciennes et magnifiques brasseries de Londres \, 8,000 tonneaux de ces boissons fournissent annuellement tout ce qu'il en faut pour la consommation.
)) En trente-huit ans, une ville a été bâtie dans un désert, bien loin du monde civilisé ; des chars parcourent ses rues ^ des droits légers, perçus sur les marchandises et aux en- trées, produisent un revenu de près de 2,000 liv. sler. (5o,ooo fr. )^ une chambre de commerce, des compa- gnies d'assurances, deux banques très-occupées, et dont le dividende s'élève jusqu'à 4o pour 100 de leurs capitaux-, une feuille hebdomadaire , et deux autres qui paraissent deux fois la semaine , toutes remplies de nombreuses an- nonces , voilà ce qui atteste la prospérité de cette ville extraordinaire et celle de tout le pays. »
Suivant M. Cunningham , le commerce ne s'est déve- loppé dans ce pays que depuis six ans-, et, depuis ce tems, au lieu de n'occuper que 3 vaisseaux , il lui en faut 24 pour le transport des émigrans, de leurs propriétés et de leurs cargaisons évaluées à 200,000 liv. st. Les exporta- tions qui consistent en laines, peaux et cuirs, huiles, bois de construction, nacre, etc., emploient annuellement 17 navires, dont la cargaison est évaluée à plus de 100,000 l. st. Le commerce avec les Indes et la Chine se fit d'abord avec
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6 ou n vaisseaux, dont le nombre, toujours croissant, est aujourd'hui de 16 : on estime qu'ils importent annuelle- ment pour 200,000 liv. st. de thé, sucre, vins, tahac , toutes choses que la colonie peut s' approprier et tirer un jour de son propre sol, dit notre vovageur. Il assure que la canne à sucre réussit très-hien sur les bords de la ri- vière di Hastings f qui porte ses eaux dans le port Mac- quarie, et qu'après des essais satisfaisans qui ont donné de beau sucre et d'excellent rum, on s'était déterminé à exploiter cette nouvelle branche d'économie rurale. En 1826 on vovait déjà une plantation de cannes à sucre , de 90 acres d'étendue. Ces plantations , ainsi que celles de la vigne et du tabac, prospéreront certainement dans une lie immense dont une partie est dans la zone torride, et dont l'autre atteint la latitude de Séville. Quant aux entre- prises pour la culture de Tarbuste et des plantes qui servent à la préparation du thé, il est très-vraisemblable qu'elles échoueront à la Nouvelle-Galles, comme dans beau- coup d'autres lieux où ces essais n'ont point répondu aux espérances que l'on avait conçu trop légèrement. On sait aujourd'hui que la cueillette et la préparation des diverses sortes de thés ne peuvent être confiées qu'à une industrie minutieuse, acquise par une longue routine, exercée par des individus qui se contentent du salai» e le plus modique. Ce sont des travaux que Ton ne peut faire en grand , qui n'exigent presque point de force , et qui conviennent aux mains les plus débiles, dirigées par une intelligence très- médiocre : il faut laisser les exploitations de celte nature aux Indes et à la Chine, où l'ouvrier consomme très-peu, où la population est surabondante et la main d'oeuvre au rabais. Ajoutons que l'arbrisseau qui fournit le thé (thea sinensis) paraît être du nombre de ceux qui n'acquièrent les qualités qui les font estimer que dans quelques lieux
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privilégiés, et par riiifluence d\ni clinial que l on ne peut transporter avec eux. C'est ainsi que le café d'Arabie est encore supérieur aux diverses colonies qu'il a (brmées dans des lieux que Ton aurait crus plus propres que l'Yemen à développer et perfectionner l'arôme de ce fruit.
Mais, parmi des exploitations auxquelles des spéculateurs intelligens peuvent se livrer dans la Nouvelle-Galles du Sud, la plus avantageuse est celle des laines fines. C'est à M. Mac Arthur que la colonie doit la race des moutons qui fournit ces précieuses toisons. L'importation ne fut cepen- dant que de trois brebis et d'un bélier, de race espagnole pure; la postérité de ces quatre animaux forme actuelle- ment un troupeau de plus de 2,000 individus, et, depuis quelques années, le propriétaire vend annuellement 4o bé- liers , au prix de i^ liv. st. par tête. Ce colon , plein d'ac- tivité et d'intelligence , a successivement agrandi son do- maine, et possède actuellement plus de 3o,ooo acres de terre équivalant à la superficie d'un carré de 7 milles de coté. Tout ce terrain est d'une seule pièce , et s'étend de- puis les bords fertiles d'une rivière, jusqu'au sommet des hauteurs qui forment la vallée : ainsi, on y trouve réunis tous les agrémens des possessions rurales ; des eaux , des plaines et des coteaux boisés, et partout des pâturages où les bestiaux trouvent en tout tems une nourriture abon- dante et substantielle. M. Mac Arthur élève aussi des che- vaux et du gros bétail-, il cultive les fruits de l'Europe ; un grand vignoble lui fournit un vin qui vaut, dit-on, le meilleur Sauterne; il a introduit les fourrages de I'Fai- rope : enfin, à l'imitation des hautes classes de l'Angle- terre, il a une meute, et le pays n'est pas sans agrémens pour les chasseurs.
Une des plus importantes découvertes que l'on ait faites, dans la Nouvelle -Calles du Sud, est celle d'un passage à
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travers les Montagnes Bleues, que Ton avait crues tout-à- fait inaccessibles. La population , déjà trop pressée à Test de cette chaîne, s'est écoulée comme un torrent, dès que la digue qui la retenait a élé rompue; elle s'est répandue sur les belles plaines de l'est , et c'est maintenant de ces ha- bitations transalpines que l'on tire la plus grande partie des laines envoyées en Angleterre. C'est là que la ville de Ba- ihurst s'est élevée, comme par enchantement, au milieu (Tune plaine légèrement ondulée , et propre à presque toutes les cultures, mais disposée , et comme destinée par la nature à fournir les meilleurs pâturages. Une fermière y fait actuellement un fromage qui vaut presque celui de Chester, et elle s'élèvera promptement, par cette seule in- dustrie, à l'une de ces hautes fortunes dont la Nouvelle- Galles a ouvert la source. Outre une société littéraire et une académie où l'instruction des collèges n est pas re- gardée comme suffisante, et où les sciences commerciales sont enseignées à la jeunesse , Bathurst possède une com- pagnie de chasseurs : les membres de celte compagnie ont un uniforme très - élégant ; et, en général, les ai- sances, les recherches du luxe et les douceurs de la vie sociale, ont franchi les Montagnes Bleues avec les premiers habitans qui vinrent s'établir sur cette terre de délices. L'air de Bathurst passe pour le plus sain que l'on puisse lespirei' dans ce pays, renommé pour la salubrité du cli- mat. «De tous ceux qui ont fondé cette ville ou qui sont venus l'habiter, dans l'intervalle de douze ans, aucua n'avait payé le tribut à la nature, avant 1826 ^ et, cette année même, la mort se contenta d'une seule victime. » On trouvera sans doute, en d'autres lieux, des positions non moins avantageuses que celles de Bathurst. Notre voyageur a vu, avec satisfaction, que les habitans ne cherchent point à concentrer la population sur quelques points, qu'ils se répandent sur le territoire, eltendentàroccuperde proche
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en pi oche. Déjà quelques élablissemeiis se sont formés vers le sud, et bientôt ils pourront entretenir une correspon- dance régulière et prompte avec la colonie fondée dans la terre de Van-Diémen. Le port Western est actuellement occupé, et, quoique le sol soil assez médiocre autour de cette baie , les reconnaissances poussées dans l'intérieur donnent l'espoir que les cultures pourront s'y établir aussi avantageusement qu'aux lieux où elles ont répondu aux vœux des cultivateurs. On a la certitude que cet établisse- ment lointain cessera bientôt d'élre isolé , et que des habi- tations intermédiaires , peu distantes les unes des autres, garantiront des communications avec la capitale de la co- lonie. On s'est aussi assuré, par des établissemens capables d'une bonne défense , la paisible possession des baies de Jarvis et de Baleman : on s'est rendu maître, par les mêmes moyens , de V Entrée du roi Georges, près du cap Leuwin, position qui commande le détroit de Bass, et peut être considérée comme la clef de ce passage. Dece lieu jus- qu'à la rivière des Swan(i), sur la côte occidentale^ on ren- contre de belles plaines aussi fertiles que celle de Balhurst, mais plus diversifiées, assez bien arrosées et moins dé- pourvues de grands arbres. Il y a même, sur le penchant des collines, des forêts qui peuvent fournir des bois de con- struction de grandes dimensions et bien supérieurs à ceux quel'on exploite sur la côteoppcsée.Delarivièredes Svvan, les habitations s'étendront vers le nord , et atteindront bien- tôt le Tropique^ puis elles se mettront en relation avec la colonie de l'île Melville, sur la côle du nord, établissement qui s'est étendu et fortifié par l'occupation de quelques îles à l'est (2). Ces nouvelles extensions de la colonie , sur les
(•) Rivière des Cognes.
(2) Voyer , dans noire 'i^ numéro , une notice sur cel établissement ilont U création est .toute re'ccnte.
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côtes du nord, sont fortement recommandées par quel- ques spéculateurs qui espèrent enlever aux Hollandais une bonne partie d'un commerce très-profitable que ces habiles concurrens font depuis long-tems avec la Chine, c'est celui du trepang^ dpnt les Chinois font une grande consom- mation ; mais cette exploitation ne peut être faite avec pro- fit que par des Malais, très-habiles pécheurs, les seuls que l'on ait employés jusqu'à présent pour l'extraction du tre- pang. Il faudra donc tirer de Singapore quelques-uns de ces hommes défians et peu sûrs; et, pour n'être pas exposé à les perdre: il sera indispensable d'amener leurs familles avec eux, on ne pourra se passer non plus de quelques- uns de ces Chinois, établis dans les îles asiatiques, inter- médiaires employés communément dans le nouveau com- merce qu'on veut établir : ainsi, la côte nord de l'Australie serait livrée, en grande partie, à deux races d'hommes peu dignes d'estime , et l'on introduirait , au milieu de la belle population qui se répand si heureusement dans cette vaste contrée , un mélange qui la déparerait s'il ne l'altérait pas !
La Compagnie d yigricultiire Australienne n'est point une réunion d'agronomes, mais une association de spécu- lateurs qui ont obtenu la concession d'un million d'acres de terre autour du port Stepliens , sur la côte orientale. Cette partie du territoire de la colonie est représentée comme l'une des meilleures, et l'établissement de la Com- pagnie s'élèvera bientôt au niveau de Sydney, si même il ne surpasse point cette capitale. Aux concessions qu'il avait déjà faites, le gouvernement vient d'en ajouter une d'un très-grand prix ^ c'est une partie de mine de charbon de terre, dont 5oo acres deviennent la propriété de la Com- pagnie, et seront exploités régulièrement par des ingé- nieurs et des ouvriers tirés de Newcastle. Ces mines ont
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fait toiicevoirdès à présent les plusbrillaiites espérances; ou calcule déjà qu'elles approvisionneront Sydney et les ports de la colonie, qu'elles permettront rétablissement d'une navigation à vapeur fort étendue , et que le combustible qu'on en tirera se réalisera dans tous les établissemens européens en Asie, en Afrique et dans l'Océanie. Ces ri- chesses minérales sont bien séduisantes; mais dès que l'on sort de Tintérieur de la terre , et que l'on jette les yeux sur les productions de la surface, en quelque lieu de l'Aus- tralie que l'on se trouve , on revient aux moutons. Il sem- ble que celte contrée soit destinée à fournir seule la laine mise en œuvre par toutes les fabriques de Tunivers. On a tout lieu de croire que les toisons australiennes seront les plus belles et les meilleures que l'on connaisse; qu'elles surpasseront, à tous égards, les laines de Saxe, et seront moins chères sur les marchés de l'Angleterre : on a calculé que le transport d'une toison, de la ferme saxonne qui est le point de départ, jusqu'au lieu d'embarquement, le fret et les droits d'entrée coûtent plus que la longue navigatioji entre la Nouvelle-Galles du Sud et la Grande-Bretagne. L'Allemagne s'apercevra bientôt qu'elle est vaincue dans cette lutte d'industrie, et qu'elle ne peut soutenir la con- currence d'un pays beaucoup plus favorisé par la nature , et non moins bien secondé par les circonstances commer- ciales.
Quant aux-iirts mécaniques, on pense bien que les Aus- traliens sont encore bornés au nécessaire, quoiqu'ils aient fait, en trente-huit ans, plus de progrès que n'en firent autrefois les colonies anglaises de l'Amérique du Nord , pendant un siècle. Aujourd'hui la Nouvelle-Galles du Sud a des fabriques de gros draps plus chers que ceux de l'Angleterre, mais plus économiques peut-être parce qu'ils durent plus long-lems. A Paramatta , les femmes détenues
A LA TNOl VETLF.-GAILES Dl SI n. gi
font d'autres élolfts de laines commLiiie>, et (quelques pièces de toile avec le Un de la Nouvelle-Zélande {phar- mium tenax). Beaucoup de colons prépareJit eux-mêmes le cuir qu'ils consomment, et font leurs souliers. Plusieurs ménages fabriquent le savon qu'ils emploient. A Sydney, des chapeliers ont tiré parli du poil de l'écureuil volant, et ils en font des chapeaux auxquels on ne reproche qu'un seul défaut^ celui de se ramollir et de se déformer lorsque l'air est humide. En général , les fabriques coloniales sont en état de pourvoir aux besoins des ménages et de la cul- ture, à des prix qui ne surpassent point ceux des mêmes objets en Angleterre. Les navires que l'on construit pour le cabotage, avec les bois du pays, ne sont pas moins du- rables que ceux qui sortent des chantiers de l'Inde, où Ion n'emploie que le bois de tek (teak).
L'aspect de la capitale atteste les progrès de l'aisance générale , et par conséquent tle la civilisation. On n'obtient aucune considération si l'on n a point un cabriolet , ou tout au moins un cheval de selle. Dans un procès crimi- nel , le juge, adressant la parole à un témoin, lui deman- dait ce que c était que M. N. « C'est un homme consi- déré... — Qu'entendez- vous parla? — Il a un cabriolet. » Le service de la poste aux lettres est assuré et régulier dans toute la colonie. Des relais de postes sont établis sur le.> routes principales ; des voiturespubliques partent à jour fixe, plusieurs fois la semaine^ entre Sydney et Paramatta, les communications sont plus actives, et occupent chaque jour deux diligences. Ces soins, doniiés aux affaires, n'ont pas fait négliger la culture intellectuelle, ni les arts d'a- grément j on a des écoles bien dirigées et pourvues de bons instituteurs : celles que le gouvernement a fondées sont dotées libéralement avec des terres. Qui aurait ima- giné que la jeunesse put recevoir, à 6,000 lieues dti
TEurope, une éducalioii tout euiopéeniie ^ que les de- moiselles y auraient des maîtres de piano, de harpe, de chant, de danse? que les modes de la métropole arrive- raient, un peu tard sans doute, dans cette nouvelle con- quête de la civilisation, mais qu'elles v régneraient en souve- raines, comme dans les cercles les plus hrillans de la cour et de la ville? et, ce qui est peut-être encore plus extraordi- naire, que lanavigation et toutes les connaissances dont elle lire parti seraient enseignées avec succès dans la plus éloi- gnée et la plus récente des colonies de la Grande-Bretagne? Ajoutons qu'à Sydney les hôtels de George-Street et la taverne de la colline (Hille s Taveni,, près à^Hyde-Park, rivalisent avec ceux de Londres même, en tout ce qui peut contribuer au bien-être de leurs hôtes. Malgré ce luxe mo- derne, les divertissemens qui plaisent surtout aux Austra- liens sont ceux de la vieille Angleterre : un club où l'on n'est admis qu'au scrutin ^ des courses de chevaux deux fois par an, l'une à Sydney, l'autre à Paramatta, où l'on amène jusqu'à huit coureurs pour disputer le prix-, des soupers, des bals. Toutes les classes, même les moins aisées, ont contracté le besoin d'une grande propreté dans leurs ha- bits et sur leurs personnes , cette demi-vertu est un des traits caractéristiques de la population australienne , et fait présumer que le sentiment des bienséances y est général et délicat. « Il est rare, dit M. Cunningham, que l'homme qui soigne son extérieur soit entièrement dépourvu d'intel- ligence ou de moralité, n
On est encore réduit à trois feuilles périodiques , la Ga- zette de Sydney , V Australien et le .Moniteur. Ce dernier paraît une fois par semaine, et les autres deux fois. Comme le nombre d'abonnés, à chacune de ces feuilles, est de 65o, on imprime 3, 260 exemplaires par semaine, \j\4hnanach colonial est un ouvrage savant où l'on trouve tous les ans de-
A J.\ >OLVKLLE-aA.LLEi DU SUD. q3
très-bonnes notices sur l'agriculture et les arts. La presse coloniale est très-occupée, et livre au public une multitude d'ouvrages appropriés au pays et aux besoins de ses habi- tans. Les lettres ne sont pas négligées, et la poésie conserve tousses droits ^^on a des bardes australiens, et le recueil de leurs productions forme déjà deux volumes.
En récapitulant ce que cette colonie a fait , en considé- rant ce qu'elle est devenue dans l'espace de trente-huit ans , on est porté à croire que , dès son origine , tout était médité et préparé pour le mieux ^ que Ton n'eut point à faire d'infructueux essais, et que les circonstances furent constamment favorables : cette opinion serait fort éloignée de la vérité. Le commencement fut pénible , rebutant ^ les difficultés qu'il fallut surmonter furent effrayantes, de na- ture à ébranler les plus fermes résolutions : ce qui peut surprendre , c'est qu'on ait persévéré dans une entreprise où tout se montrait sous l'apparence la plus décourageante. Une courte histoire de la colonie, d'après le récit du gouverneur Phillips et le journal du colonel CoUins, fera d'autant plus d'impression sur nos lecteurs, que ^ jusqu'à présent, en prenant pour guide le livre de M. Cunningham, la Nouvelle-Galles du Sud leur a offert un spectacle des plus agréables.
En 1788, le capitaine Phillips quitta l'Angleterre, con- dtiisant à Botany-Bay 1,000 individus, parmi lesquels on comptait 686 déportés, dont 564 hommes et 1 22 femmes^ les autres passagers étaient des officiers, des soldats, quel- ques femmes et quelques enfans. Arrivé à Botanv-Bay, il acquiert la conviction que ce lieu n'est point un emplace- ment convenable, que ceux qui l'ont indiqué se sont laissé tromper par les prestiges d'une magnifique végétation, sans examiner si l'on y trouve en même tems tout ce qu'il faut à une ville , à la capitale d'une colonie. En se portant un peu
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plus au nord, il découvre le Potl Jackson^ que les premiers navigateurs anglais dans ces parages n'avaient point aperçu, cl il met tout son monde à terre, au fond d'une petite anse qu'il nomme Sj dnej-Cove. Son premier soin fut de faire bàlir un hôpital , car une grande partie de son monde était accablée de mrJadies. Il ne pouvait employer à ces travaux que les déportés en état de santé : ces hommes se révol- tent^ quelques-uns se retirent dans les bois, et d'autres sont reçus sur les vaisseaux de Lapérouse qui se trouvaient alors au même mouillage ^ ceux qui restent jettent leurs outils, et cessent le travail \ le désordre est au comble, et les équipages mêmes y prennent part ^ les matelots s'em- parent des eaux-de-vie, s'enivrent à bord et se battent^ la dysenterie et le scorbut font succéder à ce tems d'agitation un calme non moins funeste. Les trois quarts des débar- qués ont péri-, les bestiaux que l'on avait amenés ont dis- paru dans les bois-, les provisions sont presqu'entièrement épuisées^ une frégate que l'on attendait avec impatience, pour ravitailler la colonie , se perd sur une île de glace : un vaisseau vient enfin , mais au lieu de vivres , il débar- que 29.0 déportées dont plusieurs étaient vieilles, d'autres incapables de travail, et les autres malades. Quatre nou- veaux transports arrivèrent successivement -, l'un amenait 200 malades sur 218 individus, et, sur les trois autres, on perdit plus de 3oo déportés, quoique la traversée eût été sans accidens. Un autre transport fit à la colonie un pré- sent bien funeste -, il y propagea la fièvre des prisons. Enfin, la cause de tous ces malheurs fut connue ; les erreurs et les abus disparurent-, on ne fit presque plus de pertes pen- dant la traversée, et presque tous les individus embarqués arrivèrent en bonne santé au lieu de leur destination.
Tandis qu'il était si difficile de recruter la colonie , il ne l'était pas moins de la gouverner. Les déportés commet-
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taient de nouveaux crimes ^ il fallait multiplier les sup- plices. Des scélérats mirent le feu à la prison , et firent périr dans les flammes plusieurs de leurs compagnons dont on n'eut pas le tems de briser les fers. On les contraignit à relever l'édificie qu'ils avaient détruit ; mais, dès qu'il fut achevé, ils le brûlèrent de nouveau. Une autre fois , ils li- vrèrent aux flammes l'église, et même un magasin de grains destinés à leur subsistance. Après ces attentats, ils se reliraient dans les bois, où la faim en délivra la colonie. Ces indomptables brigands étaient, pour la plupart, des Irlandais qui avaient formé le projet de gagner la Chine , en se dirigeant toujours vers le nord : de fausses notions sur cet empire asiatique leur avaient persuadé que le trajet ne serait ni long ni difficile. L'erreur subsiste encore, dit M. Cunningham , et il raconte à ce sujet une aventure as- sez plaisante. Un déporté irlandais partit un jour tout seul, bien résolu de retourner dans sa patrie , par la route de la Chine. Après trois semaines de courses pénibles et de mi- sères, il entend le chant d'un coq ^ son cœur tressaille de joie : il approche, il entrevoit une cabane-, il croit être en Chine, ses peines vont finir. Cette cabane ressemble à celles de la JNouvelle-Galles du Sud. . . les campagnes de la Chine ressemblent donc à celles de la colonie! Cette découverte redouble son plaisir. Un Européen s'offre à ses yeux, il croit reconnaître le colonel Johnstone, il ne peut plus contenir ses transports : « Que Dieu vous conserve long- tems , colonel ! et comment votre honneur se trouve-t-il en Chine et sur mon chemin ? -» Le pauvre homme s'était fourvoyé dès le premier jour de son prétendu voyage -, et de continuels détours l'avaient ramené très-près du lieu d'où il était parti. Plusieurs de ses compatriotes croient fermement que les Montagnes Bleues sont celles du Con- nauglh, en Llande-, et pour aller revoir leur chère patrie.
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ils se dirigent au sud , parce que la verle Erin (i) est plus froide que la Nouvelle-Galles du Sud, et que, dans rhémi- splière austral , c'est du sud que soufflent les vents froids. Le mauvais succès de toutes ces entreprises ne dissipe point i illusion. Une troupe assez nombreuse s'était réunie secrè- tement et s'était donné un chef^ c'était le savant de la bande. Il avait pris, dans une boussole , la rose des vents, sans emporter Taiguille aimantée, et, avec ce papier, il était bien sûr de conduire ses compagnons jusqu'à la terre natale; mais, dès qu'on eut besoin de consulter l'instru- ment , on vit avec surprise et douleur qu'il n'indiquait au- cune direction : on en conclut que la boussole n'était d'au- cun usage dans celle partie du monde pour se diriger sur la terre ^ le projet de retour en Irlande fut abandonné.
On a fait aux premiers gouverneurs de la colonie des reprocbes trop sévères -, au lieu de blâmer leur conduite , on devait peut-être à leur dévouement des témoignages de la reconnaissance publique. Aucun bien n'est facile, avec les moyens et les matériaux qu'ils avaient à leur disposition ; et cependant ils en ont fait beaucoup. En traitant les dé- portés avec indulgence , en les délivrant de leurs cbaînes le plus tôt qu'ils le pouvaient, ils les exposaient, il est vrai, à de funestes rechutes dans le crime ^ mais ils ont introduit parmi ceux qui ont résisté à cette épreuve un esprit de corps qui fut d'abord très-utile , encouragea la bonne con- duite, rendit les délits plus rares, hors des lieux de déten- tion aussi bien que parmi les prisonniers. D'ailleurs, ils n'avaient pas assez de renseignemens sur les individus qu'on leur amenait, pour que leur indulgence rencontrât toujours les sujets qui en étaient le plus dignes : on ne leur envoyait aucunes notes sur les condamnés, sur les crimes qu'ils
(i)Noin de l'Irlande en langueFceltique irlandaise, qui . comme on sair, difTèrc totalement de la langue anglaise.
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avaient commis, sur lour vie antécédente^ de manière quon ne ponvait les classer que d'après des observations faites dans la colonie même sur chaque détenu. Cette dispositioii n'est pas changée, et M. Cunningham s'en plaint forte- ment (i).
Le voyageur observe les déportés au moment de l'em- barquement et pendant la traversée ^ le spectacle de ces mœurs hors des voies de la civilisation , et qui cependant v rentrent par nécessité , excite fortement la curiosité , et attire même les regards du philosophe. Dès que les hom- mes sont réunis à bord du bâtiment qui doit les transportei- dans l'autre hémisphère , leur premier soin est de s'orga- niser, de choisir leurs chefs et leurs officiers. Les scélérats les plus avérés obtiennent toujours le premier grade , et sont proclamés capitaines du pont : les emplois inférieurs sont aussi conférés au mérite reconnu^ les titres sont dis- cutés , et lintrigue n'a aucune part à ces nominations. Les femmes déportées se mettent également sous la direction d'une supérieure qui ait de l'âge et de Texpérience, et qui sache gouverner une jeunesse quelquefois indocile et tur- bulente. On voit toujours , parmi les hommes aussi bien qu'entre les femmes, quelques individus qui affectent une piété peu d'accord avec leur ancienne conduite 5 ils ont con- stamment leur Bible à la main, et toutes leurs paroles sont l'expression de la morale la plus pure, ou d'une dévotion poussée jusqu'à la ferveur de la vie contemplative. Ces hypocrites ne quittent pas le masque un seul instant , et meurent en conservant jusqu'au dernier soupir leurs in-
( 1) Note du Tr. M. Cunningbam se trompe ; la vie des déportes est finie dans leur ancienne patrie. Cest à une nouvelle existence qu'ils sont appelés sur la terre qu'il leur est permis d'habiter ; il convient à tous e'gards que Von n'y tienne compte que de ce que chacun aura fait dans le nouvel ordre de choses où il se trouve place. Cet usage est très-sage, très-moral , et n'a pas peu contribué aux e'tonnantes améliorations que le vovagcura observées dans la Nouvelle-Galles du Sud.
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clina lions perverses et un extérieur de sainteté. M. Cun- ningbam cite quelques exemples remarquables de ce mé- lange des vices les plus opiniâtres qui puissent dégrader Tame humaine. Il remarque surtout un infatigable lecteur de la Bible, qui fut débarqué à Sydney, atteint d'une consomption parvenue au dernier période , et qui n'atten- dait plus que la fin de sa pénible existence. Transporté mourant à l'bopital, il recommanda instamment que quel- ques-uns de ses compagnons se relayassent auprès de son lit pour lui lire les saintes Ecritures. Au milieu de ces pieuses occupations , et sentant approcher la mort , il ne perdait pas une seule occasion de fouiller dans les poches de ceux qui passaient à sa portée, et, au moment où il cessa de vivre, il venait de voler un canif. Un autre saint de même étoffe , qu'on voyait toujours avec sa Bible à la main, le nez chargé d'une paire de grandes lunettes, feuil- letant ou lisant son livre, et ne le perdant jamais de vue, débarrassa d'une somme d'argent assez considérable l'aide chirurgien qui le soignait à l'hôpital, et qui avait eu l'im- prudence d'approcher du pieux malade avec une bourse bien garnie.
Pendant la traversée, il est plus difficile de faire observer une bonne discipline sur le vaisseau chargé des femmes, que sur celui qui porte les hommes. M. Cunningham fut assez heureux pour trouver, à la tête de la cargaison de femmes qui lui était confiée, une vieille sibylle de soixante-dix ans, très-experte , et qui connaissait parfaitement le régime des prisons et des maisons de correction de la métropole; elle y avait passé quarante ans de sa vie. Quelques élèves de la vénérable M""^ Fry (i) se trouvaient au nombre des dépor- tées-, lorsque l'on fut au large, ces demoiselles firent des
(i) Note du Tr. M""' Fry est une enthousiaste sincère qui a consacre' SCS loisirs et sa fortune à t^clier de ramener les filles publiques J» des scnti- nicns honnêtes et religieux.
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papillotes avec les traités de morale et de religiou dont leur institutrice avait eu soin de les pourvoir.
On a peine à se persuader qu'il soit possible de tirer quelque chose de bon d'un tel amas de corruption morale : il semble que la contagion a dû pénétrer partout, et ne laisser aucune partie saine ^ qu'une nation, recrutée tous les ans par le rebut des sociétés civilisées , conserve néces- sairement quelques dispositions anti-sociales , et ne sera ja- mais susceptible d'une civilisation ])erfectionnée. Lors- qu'un homme, qui a bien observé cette population, vient affirmer qu'elle est plus près du bien que nous ne le sommes nous-mêmes, quelque confiance que mérite ce témoin, nous ne croyons qu'avec répugnance , et nous sentons le besoin de comparer son témoignage à d'autres dépositions également dignes de foi. Interrogeons donc un autre obser- vateur : voici ce que M. Atkinson , l'un des anciens habi- lans de la colonie a écrit dans un petit ouvrage intitulé : Etat présent des cultures et des pâturages dans la Nou- velle- Galles du Sud.
« Les premiers habilans de la colonie furent des mili- taires et des malfaiteurs déportés. Les uns et les autres devaient être assez ignorans en agriculture ^ c'étaient, pour la plupart, des citadins ou des hommes de la lie du peuple , sans aucune instruction. Jusqu'au moment où l'on en fit des cultivateurs , leur manière de vivre ne les avait pas accoutumés à la prévoyance^ le soldat en est dispensé, et le brigand renoncerait à son métier, s'il pensait, de tems en tems, à l'avenir. Ces hommes ne sentaient pas le besoin de ces commodités de la vie auxquelles nous attachons tant de prix \ ils ne recherchaient aucune sorte de considéra- tion, ni pour eux, ni pour leur famille : une nourriture grossière , des habits pour se couvrir, leurs désirs n'allaient pas plus loin: après avoir pourvu à ce nécessaire indispen-
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sable, tout ce qu'ils gagnaient au-delà se dissipait en dé- bauches. Ce n'est pas avec de tels hommes qu'on défriche et qu'on embellit un pays encore inculte, qu'on le couvre de champs, de prairies, de vergers, d'habitations propres et commodes. Celles des premiers colons sont misérables, sales, d'une apparence repoussante. Qu'ils aient commencé par se faire des cabanes d'écorce d'arbres, à la bonne heure \ mais ils y sont encore et n'ont point bâti des mai- sons de briques ou de bois. Les enfansont été aussi négligés que la ferme ^ ils n'ont reçu de leurs parens aucune édu- cation, aucun enseignement, aucun principe de religion. Qu'on n'oublie point que je ne parle que des premiers co- lons, de ceux que l'on nomme dungaris, sobriquet qu'on leur a donné parce qu'ils s'habillent d'une toile grossière de coton fabriquée dans l'Inde, et qui porte, dans la co- lonie , le nom de dungaria. Je doute qu'il ait jamais existé une population plus imprévoyante, plus méprisable que celle-là. Malheureusement, on l'a placée sur les bords de l'Hawkesbury, du Nepean, et dans le district d'Aird, de manière qu'elle possède les meilleures terres de la co- lonie. »
On croit aisément que les premiers colons et leurs des- cendans ne sont pas l'élite de la colonie ^ mais M. Atkinson ne dit point s'ils forment une partie considérable de la po- pulation totale , comme on est porté à le supposer d'après le titre de son livre. Dans ce cas, il ne serait nullement d'ac- cord avec M. Cunningham^ ce voyageur transcrit le dé- nombrement fait à la fin de 1826 , où l'on voit que, sur 36,219 individus, on en comptait 6,645 qui appartenaient à la classe de Témigrant libre, et 12,1 33 à la classe des déportés libérés. Ainsi, la population dont M. Atkinson a parlé n'est pas même les deux tiers de la population libre de la colonie. Peut-être n'a-t-il pas voulu confondre, dans
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ses considérations, la classe dont il fait partie avec celle dont l'origine ne pourra être oubliée que lorsque l'impor- tation des condamnés aura cessé.
Les élémens de cette population coloniale ne sont point dans un rapport favorable à ses progrès \ les femmes y sont en trop petit nombre. On sait que la race européenne procrée , en général , plus d'enfans mâles que de filles ^ ainsi, la population abandonnée à elle-même, acquérant annuellement plus d'hommes que de femmes, ne parvient point à la proportion convenable entre les deux sexes. Mais la disproportion augmente bien plus rapidement par l'effet de l'importation des condamnés -, car, parmi ces re- crues , le nombre des hommes est communément plus que décuple de celui des femmes. Celte inégalité remarquable entre les condamnations subies par chaque sexe tient sans doute principalement au nombre et à la nature des délits commis par chacnn : mais des causes d'une autre nature ont aussi leur part dans le résultat. En Angleterre , comme ailleurs, les femmes coupables sont traitées avec plus d'in- dulgence que les hommes , et l'équité la plus scrupuleuse ne peut en murmurer. La pitié suit la coupable dans sa prison , devant ses juges , et ne l'abandonne point lors- qu'elle est condamnée : des asiles sont ouverts à son re- pentir, elle peut y prendre l'habitude d'une meilleure vie 5 on ne désespère point de la rendre à ses devoirs , à la so- ciété , à la patrie. Ces vues et ces efforts de la bienfaisance méritent certainement l'estime de tous les amis de l'huma- nité^ mais, pour les rendre encore plus utiles , il faudrait leur faire embrasser plus d'objets à la fois , étendre leur prévoyance jusqu'à un avenir encore plus éloigné. Trop souvent des femmes , sorties des maisons de correction , rentrent bientôt après dans la carrière du vice , se font condamner à une nouvelle détention , et leur vie n'est
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qu'une succession de délits el de tliàtimens , jusqu'à ce qu'on se décide à les déporter 5 mais elles n'apportent alors à la colonie qu'une vieillesse anticipée et des habitudes perverses qu'il n'est plus en leur pouvoir de changer. Si on les avait amenées avant qu'elles eussent éprouvé les ra- vages du vice et du lems, elles auraient pu devenir mères de famille , et passer au milieu d'occupations paisibles les années qu'elles ont dissipées en débauches -, elles au- raient épargné à la société le scandale qu'elles y ont causé, et à leur vieillesse l'opprobre et la misère qu'elles ne peuvent plus éviter. On nous dit que lorsqu'une colonie anglaise lut fondée dans la Virginie , presque tous les colons man- quaient d'épouses^ le commerce y pourvut. Une première cargaison de cent cinquante demoiselles , rassemblées par des spéculateurs, fut transportée et vendue au prix courant de i5o livres de tabac pour chaque femme. Quelques mois après un armateur flamand amena , en Virginie , le pre- mier vaisseau algérien que l'on y eut vu-, c'était princi- palement de négresses qu'il était chargé. En profitant de ces exemples du vieux tems , voyons ce que l'on pourrait faire pour une colonie moderne ^ les papiers publics nous ont appris qu'une certaine entrepreneuse, établie à Bristol, ne pouvant suffire aux demandes des amateurs de ce lieu, chargea l'une de ses sœurs qui exerçait la même industrie à Londres , mais en grand , de lui envoyer un assortiment bien complet, et digne de la cité florissante qui en sentait le besoin. Nous nous garderons bien de dire que la Nou- velle-Galles du Sud n'est pas moins floiissante que la ville du Sommerselshire , et que des envois de même nature y seraient bien reçus : pour qu'il fût permis de les approuver, il faudrait avoir acquis la certitude que les infortunées sur lesquelles Oîi aurait spéculé, pour celte nouvelle branche de commerce, n'y trouveraient pas moins d'avantages que
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les entrepreneurs. Mais , ce que nous atfirmoiis sans hé- siter, c'est que ce moyen de procurer à la colonie austra- lienne le complément de femmes qui lui est indispensable est beaucoup meilleur que ce que l'on a fait jusqu'à pré- sent , et que la population y gagnerait sous tous les rap- ports, au moral comme au physique.
Il suffit de jeter un coup d'oeil rapide sur l'état actuel de la population coloniale de l'Australie pour être persuadé qu'elle est encore dans l'enfance politique , et que la tutelle de la métropole devra se prolonger jusqu'à un tems que la prévoyance humaine ne peut assigner. Des brouillons ont fait entendre un langage toujours flatteur pour un peu- ple \ ils ont prononcé le mot d'indépendance , parlé d'as- semblée législative nationale , etc. : et la nation pour laquelle ils font cette demande ne compte pas 9,000 indi- vidus libres 5 elle est éparse sur un vaste territoire , tandis que des condamnés en nombre presqu'égal sont réunis sur quelques points \ elle est composée d'élémens hétérogènes, «t qui se repoussent mutuellement ! Avant de songer à son <iffranchissement , il faut qu'elle ait cessé d'être un lieu de déportation-, que les prisons entretenues parla métropole, et remplies par les individus qu'elle y dépose , soient en- tièrement vides-, et ce qui n'est pas moins essentiel , il faut que les émigrans volontaires et les émancipés vivent en bonne intelligence et forment réellement une seule na- tion.
L'Angleterre cessera sans doute bientôt d'envoyer aussi loin ses déportés, tandis qu'elle peut former à moindres frais un autre établissement plus rapproché et plus facile à sur- veiller. D'ailleurs , les vues de l'administration sur la co- lonie de la Nouvelle-Galles du Sud n'ont pu être de la rendre telle qu'elle est devenue. Aujourd'hui, loin d'être considérée comme un lieu d'exil par une certaine classe
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de malfaiteurs, elle passe , au contraire , pour ce qu'elle est réellement, un séjour où la perte de la liberté se fait à peine sentir , où l'homme laborieux vit dans Taisance et peut arriver à la fortune. Des hommes qui auraient peut-être vécu sans reproches entrent à dessein dans la voie du crime, et se font cor.damner par spéculation , afin d'être transportés , aux frais du gouvernement sur cette terre où ils trouveront des amis qui les attendent avec impatience. M. Cunningham en rapporte quelques exemples :
« Je remarquai surle vaisseau un jeune homme de vingt- deux ans, qui allait rejoindre son père déporté depuis vingt ans au moins , et son frère aîné qui , sur l'invitation ex- presse de son père , s'était arrangé pour aller lui tenir compagnie , et l'aider à cultiver sa petite ferme. Au débar- quement , le frère aîné ne manqua point de se trouver sur le rivage , conduisant son vieux père , et, après les félici- tations , on demanda au nouveau venu des nouvelles de l'Angleterre : Quand verrons-nous arriver le cousin James.^ Ce James avait fait depuis long-tems la promesse de se faire envover dans la colonie , et n'avait pu encore tenir parole. »
Les abus de cette espèce ont un peu diminué, sous le gouvernement du général Darling : les condamnés nou- vellement débarqués ne regardent plus la Nouvelle-Galles du Sud comme une terre promise ^ mais dès qu'ils sont mis au travail , leur condition peut être enviée par un grand nombre d'ouvriers en Angleterre ; on en jugera par le dé- tail des subsistances qui leur sont fournies chaque semaine : assez de farine pour qu ils puissent en faire plus de pain fju'ils n'en consomment ^ sept livres de bœuf; deux onces de thé ; une livre de sucre et deux onces de tabac qu'ils peuvent faire remplacer par une provision de lait (pii leur est fournie chaque jour , et en abondance. Lorsqu'ils sont
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employés par des cultivateurs, on leur dccordc des jar- dins où ils peuvent cultiver des légumes. Mais le gouver- nement ne soutire point la paresse, réglant, d'ailleurs, avec équité et discernement le travail imposé à chaque condam- né. Chaque homme est pourvu d'une couchette et d'une couverture, et reçoit, tous les ans, deux habits complets. La sage administration du général Darling a déchargé l'état de presque tous les frais d'entretien des déportés-, mais aucun arrangement ne peut diminuer la dépense de leur transport -, elle est nécessairement en raison de la distance. On estime à 3o liv. st. (760 fr.) le voyage de cha- que individu au Port Jackson. M. Cunningham n'en est pas effrayé, et pense même que le gouvernement devrait augmenter les envois, dépeupler les bagnes et les pontons de tous les condamnés employés dans les ports , et les faire partir pour l'Australie, où la demande de travail est très-considérable. Ses raisonnemens sont au moins très- spécieux, et, à coup sùr^ ils sont inspirés par l'amour de la patrie et de l'humanité, a Le pain que vous donnez eii Europe à vos galériens, vous l'otez à des pauvres qui va- lent mieux qu'eux, et ces pauvres tombent à la charge des paroisses. Chaque galérien vous coûte annuellement ce que vous dépenseriez une fois pour toutes, en l'envoyant dans l'Australie , où cet homme serait à la fois et plus utile et moins malheureux. De plus, vos pauvres honnêtes au- raient plus d'occupation, et les paroisses seraient soula- gées. » On compte actuellement, dans les différens ports de la Grande-Bretagne, 2,000 condamnés, que les tra- vaux réclament à la Nouvelle - Galles du Sud -, mais tou:^ ces condamnés sont des hommes, et il ne faut pas oubliei' qu'ils sont destinés à devenir colons. Cependant, on ne paraît nullement occupé des moyens d'augmenter, dan^ la même proportion , le nombre des femmes, sans lesquelles une colonie agricole ne saurait prospérer.
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A mesure que les deux colonies de la Nouvelle-Galles du Sud et de la terre de Van-Diémen auront fait les progrès déjà si bien préparés , elles seront en état d'absorber , même plus que la déportation ne pourra leur fournir. Il conviendra , dit M. Cunningham , de réserver pour les éta- blissemens les plus lointains les bommes les plus intelli- gens, et ceux dont la conduite exige le moins de surveil- lance. Presque tous les déportés arrivent avec une petite somme ou une pacotille dont l'acquisition fut peu légale^ mais il n'est plus tems d'examiner leur origine. Ceux qui n'apportent rien peuvent faire des économies sur le pro- duit de leur travail , de manière que , lorsqu'ils sont ren- dus à la liberté , ils se trouvent en état de monter une petite ferme , ou de se livrer au commerce. Il est doux d'entrevoir dans l'avenir les grands biens dont quelques écus peuvent être la source, et le bonbeur encore plus as- suré dont une longue suite de générations sera redevable à un coin de terre et à quelques tètes de bétail.
On ne peut disconvenir que l'émigrant. arrivé dans la colonie avec une très-petite somme, ne soit dans une po- sition plus désavantageuse que l'émancipé avec la même mesure de ressource. Celui-ci connaît le pays et ses babi- lans^ il est acclimaté , accoutumé aux usages locaux et aux productions du sol : l'autre a besoin de tout apprendre et de contracter de nouvelles babitudes. En arrivant à Syd- ney, il consulte des personnes qui, trop souvent, ne se font aucun scrupule de le tromper. C'est ainsi qu'une partie de ses fonds s'évanouit entre ses mains, avant qu'il soit en état de faire un bon usage de ce qui lui reste. M. Cun- ningbam s'est plu à décrire les courses d'un nouveau dé- barqué cbercbanl un lieu convenable pour son manoir cbampétre.
(i Quand vous voulez pénétrer dans l'intérieur du pays, cl pousser vos recbercbes aussi loin qu'il sera nécessaire,
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avez un cheval de selle et un porte-manteau de toile, afin de ne pas manquer de linge pendant votre voyage. Munis- sez-vous d'une couverture pour vous envelopper la nuit ^ vous la mettrez sur votre porte-manteau. Jetez, autour du cou de votre cheval, une longe qui ne le gène point : voilà votre équipage auquel vous ajouterez un cheval de bât pour porter vos provisions. Quant à vos serviteurs , contentez- vous d'un Européen qui soit bon chasseur, surtout dans les bois, et d'un habitant du pays. Quand vous entendrez l'oi- seau qui imite si bien le tintement de la clochette du bé- lier conduisant un troupeau , dirigez-vous de son côté \ il vous fera certainement découvrir une source, une flaque d'eau, un ruisseau, choses très-précieuses dans ce pays, et dont un établissement rural ne peut se passer.
» Les colons sont généralement hospitaliers-, entrez avec confiance dans leurs cabanes, ils vous recevront de leur mieux , et partageront avec vous tout ce qu'ils possèdent : un briquet, de l'amadou et quelques allumettes, ou même une amorce, vous procureront du feu, lorsque vous bi- vouaquerez dans les forets. ^ os hommes vous mettront à couvert sous un toit d'écorces d'arbres , et vous arran- geront une couchette tolérable : prenez un bol de thé bien chaud, et couchez-vous; vous aurez passé quelquefois de plus mauvaises nuits dans des appartemens pourvus de toutes les commodités des grandes villes. \ olre fusil et une couple de bons chiens courans vous procureront en abon- dance des oiseaux de différentes espèces , et le meilleur gi- bier du pavs ; jamais chasseur européen n'aura eu sa carnas- sière mieux remplie. Préparez-vous à des aventures surpre- nantes, terribles, et, au bout du compte, réjouissantes. Au milieu d'un désert, vous entendez le claquement d'un fouet; vous supposez que vous allez voir passer une voiture , mais vous ne découvrez que le cocher emplumé, sautant de
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Lraiichc on branche, étulaiil s;i queue en éventail • et, quand vous entendrez le rémouleur en des lieux où vous seriez tenté de croire que le sauvage même na jamais pé- nétré, pourrez-vous n'être pas frappé d'étonnemenl? Vous chercherez à connaître cet être singulier ^ vaine poursuite! il est sans cesse errant , et , sans aucune volonté de vous fuir, il change continuellement de place , parce que telle est son habitude. Vous rencontrez une loge de nos bûcherons^ ils sont rangés autour d'un bon feu ^ vous prenez place et vous vous chauffez avec délices : tout-à-coup, le bruit d'une marche pesante attire votre attention *, un lourd fardeau , jeté par terre près de la porte, l'ébranlé du haut en bas^ votre oreille devient encore plus attentive , lorsque vous entendez l'étrange dialogue que voici : « Eh bon Dieu ! quel gaillard ! où donc avez- vous rencontré ce vieux garçon ? — Pardieu, répond en grommelant une voix sourde et rau- que, j'ai cru que je ne viendrais pas à bout de ce damné ^ il a fallu l'assommer à grands coups assénés sur la tête, n Immé- diatement après cette conversation peu rassurante , une fi- gure de brigand, s'il en fut jamais, entr'ouvre la porte, et se glisse dans la loge. Un énorme bonnet de poil couvre sa lèle^ sa casaque de peau de kanguarou est ensanglantée en plusieurs endroits : il promène son regard scrutateur sur chacun des individus rangés autour du feu -, et, tandis qu'il charge et allume sa pipe, il raconte , avec un sang -froid révoltant, qu'il vient de tuer un vieil homme; que, grâce à cette bonne fortune , il apporte de quoi régaler tout le monde à souper. Puis, se tournant vers vous et renforçant sa grosse voix : a Ceci vient à point pour recevoir ce gentil- homme , notre nouveau convive. » Pour le coup, vous ne doutez plus que vous ne soyez dans un repaire de canni- bales, et condamné à partager leur horrible festin , si , toute- fois, vous n'êtes pas destiné à bouillir dans leur marmite
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enfin , vous respirez ^ le train de derrière du vieil homme est sous vos yeux ; une énorme queue y est attachée ; en un mot vous reconnaissez un kanguarou , animal avec le- quel vous avez été familiarisé, dès votre arrivée dans la co- lonie. »
En effet , le kanguarou est le gibier le plus commun dans le pays , et le principal objet de la poursuite des chas- seurs. Si cet animal est à portée d'une rivière ou d'un étang , il s'y jette et peut alors soutenir contre les chiens un combat où il obtient souvent la victoire. Sur terre, il est sans défense ei ne peut échapper à ses redoutables en- nemis, dès qu'ils ont pu l'atteindre.
« Avec ses longs pieds de derrièi*e et sa queue encore plus longue , souple et vigoureuse, le kanguarou se tient debout dans l'eau, tourne avec une prestesse étonnante , inspectant tout ce qui se passe autour de lui. Ses deux pattes de devant sont en l'air-, il attend l'assaillant. Le té- méraire qui s'approche est saisi , plongé sous l'eau et retenu dans cette position, tandis que le kanguarou continue son manège et tourne gravement, sans faire aucune attention à ce que sa victime peut faire avec ses pattes. Le chien périt infailliblement, si quelque compagnon courageux ne vient le secourir en livrant à l'ennemi une nouvelle attaque pour l'obliger à faire un autre usage de ses terribles pattes de devant. Alors, le malheureux , à demi noyé , revient sur l'eau, mais c'est en vain que le chasseur cherche à ranimer son courage , et à le ramener au combat ^ il fuit, et gagne la terre ^ c'est là seulement qu'il retrouve ses forces et son ardeur. »
On sait que les kanguarous n'ont été observés que dans l'Australie et sur laterrede Van-Diemen, qui, à une époque très-ancienne, fut probablement une parlie de la Grande- île. M. Cunningham compte sept espèces de ces animaux ,
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branche cii branche , élalanl sa queue eu éventail ^ et , quand vous entendrez le rémouleur en des lieux où vous seriez tenté de croire que le sauvage même n'a jamais pé- nétré, pourrez-vous n'être pas frappé d'étonnement? Vous chercherez à connaître cet être singulier; vaine poursuite! il est sans cesse errant , et , sans aucune volonté de vous fuir, il cbange continuellement de place , parce que telle est son habitude. Vous rencontrez une loge de nos bûcherons^ ils sont rangés autour d'un bon feu -, vous prenez place et vous vous chauffez avec délices ; lout-à-coup , le bruit d'une marche pesante attire votre attention-, un lourd fardeau, jeté par terre près de la porte, l'ébranlé du haut en bas-, votre oreille devient encore plus attentive , lorsque vous entendez l'étrange dialogue que voici : « Eh bon Dieu ! quel gaillard ! où donc avez - vous rencontré ce vieux garçon ? — Pardieu, répond en grommelant une voix sourde et rau- que, j'ai cru que je ne viendrais pas à bout de ce damné ; il a fallu l'assommer à grands coups assénés sur la tète. » Immé- diatement après cette conversation peu rassurante , une fi- gure de brigand, s'il en fut jamais, entr'ouvre la porte, et se glisse dans la loge. Un énorme bonnet de poil couvre sa léle; sa casaque de peau de kanguarou est ensanglantée en plusieurs endroits : il promène son regard scrutateur sur chacun des individus rangés autour du feu ; et , tandis qu'il charge et allume sa pipe, il raconte , avec un sang -froid révoltant, qu'il vient de tuer un vieil homme; que, grâce à cette bonne fortune, il apporte de quoi régaler tout le monde à souper. Puis, se tournant vers vous et renforçant sa grosse voix : « Ceci vient à point pour recevoir ce gentil- homme , notre nouveau convive. » Pour le coup, vous ne doutez plus que vous ne soyez dans un repaire de canni- bales, cl condamné à partager leur horrible festin , si , toute- fois , vous n'êtes pas destine à bouillir dans leur marmite
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enfin, vous respirez ^ le train de derrière du vieil homme est sous vos yeux -, une énorme queue y est allachée -, en un mot vous reconnaissez un kanguarou , animal avec le- quel vous avez été familiarisé, dès votre arrivée dans la co- lonie. ))
En effet , le kanguarou est le gibier le plus commun dans le pays , et le principal objet de la poursuite des chas- seurs. Si cet animal est à portée d'une rivière ou d'un étang, il s'y jette et peut alors soutenir contre les chiens un combat où il obtient souvent la victoire. Sur terre, il est sans défense ei ne peut échapper à ses redoutables en- nemis, dès qu'ils ont pu l'atteindre.
« Avec ses longs pieds de derrière et sa queue encore plus longue , souple et vigoureuse, le kanguarou se tient debout dans l'eau, tourne avec une prestesse étonnante, inspectant tout ce qui se passe autour de lui. Ses deux pattes de devant sont en l'air-, il attend l'assaillant. Le té- méraire qui s'approche esl saisi , plongé sous l'eau et retenu dans cette position, tandis que le kanguarou continue son manège et tourne gravement, sans faire aucune attention à ce que sa victime peut faire avec ses pattes. Le chien périt infailliblement, si quelque compagnon courageux ne vient le secourir en livrant à l'ennemi une nouvelle attaque pour l'obliger à faire un autre usage de ses terribles pattes de devant. Alors, le malheureux , à demi nové , revient sur l'eau, mais c'est en vain que le chasseur cherche à ranimer son courage , et à le ramener au combat 5 il fuit, et gagne la terre ^ c'est là seulement qu'il retrouve ses forces et son ardeur. »
On sait que les kanguarous n'ont été observés que dans ri\ustralie et sur la terre de Van-Diemen, qui, à une époque très-ancienne, fut probablement une parlie de la Grande- Ile. M. Cunningham compte sept espèces de ces animaux ,
l I O VOYAGE
depuis le kanguarou géant ]\\?>(\\\ ?i\\ hanguarou rat. Toutes ces espèces ont déserté les environs do Sydney, ou , peut- être, les chasses multipliées les ont détruites jusqu'à une certaine distance de la capitale; mais, dans l'intérieur, elles abondent autant qu'à l'époque de la fondation de la co- lonie. Le kanguarou géant s'apprivoise aisément , se plaît à vivre parmi les hommes, et, dans cette position nouvelle, il acquiert ou développe des facultés et contracte des habi- tudes fort extraordinaires. M. Cunningham eut l'occasion d'observer un de ces individus, dans une habitation , sur les bords de la rivière Hawkesbury.
« Ce mauvais plaisant s'approchait d'un étranger, avec un air d'innocence qui eût fait évanouir tous les soupçons, si l'on avait pu en concevoir : quand il était bien assuré dans son poste , toutes ses mesures étant prises, il posait ses deux pattes de devant sur les épaules de la personne qui lui permettait cette familiarité ; puis , ramenant sa queue , il appliquait un vigoureux croc en jambe , et faisait faire une culbute fort désagréable, mais sans malice , seulement pour visiter les poches du culbuté, et y chercher des bon- bons dont il est très-avide , ainsi que des confitures. S'il trouve moyen de s'introduire dans la salle à manger, au moment du repas, il se place derrière votre chaise, comme un laquais , et vous invite à partager avec lui tout ce qui paraît sur votre assiette. Si vous l'oubliez , des coups de pattes, appliqués sur votre épaule, viendront au secours de votre mémoire , et vous rappelleront que vous avez un convive dont il faut prendre soin, autant que de vous- même. ^)
Avant de terminer cet article, disons quelques mots des indigènes de la Nouvelle-Galles du Sud. On ne peut dis- convenir que, de toutes les races d'hommes, celle de l'Aus- tralie est la plus éloignée de la civilisation , qu'elle offre la
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plus fidèle image de l'homme dont aucune faculté ne s'est développée par Tinfluence de la société : l'Australien n'est pas le sauvage de quelques philosophes du siècle passé , mais celui de la nature. Il ne s'est point avisé de construire une hutte , de dompter une espèce d'animaux et de se Tassujétir, de planter ni de semer, toutes choses que font les Cafres et les Hottentots , et les hahitans de la Nouvelle- Zélande. L'Eskimaux se construit une habitation, amasse des provisions pour le long et ténébreux hiver de son pays, et les serre dans ses magasins -, le nègre est cultiva- teur : l'Australien ne compte que sur son dard pour se procurer, ainsi qu'à sa famille, sa subsistance journalière. Lorsque le gibier et le poisson lui manquent, il subsiste de coquillages, de racines, de fougère. Les longues et cruelles disettes auxquelles il est exposé expliquent assez pourquoi la vaste contrée qu'il habite est presque déserte , surtout dans l'intérieur. Cependant , cette race d'hommes n'est pas dépourvue d'intelligence ^ elle fait preuve d'adresse manuelle, elle est susceptible d'instruction. On pense gé- néralement dans la colonie qu'il faut les tenir constamment en dehors de la nation nouvelle qui est venue s'établir dans leur pays, et prohiber les alliances qui tendraient à con- fondre les deux races. Les reproches qu'on leur fait se- raient assez graves, si on oubliait que ce sont des sauvages : ils paraissent dans les rues sans voiler aucune partie de leur corps -, ils cherchent à dérober tout ce qui est à leur portée-, ils s'enivrent , tombent et demeurent gissans sur les places publiques, jusqu'à ce que leur ivresse soit dis- sipée ^ ils obsèdent les passans pour obtenir de l'argent , tles liqueurs ou du tabac , et accablent des injures les plus révoltantes ceux qui ne leur donnent rien. Ces habitudes d ivrognerie tendent à les dégrader de plus en plus, et contribueraient à hâter la destruction de toute la race
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australienne, si l'on ne parvenait point à régler par de snges ordonnances le débit de la consommation des liqueurs parmi les sauvages. Le gouverneur Macquarie avait tenté de faire instruire quelques enfans , afin qu'ils pussent de- venir un jour les instituteurs de leur famille ^ mais puis- qu'on ne parle point du résultat de ces essais , il paraît qu'on n'a pas réussi. Les colons sont donc persuadés au- jourd'hui que les indigènes ne peuvent être amenés à la vie civilisée. M. Dawson n'est pas de cet avis : « Je ne puis croire , dit-il , que le Créateur ait refusé à quelque partie de l'espèce humaine la faculté de se perfectionner par l'in- struction , quoique l'opinion contraire soit celle des neuf dixièmes de mes compatriotes dans ce pays. Les naturels de l'x^ustralie sont, il est vrai , dans la première enfance des sociétés^ mais pour juger de ce qu'ils peuvent devenir, c'est à d'autres sauvages qu'il faut les comparer , et non pas à l'homme tout-à-fait civilisé. Connaissons mieux la Providence, et sa bonté qui s'étend également sur tous ceux qui furent créés à son image. »
Cet estimable philantrope a réuni au port Stephens une centaine d'indigènes qui l'ont beaucoup aidé dans les tra- vaux de défrichement , et pour les premières constructions nécessaires à l'établissement qu'il dirige. « Il fallait les voir à l'œuvre, écorçant des arbres pour la construction des huttes, élevant avec adresse et célérité ces édifices qui ne sont pas encore à leur usage , déchargeant les bateaux et transportant les effets avec une intelligence qui ne laisse rien à désirer. « M. Dawson fait l'éloge de leur humeur joviale, de leur fidélité scrupuleuse, lorsqu'il s'agit de con- server et de remettre un dépôt, de leur exactitude à tenir leurs promesses, à satisfaire à leurs engagemens. Puisqu'ils possèdent ces excellentes qualités, il n'est pas étonnant que toute injustice les révolte. Ce portrait ne ressemble nulle-
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ment aux hommes de la même race que Ton voit à Sydney j mais il faut dire que l'habile directeur avait choisi des na- turels qui ne connaissaient point les liqueurs spiritueuses , et qu'il sut les maintenir dans cette heureuse ignorance. A mesure que Kélahlissement s'agrandira , lorsqu'on v ad- mettra de nouvelles familles australiennes, et surtout lors- que des condamnés y seront incorporés, il sera très-difficile d'y maintenir l'ordre qui y règne aujourd'hui ^ il ne sera peut-être pas possible d'éviter la corruption répandue par- tout aux environs. Et quand même ce prodige serait opéré en faveur du port Stephens , ce ne serait peut-être pas im- punément que l'on aurait révélé aux Australiens les secrets des peuples civilisés , et les moyens de puissance que pro- curent les arts et l'instruction : on aurait mis entre leurs mains des armes qu'il ne serait plus possible de repren- dre , et dont ils se serviraient tôt ou tard pour se débar- rasser des étrangers et affranchir leur terre natale. Ce péril est encore très-éloigné sans doute -, mais les intérêts de la métropole et de sa colonie demandent qu'on ne le perde pas de vue.
Un autre point sur lequel nous insisterons , c'est la né- cessité d'achever la reconnaissance de tout le pays. Depuis la fondation de la colonie , dans l'espace de trente-huit ans , la géographie de ce vaste pays ne doit presque rien aux Anglais. Les Hollandais et les Français ont relevé une partie des côtes ^ Dampier , Cook, Flinders et King , ont achevé le contour de cette grande terre, et fixé la position de quelques points remarquables j mais , si l'on excepte les environs de Sydney, on peut dire que partout ailleurs on ne s'est pas avancé de plus d'un mille dans l'intérieur du pays. Ce n'est pas que les recherches soient totalement abandonnées; mais elles n'avancent qu'avec une lenteur dé- sespérante. Au nord de la côte orientale, des explorateurs plus diligens ont fait quelques découvertes importantes; ils XYI. §
ont vu des havres spacieux , l'em])Ouchure de rivières con- sidérables , dans des positions ou les navigateurs n'avaient indiqué qu'une côte uniforme et continue, parce qu'ils s'é- taient tenus à une trop grande dislance des terres. Il y a tout lieu de penser que le cabotage fera connaître beaucoup d'autres positions propres à des établissemens coloniaux , et corrigera de nombreuses erreurs géographiques consa- crées par l'autorité de quelques noms justement vénérés, mais qui n'en sont pas moins des erreurs. C'est ainsi que le capitaine Cook , en parlant de l'entrée du port Jackson, dit que c'est une crique où les bateaux peuvent trouver un abri : il ne soupçonnait point que ce canal resserré aboutit à un port capable de contenir tous les vaisseaux de l'univers. Ainsi encore, Cook traversa la baie de Mereton ; plus tard Flinders y jeta l'ancre ^ et ni l'un ni l'autre n'eut connaissance de la belle rivière Brisbane dont Tem- houchure est dans cette baie. Des îles qui obstruent cette embouchure , et divisent le courant en canaux étroits et sinueux, présentèrent, aux deux célèbres navigateurs, l'ap- parence d'une terre continue, et ils la tracèrent sur leur
carte.
Le cabotage achèvera facilement la reconnaissance des côtes \ mais , pour l'intérieur des terres, il faut des expédi- tions. Si le gouvernement ne s'en charge point, il devrait au moins les encourager par des libéralités qui ne lui coû- teraient rien ^ il ne s'agirait que de la concession de terres, dans la proportion des difficultés vaincues , sans tenir compte de limporLance des découvertes. Les explorateurs, munis d'instrumens et sachant m faire usage, traverse- raient l'île suivant une direction déterminée , fixeraient la position d'un assez grand nombre de points, traceraient la carte, observeraient le sol et ses productions, recueille- raient des matériaux pour l'histoire naturelle et la géogra- phie physique. On saurait alors ce qu'il faut penser des
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Inpothèses de M. Oxley sur l'intérieur de l'Australie, sur le lar ou les marais qu'il y place, d'après ses conjectures. Les syàîf'iues géographiques de cette espèce, travaillés dans le cabinet et fondés sur un petit nombre de données in- complètes , sont fort inutiles pour la science, et ne doivent point servir de guides dans les recherches faites sur les lieux. Les voyageurs éclairés et courageux qui entrepren- dront de nous faire connaître l'intérieur de l'Australie peuvent se dispenser de lire les écrits de M. Oxley.
L'auteur de l'ouvrage qui nous a fourni presque tous les matériaux de cette notice sur la Nouvelle-Galles du Sud, est frère de M. Allan Cunningham, barde écossais dont la muse a choisi la langue d'Ossian (i) pour ses poésies , et l idiome de la Grande-Bretagne pour ses autres composi- tions, toutes pleines de verve, originales, inspirées par un génie créateur. Nés et élevés l'un et l'autre dans une chau- mière, ils illustreront le lieu de leur naissance, et This- toire des lettres n'oubliera pas de noter qu'une seule fa- mille , loin des villes , dans les montagnes de l'Ecosse, a produit à la fois deux hommes aussi remarquables , dans deux carrières aussi différentes.
( Quarterlj Review. )
(t) Note du Tr. Di:tleite celtique, qui conserve encore de nombreuses analogies avec le bas-breton. Il est remarquable aussi que le mot vicht, qui exprime la qualité de fils clans toutes les langues slaves, se retrouve arec la m^me signification dans la langue gallique ou cale'donienne.
SUR LE LAC SUPÉRIEUR
ET SUR LA POPULATION DE SES RIVES.
Les grands lacs du nord de rAmérique sont l'un des traits les plus remarquables de la géographie physique du nouveau continent. Ni le lac Baîkal de la Sibérie , ni le fameux Tsad du Bournou (i)-, ne peuvent être comparés à l'immense bassin des lacs Supérieur, Huron et Michigan, entre lesquels il n'y a plus aujourd'hui que des communi- cations assez étroites , mais qui formèrent autrefois une mer d'eau douce de plus de 3oo lieues de longueur sur une largeur de 200 lieues. Une contrée aussi extraordinaire ne pouvait manquer d'observateurs et de descriptions -, on en avait une assez récente, celle de M. Schoolcraft, qui fit le voyage des lacs, en 1820. Cependant, un autre voyageur, M. M'Kenney , a trouvé beaucoup à glaner, en repassant sur les traces de son devancier-, ses observations sonl d'autant plus précieuses , que le pays dont elles sont l'ob- jet attire plus fortement l'attention de l'Angleterre et des États-Unis. Sans étendre ses regards jusqu'à un avenir en- core trop éloigné , on prévoit le tems où les bords de ces grandes nappes d'eau seront ornés de cités florissantes ; où des vaisseaux les sillonneront dans tous les sens , où l'homme , ajoutant ses travaux à ceux de la nature -, join- dra la navigation des lacs à celle du Mississipi , et la con-
(1) Voyez la description ilc ce lac , dans l'exlrail du voyage de Denliaiu tt Clannerloii , insi'ie il.iiis noire lo- numéro.
NOUVEAUX DETAILS SUU LE LAC SUPÉniEUIl , ETC. 11'^
linuera jusqu'à l'Océau Pacifique. Ce n'est donc pas sans de puissans motifs que Ton s'attache à bien connaître ces régions qui doivent influer si puissamment sur la prospérité de l'Amérique, et peut-être même sur celle de l'Europe.
M. M'Kenney est un membre du. dépaiieiiient indieT2 , chargé de la 'direction des affaires entre les tribus indigènes et le gouvernement des États-Unis : il fut adjoint au gou- verneur Cass, pour négocier un traité avec celles de ces tribus qui confinent, vers le nord, aux frontières des Étals- Unis. Le rendez-vous était assigné à Fo?id du lac, sur le bord du lac Supérieur : l'acte diplomatique , délibéré et sanctionné dans ce désert, porte le nom de traité du Fond du lac 'y et les intérêts qui y furent stipulés n'ont peut-être pas moins d'importance réelle que ceux dont l'Europe tout entière s'est occupée à différentes époques, dans des villes illusti^ées par la réunion des délégués de plusieurs monarques : les progrès de la population et de l'industrie, la sécurité des États-Unis sur la partie de leurs frontières qui paraissait être la plus faible , le perfectionnement mo- ral ou la destruction des peuplades américaines qui ne sont pas encore soumises au joug salutaire de la civilisation , telles seront les conséquences nécessaires d'une négocia.- tion sans faste , où l'esprit de cour n'a pris aucune part , où de part et d'autre on s'est fait un point d'honneur d'être franc et juste, au lieu de se montrer habile.
Le voyageur partit de Baltimore : arrivé à Baffalo, sur Xa lac Érié, un bateau à vapeur le conduisit à Détroit. En 1820, lorsque M. Schoolcraft fit le même trajet , il n'y avait qu'un seul bateau pour communiquer entre ces deux places 5 quel- ques années plus tard , M. M'Kenney en compta sept.
Il paraît impossible de faire quelque séjour à Détroit, et de parcourir ses environs , sans entendre parler du fa- meux et terrible Pontéac, le héros de cette contrée, et dont le tomahawk décidait presque toujours la victoire. Ce
Il8 KOUVEAtX DETAILS SLll LK 1 AC SUPÉRIELU
guerrier, aussi généreux qu'intrépide, était inaccessible à la défiance. Dans une guerre entre les Français et les An- glais, il s'était brouillé avec ces derniers, et faisait pencher la balance du coté des Français^ un officier anglais, an- cien ami du chefsauvage, fut chargé de le ramener, et lui envoya de l'cau-de-vie : « Ne porte pas tes lèvres à cette liqueur, dit un vieux guerrier à Pontéac 5 les traîtres d'An- glais l'ont peut-être empoisonnée. — Cela ne se peut, répondit le héros : j estime celui qui me l'envoie. » F>t il but.
D'après les stipulations entre l'Angleterre et les Etats- Unis, l'île Drummond était cédée à ces derniers ; cepen- dant M. M'Kenney y trouva une garnison anglaise. Il est vrai que cette île n'est pas une position militaire; mais, sui- vant les maximes du droit des gens, tout le territoire d'une puissance amie doit être inviolable. Le gouvernement amé- ricain se montra plus jaloux d'observer ces maximes-, car, dès que les frontières des étals de New- York et du Maine curent été fixées, il se hâta de faire évacuer tous les lieux qui avaient cessé de lui appartenir.
Les Anglais ne s'étaient pas bornés à cette occupation illégale du territoire d'un état voisin : ils y avaient convo- qué une nombreuse réunion de tribus sauvages, pour leur faire des pré sens : ils auraient pu les offrir tout aussi bien sans sortir des limites de leurs possessions , puisqu'il leur plaît de persévérer dans celte pratique dangereuse et avi- lissante, et de se conduire envers les sauvages de l'Amé- rique avec autant de faiblesse et aussi peu de dignité que les peuples de l'Europe en mettent dans leurs relations avec les Rarbaresques. Si leur intention est de s'assurer l'alliance des sauvages , en cas d'une nouvelle guerre contre les Etats-Unis, cette prévoyance annoncerait des vues peu louables. Quel que soit le motif d'une telle conduite, comme elle tend à retarder la civilisation des indigènes américains,
ET SLU LA POPULATIU-N DE SES UIVES. L I C)
et à perpétuer leurs inclinations guerrières, elle eniTourra le blâme de tous les amis de l'hunianité. Au reste , M. M'Reniiey soupçonne que cet oubli du droit ne peut être imputé au gouvernement de la métropole , qu'on ne doit s'en prendre qu'aux autorités coloniales, ou même à leurs agens sulialternes.
Pendant le séjour que le voyageur fit à l'île Drummond , il eut occasion d observer le maintien décent et res- pectueux des Indiens qui assistaient à l'office. Quelques- uns d'entre eux cbantèrent un hymne dans leur langue, sur un air que Ton y avait adapté. Mais ce qui surprit M. M'Kenney beaucoup plus que ces démonstrations de sentimens religieux , ce fut un trait de galanterie dont il fut témoin. On sait que les sauvages traitent fort mal leurs femmes^ que les travaux les plus pénibles sont le partage du sexe le plus faible ] qu'en route, les hommes ne sont chargés que de leurs armes , tandis que leurs malheureuses compagnes sont accablées sous le poids des provisions , des meubles et de leurs enfans^ qu'elles supportent avec résignation Les maux dont aucune d'elles n'est exempte ^ qu'on n'entend pas leurs plaintes, qu'on ne les voit point s'abandonner au désespoir : croirait-on que ces maris si durs, si impitoyables, ont commencé par être des amans passionnés et respectueux, et presque des Céladons ou des Amadis? Par un clair de lune tel que nos poètes se plaisent à les peindre, un jeune Indien s'établit près de la cabane de sa maîtresse; et, pendant toute la nuit, il ne cesse point de faire résonner en son honneur une fiûte à trois trous. Cet instrument, un peu monotone, puisqu'il est réduit à trois notes, fut sans doute une invention de l'amour, et ne sert qu'à son expression : dès qu'un homme est marié, il quitte sa flûte et n'y touche plus.
Lorsque M. Schoolcraft visita le Saut de Sainte-Marie ^ en iB^o, cette place était l'extrémité de la ligne des postes
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militaires établis en parlant de Détroit. Le cuivre que l'on trouve dans les environs attira jadis l'attention des mis- sionnaires français ; Charlevoix raconte que l'un d'eux , habile fondeur, en fit des candélabres , des croix , des en- censoirs. On y pèche en abondance un poisson blanc, du genre du saumon , très - estimé des gourmets. La truite saumonée abonde dans le lac Huron , où elle atteint quel- quefois le poids de quarante livres , sans perdre la saveur exquise qui recommande ce poisson , encore plus que sa beauté. Les Indiens et les colons sont également habiles à pécher dans les eaux agitées et d'une transparence admi- rable qui coulent du lac Supérieur dans le lac Huron. M. M'Renney, qui fut témoin de l'une de ces pèches , la décrit de la manière suivante.
(( Deux pécheurs sont associés pour cette opération . Leur barque est si légère que vous la porteriez à la main , comme une corbeille : c'est pourtant sur ce frêle soutien que deux hommes vont s'établir au milieu des rapides, et de préfé- rence sur les flots les plus tumultueux. L'un se tient à l'arrière du bateau et manie les rames ^ l'autre, armé d'une truble au bout d'un manche de dix pieds de long, se tient debout avec la dextérité d'un habile danseur de corde, dans une position où nous autres, qui croyons avoir le pied ma- rin , serions culbutés à la première secousse. Les mouve- mens qu'il se donne pour garder l'équilibre ne l'empêchent pas d'observer les poissons, et dès qu'il en aperçoit un qui vaut la peine d'être pris , un signal donné avec le filet avertit le rameur et lui indique la place où il doit se ren- dre , ce qui est l'affaire de quelques secondes : le filet est lancé, le poisson pris et amené dans le canot. Mais la célé- rité de cette manœuvre a fatigué les deux hommes ^ il leur faut un peu de repos , et ils vont le prendre sur une eau plus tranquille. »
Les colons établis au Saut Sainte-Marie fabriquent beau-
ET SUR LA POPULATIOÎS DE SES RIVES. 1 14 î
coup de sucre d'érable, quoiqu'il u'y ait point d'exploita- tion en grand. Chaque ménage se livre à ce travail, et la fabrication annuelle d'une seule famille s'élève très-sou- vent jusqu'à vingt quintaux. Ce commerce supplée à celui des fourrures qui a cessé d'être productif. Les hivers sont longs et rebutans, et le froid excessif^ des neiges épaisses couvrent la terre pendant sept mois de l'année , à ^6° de latitude. A plusieurs égards , la Scandinavie est moins mal- traitée par son climat. Cependant , puisque le sol y est cou- vert de grands arbres , il peut aussi nourrir d'autres végé- taux. Les pommes de terre , l'avoine et quelques légumes y réussissent bien. L'hiver n'y est pas tout - à - fait sans plaisirs-, c'est le tems des visites en traîneaux attelés de chiens, comme dans la Sibérie orientale. Les dames s'ar- rangent dans ces équipages légers ., sans sortir de leur chambre -, elles s'enveloppent de fourrures , on ouvre la porte, et les voilà glissant sur la neige. Les chiens que l'on emploie à ces attelages semblent avoir été faits exprès pour ce genre de services-, ils ont une forte encolure, de larges épaules, beaucoup de sobriété et d'intelligence : on pourra juger de cette dernière qualité, d'après un fait qui n'est pas encore trop ancien pour ne pas trouver place dans la narration d'un voyage récent. Pendant l'hiver de 1819 à 1820, deux personnes partirent de l'établissement de lord Selkirk sur la rivière Rouge, et se rendirent à la Praûie du Chien, sur le Mississipi -, chacune avait son traîneau tiré par deux ou trois chiens. Au printems suivant, ces per- sonnes abandonnèrent leurs équipages d'hiver, et revin- rent en bateau ^ les chiens , délaissés , commencèrent par exprimer leur douleur, et prirent enfin leur parti. Cha- cun se choisit une nouvelle demeure , adopta une maison où l'on commença par les chasser. Ces pauvres animaux ne se rebutèrent point-, à force de patience ^ de bons et loyaux
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services, ils se firent apprécier^ on comprit qu'ils pouvaient être d'utiles serviteurs, et ils furent choyés comme ils mé- ritaient de l'èlre.
Le séjour de notre voyageur au Saut Sainte-Marie fut une suite d'amusemens, et mit sous ses yeux une multi- tude d'objets nouveaux pour lui^ la danse des sauvages excita surtout son attention. Le bal commence au coucher du soleil , et dure jusqu'au retour de cet astre-, il est ter- miné par un repas servi ordinairement dans deux chau- dières dune ample capacité. La danse est plus qu'un amusement , chez les indigènes américains ^ tous les indi- vidus qui ne sont ni contrefaits, ni estropiés, ni infirmes, s'y livrent dès l'enfance, et deviennent plus habiles à mesure qu'ils approchent de l'âge mûr. Outre les figures ordinaires très-variées et très-expressives, il y en a d'un caractère plus grave, et d'autres qui sont des exercices gymnastiques, et même athlétiques. Telle est , par exemple , la danse du bujjle, qui consiste à se couvrir d'une peau de bison à la- quelle les cornes sont attachées , et décorent la tèie du danseur, qui s'expose, dans cet accoutrement, à toute l'ar- deur du soleil d'été, en prenant les postures les plus pé- nibles : certes, cette épreuve de la force et de la constance d un homme n'est pas inférieure à la plupart de celles dont les athlètes de l'ancienne Grèce donnaient le spectacle, aux jeux olympiques.
Enfin , le 10 juin 1826, tout fut prêt pour le départ des voyageurs , et ils se mirent en route pour le lieu de leur destination. C'était la troisième tentative que le gouver- neur Cass allait faire pour préparer et assurer le bonheur futur des indigènes épars dans les vastes solitudes du nord de l'Amérique. Son zèle ne demeurera pas sans récom- pense : le tems approche oîi les enfans de la forêt répéte- ront son nom chéri avec attendrissement et reconnaissance»
ET SLTx LA rorLLATlOrV DE SES RIVES. I SiO
M. M'Kenney réserve, pour un autre ouvrage, lesimpor- lans détails relatifs au Traité du Fond du lac, et se borne , dans celui qu il a publié, à la relation du voyage, et aux observations qu'il a pu faire sur la route.
L'entrée dans le lac Supérieur (i) est un de ces grands tableaux de la nature qui émeuvent les spectateurs les plus froids, les plus étrangers à toute espèce d'entbousiasme. Le Père des lacs (c'est par ce nom respectueux que les sauvages ont désigné la pièce d'eau la plus grande ot la plus élevée qu'ils connaissent) se présente environné de hauts pics, de précipices, de roches entassées,, ou plutôt jetées les unes sur les autres comme à la suite d'un com- bat que les élémens se seraient livré. Quelques souvenirs historiques ajoutent encore à l'impression de terreur dont on ne peut se défendre à l'aspect de ces lieux : les guides ne manquent point de montrer aux voyageurs le point Iro- quois, où cette fameuse nation américaine livra aux Fran- çais le plus sanglant combat dont ses traditions aient con- servé le souvenir.
Dès le second jour de leur navigation sur le lac , les voyageurs éprouvèrent la violence de ses tempêtes. Le ciel était sans nuage, le soleil brillait de tout son éclat, et cependant les eaux n'étaient pas moins agitées qu'une mer bouleversée par le plus épouvantable ouragan : le lac est alors tout en feu, dit Charlevoix. Heureusement, la tour- mente cessa bientôt , et la navigation devint si paisible qu'elle fatiguait par sa monotonie. Une cote basse, uni- forme, et presque délaissée de tous les êtres vivans, élait le seul objet qu'ils eussent sous les yeux. « Aujourd'hui ,
(!) Voyez, dans notre précédent nunrie'ro , d'importantes considërations sur ce grand lac , dans Tarticle sur les re'volutious de la nature daris la France centrale.
ï'l\ NOUVEAUX DÉTAILS SLR LE LAC SUPÉlltEUtl
disent les voyageurs dans une noie, nous n'avon^^ii que deux corneiljes , une araignée et une fourmi ^ mis les mousquites nous ont importunés comme de coutuie. »
Tout voyageur qui suit la côte méridionale doit me vi- site aux /?oc/ze5 peintes et aux Grands Sables j les voageurs se conformèrent à cet usage : mais c'est à M. Scholcraft que nous emprunterons la description de ces lieux clèbres que M. M'Renney s'est contenté d'admirer.
<c Les Roches peintes commencent environ troilieues au-delà de la pointe des Grands Sables, et forment ue côte fortement dentelée, sur une longueur de dix-huit lilles, à l'ouest de la baie de la Grande-Ile. Elles s'étendenlncme beaucoup plus loin^ mais la vue de leur prolongemat est interceptée par une épaisse foret. Ce sont des couces de grés d'une épaisseur extraordinaire, très-friables, enissées les unes sur les autres, jusqu'à la hauteur de troiscents pieds à pic , sur les bords du lac. Le sable qui les cortitue est grossier, et leur ciment est calcaire. De tems en ^ms, on y trouve des cailloux roulés, fragmens de roche^pri- mitives transportées dans ces lieux par les eaux. Les coches sont marquées par des nuances, qui ont fait donneri ces roches le nom qu'elles portent. Elles ont si peu de cusis- lance que leurs fragmens cèdent à la pression des do^ts , et que l'action de l'air et des eaux les décompose raide- ment, ce qui occasionne de fréquens éboulemens. Cqui est très-remarquable , c'est que les cassures récentes ont d'une couleur uniforme, et que, lorsque la décomposioii commence, on y voit paraître le noir, le vert, le jaue, le brun, le blanc. Après un éboulement considérable le sol se trouve couvert d'une poussière rouge qui provint principalement de la couche supérieure j tout porte à pn ser que cette masse rocheuse, quoique d'une hauteu ei
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ET SUR LA POPULATION DE SES RIVES. 12.1»
dur étendue considérables, n'est pas d'une origine très- reculé , et qu'elle s'est formée au sein des eaux dont elle est îijourd'hui la limite. Il est aussi très-probable que la mase a beaucoup diminué depuis qu'elle est à découvert, expf^ée aux impressions de l'atmosphère et au battement des lots, et quç ses débris ont formé les Grands Sables y nin que les terrains sablonneux qui bordent la pointe des Po sons Blancs (WTiite Fish point) , qui s'étendent sur les deu rives de l'Ontonagon et en d'autres lieux où les mêmes ipi rences extérieures du sable et du sol dénotent assez cla ement une origine commune. »
utour du lac Supérieur, les roches affectent souvent la
lone de fortifications gigantesques , avec leurs tours et
lers créneaux. Quoique la navigation soit périlleuse, on
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ti^ux souffle tout-à-coup, les vagues sont soulevées et so
b sent avec fracas contre les roches : l'observateur et ses
c.npagnons sentirent alors que leur imprudence les avait
( posés à terminer leur voyage par une déplorable catas-
1 jphe, et ils ne négligèrent plus les précautions qu'exige
rtout la navigation sur les lacs entourés de montagnes.
Les voyageurs apprirent, à Grande-Ile, de nouveaux
tails sur un détachement de guerriers chipeways dont
a avait déjà parlé au gouverneur Cass, lorsqu'il vint
ms ce pays , accompagné de M. Schoolcraft. Ces guer-
ers, au nombre de treize, voulurent venger l'honneur
e leur tribu, à laquelle on reprochait d'être restée dans
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disent les voyageurs dans une noie, nous n'avons vu que deux corneilles , une araignée et une fourmi ^ mais les mousquites nous ont importunés comme de coutume. »
Tout voyageur qui suit la côte méridionale doit une vi- site aux Roches peintes et aux Grands Sables^ les voyageurs se conformèrent à cet usage : mais c'est à M. Schoolcraft que nous emprunterons la description de ces lieux célèbres que M. M'Kenney s'est contenté d'admirer.
(c Les Roches peintes commencent environ trois lieues au-delà de la pointe des Grands Sables, et forment une côte fortement dentelée, sur une longueur de dix-huit milles, à l'ouest delà baie de la Grande-Ile. Elles s'étendent même beaucoup plus loin^ mais la vue de leur prolongement est interceptée par une épaisse foret. Ce sont des couches de grés d'une épaisseur extraordinaire, très-friables, entassées les unes sur les autres, jusqu'à la hauteur de trois cents pieds à pic , sur les bords du lac. Le sable qui les constitue est grossier, et leur ciment est calcaire. De tems en tems, on y trouve des cailloux roulés , fragmens de roches pri- mitives transportées dans ces lieux par les eaux. Les couches sont marquées par des nuances, qui ont fait donner à ces roches le nom qu'elles portent. Elles ont si peu de consis- tance que leurs fragmens cèdent à la pression des doigts , et que l'action de l'air et des eaux les décompose rapide- ment, ce qui occasionne de fréquens éboulemcns. Ce qui est très-remarquable, c'est que les cassures récentes sont d'une couleur uniforme, et que, lorsque la décomposition commence, on y voit paraître le noir, le vert, le jaune, le brun, le blanc. Après un éboulement considérable, le sol se trouve couvert d'une poussière rouge qui provient principalement de la couche supérieure-, tout porte à pen- ser que celle masse rocheuse , quoique d'une hauteur et
ET SUR LA. POPULATION DE SES RIVES. I2S
(l'une étendue considérables, n'est pas d'une origine très- reculée , et qu'elle s'est formée au sein des eaux dont elle est aujourd'hui la limite. Il est aussi très-probable que la masse a beaucoup diminué depuis qu'elle est à découvert, exposée aux imf/ressions de l'atmosphère et au battement des flots, et que ses débris ont formé les Grands Sables, ainsi que les terrains sablonneux qui bordent la pointe des Poissons Blancs (J'Fhite Fish point) ^ qui s'étendent sur les deux rives de l'Ontonagon et en d'autres lieux où les mêmes apparences extérieures du sable et du sol dénotent assez clairement une origine commune. »
Autour du lac Supérieur, les roches affectent souvent la forme de fortifications gigantesques , avec leurs tours et leurs créneaux. Quoique la navigation soit périlleuse , on n'a pas le tems de s'occuper de soi-même -, on oublie tous les dangers, en présence d'une nature aussigrandiose et aussi imposante. ^I. M'Kenney éprouva les effets de ce charme irrésistible : tout entier à des observations qui l'absorbaient, son canot était resté en arrière -, il était alors près de la côte, au milieu de roches à fleur d'eau ^ un vent impé- tueux souffle tout-à-coup, les vagues sont soulevées et se brisent avec fracas contre les roches : l'observateur et ses compagnons sentirent alors que leur imprudence les avait exposés à terminer leur voyage par une déplorable catas- trophe , et ils ne négligèrent plus les précautions qu'exige partout la navigation sur les lacs entourés de montagnes.
Les voyageurs apprirent, à Grande-Ile, de nouveaux détails sur un détachement de guerriers chipeways dont on avait déjà parlé au gouverneur Cass, lorsqu'il vint dans ce pays , accompagné de M. Schoolcraft. Ces guer- riers, au nombre de treize, voulurent venger l'honneur de leur tribu, à laquelle on reprochait d'être restée dans
llG NOUVEAUX DÉTAILS SUR LE LAC SUPÉIIIEUP,.
une honteuse inactivité , lors de la dernière guerre contre les Sioux. Nos aventuriers se chargèrent de laver cet af- front dans le sang des ennemis^ ils prirent leurs armes et partirent. Ce fut en vain que de pacifiques voisins essavèrent d'empêcher le renouvellement des hostilités ; les inflexibles ('hipeways ne voulurent rien entendre. Ils ne tardèrent pas à rencontrer les Sioux; l'ennemi était en force, au moins dix contre un : cependant il fut provoqué au com- bat. Les Sioux curent la générosité de faire des remon- Irances, de rappeler les conditions de la paix, d invoquer l'autorité des sermens mutuels-, ces pourparlers n'abouti- rent qu'à faire suspendre le combat jusqu'au lendemain. Pendant la nuit, les Chipeways creusèrent à la hâte un re- tranchement, afin de pouvoir prolonger leur défense, bien résolus de mourir les armes à la main, et telle fut, en effet, leur destinée ; mais ils firent éprouver à l'ennemi une perte énorme, l'honneur de leur nation fut réparé , le but de leur dévouement fut atteint. Un seul des treize échappa : c'était le plus jeune 5 ses compagnons l'avaient placé sur une hauteur d'où il put voir le combat, et en porter la nou- velle à sa tribu. On trouverait difficilement chez les peuples les plus vantés , anciens ou modernes, des exemples d'un point d'honneur plus délicat que celui de ces guerriers chipeways, et d'une plus grande modération que celle des Sioux.
Ces voyageurs arrivèrent le 17 juillet à Granité Point, ainsi nommé par M. Schoolcraft , parce que la constitu- tion granitique y domine , et imprime son caractère à la figure du terrain et à l'aspect général du pays, qui prend encore plus de grandeur et une majesté plus sévère. «J'avais escaladé des rochers, et j'étais établi sur une corniche qui se projetait sur le lac ; je me plaisais à contempler le mou-
ET ?VR LA POPULATION DE SES RIVES. 11^
vement des vagues, qui , venant se briser contre les bords, lançaient quelquefois leur écume jusqu'à la hauteur où je me trouvais. Un peu plus loin , dans une anse formée par quelques pointes de rocs, l'eau était assez tranquille. Une cane, sortie de* dessous ces rocs, conduisait dix à douze canetons éclos depuis quelques jours : celte famille aqua- tique me Tit, et la fraveiir la précipita dans l'eau. Elle ne se crut en sûreté que lorsqu'elle fut loin des bords du lac , au milieu des vagues. Je ne vovais plus les canetons que lorsqu'une lame les soulevait . et ils me paraissaient alors aussi petits que des bouchons flottans sur Teau. Ces petits animaux sont doués d'une puissance de mouvement tout-à- fait surprenante. » Ce fait paraît encore plus remarquable sur les rivières fréquentées par les canards ; dès que les cou- vées peuvent se jeter à l'eau , elles v nagent avec une si grande vitesse, que le chasseur le plus leste ne peut les atteindre: en un clin d'œil, leurs bandes, d'une longueur prodigieuse et si serrée qu'on voit à peine la surface de l'eau, sont hors de la portée du fusil. Cependant ces jeunes oiseaux n'ont encore alors ni plumes ni ailes dont ils puis- sent s'aider : lorsqu'ils seront pourvus des moyens de s'é- lever dans les airs, on ne devra pas s'étonner de les voir entreprendre de longs voyages , et traverser des mers.
M. M'Renney pense qu'un groupe de petites îles, qui se présentent sur la direction de Granité Point , v fut joint autrefois, de manière que les terres se prolongeaient fort avant dans 1^ lac. Cette opinion n'est pas dépourvue de vraisemblance , et les observations de M. Schoolcraft lui sont favorables. Dans les îles dont il s'agit, les roches do- minantes sont granitique? : mais on y trouve aussi . et prin- cipalement sur les côtes . un giès friable , analogue à celui (li-s Rcches peintes, dont les couches ont pu être décom-
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NOTJVEÀtX DETAILS SUR LE LAC StPEP^EUIl
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posées, et leurs débris déplacés par les eaux. C'est ainsi que . suivant plusieurs géologues , les e£forls prolongés des flots de la Manche et de la Mer du Nord sont parvenus à détacher la Grande-Bretagne du continent européen.
On avait cru trouver quelque économie de tems et de fatigue en interrompant la navigation à travers le lac Su- périeur, par un portage de quelques milles : on débarquait a Tisthme dune sorte de presqu'ile, nommée Keween Point , et la navigation recommençait au-delà de ce court trajet par terre. Dans son voyage, en 1820, le gouver- neur Cass s était conformé à l ancien usage ^ mais , cette fois , il donna l'ordre de contourner la presqu île , afin de reconnaître ses côtes. On ne croyait pas qu'elle pénétrât aussi loin dans le lac : M. M'Kenney eut le tems de l'exa- miner; quelques-uns des sites qu'il y vit appartiennent exclusivement au lac Supérieur, et peuvent servir à le ca- ractériser. Sur les deux tiers de cette étendue , les côtes étaient basses, inondées 5 on ne voyait que des terres ma- récageuses, couvertes de plantes aquatiques, et, un peu plus loin , des cèdres , des spruces , des trembles ; vers L'extrémité, des roches s'entassent irrégulièrement les unes sur les autres, et présentent un singulier contraste avec l'espace uniforme qu'on vient de parcourir.
« La côte forme une multitude de petites baies qui s'en- foncent plus ou moins dans les terres, depuis une centaine de pieds jusqu'à un quart de mille. Les rochers qui les bordent surplombent en plusieurs lieux , et semblent prêts à s'écrouler sur la tête de l'imprudent navigateur qui ose approcher de leur pied. Quelquefois , l'entrée de ces baies est obstruée par d'énormes blocs entre lesquels un canot trouve a peine un passage. Ces masses rocheuses sont de même nature que les hautes falaises de la côte ^ on soup-
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ET SUR LA POPULATION DE SES P.IVES. 12q
çonue qu'elles en firent autrefois partie, et quelles en furent détachées, soit par l'action lente, mais prolongée, des agens atmosphériques , soit par des cau^es violentes , comme des tremblemens de terre. »
Des cascades, une belle verdure , des arbrisseaux fleu- ris, ornaient ces lieux solitaires. M. M'Kennev croit y avoir fait une brillante découverte qu'il annonce avec solennité aux poètes et aux botanistes : c'est le rosier sans épines , placé par la nature sur les rochers du lac Supérieur aussi bien que sur les Alpes, sur les Vosges et plusieurs autres chaînes de montagnes en Europe. Si l'arbuste américain n'est pas exactement delà même espèce que celui d'Europe, les différences ne peuvent être que très-légères. Au reste, le rosier des Alpes , introduit depuis long-tems dans les jardins , n'est pas du nombre de ceux qui ont produit les intéressantes variétés dont on se plaît à faire des collections. Si , quelque jour , l'art et les soins des jardiniers lui sont plus spécialement appliqués, il acquerra sans doute des qualités plus dignes d'éloges que le mérite d'avoir une ti^e in offensive.
La circonnavigalion de la presqu'île est de quarante- cinq milles. Les grandes barques ne peuvent s'en dispenser, mais les canots des Indiens sont assez légers pour que l'on conserve l'usage de les transporter par terre en traversant l'isthme. Cependant^ ce ne fut pas la commodité de ce por- tage qui en fit prendre l'habitude, mais la superstition. On rapporte qu'à une époque très-ancienne des Indiens qui allaient à 1 île des Castors , après avoir doublé l'extré- mité de la presqu'île , furent frappés de terreur à l'appari- tion soudaine d'une femme, dont la hauteur surpassait celle des plus grands arbres ^ ils virèrent de bord , et revinrent précipitamment. La consternation était si bien peinte sur XVI. 9
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128 NOUVEAUX DÉTAILS SUI\ LE LAC SUPÉRIEUTi
posées, et leurs débris déplacés par les eaux. C'est ainsi que , suivant plusieurs géologues , les efforts prolongés des flots de la Manche et de la Mer du Nord sont parvenus à détacher la Grande-Bretagne du continent européen.
On avait cru trouver quelque économie de tems et de faligue en interrompant la navigation à travers le lac Su- périeur, par un portage de quelques milles : on débarquait à Tisthme d'une sorte de presqu'île, nommée Keween Point, et la navigation recommençait au-delà de ce couit trajet par terre. Dans son voyage, en 1820, le gouver- neur Cass s'était conformé à l'ancien usage ^ mais , cette fois , il donna Tordre de contourner la presqu'île , afin de reconnaître ses côtes. On ne croyait pas qu'elle pénétrât aussi loin dans le lac : M. M'Renney eut le tems de l'exa- miner-, quelques-uns des sites qu'il y vit appartiennent exclusivement au lac Supérieur, et peuvent servir à le ca- ractériser. Sur les deux tiers de cette étendue, les côtes étaient basses, inondées^ on ne voyait que des terres ma- récageuses, couvertes de plantes aquatiques, et, un peu plus loin , des cèdres , des spruces , des trembles : vers l'extrémité, des roches s'entassent irrégulièrement les unes sur les autres, et présentent un singulier contraste avec l'espace uniforme qu'on vient de parcourir.
(( La côte forme une multitude de petites baies qui s'en- foncent plus ou moins dans les terres, depuis une centaine de pieds jusqu'à un quart de mille. Les rochers qui les bordent surplombent en plusieurs lieux , et semblent prêts à s'écrouler sur la tête de l'imprudent navigateur qui ose approcher de leur pied. Quelquefois , l'entrée de ces baies est obstruée par d'énormes blocs entre lesquels un canot trouve à peine un passage. Ces masses rocheuses sont de même nature que les hautes falaises de la côte \ on soup-
ET SUR LA POPULATIOTV' DE SKS T\IVES. iy.()
çoniie qu'elles en firent autrefois partie, çt qu'elles en furent détachées, soit par l'action lente, mais prolongée, des agens atmosphériques , soit par des causes violentes , comme des tremhlemens de terre. »
Des cascades, une helle verdure , des arbrisseaux fleu- ris , ornaient ces lieux solitaires. M. M'Renney croit y avoir fait une brillante découverte qu'il annonce avec solennité aux poètes et aux botanistes : c'est le rosier sans épines , placé par la nature sur les rochers du lac Supérieur aussi bien que sur les Alpes, sur les Vosges et plusieurs autres chaînes de montagnes en Europe. Si l'arbuste américain n'est pas exactement delà même espèce que celui d'pAirope, les différences ne peuvent étie que très-légères. Au reste, le rosier des Alpes , introduit depuis long-tems dans les jardins, n'est pas du nombre de ceux qui ont produit les intéressantes variétés dont on se plaît à faire des collections. Si , quelque jour , l'art et les soins des jardiniers lui sont plus spécialement appliqués, il acquerra sans doute des qualités plus dignes d'éloges que le mérite d'avoir une tige in offensive.
La circonnavigation de la presqu'île est de quarante- cinq milles. Les grandes barques ne peuvent s'en disnenser, mais les canots des Indiens sont assez légers pour que l'on conserve l'usage de les transporter par terre en traversant l'isthme. Cependant ,> ce ne fut pas la commodité de ce por- tage qui en fit prendre Thabitude, mais la superstition. On rapporte qu'à une époque très-ancienne des Indiens qui allaient à 1 île des Castors , après avoir doublé l'extré- mité de la presqu'île , furent frappés de terreur à l'appari- tion soudaine d'une femme, dontla hauteur surpassait celle des plus grands arbres ; ils virèrent de bord , et revinrent précipitamment. La consternation était si bien peinte sur XVI. 9
î3o NOUVEAUX DÉTAILS SLR LE LAC SUPÉRÏEIR.
leurs visages , qu'ils la répandirrnt dans tout le pays -, de- puis ce lems, aucun canot n'approcha de ces parages sou- mis à des pui'^sances malfaisantes. Les castors profilèrent de la retraite de leurs ennemis; ils multiplièrent dans Tîle qui porte leur nom et dans les îlots d'alentour, de manière que le premier chasseur entreprenant , qui osa braver les esprits gardiens du lac et aborder dans l'île , s'enrichit par le produit d'une seule chasse. On pense bien que ce nou- veau Jason n'était pas un homme rouge, mais un blanc.
En approchant de la rivière Ontonagon , les voyageurs eurent en vue la chaîne des Monts Porcs-épics {Porcupine Mounlains) , élevée de 2,000 pieds au-dessus du niveau du lac , suivant le capitaine Douglas -, ils firent halte près d'un village indien. M. M'Kenney eut la curiosité de vi- siter la cabane qui , par son apparence extérieure , devait être l'habilation du plus riche propriétaire du lieu : c'était celle d'un Français qui c.vait épousé une Indienne. L'inté- rieur de celte demeure pouvait avoir une douzaine de pieds de diamètre. Le maître était absent : le voyageur y compta, outre la maîtresse de la maison et ses cinq enfans , plu- sieurs femmes sauvages et un vieux chef, six chiens et une corneille-, ceux qui ont contracté le besoin d'être au large dans leur habitation, concevront difficilement qu'un aussi grand nombre d'individus ait pu s'entasser dans un espace aussi étroit : mais le tableau de leurposition n'est pas achevé; quelques motsdu vieux chef y ajoutèrent un nouveau trait. <( Depuis dix jours , dit-il , le suc d'ail de nos bois est ma seule nourriture. » Voilà cette vie sauvage dont certains écrivains du dernier siècle ont fiût un éloge peu philoso- phique. On recueillerait facilement, en Amérique, assez de fails de même nature que l'exemple de ce ménage d'un Français -, ce serait un avertissement salutaire pour cette
ET SUR LA rOPULÀTION DE SES RIVES. l3l
foule d'émigrans , qui , sur la foi de descriplions men- songères , viennent chercher le honheur dans le Nou- veau-Monde , et n'y trouvent que la misère et une mort prématurée.
Il y a plus d'un siècle qu'une mission française fut éta- blie dans l'île Saint-Michel, vers la partie septentrionale du lac. On y avait planté une croix , bâti une chapelle-, et, sans doute , la ferveur des néophytes répondait au zèle apostolique des missionnaires. Il ne reste plus aucune trace de cet établissement', ni de son influence religieuse et mo- rale ; les travaux , les souffrances^ la mort peut élre de plusieurs hommes d'une piété sincère et dévouée, n'obtin- rent aucun résultat durable. Il paraît , cependant , qu'un très-petit nombre d'Indiens , à Fond du Lac , ont conservé quelques notions confuses , quelques lueurs de christia- nisme ^ ils reçurent , dit-on , il y a plusieurs années , la visite d'un prêtre qui voulait ranimer le feu divin au moyen de ces faibles étincelles, et offrir les secours de la religion aux Européens qui fréquentent ce lieu : nos vovageurs ne l'y ont pas retrouvé. Il ne serait pas moins difficile aujour- d'hui d'opérer des conversions, dans ce pays, que dans les lieux où la voix de la religion chrétienne ne s'est pas en- core fait entendre j telles, par exemple, que les âpres soli- tudes des Montagnes Rocheuses.
Un ancien habitant des bords du lac, M. Johnson, dit à M. M'Kenney qu'il avait eu, en 1791 , la visite d'un Français ou Italien, homme très-instruit, qui faisait des observations astronomiques avec des instrumens dont il était bien pourvu. Ce voyageur se nommait le comte Andriani.
En continuant leur route , les envoyés des Etals-Unis virent un autre exemple des misères de la vie sauvage j c'é-
l32 NOUVEAUX DLïAlLS SLK LE LAC SUPÉRIEUR
tait une troupe d'Indiens qui cherchaient vainement, de- puis plusieurs jours , une nourriture qui piit réparer leurs forces presque épuisées. Ij'un d'eux se détacha de la troupe
dès qu'il eut vu des hlancs, et vint demander du tabac.
L'homme rouge supporte la faim -, il s'est accoutumé dès son enfance à cette privation ; les longs jeûnes sont une partie de l'éducation du guerrier-, mais aucune sorte d'a- mour-propre , aucune habitude , ne s'opposent à son goût pour l'eau-de-vie et le tabac ^ il s'y livre sans scrupule*, c'est une passion qui ne rencontre point d'obstacle : on en con- clut mal à propos qu'elle est la plus forte que cette race d hommes puisse ressentir.
Les envoyés arrivèrent à Fond du Lac le 28 juin : ils avaient parcouru 629 milles. Les négociations dont ils étaient chargés les retinrent en ce lieu jusqu'au 9 août-, elles étaient fort compliquées , et quelques points étaient délicats à traiter , quoique le gouverneur Cass les eût préparés par ses démarches et ses voyages précédens. Il ne s'agissait pas seulement de délimitations territoriales , des relations futures entre les Etats-Unis et les nations indiennes ; il fallait exiger des satisfactions, et faire livrer des coupables. M. M'Kenney rapporte , au sujet de ces extraditions , un fait qui fait honneur à la bonne foi des Indiens et à la fidélité avec laquelle ils observent les stipu- lations onéreuses d'un traité. Pendant l'été de 1819, deux soldats de la garnison du fort Armstrong , sur le Mississipi , furent tués et horriblement déchirés dans un taillis , à peu de distance du fort. Quelques circonstances indiquèrent que les meurtriers étaient des Indiens Winebagos. Peu de lems après une conférence fut tenue à la Prairie du Chien , et les négociateurs américains exigèrent préalable- ment qu'on livrât les assassins de leurs compatriotes. Les
ET SUR LA POPLLATIO?f DE SES RIVES. I 33
chefs Winebagos le promirent et tinrent parole. Au bout de quelques jours , une bande nombreuse de cette tribu , précédée d'un drapeau blanc , amenait trois hommes qu'elle remit entre les mains des soldats des Etats-Unis. Dès le lendemain, ils, furent traduits à un tribunal militaire, interrogés séparément , et la parfaite conformité de leurs récits en garantit la sincérité. Le plus jeune, interrogé le premier, raconta que, se trouvant à la chasse , avec son frère et son oncle , dans l'île où le fort Armstrong est cons- truit, deux soldats approchèrent d'eux sans les voir, et se mirent tranquillement à couper des perches. L'oncle avait alors auprès de lui le plus jeune de ses neveux, l'autre était occupé à quelque distance en arrière. Le guerrier Wine- bago crut avoir trouvé l'occasion de venger la mort de quelques parens qui avaient été tués dans la dernière guerre contre les blancs ; il proposa à son neveu d'attaquer avec lui les deux soldats , et de rapporter leur chevelure , lors- qu'ils rejoindraient leur tribu. Le jeune homme refusa po- sitivement -, il rappela à son oncle les conditions expresses de la dernière paix : ses remontrances furent inutiles. L'oncle alla faire la même proposition à son autre neveu , qui lui fit d'abord la même réponse , et de plus fortes ins- tances pour qu'il renonçât à son funeste projet ; rien ne put ébranler la résolution du guerrier, de manière que le neveu le voyant décidé à marcher seul contre deux hommes, n'hésita plus à lui prêter son secours et son bras. Toutes ces circonstances étant constatées par les aveux des trois accusés, le tribunal acquitta celui qui n'avait pris aucune part au meurtre des soldats ; les deux autres furent con- damnés. La mort ne les surprit point ^ ils y étaient pré- parés depuis le moment où ils furent arrêtés par les guer- riers de leur nation , pour être conduits à la Prairie du Chien.
l34 NOUVEAUX DÉTAILS SUR LE LAC SUPÉRIEUR
Une des plus étranges coutumes des populations sauvages de ces contrées est celle qui prolonge , pour les épouses , Texistence du mari long-lems après sa mort. Parmi les femmes qui vinrent , avec leurs tribus, à la grande assem- blée de Fond du Lac , on en remarqua plusieurs qui por- taient un paquet de hardes dont elles ne se séparaient jamais -, c'étaient des veuves , et ce paquet était leur maii. Au moment où une femme devient veuve, elle doit ras- sembler les meilleures bardes du défunt -, les ceintures qu'il porta servent à serrer le ballot -, on y attacbe les ornemens qu'il possédait , et voilà ce que la veuve doit regarder comme son mari. Cette nouvelle union est beau- coup plus étroite que la première*, pendant une année, au moins, et quelquefois beaucoup plus long-tems, les deux conjoints sont inséparables. C'est à la famille du défunt qu'il appartient de dégager la veuve , et de lui rendre le droit de contracter un mariage plus réel : si elle y consent, elle enlève le paquet, simulacre du déiunt, et tout est fini. Quelques faibles compensations allègent quelquefois le joug que cette coutume fait peser sur les femmes, déjà si maltraitées dans toute l'Amérique non civilisée \ le pa- quet de linge a droit à tous les partages auxquels l'homme qu'il représente eût été appelé , et la veuve profite de ce qu'il aurait reçu.
Le séjour de M. M'Renney à Fond du Lac lui fournit l'occasion d'observer plusieurs autres traits peu connus et non décrits du caractère et des mœurs de diverses tribus in- digènes réunies momentanément dans ce lieu. On n'est pas surpris d'y reconnaître beaucoup d'erreurs, des supersti- tions dont les peuples les plus éclairés ne sont pas tout-à- fait exempts. La vie sauvage expose Tbommc à tant de souf- frances, et lui oflVe si peu de bonheur, qu'elle lui interdit les longues observations , les réflexions réitérées sans les-
ET SUR LA POPLLATTON DE SES RIVES. l35
quelles il ne peut acquérir aucune idée juste sur des objets que les philosophes mêmes ne connaissent pas encore suffi- samment. L'imagination des malheureux est , surtout, fé- conde en vaines terreurs-, mais elle enfante aussi les espé- rances illusoires, des consolations fantastiques : elle peuple l'univers d'êtres supérieurs à l'homme, amis ou ennemis de sa race -, voilà son explication du bien et du mal. On n'est donc pas surpris que chaque indigène de l'Amérique croie à son manitou^ et Ton sait gré à ces peuplades de ce qu'elles se sont élevées jusqu'à la notion d'un Grand Esprit. Au sujet de ces croyances , INI. M'Kenney rapporte une anec- dote par laquelle nous allons terminer cet article , et qui caractérise mieux les superstitions indiennes que la plu- part des faits racontés par les autres voyageurs.
« Peu de tems après notre arrivée à Fond du Lac , un Indien, de l'apparence la plus misérable , se présente au gouverneur-, c'était le guide qui avait entrepris, en 1820, de le conduire au Rocher de Cuivre, et qui n'avait pu trou- ver le chemin de ce roc fameux. Depuis ce tems, le guide maladroit subissait une sorte d'excommunication ; sa tribu le regardait comme un objet du courroux du Grand Esprit , parce qu'il avait prêté son assistance aux blancs dans leurs projets de spoliation. Cette divinité suprême est très-jalouse de ses trésors ^ c'est pour les soustraire à l'avidité de ses ennemis qu'elle les a cachés dans le sein de la terre. Pour comble d'infortune , l'Indien , brouillé avec les hautes puis- sances surnaturelles, ne réussit dans aucune de ses chasses : on crut généralement, et il finit par croire lui-même, que son manitou l'avait abandonné : il était arrivé au dernier degré de la misère et attendait la mort avec résignation , lorsque le gouverneur arriva. Ses aventures furent le sujet de nos entretiens; nous pensâmes qu'avant de le renvoyer
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l36 NOIVEAUX DÉTAILS SUTl LE LAC SLPÉRIEUK , ETC.
dans sa tribu , il fallait faire disparaître les traces de la colère divine, le mellre en état de se présenter avec son ancienne vigueur , sa bonne mine , et même une sorte de luxe, signes certains des bonnes grâces du Grand Esprit et des soins du manitou. Notre protégé fut bien nourri , habillé, chargé de quelques présens, et , depuis lors, fort considéré , satisfait de sa position et heureux dans ses chasses. »
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JirATIONS.
appartiennent à la même secte musulmane ; cependant ad-seigneur , et l'empereur de Maroc est le chef de la
it est, par le fait, indépendant de l'empire de 3Iaioc. ■oie, guerrière, marcliande, Cidi-Hassem e^t actuellc- !rce entie le royaume du Soudan et celui de Fez et de :nt mieux s'y arrêter que de traverbcr daffreuses soli-
istralie , que les Madecasses qui peuplent cette grande M. Balbi qui nous a communiqué le» ren<ei?nemens : royaume e>t une création politique de nos jours. Le •use de l'intérieur de 3Iadaga.scar, est parvenu , dans le grande partie de Madagascar. Les chefs de Bombetoc, ;nns ses vassaux. Il a déjà fort avancé la civili.-ation des jue entièrement exercée à l'europé^-nne. Emine, sa ré- s par des arcl.'itectes européens. Elle possède un coHé'e es grands. Il est très-probable que l'habile et courageux inatian sur toute cette île, dont il a déjà emprunTé le
les \nglais paraissent disposés à abandonner leurs dis- le la Côte-d"Or, pour les concentrer dans l'île de Fer- s importans, sous le rapport politi';ue "omTvar— -> „-
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es effets de retlc espère trinvasion de barbares. ^^.
XVI. I I
l36 NOUVEAUX DÉTAILS SUll LE LAC SL'PÉRIEUK , ETC.
dans sa tribu , il fallait faire disparaître les traces de la colère divine, le mettre en état de se présenter avec son ancienne vigueur, sa bonne mine , et même une sorte de luxe , signes certains des bonnes grâces du Grand Esprit et des soins du manitou. Notre protégé fut bien nourri , habillé, chargé de quelques présens, et , depuis lors, fort considéré, satisfait de sa position et heureux dans ses chasses. )>
( Nortli American Heview, )
TABLEAU DU TERRITOIEE , DE LA POPULATION, DES FINAIfCES , DES FORCES DE TERRE ET DE MER .DES PUISSANCES DE L AFRIQUE.
NOMS DES PUISSANCES.
Empire de Maroc (u)
Rovanmc dcSuselTanict
M. lie Maroc
M. de Fi-z
Lc^ tribus de Berbères dans l'Atlas septei L'État de Blcd-Cidi-IIassem (n) . . .
Ile de Madagascar
Royaume des Ovas ou de Radama (i3).
Afrique Anglaise.
Clnnie du Cap de Bonne Espérance. . . . Ile de Frar.ee ou Maurice avec les Seclielles . . Culonlc sur la côte occidentale d'Afrique (i4). Sainte-Hélène et Ascension (l5) . ■.•...
Atrique Espagnole.
Archipel des Canaries
Iles de Fernando Po et d'Annobon fi6)
Presidio» ou Places dans l'Empire de Maroc (17).
Afrique Française (i8).
Ile Bourbon
Colonie du Sénégal . . Établissemens de Madagasi
Archipel des îles Comores (i9\
Afrique Arabe (20)
Afrique Danoise
Afrique Néerlandaise (ai). . . .
l.TKNDLE DU TERRITOIRE
ograpbiijues.
POPULATION.
l3,7I2
6,287 5,434
b,7oa
5,53o
i63
265
'Il
9"
70 40 5
2,800,000
254,200
227,400
99.734 80,454 )
'.079
489
} »% { 3,0
1,394
î ,^:^1
38i
12,000 |
i33 |
60,000 |
857 |
3o,ooo |
1,000 |
i5,ooo |
3,000 |
FINA>fCES.
FORCES DE TEIIKE
REVENU Pl-BLIC en francs.
« le tablea
le tableau liurope.
DETTE PUBLIQUE, capital en francs.
EK TE MS de r-ix.
36, 000
EN TEH S
de giieive.
FOilCES NAVALLS
E.:f TEU ;
de paix.
EN TEMS
OBSERrATIONS.
(.i)Le:
Arabes de l'ei
pire de Maroc appartienDent à la même m uprématie du grand-seigoeur , et rempcrenr
{il) Depuis quelques années, ce petit étn est, par le Rtbité par une population industrieuse, apritolc , guerrièn ment considéré comme l'entrepôt du commerce entie le i Maroc. Les marchands de ce.'; deux villes aiment mieux s'y tudes pour se reudie à Tombouctou.
t , indépendant de l'empire d^ Karoc. î.arcliaode, Cidi-Has*em e.t »€tu-ri>- ume du Soudan et celoi dp Fez et de êter que de IraTer^er d'afTreiucs JoIi-
(.5) Nous |
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le tableau de l'Australie , que les Madecasses qui peuplent cetw fiande
lie malaise. C'est M. Balbi qui nous a communiqué le» renseijn'emens
des Ovas. Ce royaume est une création politique de nm jônrs. Le
aalion nombreuse de Fintérieur de Madagascar, est parreon , dan, le
la plus grande partie de Madagascar. Les chefs de Bombetoc,
. . peenne. Emjne
édifices construits par des arcliitectes européens. Elle possède nr
des
t devei nente et presque
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fans dts grands. Il est très-probable que Fbabi i domination sur toute cette île, dont il a déjà empronbé le
. „ sqncies Anglais paraissent disposés i abandonner leur^di*-
j.....u.,^u^ établissemens de Sierra-Leone et de la Cote-d'Or, pour les concentrer dans l'ile de Fer- naiido-Po. Cette île offre un des points les plus importans, sous le rapport politique, commercial et militaire. Voyez la note i6.
(x5) Celte île et celle de l'Ascension , qnoiqu'en Afrique , dépendent de la Compagnie des Inde. Ç16) Ces îles, situées dans le golfe de Guinée, n'ont jamais été occupées par les Espasnols, moi-
TTSiParlïPorlupal. Les habitans sout tontàfailindépeVdans.
; avec ceux de Fernando-Po, pensen: puaioir s'en emparer sans
issi , les Anslais , en s'a
rupule.
(17) Depuis long-tems
le , Penon , Vêlez et Ali
les Espagnols icemas. C'est
ièdent , dans l'empire de Marjc , les places de Cenu , Jla- pru ides de Ceula qu'on envoie les individus condamnés
(18) La colonie française du Sénégal est dirisée . comprend l'île de ce nom , dans le Ueuve du Sénégal
établissemens sur le fleuve ; les escales , ou lieux .le r . . . .
côte qui s' étend depui.) le cap Blanc jusqu'il la baie d'iof. V. : depuis la bdie d'Iof, et oot
Gambie. Notre établissen avons également des lo.ge pbin. Nous possédoDS au:
(il) Cet arcbipel aurait, se 170,000 fcabitans. M. Bolbi , i Nous avons suivi cette derniè centes sur cet archipel dévasté par les guei
arrondissemens. Celui de Sainl-Lonis
de Dalaghé, SafaI et Giber; les divers
urne, et la partie de La
t de Gorêe comprend -
ptoir d'Albreda dans h
înt le plus important, à Madagascar, e.-t celui de l'ile Sainte-Marie. Vnns à Tamatave , à Foulepointe et près de l'emplacement de l'ancien fort Dan 1 , dans l'état d'Alger, le petit fort La Calle.
plus célèbres géographes allemands, M. Hassel, jnsqo'i
:, pense que sa population ne dépasse pas 13,0 o âmes.
opinion qui s accorde davantage avec les relations les plos re-
et dépeuplé par les descentes presqu'annuelles de«
(10) L'Arabib afi e Mascate. Voyez le tableau de l'As
comprend les îles de Quiloa , MaCa , Zanzibar, etc., soumises à l' In ■'--■ -"- "'"- -"-- '■ '- du gc.//e Perti>e , dans notre
(îi) Depuis h édui.cnt, dans
s -petit territoire autour des pri
ap de Bonne-Espérance aux Anglaisâtes possessions onde, à quelques petits forts sur la COlc-d'Or .
'^
DES PUISSANCES DE L'AFRIQUE \-
On ne sera pas surpris sans doute de trouver une partie des colonnes de ce tableau occupée, comme celles du tableau de TAustraiie , par des points d'interrogation et des guillemets. Malgré les progrès que de hardis explorateurs ont fait faire à la géographie de l'Afrique, dans ces dernières années , on a encore bien peu de renseignemens sur la plupart des nations indiquées dans la première colonne , et on n'en a aucun sur les territoires immenses que nous avons compris sous la dénomination collective d'Afrique centrale. Tout ce qu'on sait, c'est que des hordes de Gallas parcourent ces contrées sauvages. On y trouve aussi des Caffres et des Jaggers. Cette dernière nation, que Batlel nous a peinte sous des couleurs si horribles, serait au contraire de mœurs très-douces et très-paisibles , selon l'auteur de l'Atlas Ethnographique du Glnbe, dont le témoignage est fondé sur les rapports récens des Portugais, qui entretiennent avec les Jaggers des relations commerciales.
NOMS DES PUISSANCES.
Afrique Intérieure. ... Soudan ou Nigritie. ...
Empire de Bornoo (l)
Empire des Foullahs ou de Belle {: Empire de Bambarra (3) . . . . Royaume du Darfour ... ftoyaume de Burgo ou Salej . . FiOyanme de Tumbouctou . . . .
Désert de Sah.\ra (4) . . . .
ETENDDE
DIT TEHBITOIBB
nilXCS CARSKi
de l5 au degri
POPULATIOU
171,000 62,575
53,071
i5, 000,000 ? 19,000,000
m
3o4
FINANCES.
REVEHU PUBLIC en francs.
DETTE PUBLIQUE , capital eo francs.
FORCES DE TERRE
EN TEMS de paix.
KM TEinS' ÏM TEMS de guerre. de paix.
FORCES NAVALES
EH TEHS de guerre.
Voyez le Taelwo watistiqot de l'Europe, l'Asie et l'Australie , dans le» Numéros 21, 37 et a8 de notre recueil-
OBSERVATIONS.
{i) Il paraît, d'après les données positites publiées dans la relalioo du vora^e de t>echjm e: Clapperton , dans cette partie de l'Afriqoe, qu'oQ avait beauctiap exagéré l'éteodue e: la pui-^joa^e de Bornou , dont on fai?ait dépendre des peuplade^ qui sont îodependantes. Cet enïp:rer^:s<iahic ,* quelques êgard~, à ta France^ sous les roia faiaèaaâ. Le sultan de Bomou n'a aocmic aatoritc. Le souverain véritable, qui prend le titre modeste de >cbeick , exerce an pouvoir aa Moî^a^^ ctOMa que celui des maires du palais. On trouvera un article curieux 5ur Bornoo, et ea géadnl sari» états du Soudau , dan^ notre lo^ numéro.
(2) Depuis quelqu
i , les Foultahs ou Fellatuhs
^ , . », _ _ _ 1 pn'poBjtiaatc ém
Soudan. Leur empire, fondé par le sultan Belto , s'étend depuis le< frontières ocridentales de cdu ^ , jusqu'à celles du royautue de Tombouctou. Sakatou, ville sirande et popuL?u*« , ea «^ la ' " " *' ' voyageurs earopéens. PeoI-«tre na jc«r
apitale. Le sultan BcUo î
.•■alion pénétrera l-elle surleun> traces daob tetle partie de l'Afrlqu
riAl de U
(3) C'est l'é
(4) Cette iE
loe I
tlepluspuii
l du Soodan occidealal. Sego , sar le Xiser , ables e^t partagée eolrc trois oatioos prîi
sk est U capiblc. ipalcs ; le> 3f un
TABLEAU DU TERRITOIRE, DE LA POPULATION, DES FINANCES, DES FORCES DE TERRE ET DE MER DES PUISSANCES DE l'aiiUQUE.
NOMS DES PUISSANCES.
Afriqve Ottomane (5)
I/Kivpte avec la \ubic et les autres pays régis par Moli;
. med-Al;;, (6)
Etat de Tripoli avec ses dépeodaDces
Çtat de Tunis
Etat d'Alger (7) •
Cote orientale d'Afrique indépenlante.
États CI peuplades indépenda: iioyaume de Changamera .
Guinée.
Empire d'Aclianlle (8), Royaume de Dahome . Royaume de Bénin . .
les pays
Senegambie.
; de Fouta-Tori
/■;. de Borb-Ialof /.;. de Bondou . .
de Cayor et Baol.
de Barbeim
de badibon
de Kolar .
îTimbou. . .
Afrique Portugaise (g)
Gonvernemcnt d'Angola . . r.onvernement de Mosarabiq lies dn Cap-Vert . . . . . IlesAcores . . Iles de Saint-Thomas et du Ile de Madère. . .
Abtssinie (10).
Côte d Abys^icie . . .... . .
Cote occidentale d'Afrique ou Basse-Guinée
Royaume de Congo
Id. de Loango
Pays de Matcmba ! ! . ! !
kti:ndue
DU TEHHITOIBE
géographiqu
32,938
34,425
3o,o5o
34,200
6,25o
3,210
29,070
28,490
i4,-5o
1 6,200
8,100
3,730
3,1)85
<5,75o(i5) e,o8o )
POPULATION.
6,820,000
3,^13,000
f 3,B,3,O00l
[ 840,000 / 10,000,000
12,000,000
(io,ooo
1,057,000
4,000,000
î î
5,000,000?
FINANCES.
FORCES DE TERRE
iSg
109
4i3
1,333 I
36
36
483 3,811 1,036 .1,5i4
2(9
REVENU VVBLIC
60,000,000
DETTE PUBilQUE, capital ea francs.
EN TEUÏ
EN T EMS
de giieiit.
FORCES NAVALES
EN T EM S (le Kuene.
OBSERrATIONS.
Touarick^ et les Tïhbos. Des île;, de verdure , ou oa-i% , en interrùittpeijt laffrecse monot/ïniç . et %*n\ comme aiilaut de ports au milieu de cette mer de sables, parcourue, dans tontes les directicDi . ur les chameaux des caravanes , auxquels on a donné le nom pittoresque de navire» du désert. L« prir.. cipalcs oasis sont celles du l'ezzan et de Gadames , dépendantes du paclia de Tripoli ; celles à' K^y» et d'Apir qui forment deux petits royaumes , et celle de Cebaat , qu'on peut regarder comme un« répuliliquc ; car, quoique son chef porte le litre pompeux de .-nltan , il n'a qae bien peu de pooT- ;- sur son peuple.
(.i) La population de l'Afrique ottomane a été > tifs, faits avec beaucoup de >oin sur \e> villages s
solitudes de la Libye , de la Haute et Basse-Nubie, ainsi que ceUcs qui vivent d; pas de porter à plus de 2,85o,ooo nmes la popnlatioQ de-» vastes pj
' ' " dejs de TrifMjll et d'Al'if
nicre -i bénévole a cette partie ■êpiiqoc par lesquels
ed-Ali,
calculs
peut pas pins exagérée. Des calculs appioiim^- le long du \il , sur les trïbusqui pareourent l«r. les oasU, ne per-
ns d'babitai
faiti
î qu'on accordait d'n
■l'absurdité d . d'à
nque pour rcprodui , rétat d* Alger 3,5oo,ooo, ceb
4i^04iOoo et celui de
Moh
réduit singi de TAfriqu M. Balbi a Nubies avaic. Tripoli 3,5oo.
(G) Il faut ajouter aux pays ré^ls par le vice-roi d'Emitc , le grand S^hérifal de la Merqne . le Nedjed , ou la partie de l'Arabie cenliale occupée par les Wahabites , ainsi qne le pays de Haça. Tont ce grand territoire est , depuis quelques années , occupé par les troupes de Mohammed-Ali. Sa po*iticn géographique noua a seule empêchés de le comprendre dans le tableau de l'Afrigoe. Il serait possibJe cependant que le Nedjed ne restât pas long-lems aux Tores. Oo a '■ure qne le bruit de la résistance des Grecs a pénétré jusque dans les déserts des Wahabites. On ?urait une idée fausse de ces derniers, si on les considérait seulement comme des sectaires religieux ; il y a aussi dans leur associa tioD no prin- cipe et un but politique. Ce but , c'est raffranchissemenl des popolations arabes, du jouj des Torts ; aussi les Wahabites trouveraient de nombreux partisans en Egypte, et dan? les parties de la Syrie ou les Arabes forment la majorité des Labitan?. On peut voir, dans notreS^ noniéro , Taperçu de la situatloa <îe l'Egypte que M. Saulnier a rédigé d'après les voyageur^ les plus réceos et des reu-eizoemeus par- ticuliers qui lui avaient été adressés. Depuis la publication de cet article , Mohammed-Alî a encore augmenté son armée et sa marine militaire; mais cette marine vient d'être presqu'entiérement détruite à N'averÎD ; et il ne lui reste plus que quelques corveltes , des bricks et d'autres bâtimeo» infêrïear».
(t) Voyez, sur Alger, le grand article inséré dans notre i3c numéro. N""« =-/^n= .n".^; ««t,,u ^•- riné de cet état, les évaluations de M. Balbi. Ce géographe observe était forte de i3 balimens de 12 à 44 canons, 60 chaloupes canonn latines, dont une partie a été détruite par les Anglais.
(8) Nous devons l'évaluation du territoire, de la population, etc., de Tempire d'Âchaotie, à I
teur de l'atlas ethnographique du globe. Cet empire est aujou--''*--- ' ■" ^ -'- — • —
Guinée. Les royaumes de Bentn , Apullonla , Auaula, Boufi Acciïi., etc., en sont tributaires.
n i8i5, la Ootte d" Aléser et i5o bâtimeos à voiles
fu. la puissance prépondérante de la , etc., les répttWi^-e> de Tantie .
(f)} Il suffirait pour --c convaincre du peu d'avantage? de la plupart des po5ses5ions coloniales , de voir quelle était la situation du Portugal , il y a queli|ues années. Alors il possédait encore Vimmeiise •empire du Brésil. Mais malgré cette vaste étendue de territoire parée de la riche vé-étatioa destiv- piques , le Portngal n'exerçait aucun genre d'inilueoce eu Europe, et se traînait >erviIem*ot i la remorqtic de l'Anglclei-re.
(10) L'empire d'Abyssinie n'existe plus que de nom. Depuis qnelqnes années il est partase en plu- sieurs états indépendans. Ceux du Tygre , d'Amhara et d'Efat, sont les plus considérables, te roi du Tygre est le plus puissant de tous. lia, dii-on, pour vassal , le Babcmxga^c^ ^«i r«r«r «tr m- à*(i«»i de la Mer-Rouge. L'empereur est gardé , dans son palais , a Goudar, comme le Grand-Mosol a Dehli. Cependant, c'est toujours en son nom que se publient les décrets et les ordonnances rendos par I«» princes Gallas , qui , d«n» «es derniers tenis , se sont «mparé» de la plu» grande partie de l empire.
CES DE L AFRIQUE.
OBSERVATIONS.
et les TJbbos. De? îles de verdure , ou oasis , en interrompeut l'affreuse monotonie , et sont tant de ports au milieu de cette mer de sables, parcourue, dans toutes les directions , par lUX des caravanes , auxquels on a donné le nom pittoresque de navirts du désert. Les prin- is sont celles du Fczzan et de Gadames , dépendantes du pacha de Tripoli ; celles d'Agados qui forment deux petits royaumes , et celle de Gebaat , qu'on peut regarder comme une ; car, quoique son cbef porte le litre pompeux de sultan , il n'a que bien peu de pouvoir iple.
opulation de l'Afrique ottomane a été on ne peut pas plus exagérée. Des calculs approxima- ivec beaucoup de i-oin sur les villa:^es situés le long du Nil , sur les tribus qui parcourent le-- e la Libye , de la Haute et Basse-Xubie, ainsi que celles qui vivent dans les oasis, ne per- sdc porter à plus de 2,85o,oOO âmes la population des vastes pays régis, en Afrique , par d-Ali. D'autre.- calculs, faits sur les tribus soumises aux deys de Tripoli et d'Alger, ont nlièrement les millions d'babitans qu'on accordait d'une manière si bénévole a cette partie e. L'espace nous manque pour reproduire les raisonnemens sans réplique par lesquels fait voir l'absurdité des évaluations de certains géoi^raphes qui supposaient que les deux lient 2,000,000 d'amej, l'état d'Alger 2,5oo,ooo, celui de Tunis 4,500,000 et celui de 00,000.
ut ajouter aux pays régis par le vice-roi d'Egypte , le grand Schérifat de la Mecque , le
i la partie de l'Arabie centrale occupée par les \Vahabites , ainsi que le pays de Haça. Tout
rritoire est , depuis quelques années , occupé par les troupes de Mohammcd-Ali. Sa position
ue nous a seule empêcliés de le comprendre dans le tableau de l'Afrique. Il serait possible
que le Nedjed ne restât pas long-tems aux Turcs. On a sure que le bruit de la résistance
pénétré jusque dans les déserts des Wahabites. On ?urait une idée fausse de ces derniers,
nsidérait seulement comme des sectaires religieux ; il y a aussi dans leur association nn pnn-
jut politique. Ce but , c'est ratfrancbissemenl des populations arabes , du joug des Turcs ;
ababites trouveraient de nombreux partisans en Egypte, et dans les parties de la Syrie oii les
lent la majorité de> Laliitans. On peut voir, dans notre 5e numéro , l'aperçu de la situation
que M. Saulnier a rédigé d'après les voyageur.- les plus récens et des reuseignemeus par-
i lui avaient été adressés^ Depuis la pubfication de cet article , Mohammed-Ali a encore
on armée et sa marine militaire; mais cette marine vient d'être presqu'entièvcnjent détruite
et il ne lui reste plus que quelques corveUes , des bricks et d'autres bâtimeos inférieurs.
z, sur Alger, le grand article inséré dans notre i3c numéro. Nous a-vons suivi , pour la ma- état, les évaluations de M. Balbi. Ce géographe observe qu'en i8i5 , la Uolte d'Alger de i3 bâlimens de 12 a 44 canons, 60 chaloupes canonnières et i5o bâtimens à voiles 3t une partie a été détruite par les Anglais.
devons l'évaluation du territoire , de la population , etc. , de l'empire d'Achantie , à l'au- las ethnographique du globe . Cet empire est aujourd'hui la puissance prépondérante de la s royaumes de Bénin, ApoUonia, Ahania , Bouronn , etc., les républiques de Tantie , , en sont tributaires.
firalt pour se convaincre du peu d'avantage» de la plupart des possesjions coloniale» , de était la situation du Portugal , il y a quelques années. Alors il possédait encore l'immense Brésil. Mais malgré cette vaste étendue de territoire parée de la riche végétation des Iro- Portiigal n'exerçait aucun genre d'inllueuce eu Europe, et se traînait servilemsnt à la e l'AnglcleiTe.
npired'Ahvssinic n'existe plus que de nom. Depuis quelques années il est partagé en plu-
.*,, .-' ^ 1 r¥^ 31» 1 111. r. . „.l„-.-.l..,..^...-;jû.-..ï.l*.c T<>i-Ai<1ll
SCENES IRLANDAISES (i).
Si Tobservation de l'homme ne me paraissait pas offrir plus de tristes résultats qu'elle ne donne de jouissances et ne procure d'utilité ^ si je n'avais renoncé depuis long-tems à ces expériences douloureuses, qui tournent rarement en riionneur de Thumanilé, je me plairais à m'asseoir devant la table de jeu, en face des deux adversaires, qui se dispu- tent l'avantage d'un valet de trèfle et le triomphe des atouts. L'espoir, la crainte, l'avidité , la résignation, la colère, l'enjouement, l'héroïsme même, souvent la perfidie, la ruse, l'audace, tout ce qui agite l'ame vient se refléter sur la physionomie , jaillit naturellement des chances di- verses qu'amène le hasard-, et la variété naïve de ces im- pressions livre l'homme tout entier à la sagacité de l'ob- servateur.
Le vieux Zacharie AVvnham et son ami d'enfance, Bor- romée Kneller, me présentaient un exemple frappant de la
(i) Note de l'Éd. La touchante histoire qu'on v.i lire cnraoterlse très-bien l'animosité des partis qui divisent l'Irlanile. La situation de ce malheureux pays offre une leçon Lien importante, et c'est surtout dans ses annales que l'on peut voir combien les nations sont réciproquement inte'resse'es à leur bonheur. Jamais oppresseur n'a e'ié plus cruellement puni que l'Angle- terre. Elle a épuisé l'Irlande par ses exactions , sans que cela lui fût d'aucun proRt , car elle est obligée d'y entretenir à grands frais un corps d'armée considérable, po-.ir s'assurer de sa fidélité. Elle l'a humiliée, avilie, mais sa population, imprévo^:^llle parce qu'elle est dégradée , pullule au sein de la misère , et les pauvres de l'Irlande retoHibent en partie à la charge de ses tyrans, La mer qui sépare les deux iles dépose incessamment avec son écume , sur les cotes de la Grande-Bret.igne , des flots de misérables que la faim chasse de chez eux. On peut voir dans l'article sur les Pauvres d'Ir- lande, inséré dans notre 2i« numéro et emprunté à la He^'iie d^Tldlrihuni^, les effets de cette espèce d'invasion de barbares. ^>.
XVI. J I
J^T. SCÈNES IRLANDAISES.
vérité de celte remarque. Zacliaiie contemplait avec effroi l'as fatal que son adversaire venait de jeter sur le tapis vert. L'œil fixe, le front ridé, le corps penché vers la table, la figure pensive , il avait Tair de demander compte de ses désastres aux diverses combinaisons des coups précé- dens qui venaient se retracer à sa mémoire. Le calme de Kneller contrastait vivement avec l agitation empreinte sur les traits de Wynham : il ne paraissait pas prévoir les conséquences de ce qui venait d'arriver ^ et , sur le point de gagner la partie, vous eussiez dit qu'il doutait encore de son succès. Ainsi se développaient les différens caractères des deux joueurs : l'un ardent, enthousiaste, impérieux, incapable de souffrir un outrage , et qui pensait que le sort même devait se plier à sa volonté-, l'autre, plus patient, plus doux, plus maître de lui, et réprimant la joie de son petit triomphe, par ménagement pour les faiblesses de Ta- mitié.
Cette simple scène avait lieu dans une de ces petites mai- sons d'Irlande, qui ne sont ni des châteaux ni des chau- mièies , et qui tiennent de Tun et de l'autre. La soirée était fort avancée -, le soleil à son déclin, éclairant d'une douce lueur l'intérieur de la salle, ajoutait une nuance plus pittoresque au groupe dont je viens d'esquisser les deux principales figures. Derrière le fauteuil de son père, la jeune et jolie Marie Wynbam se tenait debout : Charles, fils de M. Kneller, était à côté d'elle^ tous deux, fort at- tentifs en apparence, mais beaucoup plus occupés l'un de l'autre que des hasards du jeu.
Imaginez le profil antique et pur de ces belles statues dont la Grèce nous légua le modèle : une pâleur délicate, dont la transparence laissait entrevoir l'incarnat le plus doux-, des yeux bleus, plus tendres que languissans -, une expression calme et naïve , faite pour attacher le cœur plu- tôt que pour émouvoir les sens^ je ne sais quel caractère
SCÈKES IRLANDAISES. l43
de fierté imposante mêlé à cette physionomie angélique -, un front haut, un sourcil dont la courbe légère semblait tracée par un pinceau hardi et facile : vous aurez quel- que idée de Marie Wynham et des charmes qui la distin- guaient. Mais je n'ose ni analyser ni décrire celte grâce native qui ne venait point d'une politesse artificielle \ charme à demi rustique , et dont la simplicité était le plus aimable attrait.
En deux ou trois coups M. Wynham perd la partie. Sa mauvaise humeur était visible. Sa fille , par une douce caresse, lui rendit bientôt le calme et la gaîté. Le domes- tique vint annoncer que le souper était servi ^ on passa dans la salle voisine. Une amitié de longue date unissait ce petit groupe domestique ^ le bonheur dont ceux qui en faisaient partie jouissaient en se trouvant ensemble était, pour ainsi dire, une sensation plutôt qu'un sentiment. L'ex- pression de leur joie n'avait rien de bruyant-, c'était une volupté profonde et douce que troublaient cependiint un peu la véhémence du père de Marie, sa causticité, sa rail- lerie infatigable. Il fallait l'écouter , l'approuver, rire de ses sarcasmes ou les subir. Mais j'oublie que les antécé- dens de mes héros ne sont point connus -, et je dois ajouter à ces faibles traits de caractères que je viens de jeter au hasard quelques renseignemens plus précis.
M. Wynham était protestant et M. Kneller catholique. Les ancêtres du protestant avaient pris une part active aux anciens troubles du royaume , et scellé de leur sang leur dé- vouement aux principes de la réforme. On voyait, sur la cheminée de son parloir , un petit coffre antique de bois de chêne, où le sculpteur avait grossièrement représenté la révolte de Londonderry et choisi pour personnage prin- cipal le bisaïeul de mon héros. C'était pour lui un objet de gloire, un sujet d'orgueil plus précieux que toutes les généalogies. D'ailleurs bon , dévoué, généreux , honnête,
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d'une intëgrilé à l'épreuve , Wynliam poussait jusqu'au délire l'exallation du patriotisme et l'ardeur du protes- tantisme. Une haine instinctive et irréfléchie l'animait contre tout ce qui rappelait l'église romaine. Il n'y avait pas chez lui conviction, mais aveuglement^ une religion d'examen et de doute devenait, pour cet homme enthou- siaste , un véritable fanatisme. Le nom d'un moine le mettait hors de lui-même : le son des cloches irlandaises le faisait entrer en fureur^ sa loyauté, son entêtement, sa vive et poignante ironie, étaient loin de corriger ce défaut, il avait près de soixante -cinq ans : sa vieillesse était encore verte. On pardonnait beaucoup à sa franchise, et ses au- tres qualités morales faisaient oublier les excès d'un esprit plus impétueux que raisonnable. A quarante-cinq ans, il avait épousé une jeune protestante , dont il avait eu Marie "Wynham, qu il avait perdue peu de lems après la nais- sance de sa fille. Depuis cette époque , il n'avait pas quitté la solitude profonde où il nourrissait de quelques lectures calvinistes la ferveur de ses dogmes et son antipathie pro- fonde pour le catholicisme irlandais.
Rien ne prouvait mieux les qualités de M. Wynham et son excellent cœur, que la constante amitié qui l'unissait à M. Kneller, catholique romain. Tous deux avaient fait leurs études dans le même collège^ tous deux, restés veufs de très-bonne heure, étaient venus s'établir dans le même village, l'un avec son fils, l'autre avec sa fdle. L'ardeur (le passion , la fougue de caractère qui caractérisaient M. Wynham, trouvaient, pour ainsi dire, leur contrepoids naturel dans le jugement solide et l'esprit aimable qui distinguaient M. Kneller. Si la conversation de l'un était plus animée, celle de l'autre était plus agréable. Il n'y avait pour M. Wynham que deux idées : la patrie et la ré- forme. M. Kneller, attaché à sa croyance sans fanatisme , s'occupait des beaux-arts et les aimait. Son intelligence
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était plus facile que vive, et son instruction, assez étendue, avait de la grâce et toujours de Tà-propos. Ces deux amis se convenaient d'autant mieux qu'ils se ressemblaient moins. L'un trouvait chez l'autre ce qui lui manquait à lui-même -, car ce que l'on nomme ordinairement sympa- thie n'est souvent que l'harmonie des contrastes , la se- crète sympathie de plusieurs goûts différens.
Par une sorte de convention tacite, les amis ne parlaient jamais de religion : divisés sur ce seul point , d'ailleurs unis par une communauté absolue de pensées et de plaisirs, tous deux isolés du monde et contens de leur sort, tous deux livrés aux soins paternels qu'exigeait l'éducation de leurs enfans, ils ne prévovaient même pas la possibilité d'une querelle ou d'une rupture. Charles et Marie, élevés dans la retraite , où se forment et fermentent les violentes pas- sions, croissaient pour s'aimer, et une mutuelle affection, se développant dans leurs cœurs à leur propre insu, con- fondait déjà leurs existences, avant que leur bouche eût prononcé le mot d'amour. Aux sentimens de frère et de sœur se joignaient des émotions plus vives qu'ils ne s'ex- pliquaient point à eux-mêmes. Trop jeunes et trop étran- gers au monde pour pressentir les malheurs de l'avenir , il leur suffisait de se voir chaque jour , de .partager les mêmes travaux , les mêmes promenades et les mêmes jeux : si leur félicité avait quelque chose de puéril et de naïf, rien ne pouvait en égaler la pureté ni la profondeur.
Un peu plus d'expérience eût troublé la paix de leur innocente liaison. Ils eussent réfléchi à l'indomptable haine qui animait Wynham contre la papauté, à l'honorable attachement de Kneller que rien ne pourrait engager à quitter la religion de ses compatriotes persécutés. La péné- tration n'était pas le talent spécial de l impétueux M. Wyn- ham, et, plus coupable que les jeunes gens, il n'avait ja- mais songé au danger de laisser naître, chez sa fille, un
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sentiment que lui-même n'approuverait pas. Cependant , comme il arrive presque toujours, on jouissait du présent avec une parfaite imprévoyance-, les mois et les années s*é- coulèrent sans rien changer à cet état calme et heureux des deux familles. Jamais Wynham, d'ailleurs si peu re- tenu dans ses paroles, n'avait laissé échapper un mot qui pût hlesscr son ami. Cependant les catholiques d'Irlande avaient pris les armes ^ le pays était bouleversé ^ et le mois de juin 1798, époque de la scène où nos deux joueurs de cartes ont paru pour la première fois devant le lecteur , avait été marqué par des excès de toute espèce, et par le double brigandage des catholiques révoltés et des troupes anglaises qui couvraient de sang cette terre malheureuse. On s'assied à souper, et la conversation tombe sur l'in- cendie de quelques fermes voisines, auxquelles les rebelles avaient mis le feu peu de jours auparavant. Wynham était prêt à faire retentir son indignation ^ mais il se contraignit, et Kneller, qui appréciait la retenue de son ami, prit la parole.
c( J'espère, dit-il , que ces infortunés que l'on égare re- viendront à des sentimens meilleurs. Sans rendre leur con- dition plus heureuse, ils exposent leur pays aux plus grands désastres et leurs co-religionnaires à la vengeance du gou- vernement. Je les plains autant que je les blâme !
— Morbleu , reprit Wynham , en élevant son verre , voilà qui est bien dit : je vous reconnais à ces paroles , mon brave et vieil ami ! Si tous les gens de votre religion pensaient comme vous, nous ne serions pas où nous som- mes , et nous pourrions au moins nous endormir tran- quilles.
— Je suis loin de croire, cependant, continua Kneller, encouragé par la bonne humeur de son hôte, que les ca- tholiques romains soient les seuls coupables dans celle mal- heureuse et criminelle révolte. Qu ils doivent désirer un
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changement qui les replace au niveau de leurs frères les proteslans , qu'ils fassent des vœux ardens pour que leur industrie, leur commerce, leurs talens, puissent enfin ?e développer en liberté sous la protection d'une loi équitable et tolérante^ rien de plus naturel; mais tenter une révo- lution à main armée, c'est à quoi ils n'eussent jamais songé,* si de plus puissans moteurs ne se fussent cachés derrière la scène et n'eussent dirigé leurs coupables enlrepiises. Qui connaîtrait les plus secrets ressorts de cette conspiration mal tissue , verrait avec étonnement des hommes d'état protestans méditer et faire agir, du sein des cabinets étran'i gers, ces machinations si dangereuses.
— Bah ! bah ! c'est le pape qui est la cause de tout cela. Luther avait raison de le dire : a Source empoisonnée, qui » ne fournira jamais que du poison ! » Et il marmottait entre ses dents : (c Les prêtres! les prêtres!
— Souvent, répondit Kneller, ces prêtres que vous ac- cusez ont calmé l'effervescence popidaire.
— Et plus souvent encore, monsieur, interrompit Wyn- ham avec plus de chaleur, ils l'ont excitée. Quand les mi- nistres du Dieu de paix sont des brandons de discorde , adieu le repos public !
— J'en conviens. Les prêtres sont hommes, et, comme tels, sujets aux passions et même aux vices de Thumanilé. Disposant d'une haute influence morale , s'ils en usent pour le bien de leurs semblables, ils exercent le plus noble des ministères-, s'ils en abusent
— S'ils en abusent? ils en abusent toujours ! et ce que j'attaque, moi, c'est précisément cette influence concédée à la prêtrise. \ous confiez le despotisme à des hommes, et vous voulez qu'ils n'en abusent pas !
— Il faut distinguer, reprit Kneller avec calme. La reli- gion catholique véritable ne donne pas un tel empire à
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ses ministres^ s'ils Tout usurpé, c'est leur propre faute ou celle des circonstances. En Irlande, par exemple, un peu- ple privé de ses droils politiques se cramponne, si j'ose le dire , à son ancienne croyance comme à son dernier privi- lège. C'est l'unique débris de l'esprit national. Les prêtres deviennent ses idoles 5 il voue à ces représentans de la pa- trie éteinte un culte de désespoir : si le clergé profile de cette disposition générale, en vérité Ton ne peut s'en étonner. Blâmez les hommes, respectez l'institution. Notre culte, dans sa réalité , dans son essence , est un culte d'hu- milité et de privation ^ rien n'est plus diamétralement op- posé à son génie que l'arrogance et la tyrannie des prêtres.
— M. Rneller, M. Rneller, s'écria Wynham , en croi- sant les bras et les appuyant sur la table, voilà une asser- tion que je ne puis entendre prononcer chez moi sans y répondre par un démenti formel ! Votre culte! abomina- tion de la désolation! n'est-ce pas celui de la confession auriculaire et de l'adoration des saints? c'est Babylone et Gomorrhe -, c'est la tour de Babel des superstitions ! C'est. . .
— Un moment , vous êtes trop échauffé pour discuter froidement et pour appuyer de bonnes preuves ce que vous avancez. A vous entendre , ma religion enseigne tous les vices : c'est m'en accuser moi-même. Est-ce là ce que vous prétendez?))
A ces mots, prononcés sans colère, la véhémence de Wynham se calma-, il resta interdit quelques momens, et reprit d un ton de gaîté : « Est-ce que vous croyez la moitié de votre religion? Vous avez trop de bon sens et d'esprit pour cela.
— Ainsi vous me placez dans ce triste dilemme : ou je ne crois pas la religion dont je fais profession, ou je crois une religion d'absurdité et de crimes !
— Moi, je ne vous attaque pas en attaquant le culte ra-
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tholique : j'en veux , et j'en voudrai éleniellement à vos simagrées, entendez-vous? à vos processions, à vos cou- vens et à vos moines 1 Tout cela ne vous regarde pas.
— Mais vous attaquez mes doctrines, celles sur les- quelles je m'appuie, l'objet de ma foi sincère
— Tant pis pour vous ^ c'est vous appuyer sur un jonc brisé , c'est donner la plus mauvaise opinion de votre es- prit et de votre cœur. Le papisme ! le papisme ! Non , jamais je ne me réconcilierai avec lui ! c'est notre ennemi mortel , c'est... Enfin , si j'étais libre de mes actions , morbleu î un seul papiste ne mettrait pas le pied dans ma maison. »
Pourquoi Wynbam, entraîné par l'ardeur delà colère et le zèle de sa croyance , laissa-t-il écbapper cette expression si peu mesurée ? L'insulte était grave : Kneller , qui s'était modéré pendant tout le cours de la discussion , se leva froi- dement, salua Marie et son père, et se dirigea vers la porte. « Monsieur, lui dit-il alors , si je romps la liaison qui a sub- sisté entre nous, vous attribuerez cette rupture à la ma- nière injuste et cruelle dont vous venez de me traiter. Quand bien même votre intention eût été de mettre un terme à nos rapports , vous eussiez pu ne pas cboisir, pour moyen, une insulte si gratuite et si grossière. » Il s'en alla.
La pauvre Marie était toute en larmes^ elle se jeta au cou de son père , en suivant des yeux Charles , qui venait de sortir avec Kneller. « Mon père , le laisserez-vous partir? » Mais la porte s'était refermée^ elle se tut, laissa retomber ses bras et détourna son visage pour cacber l'angoisse que lui causait une scène si nouvelle.
Wynbam garda le silence : le coup qu'il venait de frap- per l'effrayait. «Ils sont partis! s'écria-t-il enfin. Ma foi, comme ils voudront. S'ils prennent si légèrement la moucbe pour un seul mot, c'est leur faute. Je ne suis pas tenu de leur plaire et de calculer pour eux toutes mes paroles!
— Ah ! lui dit la douce Marie, mon père, je vous en
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prie , allez donc le chercher. C'est voire ancien ami , ce brave Kneller ! comme vous l'appelez toujours. Il est parti si fort en colère !
— En colère! qu'il y reste, morbleu-, j'ai dit ce que je pensais-, je le dirai toujours , et rien au monde ne m'en empêchera. D'ailleurs tous ces catholiques sont des enne- mis publics avec lesquels il ne faut pas avoir de rapports, maintenant surtout.
— Mon cher père, M. Kneller fait bien certainement exception à la règle. Vous m'avez toujours dit de l'aimer-, que, si j'avais le malheur de vous perdre, il serait mon second père , et que vous aviez confiance en lui comme en vous-même. Vous souvenez-vous de ce que vous m'avez mille fois répété là-dessus ?
— Et je vous répète à présent que vous devez oublier et lui et Charles et tout ce qui les concerne , entendez-vous? Jamais je ne m'abaisserai jusqu'à solliciter le pardon de qui que ce puisse élre. Devant le plus grand roi de la terre , je ne déguiserais pas ma pensée, et je ne caresserais pas pour un empire les préjugés d'aulrui. »
Marie, étonnée et confondue de ce qui venait de se passer, restait debout et immobile. Son père lui dit brus- quement : Bon soir l et sortit en murmurant les dernières expressions de sa colère. Accoutumée à une soumission aveuglément respectueuse, la jeune fille regarda la résolu- tion de son père comme un arrêt irrévocable. Son cœur était déchiré-, mais la douce Marie n'accusait ni la fougue impru- dente du vieux Wynham, ni son obstination inflexible. Elle se mit à pleurer : sa résignation fut douloureuse, mais complète.
Quelques jours se passèrent^ le silence et un calme ap- parent régnaient dans la retraite champêtre, qu'une aima- ble joie, née de sentimens affectueux, animait naguère. Il est des tristesses tranquilles, plus amères que le délire et
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la véhémence de la douleur. La peine se concentre dans ^ les profondeurs de Tame -, le cœur perd son activité habi- tuelle, otrintelligence son ressort. On peut comparer cette situation paisible, mais affreuse , au calme plat qui en- chaîne les navires au milieu de l'océan. Marie ne trouvait plus de charme dans les objets qui avaient fait ses délices : sa harpe , ses dessins, l'églantier en fleurs ;, qui projetait sur la fenêtre de sa chambre une voûte de feuillage , le chèvrefeuille qu'elle aimait à émonder et à cultiver de ses mains , rien ne lui plaisait. La pauvre enfant essayait quel- quefois de reprendre le cours de ses occupations ; mais sa main rejetait bientôt, avec une impatience qui ne lui était pas naturelle , le pinceau qu'elle avait pris, le livre dont elle avait parcouru quelques pages , sans pouvoir y fixer son atteniion : quelquefois aussi, dans les endroits les plus solitaires du parc , elle commençait un ouvrage à l'aiguille qui s'échappait de ses doigts et qu'interrompait sa rêverie. C'était là que Charles était venu s'asseoir auprès d'elle ; sous ce grand chêne , il avait transporté la harpe de Marie , et leur petit concert avaitattiré Wynham et Kneller , alors amis inséparables. Tous ces souvenirs l'oppressaient, et elle se hâtait de regagner sa chambre , où elle pleurait amèrement.
On ne reçoitaucuiie nouvelle de M. Kneller et de son fils. Une semaine après la rupture , un juge , qui se rendait à Dublin , et qui connaissait les deux amis, s'arrête chez Wynham ; il fait mention de M. Kneller , chez lequel il avait dîné la veille : ce fut là tout. Marie , à ces mots , sentit ses inquiétudes s'accroître^ et, quand l'étranger fut parti , l'anxiété de la jeune fille devenant impossible à supporter, elle fit violence à sa timidité naturelle, et résolut de hasarder encore auprès de son père quelques prières et quelques douces remontrances. . « Au moins , lui dit-elle d'un ton caressant , Charles
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n'est-il pas coupable de ce que vous pouvez reprocher à son père. Je suis certaine que cette rupture inattendue lui cause le plus grand chagrin. Il était accoutumé à nous voir-, il était ici comme chez lui. Il est bien cruel de se trouver subitement séparé de ses plus anciens et de ses meilleurs amis.
— Vous le connaissez mal , reprit le père avec un mou- vement d'humeur. Il n'y a point d'amis pour ces gens-là : ils n'aiment que leurs saints et que leurs prêtres ; on est bien avec eux à condition de partager leurs préjugés et leurs folies -, mais dès que vous attaquez leur superstition , adieu Tamitié, le dévouement -, tout est fini. »
Une larme vint mouiller la paupière de Marie. Ne plus voir Charles I ne trouver dans celui qu'elle aimait que fa- natisme et intolérance ! ces pensées étaient cruelles. Le vieillard s'aperçut du mal qu'il venait de lui faire , et glis- sant une lettre dans la main de sa fille, après avoir pressé tendrement cette main dans la sienne , il la laissa seule.
La lettre élait adressée à M. Wynham -, Marie reconnut l'écriture de Kneller. Son cœur battit bien fort ^ elle lut en tremblant cette épître , dont le cachet avait été rompu.
' A M. Zacharie Wynham , écuyer , etc.
(t II y a long-tems , monsieur , que je connais votre anti- pathie pour la religion que je professe. Pendant quarante ans d'une liaison non interrompue et de la plus parfaite in- timité, j'ai eu soin de ne pas éveiller chez vous l'expression de ces préjugés dont je ne partagerais pas l'impétueuse vio- lence , quand bien même votre croyance serait la mienne. J'éloignai constamment une discussion que vous étiez in- capable de soutenir sans y joindre l'insulte^ et j'espérai que ma réserve, appréciée par vous , vous engagerait aux mêmes égards envers un ancien ami 5 je me suis trompé.
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L'homme assez aveugle pour adopter avec rage une leligioa de charité n'a jamais assez d'empire sur lui-même pour respecter les droits et ménager les senlimens de Tamitié la plus éprouvée : c'est s'exposer à l'outrage que se lier avec lui. Dans la situation de votre esprit et du mien , il est né- cessaire que nous ne nous voyions plus, et que toute rela- tion cesse entre nos deux familles »
Je ne sais si la jeune fille en lut davantage. Le coup fatal était porté. Ses yeux parcoururent machinalement la fin de la lettre , qui tremblait dans sa main , et dont mon exac- titude historique doit rapporter les dernières paroles.
« Vous pouvez vous vanter, monsieur, d'avoir dé- truit une des plus douces espérances de ma vie : nos enfans, unis par notre amitié commune, partageraient sans doute nos opinions respectives-, une haine mutuelle empoisonne- rait leurs jours, et celte différence d'opinions qui nous sé- pare causerait leur longue infortune. Vous ne vous éton- nerez pas si , dans leur intérêt, comme dans le nôtre, j'ai défendu à mon fils de continuer des relations à jamais dé- truites.
» BORROMÉE KnELLER. W
Je ne chercherai point à peindre la cruelle impression que cette lecture fit sur Marie. Pale , agitée d'un tremblement fébrile, les yeux gonflés de larmes brûlantes, elle se retira de bonne heure dans sa chambre. La fenêtre de cette jolie retraite donnait sur le jardin , au-delà duquel une pelouse verte s'étendait jusqu'aux chênes du parc. L'amant ou le poète eût choisi cet asile comme un sanctuaire de rêverie et de mélancolie. Marie , toute entière au sentiment de son malheur , la tête appuyée sur le balcon de la fenêtre ou- verte, ne voyait pas la scène ravissante qui s'ouvrait devant elle. Le calme de la soirée , la lune qui se levait , le léger mouvement des feuilles des artres , ne pouvaient la distraire
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(le l'unique pensée qui l'absorbait. La iiuil était venue, Marie était encore au balcon.
L'Irlande^ comme nous l'avons dit plus baut , était cou- verte de bandes armées. Les uns par zèle religieux, les autres par un patriotisme mal dirigé, la plupart excités par la faim etla misère, se répandaient sur tous les points du territoire, vengeaient par des meurtres et des incendies la longue op- pression des catboliques, et dirigeaient sur les protestans les plus connus par leur attachement à la réforme leurs attaques les plus furieuses. Les châteaux , les maisons iso- lées étaient autant de camps retranchés. L'inquiétude et la terreur régnaient dans les campagnes. Les propriétaires armaient leurs paysans, leurs fermiers , leurs hommes de peine. La prudence et le danger justifiaient ces précau- tions-, et de nouveaux massacres, annoncés chaque jour par les feuilles publiques , avertissaient suffisamment les citoyens du péril auquel se trouvaient exposées leurs pro- priétés et leur vie.
Le père de Marie Wynham voyait avec dédain ces pré- paratifs de défense. Aussi opiniâtre dans les actions de la vie privée , qu'aveugle dans l'ardeur de son dogmatisme, il riait de ses voisins , et leur imputait à lâcheté les con- seils qu'ils s'empressaient de lui donner pour sa sûreté personnelle. A l'entendre ^ sa vieille baïonnette et le mous- quet dont son aïeul avait fait un si noble usage au siège de Londonderry suffisaient pour repousser les brigands. Marie ne pensait pas plus que son père aux dangers qui l'envi- ronnaient : mais d'autres motifs triomphaient chez elle de sa timidité naturelle, et elle ne sortit de la profonde rêverie qui s'était emparée de son esprit , qu'en entendant au- dessous de sa fenêtre des pas rapides , dont le bruit parvint jusqu'à elle.
Elle tressaille, en se rappelant tous les récits de meurtre etdepillagequiravaienteffrayéelesjoursprécédens. Elle va
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pour fermer la fenêtre; une voix rauque el familière, dont l'accent langoureux trahit un paysan d'Irlande, appelle Marie par son nom.
« Miss Marie... miss Marie î .. . j'ai à vous parler, j'ai à vous conter quelque chose... n'ayez donc pas peur I
— Qui ètes-vous .-^ demanda Marie, entr'ouvrant la fe- nêtre, et dont la main et la voix tremhlantes annonçaient la frayeur.
— Qui je suis ?... parbleu, Jacquot Mouney, le petit garçon de ferme-, vous savez hien ! Dites donc , miss Marie, venez donc un peu par ici ! »
En finissant ces mots , Jacques Mouney s'accrocha aux branches d'un orme et parvint en peu de tems à se trouver à peu près de niveau avec le balcon. La jeune fille re- connut aisément cette figure ronde et joufflue, que Mou- ney lui ofi'rait comme preuve d'identité , et qu'éclairaient les rayons de la lune.
« Jacques ! à l'heure qu'il est! et dans ce tems-ci ? Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez !
— Je ne m'expose à rien, disait le garçon de ferme, toujours suspendu aux branches de l'orme et balancé par le vent qui agitait les rameaux et rendait son élévation fort dangereuse.
— Mais ne savez-vous pas que la loi martiale est pro- clamée, et qu'on arrête tous ceux qui se trouvent dehors après le coucher du soleil ?■
— Dans ce cas-là, on arrêtera bien du monde. iVIais pourquoi causer si long-tems? Miss Marie... quelqu'un vous attend à la porte.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Vous ne voulez pas descendre, n'est-ce pas?
— Je ne vous comprends pas !
— Eh bien , voilà une lettre qui vous fera comprendre :
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j'allends un petit mot de réponse, pour le pauvre monsieur qui est en bas , et qui est bien triste. »
Une lettre jetée par Mouney aux pieds de Marie termina son discours et l'expliqua. Marie se hâte d'allumer un flambeau et de parcourir la lettre, où Charles Kneller lui avouait pour la première fois, une passion que tous deux avaient partagée sans que leurs sentimens naïfs eussent besoin d'autres interprètes que leurs yeux et leur tendresse innocente. Mais cette déclaration d'amour était accompa- gnée de paroles mystérieuses et effrayantes, dont Marie ne pouvait pénétrer le sens. Charles , en demandant à Marie une entrevue de quelques instans , semblait lui faire crain- dre une séparation éternelle.
« Il n'y a pas de réponse , dit-elle au messager, toujours suspendu à son arbre, et qui, pendant la lecture, avait amusé son loisir en sifflant le Lillibulero, air national des Irlandais,
— Comment, miss, pas de réponse! Eh bien, écrivez au moins que vous ne répondez pas! m
Marie s'était jetée sur une chaise et avait refermé la croisée. Mouney perdit son éloquence en faveur du pauvre monsieur-, déjà il avait quitté son poste quand la jeune fille se rapprocha du balcon. Pendant quelques minutes, la surprise, la crainte, son amour pour Charles Kneller, la difficulté de prendre un parti dans celte circonstance difficile, l'avaient plongée dans une agitation qui confon- dait toutes ses idées. Elle retrouvait à peine la conscience d'elle-même et de sa situation, lorsqu'une autre voix bien connue prononça son nom dans le jardin. C'était la voix de Charles Kneller. a Marie ! Marie! » Elle rouvre la fenêtre et voit son ami, enveloppé d'un large manteau, et de- bout, sous l'arbre qui avait servi d'échelle à Mouney. « Charles! reprit la jeune fille d'une voix faible.
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— Ecoutez-moi . de grâce , pour la dernière fois !
— Charles I n'ajoutez pas à mon chagrin, lui dit-elle en se penchant en dehors du balcon, et d'un ton de voix si bas qu'à peine on pouvait l'entendre. Il m'est absolument impossible dé descendre.
— Ah I Marie, faut-il nous quitter ainsi! après tant de jours de dévouement et de tendresse , après une amitié si vive et si vraie !
— Je ne puis vous répondre. Vous me faites du mal, beaucoup de mal !
— Je donnerais , pour vous , plus que ma vie *, je m'exile pour vous, Marie ! Mon père exige de moi un sacrifice im- possible. Il veut que je vous oublie. J'aime mieux mille fois quitter mon pays. Je ne puis vous peindre ce que j'é- prouve. ^ euillez m'entendre^ condamnez-moi si je le mé- rite; mais écoutez-moi, écoutez un homme au désespoir!
— Charles, je vous en prie, ne parlez pas ainsi*, votre douleur me fait mourir !
— Ah! si vous sentez quelle est ma peine, si vous la partagez, n'hésitons plus, chère Marie. De cruels parens brisent nos cœurs ; leurs préjugés nous réduisent au déses- poir-, n hésitons plus... Je ne sais comment vous révéler le dessein que je forme. Soyez à moi , consentez à me suivre 5 nos pères pardonneront quand ils ne pourront plus nous empêcher d'être heureux !
— Charles ! s'écria Marie, dont la main se refusait à fer- mer la fenêtre, je n'aurais jamais cru que vous fussiez ca- pable de me causer ce chagrin ! ah î Charles ! » Les pleurs inondaient son visage.
(i Eh bien! reprit -il avec une sorte de fureur, vous le voulez donc! Retourner chez mon père, dont la religion barbare viole tous les sentimens humains, c'est ce que je ne puis faiie. Puisque vous me refusez, j'ai une ressource assurée contre le tourment de vivre ; je vais me jeter dauî?
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les rangs de ces hommes que la loi frappe et qui ne sont pas loin d'ici. J'y trouveiai la mort et le repos ! »
Tous deux restèrent muets quelques instans. Tous deux ressentaient l'agonie de ces sensations cruelles qui s'em- parent du cœur tout entier et que nul langage ne peut rendre. Mille pensées déchirantes traversaient l'esprit de Marie ^ comment sauvera-t-elle Charles Kneller de sa pro- pre fureur? Désobéira-t-elle à son père? Le combat aussi terrible et plus violent auquel l'ame de Kneller était en proie se lisait sur son visage : d'ardens éclairs s'échap- paient de ses yeux ^ une contraction violente défigurait ses traits.
(c Pourquoi m'abandonner ? reprit - il après quelques secondes d'un triste silence. Sauvez -moi, Marie, avant que ma folie ne me livre à la misère 5 que sais-je? peut-être à l'infamie, à l'opprobre, à la mort. Je quitte la maison paternelle, et, si je ne suis votre époux, je n'y rentre ja- mais ! ))
Marie Wynham reprit courage , et , triomphant de sa propre douleur : a Charles, lui dit-elle, il me faut main- tenant bien de la force. Vous ne pouvez me demander un sacrifice qui nous déshonorerait tous deux. J'en appelle à votre générosité , à votre délicatesse , à votre honneur. Bannissez de votre ame ces pensées affreuses-, nous pou- vons être un jour l'un à l'autre : nous le pouvons, Charles! sachons attendre avec patience, avec résignation, un mo- ment qui arrivera tôt ou tard.
• — Il n'est plus tems; tout est fini ! s'écria le malheureux jeune homme. \ os consolations sont trop tardives^ Marie, ou fuyons ensemble, ou je suis un homme perdu... perdu à jamais... perdu ! »
Ce dernier mot, répété avec une inexprimable angoisse, retentissait aux oreilles de Marie. Charles pressait son front brûlant dans ses mains enlacées. La jeune fille , dont un
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nuage de larmes obscurcissait la vue, ëlcnclail les bras vers son ami , et, par un geste suppliant, cherchait à le calmer, lorsqu'elle entendit la voix de son père. Effrayée, et sen- tant combien il était difficile d'expliquer à son père une circonstance *si singulière, si mystérieuse, et qui, tout in- nocente qu'elle fut de sa part , devait passer aux yeux du vieux Wynham pour une sorte de trahison filiale , elle al- lait refermer la fenêtre, mais déjà son père était derrière elle.
« Avez-vous entendu des voix dans le jardin ? »
Elle se souvint que la chambre à coucher de son père n'était séparée de la sienne que par un angle du bâtiment, et que, s'il était éveillé pendant sa conversation avec Charles, il n'avait pas dû en perdre une parole. Elle rougit et ne put répondre.
<( N'aie pas peur, continua-t-il. Les misérables, avant de nous brûler vifs , trouveront à qui parler. J'ai là deux bonnes balles à leur envoyer par la fenêtre ^ mon mousquet est en bon état, et, mordieu, nous verrons )>
En un clin d'œil Wynham ajuste, arme le mousquet ^ la jeune fille, épouvantée d'un mouvement plus rapide que l'éclair, se jette sur le bras de son père, qu'elle veut ar- rêter. Mais, au lieu de prévenir l'explosion , elle la hâte : le chien s'abat -, le coup part ^ un cri s'est fait entendre dans le jardin. Marie est tombée aux pieds de son père.
Une pause terrible suivit cette scène : bientôt , cepen- dant , des pas précipités retentissent dans le parc j des cris féroces remplissent les galeries de la maison. Une foule fu- rieuse, armée de torches, de poignards , dépiques, brise les portes et monte les escaliers -, AVynham , qui les entend et devine l'approche des rebelles et des incendiaires, n'ose quitter sa fille évanouie. Cependant elle s'éveille au bruit des clameurs sauvages que tous les échos répètent. Le père, protégeant Marie contre la rage de ces forcenés, présente
l6o SCÈNES IRLANDAISES.
son mousquet au premier qui enlre; cet homme tombe mort : le fer de vingt piques menace le vieillard sans le frapper. On le saisit malgré sa résistance-, on l'entraîne. Les cruels le réservaient à un plus affreux trépas.
Quand Marie retrouva l'usage de ses sens, elle était couchée sur un lit-, une garde veillait près d'elle. «Où est mon père? où est Charles ? » Les sanglots de la vieille garde lui en apprirent assez. Elle retomba sur sa couche , dans un état de faiblesse délirante. Quelques jours se passèrent ainsi : à force de soins, elle fut capable de s'asseoir sur son séant. On lui annonça que quelqu'un désirait lui par- ler. Elle crut que c'était Charles, et elle espéra recevoir de lui des nouvelles de son père. C'était M. Kneller^ il était bien changé : en quelques jours, il semblait avoir vieilli d'une année. Il s'assied près du lit de la jeune fille, et lui apprit , avec les ménagemens nécessaires , l'horrible vérité.
Depuis le jour où Charles Kneller avait reçu de son père l'ordre formel de cesser toute visite chez M. Wynham , de graves discussions s'étaient élevées entre le père et le fils. Charles Kneller, désespéré , avait quitté la maison pater- nelle, et quelques jeunes gens catholiques, impliqués dans la conspiration irlandaise, lui avaient révélé leurs projets, et l'avaient enrôlé sous leurs bannières. Uni à eux par un serment solennel , il avait cherché , dans les dangers d'une entreprise si hasardeuse , un asile contre son propre déses- poir. En vain sentait-il toute l'horreur de sa position. Il ne lui restait qu'une alternative : fuir ou servir la cause em- brassée par sa fureur. Déjà la retraite de M. Wynham avait été désignée aux brandons des incendiaires ; Charles voyait la flamme et la mort approcher de la demeure de tout ce qu'il aimait. Que faire? trahir son serment? être parjure? prévenir les crimes des associés? rien décela n'était possible. Il espéra engager Marie à fuir avec lui :
NOUVELLES DES SCIENCES , ETC. l6l
espoir insensé qui lui souriait encore , puisqu'il ne pouvait sauver le père. On sait le reste. Au moment où M. Wyn- ham était entré dans la chambre de sa fille, le jeune homme s'était rapproché de la croisée ; le canon du mousquet , abaissé par le mouvement rapide de Marie , s'était trouvé dans la ligne précise de l'endroit où Charles était placé. Il était tombé dans son sang. Les rebelles, accourus à ce bruit, irrités de la mort de leur complice, avaient entraîné Tinfortuné vieillard dans les ruines de Kilmeny, où sa mort sanglante avait vengé celle de Charles.
M. Kneller vit mourir de langueur entre ses bras la fille de son ami , l'épouse de Charles. Resté seul sur la terre ^ il suivit dans le tombeau, quelques mois après , Marie, à laquelle il avait prodigué ses soins. Le ciel lui laissa le tems de méditer , dans sa douleur solitaire, les préceptes sans cesse outragés d'une religion de paix et d'amour , qui com- mande la bienveillance et la charité pour tous les hommes, et dont les hommes font un barbare prétexte de tyrannie , de vengeance et de haine. ( Forget me not. )
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-AP,.TS , DU COMMERCE, DES ARTS INDUSTRIELS , DE l' AGRICULTURE , ETC.
ctcnce5 Wr'atttt^ffe^.
Orages de grêle , aux eiwirons de Calcutta, — La grêle est le fléau des zones tempérées , mais elle étend aussi ses ravages au-delà des Tropiques, et il semble même que ce météore destructeur présente , dans les pays les plus
162 NOUVELLES DES SCIENCES ,
chauds, des phénomènes plus grands , des particularités inconnues dans nos climats. Au mois de mars 182^, vers les cinq heures du soir , les plaines de Chandernagore (i) furent entièrement couvertes d'une couche de grêle res- plendissante comme la neige, en sorte que Ton avait sous les yeux, près de l'embouchure du Gange , le tableau d'une contrée du nord, au milieu de l'hiver. Plusieurs grains de grêle n'avaient pas moins de quatre pouces de circonfé- rence. Quelques-uns de ces grains ne fondaient pas en- tièrement -, il restait un noyau qui avait la grosseur et l'ap- parence d'un œil de poisson , et, quelquefois, d'une écaille. Un vieux marin conclut sur-le-champ que l'orage avait enlevé et lancé dans les airs une bande de poissons ; que ces animaux y avaient gelé ; que le tourbillon , les froissant dans cet état, les grains de grêle contenaient leurs débris, Satisfait de cette explication , il ramassa un certain nombre de ces écailles de poisson tombées du ciel , et les plaça dans son livre de navigation.
Un autre orage fit plus de dégâts à Serampore. La grêle tomba pendant une heure : les grains étaient très-gros-, on en remarqua plusieurs du volume d'un œuf d'oie. Les ar- bres perdirent non-seulement leurs feuilles, mais aussi leurs branches , et tout espoir de récolte fut anéanti. Les cases des pauvres Hindous furent abattues, et les édifices plus solides souffrirent beaucoup. L'orage avait commencé vers dix heures du soir ^ le lendemain , au coucher du soleil, la grêle n'était pas encore entièrement fondue.
Il paraît que la grêle est beaucoup plus fréquente et plus terrible dans la partie de l'Australie comprise dans la zone lorride, qu'au Bengal. Cette fâcheuse disposition du cli-
(1) Note du Tr. Chandernagore est un polit comploir français, faible débris de notre ancienne puissance dans l'Inde. Il est situé à quelques lieues de Calcutta. Voyei le Tableau statistique de VAsie^ dans le 27^ numéro.
DU COMMENCE, DE l'iTS'DISTTvIE, ETC. l63
mat sera un grand obstacle aux progrès des cultures , et mettra le colon australien dans la nécessité de faire entrer dans ses calculs Tinterruption de ses travaux et une des- truction presque totale de ses fermes. Le système des as- surances n'est pas moins utile à ces établissemens lointains qu'aux lieux de sa naissance , et sans doute il n'y est pas moins praticable.
Phosphorescence de la mer. — Dans des circonstances encore peu connues , les eaux de l'océan répandent une lumière très-vive , et qui affecte l'organe de la vue tout autrement que ne le feraient des rayons lumineux aussi éclatans, mais qui n'auraient pas la même origine. M. Hen- derson eut l'occasion d'observer un fait de cette nature, et son récit est inséré dans le Recueil des Transactions de la Société de Physique et de Médecine de Calcutta. ({ Je ne crois pas, dit l'observateur, que ce pbénomème ait été vu jusqu'à présent avec autant de particularités dignes d'attention. Nous marchions assez vite, par une jolie brise nord-est -, nous étions à 2° de latitude nord , et 21° 20' de longitude ouest. La mer brillait d'un éclat extraordinaire, et sa lumière augmenta par degrés, depuis le coucher du so- leil, jusqu'à neuf heures, où elle parut avoir acquis sa plus grande intensité , qui se soutint jusqu'à minuit. Il suffisait de la fixer quelques momens pour être atteint de maux de tête, d'étourdissemens, de douleurs dans le globe de l'œil ; la vue était troublée , et ne se rétablissait que lentement. Toutes les personnes qui se trouvaient sur le vaisseau res- sentirent, plus ou moins, ces pénibles affections, car toutes furent entraînées par la curiosité et retenues par la magie d'un pareil spectacle. Pour ma part , j'y gagnai un très- grand mal de tète qui dura jusqu au lendemain matin. Ce que j'éprouvais était analogue au mal-aise qui résulte ordi- nairement des abus de la pipe. Le phénomène perdit gra-
l64 NOUVELLES DES SCIENCES,
duellement son éclat, et, avant Taurore, il avait disparu. Depuis ce jour, la phospho'^escence de la mer, quoique pré- sentant un beau spectacle, ne nous a point affectés (i). »
M. Henderson essaie de remonter jusqu'à la cause de cette lumière extraordinaire , et n'y parvient point. Ses raisonnemens prouvent qu'il ne connaissait point alors les observations et les expériences de Péron sur le même sujet. On s'étonne que la connaissance des faits intéressans con- statés par ce naturaliste ne soit pas arrivée plus prompte- ment à Calcutta.
Procédés chinois pour engraisser le poisson. — De tous les peuples commerçans , le Chinois est celui qui sait le mieux parer sa marchandise et la montrer sous l'aspect le plus séduisant. Il sait donner un nouveau prix ou un nou- veau lustre aux produits variés de l'excellent pays qu'il habile \ les animaux et les végétaux se perfectionnent par ses soins, pour le plaisir des yeux, de l'odorat ou du pa- lais. Leurs étangs ne sont pas , comme les nôtres , aban- donnés à la nature^ le poisson qu'ils renferment n'est pas réduit aux alimens que les eaux ou le sol peuvent lui offrir; le propriétaire a soin de le nourrir. Le matin et le soir, et quelquefois plus souvent , on lui porte du riz cuit , au- quel on ajoute du sang , des débris d'animaux et de végé- taux , surtout des matières huileuses dont les poissons sont très-avides, et qui les engraissent rapidement sans qu'ils grossissent beaucoup. On choisit de préférence de jeunes individus, et une perche, traitée de cette manière, n'excède pas le poids d'une livre. Au bout de quelques mois, le poisson est en état d'être envoyé au marché -, on fait une
(i) Voyez une brillante description de ce beau phe'nomcne , dans la re- lation du voyage de Ne\v-York à Real del Monte, au Mexique, inse're'e dans notre 9« nunie'ro.
DU COMMERCE , DE l'iNDL'STRIE , ETC. 1 65
pèche partielle ; on prend les plus belles pièces, et on lâche que le transport ne les fasse pas souflVir. Ce qui n'a pas été vendu retourne à l'étang , où les mêmes soins lui sont con- tinués, jusqu'à ce que tous les poissons aient acquis la mesure d'embonpoint recherchée par les amateurs. Cette industrie, qui exige plus de soins que de dépense , est à la portée de tous les fermiers qui ont un petit étang dans leur ferme; ils peuvent engraisser du poisson aussi facilement que ceux de notre pays engraissent des volailles. C'est . en Chine, une branche importante de l'économie rurale.
Habitudes sociales des chevaux sauva^res de l Amé- rique. — - A l'époque de l'arrivée des Européens dans le iVouveau-Monde , beaucoup de chevaux furent abandonnés et multiplièrent rapidement. Ils devinrent d'abord très- communs à Saint-Domingue, mais ce fut surtout au sud du continent américain, et sur les bords de la Plala , que le nombre de ces animaux s'accrut d'une manière remar- quable -, on les V rencontre fréquemment en troupes, dont quelques-unes s'élèvent jusqu'à dix mille. Ils ont beaucoup perdu de la beauté primitive de la race espagnole, d'où descendent tous les chevaux sauvages de cette partie du monde. Ils sont moins grands , leur tète est plus grosse , leurs membres sont moins fins, leurs oreilles plus longues , et leur robe , beaucoup plus grossière , est ordinairement bai-brun.
Ils habitent principalement les plaines immenvs, et presque désertes, qui s'étendent des rivages de la Plata au pays des Patagons. Chaque troupe a un canton qui lui est propre, qu'elle défend avec vigueur contre toute invasion étrangère , et que la faim ou une force supérieure peut seule la forcer à abandonner.
Ils marchent en colonnes serrées , à la tête desquelles se placent toujours les individus les plus forts et les plus xvi. i3
l66 NOUVELLES DES SCIENCES ,
hardis : ceux-ci , à la moindre alarme , se portent à la ren- contre de l'objet qui l'a produite, Texaminent avec pré- caution, et s'en approchent enfin , s'il ne leur paraît point dangereux^ quand, au contraire, ils le jugent redoutable, ils donnent l'exemple de la fuite, et sont, à l'instant, suivis par toute la troupe.
L'instinct qui porte ces chevaux à se réunir ainsi en im- menses familles rend leur voisinage très-dangereux pour les voyageurs, en les exposant à perdre leurs propres mon- tures. Dès l'instant qu'une de ces hordes aperçoit des che- vaux apprivoisés , elle les appelle avec empressement, s'en approche autant que la prudence le permet, et l'on peut être certain alors que si l'on n'emploie pas toutes les pré- cautions nécessaires pour les empêcher de s'échapper , ils auront bientôt rejoint la troupe indépendante , sans que rien puisse les engager à s'arrêter dans leur course vaga- bonde. Les Américains du Sud sont extrêmement adroits dans l'art de saisir et de dompter les chevaux sauvages ^ ils emploient , pour cela , une longue corde nommée lasso , qu'ils jettent , avec une étonnante précision, sur l'animal qu'ils veulent s'approprier. Dans chaque district, il y a des hommes qui n'ont point d'autres occupations que celle de veiller à la marche des troupes de chevaux qui les ha- bitent \ ces hommes , montés sur des chevaux autrefois sauvages eux-mêmes, s'en servent pour rappeler ceux qui s'éloignent des limites du district. Ce sont eux aussi qui sont chargés de saisir et d'apprivoiser les chevaux que l'on veut soumettre au service domestique. Pour arriver à ce but , ils attirent la troupe dans un lieu dont elle ne peut s'é- chapper, se mêlent parmi elle , choisissent l'animal qui leur convient, et lui jettent le lasso autour du cou. Le cheval, qui se sent retenu, cherche à se dégager, et ne fait, en se débattant, que rendre plus étroit le nœud dont il est entouré. La respira lion lui manque -, il tombe : deux hommes
DU COMMERCE, DE LINDUSTTIIE , ETC. l6j
se jettent sur lui, et s'en rendent maîtres en lui mettant un licol beaucoup plus fort et à nœud fixe.
Chacune de ces familles sauvages a un chef auquel ap- partiennent des privilèges particuliers. Il est le sultan de la troupe, et ^on harem est très-nombreux. Si quelqu'autre ose empiéter sur ses droits , sa colère ne connaît point de bornes; il attaque à l'instant son malheureux rival, le force à fuir, et souvent même lui arrache la vie. Le harem, qui doit être le prix de la victoire , regarde le combat avec anxiété. Quelquefois le vainqueur , tel qu'un orgueilleux conquérant , daigne admettre le vaincu au spectacle de ses plaisirs , ce qu'il ne ferait pas sans doute s'il songeait à l'inconstance du sort, et s'il calculait que l'esclave d'au- jourd'hui, devenu maître à son tour, tirera une ample vengeance des affronts qu'il a reçus (i).
Les ours des Etats-Lnis. — L'ours blanc est le seul animal féroce des Etats-Unis -, sa rencontre expose les voyageurs aux plus grands dangers , surtout lorsqu'il est pressé par la faim. Un de ces animaux attaqua , l'année dernière, le canot de deux Indiens qui était amarré au ri- vage. Il se saisit d'un de ces malheureux, et l'entraîna dans la foret ; l'autre essaya vainement de secourir son cama- rade : l'humidité , qui avait pénétré dans son mousquet , rendit cette tentative infructueuse. Des Indiens, qui chas- saient dans la forêt, accoururent heureusement, tuèrent Tours, et arrachèrent de ses griffes l'infortuné qui se croyait dévoué à une mort certaine. C'est de lui que je tiens les détails de son aventure , qu'il me conta en me vendant la peau de son antagoniste.
( i ) Voyez, d'autres détails sur les chevaux sauvages de l'Ame'rîque du Sud , dans l'extrait de l'excursion du capitaine Head dans les Pampas, virievol., 16^ numéro de notre recueil.
l68 NOUVELLES DES SCIENCES,
L'ours noir est extrêmement timide , et fuit avec soin la présence des hommes : il est, après le bufïle, ranimai dont la chasse est le plus profitable aux Indiens -, sa peau , sa chair , sa graisse , ses nerfs , ses ongles mêmes et ses dents, peuvent être employés utilement, et forment une branche considérable de commerce.
Les Indiens , pendant Tété et l'automne , se mettent en embuscade dans les endroits où les fruits croissent en abon- dance, et, par ce moyen, surprennent et détruisent un grand nombre d'ours noirs, qui font, de ces végétaux, leur principale nourriture. Dès le commencement des froids , ces animaux se cachent dans des arbres creux , ou dans des trous qu'ils pratiquent en terre. Ils y restent tout l'hiver sans faire aucun autre mouvement que celui de lécher leurs pattes. On dit que la graisse dont elles sont couvertes suf- fit pour les alimenter pendant toute la saison rigoureuse. Les Indiens découvrent leurs retraites, soit par le moyen de chiens dressés à cette chasse, soit parles traces que la respiration de l'animal laisse sur la neige. Jamais ils ne se défendent, et une simple lance est l'arme que l'on emploie pour les tuer.
Au printems , l'ours quitte sa tanière et s'exerce d'abord à regagner l'usage de ses facultés, qui ont été suspendues pendant un tems si considérable. Il commence par se nettover l'estomac , en faisant usage de diverses espèces de plantes diurétiques, que la nature lui indique d'une ma- nière plus claire et plus précise que ne le font pour nous les nomenclatures des médecins et des botanistes. Après une abstinence si longue, et la purgation qui lui succède, un régime léger devient nécessaire à l'intelligent animal -, il se nourrit, en conséquence, de poissons, et la méthode qu'il emploie pour se les procurer est vraiment curieuse. Il s'assied sur ses pattes de derrière, au bord d'un lac ou <1 une rivière, cl reste si parfaitement immobile que l œil
DU COMMERCE, DE l'iIVDUSTRIE , ETC. l6q
exercé des Indiens s'y trompe quelquefois lui-même , et prend Tours, ainsi placé, pour un tronc d'arbre que le tems a noirci. Celui-ci attend, dans cette position , que quelque poisson trop confiant vienne se jouer à la surfa< e de l'eau , et ^ alors , il le tire sur le rivage avec une célé- rité et une habileté incroyables. Quand, par ce strata- gème , il s'est procuré une quantité suffisante de vivres , il en mange une partie et cache le reste avec soin pour un autre repas. Il paraît avoir observé que le matin et le soir sont les seuls instans favorables pour la pèche.
Après s'être contenté, pendant quelques semaines, de celte nourriture, l'ours en cherche une plus substantielle dans la chair des animaux qu'il tue lui-même ou qu'il ren- contre sans vie-, puis il revient enfin à son régime de fruits : ainsi, dans le cours de l'année, cet animal est, à diSe- rentes époques, iclityophage, Carnivore et frugivore. On peut se faire une idée de la niaiserie avec laquelle certains ouvrages de sciences étaient rédigés autrefois. Nous nous rappelons avoir vu, dans un ancien dictionnaire géographi- que , une description de l'espèce d'ours dont nous venons de parler, k Ces ours, disait l'auteur du dictionnaire, sont si féroces qu'ils se défendent quand on les attaque. »
Impressions de pieds d animaux dans un banc de grès. — A deux milles au nord de Lochraaben , dans le comté de Dumfries, en Ecosse, les ouvriers qui exploitaient une car- rière de grès rouge qui fournit la pierre de taille pour les constructions du pavs, aperçurent des suites d'impressions dont la forme et la distribution régulière ne pouvaient être un effet du hasard, un jeu de la nature. Quelques échan- tillons bien caractérisés furent envoyés au professeur Buck- land, qui jugea sur-le-champ combien ce fait, observé avec soin , pouvait répandre de lumière sur la géologie du pays, et contribuer aux progrès de la science. Ses recherches ,
1^0 NOUVELLES DES SCIENCES,
sur cet objet intéressant, sont la matière d'un mémoire que M. Grierson a lu, le 22 novembre 1827 , à la société litté- raire de Perth. Le banc de grès dans lequel on a trouvé les impressions dont il s'agit est à plus de 5o pieds au-dessous de la surface , et cependant il est incontestable qu'à une époque très-reculée ce qui forme aujourd'hui la base de la carrière était à découvert ; que cette roche , si dure au- jourd'hui, fut d'abord assez molle pour céder à une pres- sion médiocre, dans un tems si court qu'il doit être permis de le regarder comme un instant, la durée d'un pas des animaux qui parcoururent autrefois ce sol alors mobile. Les impressions de pas sont alignées , équidistantes , précédées par une traînée qui dénote que ces animaux soulevaient peu leurs pieds, les posaient paisiblement et par degrés. Leur allure était une marche, et non pas une suite de sauts, car le pied droit alterne régulièrement avec le pied gauche. On pense bien que les doigts sont plus profondément im- primés que les talons ; en un mot , ces traces ressemblent exactement à celles que les animaux laissent sur la neige , après leur passage. M. Buckland y a reconnu des pieds de tortue ou de crocodile.
Les traces les plus profondes et les plus distinctes que l'on ait trouvées dans cette carrière sont tout au fond de l'exploitation. En continuant les travaux dans la pro- fondeur, il est probable que de nouveaux faits seront révélés, et qu'ils forceront à modifier les hypothèses que l'on ne manquera pas de faire , d'après les connaissances actuelles. Les géologues attribuaient au grès rouge une assez haute antiquité : faudra-t-il la rajeunir, et assigner à sa formation une époque plus rapprochée de notre tems? ou, ne serons-nous pas forcés de reculer encore les épo- ques antérieures à cette formation? Dans l'ordre des pro- grès d'une science, les premiers pas sont assez faciles 5 mais à mesure que les découvertes s'accumulent sans être
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. I -y I
coordonnées, les savans éprouvent l'embarras des richesses, et cette sorte de malaise se prolonge jusqu'à ce que le règne des hypothèses soit passé , et que le tems des théories soit arrivé. Les géologues sont encore au miUeu de la confu- sion : grâces au zèle des investigateurs , les faits arrivent en foule , et de toutes parts -, mais le génie capable de les mettre en ordre n'a pas encore paru , peut-être même les données dont il ne peut se passer ne sont-elles pas com- plétées. Prenons patience : les savans sont sur la bonne voie, et la suivent avec ardeur ; nous finirons par retrou- ver au moins le sommaire des annales de notre globe et des révolutions effroyables qu'il a subies (i) , et avec les- quelles on ne pourra se dispenser de coordonner un jour toutes les histoires.
analyse du platine de SibéHe , par M. le professeur Brelthaupt. — Le minerai soumis à l'analvse venait de Nijnotagnilski , province de Verkhoutourié , dans le gou- vernement de Perm. On tire de ce lieu deux sortes de sa- bles pour les laver : l'un est ferrifère, et contient le platine ; l'autre est quartzeux , et fournit de l'or très-pur.
Au premier coup-d'œil , le minerai de platine paraît composé de grains de différente nature , que l'on peut tirer assez facilement : on obtient ainsi du platine, de l'or, un alliage d'iridium et d'osmium , quelques grains que M. Breithaupt a pris pour du palladium et du fer magné- tique. Comme tous ces grains sont anguleux et brillans, il paraît qu'ils n'ont pas été soumis à des frotteraens prolon- gés, et par conséquent les eaux ne les ont pas entraînés fort loin du lieu de leur origine.
Les grains de platine sont de deux sortes; les uns ne sont
( i) Voyez à ce sujet le bel article emprunté au Quarterly Revieix; et insc'ré dans notre 3o^ nume'ro , sur les révolutions de la nature dans la France centrale.
I
l^o. NOUVELLES DES SCIENCES,
pas atlirës par raimant , et les autres sont emportés par ce moyen. Il y a donc un platine ferrugineux, et un autre qui ne l'est point : celui-ci ressemble exactement au platine rapporté d'Amérique par M. de Humboldt, mais sa pe- santeur spécifique est un peu plus grande ^ ce qui dénote un métal plus pur. Le platine ferrugineux est plus obscur, plus dur et moins pesant.
L'or n'est qu'en petite quantité dans le minerai de pla- tine. On soupçonne que les deux métaux y sont alliés, mais que le platine n'est qu'en très-petite quantité dans cet alliage.
L'alliage d'iridium et d'osmium surpasse le platine même en pesanteur spécifique. Il est peu malléable.
Les grains de platine, choisis par M. le professeur pour lessoumettreà l'analyse, étaient de couleurd'acier bleuâtre. M, Breitbaupt y a trouvé les substances suivantes :
Palladium i^g/
Rhodium 1 1,07
Platine 80,87
Culv re i^oS
Fer 2,3o
Soufre. 0,79
Trace d'iridum.
Résidu 0,11
98,83
La Gazette littéraire contient l'extrait suivant d'une lettre écrite à bord du Blossom , capitaine Beechey , alors dans la Mer du Sud.
(c Ma dernière lettre était, je crois , datée de San-Fran- cisco, où nous nous délassâmes de nos inutiles exploits, dans les horribles régions du nord. Rien de particulier ne nous arriva dans cette ville-, mais, après avoir souffert tant de privations , nous nous trouvions heureux , et nous
DU COMMERCE, DE l'iNDLSTRIE , ETC. in'S
éprouvions un véritable plaisir à monter souvent à cheval , les chevaux étant aussi communs dans ce pays que les billets blancs dans une loterie anglaise. Ce plaisir ne nous aurait coûté aucune peine , si nous avions été pourvus de selles ^ mais*, pour nous en procurer , il fallait souvent payer deux fois la valeur du cheval , quoiqu'elles fussent incommodes et grossièrement travaillées.
)) Legouverneurvoulait nous rendre témoinsd'uncombat entre un ours et un taureau sauvage^ nous en fûmes mal- heureusement privés : les soldats qui devaient procurer les animaux , ne trouvant pas la récompense proportionnée à leur peine , refusèrent de se charger de cette commission. A peu de distance , dans l'intérieur, les ours sont extrême- ment nombreux et d'une nature sauvage et féroce^ sou- vent ils attaquent les voyageurs et leur font courir de grands dangers.
» En quittant San-Francisco, le 28 décembre 1826, nous rangeâmes la côte jusqu'à Monterrey, où, après un court séjour, nous mîmes de nouveau à la voile pour les îles Sandwich (i). Après une heureuse mais longue traversée, nous arrivâmes à Oahui -, cette île est maintenant la rési- dence du roi , qui habite Honaruru, la ville principale. Nous fûmes assez heureux pour mouiller dans son fond, à une portée de fusil du rivage : les indigènes nous accueil- lirent de la manière la plus franche et la plus amicale , nous témoignant tout le plaisir que leur faisait éprouver l'espoir de notre long séjour parmi eux.
» On a tant parlé et tant écrit sur les îles Sandwich , qu'elles ont acquis beaucoup d'importance dans le monde civilisé j cela me fait espérer que des détails sur le séjour que nous y avons fait ne seront pas sans intérêt pour
(1) Voyez , dans notre 1 1^ numéro, un grand et curieux article sur ces îles et sur les e'tonnans progrès qu'y fait la civilisation europe'enne. VoycT: aussi le Tableau statistlijue de l'Australie ^ dans le af)^ numéro.
XVI. l5*
1-74 NOLVELLES DES SCIENCES,
VOUS. El) peu de tems le Blossom fut décoré , si ce n'est avec magnificence, du moins avec toute la pompe que les circonstances comportaient pour la réception du roi et de plusieurs chefs, qui dînèrent à bord avec les consuls an- glais et américains, et quelques capitaines de navires mar- chands. Tout se passa de la manière la plus convenable 5 le repas fut égayé par des toasts et des chants patriotiques, auxquels les insulaires prirent part, quoique dans un lan- gage inintelligible pour nous. Je suis obligé de vous rap- peler Topinion précipitée que je m'étais formée deshabitans de ces îles , à notre premier voyage. Leur aspect sauvage est entièrement changé ^ partout on nous prodiguait des marques d'affection , et les traitemens les plus hospitaliers. A Tahiti , la réponse à toutes nos demandes était : u Un dollar! » Ici nous ne sommes jamais entrés dans une ca- bane, sans qu'aussitôt le propriétaire ne nous ait engagés à partager son repas. Je ne peux rien vous dire des femmes de ce pays : leur conduite et leurs manières, quoique rem- plies de douceur, diffèrent tellement de celles de notre pa- trie, que je crois plus prudent de garder le silence sur cet article-, mais, depuis la princesse royale, jusqu'aux femmes des classes inférieures, elles ont toutes, entre elles, une grande ressemblance.
')) La ville de Honaruru est composée de cabanes qui sont construites en forme de meules de foin : l'intérieur en est agréable et commode -, elles sont presque toutes entourées d'une plantation de bananiers.
» Ce séjour aurait été rempli d'agrémens pour nous, sans le grand nombre d'Américains qui s'y trouvent, et qui, aidés par les missionnaires (i), commençaient à prendre un grand ascendant sur l'esprit du roi. Le consul anglais
(ï) Ces missionnaires, venus des Étals-Unis, sont ceux dont il est ques- tion dans noire 11^ numéro , et qui ont converti au christianisme les insu- laires des Sandwich.
' >-i ut
DU COMMERCE, DE l'iKDLSTIUE , ETC. 1^5
venait cependant de iaire échouer leur jjrojel de substituer les étoiles américaines anjack anglais qui figure à présent dans les couleurs nationales des îles Sandwich.
» Mais c'est assez vous parler d'Oahui -, après un séjour d'un mois, nous quittâmes cette île, sans connaître posi- tivement le but de notre voyage, mais croyant que nous allions nous diriger vers la Chine. Notre espoir ne fut pas trompé, et, le 12 avril, nous arrivâmes en vue deJMacao : nous jetâmes l'ancre dans le Typa , beaucoup plus près qu'il n'est ordinairement permis aux vaisseaux de le faire; ce qui nous fut reproché par les Portugais et les Chinois; mais, malgré leurs remontrances, nous gardâmes notre position.
» Macao (i) est une jolie petite ville, qui, vue de la mer, a une apparence agréable. En face, se trouvent les bâti- mens de la factorerie anglaise ; les boutiques des Chinois bordent, de chaque côté, des rues étroites : elles sont rem- plies d'un grand nombre d'objets pour lesquels ils ne de- mandent jamais moins que deux fois leur valeur. -»
h
î
iCnbiufrt^.
Vitesse des différens moyens de transport. — Décidé- ment les chevaux sont vaincus à la course. L'effrayante rapidité des voitures à vapeur ne sera jamais égalée par les plus fameux coursiers : si les postes peuvent être ser- vies par des malles à vapeur, on pourra se passer de télé- graphes.
La vitesse des bateaux à vapeur peut être très-grande, surpasser celle d'une voiture attelée des meilleurs chevaux -, cependant , elle ne peut atteindre celle d'un vaisseau poussé
(i) Note du Tr. On sait que Macao est une possession portugaise tout près des cotes de la Chine. Voyez, sur cette possession, le Tableau sta- tistique de l'Asie f insère' dans notre 27^ nume'ro.
1^4 NOUVELLES DES SCIENCES,
VOUS. Eîi peu de tems le Blossorn fut décoré , si ce n'est avec magnificence, du moins avec toute la pompe que les circonstances comportaient pour la réception du roi et de plusieurs chefs, qui dînèrent à bord avec les consuls an- glais et américains, et quelques capitaines de navires mar- chands. Tout se passa de la manière la plus convenable ; le repas fut égayé par des toasts et des chants patriotiques, auxquels les insulaires prirent pari, quoique dans un lan- gage inintelligible pour nous. Je suis obligé de vous rap- peler Topinion précipitée que je m'étais formée deshabitans de ces îles , à notre premier voyage. Leur aspect sauvage est entièrement changé ^ partout on nous prodiguait des marques d'afifection , et les traitemens les plus hospitaliers. A Tahiti , la réponse à toutes nos demandes était : u Un dollar! » Ici nous ne sommes jamais entrés dans une ca- bane, sans qu'aussitôt le propriétaire ne nous ait engagés à partager son repas. Je ne peux rien vous dire des femmes de ce pays : leur conduite et leurs manières , quoique rem- plies de douceur, dififèrent tellement de celles de notre pa- trie, que je crois plus prudent de garder le silence sur cet article-, mais, depuis la princesse royale, jusqu'aux femmes des classes inférieures, elles ont toutes, entre elles, une grande ressemblance.
)) La ville de Honaruru est composée de cabanes qui sont construites en forme de meules de foin : l'intérieur en est agréable et commode -, elles sont presque toutes entourées d'une plantation de bananiers.
» Ce séjour aurait été rempli d'agrémens pour nous, sans le grand nombre d'Américains qui s'y trouvent, et qui, aidés par les missionnaires (i), commençaient à prendre lin grand ascendant sur l'esprit du roi. Le consul anglais
(i) Ces missionnaires, venus des Etals-Unis, sont ceux dont il est ques- tion dans notre 1 1^ numéro , et qui ont converti au christianisme les insu- laires des Sandwich.
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTKIE , ETC. 1^5
venait cependant de faire échouer leur projet de subàlitucr les étoiles américaines aujack anglais qui figure à présent dans les couleurs nationales des îles Sandwich,
» Mais c'est assez vous parler d'Oahui ^ après un séjour d'un mois, nous quittâmes cetle île, sans connaître posi- tivement le but de notre voyage, mais croyant que nous allions nous diriger vers la Chine. Notre espoir ne fut pas trompé , et , le 12 avril , nous arrivâmes en vue de Macao : nous jetâmes l'ancre dans le Typa , beaucoup plus près qu'il n'est ordinairement permis aux vaisseaux de le faire ^ ce qui nous fut reproché par les Portugais et les Chinois^ mais, malgré leurs remontrances, nous gardâmes notre position.
» Macao (i) est une jolie petite ville, qui, vue de la mer, aune apparence agréable. En face, se trouvent les bâti- mens de la factorerie anglaise ^ les boutiques des Chinois bordent, de chaque côté, des rues étroites : elles sont rem- plies d'un grand nombre d'objets pour lesquels ils ne de- mandent jamais moins que deux fois leur valeur. »
Vitesse des différens moyens de transport. — Décidé- ment les chevaux sont vaincus à la course. L'effrayante rapidité des voitures à vapeur ne sera jamais égalée par les plus fameux coursiers : si les postes peuvent être ser- vies par des malles à vapeur, on pourra se passer de télé- graphes.
La vitesse des bateaux à vapeur peut être très-grande, surpasser celle d'une voiture attelée des meilleurs chevaux 5 cependant , elle ne peut atteindre celle d'un vaisseau poussé
(i)NoTE DU Tr. On sait que Macao est une possession portugaise tout près des cotes de la Chine, \oyez, sur cette possession, le Tableau sta- tistique de l'Asie f insère' dans notre aj^ nume'ro.
in6 IN OUVELLES DES SCIENCES, ETC.
par un bon vent. Les bateaux à vapeur possèdent d'ailleurs assez de qualités précieuses pour qu'ils n'aient pas besoin d'être recommandés par l'extrême célérité de leur marcbe dans des circonstances entièrement fortuites, et sur les- quelles le navigateur ne peut compter.
A leur tour, les vaisseaux à la voile sont devancés par les traîneaux poussés par le vent. Le lieutenant Deroos, de la marine royale , cite quelques essais de bateaux sur patins, gréés comme des bateaux de même dimension , des- tinés aux voyages d'hiver sur les fleuves et les lacs de l'Amérique du Nord. Dans l'une de ces courses, dont il ne fut pas témoin, mais dont les résultats lui ont été commu- niqués par un camarade qui s'y trouvait , la vitesse fut de vingt-cinq lieues de poste à l'heure. On raconte que deux Anglais firent autrefois, sur un traîneau russe disposé pour porter une voile , une expérience qui aurait dû fixer l'at- tention des peuples du nord de l'Europe. Partis de Péters- bourg par un vent assez modéré , ils obtinrent , à l'entrée du golfe de Finlande , une vitesse de dix lieues à l'heure. En ce moment , un renard traversait le golfe sur la glace : le traîneau se dirige vers le malencontreux animal, l'at- teint, passe sur son corps, et le patin le coupe en deux.
Quand l'usage des chemins de fer sera bien connu et pratiqué , ne pourrait-on pas faire quelques essais de voi- tures à la Doile, et faire voir aux constructeurs de voitures à vapeur qu'il est possible de les devancer ^ mais , ce qui est encore plus à désirer, c'est que M. Genêt (i) tienne ses magnifiques promesses, et qu'il nous envoie du Nouveau- Monde des voitures aériennes. On ne peut espérer qu'au- cune machine créée par l'homme puisse surpasser la vitesse du vent. Dans aucune application de la mécanique aux moyens de transport, ou ne pourra dire : Ocioî' Euro.
(i) Il a été rendu compte des expériences de M. Genêt, Français établi aux Étals-Unis, dans un précédent nnnicro.
FEVRIER 1808.
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REVIE
Commerce.
LES LIVRES,
CEUX QUf LES FONT ET CEUX QUI LES VET^DENT.
Un libraire de Londres, qui fait un commerce fort étendu, refusait dernièrement de se charger de la publi- cation d'un ouvrage, parce qu'il n'avait qu'un seul vo- lume -, il ajoutait que, si l'auteur pouvait en faire deux , il offrirait alors un prix raisonnable du manuscrit. Ceux de nos lecteurs qui ne sont pas initiés au commerce de la librairie, ne comprennent pas ce qu'il y avait de rationnel dans celte j)roposition. Il faut qu'ils sachent qu'il en coûte autant pour annoncer un volume, dans un journal, que pour en annoncer deux , tandis que la recette produite par la vente ne s'élève qu'à la moitié. Le prix des avertisse- mens , par suite des droits fixes et proportionnels que pré- lève le fisc , absorbe en conséquence une grande partie des bénéfices. Un auteur qui publie un ouvrage à ses proprrs frais doit éviter la dépense des avertissemens, ou renoncer à toute chance de profits. Un libraire, qui est un négociant, et dont partant le gain est Tunique but, refusera une opé-
XVT. i3
18?. LES LIVRES, CEUX QVI LES FOKT
ration qui, selon toute probabilité , ne pourra pas lui offrir de compensation de ses avances. Celte règle générale a cependant de nombreuses exceptions^ par exemple, les livres élémentaires qui, quand ils se vendent, ont une circu- lation immense. Il faut excepter aussi les livres de sciences, dont la vente est limitée à un petit nombre d'individus toujours à la piste de tout ce qui peut les intéresser, et qui, par conséquent , n'ont pas besoin d'être souvent avertis, par les journaux , de la publication d'un nouvel ouvrage. Il résulte de cet état de choses que comme, au moyen d'un peu d'industrie littéraire , tous les livres sont suscep- tibles d'expansion , il est naturel que l'auteur s'applique à donner à ses produits le degré de développement nécessaire pour s'assurer des offres d'un éditeur. Tout cela n'a d'incon- véniens que pour le public qui est obligé de payer beaucoup plus cher pour un ouvrage qui serait bien meilleur, si on ne l'eût pas délayé. Le tems se consume, et l'instruc- tion est moitié moins grande; car on aurait pu autrement lire deux ouvrages, au lieu d'un seul qui coûte le prix de deux. C'est la conséquence naturelle , non des avertisse- mens , mais des frais qu'il faut faire pour les publier. Le compte d'un éditeur est vraiment une chose curieuse; car presque toujours, quand il s'agit de la publication d'un petit ouvrage, les frais indispensables pour en faire con- naître l'existence égalent la totalité des frais d'impres- sion, ceux du papier sur lequel il est tiré et ceux du bro- chage.
Le chef d'une des plus grandes maisons de librairie de la métropole nous a assuré que , sur trois ouvrages qui se publient, il y en a deux qui tombent , c'est-à-dire qui non- seulement ne présentent pas de bénéfice, mais même pro- duisent une perte. Cette proportion varie selon la sagacité plus ou moins grande des éditeurs : les uns apprécient mieux le mérite intrinsèque d'un livre , et les autres savent
ET CEUX QUI LES VENDENT. lB3
davantage pressentir ceux qui doivent prendre dans le pu- blic ^ et , comme on sait, il s'en faut bien que ce soient tou- jours les meilleurs. 11 est évident, d'après cela, que le troi- sième ouvrage doit indemniser l'éditeur de la perte que lui ont causée les deux autres. Il faut donc ou qu il hausse le prixdu troisième, ou bien qu'il diminue la rémunération de l'auteur. Ainsi l'auteur et le public se trouvent réunis pour payer au libraire la chance qu'il court, ou, en d'autres termes , pour assurer son absence de tact et de jugement.
Tous ceux qui font des livres ou qui en vendent ont en- tendu parler du système des comptes à demi. C'est une com- binaison pour éviter les inconvéniens indiqués dans le pa- ragraphe précédent, pour protéger les intérêts du public et du libraire , et pour faire supporter par Tauteur la plus grande partie des chances de la publication. Au moyen de cet arrangement , l'éditeur est à labri de tous les risques de perte , à l'exception du moins de la perte du tems et des soins qu'il s'est donnés pour faire réussir l'ouvrage. Au fond cela est assez juste ^ car si un auteur a produit une marchandise qui n'est pas de défaite , il est dans l'ordre qu'il en souffre seul , et que celui qui a été la cause pre- mière de la perle en supporte le dommage.
Il est rare cependant que ce soit sous ce point de vue que les auteurs considèrent le système des comptes à demi, et il convient de les éclairer à cet égard. Suivant cet arrange- ment, l'éditeur doit défrayer toute la dépense du papier, de l'impression et des avertissemens ; mais comme il ne paie rien pour le manuscrit , tous les profits doivent être également partagés^ seulement le libraire commence por prélever lo pour "/^ sur les recettes brutes , en compen- sation des peines que la publication lui a données. L'auteur, plein d'espérances, conclut avec empressement un marché qui semble parfaitement équitable. Il compte sur des béné- fices qui n'arriveront jamais. Il est facile de faire voir corn-
l84 l-ES LIVRES , CEUX QUI LES FOIST
bien ses calculs sont faux. Quand un manuscrit est pro- posé à un libraire, s'il est en étal de le juger lui-même, il le lit , et il examine ensuite : i"* s'il aura du succès ^ i"" si les frais seront couverts -, et 3° s'il restera en magasin. Dans le dernier cas il renvoie le manuscrit à l'auteur , en motivant le refus de le publier par toutes les raisons que sa politesse lui suggère. Dans le second cas, il voit l'auteur, et lui pro- pose un compte à demi. Dans le premier , il offre une somme plus ou moins forte pour s'assurer de l'entière pro- priété de l'ouvrage.
En publiant en compte à demi , les risques du libraire sont peu considérables. Il s'est assuré d'avance des titres que l'ouvrage peut avoir à l'attention publique. Il sait que la poésie imprimée ne vaut guère mieux que du papier blanc ; que les voyages ont toujours un certain débit ^ que les ro- mans , et en général les ouvrages d'imagination , ne sont pas de défaite , à moins qu'ils ne soient jetés dans un moule à la mode ^ que les traités didactiques ou philosophiques n'ont de débit qu'autant qu'ils paraissent sous les auspices d'une société savante ou d'une réputation anciennement établie. Un éditeur un peu avisé sait toujours si l'ouvrage dont il se charge paiera les frais ^ et les lo p. °/^ qu'il prélève l'indemnisent de ses peines et des dépenses gé- nérales de son établissement. Il n'a pas de capitaux à avan- cer, car ses paiemens ne se font que par des billets à longue échéance-, et, à l'époque du remboursement, il s'est pro- curé, ou à peu près, les fonds dont il a besoin , par la vente d'un certain nombre d'exemplaires. Dans l'hypothèse où il se serait trompé dans ses calculs, la perte ne pour- rait pas être considérable , car il faudrait qu'il fût bien malhabile pour ne pas écouler quelques centaines d'exem- plaires. Ce qui lui resterait en magasin finirait toujours par se vendre à la longue, au moins en partie, et en fin de compte il se trouverait entièrement remboursé de ses
ET CEUX QUI LES VENDENT. 1 85
avances. Quelquefois le compte final présente un bénéfice , pour Tauleur, de ([uelques douzaines de liv. sterling, mais jamais, ou presque jamais, un profit tant soit peu considé- rable^ car, si le libraire entend son métier, il aura pres- senti le sué.cès de l'ouvrage, et il en aura acquis la pro- priété exclusive. Les comptes à demi ont encore pour le libraire un autre avantage. Cette manière de faire a une apparence de libéralité, et donne l'idée d'un spéculateur entreprenant et généreux. La réputation de l'heureux li- braire ne tarde pas à s'étendre, et tous les auteurs affluent cbez lui. Afin de se le concilier, ceux-ci ne manquent pas de favoriser l'écoulement de ses livres , en en faisant des éloges bénévoles dans les journaux. Souvent aussi un jeune auteur fait, au libraire, le sacrifice de son premier ouvrage , dans l'espoir que , s'il réussit, il lui donnera un bon prix du second.
Un éditeur riche a, en général , dans sa dépendance une Revue, un Magasin, une Gazette littéraire^ ou du moins ceux qui y travaillent. Les Revues , les Magasins et les écrivains qui les rédigent , peuvent être considérés comme étant en masse, si ce n'est en particulier , sous la main du corps des libraires. Un recueil de c^ genre peut dif- ficilement avoir une circulation étendue , sans le patronage des libraires, et, quand ils sont malveillans, les plus grands efforts sont indispensables pour lui assurer une existence indépendante. Le public ne saurait apprécier les sacrifices auxquels il faut se résigner, dans cette espèce de lutte, partie par un sentiment de devoir envers lui , et partie pour la satisfaction intérieure de sa propre conscience : il ne sait pas combien il serait facile de descendre le couiant avec un vent doux et prospère \ car une critique impartiale et judicieuse veut du tems et du soin, tandis qu'un amas d'éloges sans vérité ne coûte rien , si ce n'est la conscience
l86 LES LIVRES, CEL'X QUI LES FONT
de celui qui les fait. Le public n'ayant aucun discernement pour choisir ses guides, les seules parties que l'on prenne en considération sont, d'une part, les propriétaires des recueils de critique , et, de l'autre , les propriétaires de livres qui, comme on l'observe, vendent à la fois les livres et les écrits périodiques où l'on en rend compte. Ils pous- sent ou entravent la vente de ces recueils , comme cela leur convient , et l'instinct commercial leur indique tou- jours ce qu'ils doivent faire à cet égard. Malheureusement la tourbe des acheteurs , incapable de juger par elle- même, ne manque pas d'écouter avidement le commérage des libraires , et d'y conformer son opinion , si toutefois elle en a une.
La grande faute des auteurs est de croire que, parce qu'ils ont reçu la même éducation que les hautes classes delà société, et qu'ils y vivent quelquefois, le métier qu'ils font doit leur donner de l'aisance. Personne ne doit atten- dre davantage'de la profession d'auteur, que ce que l'on peut obtenir par le travail manuel d'un expéditionnaire. Si un homme de lettres veut estimer son travail au même nombre depe/zcepar folio , qu'un scribe qui copie pour le procureur, il est probable qu'il ne sera pas trompé dans ses calculs, pourvu qu'il ait du sens et du talent. Mais c'est là tout ce qu'il peut raisonnablement espérer. Probablement on ne manquera pas de nous citer Waller Scott ^ nous ré- pondrons que cette exception isolée n'infirme pas la règle; Peut-être aussi parlera-t-on de Southey. Cependant, en mettant à part ce qu'il reçoit pour ses articles dans les Re- vues , ce qui ne nous occupe pas dans ce moment , on se convaincra facilement qu'il n'aurait pas moins gagné , s'il eût passé toute sa vie dans l'étude d'un praticien. Que si on nous opposait le prix auquel a été acquis le manuscrit de certains romans à la mode, et la munificence habituelle
ET CELX QUI LES \ ENDEIST. 187
de M. Colbvirn (i), nous répondrions qu'un homme ne peut guère écrire , dans toute sa vie , que deux ou trois romans de l'espèce dont il s'agit, attendu qu'après cela ses observations personnelles sur le monde et le cœur humain sont entièrement épuisées. Il faudrait donc , pour que cela pût être profitable , que le prix de ces deux ou trois romans fût assez élevé pour qu'il procurât à l'auteur les moyens d'une existence aisée pendant le reste de sa vie , ce qui n'arrive jamais.
Dans les autres branches de la littérature ou des sciences, si un homme a acquis des connaissances théoriques ou pratiques, et qu'il les condense dans un livre, qu'on nous permette cette expression , il est probable qu'il parviendra à le placer à un prix assez satisfaisant ^ mais un seul livre peut souvent renfermer tout le fruit du travail d'une vie longue et studieuse. Si ce résultat est une compilation his- torique, fî\ite au moyen de la lecture assidue et judicieuse des ouvrages d'autrui, l'auteur aurait gagné davantage en travaillant, comme commis, dans une maison de banque. Gibbon, si nous avons bonne mémoire, ne reçut que six mille liv. st. ( i5o,ooo fr. ) pour son grand ouvrage histo- rique sur la décadence de l'empire romain -, somme à peine suffisante pour défrayer la dépense qu'il avait été forcé de faire afin de se procurer les livres indispensables pour la composition de cet ouvrage : d'où il résulte que ce beau monument littéraire, fruit des recherches et des travaux de toute sa vie, et qui a eu tout d'abord le plus grand et le plus légitime succès , ne lui a pas procuré une obole. Mais, dans l'hvpothèse même où cette dépense n'aurait pas eu lieu, si nous calculons le tems qu'il a passé à l'exécution de cet ouvrage , le prix qu'il en a reçu était à peine suffi- sant pour lui procurer un revenu annuel de 200 liv.
(i) Fameux libraire ou plutôt éditeur {publisher) de Londres.
1,S8 Ll'-S LIVRES, CEUX QUI LES FOKT
( 5,000 fr.). On nous assure que M. Mill n'a pas reçu plus de quinze cents liv. st. (87,500 fr. ) pour son histoire de l'Inde Britannique. Or, encalculant le tems nécessaire pour la composition de ce grand ouvrage, il nous sera facile de nous convaincre que , si le travail de M. Mill eût été payé au taux de celui du premier clerc d un procureur, il aurait dû recevoir cinq mille liv. (i25,ooo fr. ) pour son ma- nuscrit*, et cependant il est probable que le libraire ne l'a pas moins payé qu'il ne devait le faire. Nous connaissons des écrivains qui ont publié des ouvrages qui ont rendu leur nom à jamais honorable, et qui n'ont jamais reçu au- cune indemnité pécuniaire. D'autres donnent, chaque an- née , quatre ou cinq cents liv. st. à leur imprimeur , pour éclairer un public ingrat qui ne veut pas qu'on l'éclairé. Ces messieurs se plaignent sans cesse de l'injustice du pu- blic, de son mauvais goût, de son amour pour les rapso- dies , delà malignité des critiques, etc. La vérité est qu'il ne faut pas écrire dans l'espérance de gagner de Targent 5 que la littérature ne doit pas être un métier -, et que rien n'est absurde comme de vouloir vivre par la vente de ses livres. L'idée que la littérature peut être une profession lu- crative a un double inconvénient^ d'abord elle détermine de malheureux jeunes gens à suivre une carrière où ils meurent de faim , tandis qu'ils auraient pu vivre convenablement dans toute autre -, et ensuite elle avilit la littérature elle- même. En effet elle se dégrade par la production d'un grand nombre d'où vrages qui se nuisent réciproquement aumoyen d'une concurrence ruineuse -, par la mise au jour de publi- cations indigestes et hâtives, écrites seulement dans un but temporaire, celui de procurer quelques écus à leurs mi- sérables auteurs-, et enfin en rabaissant le caractère des gens de lettres qui occuperaient aux yeux du monde , comme aux leurs, une place beaucoup plus élevée, s'ils ne
ET CELX OLl LES VE^DE^Ï. 1 89
IruvaillaiclU que dans le but d'acquérir une reuommre durable, et d'instruire ou d'améliorer leurs semblables (i). A moins d'avoir pris part à la publication d'un écrit pé- riodique , il est impossible d'imaginer jusqu'où descend, dans la littérature, Tespoir d'une rétribution pécuniaire. Des écoliers et des jeunes filles, qui savent à peine l'ortbo- grapbe, griffonnent leurs premiers vers dans la persuasion qu'ils seront payés et bien payés. Les stances que l'on com- pose pour l'anniversaire de la naissance d'une mère, ou poui" le mariage d'une sœur, sont envoyées de suite à quelque Magasin ou Gazette littéraire , et on insiste délicatement^ mais avec fermeté, sur l'article de la rétribution. Le pre- mier conte que l'on compose, ou la première élucubralion
(i) jsOTE DU Tr. Il serait facile cle faire voir qu'en France les gens de lettres sont encore moins bien Iraite's sous les l'apports pe'cunlaires que dans la Grande-Bretagne. Dans son mémoire sur la librairie française^ M. le comte Daru n'a estime' qu'à 5oo,ooo fr. la somme annuelle que reçoivent les auteurs ; or, en comptant toutes les personnes qui composent pour les théâtres secondaires, et celles qui prennent une part quelconque à la re'dac- tion d'un journal politique , scientifique ou littéraire, le nombre des gens de lettres s'élève au moins à 25o. 11 résulte de cela que, si ces cinq cent mille fr. étaient répartis également, la rétribution serait de 2,000 fr. par personne. A Paris c'est à peine le salaire d'un ouvrier employé ; mais il s'en faut bien que la somme en question se répartisse de cette manière. Ceux qui composent pour le théâtre en absorbent la plus grande partie; c'est mèijie pour quelques-uns d'entre eux une industrie très-lucralive. Quant à la ré- daction des écrits périodiques, autres que les journaux quotidiens, elle est , presque toujours, mal payée et souvent même fort inexactement. Ces en- treprises qui ont été, en Angleterre, l'occasion de très-grandes fortunes, ne produisent eu général parmi nous que les fonds nécessair&s pour en solder les frais. Nous avons déjà dit que les premiers volumes de la Revue d'E- dinbourg avaient été réimprimés huit fois ; tandis qu'en France on ne trou- verait guère que la Revue Britannique qui ait eu trois éditions successives. Les grands profits faits par deux ou trois de nos journaux quotidiens n'in- firnient pas les observations que nous avons faites sur la faible rémunération que reçoivent les travaux littéraires. Ces profits sont purement mercantiles, puisqu'ils appartiennent aux entrepreneurs de ces journaux , et non pas aux gens de lettres qui les rédigent. S.
ir)0 LES LIVRES, CEUX QUI LES FOINT
philosophique, que jadis on aurait limidement montré à un ami, ou que, dans un moment de défiance modeste, on au- rait jeté au feu, est aujourd'hui audacieusement adressé à tous les écrits périodiques, avec des lettres impérieuses dans lesquelles on demande un retour en argent. Lorsqu'on ne fait point attention à ces précieuses productions, qu'on les jette au feu ou dans quelque amas de papiers , des lettres violentes sont écrites aux malheureux éditeurs, dans les- quelles on réclame le manuscrit « si honteusement retenu , » ou le remboursement immédiat de sa valeur. Des cas plus embarrassans se présentent encore : qu'un homme tombe dans la détresse et soit jeté en prison par ses créanciers; sur-le-champ il se met à la besogne, griffonne quelque barbouillage incohérent , l'envoie au premier recueil pério- dique qui se présente à son esprit , en faisant à l'éditeur l'exposé de sa détresse et du besoin qu'il a d'une rétribution pécuniaire.
Il est fort juste que les écrits périodiques, qui ont tant contribué à répandre cet esprit mercenaire parmi les écri- vains, en souffrent les premiers. L'usage suivi par les édi- teurs de quelques-uns d'entre eux , de payer leurs collabo- rateurs d'après la longueur des articles, est absurde. H y a dans un manuscrit beaucoup d'élémens de valeur, qui de- vraient être pris en considération avec l'étendue, dès qu'une certaine base a été convenue. A ce dernier égard , c'est la coutume de payer par feuille ou par page , qui a fait croire qu'un sonnet adressé à un éditeur était l'équivalent d'un billet à ordre sur un banquier. La grande inégalité produite par les estimations faites d'après la longueur est encore un autre inconvénient. Il en est résulté que certains écri- vains ont reçu de grosses sommes pour des articles de fort peu de mérite, et que, lorsque des recherches et des consi- dérations importantes se trouvaient concentrées dans un petit espace , le talent du rédacteur a été fort insuffisam-
ET CEUX QUI LES VENDENT. I9I
ment rétribué. Ce système de paiement a amené sur le terrain une troupe réglée de mercenaires qui font métier de vendre de la critique à la grosse , et devant lesquels les contributeurs occasionnels, qui n'écrivent que parce qu'ils ont quelque cîiose à dire , ont été forcés de se replier. Les spéculateurs littéraires prétendent qu'un écrit périodique doit réussir, quand les entrepreneurs peuvent en soutenir la dépense pendant quelques années -, mais cette idée, toute mercantile, est dépourvue de vérité , et rien ne peut com- penser le manque d'union etdesuite, cet esprit harmonieux et persévérant, répandu dans toutes les parties d'un écrit périodique, par un bon éditeur , quand il est secondé par d'habiles collaborateurs qui participent à ses goûts et qui marchent dans ses voies.
Le fait est que la littérature et ceux qui s'en occupent activement en Angleterre sont encore dans une position équivoque. En France, au contraire, le caractère d'homme de lettres a toujours été fort estimé. Peut-être même, avant la révolution , les gens de lettres y jouissaient-ils, comme corps, d'une influence trop prépondérante. Les hommes même les plus bornés et les plus ignorans y seraient fiers d'être considérés comme des écrivains ^ mais parmi nous un gentleman (i) aimerait mieux être pris pour un courtier ou un marchand de sucre que pour un auteur, car alors on le considérerait comme un personnage dangereux et d'habi- tudes vulgaires. Cette idée n'est pas tout-à-fait dépourvue de fondement; la littérature est malheureusement la pro- fession de beaucoup d'individus qui n'ont jamais reçu d'é- ducation, etqui n'ont droit au titre d hommes de lettres que parce qu'ils fabriquent des paragraphes pour les gazettes
(i) ÎSOTE DU Tr. ^ous avons déjà dit que le mot gentleman n'avait point d'équivalent exact dans notre langue, et ne pouvait pas être traduit par gentilhomme. Il convient donc de lui donner droit de bourgeoisie, comme nous l'avons dcjà fait pour le mot de lord.
jqo. LES LIVRES, CEl'X QUI LES FOIVT , ETC.
quotidiennes. Mais ce qui a le plus déconsidéré le tihc d'auteur, c'est le respect des Anglais pour tout ce qui est riche, et leur mépris pour tout ce qui est pauvre. C'est un lieu commun généralement reçu, qu'un «auteur est un pauvre diable , vivant de son esprit , gagnant son pain par sa plume , et n'y parvenant qu'à peine. » Beaucoup de gen- tilshommes campagnards supposent que, lorsqu'on écrit, c'est nécessairement pour faire des libelles^ à leurs yeux tous les gens de lettres sont des pamphlétaires qui vendent des personnalités , et qui assurent leur misérable existence par d'odieuses publications. Nous connaissons un pair de la Grande-Bretagne qui ne manquait jamais, après dîner, quand il s'était surabondamment désaltéré , de se livrer à des déclamations furieuses et incohérentes contre les au- teurs, parce que, à une élection, avant qu'il siégeât à la chambre haute , quelques personnes avaient fait circuler des billets à la main dans lesquels on faisait sentir combien ses prétentions étaient peu fondées, et où on relevait quel- ques-uns de ses vices ou de ses ridicules (i).
( London Magazine. )
(i) Note DU Tr. Si les gens de lettres ne font pas fortune en Angle- terre , il n'en est pas de même des libraires. On a pu voir, dans un de nos pre'ccdens numéros, qu'un seul libraire de Londres vend, chaque anue'e , cinq millions de volumes. On a observé avec raison que, quand bien même il ne ferait qu'un profil net de 5o c. par volume , son revenu serait encore immense et dépasserait celui de beaucoup de têtes couronnées.
APOCALYPSE DE LA SŒUR NATIVITE.
Ce nouvel apocalypse a pour titre : T^ie et Révélations de la sœui' Nativité , religieuse converse au couvent des Urbanistes de Fougères j écrites sous sa dictée , suivies de sa vie intérieure , écrite aussi d'après elle-même j par le rédacteur des Révélations , et pour y servir de suite. — C'est à Paris que ces trois précieux volumes ont vu le jour. Ils doivent tenir lieu de la loi et des prophètes, (c Si TEcri- ture-Sainte était anéantie, dit le révérend P. Bruning, jésuite anglais-, si nous perdions tout-à-coup les meilleurs traités existans de morale, dogmatiques, mystiques, théo- logiques, la F^ie de la sœur Nativité suffirait pour les rem- placer tous , et nous les rendrait avec usure. »
Voilà sans doute un magnifique éloge ^ et ne croyez pas que l'approhalion et l'enthousiasme du jésuite Bruning soient l'effet d'une opinion individuelle. «Ce livre, dit l'abbé Genêt , qui en est l'éditeur ou l'auteur , a été exa- miné en manuscrit par plus de cent théologiens profonds, et surtout à Londres \ nommément par sept ou huit évé(|ue3 catholiques, vingt ou trente vicaires-généraux de différens diocèses, docteurs et professeurs de théologie en diffé- rentes universités, abbés, auteurs de divers ouvrages très- estimés , et plus de quarante curés, recteurs, vicaires et autres prêtres, tant anglais que français, également distin- gués par leur piété et leur science. »
Cette foule d'admirateurs réclamaitTimpression d'un ou- vrage dont la lecture les avait édifiés plus que celle d'au- cune autre production ancienne ou moderne. Plusieurs le copièrent de leur main \ d'autres en firent des extraits pour servir à leurs méditations journalières. Cependant , lorsque l'abbé Gcnet les pria de donner une attestation par écrit
jg\ APOCALYPSE DE LA SOEUR NATIVITÉ.
de Tutilité de l'ouvrage, quelques-uns reculèrent devant cette demande, et donnèrent pour raison de leur refus la nature extraordinaire du livre , et sa portée au-dessus du vulgaire. De plus hardis l'approuvèrent sans réserve , en- tre autres le célèbre argumenlateur anglais , le défenseur du catholicisme, le docteur Milner , chargé spécialement d'examiner la P^ie de la sœur Nalivilé , par l'évéque ca- tholique de Londres, le docteur Douglas, trop peu versé dans la langue française pour former lui-même un juge- ment sur cet objet.
<( C'est une production prodigieuse , s'écrie M. Milner, par la sublimité , l'énergie , la fécondité , le savoir , l'or- thodoxie et la piété. Si jamais on la livre au public, je ne doute pas qu'elle ne soit très-utile aux âmes... On ne peut parler avec trop d'éloges de la piété et de la sublimité qui
distinguent ces Révélations Si vous avez occasion de
rencontrer mon bon ami, M. l'abbé Genêt, présentez-lui mes respectueux complimens, et dites-lui combien j'aurais désiré le voir l'autre jour à Sommerstown. Il est impossible d'avoir plus de vénération que moi pour sa fille spirituelle, ni de former des vœux plus ardens pour que ses Révéla- tions soient mises en lumière, et contribuent à l'édifica- tion des bons , à la conversion des méchans. »
Le fameux abbé Barruel a également apposé le sceau de son adhésion à tous ces panégyriques, (c Plus je lis l'ou- vrage en question , plus je le trouve édifiant et admirable; plus j'y découvre quelque chose de surhumain. A chaque page , j'y vois mille vestiges de cette main divine , et des observations qui ne se sont jamais offertes à moi. Aucun livre ne m'intéresse plus vivement; j'en fais ma méditation ordinaire , et j'espère que Dieu m'y fera trouver plus d'un secours spirituel nécessaire à mon propre salut. Recom- mandez-moi, je vous prie, aux intercessions de notre bonne sœur. »
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Telles sont les sanctions puissantes et nombreuses à la faveur desquelles la Pie de la sœur Natwité vient conso- ler les âmes saintes. L'éditeur trouve une grande confor- mité entre la destinée de ce livre et celle des Prophéties de Jérémie. La 'sœur l'avait chargé de garder, pendant un certain espace de tems , ce précieux dépôt et de le publier ensuite. Durant dix années de persécutions et d'exil, il avait tenu sa parole, et se voyant , après la mort édifiante de la religieuse, engagé à publier cetle production remarquable, par les prières de tous ceux à qui il l'avait communiquée, il met en lumière un ouvrage qui intéresse si fortement le genre humain tout entier, a Loin de moi, s'écrie-1-il , les vains conseils d'une prudence toujours pusillanime ! Le monde a droit à ce précieux trésor, que mon devoir est de ne point tenir caché, n
Aussi , quelle solennité dans les titres des chapitres ! quelle haute importance l'abbé Genêt n'attache-t-il pas à un livre dont toutes les subdivisions sont précédées d'épi- graphes semblables à celles-ci :
(( Mon père , je te remercie 1 Seigneur du ciel et de la terre , par qui ces choses sont révélées aux enfans , et qui les caches aux prudens et aux sages I — Il est bon de garder le secret d'un roi ^ mais il faut découvrir les secrets de Dieu, etc., etc., etc.» Sans différer plus long-tems , soulevons le voile de ce grand mystère : voyons quel est ce secret divin dont la sœur nous ouvre l'apocalvpse. Disons quelle était cette femme , élue du Seigneur. Suivons-la dans le cours de sa vie, et, de peur d'attribuer à une si grande sainte des choses indignes d'elle , répétons les pro- pres paroles de son interprète et de son directeur.
« Jeanne LeRoyer, née à Beaulot , petit village à deux lieues de Fougères , de parens pauvres , sentit de bonne heure un grand désir de la vie religieuse. Aidée de l'assis- tance de son bon ange et d'une confiance sans bornes en-
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vers la bienheureuse Vierge , mais , surtout , de la dévo- tion la plus tendre et la plus vive pour le Saint-Sacrement de l'autel et l'adorable personne de Nolî'e-Seigneur , elle en reçut des faveurs proportionnées à son amour. » Heureuse l'ame qui sait entretenir, avec son Dieu , cette douce cor- respondance de tendresse réciprofjue , ce délicieux com- merce d'amour qui fait le paradis de la terre !
Elle perd ses parens, et, se trouvant sans ressource, forme le dessein d'entrer, en qualité de servante, dans quelque maison religieuse , où elle puisse assurer son salut et conserver son caractère de vierge. Notre-Dame, à la- quelle elle adressa ses prières, les exauça, dit-elle-, elle apprit qu'un des couvens de Fougères, placé sous la direc- tion des Jésuites , avait besoin d'une domestique. Elle s'y présenta, et, après quelques difficultés, résultat d'une cabale formée contre elle , fut admise enfin dans la com- munauté sans y apporter de douaire. Connue, dès-lors, sous le nom de sœw Nativité^ elle se fit bientôt remarquer des religieuses par sa piété : « Mais, s'écrie l'abbé Genêt , qui eût pu leur faire croire que cette pauvre fille , qui tenait de leur charité la dernière place entre les domes- tiques, serait bientôt, et dans le fait était déjà , celle que Dieu voyait de l'œil le plus favorable \ qu'un jour elle deviendrait leur gloire , leur ornement , l'appui de l'ordre, l'oracle de l'Église pendant sa vie et après sa mort î »
Et quels sont ses mérites? La sœur Nativilé veille, jeûne , s'endort sous la hairc , place dans son lit des chardons, des épines, des orties , se flagelle quotidienne- ment, et suit, dans toutes ses branches , ce régime spiri- tuel que nous a légué la superstition orientale, pour le martyre des pauvres fanatiques qui l'adoptent , le scandale d'une religion sainte et la dégradation de l'espèce humaine. Un jour, on surprend la sœur occupée à manger du fiel mêlé à d'autres substancesnon moins dégoûtantes, a Chaque
Apocalypse de la soeuPi isativite. tq^
sens avalisa mortification propre. » Des grâces extraordi- naires suisijent cette sublime vertu. Dieu lui-même se fit connaître à elle : juste récompense de sa grandeur, a Oui, dit encore labbé Genêt , Dieu sembla jaloux de la dédom- mager en personne de tout ce qu'elle eut à endurer du coté du démon et de ses autres ennemis^ jusque-là que Jésus-Christ lui apparut lui-même et lui parla a plu-
sieurs REPRISES ! ! I )i
La modestie allait bien à une ame si privilégiée 5 mais , comme la lumière ne devait pas rester cachée sous le bois- seau , certains directeurs, quelques missionnaires, en dé- pit du soin qu'elle apportait à cacher les grâces spéciales qui l'inondaient , découvrirent le^ secrets <le sa vie inté- rieure. Ils se consultent, et résolvent que M. Audouin , directeur du couvent, mettra par écrit les choses extraor- dinaires que Dieu lui révèle touchant la destinée de l'é- glise universelle et de l'église de France en particulier. L'abbé pense que ces prophéties, qui n'ont point vu le jour, contenaient des prédictions plus positives , sur la ré- volution française , que celles dont la religieuse voulut bien lui faire part.
Quoi qu'il en soit , M. Audouin communiqua ces notes à M, l'Article, directeur du couvent des Ursulines de Fou- gères : ce dernier, quoique prévenu en faveur de la sœur Nativité, fut choqué d'y lire que l'église de France serait renversée, que ses piliers seraient brisés j et, la regardant comme la dupe de sa propre imagination , lui dit qu'elle était en danger d'hérésie, que Luther avait commencé par prédire aussi la chute de l'Église, et que, de deux choses l'une, ou elle était folle, ou elle allait être hérétique. Alar- mée à son tour, elle engagea M. Audouin à brûler ses notes^ mais les résultats de ces entretiens ayant transpiré dans le couvent, et M. Audouin étant venu à mourir^ les sœurs la considérèrent comme une visionnaire ou une hypocrite, et XVI. iZ.
iq8 apocalypse de la soeur nativité.
la lourmcnlèrent cruellement de toutes les façons. Les cha- grins, les humiliations Taccablèrent^ ses autres directeurs ne furent pas moins barbares que les religieuses. « Enfin, dit Tabbé, Dieu, pour combler sa misère , sembla l'aban- donner à elle-même et à ses ennemis^ et le ciel, devenu d'airain , parut se liguer contre elle avec la terre, a\^ec r enfer même. »
Mais ces douleurs, ces persécutions ne suffisant pas, Dieu l'afflige de tous les maux physiques qu'elle a récla- més. Une maladie de poitrine est suivie d'une tumeur cancéreuse, qu'une neuvaine guérit miraculeusement. Un effort trop violent détermine une hernie. Sa vie est en danger \ mais ce qu'elle craint , ce n'est point la mort , c'est la pensée de subir une opération qui offense sa délicatesse. On adresse une consultation à la Sorbonne , pour savoir si une religieuse est forcée en conscience de se soumettre, pour sauver sa vie , à une opération de cette espèce. La docte Soibonne répondit que la religieuse pouvait se lais- ser mourir, si cela lui plaisait. Elle se confia donc à la seule Providence , et le directeur ajoute à son récit l'observa- tion suivante : « Ainsi cette fille généreuse s'éleva au-des- sus de toute considération par la crainte et à la seule ap- parence de ce qui pouvait déplaire aux yeux infiniment purs de son Divin Epoux. »
Telle fut, pendant trente ans, l'utile et sainte vie de la sœur Nativité. La révolution française lui persuada que M. l'Article s'était trompé et qu'elle avait eu raison de prophétiser. Enfin, elle eut le bonheur de trouver un di- recteur assez habile pour la comprendre et voir qu'on pouvait faire d'elle quelque chose. Ce fut l'abbé Genêt , nommé en 1790 directeur du couvent : il ne connaissait nullement notre sœur-, mais elle lui déclara qu'une révé- lation spéciale l'avait informée d'avance de son arrivée. La sœur Pélagie Brunel des Sérapbines , supérieure de
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la communauté , en donnant au bon abbé (jenet la liste (le ses pénilcMites, lui recommanda spécialement la sœur Nativité, comme une personne qui avait particulièrement besoin de ses secours. «Ses prophéties ont fait du bruit , disait la supérieure, et elle n'a pas voulu se montrer au parloir depuis quinze ans. Elle ne mange que les restes des autres sœurs ^ elle ne porte que les habits qu elles ont quittés. » Habits dont nos fripiers n'eussent pas voulu ; car, d'après la règle du couvent , chaque religieuse portait sept ans le même vêtement pendant le jour, et le même en- core sept autres années pendant la nuit. De ces débris mi- sérables, sœur jNalivité composait un habit de toutes pièces, et si quelquefois la décence l'obligeait à se mieux vêtir , elle gardait toujours sur la peau 1 assemblage de haillons dont j'ai parlé, a Ah 1 s'écriait la supérieure, c'est la livrée de la vertu j ce sont les saints ornemens de l'humilité! )»
Cependant l'abbé veut apprécier par lui-même ce mi- racle de grandeur chrétienne. Sa première entrevue avec la sœur est intéressante et curieuse. « Elle m'attendait seule, dit-il, et d'un air pensif, dans l'endroit qu'elle avait fixé pour le rendez-vous. Après les salutations, elle me de- manda la permission de s asseoir et s'assit. Je fus frappé de cette figure maigre et vénérable , de ce front voilé , de ces yeux où la modestie était peinte, et surtout d'un air de prédestination qu'on ne peut rendre, mais qui surpasse infiniment tout ce qu'on nomme beauté dans le monde. Sa taille était haute et bien prise, son air négligé et un peu rustique, sa tête tremblante, sa phvsionomie très-pronon- cée. Mais ce que je remarquai le plus, ce fut le sceau de sainteté ., j'oserai même dire de dwiiiîté, qui reflétait sur sa figure une image de son ame, et la rendait digne d'être peinte sur la table de la communion I »
Après quelques complimens réciproques et prélimi- naires , qui prouvent que , d'un côté , la sœur s'attendait à
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Irouvcr en lui un directeur favorable à ses prétentions, et que, d'un autre, Tabbé Genêt n'avait nulle répugnance à seconder la propbétesse. elle lui apprit qu'elle était dis- ])o?ée à se soumettre à son tribunal dont la sentence défini- tive réglerait sa conduite sur les points qui l'inquiétaient . (( Tout lui annonçait qu'il serait le dernier directeur du couvent -, elle mourrait contente après lui avoir communi- qué tous les détails de ce que Dieu opérait en elle. Je vous donnerai de l'ouvrage , ajoutait-elle, et vous aurez de quoi exercer votre zèle. — En quoi du moins, reprend notre di- recteur, elle ne se trompait pas. )>
Le résultat de ce premier entrelien fut la remise entre les mains du directeur d'un papier contenant certaines pra- tiques de piété qu'elle s'était imposées , ou plutôt qu'on lui avait prescrites : elle ne disait pas qui les lui avait pres- crites. A la tête de la page, se trouvait ce titre ; Loué , adoré y aimé , béni soif Jésus- Christ dans le ciel , et dans le Saint-Sacrement de l autel l La sœur promettait ensuite de visiter l'autel autant de fois qu'il y a d'heures dans le jour, de cinq bcures du matin à dix heures du soir, et de faire à chaque visite une prière ou une méditation sur l'in- térieur du cœur de Jésus. Toutes ces visites devaient être pu- rement spirituelles, et non corporelles, excepté aux heures où elle se trouvait à l'église avec la communauté. Elle pro- mettait de ne pas laisser s'écouler un quart d'heure, sans penser à la présence ou à la personne de Dieu, à moins que le sommeil ou quelque occupation extraordinaire et inattendue ne l'en empêchât. M. Audouin lui avait per- mis de s'engager par un vœu à ces diverses observances, pour sa vie entière -, mais sous condition que, si jamais cette promesse venait à lui causer du trouble et de l'inquiétude, son confesseur aurait toujours le droit de l'en délier ; restriction que iM. l'abbé (ienet eut le bon sens d'approu- ver. Et que de folies cruelles ou pitoyables les prêtres n'eus-
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sent pas épargnées au genre humain , bi leur ^agesre eut toujours eu soin délaisser les mêmes l'acilités de retour vers la raison , de traiter avec la même modération les excès de l'enthousiasme religieux !
Cette entrevue fut suivie de quarante ou cinquante au- tres , auxquelles étaient présentes Tabhesse elle-même et une sœur qui, depuis, devint supérieure du même cou- vent. Sur cette autorité , M. l'abbé Genêt nous doniie tous les détails de ces entietiens inspirés par Dieu même, dit-il, et que toute la chrétienté regardera comme sacrés. Pendant le cours de la seconde entrevue , sœur Nativité se piaint beaucoup de certaines angoisses intérieures, et dit à l'abbé qu'elle vient d'entendre distinctement une voix qui criait dans le fond de son ame les paroles suivantes :
« O mon enfant ! ne vois-tu pas que c'est le diable qui joue toujours son rôle et ne cherche qu'à s'opposer à mes desseins ? Le seul moyen que tu aies de résister à ce ter- rible ennemi , c'est d'obéir à mon église. Va donc, et in- forme de ta situation le directeur que je t'ai envoyé. Il te parlera en mon nom et te délivrera de tes perplexités , dont tu ne peux le délivrer toi-même. Sois docile à sa voix , et suis sans hésitation la route qu'il t'indiquera de ma part. »
Aussitôt l'abbé Genêt lui donne une méthode infaiUible pour distinguer la vérité de Terreur, et l'inspiration réelle des prestiges de Satan. C'est tout simplement de se de- mander à elle-même , si elle professe un inviolable atta- chement et une aveugle obéissance pour la personne dn Christ-, la parole du Christ et l'église du Christ; car le diable n'oserait point imiter ces saintes paroles. La moindre suggestion qui tendrait à nous isoler des lois et des déci- sions de l'église de Rome , à nous détacher de l'unité de la foi , ne serait qu'erreur, u Ah ! mon père, sécria la religieuse , quel trait de lumière ! c'est l'évidence même I »
20'2 APOCALYPSE DE LA ^Ot;l U ^A?lVnL.
C'est dans la troisième enlrevue que sœur iS'alivilé ré- vèle à son confesseur les apparitions fréquentes que Jésus- Christ daigne lui faire, revêtu de la forme sous laquelle la terre Ta possédé. C'est ici que l'abbé Genêt prend le plus
haut style, u Ecoulez! fils des hommes ceci est un
nouvel apocalypse. Heureux celui qui jil ces choses et les garde dans son cœur! car le tems est venu.» Ecoutons donc en silence.
D'abord, par un ordre spécial de la sœur, et par le conseil du Christ qui lui a recommandé de ne pas oublier les épigraphes, M. l'abbé écrit au haut de la page ces mots : « De par Jésus et Marie, au nom de la Très-Sainte Tri- nité, Jésus, j'obéis! »
Vient ensuite la première révélation, où la sœur raconte comment elle a vu la Sainte-Trinité et de quelle manière ! Puis elle s'engage dans une discussion sur la concupis- cence , singulier sujet pour un tel lieu et de tels interlo- cuteurs : elle apprend au bon père que, sans la perte du paradis, l'homme n'eut pas éprouvé de désirs coupables , « que son innocence et sa pureté lui eussent servi de véte- mens célestes et l'eussent mis à l'abri de toute indécence. Jamais , ajoute-t-clle , la concupiscence ne se fut fait sentir dans ses membres, ni la révolte dans ses sens^ son corps , comme son esprit et son cœur , eût été soumis à la loi divine. Il ne se fût en tout proposé que la volonté de son Dieu. Le seul désir de s'y conformer, en complétant le nombre des élus , l'eût porté à la reproduction^ sans qu'il y eût éprouvé aucun mouvement de concupiscence. Cel acte de de<^oir lui eût été aussi méritoire que les louanges et les adorations, qui eussent fait son occupation la plus habituelle. » Il faut avouer que les saintes ont parfois d'é- tranges révélations !
Voilà déjà des choses fort singulières \ mais la sœur avait réservé, pour l'entretien suivant, de plus grandes mer-
APOCALYPSE DE LA SOEUR NATIVITÉ. 10^
veilles encore. L'incarnation , le plus profond des mystères, devait en être le thème. La nuit qui précéda le jour fixé pour l'entrevue, la Sainte-Vierge lui apparut, éclatante de lumière^, environnée d'une auréole, a Eh quoi, ma fille, lui dit-elle, Vous allez parler de l'incarnation j et vous ne diriez rien , vous ne feriez rien écrire sur le compte de celle sur laquelle Dieu opéra Tineffable prodige? Ne par- lerez-vous pas de moi, qui suis le canal de la grâce et l'or- gane de la céleste volonté ? »
Confuse, abattue, la sœur éprouva la plus amère dou- leur en reconnaissant la justesse de ce reproche, et, n ayant pas la force de répondre , elle attendit dans un humble silence les révélations que la Sainle-\ ierge avait à lui faire. Aussitôt se découvrit à ses regards le plus étonnant specta- cle : elle vit le Tout-Puissant environné de son cercle d'or qui comprend touteschoses. Elevée au-dessus de l'univers, et plus éclatante que le soleil , la Vierge était près de lui \ le Seigneur lui adressa quelques paroles, où j'avoue que je n'ai rien compris, mais que la religieuse cite comme une preuve irrécusable de son immaculée conception.
J'ai suivi fidèlement jusqu'ici le récit de l'abbé Genêt ^ mais la révélation de la sœur sur l'incarnation a quelque chose de si extraordinaire, de si horrible, de si physique- ment licencieux, de si grossièrement sensuel , que la plume me tombe des mains. Non-seulement la piété, mais la simple décence se révolte à ce tableau , dont l'application à un sujet sacré rend les couleurs plus monstrueuses encore. Si nous citions un seul de ces détails , le lecteur fermerait notre livre avec dégoût.
Cependant l'abbé Genêt s'écrie : u Voilà bien toute la doctrine de l'église sur l'incarnation exposée d'une ma- nière aussi frappante qu'orthodoxe ^ jamais, peut-être, on n'avait rien dit d'aussi clair , d'aussi précis, ni d'aussi fort contre les fausses doctrines d'un Arius, d'un Apollinaire,
204 APOCALYPSE DE LA SOKII'. NATIVITÉ.
d'un jNeslorius et de tous les ennemis de la divinité de ,T.-C. et de la divine maternité de sa bienheureuse mère. »
La sœur Nativité ne manquait pas d'imagination, et ce que l'on va lire offre un poème mvslique dans toutes les règles. D'abord , elle voit l'église sous le symbole d'un jar- din délicieux , où l'hiérarchie ecclésiastique, vêtue de robes blanches et précédée du Christ, s'avance dans un bel ordre. Le Christ confère à chacun des membres le pouvoir divin, représenté par une longue étole. Ils resplendissent tous, depuis le premier des Apôtres jusqu'au plus humble des vicaires 5 une odeur suave s'exhale de leurs corps , et la sœur croit voir, dans chacun de ces brillans luminaires, une partie de la divinité même.
Ainsi 5 dans une vision extatique se révélait à notre béate la sublimité de l'ordre de la prêtrise -, point important aux yeux de Tabbé Genêt et fort souvent rappelé dans le cours de l'ouvrage. La sœur se souvint même d'avoir vu de ses yeux intellectuels l'un de ses confesseurs vêtu de cette magnifique lumière ^ ce qui ne lui laissa aucun doute sur la majesté céleste du sacerdoce. Enfin Dieu dit à la sœur : a Vois , ce sont mes ministres ! ils jugeront l'univers avec moi. Qui les écoute m'écoute ^ qui les méprise me méprise 5 qui les touche me touche. Comme j'ai disposé les étoiles au firmament , j'ai disposé la hiérarchie des astres de l'église. Nul pouvoir temporel n'a le droit de déplacer mes minis- tres, de changer leur juridiction , de restreindre leur pou- voir, de diminuer leur autorité. » La sœur vit en outre l'infaillible tribunal d'où émanent les décrets du Sainl- Espril -, elle fut témoin du miracle par lequel notre Sauveur donne, aux sept sacremens , leur efficacité. Spectacle étonnant, en effet , et qui lui arracha un cri d'admiration . (( Ah ! mon père , le beau coup-d'œil ! ')
Mais, à côté de la cohorte angélique, se trouvent Satan et son armée. Elle reconnaît le roi des ténèbres, marquant
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au fronl chacun de ses soldais et lui iiTiprimaiU, avec utuj matière sulfureuse, le sceau de la perdition. A l'instant même de l'attouchement internai , le damné se couvre d'une lèpre immonde et contagieuse ^ Voltaire , Rousseau , écri- vains impies, commandent ces grands bataillons de lépreux, et, pendant que la double armée se met en marche. Dieu dit : «Les sentinelles sont endormies, les ennemis ont forcé la barrière et sont dans le cœur de la cité. Déjà les puis- sances de l'enfer ont investi la citadelle : déjà leurs autels s'élèvent, les idoles me menacent, et l'encens fume à leurs pieds. »
Alasuite de ces paroles du Seigneur, se trouve la peinture vivante de la révolution française, que la sœur révélait après son explosion, mais qu'elle avait devinée long-tems aupara- vant : l'église renversée, ses ministres bannis, la constitu- tion du clergé, la vente des biens ecclésiastiques Ah!
c'est surtout cette cruelle expropriation que notre sœur déplore et maudit au nom du Seigneur : c'est le sujet prin- cipal de l'indignation céleste : a Malheur aux traîtres et aux apostats ! malheur aux usurpateurs des biens de mon église, comme à tous ceux qui méprisent mon autorité ! Je foudroyerai cette superbe audacieuse (nous copions tex- tuellement). Je lui redemanderai un héritage destiné à l'entretien de mes temples et de mes ministres, comme à l'entretien de mes pauvres. »
C'est là , je crois , le mot de l'énigme ^ et si notre bonne sœur n'avait pas la tête saine , comme le prouvent ses vi- sions, nous sommes tentés de croire que les gens qui l'en- touraient, fort raisonnables et très-rusés, ont voulu tirer parti de son délire. Je poursuis mon analyse^ en recom- mandant les pages suivantes à l'attention des poètes qui manquent d'imagination : c'est un drame dans le goiît de ceux du Dante, non moins hardi, coloré avec vigueur,
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parfois assez impie. En rabrégeaiil, nous en conserverons tous les caractères distinclifs et tous les détails merveilleux.
Le premier personnage mis en scène est l'Ante-Christ ^ toutes les grâces célestes sont tombées sur lui, mais il en abuse. Au ciel il préfère l'abîme^ le ciel pousse un long gémissement , et l'abîme se referme sur lui. L'église et le monde deviennent un théâtre de scandales. Partout la mort , la perfidie, l'inceste , tous les vices réunis. On voit de faux miracles ^ de faux prophètes apparaissent et trom- pent l'univers. Toutes les puissances de l'enfer se mettent à l'œuvre, et accumulent prestige sur prestige. Heureuse- ment les bons anges n'oublient point leurs fidèles, et pro- portionnent à l'urgence des circonstances le secours qu'ils leur prodiguent. Les miracles se multiplient ^ plusieurs meurent pour la foi et ressuscitent au milieu de leurs con- citoyens étonnés : dès-lors , devenus immortels et impassi- bles, ces anges terrestres sont les défenseurs de leurs frères.
Cependant le nombre des élus se complète, et l'archange Michel, le champion le plus ardent de l'église militante, descend sur la lerre , apparaît à la petite troupe des amis de Dieu, et les entraîne après lui, pour les sauver de la catastrophe universelle dont le monde va être victime. Les saints opèrent leur sortie en bon ordre ; traversent un désert sous la conduite de l'archange , comme les Hé- breux sous celle de Moïse ^ souffrent, pour leur morti- fication et leur béalilude, la faim et la soif-, se nourrissent d'une manne que Dieu leur envoie et enfin du corps de Jésus-Christ lui-même. Alors la terre tremble et se fend de toutes parts ^ abandonné aux enfans de perdition, le monde se dissout. Les fidèles se réfugient dans les cavernes que le tremblement de terre a formées, y placent leurs vases sacrés et leurs images, et passent les jours et les nuits en prières. Tout s'épure-, l union et la paix régnent entre
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eux. Nul désir huniuiii ne vient lioubler ce doux étal (ie pureté anticipée. Les sexes se rapprochent sans danger, sans péché , sans crainte; le mariage même passe de mode. «Je ne sais pas, dit la religieuse, si Ton y pensera; du moins Dieu ne'mVn a rien fait connaître. »
L'heure a sonné : Michel fait entrer ses favoris dans un jardin de délices, que l'abbé Genêt suppose être le jardin d'Éden ; il les y établit et leur enjoint de ne pas en fran- chir les limites. Un nouveau soleil , créé tout exprès, verse des flots de lumière sur les bienheureux. Au-delà de l'es- pace qu'ils occupent sont les ténèbres, l'horreur, le déses- poir et la mort.
Cependant la troupe élue commence à bâtir des églises, pour que Dieu y soit adoré d'un manière digne de lui. Dieu lui-même la dirige, lui fournit des matériaux, trace les plans qu'elle doit suivre; et tous, occupés du service de l'autel, attendent de jour en jour la venue définitive du Messie. Un désir ardent de le voir brûle et dévore les fidèles; plusieurs tombent martyrs de ce désir dont la flamme violente les consume. Par un changement inat- tendu et pour dernière épreuve, toutes consolations sont enlevées au petit peuple des saints. La sœur apprit com- ment le Christ se plaisait à prodiguer l'amertume à son' Église affligée , tendre épouse à laquelle il faisait boire jusqu'à la lie le calice de honte et de douleur : doctrine aussi pure qu'orthodoxe et vraisemblable, selon M. l'abbé Genêt.
Cette épouse abandonnée tend les bras à l'époux qui vient la rejoindre-, et la félicité qui l'absorbe s'exhale en transports extatiques : u Ah ! mon teridre époux! je n'en peux plus; je tombe en défaillance! mon cœur languit d'amour pour vous. Il brûle du désir de s'unir à vous et de vous posséder sans crainte de vous perdre jamais. Par- donnez mes expressions, mon père! ne/z d' impur dàn^ mes
208 APOCALYPSE DE LA SOEUR jVATIVITÉ.
idées, je j)uis vous l'assurer. Je ne dois rien omellre de » o que Dieu me fait voir pour être écrit. Malheur à qui , contre mon intejition, trouverait une occasion de scandale dans une allégorie toute spirituelle, qui n'est que pour son édification î Oui , je les vois, dans ce moment, le saint époux et la sainte épouse dans des embrassemens et des ravissemens de l'amour le plus tendre et le plus vif : c'est comme une union parfaite. Mais, ne pouvant plus suffire, le cœur de la sainte épouse succombe sous les efforts du divin amour. Ce qui lui fait dire comme à Jésus-Christ sur la croix : Tout est consommé l Mon Dieu î mon bien-aimé! mon cœur ravi de vos bontés tombe en défaillance. Je re- mets mon ame entre vos mains. Alors, mon père, je la vois comme expirer. Mais que dis-je? elle est immortelle, et, comme Jésus-Christ en croix, elle sent redoubler son ardeur. C'est alors qu'elle pousse les soupirs les plus vifs et les plus ardens vers son divin époux, jusqu'au mo- ment où je la vois s'endormir sur son sein et entre ses bras. »
Le directeur ajoute à ce curieux passage une note non moins curieuse. Ayant demandé à la sœur, dit -il, si elle avait jamais lu ou entendu lire le Cantique des Cantiques, elle lui répondit que non-, que tout ce qu'elle lui disait, elle l'avait vu de ses propres yeux, entendu de ses pro- pres oreilles, par la bonté de Dieu, dans un langage élevé; qu'il faudrait la voix d'un ange pour le raconter digne- ment. « De sorte, mon père, ajouta-t-elle, que, dans tout ce que j'ai vu , il ne m'est pas entré dans l'esprit la moin- dre pensée déshonnéte. » Cette explication satisfait le con- fesseur.
Plongée dans l'extase , toute la population de l'Eden s'avance vers la cathédrale du pays, où elle compte en- tendre la messe ^ mais, au moment de la communion géné- rale , tout le monde expire dans un délire d'amour, digne
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récompense des enfans de Dieu . au sein de la désolation générale !
Il semblerait qu'après avoir révélé ce qui doit se passer d'ici à la fin du monde, la sœur Nativité aurait pu s'en tenir là ; mais non , de plus grandes merveilles sont encore en réserve. EfTravée elle-même des mystères dont elle a le secret, elle ne pourrait se résoudre à les dévoiler, si Dieu ne lui apparaissait une dernière fois, pour lui en intimer Tordre. Elle continue donc cette impie et extravagante vision, toujours au nom de la « très-sainte Trinité, par l'entremise de Jésus et de Marie. »
Un moment après que toutes les créatures vivantes ont expiré, un sourd et profond murmure se fait entendre : tous les objets inanimés prennent une voix. Obscurcissant le disque de sa gloire, le soleil, immobile au milieu des cieux , crie vengeance contre les impies qui ont abusé de sa lumière, et montre au grand jour leur crime et leur opprobre. Il demande justice contre ces profanateurs de sa flamme, réparation contre ceux qui l'ont souillé. La lune, plus animée encore, une rougeur pudique sur le front, porte plainte contre les obscénités et les débauches aux- quelles on Ta forcée de prêter ses clartés. Des entrailles de la terre sort un cri plus formidable ^ elle réclame contre ceux qu'elle a portés et qui l'ont profanée. Jugement î ju- gement contre l'espèce humaine l la sentence ! la sentence ! Telle est la clameur universelle, la terrible apostrophe des cieux , de la terre et des eaux !
Alors se fit entendre une autre voix non moins redou- table : « Oui , le moment est arrivé ; je renouvellerai le monde ^ j'en ferai un nouveau, et dans un clin d'œil l'œuvre sera consommée!» La flamme descend aussitôt du firmament, consume, détruit, purifie, tout se renouvelle : la terre et les cieux renaissent régénérés.
La scène change alors, et l'élue du Seigneur, le vaisseau
2IO APOCALYPSE DE LA ?OEru IVATIVITÉ.
(l'éleclioii qui devait communiquer ces grandes vérités au monde, est transportée dans le purgatoire. Un océan de feux y torture des milliers de victimes 5 et ces flammes, douées de discernement , redoublent ou diminuent leur in- tensité, en proportion des peines dont les pécheurs sont souillés. Sœur Nativité y voit des âmes aussi malheureuses qu'en enfer ^ mais lestourmens de Tenfer sont sans bornes: ceux du purgatoire ont leurs limites -, et le premier soula- gement que Dieu accorde à ceux qu'il veut sauver, est de leur apprendre qu'un jour viendra où leurs maux finiront. Une multitude d'ames souffrent les douleurs de ce lieu d'épreuves , pour de très-petites fautes. Si vous n'avez pas répondu à la grâce divine par d'assez grands efforts de per- sévérance , de piété , d'abnégalion , vous êtes sûrs que vos imperfections nombreuses, mauvaise humeur, caprice, friandise, pensées frivoles, distractions, petites médisan- ces , etc. , etc. , etc. , vous jetteront dans le gouffre du pur- gatoire. Mais ce qu'il y a de mieux imaginé , c'est que , peu de tems avant le jour du jugement, l'ardeur du brasier, redoublant tout-à-coup en faveur des derniers venus, com- pensera la brièveté du tems qui lui reste pour éprouver les pécheurs, par la violence inaccoutumée de ses tortures, de manière que nos descendans ne perdront rien pour être venus tard^ ingénieux mécanisme, comparable à celui de la machine à vapeur, qui ( sipaiva licet componere magnis) supplée aussi au défaut de combustible par la force de pression.
Nos âmes, épurées, sortent enfin de ce lieu terrible, où les anges n'ont cessé de les consoler. Le signal de la résurrection est donné, et, sous bonne escorte, elles vont rejoindre le séjour des bienheureux.
Cependant notre sœur contemple le monde nouveau , les nouveaux cieux de l'univers régénéré : leur splendeur dépasse mille et mille fois tout ce que voient aujourd'hui
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des yeux mortels. La terre , globe transparent , a l'éclat du cristal , sans en avoir la dureté. Rien n'est détruit ; tout est renouvelé. Les corps des réprouvés sont seuls changés de manière à leur faire sentir plus cruellement tous les maux de leur /existence immortelle. Dieu bénit de nouveau tout ce qu'il a créé, excepté ces malheureux pécheurs, con- damnés à voir éternellement le bonheur du monde et à ne point le partager. Des milliers d'anges tombent des nues, et se postent aux quatre points cardinaux. Chacun d'eux a sa trompette qu'il fait retentir , et un épouvantable fracas annonce le grand jour de la résurrection des morts.
Notre sœur fait intervenir ici une petite scène de co- médie, qui contraste agréablement avec la lugubre teinte du reste du drame. Une ame qui a tourmenté son corps, pendant leur communauté mortelle, sans doute, comme notre sœur, ])our gagner le ciel , vient se réconcilier avec son partenaire. Un dialogue s'établit entre eux. Le corps se fâche : l'ame lui fait des avances et lui demande pardon. Enfin , après que le corps, qui garde rancune, s'est beau- coup fait prier, la réconciliation s'opère, et l'ame charmée s'écrie d'un style plus matérialiste qu'il ne semble lui ap- partenir : u Je sens que je suis pour toi, mon cher corps, et que notre destin est tellement lié , que je ne puis être parfaitement heureuse sans ta participation. »
Partout sopère cette réunion des corps et des âmes -, la multitude des bienheureux, à la fleur de l'âge, beaux comme des anges , ressuscitent sous les formes célestes. Un torrent de volupté enivre leurs sens. Ils ne cessent de res- pirer une odeur suave qu'ils portent avec eux 5 et (faut-il le dire avec la nonne ?) une salive délicieuse, les nourris- sant au physique et au moral, circule dans leurs veines, entretient leur douce extase et nourrit en eux le principe de la vie et de l'immortalité. Notre sœur, qui a curieuse- ment examiné les bienheureux , assure que le corps hu-
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main restera dans son intégrité. « Il ne manquera aucune des parties, dit-elle gravement, aucun des membres né- cessaires... Dieu i>e mutile point ce qu'il a fait à dessein de conserver. »
Les bons ont été séparés des méchans, et les boucs des brebis. On parque celles-ci en trois différens troupeaux. IjCS plus pures, celles qui ont suivi le plus fidèlement Tagneau divin , s'élèvent dans la plus haute région de Tair, et vont s'associer au chœur céleste pour accompagner le Roi de gloire dans son triomphe et redescendre avec lui sur la terre. La seconde troupe se range en bataille dans le firmament, pour lui rendre hommage lorsqu'il passe , et se mêle au chœur des anges, occupés à chanter les hymnes de victoire, à préparer les chemins, à élever des arcs de triomphe , à les décorer de guirlandes. Enfin, le troisième escadron reste sur la terre, plongé dans de profondes extases, attendant l'arrivée du Seigneur avec un délire et une ivresse mêlés de craintes : « Position bien frappante, sans doute ! » s'écrie la sœur, ou son secrétaire, l'abbé Genêt.
Mais, de l'autre côté, quel affreux spectacle l a L'enfer, dit la sœur, vomit, oui, vomit ses âmes avec violence. La foule des démons les escorte, et, les contraignant à se réunir avec les corps, leur fait souffrir un tourment inexprimable^ car ils sont couverts d'ulcères, de gangrène, de lèpre , chargés de toutes les maladies imaginables, et, pour les damnés eux-mêmes , c'est un enfer d'y rentrer. Le Tout- Puissant ouvre la porte de l'éternité. Le tems meurt , la croix apparaît dans le ciel et brille d'un éclat que les yeux des anges eux-mêmes ne peuvent soutenir. Le Roi de gloire s'approche de la terre , porté sur un nuage de feu , qui lance des éclairs et des tonnerres, mais seulement du coté gauche, où sont les méchans. Il s'arrête à trente pieds, précisément au-dessus de la terre. L'armée du ciel se range
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SOUS lui : la cour céleste et l'église environnent leur Roi. Tout autour sont disposés des trônes d'or pour les Apôtres et pour les prêtres , qui tous ont le droit de s'asseoir à ce tribunal en s'associant à l'autorité du grand juge de l'uni- vers. La Viergje Marie est la seule qui partage cet honneur, et, en conséquence, on la proclame reine souveraine de l'univers. Quant aux saints et aux martyrs, ils restent de- bout.
On apporte le grand livre des consciences dont on brise les sceaux. L'Eternel convoque ses ministres, et leur dit qu'il les a choisis pour exercer et partager son autorité de juge suprême^ qu'il va les venger d'une manière terrible et punir les oppresseurs. Puis , les consultant comme un bon prince, il leur demande ce qu'il faut faire de cette foule de misérables. Le clergé, inexorable comme de cou- tume, répond par de grands cris : ((Vengeance ! vengeance î ô Seigneur Dieu, vengez votre gloire offensée. )) A l'ins- tant même, les justes disent amen! et le grand écho de toute la nature répète : (( \ engeance sur les mauvais! jus- tice I vengeance î »
A ces cris funèbres , la classification des réprouvés com- mence : c'est un long catalogue, et la sainte se montre fort expérimentée en fait de péchés et de crimes. jNous suppri- mons ce catalogue pour en épargner la monotonie à ceux qui nous lisent. Dans un coin se tiennent, à Técart de tous les autres , les enfans païens et ceux qui , étant morts sans baptême , attendaient leur destinée avec une paisible in- différence. INotre Seigneur se tourne vers son clergé en lui demandant si ces petits êtres ne sont pas dignes de com- passion , puisqu'ils n'ont commis aucune faute. (( C'est un chagrin pour moi, je le confesse, dit-il, de ne pouvoir, jusqu'à un certain point , les faire participer au bonheur des justes. La souillure originelle s'oppose aux effets de ma bonté, et la justice ne laisse pas de place à la clémence, XVI. i5
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car c'est un décret irrévocable que celui qui les exclut de la céleste béatitude. )> Cependant, comme son intention est de les traiter aussi bien que possible , il prie le clergé de lui apprendre si Ton ne pourrait pas faire quelque chose pour eux. Le clergé s'en remet poliment à son bon plaisir^ déclarant toutefois que , puisqu'on l'engageait à s'expli- quer, il ne trouvait pas juste que ces innocens fussent con- damnés à expier la faute d'Adam par d'éternelles douleurs. Etre privés de la vue et de la présence divine , était sans doute le plus grand cbâtiment qu'ils méritassent. « Ah ! dit Jésus-Christ d'un ton joyeux, vous avez soulagé mon cœur ^ vous avez satisfait mon amour par le jugement que vous venez de prononcer. J'ai à vous révéler un secret ad- mirable et que Satan n'a jamais connu ; le monstre a tou- jours regardé ces malheureux comme sa proie.
» Ils habiteront la terre régénérée , et là , exempts des maux de la nature humaine , de ses passions , de ses be- soins incommodes^ toujours jeunes , toujours vigoureux, ils jouiront des biens que l'Eternel eût accordés au pre- mier homme , si le premier homme n'eût point péché. » Cette grande sentence est écoutée avec respect -, la cour céleste retentit de longs applaudissemens , de longs ho- sanna. Le clergé, qui, dans son rôle de conseil suprême, se montre ici l'égal ou le supérieur de Dieu, répond par des hymnes d'allégresse, et la cérémonie continue.
(i Allez, maudits de mon père ! » La sentence est pro- noncée. Les coupables sont mille et mille fois maudits. Le ciel frémit : la terre s'ouvre. La croix, le Sauveur et l'ar- mée des bienheureux font leur ascension : les réprouvés, frappés des coups réitérés du tonnerre, tombent au centre du globe, où les énormes voûtes de l'enfer les reçoivent et se ferment sur eux. Le Tout-Puissant y appose le sceau de l'éternité.
Le docte confesseur s'arrête ici pour affirmer que la
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nonne a raison de placer l'enfer au centre de la terre. « C'est là , dit-il , sa véritable place , et Bellarmin Ta prouvé , on ne peut mieux , contre Bèse et d'autres doc- leurs, tant par FÉcriture que par les argumens humains. m Suivons la rdigicuse , à qui Jésus-Christ fait faire sous sa garde spéciale un pelit voyage en enfer, u Vous y verrez, lui disait le fils de Dieu pendant la route, que ma pitié s'est fait voie jusque dans l'enfer, et les damnés eux- mêmes sentent les effets de ma compassion. » La sœur ré- sistait : aller en enfer! Cependant la divine influence s'em- pare d'elle , triomphe de sa volonté. Elle est en enfer.
« Là j'avais la consolation , dit-elle , de me voir avec Jésus-Christ, qui s'entretenait avec moi pour m'expliquer ce que je devais vous faire écrire. » Le récit du confesseur devient ensuite si puéril que l'on a peine à le répéter. La sœur est surprise de voir l'internai séjour herméti- quement fermé par des barres de fer rouge : Jésus lui ré- pond que , le jour du jugement dernier étant venu, per- sonne n'avait plus à y entrer ni à en sortir. Ensuite. . . , mais, dans notre profond respect pour la vraie religion , copie- rons-nous les burlesques horreurs calquées sur les enfers de toutes les religions du monde .^ Une imagination fréné- tique a bientôt accumulé , aux dépens du goût , de la dé- cence , de la vraisemblance, même des convenances mo- rales, des supplices et des cadavres. C'est ce qu'a fait la dévote, et nous n'avons pas le cœur daller plus loia.
Mais savez-vous comment l'abbé Genêt prouve l'authen- ticité de son voyage? Ecoutez-le :
(( La sœur m'interrompit, et me demanda si je savais ce que c'était qu'un vautour. — Oui, lui répondis-je. C'est un oiseau de proie, très-cruel et très-vorace. — Ah ! oui, mon père : oui , il est cruel ; je l'ai vu en enfer, ce monstre terrible. Je crois le voir encore , déchirant , avec ses serres et son bec, les entrailles de ses victimes. Je n'aurais jamais
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cru qu'il pût y avoir de tels monstres parmi les oiseaux. Et comme je ne savais quel nom lui donner, Jésus me dit de ■ l'appeler vautour. » L'abbé donne cela pour une preuve certaine et positive : elle a du moins le mérite d'être ori- ginale.
Il faudrait n'avoir dans son ame aucun véritable senti- ment religieux , pour lire sans indignation ces niaiseries blaspbématoires associées à l'Évangile, et confondues avec les dogmes divins du christianisme. Cependant l'abbé Genêt fait valoir cette prétendue descente en enfer comme la partie la plus précieuse de tout l'ouvrage. « Une ame est revenue du séjour des damnés, nous dit-il , et vient racon- ter aux bommes les spectacles qui l'y ont frappée. On ne doutera point de la véracité de sa narration , si l'on croit à la Sainte-Écriture, si l'on ne doute pas de l'immortalité de l'ame, surtout si l'on a connu les vertus de la sainte fille. L'impie qui rejette l'Évangile rejettera ces pages tracécg sous la dictée de sœur Nativité : peut-être même, révoltant son insolente raison , ne feront-elles que l'endurcir dans son incrédulité ! »
Nous sommes arrivés à la fin du premier volume. Le second , plus important que l'autre , au dire de l'abbé Genêt , est consacré spécialement à la défense des droits du sacerdoce. Pendant les fêtes du jubilé , notre religieuse entend une voix forte qui sort de l'autel : « Malheur ! malbeurl malheur à quiconque contredira le pouvoir du souverain pontife î Malheur à qui tentera d'exercer sur lui usurpation, oppression! Malheur à qui retranchera quel- que chose à ses droits ! » A ces mots apparaissent sur l'au- tel la Vierge , les Apôtres, enfin la Trinité. Une seconde vision prouve la doctrine de la transsubstantiation 5 une troisième celle de l'immaculée conception-, tous les dogmes ont leur preuve dans les rêves de la dévote.
Jadis les argumens qui avaient le plus de vogue , c'é*
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talent le bûcher et les tortures. Aujourd'hui que des fraudes moins cruelles, mais également impies, attestent la perpétuité du même esprit qui a désolé le monde , c'est un devoir de citoyens, une afTaire de conscience, une obli- gation religieuse, de dévoiler ces ruses, de flétrir ces ma- chinations si funestes à la véritable piété. Si le lecteur frémit de l'immoralité, de la profanation criminelle qui caractérise ce que nous citons, il doit se souvenir que nous transcrivons souvent à regret ce que nous devons li- vrer à l'animadversion publique. Ce n'est pas ici un conte du moyen-âge ^ si nous rapportions les histoires consa- crées de la bienheureuse Marguerite de Cologne, d'Ida de Louvain, de Sainte-Colombe, toutes inscrites avec leurs directeurs (les abbés Genêt de l'époque) dans les calen- driers ultramontains, on nous reprocherait, sans doute, d'aller chercher nos exemples dans le chaos des siècles d'ignorance et de barbarie. Mais nous rapportons un fait de notre tems, une légende d'avant-hier, une nouvelle pro- duction de la fabrique ancienne \ essai d'autant plus ridi- cule, qu'il contraste davantage avec les connaissances uni- versellement répandues et la masse de lumières qui couvre aujourd'hui le globe.
Il était nécessaire de préparer, à ce qui va suivre, le lecteur que révolterait une extravagance si bizarre qu'elle dépasse tout ce que nous avons lu jusqu'ici. «Je vis (et, en transcrivant les paroles de la sœur, je n'ajouterai ni un mot dans le texte ni un seul commentaire) le Christ d'une manière intérieure ; et il se montra à moi dans l'at- titude et avec la forme précise qu'il choisit au moment de sa conception et de sa naissance 1 !
)) Voilà, ma fille, me dit -il, en tournant vers moi ses yeux pleins d'amour, voilà l'altitude que j'ai prise et le spectacle agréable que j'ai donné à mon père, dès le pre- mier moment de ma naissance et même de ma conception :
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et voilà le livre qu'il vous faut étudier pendant votre re- traite. Quel livre, mon père! qu'il est rempli d'onction ! qu'il renferme de choses merveilleuses ! peut-on se lasser de l'éludier ! »
Ailleurs on nous apprend que la sœur, pendant la con- sécration de l'hostie, vit un petit enfant vivant, environné de lumière, entre les mains du prêtre officiant^ que l'en- fant paraissait attendre, avec impatience, l'instant où il serait reçu (celui de la communion)^ et qu'il lui disait d'un ton et d'une voix douce : « Ah! si vous désiriez autant venir à moi, ma sœur, que je désire entrer au fond de votre cœur! » Une autre fois, elle a vu le même enfant, tout sanglant, les bras étendus, au milieu de l'hostie. Elle a reconnu aussi que , le jour de la Fête-Dieu , toute la na- ture inanimée , devenant sensible à la présence du Sau- veur, tressaillait de joie et lui rendait hommage. Les fleurs semées sur le chemin des processions renouvelaient leurs parfums et augmentaient leur éclat ; les voix angéliques , mêlées aux accens terrestres, se faisaient entendre d'une manière très - distincte ; la poussière elle-même prenait une ame. Quand la procession traversait un cimetière, la sœur distinguait fort bien les cendres maudites des cendres élues : les unes frémissaient encore de rage^ les autres tressaillaient et dansaient, pour ainsi dire, de joie et de plaisir. Illusion ou jeux bizarres d'une tête échauffée, fort dignes d'indulgence, si l'on n'essayait de nous les donner pour d'irrécusables preuves en faveur de doctrines extra- vagantes !
Mais cet ouvrage, ces révélations, ces fictions, celte mysticité, cette poésie, tout cela n'a-t-il aucun but? Re- lever l'antique édifice du sacerdoce, voilà le but auquel l'abbé Genêt tend de toutes ses forces. N avons-nous pas vu le sacerdoce assis près de rÉternel, et complaisam- menl consulté par lui? chacun de ses membres velu d'une
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étole lumineuse? et Dieu tonnant sur le sanctuaire, pour assurer leur suprême autorité sur le globe? La sœur va plus loin encore : «Chaque prêtre, dit -elle, est le Sei- gneur. Je le vois divisé et multiplié dans la personne de ses ministres, rt
Pour prouver la légitimité de la vente des indulgences, le Christ, toujours en conversation avec la sœur, lui ap- prend que l'homme, après sa mort, doit acquitter rigou- reusement la plus légère comme la plus grande faute 5 que la totalité des péchés de chacun est énorme ^ et que , par exemple, elle-même ne devinerait jamais à combien pour- rait se monter la somme totale de ses péchés personnels. « A cinq millions à peu près, répondit la sœur. — A plus de douze, reprit le Sauveur, et tout cela doit être expié. Mais vous avez pour recours les indulgences de l'église, qui peuvent vous acquitter entièrement, depuis le crime jusqu'à la tache la plus légère. C'est une manière de me satisfaire que je recevrai toujours comme un paiement lé- gitime et agréable. »
Tels sont les irréfragables argumens par lesquels la sœur trouve aussi moyen d'étayer le dogme, qui fait, de la per- sécution, un devoir religieux : « Hors de l'église point de salut !». Bien entendu, l'église est donnée comme le seul guide infaillible : «Qui la suit ne répond de rien ^ qui s'en écarte, se rend comptable de tout. )> Excellente sentence en faveur de la foi aveugle. Le Christ déplore amèrement la chute des couvens et explique à la sœur comment les institutions monastiques sont une espèce d'émanation de sa divinité. «La cause principale des malheurs de l'église, dit-il, c'est l'imprudence commise en laissant les monas- tères se gouverner selon des lois particulières, au lieu de se rattacher uniquement au centre de la chrétienté. Écri- vez à votre saint pasteur que dorénavant les évêques de chaque diocèse doivent être reconnus supérieurs naturels
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des couvens de leur ressort^ que cette règle générale doit élre partout suivie, s'il est possible. )) Restriction singur lière, si on la compare au caractère divin de celui qui la prononce.
Ces paroles, prêtées à Dieu même, respirent, ainsi que tout le reste du chapitre, l'esprit de monachisme le plus décidé. Là, sont proclamés ces principes anti-sociaux de l'ascétisme , qui renferme dans les murs d'un cloître tous les actes agréables à l'Éternel. Toute amitié devient un crime ^ les liens les plus sacrés se brisent ou se dénouent. L'amour pour nos proches, sentiment louable, nécessaire, iuné, est criminel, parce qu'il tient à la nature, et que la nature est corrompue. L'enfer, ou tout au moins le pur- gatoire , châtiera ceux qui s'y sont livrés §ans lui donner pour base le sentiment religieux.
Un sujet plus délicat se présente à la sœur : V amour légitime entre les personnes de l'un et de l'autre sexe. On ne s'attendait guère à la voir traiter ces matières. Aussi le Seigneur lui-même la força-t-il à parler d'un état de vie « qu'elle aurait bien voulu passer sous silence. « Mais, de peur que les personnes engagées dans cet état ne s'en- dorment dans une sécurité dangereuse, le Christ enjoint positivement à la sœur de révéler ce qu'elle a vu. Elle dé- clare donc que beaucoup de personnes mariées lui ont ap- paru en enfer, livrées aux tourmens les plus afTreux , et qu'elle a su que l'impureté de leurs amours mutuels était la cause de ces supplices. Mais laissons-la parler elle-même :
(( O mon Dieu ! comment voulez-vous que je touche une matière aussi infecte, queye remue un pareil bourbier ? comment avez -vous pu vouloir que je parlasse d'un vice si contraire à mon vœu et à la pureté de mon état? — Ne crains rien, répliqua- t-il , c'est moi qui répondrai pour les inconvéniens qui pourraient résulter, tant pour toi que pour ceux qui examineront de bonne foi tes révélations ^
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faites pour ma propre gloire el le salut des amej. Ce sont des choses infâmes sans cloute ^ mais je les envelopperai de symboles qui te préserveront de toute souillure. Tout ce qui vient de moi est pur. Souviens-toi que les rayons du soleil brillent sur un fumier rempli de fange , sans con- tracter la moindre impureté. — Ainsi, mon père, f ai tout 'VU sans rien voir ; j' ai tout compris sans y prendre au- cune part. ))
Savante comme Sanchez , en des matières que nos plu- mes laïques ne se permettraient pas d'effleurer , la sœur donne en termes très-clairs la solution de problèmes obscurs et dégoûtans. « Ici , dit Tabbé Genêt , diverses personnes ( mais en petit nombre) auraient désiré que la religieuse gardât le silence sur un texte dont une femme et une vierge sainte ne peuvent parler sans inconvenance. Je réponds que Dieu lui a commandé de parler , et que si cette observation était juste, il faudrait supprimer des livres entiers de l'Ecriture, ainsi que les meilleurs commentaires sur le septième commandement, œuvres de personnes qui avaient , comme la sœur, fait vœu de chasteté. D'ailleurs, ce ne serait pas à elle , mais à Dieu qu il faudrait s'en prendre. » Dieu servant toujours d'instrument, de rem- part, d'égide! je laisse à juger celte profanation que la piété repousse, que le bon sens rejette -, elle n'excite point la compassion , mais l'indignation et l'horreur.
(( Il n'est point de livre, tel mauvais qu'on le suppose , qui n'ait son côté utile , )) dit Scaliger. L'ouvrage de la sœur Nativité contient de précieux documens sur la vie in- térieure des monastères. Que l'on n'imagine pas trouver , dans ces retraites , la douce paix , le repos de la conscience et celui d'une existence sans orages. La sœur nous apprend que les tentations des religieuses sont beaucoup plus vio- lentes que celles des personnes mondaines ^ que les démons les environnent ^ que les moindres fautes sont enre-
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gislrées dans le grand livre avec une sévérité sans égale. Un jour que plusieurs confesseurs el quelques religieuses causaient ensemble dans la cour du couvent, avec tous les signes extérieurs de la décence et de la réserve, notre sœur aperçut clairement, au-dessus de leurs têtes, un ba- taillon de pclits diables qui , s'approchant du groupe , glis- saient, dans l'oreille de chacun des membres qui le com- posaient, des choses que la sœur Nativité n'ose pas même redire. La malice des démons avait soin d'ajouler à ces insinuations perfides de plus adroites tentations. Ils disaient au moine : k Vous causez avec une femme sainte , pure comme un ange, et avec laquelle vous ne pouvez courir le moindre danger. » A la religieuse : « Confiez-vous à ce prêtre, à ce vénérable ecclésiastique, engagé comme vous par d'éternels vœux de chasteté et dont toute la vie n'est qu'une longue mortification. » Cependant la familiarité augmente^ on s'égaie-, on se permet même « des manières plus enjouées, des souris, des coups-d'œil, des airs de confiance, et quelqeiefois de légers jeux de mains. >) Qu'on juge du plaisir que cela faisait aux diables! a Et, dans le fait , ajoute la sœur, j'ai toujours observé que ces occasions ne manquaient pas de tourner à mal et de donner au dé- mon la jouissance qu'il s'était promise. » Les prêtres et les confesseurs ne sauraient se tenir trop sur leurs gardes , surtout avec les femmes qui affectent une extrême dévo' tion. Ils doivent éviter soigneusement toute espèce d inti- mité particulière, « les regards , les chuchotemens, l'air de mystère , et surtout les jeux de mains , quelque légers qu'ils puissent être. « Quant aux sœurs, qu'elles se sou- viennent que la grille du parloir est un endroit très-dan- gereux : « Dieu me l'a souvent fait voir. Fort avancée en tige, et après tant d'années passées dans une sanctification complète, j'ai deux ou trois fois regardé, par la fenêtre du couvent, des soldats qui faisaient l'exercice. Ce n'a pas été
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sans quelques remords de conscience ^ aussi , Dieu m'en reprit durement comme d'une grande imprudence. Pour mieux me faire voir à quoi je m'étais exposée, il a permis au démon de me tenter à cette occasion. »
Ainsi, dans'ce roman mystique, où rien ne semblait de- voir approcher des vérités positives, quelques traits épars nous révèlent les dangers trop réels des couvens, comme on retrouve dans les plus fantastiques créations de l'imagi- nation romanesque ,^ au moyen-àge , certains indices des habitudes et des coutumes qui prévalaient au tems où leur auteur écrivait.
Un jour, une image de saint François, placée dans le chœur de l'église, adressa la parole à la sœur. Elle vit ses lèvres remuer, son teint s'animer-, il se plaignit avec amer- tume du relâchement introduit dans Tordre , devenu mé- connaissable par l'inobservation des statuts primitifs. Il annonça la dissolution des monastères, dont la discipline avait cessé d'être rigoureuse. « En effet, ajoute la sœur, les plaintes du saint étaient fondées. Nos pensionnaires en- tretenaient des relations avec leurs parens-, on faisait des dépenses^ on donnait des fêtes, qui avaient lieu chez le directeur, et auxquelles les laïques étaient invités. Ces abo- minations excitaient le courroux de Dieu, qui ordonna à la sœur, non seulement d'en parler à l'abbesse, mais de porter plainte à l'archevêque de Reims. Elle n'y man- qua pas, et une grande réforme eut lieu. Les sœurs, dé- pouillant les chemises de lin qu'elles s'étaient habituées à porter, malgré la règle, se couvrirent de flanelle de la tête aux pieds : grande et admirable réforme ! Et voilà le livre sublime et pieux , suivant M. Milner ! Et voilà le nouvel apocalypse , qui nous rendrait avec usure tous les livres sacrés , s'ils venaient à se perdre, comme l'a dit le jésuiljj Br uning !
Fatigués de cette série d'impostures et de puérilités,
22. i APOCALYPSE DE LA SOEUR KATIVITÉ.
nous nous arrêtons sans chercher à décider si la religieuse en est coupahle ou si le directeur doit en revendiquer l'honneur exclusif. Les convulsionnaires avaient, comme on sait, leurs diables dominés et leurs diables dominans. Il est difficile de distinguer l'un de l'autre, et de savoir si la nonne fut dupe ou si l'abbé Genêt fut crédule. Nous se- rions tentés de croire l'un et l'autre.
L'Angleterre a possédé sa sœur Nativité, dans la per- sonne de Jeanne Southcole -, cette pauvre insensée trouva des sectateurs : l'espèce humaine veut qu'on la trompe. Notre prophétesse a donné ses mémoires , rêves d'une ima- gination frénétique, ouvrage que réclame Bedlam, mais qui du moins porte le caractère d'une parfaite authenticité. Point de fleurs académiques, nul ordre, nulle raison-, c'est de la folie toute pure. Ici, au contraire , un directeur ré- dige les révélations de la sœur; seul avec elle, seul dé- positaire de ses pensées , il attend sa mort pour les publier. Quand elles paraissent , personne ne peut en attester , ni en récuser la véracité. M. l'abbé Genêt avance même qu'il les a mises en ordre \ et le style fleuri, diffus , empreint de souvenirs classiques mal digérés, atteste que l'érudition du confesseur et son talent d'écrivain ont une grande part dans l'ouvrage. Il est donc impossible de porter un juge- ment exact et complet sur un livre évidemment apocry- phe, dont le délire a fourni le texle^ et dont la ruse a tissu le commentaire et développé l'absurdité.
De tems à autre, la naïveté bizarre du langage trahit le style réel de la prophétesse ; mais ces passages sont ra- res , et , en les conservant , on a évidemment cherché à aug- menter l'effet dramatique de l'ensemble. Il y a un beau morceau sur les 0(i), que je suis fort tenté d'attribuer
(i) T^OTE DU Tr. Le rédacteur anglais ignore que les O de TA vent , les O de la Passion, sont consacres par l'ëglise catholique. Dans les Lettres spirituelles de Bossuet à madame Cornuarif lettres dont le mysticisipe
AVOCA.LYPSE DE LA SOEUR NATIVITÉ. 225
exclusivement à la sœar, et qui me semble sortir du style ordinaire de son confesseur.
Pendant les premiers orages révolutionnaires , l'abbé , rédacteur de ces merveilles, crut devoir chercher un lieu de retraite; éloigné de la sœur Nativité, il laissa Tabbesse du couvent remplir les fonctions de secrétaire auprès de notre prophétesse. Il recevait de cette supérieure les nou- velles révélations que Dieu communiquait à son élue. Ici le style devrait changer, puisque la rédaction a changé de mains. Point du tout : même style, mêmes prodiges, même emphase. Les tournures parasites de l'abbé Genêt se re- produisent comme de coutume. Le goût le moins exercé reconnaîtra la même plume.
Tantôt notre pauvre religieuse vovait son divin maître s'approcher d'elle, sous la forme d'un petit enfant qui la couvrait de naïves caresses-, tantôt, comme un beau jeune homme , il la suivait dans sa cellule, lui rappelait les bien- faits dont il l'avait comblée, et, d'un ton de bonne amitié, lui reprochait ses fautes , ses infidélités , son ingratitude , sans toutefois la désespérer. Ce ne sont point des allégo- ries et des svmboles. Ce que le confesseur raconte , la nonne l'a vu, dit-elle, des jeux de son co?ys. Je le de- mande aux hommes qui ont une piété sincère, cette irré- vérence n'est-elle pas plus dangereuse que vingt volumes de blasphèmes ? Quel peut être l'effet de ces lectures sur le peuple crédule et sur les gens sensés ? Chez l'un , il excite le fanatisme, et le mépris chez les autres, a Le Seigneur venait de me parler, dit la sœur, de la façon la plus tendre, et je lui dis : O mon Dieu , est-ce bien vous qui me tenez ce langage? Est-ce bien vous qui me parlez ainsi? Alors, mon père, il étendit sa main et m'adressa les mots dont
rivalise avec ce que Féfiélon a cent de plus tendre sur l'amour divin, on trouve plusieurs pages du grand orateur sur les O , formules d'adoration et d'exclamation pieuse.
226 APOCALYPSE DK LA SOEUR NATIVITÉ.
il se servit auprès des Apôtres, après sa résurrection : « Ne crains men, c'est moi l »
Chez la plupart des visionnaires , il y a un mélange de fourberie et de délire. Ils sont dupes d'eux-mêmes et veu- lent s'associer d'autres dupes. Je ne doute pas que la pauvre sœur, malade, âgée, vierge toute sa vie, morte au monde dès son enfance , n'ait eu ces singulières hallucinations dont la puissance est si connue, et qui font voir, à l'insensé qui les crée tous, des êtres fantastiques éclos de sa cervelle. Mais, dans ce cas, la folie se trahit par le désordre des pensées et des mots, par une tendance à l'exagération , par une incohérence inévitable. Ce sont les signes de la bonne foi, et les témoignages de Tinsanité réelle du fanatique. Ici, au contraire , tout est coordonné^ c'est un svstème suivi , un roman complet, une débauche d'imagination froide. L'abbé Genêt se retrouve à chaque page-, el il faut avouer que ses inventions , pour être nombreuses, ne sont pas brillantes : que les lecteurs en jugent par ce qui va suivre.
« La sœur, ne sachant si elle devait regarder ses révéla- tions comme vraiment divines, consulta, dit-elle, un bon confesseur (le prédécesseur de l'abbé Genêt), qui lui-même fut indécis sur ce point capital. Il lui indique un moyen , celui de demander à Jésus l'explication d'un passage de l'Ecriture , la première fois qu'elle le verra -, mais elle avait voué trop de respect au Seigneur, pour s'acquitter d'une telle commission. Ce fut donc le Christ qui la prévint^ et les premières paroles qu'il lui adressa furent celles-ci : «Va, ma fille, dis à ton confesseur que le passage de l'Ecriture en question a la signification que voici. )) Il lui apprit en- suite dans quelles circonstances , dans quelle vue, à quelle occasion le passage avait été écrit , et le sens précis que l'on devaity attacher. Elle répéta tout ceci , mot pour mot, à son confesseur, qui déclara que c'était en effet la plus satisfai- sante explication que l'on put rencontrer d'un texte diffi-
APOCALYPSE DE LA SOEUU liA'JlVITE. Iir
cile. Mais ce texte, quel était-il? Mais celte explication , en quoi consistait-elle ?
Par un singulier caprice de sa mémoire, la sœur se sou- vint, seulement en masse, de ce qui était arrivé, sans pou- voir s'en rappeler le détail. Dès qu'elle eut rempli sa mis- sion , texte et commentaire furent oubliés également. Une sévère réprimande, que Dieu la chargea de faire à son con- fesseur, fut oubliée de la même manière. « Dieu m'ôla en- core, dit-elle, le souvenir de tout ce qu'il m'avait chargée de lui dire; voilà donc tout ce queje puis attester à cet égard. )>
L'abbé a soin d'affirmer qu'en rédigeant les pensées de sa fille spirituelle, il en a scrupuleusement conservé le sens. La sœur JNativité ne parlait pas grammaticalement , et souvent elle était embarrassée pour exprimer ce que la suprême puissance lui faisait connaître. « En effet, dit le rédacteur, elle était aussi peu capable de revêtir d'un lan- gage convenable tous ces mystères profonds, que moi-même (l'abbé Genêt) j'étais incapable de les concevoir^ ce qui était sans doute ordonné par Dieu même, comme un double motif d'humilité pour tous deux. Quelquefois, cependant, elle unissait la puissance de la pensée à la force du stvle , et, dans ces momens rares, son éloquence était sans égale; mais, en la prononçant, elle ne la comprenait pas : c'est ce qui lui arriva pour le vautour, dont elle ignorait et le nom et la forme, mais que Jésus lui avait fait voir en enfer. »
En 1793, l'abbé Genêt, occupé à la fabrication de sa légende, où il signifiait aux Français, de la part du Tout- Puissant, que tout adhérant à l'église constitutionnelle se- rait damné, sentit que, tôt ou tard, ses jours pourraient être en péril : dans la situation des affaires , il n'avait pas besoin de révélation pour deviner cela. La sœur Nativité espérait d'abord qu'il pourrait demeurer caché en France: et quand le Seigneur lui annonça qu'il fallait absolument
228 APOCALYPSE DE LA SOEUR NATIVITÉ.
que l'abbé s'exilât , elle prit , dit-elle , la liberté de repré- senter à Jésus-Christ, que le bon abbé trouverait beaucoup plus convenable et moins coûteux de rester là où il était, que de traverser la mer et d'aller chercher, dans une terre inconnue, un asile incertain. Jésus -Christ répondit que l'abbé Genêt n'avait besoin que de confiance et de cou^ rage -, que , demander des miracles , c'était tenter Dieu 5 enfin , que Joseph et la \ ierge avaient moins de ressources lorsqu'à la première sommation ils s'enfuirent en Egypte.
« Voilà ce que Dieu m'a dit, continue la sœur Voilà
l'exemple que vous devez suivre pour sauver encore un enfant qui vient du ciel. )>
L'abbé se soumet à la voix de Dieu , reste quelques mois à St.-Malo , s'embarque pour Jersey et passe en Angleterre. Il va 5 dit-il , demander un asile à une nation rivale , mais généreuse, contre les horreurs d'une révolution sanglante. Vous crovez qu'en touchant le sol hospitalier il bénira la Providence et ses bienfaiteurs? Nullement ; ce qu'il trouve à Londres, ce sont des hérétiques ^ ce qu'il y voit , c'est le schisme.
(c Quelle fut ma surprise , quand , fuyant les troubles d'un royaume qui était encore catholique , je me trouvai jeté au milieu des ténèbres profondes de l'erreur et de l'hérésie! J'avoue que je n'aurais jamais pu croire qu'une traversée de quelques lieues eût suffi pour me montrer un si révoltant contraste. En voyant la situation spirituelle où sont plongées , dans ce pays , tant de personnes charitables et bienveillantes, je ne puis m'empécher de craindre da- vantage encore pour mon malheureux pays les conséquences de ces révolutions qui détachent les royaumes du centre de l'unité. »
Là, il acheva de mettre en ordre les noies qui devaient servir à l'ouvrage que nous avons sous les yeux^ et, après la conclusion de la paix d'Amiens, il revint eu Fiance.
APOCALYPSE DE LA SOEUR NATIVITÉ. 2 2Q
Sœur Nativité était morte en 1798 \ l'abbé recueillit, de la bouche de la supérieure et de quelques sœurs qui sur- vivaient à la destruction de leur couvent , les détails de sa vie depuis qu'il avait quitté la Fiance. Elles avaient été cbassées de leur monastère, conformément à ce décret de l'Assemblée Constituante, «qui força plus de cent mille religieuses, dit l'abbé Genêt, à quitter leur cellule et à rentrer dans le monde, auquel elles avaient dit un éternel adieu. » Sans doute l'expulsion de ces pauvres filles, qui, soit motif de conscience, habitude ou ignorance du monde, voulaient achever leurs jours dans la prison où elles les avaient perdus jusqu'alors \ cet acte de violence, d'accord avec le fanatisme du tems, a quelque chose de barbare et d'injuste. Mais quand l'abbé nous représente le corps en- tier des religieuses s'indignant du décret qui leur permet de reprendre l'usage d'une liberté qu'elles se sont laissé enlever, ou dont elles-mêmes se sont privées, il compte sur une crédulité qu'on ne lui accordera pas. Il est hors de doute que plus d'une de ces victimes profita de très-bon cœur de l'offre qui lui était faite.
Les réformes de ce genre , même faites dans les meil- leures intentions, ne manquent pas d'entraîner quelques abus-, dans toutes les révolutions, l'indiscrétion, l'impru- dence , l'exagération , se sont mêlées à la direction des af- faires publiques \ et aucune ne fut moins exempte de ces excès que la révolution française. Quand les pauvres nonnes de Fougères sortirent de leur retraite , on ne songea point à leur préparer un sort quelconque-, on se contenta de les faire conduire chez leurs parens. M. Binel de la Jannière, qui avait deux de ses sœurs dans leur couvent, invita notre religieuse à venir avec elles habiter sa maison.
La sœur Nativité prit une résolution fort étrange. Elle se condamna , non précisément de son plein gré , mais par ordre exprès de Dieu , et avec la permission de l'abbessc, à XVI. 16
23o APOCALYPSE DE LA SOEUIl NATIVITÉ.
ne vivre , pendant une année entière, que de pain et d'eau : obsersance qu'elle remplit dans toute sa rigidité, et dont elle ne se départit qu'une ou deux fois , contrainte par ses compagnes et en dépit de sa résistance à prendre un peu de bouillon de lentilles , fait seulement avec de l'eau et du sel. Un jour elle s'aperçut qu'on la trompait et que l'on avait fait entrer du beurre dans la composition du potage : elle s'en plaignit amèrement, et exprima ses craiutes que ce manquement ne fût suivi des conséquences les plus fatales, (c Peut- cire ces conséquences, ajoute Tabbé , étaieul- eltes plus redoutables pour nous qu'on ne l'imagine : qui peut dire combien nous devons à cette vie sainte et mor- tifiée î C'est ordinairement en considération des mérites de ces grandes âmes , que Dieu se montre miséricordieux pour tant d'autres âmes pécheresses, pour les villes, pour les rovauraes. Serait-ce trop dire, serait-ce une témérité d'avancer que la sœur a contribué probablement plus que personne à obtenir pour nous ces jours plus heureux, qu'elle n'a pas eu le bonheur devoir, mais que souvent elle nous annonça de la part du ciel ? m
Oui , lecteur, c'est ainsi que M. l'abbé insinue modeste- ment une vérité trop peu connue. La maison de Bourbon doit la restauration de son tronc à la sœur Nativité , et spécialement à son héroïque jeûne d'une année entière. Le rôle que l'Espagne et l'Angleterre, l'Allemagne et la Piussie, ont joué dans cette affaire, est de peu d'importance. Mais la retraite de Moscou ? bagatelle ! Mais Leipsic et Waterloo î ce n'est pas la peine d'en parler. Le pain et l'eau de la sœur sont les seules causes de ce grand chan- gement ^ son année de diète est la seule campagne dont on doive faire mention dans l'histoire -, et Napoléon a été ren- versé , non par les boulets , les baïonnettes et les frimas du Nord, mais par du bouillon de lentilles mangé sans beurre. Les sœurs restèrent un an chez M. Binet de la Jannière ;
APOCALYPSE DE LA SOEUR NATIVITÉ. 23l
après quoi le gouvernement révolutionnaire les jeta en prison, excepté notre sœur qui fut envoyée chez son frère, fermier dans la paroisse où elle était née. Ses prières em- pêchèrent ce frère d'être inquiété par les autorités du tems^ et plus tard elles sauvèrent la \ie à un de ses bœufs. Le Directoire remit en liberté ces pauvres filles, qui allèrent retrouver M. de la Jannière, et vécurent chez lui jusqu'à leur mort. La sœur Nativité était alors un squelette ^ la fièvre , la goutte l'obsédaient : elle voulait aller en Angle- terre trouver son confesseur, l'abbé Genêt , le seul auquel elle pût confier de nouvelles révélations. Mais son grand âge et ses infirmités empêchèrent qu'on ne la laissât partir, et, de concert avec les deux religieuses, elle écrivit ses dernières visions, qui devaient être remises, après sa mort, au confesseur dépositaire des premières. M. l'abbé nomme cette œuvre « un second Deutéronome. »
En 1799, effrayée de l'incrédulité qu'on lui témoignait, elle écrivit à M. Leroy, doyen de la Pellerine , une lettre contenant le récit d'une vision nocturne destinée à 1 éduire au silence tous les contradicteurs ou tous les sceptiques : la voici. Le diable apparut un soir à la sœur, sous la forme d'une religieuse qui lui dit : «Je viens du purgatoire pour vous exhorter à détruire tous vos écrits^ votre salut y est intéressé. \ous avez été trompée par votre soumission à vos directeurs, et vous devez envoyer à M. Fajole une ré- tractation entière de ce que contiennent vos manuscrits. »
A ces mots prononcés par le fantôme, la sœur soup- çonna Timposture. (Heureusement, dit l'abbé entre deux parenthèses, elle n'était point novice et savait la découvrir et la combattre.) Elle répondit au diable qu'en obéissant à ceux qui étaient pour elle comme Dieu même, elle obéis- sait à Dieu. Elle dit, et fait le signe de la croix. Le prétendu fantôme se sauve -, la religieuse saisit le fantôme par le bout de son voile , et se signe une seconde fois j le mauvais
23'2 APOCALYPSE Uli LA SOEUll NATIVITÉ.
esprit s'envole , et laisse pour unique indice de sa présence une vapeur infecte.
La nonne avait grand'peine à deviner quel pouvait être ce M. Fajole dont elle ne connaissait pas même le nom, et dont le diable lui avait parlé. L'abbé Genêt nous l'apprend. C'était un habitant de Jersey auquel il avait communiqué les manuscrits de sœur Nativité, et qui, sur des informa- tions particulières qu'il avait prises, conseillait au direc- teur de les brûler. Or ce M. Fajole se trouvait précisément le confident du diable, selon les paroles prononcées par lui pendant la vision nocturne. Silence, blasphémateurs, impies , mauvais plaisans , reconnaissez à ces marques cer- taines la véracité , la divinité des révélations de la sœur !
Sœur Nativité rendit le dernier soupir le jour de l'As- somption , en odeur de sainteté , dans la soixante-huitième année de son âge, et a soutenant, dit l'abbé Genêt, son grand personnage jusqu'à la fin. » Suivant le désir qu'elle avait exprimé , on l'enterra dans le cimetière de Languelet. Son tombeau, devenu célèbre, attira beaucoup de per- sonnes dévotes qui venaient se recommander à ses prières. C'est encore aujourd'hui un lieu de pèlerinage. On rap- porte, au sujet de ce tombeau, quelques faits d'une na- ture merveilleuse, que l'abbé ne veut ni infirmer ni don- ner pour irrécusables : historien prudent et candide, il ne se permet pas de prononcer sur une question si délicate. «D'autres penseront comme ils voudront, » dit-il; quant à lui il ne croit pas nécessaire que Dieu fasse de nouveaux miracles pour lui prouver la béatitude d'une ame dont les écrits , la vie et la mort sont à ses yeux une série de pro- diges, trop évidens pour lui laisser un moment de doute sur la sainteté de notre sœur. On doit la regarder comme la merveille de son âge , digne à tous égards d'être placée au rang des personnes les plus grandes et les plus extraor- dinaires que l'église ait vénérées jusquà ce jour.
APOCALYPSE DE LA. SOEUR NATIVITÉ. 2^3
(( ]\[ais, se demande Tabbé Genêt, avec une innnilable modestie, suis-je digne de servir de trucheman à ces vé- rités divines? Le ciel m'a-t-il conféré le degré d'infaillibilité nécessaire pour être le directeur de cette sainte, et mettre en ordre ses révélations? » D'abord , sans entrer dans aucun détail sur les motifs qui déterminent ses réponses, il se déclare indigne de celte fcwewj puis, ai^ec la même can- deur et la même naweté, il ajoute que, si l'on admet l'ins- piration divine de la sœur, il ne voit pas pourquoi un cer- tain degré d'assistance surnaturelle n'aurait pas été ac- cordé (comme don gratuit) à l'instrument indigne choisi par Dieu même pour aider notre sainte -, et lorsqu'il se rap- ])elle que les inslrumens les plus faibles et les pins mépri- sables par eux-mêmes sont précisément ceux dont Dieu se sert en de telles occurrences, il ne peut s'empêcher de croire que la Providence n'a pu mieux faire que de le choisir !
MM. Butler, Milner, Lingard, diront peut-être que nous citons, comme modèle des croyances catholiques, un livre publié par un esprit faible , d'après les révélations d'une femme en délire? Quoique protestant, nous nous gardons d'injurier ou damner aucune église. Nous nous contentons de rappeler que cet ouvrage a paru revêtu de solennelles approbations , et de celle de M. Milner lui- même. Avec plus de justice et de justesse que Baronius , nous disons :Non ulld animi peiturbatione commoti sumus in homines , cimi mendacia insectamur. « Ce ne sont pas les hommes contre lesquels nous ressentons du courroux : ce sont les mensonges que nous poursuivons. » Le même Baronius , bien que défenseur des jésuites, a dit de grandes vérités-, quoi de plus applicable à l'œuvre de l'abbé Genêt et de sa sœur que la phrase suivante ! Quo minus veritate agere posse confîderent , eo magis ad imposturas esse conuersos et inter alia complures falsas revelationes ^
234 APOCALYPSE 1)1£ LA SULUU WATIVIIÉ.
quasi sibi dwinitus allatas _, excogitasse. (i Désespérant d'exercer de l'influence au moyen de la a érilé, ils ont eu re- cours aux impostures -, entre autres ils ont imaginé plusieurs révélations qu'ils ont supposé leur venir du ciel même. »
Que si l'on nous reproche d'attaquer un livre isolé , sans crédit et sans lecteurs , et un mysticisme abandonné par les catholiques actuels, nous répondrons qu'apparem- ment M. Baucé-Rusand , libraire de S. A. R. le duc d'An- gouléme, a trouvé son compte à la publication de cet ou- vrage, puisque, peu de tems après l'émission de la première édition, il en a publié une seconde, augmentée d'un qua- trième volume et embellie d'une gravure qui représente la sœur à genoux devant l'autel : sans parler d'un Abrégé de la 'vie de sœur Nativité, qui a paru à la même époque. Cette seconde édition est curieuse : elle contient le deu- téronome de la religieuse, écrit non plus par l'abbé, mais par elle-même ^ c'est la sain le qui va parler. Avec la même franchise et le même sentiment de peine, fondé sur notre respect pour les choses sacrées , nous recueillerons rapi- dement, et sans les altérer d'aucune manière, ces nouvelles rêveries , publiées pour la gloire de Dieu, par les éditeurs nouveaux.
C'est toujours le Christ qui est l'interlocuteur. Sœur Nativité a brûlé quelques révélations répiéhensibles, dit- elle, et qui ne convenaient pas à des personnes séculières: tel qu'un Traité sur V amour pur , qui ressemblait au Cantique des Cantiques. Dieu lui apparaît et lui reprocbe celle faute; « elle doit tout dire, car tout vient de Dieu.» La sœur se proslerne et tremble. Ensuite Jésus-Christ, pour lui révéler toute la majesté des fonctions sacerdotales, se couvre à ses yeux des vêtcmens de la prêtrise. « Cela est bignificalif , dit la sœur. )> Nous pensons de même 5 cela signifie que Dieu et le sacerdoce se confondent, et que le prêtre est Dieu : vérité que je retrouve plus d'une fois
APOCALYPSE DE LA SOEUR NATIVITÉ. 235
chez notre sœur. « Dieu voulait que je visse Dieu en eux, et que je les \isse en Dieu. )> La sœur prétend qu'elle avait besoin de celle illusion, « surtout dans les entreliens que j'étais obligée d'avoir avec eux, seule à seul... afin que je n'y portasse rien d'humain. » Le principe est dangereux, et l'explication singulière.
Pour mieux imprimer à la sœur ce profond respect , ou plutôt cette adoration des ministres du culte, Jésus se pré- senta un jour à ses yeux sous la forme du pape , dans ses vélemens pontificaux. « Cette forme , dit-elle, marque que notre saint père le pape représente véritablement Notre Seigneur Jésus-Christ. » Alors un cri perçant se fît en- tendre : Humiliez-vous l ce qui annonçait le respect dû à l église, jusqu'à V anéantissement. De tems à autre , le Sei- gneur mêlait sa voix à celle du héraut, qui criait : Humi- liez-DOus l humiliez-vous ! ce qui marque que la voix du souverain pontife est celle de Dieu, et que tout cela ne fait qu'un. La sœur tombe à genoux^ laissons-la par- ler, de peur que l'on ne nous accuse d'altérer le sens de ses prophéties : a Ce souverain pontife , me voyant trem- blante et saisie de crainte, commença à me prendre les mains et à me caresser comme un bon père caresse son enfant. Comme j'entendais ce héraut qui criait toujours : Humiliez-vous l humiliez-vous! je retirai mes petites mains d'entre les siennes, pour me prosterner à ses pieds, que je baisai avec un amour respectueux. Le souverain pontife me dit de me relever, et commença à me caresser encore plus tendrement en me frottant les joues de ses mains sacrées , et en me prenant par le menton. ))
Quittons ces fictions criminelles, qui ne sont point pour nous un objet de scandale et de risée , mais le sujet des ré- flexions les plus tristes. Si nous descendons de la sphère aérienne où la religieuse nous a entraînés, et que nous nous contentions d'examiner le couvent qu'elle habite et dont
236 APOCALYrSE DE LA SUEL U WATIVITÉ.
elle retrace les mœurs , nous aurons à recueillir plus d'une observation utile. La sœur Nativité nous dit que les femmes qui se présentent volontairement pour être admises dans un monastère sont presque toujours guidées par la vanité blessée ou quelque désappointement de fortune^ si la sœur eût mieux connu la nature humaine, elle eût ajouté à ces motifs les regrets d'une affection déçue. Au surplus, elle nous montre les novices sous les couleurs les plus défavo- rables : le démon est leur précepteur -, elles forment entre elles des liaisons diaboliques, s'encouragent mutuellement à prendre le voile sans vocation, et , profanes au fond du cœur, deviennent religieuses en apparence. On leur prête des romans et des poésies, armes de Satan. On leur fournit en cachette des sucreries, des confitures, et d'autres frian- dises, qu'elles mangent la nuit dans des orgies secrètes. Il en est que la cupidité de leur famille force de prendre le voile. D'autres embrassent la vie monastique, faute d'un patrimoine suffisant pour briller dans le monde. Ce n'est pas que notre sœur montre aucune pitié pour ces pauvres filles, vouées à une prison éternelle par la barbare prédes- tination de leurs parens : elle se contente de nous donner ce résultat de son expérience , « Que , parmi les moines et les religieuses, ceux ou celles qui appartiennent à notre Seigneur, sont en beaucoup plus petit nombre que ceux ou celles du diable. »
Une vieille religieuse lui témoignait beaucoup d'amitié pendant son noviciat, et notre sœur ne croyait pouvoir mieux faire que de la payer de retour, en lui rendant mille petits services. Hélas ! c'était une ruse du diable, qui, sous de beaux prétextes, insinuait dans son cœur de profondes émotions, et l'attachait à la créature, par l'appât de la recon- naissance. La bonne mère pensa là-dessus comme la novice : un jour que sœur Nativité , « se livrant à quelques petites familiarités, voulait lui prendre les mains, elle les retira en
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disant que ces marques d'amitié sont choses très-indécentes chez les filles de Dieu , dont le devoir est de l'aimer et de Taimcr uniquement... Qu'une religieuse, dit encore notre sainte , n'embrasse jamais personne , surtout de l'autre sexe, et quand bien même ce serait son propre frère ! On peut, mais dans des circonstances extrêmement rares, se relâcher de cette rigueur, quand il s'agit de petits enfans, au-des- sous de douze ans, et de personnes ( du sexe féminin) qui demeurent à de grandes distances et que l'on n'a pas vues depuis long-tems... Une religieuse ne doit point coucher avec des séculières, pas même avec des religieuses, à moins qu'il n'y ait une grande nécessité, et que ce ne soit qu'une fois en passant, w
La sœur veille spécialement sur le salut des religieuses , que la suppression des couvens venait de rejeter au milieu des orages du monde. Elle règle leur manière de vivre , leur régime alimentaire , les heures de leur lever, de leur coucher, de leurs repas. Leurs vétemens doivent être blancs, noirs ou bruns ^ leurs cotillons d'une seule couleur-, leurs tabliers de même -, leurs bas de laine , et leurs souliers très-hauts. INotre Seigneur lui apprit qu'une épingle, ar- rangée avec coquetterie , suffisait pour damner une reli- gieuse ou l'envoyer au moins en purgatoire. Jamais de liqueurs, de vin, ni de café : un lit dur, et le chaperon sur la tête , pendant la nuit comme pendant le jour.
La sœur fait un tableau effravant du despotisme qui ré- gnait dans les monastères. Si l'une des sœurs se plaignait des abus introduits dans la congrégation , elle devenait la victime de toutes les autres. L'abbesse et ses sœurs cons- piraient contre elle. Souvent on la condamnait à une per- pétuelle réclusion , au secret , au supplice même. Ces détails , suivis de la recommandation faite aux évêques de prendre toujours la haute main et l'immédiate surveillance des couvens, prouvent que les directeurs, chargés de la
23s APOCALYPSE DE LA SOEIU NATIVITÉ.
conduite de notre sœur, n'étaient pas des moines , mais des prêtres séculiers. « Je n'osais pas écrire ceci, ajoule-t-elle, mais Dieu me Ta ordonné absolument. » Le témoignage de la sœur ( d'ailleurs fort récusable) nous semble admissible dans cette matière, et me rappelle ce moine qui, suivant Erasme, fut enseveli vivant par ses confrères, ainsi que cet autre capucin dont parle Llorenle, qui, tous les jours battu de verges jusqu'au sang , expira trois ans après le commencement de ce long martyre.
On s'efforcera sans doute de présenter la publication des révélations de la sœur Nativité, comme un ouvrage ap- prouvé seulement d'un petit nombre de fripons ou de fanatiques. Eh bien ! vous qui récusez l'autorité de cette sœur , accueillerez-vous du moins comme valable celle d'un ouvrage récent, qui fait partie de la Bibliothèque du é tienne y morale et histoîique , ou Collection de bons Hures ^ pour tinstmction et V édification de la jeunesse ? Les éditeurs de cette collection sont membres de cette grande coterie française, qui voudrait faire de la religion un instrument politique^ ils y ont inséré la Vie de la sœur de la Providence ( Marie-Angélique ) ou V Amour de Dieu seul y ainsi que la Vie non moins édifiante et tout aussi instructive de 31. Henri-Marc Boudon , pjétre, grand'ai\:hidiacre d'Ewreux ; par M. Collet^ prêtre de la mission et docteur en théologie . Si on parcourt ces ou- vrages, on y recon-naîtra, avec douleur, les mêmes carac- tères qui distinguent Tbistoire de la sœur Nativité, et cet esprit envahisseur (jui distingue la portion la moins ho- norable du clergé catholique.
( Quarterlj Review, )
cmx ^^^fvH$ ^2^onfem|(oratns.
Ko XIII. M. WILBERFORCE ET LORD ELDON (i).
Défenseur des noirs , apôtre de riiumanité outragée , sujet loyal , orateur populaire ; doué d'une éloquence douce, aimable, persuasive, philanthropique; flatté des hommages rendus à sa gloire civique-, ambitieux de la fa- veur de la cour; prêtant l'oreille tour à tour à la voix de sa conscience et à celle de ses intérêts ; tribun courtisan ; évangéliste adroit : comment reproduire d'un seul trait et représenter dans le même cadre un caractère composé de mille contrastes^ et qui n'est formé que d'anomalies?
M. Wilberforce n'a rien de complet dans le caractère : les vertus , les bonnes intentions , les vues généreuses abon- dent chez lui ; l'unité manque à sa conduite, et son intel- ligence, dominée par des principes et des élémens divers, semble vaciller sans cesse entre toutes les velléités de bonnes actions qui se combattent dans sa pensée. Ce n'est pas assez d'être vertueux : il faut, pour mériter l'estime et la véné- ration publiques, l'être dans un sens déterminé, avec une volonté forte. Soyez philosophe comme Malesherbes , phi- lanthrope comme FrankUn , pieux comme François de Sales, stoique comme Marc-Aurèle : les hommes recon- naîtront avec respect le principe qui vous fait agir, le mo- teur unique et secret d'une conduite honorable ou sublime; mais qui se voue à deux maîtres , les sert mal tous les deux :
(i) Voyez les portraits préccdens cîaiis les nume'ros 17, 18, ly, 20, 21 , 22, 23, 24,20, 26, 27 et 28 de notre recueil.
s/jO M. WILBERFORCE
Épicuieel Diogène ne se réconciliei ont jamais^ el, vouloir réunir des qualités disparates, c'est les détruire Tune par l'autre, neutraliser leur puissance, rabaisser le mérite de ses propres efforts , et trahir plus d'affectation que de sin- cérité, plus de vanité que de vertu.
Supposez un peintre qui veuille allier dans ses ouvrages la morbide volupté du Corrége et la sauvage énergie de Salvator ^ un géomètre qui essaie de faire , en plaisantant, la théorie des sinus ^ un théologien qui aspire à la grâce de Boccace et à l'exquise vivacité de ses récits : de ces vaines tentatives, et du mélange forcé de ces qualités qui s'ex- cluent, le ridicule naît toujours. Je n'aime pas à trouver, chez l'homme d'état ou l'homme d'affaires, cette frivolité piquante que les salons admirent chez l'homme du monde : au premier je demande une application forte et soutenue, la sévérité des principes , le culte du devoir ; au second, de l'abandon et de la grâce. M. Wilberforce n'a pas prévu qu'en voulant paraître aussi dévoué au trône qu'au peuple, au parlement qu'à l'Evangile , à l'amitié qu'à ses devoirs politiques, il se préparait l'éternel supplice d'une guerre sans fin entre les diverses obligations qu'il s'imposait. Bien- tôt le public a pénétré le mystère d'unxî position si pé- nible j l'ami de tout le monde n'a gagné le cœur de per- sonne. Par une injustice assez commune et trop naturelle, on n'a vu , dans ses efforts contradictoires, que les agita- tions d'un amour-propre avide, mais incertain sur le but auquel il devait tendre^ que faiblesse, prétention, men- songe, hypocrisie. La vie humaine est un drame dont nous distribuons les scènes^ traçons notre plan d'avance, et sachons le remplir. L'unité en est la première règle ^ c'est la seule qui répande de l'intérêt sur nos actions et nous sauve du mépris.
Nous croyons bien que M. Wilberforce commence par se demander à lui-même ce qu'il doit penser et comment
ET LORD ELDON. Qi/\l
il doit agir dans les difficiles problèmes que lui offre sa vie politique j mais il se demande trop ensuite ce qu'en pen- seront les autres , et cette considération secondaire devient pour lui d'une si haute importance , que la moralité réelle de ses actions £n souffre presque toujours. Il voudrait être un héros sans combat , un apolre sans martyre \ les éloges des hommes vertueux ne lui suffisent pas , il veut mériter la bienveillance des médians. Ainsi ballotté entre ses bonnes intentions et la faiblesse de sa pensée , il attire sur sa télé une accusation générale de duplicité , de lâcheté , d'incer- titude. Et n'était-ce pas assez pour lui que, sous la zone torride , des populations tout entières répétassent avec en- thousiasme le nom de l'homme qui fit tomber leurs fers ? Devait-il aspirer à une gloire plus éclatante ? Que lui im- portait la colère ou le sarcasme des capitaines négriers? Les invectives des tyrans , la rage des oppresseurs , qui se voyaient arracher leur proie vivante, n'étaient-elles pas , pour une ame forte , le plus beau des panégyriques et la plus douce des harmonies ?
Non , jM. Wilberforce ne saurait se contenter de ces jouissances. Lui, offenser qui que ce soit! il n'oserait. Il prêche 1 humanité par delà les mers, le despotisme dans sa patrie. Il réserve pour des peuples inconnus, que lesbords du fleuve Beber ont vu naître, et que Dieu, comme disait un vieil auteur, « a taillés dans l'ébène à son image (i), » Téloquencepathétique dont le ciell'a doué. Quanta nos pri- vilèges, quant aux droits de l'Angleterre, quant à cette nou- velle injure faite au genre humain par la politique, qui parque lespeuples comme desbétes à corne, et les distribue comme des lots de terre^ rien de tout cela n'émeut M. Wil- berforce. Il se tait-, le danger de ces matières l'épouvante : il veut qu'un premier ministre lui tende la main, qu'une al- tesse lui sourie; que les avocats de la légitimité le soutiennent
(i) Fuller.
1^2. M. WILBERFORCE
et Texalteiit -, il ne prétend pas risquer de tels avantages. Gcnéreuxàbon escient, philanthropeavec toutes les réserves de la prudence , chrétien avec toute la retenue d'une sa- gesse mondaine ^ un jésuitisme exercé semble présider à tout ce qu'il hasarde comme à tout ce qu'il dissimule.
C'est ainsi qu'il trouve moyen d'échapper à la fois aux divers jugemens qu'on pourrait former de lui. Sa piété n'est pas sans mélange de superstition et de mode, ni son patriotisme exempt de servilité , ni sa philanthropie pure de toute ostentation. Que le peuple entoure son carrosse , il en lire vanité *, que les grands causent avec lui , c'est une gloire qu'il aime ^ mais il ne veut se livrer tout entier, ni aux séductions de la grandeur , ni au bruit flatteur des ap- plaudissemens populaires. Il se partage de son mieux , et compte bien recueillir les avantages de l'indépendance sans en courir les risques , ceux de la servilité sans en subir la honte. De cette habile capitulation résulte un caractère équivoque , mais non hypocrite ^ ambigu , mais sans dupli- cité^ ondoyant, mais sans mensonge. Tartufe cache ses vices sous le masque de toutes les vertus. M. Wilberforce voudrait couvrir de ces mêmes masques la faiblesse et l'embarras d'un caractère qui ne sait pas choisir le genre de vertu qui lui convient. Ses paroles, ses intentions, ses actions même répondent, jusqu'à un certain point, à ses prétentions ostensibles -, mais le dévouement réel et profond lui manque : il n'embrasse pas de cœur et d'ame, avec énergie, avec abnégation de tout intérêt humain, la cause sacrée qu'il prétend servir.
Suivez M. Wilberforce à la Chambre des Communes; son éloquence offre une fidèle image de son caractère. D'une voix douce, mielleuse, incertaine, et, pour ainsi dire, équi- voque, il débite, avec une élégance qui n'est pas exempte d'affectation , ses discours où se confondent les textes de la Bible , les sophismes de la politique ministérielle , les cita-
ET LOr.B ELDON. l/\^
lions de Pally (i), et les arguties ihéologiqucs. Comme ces oiseaux dont l'aile faible va voletant d'un buisson à l'autre, incapable de soutenir long-lems son essor, il s'arrête à cbaque pbrase, glisse sur les matières délicates, n'exprime sa pensée que par des sous-entendus , laisse entrevoir son patriotisme, soupçonner sa philanthropie, fait une con- cession aux hommes du pouvoir, se prête un moment aux vues de l'opposition , et termine sans avoir rien prouvé. En un mot , les habitudes de son éloquence comme celles de sa vie publique et privée sont un perpétuel compromis. Il n'est d'aucun parti 5 mais tous les partis le réclament. Ap- pelez-vous cela de l'indépendance? Non, c'est une allure fausse , c'est la douteuse démarche de ces animaux qui n'a- vancent que par d'obliques sinuosités 5 c'est une conduite dénuée de franchise et d'un dangereux exemple.
Cependant le vulgaire a été pris pour dupe, et la moralité de M. A\iîberforce est devenue un lieu commun. Mande ville disait d'Adisson, que c'était un chapelain de cam- pagne déguisé en homme du monde. L'orateur parlemen- taire dont je trace le portrait est une espèce de puritain politique. Le spirituel Shéridan, qui, enivré do gloire dramatique, las des coteries de l'opposition et de la vie du grand monde, noyait si souvent son ennui dans la bouteille, s'était endormi un soir sur une borne de Piccadily (?.), quand les -watchmenlç, rencontrèrent, et, le secouant rudement, lui demandèrent: «Qui étes-vous ? — Moi, répondit-il d'une voix chevrotante , je suis M. Wilber- force! » x\ ce nom, respecté du peuple, nos officiers de police soulèvent doucement le héros prétendu , lui pro- diguent tous les égards dus à sa philanthropie populaire , et le conduisent sain et sauf à la demeure indiquée par Shéridan.
(1) Ancien écrivain politique. (2 Rue de Londres.
^44 ^' WILBERFOUCE
Celle gloire artificielle disparaît, comme nous venons de le prouver, devant un examen attentif des motifs qui dictent la conduite de cet honorable membre. On Ta tou- jours vu peser, avec un soin scrupuleux, le pour et le contre j choisir son terrain pour signaler son patriotisme par des prouesses sans danger 5 hésiter entre le bien et le mal; tantôt se ranger sous le drapeau des hypocrites, tantôt sous la bannière des whigs; faire valoir, auprès des ministres, les sacrifices qu'il leur accorde-, auprès des mem- bres de l'opposition , ses déclamations pour les noirs et sa philanthropie africaine. Quand la première ardeur de l'en- thousiasme général en faveur de l'émancipation des es- claves parut s'apaiser, M. Wilberforce ne montra plus cette fougue de prosélytisme qu'il avait déployée -, sa ferveur se modéra, et, sans l'opiniâtre héroïsme de Clarke, ce trei- zième apôtre , doué d'un esprit gigantesque comme son corps et d'une fermeté aussi inébranlable que sa foi était profonde, les temporisations de M. Pitt, acceptées et sanc- tifiées par M. Wilberforce, eussent encore reculé l'époque d'affranchissement et de gloire pour l'espèce humaine, où la liberté et les droits politiques de toutes les races furent enfin proclamés.
Opposons à l'incertitude d'un politique si ondoyant et si divers, la fixité d'un homme qui n'a jamais dévié d'une ligne , ni perdu de vue l'objet unique de son existence. Observez lord Eldon, naguère chancelier du Royaume- Uni : vous diriez que ce n'est pas du sang qui coule dans ses veines, tant il souffre avec patience les maux d'autrui, tant il a de grandeur d'ame pour les calamités qui ne l'at- teignent pas ! Cet héroïsme peu coûteux a fait sa réputation de bonhomie. C'est un cœur, mais un cœur I... sa voix est si douce, sa révérence si polie, son accueil si affable , son sourire si gracieux ! il est si fertile en bons mois , en heu- reuses plaisanteries, en délicates inventions, en railleries
ET LORD ELDON. -^qS
innocentes qui prouvent toute la sérénité de son ame I c'est un homme charmant.
Au fond de tout cela, et sous cette belle philosophie , se cache un admirable fonds d'égoïsme. Imperturbable tant que vous n'attaquez pas son repos et son bien être , lord Eldon s'éveille et se révolte si vous avez le malheur de toucher à cette arche sainte. Le monde peut crouler, il ne bougera point : mais qu'une visite importune le dérange pendant son repas ou son sommeil ] qu'une cheminée mal réparée laisse tomber, pendant qu'il est à table , les flots d'une suie qui Taveugle^ que la Chambre des Communes lui demande compte des obligations de sa charge : sa pa- tience et son impassibilité le quittent. Il rougit, il pâlit : la colère le saisit , le domine et Temporte ^ et ce même homme que nous avons vu si doux, si courtois, si bénin, marcher bourgeoisement de son hôtel au palais , un parapluie sous le bras , saluant le simple avocat qu'il rencontre, et gagnant tous les cœurs par la physionomie la plus inofFensive qui se puisse trouver ^ ce même homme, l'œil enflammé, le verbe haut, ne se connaissant plus, vous prouvera combien il est aisé de montrer de la modération quand il s'agit de l'intérêt d'autrui, et difficile d'imposer un frein aux mouvemens d'un égoïsme troublé dans ses jouissances et inquiété dans son bien être.
Comme politique , lord Eldon est invariable : c'est le torysme qui s'est fait homme. Intelligence, volontés, désirs, philosophie , science, il rapporte tout à un centre unique , la vénération due au pouvoir. Il se regarde comme un meuble, un instrument, une tapisserie de palais ^ le velours cramoisi qui garnit le troue est moins fixe à son poste que le chancelier dans ses principes. Sa destinée dépend du sourire qui raccueille au lever du prince. Sa servilité a toute la franchise de Tindépendance , toute l'audace de la plus fière liberté. Qu'on propose une loi XVI. 17
^46 M. WILBER FORCE
subversive de tous les dioils publics, il la sanctionne \ une fatale usurpation, il la défend: une suspension dos libertés de l'Angleterre, il est là pour Fappuyer. Immobile soutien du privilège, inébranlable ennemi du peuple, sa baine, son zèle, son érudition poursuivent par delà les mers les défenseurs de la liberté publique, s'opposent à toutes les améliorations, repoussent jusqu'à l'ombre de l'innovation, combattent l'émancipation des calboliques, accumulent les argumens en faveur de la traite des noirs , et soutien- nent, avec unevébémence passionnée, les accusations de haute trabison. Dans le procès récent de la reine d'Angle- terre, on l'a vu verser des larmes en instruisant cette ridicule et odieuse affaire, et, les yeux baignés de pleurs, toujours fidèle à son intérêt propre, toujours soumis à l'au- torité suprême , témoigner à la fois la bonté de son cœur et sa passive obéissance.
Oui , c'est un très-bon bomme que lord Eldon : on peut même louer son intégrité scrupuleuse, tant que les inté- rêts du pouvoir ne font point pencber entre ses mains la balance de la justice. Esprit minutieux et exact, les subti- lités et les arides minuties de la cbicane amusent et occu- pent tous ses momens. Inaccessible aux émotions de l'hu- manité, indifférent casuiste , il se plaît à peser, comparer, analyser, et quintessencier, pour ainsi dire , les dupliques, répliques , tripliques , fins de non recevoir , assignations sur assignations, argumens et fractions d'argumens , dont se compose le tissu fragile du grand art des procès. Ses éternelles lenteurs , ses interminables scrupules attestent son impartialité ; mais le pouvoir montre-t-il une préfé- rence ? l'intérêt du privilège se rattache-t-il à l'affaire dont il s'occupe? aussitôt tous les scrupules sont levés; plus d'indécision , plus de doutes. Comme on voit l'aiguille do la boussole vibrer, vaciller et pivoter avec force pour se rapprocher de l'aimant qui l'attire , le chancelier subit
ET LORD ELDO]y. 'î^n
l'influence que les volontés suprêmes de la cour exercèrent toujours sur son ame, sur sa pensée, sur ses actions. Il se tourne vers son pôle , et règle sa décision sur celle que lui dicte le pouvoir.
Ainsi, lesjiommes que la nature n'a pas doués d'é- nergie, dont la raison ne s'appuie pas de principes arrêtés et sévères, peuvent, avec beaucoup de douceur et de bonté dans l'ame , s'acquitter fort mal de leurs devoirs politiques. Flexibles instrumens , ils exécutent , les veux fermés , la volonté de leurs maîtres. Leur indolence, leur égoïsme , l'amour de leurs aises , peut-être la reconnaissance et l'a- mitié , les portent à servir , sans scrupule et sans réserve, les passions ou les caprices du prince. On s'étonne de voir ces personnages, si aimables dans la vie privée, se cuirasser, pour ainsi dire, contre tous les remords qui devraient exci- ter cbez eux le patriotisme, la vertu, l'amour des hommes, et s'armer d'une impitoyable, aveugle etservile opiniâtreté. Hélas ! la férocité est souvent moins cruelle que la faiblesse ; et je ne connais personne d'aussi dangereux que ces gens , qui, comme Plutarque le leur reproche, ne savent pas dire : Non.
D'autres ont des remords de conscience et des intentions de patriotisme-, on a vu des hommes dévoués aux ministres se dégoûter, par accès, de leur constante bassesse. Le chan- celier est incapable de ces retours : est-ce défaut de prin- cipes , perversité , ou folie ? non 5 c'est pure bonhomie , manque d'imagination , froideur d'ame. Sa main signe la mort de dix mille Irlandais proscrits et ne tremble pas : est- ce cruauté? non ; les cris de leur agonie ne viennent pas jusqu'à ses oreilles-, mais il dînera ce soir à la table d'un prince du sang. Il voue à l'esclavage un continent tout entier, sans remords, sans y penser : est-ce barbarie ? non 5 mais comment désobéir à son bienfaiteur et manquer de respect pour son maître ? la main d'un grand seigneur est
^4^ I^E LA TIMIDITÉ DES SAVANS.
si douce à toucher ^ le sac de coton qui supporte le trône des chanceliers d'Angleterre est un siège si commode !
( JVew Monthly Magazine. )
DE LA TIMIDITE DES SAVANS.
« And of bis port as meek as is a maid (i). »
Les savans ont, en général , une vie contemplative et retirée, et cette double circonstance contribue à produire Tefifet en question. Une vie studieuse suppose aussi que celui qui la mène s'est choisi des modèles d'un caractère élevé et idéal , ce qui communique à l'esprit un tour am- bitieux ^ or une certaine susceptibilité de senlimens est la suite inévitable de Torgueil.
Qu'une existence obscure et solitaire donne nécessaire- ment de la mauvaise honte et de la gaucherie , cela est trop évident pour valoir la peine d'être dit. Il est impossible d'être agréablement dans le monde sans en connaître les usages, et d'en connaître les usages sans y aller souvent. On ne saurait bien faire , et sans un certain degré d'hési- tation et d'embarras , ce qu'on ne fait que dans des occa- sions particulières et à de longs intervalles. Il est aussi raisonnable de vouloir qu'un savant ou un rustre danse avec grâce et un air d'aisance sur une corde tendue , que de les introduire dans un cercle gai et brillant , dans l'es- poir qu'ils brilleront , en racontant avec grâce l'anecdote du jour, ou dans un échange de réparlies spirituelles et
(i) « Et son air est aussi doux que celui d'une jeune fille. »
DE LA TIMIDITÉ DES SA.VAJNS. I^g
légères, u Si vous n'avez pas vu la cour, dit Touchslone , vos manières seront mauvaises , et, si elles sont mauvaises, vous êtes un homme perdu. »
L'autre cause de la timidité des lettrés étant moins évi- dente , mérite d'être davantage approfondie. Un homme qui se condamne à des études longues et laborieuses, pour arriver à une conclusion , perd naturellement la promp- titude et l'aisance qui caractérisent la brillante frivolité d'un causeur de salon. Il y a une certaine élasticité de mou- vement, une chaleur d'esprits animaux, qui ne se trouvent guère que chez ceux qui ne se sont jamais occupés que du moment , et qui n'ont pas été plus loin que les sur- faces. Le savant qui rencontre de tous côtés des doutes et des incertitudes, et qui même s'occupe de préférence des sujets qui sont le plus obscurs, devient irrésolu, scep- tique, distrait. Toutes les opérations de son esprit sont lentes , circonspectes ^ il s'avance de biais et par des circuits , au lieu d'aller hardiment et promptement droit au but. Comme les difficultés de la route se multiplient à mesure qu'il s'y enfonce davantage, son allure devient toujours plus lente et plus timide. Il ne rase pas légèrement le sol , mais il s'y enfonce profondément, et, comme la fourmi, il s'y avance dans l'ombre par des degrés imperceptibles , en rejetant, par-dessus, de la boue et des débris pour marquer sa trace. Il en résulte qu'il est ébloui par chaque lumière soudaine , déconcerté par toutes les questions imprévues , pris à l'improviste et à son désavantage dans toutes les oc- casions critiques. Il lui faut du tems pour se recueillir, examiner les objections et faire des recherches nouvelles. Cette manière est bien différente de la marche hardie, dé- libérée, de l'homme d'affaires et de l'homme du monde. Le savant, qui se trouve fréquemment dans des circonstances embarrassantes pour sa timidité, surtout s'il est d'un carac- tère réfléchi et candide , perd bientôt contenance en per-
25o DE L.\ TIMIDITÉ DES SAVANS.
dant sa confiance en lui-même , ou du moins dans l'idée que les autres se font de lui. Ses études ne l'ont pas rendu sage, elles lui ont appris seulement l'incertitude de la sagesse^ elles lui ont donné d'excellentes raisons pour sus- pendre son jugement, quand d'autres jetteraient avec au- dace, dans la balance, le poids de leurs intérêts particu- liers ou de leur présomption.
Celui qui s'occupe sincèrement de la recherche de la vé- rité ne considère rien comme convenu. Il lui faut des preuves positives et un examen scrupuleux. Il ne veut ni en imposer aux autres, ni s'en imposer à lui-même par des apparences sans réalité. Il consacre des années entières de travaux pénibles et d'un enthousiasme persévérant à s'approprier la connaissance d'un art, ou à approfondir une science, et le résultat de ses efforts est fort souvent incertain. Il croit, d'après cela, que les autres succès doivent être obtenus de la même manière; on ne parvien- drait pas à faire entrer dans sa tête qu'un objet de quel- que prix puisse être enlevé par un coup de main. Loin de s'enorgueillir d'avantages qu'il obtiendrait par des voies faciles et vulgaires, il en serait honteux. Il ne suppose pas que ceux dont il ambitionne le suffrage puissent être sur- pris par de grands airs et des prétentions sans fondement. Dans sa persuasion , tout ce qui est bon n'est obtenu que par de longs travaux ; et il imagine que l'importance des moyens doit être nécessairement proportionnée à celle du but. Dans ses occupations habituelles, il sait qu'il y a toujours des difficultés pour fatiguer la patience , lasser les nerfs les plus vigoureux et ébranler le plus ferme cou- rage. S'il existe un objet plus digne qu'un autre d'exci- ter les sollicitudes du sage, de faire frémir intérieurement son cœur au seul espoir d'un succès lointain , il ne saurait croire qu'il suffise, pour enlever ce gros lot dans la grande loterie de la vie , d'une main audacieuse et légère. On ne
r)V. LA TIMIDITÛ nKS SAVAJNS. '20 1
parvient pas à peindre un tableau, en posant devant une glace pour s'y admirer, ou à résoudre un problème par des airs prëpondérans et hautains. Le savant calcule qu'il en est de même du monde -, et il courtise les belles comme il cour- tise les muses ': dans la conversation , jamais il ne hasarde un mot sans être convaincu qu'il a quelque chose de mieux à dire que ceux qui sont présens ; et, quand il s'attribue un avantage quelconque, il fait en sorte de prouver, à lui et aux autres, qu'il le possède réellement. Ce n'est que bien tard, et quand il n'est plus tems , qu'il parvient à com- prendre que l'impudence est la monnaie courante dans les affaires de ce mondes que la fortune ne s'arrête jamais pour attendre qu'on profite des facilités qu'elle offre , qu'il faut la saisir au vol ^ qu'en général l'on sympathise davantage avec ceux qui se rendent eux-mêmes justice , et même qui font prévaloir de vive force leurs prétentions , qu'avec ceux qui doutent perpétuellement d'eux-mêmes, et qui vont toujours sollicitant l'opinion des autres pour se rassurer et s'enhardir, u Les fous s'engagent avec confiance dans des routes où les sages craignent de s'avancer^ » et le mérite modeste apprend à ses dépens qu'une main hardie et un front impudent réussissent là où la timidité est mise de côté ou succombe-, qu'une physionomie épanouie et enjouée est préférée à des traits chagrins ou mélancoliques, et la santé , la vivacité des esprits animaux , à une consti- tution souffrante et nerveuse -, que , pour réussir, un homme doit avoir des signes certains et incontestables de sa con- fiance en lui et dans ses chances de succès, au lieu de fatiguer tout le monde de ses scrupules et des craintes qu'il a de ne pas atteindre une perfection imaginaire. Notre pauvre let- tré se met un peu à l'écart, mais un monde impitoyable, qui noblement s'attaque toujours aux faibles, le repousse encore plus loin. Plus ces rebuffades se multiplient, moins
^52. DE LA Tl.MIDITÉ DES SAVANS.
il est en état d'y résister et de lutter avec ceux qui s'avancent dans la même carrière et qui tendent au même but. Il aban- donne alors un combat trop inégal, il se retire du théâtre et reste un spectateur passif, mais non paisible, de ce qui se passe sur la scène. Dans le fait, Faction est plutôt le produit d'une résolution ferme et prompte, que des raisonnemens profonds ou subtils. D'ailleurs on peut supposer que ceux qui montrent de l'assurance dans leurs propres moyens ne trahiront pas les intérêts qu'on leur confiera, par fai- blesse ou absence d'énergie. L'opinion que nous nous for- mons des autres est , en général , déterminée par des observations bâtives et superficielles-, ce qui parle à l'imagi- nation , ce qui frappe les sens est donc d'une grande im- portance. Dans les choses populaires et mondaines , il faut employer des moyens mondains et populaires, et ne point fonder ses chances de succès sur des qualités modestes et cachées , que les grossiers organes du vulgaire ne sauraient apercevoir.
La vie est un combat, et c'est surtout dans l'arène des sa- lons qu'il s'engage. Des amours-propres et des prétentions de tout genre y luttent sans cesse , tantôt secrètement et tantôt à découvert. La politesse y est une chose rare 5 celle que l'on y trouvé ne consiste guère que dans l'observation d'un certain nombre de formules conventionnelles. La véri- table politesse, au contraire, vient du cœur j c'est la bonté qui en est la source et le principe. C'est par bonté qu'au milieu des entraînemens d'une conversation animée, nous nous rendons un compte rapide des positions diverses de nos interlocuteurs, et que nous exerçons sur nos paroles une surveillance assez exacte, pour ne jamais en offenser ou en peiner aucun. Les personnes dont l'éducation a été le plus soignée, ceux même qui ont vécu dans les cours, s'ils n'ont pas de bonté dans l'ame, seront durs et grossiers
DE L.\ TIMIDITÉ DES SAVATS5. ^53
dans beaucoup d'occasions. Les conseils suivans ne paraî- tront donc pas déplacés à ceux qui se présentent dans ces champs clos de notre civilisation moderne.
In peace , there's nothing so becomes a man ,
As modest stlllness and huniility :
But when the blast of war blo"ws in our ears ,
Then imitate the action of the tyger;
Stiffen the sinews , summon up the blood ,
Disguise faîr nature with hard— favour'd rage :
Then lend the eye a terrible aspect;
Let it pry through the portage of the head ,
Like the brass cannon ; let the brow o'erwhelm it
As fearfully, as doth a galled rock
O'erchang and jutty bis confounded base,
Swill'd with the wild and wasteful océan (i).
Ces avis, tout sages qu'ils sont, ne sont pas de mise pour Thomme qui est accoutumé à placer toutes ses espé- rances de succès dans ses méditations philosophiques. Les succès faciles, bruyans, de ceux qui ont pris bien moins de peine que lui, le découragent. Il perd sa propre estime, et il n'a plus aucune mesure certaine pour apprécier lui et les autres. Il suppose que chez lui tout est à réformer; mais, comme il a un goût trop délicat, pour admirer ceux qui réussissent, au lieu d'adopter un costume à la mode, d'apprendre à saluer, de faire des armes pour fortifier ses nerfs, et donner à sa tournure quelque chose de plus dé- gagé et de plus libre , il aggrave ses défauts et ne les cor- rige point. Il veille sur le choix de ses paroles avec un soin encore plus minutieux, il polit davantage son lan-
(i) «Dans la paix, rien ne convient davantage à un homme qu'un air modeste et tranquille ; mais quand la voix de la guerre e'clate à notre oreille, imite l'action du tigre. Pvoidls tes nerfs, que ton sang bouillonne ; cache les doux penchans de ta nature sous une rage soutenue. Que ton œil prenne un aspect terrible ; qu'il perce à travers son ouverture , comme un canon d'airain , et qu'un sourcil menaçant l'ombrage, de même que le rocher qui se projette en avant de sa base rongc'e parles flots d'une mer turbulente.»
254 nE LA TIMIDITÉ DES SAVANS.
gage, il adoucit sa voix , il raffine de plus en plus ses senli- mens : à la fin , satisfait du résultat de ses efforts , il espère que les hommes le jugeront impartialement ; que le «pu- blic, tôt ou lard lui rendra justice , que la fortune lui sou- rira et que la beauté ne lui sera plus contraire. Oh malorel il est juste au même point, ou plutôt il est pire qu'aupara- vant.
Une autre circonstance contribue aussi à embarrasser le jugement et à augmenter les difficultés du savant qui quitte sa retraite pour entrer dans le monde. On dirait qu'il y est tombé des nues. Il ne s'était mis en contact qu'avec des personnages historiques, et ne s'était occupé que de pro- positions abstraites -, il n'avait aucune idée exacte des choses et des hommes de notre tems. Il ne sait comment réconcilier ses idées absolues avec les maximes circon- spectes et flexibles du monde. La foule des mortels sublu- naires paraît incompréhensible à ce nouvel arrivé d'Uto- pîa. Il a été habitué toute sa vie à considérer quelques grands noms, comme des dieux, comme des étoiles fixes dans le firmament de la gloire, et à n'estimer lui et les autres que par le culte plus ou moins dévoué qu'ils ren- daient à ces idoles. Mais tous ceux qui ne sont pas au nombre de ces dieux privilégiés, ou qui ne font pas partie du sacerdoce qui leur est consacré, il les considérait comme de misérables vers rampans sur la surface de la terre, et dépourvus de toute valeur intellectuelle. Il est, par con- séquent , fort surpris et presque choqué quand il daigne se mêler à ses semblables , et qu'il reconnaît que ces mortels vulgaires sont de la même dimension que lui, qu'ils ont des mots, des idées, des sentimens comme les siens, et qu'ils ne sont pas de purs chiffres , ainsi qu'il l'avait supposé. Après les avoir dépréciés, il commence à les estimer au- delà de leur valeur. Comme il ne s'attendait à rien de sem- blable, il en est plus frappé. Le plus petit éclair de bon
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sens ou de gaîté lui semble pétillant d'esprit ou de sagesse ^ il est déconcerté des objections qui lui viennent d'un côté si inattendu -, il suppose que ses avantages ne sont d'aucun prix , parce qu'ils ne sont pas les seuls , et il se relire d'une lutte pour laque'lle il n'a pas d'armes et qui le dégrade à ses yeux. Le chevalier de la Manche , battu par des muletiers, se console en disant qu'il a eu tort de combattre avec des plébéiens. L'orgueil de la science vient aussi au secours de la gaucherie du novice sans expérience, et il tâche de ne plus voir dans sa défaite que la honte d'un engagement avec des inférieurs. Plus l'importance que l'on aura attachée aux lettres sera exclusive , plus les mécomptes de ce genre seront multipliés, et plus on en éprouvera de surprise.
Ceux qui ont fait de grands efforts pour parvenir à un but, sont rarement les trompettes de leur propre renom- mée : et je crois qu'on peut considérer comme une règle à peu près générale que nous recevons précisément autant d'hommages des autres , que nous en obtenons par nos propres déclarations, par nos formes et les airs que nous prenons -, mais celui qui a exécuté de grandes choses ne les trouve pas , par suite de l'habitude, aussi extraordinaires que les autres. Il est rare qu'il soit fier de son succès, car il est moins préoccupé de ce qu'il a fait que de ce qu'il au- rait pu faire. Des efforts inquiets, pénibles, persévérans , pour arriver à un grand but, ne produisent que bien ra- rement des sentimens de suffisance et d'admiration pour nous-mêmes. Il reste bien peu de tems à ceux dont toutes les facultés sont sans cesse en mouvement, pour se glori- fier des résultats qu'ils obtiennent. Les travaux intellec- tuels, comme les travaux plus humbles du corps , épuisent et diminuent la vivacité des esprits. D'ailleurs, l'impres- sion de satisfaction que produit le succès d'une entre- prise difficile doit être bien légère, à côté des efforts et des sollicitudes qui ont précédé ce succès. Il n'y a que ceux
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qui li'onl rien fait, qui s'imai^ineiU qu'ils peuvent tout faire, et qui ont les dispositions et le tems nécessaires pour s'admirer. Les sots , dont toutes les opinions sont d'em- prunt , ne résistent guère à la satisfaction qu'un fat éprouve de lui-même ; et l'on pourrait dire que la sottise est le mi- roir naturel de la vanité. On a observé avec raison que les véritables héros en avaient rarement l'air, du moins aux yeux de la multitude -, et les philosophes n'affectent point les dehors de la sagesse. Ou les grandes choses ont été ob- tenues par beaucoup de peines et de travaux, qui impri- ment au caractère une teinte austère qui laisse peu de prise à la vanité ^ ou bien elles sont le produit d'un génie heureux et facile , et alors elles ont coûté trop peu de peine à celui qui les a faites, pour exciter beaucoup son amour- propre, et, au lieu de s'admirer, il s'étonne de la surprise des autres. P^ix ea nostra voco : telle est la devise des ta- lens spontanés.
L'homme qui a passé toute sa vie et employé toutes ses facultés pour se mettre en mesure de répondre à cette question : Quelle est la vérité ? méprise le mensonge et tout ce qui s'en approche. Cette vérité , objet de toutes ses re- cherches, devient pour lui une espèce de culte. La grossiè- reté de l'erreur choque la délicatesse de ses perceptions, comme un artiste qu'on obligerait de barbouiller une en- seigne ou de faire une caricature. Son esprit ne peut s'ac- coutumer à l'idée de tirer quelque avantage d'une source aussi impure et aussi honteuse. Si vous me dites que tel individuestun profond métaphysicien , et que vous ajoutiez qu'il est dans l'usage de se faire valoir par de grossières vanteries, je n'en croirai rien. Après avoir cherché à con- naître la nature et la vérité par des investigations patientes et des distinctions subtiles , qu'il réussisse ou qu'il suc- combe , il ne saurait envier une réputation bâtarde , ob- tenue par surprise et par de vaines rodomontades. Des in-
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téréts positifs et personnels absorbent la plus grande partie de l'attention de l'ignorant ou de riiomme du monde, qui ne considère pas ce que sont les choses en elles-mêmes , mais ce qu'elles sont par rapport à lui ^ le philosophe , au contraire, trouve ses jouissances dans la contemplation de vérités absolues et générales. La philosophie apprend à se connaître soi-même, et cette connaissance prévient les exa- gérations de notre amour-propre. On a remarqué qu'en gé- néral les mathématiciens étaient d'une probité exacte , et on m'a assuré que les charpentiers, qui font tout avec la règle ell'équerre, étaient d'honnêtes gens. Shakspeare, si grand observateur de la nature et des hommes, dans la comédie intitulée Un songe dune nuit d'été , a fait de Snug, le me- nuisier, le personnage moral de la pièce. On me deman- dera peut-être si les poètes , et en général les auteurs des ou- vrages d'imagination, sont aussi désintéressés et se rendent une justice aussi exacte.^ J'avouerai qu'il serait difficile de les disculper entièrement du reproche de vanité ^ cependant la plupart sont trop absorbés par leurs créations idéales^ qui ont aussi leur genre de vérité , pour tâcher d'en im- poser aux autres sur des points de fait. Les préoccupations habituelles du poète sont des rêves -, le menteur ne pense qu'à lui, et cherche à surprendre ses auditeurs par un mélange d'impudence et d'hypocrisie. Mais, dit-on, les prêtres sont des hommes éclairés ; et cependant, dans pres- que tous les pays, ils sont cités pour leur esprit de ruse et leurs vues intéressées. Ceci est une exception à laquelle on doit s'attendre. Je n'entends parler que de la tendance na- turelle des choses, et non pas des mauvais biais qui leur sont donnés par leur combinaison forcée avec d'autres principes.
Le plus fâcheux effet de cette timidité, de cette dépres- sion des esprits , c'est quand un homme , par suite de la défiance qu'il a dans ses moyens , recherche la mauvaise
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compagnie, ou, ce qui est pire encore, forme une alliance au-dessous de lui. Sous ce rapport personne ne fut plus digne de pitié que Gray (i), dont la timidité extrême ne lui permettait pas de fréquenter familièrement la société même des professeurs qui appartenaient au collège dont il était membre. Comme le hibou, il semblait fuir la lumière du jour, et, comme lui, il était poursuivi partout où il pa- raissait. Souvent même on allait Tassaillir jusque dans les retraites les plus secrètes « où il tenait sa cour solitaire. » Il était pourchassé de collège en collège , et en butte à une persécution insupportable pour un homme d'un caractère si retiré et si indolent. Cette persécution le détermina à se replier encore davantage sur lui-même , à relire ses au- teurs favoris, à correspondre avec ses amis éloignés. La seule idée de voir son portrait placé en tête de ses ouvrages le mit hors de lui-même • et il mourut de l'agitation ner- veuse que lui causa la publicité que son savoir, son goût et son génie avaientdonnéeà son nom. Cette vie de reclus était, à tout prendre , très-préférable encore à celle de Porson , qui , parce qu'il ne voulait pas se soumettre à la contrainte que la société impose, et qu'il n'avait point les avantages extérieurs nécessaires pour y réussir, se permettait les divertissemens les plus ignobles , passait ses jours et ses nuits dans les cabarets, ne s'inquiétait pas avec qui et où il se trouvait , pourvu qu'il pût parler à quelqu'un et qu'il eût quelque chose à boire , et qui , pour nous servir de son expression , passait sans cesse de Thumble porter slu tohaj impérial. Ce malheureux unit par périr victime d'un genre de vie qui , dans le principe , n'avait été déterminé que par un sentiment de mauvaise honte. A la fin il n'y avait plus que le travail qui pût le détourner de ses ignobles jouissances^ mais quand quelque chose réclamait tout son
(i) Auteur du Cimetière de village et de plusieurs autres poésies, presque toutes d'un caractère rêveur et me'lancoliqiie.
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teras et toute son attention, il se renfermait chez lui ou à l'université pour collationner de vieux manuscrits ou pu- blier une tragédie grecque. Tant que cela durait il ne pre- nait pas une seule goutte de vin et ne voyait aucun compa- gnon de débauche. La dernière fois que je le rencontrai, c'était à ITnslilution de Londres, et je me rappellerai long- tems le contraste que faisait son élocution suave et polie avec sa mauvaise redingote noire toute couverte de toiles d'araignées. Il est vraiment déplorable que des hommes semblables tombent dans une pareille dégradation , par suite de leur gaucherie et de leur absence de formes sociales. j>L'iis , dira-t-on , Shéridan fit une fin aussi triste et mena le même genre de vie , quoique dans un cercle plus bril- lant. Oui, sans doute; et quoique Shéridan, avec son nez de pourpre (Çt la vivacité de son regard , ne put pas être taxé de mauvaise honte, ses fautes sont venues d'un prin- cipe qui y ressemble beaucoup, c'est-à-dire du manque de cette noble indépendance et de cette confiance dans ses propres ressources , qui devraient toujours distinguer le génie , et de l'ambition dangereuse de se faire des appuis et des prôncurs dans les personnes de haut rang. L'afifec- tation de la société des lords n'annonce pas un caractère plus élevé que l'amour de celle des cordonniers ou des garçons de cabaret; car c'est pour nous faire admirer de la multitude que nous désirons être vus dans la société de nos supérieurs. Le ton du patronage littéraire s'est sans doute fort amélioré depuis une centaine d'années. On ne verrait plus maintenant un auteur dramatique prier une grande dame d'accepter une loge à la première représentation de sa pièce, pour intimider le parterre et l'empêcher de sif- fler, et c'est avec un mélange d'incrédulité et de honte que nous voyons, dans un roman de Fielding, le curé Adam boire son aie dans la cuisine de I\L Booby. Aujourd'hui la littérature a pris à peu près son niveau. Elle n'est plus ex-
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compagnie , ou, ce qui est pire encore, forme une alliance au-dessous de lui. Sous ce rapport personne ne fut plus digne de pitié que Gray (i) , dont la timidité extrême ne lui permettait pas de fréquenter familièrement la société même des professeurs qui appartenaient au collège dont il était membre. Comme le hibou, il semblait fuir la lumière du jour, et, comme lui, il était poursuivi partout où il pa- raissait. Souvent même on allait l'assaillir jusque dans les retraites les plus secrètes « où il tenait sa cour solitaire. » Il était pourchassé de collège en collège , et en butte à une persécution insupportable pour un homme d'un caractère si retiré et si indolent. Cette persécution le détermina à se replier encore davantage sur lui-même , à relire ses au- teurs favoris , à correspondre avec ses amis éloignés. La seule idée de voir son portrait placé en tête de ses ouvrages le mit hors de lui-même • et il mourut de l'agitation ner- veuse que lui causa la publicité que son savoir, son goût et son génie avaient donnée à son nom. Cette vie de reclus était, à tout prendre , très-préférable encore à celle de Porson , qui , parce qu'il ne voulait pas se soumettre à la contrainte que la société impose, et qu'il n'avait point les avantages extérieurs nécessaires pour y réussir, se permettait les divertissemens les plus ignobles , passait ses jours et ses nuits dans les cabarets, ne s'inquiétait pas avec qui et où il se trouvait , pourvu qu'il pût parler à quelqu'un et qu'il eût quelque chose à boire , et qui , pour nous servir de son expression , passait sans cesse de l'humble porter a.u tolcay impérial. Ce malheureux finit par périr victime d'un genre de vie qui , dans le principe , n'avait été déterminé que par un sentiment de mauvaise honte. A la fin il n'y avait plus que le travail qui pût le détourner de ses ignobles jouissances^ mais quand quelque chose réclamait tout son
(i) Auteur (lu Cimetière de village cl de plusieurs autres poe'sles , presque toutes d'un caractère rêveur et mélancolique.
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tems et toute son attention, il se renfermait chez lui ou à l'université pour collationner de vieux manuscrits ou pu- blier une tragédie grecque. Tant que cela durait il ne pre- nait pas une seule goutte de vin et ne voyait aucun compa- gnon de débauche. La dernière fois que je le rencontrai, c'était à l'Institution de Londres, et je me rappellerai long- tems le contraste que faisait son élocution suave et polie avec sa mauvaise redingote noire toute couverte de toiles d'araignées. Il est vraiment déplorable que des hommes semblables tombent dans une pareille dégradation , par suite de leur gaucherie et de leur absence de formes sociales. Mais , dira-t-on , Shéridan fit une fin aussi triste et mena le même genre de vie , quoique dans un cercle plus bril- lant. Oui, sans doute ^ et quoique Shéridan, avec son nez de pourpre (Çt la vivacité de son regard , ne put pas être taxé de mauvaise honte , ses fautes sont venues d'un prin- cipe qui y ressemble beaucoup, c'est-à-dire du manque de cette noble indépendance et de cette confiance dans ses propres ressources , qui devraient toujours distinguer le génie , et de l'ambition dangereuse de se faire des appuis et des prôneurs dans les personnes de haut rang. L'affec- tation de la société des lords n'annonce pas un caractère plus élevé que Tamour de celle des cordonniers ou des garçons de cabaret^ car c'est pour nous faire admirer de la multitude que nous désirons être vus dans la société de nos supérieurs. Le ton du patronage littéraire s'est sans doute fort amélioré depuis une centaine d'années. On ne verrait plus maintenant un auteur dramatique prier une grande dame d'accepter une loge à la première représentation de sa pièce, pour intimider le parterre et l'empêcher de sif- fler, et c'est avec un mélange d'incrédulité et de honte que nous voyons, dans un roman de Fielding, le curé Adam boire son aie dans la cuisine de IVL Booby. Aujourd'hui la littérature a pris à peu près son niveau. Elle n'est plus ex-
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posée aux dédains des grands ou aux outrages de la canaille. Toutefois il ne faut pas espérer que la science reprenne jamais le rôle qu'elle jouait sur la scène du monde, quand elle était associée au sacerdoce , qui alors dictait ses lois aux maîtres de la terre par l'autorité de la persuasion ^ doux et superbe empire, qu'il a follement troqué pour exercer une influence précaire sur les esprits par la superstition et la crainte.
Je me rappelle d'avoir entendu une dame de beaucoup de sens et de pénétration considérer, comme une consé- quence naturelle de la timidité des savans , les bommages qu'ils adressent à des chambrières , parce que la gaucherie de leurs formes , et l'ignorance où ils sont des usages ordi- naires de la société , les font désespérer de réussir près des femmes qui occupent un certain rang dans le rtionde. N'o- sant pas aspirer aux succès qu'il ambitionnerait le plus , et cependant poursuivi du besoin de réaliser les rêveries d'une imagination tendre et romanesque, le lettré va offrir ses sentimens délicats à quelque Dulcinée du Toboso, sen- limens qui auraient fait le bonheur et la gloire de femmes d'une tout autre espèce , s'ils leur eussent été exprimés. C'est ce qui explique des unions si étranges entre de beaux gé- nies et des femmes ignobles ou stupides. C'est ainsi que Rousseau s'est attaché à Thérèse, et que Pétrarque se con- solait, dans de vulgaires amours , des froideurs de Laure. Peut-être y a-t-il dans la conduite du lettré autant d'orgueil que de modestie. Non-seulement il craint de ne pas trouver de retour là où il lui serait le plus agréable d'en rencon- trer-, mais il redoute aussi, pour son amour-propre, l'hu- miliation d'un refus, et le reproche de tendre à un but trop au-dessus de lui. D'ailleurs, vivant comme il le fait, dans un monde idéal, il dépend de lui de parer sa divi- nité , quelle qu'elle soit , de tous les charmes qu'il a rêvés. Son imagination s'échauffe sur une Fanchctle ou une
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Marton , comme celle d'un artiste sur la cire ou le limon qu'il pétrit dans ses mains. Plus le contraste est grand entre les qualités qu'il lui attribue si généreusement, et la position où le sort l'a placée, plus il est satisfait d'elle et de lui. Il l'aime davantage, parce que , dans son opinion, elle doit tout à elle-même , et il est fief d'avoir reconnu ce mérite caché.
Le meilleur moyen de guérir la fausse modestie, ainsi que le malaise et les extravagances dont elle est l'occasion, serait, pour Thomme d'habitudes studieuses et retirées, de considérer qu'il appartient à une sphère d'action toute spé- ciale, très-différente des scènes ordinaires de la vie, et en conséquence de plaider l'excuse d'ignorance , et de récla- mer les privilèges accordés aux étrangers et à ceux qui ne parlent pas la même langue. Si quelqu'un voyage dans une diligence étrangère , il n'aura pas la prétention d'y briller ; il sentira que ce n'est pas à lui de soutenir la conversa- tion, et il ne perdra pas contenance pour cela. Ce qu'il a de mieux à faire , c'est de se conformer à sa nouvelle situa- tion, et de conserver des manières simples et faciles. Cha- que chose a ses limites particulières , et un petit centre qui lui est propre, autour duquel elle gravite. La véritable sagesse, dans cette vie , c'est de ne pas dévier de la route où nous nous trouvons, quelque humble qu'elle soit, et de nous contenter d'y réussir. Malheureusement ce n'est pas ainsi que la plupart des hommes se conduisent : nous som- mes honteux, parce que nous ne réussissons pas dans des choses qui nous sont étrangères, et, en nous efforçant de réparer nos bévues, presque toujours nous en commettons de plus grandes.
( New Montlilj Magazine. )
XVI. 18
ÉTAT ACTUEL
DE
L'ADMINISTRATION TURQUE.
On a beaucoup parlé des désordres qui se sont introduits dans les diverses branches de Tadministration turque, et qui doivent, avant peu, amener la destruction définitive de l'empire-, spectacle imposant que le sort réserve à la première partie du dix-neuvième siècle. INIais comme ceux qui ont écrit sur ce gouvernement impuissant et barbare se sont tenus dans des généralités plus ou moins vagues, il reste encore beaucoup de choses à diie après eux. Nous allons lâcher de suppléer à leurs omissions , à Taidedulong séjour que nous avons fait à Constanlinople, où nous sommes né. Nous commencerons naturellement notre examen, au- quel les circonstances présentes doivent donner quelque in- térêt , par l'état de la famille impériale.
Les fils du sullan , même rhérilier présomptif de la couronne, sont renfermés, chacun séparément, dans un appartement isolé, ou plutôt dans une prison, appelée en turc kafessa, ou cage de fer, située dans l'intérieur du sérail. Entourés par des murs très-élevés, ces appartemens ne sont habités que par ces infortunés, quatre ou cinq eu- nuques et cinq ou six femmes esclaves , assez vieilles pour ne pouvoir plus devenir mères. Le sultan régnant, qui, dans chacun de ses héritiers , voit toujours un rival, sur- veille constamment la conduite de ces malheureux. Il ne permet à personne de les approcher, et défend , sous peine de mort, de correspondre avec eux. Il les laisse végéter dans une complète ignorance de ce qui se passe dans l'em- pire, et les seuls précepteurs qu'il leur donne sont des
ÉTAT ACTUEL DE l'adMIMSTRATIOIS TURQUE. 163
vieillards décrépits dont il est sûr , et qui enseignent à ces princes les élémens des langues arabe et persane , l'écri- ture, etc. (i). Quelques-uns des eunuques attachés au ser- vice des jeunes princes , et qui remplissent à la fois les fonc- tions de pages et de précepteurs , leur apprennent quelque métier mécanique. Lorsque le sultan régnant a de jeunes frères, il se conduit avec eux comme il le fait avec ses mal- heureux fils, qui, même dans leur adolescence, sont tota- lement dépourvus d'éducation. La plupart des sultans sont déjà vieux quand ils parviennent au trône. Si la révolte des janissaires n'eût pas précipité Sélim du trône ^ si son neveu et successeur Mustapha IV, frère du sultan actuel ,
(i) Ce fut Soliman qui établit l'usage de renfermer les he'ritiers prc'somp- tifs (le la couronne, jusqu'au moment où ils saisissaient le sceptre. Depuis celte époque , presque tous les sultans qui parvinrent au trône étaient de la plus grossière ignorance en quittant leur prison. La brièveté toute lacédé- uionicnne de leurs ordres autographes a trahi plus d'une Fols leur manque d'instruction. Ces ordres consistaierit en ces simples mots ; « Que chacun fasse ce qui lui est prescrit | ar cet ordre! » ^ous avons vu plusieurs lettres écrites par Mustapha IV à ses favoris, et dans lesquelles les fautes d'ortho- graphe sont si no'.r.breuses et l'écriture si mauvaise qu'il est à peu près impos- sible de déchiffrer ces missives impériales. ]Mahmcud, que son oncle Sélim a beaucoup aimé , a reçu une éducation un peu plus soignée , c'est-à-dire qu'il a étudié l'arabe et le persan avec assez de succès^ Il en a profité pour lire et relire le Koran , ce qui n'a pas peu contribué à le rendre fanatique et su- perstitieux. Aussi fait-il en parlant un fréquent usage de sentences tirées du livre du prophète; ses ordres autographes même sont pleins de vers du Koran. Il fait grand cas des belles écritures. Lors de son élévation au trône , il ordonna que tous les scribes de Conslantinople lui envoyassent un échan- tillon de leurs talens. Un de ses ministres ne crut pas indione de son ranor de présenter de son écriture : Mahmoud, après l'avoir examinée, déclara qu'elle était supérieure à celle de tous les autres scribes. L'adroit ministre, pour remercier son maître, et en même tems pour montrer sa modestie, en- voya au sultan une autre pièce d'écriture qui ne contenait que cette sen- tence, si souvent citée, d'un poète persan :
« Tout défaut approuvé par le slxali devient une qualité. »
Cette flatterie plut tant à Mahmoud qu'il nomma l'écrivain reis-effendi , ou ministre des relations extérieures.
264 ÉTA^T ACTUEL
n'eût pas éprouvé le même sort, Malmioad ne serait arrivé à Tempire que dans sa décrépitude. Lorsque ces héritiers de Tempire, après avoir passé la plus grande partie de leur vie dans les langueurs de l'oisiveté et dans les privations de toute espèce d'amusement, sortent tout-à-coup de leur pri- son et parviennent au trône, les flatteries de l'essaim de lâches courtisans qui les entoure , la certitude que désor- mais tout leur est permis, la vue déjeunes et superbes esclaves , tout contribue bientôt à les enivrer, et, pour satisfaire à leur aise leurs passions brutales , ils se livrent aveuglément à la merci de leurs eunuques favoris, sur lesquels, plus encore que sur leurs ministres, ils se reposent du soin d'administrer leurs vastes possessions.
A l'élévation au trône d'un nouveau sultan, l'eunuque qui le servait dans la kafessa , en qualité de premier page, devient son kitzlar-agassi. Ce titre signifie littéralement surintendant des filles j cet eunuque prend en outre le litre de maître du palais de la félicité. Aussi ignorant dans l'art de gouverner que son glorieux maître , ce chef des eunuques noirs jouit d'un pouvoir illimité , non-seulement dans le sérail, mais encore dans tout l'empire. Sa per- sonne, que son ignominieuse mutilation rend encore plus dégoûtante , est désormais considérée comme sacrée, et son rang est égal à celui du grand-vizir, non-seulement comme chef suprême du harem impéiial , mais aussi comme ins- pecteur des revenus de la Kiahé. Son influence est si grande qu'il nomme souvent et renverse selon son caprice les grands-vizirs, les capitans-pachas , les ministres, les gouverneurs de province , etc.
Le silih-dar, ou porte-glaive du sultan (i), en sa qua-
(1) Le silih-dar est si puissant et si respecté dans le se'rail , que quand II quitte son appartement pour se rendre, à travers les immenses salons du palais impe'rial, dans le mabeïm , ou appartement du sultan (situe entre le harem et le selaralick ) , il est toujours préce'de' par des officiers appelé»
DE l'admiisistuation tluque. 265
lilé de chef de tous les dignitaires du sérail, les eunuques exceptés , a aussi une grande influence dans les affaires de l'empire. Lorsque l'individu qui occupe ce poste élevé est adroit et intrigant, il peut, de son propre appartement, déposer et même faire décapiter les grands-vizirs et les pachas, et leur suhstituer des créatures de son choix. Même les dignitaires inférieurs, tels que le premier page dont la fonction est de mettre et d'oter les bottes du sul- tan, le kahvedzibassj ^ ou celui qui présente la tasse de café , le premier barbier, parviennent souvent à gouverner l'état. Ce dernier surtout, qui, en Turquie comme ail- leurs, jouit du privilège d'amuser ses pratiques par son babil, devient très-souvent le favori du sultan, et, par suite, le dispensateur des dignités de l'empire. La sultane \alidé, ou sultane mère, réussit aussi, quand elle a quelque influence sur son fils, à jouer un grand rôle dans le gou- vernement.
Passons maintenant aux ministres du grand-seigneur.
Tout pacha à trois queues , ayant le gouvernement d'une province entière, porte le titre de vizir -, mais le gouver- neur de la capitale prend celui de vizir-supréme , ou uiziri aazam (i). C'est à lui que le grand-amiral et les pachas des provinces adressent leurs rapports officiels. Après les avoir
tzakw-challagau,(\\i\i^or\.tnX des bâtons semblables à un caduce'e. Tous ceux qui se trouvent alors sur le passage du siiih-dar doivent se hâter de reculer et même de s'enfuir , sous peine d'être assommés par les gardes-du-corps du porte-glaive.
(i; 11 porte encore d'autres titres : il est appelé veliki-mnatlak , ou lieu- tenant absolu du sultan ; sahib-devlet ^ ou possesseur du gouvernement; sahih-muhove , ou gardien du sceau impérial , etc. Ce sceau est en or et peu volumineux; le chiffre du sultan , appelé tourna ^ y est gravé. Le grand- vizir le porte toujours sur sa poitrine , sans cependant en faire jamais usage. Lorsque le sultan veut déposer un grand-vizir , il lui envole un des grands dignitaires de l'empire qui , sans autre forme de procès., arrache de la poi- irine du grand-vizir le sceau, marque de son ancienne dignité.
266 ÉTAT ACTLEL
lus , il écrit , en encre rouge , à la marge de chacun de ces rapports , un abrégé de leur contenu , auquel il ajoute son opinion, et envoie ensuite le tout au sultan. Toutes les af- faires de l'empire, étrangères et domestiques, passent sous ses yeux. En tems de guerre, c'est ce vizir qui commande la grande armée ^ tous les autres pachas, avec leurs corps d'armée respectifs, sont sous ses ordres immédiats. Comme il est le juge suprême en matières civiles et criminelles, sa cour de justice est sans appel. Ses sentences ne peuvent être annulées par son successeur. Il est aussi chef suprême de la police de la capitale, et, presque tous les vendredis , quand il quitte la mosquée, il se déguise, et, accompagné de quelques-uns de ses officiers, suivi d'un certain nombre de bourreaux , il parcourt et inspecte , incognito , les rues de Conslantinople. Malheur alors à l'individu qui, par une démarche imprudente ou par un vêtement qui contrevien- drait, à quelques égards, aux lois somptuaires en vigueur, ou par toute autre cause , déplaît au vizir : à un signe de celui-ci, qui continue sa route sans s'arrêter, la tête du malheureux tombe aussitôt sous le cimeterre des bour- reaux qui suivent son altesse. Les grands-vizirs ont une maxime bien digne du premier ministre de la Porte-Otto- mane : le mol gouverner , disent-ils, signifie châtiment. Il y a eu cependant des grands-vizirs qui se montrèrent vraiment dignes d'occuper cette place importante : tels furent les Rioprouli, le Tzorlola, lesRagib, les Kara-vizir et les Izzet \ mais ce fut le hasard seul, et non le mérite per- sonnel, qui les éleva à ce poste éminent, et la preuve, c'est qu'ils furent supplantés par des rivaux qui n'étaient pas même dignes d'être leurs esclaves.
La carrière politique des grands-vizirs se termine si sou- vent, ou par la décapitation, ou au moins par l'exil et sur- tout par la confiscation de tous leurs biens, que les ministres
DE l'administration TURQUE. O.S'J
de la Porte et le silih-dar(i) évitent ce poste dangereux avec un soin extrême ; mais, s'ils ont quelque influence ^ ils font accorder cette dignité à une de leurs créatures. C'est assez ordinairement parmi les pachas à trois queues que ces pru- dens personnages vont chercher un grand-vizir. Ces pachas, d'abord officiers subalternes à la suite des grands-vizirs ou des grands-amiraux , auprès desquels ils remplissent les fonctions de pages, de lieutenans ou de trésoriers, sont souvent d'une telle ignorance, qu'ils savent à peine lire et écrire leur nom, et n'ont aucune notion des alTaires poli- tiques ou diplomatiques de l'empire (2). Mais c'est pré- cisément cette ignorance profonde qui les recommande à leurs intrigans protecteurs, dont le principal intérêt est que le chef du ministère soit de la plus complète incapacité (3).
(1) En sa qualité de premier dignitaire du se'rail, le silih-dar est le seul qui ait droit de passer imme'diateraent de celte dignité à celle de graiid- Vizir.
(2) Un grand-Vizir, croyant quetous les ambassadeurs étrangers étaient des marchands , s'adressa un jour en pleine audience à l'internonce autrichien pour lui demander un assortiment de glaces de Venise. Sous le règne du sultan ÎNIustapha III , un grand-vizir, recevant de Thospodar de Vaiachie des dépêches contenant des rcnseignemens importans sur les grands événcmens qui se passaient alors en Europe, fit appeler aussitôt l'agent du prince et lui dit d'un ton irrité : « Ton hospodar se mêle de ce qui ne le regarde pas. Qu'a-t-il besoin de s'occuper des affaires des Infidèles? comment ose-t-il écrire à la Sublime-Porte sur des sujets qui lui sont étrangers ? Ecris-lui à l'instant même et recommande-lui bien de faire attention à l'avenir de ne pos mettre toute l'Européen combustion, car il s'en repentirait bientôt. »
(3) Il est arrivé quelquefois que \cs yénitzéri-ai^assi, ou chefs des janis- saires, ont été promus à la dignité de grands-vizirs. Ces hommes , simples soldats d'abord , élevés dans des casernes et ne connaissant rien autre chose que les privilèges et les intérêts de leur corps, étaient, en général, si gros- siers et si ignorans, que, quand ils devenaient grands-vizirs, ils ne faisaient que des sottises. Sous le règne de Mustapha IV, frère du sultan actuel , le ministre ottoman , afin de repousser les propositions faites par le général Sébasliani , sans que cet ambassadeur pût se plaindre de la mauvaise vo- lonté des gouverneurs turcs , envoya chercher, pour assister à la conférence diplomatique, l'aga des janissaires. Ce chef des gardes prétoriennes turques,.
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Le minislre de rintérieur n'a pas la moindre idée de la statistique de l'empire. Tout ce qu'on exige de lui est une connaissance superficielle de la langue arabe et de la langue persane, afin qu'il puisse lire les divers rapports des gouverneurs de province et les pétitions qu'on lui adresse, et qu'il renvoie ensuite au grand-vizir; quant aux réclamations des habitans de la capitale , il se contente d'é- crire de sa propre main à la marge de chacune de celles qui lui sont adressées : « Que ceci soit examiné avec atten- tion ; qu'on cherche dans les archives et qu'on prenne les mesures convenables. « Et voilà en quoi consiste toute la science administrative des ministres de l'intérieur de la Sublime-Porte ! Un grand nombre d'employés du gouver- nement sont sous la surintendance de ce ministre. Tous les ordres qui émanent de la Porte et qui sont adressés aux gouverneurs des provinces ou aux fonctionnaires de la ca- pitale , sont envoyés à ces divers agens du gouvernement par l'intermédiaire du ministre de l'intérieur. C'est à ce ministre que les tapu-toukadars , ou conseillers-privés près la Porte , et les gouverneurs des provinces , s'adressent quand ils ont quelques communications à faire au gouver- nement. Quant au ministre des affaires étrangères, ou reis- effendi, il n'a aucune relation avec ces divers personnages. Il ne possède aucune notion de géographie, d'histoire , de statistique, de diplomatie (i) -, il n'a pas même la plus lé-
qui, après avoir détrôné Sélim , avait acquis une grande influence sur les délibérations du divan, à chaque proposition du général français, lai fermait la bouche par ces mots : <c Cela ne se peut point ; les janissaires ne le permettraient pas. » Toute la science diplomatique , toute l'éloquence du général, vinrent échouer contre ces deux phrases, et le ministre triom- pha sans danger.
(i) Dans la première guerre de Catherine II avec la Porte, lorsque la nouvelle se répandit à Constantinople que la flotte russe devait passer le détroit de Gibraltar, le ministère ottoman fut alarmé. Aucun des ministres ne sachant où était situé Cronstadt, Gibraltar, la Méditerranée, l'Archir
DE l'adMIIVISTBATION TLBQIE. l6g
gère idée des formes poliliques , des intérêts et des relations des divers gouvernemens étrangers (i). Les langues de TEurope leur sont inconnues , et elles sont dédaignées même par ceux des ministres des affaires extérieures qui , avant d'être vevêtus de cette dignité , ont été ambassadeurs près de quelques-unes des grandes puissances de la chré- tienté. Ils ne s'occupent , pendant tout le lems de leur am- bassade , que d'intrigues auprès de la Porte pour obtenir leur rappel. Méprisant, comme le font tous leurs compa-
pel , etc., on voulut recourir à quelques cartes de géographie; mais on n'en trouva point. On se de'cida donc à envoyer chercher les \ psilanti , les ÎVIourouzi, les Cavadjas et mon grand— père. Ces personnes s'empres- sèrent de faire voir aux ministres , sur une carte de ge'ographie, les diffe'rens points dont il e'tait question : la Baltique , la ]\Ie'dlterrane'e et enfin le de'lroit de Gibraltar. A cette vue le reis-effendi se mit à rire, demanda dédaigneuse- ment aux princes grecs « comment des vaisseaux de ligne pourraient passer par nn détroit aussi rétréci ? » s'imaginant que le détroit de Gibraltar était en réalité aussi étroit qu'il le voyait marqué sur la carie. Le savant ministre, après avoir reproché aux princes leur ignorance , fit appeler un certain grec nommé jNllssoglou, marchand de bestiaux, et qui était en rapport constant avec le ministre. Missoglou arrive , le ministre lui demande son opinion sur la flotte russe. Le marchand , né dans l'Eplre , et qui ne connaissait dans le monde d'autre mer que la mer Adriatique, déclara que la flotte russe ne pouvait arriver dans la mer Egée qu'en traversant le golfe de Venise. Cette réponse satisfit complètement le mlaistcre ottoman, et le tranquillisa toat-à-falt.
(i) Les hospodars de ^îoldavie et de Valachie ont toujours entretenu à leurs frais des correspondans à Berlin, à Vienne et à Paris. Us recevaient et reçoivent encore , par des exprès , toutes les nouvelles importantes. En i8i3, l'auteur de cet article était l'agent accrédité du prince de Valachie auprès du divan. Il reçut un jour de Bucharest des dépèches qui lui annonçaient la défection de la Bavière. Il se rendit aussitôt auprès du ministre, et lui remit ces dépêches qui étaient écrites en turc. Le ministre , après les avoir lues , les lui rendit en lui disant sèchement : <c >iou3 espérions que l'hcspodar nous aurait annoncé la nouvelle de quelques batailles. A quoi bon nous in- former de la défection de la Bavière? " — Mais, monseigneur, reprit l'agent du prince , l'adhésion de cette puissance à la cause des alliés est plus impor- tante que le gain de trois batailles. Cette défection coupe la retraite à Na- poléon. — C'est bon , c'est bon, répondit le judicieux ministre. Ecris à to.u înaîtrc que nous ne lui demandons que des nouvelles de batailles.»
2^0 ÉT4T ACTUEL
triotcs, les langues de l'Occident, ils ne veulent jamais prendre la peine d'en étudier aucune -, aussi reviennent-ils à Constantinople aussi ignorans que lorsqu'ils en étaient partis. Tels ont été les Azuis et les Izzat , ambassadeurs à Berlin; les Ratib et les Ibrahim à Vienne-, les Aly , les Gabib, les Halet, les Valid et les Muhib à Paris-, Rassib à Saint-Pétersbourg, et Youssouf Aghsah à Londres.
Le département du ministère des finances est divisé en un grand nombre de bureaux, parmi lesquels on remarque le bureau des propriétés confisquées (^muhallefat-calemi) ou des propriétés appartenant à des individus morts sans héritiers : celui des dettes dues à l'état (ziinéniat-calemi) l'intendant de la douane, celui du bureau de tabac , le re- ceveur-général de la capitation ou haradj, etc., sont aussi sous les ordres du ministre des finances. La plupart des in- dividus qu'on élève à ce poste important ne savent même pas les quatre règles de l'arithmétique. Dans le commen- cement de leur installation , ces ministres entrent en par- tage avec leurs subordonnés dans les concussions auxquelles ceux-ci se livrent effrontément, à l'abri de la protection de leur chef. Mais, quand celui-ci commence à pouvoir voler de ses propres ailes , c'est alors qu'il joue, avec ses subal- ternes , le rôle du lion de la fable , et, comme le soi-disant budget de l'état n'est jamais contrôlé par personne, chaque ministre des finances s'enrichit aux dépens de la nation. Pour combler le déficit qui résulte nécessairement de ses dilapidations effrénées, il anticipe sur les revenus de l'an- née suivante, et continue ainsi tout le tems qu'il reste en place. Cette suite non interrompue de déficits réduisit le trésor public à un tel état de détresse , durant le règne de Sélim et de ses successeurs, que, pour faire face aux dé- penses urgentes de l'état , telles que la paie des janissaires de la capitale et celle de la garnison des places fortes, on fit un plus grand nombre de confiscations que de coutume.
DE L \DWI]N'IST1\ATI0N TURQUE. 1j l
et le gouvernement finit par saisir toutes les propriétés des personnes condamnées et ne voulut pas consentir à payer les créanciers de ces malheureux.
Le ministère de la guerre est divisé en plusieurs inten- dances. Une de ces intendances a la direction de la fonderie des canons, une autre celle des moulins, une autre celle des projectiles, une quatrième celle des munitions. Les chefs de ces diverses intendances font leurs rapports au grand-vizir qui les met ensuite sous les yeux du sultan. Ainsi des af- faires d'une si haute importance , et qui exigent des con- naissances positives et variées, sont confiées à des individus ignorans , contrôlées par un ministre plus ignorant encore, et enfin décidées et confirmées par le sultan , qui est ordi- nairement le plus ignorant de tous.
Le ministre de la marine a la surintendance des grands revenus annexés à l'amirauté. C'est lui qui préside à l'achat des provisions., et de tout ce qui est nécessaire à la cons- truction et à l'équipement des vaisseaux de guerre. C'est du trésor de la marine que les capitaines de vaisseaux , les officiers de la marine et les matelots reçoivent leur paie. Les revenus de l'amirauté sont perçus par le ministre de la marine et par le capitan-pacha ou grand-amiral.
Les Turcs n'ont jamais fait une étude particulière de l'art de la navigation ; à peine même en ont-ils suivi la pratique avec constance. Leur marine marchande n'a jamais été assez nombreuse pour servir à former une marine militaire. Le commerce avec l'Égvpte et la Syrie était dans un élat si mi- sérable , qu'il employait à peine trente navires. Les ports de la cote asiatique de la mer Noire, ceux de la Crimée avant la conquête de cette province par les armées russes, n'équipaient en tout qu'une centaine de navires, appelés saïques ^ et si mauvais qu'ils ressemblaient plutôt à des carcasses floUantcs qu'à des navires régulièrement con- struits. Les Turcs n'entreprirent jamais d'expédition ma-
l'JI ÉTAT ACTt'EL
litime que lorsqu'ils y furent poussés par l'esprit de con- quête. Leurs amiraux les plus célèbres ne durent leurs victoires qu'à la vigueur qui caractérisa la première période de la dynastie ottomane et à la puissance acquise sous la se- conde par la continuation de la guerre maritime avec Venise et avec les chevaliers de Saint- Jean de Jérusalem -, à la dis- corde et à la rivalité qui existaient entre les diverses puis- sances chrétiennes ^ au manque de moyens suffisans d'at- taque et de défense des preux de l'île de Rhodes, que toutes les puissances abandonnèrent lâchement-, et enfin à la timidité de l'aristocratie vénitienne , plus occupée à tramer de misérables machinations contre les libertés de ses con- citoyens qu'à préparer les moyens de rehausser la gloire nationale. \oilà les véritables causes qui contribuèrent à la célébrité d'un Barberousse , d'un Pigaly et d'un Mezzo- Morto. L'esprit de conquête, quand il ne réside que dans la seule personne du despote , est précaire et momentané , et s'éteint bientôt avec lui ^ mais l'amour du gain qui, par sa nature, est commun à tous, devient national, et par conséquent durable. N'ayant aucun commerce outre-mer qui les excitât à des expéditions lointaines , et ne voulant pas trafiquer avec les ports de la chrétienté où ils ne trou- vaient point de mosquées , les Turcs ne purent jamais former de matelots. Après avoir assuré ses possessions dans le Levant et dans l'Archipel , par la conquête de l'Eubée, du Péloponèse et des îles de Candie , de Rhodes et de Chypre , et par l'acquisition de toute la côte d'Afrique oti il établit des régences j après avoir vu Venise dans l'impuis- sance de l'atlaquer et les chevaliers de Saint- Jean chassés de leurs principales stations militaires -, enfin après avoir perdu l'habitude de la guerre navale maritime , par la prolonga- tion de la paix faite avec la république de Venise, le gou- vernement turc , rongé par des vices organiques qui l'af- faiblissaient de plus en plus , cessa d'aspirer à étendre sa
DE l'administration TURQUE. 2n5
domination sur mer et négligea sa marine. Depuis la fin du dix-septième siècle jusquà la paix ratifiée à Caïnardji, la marine turque a toujours été dans un état misérable. Les vaisseaux qui la composaient n'étaient que d'énormes bar- ques grossièrement travaillées ; et comme les Grecs in- sulaires ne possédaient point alors cette habitude et ces connaissances qu'ils ont acquises après la première guerre avec Catherine II, les escadres ottomanes étaient comman- dées par des amiraux et par des officiers ignorans^ l'ar- tillerie était servie par des artilleurs maladroits , et les vaisseaux manœuvres par des matelots inexpérimentés.
La place de capudani-derja , ou , comme on la nomme vulgairement, à^ capit an-pacha , a toujours été recherchée avec empressement à cause des immenses revenus qui y sont attachés , du haut rang qu'elle donne et de l'éclat qui 1 entoure. Les dignitaires du sérail les plus favorisés sont souvent parvenus à ce poste lucratif et brillant (i). Ces amiraux de parade , qui ne connaissaient même pas les quatre points cardinaux, qui croyaient que la boussole est une découverte magique, qui n'avaient jamais vu d'autres
(i) Le fameux Hussein-Paclia , l'ami de lorj Elgin, fut eleve' brusquement de l'office de premier page de sa hautesse à la dignité' de grand-amiral. Lorsque l'amiral Duckwortli passa les Dardanelles, le grand-amiral qu'on élut alors pour s'opposer au passage de la flotte anglaise fut le mirahovi— eixal , ou premier e'cujer du sultan; mais, à la vue de la première division commandée par Sir Sydney Smith, le pauvre homme se jeta dans un ba- teau et se sauva à Constantinople. Le chef des bouchers du sérail, nommé Hassan, dont tout le talent consistait à approvisionner le palais impérial, fut nommé grand-amiral. Plusieurs bostangys-bachis , ou chefs de la garde du grand-seigneur, ont été appelés à ce poste éminent. Comme un de ces bostangys dirige le gouvernail de la gondole du grand-seigneur quand il traverse le Bosphore , on supposa qu'il devait posséder l'art de manœuvrer une flotte. Enfin des hommes nés dans l'intérieur de l'Asie Mineure ou de la Syrie, et qui n'avaient jamais vu la mer, ont été appelés à remplir ces importantes fonctions ; et, à la honte du sultan qui les avait choisis, oa était obligé d'aider ces grands-officiers à monter l'échelle du vaisseau ami- ral, sans quoi ils seraient tous tombés à la mer.
2^4 ÉTAT ACTUEL
mers que le détroit du Bosphore quand ils le parcouraient montés sur la gondole du sultan, ou que la Propontide, qu'ils pouvaient apercevoir des fenêtres du sérail , ces hommes , disons-nous , faisaient voile chaque année de Constantinople avec la flotte, débarquaient sur quelques- unes des îles de la mer Egée , y répandaient l'épouvante et la désolation, visitaient Smyrne et les autres ports voisins dont ils rançonnaient les habitans, et ne manquaient jamais, en rentrant à Constantinople, de faire pendre aux vergues du vaisseau amiral quelques malheureux insu- laires enlevés sur les côtes voisines -, noble trophée , digne du souverain auquel on l'offrait. C'était dans de telles ex- péditions que consistait toute la science navale. Quant aux commandans subalternes de la flotte, pour peu qu'ils don- nassent d'ombrage au grand-amiral, ou qu'ils excitassent sa jalousie , ils étaient à l'instant mis à mort sans aucune forme de procès. Les officiers de la marine sont plutôt les satellites du capilan-pacha que des marins. Ils remplissent l'office de bourreaux, et, au moindre signe de l'amiral, ils massacrent sous ses yeux le malheureux qui a encouru son déplaisir. Ces officiers appelés fe7\çfl/2e, ou cnfyountzawou- cheleri^ munis d'un buguruldi ou ordre de l'amiral, visitent sous le nom de mubacliir , ou commissionnaires des îles , toutes les villes maritimes de la Turquie européenne, de l'Asie Mineure , du Pont-Euxin et de la Syrie , et y com- mettent impunément toutes sortes d'atrocités et de rapines. Le nombre de ces officiers s'élève à près de 3,ooo.
Après que la flotte ottomane eut été brûlée par les Russes, dans le port Tchesmé , Hassan-Pacha fut nommé capilan-pacha (i). Élevé dès son enfance dans la marine des régences barbaresques , il avait acquis quelque expé-
(i) Cet amiral, Géorgien d'origine, se rendit ce'lèbre dans l'affaire de Tchesmé. Il acquit une grande réputation par son courage indomptable et .^oa inlrcr'idîté pjctraordiiiairc Dans la seronde guerre avec Catherine 'I ,
DE L ADMINISTRATION TUUQUE. 2^)
rience de la mer, et il améliora un peu la marine turque. Son successeur immédiat fut Hussein-Pacha, page du sultan. Unissant une étonnante activité à une grande saga- cité naturelle , il surpassa son prédécesseur dans tout ce qu'il fit pour.améliorer le matériel de la marine. Il attira ta Constantinople des constructeurs européens, fit faire de superbes vaisseaux , les fit monter par des matelots grecs (i), creusa un bassin assez large pour bâtir et réparer des vaisseaux du premier rang. Enfin il parvint à créer une flotte ^ mais il ne fut pas en son pouvoir de créer des matelots. Jouissant de la faveur ou plutôt de l'inaltérable amitié du sultan Sélim, qui le protégea contre les attaques des janissaires, il obtint de son maître carie blanche pour tout ce qui concernait la marine. Malheureusement il poussa la prodigalité si loin qu'il ruina le trésor impérial. Malheur au ministre des finances qui aurait osé faire la plus petite résistance au paiement des sommes exorbitantes demandées par Hussein! Celui-ci n'aurait pas hésité à courir à la trésorerie, suivi de tous ses officiers, et ne se serait pas fait scrupule de plonger son poignard dans le sein de l'imprudent ministre. L'expédition qu'il commanda en personne contre le rebelle si célèbre sous le nom de Passavau-Oglou, pacha de "Widdin, coûta, en six mois, par les prodigalités d'Hussein , plus de cent millions de piastres turques.
Les expéditions maritimes qu'il entreprit pour recouvrer rÉgynle envahie par Napoléon , et pour chasser les Fran-
tlans un combat qu'il soutint contre le prince de Nassau , il fut battu , et fut obligé lie prendre la fuite dans une galère. Poursuivi par le prince, il sou- tint le courage de l'e'quipage effraye' par les balles et lesb^ultts q'ii sifflaient sur leur têfe : «N'ayez pas peur, mes amis, criait-il aux matelots treni- blans, n'ayez pas peur, ce ne sont que des melons. »
(i) Avant l'insurrection delà Grèce, la flotte ottomane e'tait mcinœuvre'e parles matelots grecs de l'Archipel, et surtout par ceux d'Ilydra, de Spezzia et de Psara. La pr.ie de ces nriDîclofs e'tait fournie p.ir la nation grecque.
2^6 VOYAGE A BUENOS-AYRES.
çais deNaples et des Iles Ioniennes, achevèrent d'épuiser les dernières ressources de l'empire ottoman, et servirent à engloutir une grande partie des trésors du sérail. Aussi, après la mort d'Hussein, la marine turque commença- l-elle à décliner et tomba bientôt dans un état de langueur et d'épuisement (i).
( Foreign Res^iew. )
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VOYAGE A BUENOS-AYRES.
M. J. A. B. Beaumont est le fils de l'auteur du Projet de Société d émigration pour la république de Buenos- Ayres^ projet dont l'exécution a échoué. Chargé par son père d'y conduire les émigrans qui devaient s'y établir, il
(i) Note du Tr. L'auteur de cet article , d'ailleurs fort curieux, semble croire que l'empire ottoman , dans sa décrépitude , n'opposera que bien peu de résistance aux troupes qui commencent à s'ébranler, pour en pré- cipiter la destruction. Telle n'est pas notre manière de voir. Il ne s'agit point ici de la conquête de quelques provinces , comme dans les anciennes "uerres continentales de l'Europe , ou de substituer un gouvernement à un autre, comme dans la campagne de i8i5; mais d'expulser trois ou quatre millions d'hommes du sol qui les nourrit, pour les jeter sur les côtes de l' Asie où ils resteraient sans moyens d'existence. 11 est vraisemblable qu'un grand nombre d'entre eux préféreront périr dans les pays où ils sont nés, et pro- fiteront, pour les défendre, de tous les moyens que les localités peuvent offrir. En d'autres termes, c'est une guerre d'extermination qui s'apprête; et l'Europe n'aura pas trop , pour réussir, de l'union qui existe encore au- jourd'hui entre st% gouvcrnemens. Les Turcs, comme les Espagnols en i8oû, trouveront des ressources jusque dans la haine et le mépris barbare qu'ils ont pour les nations étrangères.
VOYAGE A BL'EKOS-AYRES. l'jn
quitta l'Angleterre le 19 mars i8?.6, ayant sous sa direc- tion deux cents personnes destinées à la province d'Entre- Rios , et qui appartenaient , pour la plupart , à la classe agricole. Le blocus de Buenos-Ayres, par la flotte brési- lienne , les força de cingler vers Monte-\ideo. Arrivés dans ce port, cent cinquante émigrans renoncèrent à lentre- prise , et, peu de tems après, ils retournèrent à Londres. Les cinquante qui restaient suivirent la fortune de i\L Beau- mont et profitèrent de l'occasion la plus favorable pour se rendre avec lui à Buenos-Ayres, où de nouvelles décon- venues les attendaient. La difficulté de vivre en paix au mi- lieu de voisins inquiets et jaloux , et surtout l'impossibi- lité de réduire une foule d'émigrans , disséminés sur un vaste territoire, à travailler uniquement pour accroître la fortune de quelques capitalistes qui se tiennent tranquille- ment à Londres , concoururent à la ruine d'une entreprise qui n'offrait aucune chance de succès , et sur les avantages de laquelle les actionnaires ont pu seuls se faire illusion. C'est parpiété filiale, et pour justifier l'auteur de ce plan de colonisation, c'est aussi par amour-propre, et pour se laver du reproche d'avoir contribué à sa non-réussite , que M. Beaumont a composé sa relation. Il se plaint de tous les Sud-Américains , et il attribue son mauvais succès à une foule de causes imaginaires, sans dire un mot des causes véritables : à l'entendre , le gouvernement de Bue- nos-Ayres est composé de fripons ^ tous les fonctionnaires du pays sont des brigands , et on n'a à espérer ni justice des tribunaux , ni protection de la police. Mais , avant de se li- vrer à ces invectives , M. Beaumont aurait dû commencer par résoudre les questions suivantes : i" Etait-il probable que les indigènes laisseraient tranquillement s'établir, au milieu d'eux , une colonie d'étrangers dont l'industrie et i habileté devaient accaparer tous les profits , et que les ca- pitalistes buenos-ayriens , qui éprouvent le besoin le plus XVI, 19
2^8 VOYAGE A BTJENOS-AYRES.
urgent de faire fructifier leurs fonds, resteraient paisibles spectateurs d'une légion d'ouvriers et de cultivateurs, tra- vaillant, a leur porte, au profit de quelques individus de la Grande-Bretagne ? 2'' Etait-il possible de gouverner et de maintenir dans le devoir une foule de personnes qui dif- féraient de nation , de mœurs , d'éducation , de profession et d'babitudes , au centre d'un pays régi par des principes qui lui sont propres, dont la situ»ation politique est en- core incertaine , et sous un gouvernement dont la main mal assurée laisse flotter au basard les rênes de l'état sur la tête de ses agens et de ses sujets ? Ces projets étaient d'une absurdité si palpable qu'on ne peut en excuser la conception qu'en l'attribuant à un de ces vertiges dont les nations les plus sages ne sont pas exemptes, et dont l'An- gleterre a offert l'exemple déplorable, de 189.4 à 1826(1).
(l) Note de l'ÉD. Si on calcule les pertes énormes que l'Angleterre a faites avec l'Amérique du Sud , en prêtant à ses nouveaux gouvernemens , en acquérant des mines épuisées , en soumettant celles qui ne l'étaient pas h des procédés d'exploitation qui ne pouvaient point leur convenir, et cnHu par l'immodération des envois de produits fabriques qu'elle y a faits , on se convaincra que , pendant les vingt années précédentes, ses pertes ont beaucoup dépassé ses profits , dans les divers états du sud du Nouveau-Monde. 11 est arrivé plusieurs fois, par exemple, que les soieries façonnées en Eu- rope étaient à meilleur compte sur le marché de Rio- Janeiro qu'à Lyon, ou dans le département du Gard. Le moment s'approche où, par l'en- traînement naturel des circonstances, la France reconnaîtra les républiques émancipées du centre et du sud de l'Amérique, et où elle y enverra des aeens politiques et commerciaux dont le caractère et les pouvoirs n'auront rien d'équivoque; cela sera sans doute de quelque utilité , et il y a lieu de regretter que cette mesure n'ait pas été prise plus tôt. Cependant, le com- merce français aura à se tenir en garde contre la satisfaction qu'il éprouvera de cette mesure. Elle ne pourra pas changer essentiellement l'état des choses. L'Amérique du Sud, épuisée par vingt ans de guerres dont elle a clé l'oc- casion et le théâtre , avec les populations à demi sauvages de ses campagnes et la civilisation inégale de ses villes , ne pourra point , parce que le gouver- nement français l'aura reconnue , consommer un plus grand nombre de nos produits, et les négocians qui en enverront au-delà de ses besoins en souf- friront le dommage. Puisse cet avertissement être mieux entendu que les avis
VOYAGE A BLENOS-AYRES ing
Nous ne douions pas que M. Beaumont ne se soit fait réelle- ment illusion et qu'il n'ait été de bonne foi dans ses re- proches. Il trouva les ministres de la république exclusive- ment occupés de la guerre qui venait d'être déclarée au Brésil, les caissesdeTétat épuisées, et les nouveaux colons molestés par l'inquiète jalousie de leurs voisins, et en proie à une foule de tracasseries de la part des autorités locales. Les agens de la compagnie , voyant qu'à une distance de plus de quatre mille lieues ses afifaires étaient en désarroi, se consolaient en dilapidant ses fonds; et il est évident qu'ils ne pouvaient accueillir avec cordialité les personnes envoyées de Londres pour mettre un terme à ces désordres. Tous les peuples méridionaux, qui renaissent à l'indépen- dance après avoir subi une longue servitude, conservent une partie des vices de l'esclavage , dans les tems d'anar- chie qu'ils ont à traverser pour arriver de l'émancipation à une véritable liberté. Or l'un de ces vices est la mauvaise foi. Il n'est donc pas étonnant que certains agens du gouver- nement de Buenos-Ayres aient prêté le flanc à ce repro- che, dans leur rapport avec la compagnie de colonisation. Quant à M. Rivadavia, naguère président de la république, sa loyauté bien connue le met à l'abri de tout soupçon. Il a pu se faire illusion sur la réussite d'un projet qui, atout événement , était utile à sa patrie , et l'on conçoit que ce n'était pas à lui de dire à la compagnie anglaise : « Renon- » cez à venir fertiliser nos champs et à introduire parmi nous » les arts et les lumières de la civilisation. » Quoi qu'il en soit, de même que le capitaine Andrews s'écrie dans la re- lation de son voyage de Buenos-Ayres au Pérou (i) : « Les
vraiment prophétiques que contenait le premier article inséré dans le premier numéro de la Hevue Drilannique; avis qui auraient en grande partie pré- venu la crise commerciale de i8i6 , s'ils eussent été plus écoutés. S.
(i) Note du Tr. Voyez l'article curieux sur les voyages du capitaine Andrews, inséré dans le 29^ numéro de la Revue Britannique,
iSo VOYAGE A BUENOS-AYTIES.
spéculations des compagnies de mines dans TAmérique du Sud ont échoué, mais le public anglais y a gagné sous le rapport de l'instruction -, » de même , M. Beaumont peut dire aussi : « Mes plans n'ont eu aucun succès, mais mon fils a fait un livre. » Cette compensation cependant pourra être jugée insuffisante par les actionnaires , dont les fonds ont été absorbés dans ces funestes entreprises.
L'ouvrage de M. Beaumont est plutôt un précis sur l'état actuel de Buenos-Ayres , qu'une relation de ses voyages et une description de ce qu'il a vu , indépendamment de l'ob- jet de sa mission. Cependant il renferme des détails qui ne sont pas sans intérêt, même après les relations si curieuses du capitaine Hall , de Maria Grabam , de M. Miers et du capitaine Head (i)^ en voici quelques extraits.
« Buenos-Ayres , dit notre auteur , est situé sur les bords du fleuve de la Plata, au sud-ouest , et à 200 milles de son embouchure. Cette ville estbàlie sur un plateau riant, élevé de 1 8 à 20 pieds au-dessus du niveau des eaux, et irrégulière- ment échancré, suivant le plus ou le moins d'escarpement du rivage. Sur une étendue de plusieurs lieues, et jus- qu'au cap St-Antoine , il règne, à partir de l'extrémité sud de la ville, entre ce plateau et le fleuve , un marécage qui a d'un quart de mille à une lieue de largeur. La ville est divisée en carrés, dont chaque coté a une étendue de i4o varas. Les rues ont, en général, 4o varas de largeur : les maisons^ construites sur le même plan que celles de Monte- Video , sont bâties en briques ou en argile , couvertes de même-, dans les habitations les plus riches, on a intro- duit le luxe des parquets. Il y a peu de lems qu'elles n'a- vaient, sauf quelques exceptions, qu'un rez-de-chaussée -, mais on donne aujourd'hui un ou deux étages à pres-
(1) Voyez, dans le iG^ numéro de la Revue Tlritannique y des extraits •ntéressans de^ voyages du capitaine llead , dans les Pampas de l'Amérique du Sud.
VOYAGE A BLENOS-A\KES. Ii8 l
que toutes colles qu'où conslruit ou qu'on répare. Le rez- de-chaussée est occupé par des magasins ou des bouti- ques, et les étages supérieurs servent de logement : les maisons se composent, en général, de trois ou quatre corps de bàlimens qui bordent une basse-cour , au milieu de la- quelle est un puits, et les dames de Buenos-Ayres vien- nent habituellement respirer le frais aux croisées du rez- de-chaussée , qui donnent sur la rue et qui sont garnies de barreaux. On ne remarquait jusqu'ici de cheminées ou de poêles que dans les maisons récemment bâties par les Anglais : quelques habitans ont adopté cette utile innovation. Quoique la chaleur du climat rende inutile toute chaleur artificielle , pendant presque toute l'année , cependant, depuis la fin de juin jusqu'au milieu du mois d'août, il tombe beaucoup de pluies-, un vent violent se fait sentir et le froid est très-vif. Le défaut de cheminées rend les appartemens tour à tour humides et glacés. On se chauffe à l'aide d'un brasier -^ c'est une conque placée dans un trépied de bois , que l'on remplit de cendres chaudes et de braise. Cette chaleur suffit pour réchauffer les per- sonnes groupées autour du brasier, mais le gaz acide car- bonique qui s'en dégage, et qui n'est pas aspiré par le cou- rant d'air comme dans nos cheminées, donne souvent des vertiges et occasionne même quelquefois des maladies in- flammatoires qui deviennent mortelles. L'ameublement est, en général , d'une extrême simplicité. 11 se compose de quelques chaises, d'une ou deux tables ornées de cristaux ou de fleurs artificielles , dont les habitans sont grands amateurs. En entrant dans un salon, l'étranger est frappé de sa nudité , mais cette impression défavorable est com- plètement détruite, lorsque, après deux ou trois visites, les jolies Buenos-Ayriennes le traitent comme l'ami de la mai- son, et ouvrent avec lui un cours d'espagnol.
)) Les principales rues, qu'on s'occupe de paver depuis
282 VOYAGE A BUEJVOS-AYRES.
trois ans, sont fort propres. On extrait les pavés des car- rières de granit , situées sur la rive opposée de la Plata, et que le blocus rend aujourd'hui inabordables. Les rues non pavées sont souvent impraticables, à cause des ravins qui les sillonnent dans la saison des ouragans , et de la vase qui s'y amoncelle en certains endroits et où les chevaux s'enfoncent jusqu'au poitrail : le même inconvénient existe sur les routes. A cette époque , les habitans sont retenus prisonniers dans leurs maisons. Dans les temsde sécheresse, on est suffoqué par la poussière ^ les rues non pavées ont, des deux côtés, un escarpement de trois à quatre pieds de haut, qui sert de trottoir aux piétons. Il est si étroit et si glissant dans la mauvaise saison , qu'on risque de s'y rom- pre le cou. On traverse la rue sur des madriers , des blocs de pierre jetés d'un trottoir à l'autre^ passage non moins dangereux dans les tems de pluie.
1) Au centre du port est située la citadelle de Buenos-Ay res construite en pierre, et garnie d'artillerie 5 le président, les officiers et les ministres y ont des appartemens. Der- rière le fort, et à cent toises de distance dans l'intérieur, on remarque la grande place , bordée au nord par la cathé- drale, à l'est par la Recova^ galerie couverte, occupée par des boutiques , au sud par le Cabildo ( la halle ) , vaste bâ- timent où les officiers municipaux tiennent aussi leurs séances. Celte place est le théâtre des fêtes et des réjouis- sances publiques. Dans leurs solennités religieuses, les Bue- nos-Ayriens y déployaient autrefois une pompe qu'auraienf enviée en Europe les villes catholiques de premier ordre ; mais ce tems n'est plus, et la facilité avec laquelle ils ont se- coué leurs anciennes pratiques religieuses dément l'opinion trop légèrement adoptée, que les populations retenues dans l'ignorance sont les plus obstinées à garder les préjugés qui ont bercé leur enfance.
» La cathédrale, Téglise la plus vaste de Buenos-Ayres,
VOYAGE A BLENOS-AYRES. 28 3
est décorée, dans l'intérieur, de jolis tableaux et d'un maître-autel magnifique-, aux colonnes qui bordent ses bas-côtés sont suspendus les drapeaux enlevés aux Brési- liens dans la guerre actuelle. Le i5 mai 1827, anniversaire de la déclaration de l'indépendance, le président, accom- pagné de tous les officiers civils et militaires, et escorté de la garnison, s'y est rendu pour assister au Te Deum. C'est la cérémonie la plus brillante que j'aie vue pendant mes dix mois de séjour.
» Auprès du fort, on a construit une jetée de 200 verges sur 12, pour faciliter les débarquemens-, elle est peu fré- quentée. En général, le fret et les passagers sont trans- portés sur des barques ou canots jusqu'au rivage^ là des cbariots , dont les roues sont très-élevées , achèvent de les transporter sur les quais. Quelquefois ces chariots font un quart de mille dans l'eau , avant d'arriver à l'endroit où le bateau est forcé de s'arrêter.
» Les esclaves sont traités à Buenos-Avres avec beaucoup de douceur : on ne les emploie jamais à des travaux fati- gans^ on les occupe exclusivement des détails domesti- ques, tels que la cuisine, le blanchissage, la tenue de la maison, le service de la table. Les femmes servent, en général, de femmes-de-chambre à leurs maîtresses. Les esclaves mécontens de leur maître peuvent réclamer au- près du congrès, et obtenir un décret qui ordonne leur mise en vente à un prix assez élevé pour couvjir les frais d'acquisition. Pendant mon séjour, je n'ai pas oui dire qu'aucun esclave ait demandé cette faveur. Quelques-uns m'ont même assuré que, si on leur offrait la liberté, ils ne l'accepteraient pas. On concevra aisément cette disposition, si on réfléchit que l'habitude subjugue toujours les per- sonnes indolentes, et que les noirs, qui sont nourris et pro- tégés par leurs maîtres, n'auraient plus qu'une existence précaire, s'ils étaient livrés à eux-mêmes, n
284 VOYAGE A RUEIVOS-AYRES.
Voici quelques détails sur les usages et les mœurs des liabitans dispersés dans les plaines voisines de Buenos- Ayres.
(c Le pays est divisé en estancias ou grands corps de fer- mes , dont le bétail et les pâturages forment toute la ri- chesse. Chaque ferme a un pâtre en chef, nommé capataz, lequel a sous ses ordres un valet ou pâtre en second, appelé peon. Le travail de la ferme consiste à faire à cheval, avec des dogues , des rondes dans la plaine , afin de rassemble!' le bétail et de le parquer pendant quelque tems-, après quoi, on le rend à son indépendance. Dans l'intervalle on marque le bétail avec un fer rouge portant le cachet du fermier -, on châtre les jeunes taureaux ou les poulains , on dompte les chevaux. Dans la saison des pluies et au printems, on tue les bestiaux, on tanne leurs cuirs, on prépare les suifs , etc. Les capataz et les peons qui sont mariés vivent avec leur ménage dans des huttes isolées : le mobilier de ces huttes se compose ordinairement d'un baril d'eau, d'un vase de cuivre étamé pour faire bouillir le maté , de quel- ques gourdes où on le conserve, d'une marmite en fer, d'une corne ou écaille creusée en guise de coupe, et d'un épieu de bois dur, aiguisé en broche. Les crânes de bœuf servent de siège ^ on commence cependant à faire usage de bancs, ou de chaises grossièrement travaillées^ le lit se compose de quelques planches dressées à deux pieds au- dessus du sol, et couvertes de peaux. Les peons couchent, en général , à terre sur la couverte de leurs chevaux j ils ont pour couverture une pièce de peau de huit pieds de long sur deux de large , et pour oreiller une selle -, la selle est, pour le pâtre de Buenos-Ayres, un meuble d'un usage général : elle lui sert aussi d'ustensile de cuisine. En effet, quand il a à voyager, il place entre la selle et le dos de son cheval la tranche de bœuf à moitié cuite qui doit com- poser son repas, et, après deux ou trois heures de galop,
VOYAGE A BLEAOS-AYUES. ^85
elle est aussi lendreque nos meilleurs billecs. Enfin, dans sa course, la selle sert de parapluie à ses vêtemens. Lorsqu'il voit une averse prête à fondre sur sa tête , il s'empresse de les quitter, les attache sous sa selle , et lance de nouveau son cheval ^ q«and la pluie cesse, il se rhabille après avoir pris un bain au galop.
)) On dirait que la campagne de Buenos-Ayres manque de femmes j on peut en effet vovager plusieurs jours sans en apercevoir aucune. En voici la raison : les femmes se tien- nent constamment sous le toit domestique, occupées des soins du ménage. Au reste , on n'a pas à regretter de ne pas les voir j la présence de ces nymphes n'embellirait point le paysage : elles n'ont ni le vif incarnat, ni le linge blanc, ni le port modeste des paysannes anglaises : leur seul vêtement est une camisole de rétoffe la plus grossière ^ elles n'ont ni chapeau, ni bonnet, ni jupes, ni bas, ni souliers : je ne les ai jamais vues laver leur linge ou leur personne, et jecrois que c'est une opération à laquelle elles ne se livrent que dans les grandes occasions. Leur occupation ordinaire est de faire le maté , de préparer les repas de leurs maris, et de balancer leur enfant dans un hamac suspendu au pla- fond ^ elles passent le reste du tems les bras croisés , ou le cigarre à la bouche , et elles en font une grande consom- mation. Je n'ai jamais assisté à aucune de leurs fêtes : la population est éparse sur une trop grande étendue pour que ces réunions puissent être fréquentes. Cependant, me trouvant un jour à Arroyo de la China, sur les rives de rUraguay, je vis un grand nombre d'hommes et de femmes, dépouillés de tout vêtement, qui se baignaient et nageaient pêle-mêle. Celles-ci plaisantaient sur la maladresse de mes compagnons qui s'étaient mis de la partie, et elles leur donnaient des leçons de natation. »
Nous ne parlerons pas de la manière de vivre de cette race de créoles à demi sauvages, nommés gauchos , dont
286 VOYAGE A BLEIVOS-AYRES.
le capitaine Head et M. Andrews ont retracé d'une ma- nière si piquante les usages et les mœurs ^ M. Beaumont les juge moins favorablement que ses devanciers , et sur- tout que M. Head. Il se plaint beaucoup de certains re- pas où les gaucbos , à défaut de fourchette et de cuiller, déchiraient à belles dents les tranches de bœuf à demi rôties, reliraient de leurs mains calleuses le bouilli du fond de la marmite, et faisaient circuler, dans deux ou trois écailles concaves, qui servaient pour tous les convives, le potage ou plutôt Teau chaude dans laquelle on avait jeté la viande sans aucun assaisonnement.
Les paysans créoles se croiraient déshonorés si un de leurs camarades les rencontrait cheminant à pied. C'est ce qui arriva à un des guides de M. Beaumont , qui lui avait donné un cheval poussif^ le pauvre animal expira de fatigue après deux heures de marche : M. Beaumont prit alors sans ftiçon le cheval du guide , au grand mécontentement de celui-ci, qui, par malheur, fut aperçu se traînant triste- ment à la suite de son maître, et qui aurait voulu, dans ce moment, que la terre se fut ouverte sous ses pas.
Les pâturages sont si abondans dans les savanes de Buenos-Ayres, que les bœufs et les chevaux y sont presque sans valeur. Un fermier anglais serait confondu d'y voir vendre un cheval une demi-couronne, et vingt moutons une livre sterling (?,5 fr.). « Dans le principe, dit notre voyageur, les moutons n'étaient évalués qu'à raison de leur laine 5 pour s'épargner la peine de les tondre on les tuait, et ou les laissait sur place exposés à la voracité des condors ou d'autres animaux sauvages. Quelquefois cependant on faisait sécher au soleil les débris solides de ces animaux, on les pilait ensuite et on en fabriquait des mottes pour le chauffage. On alimentait aussi les fours à chaux et à bri- ques, avec leurs carcasses. Il existe même une loi qui dé- fond de les jeter vivans dans les fours, ce qu'on avait l'ha-
VOYAGE A BUEJN'OS AYRES. nS'j
bitude de faire pour se dispenser de les tuer préalablement. Autrefois, le dernier des esclaves aurait dédaigné de man- ger du mouton : le prix de cet animal a été long-tems d'un real par tète (26 c. environ). En iSaS, la société d'Agri- culture de Rio'de la Plata en acheta 4,000 à quatre réaux (i fr.) la pièce ^ et, quand j'ai quitté Buenos-Ayres, dans Télé de 182^, on les vendait un dollar (environ 5 fr. 55 c).
» Le pays abonde en chevaux comme en bétes à laine. On les voit errer par milliers dans l'état sauvage ^ il en coûte si peu de les nourrir, que , même dans les dernières classes du peuple, chacun a le sien.
» Les Indiens de race pure, qui avoisinent la province de Buenos-Ayres, ne vivent pas entièrement dans l'état sauvage. Outre le goût des liqueurs fortes, qu'ils doivent à l'établissement des Européens dans ces contrées , genre de service qui les dispense de toute reconnaissance, ils leur sont redevables des progrès de leur industrie. Ils font pour eux des lassos, des balles, des sangles , des fouets de cuir et des plumeaux en plumes d'autruche coloriées^ ils leur vendent également des peaux de tigre, de lion, de pan- thère. Ils prennent en échange du maté ^ du sucre, des figues, des raisins, des éperons, de la coutellerie, etc. Ils se rendent à cet effet à Buenos-Ayres , par troupes 5 le gouvernement leur a réservé un faubourg , et leur interdit le reste de la ville dans l'intérêt de la tranquillité publique. »
M. Beaumont termine sa relation par quelques conseils fort sages, adressés à ceux qui seraient tentés de placer leurs fonds h. Buenos-Ayres, ou d'v émigrer.
« Après avoir été témoin de l'état précaire où des guerres et une anarchie de plus de quinze années ont plongé la ré- publique , et du désappointement des personnes qui avaient ajouté une foiaveugle aux promessesde son gouvernement, nous ne saurions recommander trop de précautions aux capilaUâles qui voudraient placer leurs fonds dans ce pays.
288 VOYAGE A BUENOS-AYRES.
Aussi loiig-lems que les républicains de la Plala ne seront pas bien convaincus que les étals ne prospèrent que par la franchise et la bonne foi dans leurs relations commer- ciales et civiles, il faut espérer que personne ne sera plus assez dupe pour prendre un intérêt dans les sociétés d'é- migration destinées à coloniser ces contrées lointaines, ou pour V envoyer des cultivateurs ou des artisans dans le but de bénéficier sur leurs travaux. De leur côté les mar- chands ou fabricans y regarderont sans doute à deux fois avant d'expédier leurs denrées aux agens et consignataires buenos-ayriens, même sous la garde des subrécargues les plus dignes de leur confiance. Il est cependant des classes d'individus qui peuvent espérer d'améliorer leur condition dans les provinces delaPlata, quand leurs ressources per- sonnelles leur permettent de faire le voyage. Ce sont les ar- tisans, les laboureurs, les jardiniers, les charpentiers^ les maçons, les tailleurs, les cordonniers , etc., etc., pourvu toutefois que, dans chacun de ces métiers, ils n'encombrent pas le marché par une concurrence fâcheuse. Le pays ne manque pas d'hommes à talens et à projets, d'entrepre- neurs, de directeurs, et, en fait de ruse, les créoles sont capables d'en montrer aux Anglais les plus déliés. Les gens à projets y sont sans occupation , les spéculateurs voient tous leurs plans échouer, et, quant aux directeurs, grâces à la vanité humaine, ils y surabondent comme partout.
n II y a également trop d'agens ou d'employés ^ les ou- vriers ordinaires sont peut-être les seuls qui puissent se rendre à Buenos-Ayres avec la certitude d'y améliorer leur condition , à l'aide d'un travail modéré 5 cependant il ne faut pas qu'ils se fassent illusion. Si on dit à un artisan que, dans cette ville, il peut gagner deux ou trois dollars (de 1 1 à 16 fr.) par jour, et que le bœuf s'y vend un sou la livre et l'eau-de-vie un dollar et demi par gallon , il imagine qu'il va y faire sa fortune ^ mais voici le revers de la mé-
VOYAGE A BTJENOS-AYTIES. 289
daille. Si la viande de boucherie , Teau-de-vie et même certains fruits, tels que la pcche, y sont à vil prix, tout le reste y est fort cher. Le logement, riiabillement, le pain , le beurre, les légumes, quelques fruits, y coûtent presque le double qu'à Londres ^ les pommes de terre ne s'y ven- dent pas moins de 6 pence (Go cent.) la livre. Le climat énerve Thomme et l'invite à la paresse \ d'ailleurs les usages du pavs , les exemples qu'il a sous les yeux , peuvent le rendre ivrogne, libertin. Aussi, quoiqu'on puisse vivre à l'aise àBuenos-Avres, en travaillant beaucoup moins qu'en Angleterre, l'émigrant européen courra le risque de se trouver dans une position pire , peut-être , que celle qu'il aura quittée ^ il est certain du moins qu'il ne sera vêtu ni logé aussi bien que dans son pays natal , et qu'il aura be- soin d'un courage et d'une sagesse exemplaires pour y faire des économies. Avant mon départ d'Angleterre , Don Ma- nuel Sarratea, ministre de la république auprès de notre cour, m'a donné , sur ce point, des détails dont mes ob- servations personnelles ont constaté Texactitude. Il m'a dit avoir remarqué des gens qui s'étaient rendus à Buenos- Avres, dans l'intention d'exercer leur industrie avec le même zèle qu'en Angleterre, et , surtout, de faire des éco- nomies. La première année, ils persistèrentdansleursbonnes résolutions ; la seconde, ils perdirent courage ^ la troisième, ils étaient descendus au niveau des habitans du pays, w
En résumé, l'ouvrage de M. Beaumont sera principale- ment utile aux personnes qui se proposent d'émigrer sur les rives de la Plata. Les documens qu'il offre au public sous ce rapport pourraient être plus complets , mais ils suffisent , en attendant mieux , pour éclairer sur leurs véritables intérêts les capitalistes , les spéculateurs et les artisans qui seraient tentés de prendre pour un el Dorado les provinces unies de l'Amérique du Sud.
( London Magazine. )
§ô,0ttventr5 b^ ('^.^afie (t).
Saint-Piertie ! le Vatican ! mille souvenirs confus, mille vagues pensées se pressent à ces mots dans l'esprit du phi- losophe ; il voit Rome , deux fois victorieuse du monde , régner tour à tour dans les annales des hommes par la force du glaive et celle des croyances. Il s'achemine avec respect vers le sanctuaire même du catholicisme, vers le Capitole de P\.ome chrétienne.
J'attendis, pour visiter Saint-Pierre, un jour de fête solennelle. J'avais eu soin de lire , pour mieux préparer mon admiration , la plupart des descriptions que les voyageurs nous ont données de ce temple chrétien : l'imagination remplie de leurs tableaux, presque tous fantastiques, je me mis en route. Qu'il y a de maladresse à dépouiller d'avance de leur prestige ses illusions et ses jouissances ! L'idée que l'on s'est faite, l'espèce d'enthousiasme auquel on s'attend, correspondent rarement avec la réalité des objets ^ on est trompé dans son espérance , et le désappointement qu'on éprouve vient gâter un plaisir qui n'est jamais si vif et si pur que lorsqu'il est inattendu.
Sept heures du matin sonnaient, et une foule empressée se coudoyait dans la rue Condotti, qui , suivant une ligne droite, aboutit à la place Saint-Ange. Cette avenue étroite, longue, déjà remplie de promeneurs, obstruée par les voitures, ne me permettait ni des observations curieuses, ni une route agréable ^ j'aimai mieux, comme Jean La Fou- laine, prendre le plus long chemin , et, faisant un détour,
(i) Voyez les lettres précédentes dans les numéros 24» ^5 , 26, 27 et 3o de notre recueil.
SOL'YEIS'IllS DE L ITALIE. 29 1
traversant le pont Sixte et la Lungara , parvenir plus tard , mais plus commodément, au but de mon voyage.
Je rêvais à mon aise aux destinées de R.ome, à la louve conquérante, mère de Romulus, et à la tiare du nouvel em- pire aCTermi par liildebrand, lorsque j'aperçus le Panthéon. A peine lui accordai-je un coup-d'œil^ j'étais préoccupé des grandeurs de Rome moderne. Il me semblait que la sévère majesté de cette architecture antique nuirait à l'im- pression que devait me faire le génie plus hardi et moins pur de Michel-Ange. Une boue épaisse couvrait le pavé de la plupart des rues de traverse par lesquelles j'étais obligé de passer, et je ne pus m'empécher de porter envie à ces bienheureux savans , dont Tidolàtrie adore jusqu'aux dé- combres de Rome , et qui prétendent , comme le pédant Eustace (i), « que la boue de la ville éternelle n'est pas un objet sans intérêt. »
Me voici à Tentrée de la place Navone, l'ancien Circus ^gonalis^ qui a conservé la forme de l'hippodrome, et qui, une fois dans l'année, est rendue à sa destination primitive. Ce parallélogramme, arrondi à ses deux extrémités, flatte Tœil par la courbe heureuse qu'il décrit. Le palais Bras- chi et le palais Innocenziano ne sont point sans mérite : quelques églises ont de l'élégance et de la grandeur. Mais le désordre qui a présidé à Tarrangement de tous ces élé- mens Hétéroclites^ une masure auprès d'un portique-, tous les ordres d'architecture confondus j un contraste perpé- tuel de couleurs, de formes, de grandeur, de petitesse, de soin, de négligence^ en un mot le vice capital, le péché originel de Rome actuelle , l'incohérence , y fatiguent la vue au lieu de captiver l'attention.
Des trois fontaines qui ornent la place, et auxquelles tant de voyageurs ont prodigué leurs éloges , j'aperçus la pre-
f 1) Voyageur anglais, auteur du Tour classique en Italie.
2Q2 SOt^VENIRS DE L ITALIE.
raière , j'allai contempler la seconde, et j'examinai là troisième avec une scrupuleuse attention. Autour de la première se groupent tous les courtiers d'affaires; juifs et revendeurs, marchands de fruits et de paniers, ouvriers sans travail , valets sans place , s'y donnent rendez-vous. Tous diriez quelque foire de province. Appeler le second de ces monumens une fontaine , c'est lui faire beaucoup d'honneur : l'eau que l'on a laissée croupir au milieu des Tritons de pierre qui le composaient les a lentement dé- truits. On distingue à peine, sous ce limon verdâtré, une cuisse , un bras , une conque mutilés, débris informes de leur divinité première.
Je ne connais rien de plus comique que de grands efforts et point de succès, des prétentions hautes que rien ne jus- tifie, et l'affectation de la grandeur aboutissant à la niai- serie. Il semble voir un large manteau jeté sur un nain dif- forme, ou l'arlequin de la comédie étendant la main pour ne rien prendre. C'est, en peu de mots, le résumé comme l'idée la plus fidèle qu'on puisse donner de cette célèbre fontaine , qui occupe le centre de la place Navone , et rem- plit les pages descriptives des voyageurs. En moins d'es- pace, je défie que l'on entasse plus d'absurdités et que l'on porte plus loin la magnificence du ridicule. Imaginez un rocher factice , soutenant un obélisque avec lequel il n'a aucun rapport ; et sur ce rocher, qui pourrait tout aussi bien servir de base à une cathédrale qu'à une pyramide , quatre personnages qui se regardent, et qui, placés en face l'un de l'autre , sans motif, sans que rien justifie leur pré- sence ou indique leur action , étalent à loisir leur nullité gigantesque. Ce sont des fleuves ; ils n'ont point de trônes , mais de misérables couches de joncs et de roseaux : leurs ondes ne bouillonnent pas en jaillissant de leur urne-, elles coulent paisiblement et filtrent plutôt qu'elles ne s'échap- pent des vases mesquins dont le sculpteur a fait présent à
SOUVENIRS DE l'itALIE. ig^
ses dieux. Leur vêtement est énigmalique comme leur per- sonne-, ce logogriphe perpétuel, ces plis qui recèlent des hiéroglyphes inintelligibles, ces concetti dont la pierre est surchargée, ne méritent pasun coup d'oeil. L'un des fleuves, celui qui se trouve placé vis-à-vis de la façade duBorromini, couvre sa tète d'un voile. Est-ce un svmbole ridicule de la zone torride, est-ce une lourde plaisanterie contre l'archi- tecte.^ Vous trouverez dans beaucoup d'ouvrages cette der- nière explication qu'on donne pour sérieuse. L'épigramme de quelque mauvais plaisant de l'époque se sera perpétuée , et la crédule sottise des antiquaires en aura fait de l'his- toire. Un beau cheval , un lion colossal, tous deux tombés des nues, servent d'escorte à mes quatre fleuves^ exécutés avec une certaine fougue brillante, habituelle au Bernin et qui favorisait les improvisations de son ciseau, ils com- plètent la singulière mascarade dont cette fontaine est dé- corée, à la honte de l'inventeur , au grand scandale des arts, et pour offrir un éternel sujet d'admiration et d'élo- quence auxcicéroni, aux archéologues et aux virtuoses (i). Curieux en lui-même, mais d'une date évidemment pos- térieure à l'érection des véritables obélisques égyptiens, l'obélisque de la place Navone l'emporte en antiquité sur celui de Minerve, dont les hiéroglvphes prétendus ne sont que des jeux de l'architecte, des ornemens inventés par son caprice. Ce dernier ne repose pas sur un roc, mais sur un éléphant -, et si vous voulez savoir tout ce qu'il y a de philosophique et de profond dans une invention si nou- velle, lisez les mots suivans gravés en latin sur la base, et disposés comme il suit :
L'éléphant ,
Le plus fort (les animaux,
Soutient la sagesse symbolique de l'Egypte ,
Grave'e sur cet obélisque.
(i) Virluosi , amateurs des arts.
xvr. 20
294 SOUVENIRS DE l'iTVI.IF.
Qui que tu sols.
Apprends
Que la solide sagesse
Repose sur la force de l'esprit (i).
Que d'esprit , en effet, dans ce style lapidaire , et quoi heureux mélange des grâces de Tallégorie, des fleurs de Térudition et du génie du calembourg !
En continuant ces observations intéressantes, mais minu- tieuses, non-seulement j'alongeais encore une route déjà trop longue, mais je courais risque de me trouver, à la nuit tombante , sous les colonnades de Saint-Pierre. Je presse le pas^ le pont Sixte, la Lungara sont franchis, et je sors des tristes portiques du Bastion, construit par Micheli. Tout-à-coup je me trouve en face de l'une des colonnes détachées, qui annoncent la grande colonnade , et , par la pureté grandiose de leurs contours, préludent à la magni- ficence du spectacle. Il est midi ^ la chaleur est étouffante ; un vaste silence règne autour de moi, et j'entends distinc- tement le bruit lointain des clochettes que les chevaux des caritelles font résonner en marchant. Je me dirige vers l'obélisque qui s'élève au milieu de la place ^ c'est Saint- Pierre que je contemple.
Cette enceinte immense, que tout le luxe de l'architecture enrichit^ que peuple, si j'ose le dire , une multitude de palais^ dont le dessin vaste et onduleux se prolongea perte de vue et donne l'idée d'une grandeur indéfinie \ tant d'au- dace, d'élégance, d'opulence, d'imagination, de négli- gence et de recherche dans les décorations de ce lieu ma- gique-, ce cirque , aux proportions colossales, silencieux comme un temple, et brillant comme un théâtre^ le bruit continu, l'harmonieux murmure des ondes qui tombent
(i) « Saplentiae Egypti insculptas obelisco figuras ab elephanto, bellua- rum fortissimo , gestari quisquls hic vides , documentuni iiitellige robustse mentis esse solidam saplentiam sustinere. »
SOUVENIRS DE l'iTALIE. oq5
sans cesse dans leurs coupes de marbre-, ces statues isolées apparaissant par intervalle^ ces galeries si nobles et si gran- des ; la simplicité de l'obélisque et son élévation; le pavé de basalte et de porphyre, laissant échapper de ses fentes les touffes d'yn gazon épais, qui, par sa fraîcheur , fait sentir plus vivement la solitude délicieuse d'un sanctuaire placé au milieu de Rome et sous un ciel de feu : toutes ces impressions vinrent à la fois m'assaillir et semblèrent un moment paralyser ma pensée. Un repos involontaire s'em- para des facultés de mon intelligence : je ne sus que jouir sans admirer, et contempler sans réfléchir.
Je l'avouerai, cette sensation voluptueuse, qui enchaî- nait toutes les puissances de mon ame, n'était point celle que j'attendais , que j'espérais même. Chez les peuples du Nord, l'idée du sublime est inséparable de celle d'une terreur mystérieuse , invincible et secrète ; et l'inclémence de leur climat leur fait regarder l'effroi comme la source des plus fortes émotions que les arts puissent leur donner. C'est sur cette idée, inhérente à la nature même du sol et du ciel dans le Septentrion, queBurke a fondé sa théorie du sublime (i). C'était aussi une majesté grandiose et non une beauté gra- cieuse, que mon imagination exaltée avait prêtée à l'église de Saint-Pierre : je m'attendais à voir un Saint-Paul colossal. Il me semblait que le génie de Michel-Ange allait se révéler à moi, entouré de nuages et d'éclairs, et m'accabler d'une inexprimable terreur. On a vu combien je m'étais trompé.
Je ressentais moins d'étonnement que de plaisir, et mon étonnement même était plus doux que violent. En dépit de la beauté du spectacle, j'étais piqué d'avoir fait de fausses conjectures, et telle est la personnalité humaine, que ce mécontentement de mon amour -propre corrompait mes jouissances. Bientôt, cependant, un examen plus impartial dissipa les préventions de mon humeur. Je reconnus par
(i) An Inquiry on the sublime and beautiful.
2q5 SOUVEîS'IRS de l' ITALIE.
degrés que les proportions gigantesques des masses ne con- stituent pas la véritable grandeur , et j'admirai l'harmonie parfaite qui , de tant d'élémens distincts , forme un tout unique et un ensemble complet. Je m'aperçus que ce temple , s'élevant seul au milieu d'un espace vide , sur la transparence éclatante de l'atmosphère italienne , sans ob- jet de comparaison pour en faire ressortir la masse, ne pou- vait frapper les yeux que par sa beauté, non par sa gran- deur : et que le nombre même et l'élégance des accessoires, détournant l'attention et la partageant , expliquaient fort bien l'efifet j)lus gracieux qu'imposant de cet édifice qui semblait , au premier coup d'œil , ne pas répondre aux éloges dont il est l'objet, et mentira sa renommée.
Le lieu de la sépulture de saint Pierre , qui , dit-on , souffrit le martyre et fut enseveli au milieu du cirque de Néron , fut révéré par les chrétiens primitifs et consacré par leur piété. Soit que l'autel qu'ils y élevèrent fût une tombe, un cénotaphe, ou seulement un autel , une con- stante vénération s'attacha au lieu supposé ou réel de ce grand sacrifice. Je néglige les longues discussions que Nar- dini et ses adversaires ont élevées à cet égard , et je me contente de rapporter le seul fait qui s'appuie sur des témoignages historiques -, c'est l'identité de la place où est située l'église de Saint-Pierre , avec le cirque où Néron faisait suspendre à des croix enflammées et lapider par ses bourreaux les malheureux Nazaréens.
A l'église de Constantin , souvent réparée et construite sur le modèle des basiliques de la même époque , succéda le temple actuel dont Nicolas Y eut le premier l'idée, et qui, commencépar Jules II, fut terminé par Paul V. Vingt- quatre pontifes concoururent à ce grand monument. 11 épuisa leurs trésors et mit en péril leur puissance. Toutes les nations furent appelées à payer le tribut exigé pour sa construction , toutes les écoles à l'orner de leurs créations.
SOLVEMRS UE L ITALIE. 2.g'j
Bramante en conçut le premier plan -, Michel-Ange y ap- posa le cachet de son génie. On lui doit la nouvelle forme de la croix grecque, la colonnade carrée , le portique qua- druple imité du Panthéon , nobles fruits d'un talent mâle, qui furent étotiffés dans la suite sous la pompeuse élégance des ornemens que d'autres architectes y accumulèrent. La coupole, qu'une tradition erronée lui attribue, appartient à son prédécesseur et ne fut que perfectionnée par son audace savante. Brunelleschi, le premier, avait introduit l'usage de ces dômes aériens , dans la cathédrale de Florence^ idée saisie par Bramante, exécutée et agrandie par le téméraire Michel-Ange, qui asa suspendre une église nouvelle dans les airs. La faute commise en perçant à jour les murs d'ap- pui, et surtout la préparation faible et insuffisante des fon- dations de Tédifice , l'exposèrent à un accident qui répan- dit l'alarme dans Rome. Le dôme se lésarda sur les côtés. Boscovich , consulté sur cet objet , conseilla de retenir et d'assujétir le tambour au moyen d'un cercle de fer : expé^ dient ridicule et dangereux, qui, ne faisant qu'augmenter le poids de la coupole sans rien changer aux fondations, sans renforcer les points d'appui, n'opposait qu'un palliatif tem- poraire au mal que l'on redoutait. Milizia , dans une dis- sertation savante et ingénieuse, a prouvé l'inefficacité de ce moyen , et n'a pas ménagé l'amour-propre de ses com- patriotes.
Le plan original de Michel-Ange offrait la vigoureuse empreinte de ce grand génie et de ses conceptions habi- tuelles \ conservé dans le musée du Vatican, il est encore l'objet de ladmiration des artistes : on voit que l'auteur s'est inspiré des chefs-d'œuvre les plus majestueux de l'ar- chitecture antique. Osons cependant affirmer que plusieurs des additions du Bernin conviennertt mieux au génie mo- derne , et font ressortir avec plus d'avantage la grandeur de l'ensemble : rien de mieux imasiné aue celte colonnade
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circulaire, avenue magnifique et cirque élégant. Les por- tiques dont Michel-Ange environnait le sanctuaire pou- vaient en augmenter la majesté sacrée et la rendre plus vénérable en la voilant aux yeux des mortels -, mais l'éclat du culte catholique et l'accès d'un temple ouvert à tous les peuples du monde réclamaient une avenue plus riche, plus brillante et qui s'accordât avec la pompe et l'univer- salité, caractères de la religion romaine.
Si l'on examine avec une attention scrupuleuse les dé- tails de cet ensemble admirable , on y trouve partout les défauts alliés aux beautés. La coupole, en elle-même, est noble : elle s'accorde mal avec la façade *, c'est un temple sur un autre temple. Sa légèreté , sa forme en spirale, étonnent et charment le regard , qui n'y trouve pas la sé- vérité menaçante des voûtes gothiques et croit parcourir les arceaux élégans d'un palais de féerie. Si les parties in- férieures et supérieures du monument eussent correspondu entre elles avec une régularité plus exacte , on aurait ad- miré le plus vaste des temples antiques ; son originalité chrétienne , son caractère spécial , auraient disparu.
La façade est inexcusable. Là, les défauts inutiles abon- dent et les beautés réelles manquent. Est-ce l'habitation de Dieu que m'annoncent ces lourdes fenêtres , ces inu- tiles mezzanines ^ ces ornemens déplacés, ces saints gigan- tesques qui écrasent leurs faibles piédestaux, cette demi- colonnade qui, tournant autour de l'édifice , perd sa forme et s'aplatit en pilastres? J'aime ces simples portiques et ces larges masses d'ombres dessinés par Michel-Ange^ mais trop de vices eflacent ces mérites, et la recherche d'une vaine coquetterie blesse partout les regards.
C'est dans les accessoires que tout est, sinon irrépro- chable, du moins magnifique et frappant. Le Bernin, qui n'a pas craint de transporter les ressources et les secrets de la peinture dans le domaine de l'architecture, n'eut jamais,
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dans ses nombreuses créations , d'inspiration aussi gran- diose. On retrouve ici sa hardiesse et son caprice, mais quel heureux mouvement de lignes ! Quelles courbes dé- licates; quelles ondulations ravissantes! quelle variété! Ce n'est pas la perfection du goiit ; à peine ai-je le courage de hasarder cette critique, et l'obliquité bizarre des portiques, et l'extravagance de Ventesisy imitée du temple de Pœstum, se perdent et s'effacent dans l'harmonie du tout et dans l'effet éblouissant qu'il produit.
L'obélisque qui occupe le centre de la place n'est qu'un accessoire. La plupart des autres obélisques sont l'objet principal. On creuse de vastes bassins pour les y placer ; on abat des maisons pour les mettre en perspective. Celui- ci ne sert qu'à compléter l'ensemble. Il fallut, au célèbre Fontana, cent chevaux pour accomplir le transport du mo- nument , sans compter les menaces du pape et la pension de 3,000 écus romains. Les anciens auraient exécuté la chose à moins de frais et avec moins de fracas : Fontana, dans nos siècles dégénérés , a fait un prodige ; il a immor- talisé notre faiblesse.
J'admirai aussi la simplicité, l'élégance , les proportions exactes des fontaines : là tout est précisément à sa place. Point d'affectation , deconcetti, de recherche. Le bassin est fait pour la quantité d'eau qu'il doit recevoir; la forme et la grosseur de la gerbe conviennent à l'architecture dont on a fait choix. Ce sont des ornemens nécessaires qui con- courent avec l'objet principal, en augmentent l'effet et le servent sans l'effacer. Ce ne sont point des épisodes inu- tiles ou de brillans hors-d'œuvre. Là, pourraient s'abreu- ver ces multitudes que l'Eglise convoque à ses fêtes. Jamais l'eau ne s'est échappée des tuyaux qui la compriment avec une plus noble magnificence. Quand le soleil brille, on y voit jouer des arcs-en-ciel de mille couleurs ; et ces pilas- tres de cristal mobile, s'embellissant encore de ces nuances
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variées, le bruit de l'onde qui retombe, la perspective du temple, offrent le spectacle le plus propre à préparer au recueillement et à l'entbousiasme religieux les hommes faits pour les sentir.
Arrêté quelque tems sur les degrés demi-circulaires qui environnent le portique , je vis se développer et fuir de- vant moi, sous un nouveau point de vue, cet obélisque, ces fontaines, ces colonnades, la plus belle décoration que les arts aient inventée ^ et, derrière elle , un amas confus de maisons ignobles, d'échoppes et de masures, qui relevaient encore par leur contraste la magique richesse de ce pano- rama. Les Français, suivant leur mode expéditif et guer- rier, voulaient, d'un coup de main , balayer tous ces dé- combres que le gouvernement papal n'a pas fait disparaître. Ils se confondent avec les premières colonnes du cirque : Saint-Pierre n'a point de grilles ni de portes, et les mendians déguenillés, le tracas des rues romaines, les marchands et les acheteurs, sont à deux pas de ces portiques, qui ne leur présentent d'obstacles et de barrière que la sainteté de la religion. Encore les petites façades de la colonnade, qui indiquent les dernières limites du monument, sont-elles fort éloignées les unes des autres, comme si, en laissant ce grand espace entr'ouvert, l'auteur eût voulu faire entendre que la prophétie est accomplie, donner accès à toutes les na- tions et les réunir au pied du même autel : idée géné- reuse et grande autant qu'inexécutable, dont la sublime illusion élève et transporte l'ame.
Le vestibule seul, de quelque côté qu'on y entre, paraît déjà une église admirable, et rachète les vices de Textes rieur : les ornemens y sont prodigués, mais non déplacés. L'œil parcourt avec ravissement les contours de la voûte, éclatante de dorure, et les profils variés des portes, des arr ceaux, des entablaturcs : de chacune des cinq portes s'é-r pbc^ppent de larges masses de lumière, qui glissent sur le
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pavé de marbre et font converger leurs rayons. Placé au centre , on aperçoit , d'un côté , la statue équestre de Con- stantin , d'un autre , celle de Charlemagne , toutes deux d'un goût détestable comme sculptures , mais d'un grand effet par la place qu'elles occupent, et concourant à la beauté pittoresque de l'ensemble par la manière dont le jour les frappe. De la base de la statue de Constantin , vous apercevez la Scala Regia, coup d'oeil frappant, mais inu- tile, déplacé; extravagante création du Bernin , qui sem- blait ne reconnaître , dans les arts , qu'une seule règle , celle d'étonner. Une des cinq grandes portes qui condui- sent du vestibule dans l'intérieur, la porte de bronze , ne s'ouvre que dans les circonstances solennelles. C'est comme en Angleterre, où le bel édifice de Saint-Paul reste fermé la plus grande partie de Tannée , et où le service a lieu dans un coin du temple. Je n'ai point de goût pour cette capri- cieuse réserve; dès qu'il s'agit de pompe, de grandeur ou de luxe, la plus légère économie me semble faire tacbe et contraster péniblement avec une prodigalité qui doit être , comme l'astre du jour, sans bornes dans sa magnificence.
Les détails m'auraient captivé trop long-tems; je me hâtai de franchir l'une des portes, et je me trouvai tout-à- coup au milieu de ces merveilles. L'effet du premier coup d'oeil fut prodigieux. Lorsque, pour la première fois , un passage sublime de Milton, une mélodie de Cimarosa , se révèlent à l'homme capable de les goûter, une exaltation vive , un tressaillement subit , frappent son ame et captivent ses sens. Tel fut l'effet produit sur moi par l'aspect d'un lieu dont la splendeur n'a point de rivale sur la terre. Je m'enorgueillis d'appartenir à une race qui peut créer de tels chefs-d'œuvre. L'antiquité même, avec ses souvenirs pleins de grandeur, ne me sembla plus que l'égale et non la maîtresse des tems modernes -, et ceux qui, sans marcher sur ses traces , ont osé rivaliser aVec elle , par des créations
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qui lui furent inconnues, me parurent dignes à jamais de la reconnaissance des hommes dont ils ont doublé les litres de gloire.
On a souvent loué l'unité parfaite du plan , la saillie avec laquelle ressorlent et se détachent les parties princi- pales , la convenance de l'arrangement général , Theu- reuse transition qui unit la partie supérieure à l'inférieure, et la simplicité suhlime qui résulte de ces combinaisons multipliées -, mais la description la plus savante restera tou- jours au-dessous de la réalité. Il faut, pour s'en faire une idée, avoir, ainsi que moi, visité Saint-Pierre, et se sou- venir de ce moment de féerie où, pour la première fois, l'œil saisit tout l'espace du temple , s'empare de sa magni- ficence, parcourt toute la nef centrale, glisse avec enthou- siasme sur ces marbres et ces statues, atteint le dais de bronze et les cent lampes brûlant sur la tombe des apôlres , s'élève vers les qualre arcs-boutans gigantesques qui sou- tiennent la coupole et redescend avec dédain vers la terre. Le sentiment de l'immensilé accable ^ celui de la beauté s'y mêle et ne tarde pas à régner seul.
La nef centrale est divisée en trois grandes arcades qui aboutissent à l'autel. Qui pourrait se vanter de découvrir un défaut de rapports, de proportions, de convenances, une discordance quelconque dans la courbe admirable de ces arcs, où les piédestaux, les ornemens, les archivoltes se lient et se confondent avec une si harmonieuse unité ? Cependant l'œil s'habitue au gigantesque ^ l'étonnement cesse , et Ton voit sans surprise cette croix du temple et ses vastes bras , dont chacun est une cathédrale nouvelle ^ ce chœur qui se prolonge et offre encore une église -, ces chapelles et leurs coupoles, et tout ce luxe inouï qui ne semble plus qu'une nécessité du lieu. Il faut alors, pour réveiller l'attcnlion, pour arracher un cri de surprise au spectateur blasé , un miracle nouveau que rien n'annonce,
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que rien n égale , que l'on ne puisse ni prévoir, ni sur- passer : c'est le dôme de Michel-Ange, le plus sublime des écarts. L'imagination chercherait en vain à le conce- voir j les souvenirs ne présentent rien qui puisse en indi- quer la grandeur. C'est ce dôme central qui efface toutes les admirations précédentes, et fait oublier Saint-Pierre , et Rome, et la terre-, c'est le prodige du plus majestueux des arts.
Une seule idée y règne ; Michel-Ange a voulu jeter dans les airs un temple appuyé sur un autre temple. A cetle conception tout se subordonne et se rattache, et ces orne- mens prodigués comme les étoiles sur la voûte du ciel, et ces mosaïques, ces peintures , ces reliefs étincelans d'or, et ces marbres aux proportions colossales. On ne voit , on ne sent que l'audace de la pensée créatrice : on la partage avec transport. Le regard, qui atteint à peine le sommet du premier dôme, s'élance et se perd avec terreur dans le vague mystérieux où le second dôme lui paraît plongé. Ce voile de vapeurs est encore un prestige -, incapable de dis- tinguer les détails de la dernière voûte et forcée de conce- voir au-delà une étendue illimitée , la vue redescend le long des frises , des bas-reliefs , des piédestaux , sollicitée à chaque moment par l'élégance , la richesse , la grâce , et s'arrête enfin , pour dernier terme, sur quelque mendiant romain , à genoux , ou baisant le marbre du temple, attei- gnant à peine, quand il se relève, les moulures de la plinthe; donnant ainsi, par sa petitesse infinie, la mesure comparative du monument tout entier, et nous forçant de rester nous-mêmes humiliés et confondus de notre néant pareil au sien.
Il y a un ordre d'architecture à part ^ c'est celui de Saint- Pierre. Il ne ressemble à rien de ce que l'art a créé 5 mêlée de l'alliage de mille défauts, sa grandeur les absorbe tous. Les traits principaux spot simples et grandioses j la subli-
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mité des masses est seule sentie, seule dominante; elle enveloppe, pour ainsi dire, dans l'étonnement qu'elle ins- pire, les détails insignifians ou de mauvais goût, la multi- tude des fantaisies de sculpture et de peinture, la prodi- galité des ornemens bizarres et l'éclat factice ou déplacé des décorations. Tel un poème que le génie a créé garde- rait son énergie et sa vigueur natives, quand même, dans un plan puissamment conçu, on trouverait quelques vers négligés, affectés, ou même ridicules. Tel, encore, un homme d'une beauté naturelle et parfaite conserverait ce privilège inaliénable , sous le plus bizarre costume que la mode puisse inventer. Le temple n'a pas besoin de ses accessoires pour élre admirable; il est sublime en dépit d'eux.
Rien de sévère, de monastique, de froid -, rien de sep- tentrional et de gothique dans l'effet général du mon ument : une gravité paisible y respire: une grandeur tempérée par la grâce-, une solennité brillante et mystique ; c'est un air de pompe et de sainteté tout à la fois. Le génie pittoresque et dévot de l'Italie nouvelle ne pouvait trouver de plus juste symbole; on y retrouve la légèreté élégante du midi, jointe à la majesté du culte ; une noblesse riante et douce , mais qui n'a rien de frivole : admirable accord de tous les arts et de tous les sentimens qui se rapportent au catholicisme ! L'harmonie même des couleurs , de la lumière et de l'ombre, concourt à cette sublime unité. Les arcades qui composent la plus grande partie de l'intérieur sont d'un gris pâle, nuance douce et mélancolique sans être sombre , et qui sert do repoussoir aux marbres blancs et jaune-antique , dont les côtés étincellent , et dont les couleurs se dégradent par demi-teintes avec un art profond et sans afféterie. La lumière tombe de quelques fenêtres, en petit nombre, mais disposées avec goût , et qui laissent échapper de leur ouverture, sans obstacle et sans aucune recherche de ces
A
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moyens fantasmagoriques trop usités en Angleterre , les purs rayons du soleil d'Italie.
Arrêté à chaque instant par des détails pleins d'intérêt, je n'avais encore visité ni Téglise souterraine , ni les sa- cristies, et je me reprochais l'emploi d'un tems que partout ailleurs j'aurais cru bien emplové. Heureusement les sou- terrains étaient ouverts^ je me joignis à quelques oisifs qui s'étaient réunis à la porte, et je descendis. Ce sont des pas- sages tortueux et étroits, espèces de catacombes, ornées de peintures bysantines , de bronzes plus ou moins difformes , riches en bizarres sculptures , semées de vieux sépulcres accumulés , et tout hérissées , si j'ose le dire , de ces singula- rités antiques dont l'âge fait le seul mérite. A travers des grilles de fer et d'airain, vous apercevez quelques ora- toires , mais distribués sans ordre et jetés irrégulièrement dans tous les renfoncemens des cavernes. Je m'attendais à mieux, et cette Rome souterraine fut loin de remplir mes espérances. Les temples de même espèce que j'avais vus dans la ville d'Assise et à Saint-Pierre de Toscanelli m'a- vaient plus complètement satisfait.
La chapelle centrale est le sanctuaire de cette église-ca- tacombe. Le maître-autel couvre les cendres ou du moins rappelle le souvenir des Apôtres. Cent lampes y brûlent toujours-, la balustrade est riche, les degrés par lesquels on y monte de toutes parts ont de la noblesse ^ mais l'autel même , quoique peint et doré, couvert de sculptures , in- crusté de marbre , n'a rien qui fixe Tattention et se grave dans la mémoire. On n'admire que sa richesse-, et qui a traversé la nef de Saint-Pierre , n'est plus étonné de ce faible mérite. La tombe de Saint-Charles, à Milan, est faite de cristal de roche, posé sur une base d'argent massif.
En revenant à la lumière , j'allai visiter les sacristies. L'élégance et la convenance qui les distinguent attestent le bon goût de Braschi. Un dôme central éclaire une salle
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tapissée de marbres et de lambris de ebéne. D'un autre côte sont les vestiaires des chanoines , et la cbambre du cha- pitre. D'un autre sont celles des bénéficiers. On y re- marque une grande propreté et même du luxe , mais sans surcharge et sans excès.
Après avoir examiné les deux églises, dont Tun^ est au niveau du sol, et dont Fautre se cache dans les profon- deurs de la terre , il me restait à voir cette troisième partie du temple , distincte des deux autres, et que Ton peut ap- peler l'église aérienne. Je me reposai avant de gravir la coupole : c'est un petit voyage ^ des ânes et des ouvriers , mes compagnons de route, montaient en même tems que moi , et s'élevaient lentement vers le sommet de l'édifice où se trouve établie une bourgade de maçons et de sculp- teurs , entretenue par la congrégation de la révérendis- sime fabrique, et sans cesse occupée à réparer et à tenir en état cette ville monumentale et sacrée , qu'on appelle Saint-Pierre de Rome. Comme le Dante , j'avais décrit cette multitude de cercles, dont la longue spirale compose la coT'donata (i), et mon but n'était pas atteint. Las de m'avancer par un progrès si lent :
Di giro in giro eternamente ,
je m'arrêtai souvent, jusqu'à ce que je me trouvasse à l'entrée de la troisième église , de l'église supérieure, envi- ronnée de ses groupes de chapelles et de sanctuaires , c'est- à-dire de cette foule de petites coupoles qui s'élevaient de toutes parts.
Une vaste perspective s'ouvrit à mes yeux : c'était Rome entière et ses palais et ses édifices, qui se pressent aux pieds de ce temple superbe : autour de la ville éternelle,
(i) Le cordon qui tourne autour du dôme de Sainl-Pierre.
SOUVENIRS DE l'iTALIE. So^
les déserts et les monts sabiiis liaçaient une ceinture aride et pittoresque à la fois^ ses remparts rougeàtres , ses ruines sombres et ses aqueducs détruits, l'isolaient au milieu d'une plaine stérile, que terminait la mer Méditerranée, dont les flots grisâtres se confondaient avec l'horizon. Niobé des nations, ainsi qu'un grand poète l'a nommée , c'est du sommet de Saint -Pierre que sa triste solitude frappe la pensée ^ le désert s'avance et l'envahit. La reine des peuples conserve encore sa couronne ; mais tout se glace et se flétrit autour d'elle.
La coupole est double, et l'escalier est pratiqué dans l'intérieur. Je montai les degrés de cet escalier-, on ou- vrit une petite porte, je la franchis et je me trouvai sur rentablement. Là sont écrits , en caractères gigantesques, ces mots :
TU ES PETRA ET SUPER PETRASi ^DIFICABO DOMUM DEI !
mots sur lesquels repose en effet l'édifice tout entier de la grandeur romaine, et dont l'apparition me fit tressaillir. Mes regards se fixèrent ensuite sur le pavé de marbre , et la distance qui me séparait du sol me pénétra de cette hor- reur secrète et involontaire qui étonne et glace les plus intrépides. Devant moi , un échafaud suspendu à la voûte soutenait un homme occupé à réparer les vieilles mo- saïques. Ma vue se troublait: la voûte semblait tourner autour de moi. Je me rappelai Shakspeare et cet admirable passage où le poète a décrit la sensation que j'éprouvais en cet instant (i). De la tombe des Apôtres, une vapeur lé- gère s'élève , obscurcit la clarté des lampes éternelles , s'é- tend sous les vastes parois de l'édifice , et cache à mes regards, incapables de se fixer sur aucun objet, la foule
(i) Description des rochers de Douvres dans le Roi Lear.
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des pygmées dont le temple est rempli à une immense profondeur. Mon oreille saisit et distingue à peine un loin- tain murmure, semblable au bourdonnement des abeilles , grossissant par degrés, cessant toat-à-coup, tantôt sourd et confus, tantôt aigu et pareil à un sifûement faiblement articulé. Je continue ma route. Plus j'avance et monte, plus le prodige s'accroît ^ autour de moi, devant moi, les grandes et sombres figures des saints, images colossales comme leur mémoire , comme elle à demi voilées de l'ob- scurité des âges, occupent tout l'espace de la voûte. A mes pieds, un gouffre sur lequel s'étend une brume diaphane : quelques sons impossibles à discerner, quelques figures qui se meuvent comme des atomes et fatiguent ma vue 5 om- bres insaisissables comme celles d'un rêve. Le dais, les statues, ses colonnades de bronze, tout disparaît. Le maître- autel n'est plus qu'un point qui se perd et me fuit dans l'espace. Me voici au sommet de la coupole , au faite du triple monument. Là je respire, ou plutôt je me livre à ce sentiment d'effroi, d'élonnement et d'extase, que je ne chercherai point à faire partager à ceux qui ne sont pas faits pour le comprendre. Le professeur Playfair avait rai- son : a La pensée de Michel-Ange plane à la cime de cette coupole. L'artiste, le peintre, le sculpteur, le géomètre, l'architecte, peuvent en démontrer analytiquement la beauté par le simple examen du plan ; mais pour la sentir, pour connaître tout Michel-Ange, il suffit d'avoir gravi le sommet de la coupole et dominé son chef-d'œuvre. »
Je redescendis dans le temple, où les vêpres avaient commencé : c'était de là que venait le bruit vague que j'avais comparé au mouvement d'une ruche. Les cha- noines, vêtus de leurs blancs surplis et de leurs manteaux de pourpre, sortaient de la sacristie et se rendaient à leur chapelle. Le commencement de l'un des psaumes magni- fiques de Marcellus se fit entendre, et je suivis la procès-
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sion des chanoines 5 mais plus je m'approchais, plus le pres- tige s'évanouit : les sons d'un orgue, de dimension énorme, couvraient et étouffaient les voix des concertans ^ voix équi- voques, qui trahissaient la })résence et le malheur de ces êtres neutres que les Italiens souffrent encore dans leurs églises, et qu'ils viennent à peine de hannir de leurs théâ- tres. Sous le rapport moral , ce luxe harhare et ce rafane- ment cruel est révoltant -, sous le rapport de l'art , il pro- duit peu d'effet, et la molle faiblesse de ces voix amhigués ne satisfait, selon moi, ni le goût ni l'oreille. Singulière influence des mœurs locales! le pape n'est pas seulement à Rome le dictateur spirituel et l'autocrate de la foij c'est lui qui dicte encore des lois à l'art musical, prolége l'O- péra , ou du moins l'encourage par une tacite connivence, et laisse chanter les louanges divines par ces virtuoses d'es- pèce singulière , que les deux sexes repoussent et que la sainte église admet.
Après vêpres, le sanctuaire se change en lieu de rendez- vous et de promenade. C'est un vaste salon, où les An- glais, presque toujours en majorité , se distinguent des in- digènes par des éclats de rire plus hruyans et une gaîté plus insolente. En quelque pays que vous alliez, si vous entendez de vives , amères et grossières railleries contre la religion , les mœurs et les usages, soyez sûr que le railleur indécent est un Anglais. Comme si nous n'avions pas aussi, dans nos opinions et nos manières, de quoi prêter à rire aux autres peuples ^ comme si les préjugés même que des générations tout entières, que des millions d'êtres humains ont révérés, ne demandaient pas quelque respect ou du moins un examen plus approfondi 1 Certes, il est peu digne de profiter du bienfait de la tolérance , celui qui ne sait pas l'accorder. Ajoutons que le caractère anglais, si remarqua- ble dans notre patrie par la solidité et la raison , se déforme dès que nous avons mis le pied en pavs étranger. La cons- XVI. 21
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ciencc ou la présomption de noire haute supériorité nous bouffit de morgue et d'un sot orgueil ; les travers des autres peuples , qui nous choquent d'autant plus qu'ils diffèrent davantage des nôtres , augmentent notre confiance en nous- mêmes. Nous nous livrons sans réserve à tous nos vices ^ nous les grossissons par un déploiement vraiment in- croyable de notre prépondérance pécuniaire , de notre in- souciance pour les convenances et de tous nos ridicules. Risée de l'Europe , nous versons nos trésors sur ses grands chemins et lui empruntons ses modes , ses folies et ses dé- fauts, sans pouvoir mériter sa bienveillance ou son estime. Si un catholique entrait dans notre église de Saint-Paul pour s'y conduire comme j'ai vu des dames anglaises se conduire au milieu de Saint-Pierre de Rome, le provoca- teur attirerait bientôt sur sa tête la vengeance publique dans le pays le plus libre de l'Europe.
Je restai l'un des derniers dans l'église. Peu à peu, le iour tomba et je m'abandonnai avec délices à une rêve- rie molle, passive, voluptueuse, dont la vague douceur ressemblait à la demi-teinte qui s'emparait de l'atmosphère et confondait tous les objets à mes yeux. C'est une ma- nière d'être fort agréable , après une revue longue et détaillée, comme celle qui avait exercé mon observation. On est las ^ le microscope vous échappe : on aime à s'en- dormir, comme dit Montaigne, sur cet oreiller commode. La magnificence du coucher du soleil en Italie vint me surprendre dans cet état de langueur. A travers les fenêtres que j'ai décrites, des flots d'une lumière ardente péné- traient, glissaient sur le marbre dont le temple est pavé , et frayaient leur route jusque dans les chapelles les plus éloignées et les plus profondes; les arcs-boutans élevaient leurs ombres immenses et noires sur ce fond lumineux. Toutes les figures d'époques diverses, dont la magie de l'art a peuplé ce temple , semblaient se mouvoir dans le
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demi-jour, passer et repasser devant moi. La large coupole projetait à mes pieds ses reflets incertains^ les rayons du soleil couchant éclairaient encore les mosaïques qui la dé- corent. L'obscurité remplaça la lueur rouge et vaporeuse qui changeai^ le sanctuaire en palais de féerie ; tout prit un aspect plus grave, plus solennel, plus mystérieux: dans les ténèbres qui s'amassaient sous Timmense voûte, la lu- mière des lampes brillait plus vive-, les saints, au fond de leur niche, ne montraient plus qu'à demi leurs draperies colossales. Il ne restait plus, dans la maison de Dieu, que le pauvre, le malheureux, l'homme pieux ou sans asile 5 créatures qui cherchaient encore, dans l'ombre du temple et loin de tous les regards, l'image lointaine de celui qui console et soutient l'infortune.
Je m'appuyai quelques momens sur la balustrade de la confession , prêtant l'oreille au bruit des portes que l'on fermait, aux murmures de la prière solitaire, au pétille- ment des lampes dans l'air, devenu plus vif, au tintement des rosaires, que des mains décrépites laissaient tomber sur le marbre. Mes yeux s'arrêtaient sur les ornemens et les colonnes torses du baldaquin , dont la bizarrerie orientale est si majestueuse , sur l'arche obscure que la voûte décri- vait autour de moi et au-dessus de moi, quand le bruisse- ment des clefs des gardiens me fit sortir de ma rêverie. Je tournai encore une fois autour de l'autel , et , en un mo- ment , j'eus franchi le seuil du temple.
Alors retentit dans les airs la lente sonnerie de la cloche de Saint-Pierre, annonçant aux fidèles l'heure de V^i^e Maria, et digne, par la solennelle douceur de son gémis- sement, de la majesté du lieu et de l'heure mélancolique où le jour finit et s'éteint. Ces accens me poursuivirent dans ma route et m'accompagnèrent jusqu'à ma porte. Je conserverai toujours l'image des impressions que cette journée m'a laissées^ la vie offre peu de sensations aussi
3 12 VISITE DE LADY MORGAN
profondes, aussi nouvelles que celles que le premier aspect de ce temple m'a causées. Pour moi, c'est un grand sou- venir : pour un Romain c'est tout -, c'est la patrie , la reli- gion , le génie, l'asile des arts, la consolation, la gloire :
IL NOSTRO BEATO SaN PiETRO (i).
(^New Montlilj Magazine.)
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VISITE DE LADT MORGAN
AUX ROCHERS DE MADAME DE SÉVIGNÉ.
Il n'y a plus moyen aujourd'hui de s'écrier avec ma- dame de Sévigné : « C'est une chose étrange que les grands voyages! » Les grands voyages sont, au contraire, devenus des événemens fort communs, et, pour ainsi dire, journaliers. « Un hon voyageur n'est plus , comme du tems de La Feu, un homme fort utile à la fin d'un dîner ^ » si on voulait aujourd'hui entretenir ses convives des «monts Pyrénéens et de la rivière Pô, )) on passerait pour fort mal élevé , et la satisfaction de se faire écouter une fois serait plus que compensée par le désagrément de se voir fuir à jamais. Avoir voyagé, même ((jusqu'aux sables stériles de Judée, )) n'est plus une distinction j c'en serait une au con-
(i) Note de l'éd. Cette admirable description de Saint-Pierre de'ter- niinera sans doute ceux de nos lecteurs qui n'ont pas fait le voyage de Rome, à aller voir, au Néorama , l'image fidèle de cette basili<]uc. Le Ne'orama de Saint-Pierre est, sans contredit , le plus étonnant effet d'optique qui existe encore.
AL'X UOCHEKS DE MADAME DE SÉVIGJNÉ. 3l3
traire de ne pas avoir voyagé du tout, car le club des voyageurs est devenu maintenant celui de tout le monde. Se vanter d'avoir vu officier le pape ou d'être venu à Paris, serait d'aussi mauvais goût que de parler d'une visite aux lacs du Cumberland et à leurs poètes (i). Les Anglais qui ont navigué en gondoles ne sont guère moins nombreux que ceux qui ont navigué dans le bateau à vapeur de Ricbmond. La Mer Pacifique et le Pas-de-Ca- lais sont devenus également des lieux communs ^ et si un nouveau La Peyrouse disparaissait du monde, il est pro- bable que quelque dandy désoeuvré , las des plaisirs de Londres, le retrouverait , un mois après, dans quelque île déserte. « Eh î bon Dieu, vous voilà ! Je vous croyais main- tenant à Thèbes. — Je me proposais d'y aller, mais j'ai changé d'avis , en voyant que la moitié de Bloomsbury s'y rendait , et j'ai accompagné Parry au pôle Nord. — Y avez- vous trouvé à qui parler .•^-r- Non, personne, et c'est ce qui en fait le charme : je n'y ai vu que des ours blancs. Mais qui avez-vous rencontré à Athènes, l'année dernière.^ — Des Anglais du troisième ordre, des Irlandais du qua- trième , sautant siir l'Acropolis , goûtant dans le Parlhe- non; mais pas ame qui vive , et dont on eût jamais en- tendu parler. Crosby était aux Pyramides^ Seward, dans le Caucase-, et Altsford était allé rejoindre son éternel Py- lade à Ispahan. — A Ispahan, grand Dieu! mais personne ne prend plus cette direction ! Le Sud est tout-à-fait passé de mode. Je vous ai dit qu'il y a deux ans j'avais trouvé à Smyrne mon tailleur qui y venait en vacances^ et vous savez la vieille histoire de M. de Forbin et de la femme de
(i) Note du Tr. Nous avons déjà dit qu'on donnait le nom Je Poètes des Lacs , à Southey , à VS'ordsworlh et à quelques autres qui ont des habi- tations champêtres sur les belles rives de lacs du comté de Cumberland. Voyez , sur ces poètes et sur l'école qu'ils ont fondée , les notices insérées dans les numéros 19 et 26 de nuire recueil.
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chambre de lady Belmore, et de son parasol de soie au milieu des ruines de Thèbes. Le Nord , mon ami, le Nord, c'est ce qui doit nous occuper maintenant. La mer Gla- ciale ou le Kamschatka , via Moscow, voilà ma carte de voyage pour la saison prochaine. J'ai fait l'acquisition du plus joli hritska (i) du monde. Cependant, avant de me mettre en route pour cette destination , je me propose d'aller visiter lord Frédéric F. , qui a une habitation char- mante bâtie par Potemkin, sur la mer d'Azoff. Voulez- vous être des nôtres? — De tout mon cœur. — Alors nous nous retrouverons à Novogorod -, nous nous embarquerons à Smolensk sur le Dnieper -, nous traverserons la steppe de cette manière , et nous ne serons plus qu'à quelques verstes de la villa de lord F. »
C'est ainsi que nos jeunes gens à la mode devisent entre eux sur leurs longues excursions. Non-seulement « il n'y a plus de Pyrénées )> , comme le voulait Louis XIV, mais le vœu du poète semble réalisé , et l'annulation totale de l'es- pace et du tems semble avoir converti en une plate réalité les rêveries de Pierre Wilkins et de ses hommes volans. Mais tandis que les voyageurs anglais vont reconnaître la marche de l'esprit humain , en marchant eux-mêmes dans toutes les parties du globe , et
« When pleasure begins to gVow dull in thc east, Just order their wings and fly off to ihe west (2) , »
il existe une nation qui reste sur le terrain qu'elle oc- cupe , avec toute la ténacité d'un crapaud sur une tuile (3) ; nation qui, comparée par quelques-uns à un tigre, par
(i) C'est ainsi qu'on nomme des voitures russes en osier, qui ont la forme d'un berceau d'enfant.
(2) « Quand le plaisir commence h languir dans l'orient , il e'tend sts ailes et vole vers l'occident.»
(3) Un de mes amis garda un crapaud dans sa cave, et, pendant neuf ans, jamais il ne sortit de la tulle sur laquelle il e'tait place'.
AUX ROCHERS DE MADAME DE SÉVIGWÉ. 3l5
d'autres à un singe, et par Voltaire à tous les deux , est la moins comprise de toutes les nations de la terre. Pendant que le Nord vomit , comme jadis , les flots de sa population sur les régions échauffées par le soleil du Midi , et qu'à leur tour les habitans du Midi courent prendre leur place dans les régions glacées, comme dans une espèce de contredanse cosmopolite , on est toujours sûr de trouver à domicile les Français qui occupent une position intermédiaire. Pour un voyageur français, que 1 on rencontrera sur les grandes routes de l'Europe , on en verra un millier des autres na- tions, qui volent du Tage à la Newa, et de Thèbes à la Chaussée du Géant. Les Français sont au fond le peuple le plus grave, le plus immobile et le plus sédentaire de toute l'Europe. Même leurs femmes, si follement taxées d'être légères et volages, mettent toute leur activité dans leurs perpétuelles causeries, et dans les mouvemens qu'elles im- priment aux muscles de leur visage. Sous l'ancien régime , quand les femmes françaises vivaient comme des sultanes dans le harem (un point excepté), toutes les institutions politiques et sociales tendaient à encourager des habitudes indolentes, étrangères à notre sexe dans les états libres. Les formes et le langage de la haute société semblaient toutes provenir des habitudes invétérées d'une vie molle et oisive. Si une femme éprouvait un chagrin , elle se mettait au lit pour recevoir, dans sa ruelle, les complimens de condoléance de ses amis. Si elle sortait , c'était pour se promener en voiture ; et même , dans le nouveau Paris , la promenade d'une femme à la mode ne s'étend pas plus loin que la chaise qu'elle va trouver sur le Boulevart ou aux Tuile- ries. Quand elle se rend au Bois , c'est toujours en voiture. J'avais, il y a quelques années, à Paris, une amie qui était la plus aimable et la plus indolente créature du monde. C'était un précieux et dernier reste de cette brillante société de jadis, qui avait survécu à la tourmente et à l'activité
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démocratique de la révolution. Quoiqu'elle eût passé son année climatérique , elle était , me disait-elle souvent , « aussi active, aussi vivace, aussi locomotive ^ qu'elle avait pu rétre dans tout Téclat et la fleur de la jeunesse. » Ce- pendant, comme les autres personnes de sa caste et de sa foi politique, el!e n'était changée en rien. Aussi indolente et aussi spirituelle que madame du Deffand elle-même, c'était un spécimen tout-à-fait intact d'une espèce qui dis- paraît rapidement aujourd'hui, et, pour un philosophe , elle eût été un sujet curieux d'observations. Véritable type d'une fem.me à la mode du tems de Marie-Antoinette , sa ruelle était son empire , et sa chaise longue son trône.
Elle prenait son chocolat et recevait ses visites au lit , elle dînait vers huit heures , à peu près à l'heure de l'an- cien souper français , et elle passait la nuit, entourée de ses habitués , parmi lesquels se trouvait tout le bel esprit de Paris. J'étais autant de tems avec elle que ma santé et Top- posilion de mes habitudes me le permettaient \ elle était vraiment fort intéressante à étudier. Je la quittais au mi- lieu de la média noche , lorsqu'elle était le plus en verve , car son esprit ne brillait de tout son éclat qu'aux bougies et à une heure avancée. Comme je faisais beaucoup de sa- crifices à ses habitudes indolentes, j'en réclamais quelque- fois d'équivalens , et je parvenais à l'exhumer de son hôtel du faubourg Saint-Honoré, où. pendant des années en- tières, elle était restée aussi immobile que ces prétresses des temples de Pompéii , découvertes par l'industrie mo- derne dans leur domicile de dix-huit siècles. Une fois , je la fis sortir de vive force de son lit au milieu du jour, et, sa longue toilette terminée, nous arrivâmes juste sur la route de Longchamps , quand les voitures qui conduisaient le beau monde en revenaient. Une autve fois, à la grande sur- prise de ses amis, je réussis à la conduire à l'Opéra, avant le milieu du ballet^ et nous vînmes un jour à une séance
ALX ROCHERS DE M.VDAME DE SÉVIGNÉ. 3 I 'J
(le rinstitut, quand la longue harangue de M. Qualremère de Quincy n'était pas encore finie . Mon indolente et agréable amie, malgré une vis inertiœ û prononcée, parlait avec enthousiasme de la campagne , comme toutes les femmes françaises. Elle avait une habitation champêtre à trois lieues de Paris , qui , disait-elle , faisait ses délices et qui ali- mentait abondamment sa jardinière de violettes de mars, d'hyacinthes d'avril , et d'immortelles pendant toute l'an- née. Tous les jours elle faisait et défaisait le projet de m'y conduire, et ce ne fut qu'après m'avoir répété cent fois : « JNous remettrons cela à un autre jour )) , que nous par- vînmes enfin à nous mettre en route pour ce formidable voyage de trois lieues , après avoir fait des préparatifs comme pour un voyage de deux cents. J'avais le matin assisté au lever de M™^ de ... , concouru à sa toilette, et gagné ]\r^^ Félicie , sa malheureuse femme de chambre , pour en obtenir une hâte inaccoutumée. Quand ces longs apprêts furent finis, j'entraînai à la lettre M"^^ de ..., en la prenant sous mon bras ., et je la transportai ainsi , de sa dormeuse au coin du feu, dans sa calèche. Avec des che- vaux et un cocher aussi indolens qu'elle, le soir était fort avancé lorsque nous arrivâmes devant la grille en fer de sa maison de campagne. Il faisait si sombre quand nous fumes au bout de l'avenue , que nous ne distinguâmes qu'impar- faitement le groupe grotesque deColombine et d'Arlequin, placés de chaque côté des degrés de marbre qui condui- saient à la large terrasse sur laquelle la maison était per- chée. A peine nous étions-nous reposés et avions-nous pris quelques rafraîchissemens , qu'il faisait nuit close. Comme le but de cette excursion était de voir les jardins, les serres- chaudes et les plates-bandes d'hyacinthes dans tout l'éclat de leur fleuraison , je ne pus m'empécher de témoigner mon regret , avec un petit sentiment d'humeur qui divertit beaucoup M""^ de ... « Quoi! s'écria-t-elle , tout cela pour
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une fleur, pour une promenade manquée ! » Ma mauvaise humeur cessa cependant et fut remplacée par une grande envie de rire, quand je vis entrer le jardinier avec un bon- net de nuit sur sa tête et une lanterne allumée, qui venait nous chercher pour nous conduire dans le jardin. Nous suivîmes immédiatement notre guide, et, accompagnés de Félicie qui posait délicatement ses petits pieds sur le sable humecté par la rosée du soir, et de Sylphide, épagneul suranné, dont l'embonpoint ralentissait la marche, nous arrivâmes près des plates-bandes d'hyacinthes, et nous ad- mirâmes , à la lueur des chandelles , la belle venue des petits pois précoces.
Avec l'horreur que M"** de ... avait pour le mouve- ment , il est inutile de dire que la nécessité où elle se trouva, peu de tems après, de se rendre en Bretagne, fut pour elle on ne peut pas plus contrariante. Il s'agissait d'un procès à la cour royale de Rennes, d'où dépendait une grande partie de sa fortune. Après avoir remis son départ de jour en jour, et avoir été au moment d'aban- donner son procès à lui-même, elle se laissa enfin décider à partir, par l'offre que je lui fis de l'accompagner. J'étais lasse à l'excès de retrouver, pour ainsi dire , tout Londres à Paris , et je me faisais une grande joie de l'idée de visiter une province qui ne fût pas exposée aux incursions des sujets parfois incommodes de Sa Majesté Britannique. Ma proposition fut acceptée avec un mélange d'incrédulité et de joie. M'"'' de ... avait peine à croire à l'étendue d'un pa- reil sacrifice. Enfin, laissant derrière nous tous nos enfans et tous nos jnaiis , nous nous mîmes en route par un beau jour d'avril, dans un équipage qui rappelait la manière de voyager du tems de Louis XIV, quand le carrosse d'un grand seigneur était une maison mouvante, et même une maison qui devait être d'une assez grande dimension , si on considère toutes les personnes entassées aux portières , der-
ArX BOCHERS DE MADAME DE Sf.VTGNÉ. 3 I C)
rière , en avant, dans tous les coins et recoins. M"* de... voyageait avec ses propres chevaux , son propre carrosse , et tous les petits meubles à son usage que pouvaient con- tenir les poches , les sièges , la cave et l'impériale. Fëlicie et Sylphide occupaient le siège du devant , avec des vit- chouras , un parasol, une canne pour la promenade, et un nécessaire de toilette , des coussins et des oreillers. M"^ de ... , enveloppée dans sa douillette , avec de Veau de Chjpre dans une main , et sa bonbonnière dans l'autre, avait sans cesse recours à Tune et à l'autre pour soutenir la fatigue d'un aussi long voyage. Les sites historiques de Rambouillet et de Maintenon excitèrent vivement ma cu- riosité. Le lendemain nous arrivâmes à la vieille ville de N... , un des gîtes ordinaires de M'^^de Se vigne, quand elle se rendait aux Rochers. Là nous nous arrêtâmes devant la porte cochère de M. le préfet, un des oncles de M""^ de... à la mode de Bretagne. Son salon reproduisait en miniature tout ce qu'il y a de pompeux et parfois de ridicule dans des salons plus augustes. M. le préfet représentait noblement et avec dignité , et il fit les honneurs de sa maison devant ses sujets provinciaux, comme si sa belle cousine était une princesse qui vînt visiter la cour du roi son frère. D'un autre côté , M""" de ... avait, dans ses airs de grande dame , un mélange de fierté et de condescendance fort divertissant, mais qui paraissait en imposer beaucoup au cercle nombreux réuni pour la recevoir. Après m'étre d'abord amusée des formalités de cette petite cour subal- terne, je ne tardai pas à en éprouver de l'ennui et de la fatigue -, ce ne fut pas sans plaisir que je vis, le lendemain , ma dilatoire amie assise au fond de son carrosse , à une heure assez raisonnable. De même que l'abbé dont parle Boileau, elle n'avait jamais vu le soleil se lever ^ aussi ne tarda-t-elle pas à être domptée par l'exercice , et elle tomba dans un profond sommeil en même tems que Sylphide et
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Félicie , tandis que la nouveauté des objets que je voyais me tenait dans cet étal d'excilement délicieux , qui peut seul nous faire sentir la valeur de l'existence.
Le vieux duché de Bretagne , que les pieds infatigables des Anglais n'ont point encore foulé , et que leurs plumes non moins actives n'ont point décrit , est toujours la Bre- tagne du siècle de Louis XIV. Les habitans continuent à conserver leur individualité , comme au tcms. de leurs rudes , mais héroïques suzerains. Issus sans alliage de ces anciens Bretons expulsés par des conquérans étrangers, ces fils des compagnons de Caractacus ressemblent aussi peu aux habitans du centre ou du midi de la France , que s'ils peignaient encore leurs corps de couleurs bariolées. Nous avions à peine passé la Loire que j'aperçus un changement total dans les physionomies. Je retrouvai dans le pur ar- moricain ou bas-breton de l'aubergiste de l'ancienne ville de Laval , le rhythme et l'accent de mes compatriotes les Celtes (i) , et il me semblait que j'entendais quelque Mrs O'Shaughnessy, dans le Gonnaught (i) , ou la lecture d'un chapitre d'un des romans écossais. Quand Louis XIV envoya une armée pour soumettre les Bretons qui résis- taient à des taxes oppressives , ils tombèrent à genoux , et s'écrièrent à haute voix : 3Iia culpa l mia culpa t <c C'é- taient, dit M""^ de Sévigné , les seuls mots de français qu'ils savaient. » A mesure que nous nous avancions dans le département d'Ille-et-Vilaine , le cœur de la province , la scène devenait toujours moins française. Ces épaisses forets , qui ombrageaient de longues et plates bruyères, me rappelaient l'aspect désolé des sites du Nord j mais, de tems en tems , le paysage était égayé par de petits oasis cou-
(i) Note du Tr. Il est inutile de rappeler que lady Morgan , jadis miss Owenson , est Irlandaise. Le fond de la population de l'Irlande est de race celtique; les Anglais n'en sont que les conquérans.
(a) Comte ou province de l'Irlande.
I
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verts d'une brillante verdure ou par des vergers en fleurs, plus pittoresques que les vignobles si v^antés de la France. La Bretagne , qui ne fut unie à la couronne de France qu'en i532 , par le mariage de François I" avec la petite- fille de son dernier duc , avait été si long-tems gouvernée dans l'antique esprit du régime féodal, que , les influences politiques auxquelles elle était soumise se combinant avec une position à peu près insulaire , elle avait pris fort peu de part au mouvement de la civilisation progressive de l'Europe. Les ravages des guerres de la Vendée et de la cbouannerie la firent encore rétrograder, et il ne paraît pas que la réorganisation totale de la France , pendant la révolution , ait essentiellement modifié sa physionomie physique ou morale. Cependant toute rude, toute reculée qu'est cette province , c'est elle qui a fourni les caractères les plus héroïques de l'histoire de France. Charles de Blois et Jean de Montfort , ces deux ducs rivaux si généreux et si chevaleresques (i) ^ Jeanne la Boiteuse , souveraine de cette province , et par qui Charles de Blois , qu'elle avait épou- sé, y régnait -, Olivier de Clisson , connétable de France ;
(i) Le traité des Landes , conclu entre les deux prétendans au trône de Bretagne, est tout-à-fait caractéristique des hommes et du tems. Rien de plus simple que les conditions. Le duché était partagé en deux. Chacun de- vait porter le titre de duc et avoir sa capitale; Rennes pour l'un, Nantes pour l'autre. On se sépara avec promesse de se rejoindre, dans un lieu in- diqué, pour convenir des arrangemens que le partage exigeait, et recevoir la ratification de la duchesse, Jeanne la Boiteuse , épouse de Charles de Blois. C'est d'elle qu'il tenait le duché de Bretagne. Quand elle eut lu le traité que son mari lui envoya , elle dit à celui qui l'apportait : « Il fait trop bon marché de ce qui n'est pas à lui ; » et , dans sa réponse , elle lui man- dait : « Vous ferez ce qu'il vous plaira ; je ne suis qu'une femme , et ne puis mieux ; mais plutôt je perdrais la vie, ou deux si je les avais , avant de con- sentir à chose si reprochable à la honte des miens. » Sa lettre était mouillée de larmes ; l'époux en fui ému ; et encore plus , lorsqu'en quittant sa femme, qu'il était allé voir , elle lui dit : «■ Conservez-moi votre cœur , mais aussi conservez-moi mon duché ; et , quelque chose qui arrive , faites que la sou- veraineté me reste tout entière, » Il le promit , baisa sa daine et partit.
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le brave Tannegui du Châtel ; Bertrand du Guesclin, la fleur de la chevalerie ; sont des caractères qui appartien- nent à la poésie de l'histoire, et qui doivent être considérés comme une compensation pour des monstres tels que Char- les le Mauvais et Pierre le Cruel , nés également dans ces siècles d'une trempe grossière mais vigoureuse. Il est vrai- semblable que la franchise militaire et la noble simplicité des grands personnages que je viens de citer résultaient en partie d'une organisation entretenue et conservée par la rudesse du climat et l'aspect sauvage du pays dans lequel ils avaient pris naissance.
Avec l'histoire de du Guesclin à la main , cette même histoire que M*"^ de Sévigné recommandait à M""^ de Gri- gnan, et la tête remplie de Montfort, de Charles de Blois, des grandes compagnies , des vialadiinSy du prince Noir , de Chandos , et de tous les personnages qui avaient joué un rôle dans le grand drame de la Bretagne , pendant le qua- torzième siècle , je fus tout-à-coup rappelée à de fâcheuses réalités par une secousse violente qui éveilla mes compa- gnons endormis , arracha des exclamations à M""^ de ... et fit pousser des cris à Félicie, et de longs et continus gla- pissemens à Sylphide. Ces cris , avec le bruit des flacons, les pieuses interjections de Baptiste le cocher, et les gros jurons d'Hippolyte le valet de pied, m'apprirent que nous étions «abîmés, plantés-là pour toute la nuit » \ en un mot, que (( mon carrosse était non-seulement versé , mais mis hors de service » , jusqu'à ce qu'un charron de village l'au- rait remis en état.
Il était impossible d'aller plus loin : nous étions à peu près à moitié chemin entre \ itry, où nous avions dîné à la Tour de Sévigné, et Rennes où nous devions nous arrêter. Baptiste était Bas-Breton , et nous ayant assuré qu'il con- naissait le pays comme son bonnet de nuit _, il nous avait fait prendre un chemin de traverse, qui devait, à son dire,
Aux ROCHERS DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3îi3
abréger notre route d'une demi-lieue. C'était cette mal- heureuse prétention qui avait produit notre accident , et qui était cause que nous nous trouvions, au coucher du soleil , dans un mauvais sentier, avec une voiture brisée , et sans qu'il parût qu'on pût obtenir du secours dans un endroit plus rapproché que Vitry. Pendant que M""^ de ... exhalait son chagrin en plaintes inutiles, que Félicie criait contre Baptiste par la portière , et que Sylphide accompa- gnait l'une et l'autre avec la basse continue de ses gémis- semens, je descendis de voiture pour reconnaître notre position , et pour voir s'il était possible de trouver de l'aide. Tandis que Baptiste me faisait voir où le ressort s'était brisé , un personnage vêtu de noir sortit par la porte d'un petit verger, et s'approcha de moi un livre à la main. Lors- qu'il ôta son chapeau , je vis que sa tête était tonsurée 5 il nous dit d'un ton obligeant et poli qu'il y avait une forge au château , dont nous apercevions les tours à travers l'é- paisseur du bois qui occupe toute la plaine entre Rennes et Vitry -, que notre ressort serait facilement raccommodé dans cette forge \ et qu'en faisant toute diligence nous pourrions encore arriver à Rennes avant le milieu de la nuit. La personne qui nous donnait cet avis était un vieil- lard d'une figure intéressante , vêtu de l'habit ecclésias- tique, et il avait un certain air prêtre qui me fit supposer que c'était le curé de la paroisse. « Et le château! s'écria M™^ de ... , comment le nomme-t-on ? il appartient proba- blement à une de mes connaissances , car je suis alliée de toute l'ancienne noblesse de Bretagne. — C'est le châ- teau des Rochers, madame. — Le château des Rochers , reprit vivement M""' de ..., le château de M""* de Sévi- gné 1 — Le château de M™* de Sévigné ! )) m'écriai-je à mon tour , presque suffoquée de plaisir. Le curé s'inclina pour confirmer ce qu'il nous avait dit. «Eh, mon Dieu! quel est le propriétaire ? à qui cela appartient-il aujourd'hui ? les
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Sévignés sont éteints, et je crois que les Rochers avaient été légués à M"^ de Simiane , par son illustre grand'mère. — Les Rochers ont plusieurs fois changé de mains, de- puis un demi-siècle , et , à la révolution, ils ont été vendus comme biens nationaux. Le maître actuel est un riche propriétaire de Bretagne^ il est absent, mais cela ne vous empêchera pas de voir le château et les jardins , ce qui pourra vous distraire pendant qu'on raccommodera votre voiture. )) M™* de ... , dont toutes les opinions étaient des préjugés , s'écria d'un air dédaigneux , en entendant le nom du propriétaire qui lui était inconnu : « Ah ! ma belle , ce personnage est sans doute de la bande noire. » Aussi accueillit-elle froidement la proposition du bon curé ^ et , comme le repos était son souverain bien , elle se résigna, sans murmures et sans regrets, à l'agréable in- convénient de rester tranquille au fond de sa voiture. Fé- licie, descendue pour faire prendre l'air à Sylphide, s'assit sur un banc de mousse placé près de la route, et Hippolyte monta sur un des chevaux du carrosse, pour se rendre à la forge dont on apercevait la fumée à peu de distance.
L'idée de visiter les Rochers , où tant de lettres inimi- tables avaient été écrites par la plus charmante des écri- vains, me paraissait plutôt un beau songe qu'une réalité ; j'avais peine à croire à mon bonheur. Prenant le bras du curé, je promis à M™^ de ... de ne pas tarder à revenir , et je m'acheminai vers la châsse de Notre-Dame des Ro- chers, avec un pieux enthousiasme , au moins égal à celui d'un paysan des Abruzzes qui traverse les marais Pontins pour se rendre à St. -Pierre. Après avoir traversé le verger , nous nous trouvâmes dans un petit taillis qui ne me laissait voir qu'imparfaitement les blanches tours du château, a Envoyez-moi de la vue et je vous enverrai des arbres, » écrivait M""" de Sévigné à ]\l™^ de Grignan. Cette demande serait encore de saison aujourd'hui , car de fort jolis points
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de vue , qu'il eût été très-facile de ménager , sont cachés par les arbres qui couvrent la campagne.
Le château , avec l'amas de tours antiques dont il est flanqué, est élevé sur une esplanade, comme toutes les constructions féodales de la France. La cour, somhre et spacieuse , est fermée par une énorme porte en fer, à tra- vers laquelle je regardai avec émotion , tandis que le vieux portier, averti par le curé, était allé chercher ses clefs pour l'ouvrir. Rien n'était plus pittoresque que cette vieille architecture que coloraient les touches chaudes et brillantes du soleil couchant. Ce château a, dit-on, été construit dans le quatorzième siècle, et sa haute antiquité semble garantie par un escalier en limaçon, des têtes gothiques, hideuses, et des représentations d'animaux monstrueux. Je remarquai une petite tour isolée , bâtie dans un style dif- férent, mais qui n'était pas moins singulier, et dont l'extré- mité supérieure avait la forme d'un bonnet de prêtre. « Ceci, dit le curé, est une construction moderne. » En effet c'était la chapelle mentionnée dans les lettres de M""^ de Sévigné, et qu'elle avait fait faire pour le bien bon, l'aimable et spirituel abbé de Coulanges.
Le vieux portier revint et nous fit entrer : comme je m'arrêtais pour considérer ce vieil édifice qu'un goût bar- bare avait fait blanchir et mettre à neuf, quelques années auparavant, il s'écria, d'un air de triomphe : a Ah! ah! madame, vous regardez les murs, n'est-ce pas? eh bien, imaginez-vous qu'il n'y a pas long-tems ils étaient tout noirs et remplis de nids d'oiseaux. Mais, voyez-vous, nous avons fait reblanchir toutes ces vieilles masures à la chaux et encore leur avons-nous fait donner trois bonnes couches en dehors et en dedans, w Le vieux portier marcha de- vant nous, et, comme le curé vit que mes regards trahis- saient un dégoût involontaire, il me dit à voix basse : « Vous voyez que ces gens-là n'ont pas lu les lettres par excellence.
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Ils ont cliangi^ en une grotesque métairie le plus intéres- sant de tous les sites. » Puis, en me montrant un lavoir et des écuries décorées de colonnes d'ordre corinthien , il ajouta : (c Et ce n'est pas là le pire ! » Nous nous trouvions alors dans le vestibule du château. Nous suivîmes notre guide dans le petit nombre de pièces qui n'étaient pas in- terdites à la curiosité des étrangers, mais tout avait été tel- lement arrangé à la moderne, qu'à peine restait-il quel- que chose qui pût nous rappeler la hellissima madré , à l'exception de son portrait peint par Mignard , et suspendu au-dessus du poêle de la salle à manger. Sombre , basse et étroite , cette pièce ne pouvait pas être celle où M""' de Sé- vigné traitait le somptueux gouverneur de la province et sa femme la palatine, ainsi que les Pomenars, les Coulanges et tous ces hôtes gais , brillans , spirituels , que la tenue des états de Bretagne lui amenait. Rien de ce qui existait jadis n'avait été respecté. « Tout a été détruit , effacé et re- fait avec le plus mauvais goût , me disait à voix basse le curé \ même le cabinet de lecture et les chambres à cou- cher de M"^ de Se vigne et de M*"" de Grignan , où le por- trait de la belle et fier e comtesse est maintenant confondu avec d'autres d'une lignée étrangère. »
Comme ces appartemens historiques et classiques étaient fermés, que le tems pressait et que le soleil descendait ra- pidement à l'horizon, nous nous dirigeâmes en toute hâte vers les jardins, si souvent décrits dans les lettres de M"' de Sévigné. Par malheur, des mains barbares y avaient porté le ravage comme dans le château. De nouveaux murs, de nouvelles terrasses, de nouvelles orangeries, détruisaient toutes ces précieuses associations si intimement unies aux constructions anciennes. On avait aussi coupé récemment ces allées, plantées et surveillées avec un soin maternel par M"*^ de Sévigné, et, quand on m'en montra la place, je ne pus m'empécher de m'écrier : « Hélas ! qu'est devenu
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le bosquet enchanté! — Que voulez-vous? me répouclit mon vieux cicérone avec dépit , on a abattu les arbres pour faire la charpente et les portes d'un poulailler, m Le bon curé, afin de me consoler, dirigea mon attention sur le phénomène de l'écho, si souvent cité dans les lettres de M"* de Sévigné. Comme on n'avait pu en tirer aucun parti pour le poulailler il existait toujours. « Vallée de ma fille subsistait encore en i8 lo , reprit le curé , qui était évidem- ment aussi enthousiaste de M"**' de Sévigné que moi , mais il n'y a plus maintenant aucun de ces vieux et discrets témoins des épanchemens de la plus tendre des mères et de la plus adorée des filles , et des piquantes causeries de maman- heauté, et de ce trésor de folie, le plus chéri des fils, dont les gaies confessions étaient suivies de réprimandes si dou- ces et de sarcasmes si fins^ de cet aimable vaurien, qui, dans une seule nuit, mangea an lansquenet cinq cents gros chênes à sa mère ^ et qui, brave comme Condé, spirituel comme Saint-Evremont, vivait familièrement avec Racine, riait avec Molière , était entré en lice avec Dacier sur un passage d'Horace , courtisait Ninon , se grisait par bon air, faisait mille folies , venait en solliciter le pardon aux Ro- chers, et retournait à Paris pour en commencer d'autres.» Ce fut vainement que je témoignai le désir de voir ces allées vénérables, ornées d'élégantes devises et consacrées par tant de souvenirs \ elles étaient également tombées sous une hache impitoyable. Leurs noms, cependant, survi- vaient encore , et j'avais le plaisir mélancolique de mar- cher sur ie sol appelé jadis V allée Pioj aie , Vallée du Point du Jour , Vallée de V Lifinie , etc. A l'extrémité de l'allée Royale, un siège de verdure semi-circulaire , qui comman- dait une vue délicieuse sur des coteaux boisés du voisinage, m'invita à me reposer quelques instans. C'était l'endroit charmant où M""^ de Sévigné avait écrit tant de lettres, la Place de Madame. Elle était décorée par un oranger en
328 VISITE DE LADY MORGAN, ETC.
fleurs , que le bon curé avait lui-même tiré de l'orangerie. Tandis que je considérais le joli paysage que j'avais sous les yeux, les dernières lueurs du crépuscule s'effaçaient de plus en plus, et les ombres devenaient toujours plus épais- ses. Je reconnus avec regret la nécessité de partir, et j'y obéis avec peine. Après avoir demandé la permission de dé- tacher un petit bouquet de l'arbre qui ombrageait la Place de Madame , je repris le bras du curé. En nous dirigeant vers la voiture , j'étais tellement transportée au tems des La Rochefoucauld et des Coulanges , qu'oubliant un intervalle d'un siècle et demi, et cette foule d'événemens qui en avaient doublé la durée, je demandai à mon cicérone s'il y avait en- core dans le voisinage quelqu'un de la famille de M'"' du Plessis (i) , le bas-bleu (2) de Vitry et l'objet des plaisantes caricatures de M™" de Sévigné. Il me répondit que de tous les noms des dramatis personœ des Rochers, de tous ceux qui avaient joué un rôle caractéristique dans la correspondance de M""" de Sévigné, il n'en connaissait qu'un seul qui eût survécu au tems et au bouleversement général : c'était le nom dePilois. « Quoi, repris-je, le vénérable jardinier de jyjme (jg Sévigné, celui qui a planté les arbres à l'ombre des- quels nous marchons maintenant (3) 1 Y a-t-il quelques-uns de ses descendans qui résident encore ici .^ — Son arrière-petit-
(x) « M"s du Plessis est tout justement comme vous l'avez lalsse'e. Elle a une nouvelle amie à Vilry , dont elle se pare , parce que c'est un bel esprit qui a lu tous les romans , et qui a reçu deux lettres de la princesse de Ta- rante. J'ai fait dire méchamment par Vaillant, que je ne te'moignais rien, mais que mon cœur était saisi. Tout ce qu'elle dit là— dessus est digne de Molière. »
(2) Note du Tr. C'est, comme on sait, le sobriquet que l'on donne, en Angleterre , aux femmes qui font métier de bel esprit.
(3) « Mes petits arbres sont d'une beauté surprenante. Pilois les élève jus- qu'aux nues. Rien n'est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait. Voici un mot que j'ai écrit sur un arbre pour mon fils qui est revenu de Candie : ï'^ago di fama. »
LE TOMBEAU DE MAPilE. 829
fils a, dans ce moment, Thonneur de vous parler, )) me dit le curé, en s'inclinant. Nous nous trouvions alors en vue delà voiture, et, détachant de mon cou une petite croix irlandaise, je le priai de l'accepter comme un faible gage de ma reconnaissance pour le plaisir qu'il m'avait procuré, en me faisant voir la châsse de ula déesse de mon idolâtrie, » et en me faisant jouir de l'entretien du descendant d'un ami fidèle et d'un serviteur dévoué , qui tenait de son illustre maîtresse un nom classique et impérissable. Le bon curé me salua avec politesse, et accepta mon offre d'un air ému et pénétré , comme si je lui avais remis une croix de dia- mans. Cependant notre voiture était raccommodée , et pouvait, assurait-on, nous conduire jusqu'à Rennes. Jedis à la hâte un dernier adieu à ma connaissance accidentelle , et , dans peu d'instans, je perdis de vue les tours antiques et vénérables du château des Rochers.
( New Monthly Magazine , )
LE TOMBEAU DE MARIE.
Au moment où Wellington venait de terminer la guerre de la Péninsule , une partie de son armée leçut l'ordre de se rendre dans les environs de Bordeaux , oîi Ton formait un camp destiné à réunir les troupes qui devaient être envoyées dans le Canada et aux Etats-Unis.
Le régiment d'infanterie légère dont je faisais partie était réservé pour ce dernier service -, stationnés sous les murs de Bayonne, au moment où nous reçûmes cette nou- velle destination , dix journées de marche nous séparaient du lieu du rendez-vous. Nos préparatifs de départ furent
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bientôt terminés, et nous nous mimes joyeusement en roule le i4 mai 1814.
Favorisés par un tems superbe, nous n'avions à craindre que l'extrême chaleur ^ mais, en partant chaque jour quel- ques heures avant le lever du soleil, nous arrivions au gîte lorsque cet astre n'était pas encore dans toute sa force.
Chaque objet qui s'offrait à nos regards excitait la plus vive curiosité ^ le costume des habitans, la construction de leurs demeures , la culture de leurs terres , Tarrangement de leurs jardins, étaient pour nous une source inépuisable d'observations nouvelles et intéressantes,
A travers les immenses ioréts de pins qui couvrent pres- qu'entièrement la surface de ce pays sauvage, nous aper- cevions , à de grandes distances l'un de l'autre, quelques villages remarquables par leur situation pittoresque et l'air de simplicité primitive de leurs habitans. La plupart ne consistent qu'en une vingtaine de chaumières bâties en bois et couvertes de paille ^ de jolis jardins entourés de haies séparent les diverses habitations ; de petits champs cultivés avec soin s'étendent à un demi-mille dans toutes les direc- tions^ un ruisseau d'une eau limpide et délicieuse, et une église rustique, se retrouvent dans chaque hameau et en forment le principal ornement.
Le quartier-maitre-général avait disposé notre marche de manière à nous faire camper chaque jour dans le voisi- nage d'un de ces gracieux hameaux, où l'obligeance des habitans fournissait notre bivouac de tout ce que peuvent offrir des lieux si pauvres et si sauvages. < Le récit de ce qui m'arriva dans une de nos stations ne me semble point indigne d'occuper quelques instans du loisir de mes aimables lecteurs.
Après avoir passé la nuit du samedi 21 mai, au village tje Saint-Muret, nous en partîmes à trois heures du matin
LE TOMBEAU DE MARIE. 33 I
et nous suivîmes jusqu'à midi, par un chemin aride et sablonneux, les sombres détours d'une forêt de pins, sans trouver aucune trace d'habitations. La fatigue et le besoin commençaient à nous faire sentir impérieusement la né- cessité d'une Jialte, lorsque des cris de joie partis de l'a- vant-garde nous avertirent que nous approchions enfin d'un lieu de repos : cette espérance ne fut point trompée ^ nous sorthnes bientôt du bois , et, une heure après, notre camp était dressé dans une des positions les plus agréables que nous ayons occupées depuis le commencement de notre voyage.
Le village de la Barbp, près duquel nous étions campés , présente un aspect frappant et singulier au milieu des Landes \ il est situé dans une riante prairie semée de bou- quets de chênes et de châtaigniers. Les ondulations du terrain y produisent la plus agréable variété , et l'œil, qui parcourt ce joli paysage, croit s'arrêter plutôt sur un parc distribué avec goût que sur des champs divisés entre quinze ou seize cultivateurs diflierens. Un ruisseau sort en murmurant de la forêt, et, dans sa course vagabonde, entoure la verte colline où , à une petite distance des autres bàtimens , s'élèvent l'église du village et Thumble presby- tère , qui , bâti en bois comme le reste du hameau , ne se distingue des autres chaumières que par une propreté vraiment anglaise.
Tout le monde sait que le dimanche , dans les villages français, est un jour consacré à la joie autant qu'au re- pos j nous trouvâmes en conséquence les habitans avec leurs habits de fête , et réunis sur une pelouse autour de laquelle sont dispersées leurs demeures champêtres. Le vêtement des hommes est grossier et sans aucune grâce ; mais on remarquait dans celui des femmes un air de re- cherche particulier à la solennité ; un corset lacé de rubans bleus , un jupon de drap d'une couleur éclatante, coupé
33^ LE TOMBEAU DE MARIE.
assez court pour découvrir eulièrement les coins écarlales de leurs bas bleus , un mouchoir posé sur la tête avec un instinct de coquetterie , indiquaient que l'on avait donné à la toilette de ce jour un tems et une attention inaccou- tumés.
Tous s'avancèrent gaiement à notre rencontre pour nous souhaiter la bien-venue , et les jeunes gens profitèrent bientôt de notre musique pour continuer la danse inter- rompue par notre arrivée.
Dès que je pus m'éloigner de ma compagnie , mes pas se dirigèrent vers l'église , dont la position avait frappé mes regards. Je ne vis rien de remarquable dans ce temple rustique 5 mais la disposition habituelle de mon ame me fit trouver du charme à parcourir le cimetière dont il est entouré. On présume bien que je ne rencontrai, dans ce dernier asile de pauvres paysans, aucun monument de pierre ou de marbre 5 une simple croix sans inscription est le seul souvenir consacré par les habitans de la Barbp aux pa- rens et aux amis qui les précèdent dans la tombe. Une seule guirlande rappelait l'usage touchant, qui, dans un grand nombre de provinces françaises, donne aux champs de la mortleriantaspect d'un jardin. Je m'approchai de la tombe sur laquelle était déposée cette offrande , dont la fraîcheur et le parfum contrastaient avec le bois, noirci par le tems , de la croix à laquelle elle était suspendue.
Mon imagination travaillait pour deviner à qui cet uni- que hommage était dédié -, déjà j'étais sûr que c'était une femme qui reposait sous le gazon sur lequel je m'étais agenouillé j elle était morte jeune , sans doute , et je me demandais si un amant ou ses compagnes avaient déposé sur sa tombe ce gage éphémère d'un impérissable souvenir. Des pas que j'entendis derrière moi me tirèrent de ma rêverie ^ en me retournant je vis un homme d'environ trente-quatre ans , et dont l'extérieur, semblable à celui des
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autres villageois , n'aurait rien eu de remarquable , si la manche pendante deson habit et une paire de belles mous- taches noires ne m'eussent indiqué qu'il avait pris une part active dans les guerres mémorables de son pays. Il s'ap- procha de moi, et, en le regardant de plus près, je fus frappé de l'expression douce et mélancolique de sa physio- nomie. Il avait remarqué ma préoccupation, et, après m'avoir salué d'un air de bienveillance, il entra de suite en conversation avec la franchise naturelle aux habitans de cette contrée.
« Je m'aperçois, monsieur, me dit-il, que la guirlande posée sur celte croix a attiré votre attention;^ personne mieux que moi ne peut vous donner des renseignemens exacts sur l'objet auquel cet hommage est consacré, puis- que c'est ma main qui, chaque dimanche, vient déposer cette offrande sur la tombe de la plus belle el de la meil- leure de toutes les jeunes filles de la province. Si vous dé- sirez apprendre quelque chose deson histoire, je suis prêt à satisfaire votre curiosité par le récit mélancolique de la vie de Marie. »
J'acceptai avec empressement cette proposition : le sol- dat mutilé s'assit près de moi et commença en ces termes :
« Mon costume et mon langage vous ont sans doute déjà appris que je suis né dans ce village -, je me nomme Jean- Baptiste, et mon père, dont je suis l'unique enfant, passe pour le plus riche et le plus habile des cultivateurs du pays. Tous pouvez remarquer que , sauf la perte de mon bras, qui arriva il y a six ans , et qui certainement ne doit me faire tort aux yeux de personne , je ne suis ni plus mal fait, ni moins bien constitué qu'aucun de mes voisins; et, quant à mon caractère, je puis en appeler à tout ce qui me connaît pour affirmer que je suis aussi doux et aussi serviable que le meilleur garçon du village. )>
Je ne pus m'empécher de sourire à cette petite exposi-
334 LE TOMBEAU DE MARIE.
tion un peu gasconne, et je dis à mon compagnon : « Mais, Jean, je croyais que vous alliez me conter Thistoire de la belle habitante de cette tombe, et vous me semblez bien plus disposé à me parler de votre fortune et de vos bonnes qualités qu'à m'instruire du sort de Marie.
— Ah! monsieur, vous êtes bien le maître de rire de tout cela et de n'en croire que ce qu'il vous plaira, car enfin, quoique je ne dise que la vérité, à quoi m'ont servi tous ces avantages? Marie, la belle Marie que j'aimais de tout mon cœur, et au bonheur de laquelle j'aurais sacrifié ma vie avec joie, fut insensible à mon amour, dédaigna ma richesse, méprisa mes perfections, et me préféra un pauvre garçon qui n'avait rien pour mériter cette distinc- tion, si ce n'est une force et une adresse au-dessus de l'or- dinaire. Il fallut bien me résigner, et je ne pus en conscience quereller la pauvre fille ni en vouloir à mon ami, parce qu'il m'avait supplanté -, car enfin Louis Charmont était mon ami, et m'était aussi cher que le salut de mon ame.
» Je dois d'abord vous dire , monsieur, que la Barbp est entièrement habitée par les descendans de ceux qui y arrivèrent avec le bon saint , qui, le premier, planta nos fo- rêts, et fixa, par un miracle, les sables autrefois mouvans qui nous entourent. Vous ne serez pas surpris après cela d'apprendre que nous vivons tous comme frères , et que , parmi nous, les pauvres ne sont jamais exposés à être ni dédaignés ni repoussés par les plus riclies. Les liaisons par- ticulières se forment sans avoir égard à la fortune, on ne consulte pour cela que les rapports de goûts et de senti- mens ^ tels étaient les liens qui, depuis longues années, unissaient les Clausel, les Charmont et les Baptiste, et leurs enfans , c'est-à-dire Marie , Louis et moi, qui héritèrent de cette affection.
)) Louis Charmont avait un an moins que moi, et Marie Clausel était née deux ans après lui. Dès le berceau nous
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fûmes amis et compagnons de jeux : nous étions plus en- core^ Louis était aussi mon frère cFadoption, ^Marie était notre sœur chérie. Ah ! monsieur, quels jours heureux que ceux où, tenant chacun la douce petite fille par une main , nous la conduisions au bord de la rivière. Là, nous lui avions construit un siège commode, et, tandis qu'un de nous restait près d'elle en lui montrant à jeter la ligne, l'autre tressait une guirlande de fleurs sauvages pour orner sa jolie télé 5 mais, hélas! l'enfance passa trop vite, et la jeunesse vint nous découvrir nos véritables sentimens. Nous étions rivaux î tous deux nous adorions Marie de toute la puissance de notre ame j et cependant nous res- tâmes amis, et jamais les fureurs de la jalousie ne vinrent troubler notre constante union.
)) Les années apportèrent de grands changemens dans les goûts et les habitudes de Louis ^ et nos relations, sans être moins intimes, devinrent beaucoup moins fréquentes.
)) Louis était agile, hardi et entreprenant-, la chasse et les autres exercices violens, surtout ceux qui, en l'exposant à quelques dangers, lui donnaient l'occasion de déployer sa force et son courage, l'entraînaient sans cesse loin du vil- lage dont il dédaignait les paisibles occupations. Je donnais au contraire tout mon tems à la culture des champs de mon père , et mes seuls instans de délassement étaient ceux que j'employais à soigner le jardin de Marie et à le parer des fleurs les plus belles et les plus rares que je pusse me procurer. Marie me laissait jouir du bonheur de travailler pour elle 5 mais je ne pouvais la décider à se montrer favorable à mes vœux : et cependant ses refus étaient si doux , si bienveillans , que je l'aimais chaque jour davantage, tout en me répétant que j'aimais sans es- pérance. Le fait est, monsieur, que le cœur de Marie était donné depuis long-tems. Elle préférait à son fidèle com-
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pagnon, à l'ami dont elle occupait toutes les pensées, celui qui, continuellement éloigné d'elle, ne s'en rapprochait que pour venir déposer à ses pieds les produits de sa chasse, tribus sanglans d'un amour qui ne pouvait entièrement suf- fire à son ame ardente.
)) Les choses restèrent dans cet état pendant plusieurs années. Nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre^ Louis savait que mon cœur était tout à Marie, et il me disait souvent que le bonheur de sa vie serait d'en être aimé. JNous ignorions l'un et l'autre les sentimens de notre charmante compagne, quand un événement que nous au- rions pu prévoir vint changer notre sort.
)) Au commencement de 1808, Louis fut atteint par la conscription-, il tira et tomba au sort pour le contingent de notre village. Ignorant encore les dispositions de son amie, il se résigna sans peine, et sa bravoure naturelle lui fit même envisager avec joie une carrière où il pouvait acquérir de la gloire et de l'avancement. Mais la dissimu- lation de Marie était à bout, et la crainte de perdre celui qu'elle aimait la força à une révélation que nos instantes prières n'avaient pu obtenir. J'étais présent quand elle dé- clara à Louis qu'elle ne vivait que pour lui et par lui , et qu'elle était sûre de ne pas survivre à une séparation qui lui paraissait mille fois pire que la mort.
)) Après un tel aveu, vous sentez bien , monsieur, que je n'avais qu'un parti à prendre. Il fallait sauver de son dé- sespoir celle que j'aimais plus que ma vie , et , quoique le métier des armes m'eût toujours déplu, j'allai m'offrir, à l'insu de Louis, pour partir à sa place, et je fus accepté. Ni les maux qui m'ont accablé depuis celte époque , ni même la douleur affreuse qui a déchiré mon cœur quand j'ai vu disparaître, sous cette terre où nous sommes assis, tout ce qui restait de celle qui m'était si chère , n'ont pu affaiblir
LE TOMBEAU DE MARIE. 33^
Timpression de ce que je ressentis en apprenant à Marie que son amant était libre et que désormais rien ne pouvait mettre obstacle à leur bonheur.
» Ah ! monsieur, je crois toujours l'entendre m'appeler son libérateur 'Ct son frère ^ je sens ses bras me serrer sur son cœur ^ il me semble recevoir encore le plus doux et le plus chaste baiser qu'accordèrent jamais les lèvres d'une femme. Un siècle d'agonie ne peut effacer le souvenir de semblables instans, et je donnerais ma vie pour les faire renaître! mais ils passèrent bien vite, et je partis^ sinon avec joie , du moins avec la satisfaction d'avoir fait mon devoir, et certain que je laissais derrière moi deux cœurs qui me bénissaient , et dont la tendre affection suivrait tous les pas de ma vie errante.
» Ce bonheur même ne devait pas être de longue durée. Peu de semaines après avoir rejoint le dépôt , j'y vis arriver Louis Charmont. Une nouvelle levée avait rendu mon dé- vouement inutile , et le ciel avait décidé que notre destinée devait s'accomplir.
)) Les premiers momens de notre réunion furent bien tristes-, Louis m'apprit que le jour où il avait été forcé de quitter la Barbp était précisément celui que Marie avait choisi pour leur union. J'avais si entièrement sacrifié mon amour, qu'il ne s'éleva dans mon cœur aucun autre sen- timent que le regret de voir ainsi s'anéantir le fruit de mon pénible sacrifice.
» Louis trouva bientôt un soulagement à ses peines en s'appliquant aux devoirs d'un état pour lequel il semblait né ; et, quand nous entrâmes en Espagne, il n'y avait pas, dans tout le régiment , un soldat qui eût meilleure mine sous les armes et qui fût plus disposé à faire hardiment face à l'ennemi.
» Nous eûmes le bonheur d'être placés tous deux dans la
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même compagnie; noire capitaine était bien le meilleur des hommes , et , le régiment se rendant en Catalogne , nous étions destinés à servir sous les ordres d'un des généraux les plus humains de toute l'armée française , le brave et loyal Saint-Cyr.
» Nous accueillîmes cette série de circonstances heureuses comme un favorable augure , et nous ne pensâmes plus au passé qu'avec résignation. Quant à l'avenir, notre imagi- nation le parait des plus brillantes couleurs. Notre voyage n'offrit rien de remarquable , et bientôt nous arrivâmes devant Roses dont on poussait le siège avec la plus grande vigueur. Les tranchées étaient ouvertes depuis long-tems ; plusieurs parties des fortifications avaient été minées , et le commandant continuait à se refuser à toutes les somma- tions qui lui étaient faites de se rendre. Il fallut en venir à un assaut, et on choisit, pour le donner, les plus braves et les plus robustes de chaque compagnie.
» Louis s'offrit un des premiers pour ce j)érilleux service ^ je tentai vainement de l'en détourner en lui représentant qu'il ne devait point hasarder une vie si nécessaire au bon- heur de Marie , en cherchant des dangers que l'honneur ne le forçait point à braver. Il fut inébranlable et me quitta en disant qu'il voulait que Marie pût honorer hau- tement sa mémoire s'il succombait , où revenir plus digne d'elle à laBarbp, avec un grade et la croix-d'honneur. On donna l'assaut, et, après un carnage horrible des deux cotés, Roses tomba en notre pouvoir. Louis revint sans blessures, après s'être fait distinguer par tous ses chefs. Vous jugez, monsieur, combien je fus heureux de le revoir; mais je dois vous avouer que, le lendemain , à la parade , quand je le vis décoré du signe des braves , je fus jaloux de lui pour la première fois de ma vie. Je me reprochai alors bien vivement de ne pas avoir demandé aussi à monter à
LE TOMBEAU DE MATIIE. 33q
l'assaut ; et je me promis intérieurement que jamais Louis n'affronterait un danger sans que je ne fusse à ses côtés pour en partager la gloire et le péril.
» Roses pouvait encore m'offrir l'occasion de me distin- guer-, la citadelle tenait toujours, grâce , je crois, aux se- cours de votre compatriote lord Cochrane et de ses marins. Je me joignis à ceux qui trois fois tentèrent de l'escalader et trois fois furent repoussés avec une perte considérable. Le canon seul, en faisant plusieurs brèches , put forcer les Espagnols à abandonner la forteresse , et nous prîmes pos- session de ses ruines.
» Après les fatigues et les privations que nous avions eues à supporter pendant le siège , un peu de repos nous était bien nécessaire, et nous jouissions d'avance de la tranquil- lité que nous espérions goûter derrière les remparts de Roses. Notre attente fut trompée \ la situation critique de Barcelonne, la plus importante de nos positions dans le pays, et qui, .alors, se trouvait étroitement bloquée, força le général à bâter sa marcbe. Le jour même où le pavillon français flotta sur le fort de Roses, nous reçûmes l'ordre de partir, et le lendemain , au lever du soleil , toute l'armée était en mouvement.
» La route directe de Roses à Barcelonne passe sous le canon d'Hostalricb , ville très-forte et défendue alors par une nombreuse garnison. Tenter de forcer le passage , au- rait été s'exposer à perdre un tems précieux ; Saint-Cvr se détermina donc à chercher un chemin dans la montagne. Un berger du pays offrit de nous servir de guide , et , ce qui fut bien rare dans cette malheureuse guerre, il tint fidèlement ses engagemens. Après une marche pénible et hasardeuse , la division parvint à tourner la position d'Hos- talrich, et, à la fin de la journée, se trouva en sûreté sur la grande route.
» Louis et moi, dans cette occasion, avions été désignés
34o LE TOMBEAU DE MARIE.
pour faire partie de Tarrière-garde , composée de l'élite des rcgimens qui formaient le corps d'armée , et qui était destinée à protéger sa marche dans des défilés où il y avait tant à redouter d'être surpris par un ennemi qui possédait sur nous l'immense avantage d'une parfaite connaissance des localités. Pendant la première partie de la journée, nous n'aperçûmes rien qui pût nous donner de l'inquié- tude -, mais, vers quatre heures après midi, nous fûmes sé- parés du corps principal par une force bien supérieure à la nôtre, qui, sortant tout-à-coup d'un bois où elle était em- busquée , se jeta entre nous et la division. Nous nous ar- rêtâmes un moment, incertains du parti que nous devions prendre. Il était impossible d'espérer aucun secours dans la supposition même où la colonne s'apercevrait de notre danger, car elle se trouvait engagée dans le défilé de Trente- Passos , qu'il fallait quitter avant la nuit , sous peine de s'exposer à n'en sortir jamais si on laissait à l'ennemi le tems de reconnaître notre marche. La pensée de nous rendre , tant que nous avions les armes en main , pouvait d'autant moins s'offrir à notre esprit que nous n'ignorions pas quel était le sort affreux réservé par les Espognols aux malheureux qui tombaient en leur pouvoir. Nous réso- lûmes unanimement de combattre pour nous ouvrir un passage , et , quoique nos adversaires fussent au moins quatre contre un, nous jurâmes de périr jusqu'au dernier plutôt que de perdre notre liberté. LesEspagnols occupaient une position avantageuse sur le front d'une colline boisée, et nous eûmes d'abord à soutenir un feu très-meurtrier j mais notre charge fut si impétueuse qu'ils ne purent en sou- tenir le choc-, ils lâchèrent pied et nous livrèrent un pas- sage dont nous profilâmes avec autant de hâte que notre fatigue put nous le permettre , craignant toujours de voir l'ennemi se rallier ou de tomber dans quelqu'autre embus- cade. Nous nous arrêtions, de tems en tems, pour repous-
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ser , par notre l'eu , ceux qui étaient les plus ardens à notre poursuite^ mais leur nombre augmentait sans cesse, et nous perdions , de moment en moment , Tordre dans lequel notre retraite avait commencé. Bientôt nous fûmes dans un désordre complet, et chacun ne compta plus que sur lui-même 'et sur la bonté de ses jambes pour assurer son salut.
» La n uit était devenue très-sombre-, à peine voyions-nous assez pour charger nos armes, quand Louis, dont je ne m'étais pas séparé un instant, tomba près de moi. Malgré les balles qui n'avaient point cessé de siffler autour de nous, je n'eus pas d'abord la pensée que mon ami put être blessé-, je crus qu'un faux pas avait seul causé sa chute , et, dans cette confiance , je m'arrêtai pour l'aider à se relever. Jugez , monsieur , quelle horrible sensation j'éprouvai, quand, le voyant immobile, je me baissai vers lui, et que je m'aperçus qu'une balle lui avait percé le cou. J'appelai tout mon courage à mon aide ^ je le soulevai dans mes bras et j'essayai de le porter à Técart pour examiner sa blessure. Les coups de fusil devenaient plus rares , et l'obscurité me faisait espérer de le dérober à la vue de l'ennemi, quand, au bout d'une douzaine de pas Louis fit un mouvement , et me dit d'une voix mourante: Cl Cessez, mon cher Baptiste , de vous exposer inutilement )) pour me sauver ^ conservez-vous pour consoler la pauvre » Marie : je sens que je vais mourir, adieu ! tâchez de » rejoindre nos camarades.» \ous pensez, monsieur, si je fus tenté de suivre ce conseil, et si j'abandonnai mon ami dans une si cruelle position.
» Je le suppliai, par les plus tendres prières, de chercher à seconder mes efforts, et je parvins à le traîner jusqu'à une chaumière abandonnée , dont l'abri me sembla un bien précieux accordé par la Providence à mes ardentes sup- plications.
XVI. 23
oAl LK TOMBEAU DE MARIE.
» Le feu avait entièrement cessé .j nos camarades aclie- vaient tranquillement leur retraite , et l'ennemi retournait vers Hoslalrich. Je ne craignais donc plus pour la liberté de mon ami, et j'espérais encore pouvoir lui conserver la vicj mais, hélas! cette espérance m'abandonna bientôt, quand, à la lueur du feu que je me hâtai d'allumer, je vis ses yeux se fermer , ses lèvres pâlir , tous les symptômes enfin d'une mort prochaine se répandre successivement sur son visage. Mon désespoir ne connut plus de bornes dans cet affreux moment-, je me jetai à terre , à ses côtés, et mes cris firent retentir l'humble toit qui couvrait cette scène de désolation. Le bruit de mes lamentations ranima un instant l'esprit défaillant de mon pauvre Louis *, il me serra la main et balbutia ce triste adieu : « Ne te désespère pas ainsi, mon
» cher Baptiste , tu sais que nous devons tous mourir je
» suis résigné à mon sort Dis à Marie que j'ai succombé
)) avec honneur , et donne-lui ma croix comme un gage d'é-
» ternel souvenir Dis-lui aussi qu'à mon dernier soupir
» je l'ai légué le soin de la rendre heureuse Tu l'aimes,
)) Baptiste ! ... et l'idée de votre bonheur sera » Il ne pu t
achever ^ il expira au moment où sans doute il voulait me dire que l'union des deux êtres qu'il avait le plus aimés sur la terre serait pour lui une satisfaction dans l'autre vie.
» Ah ! monsieur , si jamais vous avez reçu le dernier soupir d'un être qui vous était mille fois plus cher que votre propre vie , vous pouvez comprendre quelle fut mon affreuse douleur cà l'instant où je ne pus douter de mon malheur! Hélas, je n'eus pas même la triste satisfaction de rendre les derniers devoirs à mon ami ^ je n'ai pu lui creuser une tombe ! mais au moins je fis tout ce qui était en mon pouvoir -, j'obéis à son dernier ordre, en lui enlevant sa croix -, et , après avoir déposé le baiser d'adieu sur son front glacé , je ramassai une grande quantité de paille el de feuilles sèches pour dérober à des yeux ennemis ces restes
LE TOMBEAU DE MARIE. 343
sacrés que j'étais obligé d'abandonner. Avec quelle ferveur, avant de fermer celte porte qui allait nous séparer pour toujours , j'adressai ma prière au ciel pour le repos éternel de mon ami ! Je le quittai enfin, et je partis , le cœur brisé , pour rejoindre mon régiment.
» Il est inutile maintenant de poursuivre mon histoire en détail; il vous suffira de savoir, monsieur, que je re- trouvai la division au sortir du défilé, et que nous établî- mes notre bivouac dans la plaine de Lienas. Notre repos ne fut pas long -, car , à l'aube du jour , nous vîmes paraître un corps considérable qui se préparait à nous attaquer : nous prîmes les armes à l'instant , et en moins d'une demi- heure nous étions en bataille.
)) Je ne vous rendrai aucun compte de cette affaire qui fut si fatale aux Espagnols , car, dès le commencement de la canonnade, un boulet m'emporta le bras gauche. Je fus enlevé du champ de bataille avec les autres blessés et placé dans un hôpital où ma bonne constitution surmonta à la longue les obstacles que mes chagrins opposaient à ma guérison.
)) Étant désormais hors de service , je reçus mon congé et je rentrai en France, seul et estropié, dix mois après l'avoir quittée, le cœur rempli d'espérance et accompagné de mon ami !
» A présent , monsieur , il me reste à vous conter la plus triste partie de mon histoire. La pauvre Marie n'avait point reçu de nouvelles de son amant, depuis notre entrée en Espagne 5 sa santé, naturellement délicate, avait encore été affaiblie par ses anxiétés \ elle ne put supporter le coup que j'étais destiné à lui porter, et, malgré toutes mes pré- cautions , il tomba sur son cœur comme la foudre. Je crus qu'elle expirerait en recevant le don sacré que Louis m'a- Tait confié ^ elle le plaça sur son sein et ne le quitta plus jusqu'à sa mort. Je ne lui dis jamais les derniers vœux de
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mon ami ! Non, monsieur, ce n'est pas à ce cœur brisé qu'il m'était possible de parler de nouveaux nœuds. Je la vis languir pendant quelques semaines, puis elle alla re- joindre celui qu'elle avait tant aimé.
» Il y a six ans et demi que Marie est dans celte tombe \ j'y ai déposé aussi la décoration de Louis , et c'est à la mémoire de tous les deux que je consacre les fleurs dont cbaque dimanche j'orne cette croix rustique; je m'en suis fait un devoir sacré, et je le remplirai jusqu'au bout de ma carrière solitaire. » ( The Bijou. )
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE l.\ LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DES ARTS INDUSTRIELS , DE l'aGRICULTURE , ETC.
^atuutUs.
Curiosités naturelles en Amérique. — Les derniers voyages aux frontières du nord-ouest des États-Unis ont procuré des descriptions exactes de ces objets curieux qui avaient attiré Tattenlion depuis long-tems, car ils portent tous un nom vulgaire , ce qui annonce qu'ils sont généra- lement connus dans le pays. Les plus remarquables sont les suivans :
Poterie indienne. Celle production de la nature imile , dit-on , à s'y méprendre , un ouvrage de l'art du potier. Qu'on se représente une coupe d'une douzaine de pieds de hauteur , non compris le support qui n'a pas moins de cinq pieds de haut , et do b» forme la plus élégante , digne
DU COMMERCE , DE L INDUSTRIE , ETC. 345
d'élrc comparée aux plus beaux vases créés par le ciseau des sculpteurs grecs. Quelques sapins , plantés par la nature dans ce vase gigantesque , y ajoutent encore un ornement très-bien assorti ^ mais il est à craindre qu'ils ne hâtent la aestruclion de cette roche singulière, en insi- nuant leurs racines dans les fentes qui s'élargiront peu à peu , jusqu'à ce que la masse ait perdu sa solidité et ne puisse plus subsister dans l'état où elle est.
LHJme et le Monument. Ce sont deux roches qui imi- tent aussi des productions de nos arts. J^Urne est de très- belles proportions, mais d'une grandeur prodigieuse^ elle n'a pas moins de 60 pieds de haut, et le Monument^ que Ton voit un peu plus loin , ressemble à un tombeau digne d'avoir été construit par les Pharaons, dans les tems de leur plus haute puissance et de leur goût pour les constructions gigantesques que l'on admire encore aujourd'hui.
Le Château (Castle rock ). Les roches dont on vient de parler sont dans le voisinage de celle-ci , qui est une tour d'environ 3oo pieds de hauteur , sur une centaine de pieds de diamètre. Au pied de cette fortification redou- table on voit une caverne dont l'aspect est encore plus effrayant : un énorme rocher , qui se projette en avant , au-dessus de l'entrée , formant une saillie de près de 100 pieds , menace d'écraser les téméraires visiteurs , ou de les enfermer pour toujours dans l'intérieur de la montagne, s'ils ont eu l'audace d'y pénétrer, et un immense monceau de ruines accumulées près de l'ouverture de la caverne atteste que les éboulemens sont très-fréquens. Si l'on ose braver ces formidables apparences . on sera peu satisfait de ce que l on a vu dans l'intérieur ; les dehors seuls sont imposans, pittoresques, dignes d'exciter la curiosité des voyageurs et d'attirer l'atlcnlion du géologue. Dans l ancien continent, les formes extérieures paraissent assez fixes ; raclion prolongée des agens extérieurs, et de l'atmosphère
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a déterminé presque tous les changemens de quelque impor- tance ^ ce n'est plus que dans les hautes montagnes, ou dans le voisinage des volcans en activité, que Ton peut voir encore de grandes masses de rochers s'écrouler, glisser sur le sol et aller occuper une place assez éloignée du lieu de leur formation. Ce travail de la nature sur la surface de la terre est à peu près terminé dans l'ancien monde , mais il con- tinue encore en Amérique. Le nouveau continent est au- jourd'hui la terre classique des études géologiques ^ c'est là que s'accomplissent les phénomènes les plus instructifs , et qu'il faut aller pour les ohserver.
Ile Micliillimachinac. Elle n'a pas plus de trois milles de diamètre , mais elle s'est fait remarquer de tout tems par la singularité de sa forme, et a donné lieu à plusieurs super- stitions indiennes. Comme elle est dans le canal qui verse les eaux du lac Supérieur dans le lac Huron , elle reçoit de fréquentes visites, et l'on a jugé à propos de la fortifier. Ainsi, une garnison occupe le fort Machina^ construit au-dessus du village du même nom, et un réduit (èZocA- haus) occupe le centre de l'île, au sommet d'une montagne. On a prévu, pour la défense de ce poste , jusqu'aux chances d'un bombardement, quoique l'aspect général de l'ile éloi-^ gne tout-à-fait l'idée de ce danger. La côte n'est accessible qu'en un petit nombre de lieux commandés par les hau- teurs que l'assiégé prendrait la précaution d'occuper , et d'où il ne serait pas facile de le déloger. Partout ailleurs , un roc escarpé, de i5o pieds de hauteur, est un rempart naturel qui dispense de toute autre fortification . L'intérieur de l'île, qui forme une côte d'une hauteur médiocre en rai- son de l'étendue de sa hase, est presque tout couvert de bois, de manière qu'on n'aperçoit de loin que cette verdure et les hautes murailles qui l'entourent. En approchant de l'île, le coup d'cçil est plus varié : on commence à décou- vrir r^/ca<fe des Gcans (Geant's arch), voûte formée
DU COMMERCE, DE l'iINDUSTRIE , ETC. 34^
par des roches entassées. Un peu plus loin , le Pain, de Sucre, îlot conique de 90 pieds de haut, s'élance au-dessus des eaux ; mais un autre îlot voisin mérite encore plus d'at- tention : on y remarque une caverne remplie d'ossemens humains dont aucune tradition n'indique l'origine -, c'est un vaste champ de conjectures pour les investigateurs des an- tiquités américaines. Le village de Mackina est au fond d'une petite baie, et s'élève en amphithéâtre. Ses maisons et les bâtimens du fort contrastent singulièrement avec la nature sauvage qui les environne^ rassurent le voyageur, et lui font retrouver , au milieu de ces déserts, les secours et l'appui de la civilisation.
Le nom de désert peut être donné au vaste territoire dont le lac Supérieur occupe le centre. Suivant un calcul 011 rien ne paraît exagéré, chacun des rares habitans de ce territoire aurait à sa disposition une lieue -carrée , et les productions spontanées du sol sur cette étendue. Il est prouvé que, depuis long-tems, les fourrures ne sont point une ressource suffisante. La pèche peut suppléer, pendant quelques mois, à ce que la chasse n'a pu fournir^ mais le k)ng hiver de ces contrées prive les indigènes de cette sub- sistance et les expose à de cruelles disettes. Ils n'ont pas créé, comme les habitans du nord de l'ancien continent , l'art de conduire des filets sous les glaces les plus épaisses, et de faire des pèches abondantes en dépit de la saison. Ces enfans de la nature achètent bien cher la liberté dont ils se vantent. Les peuplades qui vivent sous le patronage des États-Unis ne se croient pas moins libres, et jouissent déjà de quelques-uns des bienfaits de la civilisation. Au nord de l'Amérique, la nature est grande, imposante^ elle inspire à l'homme civilisé des pensées dignes de sa raison , des vœux pour le bonheur de ces hommes qui ne savent point encore faire un bon usage des ressources qui leur sont pro- diguées. Le tems viendra sans doute où l'indigène améri-
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cain connaîtra ses véritables intérêts-, mais celte époque désirée est peut-être encore bien éloignée : on sait , par expérience , combien il est difficile de commencer la cul- ture de ces races encore trop dignes du nom de sauvfages. Il sera peut-être nécessaire, pour hàler le bien qu'on veut leur faire , de les dépayser , de les attirer sous un climat plus doux, de les fixer sur un sol plus fertile. L'bomme civilisé s'accoutume sans peine aux hautes latitudes \ de proche en proche, et quelquefois même tout d'un coup, il Y transporte sa demeure, sa famille, l'espoir de sa postérité \ il sait que les lettres , les arts et le commerce l'y suivront. Il met à profit les agrémens dont les pays froids ne sont pas absolument dépourvus , et se garantit des atteintes du cli- mat. L^indigène du nord de l'Amérique est encore plus privé de ressources qu'exempt de besoins -, il a contracté l'habitude de soufTrir, et perdu l'usage des facultés intel- lectuelles qui lui auraient fait découvrir les moyens d'être moins misérable. S'il était possible de les rapprocher du Sud, et surtout de les retenir dans le voisinage des blancs, ils éprouveraient, tôt ou tard, l'influence de l'exemple. Leurs enfans profiteraient de l'instruction généreusement offerte , par les Etats-Unis , aux Indiens qui veulent l'ac- cepter^ leurs progrès vers la civilisation seraient plus assurés et plus rapides.- Il est fort à désirer, pour les intérêts de l'humanité, que la race européenne remplace les hommes rouges autour du lac Supérieur, et que ceux-ci viennent augmenter la population indigène sur les bords du Missouri.
Efficacité des paratonnerres. — Quelques-uns de nos journaux ont reproduit une lettre publiée dans le lime s , qui nous paraît propre à faire une impression fâcheuse sur le public , en ce qu'elle tend à diminuer la confiance que doivent inspirer les paratonnerres. L'auteur de cette lettre semble supposer que les métaux ont la propriété iVattircr
DU COMMERCE, DE l'iIN DUSTlllE , ETC. 3^9
réleclricité, et de cette opinion qui lui est commune avec un grand nombre de personnes, il tire la conséquence que la présence d'une tige métallique, au-dessus d'une maison ou au haut d'un màt, peut attirer , sur l'édifice ou sur le navire qu'elle était destinée à protéger , une décharge de fluide électrique, lorsque, sans cette attraction, il n'y aurait eu aucun danger à craindre, en raison de l'éloignement du nuage. Rien n'est plus erroné qu'une semblable doc- trine : quelques observations sur ce qui se passe réellement en tems d'orage suffiront pour le faire voir. Il est reconnu en physique que , la terre et le nuage qui recèle la foudre se trouvant électrisés différemment, le fluide électrique tend à passer de l'un à l'autre, afin de rétablir l'équilibre. L'atmosphère étant un corps non-conducteur, à travers lequel la décharge ne peut avoir lieu sans déplacer avec effort la niasse d'air qui lui est opposée, il est évident que tout corps solide s'élevant au-dessus de la surface de la terre, qui sera meilleur conducteur que l'air , deviendra l'intermédiaire de la communication électrique. Comme les métaux sont excellcns conducteurs, ils facditent éminem- ment le passage au fluide ^ mais il ne s'ensuit pas qu'ils Vattirent plus que ne pourrait le faire toute autre sub- stance chargée d'électricité , de même nature. Dans les expériences de physique, une boule de verre ou de bois est attirée par le conducteur de la machine électrique , aussi facilement qu'une boule de métal -, et si l'on compare une pointe métallique et une boule de verre, l'attraction exer- cée sur la boule est d'autant plus énergique, que son dia- mètre représente plus de fois celui de la pointe.
Si des maisons ou des vaisseaux ont été frappés de la foudre, quoique pourvus de paratonnerres, il faut imputer cet accident y soit à un vice de construction dans les conduc- teurs, soit à l'insuffisance de leur communication avec la terre. Le pouvoir conducteur du milieu, dans lequel un
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corps vient se rendre, n'influe pas moins que sa propre conductibilité sur la propriété qu'il possède de recevoir la décharge électrique. Un fil métallique que l'on tient à l'aide d'un tube de verre , ou qui se termine dans une masse de verre pilé, et même dans du sable très-sec, de- vient aussi mauvais conducteur qu'une tige de verre pla- cée dans la même situation. Lors donc que l'extrémité in- férieure du paratonnerre se trouve entourée d'un corps mauvais conducteur, comme , par exemple , l'eau ou la terre , sa propriété conductrice diminue en raison de la non-conductibilité du milieu dans lequel elle vient aboutir. Dans les traités de physique , on n'a pas insisté suffisam- ment sur cette influence qu'exercent sur les paratonnerres les milieux qui les reçoivent. Pour nous , nous ne saurions regarder comme un moyen efficace de protection contre la foudre, un paratonnerre qui viendrait simplement abou- tir dans la terre ou dans l'eau, sans aucune augmentation de surface-, mais s'il se terminait par des feuilles de métal enterrées dans le sol ou plongées dans la mer, ou bien , si l'on aime mieux, s'il communiquait directement avec les gros tuyaux en fonte qui conduisent l'eau dans les grandes villes, ou avec le cuivre en feuilles dont les vaisseaux sont doublés, nous aurions dans son efficacité la confiance la plus absolue.
Il est très-important, comme on vient de le voir, que les points de contact entre la terre ou l'eau et le corps mé- tallique servant de conducteur à l'électricité soient aussi multipliés que possible, afin de compenser le pouvoir non- conducteur de ces deux réservoirs communs-, mais la con- tinuité de toutes les parties du paratonnerre est une con- dition non moins indispensable. Lorsque le conducteur doit être stationnaire, comme dans les édifices, il faut que toutes les pièces qui le composent soient vissées les unes sur les autres, et, mieux encore , vissées et soudées. S'il est
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nécessaire que le paratonnerre puisse se ployer, il faut en unir les dift'érentes parties à Taide de joints rivés à char- nière , et travaillés avec soin , de manière à assurer un con- tact parfait sur tous les points de la jonction.
Une précaution que l'on prend assez ordinairement , mais que Ton ne saurait trop recommander, c'est de veiller à ce que le paratonnerre se termine à son extrémité supé- rieure par une pointe fine et non oxidée. Lorsqu'on ne peut se procurer des pointes en platine (i), on remédie en quelque sorte à la diminution du pouvoir conducteur, résultant de la facilité avec laquelle le fer s'oxide, en fen- dant la tige du paratonnerre de manière à ce qu'elle pré- sente un grand nombre de pointes.
Quelque parfaite que soit la pointe , son efficacité dé- pend de la continuité de toutes les parties du conducteur; il est bien connu que lorsqu'une tige pointue est divisée en plusieurs parties, présentant à chaque intervalle une surface obtuse, sa conductibilité n'est guère plus grande que si elle n'était point surmontée d'une pointe. En effet, au lieu de former un courant continu, le fluide électrique est alors transmis par étincelles détachées. C'est pour cette raison que je conseille de ne jamais se servir de chaînes , ou même d'une suite de tiges unies à leur extrémité par des crochets et des anneaux.
L'erreur dans laquelle on tombe en supposant qu'une tige métallique est plus propre que toute autre substance à attirer l'électricité avec danger, à cause du pouvoir qu'on lui connaît pour servir de conducteur, devient évi- dente, si l'on veut bien comprendre que la seule différence qui existe, sous ce rapport, entre les autres substances et les métaux , consiste dans la propriété particulière à ceux-ci
(i) Note du Tr. Ce métal doit toujours être pre'fe'rc' , par la proprie'té flont il jouit (3c ne point 5'oxicler d'une manière sensible.
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de Iransmetlie le fluide électrique avec plus de facilité. Lors donc que, par suite d'une communication imparfaite avec la terre ou avec la mer, l'efficacilé du métal comme conducteur se trouve détruite ou seulement diminuée , l'influence qu'il exerce sur les nuages chargés d'électricité diminue dans la même proportion. Il résulte de là que son action, dans les limites qui la resserrent, ne peut man- quer d'être utile , à moins que, par un degré d'ignorance ou d'inattenlion que l'on ne saurait concevoir, l'extrémité inférieure de la tige ne soit placée de manière à présenter au fluide électrique plus de facilité pour quitter le para- tonnerre et passer dans une partie de l'édifice ou du vais- seau, que ])our se rendre , en suivant la lige métallique , au sein des eaux ou de la terre.
Projets (ï expériences sur les aérostats. — M. Ge- nêt (i), mécontent des observations que l'on a faites sur sa théorie des fluides et leur force ascendante , adresse ses réclamations au journal du professeur Silliman. (( Lors- qu'il s'agit de phvsique et de mécanique appliquée, il faut des faits , et l'expérience est le seul juge entre les diverses opinions. Heureusement pour moi, j'ai trouvé dans cette ville (New- York) de vrais philosophes, des amis de l'hu- manité, qui se plaisent à seconder les recherches qui pro- mettent quelque utilité-, des hommes instruits, de profonds mathématiciens , et , ce qui est encore plus précieux et plus rare peut-être , d'un esprit droit et qui ne rejettent point tout ce qui s'annonce comme nouveau^ des mécaniciens exercés, capables de tout faire et de tout apprécier. Tant
(i) Note du Tr, Nous avons rendu compte, dans noire numéro i6 , page 378, des projels que M. Genêt , Français clabli aux Etats-Unis , avait conçus pour faire servir les ae'rostats au transport des voyageurs, et à celui des fardeaux d'un grand poids. La connaissance de cet article est ne'ces- saire à riiitelligcncc de relui qu'on va lire.
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de secours et de circonstances favorables se réunissent en faveur de mes projets , que je suis plein d'espérance ^ nous saurons enfin k quoi nous en tenir sur la navigation aérienne et sur lapplicalion des forces aérostaliques à la navigation ordinaire. L'épreuve que je vais faire ne lais- sera plus de ressources à l'incrédulité : on demeurera con- vaincu de la réalité de ma théorie et de l'utilité des appli- cations que j'en ai faites. Quelques-uns de mes appareils ont subi de grands changemens à leur avantage, et ajou- teront beaucoup à la puissance du mécanisme. J'ai aussi, maintenant, un nouveau moven de faire passer les aéro- nautes dans le courant atmosphérique dont la direction leur convient , de s'élever ou de s'abaisser à volonté. J'at- tends de jour en jour mon ami , Eugène Robertson -, dès qu'il sera ici , nous mettrons la main à l'œuvre. A la solli- citation de M. le gouverneur Clinton, le gouvernement général m'a jjermis de m'installer dans l'un des forts de cette ville ^ une cour spacieuse et circulaire , et les bâti- mens qui l'enceignent, rien ne pouvait s'offrir plus avan- tageusement pour une belle et grande école d'aérostation. M. le docteur Jones, qui me combat à outrance dans votre journal, peut être assuré que je ne perdrai pas mon tems à lui répondre par écrit : j'imiterai Montgolfier, qui oppo- sait des succès aux savantes objections de ceux qui niaient la possibilité de l'art qu'il a créé. Au surplus, si je ne suis pas aussi heureux que mon premier maître, on dira de moi comme de Phaéton : niagnis tamen excidit ausis. )>
^g^Çmolocjt^.
Observations sur la forme de la tête humaine. — Si M. Gall a raison , le docteur Abernethy s'est trompé, car les doctrines de ces deux professeurs ne peuvent être mises
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d'accord. Le savant anglais attaque aussi les opinions de Lavater et de ses nombreux disciples ; voilà une puissante armée qui lui disputera la victoire avec courage et habileté. Quelle que soit la doctrine triomphante, elle devra être assez près de la vérité , puisqu'elle aura subi l'épreuve d'une aussi vigoureuse discussion. Le public , dont les deux partis sollicitent les suffrages avec le même empresse- ment , ne peut se dispenser d'écouter alternativement l'un et l'autre avec la même attention , la même impartialité 5 voyons donc comment M. Abernethy plaide sa cause , et avec quelles armes il attaque ses adversaires.
a Hunter et Camper ont fait d'intéressantes recherches sur la forme de la tête humaine : ces deux habiles observa- teurs s'occupaient de cet objet dans le même tems , sans avoir concerté leurs recherches , et ne pouvaient guère se rencontrer que dans la vérité. Camper tire une ligne de la partie la plus saillante du front à la partie la plus avancée de la mâchoire supérieure ^ et la nomme ligne faciale. Il en tire une seconde delà base du nez à l'entrée du conduit au- ditif, et il observe l'angle qu'elles font entre elles : c'est de leur inclination respective que dépend la capacité osseuse qui renferme le cerveau. Dans la tête de l'Africain , cet angle est aigu j le front s'abaisse , la ligne faciale s'écarte de plus en plus de la verticale. Dans la tête grecque , l'angle est presque droit. Après avoir appliqué ce mode d'examen aux différentes races de l'espèce humaine , Camper y sou- met les têtes des animaux , et parcourt ainsi l'échelle entière des inclinaisons de la ligne faciale. J'en ai fait quelques essais qui m'en ont démontré l'exactitude, en l'appliquant aux chefs-d'œuvre de sculpture ancienne que le tems n'a pas détruits^ mais les sculpteurs de cette époque ne se bornaient pas à l'imitation exacte de la nature ^ ils avaient l'ambition de la perfectionner, et quelquefois ils la surpassaient réellement. Vous trouverez toujours quelque
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chose d'exagéré dans leurs plus belles têtes : mais ils sa- vaient si bien déguiser ces écarts , ils les enveloppaient de tant de grâces , que le spectateur enchanté ne pouvait aper- cevoir, ni même soupçonner aucune incorrection. Mais regardez de sang froid , si vous le pouvez , ces admirables ouvrages; vous verrez que le front se projette en avant, qu'il est large et présente une voûte spacieuse. Cette partie de la face est beaucoup plus étroite dans les animaux que dans riiomme; le front d'un singe se projette en arrière, et celui du chien est presque horizontal. Les idées des an- ciens sur l'expression de l'intelligence étaient fort justes , et lorsqu'ils représentaient une divinité , ils avaient soin de renforcer cette expression -, il fallait sortir des limites de la nature humaine pour approcher de celles où l'essence di- vine commence à se manifester.
» Les sourcils sont un autre trait du visage qui distingue l'homme de tous les animaux. Les anciens n'avaient garde de négliger cette observation : ils en profitèrent avec une adresse admirable pour ennoblir la figure humaine ; mais l'expression , la forme et la position des yeux , méritaient encore plus d'attention et de soins. Remarquez que , dans les animaux , les organes de la vue sont saillans , placés sur le coté, incapables de parcourir assez rapidement la partie de l'horizon qu'il importe le plus de connaître. Dans sa fuite inconsidérée , le pauvre lièvre est si mal servi par ses yeux , que , tandis qu'il voit très-bien le danger qui le presse par derrière , il ne peut apercevoir la masse qu'il va heurter , au risque de se fendre la tête. Les chasseurs ont souvent l'occasion de remarquer celte maladresse du fu- gitif, mais ils se trompent sur ce qui l'occasionne ; ils attri- buent à une peur excessive ce qui ne tient qu'à la disposi- tion désavantageuse des yeux. Nous trouvons encore ici la sagacité observatrice des anciens : leurs artistes ne diri- geaient point en avant, mais de côté, les regards de l'homme
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timide et soupçonneux. Voulaient-ils exprimer le courage, la fermeté , l'audace ? les yeux de leurs statues , quoique la prunelle nV fut pas indiquée , semblaient attachés sur le spectateur et vouloir pénétrer jusqu'à son ame.
)) Nous ne devons pas omeltre le nez, autre conforma- lion qui dislingue l'homme de tous les animaux. Il paraît ([ue les opinions ont varié relativement à cette partie de la figure humaine : les Grecs l'ont prolongée en ligne droite, les Romains l'ont un peu relevée par le bout, ce qui exi- geait qu'elle prît une légère courbure -, cette matière n'est pas assez importante pour qu'on ne la livre point aux fantaisies du goût. Il fallait bien faire des narines j mais les sculpteurs de l'anliquité eurent soin de rendre celles du nez humain aussi difféientes qu'il leur fut possible des ouvertures analogues dans la tête des animaux.
)> La bouche est aussi une ouverture , mais , tandis que celle des animaux est faite pour saisir une proie ou dé- vorer des alimens, la bouche de l'homme annonce par sa conformation qu'elle est destinée principalement au noble usage de la parole. Voyez la force et la mobilité de ses lèvres, la variété de ses inflexions-, vous reconnaîtrez qu'un tel organe serait loin de répondre à la haute sagesse du Créateur, s'il ne devait servir qu'à préparer la nourri- ture et à la diriger vers l'estomac; mais vous admirez sa structure, en pensant qu'il fut disposé pour articuler les sons d'une voix forte et flexible, caractériser les signes de la pensée , multiplier leurs formes , et parvenir ainsi à l'ex- pression correcte des raisonnemens et des diverses affec- tions de l'ame.
)) Les brutes n'ont pas de menton. Les anciens sculpteurs surent aussi donner une expression forte ou gracieuse à celte partie presque immobile de la face humaine. Rassem- blez ces traits , en imprimant à chacun le caractère dont les plus belles tètes donnent l'idée, et en y ajoutant l'idéal
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que votre imagination pourra vous faire concevoir, vous aurez le sublime modèle de la léle de Jupiter Olympien ; mais ce modèle ne doit pas être prodigué -, il faut savoir va- rier les formes de la beauté même , et c'est encore en cela que les anciens excellaient : ils se seraient bien gardés, dit avec raison le docteur Spurzheim, de placer la tête d'un philosophe sur les épaules d'un gladiateur.
» Passons maintenant à une autre application de ces remarques sur le visage et sur la tête de l'homme ; mais celle-ci est peut-être plus curieuse qu'utile : voyons com- ment on a tenté d'en déduire la science du phrénologiste et du physionomiste. Je ne vous conduirai pas bien loin sur cette route mal éclairée et peu sûre 5 je commencerai même par une observation qui vous empêchera peut-être d'en suivre la direction , en vous exposant aux périls dont elle menace l'aventureux voyageur qui s'y engage trop avant. Je demanderai si ces bosses disséminées sur la face el sur la tête, causes ou indices des inclinations individuelles, répondent à des dépressions intérieures, à une conforma- tion intérieure qui puisse agir sur le cerveau ? Jetez les yeux sur cette multitude de crânes que je livre à votre examen : l'intérieur de la boîte osseuse n'est-il pas lisse, quoique l'extérieur soit chargé de ces protubérances qui doivent, selon le docteur Gall, révéler de si profonds mvstères? D'après cette seule remarque , le docteur Barlow niait for- mellement la réalité de la science phrénologique. J'imiterai sa prudence, et ne vous ferai pas faire une excursion dans le pays des conjectures , laissant d'ailleurs à chacun liberté entière d'adopter les opinions qui lui plairont le plus. En causant sur ce sujet avec le docteur Spurzheim, afin de me tenir en garde contre l'adresse de ses argumen- tations et Félégante exposition de ses doctrines , je me bornais à lui répondre : \ous voulez me donner des règles pour connaître le caractère et les inclinations des hommes 5 xvr. 24
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j'en ai une qui ne me trompe jamais, je les juge par leurs aclions. Celle manière de procéder envers nos semblables est à la fois la plus sûre et la plus juste-, n'essayons point de la remplacer par une autre, dont Tépreuve faite sur nous-mêmes ne serait peut-être pas à notre avantage. »
^S
ylsie centrale. — Quelques lettres de M. Gulbrie, l'un des malheureux compagnons de M. Moorcroft , dans ses voyages à travers les contrées de l'Asie centrale, ont été insérées, il y a peu de tems, dans un journal de Calcutta. Comme elles renferment de nouveaux renseignemens sur ce voyageur et sur les contrées presque inconnues qu'il a visitées , nous allons en donner quelques extraits.
M. Moorcroft commença son dernier voyage il y a sept ou huit ans. Sa suite, fort considérable, était principale- ment composée de naturels du pays, chargés de bagages et de marchandises. Ses deux compagnons, M. Trebeck et un Hindou, moururent presque en même tems que lui, par une coïncidence fort remarquable et bien propre à inspirer des soupçons.
Les voyageurs arrivèrent à Leh , capitale de Ladakh , en septembre 1820. La première lettre de la collection, datée du 17 février 1820, est écrite de Goudwarah, à 200 milles de Johsi Nath , sur les montagnes de Gurhwal -, elle rend compte des difficultés que rencontrèrent les voyageurs avant de pénétrer au-delà de cette dernière ville. Les Bho- teas et d'autres monlagnards des frontières de la Tartarie furent effrayés par le bruit qui se répandit que le chef de Texpédilion était un général à la têle d'une troupe consi- dérable , et qu'il venait pour se rendre maître du pays. Ces fausses idées , sur le caractère et les vues de M. Moorcroft,
T)U COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 35q
paraissent avoir été propagées dans plusieurs des endroits qu'il a visités, où elles ont accru les obstacles qui déjà s'opposaient à la réussite de ses projets, en excitant des méfiances et en donnant des apparences de vérité aux in- terprétations calomnieuses de ses ennemis.
Les voyageurs quittèrent Johsi Nath , le i" janvier 1820, et prirent la route de Roulou, qu'ils suivirent jusqu'à Mundi 5 là ils furent arrêtés par un Sirkh sirdar, qui refusa de leur permettre de passer outre, sans une autorisation expresse de Runjit Singh.
Une lettre de M. Guthrie, du 3 mai 1820, parle de celte circonstance dans les termes suivans :
« M. Moorcroft est parti pour Lahore , afin d'y voir le Runjit , le receveur de ses impôts qui réside ici s'étant op- posé à la continuation de notre voyage jusqu'à ce que nous ayons obtenu l'autorisation de son maître. Une lettre, que j'ai reçue nouvellement de notre compagnon , m'apprend qu'il a été retenu prisonnier pendant quatorze jours. Cette circonstance, qui sans doute vous paraîtra alarmante, ne produisit pas sur nous le même effet , habitués , comme nous le sommes, à éprouver des traitemens beaucoup plus désagréables. Quelques rapports qui me sont parvenus par- lent de choses plus graves ; mais , comme j'espère encore que tout cela est faux , je ne veux pas vous en entretenir. »
Une autre lettre, de décembre 1821 , donne le détail des difficultés contre lesquelles eurent à lutter les voya- geurs dans l'exécution de leur entreprise.
(( Quand je vous écrivis la dernière fois , dit M. Guthrie , il était question de notre départ pour Yarkand, ville ap- partenant aux Chinois-, mais, depuis cette époque, il s'est élevé de nombreux obstacles qui nous ont forcés à renoncer, pour le moment, à notre projet. Le plus insurmontable vient de l'opinion ou Ton est ici que nous ne sommes pas réel- lement des marchands*, que nous en avons seulement pris
36o NOUVELLES DES SCIENCES,
l'aj)paience pour déguiser des vues plus imporlanles^ et que, lorsque nos courses dans le pays nous auront rais au fait des localités , nous montrerons alors ouvertement l'in- tention de nous en rendre maîtres. Une des choses qui a le plus accrédité cette croyance, est le grand nombre d'armes de toute espèce que nous avons dans nos bagages , soit pour en faire le commerce, soit pour offrir en présent aux per- sonnes avec lesquelles nous avons à traiter, et, comme malheureusement nous sommes les premiers qui ayons im- porté dans ce pays ce genre de marchandises , on s'obstine à nous prendre pour des espions déguisés. Le cadeau même de plusieurs fusils de chasse à différens rajahs n'a pu chan- ger une manière de voir qui nous est si préjudiciable ^ d'un autre côté , en supposant que nous puissions détruire cet obstacle, il en resterait un autre tout aussi fatal à la con- tinuation de notre voyage, ce que nous possédons d'argent ne pouvant suffire aux frais énormes que nécessiterait notre déplacement. Nous avons environ deux cents maunds pesant de marchandises et de bagages de tout genre*, à quoi il faut joindre la même quantité de grains pour la consommation de la route. Le transport de ces objets nous coûtera 60 roupies pour trois maunds, ce qui fait à peu près 8,000 roupies; ajoutez à cela le prix du grain, et vous verrez qu'il est impossible que nous songions à partir d'ici avec moins de 10,000 roupies.
» Le Pirzada dont je vous parlais dans ma dernière lettre nous a envoyé un certificat, par lequel, en rendant le compte le plus satisfaisant de notre conduite, il affirme que nous sommes réellement négocians. PJ. M... a aussi écrit au gouverneur de la ville : il répond de nous comme faisant le commerce de chevaux , et nous rendant à Bokara, par la route de Yarkand.
» Hafiz Mohammed Fazil, Musulman fort intelligent de notre compagnie , est parti pour Farruckabad , afin d'en
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 36l
ramener des marchandises que nous y avions laissées et qui seront d'une vente facile à Leh. Nous espérons aussi nous assurer, dans celte ville, un passage libre pour l'Hindostan, si nous ne pouvons , selon nos désirs , pénétrer plus avant dans la Tarfarie. »
Au mois d'août 182 1 , M. Gulhrie communique à son correspondant les particularités suivantes sur les intrigues de la Russie dans le Ladakh. « Les difficultés de notre voyage à Yarkand furent beaucoup augmentées par la mort de l'empereur de la Chine, et plus encore par les menées d'un juif russe, nommé Agha IMehdi, qui avait été envoyé, il y a six ans, pour former des relations avec ce pays , et se procurer des chèvres et des boucs, afin de parvenir à éta- blir en Russie une manufacture de schalls, et la soustraire ainsi à l'obligation de les acheter dans le Cachemire, à des prix exorbitans. Ayant réussi heureusement dans cette première mission, Mehdi acquit beaucoup de réputation et de crédit à Pétersbourg où il se fit chrétien. Il fut ensuite renvoyé en Asie avec des lettres de créance pour les chefs de diverses contrées et des présens considérables montant au moins à cinq lacs de roupies. Il arriva un an après à Yarkand, où il se fit musulman -, cette conversion et les sommes qu'il avait à sa disposition lui acquirent une grande considération. Il parvint à empêcher notre voyage vers la Chine.
)) Agha Mehdi se mit ensuite en route pour le Ladakh ; mais il mourut de maladie sur la montagne de Kara Ko- rum. Son secrétaire, Mahmoud Fahour, poursuivit sa route et arriva à Leh ; mais il est bien loin d'avoir l'adresse et le savoir faire de Mehdi : il a dilapidé les sommes tom- bées en son pouvoir après la mort de son maître, et^ pro- bablement, il ne retournera jamais en Russie.
)) La mission ostensible d'Agha Mehdi n'avait rapport qu'au commerce , mais plusieurs circonstances qui ont été
f
362 NOUVELLES DES SCIENCES,
révélées après sa mort ^ et les lettres de l'empereur de Rus* sie au rajah de Ladakh et à Runjit Singh , démontrent clai- rement que les vues d'Alexandre ne tendaient rien moins qu'à l'invasion de la Chine. La mort de son envoyé a ren- versé ses projets , et lui a fait perdre des sommes considé- rables. C'est une chose fort étrange que la politique de ce prince, proclamant en Europe l'incommutabilité des trônes , et intriguant sans cesse en Asie contre les gouvcr- nemens qui la régissent.
» jN otre long séjour à Leh n'a pas , toutefois , été inu- tile, M. Moorcroft ayant obtenu, pour les Anglais, l'au- torisation de voyager et de commercer dans le Ladakh. Mir Izzul Ouallah, un de nos compagnons musulmans, est allé jusqu'à Yarkand pour entrer en négociation avec le gouverneur chinois. Nous attendons son retour avec impatience , pour savoir enfin quelle route il nous sera permis de prendre. En tout cas , nous sommes déterminés à quitter ce pays , et nous espérons bien être de retour de Bokara , à la fin de l'année prochaine.
)) Les habitans de ce beau pays sont les plus spirituels et les plus intelligens de tous les peuples de l'Asie ; mais l'op- pression exercée sur eux par d'avides gouverneurs, depuis environ dix-huit ans , a changé la terre la plus riante et la plus fertile en un séjour de misère et de désespoir impos- sible à décrire.
)) Dans notre voyage de Leh à Cachemire , nous rencon- trâmes une troupe nombreuse de voleurs qui avait dévasté le district de Dias , la nuit qui précéda notre arrivée 5 il est très-probable qu'ils nous auraient attaqués, s'ils n'avaient craint que la neige, qui tombait en abondance, n'eût mis leurs fusils hors de service.
» Nous ne savons pas encore ce que nous pouvons nous promettre en conlinuant notre route vers le Khaboul , maintenant que la mort de Mohammed Azcm Kau a rendu ce
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTHIE , ETC. 363
voyage plus difficile et plus dangereux pour nous. M. Moor- croft n'épargnera ni fatigues, ni dépenses, pour arriver à la découverte d'un passage libre , et aucun danger ne le fera renoncer à son entreprise avant d'avoir atteint son but. » La dernière lettre du recueil est écrite de Pescbawar, le i5 avril iSi^. M. Gutbrie y parle vivement des fourbe- ries dont ils furent les victimes.
a Nous fûmes arrêtés à Cachemire pendant plus d'un an par les manœuvres de Runjit Singh, qui multiplia au- tour de nous tous les obstacles qui pouvaient retarder notre départ. Il eut lieu enfin dans le mois de juillet 1823 -, mais nous n'étions pas au bout de nos mésaventures. En entrant dans la province de Bumbar, qui dépend du même chef que le Punjab, nous fûmes arrêtés comme n'ayant pas payé des droits énormes que l'on réclamait , et dont nous étions formellement exemptés par un passeport que le Runjit avait vendu fort cher à M. Moorcroft. Notre chef offrit cependant d'accéder à cette injuste demande, si on consen- tait à la réduire à un taux raisonnable-, mais les receveurs persistant dans leurs prétentions exagérées, nous nous dis- posions à tenter le passage à force ouverte , quand nous nous aperçûmes que nos conducteurs cachemiriens étaient prêts à prendre la fuite et à abandonner nos bagages. Il fallut alors nous résigner à retourner à Cachemire, où nous fûmes retenus un grand mois, avant de trouver des moyensde trans- port pour prendre la route de Sehund, par laquelle nous espérions enfin arriver au terme de notre voyage. Après être restés dans cette dernière ville jusqu'à la fin de septembre, nous nous rendîmes à Altok, sur la rivière du même nom, pour y attendre des nouvelles de Pescbawar. Nous v fûmes bientôt rejoints par deux agens de confiance que Mahmoud Kan, sirdar de la province , nous envoyait pour nous gui- der dans la route difficile que nous devions suivre.
)) On nous avait dit, à Altok, de nous tenir sur nos
364 NOUVELLES DES SCIENCES ,
gardes en traversant le pays des Kattaks, alliés de Runjit Singh , notre persécuteur et l'irréconciliable ennemi de la domination anglaise dans l'Inde. Nous nous décidâmes, en conséquence, à éviter Akora , sa capitale, en passant en dehors des murs, et à chercher une position avantageuse pour y établir notre camp.
» Cette précaution dérangea les projets des Kattaks qui comptaient fermer leurs portes dès que nous serions en- trés dans la ville, et ensuite nous piller sans obstacle. Ils modifièrent donc leur plan, et ils se déterminèrent à venir nous arrêter sous le prétexte que nous avions voulu frauder les droits ; mais quand ils sortirent de la ville , notre posi- tion respectable leur en imposa , et , au lieu de nous atta- quer, leur chef vint nous offrir ses services. M. Moorcroft eut l'air d'ignorer leurs mauvais desseins -, mais il ne permit toutefois qu'à un très-petit nombre d'entre eux de pénétrer dans notre camp, obligeant le reste de la uoupe à se tenir à quelque distance. Ils essayèrent de nous effrayer en fai- sant manœuvrer leurs chevaux et en brandissant leurs sa- bres et leurs lances d'un air qu'ils cherchaient à rendre terrible ^ mais nous conservâmes notre sang-froid et nous louâmes même beaucoup leurs évolutions. Nos espions nous avertirent que l'ennemi attendait, pour nous atta- quer, le renfort d'un corps considérable qui devait arriver le lendemain matin ; nous résolûmes de profiler de ce mo- ment de répit pour prendre le repos et la nourriture que la fatigue de la journée nous avait rendus si nécessaires. Pen- dant que nous faisions nos dispositions pour la nuit, les Kattaks plaçaient des sentinelles autour de notre camp , pour nous défendre, disaient-ils, contre les bandits des montagnes^ mais réellement dans le but de nous empêcher de leur échapper à la faveur de l'obscurité.
)) La nuit se passa tranquillement, et nous nous prépa- rions à partir au lever du soleil selon notre habitude, quand
DU COMMERCE. DE LINDUSTRIE, ETC. 365
nous vîmes s'approcher un corps d'environ 700 hommes armés de mousquets, dVpées et de lances. Notre petite troupe, composée de trente hommes, se disposa à faire face à l'ennemi^ nous nous partageâmes en deux lignes, et, après avoir placé nos deux petits canons de cuivre sur la gauche de chaque ligne, nous nous mîmes en marche avec nos chameaux à Tarrière-garde. Les Kattaks étaient postés sur un ravin , de l'autre coté du lit desséché d'une petite rivière qui nous séparait. Ils y descendirent en courant , et se préparaient à commencer l'attaque, lorsque nous les menaçâmes de faire feu de nos deux pièces pointées sur le rivage. Ils se retirèrent en désordre, et bien certainement nous aurions pu facilement en faire un grand carnage en profitant de leur terreur^ mais nous jugeâmes plus pru- dent de hâter notre marche, qui ne fut plus inquiétée , quoique ces lâches hrigands eussent continué à nous suivre pendant plusieurs milles.
)) Ce récit peut vous donner une idée de la loyauté de Runjit Singh et du courage des Afghans, qui, avec sept cents hommes, se sont retirés honteusement devant notre faible troupe. »
gttbusfric.
Traîneaux attelés de chiens, employés au nord-ouest de l Amérique. — Dans notre précédent numéro, nous avons fait des rapprochemens entre les divers modes de transports les plus en usage. En voici un dont nous n'avons pas parlé, et qui mérite cependant de fixer notre attention.
M. le docteur Lvman Foot, du cantonnement de Brady,
près du Saut Sainte-Marie , a donné une description et un
dessin de cette manière de voyager pendant 1 hiver. Il ne
faut , dit-il , que trois chiens pour le traîneau d'un seul
XVI. 24*
3()f> NOUVELLES DES SCIENCES ,
liomnu: (.1 de ses provisions, et , avec d'aussi faibles moyens, jios marchands n'hésitent point à se mettre en route, quel- que tems qu'il fasse. Ils traversent les déserts, les lacs, les marais ^ mais , pour être mieux guidés dans leur route et n'avoir point à franchir de montagnes escarpées, ils suivent toujours le lit des rivières et des ruisseaux. Que la neige soit solide ou non , peu leur importe \ leur léger équipage et ses infatigables animaux passent par tous les chemins , et , au besoin , le voyageur lui-même est en état de surmonter les obstacles qui auraient arrêté son attelage. Lorsque la nuit vient et qu'il est tems de songer aux moyens d'attendre le retour de la lumière , le voyageur choisit un lieu convenable j c'est un bois , un taillis , une broussaille, car il lui faut du bois et quelquefois un abri. Quand ce lieu est choisi, muni d'une chaussure conve- nable , il écarte la neige avec ses pieds , fait un trou assez spacieux pour qu'il puisse y faii t^ du feu , placer les bran- chages sur lesquels il étendra ses couvertures, et d'autres à côté qui feront la couchette de ses chiens. Il fait ensuite une bonne provision de bois et allume un grand feu. Si le ciel est couvert, et, à plus forte raison, si le tems est à l'orage, si la neige tombe abondamment, il faut un toit à cet établissement nocturne ^ quelques coups de serpe en fournissent la matière aux dépens des arbres verts, tels que sapins, spruces , etc. C'est aussi avec des branches de ces arbres que le voyageur forme son lit de repos. Tout ce travail terminé, il fait usage de ses provisions, dont le chocolat et le thé font une partie essentielle ^ ainsi, une pe- tite batterie de cuisine très-portative doit trouver iplace dans le traîneau. Après un tel exercice , auprès d'un bra- sier dont la chaleur dure presque toute la nuit , sur une couche qui n'est pas trop dure, enveloppé dans une double couverture, il n'est pas étonnant que le voyageur passe la nuit aussi confortablement qu'il cùl pu le faire, suivant
DU COMMERCE, DE l'iIVDL'STRIE , ETC. 36^
l'usage de l'hospitalité du pays , en arrangeant sa couchette sur le tapis d'une salle à manger.
Les chiens qui forment l'attelage des traîneaux sont fa- ciles à dresser. Les commandemens qu'on leur fait sont en français , parce que l'usage de ces traîneaux a été introduit par les premiers possesseurs du Canada. Le voyageur fait peu d'usage de son fouet, si ce n'est pour aiguillonner les paresseux. Le docteur Foot avait un attelage de trois chiens dont il se servait pour visiter ses voisins, avec sa femme et un petit garçon ; une course de plusieurs milles ne fati- guait point ces animaux.
D'après le dessin que le docteur a joint à son récit , les chiens employés au traînage ne sont point d'une race par- ticulière 5 car il a mis dans le même attelage un individu dont les oreilles sont droites , comme celles du chien de berger , tandis que les autres les ont pendantes. Il paraît que leur Jucilitc tiont pn grande partie à leur intelligence ^ le voyageur leur parle comiiie s'ilb le cumpreiidient : T^encz ici , avancez y tournez , etc. , et ces mouvemens sont exé- cutés ponctuellement. Dans une caravane de traîneaux, les attelages manifestent entre eux une grande émulation que les conducteurs ont soin de modérer. Lorsqu'on voyage ainsi en caravane , les journées se passent quelquefois agréablement, et les apprêts de la couchée sont moins pénibles : ceux qui ont goûté ces sortes de délices n'en parlent qu'avec l'accent du regret; il faut bien qu'elles aient des charmes réels , tout-à-fait inconnus à ceux qui n'ont voyagé qu'en chaise de poste ou dans de bonnes voi- tures sur les meilleures routes de l'Europe.
FIN DU SEIZIEME VOLUME.
TABLE
^
DES MATIERES DU SEIZIEME VOLUME,
I*
^ . >
191
é ■
Pag.
Aperçu de la situation financière de la Grande-Bretagne.
( Edijiburgh Review.^ 5
A:!^AL0GIES des mœurs russes et des mœurs tartares.
( Asiatic Journal. ) 33
Industrie. — Artillerie à vapeur confectionnée pour le
gouvernement français. ( Technological Reposiiary, ) . 39 (i03iMERCE. — Les livres, ceux qui les font et ceux qui les
vendent. ( London Magazine.) 181
L'Apocalypse de la sœur Nativité. ( Quarierly Reoiew.), 193 Beaux esprits contemporains. — M. Wilberforcc et
lord Eldon. ( New Monthly Magazine, 1 sSt)
De la TIMIDITE des savans. ( Idem.) 24.8
État actuel de Tadminislration turque. ( Foreign Reoieiv.). 262 Voyages. — i. Voyage dans TAmérique centrale. {^Lond.
Magazine. ) 48
2. Nouvelle-Galles du Sud. ( Quarierly RepleAV,) hq
3. Nouveaux détails sur le Lac Supérieur et sur les Indiens qui habitent ses rives. ( North Arnerican Revieiv. ) 116
4. Voyage à Buenos- Ayres. {^London Magazine.) 27G
5. Souvenirs de l'Italie. N° VI. [Nea^ Monthly M agaztne. ) 290 Statistique. — Tableau du territoire , de la popula- tion , etc. , des différentes nations de l'Afrique 137
Scènes irlandaises. ( Forget Me Not. ) i4-i
Mélanges. — i. Visite de lady Morgan aux Rochers de
M"^ de Se vigne. ( Nea-> Monihly Magazine. ) 3i 2
1. Le tombeau de Marie. [ The Bijou. ) 329
Nouvelles des Sciences, de la Littérature, du Commerce,
de rinduslrie, de TAgricullure , etc., etc. 161 et 344
; >'
TABLE
DES MATIÈRES DU SEIZIÈME VOLUME,
Pag,
Aperçu de la situation financière de la Grande-Bretagne.
( Ediiihurgh Review. ) 5
A:^ALOGiES des mœurs russes et des mœurs tartares.
( Asîatic Journal. ) . . 33
Industrie. — Artillerie à vapeur confectionnée pour le
gouvernement français. ( Technological Reposiiary, ) . 3() (]u3iMERCE. — Les livres, ceux qui les font et ceux qui les
vendent. ( London Magazina.^ i8i
L'Apocalypse de la sœur Nativité. ( Quarierly Review.), 193 Beaux esprits contemporains. — M. Wilberforce et
lord Eldon. ( New Monthly Magazine, ) sSt)
De la TIMIDITE des savans. ( Idem.) 248
État actuel de l'administration turque. ( Foreign Reoiecv.), 262 Voyages. — i. Voyage dans l'Amérique centrale. {Lond.
Magazine . ) 4^
2. Nouvelle-Galles du Sud. ( Quarierly Reoiew,) hq
3. Nouveaux détails sur le Lac Supérieur et sur les Indiens qui habitent ses rives. ( North American Reoieiv. ) 116
4. Voyage à Buenos- Ayres. {London Magazine.) 276
5. Souvenirs de l'Italie. N° VI. [New Monthly M agazfne. ) 290 Statistique. — Tableau du territoire , de la popula- tion , etc. , des différentes nations de l'Afrique 137
Scènes irlandaises. ( Forget Me Noi. ) i4i
Mélanges. — i. Visite de lady Morgan aux Rochers de
M"^ de Se vigne. ( New MonihJy Magazine. ) 3i 2
'1. Le tombeau de Marie. ( The Bijou. ) 329
iSotiVELLES des Sciences, de la Littérature, du Commerce,
de l'Industrie, de l'Agriculture, etc., etc. 161 et 344