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REVUE
BRITANNIQUE.
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CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
f(t ^^ranbc -^^rcf a()ne^
SL'R LA LITTÉRATURE, LES BEAUX- ARTS, LES ARTS INDUSTRIELS , l'agriculture, la géographie, le CO.-MMERCE, l'ÉCONO.MIE POLE- TIQUE, LES FINANCES, LA LEGISLATION, ETC., ETC.;
Par MM. Saulnier Fils , ancien préfet, de la Socie'te' Asiatique, directeur de la Iie<:ue Britannique; DoNDEY-DuPRÉ Fils, de la Société' Asiatique; Charles Coquerel ; Ph. Chasles ; L. Am. Sedillot; Genet; West, Docteur en INIcdecinc ( pour les articles relatifs aux sciences mé- dicales ) , etc.
Kcoxne SruiL|t-è!)iooieui€'.
Parb,
Au BUREAU DU JOURNAL, Rue de GRENELLE-St.-HoNORÉ , No 29; Chez DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, imp.-lib.,
Rue Richelieu , .Vo /|- Us , ou rue Saint-Louis , No 4f> ^ au Marais.
1829
IMPRIMERIE DE DuyDEY-I>trT^E.
SEPTEMBRE 1829.
REVUE
I^ttferafur^.
AIODERNE POESIE SCANDINAVE.
J^'EuROPE lellréc soupçonne à peine l'existence d'une, poésie et d'une littérature toutes spéciales , isolées dans les glaces du nord , et cependant pleines de vie, de jeu- nesse et de chaleur. Les idiomes du Danemarck , de la Suède et de l'Islande sont peu connus^ les communica- tions avec les races Scandinaves sont passagères et rares : cette vanité qui fait parade de ses richesses, et jette un vernis de gloire éphémère sur sa médiocrité même , est étrangère au génie de ces contrées. Les noms de Teignèr, Franzèn, Gejcr, Atterbom , Nicander^ poètes suédois d'un mérite distingué , ne sont pas même parvenus jus- qu'à la plupart des critiques européens.
Essayons de soulever une partie du voile qui cache cette littérature digne d'attention . Elle produit peu , mais elle est pleine de sève et de force. La concentration des
G MODERNE POÉSIE SCAKDIIV AVE.
])cnsëos , la puissance crâne imagiiialion (jni se replie , pour ainsi dire, sur elle-même et dédaigne la ])rodiga- lilé des mois j de savantes recherches , exprimées par des résuUals et non par des volumes de commenlaires^ un laconisme singulièrement caraclérisli(|uo-, un mépris pro- noncé pour ce déluge de j)hrases dont les écrivains conti- nentaux cherchent si souvent à couvrir le désert de leurs idées : tels sont les traits les plus remarquables qui signa- lent les productions intellectuelles de ces régions. Vous di- riez que les nouveaux écrivains Scandinaves adorent en- core, comme leurs ancêtres, le dieu du Silence, Vider, symbole de la puissance cachée et de la force intime. Quand Aliîeri voyagea dans le nord , il fut surtout frappé du silence solennel de la nature : ce n'étaient plus tous ces bruits confus des contrées méridionales, murmures d'in- sectes, bourdonnemens indistincts, échos nombreux, signes d'une puissance de vie qui se répand au dehors et déborde, pour ainsi dire \ mais un calme énergique et une grandeur muette , qui semblait cacher en elle-même son activité, la resserrer et la comprimer pour l'accroître. Dans ces climats , le même génie préside aux travaux et aux créations de l'esprit^ point de hvres frivoles, de compilations fastidieuses, d'artifices de librairies , d'imi- tations du goût à la mode, destinées à capter la multitude^ point de souscriptions annoncées par de magnifiques prospectus, déceptions imaginées par l'amour du gain, vestibules pompeux qui conduisent à des chaumières. Un petit nombre de volumes substantiels, dont le ])rix véri- table est en raison inverse de leur poids matériel. Un seul libraire de la foire de Leipsick publie plus de feuilles d'im- pression par année , qu'il n'en sort des presses suédoises pendant le même espace de lems : et tel écrivain de se- cond ordre, en France ou en Angleterre, a plus écrit
MODEUNE rOÉSIE SCAKDIKAVE. 7
vn cinq années de sa vie, que lous les poêles cilés plus haut.
Celte aversion pour la tautologie et la période est pous- sée à un point extraordinaire en Suède et en Daneniarck ; il semble que les poètes et les savans de ces deux pays prennent la plume en dépit d'eux-mêmes et abrègent, autant qu'U est en eux , une tâche qui interrompt le travail de leur pensée. Rien ne contraste plus vivement avec riiabilude germanique de tout écrire, de laisser couler sur le papier, qui soufTre tout, une multitude de niaiseries obscures, d'accumuler hiéroglyphes sur hiéro- glyphes, de lancer dans le public ses songes, ses fantai- sies, ses cauchemars, ses pressenlimens, ses chimères, ses indigestes théories , ou des volumes d'annotations sur un comma , sur un accent , sur une diphthongue. En Al- lemagne, il règne une démangeaison d'écrire universelle et contagieuse. En Suède, le premier soin d'un auteur est d'épargner son tems et le votre.
Une nature terrible et sévère, même dans ses jours les plus beaux, des rapports peu fréquens avec l'Europe centrale, une situation isolée aux confins de notre hé- misphère, rendent les habilans des pays dont je parle étrangers et même insensibles aux frivolités capricieuses et aux éphémères nouveautés de nos littératures mo- dernes. Mais là s'est conservé ce souffle poétique, éteint dans toulcs les régions de l'Europe. En Angleterre, un. immense amour du gain , un mouvement industriel dont l activité est presque fébrile ^ la crainte et le pressenti- ment des bouleversemens politiques ^ les chances du com- merce-, l'orgueil d'une vieille société aristocratique et factice, ont banni la poésie des rapports sociaux. La France , avec sa civilisation tourmentée par les tiraille- mens de tous les partis, sa profonde fatigue, ses terreurs
8 MODERKE POÉSIE SCANDINAVE.
et sa sociabilité raffinée , est éminemment anli-poéliquc. L'Italie, pourrie depuis si long-tems, est tombée, à cet égard, bien plus bas encore. L'Espagne n'existe pas. Quant à l'Allemagne, elle n'a qu'une sorte de poésie, le mysticisme qui , mêlé à ses mœurs domestiques et sou- vent triviales, touche à la niaiserie et produit un étrange amalgame. Mais dans ces vieilles forets, sous ces rochers séculaires du nord, au bruit des vagues de l'Océan qui baignent ces contrées, que nous sommes tentés de croire couvertes de ténèbres cimmériennes, la muse a trouvé un asile assuré contre l'empiétement d'une civilisation tumultueuse et exclusive , qui l'a poursuivie et l'a chassée jusqu'aux limites mêmes de notre continent.
En Suède , l'existence sociale conserve encore un ca- ractère de simplicité extrême. C'est le pays le plus pauvre de 1 Europe, mais c'est celui qui a le moins de besoins. Au lieu de cette industrie de luxe , qui se tourmente sans cesse pour inventer de nouvelles jouissances , et qui éloi- gne chaque jour davantage de la nature une société déjà si artificielle , au lieu de ces nouveaux désirs et de ces nouvelles douleurs que nous ajoutons d'année en année à la somme de nos passions et de nos peines, la popula- tion suédoise, laborieuse et probe, n'est occupée qu'tà conquérir les bienfaits d'un sol fécond sans doute, mais qui exige des soins assidus. Lutte continuelle, propre à entretenir cette vigueur physique et morale si nécessaire aux peuples et à prévenir l'énervement dont nous sommes menacés. Pour une telle nation, la nature a encore des mystères : tous les voiles ne sont pas déchirés. La doc- trine de Viililité , qui pourrait bien n'être autre chose en définitive que l'amour du gain, sous le manteau de la phi- losophie, n'a pas pénétré jusque-là. La moralité des classes inférieures, l'existence des traditions antiques, conser-
MODERNE POÉSIE SCANDINAVE. 9
vécs dans leur intégrité, Tamour du pays, rcspiitdc l'aniille qui ne s'est pas éteint dans ces régions, tout con- court à leur imprimer un caractère qui n'a rien de bril- lant aux yeux de l'économiste , et qui même leur assigne un rang inféiieur parmi les contrées européennes, mais qui, on doit l'avouer, est éminemment favorable au dé- veloppement des idées et du génie poétiques.
Consigner un fait, ce n'est point se porter pour accu- sateur. Loin de moi l'idée d'intenter un procès ridicule aux progrès de la civilisation moderne ! Par une suite de l'inévitable mélange de biens et de maux que l'homme et ses institutions , son génie et ses conquêtes entraîne- ront toujours après eux , l'industrie et le commerce usurpent dans les pays civilisés d'Europe une grande partie du terrain que la religion , la philosophie, la poé- sie , occupaient autrefois, La littérature y devient spécu- lation. Tout y est mécanisme. Les combinaisons de l'es- prit se soumettent aux combinaisons de fortune. On fait des livres comme on fait de la toile. L'art dramatique et la poésie se laissent envahir par cet esprit de trafic uni- versel. Recueillir une portion aussi considérable que pos- sible des jouissances de la vie, c'est le but avoué des occupations intellectuelles ^ et je connais tel poète qui di- rige et répartit les travaux de son cabinet tout comme un bon fabricant distribue la besogne à ses ouvriers et surveille une main-d'œuvre dont la perfection fera sa fortune.
La vie d'un pauvre jeune homme de notre tems, qui, doué d'un grand talent pour la poésie et d'une rare fierté d'ame, mais dénué de ce talent mercantile, nouvel apa- nage des muscs, a consumé ses jours dans la misère et l'abandon, offre un contraste singulier avec les mœurs lilléraires dont je viens d'esquisser les principaux traits. Il
10 MODET\^E POÉSIE SCANDINAVE.
est morl à Ihùpilal comme OUvay , comme Gilbert^ il esl mort jeune et dans le désespoir orgueilleux qu'allumait en son cœur la conscience d'un génie indépendant et délaissé. Eric Sjœgren. Suédois, plus connu sous le nom de Vitalis , a sacrifié l'espérance de sa fortune à Tindé- pendanle fierté de son intelligence-, il a refusé, au sein de la détresse, les secours qu'on voulait lui faire acheter au prix d'une bassesse : et il est mort avant la maturité de l'âge, déjà célèbre, mais toujours pauvre.
Nous empruntons les détails de cette vie, pleine d'un si triste intérêt, à une notice publiée par le Suédois F. G. Gejcr, poète remarquable et ami de Vitalis. Cette notice précède le recueil des poésies de A ilalis ou Sjœ- gren , mis en ordre parle même auteur et publié à Stock- holm , en 1828 (1).
Eric Sjœgren, fils d'un pauvre paysan de Suderma- nie, naquit en 1794- Son père appartenait à cette classe de prolétaires qui loue ses bras et sa vigueur, passe sa ^ie à labourer la terre d'aulrui à la sueur de son front, et recueille avec peine un peu de pain pour prix d'une existence si dure et si laborieuse. Le jeune Eric com- mença par aider son père dans ses travaux -, mais lorsque venaient le soir et le dimanche, un désir de savoir, qui tourmentait déjà cette intelligence d'enfant , le portait à copier au moven d'un couteau, sur l'écorce des bou- leaux et des pins, les caractères de la Bible et du caté- chisme qui composaient toute la bibliothèque paternelle. On envoya Eric à l'école gratuite de Trosa , dont le maître , homme de sens et de pénétration , ne larda pas à reconnaître le germe d'un talent éminent chez l'en- fant du journalier Sjœgicn. Sur sa recommandation,
( I ) Samlddc Dil.tcr nf f'itiilis. Sluckliolm.
MODERKE POESIE SCANDINAVE. I I
Eric passa au gymnase de Slrengnœs , ville épiscopale du
Wrslmanland, d'où il sorlil en i8i4 pour entrer à Tu-
mvorsilé d'Upsal.
Le capital que notre jeune étudiant apportait à Upsal montait à soixante-huit francs , prix des leçons qu'il avait données à un de ses condisciples plus jeune que lui. C'é- tait toute sa fortune^ il avait passé bien du temsàracquérir et soulFerl plus d'une privation pour le conserver. Il es- pérait , dit son ami Gejer , que l'habitude fie lutter contre la détresse et de vivre de peu le soutiendrait à travers la vie. Mais il n'avait pas calculé les souffrances secrètes que riiumiliation, l'ambition, le besoin de gloire, le sentiment d'une position inférieure à son mérite, de- vaient lui faire subir. Il n'avait pas pensé aux douleurs d'une existence obscure, soumise aux caprices du riche qui vous paie , et exposée à tous les dégoûts dont le mé- rite sans fortune est assailli. En vain il essaya de domp- ter le sort ; il succomba.
La méthode de l'enseignement mutuel est usitée en Suède, et remonte à une époque fort éloignée. Tous les collèges de ce pays pourraient avoir pour épigraphe : Docendo discùjius ; a instruire les autres, c'est appren- dre. )) Mais de grands abus corrompent les avantages qui
"naissent de ce mode d'instruction, lorsqu'il est habile- ment employé. Leséphores ou surveillans exigent, avec une sévérité beaucoup trop rigide, que l'on se conforme non-seulement au sens , mais aux paroles de leurs leçons : les jeunes gens des classes supérieures, chargés d'exercer, auprès des élèves moins avancés, l'emploi de répétiteurs, craignent de perdre , en mécontentant les redoutables éphores , un titre et des attributions qui leur rapportent quelque argent. A peine instruits eux-mêmes de ce qu'ils
12 MODERIVE POÉSIE SCAKDI>'AVE.
se cliargcnl crcnscignor , ils redisent ^vec une sei vile cxaclitude qui entrave le développement de leur esprit, les instructions des maîtres. La liberté de rintelligence se perd ^ une sorte de basse hypocrisie, une crainte ri- dicule de déplaire, un attachement pharisaique aux formes et à la lettre , sont les résultats ordinaires de ce double abus. Le jeune paysan , devenu à la fois disciple et professeur de Tuniver^ité d'Upsal , trouva étrange cette habitude de répéter des mots sans les comprendre, et de s'embarrasser moins du sens qu'ils avaient que de l'exactitude avec laquelle on redisait chaque période et chaque paragraphe. Son intelligence vigoureuse dépassa quelquefois les limites tracées par les éphores auxquels il eut le malheur de déplaire^ et la route de son avance- ment se trouva obstruée dès ses premiers pas dans la carrière.
Choisi par plusieurs familles nobles comme tuteur ou répétiteur des enfans qu'elles avaient envoyés à l'uni- versité d'Upsal, il resta depuis le commencement de ses études dans cette ville, jusqu'à la fin de sa vie, enchaîné à ces devoirs fastidieux et précaires, qui lui rappor- taient à peu près cent vingt fiancs par an, le logement et la nourriture. Les éphores, qui seuls eussent pu l'ar- racher à une telle existence, se gardèrent bien de le re- commander à la bienveillance ou à l'attention des grands et du gouvernement. Il eut tout à faire pour lui-même. Plusieurs poèmes quil inséra, en 1818, dans un An- nuaire, et qu'il signa du nom j)seudonvme de Vitalis , annoncèrent l'apparition d'un nouveau talent : une mé- lancolie profonde et douce, des accens platoniques et buaves, une sensibilité vive , caractérisaient ces premiers essais. L'année suivante, une collection de poésies, qu'il
MODERNE POÉSIE SCANDINAVE. l3
publia, obliiU le plus grand succès. Le jeune liommc n'avait pas encore appris la prudence. Quelques satires poignantes, mêlées ta ces tristes rêveries, qui plaisaient à son esprit et convenaient à sa destinée, le vengèrent à demi, en augmentant Tirrilalion de ceux qu'il avait déjà ofifensés.
En 1822, le j)rincc roval Oscar, duc de Sudermanie et chancelier de Tuniversité d'Upsal , vint la visiter : Sjœgren lui offrit le volume de ses poèmes : et le prince, étonné d'un mérite que les murs d'un collège avaient si iong-tcms caché , assura à Yitalis une pension d'environ cinq cents francs , somme considérable pour un homme que la pauvreté avait pris au berceau , accompagné dans son enfance, et suivi dans la jeunesse. Une année s'é- coula-, Yitalis jouissait d'une situation calme qu'il n'avait jamais goûtée et qui devait bientôt lui être ravie : cette modique somme était l'opulence pour lui, qui avait si peu de besoins, et qui, destiné à l'indigence, avait su pro- portionner ses désirs à ses ressources. Quelques poèmes pleins de grâce et de charmes datent de cette époque pai- sible , le seul heureux tems de toute sa vie.
Pendant que les autres poètes, honorés comme Yitalis des bienfaits de la cour, composaient, à la louange des princes et du gouvernement qui les nourrissaient, dédi- caces et panégyriques, Yitalis, ignorant que de pareils devoirs fussent les attributions naturelles de sa charge et le moyen de mériter la continuation de ces faveurs, se contentait d'éiudier en silence. Il y avait à la fois en lui une ignorance des choses du monde, une fierté na- tive, une sauvage indépendance qui se seraient révoltées contre l'idée d'acheter du pain par des flatteries en vers. Mais lorsque les rivaux du poète et tous ceux qui avaient part comme lui aux munificences royales, chantaient
Ijj MOUERKE POÉSIE SCAKOIJN AVE.
riiyninc de reconnaissance et les vertus de leurs maîlres , il était impossible que le silence de Vilalis, dont la lyre rest.iit seule mucllc, ne fut pas remarqué. Nicander ve- nait de composer une dédicace au prince royal : on at- tendait de Vitalis le même hommage-, il n'y songea même pas. Les éphoies du collège auquel il était encore atta- ché s'empressèrent d'en faire la remarque, qui, aug- mentée de tous les commentaires dont une ancienne malveillance pouvait l'enrichir, parvint jusqu'aux chefs du gouvernement. Sous le ministère d'un Louvois ou d'un Walpole, le poète réfractaire eût été aussitôt privé de ses émolumens. On se conduisit avec plus de modéra- lion envers Vitalis. Gejer, son ami, fut chargé de lui faire comprendre que l'on attendait de lui non-seiilement des poésies élégiaques ou satiriques, mais des œuvres d'un autre ordre, plus importantes h la fois et plus di- gnes d'attirer l'œil de ses bienHiiteurs. L'orgueil du poète fut blessé ^ sa dépendance lui apparut tout-à-coup comme une triste et misérable chaîne : son honnête fierté s'irrita. Jl pensa que la liberté de son intelligence était compro- mise par cette espèce de pacte tacite, dont les clauses n'étaient pas même formulées et dont il pouvait, à son insu, blesser les conditions les plus nécessaires. Il re- nonça donc à la pension de cinq cents francs, et se re- plongea volontairement dans cette cruelle indigence d'où il ne sortit plus qu'en quittant la vie. Le nouveau recueil de poésies quil fit paraître fut dédié, non à un prince, comme celles de Nicander, mais à une princesse qui n'a jamais donné ni retiré de pensions : ^ la Lune. Voici ce singulier morceau, où , sous le voile d'une traduction en prose, qui ne laisse apercevoir ni l'élégance, ni le rhythme gracieux, ni Tatliquc originalité du poète, ou découvrira cependant des traces de celte humeur que
MODERNE POESIE SCANDINAVE. 1 :)
le poêle écossais Burns (i) possédait si bien, il tlonl \ i- lalis, paysan comme Hurns , a donné plus crunc preuve.
DEDICACE A LA LUNE.
«< Reine au sceptre d'argent, reine au trône d'argent, déesse opulente du pauvre poète; donne-moi audience, ô lune î Un charme sympathique m'entraîne vers le.s lieux où l'éclat de Tar- ifent étincelle I Me voici , mon livre sous le bras, solliciteur in- (piiet, prêt à rédiger tes louanges en belles rimes. Mais com- bien me paieras-tu?
» En vérité tu répands trop de lumières pour ne pas sentir mon mérite et comprendre la nécessité de m'enchaîner ù ton cliar. Sois raisonnable ; je serai modeste et reconnaissant. Fixe mon salaire, et je saurai mesurer sur les bienfaits de ton altesse les dons de mon génie. Mais, si tu me refuses, adieu I Je consacre mon œuvre à des protecteurs plus utiles , et je retire ma dé- dicace.
» Cependant, ô belle reine, tu daignes jeter sur le front du poète un de ces rayons si doux qui pénètrent Tame. C'est là tout ce que tu me promets. Allons, je me résigne en attendant mieux I Couronne-moi de ta flamme argentée, et guide-moi vers quelque palais dont le maître veuille accepter à la fois mes ser- vices et le prochain poème qu'enfantera mon génie. »
Les six dernières années de la vie de Sjœgren ne fu- rent plus qu'une longue lutte contre le malheur. Une fièvre lente le consuma et lui arracha jusqu'à sa der- nière consolation , le bonheur de se livrer à ses études. Quelques traductions de l'anglais et le produit des leçons qu'il donnait , l'aidèrent à soutenir misérablement son
(i) Voyez, sur la vie (le Robert lîurns, un article insc'rc dans le 2"]^ nu- méro de la Revue Britanniijue.
l(3 MOUEllKE POÉSIE SCAKDINAVE.
existence. Il mourut dans l'hôpital de Stockholm , le 4 mars 1828.
Il y a quelque chose de hien touchant et même de solennel dans cette lutte constante d'un esprit distin- gué, d'une ame ardente et fière contre les maux de la vie. La détresse et la douleur, vautours éternels, dévo- ient le cœur de ce nouveau Prométhée, que la nécessité enchaîne sur son roc. En de telles circonstances, renon- cer à ce qui peut assurer le hien-être de l'existence, plu- loi que de prostituer l'indépendance de son esprit , mourir de faim plutôt que d'écrire une dédicace : c'est sans doute une folie , mais une folie magnanime et dont peu d'hommes sont capables. Comme poète , Sjœgren , dont la vie et les malheurs rappellent Chatterton , Savage et Gilbert, se rapproche aussi de ces trois écrivains par Toriginalilé satirique de ses compositions et l'inégalité d'un talent qui s'est développé sous des auspices si peu favorables. Il a cette verve amère et poignante qui naît du sentiment de l'injustice. Il sait immoler les mauvais poètes et frapper d'un ridicule sanglant leur affectation et leur emphase. Des élans de gaîté brillante , des éclairs d'esprit, dans le sens le plus ordinaire de ce mot, tra- versent, pour ainsi dire, ses compositions, dont le fond est sombre et mélancolique. De là un caractère fort singulier qui distingue spécialement Vitalis.
Deux écoles différentes de littérature et de poésie se disputaient la prééminence, lorsque le jeune Sjœgren débuta dans la carrière : l'une attachée à Boileau et à Racine avec une imperturbable et exemplaire fidélité ; l'autre toute plongée dans les ténèbres du mysticisme allemand. Ridicules toulesdeux, parce qu'elles n'avaient rien de national, de profond, ni de vrai, elles remplis- saient les journaux de leurs querelles, qui se sont repro-
MODEIIKE l'OtSIE SCANDIKAVF. \n
ilnilos en Ani^lclcrrc, en France, en Ilalic. sous des nuances iliirérentes , mais avec la même absurdité. Comme s'il existait dans le monde deux manières d'èlre vrai ou faux ; comme si le bon et le mauvais n'{'taient pas, dans les arts, les seules divisions admissibles ! Sjnc- gren, malgré la véliémence naturelle de son esprit, ne crut devoir s'enrôler sous aucune bannière. Il resta neutre dans une dispute qui des deux cotés choquait le bon sens , et se réserva le droit de venger la raison eu lançant sur les deux camps ennemis les traits de sa sa- tire. Le pédantisme des uns, les prétentions des autres, lui offraient un texte inépuisable : mais les classiques plus paisibles, plus modestes, plus réservés dans leurs discours, moins trancbans dans leurs assertions, se lais- saient plutôt oublier qu'ils ne provoquaient l'épigramme et la critique. Ce fut sur les mystiques imitateurs de la muse germanique que Yilalis et Tegnèr , autre poète remarquable , firent tomber leurs coups les plus redou- tables. Ces gens avaient la parole haute et dure, le ton rauque et âpre, des prétentions sans bornes, et que leur talent «'tait loin de juslifier. \ilalis se moqua du senii- mentalisme prétendu religieux, qu'ils voulaient intro- duire, de leurs phrases obscures, de leurs termes symbo- liques et bizarres, de leur jargon théosophique , de leurs innovations extravagantes. Les rieurs furent pour lui ; et iitterbom, chef de cette école (nommée l'Ecole des Phosphoristes , parce qu'elle consignait ses doctrines dans le journal intitulé le PhospJiore) , tomba dans le discrédit de[)uis cette époque.
Yilalis est à la fois lyrique et satirique , comme Burns, comme Jean-Baptiste Rousseau , comme Horace ; ses œuvres lyriques nous semblent fort supérieures à celles d'un autre genre qu'il a publiées ou que son ami
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jg MODEUKE rOÉSlE SCA?»DI^AVE.
(leicr a rcnicillics. Un scnlimont religieux et profond/ nue sorte de recueillement pieux à l'aspect des merveilles de la nature et des destinées de l'homme , une méditation tendre et triste sur les mystères de la vie à venir, sont les caractères principaux de ses odes et de ses effusions lyriques. On voit qu'elles émanent de son ame, et que le malheureux, mécontent de la vie réelle , s'élance avec énergie vers une région meilleure. Le génie septentrio- nal, le génie de la contemplation profonde respire dans ces poèmes, dont quelques-uns sont d'une grâce éthérée. Nous essaierons de traduire une de ces pièces, sans pré- tendre reproduire ce charme pur et mélancolique qui tient, en grande partie, à une versification mélodieuse et à un rhylhme léger.
FANTAISIE DU P R I N T E M S ,
« L'amour est ne. J'ai cnldidiisa voi\ , j'ai reconnu ses couleurs. Il est né, mais sa substance aérienne fuit dans les .nirs , glisse dans les vagues , circule dans le feuillage , et échappe à nos yeux mortels. Le Ilot du lac caresse sa rive, la brise nocturne souffle amoureusement sur les hautes herbes ; et ces doux murmures des sapins agites le soir , c'est l'amour, c'est lui qui nous parle. J'écoute ces accens légers ; et (juand les bou- leaux frémissaus rapprochent leurs tiges balancées , quand au crépuscule tous les bocages retentissent de ces voix caressantes, mon oreille avide et charmée reconnaît l'amour dans cette uni- verselle harmonie. Au sein des fleurs mêmes, dans ces calices pourprés , au milieu de ces nuances si douces , des sympathies secrètes vivent sous des abris charmans , sous des rideaux de cazc diaprée et de soie écarlate. Tout a un langage et un lan- gage de tendresse ; tout, jusqu'au ruisseau qui fait bruire les cailloux de sa rive et étinceler ses flots mou vans.
» Nature I naturel je connais ton secret langage ; cet idiome de flamme , de fleius et de parfums, que les hommes dédaignent
MODEKKF. rOnSIE SCANDINAVE. IQ
«l <|ue jV'ooiilo avec délices. Libre mainlenaiit , je sais mieux le ( oiuprt'iulre : comme l'oiseau, long-lems captif, s'élance, remplit l'air de SCS chants de joie, <>t , tout en répétant son hymne, monte vers le ciel , sa patrie.
» Belles fleurs , qui vivez si peu , je viens rêver au milieu de vous ; fdles innocentes de la terre , pures comme des anges , vous êtes passagères comme les hommes I Mais je me trompe : vous ne mourez pas. Quand l'hiver vient , quand la mort livre la guerre à la nature , vous fuyez devant les orages ; vous vous endormez sur le sein de votre mère ; vos yeux se ferment , votre tige se penche , vous semblcz à jamais évanouies. Bientôt la vie et le printems renaissent ; et Dieu vous réveille ; et vous vous relevez sur vos verdoyantes tiges : et vous saluez ce beau soled et ces vastes cieux qui retentissent de chants de joie. Alors se déroulent vos langes de verdure ; alors vous souriez au monde dans toute votre beauté. — Et moi , comme vous , je ne mourrai pas : j'attends mon réveil , ma patrie , le séjour de mon père. Il demeure là-bas , aux limites de l'horizon , là où le ciel et la terre se confondent dans une si douce union. Là s'é- panouira bientôt mon ame fatiguée ; là je vivrai enfin , après l'hiver de ma vie I »
Pauvre VitalisI ses vœux ne tardèrent pas à s'accom- plir. Ces régions inconnues et immenses se sont ouvertes pour lui avant Theure. Il laisse après lui sur la terre quelques traces d'un talent remarquable, une gloire ébauchée et un nouvel exemple des misères attachées à la supériorité de Tesprit.
( Foreign Review. )
(CN^cottomi^ ^tnrafc.
DF.5 rLAi'TATIO^S D'ARBETS FOfi EST I ERS O).
^On a souvent comparé rL-ducation des hommes à celle des végétaux. Les figures, les mélaphores dont on fait usage en parlant de la première sont même en partie empruntées à la seconde. Il y a aussi entre les deux ce point d'analogie que, pour Tune comme pour l'autre , on a recommandé les systèmes les plus divers et même les plus contradictoires. Plusieurs de ces systèmes, loin d'être utiles, étaient au contraire fort pernicieux. On s'est égaré également dans le choix des moyens dont on s'est servi pour faire éclore la jeune idée et pour développer la jeune plante. Heureusement la toute-puissance de la ni\- ture était là pour réparer les fautes du forestier et celles de l'instituteur.
Toutefois il ne faut pas trop compter sur elle^ et le planteur doit en aider l'action, en soumettant sa pra- tique à une judicieuse théorie. Il existe certains prin- cipes sans lesquels on n'obtiendra jamais de grands succès, même dans les situations les plus avantageuses , tandis que dans beaucoup de cas ils compenseront les imperfections du climat et du sol. Mais ces règles ont un
(i) Note du Tr. Cet article est sorti de la plame de W'alter Scott , comme les divers articles d'e'cooomie rurale , inse'rés dans nos nume'ros a8 , ^(j et 48- Il est facile de reconnaître dans cet article, comme dans les pre'ce'dens , les touches gracieuses et |ilttoresqucs du romancier.
DES PLAîXTATIOnS 1) ACBREi FORESTIEÎtS. Il
caractère i^ôiH'ial, et lorsqu'on les applique , il convient de les modifier avec les circonslances. L'observation î>ervilc de pratiques de détail serait plus funeste que profitable. Par malheur il arrive fréquemment que ceux <pii établissent des systèmes insistent surtout sur ces observances minutieuses^ ce qui conduit à ces doc- trines empiriques de toute espèce qui prévalent davan- tage dans cette branche de Téconomie rurale que dans aucune des autres. De là ces prépossessions violentes et exclusives en faveur de certaines espèces d'arbres-, de là aussi ces théories absolues et contradictoires sur la ma- nière de préparer le sol, sur les époques auxquelles on doit planter, etc. Certains planteurs soutiennent ces opinions opposées avec le même entêtement et la même confiance que si Dieu lui-même les eût révélées au pre- mier des hommes et des forestiers , et que s'ils les avaient reçues de celui-ci par une tradition directe.
ÎNotre intention n'est pas d'examiner en détail ces opi- nions diverses, et de décider entre elles, mais seulement de rendre compte des résultats de l'expérience que nous avons acquise, en surveillant pendant seize années con- sécutives des plantations que nous avions faites sur une assez grande échelle, dans un terrain dont la plus forte partie était en friche. Toutefois nous joindrons à nos propres observations les plus remarquables de celles que nous avons recueillies dans le bel ouvrage que M. Mon- teath a publié sur cet important sujet (i). Aucun autre ne présente assurément un plus haut intérêt pour nous. Il y a déjà loiig-lems que le patriotisme de lord Mel ville a sonné l'alarme sur la destruction violente ou le dépé-
(i) T/ic Foresler' s Guide and profitable Planlcr. By Robert ?Jon- t«ath. Seconde édition.
32 DES l'LAINTATlOlHS D AUBRES FOTIESTIEUS.
risscmcnt graduel de nos grandes forêls, et sur Tupalhie avec laquelle Tadministralion en laissait consommer la ruine.
<( On calcule, écrivait cet homme d'état en 1810, que, sans comprendre les forets royales , il existe plus de quatre-vingts millions d'acres dont aucune partie n'est encore à un très-haut point de culture, et dont il n'exisie j)a3 moins de vingt millions loul-à-rail en friche. Ce se- rait assurément une politique bien peu prévoyante que de continuer à charger le commerce extérieur de four- nir à nos chantiers le bois dont ils ont besoin, tandis qu'en plantant une portion de ces terrains, et sans ré- duire la masse de nos denrées alimentaires, il serait si facile de nous passer de tout secours étranger, et d'as- surer à jamais l'approvisionnement d'un article sur le- quel reposent notre force , notre gloire et même notre in- dépendance nationale. »
Ces vérités une fois reconnues, il est évident que c'est surtout pendant la paix que nous devons songer à ac- croître les forces de la nation , et la préparer, en la for- tifiant, à soutenir avec honneur des guerres à venir. Un patriotisme désintéressé trouverait sans doute la récom- pense de ses efforts dans l'espoir d'assurer à notre ma- rine de nouveaux triomphes, et dans la satisfaction d'orner le sol de la patrie, en couvrant des terres en friche des plus magnifiques productions de la nature, et de préparer, avec lenteur il est vrai, mais avec sûreté, des changemens qu'il serait impossible d'effectuer d'une autre manière. Cependant nous ne pouvons pas nous dis- simuler que ces considérations seraient insuffisantes aux yeux de beaucoup de propriétaires , et qu'il faut aussi leur parler d'écus et de profils. Nous prouverons donc à ces derniers qu'au moyen d'une légère somme dépensée
DES PLA.NTATIONS D ARURES FOllESTIEUS. ^3
sur chaque acre , ils augmenteront leur revenu au lieu lie le réduire. En nous bornant à les entretenir de Tac- croissemcnt des forces de la patrie ou de rembellissement de ses paysages, nous nous exposerions fort à ce qu'ils nous répondissent, comme Harpagon à Frosine, quand elle lui parle des attraits de sa maîtresse : « Oui, tout cela n'est pas mal-, mais ce compte-là n'a rien de réel, €l il faut bien que je toucbe quelque chose. »
Notre sujet se divise naturellement en deux branches principales : les plantations utiles et celles d'agrément. Toutefob cette division n'est pas absolument exacte, car il est bien difficile de considérer ce sujet^^sur un de ces points de vue, sans toucher fréquemment à l'autre. On ne peut guère faire une grande plantation, sans embel- lir l'aspect du pays^ et, d'un autre côté, l'ébranchement des plantations de pur agrément indemnise le proprié- taire de ses avances : mais ces deux espèces de plantations n'en doivent pas moins être considérées comme deux parties distinctes du même art. Nous avons déjà con- sacré un article à Tune d'elles (i)^ nous allons aujour- d'hui nous occuper de l'autre , dont l'importance est, à tous égards, bien supérieure.
Le genre de plantations le plus utile, celles qui avec le moins de frais procurent en définitive le plus de profit, sont les plantations que l'on fait sur de vastes portions de terres incultes. On crée ainsi de grands bois sans faire perdre au sol la valeur d'un seul épi, et même sans di- minuer essentiellement les produits de l'éducation des bestiaux -, car il est incontestable que chaque fois que l'on pourra créer une belle et imposante forêt, en fai- sant paître ceux de la ferme dans un pâturage plus res-
(i) Voyez rarllcle sur les jardins pitlorcsqucs et les plantations d'a- grément, inséré dans notre 46^ numéro.
^4 UES VLA^TA.TIO?{S D ARBr.ES FORESTIERS.
serre, mais plus fécond, il en résultera un grand avan- toge pour le propriétaire, sans qu'il y ait pour cela un j)!éjr.dicc notable pour le tenancier et bien moins e;icore pour les animaux qui se procureront sans peine el avec moins de danger une nourriture abondante.
Rien n'est [)lus facile que Texéculion du plan quç nous allons proposer, si on la tente sur une grande éclielle. Elle sera utile aux pauvres comme aux riches : aux pau- vres, en leur prociiiant des occupations saines ft pro- longées ^ aux riches , en créant des valeurs dans des lieux qui n'en avaient presque aucune. Mais ce n'est pas seule- ment le propriélaire foncier et ses dépendans qui en tire- ront avantage-, ce plan sera utile à toutes les cUsses de la société et surtout aux classes industrielles et m<?rcan- liles , en diminuant le prix excessif des bois de construc- tion , et par suite en réduisant dans une proportion \rès- forte les frais de bâtisse de nos navires.
Les hauteurs du pays de Galles, celles des comtés àe Derby, de Cumbcrland, de ISorthumbcrland, etc. , ains'. que les grandes friches et les régions montagneuses qui composent la plus grande partie île l Ecosse, ont le même caractère etprésentent le même aspect. Partout vous aper- cevez de longues séries de rocs nus et de bruyères qui se gonflent en collines et en montagnes , et que coupent de grands lacs et des rivières dont plusieurs sont navi- gables. Tout annonce , dans ces lieux, que la nature les avait choisis pour les couvrir de forêts^ et, en eflet, jadis, sans être secondée par Thomme, elle les en avait en- tièrement revêtus. C'est ce qu'attestent l'histoire, la tra- dition, ces buissons, ces souches de vieux arbres qui s'y trouvent encore, et ces bois souterrains enfouis dans les marécages. Ces forets n'occupaient [las sans doute les points les plus élevés des montagnes et les plus exposés à
DES PLA>TAT10rfS d'aHUHES rORESTIEUS. ^5
la violence des vents : cependant c'est une chose élon- n.inle, quand une fois les vallées et les inclinaisons de ces it'':;ions montagneuses sont boisées , avec quelle promp- tilnde les arbres profilent des abris que leur oflVent les ravins et les fondrières des montagnes pour s'établir, de degrés en degrés , à des points d'élévation où un plan- teur judicieux n'eût jamai;, tenté de les faire atteindre.
Ces bois ont, pour la plupart, cessé d'exister depuis loiig-tcms. Des causes diverses ont eonlribué à en dé- lermiiier la ruine. Do grandes forêts qui occupaient des buifaces assez unies ont été détruites par l'action gra- l'uclle delà nature, qu'accélérait l'extension des maré- cages. Le bois qu'elles produisaient ne rapportait rien au propriétaire , parce que Télat des routes ou celui du pays en général ne permettait pas de transporter des articles aussi volumineux et aussi lourds, quel qu'en fût le prix ailleurs. C'est dans cet état de choses que quelques arbres se desséchaient et périssaient. Un orage les renversait ensuite, et ils tombaient souvent dans un ruisseau près duquel ils avaient crû et fleuri, sans que personne son- geât à les en retirer. La source , arrêtée dans sa marche, saturait d'eau stagnante le sol voisin , et convertissait en mar(!cage les terrains que son cours avait autrefois des- séchés. Les racines d'autres arbres venus sur ce sol s'é- branlaient à leur tour dans cette terre molle et bourbeuse qui ne tardait pas ensuite à les corrompre. Le premier coup de vent renversait sans peine ces arbres qui n'ad- héraient plus que faiblement au sol, et par leur chute ils mettaient encore de nouveaux obstacles au cours de l'eau. Bientôt même leurs troncs finissaient par dispa- raître sous les couches de limon qui augmentaient sans cesse en profondeur comme en étendue. Dans les comtés d'Inverness et de Ross, on peut encore observer aujour-
S>() nrS PL.\>T\TIO>S d ardres forestif.rs.
dlnii hi marche de celte Iransformîilion successive d'une
Ibrét en marécage.
iSIais ce n'est point là Tunique manière dont les forets aient péri, et c'est souvent à la main de 1 homme qu'il faut reporter la cause de leur destruction. Depuis Agri- cola et Sévère jusqu'à Cromwell , la hache du conquérant a renversé à plusieurs reprises ces moyens naturels de défense qui arrêtaient ses progrès. C'est ainsi qu'ont dis- paru de grandes forets placées sur les versans de hautes montagnes ou sur le bord de ruisseaux rapides , qui n'é- taient pas susceptibles de se convertir en marécages.
La nature cependant, avec son élasticité ordinaire, aurait promptement réparé les pertes causées par la vio- lence de l'homme, et de nouvelles crues d'arbres au- raient remplacé ceux que la hache avait abattus , si une insouciance coupable n'eût pas paralysé ses efforts. La foret d'Ettricke , par exemple , vaste étendue de pays qui contient deux cent soixante-dix milles carrés, considérée comme une chasse rovale jusqu'au règne de Charles P*", était entièrement boisée, excepté dans les endroits trop élevés pour que les arbres pussent y croître. Vers 1700, une grande partie de cette forêt naturelle restait encore 5 cependant aujourd'hui, à l'exception des tailliers d'Harc- head et d'Elibank , et de quelques bouquets d'arbres sur les bords de l'Yarrow , elle a entièrement disparu. Nous avons vu nous-méme le compte d'une vente d'arbres faite dans ce district, qui ne s'élevait pas à m.oins de 6,000 l. st., ( 150,000 fr. ), somme qui paraîtra très-considérable si on considère qu'à cette époque le pays était couvert de bois, que la demande était bien moins élevée, et que les transports ne s'effectuaient qu'à grande peine et avec beaucoup de frais. Il fallait que l'on eût abattu un bien grand nombre d'arbres pour produire alors une aussi
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grosse somme. A la même (époque les tuteurs du noble propriétaire donnèrent des ordres pour enclore cette foret naturelle , afin d'en assurer la conservation ^ mais leurs intentions à cet égard furent si mal remplies, que soixante- dix ou quatre-vingts ans après, à peine existait-il dans toute la propriété de quoi faire un bâton de marcbe. On s'expliquera une destruction aussi épouvantable, quand on saura qu'après la grande coupe dont nous venons de parler, on avait placé dans la forêt un troupeau de chè- vres , l'espèce de bétail la plus dangereuse pour la con- servation du bois.
Au fait l'agriculture , comme le dit l'oncle Tobie , de la noble science de la défense , a ses points faibles. Ceux qui s'occupent d'une des branches de l'art sont naturel- lement disposés à avoir des préventions contre d'autres branches qui cependant ne sontpasmoins utiles. Le labou- reur , par exemple, trouve du plaisir à faire disparaître le gazon partout où il en rencontre, quoique les plus sim- ples réflexions devraient l'engager à le réserver pour la pâture des bestiaux. Le berger, au contraire, considé- rait jadis tous les endroits occupés par des arbres comme des usurpations faites sur son domaine -, et pour satisfaire sa malveillance contre eux, il s'appliquait activement à les détruire. C'est à ces déplorables préjugés qu'il faut surtout attribuer la ruine des grandes forêts du nord. Le peu de disposition que les propriétaires avaient, en gé- néral, à enclore^ l'introduction tolérée, si même elle n'était formellement permise, du bétail et des trou- peaux , dans les bois que l'on avait coupés , ont été les causes lentes, mais efficaces, de l'état de nudité où se trouvent aujourd'hui de grands districts, que l'instinct poétique du peuple ne nommait jadis que par cette dé-
'2?t DKâ rLA>TATlO>-S l)'ARr>llES lOllESTl ERS.
signntion affeclueuse de la bonne veric foret (i). Au surplus le l'ait inconlcslable de riinciennc exislence de ces forèls doit suffire pour slimuler le zèle des proprié- Inires fonciers , et les engager à Taire tous leurs efforts ])our recréer ces scènes qui répandaient jadis sur tout le pays je ne sais quelle grâce sauvage que Tignorance, Tapiilliie , la prévention ont si malheureusement fait évanouir.
Maintena!)t nous allons examiner comment ce but peut être alleint avec le moins de frais et le plus de profils possible.
La première chose à faire, dans une entreprise de ce genre, c'est de choisir un forestier habile, et de le mettre en mesure de se procurer, chaque fois qu'il en aura besoin, un nornbLC convenable d'ouvriers intelli- gens et actifs. Si la plantation doit se faire sur une grande échelle, il sera bon que ces ouvriers soient établis sur les lieux mêmes ou dans le voisinage immédiat. Leur lems pourra être utilement employé dans toutes les épo- ques de Tannée 5 successivement ils seront occupés à en- clore, àplanter, à élaguer, etc., sans qu'aucun de leurs momens soit perdu.
11 est nécessaire ensuite, toujours dans la même hypo- thèse, que le planteur ait une ou plusieurs pépinières le plus rapprochées possible du sol qu'il veut boiser. jNous n'avons certes aucune envie de nuire à l'industrie des pépiniéristes. Lorsqu'un propriétaire veut planter un ou deux acres, nous trouverions absurde qu'il fît lui- même la dépense et prît la peine d'élever les plants; mais lorsque l'opération se fait en grand, il est de la
(i) The good j^rcen woud.
DES PLANTATIONS I) ARIJRF.S FORESTIERS. ig
plus haute importance que les jeunes arbres puissent passer une ou deux saisons dans une pi^pinière qui lui ap- partienne. M. INIontealh insiste pour que cette pc'pinière de seconde Jîiairi , comme il Tappelle, soit remplie de jeunes arbres, de deux ou trois ans d'âge, choisis chez les pépiniéristes de profession , en observant avec raison que, de cette manière, le planteur évite une opération difficile et dispendieuse, celle de faire éclore le jeune plant de la semence, sans perdre aucun des avantages des pépinières. Toutefois il faut veiller à ce que le lieu où Ton choisira 1rs sujets dont on a besoin ne soit pas trop éloigné, et ne pas imiter ces propriétaires qui vont prendre à Glasgow les plants qu'ils transportent aux Hébrides.
Les avantages des pépinières de seconde main sont nombreux et divers. D'abord les plants ne sont pas trans- férés tout-à-coup des terres grasses et bien abritées où les pépiniéristes les élèvent , dans un sol stérile et exposé à la violence des vents , et ils s'accoutument peu à peu au climat et au terroir du lieu où ils doivent être définiti- vement déposés. En second lieu , les interruptions si nui- sibles aux travaux des planteurs se trouvent ainsi consi- dérablement réduites. Rien, comme on sait, ne contribue davantage au succès des opérations de ce genre que la possibilité de liansporter rapidement les sujets de la pé- pinière au lieu de la plantation. Or c'est ce qui est im- y)raticable lorsque la pépinière n'est pas dans le voisinage. 11 arrive trop souvent, quand les plants ont été pris à une certaine distance, que le tems change dans le trajet 5 lorsque, par exemple , les jeunes plants ont été saisis par le froid , on n'a d'autre ressource que de les enfouir dans quelque fossé , d'en couvrir les racines avec de la terre, et de les laisser , dans cette position , des jours et des
?)0 d;-.s ^LA^TATIO^s d'arbres forestiers.
semaines cnlièros , jusqu'au momcnl où la Icmpéralurc devient plus douce.
Une chose non moins importante, c'est le choix des terrains à planter. Le hon sens indique naturellement ceux qui ne doivent pas Tèlre. Aucun liomme raison- nahle n'ira assurcMuent mettre des arbres dans de bonnes terres labourables ou dans des champs fertiles, capables de produire du blé ou de fournir aux bestiaux une nour- riture succulente. 11 n'y a que le désir d'orner les appro- ches d'une habitation champêtre qui pourrait faire excu- ser une détermination de ce genre; mais, même dans cette hvpolhèse , un propriétaire judicieux hésiterait en- core à détruire un bon pâturage, tandis qu'il pourrait planter ailleurs, sans faire les mêmes sacrifices. Le terrain doit être partagé en bois et en prairies ; et en général il n'est pas difficile de faire la plantation de manière à ce ([u'ellc soit très-utile aux bestiaux. Quand le propriétaire voudra faire son choix, le fermier, auquel tout autre mode d'exploitation serait plus agréable, ne manquera pas de lui présenter des observations, de l'entretenir d'obsta- cles imaginaires : mais il ne devra tenir aucun compte do ces avis timides et intéressés; car c'est avec une main hardie que le sol doit être réparti en prairies et en bois. Si le planteur ne doit pas mettre d'arbres dans ses meil- leures terres, il ne faut pas non plus que par un excès opposé il exclue de sa plantation tous les sols qui ne sont pas décidément mauvais. Chaque fois que l'on a fait ces misérables économies, les résultats en ont été funestes sous tous les rapports. D'abord la dépense des enclos s'accroît beaucoup ; car, pour former ces mesquines plan- tations , il faut établir un grand nombre de petites haies particulières et leur faire faire beaucoup de circuits, qui seraient inutiles si l'opération se faisait d'une manière
DES TLA^TÀTIOAS DARUUES FOUESTIERS. 3l
jil US largo et plus libérale. F.u second lieu , rien n'est plus choquant pour la vue, plus hideusement contraire à tout ce qui la flatte et la repose. Nous connaissons deux jolies collines qui offraient jadis à Toeil une belle ligne ondulée avec mollesse-, depuis on en a couvert les €xtrémiléssupérieuresd'un cercle régulier de sapins d'un ton sombre, et il semblerait qu'on a enfoncé sur leur sommet une vilaine cape noire. Quelques plantations, avec les angles durs et bizarres qu'on leur a fait faire pour les empêcher d'empiéter sur Therbe de la prairie , offrent l'aspect de lip^nes de circonvallations ou des bou- lingrins de l'oncle Tobie. D'autres encore ont reçu des formes plus fantasques et plus grotesques \ nous en avons vu qui ressemblaient à des taries à deux sous, à des pelotes, et, faut-il le dire? à une paire de culottes sus- pendues à l'étalage d'un fripier. Dans ces divers cas, les arbres isolés, privés de l'appui qu'ils se seraient donné réciproquement, s'ils eussent été plantés en masse , avaient l'air grêle et chétif, et tandis qu'ils décrédilaient le jugement du planteur, ils n'offraient ni plaisir pour ses yeux ni profit pour sa bourse.
Un propriétaire, dont les vues auraient plus de lar- geur, procéderait d'une manière bien différente. Il sau- rait que quoique les arbres, productions les plus impo- santes du règne végétal, aient un tempérament vigoureux, et qu'ils viennent là où on ne ferait pas croître un navet , ils sont sensibles cependant aux soins qu'ils reçoivent. Aussi en choisissant les portions de terrain qu'il vou- drait boiser, il étendrait ses plantations jusqu'aux points qui pourraient en être considérés comme les limites na- turelles ^ tantôt les faisant descendre jusqu'au pied des collines, et tantôt les arrêtant jusqu'au bord supérieur des ravins^ s'appliquant surtout à leur donner le carac-
3a DES VLANTATIO^S DAUBRES FORESTIERS.
1ère (riiîsc foret naturelle, ce qui ne peut se faire que lorsqu'on en caclic les limites, et en suggérant ainsi à rimaginalion Ticlée cîe l'étendue. Sans doute , en procé- dant ainsi, qutUpies acres de bonne terre seront per- dus pour les troupeaux , mais celle perle sera ample- ment compensée par les avantages de la j)lanlaUon. Ce n'est que dans les endroits bien abrilés que les arbres croissent rapidcmeut. Ceux qui s'élèvenl dans les bonnes terres de Texlrémilé de la planlalion prélent leur abii à la masse générale qui occupe le5 terrains plus pauvres. Les planls moins {iivorisés languissent long-lems quand ils sont livrés à leurs seules ressources : anélés à la fois dans leur ci oi^eance pai- Tàprelé des brises et la j)auvrelé des sucs qui les alimentent, tout ce qu'ils peuvent faiic c'est de vivre, et leurs progrès sont presque insensibles; mais quand ils se tiouvent dans le voisinage d'arbres plantés dans des terres fortes et généreuses, il semble que l'exemple de ceux-ci slimulc leur ardeur et qu'ils s'élèvent rapidement sur leurs ailes.
En dessinant ses plantations, le ])ropiié[aiiXî doit sur- tout se laisser guider par les formes parlicuîières du ter- rain dont il dispose. Les ondulations d'une ligne qui s'a- baisse et s'élève toui à lour en peliles éminences, forment, sans contredit, le terrain le plus propre à des planlalions. INIais il fautéviler l'erreur trop commune d'en tracer les limites d'après un plan géométrique et non d'après l'as- pect des lieux. On ne doit pas perdre de vue que le des- sin de l'arpenteur n'est qu'une suruice plane, qui ne donne qu'une idée fort imparfaite du mouvement du sol.
Quand une fois les lieux auront été bien étudiés, il ne sera pas difficile de se f lire quelques principes gjfné- raux sur lesquels tout le monde tombera d'accord. C'est ainsi que chacun trouvera bon que les terres cultivées
DES PLANTAïIOKS u' ARBRES FORESTIERS. 33
soient dans les bas-fonds et les bois sur les bauteurs ; le forestier, parce que c'est sur l'inclinaison des collines que les arbres viennent le mieux j et le cullivaleur, parce que, d'après la règle commune, on cultive les meilleures terres et on plante les autres, et aussi parce que les bois placés sur les éminences donnent plus d'abri aux cbamps cultivés que s'ils étaient au même niveau. De son côté rbomme de goût désirera que les limites de sa plantation suivent les lignes de la nature qui sont toujours ondu- lées et faciles, ou imposantes etbardics, mais jamais roides et formelles. De cette manière les bois à venir s'é- loigneront ou s'approcheront de l'œil selon les mouve- mens du sol où ils plongeront leurs racines, précisément dans les endroits du paysage où la nature les aurait elle- même plantés. Les seules personnes qui trouveront à re- dire h cet arrangement sont les admirateurs exclusifs de la régularité mathématique , qui estiment que la bêche et le boyau doivent cire soumis à la domination péremp- toire de la règle et du compas; qui veulent que les en- clos soient partout de la même forme et de la même éten- due ; qui se délectent dans les lignes droites et les angles aigus ; et qui voudraient que leurs champs et leurs bois fussent tracés sur le terrain avec une exactitude aussi rigoureuse que sur le papier. Mylord Stair avait fait mieux encore -, il avait disposé ses arbres en bataillons formant des lignes et des colonnes, afin qu'ils pussent lui servir à expliquer les mouvemens de la bataille de Detlingue. S'ils réfléchissaient un instant, les amateurs de ces chimères ne tarderaient pas à s'en dégoûter, car ils se convaincraient que l'objet qu'ils se proposent ne peut pas être atteint. Il est aussi impossible de disposer des ar- bres en ligne droite sur la surface inégale d'un terrain qui n'a pas été nivelé ;, qu'il le serait de tracer un diagramme XXVI. 3
S\ DES l'LAISTATKiRS D ARDUES FOnESTlEHS.
exact sur une feuille de papier que Ton aurait craborcl l'roisséc clans ses doigts. Toutes les ])lantations faites d'a- près ce système, au lieu des formes régulières que Ton voulait obtenir , ne présentent qu'une succession de lignes brisées, d'angles saillans, de segmens de cercle qui ne sont pas moins en opposition avec F.uclide qu'avec la nalure. 11 est juste de dire que cette manière de plan- ter se décrédite de plus en plus parmi les propriétaires , et que les fermiers eux-mêmes commencent à sentir que des plantations disposées avec intelligence, en abritant leurs champs ou leurs pâturages, en augmentent les pro- fits au lieu de les réduire. Il est à ma connaissance que lies terres ont été affermées à un quart en sus du prix des baux précédens, après avoir été plantées dans quel- (]ues-unes de leurs parties.
Lorsque tous ces arrangemens préalables ont été pris, il faut ensuite s'occuper des clôtures. Le succès de la plantation dépendra en grande partie de la manière dont elles seront établies. Un fermier judicieux appréciera sans doute l'utilité des arbres plantés par le propriétaire^ mais il ne faut pas espérer qu'il s'occupera beaucoup du soin de leur conservation ; et , quand bien même il serait disposé à y veiller, on ne pourrait pas raisonnablement attendre des idées aussi libérales de ses bergers qui ver- raient avec une grande apathie les incursions de leurs troupeaux parmi les jeunes arbres où ils pourraient faire en un jour plus de dommage que plusieurs saisons ne pourraient en réparer. Ainsi donc la plantation , quelle qu'en soit l'étendue , doit être convenablement enclose. Les haies vivessontsans doute le genre de clôture le plus agréable -, mais il n'est pas toujours possible de les em- ployer, surtout dans les plantations qui se font en grand. Dans les mauvaises terres, les plantes épineuses ne réus-
DES PLANTAT10>S UARBHES FORESTIERS. 35
sissent que lorsqu'on leur donne beaucoup de soin-, il y en a même où elles ne peuvent pas venir du tout. On a recommandé les haies de genêt ^ mais celle espèce de clô- ture est précaire et exige une grande surveillance. C'est avec regret que nous le disons, mais celles qui offrent, à tout prendre, le plus d'avanlage et le moins d'incon- véniens, sont les murs eu pierre. Les matériaux de ce genre de clôtures abondent partout, et un grand mérite qu'elles possèdent , c'est qu'elles servent dès le jour même de leur naissance , et qu'elles durent fort long- tems quand la construction en est bonne. Nous ne nierons pas que les murs en pierre ne soient très-laids et fort désagréables à l'œil j mais on diminue cet inconvénient incontestable en les établissant dans des creux, où on ne peut plus les apercevoir que lorsqu'on en est très -rap- proché : en procédant ainsi, on concilie à la fuis la sûreté et l'agrément de la planlalion.
Une préparation non moins nécessaire que celle des enclos, c'est le dessèchement de toutes les parties de la planlalion projetée qui sont marécageuses. L'eau qui, lorsqu'elle est pure , est l'élément le plus utile aux vé- gétaux , en devient une dangereuse ennemie quand elle est stagnante et putride. A un petit nombre d'exceptions près, aucun arbre ne peut venir dans un marécage. D'un autre côté, il n'exi>te guère de sols, quelque humides, quelque spongieux qu'ils soient, qui ne puissent porter des arbres, si on y pratique des saignées. Nous avons vu des sapins et d'autres arbres résineux atteindre une grande élévation, dans des terrains si mous et si humides, qu'à peine, dans l'origine, leurs racines pouvaient s'y fixer. Mais il est indispensable que les rigoles soient bien en- tretenues et nétoyées de tems à autre. Au surplus, d'an- née en année, ces soins exigeront moins de peine, car.
3G DES PLANTATIONS d'aKBP.ES FORESTIER?.
à mesure que les arbres s'élèveront, ils absorberont une quanlilé plus considt'rable de riiumidilé surabondante. De même que la destruction d'une forêt naturelle crée ordinairement un marécage, un bois nouveau, quand les premiers obstacles ont disparu , tend à dessécher ceux qui existent.
Un soin qui n'est guère moins important, c'est le tracé des sentiers destinés à la circulation des piétons, des ca- valiers et des cbars. Quand la plantation se fera sur une grande échelle, ces chemins devront avoir de sept à huit pieds de largeur. Cette opération se liera naturellement à celle du dessèchement; car les saignées par où s'é- coulera l'eau superflue dessécheront aussi les chemins, s'ils sont tracés le long des rigoles, ce qui presque tou- jours conviendra le mieux. Les chemins serviront éga- lement à inspecter la forêt et au transport des arbres abattus : lorsque cette dernière occasion de s'en servir se présentera , on sentira combien ces chemins sont indis- ])ensablcs; et si jusque-là on a différé de les construire, on se convaincra qu'on ne peut plus le faire sans une grande perle de tems , et qu'il est impossible de les tracer aussi exactement qu'avant la crue des arbres. Le tracé et la direction de ces sentiers sont l'une des occupations les plus agréables d'un propriétaire homme de goiit. Con- venablement préparés avec la bêche, au bout d'un an ou deux, ils se couvriront de mousses, de petites herbes délicates qui leur donneront une jolie nuance verdàlre. Mais si on ne s'en occupe pas d'abord , il faudra du moins laisser la place nécessaire pour les tracer plus tard. Ces jours remplaceront, dans les forêls, l'office des poumons ilans le corps humain -, en faisant circuler l'air dans les endroits les plus écartés, ils rendront la crue des arbres plus vigoureuse et plus prompte.
DKs l'LAM.VT10.>» 1> AllBIllS FORESTIERS. 3^
H exisle plusieurs moyens d'accélérer la rapidité de celle ciiie : le plus puissant est sans conlredil de faire de profondes tianchées avec la bêche ^ mais la dépense qu'occasionne ce procédé est trop grande pour qu'on puisse l'employer au-delà des limites de la plaisance. Quant aux procédés plus imparfaits et plus économiques, ils seraient encore trop chers, si on voulait y recourir dans des plantations d'une étendue considérable. Au sur- plus, ce n'est que dans les premiers tems que le jeune arbre j^agne à se trouver dans une terre moins compacte et plus accessible aux impressions atmosphériques j les fibres de ses racines s'enfoncent dans des profondeurs (|ue la bêche ou la charrue ne sauraient plus atteindre. A celle époque, sa crue n'est guère plus rapide que celle des arbres voisins qui n'ont pas reçu les mêmes secours.
INIais un soin qui doit précéder ceux-là , c'est d'arrêter le choix des arbres destinés à la plantation. Si on veut faire une grande forêt, c'est surtout sur le chêne et le mélèse que ce choix doit être dirigé.
On ne disputera pas assurément sur la j)référence (jue nous donnons au chêne ^ c'est un produit nalurel de notre île et en général de toute TEurope occidentale j il y vient également dans les bas-fonds et sur les hauteurs. Il acquiert une vigueur extraordinaire partout où le sol est riche \ il réussit parfaitement même dans les terres médiocres, et dans les mauvaises-, et on peut en faire des taillis très-productifs.
Notre goût pour le mélèse paraîtra sans doute plus contestable. Wordsworlh l'a condamné comme présen- tant un aspect trop formel et trop uniforme. Nous ne nierons pas que, lorsque les arbres de celte espèce sont groupés en petits bouquets, leurs lêtes, parvenues à la
38 DES PLA>TATIO^S DAHUr.ES FORESTIEUS.
même hauteur et inclinées également dans la direction du vent qui prévaut, sont d'un effet assez peu satisfai- sant. Mais quand le sol est assez considérable pour faire une foret , les cimes des mélèses , par suite de Tinégalité des surfaces qu'ils couvrent de leur feuillage, forment des lignes ondulées pleines de grandeur et de grâce. Qui- conque a visité les montagnes de la Suisse, que ces arbres ombragent presque aussi haut que la végétation peut at- teindre , a pu voir à quel point ils contribuent à la beauté des scènes alpines. Ils ont aussi l'avantage d'avoir au ]»rintems cette nuance délicate de vert si douce à l'œil, et qui éveille l'idée de la nature renaissante. Mais si, mal- gré tous ces avantages, on veut exclure le mélèse des plantations d'agrémens, les amateurs du pittoresque les plus prévenus ne peuvent en contester l'utilité dans celles qui ont le profit pour but. Le poète que nous avons déjàcité (i), et dont lebon sens égalel'imagination , a re- connu lui-même combien sa présence est séante dans les paysages un peu rudes dont nous nous occupons. Voici, à cet égard, comment il s'exprime :
(( Je regrette vivement que ceux qui plantent dans des vues de lucre , et qui renversent tous les autres arbres pour faire place au mélèse , leur arbre favori , aient choisi ces charmantes vallées pour y établir leurs fabriques végétales, tandis que dans les terres en fiiche et dans les marais voisins ils auraient pu atteindre leur but à bien moins de frais. En couvrant ces vallons de mélèses, ils
( i) Note du Tr. Voyez sa (Icscriplion du pays des lacs. Il s'agit , dans cet ouvrage, des lacs du Curriberland , près desquels plusieurs poètes d'une imagination mélancolique et vaporeuse ont e'Iabli leur demeure. De là l'e'cole de poe'sie nommée Ecole des Lhcs, dont \A'^ordsworlh et Southey sont considérés comme les chefs. On trouvera une notice sur ces deux poètes dans les numéros 19 et 23 de noire recueil.
DKS n \>r\rio?is D.vnr.RHS forestiers. 3r)
t'iaieiit sans cloute cncouiai^rs par Tespoir d'une crue ra- pide ; mais si ces arbres viennent vite dans les terres Jurasses, ils ont l'inconvénient d'y être d'une contexture molle, à cause de la surabondance de la sève, ce qui en diminue beaucoup la valeur ; et ils y sont aussi très-ex- posés aux morsures des insectes. En Ecosse les proprié- taires plus judicieux réservent aux frênes, aux cbênes et autres arbres de la même nature , les sols généreux et bien abrités, et ils placent le mélèsedans les terres arides -, sa croissance y est plus taidive , mais il donne du bois d'une qualité bien supérieure. »
Cet arbre précieux réunit deux qualités presque in- conciliables : la rapidité de la crue et la dureté de sa substance. Sous le premier rapport d surpasse tous les arbres des forêts^ et sous le second il égale le cbcne lui- même.
La manière dont on l'exploite est encore fort impar- faite. Quelques personnes le font abattre dans le moment où il est rempli de sève, ce qui dispose le bois de grande dimension à se fendiller. Pour prévenir cet inconvénient d'autres enlèvent Técorce dans la saison qui précède celle où l'arbre doit être abattu. Voici les observations prati- ques que fait à cet égard M. Montealb :
« En i8i5 et 1816 j'avais été cbargé d'éclaircir deux plantations. Les arbres qui s'y trouvaient étaient en gé- néral d'une dimension considérable, plusieurs n'avant ])as moins de trente à quarante pieds cubes de bois. Une partie des arbres devait, dans l'un et l'autre de ces do- maines, servir à la consommation des propriétaires. L'an- née précédente j'avais abattu un grand nombre de mé- lèses^ et comme immédiatement après on en avait eidevé l'écorce , et qu'on les avait ensuite exposés au soleil , ils s'étaient fendus de manière à les rendre de peu ou de nul
4o DES PLAÎSTATIOISS d'aRBRES FORESTIEr.?.
usaj^e. Pour empocher que cela ne se renouv(;hit, si cela était possible , j'enlevai lécorce de tous les mélèses en- core debout, et je les conservai dans cet état jusqu'à l'automne, ce qui paralysa cnlièiement l'action malfai- sante du soleil et de la sécheresse. Quelques-uns des ar- bres que j'avais fait peler ainsi ne furent abattus que deux ans après cette opération ^ on en fit ensuite des boi- series qui furent d'un excellent usage , et qui ne se fen- dirent ni ne se déjetèrent. Depuis celte époque^ j'ai eu recours constamment à ce procédé , ainsi que plusieurs autres personnes, et toujours avec le même succès. En laissant le mélèse sur pied pendant une douzaine de mois, après qu'on en a enlevé l'écorce, on excite la circulation de la sève dans toutes les parties de l'arbre, et il en ré- sulte que son bois blanc devient presque aussi dur que son bois rouge. Aussi j'ai la conviction intime que le bois d'un mélèse traité comme je viens de le dire , n'est pas moins durable que celui d'un mélèse traité suivant les procédés ordinaires et abattu à cinquante ans d'âge. »
Les amateurs du pittoresque se récrieront sans doute sur le mauvais effet que feront ces arbres infortunés ainsi mis à nu à côté de leurs heureux voisins, mais cet in- convénient n'existera que pour l'œil. Il y a au surplus d'autres moyens également avantageux de traiter le mé- lèse j nous citerons entr'autres celui de le mouiller sou- vent, et d'entretenir ainsi l'humidité au dehors, pendant qu'il se dessèche à l'intérieur. Nous avons vu ce bois employé par des ébénistes ^ et par le poli de ses surfaces et la précision de ses jointures, il n'était inférieur à au- cun autre bois, même à celui de l'acajou. Il faut observer aussi qu'à mesure que le" mélèse augmente de dimension , l'écorce en diminue de valeur, et que lorsqu'il peut donner du bois de charpente de forte proportion , il faut
DES n.AISTATlO^S DAUDKES FORESTIERS. /\
renoncer à l'idée de le peler, el Taballre en liivcr comme les autres arbres. Lorsqu'il n'a encore que la hauteur dune perche, on le jettera dans un fossé après Tavoir pelé, et on le couvrira de branches pour exclure les rayons solaires. De cette manière il se desséchera gra- duellement j et quand il sera sec il deviendra aussi dur que du bois de fer, et essentiellement propre à tous les usages auxquels des pièces de cette dimension peuvent servir. Lorsque nous ajouterons que le mélèse vient dans tous les sols modérément humides, excepté dans ceux qui reposent sur de la pierre de taille , et que sur le sommet des montagnes il s'élève plus haut qu'aucun des autres arbres résineux, et qu'il se maintient et prospère sous celte dure température , on concevra pourquoi nous avons conseillé de lui donner la préférence dans les plantations faites sur une grande échelle.
JVous avons à examiner maintenant à quelle époque il faut planter les arbres et comment ils doivent Tètre. Nous commencerons par donner notre entière approba- tion à cet axiome populaire : « Plantez les arbres à la Saint-Martin , et commandez-leur de croître j plantez-les après la Chandeleur, et priez-les. » Si les mois de prin- tems sont humides, les arbres plantés à la Chandeleur réussiront ^ mais dans le cas contraire, il est probable qu'on aura lieu de se repentir du choix de cette époque. Notre manière de voir est conforme à cet égard à l'usage général^ mais il n'en est pas tout-à-fait de même sur quelques autres points que nous allons examiner.
C'est un usage général , si ce n'est universel , de planter les arbres que l'on doit successivement abattre pour éclaircir la plantation, en même tems que ceux qui oc- cuperont définitivement le sol. Il en résulte que ces arbres destinés à servir de protection aux autres , et que l'on
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choisit toujours parmi les arbres résineux , sont trop jeunes pour remplir leur office. Aussi, tant qu'ils n'ont pas dépassé rélévalion des arbres qu'ils doivent proléger de leur abri, ceux-ci souiFrent tous les inconvéniens d'une exposition prématurée : les canaux par lesquels ils élèvent la sève se durcissent-, l'écorce en devient gros- sière et mousseuse. Pendant les deux premières années , l'arbre qu'épuise la faim , parce que les oi ganes que la nature a créés pour l'alimenter s'acquittent mal de leurs fonctions, vit, mais sans croître, et souvent même une mort prématurée vient terminer son existence languis- sante. Aussi, quand une plantation préparée de celte ma- nière a trois ans d'âge, les forestiers expérimentés s'oc- cupent d'en faire l'inspection ^ et dans le cours de cette inspection ils coupent à un pouce de terre tous les ar- bres qui paraissent en souffrance, et dont le nombre est dans le rapport de dix à un. La nourriture recueillie par les racines va alors alimenter de nouveaux rejetons pleins de santé et de vigueur qui sortent de la souche primi- tive. Ces plants ainsi réduits tirent des arbres verts, parvenus à cette époque à une élévation de deux a trois pieds, l'abri dont ils ont besoin, et toute la plantation prospère. Ce procédé a sans doute des avantages réels , mais il est dispendieux, car il est clair qu'il faut une main-d'œuvre considérable pour cette amputation pres- que générale. Pour épargner cette main-d'œuvre, nous commençons par planter les ahr'Ueurs , en laissant de la place pour les autres arbres que nous ne planions que trois ans après. Ceux-ci, trouvant dès le principe la protection dont ils ont besoin , réussissent toutd "abord. H en résulte qu'au lieu d'élre obligé d'amputer neuf ar- bres sur dix , on n'en ampute plus ([u'un seul. Aussi, malgré la lenteur apparente de notre procédé, le pro-
DES PLANTATIONS DARBUES FORESTIEKS. 4^
priclaire , quelque pressé qu'il soit de jouir des ombrages (ju'il se prépare , fera bien de lui donner la préférence, car c'est au fond le moyen le plus sûr d'atteindre promp- tement son but.
Plusieurs forestiers conseillent de faire au printems les trous destinés à recevoir les arbres, afin que le sol inférieur soit exposé à l'action des agens atmosphériques jusqu'à la saison où Ton plante. Notre intention n'est pas de contester les avantages de cette méthode ; mais elle exige une double main-d'œuvre , et à ce titre nous la ré- pudions comme trop dispendieuse. D'ailleurs elle a aussi des inconvéniens dans les pays où il tombe des pluies abondantes^ et assurément elle en aurait de très-graves dans ces régions désolées du nord de notre île , dont nous voudrions voir l'aridité naturelle disparaître sous de grandes forets. Si on y laissait les trous ouverts jusqu'en novembre et décembre, ils se rempliraient d'eau qui, en devenant stagnante et bourbeuse , serait très-nuisible aux jeunes plants que l'on y introduirait^ et Ton perdrait davantage par cette détérioration que l'on n'aurait gagné en exposant les couches inférieures du sol à rinfluence de l'atmosphère.
Voici maintenant quelle est notre manière de planter : l'ouvrier prend une motte de bruyères de neuf pouces ou d'un pied de circonférence , qu'il met à part, tandis qu'il creuse le trou avec soin au moyen de sa bêche. Son se- cond, un enfant. ou une femme, met alors le plant dans la terre, en disposant tout autour les racines, suivant leur direction naturelle, et en veillant à ce qu'aucune ne soit froissée ou contournée pendant l'opération ^ car si les accidens de ce genre ne détruisent pas entièrement les jeunes arbres, du moins ils en relardent beaucoup la crois- sance. Le planteur doit ensuite replacer la terre dans le
44 I>ES rLAJNTATIONS D\\IlIiIlES FOUESTIEUS.
trou avec les mêmes précautions, et, après Tavoir fou- lée suivant la méthode ordinaire, il fait deux parts avec sa bêche de la molle de gazon , el il en place une de chaque colé de l'arbrisseau, de manière à ce qu'elles vien- nent se réunir près de la souche, en se louchanl par les ])oints où la bêche lésa divisées. 11 faut, en outre, veil- ler à ce que le coté où se trouve le gazon soit tourné contre terre. Celle manière de procéder a un double avantage : la couveilure empêche la sécheresse d'aOecter trop lot le jeune plant, tandis que la direction donnée aux bruyères de la motte ne permet pas aux longues heibes ou aux racines de croître dans son voisinage.
Nous ferons observer, en passant, que rien ne peut nuire davantage à une plantation que la négligence des ouvriers chargés de la faire. Beaucoup de plantations se font à forfait, ce qui, par des raisons qu'il est facile de voir, conduit presque toujours à une précipitation fu- neste ^ mais alors même que le propriétaire emploiera ses propres ouvriers , s'ils ne sont pas bien surveillés , ils travailleront ordinairement avec plus de hâte que de di- ligence. Il faudra se prémunir avec le plus grand soin contre ce danger, le premier de tous-, car un arbre bien planlé pourra venir dans les sols les plus ingrats, tandis qu'au contraire ceux dont les racines ont été froissées ou laissées en partie à découvert périront dans les terres les plus généreuses et les mieux abritées. ^
Nous avons dit plus haut que les forêts devaient prin- cipalement être plantées avec des mélèses et des chênes, pour donner de prompts retours et en même tems créer des valeurs durables. Mais celle règle ne doit pas êtie entendue dans un sens trop rigoureux , et elle est suscep- tible de recevoir plusieurs exceptions. Nous allons en indiquer quelques-unes.
DES PLANTATIONS U ARBRKS FOnESTIERS. /\5
Il existe dans toutes les grandes plantations certains points exhaussés qui, lorsqu'ils sont bien couverts, ren- dent d'imporlans services par l'abri qu'ils donnent aux aibres contre les vent3 dominans. On fera bien, dans ces lieux élevés, d'unir le mélèse au sapin d'Ecosse. Il croît plus lentement, et il lui est inférieur à beaucoup d'égards; mais comme il conserve son feuillage pendant tout l'hi- ver, et qu'il résiste à la violence des tempêtes, il donne un abri plus efficace que le mélèse. U est inutile de dire quecelte variété ne devra pas former, dans les bois, des romparlimens distincts et Iranchans par leur nuance ^ mais, au contraire, se mêler harmonieusement aux autres arbres. C'est ainsi que la plantation aura ce désordre sa- vant qui caractérise les œuvres sorties des mains de la na- ture.
Le planteur d'un grand terrain pourra y rencontrer des portions trop humides pour le chêne et le mélèse, quoique le premier puisse supporter un degré d'humidité considérable. Dans ce cas, il y mettra des saules, des peu- pliers, des aulnes et d'autres arbres auxquels les terres lie cette nature sont favorables. Le sapin d'argent sup- porte aussi une humidité très-considérable, et il est, par sa force et par sa taille, l'une des décorations les plus imposantes des forets. Dans les terrains très-hu- uiectés et même marécageux, cet arbre acquiert des di- mensions gigantesques et le bois en est excellent. Ces avantages devraient le faire cultiver sur une plus grande échelle.
Mais, avant de quitter cette partie de notre sujet, nous observerons qu'un propriétaire, qui ne sera pas dépourvu de sensibilité et de goût , découvrira sans peine dans un grand territoire des endroits dont la température sera
46 DES PLA^TATIO^'S d'aRBUES FORESTIEUS.
douce et la situation favorable, en un mot, une réunion occasionnelle de
Shelicred places, bosoms , riooks and bays(i).
Sans se départir de nos règles d'économie, il pourra les convertir à son choix en champs de blés, en pâturages, ou mieux eiicore v introduire d'autres variétés d'arbres que celles que nous avons indiquées. En trouvant ces oasis ca- chés du désert, il sera naturellement disposé à les mettre à profit pour varier le caractère de son domaine forestier d'après les inspirations qui lui seront suggérées par ces heureux accidens de vallons et de clairières. C'est sans contredit l'une des occupations qui a le plus de charmes pour ceux dont les jours s'écoulent au milieu d'une exis- tence champêtre. Le planteur pourra épaissir les ombres des lieux les plus écartés et les plus sombres en y met- tant des ifs \ il pourra également, en choisissant les feuil- lages les plus tendres , accroître la gaîté de ses clairières. Mais ne nous laissons pas aller à celte disposition com- mune à tous ceux qui écrivent sur le même sujet, et dont noire ami Monlealh lui-même nest pas exempt, de ne jamais perdre l'occasion de décrire. Rappelons-nous l'avis de lord Bvron à Thomas Moor : « Halte-là, Tom! vous devenez trop poétique j » et reprenons le simple lan- gage de l'agronome.
Cependant nous pouvons dire aux planteurs aussi pro- saïques que nous, que, même en dépit de leurs efforts, tandis qu ils poursuivront leur tache , la nature réalisera les vues de ceux qui ont un tour d'esprit plus poétique et plus pittoresque. Dans les grands territoires que nous
(i) « D'cnJroils abrités, de rct:aites, de véduils. »
DES PLANTATIONS D ARBRES FORESTIERS. /j 7
avons décrits, on trouvera infailliblement des places par- tirulières où le bois naturel, en dépit des causes combi- nées pour le détruire, est parvenu à maintenir son exis- tence sous la forme modeste, il est vrai, d'arbres isolés et rabougris , de taillis embarrassés de ronces et de brous- sailles qui ne donnent que de faibles jets à peine percep- tibles au milieu des berbes qui les environnent, et dont les bestiaux arrêtent sans cesse la croissance par leurs morsures. Dans ces différens cas , les restes du bois na- turel, quand une fois ils sont protégés par des clôtures, s élèvent rapidement, et ils rendent des services volon- taires au planteur. Ces services sont tels quelquefois , qu'en soignant d'une manière convenable le vieux bois, on peut se dispenser d'y introduire de nouveaux plants. Dans d'autres cas, les petits rejetons qui étaient invisibles lorsqu'on commençait à planter, viennent ensuite en tail- lis, et forment des massifs de feuillage où le gibier établit ses gîtes. Il arrivera aussi que cette végétation naturelle sera à la fois un secours et un embarras , et que , si elle n'est pas traitée convenablement, elle tendra à empiéter sur la végétation artificielle. Les arbres qui sont le plus communément les produits naturels du sol sont, dans les iieux secs, le cbéne, le noisetier, le frêne, les épines, etc. ; et, dans les terrains bumidcs, le saule et l'aulne. Si le forestier plante un espace de deux ou trois cents acres, il peut compter sur ce contingent volontaire. Ils servent à embellir les travaux de l'art , et leur prêtent le caractère sauvage et libre de la nature. On recommandait, dans les anciennes méthodes, de détruire les produits spontanés du sol, et quelquefois même pour favoriser la croissance de plants moins précieux qu'on v avait introduits. C'est ainsi que, dans une plantation qui nous est connue, on a , à deux reprises, tenté de déraciner un taUlis de chênes,
48 DES PLAKTATIO>S DAUERES FORESTIEIlS.
pour protéger des sapins du Canada ^ mais", en dépit de ces malheureux efforts, les chênes ont fini par l'empor- ter sur les intrus, et ils constituent aujourd'hui la partie principale de cette foret.
Nous avons maintenant à examiner à quelle distance les plants doivent être placés les uns des autres, quand on les dépose dans le sol. On a émis à cet égard des opi- nions très-diverses. Ces opinions peuvent également être soutenues : tout dépend de la manière dont on les ap- ])lique ; car il peut être avantageux ou nuisible de faire une plantation serrée ou de mettre une grande distance entre les arbres, suivant la destination qu'on se propose de lui donner.
Toutefois nous observerons qu'en général les arbres sont placés à une distance trop rapprochée les uns des autres. Une règle communément observée autorise à les mettre à six ou sept pieds d'intervalle. Cette manière de procéder ajoute beaucoup aux dépenses de la plantation , sans produire des retours équivalens. Quand ils sont aussi près, on est obligé d'en sarcler une partie , avant qu'ils aient aucune valeur vénale, et comme ils repoussent en- suite , ils peuvent compromettre de nouveau ceux que l'on n'a pas coupés, à moins que l'on ne recoure au moven dispendieux de l'extirpation. Que si au contraire on les place à dix ou douze pieds de distance, ils pour- ront acquérir un diamètre d'un pied avant qu'il soit né- cessaire d'en couper aucun , et le propriétaire n'aura pas la douleur d'être forcé de les sacrifier au moment où ils auront toute la vigueur et la grâce de la jeunesse. Mais celle règle , comme toutes les règles générales, doit être modifiée selon les circonstances. C'est ainsi, par exemple, (juc lorsqu'on plante près d'une habitation champêtre, il sera bon de ne placer les arbres quà une distance de sept à
DES PI.A>'TATIO>"S D Annr.ï.S For.F.STlERS, \q
huit pieds. An l)t)ut de dix on douz.n ans, le propiiél;ar(* vrna les arbres qu'il devra conserver. Quant au.vaulres, d pourra les transporter dans ses gazons dont ils augnien- leront l'agrément ou dans les pâturages voisins. Si, en oj)é- rant cette transplantation, on lient compte de la qualité du sol, etsi on calcule convenablement les abris, nul doute que ces arbres n'y prospèrent , et l'on n'en perdra pas un !<ur dix. Il faudra même couper au bout d'un an ceux qui paraîtront en souffrance ^ il est probable que l'année suivante ils donneront de beaux rejets. Les agréraens na- turels du pavsage se trouveront ainsi augmentés à trè:- peude frais. Mais voilà que nous nous écartons encore du sujet principal de cet article, tant l'agrément et le pro- fit se trouvent étroitement combinés dans ces délicieuses opérations !
Quant au nombre des abriteurs, c'est une question fjui doit aussi être diversement résolue, selon les circon- stances. Si Ton peut espérer de tirer immédialemerit parti des sarelures , nul doute que l'on ne doive suivie la vieille maxime : « Plantez serré et élaguez de bontje beure. » Dans ce cas, les abriteurs devront en général être placés à une distance de trois pieds et demi , en niel- lant un peu plus d'intervalle dans les lerrains qui ont besoin d'être plus protégés, et un peu moins dans ceux (|ui sont naturellement bien abrités.
Si la plantation prospère, les abriteurs auront besoin d'élre éclaircis , et le produit de celle opération en com- pensera la dépense. L'écorce, par exemple, se vendra cfe quatre k cinq livres sterling le tonneau. Les butons pelés d'un pouce et demi à trois pouces le diamètre, se place- ront aussi très-facilement. Ils servent à divers usages et se vendent un schelling la douzaine. Les mélèses de dimeii- sions plus fortes pourront être employés à la construc-
XXVÎ. /
riO T)r:S PLANTATIO^'S D AUBRF.:; FORESïIF.n?.
lion (les palissades, des ])orles pour les eiulos, etc. Cci arbre y est éminemment propre à cause de sa con- lexlure serrée. Les profils oblenuspar ce premier élagagc s'augmejilcront un peu du produit des sapins d'F^cosse f[ui, à celle époque, ne pourront guère cependant ser- vir qu'au chauffage des villages les plus voisins.
Toutefois il ne faut pas se le dissimuler, ces premiers profils deslinés à couvrir une dépense ne seront ob-' lenus que dans les lieux où se trouvent des populations abondantes et compactes ^ et il existe , dans les monta- gnes de la haute Ecosse , de grandes friches qu'il serait fort désirable de voir plantées et où on ne pourrait pas espérer de les obtenir. L'absence de demandes, l'éloi- gnement des marchés , rendraient sans valeur des articles qui en ont beaucoup dans des situations plus favorables, où tout peut se vendre jusqu'au dernier balon et à la plus faible branche. Si donc, dans ce dernier cas, les plantations sont aussi serrées que dans le premier, il ar- rivera de deux choses l'une : ou l'élagage se fera sur une vaste étendue de territoire, avec des frais considé- rables, sans que ces frais soient couverts par les produits ; ou bien la plantation ne sera pas éclaircie, au grand pré- judice du bois, car les arbres ne peuvent pas venir, quand on n'en enlève pas une partie pour donner plus d'air et d'espace aux auties. Celle fiicheuse alternative sera évitée, en plaçant, dans le principe, les jeunes ])lants à des distances telles , qu'il ne soit nécessaire de les éclaircir que beaucoup plus tard, et lorsque ces arbres auront acquis une valeur vénale plus considérable. L'ex- périence a fait voir que les mélèses en particulier vien- dront très-bien dans des situations peu favorables, même à des dislances de dix ou douze pieds, ce qui permettra de ne les éclaircir qu'au bout de dix ou douze ans. Ces
UES PLANTATIONS D AUURtS FORESTIEHS. Jl
aibres auront alors tic six pouces à un pied de diamètre, et dans le cas où il n'existerait pas d'autres moyens de placement pour ceux (pic Ton enlèvera, on pourra les employer à des clôtures intc-iieures dans le Lois lui-même, si, comme cela est souvent uiile, on juge convenable de rendre à la pâture une portion du territoire. C'est ce qu'a fait avec beaucoup de succès le duc d'Atliol, qui a cou- vert une série de montagnes stériles de belles forêts, et qui a occupé avec de nombreux troupeaux de grands pâturages qui étaient jadis entièrement imj)roduclifs.
Le mélèse possède une qualité particulière et inappré- ciable, quia été relevée pour la première fois par Tins- lif)Ct patriotique du noble lord que nous venons de nom- mer, et qui est bien propre à calmer les craintes de ceux ^ui prétendent que l'étendue des plantations modernes finira par rendre le bois de construction si abondant qu'il n'indemni:era plus le propriétaire des frais qu'il auia faits pour le faire venir, en même tems qu'il empié- tera sur les pâturages dans une proportion beaucoup tro[) ibrte. L'expérience a démontré que le mélèse, par la cliule annuelle de ses feuilles , favorise singulièrement la venue des plus nutritives et des plus belles espèces de gazon , pendant qu'il détruit les bruyères et tous les pro- duits plus grossiers de la végétation. Il est facile de se rendre compte de ce double effet. Les belles espèces de gazon, le trèfle par exemple, se trouve en abondance dans les plus mauvais terrains -, mais il est imperceptible à l'œil, tant qu'il n'est pas encouragé par un engrais quelconque. Ce fait une fois admis, et il nous serait fa- cile d'en constater l'exactitude , on comprendra sans peine comment les mélèses, en répandant leurs feuilles sur le sol où ils sont plantés , doivent encourager le trèfle à se substituer aux mauvaises bcrbcs , et convcitir peu i\ peu
01 DES l'LAKTATlOWS DATÎBUES rOUESTlERS.
v.n pâturages tolérables dos terrains qui jadis auraient difûcilement alimenlé quelques coqs de bruyères. Nous j)ouvoris affirmer qu'au moyeu de cet engrais, fourni par la chute des l'euiiles du mélèse, des milliers d'acres qui valaient à peine un ou deux schellings, en valent aujour- d'hui huit ou dix.
Si l'on veut profiler de celle précieuse propriété du mélèse, on réduira beaucoup les frais des plantations; car, dans ce cas, il sera inutile d'y mettre des chênes. Terme moyen, dans les districts que nous avons étudii's personnellement, elles ne coûteront guère plus de vingt schellings (i5 fr. ) pai' acre. A cela il faut ajouter la rente de la terre pendant dix ans, qui, évaluée à un schel- iing par acre , donnera dix schellings. Ainsi donc la dé- pense s'élèvera pour chaque acre à trente schellings. Il faudra en outre ajouter à celle somme la perte de l'in- térêt et les frais des clôtures. Mais là s'arrêtera la dépense pendant les dix premières années -, car, allendu la distance où les arbres auront été placés dans l'origine, il ne sera pas nécessaire de les éclaircir avant l'expiration de ce terme. Au printems de la onzième année , on fera une inspection générale de la forêt , et probablement on en- lèvera un tiers des arbres. Il faudrait que les circonstances fussent bien défavorables pour que le bois et l'écorce de quatre cents arbres ne compensassent pas les frais de cette opération, ceux des clôtures, ainsi que rinlérèt composé de la renie. INJais ce n'est pas tout 5 au bout de ces dix années on pourra introduire des bestiaux dans la plantation, car ils s'allaquent peu aux mélèses; et, deux ans plus tard, le propriétaire aura sur chaque acre une récolte de huit cent^ pieds d'arbres qui, évalués à trois pence (six sous) le pied, vaudront deux cents liv. ster- ling (5,000 fr.)^ que si on en diQ'ère la coupe, ces mêmes
ni])res vauclionl avec le lems des ccnlaiaes et même d^s milliers de livres. Loin de nuire aux bestiaux , ils leur seront au contraire Irès-utiles par l'ombrage qu'ils leur <lonneronl en été , la ehaleur qu'ils leur procureront en liiver, et, dans toutes les saisons, en les abritant contre les orages. On voit qu'il serait difficile de faire une opé- ration plus avantageuse sous tous les rapports.
Cependant, quelque considérables que soient les avan- tages de la méthode d'Atbol , nous ne voudrions pas qu'elle fît exclure entièrement les cl.ènes, le plus bel arbre de nos contrées 5 et nous ne croyons pas au reste qu'ils soient exclus même des domaines du noble duc. Mais il est évident qu'on obtiendra les plus grands avan- tages possibles en combinant ces deux systèmes, et en ayant à la fois des plantations exclusivement destinées au bois, et qui seront mélangées de cbénes et de mélèses, et d'autres où il n'y aura que des mélèses et où l'on intro- duira des bestiaux au bout de la dix ou douzième année. L'agrément aussi bien que le produit du terrain s'aug- menteront encore si on combine ce double système de plantations avec celui des taillis sur lequel il nous reste <juelques observations à faire.
La manière de cultiver la sjlva cœdua, ou taillis des- tiné à tomber sous la hache, a été extrêmement amélio- rée par une découverte de M. Monteath , ou du moins par une pratique qu'il a recommandée le premier; mais nous ne pourrions pas l'indiquer sans sortir des limites dans lesquelles nous sommes forcés de nous restreindre. Nous nous bornerons donc sur ce point à engager le lec- teur à consulter son ouvrage.
La culture des taillis est de la plus haute imporlancc, soit qu'on les forme en plantant ou avec des semis. Quand le bois v est convenablement traiié, c'est un des produits
54 t>ES PLANTATIONS i/aRBUES FOREàTIER».
les plus surs des grands domaines. Les taillis de chcnc viendront dans les plus mauvais terrains, quelque encom- bres qu'ils soient par des pierres et des rochers. Nous en avons vu dans des sols tellement dépourvus de terre vé- gétale, que leurs racines semblaient ne pouvoir s'alimen- ter qu'au moyen de Teaudes pluies qui filtrait dans les crevasses des roches. Quant à l'exposition , M. IMontealh nous apprend qu'en Ecosse, Ton trouve des taillis sur des montagnes élevées de cinq cents à mille pieds au-des- sus du niveau de la mer, et que la qualité du bois qu'ils produisent n'est pas inférieure à celle du bois de la plaine , quoiqu'ils soient exposés à l'action de tous les vents qui souillent.
Afin de donner une idée des bénéfices que peuvent produire les plantations de ce genre, nous allons citer le calcul qu'a fait dernièrement un propriétaire qui a hérité de vastes terrains dans les contrées montagneuses de notre île. Dans ce calcul, il supposait qu'il choisirait tous les ans', pour les planter en taillis, une centaine d'acres de terres en friche, et partant de peu ou point de produit. On voit que, dans cette hypollièse, la rente sacrifiée se- rait nulle ou bien peu de chose. Les frais de la planta- tion et des clôtures, quand bien même on y mettrait de la profusion, ne pourraient jamais dépasser quatre cents liv. st, ( 10,000 fr.). Pour balancer la dépense de la ré- vision , on aurait le produit des éclaircis qui , si les ahri- leurs étaient des mélèses , seraient plus que suffisans. On suppose qu'un pareil espace de terrain serait planté chaque année, pendant vingt ans. Au bout de ce terme, les pre- miers cent acres que l'on aurait plantés seraient suscep- tibles d'être abattus-, ils fourniraient au moins quatre tonneaux d'écorce par acre ^ et en évaluant le tonneau à dix liv. st. (9.5o (r.), ce qui certes n'a rien d'exagéré , on
1»ES ^LA^TAT10î<S D AUBUES I OUESTIEUS. 5j
^uirail quatre mille liv. st. (100,000 fr.) pour quatre eciils liv. st. (10,000 fr.), dëj)cnsés vingt ans auparavant. Les autres taillis seraient ensuite coupés successivement une première fois , puis coupés de nouveau , de même que le premier, par une rotation régulière. Ainsi donc, dans l'espace de vingt années, une somme de 8,000 liv. st. ( 200,000 fr. ) aurait produit un revenu annuel de 4,000 liv. st. (100,000 fr. ) ou 100 p. 'Y^. Nous ajoute- rons qu'il n'est pas nécessaire que celte opération soit faite sur une aussi grande éclielle pour donner des résul- tats analogues.
Quoique le taillis ne puisse pas prétendre à la dignité des grandes forets, il possède cependant beaucoup d'a- vantages. Un grand bois peut être abattu dans un petit nombre d'heures, mais il faut des siècles entiers pour lui rendre sa majesté première -, souvent même elle est détruite pour toujours. Le propriétaire éprouve une espèce de honte de remplacer par des buissons les géans végétaux tombés sous sa hache , et il renonce à com- mencer une entreprise dont il lui serait impossible de voir la fin. Le taillis au contraire jouit d'une sorte d'im- mortalité , obtenue, il est vrai, à peu près comme celle de jNourjaliad , dans les Nuits arabes. Son bail d'exis- tence est, en quelque sorte, acheté par des rentes et des ledevances, puisqu'on en coupe une partie chaque an- née. Sans doute la vue est blessée par la chute annuelle de la portion destinée au marché , mais la nature s'em- presse de réparer le dommage. Au bout de troi:5 ans, cette portion a repris son aspect verdoyant et touffu , et, deux ou trois ans plus tard , il est plus beau , plus frais , plus vert que jamais.
Mais la sjlva cœdua possède encore des avantages plus importans. Il existe, dans les montagnes, Aià6 eu-
(Iioils Irès-favorables à l'arhoiiculluro , où il st-iail peu judicieux de faire venir du bois de liaule-f'ulaie, à cause des difficullés ou même de Timpossibililé de le conduire sur le marcbé. L'écorce au contraire, qui est une sub- slance légère et facilement transportable , peut être ame- née des points les plus lointains et de l'accès le plus dif- iicile , sans que les frais du transport réduisent beaucoup les profits du planteur. Le bois pelé est aussi d'une bonne défaite dans les disti icls où le combustible est rare. Enfin , dans beaucoup de lieux , il existe une demande considé- rable pour les petites brandies de ebéne avec lesquelles on fait de l'acide pyroligneux , aujourd'liui si générale- ment substitué au vinaigre.
Ce n'est pas tout \ les taillis ont aussi un autre mérite et qui n'a pas moins d'importance, c'est de donner un produit modéré, mais régulier. C'est l'esprit de pré- voyance qui fait planter les bois de baute-fulaie qu'en- tretient et conserve le respect de plusieurs jiropriétaires successifs-, mais ils finissent souvent par tomber sous la baclie d'un prodigue, la bonté et la ruine de sa famill.e, (jui dévore dans quelques instans ce trésor que lui avait légué la sagesse de ses pères. Si au contraire il eût bérilé d'un taillis, il n'aurait pu qu'en consommer le revenu-, et le fonds garanti par les lois qui régissent la plupart de nos domaines serait passé à sa postérité.
Ainsi donc cbacune de ces différentes manières de planter offre des avantages particuliers, et loin d'avoir une prépossession pour l'une d'elles à l'exclusion des autres, le propriétaire, avant de commencer ses Ira- \aux, doit examiner mûrement s'il lui convient mieux, dans sa position donnée , de faire venir un bois de liaute- futaie, d'améliorer ses pâturages par l'emploi exclusif des mélèscs, ou bien , en plantant un taillis, de se créer
un revenu régulier el invariable. Lorsque les planlalions M»Mt d\iuv ('londue horni'e , la question doil être résolue iraj)rès les eireoiislances loeales ^ mais un grand plant eumporle ees dilTérens modes, et ne peut pas être con- sidéré comme parfait quand il ne réunit pas à la majesté sombre des grands bois, les beautés plus douces de la clairière et de verts pâturages abrités par des mélèses. J^'union de ces divers systèmes mettra en valeur les qua- lités différentes du sol-, et Ton produira dans Taspect de la nature les plus grands cbangemens que l'art humain j)uisse concevoir et exécuter.
INous n'aurions pas rempli entièrement la tâche que nous nous sommes imposée, si nous ne disions rien des deux grandes opérations de l'élagage et des éclaircis <ans lesquelles une plantation ne peut avoir une crue pide et fournir du bon bois. Ces deux opérations son ;iujourd'hui mieux comprises qu'elles ne l'étaient, il y vingt ans, lorsqu'on était dans l'usage d'abattre toutes les branches inférieures de l'arbre , sans considérer qu'on le privait ainsi de tous les moyens d'élever la sève, et, ])ar conséquent, de croître en hauteur, tandis qu'avec la même maladresse, on laissait les branches supérieures former au sommet une touffe ronde et épaisse, soumise à l'action de tous les orages. Tout le monde sait aujour- d'hui que le sommet d'un jeune plant doit être élagué, pour favoriser le développement de la tige principale, et que l'on ne doit abattre les branches de côté que lors- (ju'elles sont disposées à rivaliser avec cette tige , et à lui enlever trop de nourriture. Les branches de coté sont au jeune plant ce qu'un balancier est au funambule. Si un arbre se courbe un instant sous la tempête, grâces à ces branches, il reprend bientôt son équilibre. Il est inutile d'ajouter que celle opération doit êlre faite entièrement
58 DES PLANTATIONS D ARBRES FORESTIERS.
avec la m:iin , cl par cons(^queiit dans renfance de Taibrc. Le forestier ne peut pas commettre une plus grande faute que d'ajourner cette opération, jusqu'au moment où il faut employer la hache , car alors dix hommes ne pour- ront pas faire Touvrage qu'un seul eût exécuté aupara- vant, et les blessures qu'on eût faites au jeune plant, sans lui porter préjudice, le défigureront à jamais, quand on les lui fera dans un ;ige moins tendre.
C'est dans les mois d'été que l'élagage doit se fiire , lorsque la sève, après s'être élevée , est stationnaire dans l'arbre, et avant qu'elle commence à descendre. Tous les auteurs reconnaissent également le danger d'élaguer, quand la sève circule , soit qu'elle s'élève , soit qu'elle descende -, mais il y en a quelques-uns qui soutiennent encore que Thiver est aussi favorable à cette opération que l'été, et même qu'il l'est davantage. L'expérience aurait dû cependant les corriger de leur erreur. Pendant l'été la plaie exude toujours un petit fluide gommeux, qui au bout de quelques jours s'y fige et la recouvre en- tièrement. Nous n'avons jamais observé que le plant eût aucune tendance à renouveler les branches abattues à cette époque. Mais il n'en est pas de même si l'élagage a eu lieu en hiver : lorsque le printems sera venu, le forestier verra plusieurs bourgeons s'élever sur les ci- ' catrices qu'il aura faites en émondant. Quant à la néces- sité d'élaguer en général , elle deviendra évidente si on compare les tiges écourtées et les têtes épaisses de la plu- part des chênes qui croissent dans les forêts naturelles , aux ti^es élancées de ceux dont un forestier habile a de bonne heure éclairci le branchage. Chez les premiers, la partie de l'arbre dont on peut tirer du bois de charpente n'a guère que trois pieds ^ tandis que, chez les seconds, elle en a quatorze. Ces faits sont décisifs^ et qu'on ne
DES PLANTATIONS D ARBRES FORESTIERS. ^9
cherche pas à les contredire en faisant un appel à la na- ture ! La nature est également favorahle à toutes ses pro- (liiclions ^ peu lui importe que le chcne produise du bois de charpcirte ou du lagol , ou que le champ soit couvert de iVoment ou d'ivraie. C'est h 1 art à profiter de sou <''nergie et de ses ressources pour la diriger de la manière la plus utile aux besoins de l'espèce humaine. Quand nous verrons la nature faire croître d'elle-même un champ de blé, nous pourrons espérer aussi qu'elle fera croître une forêt de bois de charpente toute composée d'arbres bien droits et ])ien lisses. Jusque-là il faudra bien , bon gré , mal gré , employer la charrue dans le premier cas , et la serpe dans l'autre.
La manière d'éclaircir a été fort améliorée dans ces derniers tems. Ce système étroit et sordide, qui faisait différer cette opération jusqu'au moment où ses produits pouvaient être de quelque valeur, est maintenant aban- donné. Traiter une plantation afin de bénéficier des éclaircis, c'est agir comme un charpentier qui couperait son bois dans le seul but d'obtenir des copeaux. Sans doute il ne faut pas les perdre , si on peut en tirer quel- que parti, mais ce ne doit pas être l'objet principal. Au- jourd'hui nous ne voyons plus que bien rarement ces misérables restes de forêts , qui jadis étaient pleines d'es- pérances, mais qui ont été étouffées par les abriteurs plantés pour leur protection, et où l'ancienne existence des frênes , des ormes, des chênes, n'est attestée que par quelques buissons rabougris qui, placés près des limites de la plantation , ont pu, en contournant leurs rameaux , obtenir assez d'air pour végéter, tandis que dans l'inté- rieur du bois on ne voit que de misérables pins d'Ecosse à lige grêle, semblables à une horde de sauvages qui, après avoir dévasté une riche province , se détruisent les
()0 DES rLANTATICTSS u'arBRES FOKKSTIERS.
ufis les aiilrcs. Des éclaircis opporUiiis , renouvelas cha- fjue fois que cela sera nécessaire, préviendront celle clestruclion des arbres et des espérances du planteur.
C'est un système très-vicieux et qui malheureusement n'est pas encore abandonné par tous les planteurs , que d'éclaircir uniformément les diverses parties de la planta- tion. Il faudrait au contraire faire disparaître en totalité les abriteurs des creux, des gorges, des enfoncemens, et les conserver au moins en grande partie sur les limites du bois, ou sur les hauteurs plus exposées à Taclion des |-hénomènes atmosphériques. Avec le tems, toutefois, ces hauteurs, ces limites devront être éclaircies à leur tour, car la chaleur ne peut pas plus pour les arbres que pour Tespèce humaine compenser Tabsence d'air vital. 11 faut toute rattenlion du forestier pour déterminer où et dans quelles proportions Tair doit être introduit, dans une plantation , du côté exposé au vent. Si les abriteurs sont trop promptemeiit retirés, des brises impétueuses ou gla- cées portent le désordre dans les vaisseaux qui servent à la circulation de la sève^ Técorce se couvre de nœuds et de mousse -, elle devient dure et raboteuse. Au bout de deux ou trois saisons, l'arbre n'a plus Tair que d'un avor- ton informe, et quand il ne meurt pas, il traîne une exis- tence languissante et inutile à celui qui l'a planté. Que i^i, par un excès opposé, on interdit l'accès à l'air, le plant desséché périra, parce qu'il ne pourra pas respirer. Pour échapper à ce double danger, imitez l'art avec lequel les arbres s'approprient eux-mêmes à la diversité de leurs ^ilualions. Au bord des planlalions, ou bien lorsqu'ils sont isolés ou en petits groupes, ils ont de fortes têtes, des tiges courtes et une écorce raboteuse : c'est, en ellel, da!is cette siUialion donnée, ce qui leur convient le mieux -, les li^eà raccourcies oOranl plus de rérristance
])KS PLA>rAT10>S I) AUDaES FOUF.ST lEllS. () I
nux lompclcs^ leurs i^raiulos brandies leur donnant le moyen de rélablir plus promplement leur équilibre, fjuand ils sont courbés par les brises ; et l'épaisseur de leur enveloppe protégeant les vaisseaux de la sève contre ràpreté du froid. Par des raisons contraires, les arbres placés dans des bois fourres ont une écorce lisse et lé- gère, une lige baute, et une lélc petite, mais élancée; en un mot, tous les attributs d'un sujet accoutumé à une température plus douce. Mais si l'abri devient trop épais, l'arbre, comme un valétudinaire dans une chambre liop chaude, souffre des moyens mêmes employés pour le con- server. D'un autre côté , si un médecin voulait inlroduire ce malade dans une atmosphère plus fraîche, il lui laisserait assurément le loi>ir do prendre des vétcmens plus chauds. Pour traiter les arbres de la même manière, dans Tin- lérieur d'une plantation , il faut en éclaircir les abords, mais les éclaircir peu à peu. Certains forestiers com- mettent également ces deux fautes, en négligeant d'é- claircir, pendant plusieurs années, et en attaquant en- suite le bois avec une main imprudente et impitoyable. L'expérience apprendra à tenir un terme moyen ; mais en thèse générale nous croyons devoir insister sur la vé- rité de ce vieil adage , « que celui qui épargne la hache hait le bois. »
L'accomplissement d'un devoir aussi rigoureux exico sans doute quelque chose de stoique. La paix, la solitude, le silence de votre plantation sont troublés par la présence <le vos bûcherons qui l'ont envahie; vous tournez des re- gards douloureux sur ces beaux arbres remplis d'espé- lance, dont vousallez prononcer l'arrêt, et comme un des- pote d'Asiecondamné à faire périr une partie des sienspour la sécurité des autres, vous frémissez avant de porter vos coups au milieu de cette famille que vous avez fait naître
Gl l^K^ rLAKTATiOKS d'aRBRES FORESTIERS.
et que vous avez élevée. Quand le ravage a élé commis, l'aspect que présente le bois n'a rien qui vous console. Quelle différence lorsque, quatre années auparavanl , votre occupation se bornait à surveiller la croissance do ces jeunes plants aujourd'hui étendus à vos pieds , et qui encombrent de leurs troncs et de leurs rameaux flétris, ces sentiers solilaircs dans lesquels vous vous promeniez avez tant de délices 1 Parmi les arbres restés debout, il en est j)lusieurs qui ont souffert de la chule de leurs voisins, malgré les soins pris par les bùcberons, et
The Lroken bouglis Droop wilh iheir wilhcrcd Icaves , ungracious siga Of dévastation (i).
La scène n'est point embellie par ces mélèses mutilés (lui, deslinés à tomber sous la hache à la première occa- sion, ont été, en attendant, dépouillés d'une partie de leurs branches , comme ces grands criminels dont on abat les membres avant de leur donner la mort. En un mot, tout a autour de vous un air de désolation : les arbres sont muets, car les oiseaux qui en ont déserté les ombrages, à l'arrivée des bûcherons, ont cessé de s'y faire entendre ; et, de tous côtés , vous apercevez le ciel à travers les vides qu'a faits la hache du bûcheron.
Mais une visite au mois de juin suivant compensera la peine qu'a dû causer l'exécution de ce devoir rigoureux ^ les traces des atteintes portées précédemment à la foret ont disparu sous des masses d'ombre et de verdure : vous voyez que ces mutilations ulUes ont donné une énergie nouvelle à la végétation -, tout offre un aspect plus vert,
(i) «Les brandies rompues lalssenl pendre leurs fculilcs fanées , Irisfe sic;nc de dcvastalion. «
DES 1>I.\XT\TI0NS D AUnRF.S FORESTIERS. 63
plus riant, plus ombn; que jamais j et vous vous féli- eilez (le ce que votre courai^^e n'a pas failli devant un acte nécessaire.
Nous n'avons lien dit encore , dans ces observations rapides, des bois que Ton plante avec des semis. Cette pratique est recommandée par des autorités imposantes ([ui assurent que la nature livrée à elle-même fera mieux que notre art -, que les arbres les plus vigoureux lutteront contre les autres; et qu'ils nous épargneront la peine d'élaguer et d'éclaircir, en détruisant les plants infé- rieurs. Conformément à ces idées, nous avions planté des glands ;, et les jeunes cbénes se présentèrent d'abord sous un aspect favorable ; mais l'espoir qu'ils nous don- nèrent fut de courte durée. Apparemment qu'en se com- battant les uns les autres, ils s'étaient tous détruits-, car c'est tout au plus si quelques douzaines étaient sorties en vie de celte terrible mêlée. Les souris avaient sans doute ou part à la catastrophe, et les lièvres encore davantage. Le triste succès de cette tentative, dans laquelle nous avons perdu cinq ou six boisseaux de glands, nous dé- terminèrent à y renoncer. Postérieurement^ un de nos amis planta un grand nombre de marrons d'Espagne, et ses premiers succès nous engagèrent à écrire en Portugal pour faire venir des marrons , dans le but de suivre son exemple. Notre correspondant s'imagina que ces marrons étaient destinés à notre table, et, en conséquence, il nous les envoya soigneusement pelés. Ce fut d'abord un grand désappointement pour nous -, mais nous nous con- solâmes ensuite en voyant la plantation de notre voisin. Tout y avait changé d'aspect -, et l'on n'y apercevait plus qu'une série de petits jets rabougris, sans vitalité et sans force. En résumé, planter une friche avec des semis est une expérience fort hasardeuse-, et le moven
C)\ T>r.> rLAlNTATÎf)j\S n A?. CîiES FORF.STIEPiS.
!{î plus sûr (lavoir une [)laiil;ilion floiissanle, c/esl de l'approvisionner de planls choisis dans une bonne pépi- nièie placée à peu de distance du lieu où Ton veut in- troduire des arbres.
Nous avons dit plus haut que puisrjue c'était dans des friebes improductives que nous conseillions de planter, il ne pourrait en résulter aucun dommage pour Tagiirul- lure. Il nous serait même très-facile de faire voir que, loin de perdre par Texécution de ces entreprises , elle pourra au contraire en retirer un très-grand profit. Là où il i^'y avait/ju'une stérile et monotone étendue de territoire qiii nourrissait à peine quelques bestiaux mal protégés contre les intempéries des saisons , hi contrée , soumise à un sys- tème judicieux , offrira bientôt une scène délicieuse àTœil et même à l'ame ^ un heureux mélange de bois et de prai- ries, où Cérès trouvera aussi sa place, sans rien usurper >ur le domaine des autres divinités champêtres ^ car la charrue ne restera pas inactive dans ce vaste plan d'amé- lioration. Dans beaucoup de lieux nous apercevons avec surprise la trace d'anciens sillons sur le versant de hau- teurs stériles, ou dans des plaines bourbeuses. Nous ne ])OUvons pas raisonnablement supposer que, dans l'en- i'ance de l'agriculture , nos ancêtres sussent faire produire du blé à des lieux où nous ne voyons plus que des ])ruyères. Mais jadis, lorsque les collines étaient encore ombragées par des bois, ces bois entretenaient dans les terres situées à leur pied une fertilité qu'elles ont per- due. Rendez-leur l'abri qu'elles avaient autrefois, et vous leur rendrez leur ancienne fécondité. Elles alimenteront les petits hameaux habités par vos forestiers, et grâces à votre heureuse industrie, Ihomme pourra se nourrir, ainsi que ses bestiaux , avec les produits des terres où il se livrera à ses travaux journaliers.
DES PLANTATIOKS D ARBIlFS FOllESTlERS. ()J
C/cst ainsi quo se iornura ilans ces soUliuIes une po- piilalioii saii\c et morale que Li pioche et la hache feront vivre. Elle sera nalurellcment attachée au sol où elle trouvera des moyens convenables crexislence, et le pro- priétaire entreprenant qui les lui aura procurés aura part à celte affection, à moins que lui-même ne s'en rende indigne. Ainsi donc, celte race champêtre que d'imprudentes dévastations avaient bannie des lieux où elle s'était élevée, y sera rendue pour toujours. Cette considération mériterait à elle seule d'allirer l'attention des diverses classes de propriétaires, de l'économiste qui cherche avec anxiété le moyen de procurer du travail et de faire vivre une population surabondante, et du jeune aristocrate qui ne songe qu'à multiplier son gibier et à accroître la splendeur de son entourage, en augmentant le nombre de ses gardes-chasse.
On nous accusera peut-être d'avoir mis trop de lems à prouver ce que personne ne conteste ^ mais ce sujet est d'une si haute importance , et l'atlention que lui don- nent en général les propriétaires est si faible, comparée à cette importance, que c'est un devoir de ne négliger aucune occasion de l'exciter.
Le prétexte le plus ordinaire que Von mette en avant pour ne pas planter, c'est la considération tout égoïste de la lenteur des produits et des retours. Ce serait sans doute perdre son tems que de parler de la prospérité à venir du pays, du bénéfice immédiat des plus pauvres babitans, ou de l'honneur légitime attaché à la mémoire de celui qui améliore par ses travaux la situation de tout un dis- trict, quand on s'adresse à des hommes qui sont in- sensibles au bien-être de leur propre famille. Au reste, il nous serait facile , même sur leur terrain , de confondre ces calculalcurs intéressés, et de leur démontrer que les XXVI. 5
(')G Dî-S PLANTATIONS d'aUDî\ES rOUEbTIERS.
avantages tlu propri('lairc qui a planté une cenlaino (i'acros commencent dès roriginc même de Tentrcprise, cl qu'il dépend de lui de les réaliser lorsque cela lui convient. Si, par exemple, il veut vendre une plan- talion de cinq ans d'âge , il lui sera tenu compte dans le prix d'acquisition de la somme que la plantation lui aura coûtée , ainsi que de Tintérét de celle i-omme et de la va- leur de la terre. Après celle époque , la valeur croît à intérêt compose. Il est vrai que, s'il est bien avisé, il aura y.Qii d'empressement à réaliser les profits de sa planta- lion, attendu qu'ils s'augmentent d'année en année. Biais celte valeur n'en existe pas moins, comme celle des joyaux contenus dans Técrin de sa femme, ou de la vais- selle plate que renferment ses buffets, et de plus elle s'ac- croît dans une marcbe rapidement progressive, tandis que la valeur de ses écrins et de ses buffets reste sta- lionnaire.
Au reste , ce qui nuit encore davantage à Textcnsion des forêts que ces considérations personnelles et mesquines , ce goût de lucre et de piofits actuels, c'est celte force d'inertie, cette indolence qui engage les maîtres du sol à se contenter de la rente acquise de leurs domaines sans chercher à les améliorer, en prenant un peu de peine et en faisant un peu de dépense. Pour les rassurer à cet égard, nous leur ferons observer que les plantations sont le procédé le moins dispendieux , le plus facile et le plus sûr d'accroître leur fortune, et nous leur rappellerons l'avis du vieux Laird mourant à son fils :« Plante un arbre, Jacques-, il croîtra pendant ton sommeil (i). »
( Quarterlj- Review. )
(i) Note DU Ta. En reproduisant cet article dans la Revue ^ nous nous sommes abstenus avec soin de toute phraséologie technique. Notre
DF.S ri..\>TAT10?fS d'arIîRES FOHF.STIERS. G'J
Lut otait lie le reiulrc intelligible pour toutes les classes lîe prOj,rie'laircs , et «le stimuler l'arileur de ceux qui sont e'traiigcrs à ce {^enre d'operaliou dont la France n'aurait pas moins à profiter que la Grande-Bretagne. Il serait à de'sirer qu'on imitât plus ge'neralement l'exemple des proprié- taires d'une partie de la Champagne. Les personnes (]ui se sont rendues, il y a quelques années, dans les de'partemens de l'est par la route d;: Strasbourg , se rappellent sans doute ces grands terrains incultes entiè- rement d»'pouille's de ve'gctalion. Aujourd'hui des plantations de sapins , qui ont de'jà de cinij à six pieds de haut, s'e'tendent à perle de vue sur ui.c partie de ces terrains, et ne tarderont pas sans doute à s'c'tendre sur le.î autres; tandis que , du côté opposé, des peupliers, favorisés par l'humi- dité que la Marne entretient sur ses rives , y forment de nombreux bou- quets et même des espèces de bois. Dans dix ans d'ici le pays aura entiè- rement change d'aspect. Le voyageur s'avancera au milieu d'un doubi-.; rang de bois ; les uns d'une majesté sombre , et les autres d'une verdure plus douce, et dont les lignes combinées avec celles de la INIarne cl de riantes prairies varieront à chaque instant l'aspect du paysage.
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DES PREMIERS VOYAGEURS EUROPEENS
EN ASIE.
L'homme n'est parvenu qu'après bien des siècles et des efforts sans nombre à connaître le globe qu'il habite, et qui le porte. Les sciences morales semblent dater de l'o- rigine même du monde : les arts usuels, nécessaires à la vie sauvage, atteignent, dès le commencement de la ci- vilisation , une sorte de perfection comparative^ enfin les beaux-arts et la poésie ont laissé de brillantes traces pour s'éteindre ensuite dans les régions de l'orient et du septentrion : sous les zones les plus différentes , vous trou- vez des intervalles de lumière et des époques ténébreuses, pendant lesquels le flambeau de la science renaît tour à tour et expire. Mais la connaissance du globe, fruit des expériences les plus lentes et les plus souvent réité- rées , a suivi une marche constamment progressive, dont les degrés ne peuvent se calculer que par siècles. On sait combien la géographie des Romains était peu avancée : pendant le moyen-àge la confusion et le chaos des peu- ples de proie, mêlés aux nations envahies, jetèrent une faible clarté sur les régions lointaines d'où ces barbares descendaient -, le commerce et la civilisation moderne firent le reste. L'Amérique apparut. Une cinquième par- tie du monde fut révélée à Cook : de nos jours l'inté-
DES rnEMiEas VOÎAGEUUS EUUOrf.EI^S e« asie. 6i)
rieur de ce grand pays reste encore inconnu. Une parlic de TAsic (celle qui sépare Tlndc de la Chine) et la presque lolalité de TAfiique ne sont pas explorées : enfin , dansée vieux monde que nous habitons depuis si long-tems, il y a aussi des terres australes.
Sans nous occuper de ces régions toutes modernes que Tancienne Europe ne connaissait pas, et qui, cou- vertes de forets séculaires , semblent dater d'hier et nous paraissent jeunes , parce que nous les avons dé- couvertes il y a peu de tems , voyons par quelle route obscure et lente nous avons enfin réussi à dresser la carte à peu près complète des continens et des îles d'Asie. Mille années ont été nécessaires à ce travail qui n'est pas terminé dans tous ses détails. Civilisation, arts, mvlho- logie j les fables et Tidiome hellénique j la métaphysique cl les sciences, tout nous est venu de ces régions du so- leil. Alexandre y a imprimé ses pas victorieux^ Pytha- gore a été lui demander les secrets de sa vieille sagesse théosophique ^ l'Europe a communiqué avec elle par Tentremise de la Grèce , brillant anneau entre le monde asiatique et nos contrées occidentales. Cependant à peine au commencement du dix-septième siècle la topographie asiatique a-t-elle commencé à prendre une forme correcte, résultat de tant d'observations, d'entreprises aventu- reuses, de périls affrontés et d'efforts successifs.
L'histoire des premiers voyageurs modernes en Asie, depuis le sixième jusqu'au dixième siècle, ne nous four- nirait qu'un catalogue de noms propres. C'étaient de bous pèlerins, qui faisaient six ou sept cents lieues comme nous allons au sermon de notre paroisse : observer les hommes et les lieux n'entrait ni dans leurs vues, ni dans leurs attributions. Qu'il nous suffise de dire qnylrculfe accomplit ce grand voyage en 700 , TFillihald en 786 et
ro DF.S PRKMLERS VOYAGEURS ErUOPEEIVS
Bcrnaid en 786. Hakluyt donne une liste de ces voya- j^'eurs dévols, qui monte à plus de cinq cents-, et certes la liste n'est pas complète.
Les croisades succédèrent à cette période de pèleri- nages continuels ; elles-mêmes ne furent qu'un péleri- jiage de l'Europe armée. Les portes de l'Asie s'ouvrirent a nos découvertes ^ mais l'ignorance de ces tems dominés par une pensée unique, grande, poétique et sublime dans sa folie-, cette ignorance jointe à l'imperfection des arts, à la rareté des écrivains et des copistes, s'opposa à ce que la science recueillît de celte migration gigantes- ([ue les avantages qu'elle semblait lui promettre. L'im- j)rimerie n'était pas inventée. La Terre-Sainle, unique objet de tous les voyages entrepris, absorbait à elle seule l'attention des pèlerins-, l'itinéraire de Paris, de Rome ou de Londres à Jérusalem , était aussi familier aux gens (le cette époque, que celui de Calais à Londres ou de Douvres à Paris l'est à nos fasbionables du 19^ siècle. Mais le reste de l'Asie était toujours enseveli dans les té- nèbres 5 et les relations qui nous restent de cette époque nous entretiennent de combats et de miracles, sans nous parler des mœurs des peuples et de la situation des lieux.
Le premier écrivain qui nous ait laissé un récit détaillé de son voyage au saint sépulcre , est Glillaime de lloLLUESELL , qui vivait vers l'an i33i. Les prodiges et les exagérations admises par sa crédulité, comme des faits incontestables, laissent à peine une place imper- ceplible à quelques vérités éparses. Il a vu à Damas quarante mille jardins en fleurs -, et au pied du mont Sinai, les moines de Sainle-Catberine lui firent cadeau de quelques gouttes de sang, qu'ils firent sortir, dit Bouldesell , des ossemens de la sainte. Il observe avec ingénuité que ce sang ressemblait beaucoup à de l'builc.
EN ASIE. ^ l
<( Cepentuint, ;ijoutc-t-il aussilùt, r'csl le plus grand miracle que j'aie vu clans le monde. »
Eu i4^^î Berteaido:v de la Buocqueuie , Français, visita Jérusalem et Damas. Il évalue à cent mille âmes la population de celle viile, et rapporte une circonstance curieuse qui a Irait à Thistoire de l'islamisme dans sa première ardeur. Pendant son séjour dans la capitale de la Syrie , il y vit arriver une caravane de trois mille cha- meaux venant de la Mecque. La procession dura deux jours et deux nuits. Le koran, enveloppé dans la soie et Tor, porté par un chameau richement enharnaché , ou- vrait la marche. Le gouverneur et tous les habilans sor- tirent de la ville, allèrent au-devant du livre sacré, se jnoslernèrent devant lui et raccompagnèrent jusqu'à la mosquée ] des inslrumens de musique militaire et reli- gieuse faisaient retentir les airs. Brocquerie, ébloui par ce spectacle, est devenu presque musulman dans l'ex- pression de son admiration.
A mesure que nous nous rapprochons des tems mo- dernes, les voyageurs à la Terre-Sainte se montrent plus instruits et moins crédules-, leurs descriptions, moins surchargées de mensonges, renferment plus de détails curieux. Baumgarten, en 1007, passa par Bethléem, Damas, Jérusalem et l'Egypte : il offre quelques tableaux de mœurs assez bien tracés. Il poussa la science et l'ob- servation jusqu'à daigner jeter un coup d'œil sur les j^yramides, pendant son séjour au Caire : « Ce sont, dil-il, d'étonnantes constructions, surtout dans un pays de sable. » C'est là toute sa description des pyramides. li réserve son attention et son intérêt pour des sujets plus merveilleux^ par exemple, il retrouva empreintes, sur les bords de la Mer Rouge, les traces visibles que lei
^5 DES PREMIEr.S VOYACHUnS EUnOI'ÉEîfS
l'ouL's du cliar de Pliai :ion y laissèrent, quand les cnfans d'Israôl fuyaient devant lui.
Je ne citerai que le nom de Laurent Aldersey , An- glais, qui partit de Londres en i58i, et nous a donné un aride itinéraire de son voyage à Jérusalem. Je\n Lok et
CiEORGES SakDVS , EdOUARD WeBBE Ct HeNRI TiMBER-
LAKE accomplirent le même pèlerinage vers la même époque, et éclaircirent la géographie jusqu'alors obscure de la Terre-Sainte ct de la Syrie. Le petit volume d'E- douard AVebbe (i), 7ié natif cV AngleLerre , comme il s'appelle, est aujourd'hui fort rare et renferme quel- ques circonstances fort curieuses dont je ne me rappelle pas qu'un seul voyageur ait tenu compte.
Webbe était un infatigable voyageur. Il alla deux fois en Russie, fut fait prisonnier par les Tartares, qui le
( i) Ce volume , qui tient sa place parmi les curiosités blbliograplii(|ucs les plus estirue'es, grâce à leur rareté, a pour titre : The rare and niost xvorulerfull thin^s which Edivard TVtbbe, an en^Ushman borne ^ hath scène and passed in his troublesonie travailes , in the cHi'cs of Jérusa- lem, Damasks , Ttcthleni and Galely ; and in the lands of Je\xrie ^ E'^ypt, Crecia, Russia and P rester John. Vf'herein is sel forlh his cxtream slaverie sustained many years io^ether in the gallies and warres of the ^reat Turb , a^ainst the lands of Persia, Tartaria^Spain and Portui^ale , with the nianner of his releesement and cotnin^ into F.n^land in mny last. « Les rares et très-merveilleuses choses qu'E- «iouartl ^Yebbe, né natif d^ Angleterre ,, a vues et souficrtes dans ses pé- rilleux voyages , aux cltr's de Je'rusalem, Damas, Bcthle'em et Galilée ; et dans les terres de Juiverie , Egypte, Grèce, Russie ct Prêtre-Jean. Où est miss en lumière son extrême servitude , pendant maintes anne'es, dans les galères et guerres du Turc contre la Perse, la ïartarie, l'Espagne et le Portugal, avec la manière de sa libération et de son retour en Angle- terre en mal dernier. — L'e'pitre au lecteur est date'e « de mon logement à lilackwall, ce 19 mai iSgo, votre compatriote et ami Ed. \Aebbe.» — 11 y a de plus une e'pîtrc de'dlcatoire à la reine Elisabeth, et le portrait du voyageur, avec sa rapière, son bâton ct son fusil à rouet.
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nuMuTcnl à Kasla, ])uis par les Turcs qu'il suivit en Persc^ H visila Conslanlinople , Jérusalem cl le Caire. Près de colle dernière ville, il vil, dil-il, sept grandes moiilagnes u bàlies par Pharaon, pour serrer ses grains pendanl Thi^ ver. » Étrange manière de désigner les pyramides. Sans ])arler des sillons tracés par les roues du char égyptien , «|u'il a observés comme Baumgarten , la plus grande mer- veille dont il fasse mention c'est le Jardin de Prêtre- Jean , en Ethiopie : « J'ai vu dans un parc attenant à sa cour, nous apprend-il, trois cent soixante-dix licornes et éléphans tous en vie, et si bien apprivoisés, que j'ai joué avec eux comme avec des moutons. » Il donne à son lec- teur une gravure représentant la licorne, animal au pied fourchu , à la crinière de lion , et portant au milieu du front une espèce de lance naturelle, de proportions co- lossales.
Plusieurs siècles avant les croisades, la nation arabe, aventureuse et entreprenante à toutes les époques , avait porté dans l'Asie orientale son langage , ses arts, et péné- tré jusqu'en Sibérie. Au douzième siècle, le juif Benja- min de Tudèla visita Samarcande , où il prétend avoir trouvé cinquante mille individus de sa caste. Trois cents ans auparavant, deux voyageurs mahométans, dont nous possédons le curieux ouvrage, allèrent dans ITnde et en Chine, dont ils dépeignent les mœurs immuables, ab- solument comme un voyageur moderne les décrirait.
Les premières nouons positives que l'Europe ait pu se procurer sur l'état de l'Asie lui vinrent, non de ces entreprises saintes qui eurent un résultat si déplorable, ni du besoin de connaître, ni de l'amour de la science, ni des desseins et des entreprises de la politique, mais de la peur. Au commencement du treizième siècle, un tor- rent de Tarlarcs descendit de toutes les hauteurs de TA-
^4 ï^^^^ rr.r.MiFJis voyacf.it.s n roikeivs
sic supi'iicuic, ri'.jïiJc comme la Icmpcle, Icitiblc comme la foudre, masse immense sous laquelle les royaumes pliaient écrasés, et qui ne laissait que des déserts après elle. La violence de son [)nssage ne donnait pas même hi possibilité de fuir. Déjà la Perse, la Russie, la Pologne, la Hongrie, la Silésie, étaient dévastées p.arces redoutables enfans de Gengis. « Forte nalion, dit le chroniqueur IMatliieu Pàiis (i) , peuple inhumain et barbare, dont la loi est sans loi, dont la colère est furieuse, comme un {l('au dans la main de Dieu- inondant et dévastant des espaces de terrain infinis, et cruellement réduisant en cendres tout ce qu'ils trouvent sur leur route. Ce sont gens forts et robustes , la poitrine large, maigres et pâles de visage, mal bà'is et les é[)aules hautes, le nez plat et court, le menton long et pointu, la mâchoire inie- rieui'e rentrée, les dcnls longues et aiguës, les sourcils joints, les yeux noirs et élincelans, les os forts et mas-, sifs, les cuisses éj^aisses, les jambes courtes, et toute la physionomie liideuse et épouvantable. lis tuent et égor- gent hommes, femmes et enfans, et se nourrissent de leurs carcasses (karhcises) , ne laissant aux vautours et oiseauA de proie que les os décharnés de leurs victimes. »
I^'Europe , épouvantée à Tapproche de ces nouveaux Huns, eut recours à ses armes favorites, et c'est ici (pje ^e manifeste d'une manière piquante l'esprit de celle é[)oque éloignée. Innocent IV, souverain spiiituel de la rhrélienté, ne crut pouvoir mieux faire que d'envoyer aux chefs tartares deux saints prédicateurs et quahe nioiius fianciscains, chargés à la fois de détourner un fléau si terrible et de convertir les infidèles.
AscELI^■, frère de Tordre de Saint-François, nai lit donc
\\) Ad ail. i 2 ji.
iLy ASIE. 73
.ivre SCS trois compngnons, en Tan ii/\6 , cl pril la route (le la Syrie. Jean di: Pi.ano Caupim et Benoît, frères ])!èclicars, se ùirigèrent daiis le même but vers la fron- îièrc orientale de l'Europe. On est tenté de sourire, en pensant à cette étrange ambassade. Six pauvres moines, <}ui n'ont vu que les murs et les images de leur couvent, s:ins connaissance du monde, sans lumières, sans for- tune, sans armes, sans autre savoir que leur bréviaire, ( l sans autre puissance que leur foi , vont défendre l'Eu- rope cbrétienne auprès des barbares, et se trouver face :' face avec ces loups sous formes bumaines.Mais telle est l;i force d'un sentiment ir.lime et d'une croyance pro- f.)nde, que la bizarre inutilité de leur ambassade cesse d'exciter une pitié dérisoire , quand on les voit braver la fiim, le" froid, la mort même pour l'accomplir. On les admire alors, et la relation qu'ils ont laissée de leur voyage, relation presque entièrement dépouillée de ces contes merveilleux à la mode de leur tems, ajoute en- core à Id surprise et à la vénération qu'ils méritent.
Après maintes mésaventures, les quatre Franciscains arrivèrent aux confiiis de la Perse. L'armée tartare y était ( ampée. Quand les chefs mongols les virent s'avancer vers leurs tentes , d'un pas ferme et intrépide , ils allèrent au-devant d'eux, et leur demandèrent qui ils étaient, et ce qu'ils voulaient.
« Je suis, répondit Ascelin, auquel un paysan persan servait d'interprète, l'ambassadeur du pape, chef du monde chrétien.
— Si le pa[)e est un si grand personnage, reprit le Tartare, il doit avoir aj)pris que le khan, le fils de Dieu, a reçu de lui la souveraineté de la terre ^ qu'il a pour représcnlans Bathy dans le nord, et Baiolhnoi dans les
•^6 DES PREMIERS VOYAGELTIS ELKOI'ÉEJSS
régions OÙ nous sommes; et que Bulhy el Baiolhnoi sont adorés comme fils du fils de Dieu. »
Noire bon moine, dans son zèle maladroit, repartit avec vivacité : « Le pape, mon maître, ne connaît ni le khan, ni Balhy, ni Baiolhnoi.il a appris qu'une race bar- bare, qui s'appelle du nom de Tartares, désole tous les pays, tue et viole les hommes et les femmes, et surtout les chrétiens. Par conséquent, Sa Sainteté nous a dépu- tés, nous, ses serviteurs, pour vous inviter à vous re- pentir de votre mauvaise conduite passée, et à ne plus tourmenter le peuple de Dieu. »
On peut imaginer l'effet que produisit cette éloquente et insinuante allocution. Cependant (ce qui semble réha- biliter un peu les Tartares ) on conduisit nos ambassa- deurs à la tente de Baiothnoi, au lieu de les tuer sur la place , comme les Ottomans modernes agiraient sans^ doute, si quelque Européen leur tenait un discours sem- blable. Alors recommença l'intéressant dialogue dont nous avons déjà donné des fragmens.
« Quels présens apportez-vous ?
— Le pape a coutume de recevoir des présens, et non d'en faire, encore moins à des étrangers et à des infi- dèles. »
Il disait vrai; les Tartares prirent patience, et con- tinuèrent avec une douceur qui mérite des éloges : «Vous serez admis en présence du khan , sous condition que vous vous agenouillerez trois fois devant son trône, comme c'est Tusage.
— Non, jamais, jamais, à moins que le khan et sa cour ne deviennent chrétiens ! »
Alors les mots chiens de chrétiens ! insolent .' insensé l retentirent autour des pauvres pères, qui eurent la dou-
EN ASIE. '^'J
leur ele s'entendre dire que « leur pape lui-même n'était qu'un chien. )> Puis on les enchaîna, et l'on tint conseil pour savoir ce que l'on ferait de ces étranges et conciUans ambassadeurs.
Les avis étaient partagés. Les uns voulaient qu'on les écorcliàt tout vifs , et que leur peau fût envoyée au pape, proprement empaillée; d'autres demandaient qu'on leur conservât la vie jusqu'à la première bataille contre 1rs chrétiens, et qu'on les exposât aux premiers coups de leurs propres frères. Il y en eut qui opinèrent pour le fouet jusqu'à la mort, pour le pal, pour le bûcher. Baiolhnoi, plus clément que les autres, condamna les ambassadeurs à mort, sous le plus bref délai et sans autre supplice préparatoire. C'en était fait d'Ascelin et de ses confrères, si 1 humanité d'une femme n'avait parlé pour eux : circonstance qui se représente souvent dans Thistoire des voyages et des empires. Mungo-Park, dans ses voyages en Afrique, fut trois fois sauvé par des femme?, et cette généreuse pitié, inhérente au sexe faible, semble son plus beau litre et son apanage ineffaçable. La prin- cipale femme de Baiothnoi alla trouver son mari, le sup- plia de pardonner aux étrangers, lui représenta que le grand khan avait témoigné son méconlenlement de ce que, dans une circonstance antérieure, Baiolhnoi avait fait arracher le cœur à un ambassadeur russe , et attaché ce trophée sanglant à la queue de son cheval. Enfin elle réussit à obtenir la grâce des quatre évangélistes.
Ils voulaient quitter le camp à l'instant même, mais on les retint prisonniers. En vain, observaient-ils que leur mission était accomplie , et que le pape ne les avait chargés que de s'adresser aux premiers soldais qu'ils rei- contreraient. On leur répondit que, puisqu'ils avaient eu
«-S DESPREMinnS VOYAGEURS EUROrÉENS
si grande envie de voir un camp larlare, il fallait qu'ils allendisscnl que l'armée fût au grand com[)let : a Sur quoi , je protestai solennellement , dit Ascelin , que je ne me souciais pas de voir un seul homme et une seule lance de plus.» Malgré leurs supplications, nos captifs, nour- ris de lait aigri et de pain noir, leur seul aliment, battus, maltraités, mais toujours courageux comme des apôtres, passèrent six mois au milieu de ces iiifi.lèîes. On les fit assister aux céiémonies militaires; mais on ne les invita point à une grande fête barbare, qui dura sept jours, et où l'armée entière s'enivra en poussant de grands cris, l'nfin on leur remit la lettre suivante, adressée par Baio- ihnoi au pape, et on les congédia. ^ oif^i ce spécimen curieux delà diplomatie tartare , au treizième siècle.'
«Apprends, pape, que tes ambassadeurs sont venus vers nous, et nous ont tenu les plus singuliers discours qu'on ait jamais entendus. Nous ne ravons pas si tu leur as donné mission de parler comme ils ont fait ; mais nous, nous t'envoyons la ferme et certaine ordonnance de Dieu, qui est : Que, si tu veux demeurer dans ton pavs et sur Ion trône , tu aies à venir en personne rendre hom- mage à celui qui étend sur la terre le sceptre de sa jus- tice. Si tu n'obéis pas à ce commandement absolu , donné par Dieu, et par celui qui étend sur la terre le sceptre de sa justice, Dieu seul sait ce qui peut arriver! »
Les bons frères , porteurs de ce protocole , s'empres- sèrent de partir, remercièrent Dieu de leur avoir conscrv('^ la vie, et regagnèrent leur co'.ivent, d'où, sans doute, ils ne sortirent plus.
Jea?j de Plaiso CARnrsi , ambassadeur plus adroit que le pauvre Ascelin^ fut aus^i plus heureux. Il pressentit que les barbares lui demanderaient des cadeaux, et quoi-
ETi Asir. yc)
(| ril oui emporli' avt-c lui peu trargoiU, il cal soin d'a- «hclor quelques pelleleries, oiïVaiulos deslinées au elief tle ces liordes. Après avoir traverse la Pologne, il ren- contra une première division de l'armée qu'il cherchait^ celle-ci le renvoya à une seconde; celte dernière à une autre, et ainsi de suite jusqu'au camp de Bathy, situé au- (!elà du Volga. Bathy leur apprit qu'il flillait qu'ils se laissassent conduire au palais même du grand Cuyne, Cayne-Khan^ au centre de la Tarlarie. Les deux envoyés, montés sur des clies'aux tartares, qui couraient a^ec une furieuse rapidité, vivant de millet et d'eau de neige, par- coururent d'immenses déserts, puis une contrée monta- gneuse et boisée, et arrivèrent le 22 juillet , exténués de l'aligue, à la cour de Cuyne.
Rien de plus curieux que la descriplion que fait Car- pini de la pompe barbare qui régnait dans cette cour. O;) s'y occupait des préparatifs du couronnement du nouveau chef, Cuyne 5 Bagdad, la Perse, la Russie, la Nubie et Il Chine lui avaient député leurs ambassadeurs. Qu'on se figure une tente couverle de toile blanche et assez spa- cieuse pour contenir deux mille personnes. Porté par ses soldais, le khan fit son entrée solennelle, et tout le monde tomba à genoux. Il fut ensuite installé dans un grand fauteuil doré, d'où il descendit pour aller se pla- cer sur un siège couvert de chaume. Telle était la cor.- tume depuis le règne de Gengis. On lui adressa ensuiie ce discours qui ne manque pas de grandeur ni de philo- sophie : « Lève les yeux , tu verras Dieu. Abaisse-les , tu verras le chaume qui te sert de siège. Gouverne bien et sagement, tu régneras avec bonheur et m;igni{icence , comme l'élu du maître du ciel. Gouverne mal , tu perdras la puissance et ton bonheur, tu seras méprisé comme le chaume vil sur lequel tu reposes. » Les ambassadcuis
8o DES PREMIERS VOYÂGEUTlS EUROrÉENS
s'approchcreiU du nouveau monarque « tous avec des piv- sens extrêmement riches, qui consistaient en cinq cents chariots remplis de vèlemens de soie, de métaux pré- cieux et de bijoux. » Ainsi les ancclres de ces pauvres Tartares en haillons qui servent aujourd'hui dans les ar- mées russes , sans autre paie que leur butin, recevaient à la fois Thommagc du mandarin cliinois, de l'Arabe , du Persan , du nègre et du Moscovite. Quand on demanda à .Tean de Piano ce qu'il avait à offrir, il répondit hum- blement qu'il n'avait rien de digne d'être présenté à un si grand souverain. Guy ne-Khan reçut gracieusement celte excuse , fit loger et nourrir les deux envoyés avec soin et courtoisie, puis leur donna congé , en leur disant qu'il avait résolu de lever l'étendard contre le pape et tous les rois de l'occident, et qu'il leur enjoignait de se rendre à sa discrélion , sous peine de voir leurs royaumes saccagés, leurs peuples réduits en servitude, et leurs trônes détruits. Nos missionnaires, touchés et flattés de l'excellent accueil que Cuyne leur faisait, avaient cru, dans la naïveté de leur ame, que Dieu, par sa grâce, commençait à changer son cœur : déjà ils s'apprêtaient à baptiser tous les barbares, quand l'ordre du départ leur fut donné.
Carpini est le premier voyageur qui ait fourni des ren- seignemens exacts sur cet étrange peuple: «Ils sont sou- vent ivres, dit-il , mais leur ivresse est innocente, et ils ne se querellent pas.» Il les dépeint comme une race de soldats, ennemis du monde entier, mais loyaux dans leurs cngagemens mutuels, probes , sévères, capables de souf- frir la soif, la faim, la fatigue, le froid, plus que tout autre peuple du monde ^ armés de toute espèce d'armes, et entre autres de machines à feu (sans doute lofeugîé- geois) au moyen desquelles ils brûlaient hommes et che-
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vaux, u Leurs femmes sont Irès-moJesles , dit le mis- sionnaire, et leurs manières sont plus polies que celles tics Européens eux-mêmes. »
A CCS envoyés du souverain-ponlife , succéda Giil- LALME DE RuBRLQuis, gcnlilliommc (rexlraclion, iVère mineur, et que Saint-Louis, lorsqu'il prépara sa croisade en Syrie, députa vers un chef larlare, nommé S;irlach , qui habitait alors les bords de la mer IN'oire, et qui avait, disait-on , embrassé le christianisme. Après avoir tra- versé Conslanlinople, la Crimée et les plaines de Com- mani, où le passage récent des barbares avait laissé un désert et la famine, Rubruquis a rencontra, dit-il, une ville mouvante de maisons tarîarcs, posées sur des cha- riots énormes, dont chacun était traîné par vingt-deux bœufs, onze de front, et onze autres derrière : les moveux de chaque charrette étaient plus gros que les mais d'un vaisseau. « Celte ville nomade fit bientôt place à celle d'un autre chef, nommé Sacatoi. « Je croyais voir, dit Rubruquis, la ville de Paris qui venait au-devant de moi. » C'était assurément un spectacle curieux que ces conquérans du monde faisant sans cesse voyager leurs habitations au milieu de leur immense empire.
Il lia connaissance avec celle tribu , qui ne se servait que de cuivre , et ignorait l'usage de l'or : le chef, au- quel R.ubruquis donna une pièce d'or, la porta à ses na- rines, cherchant à reconnaître si ce n'était pas une es- pèce particulière de cuivre. Mais l'attention du chrétien t>e porta spécialement sur les proportions extraordinaires et vraiment tartares qui distinguaient le nez de la prin- cesse. Il revient souvent sur ce sujet , qui paraît lui avoir causé un étonnement mêlé d'effroi : « Elle semblait, dit- il, avoir coupé son nez entre ses deux yeux^ car on n'y XX VI. G
F 9. DES TREMIE r.S VOYAGEURS EUROPEENS
voyait qu'une niasse de chair toute j)Iate , ce qui faisait un cfl'et lrès-désagr('al)le.)> Les nomades, qui n'estimaient point l'or de Ruijrnquis , le nouniient ])ar charité avec du lait aigri et de Teau. Il passa le Don et le Volga, trouva le prince Sartach, qui, au lieu d'être chrétien lui-même, (( semhlait , dit le voyageur, se gausser des chrétiens, » et le suivit chez Baatu , son père, dont le palais ou la lente était situé à quelques lieues de là. En présence du grand Baalu , on le força de se mettre à genoux. Alors le pieux frère mineur, ouhliant peut-être son ambassade et les Tartares pour ne se rappeler que les vêpres du mo- nastère , commença une prière en latin , dans laquelle il demandait à Dieu la conversion de l'infidèle. Cette scène, touchante par sa simplicité, est comique dans ses détails. Le trucheman, intimidé, ne savait comment traduire l'an- tienne du moine ^ toute la cour tartare se livrait à une gaîté bruyante, et Rubruquis, jetant un regard de mé- contentement sur son interprèle, se releva sans mot dire. Le bon plaisir de Sartach fut que le moine français se rendît à la cour de Mangu Khan, alors chef suprême de toutes les tribus. Malgré sa résistance, Rubruquis, con- traint d'obéir, fut placé sur un petit cheval tartare, qui traversa avec la rapidité du vent des déserts sans routes et sans limites, au grand déplaisir du frère mineur, cor- pulent et asthmatique. Cette fatigante manière de voya- ger dura quarante jours,» ou plutôt, dit-il, une éternité ; car la faim, la soif, le froid, l'épuisement, me faisaient penser que j'étais en enfer. Nous nous dirigeâmes d'abord vers l'orient, puis vers le sud , où nous trouvâmes enfin des plaines fertiles, de grandes montagnes, et, sur les bords d'un lac , une ville nommée Coilaes.» Là résidaient des idolâtres nommés Jagurs, dont le costume, presque
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(•allïoli(jiu*, scmbhi au bon muiiic une proiliualiou épou- vaulablc :(( Ils portent, dit-il, des esp -ces d'aubes et des jaquettes jaunes boutonnées du baut en bas, à la fran- çaise. J'en ai vu qui ressemblaient à des cbanoines. »
D'immenses rocbers, une neige abondante , une route qui, selon leurs guides, était peuplée de démons, vinrent ajouter aux périls et aux douleurs de Rubruquis. Ces dé- mons avaient coutume, disaient les Tartares, de s'élan- cer d'une caverne, et d'arracber le cœur et les entrailles au voyageur, dont le cadavre restait solidement assis sur la selle. L'ambassadeur et ses acolytes chrétiens, pour exorciserces puissances infernales, commencèrent à cban- ter le Credo ^ ce qui les préserva de toute espèce de dan- ger; les Tartares étonnés crurent devoir les traiter avec un peu plus de considération et d'estime. Enfin on arriva. Mangu , étendu sur un lit et revêtu d'une peau de léo- pard , les reçut avec affabilité. C'était un homme de taille moyenne , au nez épaté -, il pouvait avoir quarante-cinq ans. La chambre était pleine de tasses, de cruches et d'outrés remplies de vin. On invita Ptubruquis à boire : « Nous ne trouverons pas de plaisir à boire , répondit le pieux cénobite.» Mais l'interprète pensait autrement, et Mangu lui-même était de l'avis de l'interprète 5 roi et su- jets, bientôt tout le monde fut ivre. Le trucheman se trouvait hors d'état de transmettre à Mangu les paroles de renvoyé, Mangu de les entendre, et Rubruquis fut obligé d'attendre un moment plus lucide pour exécuter sa mission.
Autour de ce redoutable monarque et de ce buveur in- trépide se pressaient une multitude de convertisseurs appartenant à toutes les sectes : nestoriens, arméniens, mahométans, persans, idolâtres de toutes les espèces. Quant au roi, fidèle au Ihamanîsme ou bouddhisme dans
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lequel il avr.it ('lé élevé, il les laissait préclier et eonver- lir, et la tolérance qu'il professait mérite d'occuper une place clans la liste de ses vertus de sauvage.
La reine manifesta le désir d'être ! aplisée et de deve- nir cluétienne. Rubruquis lui conféra le sacrement en grande pompe dans une salle d'où l'on avait banni tous les ministres de cultes idolâtres. Après la cérémonie, la princesse fitrappcler lesprétres, se mit à genoux, demanda du vin, les pria tous de lui donner leur bénédiction, et A'oulut que Rubruquis et les cbiéliens se missent à cban- ter les Psaumes, ce dont ils s'acquittèrent. Mais, quand ils eurent fini, la reine néopbyte était ivre-moite ^ elle ne pouvait plus se soutenir, les ministres de tous les cul les roulaient par terre, et la plupart des assistans furent em- portés dans cet état, au grand scandale des cbrélicns.
A Karrakorum, capitale des Tartares, Rubruquis trouva plus de douze sectes idolâtres qui avaient cha- cune leur culte, leur égli>e et leurs prosélytes, sans compter une petite communauté chrétienne, qui pria Rubruquis de venir officier dans sa chapelle. Le frère mineur y consentit, mais préalablement il crut bon d'in-* terroger ces fidèles sur les dix commandemens de Dieu. Jusqu'au huitième, l'examen eut lieu sans encombre. Mais quand ils arrivèrent à ce commandement, ils répondi- rent d'une voix unanime qu'il n'en fallait pas parler, et que leurs maîtres « ne leur donnant pour gages que ce qu'ils volaient j » force leur était bien de transgresser cet article de la loi divine. Rubruquis revint en Europe pai' l'Arménie, et donna aux Européens une telle idée de la barbare splendeur des régions visitées par lui, fit un tel récit de leur pouvoir, de leurs richesses, de leurs étranges coutumes, qu'il éveilla enfin l'esprit d'entre- prise et d'aventure , auquel nos contrées occidentales
E^ ASIF.. S:)
doivent une si grantle partie de leur piiissaiice et de leur opulence. Les Véi)iliens, qui tenaient alors une brillante place parmi les peuples européens, furent les premiers à suivre la trace de Rubruquis -, et les frères Marc Paul et Nicolas Paul, tou^ deux enfans de Saint-Marc, de- venus célèbres dans l'histoire des voyages, allèrent visi- ter, en 1160, le pelit-fdsde Gengis, maître de la Chine j ils résidèrent à Péki:i et à Bokhara, et après quatorze ans d'absence revinrent sains et saufs dans leur patrie , l'an 12GC).
Marc Paul, fils de Nicolas, éclipsa la renommée de son père et de son oncle. Observateur intelligent 5 réfé- rendaire exact do toutes les traditions asiatiques ^ doué d'un esprit lucide et d'une imagination assez vive pour s'associer aux fables merveilleuses de l'Orient , et repro- duire avec d'ardentes couleurs ces fictions caractéristi- ques, Marc Paul passa vingt-quatre ans en Asie ^ il traversa l'Arménie , la Perse, l'Irak, leRhorasan, le grand désert de Gobi, etc., etc., et entra en Chine. LesTarlares, conquérans de l'empire du milieu, avaient échangé leurs lentes nomades contre des palais élincc- lansd'or, et leur férocité guerrière s'était enfin adoucie. Le jeune Vénitien devint le favori de Kublay-Klian , empereur de la Chine, qui le prit sous sa protection spéciale , le nomma gouverneur de Yang-Chenfoiij l'em- ploya dans ditTérentes ambassades et le combla de pré- sens. Marc Paul revint par Ormus , Trébisonde, Cons- lanlinople, et passa les jours de sa vieillesse à Venise, où il rédigea l'histoire de ses voyages : ouvrages précieux et remarquables , auxquels on a follement reproché léui' nuance orientale^ comme si celte teinte merveilleuse, qui colore les objets sans jamais les défigurer, n'était pas le cachet de la véracité de l'auteur, la preuve aulhen-
86. DES PREMIETIS VOYAGEURS rLT.OPÉEÎfS
liquc de ce long séjour et de celle allcnlive observation qui avaient fini par l'assimiler avec les peuples qu'il a décrits.
L'Asie commençait à se dessiner d'une manière un peu plus nette aux regards de l'Europe, et , par une sin- gularité née du hasard, c'étaient les contrées les plus barbares ou les plus lointaines de celle parlie du monde que les voyageurs avaient explorées. On n'avait pas mis le pied dans les régions centrales de l'Hindoslan. Un frère mineur, que l'église romaine a canonisé, frère ODEnic du Frioul, ])arlit pour l'Inde quelques années après le retour de Marc Paul : son zèle ardent espérait, avec l'aide de Dieu, convertir ce grand pays où la su- perstition la plus complexe est si profondément enra- cinée : espérance illusoire, comme on peut le croire, mais à laquelle nous devons un voyage curieux par la naïveté de ses détails. Le premier, il décrivit exacte- ment les cérémonies de la religion indienne, le temple de lagnart et son char gigantesque , le culte de la vache , les sacrifices humains, la coutume des sutties (i) ^ <c et toutes les autres vilenies , abominations et cruautés que ces païens pratiquent communément. » 11 passa ensuite à Sumatra, visita l'île de Java, dont il donne une bonne descriplion , et revint en Europe.
Dès que l'on eut quelque notion de tous ces prodiges dont les vovageurs exagéraient encore la nouveauté, l'i- magination broda sur ce canevas 5 les vovages eurent leur roman comme Thisloire. Les plus hardis créateurs de ces
(i) On nomme ainsi les veuves qui se brûlent elles-mêmes sur le bû- cher où le cadavre de leur mari est de'pose'. Voyez l'article sur les veuves hindoues, dans le numéro 29, et, dans le nume'ro 38, l'extrait de l'ou- vrage si curieux de jNJ. llil)cr, cvcquc de Calculta, sur les mœurs de rinde , donlMM. Dor.dey-Duprc vont publier la traduction.
EN ASIE. 87
fictions, d'un genre inconnu jusqu'alors, furent le clic- valicr Makdeville et Feuaan Mendez Pii^ito. Jamais mensonges n'ont été débiles avec une solennité plus scientifique que les récits du baronet anglais. Il a tou- jours près de lui son astrolabe et sa boussole pour con- firmer ses assertions et attester la vérité de ses contes. Il a vu « des tortues blanches hautes de douze pieds , et où six hommes peuvent se loger , des hommes de trente pieds six pouces, des pygmées de trente pouces six lignes, des acéphales, des cynocéphales, des dicéphales, des géans qui n'ont qu'un œil, » tous les monstres et toutes les anomalies que le cauchemar d'un fiévreux peut inventer. Il a ren- contré un océan de sable , océan réel et sans métaphores, roulant d'énormes vagues, «au milieu desquelles vi- vaient des espèces particulières de poissons dont le goiit est excellent et la saveur semblable à celle de la morue sèche : » il en a goûté. Un torrent de rochers mobiles occupait le centre de cette mer, et « trois fois par se- maine , il se précipitait avec un fracas semblable à celui du tonnerre. » Enfin , en remontant à la source de ce tor- rent de pierres , on trouvera, dit-il, u des arbres dont la tige s'élève le matin , se développe par degrés, porte des fleurs à dix heures, des fruits à midi et disparaît avec le soleil couchant! » Quant au Portugais Pikto, échapj)é des galères qu'il méritait bien , sa réputation est faite , et son eldorado est singulièrement déchu.
Cependant le pouvoir et la valeur des Tartares con- quérans s'étaient progressivement affaiblis, depuis que leur vie nomade et farouche avait fait place aux délices et au luxe de la vie civilisée. Ils s'absorbèrent et se con- fondirent peu à peu dans la masse de la nation chinoise : singulier exemple d'une race vaincue , qui domine et efface ses maîtres en se les assimilant! Alois apparut un
88 DES PREMIERS VOYAGELUS ELUOPÉEKS
nouveau lléau de la terre, Timour-Beg ou Tamerlan , suivi de ces hordes encore sauvages que la civilisation n'avait pas amollies, et dont les nombreux troupeaux oc- cupaient les fertiles pâturages des rives de TOxus et de l'Iaxarlhe. L'Inde et la Perse furent inondées par les troupes de Tamerlan. Depuis l'Irtysch et le Volga jus- qu'au golfe Persique , et depuis le Gange jusqu'à l'Ar- chipel, l'Asie appartient à Timour. Ses armées élaient invincibles, son ambition sans limites^ Bajazet tomba sous ses coups > et le monde chixHien fiémissait déjà de- vant lui.
Henri III, roi de Caslille, prince habile et politique, entretint des relations amicales avec ce chef tartare, et PiEY Go^zales de Clavijo, Tuu dc ses envovés, nous a laissé la relation de l'ambassade dont il a fait partie en i4o3 (i). C'est un ouvrage rare, qui n'est traduit dans aucune langue et qui offre un vif intérêt. Crédule et su- perstitieux , mais bon peintre, Clavijo n'est peu digne de foi que lorsqu'un miracle chrétien l'arrache à son habi- tude de bon sens , et le fait ressembler à un chroniqueur du moyen-ag-e. Il a vu à Conslanlinople Tépée dont le flanc de Jésus-Christ fut percé, et il ajoute que le sang ruisselait encore sur la lame^ il a louché l'éponge impré- gnée de vinaigre que lui présentaient les bourreaux : dix ]uiges sont consacrées à ses exclamations et à la descrip- tion de ces reliques. Parmi les présens que le sultan de Babylonc envovait à Timour se trouvait une autre mer- veille plus vraisemblable : c'était un animal de couleur jaune , d'une taille élancée , tacheté de noir, aux jambes disproportionnées et au long cou. On le nommait lor-
(i) Hisioria del ^raii Tamerlan ^ itineuirio y rclciciou de la Tlniba- jada j etc. Scvlllc , iS^i.
EK ASIE. 8(-)
niifa : c'était bien certainement la giraffe , que Marc Paul appelle ziniafa. Après l'arrivée de Clavijo et de sa suite à Samarcande, on le fit attendre huit jours, en lui disant que plus Timour voulait l'aire lionneur aux envoyés (ju'on lui députait, plus il tardait à les admettre en sa j)résence. Enfin le grand roi, dans toute sa splendeur, assis sur un tronc étincelant d'or, reçut Clavijo avec courtoisie. Il Tinvila ensuite à un festin dont le lait de jument et la chair de cheval faisaient tous les frais : « Chose étonnante, dit-il, si l'on compare ce repas mo- deste à la richesse et à la puissance du monarque. »
Samarcande que nous connaissons à peine aujourd'hui, et que depuis un siècle pas un seul voyageur n'a visitée , est décrite en détail par Clavijo; suivant lui, cette ville ressemble à un grand jardin semé de palais s[)lendides. Plus de cent cinquante mille âmes de toutes les nations d'Asie habitaient cette capitale, où se trouvaient, en même tems que notre ambassadeur , les envoyés du czar mosco- vite, « semblables à des forgerons, dit-il, portant des peaux de bétes et des chapeaux si petits qu'à peine leur tète y pouvait entrer. »
NicoLO CoKTi rédigea en i449 5 P'^i' ordre du pape Eugène 1\' , le récit de ses voyages en Asie. Dans un mo- ment de péril il avait renié la foi chrétienne j le pontife auquel il demanda son absolution le condamna à don- ner à Poggio (le Pogge), son secrétaire, cette relation, que nous possédons encore traduite en portugais, sur la traduction latine du Pogge. Conti avait vécu long- tems dans Tlnde, dont il fait une description exacte. A ce voyageur succédèrent les ambassadeurs vénitiens,
Co^■TARI^I, IjAnBARA, ALEXA^Dr.I : HlERO^YME DE Sa:NT0,
Génois, qui visita Calicut, Ceylan, la côte de Coromandel et lePégu, royaume alors puissant: Césaf; Fkldéric, Vé-
go DES PREMIERS VOYAGEURS EUROPÉENS EW ASIE.
nilien , qui passa dix-huit ans en Asie , et séjourna aussi à Pcgu , dont il dépeint vivement la magnificence ; Gas- pard Baldy, autre Vénitien , auquel le roi de Pégu de- manda comment se portait le roi son maître. « Nous n'avons pas de maître, répondit Balhy ^ Venise est une république. » A ces mots le monarque partit d'un éclat de rire si violent, que pendant quelques minutes toute la salle en retentit. Ce souverain si gai, soupçonnant quelques-uns de ses nobles d'entretenir des intelligences avec le roi d'Ava, les réunit tous avec leurs femmes et leurs enfans au nombre de quatre mille sur le même échafaud, et les fit brûler.
A mesure que nous nous sommes rapprochés des tems modernes , notre route s'est éclairée. Il resta peu de pro- grès à faire dès que Ton sut que l'Atlantique communi- quait avec l'Asie-, que des voyageurs audacieux avaient pénétré en Perse par la Russie. On devina et bientôt on fixa la forme réelle du continent et des îles asiatiques. Depuis le commencement du dix-septième siècle , chaque période de vingt années contribua à rectifier de graves erreurs. L'Occident et sa civilisation puissante entamè- rent les vieilles superstitions orientales. Le séjour des missionnaires en Chine, les colonies européennes dans l'Orient, augmentèrent la masse des lumières. Nous ne nous occuperons pas de suivre dans leurs progrès et dans leurs découvertes les voyageurs modernes, plus utiles sans doute, mais dont les ouvrages sont plus connus et moins naïfs que ceux dont nous avons tracé la route.
( Quarterly Review. )
TERRE DE VAN-DIEMEN
DANS L AUSTRALIE.
Il est inutile de rappeler à nos lecteurs que les établis- scmens anglais de TAustralie sont répartis dans la Nou- velle-Galles du Sud et dans la Terre de Van-Diemen , grande île située non loin des côtes de la Nouvelle-Hol- lande (i). C'est seulement en i8o4 que ce dernier éta- blissement a été fondé. Sa population actuelle s'élève à plus de 16,000 âmes, dont 4î000 vivent à Hobart-Town , qui en est le cbef-lieu. Il existe déjà des antipatbies vio- lentes, des baines , des conflits d'araour-propre entre les colons delà Nouvelle-Galles et ceux de la Terre de Van- Diemen. Et pourquoi? Ils ont également des terres im- menses à défricber, entreprise qui, à cause de son étendue , ne pourra être consommée que par une posté- rité très-reculée 5 c'est même tout au^plus si les colons actuels connaissent et ont exploré la vingtième partie des grands territoires sur lesquels ils vivent. Mais , comme Tobserve un moraliste, s'il ne restait plus que deux bommes sur le globe , ils trouveraient encore le moyen de se quereller , quand ce ne serait que pour les limites. Nous avons extrait la description que l'on va lire de la terre de Van-Diemen d'une lettre de Hobart-Town , en date du 26 mars 1829. L'auteur de celte lettre s'était rendu dans cette ville , après avoir éprouvé beaucoup
(i) On peut voir, à cet rgard, le Tableau statistique de l'Australie , dans notre 28e numéro, et les divers articles inscre's dans les numc'- ros 6, i5 et 3i.
()2 lERRE DE VA^'-DIEME^' DANS LALSTKALIE.
(Je mallieuis en Anglelorre^ il parait que sa siUialioii s'y est promptemeiit am<'liorée. Voici en quels termes il })arle de cette belle colonie :
« La terre de Yan-Dicmen est assurément un pays enchanteur. Prenez le climat de Tllalie , les montagnes j)illorcsques du pays de Galles , la fertilité de TAngle- lerrcj combinez ensemble tous ces avantages, et vous aurez une idée de la contrée que j'habite aujourd'hui. Les fruits, les légumes et toutes les autres productions de la terre, viennent mieux dans celte île superbe, et ont plus de saveur qu'en Europe^ ils se succèdent sans interruption pendant tout le cours de Tannée , car il n'y a ])oint ici d'hiver, à moins que l'on ne donne ce nom aux mois de juin et de juillet, pendant lesquels il y a du vent et de la pluie. Les animaux apportés par les premiers ])lanteurs se sont répandus dans tout le pays. Les som- mités des montagnes, et une partie de leurs versans , sont couverts de pins, de chênes, de cèdres, de gom- miers , de bois de rose et de beaucoup d'autres arbres. Ce serait vraiment une jouissance délicieuse que de se ])romener dans ces forets, si elle n'était pas troublée par la crainte d'être percé par la lance d'un indigène, ou de voir un serpent s'enlacer dans vos jambes. Je fus un jour assailli par deux énormes taureaux sauvages , et ce fut à grand' peine que je pus me soustraire à leur attaque, en m'élançant sur le tronc d'un gommier qui était tombé à travers l'abîme. Parmi les quadrupèdes indigènes , il n'y en a aucun qui soit dangereux j j'y ai rencontré une petite espèce de pantère , mais elle est fort timide et d'un caractère inolfensif. Il n'en est pas de même des reptiles et des insectes 5 ils n'attaquent point heureusement les fruits et les légumes, mais on ne peut se faire d'idée de la rapidité avec laquelle ils détruisent les arbres. Le corps
Tr.r.RE DE VAN-DIEMF.N D.V>S l'aUSTRALIF. Ç)3
de la tarentule australienne est aussi gros rjuiine noix: j'ai eu oecasion d'en délruire un grand nombre dans l'intérieur des apparlemens -, eelle tarentule, ainsi que l'honiMe cejitipède, y sont très-vénéneux. L'extension des ctdlures fera disparaître sans doute une partie de ees inconvénicns et d'une vermine dégoûtante, qui s'attache à vos habits, les ronge et les dévore dans le moment même où vous les avez sur les épaules. Près de la ville, dans une petite île de la haie de Ralph, se trouve un grand nombre d'ânes sauvages, qui marchent en troupe, et qui, dès qu'ils vous aperçoivent, se mettent à braire, secouent leurs oreilles et leurs queues, et s'enfuient avec une si grande rapidité que je défieiais au chasseur an- glais le plus intrépide de les atteindre. Les bêtes à cornes se sont tellement propagées dans l'île, que le prix en est très-inférieur à celui des marchés de Londres. Quant aux kangarous, que les promeneurs du Jardin Zoolo- gique (i) doivent tous connaître maintenant, il n'en coûte, pour se les procurer, que la peine de les tirer-, leur saveur n'est point au-dessous de celle de notre meilleure venaison. Dans cinq minutes vous pouvez, quand vous le voulez, vous procurer un boisseau d'huîtres et de muscles. En général le poisson de mer, qui y est excel- lent, se vend au plus bas prix à cause de son extrême abondance; il n'y en a presque aucun qu'on ne trouve dans les mers qui baignent nos cotes depuis la petite pe- tonde jusqu'à l'énorme baleine. La viande de boucherie est d'une qualité très-supérieure à celle de l'Angleterre; ce qui vient sans doute des herbes odoriférantes dont les pâturages sont remplis. Les céréales et les pommes de
(0 Jardin d'histoire nalurelle étnbll à î-ondres par souscription, Vovex sa description et ses statuts dans notre 2e nume'ro.
^4 TERRE DE VAN-DIEMEN DVKS l'aUSTRALIE.
terre se vendent à des prix beaucoup moins élevés que dans les contrées les plus fertiles de TEurope. Des pèches excellentes y coûtent un sou la douzaine; quant aux pommes, elles y sont en si grande abondance, que le pro- priétaire prend rarement la peine de les détacher des arbres, où les yjromeneurs les cueillent dans leurs ex- cursions sans que personne s'en inquiète. Je voudrais que vous vissiez, à New-Town, le jardin de notre ami B. : les branches y fléchissent à la lettre sous le poids des fruits; il n'y a pas la moitié des bras qu'il faudrait pour les cueillir, ni des bouches nécessaires pour les manger. Il n'existe point ici de réglemens odieux et absurdes sur la chasse-, quiconque a un fusil peut se livrer tant que cela lui convient à cet exercice. Nous possédons presque toutes les variétés d'oiseaux. Les canards sauvages y sont si abondans, que j'ai vu un chasseur en abattre vingt- quatre d'un seul coup. La volaille y est excellente; le plumage des pigeons et des coqs d'Inde s'est prodigieuse- ment amélioré dans cette partie de l'Australie j et il est impossible de ne pas être surpris de la richesse et de la variété des teintes qui les colorent. Dans les bois, les perroquets ont l'humeur fort sociable et sont presque apprivoisés-, j'en ai vu quelquefois une cinquantaine qui volaient autour de moi et qui brillaient aux rayons du jour comme des pierres précieuses.
)) Quant à cette race d'animaux que vous et moi nous connaissons le mieux , je veux parler de la race humaine , elle se divise ici en deux espèces : Tune blanche et l'autre d'un noir de jais. La première est à peu près la même qu'en Angleterre, un peu moins sociable ce- pendant, et tout aussi malfaisante quand elle est irritée. Celte espèce se subdivise en deux classes : celle des plan- teurs libres qui émigrent , comme je l'ai fait, par néces-
TETIRE DE VAN-DIEMEN DANS l'aUSTUALIE. qS
silé , Cl parce qu'ils ne peuvent plus trouver l'aisance qui leur est nécessaire dans la mère-patrie^ la seconde se compose des déporlés auxquels une loi plus impérieuse encore interdit la terre nalale. Les déportés sont tous bien nourris, bien vêtus, très-paresseux et très-miséra- bles, menlant, fraudant, jurant, buvant^ en un mot tout le contraire de ce qu'il leur serait si facile de de- venir dans celle terre privilégiée, c'est-à-dire beureux et vertueux. Il n'y a pas dans la colonie de nécessiteux, et il ne peut pas y en avoir. Vous n'y verrez pas de ces visages pâles et rongés de soucis, que vous rencontrez à chaque coin de rue , dans les grandes capitales de l'Eu- rope. Il n'y a d'autre misère que celle qui résulte de l'oisiveté et de la débauche. Quant à la population noire, elle est peu nombreuse et méconnaît entièrement les bienfaits delà civilisation. Elle est tellement stupide que, dans un pays où la douceur de la température rend les vètemens inutiles , elle ne peut se résoudre à emprison- ner ses membres dans les tissus de laine qu'on lui offre en échange de sa liberté , et qu'elle préfère une vie d'aise et d'indépendance à une vie de servitude et de labeur. Les blancs , justement révoltés d'une folie aussi brutale, expriment leur différence d'opinion en ajustant sur les noirs le canon de leurs fusils -, et ceux-ci répondent à cet appel si logique fait à leur raison , en perçant les blancs de leurs lances, chaque fois que l'occasion s'en présente: cette controverse ne se terminera sans doute que lorsque l'une des couleurs aura exterminé l'autre. Les noirs ont une grande vigueur musculaire, mais leurs traits sont hideux, du moins d'après les idées que nous nous sommes faites de la beauté. Ils marchent en troupes, mais ils ne paraissent pas avoir de chefs, ni aucune idée quelconque de gouvernement. On a élevé plusieurs de leurs enfans
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dans les écoles de la ville : quand une fois ils étaient par- venus à Fàgc de puberté, un instinct irrésistiMe les rap- pelait dans leurs solitudes. N'ajoutez aucune foi à ce que l'on vous dit en Angleterre de la rc'forme qui s'opère dans les habitudes et les mœurs des déportés : ils sont aussi dérangés et aussi paresseux que peuvent l'être les filous et les vagabonds du Royaume-Uni. Seulement la tentation au crime est diminuée par l'absence compara- tive du besoin j et il leur est plus diffic de de le commettre parce qu'ils sont soumis à une police plus sévère. Voilà les uniques raisons pour lesquelles les vols et les autres délits sont moins nombreux qu'en Angleterre. En ré- sumé , ceux qui n'ont pas besoin pour vivre agréablement de beaucoup de société, ou qui ne sont pas très-délicats sur le choix de leurs liaisons, ne sauraient mieux faire cpie de se transporter ici. C'est une terre promise pour les agriculteurs et les bons artisans, et même sans avoir une industrie spéciale, quiconque voudra travailler no peut pas manquer d'y trouver des moyens d'existence. )>
( Asiadc Journal. )
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DES LIEUX LES PLUS FAVORABLES AU RÉTABLISSEMENT DES MALADES DONT LA POITRINE EST AFFECTEE.
La passion des voyages est si générale parmi les An- glais, qu'ils doivent attacher beaucoup d'importance à connaître les parties du continent où l'air est le plus sain, soit qu'ils jouissent d'un bonne santé, soit, à bien plus forte raison, qu'ils soient attaqués de cette maladie lente appelée consomption , qui est plus commune en Angle- terre que partout ailleurs. Le remède le plus ordinaire , quoique souvent le moins efficace, de cette cruelle mala- die étant le changement de climat , le docteur Clark vient d'offrir au public le résultat de ses observations et de son expérience pendant le long séjour qu'il a fait sur le continent, afin de prévenir les funestes effets de l'in- conséquence des malades et souvent de leurs médecins dans le choix d'une résidence, soit dans le midi de la France, soit en Italie et en Suisse. C'est après un séjour de neuf ans dans ces diverses contrées, que le docteur Clark s'est occupé d'établir des points de comparaison entre elles et les parties de la vieille Angleterre les plus renommées par leur salubrité et la douceur de leur tem- pérature. Ces recherches intéressent à un si haut degré la santé publique , que nous croyons rendre un véritable XXVI. 8
100 t>ES LIEUX LES TLL'S FWOrvABLES
service à nos lecteurs, en leur en faisant connaître les résultats.
Son ouviagc est divisé en deux parties : dans la pre- mière, il examine quel est le degré de température le plus favorable à la santé qu on puisse trouver soit en Angleterre, soit dans l'Europe continentale:, dans la deuxième , il s'occupe des principales maladies sur les- quelles la douceur du climat a une influence salutaire. La consomption y est étudiée avec un soin tout particu- lier, et Ton apprendra sans doute avec surprise, que le midi de la France , qui est depuis si long-tems en faveur auprès des malades attaqués de ce mal cruel, est entière- ment proscrit par l'auteur.
« Sud-est de la France. Les observations que j'ai faites, après une expérience de plusieurs années, m'ont clai- rement démontré combien il était absurde d'envoyer les pulmoniques passer l'hiver dans le midi de la France , car dans toutes les saisons la température de ce pays est absolument contraire aux maladies de poitrine. Com- ment osc-l-on choisir pour la résidence des personnes dont la poitrine est délicate, une contrée où le terrible circius souffle avec tant de violence ? Une semblable er- reur prouve la légèreté avec laquelle on adopte les opi- nions médicales les moins rationnelles.
» La sécheresse est un des caractères les plus remar- quables de la Provence-, on a calculé qu'il ne tombe annuellement que dix-neuf pouces d'eau à Marseille et à Toulon ^ ce qui fait six pouces de moins qu'à Londres , et moitié moins qu'à l'extrémité sud-ouest du comté de Cornouuilles. Le nombre des jours de pluie est de 67 par an dans la Provence, et de 178 à Londres^ la quantité d'eau qui s'évapore à Toulon , dans le cours de l'année,
Al\ MALADES DONT LA POITRINE EST AIFECTÉE. 10 1
est de quarante pouces, de Irente-dcux pouces à Paris, de vingt-cinq à (josporl (i)et seulement de \ingl-qualrc à Londres. Il est facile de voir par ce simple aperçu que la Provence est le pays le plus sec de TEurope ; son aspect est loin de démentir la vérité de ces calculs. Ce serait un des pays les plus tristes de TEurope , si son ciel pur et la beauté des mers qui baignent ses côtes , n'en compensaient l'aridité.
)) La température du sud-est de la France est en général si sèche et si brûlante qu'elle oppresse et irrite la poi- trine. Quoique beaucoup plus chaude que l'Angleterre, la Bretagne , la Guicnne , elle est cependant plus variable dans la proportion d'un à trois durant toute l'année, et de deux à un, d'un jour à l'autre -, l'hiver y est aussi très- ligoureux, lorsque le vent du nord-est, nommé mistral par les habitans du pays, souffle avec continuité. Il est difficile , quand on n'en a pas ressenti l'impression , de se la ire une idée de la violence de ces brises glaciales. Le mistral fait un bruit épouvantable; il renverse sur les roules les voyageurs à pied , et plus d'une fois il a entraîné à la mer ceux qui se promenaient sur ses bords. Un Fran- çais qui avait fait la campagne de Pvussie m'a dit qu'en revenant de Marseille, dans le cabriolet de la malle- poste , il n'avait pas moins souffert du froid que pendant la retraite de Moscou. Ce vent cruel ne cesse guère de se faire sentir qu'à la hauteur de Montélimart, dans le Dauphiné. Une chose inconcevable, c'est que ce sont les médecins français qui connaissent le moins les dangers de Marseille et en général de la Provence , pour les pul-
(i) Gosport est une ville d'Angleterre silue'e sur le bord occldcnliil de la rade de Portsmouth , à une petite distance de cette ville. Elle est (citéc pour sa salubrité.
102 DES LIELX LES PLLS FA^■ORABLES
moiiiqucs ^ la plupart d'entre eux ne manquent guère d'y envoyer ceux que leur art n'a pas pu guérir. Ce fu- neste expédient ne sert presque toujours qu'à hâter la fin de ceux pour qui on l'emploie. On m'assure cependant que cette prévention funeste en faveur du climat de la Provence commence un peu à s'affaiblir parmi les méde- cins du continent. 11 faut espérer que l'expérience finira par en faire entièrement justice.
» Le climat de la Provence ne convient pas aux per- sonnes malades de consomption ou d'une irritation dans les membranes muqueuses des organes digestifs et pul- monaires, et principalement dans les irritations de l'es- tomac, du larynx et de la trachée-artère ^ mais il est sa- lutaire pour les individus d'un tempérament mou, qui sont disposés à des affections mélancoliques et dont une atmosphère humide augmente l'état de souffrance. L'air sec de la Provence et son ciel élincelant de lumière pro- duisent alors des effets merveilleux. On en peut encore tirer parti pour guérir les fièvres intermittentes et chro- niques. »
Après avoir scrupuleusement examiné les inconvé- niens et les avantages de la température du midi de la France, Tauteur s'occupe du climat des principales villes de l'Italie, considéré sous le même rapport.
(( Il n'y a peut-cire pas de contrée qui réunisse une plus grande diversité de température que l'Italie^ mais je bornerai mes observations au pays qui s'étend depuis le littoral de la Méditerranée jusqu'au pied des Apennins. On y remarque beaucoup de rapports avec le midi de la France ^ cependant la température est plus chaude , moins humide et plus variable qu'au sud-ouest de ce royaume-, plus douce, moins sèche, moins irritante qu'en Provence, et moins exposée au souffle brûlant des
Aux MALADES DONT LA POITTINE EST AFFECTÉE. Io3
vents du sud, ainsi qu'aux vents froids et desséchans du nord.
)) Les principales circonstances qui modifient les ca- ractères généraux du climat de cette région dépendent dans plusieurs villes du plus ou moins de proximité de la mer ou des Apennins. Gènes et Naples sont toutes deux entourées de montagnes et placées sur le bord de la mer-, Pise n'en est qu'à quelques milles et touche à l'une des branches du bas Apennin. Rome est à douze milles de la côte et à vingt-quatre des montagnes j Florence, éloignée de la mer et placée au cœur des Apennins, n'appartient plus, pour ainsi dire, au climat de l'Italie.
» Quant à Gênes, enfermée entre des montagnes es- carpées et la mer, elle n'offre aux malades que de rares espaces pour se promener : son climat ne peut leur con- venir j l'été y est plus chaud, et l'hiver plus froid qu'à Nice : l'air y passe sans cesse du froid au chaud ^ ce- pendant, quoiqu'il soit très-vif, il cause moins d'irrita- tion qu'en Provence. Somme toute, le climat de Gènes est très-salubre, mais il est trop sec pour les poitrines dé- licates.
» Florence est, à n'en pas douter, l'un des plus agréables séjours de toute Tltalie, mais il ne conviendrait nulle- ment à un malade, surtout à celui qui serait dans un élat de consomption. Située au milieu des montagnes du bas Apennin , dont les sommités sont couvertes de neiges pendant l'hver, et exposée au courant d'air de la vallée de l'Arno , cette ville est sujette à des transitions subites de température et à des vents très-froids pendant l'hiver et le printems. Les brouillards y sont beaucoup plus com- muns que dans les parties méridionales de l'Italie. A tout prendre, le climat de Florence n'est pas plus va- riable que celui de Rome j il l'est un peu moins que celui
104 lïES LIELX Lî:S ILUS FAV0UA3LL3
de jVaples. Il y tombe annuellement Si" six poucos d'eau ^ les jours de pluie y sont au nombre de io3 : Tair y est froid et humide en hiver. Je ne connais aucune espèce de maladie à qui le séjour de celle ville puisse èlre avan- tageux. Cela est d'autant plus fâcheux . que les mœurs douces de ses babilans et la beauté de ses environs dé- terminent facilement les malados à y resler.
» Le climat de Pise est reconnu depuis long-tems pour être très-salutaire aux pulmoniques ^ aussi celle ville est- elle le rendez-vous non-seulement de nos malades , mais encore de ceux de la Toscane, des états de Lucques et même de la Lombardie , qui viennent y passer l'iiiver. Celle ville n'est qu'à cinq railles de la mer -, elle est traver- sée par l'Arno qui forme une espèce de croissant du colé du nord. Les maisons bàlies autour de cet arc faisant face au midi, mettent un espace de terrain considérable à l'a- bri des vents du nord. Le séjour de Pise peut être recom- mandé aux malades les plus délicats.
» Le climat de Naples ressemble plus en général à celui de INice qu'à tout autre j l'automne et l'hiver y sont éga- lement très-doux, et le printcms sujet à des vents d'un froid àprc d'aulant plus contraire aux malades qu'à cette époque les rayons du soleil sont brùlans. L'hiver y est quelquefois encore plus doux qu'à Psice, mais il est plus variable et plus humide \ le sirocco y souffle avec vio- lence , tandis qu'on le ressent à peine à Nice.
» L'air qu'on respire à Rome est très-doux , mais il est en même tems d'une pesanteur débilitante. La tem- pérature y est plus constamment uniforme que dans toutes les autres villes de la péninsule : on préfère en général le climat de Rome à celui de Naples, de Pise, de la Provence , mais non à celui de Nice. La chaleur y a deux fois plus d'intensité qu'à Londres , à Gosport et à
Aux MALADES DO^T LA rOlTUlNE EST AlFECTÉE. lOi)
Madère. Si la température y est inférieure, sous le rap- port (le Tégalilé, à eelle de Madère, de Nice, de Pise , de Livourne et du sud-ouest du G)rnouailles, elle est bien plus constamment la même qu'à Naples et à Pau. Le climat de Rome paraîtrait humide comparé à celui de Nice et de la Provence, car il y tombe annuelle- ment, pendant iiy jours de pluie, une quantité d'eau plus considérable d'un tiers que dans ces contrées \ mais il est cependant beaucoup plus sec que celui de Pise et duaud-ouest de la France. >»
Le docteur Clark considère le séjour de la Suisse comme très-dangereux pour les malades.
« Je n'ai point hésité , dit-il , à conseiller aux ma- lades, surtout à ceux qui sont attaqués de pulmonies . de sortir de l'Italie pendant Tété ^ mais je suis plus em- barrassé pour leur désigner une résidence qui leur soit avantageuse. La Suisse , qui se présente naturellement , nous oÊfre beaucoup de choses très-séduisantes, mais il faut s'en méGer, car le climat de ce pays est sujet à des transitions subites du chaud au froid qui le rendent extrêmement dangereux. La grande fraîcheur des nuits et la vivacité de l'air ne peuvent qu'être très-nuisibles aux personnes maladives.
)) Cependant les malades qui se trouvent dans un étal de consomption pourraient essayer de passer l'été en Suisse, en s'y conduisant avec beaucoup de prudence. Les environs de Genève et les bords du lac me parais- sent les lieux les plus convenables sous ce rapport. Il fait trop chaud à Vevey durant les mois de juillet et d'août pour s'y fixer. Les hauteurs qui environnent Lausanne sont trop exposées aux vents du nord, et à une bise piquante qui souffle ordinairement après le coucher du soleil dans les jours les plus chauds de l'été.
I06 DES LIEUX LES PLUS FAVORABLES
La partie basse entre Lausanne et le lac est plus abritée et plus ebaude.
» Un voyage sur mer, entrepris durant le cours de l'été, peut avoir des résultats très-avantageux , si Ton navigue sur l'Atlantique dont la température est bien préférable à celle de la Méditerranée. »
Le docteur Clark, qui jusqu'ici était assez avare de louanges, fait un panégyrique complet du séjour de Madère.
(( Cette île, si justement renommée par la douceur et l'égalité de sa température , peut être comparée avec avantage aux climats les plus favorisés de l'Europe.
w La température moyenne de Funcbal , capitale de nie, n'est pas beaucoup plus ebaude que la température moyenne de l'Italie et de la Provence ^ mais elle est bien plus uniforme, et c'est le point qui importe le plus à la santé des malades.
» Durant le cours de l'année, mais seulement dans l'espace de y 3 jours , il tombe à peu près autant de pluie qu'à Rome et à Florence , tandis qu'il pleut à Naples 9^ jours par an, à Rome 117 jours et 1^8 à Londres. C'est principalement en automne qu'il pleut à Madère , mais durant le reste de l'année l'atmospbère est d'une pureté admirable.
» D'après l'aperçu comparatif du climat de Madère avec celui des autres contrées de l'Europe les plus fa- vorablement situées, on comprendra facilement combien le séjour de cette île est préférable pour la guérison des maladies sur lesquelles l'influence du climat a le plus d'action. On voit que la différence des saisons est à peine sentie dans cette île fortunée -, les vents y sont rarement froids, et le tems presque toujours serein.
» On peut conclure de tous ces avantages que le cli-
AUX MALADES DOKT LA POITRINE EST AFFECTÉE. 10^
mal de Matière est le plus beau de noire hémisphère septentrional ^ il esl exempt, par son extrême salubrité, des maladies endémiques, qu'enliinle d'ordinaire l'ex- trême douceur de la température -, il offre donc toutes les chances possibles de guérison aux malades qui ont besoin pour se rétablir d'un climat tempéré et uniforme.
» Je ne connais aucun lieu sur le continent où les pulmoniques puissent résider toute l'année avec autant d'avantage qu'à Madère. Le docteur Heincken , qui a long-tems demeuré dans celte île pour se guérir d'une maladie de poitrine, a observé que les pas rétrogrades qu'il faisait en hiver étaient plus que compensés par les progrès rapides de sa guérison pendant la belle saison , et que, si celte saison avait pu se prolonger, il aurait entièrement recouvré sa santé. Il conseille en consé- quence aux malades d'aller passer l'hiver en Amérique et de revenir l'été à Madère.
)) Cependant, le grand nombre de malades qui aban- donnent leur patrie pour chercher un hiver plus doux sur le continent, et qui ensuite sont forcés de fuir en été ses contrées méridionales, pourraient s'épargner de longs et dispendieux voyages en prenant leurs quartiers d'hiver à Funchal, et en choisissant un site plus élevé aux environs de cette ville pour y passer l'été. Je me fé- licite beaucou^v de voir les avantages de ce beau pays de plus en plus appréciés par nos compatriotes. Depuis quel- que tems, il s'y est formé, en quelque sorte, une petite colonie anglaise, composée en grande partie de valétu- dinaires. Nos communications avec cette île sont main- tenant si promptes et si multipliées qu'il est tout aussi facile de s'y rendre qu'aux eaux thermales des bords du P\.hin ou des Pyrénées. »
L'intéressant ouvrage du docteur Clark doit cire mis
I08 DES LIEUX LES PLUS FÀYOllACLES , ETC.
entre les mains de toutes les personnes qui voyagent , et notamment de celles qui sont attaquées de cette fatale pulmonie , si funeste en Angleterre à la jeunesse et à la beauté. Il contient un grand nombre de documens cu- rieux faits pour intéresser les lecteurs qui cberchenl également dans un livre l'instruction et l'agrément.
{Lit. Gaz. )
TÉRENCE LE TAILLEUR.
The dcil cam fiddlin' tbrough tlie towu, Anddauccd awa wi' lli' cxciscman (i). BURNS.
1Mai>teîîakt si vous voulez tenir votre langue pendant quelques minutes , je vous dirai toute l'histoire de Té- rence OTlaherty, le petit tailleur à cheveux roux, qui demeurait à Duhlin, tout près de la porte de Dermot Reillv , en tournant à gauche, quand vous allez à la maison commune. Vous apprendrez comment il prit du tabac, but une bouteille et causa avec le diable j com- ment il lui fit une paire de culottes j comment il réussit à se débarrasser de sa femme Judith qui l'avait tant tour- menté de son humeur acariâtre -, et comment il fut en- suite heureux jusqu'à sa mort, si toutefois il est mort, car c'est, le concernant, la seule chose que je ne sache pas bien.
Or donc vous saurez qu'un jour d'hiver, vers onze heures du soir, Judith était allée se coucher, et que Té- rence , resté sur son établi , raccommodait les chausses de l'abbé O'Phelim, le vicaire.de la paroisse. Avant de se mettre au lit, Judith s'était disputée avec son mari, et elle lui avait jeté à la tête une grosse pomme de terre au- dessus du sourcil droit. Les yeux du pauvre tailleur pleu- raient, mais je ne vous dirai pas si c'était le coup qui les faisait pleurer, ou un grand verre d'eau-de-vie qu il venait de boire pour se remettre. « Ah ! dit-il en retour-
(i) «Le diable courut la ville en jouant du violon, et il emporta eu dansant L commis de l'excise. »
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I08 DES LIEUX LES PLLS FAVOUABLES , ETC.
entre les mains de toutes les personnes qui voyagent^ et notamment de celles qui sont attaquées de cette fatale pulmonie , si funeste en Angleterre à la jeunesse et à la beauté. Il contient un grand nombre de documens cu- rieux faits pour intéresser les lecteurs qui cherchent également dans un livre Tinstruclion et l'agrément.
( Lit. Gaz. )
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TÉRENGE LE TAILLEUR.
The dcil cam fiddlin' Uirough ihe lowu . And dauced awa wi' tU' ciciscman (i). BuRNS.
MAINTENA^T si VOUS voulez tenir votre langue pendant quelques minutes, je vous dirai toute Thistoire de Té- rence OTiaherty, le petit tailleur à cheveux roux, qui demeurait à Dublin, tout près de la porte de Derraot Reillv , en tournant à gauche, quand vous allez à la maison commune. Vous apprendrez comment il prit du tabac, but une bouteille et causa avec le diable^ com- ment il lui fit une paire de culottes ^ comment il réussit à se débarrasser de sa femme Judith qui l'avait tant tour- menté de son humeur acariâtre -, et comment il fut en- suite lieureux jusqu'à sa mort, si toutefois il est mort, car c'est, le concernant, la seule chose que je ne sache pas bien.
Or donc vous saurez qu'un jour d'hiver, vers onze heures du soir, Judith était allée se coucher, et que Té- rence , resté sur son établi , raccommodait les chausses de l'abbé O'Phelim, le vicaire de la paroisse. Avant de se mettre au lit, Judith s'était disputée avec son mari, et elle lui avait jeté à la tête une grosse pomme de terre au- dessus du sourcil droit. Les yeux du pauvre tailleur pleu- raient, mais je ne vous dirai pas si c'était le coup qui les faisait pleurer, ou un grand verre d'eau-de-vie qu'il venait de boire pour se remettre. « Ah ! dit-il en relour-
(i) «Le diable courut la ville en jouant du violon, et il emporta eu daa&ant L commis de l'excise. »
IIO TÉRENCE LE TAILLEUR.
nant les chausses de Tabbé O'Phelim, ma situation est vraiment bien triste j d'autant plus que je ne sais que diable faire pour m'en tirer.
• — Bien triste en effet ! » reprit quelqu'un tout près de lui-, et en levant les yeux de dessus son ouvrage, Té- rence vit un monsieur de bonne mine , babillé de noir, au teint brun , avec des lunettes sur le nez, qui était assis en face, les coudes appuyés sur l'établi, son menton dans ses mains , et qui le regardait fixement.
« Oui certes, dit Térence un peu surpris , ma situa- tion est bien triste; et ce qu'il y a de pire, c'est que je n'ai aucun moyen d'en sortir!
— C'est ce que nous verrons plus lard , reprit l'étran- ger. Ce qu'il y a de certain, c'est que nul homme au monde n'est aussi tourmenté en Irlande. Votre femme...
— Piche ! . . . n'en dites rien , car elle est couchée dans l'autre chambre ; et elle entendrait tout ce que vous diriez.
— En vérité , Térence, reprit l'étranger, vous devriez être honteux de vous-même. Vous avez un mot sur les lèvres que vous n'osez pas prononcer. Trêve à votre fai- blesse et redevenez un homme. Eh bien, ne pouvez-vous pas parler? w Mais le tailleur était muet comme un pois- son ; au lieu de répondre il se mit à frémir et à soupirer comme un quackre ; et son air était si mélancolique qu'on eût dit un curé faisant l'office des morts.
« Avez-vous entendu ce que je vous ai dit? continua le vieux gentilhomme.
— Oui, mais ma femme...
— Eh bien , votre femme , envoyez-la au diable !
— Je voudrais du meilleur de mon cœur qu'elle y fût déjà. ))
Vous auriez été ravi de voir Tair du vieillard quand
TÉUENCE LE TAILLECR. IH
il entcnilit ces paroles. Il prit Térencc par la main, et le secoua si fortement, qu'il fit sortir des larmes du bout de ses doigts, tellement que le pauvre tailleur se crut un instant au purgatoire , et même en pire lieu.
« Bien , Térence OTlaherty , je suis enchanté de vous entendre parler ainsi. Mille enfers! je ne suis ici que pour vous délivrer de Judith. » Ainsi dit l'étranger, elle tailleur, pénétré de reconnaissance, le prit dans ses bras , et le serra sur son cœur aussi tendrement que s'il eût été son père. uOh 1 s'écria-t-il , si effectivement c'est pour cela que vous êtes venu, vous êtes le plus digne gentilhomme de tout Dublin. Je vous suivrai au bout du monde ^ et je boirai à votre santé , chaque jour de l'année et à chaque heure du jour. »
Or, que croyez-vous maintenant que fit le vieux gen- tilhomme ? Il tira de sa poche de côté un petit carnet de papier blanc, une plume et une fiole d'encre rouge. Il trempa la plume dans l'encre , la donna au tailleur et lui dit d'écrire son nom dans un endroit particulier du livre qu'il lui indiqua du doigt.
Comme Térence se disposait à faire ce qu'on lui pres- crivait , il se rappela qu'il ne savait pas tracer une seule lettre-, mais l'étranger lui dit que peu importait , et que sa marque pouvait suffire. Là-dessus Térence traça sa marque^ et quand cela fut terminé, il demanda à l'in- connu s'il avait encore quelque chose à faire.
« Rien , si ce n'est de finir mes culottes le plus t6t pos-r sible.
— Quelles culottes ? reprit le tailleur fort étonné.
— Il faut, mon cher Térence, que vous ayez perdu l'esprit, que de ne pas savoir à quel engagement vous avez mis votre marque. Ne voyez-vous pas que vous vous êtes obligé à me faire une paire de culottes de peau, et
112 TÉREKCE LE TxViLLELR.
que, si VOUS ne tenez pas voire promesse, voire ame sera à moi pour toujours.
— Ah ! vous êtes un rusé ! reprit Térence, en secouant la lèle, et en souriant au vieillard d un air de bonne liumeur. N'importe ^ je vous ferai une si belle paire de culottes, que le conseiller O'Connell lui-même serait tout fier d'y passer ses jambes. Mais rappelez-vous aussi ce que vous m'avez promis pour Judith^ car si vous ne m'en débarrassez pas, vous n'aurez ni mes culottes ni mon ame.
— . Soyez tranquille, Térence O'Flaherty 5 aussi vrai que je suis un chrétien, vous pouvez compter sur moi.
— Plût au ciel que tous les chrétiens fussent comme vous, car ce monde serait alors le meilleur de tous; mais , par Jésus . . .
— Voulez-vous bien tenir votre langue I dit le vieux p;enlilhomme en colère, quand Térence prononça ces derniers mots. Je vous déclare, O'Flaherty, que, si vous vous avisez encore de jurer en ma présence par les puis- sances du ciel, je vous abandonne pour toujours j et, tant que vous vivrez , Juditli pendra à votre cou comme une meule de moulin. iM'enlendez-vous ? que diable ! ne pou- vez-vous donc pas parler sans renoncer à cette habiludo maudite de répéter sans cesse des sermens profanes. » Térence, épouvanté de l'idée de voir pour toujours Ju- dith suspendue <à son cou , tomba aux genoux de l'étran- ger et lui demanda son pardon. Toutefois il ne pouvait s'empêcher de penser intérieurement que le vieux gen- tilhomme n'avait pas tant d'aversion à jurer lui-même qu'à entendre jurer les autres.
Alors, sans dire un seul mot, il fut à son armoire, et il en lira deux ou troii jriècos de peau qu'il avait achetées quinze jours auparavant chez M. JMurphy OXeary, le
TÉREKCE LE TAILLEUR. Ilj
marchand qui loge sur le port. Il prit la mesure de sa nouvelle pialiqne, et il se mit aussitôt à l'ouvrage. Tan- dis qu'il travaillait, Tétranger, qui était toujours assis en face de lui, tour à tour discourait sur des sujets di- vers, ou chantait entre ses dents des houts de chanson dans une langue inconnue. La tctc du pauvre Térence n'é- tait pas très-forle, et il n'était pas dans l'usage de réfléchir ])eaucoup. Aussi pendant un certain tems son attention lut entièrement absorhée par son ouvrage. Cependant il ne put s'empêcher de penser un peu aux circonstances singulières où il se trouvait, et à se demander comment le vieux gentilhomme avait pu s'introduire dans la mai- son, sans qu'il eût vu ouvrir ou refermer la porte.
Une autre chose Tétonnait aussi quelque peu ; c'est qu'au bout d'une heure les culottes étaient presque finies. Mais ce qu'il y avait de plus singulier, c'est que son fil était aussi grand que lorsqu'il avait commencé. Il restait toujours le même , et il semblait que ce fil pût coudre toutes les culottes de l'Irlande. Toutefois quoique ces choses l'étonnassent, elles ne lui donnaient aucun trouble-, le tout lui paraissait miraculeux; et il avait vu vingt fois le père O'Phelim faire des miracles.
Tandis qu'il réfléchissait de cette manière, le vieux gentilhomme lui ofl'rit une prise de tabac, et il lui de- manda comment il le trouvait. «Excellent ! dit Térence, mais, sur mon honneur, je trouve qu'il sent un peu le soufre. » Et les politesses de l'étranger ne s'arrêtèrent pas là; car tirant de sa poche de côlé une bouteille et un verre , il les plaça sur l'établi, et il engagea Térence à eu boire une rasade avec lui. Le tailleur n'était pas homme à refuser semblable proposition -, il avala d'un seul trait un verre entier de la liqueur qui, à sa grande satisfaction, se trouva être de rexcellcnte eau-dc-vic.
I i4 TÉRENCE LE TAILLEUR.
«Maintenant, remettez- vous à votre ouvrage, dit Té- Iranger. — De tout mon cœur , » reprit Tcrence^ et il se mit à coudre avec une si furieuse activité, qu'on n'avait rien vu de semblable dans tout Érin, depuis les tems d'O'Brien ou du grand Phineas , premier roi de Munster. Les mouvemcns de son aiguille étaient si rapides que lui-même ne pouvait plus la distinguer. 11 semblait moins obéir à sa propre volonté qu'aux impulsions d'une fré- nésie diabolique.
J'ignore si c'est l'eau-de-vie qui avait troublé sa tête; ce quil y a de certain c'est que , lorsqu'il regarda son obligeant ami, il vit quelque chose qui le surprit beau- coup. Ses yeux, ceux du vieillard je veux dire, qui étaient naturellement d'un brun sombre, paraissaient briller comme des charbons ardens. <« Qu'est-ce? s'écria Térence, assurément j'ai perdu la cervelle, ou il y a quelque chose d'extraordinaire dans les yeux de votre honneur.
— Vous êtes un sot, O'Flaherty^ occupez-vous de voire ouvrage et finissez-en. » Le tailleur intimidé re- prit sa besogne , et dans trois minutes tout fut fini.
(( Maintenant, Térence, il faut que vous mettiez ces culottes, et puis nous boirons ensemble un bon verre d'eau-de-vie.
— Quant à l'eau-de-vie, j'y consens de tout mon cœur -, mais battez-moi si je porte jamais ces culottes.
— Il le faut cependant ; j'insiste pour que vous les mettiez.
— Je suis sûr que je ne sortirai jamais du purgatoire si je les mets.
— Eh bien, dit l'inconnu, d'un air très-mécontent, tout peut s'arranger entre nous. Je vous laisserai votre femme, et elle vous tourmentera dans ce monde comme
TÉRENCE LK TAILLEUR. l 1 5
flans Tautre. Maintenant, adieu, Térence OTlaherly, rt prenez soin de votre salut. » Celte menace eut l'efiet di'- siré. Le tailleur mit les culolles, et il aida son étrange ami à vider la bouteille.
Ce ne fut pas long. Les verres disparaissaient les uns après les autres comme par magie-, les tètes des deux buveurs s'enflammèrent, et ils se mirent à cbanlcr et à paj'ler si baut, ils firent un tel vacarme, qu'il est in- croyable que Judilb qui ronflait dans la pièce voisine ne se soit pas réveillée. Plût au ciel pour sa pauvre ame qu'elle y dormît encore , comme la fin de notre histoire va nous le montrer! Au fond, Térence avait , en quelque sorte , oublié qu'elle existât , ce qui ne lui était pas ar- rivé depuis que Tabbé O'Pbclim avait béni son union dans l'église de sa paroisse. Il avait bien parbleu d'au- tres choses en tète, car il pensait à la bonne eau-de-vie qu'il avait devant lui, et il faisait des vœux pour qu'elle pût durer toujours.
Mais tout préoccupé qu'il fût de ses réflexions, il ne pouvait s'empêcher de trouver quelque chose de diabo- lique dans le vieux gentilhomme. Ces yeux lumineux , qui avaient déjà arrêté son attention, le devenaient tou- jours davantage. Ils ressemblaient à des yeux de chat ou de hibou, dans l'épaisseur des ténèbres, et quand ils se dirigeaient sur lui, les jets éblouissans qui en sortaient lui faisaient fermer les siens. Ce n'est pas tout ; chaque fois que l'étranger paraissait satisfait de ce que disait Térence, on entendait quelque chose qui allait et revenait en frot- tant le plancher, comme si on eût balayé sous la table.
«Mais dites-moi donc, s'écria Térence, qu'est-ce qui fait ce bruit-là à vos pieds?
— Fiche... c'est ma queue qui a pris la mauvaise habi- tude de s'agiter elle-même quand je suis content. XXVI. 9
1 i6 TÉBEKCE LE TAILLELR.
— Votre queue? reprit Térence, en riant de tout son cœur. Ah ! je sais enfin qui vous êtes. Puisque vous avez une queue, je parie que vous avez aussi le pied fourchu.
— Sans doute 1 dit le vieux gentilliomme tout aussi gaîment ; tenez, regardez plutôt p) et il leva ses deux pieds et les ûl voir au tailleur : ils étaient aussi fourchus que ceux d'une vache ou d'un mouton.
Vous allez croire que le tailleur fut effrayé de tout cela-, mais point : le tour lui paraissait plaisant -, et por- tant le doigt à son nez , souriant et secouant la télé d'un air facétieux , il fit entendre au vieux gentilhomme qu'il savait bien qui il était. Vous-même, vous n'auriez pu conserver votre sérieux, si vous aviez vu Térence et l'étranger se regarder l'un l'autre, en se tenant les côtes el en pouffant de rire.
« Ah ! ah ! vous êtes un rusé ! s'écria alors le tailleur. Cest ce que j'ai dit d'abord, et vous voyez que je vous ai deviné. Maintenant que je vous liens, vous ne sortirez pas d'ici avant que vous ne m'ayez joué un petit air sur voire violon , car je suis sur que vous en avez un.
— De tout mon cœur^ mais je crois qu'un peu de danse ne gâterait rien : si nous faisions lever Judith, vous danseriez un cotillon avec elle, pendant que je fe- rais la musique.
— Gardez-vous-en bien î mais si vous voulez d'abord me laisser danser tout seul, vous pourrez ensuite vous en aller, en valsant, au purgatoire avec Judilh, si cela convient à voire honneur.
— Bien , Térence ! dit l'étranger ; je vous prends au mol^ et je suis sûr que vous me bénirez tant que vous vivrez. » Il lira alors son violon de sa poche et se mit à jouer un cotillon ^ et le tailleur dansa sur son établi , sau- tant comme un frénétique, jusqu'à ce qu'enfin, en tou-
TÉRENCE LE T.VlLIFAU. 11^
chant le plafond de sa Icte , il l'branla la chambre comme un lonncrre, tandis qno le vieux gentilhomme jouait avec ardeur, battant vivement la mesure de son pied Ibuichu , et agitant dans tous les sens les longues spirales de sa queue. Ce n'est pas tout, car Térence n'eut pas plus tôt commencé à danser, que ses ciseaux, ses aiguilles, sa cire, firent de même. Leur exemple fut suivi par la pelle à feu et les pincettes, si bien qu'il n'y avait pas un meuble dans la pièce qui ne fût ébranlé. Tout était en danse, les vivans et les morts-, et plus ils dansaient, plus leurs mouvemens étaient violens et désordonnés.
Mais, quelle pitié! voilà que la fêle fat tout-à-coup in- terrompue par Judith, qui avait ouvert sa chambre et qui présentait à la porte sa figure alongée et revéche. La musique s'arrêta j Térence effrayé retomba accroupi sur rétabli-, et les ciseaux, les pelles, les pincettes, §e laissèrent choir sur le plancher. Tout, dans la chambre, j)araissait abattu et consterné, à l'exccplion du vieillard qui conservait sa présence d'esprit, et qui ne témoignait ni crainte ni colère.
Je n'ai pas besoin de vous dire qu'en voyant ce qr.i se passait, Judith fut tout lîors d'elle-même. Les bras croisés et la mine ébahie, elle considéra d'abord sa];s mot dire cette scène étrange. Mais elle comprit bientôt ([ue c'était le moment d'agir, et, saisissant les pincettes, elle avança vers Térence, dans l'intention sans doute d'éteindre dans ses yeux la lumière du jour. Térence, en homme avisé, fut se mettre derrière le vieux gentil- homme, et l'interposition de celui-ci sauva la peau du pauvre tailleur des caresses qui lui étaient destinées. Mais Judith , dans l'impuissance de satisfaire sa vindicte sur l'un , voulut du moins la satisfaire sur l'autre; et, en conséquence, elle asséna un épouvantable coup sur un
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des cotds du pëlicranc de l'étranger^ mais celui-ci ne fît qu'en rire , et ainsi fit Tércnce quand il vit saillir une grande corne noire de l'endroit où l'étranger avait reçu le coup. Un nouveau coup qu'elle lui porta de l'autre colé en fit sorlir une autre corne précisément de la même -dimension et de la même couleur que la première. Dans sa rage , elle frappa ensuite de toutes ses forces sur toutes les parlies du corps du vieux gentilhomme -, mais c'était peine perdue, il n'en éprouvait aucune douleur et riait de tout son cœur comme si on Teûl chatouillé avec une plume.
Judith comprit enfin qu'elle avait affaire à forte partie , et elle pensa qu'elle pouvait sans honte aviser au moyen de faire une prompte retraite. Pauvre femme ! elle était toute tremblante; car, non-seulement son antagoniste avait maintenant une paire de cornes, mais ses yeux res- semblaient, à travers ses lunettes, à des fers rouges ; et d'ailleurs elle venait de voir qu'il avait une longue queue et le pied fourchu. « Saint Pierre , venez à mon aide ! s'é- cria-t-cllej car aussi vrai que je m'appelle Judith O'Fla- herty , vous êtes le diable en personne. Le plus tôt que je serai loin de vous sera le mieux. » En disant ces mots, elle se précipita vers sa chambre , dans Tespoir de s'y en- fermer 5 et de se soustraire ainsi à son mari et à son étrange compagnon. Mais celui-ci, plus prompt qu'elle , était adossé contre la porte quand elle voulut l'ouvrir. Il recommença à jouer du violon : Judith, en dépit d'elle-même, s'élança au milieu delà chambre et se mit à danser dans toutes les directions, comme si elle eût été ensorcelée. Et elle n'eut pas commencé à danser que Térence en fit autant ) et les pincettes , la pelle à feu et tout le mobilier, se mirent de nouveau à sauter avec plus de vivacité que jamais. En vain Judith pleurait, criait,
TÉRENCE LE TAILLEUR. IlQ
s'arrachait les cheveux \ bon gré mal gré il fallait qu'elle dansât-, nul moyen de s'en défendre, tandis que le vieux gentilhomme, Dieu le bénisse ! jouait du violon.
(c Maintenant, Térence, dit ce dernier, après une petite pause, vous allez ouvrir la porte j et Judith et moi nous danserons en plein air. Mais, mon enfant , ayez bien soin de garder la chambre et n'allez pas nous suivre. »
Lorsque Judith entendit cela, elle fut plus alarmée que jamais, et pria Térence, s'il avait quelque soin du salut de Tame de sa pauvre femme , de ne pas faire ce qu'on lui demandait. Mais le tailleur, apparemment peu sou- cieux de ce qui adviendrait de l'ame de Judith, ouvrit la porte en clignant de l'œil. L'étranger y passa le pre- mier en jouant du violon , et Judith tout eflaroc le suivit en dansant et en poussant des cris d'effroi et de désespoir. Dès qu'ils furent partis, Térence se mit à la porte pour voir où ils allaient. Il faisait clair de lune , et il les vit d'abord danser dans le petit jardin qui était derrière sa maison , puis dans la ruelle sur laquelle donnait le jardin -, mais où ils furent ensuite , c'est ce qu'il ne put dire, car ce couple ne tarda pas à se perdre dans l'obscurité de la nuit. Bientôt même les sons du violon et les cris de Ju- dith cessèrent de se faire entendre. Térence pouvait en- core les distinguer, lorsque, se rappelant les culottes de peau, il demanda à l'étranger s'il ne les emportait pas avec lui. «Non, non! s'écria de loin celui-ci-, gardez- les pour vous et portez-les en souvenir de moi , et ma bé- nédiction sera avec vous.)) Telle fut la réponse de ce digne homme qui s'en allait en dansant avec la femme de Térence O'Flahertv.
Quand Térence ne put plus les voir ni les entendre , il se mit à rire de toutes ses forces , et il se plongea dans ses draps tout habillé et le cœur tout joyeux.
1 20 TE11EI*CE LE TAILLEUR.
Il dormit d'un sommeil profond jusqu'au moment où le soleil, pénétrant à travers sa fenêtre, vint frapper ses yeux. La première chose qu'il fit en se levant , fut de voir si par hasard il n'avait pas pris fantaisie à Judith de re- venir; grâces au ciel, il ne la trouva ni morte ni vivante. Il regarda ensuite si les culottes qu'il avait faites pour le vieux gentilhomme étaient encore sur Tétahli-, elles avaient disparu -, mais, à sa grande surprise, les chausses de l'ahLé OThelim étaient finies, comme s'il y eût travaillé toute la nuit. Près d'elles se trouvaient une bouteille et un verre vides. Comment tout cela arriva-t-il, c'est ce que je ne pourrais vous dire , ni moi ni nul autre à Dublin ; mais ce n'en est pas moins la vérité, car c'est Térence qui me l'a raconté lui-même de sa propre bouche. Il pensait que cela s'était fait par un miracle, et telle est aussi mon opinion.
Cependant je nedoispas taire que, dans le voisinage, on prétendait que trois mois après on avait vu Judith avec un caporal des flanqueurs de Connaught, qui avait rôdé au- tour de la maison , le jour où elle s'en était allée en dan- sant avec le vieux gentilhomme. Mais je n'en crois pas un mot-, et au fond comment pourrais-je le croire? puis- que j'ai entendu Térence jurer sur sa Bible qu'il l'avait vue partir comme je vous ai dit. Si efTectivement elle a dansé de cette manière, il est peu probable qu'elle re- vienne jamais à Dublin, et, dans l'intérêt de ce pauvre Térence, c'est assurément ce que je désire de tout mon cœur.
( Forget me not. )
^j^clattijes
LE DANDY ESPAGNOL.
Le génie des anciens Celtibères est encore vivant de nos jours -, les vertus sauvages et les vices atroces qui !c composaient étonnent au dix-luiilième siècle l'Europe ci- vilisée. C'est toujours cette grandeur mêlée de barbarie, ce dédain du sang humain , ce besoin de vengeance, cette force de caractère, cette ignorance , ce culte voué à l'ha- bitude, cette prépondérance du sacerdoce, ce patriotisme joint à la servitude-, ce sont tous les caractères de la vieille Ibérie. Entrez dans une galerie de tableaux es- pagnols, vous y trouvez des saints que les bourreaux torturent : partout des chairs palpitantes, des lambeaux sanglans, des entrailles mises à nu, des tenailles, des bûchers, des chevalets, des massues toutes rouges du massacre commencé. Auprès de ces affreux spectacles, sont des sujets mystiques , des vierges en extase , des apu- tres dont la physionomie a de l'éloquence, dont le regard est sublime. Le même mélange vous frappe, si vous ou- vrez les comédies de Caldéron : les cadavres peuplent la scène-, les élégies succèdent aux duels, et vous rencon- trez dans la même pièce autant de sonnets amoureux que de combats à outrance. Les toréadors sont toujours eti faveur; la vie des hommes est de peu d'importance. Dans les veines de l'Ibérien moderne, le sang africain n'a pas cessé de couler.
C'est ce que la dernière guerre de l'Espagne contre Na-
122 LE DA^DY ESPAGIN'OL.
j)oléon a prouvé avec force : c'est ce que le déplorable élut de ce pays atteste également. Une violente lutte s'est établie entre la civilisation européenne et la barbarie tjiandiose de ce pays immobile: le Icms décidera la ques- tion, mais non sans catastrophes. De part et d'autre , la ])uissancc d'impulsion ou de résistance est également gi- gantesque. L'Espagne est pressée par l'Europe, mais elle lui oppose une force d'obstination invincible , une masse solide et cohérente, que rien ne peut entamer, et qui, si elle est forcée de céder jamais, couvrira le sol de ses dé- bris.
Rien de plus curieux que le Vojai^e en Espagne^ pu- blié récemment à Gœllingue par un jeune Allemand (i). On sait que, depuis Tépoque du Tugendbund , la Ger- manie paisible s'est laissé entraîner vers une admiration plus passionnée que raisonnable , plus métaphysique qu'active des vertus sauvages et de l'héroïsme barbare. Cet enthousiasme règne surtout dans les universités (2) , et le volume publié à Gœllingue sous le tilre d'Esquisses espagnoles n'a pas eu d'autre inspiration. C'est un pané- gyrique complet de l'Espagne. Tout ce qui révolterait un autre vovageur, M. V. A. Huber Texalle. Il ne voit que le côté pittoresque de ces mœurs : de beaux crimes lui plaisent, il a toujours une admiration toute prête pour chaque indice de barbarie romantique. Grandes routes et seniiers de traverse , capitales et hameaux , il n'oubUe lien ^ et , depuis la défense de Sarragosse jusqu'au coup de stylet du bandit, tout ce qui est espagnol trouve en lui un ardent apologiste. Par cette partialilé même, son ou>
(i) Shizzcu aus Spa/n'eriy vou V. A. llubcr. Gœllingcn. En/uissts €Sfjagnolcs t par V. A. Hubcr.
(a) Voyei un article sur les uulversited alîcuiaiidcs, daus le ^o*^ uuiuéro.
LE DANDY ESPAGNOL. 123
\rage est curieux^ il nous fait observer ce que d'autres n'auraient pas aperçu. Sa prédilection le conduit au sein des familles, dans rinlimilé des mœurs domesti(jues. Il y recueille beaucoup de faits ignorés. Ses jugemens sont faux, mais ses observations sont utiles. S'il maltraite un peu la civilisation , on le lui pardonne j sa gratitude pour la franche hospitalité qu'il a trouvée en Espagne excuse ou justifie ses erreurs. Presque tous les voyageurs avaient calomnié cette nation, en essayant de la peindre^ l'ou- vrage de M. Huber est un portrait flatté, mais ressem- blant.
Il faudrait opposer à celle tournée panégyrique quel- que voyage accompli en chaise de poste par un voyageur anglais bien dédaigneux , bien strictement renfermé dans ses préjugés nationaux \ le contraste serait cligne d'obser- vation. M. Huber fait l'éloge même des auberges (el l'on sait ce que sont les auberges d'Espagne)^ près de lui, notre Touriste, lançant, contre un pays sans beefsleak et sans plumpouddmg, toutes les malédictions britanniques, servirait à notre amusement. Le mécontentement splé- iiélique de ce dernier serait le pendant curieux de l'en- thousiasme perpétuel qui nous fatigue quelquefois chez l'autre. Si jamais commis-voyageur de la cité de Londres s'avise de traverser l'Andalousie, et de donner au monde ses remarques sur l'Espagne, je ne manquerai pas de faire relier son livre dans le même volume que les £"5- quîsses de M. Huber, antidotes qui réagiront l'un sur l'autre, et corrigeront leurs vices mutuels.
M. Huber a jeté ses observations dans un moule fort original. Histoire, fiction, voyage, peinture de mœurs, narration épisodique, ce n'est rien de tout cela, et ce- ])endant son livre porte à la fois ces diÛ'érens caractères. Après tout, d faut lui pardonner plus d'un défaut. Il
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amuse et il instruit. Témoia des événemens qui prépa- rèrent la chute de la constitution espagnole et la mort de Riégo, il donne une relation fort détaillée de ces circon- stances si intéressantes en elles-mêmes; mais il s'arrête souvent dans ce récit, et l'on voit que son but n'est pas tant d'éclaircir Thistoire politique de la Péninsule , que de nous faire connaître ses mœurs privées. La vie de Riégo et sa fin déplorable ne sont que des prétextes pour dérouler à nos yeux le panorama mobile des coutumes , des préjugés, des traditions, des superstitions ibériques. L'auteur, qui ne prétend ni à la profondeur ni à la su- blimité des vues, donne son ouvrage pour une ébauche, et, comme tel, il en est peu d'aussi éminemment re- marquables.
« Ce ne sont ici que des esquisses , dit-il; elles sont légères, et s'attachent spécialement à peindre de couleurs vives et vraies la surface et les nuances variées des objets. S'il s'agissait d'un peuple métaphysicien chez qui la vie objective dominât (i), cette méthode ne serait point sans désavantages : elle pourrait aboutir cà de faux résultats, et cette légèreté superficielle courrait risque d'être sou- vent mensongère. Mais, dans la plupart des régions mé- ridionales, l'existence est toute subjective, on vit en dehors : les coutumes extérieures, la pompe des cérémo- nies, la singularité des habitudes traditionnelles ne sont que des manifestations du caractère réel et national. Jus- qu'au costume, tout a un sens-, et quiconque reproduit avec exactitude l'extérieur, la partie visiblt3 des mœurs de ces peuples, explique leur génie spécial, donne la clef réelle de leur caractère. )>
(i) On connaît la grande division des métaphysiciens allemands entre V ubjictif ci le subjectif; la vie intime cl la vie sensitivc , etc.
LE UA?iDY tSPAGKOL. 1?.0
Quelques citations mettront le lecteur à même d'ap- précier le talent de M. ïluber et Tespèce de dévouement clievaleresque avec lequel il s'est lancé dans la carrière du panégyrique, couvrant d'un brillant vernis tous les déiiiuls de son peuple de prédilection ^ changeant ses vices en vertus , prouvant que ce qui lui manque est en- core une richesse, et que la supériorité des autres nations européennes n'est qu'un malheur et un danger. Comme tous les sophistes, M. Huber mêle des vérités à l'alliage de ses théories-, nous ne nous donnerons pas la peine de les passer au creuset, nous laisserons au lecteur le soin et la peine d'accomplir cette opération nécessaire.
« L'Espagnol est ignorant, dit-on. Sans doute , il ap- prend moins que nous ^ mais aussi oublie-t-il moins. Les livres ne sont pas sa constante élude. Son intelligence de- meure saine, fraîche, vigoureuse. La vie réelle forme de meilleure heure son jugement et son caractère. Il sait bien ce qu'il sait. Il estime le savoir. Homme fait, il ne se livre pas à ce chaos de lectures confuses qui trouble plus d'une tête européenne j mais, en revanche, ce qu'il a appris il ne l'oubliera jamais. Son intelligence n'est pas flexible, mais forte-, à une imagination ardente il joint un bon sens pratique : ce sont ces qualités intellec- tuelles qui ont aidé Cortez et les autres conquérans du Nouveau -Monde dans leurs travaux gigantesques, et accompli les plus grandes entreprises dont l'héroïsme moderne ait à se vanter.
)) Sans doute les études ne reçoivent pas en Espagne une direction savante, uniforme, réglée, féconde. Ce- pendant il se mêle à l'érudition espagnole quelque chose de si patriotique et de si national, que, maigre son im- perfection , elle trahit encore les nobles scnlimens de ce peuple et cette profonde nationalité qui le distingue. Il
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n'y a peut-éire pas un seul village un peu considérable, dans loule la Péninsule, où vous ne trouviez quelques personnes occupées de recueillir les antiquités, les sou- venirs, les traditions, jusqu'au dialecte de chaque loca- lité , jusqu'à ses particularités les moins remarquables. Ils mettent un vif intérêt dans ce travail ^ leur investiga- tion fait la gloire de la petite communauté qui les envi- ronne, et qui leur applaudit. Chaque province, chaque ville encourage ces efforts, et leurs résultats valent bien ce déluge de mauvais romans et de vers avortés que nos régions plus civilisées voient naître et mourir.
» Les qualités dont je viens de parler ne se déploient nulle part avec plus d'énergie et de grâce que dans les tejtullas y ou réunions espagnoles. Un étranger n'y est jamais invité. Mais dès qu'il a été introduit dans la fa- mille , il a le droit de venir s'asseoir à la table commune , de partager les plaisirs domestiques et d'assister aux tertullas de la soirée. S'il se présente pendant les heures consacrées à la sieste, on ne lui répond pas j personne alors n'est à la maison , il faut qu'il revienne. Le soir , à la teriulla , on le reçoit sans cérémonie . avec une bien- veillante et franche cordialité. C'est là qu'il peut trouver des jouissances réelles, si les salons du continent, l'ha- bitude des épigrammes et des discussions politiques ne l'ont pas rendu incapable de goûter des plaisirs aussi vifs et plus purs. Le cercle de la conversation espagnole n'est pas très-étendu, mais ceux qui la soutiennent y prennent un intérêt actif ^ et ce zèle sérieux, cette bonne foi con- sciencieuse et presque religieuse, se joignent à une promp- titude remarquable de perception, à une gaîté de bon aloi, à un bon sens natif, à une vigueur de pensée bien rares dans nos sociétés modernes. Arti de la décence, du décorum, de la diçuilé dans les manières et dans le lau-
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gage , le trivial , le faux , le burlesque et le vulgaire répu- gnent à l'Espagnol. Ce qui est beau, noble, grand, énergi- que, liardi, frappe toujours avec force son intelligence : et s'il ne possède ni la versalilc facilité du Français, ni la subtile et pbilosopbique dialectique du Germain, ni la grâce molle et spirituelle de Tltalien , ni la concentra- lion logique de TxVnglais et son babileté rare dans la dis- cussion des affaires politiques, il y a dans la conversation de ribéiien une familiarité grandiose et une simplicité mâle, qui s'accordent merveilleusement avec l'énergie de son caractère et la beauté du plus brillant idiome au- quel la langue latine ait donné naissance.
» En général les amusemens des Espagnols sont sim- ples comme leurs mœurs. Ils placent au premier rang de ces distractions leur promenade du malin , qui a lieu de dix à onze beures. Cbaque ville possède son alameda, espèce de Prado en miniature où Ton s'entretient des affaires courantes, où l'on stipule ses intérêts respec- tifs, où circulent toutes les nouvelles de la plus baute comme de la plus mince importance. Se promener une demi-beure et boire un verre d'eau pendant la pro- menade, est une des nécessités les plus urgentes, une des jouissances majeures de l'Espagnol , dont la journée ne serait pas complète s'il avait manqué à ce devoir. Ces alamedas sont curieuses à observer. Des groupes variés et plus ou moins nombreux se meuvent sous l'ombrage des cbénes et des ormes. On y discute toute espèce de sujets avec une liberté étonnante, une cbaleur mêlée de gravité, souvent avec une rare éloquence. Cette scène de chaque jour, où l'on pourrait trouver quelques traces de démocratie , a pour les Espagnols un cbarme si puis- sant, que j'ai entendu des bommcs de la plus baute dis- tinction , après avoir passé des années à Paris , à Londres,
128 LE DA^DV ESPAGNOL.
à Rome ou à Vienne, affirmer que tous les plaisirs de CCS capitales cclèbres n'avaient jamais valu pour eux leur demi-heure de promenade, à Madrid, à la Puerta ciel Sol. »
Ainsi, par un phénomène bizarre, et que M. Huber a très-bien observé , un fonds d'indépendance , une noblesse innée, un goût vif pour les discussions libres, surtout un patriotisme ineffaçable, se sont conservés chez ce mal- lieureux peuple, écrasé sous le poids d'un si long ser- vage. En vain le sceptre de ft-ude Saint-Dominique et le sceptre de fer de Philippe II l'ont courbé sous un double avilissement ^ ses mœurs restent plus grandes que ses lois ^ et tout déformé qu'il puisse être, il offre à l'observateur de nobles traces, d'énergiques contours : comme ces mar- bres antiques en proie aux outrages de tous les barbares, mutilés tour à tour par les Golhs et les Vandales , mais oii le génie créateur de Tarliste respire encore et se laisse deviner au milieu d'une dégradation presque totale.
Notre voyageur allemand a su reproduire avec beau- coup de talent les parties les plus délicates et les plus fugi- tives de ces mœurs curieuses^ quelques-uns de ses portraits sont dignes de Waller Scott. Comme ce célèbre conteur", M. Huber s'éprend d'amour pour les tableaux qu'il nous donne-, tout ce qui est piquant, coloré, pittoresque, original, est moral ou du moins justifiable aux yeux du créateur d'Abbolsford et du voyageur de Gœttinguc. M. Huber ne se donne pas la peine de réfléchir que des personnages semblables à celui dont nous allons donner le portrait, d'après lui-même, appartiennent nécessaire- ment à un détestable état social , à une civilisation im- parfaite, où les habitudes sont grossières et les mœurs sanguinaires.
K Le inaJQ est un pclit-maître populaire^ je n'ai rien
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VU dans aucun pays qui rcsscmbliU à ce personnage. On connaît le dandy anij;lais, arislocrale empesé ^ le hcau français, joli garçon bien étourdi^ le fasliionable alle- nîand, raconleur de sornettes senlimentalej. Quant au niajo espagnol, il est , avant tout , jeune, vigoureux et bien découplé-, son costume andaloux le distingue du vulgaire; avec sa veste rouge et ses aiguillettes de toutes couleurs, c'est lui qu'on aperçoit le premier au spectacle, dans les rues, dans les cafés, dans les combats de tau- reaux. Une combinaison singulière de facultés pbvsiqucs et intellectuelles concourt à la perfection du majo. Excellent cavalier, babile à tirer le pistolet, adroit dans tous les exercices, il doit connaître la théorie et la pra- tique des divers genres de stylets, de la na^aja et du pu- gnal, tenir sa place dans le cirque où les toreros (i) font admirer leurs prouesses j danser avec élégance et avec vigueur le matraco, le fandango, frotter la guitare, fre- donner les airs à la mode; et même, quand les dames l'exigent, improviser la seguidille en s'accompagnant sur son instrument. Son art, sa profession est la galanterie; il doiUse montrer aussi aimable pour les dames que brave vis-à-vis des hommes. Dans ses rapports avec son propre sexe, c'est une sorte de dignité négligente qui lui con- vient surtout : quant à celte fatuité sentimentale, effémi- née, prétentieuse, dédaigneuse, qui caractérise ses ri- vaux du continent, il n'y doit pas même penser; cela le rendrait ridicule. Généreux jusqu'à la folie pour plaire à sa maîtresse, prêt à tout sacrifier au moindre caprice de la divinité qu'il a cb.oisie, sobre, réservé dans ses ma- nières, il ne lui est permis de commettre d'excès qu'en fait d'amour, de courage et de luxe. L'avarice, que les
(i) Gens qui font métier île combittre les t.Turcanx.
l30 LE D.V^'DY ESPAGNOL.
Espagnols, comme les Anglais, appellent mi5ère(miserea), déshonorerait à jamais un majo. L'ivrognerie lui impri- merait un stigmate également infamant. Le nombre de ses duels au contraire et même de ses assassinats est pour lui une gloire -, plus il a tué d'hommes en combat singu- lier, plus il est considéré. Redresseur des torts, vengeur des offenses, il n'est pas toujours d'accord avec les tribu- naux : et plus d'un majo a vu de près les galères de Ceuta, sans rien perdre de l'estime publique. Singulier héros, à l'air spirituel, cà la démarche nonchalante^ Fi- garo duelliste -, d'une activité remarquable \ dangereux ennemi ^ amant passionné, mais volage; ami dévoué. La maja tient, dans l'autre se.xe, le même rang, et occupe la même place -, elle aussi, elle manie fort adroitement le pugjial; et plus d'un majo infidèle est tombé victime de la maja qu'il avait offensée. )>
Voici une scène où le majo joue un rôle très-brillant. Elle est caractéristique : jamais romancier ne l'eût in- ventée. On jugera, quand on l'aura lue, ce que peuvent valoir les éloges prodigués à la civilisation espagnole par notre auteur. Nous citons ex abrupto^ certains que ce morceau dramatique n'a besoin d'aucune explication.
... (( Le marquis se tut pendant quelques minutes ; puis il s'écria, l'œil élincelant, le poing fermé, la tète baissée, le sourcil froncé, l'air menaçant :
« Personne, en ma présence, n'aura l'audace d'insul- )) 1er la constitution , ni Riégo , son défenseur!
— A bas la constitution ! interrompit une voix sourde » et creuse. Que Riégo descende au septième cercle de )) Tenfer î »
Alors l'homme qui avait prononcé ces paroles s'avança
LE DAî<JDY ESPAG>OL. l3l
enveloppé de son manteau, le chapeau enfoncé sur les veux. Le marquis contemplait avec surprise cet inconnu qui lui lançait un défi si insultant et si imprévu. Il tira son sabre.
t( Qui es-tu, lui demanda-t-il , que veux-tu? Au nom du roi et de la constitution , rends-toi ! »
La jeune Dolores, au moment où Tinconnu s'était avancé, avait reconnu Cristoval, le rnajo , son amant. Elle s'était écriée : « Jésus Maria ^ c'est... ! » Son frère et Paquita l'avaient retenue et l'avaient forcée de se taire. Le majo jeta son chapeau par terre, entortilla son bras gauche dans son manteau replié plusieurs fois, et resta un moment dans cette position , le poignard levé , prêt au combat. Il remarqua l'émotion de Dolores, et s'écria :
« Au nom de Dieu, Estevan, faites reculer la jeune fille! Et vous, mesdames (i), ajouta-t-il en parcourant l'assemblée d'un regard coquet, n'ayez pas peur. J'ai une affaire à régler avec ce jeune seigneur ! m
Il se retourna ensuite vers son adversaire :
« Me reconnaissez-vousPlui demanda-t-il. Moi, je vous reconnais. Vous m'avez outragé : souvenez- vous de la Venta de Gualdiero. Vous êtes l'assassin du brave Pedro Gomez. Son sang ruisselle encore sur votre sabre , et le sang veut du sang ! »
Il dit, et s'élança sur le marquis. Ce dernier voyait tout le danger de sa position. A la lueur des torches et des braseros (j.i) ^ il ne découvrait que des figures hos- tiles, curieuses ou indifférentes. Quelques embozadosÇi)
(i) Cavallcras. Chevalières.
(2) Brasiers d'airain, contenant des charbons ardens,
(3) Hommes enveloppe's dans leurs manteaux.
XXVI. 10
l32 LE DANDY ESPAGIS'OL.
laissaient échapper des replis de Iciiis manteaux des re- gards, ou plutôt des éclairs de vengeance et de fureur. Les basses classes détestaient le marquis comme libéral ; les ser^iles ne le haïssaient pas moins comme indépen- dant et comme ayant poursuivi violemment les voleurs, les bandits, les contrebandiers. Un moment il sembla hésiter, et se demander à lui-même s'il accepterait le duel, ou s'il conduirait devant le juge l'imprudent et brave majo. Enfin son courage naturel l'emporta sur les con- seils de la prudence^ personne ne se rangeait de son parti , et cet isolement même l'excitait au combat. Quel- ques spectateurs prononcèrent d'une voix faible des pa- roles de paix , qui furent étouffées par la majorité.
a Laissez-les! s'écriait-on de toutes parts. — Allons, majo, faites de votre mieux! — Montrez-nous ce que vous savez faire, jeune homme! »
Eslevan s'avança, forma un cercle en faisant reculer les spectateurs, et dit :
« Quiconque les dérangera aura affaire à moi. Qu'ils vident leur querelle comme des braves. Cristoval , à vous , sur vos gardes ! »
Cependant Dolores voyait le sabre recourbé du mar- quis prêt à tomber sur son amant. Paquita cherchait à la consoler :
« Mon ange, ma chère Dolores, ne craignez rien^ je sais comment tout ceci finira. Ne pleurez pas. Cristoval n'aura pas le moindre mal. Avec ce petit poignard, le majo ne craint pas dix sabres comme celui du marquis. Le jeune officier peut dire son dernier ^i^e Maria , s'il le sait seulement , l'impie, le mécréant, le franc-maçon ! Cependant c'est une pitié, car il est très-bien : c'est un joli homme. »
Ce singulier duel avait commencé. Le marquis, qui
LE DAyOY ESl'AGWOL. l33
connaissait l'adresse da majo, cl l'usage que cet adver- saire redoutable savait faire de sa petite dague, se tenait sur la défensive, la main droite en arrière, et attendant que le majo porlàt les premiers coups. Il savait qu'il était perdu sans ressource, si sa première atteinte portait à faux, aussi il suivait avec attention tous les mouvemens de Cristoval. Ce dernier, courbé en deux, le poignard à la main, tournant autour de l'officier immobile, attachait sur lui un regard ardent et fixe, et, rétrécissant de mo- ment en moment le cercle qu'il traçait, continuait len- tement sa manœuvre. La patience du marquis n'y tint pas, et , entraîné par son courage, il voulut essayer de terminer un combat dont le calme le fatiguait.
« Il est perdu, » dit tranquillement un vieux torero, qui observait les deux combattans, et les examinait d'un air de connaisseur.
Le manteau de Cristoval glisse^ en cherchant à le ramasser, il s'expose un moment au coup de son ennemi. Le marquis saisit l'instant qu'il croit favorable, laisse tomber son arme pesante sur le majo , qui l'évite. Au même instant, un cri aigu se fait entendre, et le mar- quis roule par terre : le stylet aigu Ta traversé de part en part. La chute du manteau n'était qu'un stratagème, et le poignard du majo était tout prêt.
Le marquis était frappé à mort. « Dieu veuille avoir son ame ! » dit Cristoval. Les assistans regardaient en silence la plaie profonde faite par le stylet, sous la der- nière cote gauche du malheureux jeune homme-
« Bien frappé , dit Eslevan , en donnant la main au majo ^ mais maintenant fuyez : voici la garde. Mon che- val est là ^ un baiser à Dolores , et partez! »
Il saisit la fiancée de sa main sanglante, s'élança sur le cheval et disparut. » (Monthly Rei^iew. )
i^\
SOUVENIRS D ENFANCE.
SOUVENIRS D'ENFANCE.
De retour depuis quelques semaines dans mon pays nalal , j'éprouvais un vif désir d'en parcourir les envi- rons ^ mais une neige abondante et un froid très-vif avaient fait échouer toutes mes tentatives ^ l'hiver me paraissait devoir être éternel. Le vent tourna enfin au sud-ouest, le dégel s'établit et un beau soleil de la fin de février, brillant de tout son éclat, opéra bientôt dans la campagne une métamorphose prodigieuse. Je me hâtai d'en profiter pour revoir des lieux dont le souvenir m'a- vait suivi dans toutes les vicissitudes de ma vie errante. Le sommet des collines était encore couvert de neige ; mais elle avait entièrement disparu de la plaine; les prairies commençaient à se parer d'une verdure nouvelle , et l'œil suivait au loin la ligne noire du sentier que les villageois parcouraient à la hâte pour se rendre à leurs travaux trop long-lems abandonnés. Les ruisseaux, rede- venus libres et gonflés par la fonte des neiges , semblaient, par la rapidité de leur course , vouloir se dédommager de l'esclavage où les avaient enchaînés l'hiver et ses frimas.
Je respirais avec délices cette joie prinlannière dont parle Milton , et, ainsi que moi, tous les êtres animés ressentaient cette surabondance de vie qui se développe si rapidement à linstant où la nature sort du long som- meil qui la retenait engourdie. L'alouette et le linot me répétaient à l'envi , dans leurs joyeux concerts , que l'hiver avait fui sans retour, et sur le fond de la riante perspective qui se peignait à mon imagination je voyais
SOlNEMnS D ENFANCE. l 35
l élé avec ses longs jours, ses luiils embaumées et sa riche variété de fleurs et de fruits.
Il existe, entre cette jeunesse de Tannée et le tems heureux de notre enfance, une sorte de rapport mysté- rieux qui rend plus vif et plus présent le souvenir de nos premières sensations. Au moment où la terre rajeunie nous offre tous les objets qui frappèrejit nos jeunes re- gards, sous la mémo forme brillante qui nous charmait alors, le réveil de la nature semble, par un contraste cruel, reporter avec plus d'énergie nos pensées sur des joies évanouies dès long-tems et que jamais nous ne ver- rons renaître.
Les impressions que je viens de retracer s'emparèrent avec force de mon esprit à l'instant où, me trouvant par hasard devant l'école du village , je vis la porte s'ou- vrir pour recevoir un jeune enfant dont la démarche in- certaine montrait assez avec quel regret il abandonnait la scène riante vers laquelle il tournait encore ses regards avant d'aller partager les études de ses compagnons plus diligens.
Pendant son hésitation mon oreille fut frappée d'un bruit soudain que je pourrais appeler une discordance harmonieuse ^ un mélange de sons confus parcourut en un instant tous les tons de la voix humaine. Ils reten- tirent dans mon cœur et y touchèrent une corde qui vibra avec force. Les jours de l'enfance, les souvenirs de l'é- cole se pressèrent en foule dans mon active imagination et me rendirent un moment tant de plaisirs perdus, tant d'espérances trompées , et cette amitié surtout , cette amitié qui devait être immortelle et dont la mort inexo- rable avait rompu les liens sans retour.
Une école publique est, en quelque sorte, un petit monde à part, un cercle tracé dans un autre cercle, une
l36 SOUVENIRS D ENFANCE.
esquisse microscopique de la grande scène au milieu de laquelle il se trouve placé, et qui a, comme elle, ses vices, ses vertus, ses joies, ses douleurs, ses brillantes espérances et ses cruels mécomptes.
Très-souvent nous entendons les hommes d'un âge mûr regretter les délices de l'enfance. Il ne faut cepen- dant pas, d'après leurs discours, se représenter le col- lège comme un Elysée sans mélange de chagrins et d'in- quiétudes-, ceux qui le peignent ainsi semblent avoir oublié cette vérité constante, que les petites choses sont grandes pour les petits hommes 5 peut-être même l'es- prit au printems de la vie est-il plus actif dans ses con- ceptions, plus sensible aux impressions de peine et de plaisir qu'à toute autre époque de notre existence.
L'enfance n'a point de faibles sensations-, la cloche qui interrompt ses jeux et l'appelle à l'étude fait refluer tout le sang du jeune écolier vers son cœur, et cette contrainte même, qui à chaque instant vient mettre ob- stacle à ses plaisirs, double encore le charme qu'il y trouve.
Quelle satisfaction peut se comparer dans tout le reste de la vie à cette ivresse de bonheur que fait éprouver la première couronne, récompense d'un travail assidu? Quelle fcte brillante nous donna jamais cet élan de plai- sir avec lequel nous nous précipitions vers la porte à l'heure de la récréation , et quel mot peindrait avec vé- rité la vivacité de nos jeux , le bruyant éclat de nos cris de joie? Combien d'amusemens divers se succédaient l'un à Taulre dans le cours de Tannée? Chaque saison avait les siens , et nous connaissions à point nommé le jour où notre cerf-volant s'élèverait dans les airs, et celui où la toupie bruyante succéderait au ballon pour être remplacée à sou tour par le palet léger.
SOUVENIRS d'eKFANCE. iS^
Quelle plus vive allente que celle d'un jour de congé ? un long jour de liberté et de bonheur! En perspective, ce jour semblait ne devoir jamais finir ^ on fixait d'a- vance les jeux qui le remplii aient depuis le moment où poindrait le premier rayon du soleil jusqu'à celui qui le verrait disparaître. Nul instant ne devait en être perdu, tout était consacré au plaisir. Ne nous plaignons pas de la brièveté du tems, c'est l'homme qui ignore le moyen d'en faire usage. Que de choses un écolier projette et exécute dans cet espace d'un jour qui nous paraît si limité ! Tandis que ces pensées se succédaient dans mon es- prit, je poursuivais ma rêveuse promenade, et bientôt je me trouvai au bord de la rivière, rendez-vous habi- tuel de nos jeux enfantins. Ce lieu, que je n'avais pas revu depuis tant d'années , fit sur mon cœur une impres- sion profonde-, je m'arrêtai, et, regardant tout ce qui m'entourait, je me sentis vivement ému de ce sentiment mélancolique qu'Ossian a si bien nommé les^oie^ de la tristesse. Les arbres que je voyais étaient les mêmes où j'avais grimpé dans mon enfance ^ comme moi ils avaient vieilli , mais là s'arrêtait la similitude ; ils n'étaient point flétris par la main glacée du tems. Je reconnaissais aussi les épais buissons qui nous servaient de refuge quand nous jouions à cl igné -musette, ce divertissement fa- vori du jeune âge-, je retrouvais sur le vieux hêtre les branches auxquelles nous suspendions notre escarpolette. Le théâtre était le même ^ mais, hélas î quel changement, quel ravage le tems, la mort, les événemens, avaient faits parmi les acteurs ! Combien les sentimens , les espé- rances, les projets, les désirs , qui les animaient alors, avaient changé depuis cette époque^ et sur beaucoup d'entre eux sans doute cette différence avait eu de fu- nestes résultats I
l38 SOLVEMUS d'enfance.
Les vers de Charles Lamb , si beaux dans leur simpli- cilé , me parurent avoir une telle analogie avec les sen- sations qui remplissaient mon ame , que je ne pus résister au besoin de les répéter à haute voix. Il me semblait que tout ce qui m'entourait devait être sensible à l'harmonie de ces mots touchans :
I hâve had playmalcs , I hâve had cornpanions In my days of chihlhood, In my joyful school days ; Ail, ail, arc gone the old familiar faces. Sometliey hâve died, and some they hâve lest me, And sorae are taken from me , ail are departed ; Ail, ail, are gone the old familiar faces (i).
A mesu7'e que j'avançais dans ma promenade chaque objet qui frappait ma vue me rappelait quelque délicieux souvenir. Le lapis de verdure où nous récoltions la nour- riture de nos lapins privés ornait toujours les bords du courant, et j'aperçus bientôt les restes du banc de sapin où nous nous réunissions , pendant les belles soirées d'au- tomne, pour conter tour à tour de longues et intéressantes histoires-, combien d'aventures de sorciers, combien de merveilleuses traditions, avaient été répétées dans ce lieu charmant ! Que de récits d'entreprises héroïques et chevaleresques mises à fin avant que les guerriers géans ne fussent descendus à la taille de pygmées où ils sont réduits aujourd'hui ! Le tems et les frimas avaient im- primé leurs pas destructeurs sur les planches brisées de notre banc chéri, et la mousse dont elles étaient couvertes se montrait là comme un signe de désolation,
(i) « J'ai eu des cotnpagnons dans les jours heureux de mon enfance ; mais toutes ces figures si familières autrefois se sont e'ioignces sans re- tour. La mort m'en a cnlcAc une partie, d'autres m'ont quitté volontai- rement, les circonstances m'ont privé du reste, et autour de mol je ne vois plus une seule de ces ligures si bien connues. »
SOT-VEMllS d'enfance. 1 3()
un signe frappant de rinslabililé des choses terrestres. En m approchant davantage je pus encore distinguer çà et là des traces de lettres gravées sur le tronc des plus vieux arbres, et je parvins avec un peu de peine à déchif- frer les initiales de quelques noms bien connus. Mais, hélas ! Cold were the hands that caived tliem tîiereÇi). Quand nous nous étonnons de la masse de souvenirs que peut conserver Tesprit humain, nous semblons trop perdre de vue que, pour quelques circonstances qui sont restées fidèlement gravées dans notre mémoire, un bien plus grand nombre s'est perdu dans la mer immense de ToubU.
Le passé s'offre à nous tel qu'une grande carte dont les lignes se croisent en mille sens divers : quelques-unes sont tracées fortement ^ d'autres s'effacent et disparaissent chaque jour, et le reste ressemble à un labyrinthe confus et inextricable. Combien de sentimens qui jadis nous causèrent de violentes émotions sont aujourd'hui entiè- rement oubliés! Que de joies, de douleurs, d'espé- rances, de craintes, sont passées sans laisser la moindie trace! Ces plans qui nous coûtèrent tant de peine à former, tant d'anxiété pour leur réussite, se sont éva- nouis sans retour comme le nuage qui hier attirait nos regards.
La plupart des compagnons de notre jeunesse sont pour nous comme si jamais ils n'avaient existé, à moins que quelque circonstance fortuite, quelques mots dans la conversation, une ressemblance qui nous frappe, ne les retracent tout-à-coup à notre souvenir. Alors un éclair jaillit de l'obscurité et nous rappelle que dvjà nous avons entendu le son de cette voix 5 que cette figure ne nous est point inconnue; que le héros enfin de l'événement
f i) « La main rjni les traya maintenant est glace'c. »
l4<^ SOLVEMRS d'enfance.
que l'on raconte fut , il y a bien des années, Témule de nos travaux, le camarade de nos plaisirs.
Parmi ceux-là même qui étaient nos amis les plus chers, avec lesquels nous désirions passer notre vie en- tière, les associés de nos joies et de nos douleurs enfan- tines, ces frères enfin de noire choix pour lesquels notre cœur n'avait aucun secret, combien y en a-t-il dont nous ignorons entièrement la destinée? Peut-être, à force de recherches, quelques pages nécrologiques, ou une pierre funéraire , nous apprendraient-elles en quel tems mourut celui qu'en vain nous demandons à la terre -, peut- être aussi en trouverions-nous quelques-uns qui, élevés au faîte des honneurs, repousseraient avec dédain le souvenir de cette affection à laquelle ils avaient juré une fidélité éternelle. D^autres, perdus dans le tourbillon des affaires, ont tout oublié, excepté le désir de fliire fortune et les moyens d'y parvenir.
Ah ! si nous voulons qu'une main amie réponde à la vive pression de la nôtre, cherchons ce camarade qui, tombé dans Tinforlune, a vu se dérouler devant lui toutes les misères, et à l'approche duquel se sont fer- m.ées sans pitié les portes dorées de la prospérité.
Telles sont, hélas! les vicissitudes des conditions hu- maines^ toutes aboutissent à la tombe! Triste et frap- pante vérité , si bien peinte dans ces paroles sublimes de Job :
<( L'homme meurt et perd toute sa force-, il expire, et » ensuite où est-il ? Comme les eaux s'écoulent dans la » mer, comme une rivière se dessèche et tarit , ainsi » l'homme est couché par terre et ne se relève point, » et jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de cieux, il ne se réveil- >) lera point et ne sera point réveillé de son sommeil. » ( Friendsliip's Offering. )
NOUVELLES DES SCIEiNCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DES ARTS INDUSTRIELS, DE l'aGRICULTURE , ETC.
^'O^ . !f^Ç*^j t ce
Omilhologie américaine, par M, Auduhon (i). — Les deux mondes se sont réunis pour enrichir les sciences de cet ouvrage extraordinaire. L'auteur est né en France , mais aujourd'hui il est citoyen des Etats-Unis. L'Amé- rique lui a fourni les objets de ses observations : c'est en Amérique , et souvent au milieu des vastes forets de ce continent qu'il a fait ses nombreux et admirables dessins; mais on est redevable aux presses de Londres de la pu- blicité que ces chefs-d'œuvre vont avoir dans tout le monde savant. La première livraison ayant été mise sous les yeux du Lycée d'histoire naturelle de New- York, cette société a nommé des commissaires pour l'examiner; voici comment le lapporleur a exprimé le résultat de cet Lxamen :
(( Celte livraison représente quarante-neuf espèces d'oiseaux. Elle est, sans contredit, ce que la gravure et la presse ont fait jusqu'à présent de plus magnifique pour Thisloire naturelle. Chaque espèce est représentée dans
(i) Note du Tr. Nous avons emprunte à ce grand observateur les • irlicles sur les crocodiles américains , les pigeons des ttals-Unis , les scrpens à sonnettes et les scènes d'hiver sur les rives du Mississipi, in- ^cre's clans nos numéros -ii , 24 , :i5 et ^^.
li^l NOUVELLES DES SClENCEb ,
sa grandeur réelle , sans en excepter le dindon sauvage et les plus grandes espèces d'aigles -, ces géans des habi- tans de Tair ont réglé les dimensions des planches dont tout l'ouvrage sera composé. Pour les oiseaux d'une pe- tite taille , l'espace est rempli d'une manière aussi inté- ressante qu'instructive j on y voit le jeune oiseau , le mâle, la femelle, les plantes qui lui fournissent son ali- ment favori, les insectes auxquels il fait la guerre , etc. Ainsi, par exemple , la planche qui représente le loriot de Baltimore offre en même tems un beau dessin du tuli- pier , l'orgueil des forets américaines ^ ailleurs , ce sont des lianes élégantes , et sur leurs fleurs des colibris et des oiseaux-mouches formant des groupes disposés avec autant de goût que de succès pour multiplier les moyens d'instruction ; car tel a été , jusque dans les moindres dé- tails, le but de INI. Audubon. Des quadrupèdes comme le lièvre d'Amérique, des serpens de notre continent, des poissons même répandent encore plus de variété dans ces tableaux , d'autant plus que chaque objet est repré- senté dans l'attitude de l'une des actions qui le carac- térisent le mieux. On voit tous ces oiseaux cherchant ou saisissant leur proie , prenant leur nourriture, ou la dis- tribuant à leurs petits , etc.
» Nous n'avons pas pu juger par nous-mêmes de la fidélité de toutes les représentations, parce que plusieurs des espèces mises sous nos yeux dans cette livraison étaient nouvelles pour nous j mais le dessinateur a si par- faitement réussi, lorsqu'il a tracé les objets qui nous sont connus , que nous ne craignons point d'affirmer qu'une scrupuleuse exactitude est le premier mérite de ce tra- vail, non moins précieux pour la botanique que pour l'ornithologie. L'auteur n'y a pas épargné les contrastes lorsqu'ils offrent quelque instruction : le luxe de végé-
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. l^S
talion que déploient le midi et l'ouest de notre territoire , leuis maj^noliers, leurs kelmies sont rapprochés des liumbles plantes des montagnes plus voisines des régions boréales.
)) On estime que la publication de cet immense ou- vrage ne sera terminée qu'au bout de quatorze ans ^ mais le sujet sera épuisé , rien n'aura été négligé ni omis. Le texte formera trois volumes in-4'' , deux pour les oiseaux de terre, et l'autre pour les oiseaux aquatiques (i). »
La plante aéiienne. — On trouve dans la Cochin- cbine, et même dans quelques parties de la Chine, une plante qui ne se nourrit que d'air. Son calice est petit , ovale et ne contient qu'une seule fleur ^ la corolle est composée de cinq pétales de même dimension^ deux d'entre eux , couchés horizontalement , renferment le nectaire-, celui du dessous est oblong, charnu, un peu concave et a la forme d'un bateau : une partie du se- cond se recourbe en forme de tube , et l'autre s'étend sur le pétale inférieur. Les étamines sont deux petits fdamens flexibles, attachés au fond du calice à l'extré- mité du pétale qui contient le nectaire -, les enthères sont plats et simples; le pistil consiste en une tige presque
(i) Note du Tr. Les rapports académiques sur cette e'ionnante pro- duction cle la presse ne font point connaître les conditions de la sous- cription. 11 semble que les corps savans regardent l'ouvrage de M. Au- dubon comme un monument scientifique dont ils peuvent seuls être de'positaires. Cependant , il y a certainement des particuliers assez riches cl assez amis des sciences et des arts , pour ambitionner de se mettre aussi sur la liste des souscripteurs et procurer à leur bibliothèque ce ma- gnifique ornement. Les exemplaires de'poses dans des bibliothèques prl- vc'es ne seront pas perdus pour l'instruction ; leurs propriétaires s'cm- l'resseront de les montrer, surtout aux naturalistes, à tous ceux qui seront le plus en c'tat de les consulter avec fruit.
l44 NOL'VELLES DES SCIENCES,
liiaiigalajrc U'gèrcmeiit inclinée. La fleur est jaune, plus large que celle du jasmin , et lépand une odeur agréable. Les racines sont composées de bulbes noueuses. On trouve cette plante dans les bois , suspendue aux branches des arbres. Si, apiès l'avoir coupée, on la sus- pend à une corde ou de toute autre manière, elle con- tinue à végéter, quoique plus lentement, et à fleurir tous les automnes. Elle se multiplie comme les fraisiers, par des filaiiicns qui poussent encore des racines, même lorsqu'ils sont séparés de la plante mère , et continuent à végéter et à fleurir.
Des feux follets. — Il y a certains phénomènes qui se manifestent plus souvent et plus en grand dans le nouveau monde que dans aucune partie de l'ancien continent^ entre autres, ceux qui tiennent à rexistence de vastes marais où des matières animales et végétales forment des couches épaisses , dans diPTérens degrés de décomposition. C'est aussi dans les mêmes lieux qu'on voit le plus souvent ces lueurs perfides, source de super- stitions populaires , cause de déception et de péril pour les voyageurs égarés pendant la nuit dans des contrées marécageuses. L'Amérique du Sud se livrera quelque jour à l'étude spéciale des miasmes pestilentiels , des gaz délétères, des vapeurs qui rendent presque inutile la prodigieuse fertilité du sol dans les vallées de ses grands fleuves : elle assainira toute son étendue par des procédés que ses habitans auront découverts, excités par l'amour de la patrie, guidés par le flambeau des sciences, armés de toute la puissance des arts perfectionnés. L'A- mérique du Nord sent aussi le besoin de se livrer à ces recherches, quoique ses marais soient moins redoutables que ceux de l'Orenoque et de l'immense bassin du fleuve
Dr COMMERCF. , DK l'iMH STll lE , ETC. l4'^
des Amazones : c'est aux dépcMis de la salubrité de l'air (|uo le sol y conserve encore presque partout sa fertilité primitive. Il paraît que les bords du Connecticut même ne sont pas encore suffisamment desséchés, quoique la culture y soit établie depuis plus d'un siècle, et que la po- pulation y soit assez considérable. La vallée de ce fleuve est fréquemment un des lieux où les feux follets semblent prendre leurs ébats, exécuter leurs danses, etc. Em- pruntons à un citoyen du Connecticut la description de ce phénomène lumineux :
K J'étais fort bien placé pour observer cette lumière vagabonde que nos compatriotes nomment -Kvill-otlie wisp ei jack-a-lantej'n , et à laquelle les physiciens ont appliqué la dénomination aussi peu convenable de feu follet (ignis faluus). L'habitation de mon père, cons- truite sur un tertre assez élevé, domine de vastes prai- ries qui s'élendent jusqu'au bord du fleuve et de l'un de ses affluens : au printems, elles sont inondées en grande partie, et elles contiennent long-lems beaucoup d'hu- midité. Rien n'y intercepte la vue , de manière qu'une lueur assez faible peut être aperçue, pendant la nuit, sur ce tapis très-uni et d'une verdure uniforme : j'y ai donc vu tout à l'aise les feux follets sous les formes di- verses qu'ils affectent , assisté à leur apparition , suivi les progrès de leur formation ^ j'ai pu vérifier ce que disent nos pécheurs des évolutions de ces feux, de leurs sauts, de leurs danses. Mais avant de rapporter mes observations, je vais en citer une qui m'a été commu- niquée par un de mes amis -, elle est très-propre à donner une idée exacte de l'origine et de la nature des feux dont il s'agit, et de leurs apparences les plus ordinaires.
)) Cet ami, sorti fort tard de chez moi , fut surpris par
I^O NOUVELLES DES SCIENCES,
la nuit près d'un marais traversé par une chaussée dont il suivit un bord, chemin ordinaire des piétons. Bientôt après, il vit une lumière sur le bord opposé^ imagi- nant que c'était un compagnon de vovage muni d'une lanterne, il doubla le pas pour le joindre, ce qui ne larda point, car la lumière était immobile , et beaucoup plus près de l'observateur qu'il ne l'avait cru. Il fit une assez longue station pour examiner ce phénomène : il vit que la flamme était alimentée par un gaz sortant par un petit trou du milieu d'une vase assez tenace. Un sifflement ou une décrépitation se faisait quelquefois entendre , et alors la flamme devenait plus volumineuse pendant quelques instans -, elle décroissait , s'éteignait, se rallumait , sans changer de place : il ne se forma point de nouvelle ouverture dans la vase , apparemment parce que cette matière n'était pas assez molle. Toutes ces circonstances caractérisent un dégagement de gaz phos- phore , arrivant par bulles plus ou moins grosses à l'issue par laquelle il s'échappe, et dont la production ne peut être ni continuelle ni également abondante aux difle- rentes époques de sa durée.
» Presque tous les feux follets sont immobiles , comme celui dont je viens de parler -, cependant on leur attri- bue l'instinct capricieux d'éviter ceux qui les poursui- vent, et de courir après ceux qu'ils ont fait fuir : ces mouvemens ne sont le plus souvent qu'une illusion. Si le spectateur ignore que le volume et l'éclat de ces feux sont sujets à varier, il croira les voir s'approcher lors- (|u ils lui paraîtront plus grands et plus brillans , et dans le cas contraire, il imaginera que ces objets se sont éloi- i;nés. Si le feu s'éteint, le follet s'est caché; si l'inflam- mation se renouvelle , c'est cju'il lui a plu de se remon-
DU COMMERCÉ, DE L INDUSTRIE, ETC. I j-
Ircr. Il est difticile de se tenir constammerU en garde contre ces décej)lions, même lorsqu'on est sans préjugés et suffisamment averti.
» On croit généralement qu'il est impossible d'at- teindre les feux follets ; on l'a même affirmé dans V En- cyclopédie d'Édinbourg , et pourtant c'est une erreur. Un de mes voisins m'en donna dernièrement une preuve irrécusable : u J'en tiens un , me dit-il^ le captif est dans » mon chapeau. )> En effet , une vive lumière éclairait 1 intérieur de ce chapeau ; une flar.Tme courte, sortant d'un très-petit morceau d'une sorte de gelée, s'était maintenue durant quelques minutes, mais elle allait finir : je n'eus que le tems de la voir, elle s'éteignit. Deux autres de mes voisins furent moins habiles que celui-ci; c'étaient un jeune homme et une dame aux- quels un feu follet causa de vives alarmes. Ils se pro- menaient pendant une belle nuit , h quelque distance de leur habitation; apercevant une lumière, ils imaginent que c'est un hôte qui leur arrive , et courent au-devant de lui : quel désappointement! Ils ne voient qu'une lumière, et personne ne la porte. Saisis d'épouvante, ils fuient de ce lieu de prodiges^ se jettent dans la pre- mière maison qu'ils rencontrent , et y répandent une terreur qui dura jusqu'au lendemain. Il fallut plus d'une explication pour faire comprendre à ces gens effrayés que ce qu'ils avaient vu était très-naturel et très-or- dinaire.
» Un reproche plus fondé que l'on peut faire aux feux follets, c'est qu'ils semblent égarer de préférence ceux qui se mettent en campagne au milieu de la nuit, après de copieuses libations à Bacchus : j'ai vu aussi, dans mon voisinage, un exemple de cette haine des follets pour l'ivrognerie. Après avoir scupé chez un voisin qui
XXM. II
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n'épargnait pas Teau-de-vie, cl se piquait de bien trai- ter ses hotcs , un riche planteur voulut retourner à son habitation, distante d'un quart de lieue. L'obscurité était profonde -, l'imprudent voyageur s'égara bientôt , et se dirigea vers un marais. Il y vit une lumière qu'il prit pour celle d'une lampe allumée dans sa chambre pour lui servir de fanal ^ il marche donc avec confiance, et bientôt il s'embourbe au point qu'il ne peut plus ni avancer ni revenir sur ses pas. Au point du jour, sa fa- mille se mit à le chorcher, et le relira du lieu maudit où il avait passé la nuit; je doute pourtant que celte leçon un peu sévère lui ait suffisamment appris à se défier des feux follets, ou à ne plus se mettre en roule , par une nuit sombre, après avoir soupe chez son voisin.»
Apparition singulière de poissons dans des lieux sans communication apparente a^ec des livlcres ou des lacs. — Les observations suivantes sont dues à M. Joseph Muse , habitant de Cambridge, dans l'état de Maryland: il les a rédigées après avoir lu, dans des journaux an- glais, la relation d'une pluie de harengs dont le major Mackensie fut spectateur dans l'une de ses propriétés sur les côtes du Yorkshire.
« Dans le cours de l'été de 1828, dit M. Muse, je commençai à faire creuser un large fossé dans un ter- rain sensiblement horizontal , élevé d'environ dix pieds au-dessus du niveau d'une rivière dont il est éloigné d'un mille au moins, point où il s'en rapproche le plus. Des pluies qui survinrent pendant une douzaine de jours for- cèrent à suspendre le travail , et remplirent d'eau tout ce que l'on avait creusé jusqu'à ce moment. Lorsqu'il fut possible d'y remettre les ouvriers , j'examinai l'état des lieux 5 et je trouvai, non sans une grande surprise, que
DU COMMERCE, DE l'iNDVSTRIE , ETC. I.'jO
les deux espères de perches que Ton Irouve dans r.os ri- vières avaient déjà pris possession de ces eaux amassées dans un fossé de quelques toises do longueur. La pre- mière espèce atteint jusqu'à douze pouces, et la seconde jusqu'à quinze : celles de mon fossé n'étaient pas de cette taille, mais de quatre pouces au moins, et plusieurs allaient jusqu'à sept pouces. A coup sûr, elles étaient âgées de plusieurs mois : comment se trouvaient-elles dans cette flaque isolée, et dont le sol était parfaitement sec douze jours auparavant ? Quelle puissance les enle\a de leurs eaux natales pour les exiler, et par centaines, dans un lieu si peu fait pour elles , où une mort inévi- table terminerait leur existence , après quelques jours de sécheresse ? On ne dira point que des oiseaux aquatiques y ont transporté des œufs de ces poissons ; que ces œufs ont eu le tems d'éclore, et la nouvelle génération le tems de parvenir jusqu'à la moitié de sa grandeur ordinaire. D'un autre coté , rinspeclion la plus attentive des lieux éloigne toute idée de communication souterraine avec quelques-unes des demeures habituelles de ces poissons. Attribuerons-nous à une trombe cette singulière migra- tion ? Mais tout s'est passé près de la demeure de mon fermier -, une trombe ne s'en serait point approchée en silence et sans laisser quelque trace de sa présence. Je l'a- voue , il ne se présente pour expliquer ce phénomène aucune hypothèse qui me satisfasse.
» Je ne crois point aux générations spontanées, et je ne m'accommode guère mieux des systèmes de Descartes , deTrembley, de Spallanzani, sur la reproduction des animaux; je n'admettrai jamais que des atomes inanimés puissent former des combinaisons capables de manifester la série de phénomènes qui constitue la vie.
» Le fait que je viens de raconter n'est pas le premier
l.')0 ^OLVELLES DES SCIENCES,
(U' cette nature que l'on ait vu ici, dans renceinle de ma ferme. Un autre fossé creusé dans des terres basses, mais sans communication avec la rivière ni aucune eau peu- plée de poissons, s'est aussi trouvé rempli de perches, et mes enfans y ont eu souvent le plaisir d'y faire des pèches abondantes. En consultant mes notices journa- lières, j'y lis qu'au bout d'une quinzaine de jours après que ce fos=é fut plein d'eau, on y prit des perches d'un pied de long. Certes, elles n'avaient pas eu le tems de croître jusqu'à celte dimension depuis le tems qu'elles Imbitaient mon domaine. Reconnaissons que beaucoup de faits très -réels sont encore inexplicables pour nous, et que notre incrédulité ne les repousse point. On a nié long-tems l'existence des aérolitbes 5 enfin , il a fallu que Torgueil philosoplàque se soumît, la vérité s'est fait con- naîtie, aucun doute ne l'obscurcit aujourd'hui : le tems viendra, probablement, où nous saurons avec autant de certitude par quels moyens les poissons parviennent à franchir les limites que la nature semble leur avoir as- signées.
» Voici un autre fait moins inconcevable, mais qui, à d'autres égards, mérite aussi une sérieuse attention. Je le tiens d'un médecin bon observateur et très-véridique. On y verra un nouvel exemple de ces prétendus écarts de la nature, de ces dérogations aux lois qui semblent la régler dans le plus grand nombre des cas que nous nom- mons ordinaires , et qu'elle n'observe plus dans quelques circonstances plus rares, moins bien connues et que nous regardons comme extraordinaires. Si notre amour-pro- ])re nous laissait le tems de réfléchir et d'examiner , nous parviendrions sans doute à découvrir que ce que nous avions regardé comme une loi générale ne convient point à tous les cas, et ne mérite nullement le titre dont
nu CO.MMEKCE , r,E L INDISTIXIE, ETC. 1^1
nous l'avoDS gmlific'. Voi<i ce que m'a rapporté le mé- decin dont je viens de parler :
V Une de ses malades, fdle d'une vingtaine d\uinées, qui avait joui d'une bonne santé jusqu'à l'époque où il lut appelé pour lui donner ses soins, sentait quelques douleurs d'estomac qui augmentaient de jour en jour. Il lui semblait que des animaux vivans s'agitaient dans son estomac, et la pauvre fille, simple servante, était en bulle aux railleries de ses maîtres et des voisins. Cependant, saisie un jour par une douleur plus forte qu'à l'ordinaire , elle vomit deux lézards. Ramenée à la maison , les dou- leurs continuèrent ainsi que les vomissemens ; deux autres lézards furent expulsés dans cette nouvelle crise plus forte que la première , et ce fut alors que le médecin fut appelé. L'un des animaux, dont la malade s'était débar- rassée était encore plein de vie et courait dans la cham- bre ^ on le conserva dans l'alcool, en sorte que j'ai pu le voir. Le médecin avait cru d'abord que c'était un gecko , espèce terrestre qui fréquente les maisons, et se plaît dans les lieux chauds et abrités ; mais je vis sur-le-cbamp que c'était une salamandre, animal que la fable et la superstition ont rendu si célèbre. J'admirai que plusieurs individus de cette espèce, destinés à vivre au sein des eaux, à une température constamment au-dessous de celle du corps humain , eussent pu naître et se dévelop- per dans l'estomac, sans être troublés, à ce qu'il paraît, par aucune des fonctions de cet organe. La servante al- lait travailler fréquemment , pendant l'été , dans des lieux marécageux où elle ne trouvait, pour se désaltérer , que de l'eau bourbeuse peuplée de reptiles, de grenouilles, de salamandres, etc. , qui y déposent leurs œufs. Il y a tout lieu de croire que quelques-uns de ces germes, in- troduits dans l'estomac de la pauvre fille dont il s'agil,
l52 NOUVELLES DES SCIENCES,
s'y sont développes, et qu'un certain nombre d'indi- vidus ainsi procrées ont parcouru dans cette demeure, qui ne fut pas faite pour les salamandres ou autres ani- maux de cette famille, les diverses périodes de leur en- fance et de leur jeunesse. On entrevoit une explication satisfaisante de ces anomalies si étranges au premier coup d'œil, et cependant on admire encore : peu à peu, des observations plus nombreuses et plus attentives sou- lèveront un coin du voile 5 le génie fera le reste : ne déses- pérons point de rintclligence humaine, aussi long-tems qu'on lui permettra d'user de ses ressources. »
^cide sulfurique natif en Amérique. — Le profes- seur Eaton a découvert de l'acide sulfurique naturel , en grande quantité, soit dans Fétat de concentration, soit mêlé d'eau. Il se trouve en Amérique, près de la ville de Byron , comté de Genessée , neuf milles ( trois lieues ) au sud du canal d'Erié. Cet endroit était connu , depuis plus de dix-sept ans, sous le nom de Soujxes Acides. Là se trouve une élévation de terre de deux cent trente pieds de long , de cent de large et de cinq de haut , au-dessus de la plaine environnante -, elle s'étend du nord au sud. C'est une terre d'alluvion de couleur de cendres , conte- nant une immense quantité de petits grains de pyrites ferrugineuses ^ elle est recouverte d'une enveloppe de ma- tière végétale, de quatre ou cinq pouces d'épaisseur et noire comme du charbon. Cette même substance s'étend de tous côtés, depuis la base de l'élévation du terrain sur la plaine ; son état charbonné résulte de l'acide sulfu- rique. On a creusé plusieurs trous dans ce monticule ; ils contenaient de l'acide sulfurique étendu d'eau : la force de cet acide augmente avec la sécheresse de la saison. Quand le professeur Eaton lixamina , il avait beaucoup
«DU COMMERCE , DE L'I^ PL STTllE , ETC. k53
plu ; racido lUait fort étendu d'eau dans quelques endroib ^ dans d'autres, détail très-fort : il paraissait toul-à-fail con- centré et presque sec diuis 1 enveloppe végétale cliarlwn- née. Dans cet état , il était n'pandu dans tout le terrain qui présentait Tapparence charbonneuse , à la profondeur de douze ou quinze pouces , et , dans quelques endroits , à celle de trois ou quatre pieds. Mais Tacide était partout plus fort à la surface.
Au printems, lorsque la saison est humide, quelques plantes , telles que la vioulte ( erithronium denscanis ) , fleurissent sur cette élévation de terre plus promplement qu'ailleurs; mais , aussitôt que les pluies du printems di- minuent , ces végétaux sèchent et paraissent brûlés.
Deux milles à l'est de cet endroit, il y a une autr source acidulée par Tacide sulfurique ; là , la quantité d'eau est suffisante pour faire tourner un petit moulin , et cependant cette eau contient assez d'acide pour rougir le sirop de \-iolette et pour coaguler le lait. On assure qu'il existe dans le voisinage plusieurs autres sources minérales acides. On suppose que l'acide sulfurique e^t produit par la décomposition des pyrite-s.
Efficacité du gaz oxigène pour rappeler les noyés à la vie. — Le fait suivant est arrivé chez M. Muse, ha- bitant de Cambridge, dans l'état de Maryland. Un jeune basset, qu'il aimait beaucoup , tomba dans une cave pleine d'eau, peu éloignée de la maison de son maître : on entendit assez long-tems les cris du pauvre animal j mais comme on ne soupçonnait nullement qu'il fut sorti, on n'alla point à son secours, et il fut noyé. Il y avait plus d'une heure que ses gémissement avaient cessé ,
l54 ROIVELLES DES SCIENCES,
lorsqu'un cJomeslique noir le lira de dessous Teau où il l'avait trouvé par hasard^ le corps était froid, roide , comparable, dit M. Muse, à un bloc dans lequel on aurait planté quatre chevilles.
Heureusement, M. Muse est médecin ; et comme il s'oc- cupait alors d'expériences sur rasj)hvxie, il avait une pro- vision d'oxicfène très-pur. Il essaya d'en faire une insuf- flation dans les poumons deTanimal, la plus copieusequ'il lui fut possible-, à sa grar.de surpiise, le noyé fit entendre un glapissement court et convulsif , mais enfin c'était la voix de son chien. L'action de Toxigène fut continuée jusqu'à ce que la provision fût épuisée : on réchaufla l'animal en le plaçant près du feu et en l'enveloppant de couvertures bien chaudes -, on fit des frictions con- tmuelles, et on parvint à faire arriver dans l'estomac une assez forte dose de dissolution ammoniacale. La loideur des membres avait disparu ^ la respiration était courte, accélérée-, des mouvemens convulsifs indiquaient l'état de souffrance du ressuscité. Les secours lui furent administrés avec persévérance pendant dix heures con- sécutives -, on le vit enfin se mettre sur les quatre pattes, faire quelques pas en chancelant. Un peu plus lard , il s'achemina seul à la cuisine , et fit une visite à son chenil; mais il ne prenait point encore d'alimens, et restait extrêmement faible. Son maître lui administra une médecine qui fit un bon efîet-, le quatrième jour, il mangea un peu, et au bout de six jours, M. Muse eut la satisfaction de voir que sa tentative avait eu le succès le plus complet. Il ne fallut pas plus de dix jours pour que son chien reprît son appétit, son embonpoint et toute sa vivacité. Sa voix avait éprouvé une singulière altération ; de grêle et aiguë qu'elle était , elle avait pris une force extraordinaire, et baissé de plusieurs octaves.
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. IJ3
udction de l ammoniaque sut- les piqûres des guêpes et des abeilles , et contre le poison des serpens. — Pour que ce remède opère avec célérité et produise tout reflet dont il est capable, il est csscnlicl (pie lammo- niaque soit très-causlique. Ou a vu fréquemmeut que des enfans piqués par des guêpes et auxquels la douleur arrachait des cris de désespoir ont été apaisés sur-le- champ par une application d'ammoniaque. Un jeune garçon qui avait renversé une ruche, et dont la tète, les bras, la poitrine et les jambes enflaient à vue d'œil par Tefl'et des piqûres de ces insectes , fut guéri comme par enchanicment \ il était évanoui , lorsqu'on l'apporta dans la boutique de l'apothicaire, qui lava ses plaies avec une dissolution d'ammoniaque : quelques momens après cette opération , le blessé ne souffrait plus, et ra- conta son aventure. Le Journal des sciences médicales et chirurgicales , publié à Philadelphie, rapporte plu- sieurs exemples de l'heureux emploi de cette même dis- solution pour guérir les personnes mordues par des serpens venimeux , et surtout les uombreuses observa- lions du docteur Moore, dans l'état d'Alabama, où ces accidens sont regardés aujourd'hui comme très-légers, depuis que l'on a sous la main un moyen sûr d'en écarter non-seulement le danger, mais la douleur et les incom- modités d'un traitement ou d'un régime. Quelques la- vages avec l'ammoniaque font disparaître toutes les traces de la blessure, et ne laissent aucune crainte pour les suites (i).
(i) N. DU Tr. a l'occasion Je cet article, nous rnppcllcrons les belles expériences faites re'cemment pour neutraliser , au moyen du chlore, les virus rabique et syphilitique, et le venin des serpens et des vipères; on en trouvera l'exposé dans notre ^7^ Numc'ro.
l56 NOUVELLES DES SCIENCES,
Aptitude remarquable dun enfant pour le calcul. — Un enfant à peine âgé de onze ans fait dans ce moment l'étonnement de toute la Sicile, par sa prodigieuse faci- lité pour le calcul : il se nomme Vicente Zuccano, et ap- partient à de pauvres parens qui n'ont pas eu le moyen de lui donner la moindre éducation. Les facultés extraor- dinaires de cet enfant avaient attiré l'attention de toute la ville de Palerme, long-tems avant qu'un examen pu- blic les eût montrées dans tout leur éclat. Cet examen eut lieu dans la grande salle de l'académie dcl huon gusto, en présence de quatre cents témoins choisis parmi les personnes les plus instruites et les plus distinguées de la capitale de la Sicile. Afin de prévenir toute espèce de fraude, personne n'eut la liberté d'approcher de l'en- fant pendant toute la séance , à l'exception des deux pro- fesseurs de mathématiques qui étaient chargés de lui faire des questions et de prendre note de ses réponses.
Vicente Zuccano résolut tous les problèmes qui lui furent proposés avec tant de promptitude et de présence d'esprit, qu'il frappa d'étonnement tout son auditoire. Parmi ces problèmes nous en citerons deux dont l'é- noncé était le moins compliqué.
Premier problème. Deux vaisseaux partent à midi de Naples et de Palerme pour venir à la rencontre l'un de l'autre : le premier fait dix milles à l'heure et le second sept milles. A quelle heure les deux vaisseaux se rencon- treront-ils , et combien de chemin chacun d'eux aura- l-il parcouru, la différence de Naples à Palerme étant supposée de cent quatre-vingts milles?
DU COMMEUCE, DE L INDLSTTUE , ETC. 10^
L'enfant répondit, presque sans hésiter, qu'au mo- ment tle leur rencontre le premier navire aurait fait eent cinq milles iS/iy et le second soixante et quatorze ^/i7. Comme on observait que la première partie de la ques- tion restait encore à résoudre, il répondit avec une ex- trême simplicité qu'il croyait inutile de mentionner cette première partie, puisqu'elle était la conséquence néces- saire de la solution qu'il venait de donner. Cependant comme on insista , il répliqua que les deux bâtimens se rencontreraient à dix heures 10/17 ou dix heures trente- cinq minutes dix-sept secondes, et 11/17 de secondes.
Deuxième problème. Un bataillon exécute trois atta- ques successives 5 dans la première il perd le quart de son monde , le cinquième dans la seconde , et le sixième dans la troisième. Après ces trois attaques le bataillon a encore cent trente-huit hommes sous les armes. Quelle était sa force avant le premier combat ?
<{ Elle était de trois cent soixante hommes , répondit l'enfant. — • Comment avez-vous pu trouver ce nombre ? lui dit-on. — Si les assaillans avaient été en nombre de soixante , répliqua-t-il aussitôt , il en serait resté vingt- trois après les trois attaques : or vingt-trois étant le sixième de cent trente-huit , le nombre des combattans a dû être six fois soixante ou trois cent soixante. — Mais pourquoi supposez-vous soixanteplutôt que cinquante ou soixante-dix ? — Parce que ces deux derniers nombres ne sont divisibles ni par quatre ni par six. »
On voit que le jeune Yicente Zuccano ne fiiit aucun usage des méthodes adoptées par les mathématiciens. Le marquis Schis fut le premier qui découvrit les facultés prodigieuses de cet enfant, il seconda de tout son pou- voir les démarches des personnes les plus distinguées de Palerme, pour obtenir que le gouvernement se chargeât
l58 NOUVELLES DES SCIENCES ,
(le développer dans cet enfant extraordinaire les germes miraculeux de la nature.
instruction ^^u(5fi(]u^.
Persécutions dirigées sur le continent contre l'instruc- tion publique et les sciences. — Cest à un citoyen des États-Unis, venu en Suisse pour y observer les établisse- mens d'éducation , que nous empruntons des particula- rités sur ce qui se passe dans deux élats voisins. La lettre du voyageur est datée d'Hofyl.
(( Vous savez, sans doute, que le bai'on de Zach a subi à Paris une opération dangereuse, qu'il se porte maintenant assez bien. Il a passé presque tout Tété en Suisse^ mais quoique j'aie fait tous mes efforts pour le voir, je n'ai pu le rencontrer nulle part. Un de ses amis m'a raconté que l'ambassadeur de Prusse ayant demandé pourquoi le gouvernement sarde avait prohibé dans ses états la Correspondance astronomique de M. de Zach, et banni le célèbre rédacteur (i), on lui répondit que le journal tendait évidemment à rendre vulgaire la doctrine impie du mouvement de la terre autour du soleil. On ne s'attendait point à voir renouveler de nos jours , même en Italie , Taventure de Galilée , k l'inquisition près. On ne connaît point, on ne peut concevoir dans notre pavs le mélange d'un haut savoir concentré dans
(i) N. DU Tr. Quoique M. de Zach se soit déclaré rennemi, le dé- tracteur obstiné de la France et surtout des astronomes français, nous n'en partageons pas moins l'indignation universelle contre ses persécu- teurs. Ce n'est pas seulement à un savant, mais aux sciences, à ht raison humaine (jue le gou\ crnemcnt sarde a fait un outrage que rhisloire vén- érera.
DL' COMMEUCr, DE L INDUSTaiE , ETC. lin)
quelques hommes et de la stupide ignorance dans la- (juclle on relient la mullilude. Ce spectacle m'afflige même en Suisse, dans ce pays qui est, pour TEurope moderne, la terre classique de la liberté. Plusieurs can- tons ont environné la presse de difficultés si rebutanles, (pie l'on n'v imprime presque plus. On y surveille l'en- seignement, de peur qu'il n'aille trop loin, et que le peuple n'acquière une instruction qu'il serait difficile de lui faire perdre. Les jésuites chassés de France se sont répandus dans les cantons catholiques, et partout où ils s'établissent, les ténèbres deviennent plus épaisses. Dans la réalité, l'opinion publique, dont on Tante la puissance, n'a remporté jusqu'à présent, en Europe, aucune victoire profitable ^ les promesses et les institu- tions qu'elle a pu arracher à quelques monarques ne sont en général que des leurres, des voiles jetés sur des ])rojets qui n'ont certes rien de libéral, et dont le bien de l'humanité n'est pas le but.
» Cependant, de simples particuliers, et même quel- ques états , poursuivent avec persévérance de généreuses entreprises, qui rendront un jour les plus grands ser- vices à l'éducation des peuples, lorsque les gouvernc- mens n'y mettront plus d'obstacles. Avec l'aide de la Providence, j'aurai la satisfaction de rassembler, au ])rorit de notre patrie, de précieux matériaux qui nous manquent encore, et dont je puis faire provision dans le pays où je suis. L'été dernier, ma mauvaise santé ne m'a pas permis de consacrer assez de tems à cette re- cherche -, je veux la pousser jusqu'au bout. Puis?,é-je être, entre les mains de la divinité, un instrument pour élever chez nous l'édifice de la véritable éducation, de celte action si puissante sur la jeunesse, qui agrandit lame, inspire la générosité civique, le dévouement à la
l6o NOUVELLES DES SCIENCES ,
pallie, à Ihumanilé! Jusqu'à pressent, nos écoles ne sont rien de ce qu'il faut qu'elles deviennent; les con- naissances que Ton y acquiert sont presque inutiles pour le bien, et servent beaucoup mieux pour le mal. Je pas- serai donc rbivcr ici, où j'ai sous les yeux le plus in- téressant objet d'étude que l'Europe pût m'olïrir. »
État de la littérature périodique en Espagne. — Un cbangement vient malbeureusement d'avoir lieu dans la direction de la Gazette de Madrid , qui avait été jus- qu'ici confiée à D. Félix Reinon , écrivain et philosophe distingué, qui jouit d'une haute réputation à l'université de Séville.Les derniers événemens qui se sont succédé en Portugal ont engagé l'éditeur à donner un aperçu sage, mesuré, mais authentique de ce qui s'était passé, et l'exac- titude et l'impartialité de son récit ont constitué , aux yeux des apostoliques , un crime assez grand pour que l'on ait mis à la place de don Félix un moine et un curé , gens obscurs et méprisables sans doute sous le rapport litté- raire, et qui se montreront, on doit s'y attendre, en- nemis de la lumière, aussi bien que leurs dignes patrons. El Diario de JÏ^isos continue à indiquer le jour et l'é- glise où l'on annoncera la sortie récente d'une ame du purgatoire, puisque c'est dans ce seul but qu'il a été créé, tandis que le nouveau recueil intitulé El Diario literario polit ico y mercantil , qui paraît trois fois par semaine, et doit traiter des belles-lettres et des sciences naturelles, pourra bien s'éteindre faute de matériaux-, car, sans le secours d'une philosophie indépendante, un jour- nal se soutiendra-t-il jamais? Pour le Mercure de VEs-
nu COMMERCE, DE l'uNDUSTHIF. , ETC. iGl
yagnc, qui se publie mensuellement, il n'éprouve point d'interruplion ; il sait tirer bon nombre de nouvelles de Coiislanlinople et d'autres pays, dont les transactions po- litiques et sociales sont plus analogues au goût et aux vœux du divan de Mddiid. La liste des écrits périodiques de la capitale vient de s'augmenter aussi du Duende sa- tinco del Dia. C'est la création d'un zélé capitaine de volontaires rovalistes ^ mais le nom de l'auteur, celui de l'imprimeur lui-même, sont presque inconnus.
Le seul journal des provinces est celui de Cadix , qui chasse de race avec la Gazette de Madrid, quoique l'éditeur soit un homme de talent. Parmi les recueils scientifiques, nous citerons les Decadas de Medicina ei di Cirurgio practicas. Elles paraissent trois fois par se- maine, à Madrid, et sont rédigées par le D" Hurtado, l'un des plus zélés sectateurs de la nouvelle doctrine de M. Broussais. Un journal de médecine avait aussi été établi à Barcelonne, mais le nombre des abonnés n'a pas suffi, et il n'a pas été continué.
Entrepiises agricoles faites à la Nouvelle- Hollande, — On sait qu'il s'est formé, à Londres, une grande association connue sous le nom de Société agricole aus- tralienne , pour l'exploitation d'une quantité considé- rable de terrains dans la Nouvelle-Galle du Sud. Il pa- raît que cette société, qui est destinée à un plus heureux avenir que toutes ces entreprises par actions formées en 1824 et 1825, et qui ont été, pour la Grande-Bre- tagne , la source de si grandes pertes , a publié , au commencement de cette année , son cinquième rapport
iGl KOLVELLES DES SCIENCES,
annuel. Malgré les diffieuUés qui se sont élevées à Té- gard de l'un des employés supérieurs, qu'il a fallu ren- voyer, les affaires de la compagnie sont en général dans un état croissant de prospérité. Les haras et les trou- peaux ont été mieux classés^ rétablissement d'une lai- terie et la culture des céréales sur une grande échelle , ont bien réussi. Le dernier recensement des troupeaux, fait au 3i janvier 1828, donne 12,290 télés de brebis, béliers ou agneaux, et Ton suppose que ce nombre s'est accru depuis. Il y avait alors ig5 chevaux , y compris 100 jumens poulinières. On espère que ce sera bientôt un article de vente dans la colonie, et d'exportation dans l'Inde. Le nombre des têtes bovines était de 2,000, avec espoir d'un grand accroissement. Les propriétés" étaient occupées par un nombre d'ouvriers et de surveillans , qui donne tous les moyens possibles pour la culture et les améliorations projetées. Trois vaisseaux chargés de moutons mérinos et de chevaux étaient arrivés au port Saint-Sléphens, et sur les 928 moulons, 35 seulement étaient morts pendant la traversée.
Les limites des possessions de la compagnie ont été ])osées, de concert avec les agens du gouvernement co- lonial. L'élendue tolale est de 1,048,960 acres, dont 35,840 de côtes improductives ^ ce qui forme sur la carte un district d'environ cinquante milles de long et trente de large. Cette vaste propriété est située sous le 32^ degré de latitude australe, c'est-à-dire environ un degré au nord de Port-Jackson ^ elle est bornée au midi par le Port-Stéphens , rade spacieuse , qui offrira sans doute de grands avantages commerciaux.
Un vaisseau chargé de laines produites sur les tei res de la compagnie est arrivé , et leur vente annonce des résultats heureux. Il est prouvé que ces laines se tra-
DU COMMERCE , DE l'industrie, ETC. l63
vaillent bien , et leurs premières qualités ont été dé- clarées par les fabricans supérieures , sous quelques rapports, à toutes les autres employées dans le com- merce. Un autre chargement est attendu ce printems ou Tautomne prochain. Toutes les productions agricoles sont singulièrement favorisées à la Nouvelle-Galles ^ par la douceur des hivers. M. Martin raconte qu'à Paramatta il lui est arrivé de détacher, dans cette saison , des citrons et des oranges des arbres où ils étaient suspendus.
A l'égard des mines de charbon de terre, pour les- quelles le rapport précédent portait que l'on était en négociations, les directeurs annoncent qu'il a été conclu avec le gouvernement un bail pour 3,ooo acres de ter- rain ; que Tétat renonce à l'exploitation de la houille , et qu'en conséquence des ordres ont été donnés pour que les agens de la Compagnie commencent avec activité ce travail, qui promet des profits considérables et de grands avantages pour la colonie.
En résumé, il paraît que la Société Australienne doit accélérer encore les étonnans progrès des élablissemens de l'Angleterre dans cette partie du monde , destinée à la fois à donner un asile à sa population surabondante, à fournir à son industrie de nouveaux produits bruts , et à offrir un vaste débouché à ses produits fabriqués. Ne doutons pas que la Nouvelle-Galles , grâce à toutes les circonstances heureuses où elle se trouve, ne joue un jour dans le monde austral un rôle équivalent à celui des Etats-Unis dans le Nouveau-Monde. Comme ceux-ci elle possède l'immense avantage d'appartenir à cette souche anglaise si naturellement disposée à tous les arts de la civilisation.
Nouveaux états de l Amérique du Sud. — Dans le
XXVI. 12
lG4 NOUVELLES DES SCIENCES,
moment oii une nouvelle tentative de l'Espagne , pour faire rentrer sous sa domination ses anciennes possessions de IWmérique du Sud, fixe de nouveau Taltenlion sur les élals qui s'y sont constitués , nous croyons devoir donner, sur leurs divisions politiques et administratives , des renseignemens plus exacts et plus complets que tous ceux qui ont paru jusqu'à ce jour.
DIVISIONS POLITIQUES.
i" La république des provinces unies de Rio
de la Plata 600
000
2** La république du Chili i ,200,000
3" La république du Pérou 1 ,736,923
4° La dictature du Paraguay 5oo,ooo
5° La république de Bolivia 1 ,200,000
6" La république de Colombie 2,7 1 1,296
•5° La répuljlique du Mexique 8,000,000
8" La républicpie de l'Amérique centrale. . . . 1,700,000
9'' L'empire du Brésil 4'^oo,ooo
21,648,219
DIVISIONS PROVINCIALES.
RÉPUBLIQUE ARGENTINE
ou PRO\ESCES UMES DE RIO DE LA PLATA.
Provinces. Provinces.
Buénos-Ajres. Missions.
Cordoue. Monte-Video ou Bonda orien-
Corrientes. tal.
Calamarca Rioja.
Meudosa ou Gnyo. Salta.
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC.
SUITE DE LA RÉPUBLIQUE ARGENTINE. Provinces. Provinces
ibj
Santiacjo de Estero. |
San Luis. |
||
Sanla-Fc. |
Tucumaii . |
||
San Juan. |
Tarija. |
||
Capitale : |
BuÉNOS- |
-Ayres. |
|
Habitans |
: loo, |
,000. |
|
CHILI. |
|||
Province». |
Provinces. |
||
Coquimbo. |
Maule. |
||
Aconcagnia. |
Concepcion |
||
Santiago. |
Valdivia. |
||
Colchagua. |
Chiloe. |
Capitale : Santiago. Habitans : 4^,000.
Arauco, la plus belle partie du Chili, occupée par des IndicHS indépendans, n'est pas comprise dans cette nomenclature.
PÉROU.
Provinces. |
Provinces. |
Cercado. |
Maynas. |
Canta. |
Potas. |
Cannette. |
Piura. |
Ghancay. |
Huanuco. |
Ica. |
Huaylas. |
Santa. |
Xauxa. |
Huarochiri. |
Pasco. |
Yauyos. |
Huamalies |
Cajamarca. |
Conchucos |
Chachapoyas. |
Huari . |
Chota. |
Cajatambo |
Huamachuco. |
Tarma. |
Jacn . |
Lampa . |
Lambayequc . |
Azangaro. |
l66 NOLVELLES DES SCIENCES,
SUITE DU PÉROU. Proviuce*. Provinces.
Caravaya. Lucanas.
Chucuito. Tujacaja.
Guancani. Castrovireyna.
Cercado. Parinacochas .
Moquegua. Cercado.
Arica. Abancaj.
Tarapaca. Aymaraes.
Condesuyos. Calca.
Caylloma. Chumbivilias.
Camana. Gotabambas.
Anco. Paruro.
Andaguailas. Paucartambo.
Cangailo. Quispicanchi.
Giiamanga. Tinta.
Huancavelica. Umbamba. Guanta.
POPDLATlOîf.
Blancs 240,81g
Indiens 998,846
Métis 383,782
Mulâtres libres 69,848
Esclaves 4^5628
Total 1,736,923
Capitale : Lima. Habitans : 70,000.
HAUT PÉROU ou BOLIVIÀ
Provinces. Provinces.
Ziuti. Paria.
Yamparaes. Oruro.
Tomina. Carangas.
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE , ETC.
67
SUITE DL' HAUT PEROU.
Provinces. |
Provinces. |
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Atacama. |
Sacaba. |
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Lipes. |
Tapacari. |
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Porco. |
Arque. |
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Chajanta. |
Palca. |
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Chichas. |
Clissa. |
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Pacajes. |
Mizque. |
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Sica-Sica. |
Mojos. |
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Chulumani. |
Chiquitos. |
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Omasujos. |
Valle Grande |
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Larecaja. |
Pampas. |
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Apolobamba. |
Baures. |
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Capitale : |
Chuquisaca. |
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Habltans |
; 18,000. |
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PARAGUAY. , |
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Capitale : |
Assomption. |
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COLOMBIE. |
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Provinces. |
Provinces . |
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Cumana. |
Mérida. |
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Barcelona. |
Trujillo, |
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Marguerita . |
Tunja. |
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Guyana. |
Pamplona, |
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Caracas. |
Socorro. |
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CaraboLo. |
Casanare. |
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Varinas. |
Bogota. |
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Apure. |
Antioquia. |
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Maracaïbo. |
Maraquita. |
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Coro. |
Neiva. |
iG8
NOUVELLES DES SCIENCF.S
SUITE DE LA COLOMBIE
Provinces. |
ProTÏnce». |
Cartagena. |
Pinchincha. |
Santa Marta. |
Imbubura. |
Rio (le la Hacha. |
Chimboraso |
Panama. |
Cuença. |
Veragua. |
Loja. |
Popayan. |
Jaen. |
Choco. |
Maynas. |
Pasto. |
Guayaquil. |
Buena Ventura. |
Manali. |
Capitale : Bogota. Habitans : 60,000.
MEXIQUE.
États fédérés.
Chiapa.
Chihuahua.
Coahuila et Téjas,
Durango.
Guanajuato.
Mexico.
Michoacan ou ValladoliJ.
Nueva Léon.
Oajaca.
Puebla de los Angeles.
Queretaro.
San Luis de Potosi.
Sonora et Sinaloa.
Capitale : Mexico. Habitans : 1-70,000.
Etats fédérés.
Tabasco.
Tamaulipas.
Vera-Cniz.
Xalisco, autrefois Guadala- jara.
Yucatan.
Zacatécas.
Territoires de la haute et basse Californie.
Tlascala.
Colima.
Santa-Fé du nouveau Mexi- que.
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC.
AMÉRIQUE CENTRALE.
169
Etats Céàérés. |
Éuts fëdërcs. |
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Guatimala. |
Nicaragua. |
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San Sahador. |
Costa Rica. |
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Honduras. |
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Capitale : |
Guatimala. |
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Habitans |
:36à |
4o,ooo. BRÉSIL. |
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Provinces. |
Provinces. |
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San Pedro. |
Minas Geraes |
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Santa Catalina. |
Goyaz. |
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San Pablo. |
Mata-Grosso. |
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Rio-Janeiro. |
Paraiba. |
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Espiritu Santo. |
Rio Grande. |
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Bahia. |
Ceara. |
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Sergype. |
Riaiiby. |
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Alagoas. |
Maranbam . |
||
Feniambuco . |
Para. |
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Capitale : |
Rio-Janeiro |
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Habitans |
: 200, |
000. |
Il est trisie que les différens étals de rAmérique espa- gnole, malgré l'uniformité de leurs intérêts et la com- munauté de leur origine, aient déjà des inimitiés vio- lentes les uns contre les autres, quand leur commun ennemi ne renonce pas encore à les ramener sous son joug. C'est ainsi que le Pérou est en guerre avec la Co- lombie ; que les chefs de Buénos-Ayres ont toujours vu avec ombrage l'ascendant de Bolivar ^ que Guatimala a pris les armes à plusieurs reprises contre le Mexique^ et que le tyran du Paraguay refuse de communiquer avec
1^0 NOUVELLES DES SCIENCES,
aucun de ces gouvernemens. Toutes ces inimitiés auront cessé sans doute à la nouvelle des arméniens que l'Es- pagne préparait dans les rades de Cuba.
Situation de la place de Londres. — S'il faut en croire les plaintes des principaux négocians de la Cité , le com- merce , après avoir fondé la prospérité de la Grande- Bretagne, tendrait à s'en éloigner. Les demandes de l'étranger pour les produits anglais sont toujours fort peu multipliées, surtout quand on les compare à la masse de ces produits. Les affaires avec l'Amérique du Sud ont en particulier éprouvé , dans ces derniers tems , une si grande diminution que plusieurs maisons de Lon- dres qui , il y a quelques années , employaient un grand nombre de commis, par suite de leurs opérations avec cette partie du monde ,. n'en ont plus aujourd'hui que deux ou trois. Il ne faut pas espérer que cet état de choses puisse changer avant la cessation de Tanarchie et des guerres intestines qui désolent les nouvelles répu- bliques et qui y paralysent la production. D'ailleurs leurs marchés seront encore encombrés pour long-tems de marchandises européennes : la Grande-Bretagne et la France y ont envoyé bien plus de produits qu'elle ne pouvait en consommer -, et les négocians qui ont vendu à terme au commerce de ces dififérens états, n'ont guère fiit de meilleures affaires que les capitalistes qui se sont fiés au crédit de leurs gouvernemens.
Notre commerce avec les Etats-Unis est dans une si-
nu COMMERCE , DE L INDtîSTÏÏIE , ETC. 1 J I
tualion plus prospère. Dans ces derniers mois, ils nous ont fait beaucoup de demandes. Si ces demandes n'ont pas été très-remarquées, cela vient seulement de la faci- lité et de la promptitude avec lesquelles nos fabriques ont pu y satisfaire , à cause de leurs métbodes abrégées et de leur nombre.
En général nous ne croyons pas que Tétat de clioses qui existe aujourd'hui, tant en Angleterre que sur le continent, puisse s'améliorer au moins d'ici à bien long- tems. Cet état de choses n'a pas été déterminé par des cir- constances extraordinaires et qui doivent avoir une fin prochaine. Il résulte d'une prodigieuse concurrence qui tend nécessairement à l'avilissement de tous les prix. Le commerce et l'industrie doivent donc se soumettre à des circonstances qu'il n'est pas en leur pouvoir de modifier. Les négocians ou les fabricans qui voudront maintenir un état de maison dispendieux dans l'espoir chimérique de bénéfices à venir, et dans l'idée que ce qui se passe maintenant est une crise et non pas une situation perma- nente, courront à une ruine inévitable. Il n'y a que la modération des désirs et des dépenses personnelles qui puisse sauver ceux qui se sont engagés dans ces péril- leuses carrières.
De ces considérations générales, nous allons passer à l'examen de quelques branches particulières de com- merce.
Les demandes de produits coloniaux ont été considé- rables, et les prix se sont en général bien maintenus 5 mais cela résulte surtout des approvisionnemens faits dans le mois dernier par la marine, qui a acquis une quantité considérable de sucre et de rum. Cependant on a fait aussi des exportations très-considérables de sucre raffiné, et les demandes de cet article ont même été si XXVI . 12"^
1^2 NOUVELLES DES SCIENCES,
fortes qu'il s'était fait beaucouj) de demandes à terme , attendu que ce que l'on avait sous la main était insuf- fisant.
Il ne s'est rien passé d'important relativement aux co- tonnades ; les prix sont toujours peu élevés *, cependant les tissus nommés cotton-twist ont trouvé dans ces der- niers tems un débouché considérable en Chine et dans les contrées voisines. Ce n'est que depuis deux ans que l'utilité de cet article a été appréciée dans cette partie du monde, et la consommation s'en accroît rapidement. Les quantités que Ton y a exportées se sont trouvées au- dessous de la demande. Quelques acheteurs siamois se sont transportés dans notre établissement de Singapore pour acheter des cotton-twist , et les prix de vente ont été très-élevés.
Les dernières faillites dans la fabrication et le com- merce de la laine ont eu une influence moins funeste qu'on ne le craignait. Dans notre opinion , cette branche d'industrie ne deviendra plus profitable à ceux qui l'exer- cent que lorsque d'autres faillites qui menacent encore seront consommées. Il faut que toutes les maisons qui ne se soutiennent que par des moyens artificiels et fac- tices s'écroulent pour que les autres puissent trouver dans leurs prix de vente une juste indemnité de leurs frais, de leurs peines et de leurs chances.
Il y a eu très-peu d'oscillations dans le marché des fonds publics qui continuent à se maintenir à un très- haut prix. Les événemens de la guerre de Russie n'ont pu même ébranler ces prix. Le remboursement projeté des trois et demi et des quatre pour cent va tendre encore à élever ce cours. Cette hausse sera en outre favorisée par le remboursement du cinq en France, qui sera, dit-on , converti en quatre pour cent ou trois et demi. C'est à
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 1^3
lort que Ton suppose que cette dernière opération sera hasardeuse. L'impossibilité de placer leurs fonds ailleurs forcera les capitalistes français d'accepter les proposi- tions du gouvernement. Comme c'est surtout à Paris que se trouvent les propriétaires de rentes, il en résultera une diminution considérable dans le revenu des habitans de cette capitale.
Quant aux fonds étrangers , ceux de la Grèce se sont améliorés depuis les récens événemens de la Turquie. Il n'en est pas de même de ceux de l'Amérique du Sud 5 ils sont toujours dans le plus grand avilissement. On peut avoir un contrat de rentes de six pour cent dans les fonds de Buénos-Ayres , pour dix-huit livres, et pour seize dans ceux de Colombie.
OCTOBRE 1829.
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REVLE
DES MAISONS DE JEU
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE (i).
Dans lous les codes de morale et dans le dialecte or- dinaire du peuple, la passion du jeu est classée parmi les vices. Mais comme on ne se rend guère compte ni de ses propres impressions, ni du sens réel des mots qu'on
(1) Note du Tr. Le plus grand bien du plus grand nombre ; telle est la base des doctrines de Bentham et de son c'cole, qui a pour oreanc le Westminster Hecieiv. Nous avons cru devoir, en empruntant à la Revue benlliamiste cet article sévère et remarquable , lui conserver ce caractère de puritanisme philosophique, de de'ductions alge'briques et de dialectique plus sévère qu'élégante, marques distinctives d'une école austère, abstraite et réformatrice, qui fait chaque jour des progrès en Angleterre. Déjà elle a dépassé le libéralisme de la Revue d^Edinburgh^ la philanthropie de Burdett , les sarcasmes de lady jMorg.m, et les ré- formes hardies de M. Brougham , qu'elle n'avoue plus pour auxiliaire, mais seulement pour précurseur, et qu'elle signale comme un homme utile, mais arriéré, comme un légiste Instruit, mais timide^ Voyez , sur cette secte politique , l'article intitulé : Du radicalisme philosophique en Angleterre ^ dans notre 48'' numéro. Voyez aussi les divers articles q»ic nous avons empruntés à la Tievuc de Vf'eslmlnsler ^ dans les numéros 8, jo, i i , 12 , i4 , if) j 27 , 3; , etc.
XXVI. i3
I^b DES MAISONS DE JEU
emploie, aucun législateur de morale n'a clairement in- diqué pourquoi y'oz^e;' est un vice. Hasarder l'argent qui m'appartient , le dilapider même , ce peut être folie ^ mais crime! Pourquoi le mal que je me fais h moi-même, la blessure que je me porte, la faute que je dois seul me reprocher j pourquoi en faire un délit spécial contre la société ?
La réponse est facile. Le jeu, la passion du jeu, ten- dent à diminuer la somme de notre bonheur, à augmen- ter la somme de nos maux individuels et publics. C'est là le grand aiterium de la moralité des actions. Rangez parmi les bonnes œuvres tout ce qui contribue au bien- être de rhumanilé \ parmi les mauvaises , tout ce qui l'en- trave, le corrompt ou raltère. Si vous appliquez cette infaillible pierre de touche au penchant dont il est ques- tion, vous reconnaîtrez bientôt dans laquelle de ces deux classes la philosophie et le bon sens ont dû nécessaire- ment le placer.
Sur cent joueurs, il y a soixante-dix perdans. Perdre de l'argent, ce représentant universel des jouissances de la vie, c'est perdre une somme équivalente de bien-être. Argument palpable et sans réplique. Cependant ne sem- ble-t-il pas suffisant ? Nous ajouterons que le joueur qui perd , ainsi que celui qui gagne , se dépouillent tous deux de propriétés plus précieuses que l'or dont ils sont avides : ils perdent, en s'asseyant à la table de jeu , leur tems d'a- bord, puis leurs habitudes d'ordre, d'industrie, d'atten- tion , d'économie et de travail. Une passion insatiable dévore leurs momcns , absorbe leurs idées , détruit tous leurs autres penchans. Ces qualités acquises ou naturel- les, qui pourraient aider un joueur à regagner l'argent que son malheureux plaisir engloutit, s'effacent et dispa- raissent. 11 cesse de produire et de travailler j citoyen
EN FRANCE ET EN ANGLETEURE. I^^
nulrcfois industrieux et actif, il devient non-seulement un malheureux , mais un malhonnête homme. Le coup dont il se frappe rejaillit sur la société tout entière qu'il écrase du fardeau de sa paresse et corrompt par l'exemple de son vice.
Si l'on révoque en doute l'assertion avancée plus haut, « que la majorité des joueurs perd au lieu de gagner-, » si l'on préter.d que le seul effet du jeu est de déplacer l'argent , d'accélérer sa rapide circulation , et de faire tomher entre les mains de Pierre la somme que Jacques possédait auparavant , nous ne pourrons réfuter cette er- reur que par des formules, dont un mathématicien cc- lèhre avait fait usage avant nous.
Une somme perdue par tel individu est gagnée par tel autre : la fortune de l'un s'accroît, dans l'opinion du vul- gaire, de tout ce que celle de l'autre perd. Mais, par une règle dont l'explication se trouve dans tous les élé- mens d'algèbre, la pro[>ortion entre la somme perdue et la fortune du perdant est invariablement plus grande que ne l'est la proportion entre la somme gagnée et la Ibrtune du gagnant; ou, pour nous exprimer d'autre manière , le premier perd une plus grande masse de bon- heur que l'autre n'en gagne. Supposez deux joueurs dis- posant l'un et l'autre d'un capital de mille livres sterling : l'un des deux en perd cinq cents que l'autre gagne. Le premier n'a plus que cinq cents livres sterling, et par con- séquent sa fortune éprouve une diminution de cent pour cent ou de moitié ; tandis que l'autre, maintenant posses- seur de quinze cents livres, n'a ajouté à son avoir que 5o pour cent : il suit de là que les chances de gain sont tou- jours moindres que les chances de perte. Démonstration mathématique, irrécusable, qui prouve que, dans ce j)a3s:igc du capital en question des mains d'un joueur
l-S DES MAISONS DE JEU
dans celles d'un aulie, il se fait toujours une perle con- sidérable d'argent, c'est-à-dire de bien-êlre ou de bon- heur matériel.
Ces chiffres, plus éloquens que toutes les déclamations possibles, nous dispenseront de développer longuement nos idées sur le jeu et sur les suites fatales ([u'il entraîne. Nous n'aurons pas besoin de montrer à nos lecteurs des familles entières plongées dans la misère , des cadavres de joueurs suicidés, une longue série de forfaits et de fléaux émanant de ces repaires (ju'on nomme maisons de jeu. Aucun de ces tableaux ne corrigerait un joueur. Ce qu'il veut, c'est de l'or, c'est-à-dire de la puissance, des jouissances, du bien-être. Sous ce rappoit, il ressemble à tous les hommes j mais il se trompe dans le choix des moyens^ et Ton ne peut espérer de le ramener à la rai- son qu'en lui démontrant mathématiquement, comme nous l'avons fait, la déception dont il est victime, en lui prouvant qu'au lieu de courir une chance de bonheur foi luit, il se soumet non à une chance, mais à une cer- titude de malheur et d'infortune.
Il est plus important encore de considérer la passion du jeu , les élablissemens fondés pour reiitietenir et l'exploiter, et les gens adonnés à ce penchant désas- treux, de les considérer, dis-je, dans leurs rapports avec le gouvernement et Tadministration.
i" Le gouvernement doit-il permettre rétablissement des maisons de jeu, sans les prohiber ni les sanctionner ?
i" Doit-il les prohiber entièrement et sans restriction , comme en Angleterre ? et cette prohibition une fois por- tée, ];)eut-il en modérer ou en pallier les effets ?
3° Doit-il leur accorder une sanction conditionnelle et restreinte, comme en France, par certaines dispositions de police ? Doit-il prélever une taxe sur les bénéfices de
E^ l'.WACE ET E> A^GLETEUUE. I79
ces élablissemcns et les prendre ainsi sous sa prolcclion cl son patronage indirect ?
Ces questions sont d'une importance et d'une compli- calion extrême. Soumettons-les à une enquête raisonnée, moins solennelle sans doute que les enquêtes parlemen- taires (1), mais qui du moins ira droit au fait, et dédai- gnant toutes les circonlocutions et tous les ménagemens, examinera la matière en elle-même , la retournera sous toutes ses faces et ne négligera aucun des détails qui peu- vent éclairer ce sujet. Deux ouvrages récemment publiés, Tun sur les salons parisiens, où 1» fureur du jeu règne depuis la révolution, et sur les maisons de jeu sanction- nées par le gouvernement français (2) , l'autre sur les étr- Llissemens de même genre (3) qui subsistent à Londres , et défient insolemment toutes les attaques et toutes les probibilions de la loi , nous fourniront des renseignemens curieux sur l'organisation intérieure, les babitans et les mœurs spéciales de ces repaires. Nous entrerons d'abord dans les maisons de jeu que la police parisienne surveille et protège, et nous verrons quels effets produit cette ma- nière de procéder-, de là nous passerons aux enfers (4)
(i) Parllamentary informai ions ^ inguests and reports. Des commis- sions sont nommées d'office pour faire ces enquêtes, qui souvent rem- plissent des volumes entiers.
(2) Ecarté , or the Salons of Paris. — V£carté vu les Salons de Paris. Londres, 1829, 1 vol.
(^) Life in the fVest, or the Curtain drawn, a Novel. Dedicaled willi permission to the R. Hon. Rob. Peel, M. P., e4c., by a Fiat enllghtened. — La Vie de\V Occident^ le quartier de Londres à la mode) ou le Rideau levé] Nouvelle de'diée avec permission au très-bonorable Ro- bert Peel; contenant des esquisses , scènes, conversations, anecdotes d»; la plus haute importance pour les familles du grand monde ; par une dupe convertie. Londres. 1 vol.
{\) Hells : c'est le nom «i^cne'riquc et reçu des maisons de jeu anglaiics .
j8o des maisons de jeu
de la capitale britannique , sanctuaires mystérieux et san- glans où les initiés seuls so^t admis : nos déductions ri- goureuses et la comparaison de ces deux modes adminis- tratifs nous conduiront naturellement aux conclusions que nous voulons atteindre.
On ne doit pas attendre de nous un tableau complet des maisons de jeu parisiennes : mais du moins nos ob- servations seront exactes. Il y en a de tous les degrés et pour tous les rangs. Depuis le pauvre ouvrier, qui entre le samedi soir dans l'un des temples de Mammon établis au Palais-Royal, jusqu'à l'ambassadeur et l'altesse, toutes les classes de la société peuvent satisfaire à Paris , sous la protection et la sanction de la loi , cette passion malfai- sante. Nous ne nous occuperons pas ici du Salon des Étrangers y sanctuaire privilégié dont les desservans ap- partiennent à cette classe que nulle critique n'effraie, que nulle mesure pénale ne peut atteindre, que rien ne déshonore , qui a le moyen d'avoir des vices et la puis- sance de les faire respecter (i). La fleur de Taristocralie européenne y déploie toute sa splendeur, elles napoléons qu'on y recueille ou qu'on y perd sortent de poches pri- vilégiées : toute remontrance serait vaine, tout conseil ioutile, toute réforme impossible : fermez le Salon des Étrangers '^ on jouera dans le salon des sérénissimes.
(i) ^OTE DU Tr. Ce dL-Jaln démocratique de re'crivain«jje la Revue (le FF^es/mins ter con[TC les classes privilcgie'es est di^^ne de remarque; le trait d'humeur roisanthropique qu'il lance. contre elles, comme indignes de sa censure, rappelle vivement les boutades du même genre que Rousseau se permettait souvent. ■Mais c'est à peu près là le seul point de rapport qui existe entre le philosophe genevois et l'c'cole de Bentliam et delNIill, e'cole pratique tout-à-fait étrangère au spirilualismescntimental de Rousseau.
EN FRANCE ET EN AKGLETETIRE. l8l
Descentloiis un degré |>lus bas ^ nous trouverons vers l Vxln'milé de la rue de Richelieu , qui donne sur les bou- levards , tout à côté du salon que je viens de désigner sans vouloir le peindre, un palais, dont l'apparence ex- térieure n'est pas moins aristocratique que celle du palais voisin. C'est Frascati. L'intérieur des appartemens ré- pond à la magnificence du portique. De vastes galeries de plain-pied, une élégance de décorations, unericbesse d'ornemens qui rivalisent avec les plus brillantes rési- dences des princes et même des rois -, des repas splendi- "** desj un luxe éblouissant j la réunion de tout ce que la volupté a de plus recherché, de tout ce que la sen- sualité la plus raffinée peut désirer ou inventer, suffi- raient pour attirer dans ce lieu de délices une multitude enivrée, quand bien même l'amour du gain ne joindrait pas à ces prestiges sa séduction toute puissante. Des co- lonnades et des statues ^ des appartemens où le marbre et l'or confondent leur éclat -, des portes battantes qui conduisent à une vaste terrasse , d'où l'on descend dans un beau jardin , rappellent les magnifiques palais d'Ita- lie. Un peuple de femmes brillantes, Armides de la ta- ble de jeu, courtisanes aristocrates, cachant sous leur élégance la honte de leur profession , complétait naguère cet enchantement. De plus , afin d'attirer les jeunes gens à Frascati, tous les quinze jours on y donnait des bals, dont les danseuses étaient choisies parmi les plus sédui- santes bayadères de l Opéra. Un repas, où l'on buvait des vins capiteux, et où on se trouvait placé près de ces beau- lés faciles, coupait l'uniformité de la soirée. De cette manière tous nos penchans vicieux étaient excités à la fois sous la surveillance et avec l'appui des magistrats chargés de les réprimer. Si nos renseignemens ne nous abusent pas, un exil récent ^ie^t de frapper celte élé-
182 DES MAlsOKS DE JEU
gante pioslilutioii. Les bals où elle s'exerçait ont été dé- fendus; et le dernier bail de trois années, accordé à la ferme des jeux, a stipulé l'exclusion des femmes, et ré- duit le nombre des maisons de jeu. Cet antécédent semble offrir quelque espérance de réforme.
Frascati prétend, comme le Salon des Etrangers, aux honneurs d'une société élégante et choisie. Mais dans le fait , et comme le prouve assez l'admission des dames que j'ai nommées tout à l'heure , il suffit de s'y présenter sous les livrées de l'opulence, pour pénétrer dans son enceinte. Un habit élégant et de beau linge équivalent à un billet d'entrée : vous serez accueilli pour peu que vous parais- >\Qz en état d'apporter votre offrande sur l'autel du dieu (ju'on y adore. Vers la nuit , les portes s'ouvrent aussi régulièrement que celles des spectacles et des bureaux ^ les croupiers disposent le sacrifice, arrangent les cartes et empilent l'argent. Les appartemens se remplissent, et la matinée est fort avancée quand les sacrificateurs et les victimes se séparent.
On y joue plusieurs espèces de jeux, /^oug-e et noirci ta roulette y sont surtout en faveur. On ne peut mettre sur table moins de cinq francs , ni plus de douze mille francs. C'est une ingénieuse prévoyance des propriéj^aires , qui, par une combinaison savante, résultat d'un calcul très- exact , veillent à la fois à leurs intérêts et à la sécurité de l'établissement. Leur vaste tilet est préparé de manière à ne pas laisser échapper la plus petite proie , et à rejeter celle qui, par ses dimensions gigantesques, pourrait com- promettre la solidité du réseau. L'aventurier peu riche, qui hasarde une pièce de cent sous (aussi nécessaire pour lui, proportionnellement à sa fortune, qu'un billet de inille francs Test pour un autre), cet aventurier se féli- cite de pouvoir tenter la fortune avec un aussi faible
E>' iiia>cî: r.T en akgletf.qre.
83
enjeu, (juant aux douze mille francs , dernier terme des enjeux , celte somme est fixée de manière à garantir ré- tablissement contre les dangers où' pourrait l'onlraîner une perle trop considérable, et surtout le redoublement des martingales -, c'est ce que nous allons expliquer.
Supposez qu'un liomme commence par mettre cinq francs sur table, et que, jouant toujours sur la même couleur, il aille en doublant son enjeu jusqu'à ce qu'il gagne enfin. La progression géométrique qu'il suit lui assurerait une chance de gain considérable, si la pré- voyance des entrepreneurs ne l'avait pas arrêtée au dou- zième coup, dont l'enjeu est de 10,240 francs. Rien de plus commun que de voir la même couleur reparaître treize, quatorze ou quinze fois de suite : ainsi la ferme des jeux ne court aucun risque qui puisse alarmer ceux qui la régissent.
Telles sont les utiles transactions dont Frascati est le théâtre. Si vous passez en revue la population de cette maison de jeu comme il faut , vous y remarquerez des décorations, des croix , des rubans, beaucoup de Fran- çais des classes moyennes , quelques gros négocians , mais surtout des étrangers et spécialement des Anglais. La plupart des sujets britanniques que renferme la capi- tale de la France viennent régulièrement apporter sur les tables de Frascati leurs contributions volontaires. Vous trouvez là le riche propriétaire anglais, qui, ne sa- chant que faire , mange en une séance quelques centaines d'acres de son patrimoine, et le pauvre étudiant en mé- decine, qui espère doubler ou tripler la petite pension que sa famille lui envoie , et parvient à la réduire des trois quarts. Cette dernière classe mérite bien par son malheur et son imprudence d'attirer l'attention et la commisération de ses concitoyens. La supériorité des
l84 BES MAISONS DE JEU
cours de médecine et de chirurgie en France ^ la fucililé de trouver à Paris d'excellens maîtres à bon marché -, l'es- poir d'y vivre et d'y étudier économiquement, attirent à Paris une multitude de jeunes Anglais. Entourés de toutes les séductions du luxe et d'une foule de jouis- sances, dont l'aspect leur fait subir le supplice de Tan- tale, ils n'ont ni le moyen de se procurer ces plaisirs dis- ])endicux, ni la force de s'en priver. La table de jeu est leur ressource. Au lieu de se livrer aux éludes de leur profession , ils passent la plus grande partie de leur terris dans ces horribles angoisses que les joueurs seuls connaissent^ avides de gain, tourmentés parle souvenir de leurs pertes ^ jurant de ne plus remettre le pied dans la caverne, et y rentrant dès qu'ils ont touché leur pen- sion -, poursuivis par la meute des huissiers et des créan- ciers ; malades, épuisés par le chagrin et la détresse^ manquant de tout ^ et incapables non-seulement d'étu- dier avec fruit, mais de pourvoir à leurs besoins les plus urgens. Les plus sages (si l'on peut employer ce mot, pour indiquer wn moindre degré de folie) mettent de coté un quart ou un cinquième de leur revenu, le con- sacrent à leurs nécessités premières et jouent tout le reste. J'ai connu un de ces jeunes gens qui s'était en- detté envers le propriétaire de l'hôtel où il logeait , et qui, pour échapper à ses poursuites, avait consenti à remplir les humbles fonctions de portier de l'hôtel. La passion du jeu absorbait la totalité des cinq mille francs qu'il recevait de sa famille.
Quant aux nombreuses maisons de jeu du Palais-Royal, des boulevards, etc. , elles se modèlent absolument sur Frascati. On y joue les mêmes jeux^ les mêmes règles y sont adoptées^ quelquefois un gendarme stationne à la porte ^ et presque toujours des brigades d'espions se mê-
J
Kî« FRANCE ET EK AKGLETEURE. l85
iciil aux joueurs. C'csl là que le commis, cliargé du sac d'écus de son maîlre, va les hasarder dans l'espoir de les doubler, 1rs perd et se brûle la cervelle -, c'est là que vont se démoraliser les ouvriers et les marchands du second ordre ; c'est de là que sortent la plupart des suicides : ce sont les antichambres de la Morgue.
On voit se révéler ici dans toute leur évidence le dan- ger et l'immoralité de cette sanction que le gouverne- ment français accorde aux maisons de jeu. Si la loi frap- pait d'anathéme ces lieux de désespoir et de délire , ils subsisteraient peut-être encore ^ mais leurs portes, au lieu de s'ouvrir à tout venant, au lieu d'admettre l'ouvrier et le petit rentier , ne donneraient accès qu'aux classes supérieures assez riches pour se ruiner sans honte, assez éclairées pour qu'on les blâme sans les plaindre , assez oisives pour que ce mauvais emploi de leur tems ne cause pas à la société une perte importante. Trop de pré- cautions, d'obstacles, de mystère, entourent les maisons de jeu, dans les pays où la loi les prohibe, pour qu'un homme du peuple, un industriel y mettent jamais le jned. Mais en France , tout le monde connaît le n° ii3 du Palais-Royal. Le menuisier, le chapelier, le jeune étudiant n'ont qu'à s'asseoir à la table de jeu. Ils gagnent une première fois, perdent ensuite, gagnent encore-, la frénésie de jouer et l'espoir de la fortune s'emparent d'eux *, leurs chances de gain s'épuisent \ ils perdent coup sur coup , et vont se jeter dans la Seine ou deman- der au premier passant la bourse ou la vie. C'est celte classe d'hommes qui peuple de cadavres les marbres noirs de la Morgue. Le gouvernement prend soin de ces "estes livides , les expose, les ensevelit-, tout cela se fait
^^"^ une régularité admirable et un soin tout paternel.
oamiCjjg encore mieux, je l'avoue, qu'une prévoyance
I 8(> DKS MAISONS DE JEU
plus luimaine , en fermant les portes des maisons de jeu , sauvât ces misérables , et eonservât à leurs familles et à la société le produit de leurs utiles travaux.
Ce qu'il y a de plus bizarre dans tout ceci, c'est que la loi française fulmine contre ces établissemcns et les anéantit sans miséricorde. Lisez Tarlicle 4io du Code pénal -, il condamne « à une amende de cent francs à six mille francs, tous les propriétaires de ces maisons, leurs associés, leurs préposés, leurs agens-, confisque h son profit le mobilier des mêmes maisons, et va jusqu'à lais- ser aux juges la faculté de prononcer contre les cou- pables une interdiction de cinq années. » Et malgré cette sévérité du Code, le gouvernement devient le partenaire des criminels que la loi poursuit î II ratifie leurs gains, par une ordonnance, sous la condition expresse qu'il aura sa part de ces gains ! Il les proscrit d'une manière abstraite, et les encourage par son autorisation réelle! il avoue que ces lieux sont infâmes, et les produits de cette infamie vont grossir le trésor de l'état : c'est le comble de l'immoralité.
On peut encore considérer sous un autre point de vue les établissemcns dont il s*agit. Ce sont des instrumens de politique financière : c'est par leur moyen que le gou- vernement fait sortir des pocbes de ses sujets une cer- taine quantité d'argent, aux dépens de leur moralité et de leur industrie, au détriment du commerce et des res- sources de l'état : c'est à l'aide de la même macbine qu'il s'approprie les guinées et les piastres d'un grand nombre d'étrangers, aussi aveugles et aussi crédules que les élu- dians en médecine dont j'ai parlé plus haut.
« A Paris, dit l'auteur de Y Écarté (i), les besoins d
(i) Voyez [)!us liaul, pa
ace
E>- I nA^CE ET EN A.NGLETEKRE. 187
celle classe d'hommes qui vivent toujours entre la dissi- pation et la misère sont devenus un objet de spéculation et de commerce. Les juifs et les usuriers de Londres sont de fort honnêtes gens si vous les comparez à cette tourbe de misérables que Ton rencontre à Paris à chaque pas, toujours prêts à vous avancer de l'argent à un intérêt exorbitant, pourvu que vous leur donniez des garanties ou des valeurs. Ils ne prêtent à leurs compatriotes que fort difficilement et sur de bons gages : en vertu de la loi française, cinq années d'emprisonnement équivalent à racquitlcment de la dette, et plus d'un débiteur insol- vable ou malhonnête a subi ces cinq années de retraite, pour sortir des mains de ses créanciers. Aussi les usuriers parisiens ont-ils soin d'inscrire sur leurs livres les noms de ceux qui les ont payés, qui ne les ont pas payés, ou qui leur ont fait attendre le remboursement. C'est à ce grand- livre de l'usure qu'ils ont recours, c'est lui qu'ils consul- tent pour savoir s'ils doivent avancer leurs fonds ou les refuser.
)) Quand ils ont affaire à des étrangers, ils se montrent beaucoup plus faciles. Ils savent que l'étranger ne peut quitter Paris sans prendre un passeport j qu'il est, par sa position même, sous la surveillance immédiate de la po- lice, que par conséquent le débiteur ne peut leur écha|,- per. S'ils apprennent que ce dernier est sur le point de partir, ils vont, leurs lettres de change ou leurs bUlets à la main , chez le juge de paix du quartier , se procurent le majulat d'arrêt, lancent sur le fugitif le premier huis- sier royal et sa horde de recors \ en moins de vingt-quatie heures l'étranger se trouve à Sainte-Pélagie.
^ '^.es usuriers, peste sociale, sont les véritables sou- tiens des maisons de jeu j c'est à eux que s'adresse le 3"»iieur maii^Qreux , certain (surtout s'il est Anglais)
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cFcn obtenir la somme qu'il demande, à cinquante pour cent d'intérêt. Les femmes qui fréquentent les mêmes établissemens sont des auxiliaires plus brillans et plus utiles encore. Quelques-unes de ces sirènes ont de la fortune et se classent parmi les femmes entretenues de haute volée-, d'autres n'ont pour ressources que le jeu et le produit de leurs charmes. D'accord avec les usuriers, et liées avec les jeunes gens qui fréquentent ces maisons, elles servent d'agcns intermédiaires entre le préteur et l'emprunteur. Quand la table d'écarté , les dépenses du lilburv et de la loge aux Bouffes ont épuisé la bourse du premier j sa maîtresse lui suggère la possibilité de relever sa fortune délabrée en ayant recours à T usurier qu'elle connaît : elle-même se charge complaisamment de la né- gociation, l'accomplit, fait signer au jeune homme des lettres de change d'une valeur beaucoup plus forte que la somme prêtée, et reçoit ordinairement du préteur, à titre d'épingles, un schall de cachemire ou un billet de mille francs : l'amant ne peut s'empêcher de lui faire à son tour un cadeau j le tems s'écoule, Sainte-Pélagic- s'ouvre et se referme, et l'Armide consolée vole à de nouvelles conquêtes du même genre que suivent les mêmes résultats.
» Tous les genres de bassesse semblent se concentrer dans ces lieux de réprobation : souvent les dupes de ces femmes attachées aux maisons de jeu appartiennent aux meilleures familles de France et vivent dans la plus haute société. J'en ai vu qui, devenus étrangers à tout senti- ment d'honneur, s'avilissaient jusqu'à protéger les amours de leurs propres maîtresses et des riches Anglais qu'i-'» dépouillaient à frais communs. Réduits à une ind\^ence extrême par leur passion insen: ée , et forcés po" cette in- digence même de renoncer aux plaisirs 0^ J^^- \ quan^
E^ FRANCK ET EN ANGLETERRE. 1 8c)
une pile de napoléons, placôc devant eux, leur permet- tait de se livrer de nouveau à cette volupté sans égale, ils trouvaient que rien n'était plus commode qu'un An- glais amoureux, serraient autant qu'il était en leur pou- voir les nœuds de celte honorable liaison , et se réjouis- saient avec leurs belles du succès de leurs manœuvres. L'exagération n'entre pour rien dans ce hideux tableau , dont une connaissance intime des laits, une fidélité scru- puleuse , ont tracé tous les détails.
» Ce doit cire pour la France un grave sujet de ré- flexions. Si elle n'arrête dans son cours contagieux la dégradation de ses enfans, elle verra se flétrir encore ses lis , autrefois éclalans de fraîcheur et de majesté. C'est d'elle-même que naissent les vices , la faiblesse, les maux sans nombre qui la dévorent ; c'est la passion du jeu qui entretient à la fois dans tous les rangs un esprit de désordre et de dépendance , de turbulence et de ser- vage. Nourrie, encouragée par le gouvernement, non- seulement cette passion est la source de crimes odieux, mais de cette habitude du Vice plus dangereuse que le crime même. Mieux vaudrait encore remplir des sueurs et des larmes du pauvre, de l'agriculteur, de la veuve et de l'orphelin , les caisses du trésor public ^ mieux vau- drait faire subir à la France toutes ces exactions dont les pachas turcs écrasent leurs esclaves , que d'établir et de protéger, au centre de la capitale, des serres-chaudes de vice , des réservoirs publics et privilégiés de fraude , de misère et de paresse; de puiser à ces sources im- mondes, et de ramasser l'or dans la fange. »
La conclusion de tout ce qui précède est facile à dé- duire. Le système que nous venons d'analyser dans ses principes et dans ses efîets repose sur des bases fausses et produit des résultats dangereux. Le législateur ne doit
XgO DES MAISONS DE JEU
jamais pcrmctlro C€ qu'il avoue être condamnable; en accordant sa protection et sa sanction au vice qu'il stig- matise, il lui confère une légalité d'autant plus immo- rale qu'elle est en contradiction avec ses principes. Le vulgaire n'est que trop porté à croire que tout ce qui porte V empreinte administrative est juste et irrépro- chable. Il est imprudent , pour ne pas dire plus, d'im- primer le sceau de la loi au vice-, condamnable de pré- lever un impôt sur lui, déshonorant de partager ses gains. Par conséquent un tel mode de législation, par rapport aux maisons de jeu , ne peut être trop sévèrement rejeté. Passons maintenant au système des maisons de jeu en Angleterre.
La scène va changer. Au lieu de trouver dans les mai- sons de jeu de Londres des individus de toutes les classes (comme il arrive en France), et, pour ainsi dire, un épi- tomé de la population entière, nousn'y rencontrerons que deux espèces d'hommes : ceux qui ont le malheur d'être au-dessus, et ceux qui sont' au-dessous du mépris. Au lieu d'y voir l'avidité des banquiers et de leurs prati- ques, la fraude des uns, la duperie des autres , modérées et soumises à une sorte de règle par des ordonnances de policô et une surveillance assidue , nous y verrons le vice, dans toute son audace , bravant la loi ou l'éludant-, la supercherie, le vol, la cupidité, la sottise, célébrant leurs orgies secrètes, et commettant une foule d'actes dont l'iniqui é gigantesque n'est point réprimée, parce que la loi ne peut accorder aucune protection aux victimes qu'elle flétrit comme coupables. Si les maisons de jeu en France exposent le joueur à tous les maux que j'ai signalés, celles de Londres sont bien plus dangereuses encore -, on y est dupe non-scuicmcnt de sa propre folie,
Eîf ri\l>C.F. KT EIM ANGLETERRE. IQI
mais de rimprobité la plus (lagrante : et ce n'est pas sans raison que le surnom de hells , enfers, leur est assigné par la voix publique : c'est bien là le lieu de damnation et de désespoir -, c'est, comme dit Millon,
Le séjour dévorant de l'clcrnellc angoisse.
A coté de la résidence du roi d'Angleterre s'élèvent plusieurs palais splendicles, dont le plus magnifique oc- cupe le centre de la rue Saint-James. Il se nomme Club de Crockford : c'est le plus grand des enfers de Lon- dres. Un autre est établi dans la Place du Parc, et porto le nom de Club de Milton-Mowbraj , Un troisième est situé Place deJVaterloo (i), et s'appelle Club de la chasse au Renard. Ces brillans asiles de pillage, de dé- sespoir et d'agonie rivalisent insolemment avec les de- meures aristocratiques qui les environnent, et, en dépit de la loi et de ses agens, déploient leur magnificence in- sultante dans les rues les plus populeuses et les plus riches de la capitale. Les entrepreneurs de cette spoliation pu- blique établissent leur banque sur le seuil même du pa- lais où réside la majesté royale : jour et nuit leur antre est ouvert ^ plus coupables mille fois que s'ils avaient dé- robé dans quelque allée obscure le mouchoir d'un pauvre aveugle, ils récoltent impunément les fruits de leur in- dustrie criminelle , et au lieu d'aller mourir à Newgale (2) comme ils l'ont mérité , ils se retirent millionnaires.
Pourquoi ces c/aZ'5 prétendus, dont la véritable desti- nation est connue , échappent-ils à la sévérité de la loi? Anacharsis l'a dit , il y a vingt siècles : « Le réseau de la
(i) Nouvelle place, construite sur les dessins de Nash, architecte ce'- lèbre de l'e'poquc actuelle.
(i) Prison et lieu d'exécution,
XXVI. i4
If)2 DES MATSOIVS DF. JEU
juslice prend les mouchos au passnge; los gros animnnx ])risent sa toile et conlinuent leur route. «
Plus d'une précaution est prise d'ailleurs pour sous- traire ces établissemens à la vindicte des tribunaux. Au- cun d'eux ne se donne pour maison de jeu. Ce sont des clubs. Voici le prospectus d'une de ces maisons, forcée, par un assassinat (i) dont elle a été récemment le tbéalrc, de suspendre ses opérations. Le style éb'gant et pompeux de l'annonce indique assez clairement à quelle classe de la société elle est adressée :
<( Une réunion de personnes appartenant à la baule société a conçu le projet de former un cluh choisi^ où elle îidmeltra tous ceux que leur naissance et leur position mettent en état de se livrer sans réserve, mais avec dé- cence, aux amuscmens que la mode et le bon ton sanc- tionnent. Celte réunion croit devoir soumettre son projet aux personnes de cette classe, et inviter celles qui l'ap- prouveront à concourir et à coopérer le pliis tôt possible à la mise à exécution de leur plan. Qu'il nous suffise de dire ici que, pour rendre cet établissement digne des suffrages que l'on désire obtenir, les sociétaires ont com- biné la sécurité, la libéralité, l'élégance, la solidité, et que les membres de l'association y trouveront des avan- tages que ne leur offre aucune institution du même genre. Pour obtenir des renseignemens plus détaillés, on n'a qu'à se présenter, entre midi et deux bcures, Pall-Mall, n'' 55. ))
Dieu merci ! Les auteurs de celle annonce restreignent dans le cercle des gens comme il faut leur société de rou- lelte et à'êcarté. Ils bannissent la roture et Tinduslrie de
(i) \Tcare , banquier île cetrc maison , fut lue d'un conp <le pistolet nar Thnrtell.
EN FRANCE ET EN ANGLETEIIRE. lf)3
loiirsancluairc ! C'est Tulilo résultat des prohibitions lé- gales, alors mémo qu'elles sont déjouées par la corrup- tion et la ruse.
Entrons dans celle maison ornée de colonnes : c'est la plus belle de toute la rue; cette porte de bronze, au marteau de cuivre poli , c'est la porte de notre enfer. Une manière de frapper spéciale et convenue vous annonce, et Ton vous introduit dans le vestibule. Quand vous l'avez ]iarcouru, et que l'on sait qui vous êtes, vous vous trou- vez devant une seconde porte également de bronze, et hermétiquement fermée comme Tétait la première. Vers le centre de la porte, à hauteur diiomme , est pratiquée une espèce de petite lunette, au moyen de laquelle les gar- diens de l'intérieur prennent voire signalement avant d'ouvrir. La lourde barrière vous donne accès et retombe ensuite ; vous êtes sur le grand escalier que le gaz éclaire, et dont de beaux lapis de Turquie recouvrent les degrés. Au sommet de cet escalier, une troisième porte vous arrête encore; et ce n'est qu'après avoir franchi un quatrième obstacle, placé immédiatement cà l'entrée du salon de jeu, que vous parvenez à ce mystérieux et splendide sanc- tuaire. C'est l'appartement consacré à la rouge et la noire, plus loin se trouve le salon de la roulette. Tous deux sont de vastes parallélogrammes, dont les tentures de damas rouge, les lustres elles girandoles, le plafond re- vêtu par une main habile des teintes du soleil couchant, les glaces nombreuses , et les meubles d'acajou et de bois des Indes, feraient honneur au plus riche et au plus somptueux des pairs qui siègent à la chambre haute. Par- tout le cristal taillé à facettes, les métaux précieux, les tableaux de prix frappent vos regards éblouis. Incliné sur ces ottomanes couvertes d'étoffes précieuses, vous recon- naissez des hommes cl quelquefois des femmes du premier
iq^ DES MAISONS DE JEU
rang, des orateurs du parlement, des gens à la mode, des membres de la Compagnie des Indes, même des au- teurs et des moralistes célèbres. La politesse affectée de quelques habitans de ce lieu signale à voire attention les grands-prétres du logis ^ gens de bas étage, qui af- fectent et imitent avec assez d'uisance les manières de l'bomme comme il faut, mais dont le mauvais ton invo- lontaire et le jargon bizarre trahissent l'origine et le mé- tier. Mélange hétérogène de vieux joueurs ruinés, de jockeys congédiés, de valets de chambre fripons, de con- trebandiers, de filous repris de justice, de banquerou- tiers frauduleux j de maquignons dans tous les genres, d'agioteurs ruinés à la bourse ; tout cela est revêtu d'ha- bits magnifiques. La plupart ont leur maison de cam- pagne, leur maîtresse en titre, leur calèche et leurs grooms. Non-seulement ils s'enrichissent des dépouilles de la table de jeu, mais leur mobilier, leurs vétemens, leurs bijoux, trophées de leur profession, leur ont été cédés à bas prix , par quelque joueur malheureux , qui, dans un moment de détresse , a fait ressource de tout. Qu'on blâme ensuite le guérillero des Asturies et le bri- gand des Calabres! Auprès de ces misérables, le bandit espagnol ou italien est un héros de vertu : il a du courage \ il brave les lois, mais ouvertement -, il expose sa vie, sou- vent il attaque un ennemi plus fort que lui , plus nom- breux ou mieux armé. Mais dans quelle profondeur de bassesse faut-il avoir trempé son ame, pour exercer ce lâche pillage, cette déprédation sans danger, ce brigan- dage impuni qui ne s'attaque qu'à la faiblesse aveugle!
L'autel, ou, si Ton veut, la table de jeu, est placé au centre, et un énorme amas de pièces d'or tente la cupi- dité des assistans. Un des confédérés fait les caries et s'assied auprès de X^hanque. Un autre, armé d'un râteau,
E> FRANCE ET EI^ ANGLETERRE. I95
lecucillo les gains derélablissemcnt-, crautrcs encore sont chargés de répartir les sommes gagnées par les joueurs. Des jetons rouges et noirs sont symétriquement placés sur le tapis vert , six paquets de caries sont placés devant le tailleuT'y et le jeu commence.
Je n'entrerai pas dans les détails techniques de la rouge et la noire ; je me contenterai de dire que toutes les chances sont en Taveur des maîtres de rétablissement. Sans parler de riiabilude des croupiers, et de la parfaite connaissance qu'ils ont acquise de toutes les combinai- sons du jeu 5 la rapidité avec laquelle les parties se suc- cèdent , l'état de demi-ivresse où se trouvent la plupart des assistans, excepté les chefs de la maison, favorisent le brigandage. Le croupier est toujours un adepte dans l'art de retourner les cartes et de faire paraître telle couleur qu'il veut. Il y a deux ans, quelques jeunes lords avaient perdu aux dés plus de cinquante mille livres sterling. L'un d'eux emporta les dés et les mit dans sa poche; ils étaient faux. Le jeu de la roulette est le plus meurtrier de tous les jeux , parce qu'il est plus expédilif. Cette urne, placée au milieu de la table, est un vrai gouffre où des milliers de livres sterling s'engloutissent en cinq minutes. Veut-on savoir quels énormes gains recueillent les maîlres de ces enfers? on n'a qu'à juger de leurs bénéfices par leurs dépenses. Le club de Fishmonger s-Hall paie, pour la dépense courante, mille liv. st. (26,000 fr.) par mois. Il a coûté originairement quarante mille livres sterling (1,000,000 fr.) d'établissement. En trois mois il est entré plus de cent cinquante mille livres sterling (3,y 5o,ooo fr.) dans sa caisse. Le chef des cuisines a reçu, pour le jour de l'an, cinq cents livres sterling (12,600 fr.) d'étrennes-, et mille livres sterling (25,000 fr.) ont été distribuées aux domestiques.
rC)6 DES MAISO^■S DE JEU
Les inspecteurs reçoivent huit livres sterling par se- maine-, les croupiers six livres sterling^ les garçons de salle, deux ^ les concierges, deux. Il faut payer les gardes de nuit (i) , pour s'assurer de leur protection et de leur bienveillance-, les agens de police, pour échapper aux re- cherches. Une somme considérable, mais dont nous ne pouvons fixer le taux, est versée dans la caisse de certains personnages assez bien instruits pour avertir d'avance les maîtres de Y enfer du danger qu'ils courent, lorsque les magistrats vont faire une descente dans leurs domaines. L'acte récemment porté par le parlement, acte qui con- damne à la pénitence du moulin (2), non-seulement les propriétaires, mais les habitués des maisons de jeu, a rendu ce dernier déboursé plus nécessaire que jamais, et fait augmenter la somme convenue. Grâces à tant de pré- cautions, banquiers et joueurs continuent paisiblement leur métier. Si le constable frappe à la première porte de V enfer, personne ne lui répond \ les habitans du lieu fuient par une porte secrète : les lampes et les bougies s'éteignent tout à coup -, le matériel de la maison de jeu disparaît par enchantement-, et les magistrats, une fois parvenus à ouvrir ou à briser ces barrières multipliées , ne trouveut que le silence, l'obscurité et une mystification complète. Hélas! s'il s'agissait de punir quelques pauvres ou- vriers, qui le dimanche au soir se rassemblent dans une taverne pour jouer au piquet ou au bouton, deux ou trois farthings (3) la fiche, la justice s'armerait de son ton- nerre^ elle écraserait ces petits coupables^ elle saurait
(i) Jf'atchmcn.
{1) Tread-mill ; espèce de plancher circulaire , mobile, place' sur un jtlan oblique, divisé en comparllmens e'gaux. Les condamnes le font mouvoir en marchant [by ikeir tread).
(3) Liard.
E^' FRANCE ET EN ANGLETERRE. I()7
bien priver l'aubergiste de sa patente, et mettre en prison les délinquansî Mais nous n'avons pas encore vu, mal- î^ré toutes les menaces des tribunaux, un seul gentleman envoyé au moulin-pcnilentiaire, pour avoir peidu au gagné son patiimoine à Fishnionger S'IIall.
En France, le vice du mode administratif employé par rapport aux maisons de jeu est dans la loi elle-même \ en Angleterre, les dispositions législatives sont raison- nables : les bommes seuls sont coupables. Tout en assi- milant ces établissemens aux maisons de prostitution et de débaucbe, nos législateurs ne craignent pas de les fréquenter. Le propriétaire du Club de Crockford se vantait l'autre jour de compter au nombre de ses habi- tués la majorité des membres du parlement : faire des lois et les violer, c'est une double et singulière existence. Quelque jugement que l'on porte sur ce contraste bi- zarre , il n'en reste pas moins vrai que nos Lycurgues, eu frappant de condamnations sévères le jeu dont ils se réservent le privilège, bannissent des rangs du peuple le vice dont ils s'assurent le monopole : conduite assez peu conséquente, si l'on veut, mais bienfaisante dans ses suites.
La plupart des clubs ou tripots de Londres ont des espions et des ambassadeurs chargés d'amener dans leurs filets la proie opulente qui leur promet de riches dé- pouilles. Des invitations à dîner sont envoyées à domi- cile. Des repas splendides, où tous les vins les plus exquis sont prodigués aux convives, commencent le drame et préparent les victimes à se laisser spolier sans remords. La table de jeu est voisine de la salle à manger \ l'homme riche, dont on connaît d'avance les ressources, joue et gagne : puis il perd ^ on lui prête ^ il signe des billets do dix, vingt, trente mille liv. st. j et le lendemain malin ,
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il s'cloiine de s'élie appauvri en une soirée, sans que la plus légère réflexion ait traversé son esprit , offusqué par les vapeurs du vin de Champagne et de Xerez.
Si vous entrez à minuit dans un de ces enfers, tout Aous semble calme et de bonne compagnie : la marque de réprobation ne s'est pas encore montrée sur ces fronts pâles; mais ayez la patience d'y rester jusqu'au malin-, à mesure que les fumées du vin se dissipent, et que le roulis de Turne mobile engoufi're des trésors au profit des maîtres du lieu, la scène devient de plus en plus hideuse. Le râteau fait son office, et les guinées résonnent sur la table. Ici un jeune homme , destiné à siéger parmi les soutiens de la couronne et les chefs de la législature, pleure comme un faible enfant; un autre , plus âgé, les bras croisés , la tète penchée , l'œil fixé sur le vide , semble péliifié par son désespoir : il y en a de furieux et de maniaques qui se livrent à tout ce que le délire et la folie ont de terrible et de repoussant. Les auteurs des deux ouvrages que nous avons cités plus haut donnent une épouvantable liste de meurtres, d'assassinats, de suicides, de tentatives pour faire sauter la banque au moyen de pétards et de bombes incendiaires; de forfaits de tous les genres émanés de ces repaires, soit en Angleterre, soit en France. Pour nous, qui ne voulons qu'examiner phi- losophiquement les institutions législatives qui se rap- portent aux maisons de jeu , nous ne copierons pas ces détails épouvantables, et nous contenterons de résumer les observations précédentes, et d'en tirer les déductions nécessaires.
Dans l'état de la civilisation moderne il est impossible qu'une masse considérable d'individus n'ait pas beau- coup de tcms et beaucoup d'argent à perdre. "L'ennui, ce démon redoutable, les persécute, les liarcèle, les préci-
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pile dans les tripots , rend nécessaire à leur existence blasée l'excitation de la table de jeu. Ils jouent, non pour devenir riclics, car ils le sont déjà, mais pour se désennuyer, pour avoir quelque chose à espérer et à craindre, pour se sentir vivre. Sans doute il vaudrait mieux que, remplissant une place utile dans la commu- nauté, ils produisissent, ne fut-ce qu'un soulier ou un sabot, que d'employer ainsi leur tems : sans doute ils courent risque de perdre leur fortune, de se faire fri- ponner par les croupiers et brûler la cervelle par quel- que joueur au désespoir. Mais quel remède employer contre un mal qui se trouve enraciné dans les entrailles mêmes de la société moderne ? Puisque l'aristocratie est faite pour mener ce genre de vie, puisque son blason se compose de cartes , de jeux de dés et de limiers de chasse , ne troublons point ses occupations et ses plaisirs. Une fois avertie qu'elle enfreint les lois , qu'elle se désho- nore, qu'elle se suicide, laissons-la se plonger dans le gouffre , les yeux ouverts. Laissons ces messieurs , comme dit le satirique (i),
Acheter à prix d'or l'amour et le plaisir, Dîner, boire, voter, jouer; puis enrichir Du cadavre d'un lord le caveau des ancêtres.
Quant à l'autre population industrieuse , dont les tra- vaux sont le patrimoine permanent de la société, dont l'activité et le tems sont les trésors , on ne peut employer de restrictions trop puissantes, de lois prohibitives trop sévères, pour l'empêcher de se mêler à des plaisirs im- moraux et corrupteurs, qui, détruisant sa puissance et son bien-être, priveraient ses concitoyens du produit de
(i) Pope , sat. 1.
200 DES MAISONS DE JEU
son industrie cl de Texemple de sa laborieuse persévé- rance.
La manière dont l'adminislralion française agit envers les maisons de jeu est donc pernicieuse au dernier degré ^ l'espèce de régularité que sa police introduit dans ces établissemens offre un encouragement et une prime au vice. En Angleterre , Thomme qui met le pied dans un tripot sait qu'il se rend coupable d'un délit, que la loi l'assimile aux voleurs de nuit et aux filles publiques. Il sait à quoi il s'expose. S'il lui arrive mallieur, on ne peut en conscience le plaindre. Les atrocités dont ces lieux sont souvent le théâtre, l'infâme combinaison de tout ce qu'il y a de plus hideux et de plus méprisable au monde , on un mot le caractère réprouvé, l'atmosphère de crime qui environne ces antres, sont encore des garanties. Nul homme qui a sa réputation à conserver, nul homme honnête et industrieux , personne ( excepté ces hauts et suzerains seigneurs placés au-dessus de l'estime et du blâme) n'osera s'aventurer dans ces lieux de ténèbres, où il n'y a ni justice ni protection à espérer contre la fraude, dans ces régions maudites , où la loi n'existe plus. En France au contraire la passion du jeu est encouragée par le gouvernement qui prélève les plus clairs des bénéfices qu'elle produit ^ on peut passer toutes les nuits à Fias- LYzii,, sans s'exposer à d'autres périls qu'à une ruine prompte et complète j et le besoin de jouer est descendu, peste dévorante, jusque dans les dernières classes de la société française.
Les questions que nous avons posées plus haut se ré- solvent d'elles-mêmes \ et il est facile de conclure de tout ce qui précède :
i" Que nul gouvernement ne doit permettre l'établis- sement des maisons de jeu.
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1° Que nul gouvernement ne doit accorder à ces mai- sons une sanction même partielle et momentanée : en- core moins prélever une taxe sur leurs produits , et leur concéder sa protection à ce prix.
3"" Que tout gouvernement doit les prohiber sous les peines les plus sévères-, et que cette prohibition sera tou- jours bienfaisante, quand même , comme en Angleterre, la connivence de quelques hommes puissans avec les joueurs, les escrocs et les banquiers, en ferait des lieux privilégiés, où les classes supérieures et les classes in- fimes auraient seules le droit et l'audace de pénétrer.
( Jfestminster Be^iew. )
§^CKttce5 ^^on(i(|ue5.
UNFLUEJVCE DES LIMITES NATURELLES DES EMPIRES SLR LEUR STABILITÉ ET LEURS DESTINEES.
En politique , Texpression limites naturelles peut élre comprise diversement : commençons donc par fixer le sens que nous y attacherons.
La raison et la nature sont toujours d'accord -, ce qui est conforme à Tune ne peut être opposé à l'autre. Lors- qu'il s'agit de l'homme, on ne craint point de dire que si les institutions qu'il a étahlies ne le rendent pas heu- reux, elles choquent à la fois la nature et la raison. Les hautes facultés dont le Créateur a doué l'espèce humaine sont des moyens de félicité dont elle doit faire l'emploi le plus profitahle -, telle est sa destination sur la terre : mais ces facultés ne peuvent être complètement exer- cées, et ne prennent tout le développement dont elles sont susceptibles que dans une société bien organisée, sous un bon gouvernement. Il s'agirait donc de connaître les conditions auxquelles un état doit satisfaire pour qu'il soit bien gouverné. S'il était vrai, comme le croyait J.-J. Rousseau, qu'il y a des inconvéniens très-graves qu'un grand état ne saurait éviter, on aurait à faire des recherches sur l'étendue territoriale et le nombre d'ha- bitans qu'aucun état ne devrait dépasser, pour qu'il puisse remplir constamment ses devoirs envers la nation qui Ta constitué. Le travail entrepris pour résoudre ces difficiles
LIMITES NATURELLES DES ÉTATS. ao3
questions serait bien digne des plus grands efforts de l'in- telligence humaine \ il tendrait à fixer aux divisions po- litiques de la terre des limites tracées par la raison , et que Ton serait autorisé à regarder comme naturelles.
Mais nous sommes encore loin de Tépoque où cette entreprise ne sera plus au-dessus de nos forces : nous ne saurions pas même poser exactement les questions h. ré- soudre ; presque point de connaissances acquises , de faits instructifs, et quant aux théories, elles n'inspireraient pas assez de confiance pour que l'on s'aventurât à la suite de pareils guides. J.-J. Rousseau fut moins prudent : né dans une petite république , et vivant dans un grand royaume dont le gouvernement ne pouvait être cité comme un modèle, il ne fut pas exempt de préjugés en faveur des petits états ; il écouta moins la voix de la rai- son que celle d'une ingrate patrie j il écrivait en citoyen de Genève, quoiqu'il eût renoncé à ce titre. Il n'avait pas vu l'Amérique; le grand spectacle de l'affranchisse- ment du Nouveau-Monde n'avait point frappé, exalté son génie 5 dans aucun de ses écrits, il ne suppose que l'art de gouverner puisse faire des découvertes et se per- fectionner, comme les autres inventions de l'homme. Lorsqu'on voudra méditer avec fruit sur l'étendue la plus convenable qu'il faudrait assigner à un état, loin de con- sulter le Contrat Social, on fera bien de fermer le livre, de peur de se laisser entraîner par la magie du style hors des voies du raisonnement.
Presque tous les peuples ont conservé dans leurs an- nales le souvenir de leurs déplacemens, de leurs mouve- mens plus ou moins rapides, selon leurs forces, pour en- treprendre une invasion, ou pour s'y opposer. Entre ces masses mobiles qui se heurtent ou se suivent, on re-
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marque des lieux où nulle agitation ne se fait sentir, que le torrent des migrations a toujours contournés, sans pouvoir y pénétrer, et encore moins les couvrir et v laisser quelques débris. Ces lieux privilégiés en apparence ont aussi des limites naturelles : ce n'est point à des in- stitutions, à des lois, ni même à la puissance des mœurs qu'ils sont redevables du long repos dont ils ont joui; des montagnes, des rochers, des fleuves bordés de ma- rais ou la rigueur du climat, les ont seuls protégés contre tout envahissement : les habitans de ces contrées ont pu recevoir parmi eux des botes et les conserver, mais ils n'ont jamais subi le joug d'une domination étrangère. Le Caucase dans l'ancien continent, et quelques parties des hautes Andes en Amérique offrent des exemples re- marquables de ces populations stationnaircs , environnées de nations dont les mouvemens s'arrêtent à leurs limites. D'autres peuples en bien plus grand nombre ont quitté le sol natal, envahi de nouveaux territoires, poussé leurs conquêtes jusqu'aux lieux où des obstacles naturels leur ont opposé trop de résistance. Voilà une troisième sorte de limites naturelles , et c'est de celles-ci que nous nous occuperons spécialement. En contemplant, dans l'histoire, l'immense tableau des oscillations des empires , de leur élévation et de leur chute, on entrevoit au moins quel- ques-unes des causes qui limitèrent leur accroissement, ce qui met sur la voie pour assigner avec quelque cer- titude les ageus de destruction qui préparèrent leur dé- cadence , et finirent par consommer leur ruine, La plu- part de ces états , dojit il ne reste plus que la mémoire et (pielquesmonumens, ne purent s'environner que de fron- tières ouvertes, accessibles sur tous les points, et qui n'é- taient indiquées au voyageur que par des poteaux , sans
LIMITES NATl'nF.LLES DES ÉTATS. 2o5
aucun changement du sol, des mœurs et du langage : la nature n'avait rien fait pour les séparer de leurs voisins avec lesquels ils devaient se confondre lot ou lard , soit en les absorbant , soit en se laissant entamer, morceler, incorporer successivement jusqu'à leur entière dispari- tion.
Il y a donc réellement des limites conservatrices des empires , des divisions politiques de la surface du globe propres à maintenir la paix entre les nations , h leur ga- rantir la plus longue durée, et tous les biens que l'on peut attendre d'une société que rien ne trouble dans sa marche vers la perfection. La' nature a tracé ces limites avec la grandeur qu'elle manifeste dans ses œuvres ^ elle les a mises hors des atteintes du tcms et des travaux de l'homme. L'ambition qui cherche à les atteindre est digne d'éloges , et peut être décorée du nom de patriotisme : l'orgueil qui voudrait les franchir mériterait l'éclatante punition infligée par l'Europe au plus illustre des con- quérans modernes. Les hommes d'état doivent s'attacher à les connaître , à ne point les perdre de vue non-seule- ment dans l'organisation générale du gouvernement et la direction de sa politique, mais dans ce qui est relatif aux subdivisions du territoire : on y remarque aussi les bons effets d'une démarcation de limites conforme à la nature des lieux. C'est ainsi que, depuis l'occupation de la Sicile par les Romains jusquà nos jours, les divisions de cette île n'ont point changé, sous quelque domination qu'elle ait passé. Jetons donc un coup d'œil sur ces frontières naturelles, afin d'étudier leurs propriétés et leur in- fluence que nous vérifierons dans l'histoire.
Les frontières dont il s'agit ne sont pas les lignes de contact entre les peuples , mais les obstacles qui les sépa- rent , tels que les montagnes , les mers, les lacs , les dé-
Îi06 LIMITES NATURELLES DES ÉTATS.
serts. L'intcrposilion de ces barrières naturelles sulfit presque partout pour établir et conserver des différences de mœurs, de langage, de nations. Or, on ne peut douter que l'unité nationale ne soit, pour les étals, une condi- tion de rigueur, pour qu'ils soient toujours forts et ca- pables de résister à une invasion. Dans Torigine, cbaque peuple institua son gouvernement pour maintenir Tordre et la paix dans Tintérieur, et résister plus eflicacement aux attaques de sesennemis : il ne pensait nullementalors à imposer à quelque voisin le joug de ses institutions et de ses lois. Les nations se répandaient encore librement sur un sol inoccupé, et ne s'arrêtaient que par la difficulté de continuer à s'étendre^ ainsi, presque toutes étaient arrivées jusqu'à leurs limites naturelles. Autems de Jules César, l'Helvélie occupait à très-peu près le même espace que la Suisse moderne : « Les Helvétienssont confinés par la nature dans le pays qu'ils babitent-, le Rbin , fleuve très-large et très-profond , les sépare des Germains -, d'un autre côté , la haute chaîne du Jura s'interpose entre eux et les Séquaniens-, enfin , le lac Léman et le Rhône for- ment leurs limites du côté de nos provinces, w ( Com- mentaires de Jules César). En jetant les yeux sur une carte de géographie ancienne,, on apercevra prompte- ment que les principales divisions politiques n'ont pres- que point varié depuis plus de mille ans.
Heureusement pour la race humaine , des barrières élevées par la nature ont empêché le despotisme d'en- vahir toute la terre. Les souverains de l'Europe s'épou- vantent au seul nom du libéralisme français, et prennent les plus grandes précautions pour que ce dangereux en- nemi ne pénètre point dans leurs états : les peuples ne partagent point ces appréhensions^ ils savent que ces libéraux si redoutés ne méditent point de conquête, et
LIMITTS MTUHKLLES DES ÛTATS. 207
qu'ils ne séparent point les intérêts de leur patrie de ceux des autres nations, de Tluimanité tout entière. On a pu craindre, pendant quelques années, que la France ne se laissât éblouir par féclat de la victoire, et ne devînt conquérante en dépit de ses philosophes et de leurs maximes pacifiques-, celte illusion, si elle a duré quel- que lems, a été cruellement dissipée, et sans être tiè-- olairvoyant, on s'attendait à la catastrophe qui a mis fin à ses excursions guerrières.
En effet, si l'on consulte l'histoire sur les effets des conquêtes les plus fameuses, on verra qu'elles brillèrent comme des météores , et se dissipèrent avant que Té- lilouissement des peuples eût cessé -, comparables h cet égard h. la fusée qui s'élève dans les airs avec une prodi- gieuse vitesse, s'éteint et tombe, laissant derrière elle l'impression de la lumière qu'elle répandit. Les armées de Sésostris ne déposèrent en aucun lieu des témoignages pcrmanens de leur passage. « Vingt fois , dit un géogra- phe célèbre, les tribus nomades de l'Asie centrale, aban- donjiant leurs immenses pâturages , fondirent sur les peuples cultivateurs, renversèrent des trônes, boulever- sèrent pour quelques momens des pays civilisés, et ce- pendant elles laissèrent subsister les divisions politiques telles qu'elles sont encore aujourd'hui. »
Sur quelque litre qu'une nation veuille fonderie pou- voir qu'elle s'attribue sur une autre, qu'elle fasse valoir des droits de conquête ou d'alliance , des Irailés de paix ou les cvénemens d'une guerre , ses prétentions sont odieuses à la nation qui en est l'objet. Ces aggloméra- tions forcées ne peuvent durer long-tems ^ la nature les repousse de toute son énergie, et tend sans cesse h. les détruire. Charles-le-Simplc céda au brave Roîlon le du- ché de Normandie : un descendant du chef danois fait la
XXVI. ^ i5
'io8 LIMITES ^ATLHELLES DES ÉTATS.
conquête de rAiigIclerre ^ il ne l'ut cependant pas pos- sible d'établir entre ces deux possessions du même maître une sincère et durable union. Le seul résultat des lon- gues guerres que ces erreurs politiques ont suscitées entre la France et l'Angleterre, a été la renonciation définitive de la dernière puissance à toute prétention sur aucune partie du territoire de la première.
L'histoire nous montre dans Alexandre un conqué- rant qui étonne et subjugue la pensée, et que la raison ne condamne qu'à regret ^ mais dès que son génie ne di- rige plus ses vastes entreprises , que devient l'empire que la victoire lui avait soumis ? Son successeur ne règne que deux ans-, les peuples conquis se lévoltent^ et après trente ans de combats, tous ont recouvré leur indépen- dance. Charlemagne, conquérant moins illustre, mais plus sage qu'Alexandre, ne méconnut point l'irrésistible effet des barrières naturelles qui s'opposent à la réunion des peuples -, il n'essaya point de contraindre les Fran- çais, les Allemands et les Italiens à ne composer qu'une seule nation ; il partagea son empire entre ses fils , assi- gnant aux états de chacun des limites que le tems n'a presque point changées. L'ambitieux Napoléon se sou- mit aussi à cette loi générale des limites ; il la subit comme une nécessité politique : à l'exemple de Charlemagne, il conserva les trônes, en éleva de nouveaux, y plaça sa famille et ses amis, et n'incorpora à la France qu'une très-petite partie de ses conquêtes. Lorsqu'un monarque guerrier a réuni plusieurs peuples sous sa domination, ses funérailles sont presque toujours le signal dudémem- hrement de ses états.
Qu'on établisse des garnisons dans un pays conquis : bientôt ces soldats étrangers se confondront avec le peu- ple qu'ils devaient contenir^ le climat exercera sur eux
LIMITF.S r^ATl IIELLES UKS HTATS. 209
une influence qui les rapprochera de plus en j)lus des indigènes^ tout se disposera pour opérer la séparation , et la grande loi des limites sera observée aussi exacte- ment que si elle n'avait point cessé d'être en vigueur.
On demandera peut-être si la grandeur des états, et parconse'quent la position de leurs frontières, n'ont point de relations nécessaires avec la forme du gouvernement? Cette question mérite un examen très-attentif, et qu'il faut faire en interrogeant l'histoire. On sait que les guerres ne sont pas rares entre les républiques et les monarchies, et que la victoire paraît suivre de préférence les drapeaux républicains : si des royaumes sont conquis, si des rois pris sur leur tfône ou sur le champ de bataille sont ame- nés dans une république, si leurs trésors sont distribués entre les vainqueurs, les mœurs républicaines s'altèrent promptement, et tôt ou tard l'état change de forme et prend celle qui convient aux nouvelles mœurs de la na- tion -, mais ces révolutions n'ont aucune influence sur les limites entre les peuples j citoyens ou sujets, ils main- tiennent leur unité nationale , et ne se confondent avec aucun de leurs voisins. On ne peut donc se dispeuî^er d'attribuer aux formes de terrain qui constituent ces li- mites une influence permanente, conservatrice du ca- ractère distinctif de chaque nation. Entrons dans quel- ques détails sur ces formes de terrain qu'il est si important de bien connaître.
Les rwières. Suivant les opinions le plus générale- ment admises, il est très-convenable de choisir pour limites entre deux états voisins les grandes lignes tra- cées par la nature, et les rivières se présentent d'a- bord, comme plus apparentes sur le sol et sur les cartes. On allègue en leur faveur qu'elles forment de bonnes frontières militaires, qu'on ne peut se dispenser d'en
210 LIMITES KATLCEI.LKS DES ÉTATS.
tenir compte dans les combinaisons slralôgiqucs , rt qu'elles sont d'une grande utilité dans les guerres dé- fensives. Qu'on leur conserve donc rem[)loiqui leur est assigné depuis long-lems ^ mais loin de leur accorder la faculté de maintenir la séparation des peuples, on doit reconnaître (ju'elles contribuent très-efficacement à les unir, à multiplier entre eux les points de contact , les re- lations d'amitié, les communications réciproquement miles. Sans le secours de la navigation sur les rivières, des nations établies dans la même vallée, mais très-loin l'une de l'autre, ne se seraient connues que beaucoup plus tard , et leur première entrevue aurait eu lieu , peut- être, sur un cbampde bataille. En rendant le commerce facile, plus sur et plus étendu, la navigation sur les ri- vières a puissamment concouru au développement de l'industrie, et au progrès de la civilisation.
Pour qu'une rivière puisse rendre à un état, en tems de paix, tous les services dont elle est capable, il faut que son cours lui appartienne tout entier. C'est ainsi que la possession exclusive de l'Hudson fait prospérer Télat de New-York^ le Conneclicut procure aussi de grands avantages à l'état qui porte son nom : au contraire , l'état de New-Jersey, appuyé d'un coté sur l'Hudson et de l'autre sur la Delaware, est dans une position Irès-dé- fuvorable -, ses babitans, toujours divisés par les intérêts commerciaux, ne s'accordent que rarement et difficile- ment en politique-, la marcbe du gouvernement y est souvent embarrassée, incertaine, pénible.
Lorsque le bassin d'une rivière est assez étendu pour qu'il s'y forme plusieurs bras, le cours des eaux n'est plus une limite qui leur convienne : le partage se fit de tous tems, de manière que la rivière, traversant toutes ces divisions politiques, y entretînt des relations de paix.
LlMllLS r^ATLllELLKS DES ÉTATS. 211
Cl servît à lies échanges profitables à tous. Si un fleuvcî n'est considéré que comme frontière militaire, son uti- lité dépendra désormais des progrès que Tart de la guerre aura faits-, et il faut remarquer ([ue ses acquisitions sont presque toujours profitables à l'attaque , beaucoup plus qu'à la défense. Ainsi, le tems approche où les rivières auront perdu celte propriété qu'on leur a reconnue jus- qu'à présent, celle de contribuer à la défense des étals dont elles sont la limite.
Les mers. S'il est des peuples qui redoutent les périls de la navigation, les mers sont à coup sûr la meilleure barrière que Ton puisse opposer à leurs attaques : contre un peuple navigateur, il faut chercher d'autres moyens de sûreté.
Un peuple navigateur étend sa domination avec une prodigieuse rapidité -, il tombe aussi vite qu'il s'était élevé. Les Aénitiens ne sont plus. L'empire des Portugais dans l'Inde a brillé du plus vif éclat \ une armée pleine de courage, d'habiles généraux, d'excellentes places fortes, des alliés fidèles, semblaient avoir établi sur une base iné- branlable la puissance du Portugal dans cette partie du monde \ les Hollandais y parurent, et tout fut changé (i). Les destinées de l'empire britannique dans les mêmes contrées sont leTsecret de l'avenir: nous le voyons main- lenanl à son apogée-, avec dix mille soldats anglais et cent mille cypaves, quatre-vingts millions de sujets hin- dous sont tenus dans la soumission. Cette force serait trop insuffisante , si quelque influence morale ne sup- pléait point à ce qui lui manque^ mais cet auxiliaire con-
(i) Voyez, sur Te la t actuel des possessions des Portugais dans l'Hin- doslan , le Tableau statistique de l'Asie , dans notre 27» numéro; et, dans le i't , la belle description de Goa dans les Estiuisscs de l'Iadc.
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servcra-t-il, dans tous les lems, le pouvoir qu'il exerce aujourd'hui ? Déjà circulent des rumeurs menaçantes sur la slabilité de cet empire -, il paraît que récemment Tes- piit d'insubordination s'est répandu parmi les troupes indigènes de la Compagnie. L'Hindoslan sera libre un jour , on n'en doute point, soit qu'il trouve en lui-même les moyens de s'affranchir , soit qu'il profile des secours qu'il peut recevoir de quelque autre contrée asiatique, ou même de l'Europe.
Quelques publicistes prétendent qu'une position in- sulaire est un obstacle au perfectionnement social j qu'une nation isolée au milieu de l'océan ne participe que plus lard et moins complètement aux bienfaits de la civili- sation ^ que son état de barbarie peut se prolonger plus long-tems que sur aucune partie d'un continent : Ray- nal dit même qu'un observateur attentif en trouverait quelques traces dans la Grande-Bretagne. Cette opi- nion est contredite par l'histoire; les écrivains qui l'ont adoptée ne lui donnent pour appui que des faits isolés et des doctrines philosophiques dont elle serait une con- séquence. Les plus anciens documens que l'on ait sur l'Irlande attestent que celte île n'était pas plus barbare que le nord de l'Europe à la même époque : lorsqu'on fit la découverte de ^Madagascar, l'état politique et social y fut trouvé plus avancé que dans l'Afrique continen- tale. Quant à la Méditerranée, on sait que ses îles oc- cupent une place honorable dans l'histoire de l'esprit humain. Ainsi, les mers ne peuvent être considérées comme une barrière entre les peuples; et quant aux sû- retés qu'elles peuvent procurer contre les attaques d'un ennemi, elles protègent les peuples forts et défendent mal ceux qui auraient besoin de s'environner d'un rem- part inaccessible.
LIMIIT-S NATUUELLES DES ÉTATS. ?. 1 ,'i
Les montagnes. Celle sorlc d'obstacles naturels est > pour réconomie politique , un objet de profondes études, et Thomme de guerre n'allacbc pas moins d'importance à bien connaître les ressources qu'ils peuvent offrir pour la défense, et les difficultés qu'ils opposent à l'allaque. Les montagnes séparent les peuples et les élats ; l'esprit national s'arrcle à leur sommet , aussi bien que l'aulorilé du gouvernement. S'il était possible d'élever de pareilles forteresses en Ire toutes les divisions politiques de la terre, les guerres seraient plus rares. On a vu plus souvent les armées françaises dans les Pavs-Bas et sur les bords du Rbin qu'au-delà des Alpes et des Pyrénées. Les Hautes- Andes empêcheront dans tous les tems que l'est et l'ouest de l'Amérique puissent être soumis à un même gouver- nement, réunis dans un seul état, et par celte raison, Texpédilion de Gonzalo Pizarro fut une des plus désas- treuses dont rhisloire ait conservé le souvenir.
L'babitant des plaines a quelquefois la curiosité de vi- siter les monlagnes , mais il n'y transporte point son ha- bitation. Parmi les nombreux cultivateurs américains qui ont chaque jour sous les yeux les sommets des monta- gnes Bleues , il n'y en a peut-être pas un sur mille qui en ait approché. Entre la Nouvelle-Angleterre et le Ca- nada, une chaîne de monlagnes même d'une élévation médiocre est une frontière plus propre à maintenir la séparation des deux étals que ne pourrait l'élre le fleuve Saint-Laurent.
Il est bien rare qu'une chaîne de hautes montagnes soit environnée d'une population dont le caractère, les mœurs, les goûts et les opinions ne présentent point des contrastes remarquables. On expliquera comme on vou- dra cette influence des sites , de la forme du terrain , du climat, de la lumière, etc. Le fait est la chose essen-
2 1.} LIMITES ^ATLl;^LLl:S DES LTATS.
lirllc, cl les obiCi'valioiis produisent un si grand nonibie de témoignages en sa faveur, qu'il est tout-à-fait liors de doute. On en reeueille des preuves jusque dans les conseils tle quelques étals de notre confédération. « Tv.i ajq)iis d'un membre de la législature de Pejisylvanie, dit JNJ. Finch, que sur un grand nombre de questions que l'on discule, on sait d'avance comment opineront les d(*jmlés envovés de Test ou de l'ouest des montagnes. » On a fait, en Virginie, la morne observation sur les ha- bilans des deux versans opposés des montagnes Bleues. Quelquefois même les dissidences entre la vieille et la nouvelle Virginie menacent la ])aix intérieure. En gc- jiéral , il règne dans presque tous les états de l'Union une fâcheuse rivalité entre l'est et l'ouest : et comme celte dernière partie comprend tout l'intérieur du pays, elle est à la fois la j)lus vaste , la plus fertile , la plus puis- i^nnte en raison de ses produits et de sa population, et elle lend sans cesse à rapprocher d'elle le centre du gouver- nement , au préjudice de la partie orientale. Il y a dans l'état de New-Jersey un petit canton qui manifeste très- clairement l'influence diverse des montagnes et des ri- vières, comme limites entre des étals. Ce canton peut avoir trente milles de long sur deux à trois milles de large, entre la Delaware et les montagnes Bleues : c'est Yultima Thule du jNew-Jersey. Quelques convenances politiques Tout fait réunir à cet état dont il est séparé par une ligne continue de plus de mille pieds de hauteur au-dessus du niveau de leurs plaines. On Taurait com- plètement oublié, si les habilans n'avaient point adressé à la législature une pétition pour obtenir qu'on leur ou- vre enfin quelque voie de communication avec leurs con- citoyens. Les seules relations commerciales qu'ils aient établies les éloignent de plus en j)lus de Tétat auquel ils
LIMITES ^ATUr.^.LLF.S DES ÉT\TS. ?- l J
aupiirlit'iincnl-, ils Iransporleiil leurs prodails au-delà de la Delaware, et les livrent à la Pensylvanie.
Quelques moiUagiies entassées assez près les unes des autres pour fumier des groupes où des vallées fertiles ]îeuveiil nourrir une population nombreuse, sont de vastes forUeresses dont les habilans composent la garni- son. L'art de Tingénieur est sans pouvoir contre ces remparts élevés parla nature : les montagnards, profitant des avantages de leur position , furent de tout tems des voisins redoutables et très-incommodes. Les Suisses firent des conquéles autour d'eux, et leurs bailliages italiens furent aussi mal administrés par ces républicains que la Suisse l'avait été par les gouverneurs autrichiens. On sait que les babitans du Caucase n'ont pas encore perdu l'habitude de faire des incursions dans les plaines, et d'y lever des contributions. Il fut un tems où les chefs des montagnards écossais exerçaient une sorte de souverai- neté à vingt milles autour de leurs rochers, et préle- vaient sur tous ceux qui venaient s'établir dans cet espace un impôt qui n'était jamais refusé ] les taxes im- posées par le souverain légitime étaient quelquefois élu- dées, mais on n'essayait point de se soustraire à celles que les higlilanders exigeaient.
Les déserts. De tous les obstacles qui peuvent empê- cher les nations de communiquer entre elles , quel que soit le but de ces communications, aucun n'est plus propre à celte destination que de vastes déserts. L'Egypte nous offie l'exemple le plus remarquable de cet isole- ment prescrit parla nature. Plus d'une fois ses rois firent la conquête de la Judée , et les chefs de la nation juive, emmenés en captivité , furent les trophées de ces vic- toires j mais la Palestine ne devint jamais une province égyptienne. Réduite à l'impuissance d'assujétir ses voi-.
2l() LIMITES NATURELLES DES ÉTATS.
siiis, ri'^gvple en Tut bien dédommagée par les moyens de défense qu'elle trouva dans sa position. C'est ce que prouve la longue durée de son histoire et de son indé- pendance, prolongée pendant tant de siècles. A la vérité elle succomba sous les Pasteurs et sous Cambyse -, mais quand Hussein , fils de Mahomet-Ali-Pacha , voulut imi- ter ce conquérant, ce fut son armée qui revint, et les domaines dont l'ambitieux général avait entrepris la conquête se réduisirent à l'espace occupé par son tom- beau.
Des déserts séparaient les empires dont Constantinople et Persépolis étaient les capitales. L'un des successeurs de Constantin accoutuma ses soldats à faire des irruptions dans la Perse. Ses entreprises furent heureuses : les aigles romaines furent poi tées au-delà du Tigre , les places de Tcnnemi furent prises, il semblait que tout le pays était soumis^ cependant l'armée victorieuse n'y sé- journa pas plus d'un an, et n'y revint point. Les fré- quentes expéditions des Persans dans l'Asie -Mineure n'eurent pas ])lus de suite.
Louis XIV envahit la Lorraine et la Franche-Comté : la morale condamne ces conquêtes, mais la politique les absout. L'acquisition de ces deux provinces donnait à la France une frontière plus facile à défendre, et la mettait plus en sûreté contre une guerre d'invasion.
La nature a mis le désert d'Atacama entre le Chili et le Pérou. Un désert de douze cents milles de longueur li- mite le territoire des Etats-Unis à l'ouest. Ces positions influeront nécessairement sur les destinées des peuples de ces contrées. Pense-t-on que des Américains nés sur la cote de la Mer Pacifique, attachés à leur pays par tout ce qui peut fortifier cette afi*ection si naturelle, con- sentent dans tous les tems à faire traverser à leurs rc-
LIMITES NATLRKLLES DTS ÉTATS. 217
présenlans des montagnes de dix mille pieds de hauteur, des déserts de cinq cenls milles d'étendue, et à leur faire faire un voyage de trois mille milles, pour aller chercher aussi loin des maximes de gouvernement, et la connais- sance des relations extérieures qu'ils ont intérêt d'entre- tenir, soit pour la paix , soit pour la guerre ?
Résumons ces observations, afin qu'on aperçoive plus facilement les conséquences qui en dérivent.
// }■ a sur la terre des dwisions politiques tracées par la nature. Celles de ces divisions qui ne sont pas assez étendues y et qui ont des voisins puis s ans, ne peuvent con- server leur indépendance. C'est ainsi que la France a))- sorba la Lorraine et la Basse-Navarre; que le Danemarck devint maître des îles voisines de ses côtes ; que l'Angle- terre finit par réunir toute la Grande-Bretagne , soumit rirlande, etc.
La Floride est un exemple récent de ces agrégations d'état prescrites par la nature. Dans le cours des négocia- tions relatives à la cession de cette colonie espagnole, l'ambassadeur des États-Unis tint au roi d'Espagne un langage peu flatteur : « Il est impossible, lui dit-il, que la Floride ne fasse point partie des Etats-Unis 5 conser- vez-la comme colonie , faites-en un état indépendant , peu importe : dans l'un et l'autre cas, sa destinée est de se joindre à nous. »
Des deux îles réunies à l'état de New-York, l'une conviendrait mieux à l'état de New-Jersey, dont elle est plus rapprochée , et l'autre, dont les habilans ne s'adon- nent nullement au commerce, et mènent une vie pa- triarchale, pourrait former un état indépendant.
La géographie physique détermine les limites natu- relles des états, non-seulement par la figure du terrain, mais aussi par sa constitution intérieure. Au premier
2l8 LIMITES NATURELLES DES ÉTATS.
coup d'œil, OR croirait que la nalurc a tout fait pour la réunion de toutes les provinces italiennes en un seul état-, cependant, d'après une autorité imposante, il faudrait, pour que celle réunion fut possible et durable , que Tex- Irémité méridionale de la péninsule changeât de place , et fût interposée entre Gènes et Rome. Un habitant d'Otranle diffère à lant d'égards d'un habitant de Turin ou de Venise, qu'il n'étendra jamais jusqu'à ces contrées lointaines l'idée et le sentiment de la patrie.
Entre l'Atlas et la Méditerranée, depuis l'Océan jus- qu'à rÉgypte , le nord de l'Afrique est destiné à former des états séparés, à moins qu'une puissance navale ne le soumette dans toute son étendue. C'est ce que les Carthaginois firent jadis : ces premiers maîtres furent remplacés par les Romains; plus lard, les Sarrasins y élablirent leur domination. La manière dont ce pays est maintenant occupé et gouverné ne durerait pas long- lems si la fausse politique de quelques puissances euro- péennes ne s'obstinait point à la maintenir. Les côtes occidentales de l'Amérique du Sud peuvent être compa- rées à celles du nord de l'Afrique , relativement à la po- sition des mers et des montagnes, et à leur influence sur l'état politique de ces contrées ; on peut affirmer que tout le génie de Bolivar ne suffira point pour consolider une république dont le territoire comprendrait le Pérou et la Colombie.
Les grandes vallées centrales, comme celles du Da- nube en Europe et du Niger en Afrique, offrent quelque analogie avec les contrées renfermées entre la mer et une longue chaîne de montagnes. Quant au Niger, tout ce que Ton en peut savoir après tant d'explorations péril- leuses dont il a été l'objet, c'est qu'il traverse plusieurs étals indépendans entre les montagnes de Kong et le
LIMITFS IS.VTl'UELLES DES ÉTATS, 2 I ()
Grand Désert. Kn Kiirojic, l;i valK'cdu Danube est aussi parlagre entre la Bavière, rAutriclie et la Turquie, et jamais les chances de la guerre, ni les alliances, ni les traités, ne l'ont placée tout entière sous la puissance d'un seul monarque.
Les petits états de l'Allemagne n'ont point de limites naturelles, et ne peuvent en avoir : de là leurs variations perpétuelles. On remarque cependant que les rivières y servent rarement de frontières communes, et qu'en gé- néral chaque petit souverain possède les deux rives des courans qui traversent ses domaines.
Les travaux de V homme n'ont pas le pouvoir de chan- ger les limites naturelles des états. Comme cette asser- tion est contraire à des opinions accréditées , elle a be- soin d'être discutée avec plus de soin et d'étendue, et d'être étayée de preuves plus fortes et plus imposantes : voici ce qu'on peut alléguer en sa fiveur.
Les ouvrages d'art qui auraient de l'influence sur les limites d'un état sont ceux qui ouvrent de nouvelles communications entre les peuples, c'est-à-dire les routes et les canaux qui traversent les frontières actuelles. Mais les cinq routes entre la France et l'Espagne n'ont point affaibli la barrière posée par la nature entre ces deux rovaumes. La voie magnifique du Simplon n'eut point opéré un rapprochement sensible entre les Français et les Italiens : l'influence du sol, des sites et de l'atmo- sphère, est plus puissante que ne peut l'être celle d'une route et de la circulation de marchandises , des visites faites et reçues entre des nations voisines \ la première est permanente , elle agit sur tous les individus à chaque instant -, la seconde ne peut avoir qu'une action limitée, interrompue, et la masse de la nation n'y est point sou- mise. On multiplierait vainement les pa([uebots entre la
fio.O LIMITES ^ATLI;ELLES DES ÉTATS.
France et l'Angleterre-, l'union des deux peuples n'en se- rait pas moins impossible.
Un homme qui savait bien comment on peut gouver- ner un grand état , comme il l'a prouvé lorsqu'il rem- plissait l'éminente fonction de président des Etats-Unis, M. Madison , professait ouvertement la doctrine que nous cherchons à établir, et il l'a exposée dans une lettre adres- sée à M. Finch, au mois de mai 1828. «En laissant de côté ce qui fut , pour nous occuper de ce qui sera , je pense que les découvertes dans les sciences politiques, et plus spécialement la combinaison du gouvernement repré- sentatif et des unions fédérales, permettront de donner aux étals libres une très-grande étendue ^ que les répu- bliques ainsi constituées excéderont de beaucoup l'es- pace sur lequel un monarque absolu peut être assuré que ses ordres seront exécutés. Ce n'est qu'au profit des gou- vernemens et des peuples libres que les arts modernes ont trouvé le moyen de franchir les montagnes , de dompter les fleuves , de maîtriser l'Océan même. Le té- légraphe deviendra peut-être inutile, tant les communi- cations entre les peuples deviendront faciles et promptes , sans qu'ils aient besoin de se déplacer 1 ))
Lorsque de petits états ne sont pas renfermés entre des limites naturelles, un accroissement de territoire peut- il leur être utile ? Cette question demeurera long-tems sans réponse. On ne peut la résoudre que dans des cas tellement spéciaux, que l'on ne peut les assimiler à au- cun autre. La conduite de l'état de Massachusetts fut di- gne d'éloges lorsqu'il rendit à l'indépendance un territoire qu'il ne pouvait, sans injustice, retenir sous ses lois ^ mais un membre de la confédération américaine se re- pose avec confiance sur l'indissoluble faisceau de l'Union. 11 lui suffit d'être assez foit pour muinlenir la paix inté-
LIMITES KATLllELLES DES l-TÀTS. 12.1
ricure, il n'a pas besoin de la puissance ({u'une exten- sion de territoire lui aurait donnée. D'ailleurs, si l'état de Massacluisells avait pris un autre parti que celui d'être juste, il se serait exposé à des reproches graves et mérités.
On a loué la république de St. -Marin qui, invitée par Napoléon à désigner le territoire qu'il lui conviendrait d'ajouter au sien , eut la sagesse de ne point sortir de ses limites; mais ce fait, embelli par les bulletins de celte époque, devrait être mieux connu avant d'être produit, comme une preuve digne de foi, dans une discussion po- litique.
Terminons par quelques observations sur un sujet qui n'est point de nature à faire cesser la dissidence entre la politique et la philosophie. Après avoir prouvé qu'il est avantageux pour un état d'étendre son territoire jus- qu'à ses limites naturelles , on est conduit à soutenir qu'une nation ne mérite aucun blâme, si, n'ayant pas encore atteint ces frontières , elle tend à s'emparer , même par la voie des armes, de tout l'espace qui l'en sépare. Nous avons déjà exprimé celte opinion au sujet des conquêtes de Louis XIV, qui contribuèrent si puis- samment à la force et à la sûreté de la France. C'est pour- tant dans celte même France que l'on a essayé de faire dominer et mettre en pratique celle maxime plus géné- reuse que prudente : il Jie faut jamais soni^er^ à la guerre que pour défendre la liberté. Napoléon ne fut pas de cet avis. L'histoire est encore, en ceci, la source où nous devons puiser notre instruction. Certes, on ne contestera point que les guerres dont le résultat fut de réunir en un seul état les petits royaumes de la Grande-Bretagne et de ses îles, d'opérer une consolidation semblable en France et en Espagne, furent au profit de l'humanité. Les guer-
0.12 LIMITF.S NATl r.ÏÏLLES DES KTATS.
rcs qui entraînèrent la cluUo de l'empire romain ser- vaient la cause de la liberté : les peuples seront peut-èlrc un jour dans la nécessité de s'armer de nouveau pour réduire à de justes limites des empires devenus trop étendus et trop menaçans. Mais dès qu'une nation est parvenue à s'étendre jusqu'aux frontières que la natuie lui a tracées, les tems de stabilité et de repos sont arri- vés pour elle, et celte époque de félicité peut être en même tems celle d'une gloire Irès-désirable. Qu'elle con- naisse bien les avantages de sa position , ses véritables intérêts, le soin de son honneur^ qu'elle ne se laisse point éblouir par le faux éclat de la victoire, et qu'elle n'ambitionne point de honteuses conquêtes sur des peu- ples hors d'état de se défendre-, surtout qu'elle respecte la liberté dans tous les lieux d'où elle n'est point bannie. Les attentats contre ce premier droit des nations melter.t hors de la loi commune celles qui s'en rendent coupa- bles, et tôt ou tard le crime est puni.
(^yJmcricfui Journal of science and arts.)
JXnbiufrie.
L'OPTICIEN FRAUIVHOFER.
Quoique trois ans se soient déjà écoulés depuis que Fraunhofer a été enlevé aux sciences et aux arts, les regrets causés par sa perte ne sont point afîiùblis^ et même cet intervalle a rendu plus sensible l'absence des productions que l'on devait annuellement à son génie inventif, secondé par un baut savoir. S'il eût vécu aussi long-tems qu'il pouvait être utile, il aurait mis la der- nière main à des travaux qu'il n'a pu terminer 5 des idées, qu il n'a pas eu le tems de développer, nous au- raient été communiquées : ce qu'il a laissé imparfait vient se joindre à la connaissance de ses œuvres les plus re- marquables, pour accroître et prolonger les impressions pénibles que sa mort a fait éprouver. Ses talens n'avaient peut-être pas encore atteint leur maturité , ni son génie toute sa vigueur -, il commençait sa quarantième année ! L'imagination qui caractérise ces intelligences puissantes destinées à bâter les progrès des sciences et des arts d'ap- plication s'annonce quelquefois plus tard, et se soutient jusque dans la vieillesse. L'histoire de l'homme remar- quable qui fait le sujet de cet article mérite d'être ra- contée , car elle ofTre des particularités tout-à-fait extraor- dinaires.
Comme beaucoup d'autres hommes célèbres , il fut l'oeuvre de lui-même, et l'éducation n'avait rien fait pour lui. Joseph Fraunhofer naquit à Straubing, en Bavière, XXVI. iG
2'>4 l'oiticie>' FrvAr>noFEn.
le 6 mars 1787. Attaché dès sa plus Iciulrc enfance à un travail manuel, dans la boulique de son père, il fut presque entièrement privé du secours des écoles publi- ques. A onze ans, il perdit ses parens , et le tuteur au- quel il fut confié voulut lui faire apprendre le métier de tourneur ^ mais Tenfant était alors si faible , et promettait si peu de devenir un ouvrier robuste , qu'aucun maître lie voulut le recevoir comme apprenti. On parvint enfin à le placer chez un lunetier de Munich, mais à condition qu'après avoir terminé son apprentissage , il travaillerait six ans chez son maître, sans aucun salaire.
Munich avait déjà des écoles du dimanche pour les ouvriers-, le jeune Fraunhofer obtint de son maître la permission de les fréquenter ^ mais comme divers obsta- cles lui enlevaient encore une partie de ce lems d'étude, il faisait peu de progrès, et n'annonçait nullement ce qu'il devait être un jour. En 1801, seconde année de son apprentissage, un accident lui ouvrit la carrière qu'il a parcourue avec tant d'éclat, mais dont l'en- trée fut semée d'épines qui exercèrent long-tems sa pa- tience et son courage. La maison qu'il habitait s'écroula tout-à-coup, entraînant avec elle une des maisons con- ti^^uës j tous ceux qui s'y trouvaient furent écrasés sou5 les débris, à l'exception du jeune apprenti. Des ouvriers furent employés aussitôt à déblayer ces ruines ^ ils enten- dirent les cris du jeune captif, et travaillèrent avec une nouvelle ardeur, sous les yeux du roi Maximilien Joseph qui était accouru au premier bruit de cet événement. Le ])auvre enfant, (juoique blessé, faisait aussi tous ses ef- forts pour s'ouvrir une voie j cependant, il ne fallut pas moins de quatre heures pour le dégager. Le monarque ordonna que l'on en prît soin , et qu'on le lui présentât dès qu'il serait guéri de ses blessures : il voulait se faire
l'opticien KUAIMIOFER. I'l5
renilre comple, par cet unique témoin, des sensations qu'il avait éprouvées depuis le premier ébranlement qui l'entraîna, jusqu'au moment de sa délivrance. Très-sa- tisdiit des réponses de son jeune protégé, ce bon prince l'assura qu'il pouvait compter sur sa bienveillance, si elle lui était nécessaire, et, en le congédiant, il lui remit une petite somme en or.
L'aventure du jeune Fraunhofer lui avait procuré une autre protection qui ne lui fut pas moins utile que celle du roi : M, le conseiller Utzschncider aperçut dans cet enfant des fiicultés intellectuelles peu communes, et dont il fallait aider le développement. En sortant de l'au- dience royale, l'enfant, plein de joie, alla montrer son trésor à ce prudent ami, et lui communiqua ses projets d'exploitation , de fabrique de lunettes , d'industrie dont ces pièces d'or seraient la base : M. Ulzscbneider l'encou- ragea.
En conséquence, le petit entrepreneur monta son atelier, le pourvut d'outils, et se mit à faire des lunettes, le dimanche , après ses heures d'étude. Malheureuse- ment, il n'avait aucune connaissance du calculqu'il faut appliquer à ces instrumens 5 ses premiers essais ne réus- sirent point : il sentit alors la nécessité d'apprendre les mathématiques. M. Utzschneider lui mit entre les mains les traités de Klemm et de Tonger , et lui permit de con- sulter les ouvrages d'optique qu'il avait dans sa biblio- thèque.
Mais le jeune homme manquait encore de deux choses indispensables pour se livrer à l'étude d'une science : il n'avait pas le loisir nécessaire pour faire usage de ces li- vres. Son maître exigeait impérieusement l'emploi de toutes ses heures de travail , et ne permettait aucune sorte de lecture : l'étudiant en mathématiques couchait
2'iG l'opticien fraumioff.r.
dans un cabinet sans fenêtres où il lui était sévèrement interdit de porler une chandelle allumée. Ces difficultés, qui paraissaient insurmontables , furent encore augmen- tées par des obstacles d'une autre nature : les avertisse- mens officieux ne manquèrent point au jeune homme -, à peine savait-il écrire, et il concevait l'espoir de s'éle- ver jusqu'aux mathématiques î 11 allait portirc son tems, et peut-être fausser son esprit par des études qu'il ne pouvait faire avec ordre , ni pousser assez loin, etc. Mais le désir d'apprendre triompha de tout ce qui put s'oppo- ser à son ingénieuse activité; Fraunhofer sut enfin assez de mathématiques pour en faire l'application à ses ins- trumens, et dès-lors ses succès furent assurés. Comme il vivait avec une extrême économie , il lui restait encore quelques-unes des pièces d'or que le roi lui avait don- nées ; il les sacrifia pour acheter la liberté de disposer de tout son tems, en indemnisant son maître du travail qu'il lui devait encore.
Le jeune opticien ne se bornait point à suivre les pro- cédés connus; dominé par l'esprit d'invention, il vou- lait entreprendre des expériences , mais son petit trésor avait totalement disparu. Afin de se procurer quelques fonds , il eut recours à une industrie plus lucrative que la sienne ; il se mit à graver des cartes de visite. Nou- velle calamité : les guerres de la révolution française troublèrent le repos de la Bavière, et causèrent une sta- gnation de commerce dont les deux entreprises de Fraun- hofer se ressentirent. Il fut réduit à rentrer, comme ouvrier, chez un fabricant de lunettes; on ne put le dé- cider à recourir au souverain qui , disait-il , l'avait sans doute oublié , et qui devait réserver ses dons pour d'au- tres sujets encore plus malheureux. A cette époque, M. Utzschneider n'était plus à Munich , et n'y venait que
1. OPTICIIN FllAlMlOFEn. 22^
rarement ^ mais il avait recommandé Fraunhofer à un habile et zélé professeur, M. Schiegg, qui devint bientôt l'ami de son élève.
En 1 8o4, MM. Reichenbacb , Ulzschneider et Liebherr fondèrent le eélèbre établissement de Benedict Bauern , près de Munich, qui a fourni de si bons instrumens à l'astronomie et aux autres applications des sciences ma- thématiques. Pour les divisions de ces instrumens, on avait la nouvelle machine de Reichenbacb et Liebherr , mais il f^illait se procurer de bonnes lentilles achromati- ques, et l'on manquait des deux espèces de verre qui les composent, et d'un opticien qui sût les mettre en œuvre. L'Angleterre pouvait fournir les deux verres, mais quant à l'ouvrier, on reconnut que le meilleur parti à prendre était d'en former un dans ce nouvel établissement. Sur ces entrefaites, M. Utzschneider reçut quelques échan- tillons de yiint glass de Suisse, fabriqué par M. Gui- naud, à Brenelz, près de Neuchâtel : il en fut tellement satisfait, qu'il se décida sur-le-champ à faire un voyage à Brenetz, d'où il revint avec M. Guinaud. Des four- neaux furent construits sous la direction de cet habile fabricant -, on fit des essais dispendieux dont le résultat fut peu satisfaisant. Cependant, on voulut tirer parti du produit des fourneaux , et l'on en fit les premières len- tilles achromatiques fabriquées à Benedict Bauern.
Ces premiers travaux se prolongèrent jusqu'en i8o^, et la détresse de Fraunhofer allait toujours croissant. M. Schiegg le pressait depuis long-tems d'aller trouver M. Utzschneider, et le jeune homme ne pouvait s'y ré- soudre -, il alléguait que son ancien protecteur était con- tent de l'opticien attaché à l'établissement , et qu'il se- rait inconvenant de se présenter pour partager un travail auquel un seul homme pouvait suffire. A force d'insister,
'ijlS L'oPTiciErî F!i\i;>HorEr..
le professeur obtint que la visite serait faite : M. Ulz- «chneider vil avec satisfaction que son protégé avait jus- tifié j)lcinemenl la bonne opinion qu il en avait conçue, et le retint auprès de lui -, on avait besoin d'un calculateur aussi instruit, c'était précisément l'homme que l'on cher- chait depuis long-tems j dès qu'on l'eut trouvé, les entre- ])riscs devinrent plus hardies, et on fit des lentillesdeplus Jurandes dimensions. Les premiers ouvrages exécutés par le savant artiste sont les beaux instrumens que l'obser- vatoire de Bude possède aujourd'hui. Peu de tems après son entrée dans les ateliers de Benedict Bauern, tout le travail relatif à l'optique fut mis sous sa direction -, il suffit à ce laborieux emploi sans interrompre ses recher- ches de théorie et de pratique.
Il inventa une machine pour donner une forme cor- recte et le plus beau poli aux miroirs hyperboliques, d'un meilleur effet que ceux de figure parabolique , comme il l'avait démontré dans un mémoire qui fut suivi de plusieurs autres sur diverses questions d'optique. On lui doit encore une autre machine pour polir les lentil- les, en leur conservant une forme rigoureusement sphé- rique, et d'un rayon déterminé. Celle-ci a la propriété remarquable de corriger les erreurs de forme que l'on aurait commises en dégrossissant les lentilles, et de ren- dre le résultat du travail absolument indépendant de l'a- dresse des ouvriers.
Un des plus importans services que Fraunliofer rendit à l'établissement de Benedict Bauern fut le perfectionne- ment des deux sortes de verre (^crow-glass eiflint-glass) qui composent les lentilles achromatiques. Le flint-glass (le M. Guinaud, quoique meilleur que celui d'Angle- terre, ne donnait pas d'assez grandes pièces exemptes de défauts ^ et de plus , les fontes étaient extrêmement iné-
L OPTICIEK FK.\UN110rEl\. 229
gales ^ on ne réussissait jamais à obtenir deux fois de suite des verres ]>ourvus des mêmes propriétés ^ et dans la même Ibnte , le dessus et le dessous de la masse vitreuse exer- çaient sur la lumière une action très-différente. Il s'agis- sait donc de surmonter toutes ces difficultés, et, avant tout, de les bien connaître, de savoir à quelles limites de perfection il fallait s'arrêter, pour ne pas s'épuiser eu efforts inutiles. Fraunbofer eut le courage d'entreprendre ce long travail : ses expériences furent faites en grand -, on ne fondait pas moins de quatre quintaux de verre à la fois. Il fallut ensuite se livrer à d'autres recherches; les méthodes par lesquelles on calculait la forme et les di- mensions des deux parties d'une lentille achromatique étaient si compliquées que l'on ne pouvait en faire usage qu'en négligeant quelques termes des formules-, les mé- ditations de Fraunhofer, sur cet objet, ne furent pas infructueuses : il changea la forme de ces expressions algébriques trop compliquées, et quoiqu'il y introduisît de nouveaux élémens dont on n'avait point tenu compte jusqu'alors , il les rendit plus simples et plus commodes pour les applications. Ainsi, avec de meilleurs verres et des formes calculées avec plus d'exactitude , les lentilles de Bcncdict Bauern devinrent supérieures à toutes celles que l'on avait faites et que l'on faisait partout ailleurs. Les travaux qu'exigèrent ces importantes et difficiles recherches donnèrent lieu à une multitude d'observa- tions dignes d'être recueillies, et contribuèrent au perfec- tionnement de quelques instrumens de mesure. Afin de connaître exactement le pouvoir de réfraction et de dis- persion de chaque nature de verre , Fraunhofer trouva les moyens de rendre plus distinctes et plus tranchées les couleurs de la lumière décomposée par le prisme -, il aper- çut les lignes noires parallèles entre elles et perpcndicu-
23o l'opticien FRATJWHOFER.
laires à la longueur du prisme que Wallaston avait déjà vues, mais qu'il n'avait pas observées avec autant d'exac- titude. L'opticien bavarois put en compter jusqu'à cinq cent quatie-vingt-dix : il constata qu'elles affectent des positions déterminées dans le spectre lumineux, et que leur écartement donne la mesure très-précise de l'action du prisme sur chacune des lumières colorées. Le mé- moire où CCS ob^ei vations sont consignées est inséré dans le recueil des 3IêiiioiTes de V Académie de Bavière, an- nées 18 14 et i8i5. On le traduisit en anglais, et l'on en fit un extrait pour l'insérer dans V Encyclopédie d'È- dinbourg, à l'article Optique,
En 181^, l'académie de Bavière mit Fraunhofer au nombre de ses membres : ce corps savant ne pouvait faire un choix plus utile pour le progrès des sciences, et par conséquent plus honorable pour lui-même.
Le phénomène des lignes noires du spectre mérilaiî un examen approfondi : Fraunhofer l'entreprit avec les excellens instrumens dont il était bien pourvu. Son mi- cromètre pouvait donner la mesure de la quatre cent millième partie d'un pouce. Tous les faits qu'il aperçut lui parurent conformes à la théorie. Il publia, sur cet objet, un mémoire qui est inséré p-.i:mi ceux de l'aca- démie de Munich. Suivant ses habitudes, ou les dis- positions et, en quelque sorte, la forme naturelle de son génie, il commença par convertir en formule algébrique l'expresbion de la loi très-compliquée de la série des phé- nomènes que présentent les lignes noires, et la formule fut convertie en machine pour tracer ces lignes avec autant d'exactitude qu'on pourrait les déduire de la théorie.
Les diverses modifications de la lumière composaient le domaine intellectuel dcFraunhofer j les halos, les par- hélies, etc., y étaient compris, et furent aussi le sujet de
LOPTICIKN FRALWHOFER. 23l
(]uelques mémoires qu'il publia dans le journal du profes- seur Schumaclier, '\\\{\\.\x\é Aslrononiiche ylhhandlungen.
Nous venons de jeter un coup d'oeil sur les occupalions du'savant; voyons maintenant, dans les ateliers, les tra- vaux du constructeur d'instrumens. Le plus grand ou- vrage qu'il ait eu le tems de finir est le magnifique té- lescope de l'observatoire de Dorpat. Il préparait, par l'ordre du roi de Bavière , un autre chef-d'œuvre encore plus étonnant, un télescope dont l'objectif est de douze pouces, tandis que celui de Dorpat n'est que de neuf. Mais il ne réservait pas pour ces constructions extraor- dinaires l'emploi de toute son habileté et de ses pro- fondes connaissances-, il ne donnait pas moins de soins à des ouvrages qui ne pouvaient nullement contribuer à sa réputation. En iSsS , l'institution astronomique d'E- dinbourg fit la demande d'un grand instrument des pas- sages , avec un télescope de huit pieds et demi de foyer, et de six pouces d'ouverture : Fraunliofer se mit à l'œuvre sur-le-champ, et, au lieu d'une seule lentille de la grandeur qu'on lui demandait, il en fit trois, l'une pour l'observatoire d'Edinbourg, une autre pour l'hé- liomètre de M. Bessel, et une troisième en cas que M. Bessel ne réussît point dans l'opération qu'il devait faire subir à celle qui lui était destinée. Heureusement, le savant artiste eut le tems d'achever ces trois lentilles d'une admirable perfection.
En 1820, M. Reichenbach quitta rétablissement qu'il avait formé , et Fraunhofer devint l'associé de M. Ulz- schneider, et ensuite directeur général de tous les tra- vaux. En 1817 , l'établissement avait été transféré à Munich, où il trouvait beaucoup plus de ressources , et l'activité des travaux s'y accrut au point qu'ils occupent aujourd'hui cinquante ouvriers.
i32 L'oPTICIE2i FRAUISTIOFER.
En 1828, le roi de Bavière, qui n'avait point perdu de vue la conduite et les succès de Fraunhofer, le nomma conservateur du cabinet de physique de rAcadémie. En 1824 î après l'exposition publique du télescope de Dor- pat(i), le célèbre artiste reçut la décoration de Tordre du Mérite Civil. Plusieurs sociétés savantes s'empressèrent de l'inscrire au nombre de leurs membres, et l'université d'Erlangen lui envoya le diplôme de docteur en philoso- phie. Ces distinctions exaltèrent prodigieusement son ambition, et il ne méditait rien moins que la construc- tion d'un télescope de dix-huit pouces d'ouverture, lors- que la maladie qui devait terminer sa carrière se mani- festa au mois d'octobre 1825. Il n'avait jamais cessé d'éprouver quelques malaises , causés sans doute par des lésions intérieures que l'art des chirurgiens ne put guérir, et qu'avait déterminées l'écroulement de la mai- son sous laquelle il avait été englouti ; mais ces incommo- dités, quelquefois très-graves, n'interrompaient point ses travaux-, malade ou non, il fallait surveiller les four- neaux, diriger les ateliers, observer, écrire. Cependant il commençait à sentir la nécessité de s'arracher pendant quelque tems à ses habitudes , et il méditait un voyage en France et en Italie : quelques jours après, il n'était plus. Ce fut le 7 juin 1826 que les sciences et ses amis firent cette perte douloureuse. La décoration de l'ordre de Danebrog , que le roi de Danemarck venait de lui envoyer, ne servit qu'à Tornement de son tombeau. Sa mort affligea toute la ville de Munich : les magistrats permirent à M. Ulzschneider de choisir le lieu de sa sépulture, et il fut déposé près de la tombe de Rcichen-
(1) Voyez, sur ce télescope, rarticle insc'rc dans notre 38c nume'ro, sur les uouvilles tle'couvcrtcs Je l'astronomie.
l'oI'TICIEIN FR.VL'MIOFER. '233
bach. Ainsi ces deux hommes également dignes de re- grets, occupés pendant leur vie des mêmes objets et des mêmes travaux, unis par les doux liens de Tcstime et de Tamilié, ne furent ppint séparés Tun de Tautre à la fin de leur utile carrière.
La Grande-Bretagne proûtera-t-elle de la leçon que le roi de Bavière lui a donnée ? En voyant quel^ honneurs furent décernés par un monarque allemand à Topticien qui perfectionna le télescope , la nation anglaise senlira- t-elle ce qu'elle doit à la mémoire de Dollond, inventeur de cet instrument ? Cette tardive j ustice serait peut-être le plus sûr moyen de ramener en Angleterre un art qui lui échappe , et qui paraît avoir trouvé sur le continent une terre plus hospitalière. Au moment où cet art vient de perdre ses ressources les plus nécessaires pour lui conser- ver la supériorité qu'il avait acquise, les circonstances invitent la société royale de Londres et le bureau des longitudes à faire quelques efforts pour ressaisir une des plus nobles conquêtes que les arts anglais aient jamais faites. Ce n'est pas à l'esprit de spéculation qu'il faut faire un appel -, qu'on s'adresse aux sentimens qui élèvent les âmes et font sentir au génie les impulsions qui le mettent en mouvement et développent ses forces. Si quel- que ministre anglais conçoit la belle pensée d'affranchir ces arts nés des sciences , et qui sont nécessaires aux progrès qu'elles ont encore à faire 5 s'il leur accorde une protection spéciale, et les délivre de l'ignoble joug des patentes, il sera le Colbert de notre âge. Ce titre est plus glorieux que des succès en législation et en politique , objets de l'ambition des ministres vulgaires.
( Edinhurgh Philosophie al Journal. )
o^rtv)e5,-(§g,fafis(i(|ue.
VOYAGE SUR LE MARAGNON
FLEUVE DES AMAZONES.
Le voyageur qui aperçut le premier Timmense cours (l'eau connu sous le nom de Fleuve des Amazones, l'une des plus imposantes curiosités de la nature, crut voir un des golfes de l'Atlantique, et ne fut détrompé qu'en s'assurant que ses eaux n'étaient point salées. Mara non! « ce n'est point la mer! » s'écria-t-il alors, et ce cri de surprise devint le nom espagnol du fleuve. Bien qu'on ne puisse préciser son point de départ, il y a lieu de croire qu'il prend sa source aux Cordillières des Andes, et jaillit des flancs de ces montagnes par mille canaux sou- terrains. Il traverse une portion du Pérou , mais il n'offre aucune voie de communication au commerce de cet em- j)ire. Il court long-lems au nord-ouest dans les gorges des Andes. A Jaen , il tourne vers l'est -, il reçoit du nord les eaux du Mayu, du Morona, du Napa , et d'autres rivières moins considérables^ et du sud, celles du Guallaga et de l'Ucayale. Ce n'est qu'en pénétrant dans le Brésil qu'il se déploie dans toute sa magnificence : dès sa jonction avec rUcayale, il est navigable pour les grosses barques; mais depuis les frontières du Brésil jusqu'à l'Océan, il porte toutes sortes de bâtimens , et reçoit des rivières qui ne le cèdent point en importance aux plu^ grands fleuves
VOYAGE SLR JE MAUAGNON. ^35
(le TEuropc. A son emboucluire, il déroule au-delà des bornes do l'horizon ses Ilots a/Airés et sonores comme les vagues de rOccan.
Explorer ce prodigieux instrument de commerce et de civilisation , était une entreprise digne du génie aventu- reux qui distingue les officiers de notre marine. Le fleuve des Amazones figure depuis long-tems sur les cartes de l'Amérique^ mais il fallait en étudier le cours , cons- tater rétendue de sa navigabilité , en faire connaître les périls et les avantages. Tel est le but que M. Maw, lieu- tenant de la marine royale , s'est proposé et qu'il a glo- rieusement atteint à travers des obstacles et des périls surmontés avec un rare courage.
Le journal de son expédition est d'autant plus intéres^ sant qu'il est fait sans prétention , et que l'auteur décrit et raconte en voyageur éclairé , et en marin plein de franchise.
M. Maw débarqua à Truxillo sur les côtes de la mer Pacifique, et se dirigea de cette ville vers l'intérieur du Pérou. Après six ou sept jours de marche, il aperçut à Selendin le premier cours d'eau, qu'il supposa apparte- nir au Maragnon. Il a soixante pieds de large , et est en- caissé entre deux hautes montagnes nues. « En ce mo- ment , dit notre voyageur , l'écharpe d'Iris décrivait un arc entre leurs cimes qu'elle nuançait de ses teintes vapo- reuses. Jamais un tableau aussi imposant n'avait frappé ma vue. »
On connaît les grandes difficultés du passage des An- des du Chili ( i)-, celui des Andes du Pérou n'est pas moins périlleux. Des sentiers, à peine tracés , sillonnent les
(i) Voyez , dans le 2« nuir.éro , U grand article sur TAmérique du Sud , et la traverse'e des Andes par l'arnieede San— Martin, dans le 4ﮫ
^36 VOYAGE SUR LE MAUAG^ON
flancs dos masses colossales jetées perpendiculairement sur Tabîme , et dont le front brumeux en dérobe la vue. Parfois le sentier est si étroit que le voyageur est force , sous peine de rouler au fond des précipices , de tenir ses jambes étroitement serrées au cou de sa monture. Ici, i! marche dans les nuages^ plus loin, il plane au-dessus d'eux, et contemple avec admiration les sources innom- brables qui, sorties du sein des rochers, vont se perdre dans le Maragnon.
Les oasis de ces déserts, nommés volcans par les in- digènes, révèlent au voyageur les traces d'une civilisa- tion éteinte : parmi les débris de leur architecture , on remarque des constructions en pierre de forme ronde, semblables à ces vieilles tours qu'on rencontre partout en Irlande, et dont l'origine et la destination primitive n'ont reçu jusqu'ici aucune application satisfaisante. Ces débris que Ton rencontre maintenant dans les deux grandes divisions de l'Amérique autorisent à croire, contraire- ment à l'opinion ancienne, que, dans ce monde nouveau pour nous, c'est la civilisation qui y est antique et l'état sauvage moderne.
Les Indiens qui peuplent les hameaux semés dans ces régions sont paisibles, industrieux et très-hospitaliers. Ils accueillent à toute heure de la nuit et du jour l'étran- ger qui frappe à leur porte. Sans lui demander d'où il vient ni où il va, ils lui cèdent leur lit, leur table , tout ce qu'ils possèdent, et cela avec un air de satisfaction qui double le prix de leur hospitalité.
Aux Jalcas succède une région glacée-, là nulle vé- gétation , et partout des neiges éternelles. En descendant vers le Brésil, la scène change : d'immenses forêts cou- vrent le flanc des montagnes 5 une végétation d'une beauté et d'une vigueur incomparable les tapisse de verdure et
ou FLEUVE DES AMAZONES. îS^
de fleurs. De tous colins, on entend le murmure des ruis- seaux , ou le fracas dos lorrens trilnilaires du fleuve des Amazones^ le gazouillement de mille oiseaux divers complète celle sauvage harmonie. Mais ces sites roman- liqucs offrent d'immenses difficultés au voyageur. Tel est leur escarpement, que les mules y semblent planer sur des abîmes. Outre le danger de rouler au fond des pré- cipices, le voyageur est à chaque pas exposé à s'accro- cher et à demeurer suspendu aux lianes qui traversent la route. (( A une descente fort rapide, dit M. Maw, une de ces lianes m'arrêta à la hauteur de la bouche. Comme elle avait peu de consistance, je parvins à la déchirer avec les dents , et l'élan de ma mule acheva de la briser. Plus loin, on rencontre des crevasses où les mules s'en- foncent jusqu'au poitrail. Ailleurs des troncs d'arbres, jetés sur des torrens, servent de ponts et de parapets. Pour les traverser, il fallait que nos montures fussent aussi agiles que des chèvres. Quoique la mienne n'eût pas de mors, elle fit le trajet avec une légèreté et un à plomb extraordinaire. J'avais sagement fait abnégation de mon adresse pour m'abandonner à la sienne. )>
Si l'agriculture, protégée par un gouvernement ferme et régulier , étendait sa main bienfaisante sur ces con- trées, on trouverait nécessairement, sur la ligne des An- des, des moyens de communication bien plus faciles que ceux qui existent aujourd'hui entre le Pérou et le Brésil^ comme entre le Chili et les savanes de la Plata. Mais dans la direction du Maragnon, le voyageur rencontre à chaque pas des obstacles, que la moindre intelligence de la carte du pays lui eût épargnés. Au lieu de suivre les vallons ou les petites plaines qui courent à l'est, et de se détourner au nord vers les plateaux les moins escarpés de la chaîne des Andes, il est forcé de s'orienter dans
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tous les sens-, et, à chaque pas, des montagnes qu'il faut gravir viennent lui barrer le passage.
Après avoir quille les forêts des Andes pour se diriger vers le Maragnon , on rencontre la ville de Moyobamba^ de là on descend en canot sur le Cachiyaco , jusqu'à son embouchure dans le Guallaga, dont le tirant d'eau est de cinq à six pieds ^ à sa jonction avec le Maragnon , le lit des deux fleuves est d'un mille de diamètre. A partir de ce point, la profondeur du Maragnon est d'une à treize toises, et sa largeur de cinquanle toises à un mille, jus- qu'au port d'Omognas , où il reçoit l'Ucayale -, sauf quelques bancs de sable que l'on rencontre dans le voi- sinage de ses îles, il est assez profond pour porter toute es- pèce de navires -, sa rapidité est de qualre milles à l'heure. Vers Tabilinga, il offre un coup d'oeil magnifique, et en certains endroits sa profondeur est telle , qu'on n'en peut trouver le lit.
Avant de suivre dans le Brésil le cours du fleuve, je- tons un coup d'œil sur les productions et les mœurs des provinces du Pérou qui en forment le bassin supérieur.
Depuis que l'indépendance de l'Amérique du Sud a fait lever Tabsurde prohibition d'y planter la vigne , elle est cultivée jusque sur les plateaux des Andes. Dans la pro- vince de Chachapoyas, sur un seul domaine de trente lieues de tour, quatorze sont plantées en vigne. On cultive sur les bords du Maragnon, mais en petit, faute de bras, du tabac et du coton. Le quinquina, la cochenille, la canne à sucre, le blé, le maïs, l'orge, la pomme de terre, les pois, les lèves, le riz, le cacao, l'encens, la cire noire, l'huile de castor, le styrax, l'alun, le bois de Brésil et diverses plantes tinctoriales, tels sont les produits principaux de cette contrée. Sa pomone est d'une ri- chesse prodigieuse : sans énumérer tous ses trésors , qu'il
ou FLFA VE DF.S AMAZONES. 'l...f
nous suffise de citer une variété infinie de plantain, la pomme, l'orange, la grenade, le coing, la pèche, le melon, Tolive, la fraise et la mûre. Le versant oriental des Andes n'est donc pas aussi aride que nous le suppo- sons, faute de notions exactes sur sa statistique.
La province de Mainas , qui s'étend au pied des Andes, produit du sucre, mais en petite quantité et d'une qualité inférieure. Cette culture ferait bientôt des progrès rapides, si la population suffisait aux soins qu'elle exige. Le cacao y vient dans l'état sauvage, et il abonde surtout dans le voisinage de TUcayale-, le fruit en est, dit-on , plus gros qu'à Guayaquil. On y cultive en grand le café et le coton \ les autres productions sont le riz , l'indigo, la cascarilla, le baume de copabu , le copal , lacarana, la tapy, l'huile jaune et le lin. On trouve auprès de Pcbas le bitume dans l'état naturel, et, en cer- tains cantons , des mines de soufre qui n'ont jamais été exploitées.
Les trésors que la nature a prodigués à ces contrées acquerraient sans doute une grande valeur si les moyens de communication entre leurs habitans et les Européens devenaient plus faciles. Mais, indépendamment des ob- stacles qu'il faudrait vaincre pour rendre les Andes ac- cessibles au commerce, il en est dont il serait plus diffi- cile de triompher : ils résultent de la férocité de quelques tribus qui infestent les affluens du Maragnon. Les mis- sionnaires ont fait de vains efforts pour les arracher à l'état sauvage^ elles sont toujours en guerre les unes avec les autres. Adonnées à la polygamie, l'enlèvement des femmes est le sujet ordinaire de leurs sanglantes que- relles. Sur la rive droite de l'Ucayale, ces sauvages ne portent aucun vêtement*, et, s'il faut en croire la rela- tion d'un témoin oculaire, transcrite par M. Maw, ils
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2^0 VOYAGE SIR LE MAUAONOPr
se font un devoir religieux de dévorer les endfwres dr leurs parcns , après les avoir fait rolir, comme les produits de leur chasse.
D'après la même relation , la tribu la plus féroce est celle des Casliibos , anthropophages qui massacrent sans pitié tous les étrangers qu'ils rencontrent. Peut-être faut- il faire ici la part de l'exagéralion et de l'ignorance tou- jours passionnée pour le merveilleux. Toutefois, nous croirons difficilement aux récits de quelques pauvres mis- sionnaires qui, dans leur zèle ardent pour les progrès de la foi, ont représenté ces peuplades comme industrieuses, hospitalières et dociles. S'ils ont dit la vérité , leur carac- tère aurait subi une étrange révolution. Malheureuse- ment les semences de la religion ne sauraient prospérer sur une terre qui n'a pas été préparée pour les rece- voir. L'esprit de sociabilité peut seul en féconder le germe j et le grand instrument de la sociabilité humaine, c'est le commerce. Tôt ou lard, il faut l'espérer, les grandes eaux du fleuve des Amazones, comme celles du Nil , transformeront des peuplades de chasseurs féroces en de paisibles tribus agricoles. C'est à son embouchure que la civilisation commencera ses conquêtes.
A Tabidnga, dernière ville du Pérou sur la frontière du Brésil, où nous avons laissé notre voyageur , le Ma- ragnon a un mille et demi de large ^ il conserve les mêmes dimensions l'espace de quelques lieues. « Il s'élargit ex- trêmement , dit M. Maw , au-delà de San-Pablo , pre- mier village du Brésil. Les îles dont il est semé sont si nombreuses, au-dessous de Diaz-Guerrero , que nous avions peine à voir à la fois les deux rives opposées du fleuve. Poussés vers ces îles par les rafales ou par la violence des courans, nous n'y découvrîmes aucun être vivant. Elles varient souvent en nombre et en étendue par
ou TLELVE DES AMAZOISES. 1.\l
suite de relTort des eaux , qui rongent ou déchirent cer- tains îlots, et en poussent les débris vers les terres voisines. On remarque que les palmiers y sont plus nombreux que sur la terre ferme , tandis que les autres arbustes y sont plus rares. En voici la raison : le fruit du palmier, ba- layé par les vents et entraîné par les eaux, surnage et germe dans le limon que le fleuve dépose sur les îles , tandis que les autres arbres, ne possédant point des moyens aussi faciles de se multiplier, disparaissent dans les perturbations fréquentes occasionnées dans les îlots parle choc descourans.
» Un des phénomènes les plus remarquables qu'offre îe fleuve, celui du moins qui donne la plus haute id(''e de son importance, c'est qu'il se divise en trois courans distincts, que nous avons observés en passant d'un bord à l'autre. Le plus rapide est celui qui fuit entre les îles. Le choc des eaux contre la rive y forme des remous dont l'effet ne se fait sentir qu'à une petite distance^ il agit avec plus de violence sur les bords les plus escar- pés. Nous avons vu souvent la berge s'écrouler,, et des groupes d'arbres tomber à la fois dans le fleuve, tandis que les plus vigoureux, résistant aux éboulemens, li- vraient aux assauts de la vague leurs troncs noueux et leurs racines séculaires. Le danger d'y trouver un écueil mettait à une rude épreuve l'adresse de nos rameurs.
)) La vitesse des courans est de 3 à ^ milles à l'heure , suivant l'élévation des bords qu'ils côtoient ; elle dépend aussi du volume des eaux , qui varie avec les saisons.
» Le lit du Maragiion éprouve des cliangemens et des perturbations fréquentes. On voit souvent des attérisse- mens se former sur ses bords, et disparaître quelque tems après.
» De San-P;il)lo à Casara, la contrée offre une sur-
1 {2 VOYAGE SUR LE MA[\AG^ON
face plane, ou plutôt un plan légèrement incliné vers l'Atlantique. Mais la plaine n'est point marécageuse, le niveau du fleuve étant à quelques pieds au-dessous de l'arête supérieure de ses rives. Ce territoire est couvert de forets. »
A Casara, la scène change. A partir de ce bourg on rencontre souvent des femmes en canots, armées de dards pour se défendre contre les alligators ( i ) et d'autres animaux non moins dangereux. VoiLà sans doute l'ori- gine de cette fable des Amazones de l'Amérique, accré- ditée par Orellana et ses compagnons, et qui a servi d'étymologie au nom sous lequel le Maragnon est géné- ralement connu ^ cette supposition nous paraît du moins plus vraisemblable que celle de Raynal (2).
Les amis de Thumanilé apprendront avec douleur que, malgré l'abolition par la législature brésilienne de la loi barbare qui permellail au commerce européen la traite
(1) ÎSOTE DU Tr. Voyez, sur l'alligator ou crocodile américain, l'ar- ticle inséré clans noire 22e numéro. VoycE aussi, dans le 12^, le récit d'une course sur un alligator que fit Vx. Waterton, voyageur anglais , dans les forêts de la Guyanne.
(2) Voici ce que nous lisons à cet égard dans V Histoire Philosophique de Raynal : « La source des Amazones fut découverte, à ce qu'on croit , en i538, par Gonzalez Pizarre. Son lieutenant Orellana s'embarqua sur ce fleuve , et en parcourut toute l'étendue. 11 eut à combattre un grand nombre de nations, qui embarrassaient la navigation avec leurs canots, et qui , du rivage , l'accablaient de flèches. Ce fut alors que le spectacle de quelques sauvages sans barbe , comme le sont tous les peuples amé- ricains, offrit sans doule à Timaginalion vive des Espagnols une armée t!e femmes guerrières , et détermina l'olficier qui commandait à changer Je nom de Maragnon, que portait ce fleuve , en celui de l'Amazone, qu'on lui a depuis conservé.» Bernardin de Saint-Pierre, dans un roman trop peu connu, intitulé V Amazone f a fait des descriptions magiques des bords de ce grand fleuve. 11 ne l'avait pas vu, mais son génie semble, en quelque sorte, en avoir deviné l'aspect.
ou FI.ELVK Di:S AMAZO^KS. ^43
des Indiens, ce trafic infiime se perpétue dans ces pa- rages. Il porte, il est vrai, vn lui-même, le principe de sa ruine , car il force les indigènes à se réfugier dans l'in- térieur des terres, et, comme toutes les usurpations de riiomme sur. les droits de ses semblables, il provoque et nationalise partout la résistance.
Sans recbercber ce que serait devenue la civilisation de ces contrées si lesjésuites n'en avaient été bannis , on est forcé de rendre bommage au zèle et au courage qui ont signalé leurs pacifiques expéditions , et de reconnaître que leurs travaux, bien que conçus sur un plan vicieux, ont produit de bons effets. Mais si leur système n'avait été détruit, il est douteux qu'il eût assuré aux Indiens plus de civilisation qu'il n'en fallait pour les assouplir au joug spirituel et à la domination temporelle des dis- ciples de Loyola. Toujours est-il que leur population se serait accrue , policée , et qu'ils seraient plus lieureux, plus éclairés, meilleurs, sous tous les rapports, qu'ils nç le sont sous l'affreux régime qui les traque comme des bétes fauves pour les réduire en esclavage. Aujourd'bui que les voilà repoussés dans les forets, traînant après eux la misère et les vices qu'ils doivent à l'oppression des blancs , il serait encore facile, non-seulement de les ra.- mener au point de civilisation où les avaient laissés les jésuites, mais de les conduire d'un pas rapide dans la carrière de la sociabilité , avec un système de gouverne- ment plus éclairé, plus généreux surtout que celui des despotes du Paraguay.
De Casara, M. Maw se dirigea sur Égar^ à quelques milles au-dessous de ce dernier village, le Maragnon se déploie comme une vaste mer , et sa largeur permet à peine d'en distinguer les bords-, elle paraît ctie d'envi-
^ - VOYAGE sur. LE MAUAGISO^'
roii deux lieues. Au rcsle , on jugera par le passage sui- vant tic la difficallé de Tapprécier :
(V Au coucher du soleil , la direction du courant était de Touest, où la cime des arbres marquait encore l'ho- rizon , au nord-est quart-nord où nous ne distinguions pas le rivage ^ bientôt après nous aperçûmes la pointe inférieure d'une île : en la dépassant, nous en décou- vrîmes cinq ou six de front. Notre pilote nous assura en outre qu'une île considérable nous dérobait la vue de la rive droite. Plus loin , et durant trente milles (dix lieues), on n'aperçoit plus que le ciel et l'eau. «
Parmi les fleuves tributaires que le Brésil fournit au Ma- ragnon, les plus importans sont le Madura et le Rio-Ne- i^ro. L'eau du Rio-Negro a une teinte de marbre noir, qui provient sans doute du sol ferrugineux de son lit j car, puisée en petite quantité, elle est claire et limpide. Cette rivière descend du nord vers le]Maragnon,où elle s'y jette à moitié chemin de Tabitinga et de Para. Elle est na- vigable dans une grande partie de son cours. A son em- bouchure est située la ville de Barra , place plus impor- tante par sa belle position que par sa population. Elle n'a été fondée, il est vrai, qu'en i8o^. Les femmes y vivent dans la réclusion comme chez les Turcs. Les habitans possèdent, pour la plupart, des domaines où ils exploitent le café, le cacao, la salsepareille et autres denrées colo- niales.
. On assure que les districts baignés par le Rio-Negro et par le Rio-Branco, un de ses affluens, sont beaucoup plus peuT)lés que les provinces du Brésil, et qu'on y compte près de trois cent mille âmes. La population se compose en majeure partie d'Indiens vivant à l'état sauvage dans les forêts > et groupés par familles de vingt à cinquante
ou FLEL'VE DES AMAZOKES. ^45
personnes. LcRio-INcgro joinlle INlaragnon àrOrcnoque, et il Taul un mois pour en suivre le cours de Tune à Taulre de ses embouchures. La nature a ouvert entre les deux fleuves plusieurs canaux de communication au- jourd'hui bien connus, et Ton en compterait un ])lus grand nombre si l'on explorait tous les aiiluens du Ma- ragnon. Qu'on juge d'après cela de quelle masse incalcu- lable de richesses naturelles le gouvernement du Brésil néglige l'exploitation, et combien la facilité de la navi- gation intérieure pourrait contribuer à la prospérité fi- nancière de cet empire.
Dans la belle saison, on se rend en vingt-six ou vingt- sept jours de Para à l'embouchure du Piio-Negro. Des schooners remontent quelquefois jusque-là ^ un brick de commerce et un schooner armé en guerre en ont fait au- tant -, une frégate pourrait faire le même trajet : tel est du moins le résultat des renseignemens pris à ce sujet par notre auteur.
A quelque distance de Barra, où il avait passé plu- sieurs jours, M. Maw rencontra un établissement récem- ment fondé par un de ces missionnaires qui honorent h juste titre l'église sud-américaine.
((Vers le soir, dit-il, nous nous arrêtâmes à la hauteur d'un village en construction. Le crt6o resta dans la barque, attendant qu'on vînt lui offrir, pour quelques tarlaru- gas , une calebasse de cachaca^ liqueur spirilueuse ex- traite de la canne à sucre. Nous débarquâmes , M. Hinde et moi, au milieu d'une foule d'Indiens dont la physio- nomie exprimait la défiance. J'essayai vainement de la voix et du geste de me faire comprendre d'un vieillard , qu'aux égards qu'on lui montrait je pris pour l'un des chefs. Sans répondre à mes questions, il me donna à en- tendre qu'il y avait un padre dans le village , et m'indi-
246 VOYAGE SLR LE MARAG^'ON
qua de la main sa demeure. Nous nous y rendîmes })récédés de deux enfans chargés de le prévenir. Ce padre, dont les cheveux hlancs cl Tair vénérable commandaient le respect, nous témoigna une surprise qui fît place à la joie dès que nous nous fîmes connaître. Il se nommait Joseph de Chague j il travaillait depuis plusieurs années à fonder des villages et à civiliser les Indiens ; il s'occu- pait , en ce moment, par ordre du gouvernement brési- lien , de rassembler la Iribu de 3Iura, qui jusqu'ici avait vécu dispersée dans les forets, sans religion et sans lois. En deux mois, il avait réuni une centaine d'Indiens, et les avait répartis dans des cabanes provisoirement dres- sées sur un plan régulier, et qu'il se disposait à rempla- cer par des constructions plus solides. L'église, monu- ment modeste, mais assez spacieux , était fort avancée. Il attendait qu'elle fut terminée pour donner au village le nom du saiiit sous l'invocation duquel elle serait con- sacrée. En cheminant avec nous vers le village, le bon père rencontra quelques Indiens groupés sous des arbres et qui semblaient nous épier ^ il leur dit en riant qu'il allait s'éloigner avec nous. Cette nouvelle parut les affli- ger, car hommes et femmes, tous se mirent à sa pour- suite 5 et les plus jeunes prirent les devans pour lui bar- rer le chemin et le ramener sur ses pas.
» Un jour le courant nous poubsa vers une petite anse couronnée par une jolie habitation. La beauté du site nous détermina , M.Hinde et moi , à débarquer, afin de nous procurer des provisions. Nous aperçûmes sur le rivage un vieillard d'un aspect vénérable, privé d'un bras, qui venait à notre rencontre, accompagné d'un jeune homme et d'un autre blanc. Manuel Pedro, c'é- tait le nom du vieillard , était le propriétaire de l'ha- bitation où il vivait depuis trente ans. 11 nous reçut
OV FLELVE DES AMAZONES. 247
avec politesse et nous accabla de questions ^ il nous con- duisit ensuite vers un petit pavillon couvert de tuiles, situé sur le tertre qui dominait le fleuve, et entouré, à hauteur d'appui , d'une balustrade de verdure. L'inté- rieur était garni de sièges , et au centre s'élevait une table chargée de quatre vases élégans. Au dehors, quel- ques arbres ombrageaient le pavillon sans masquer la vue du paysage. Le bon vieillard nous offrit des sièges , et il redoubla ses questions quand nous lui annonçâmes le but de notre visite. Il resta long-tems sans vouloir ou pouvoir comprendre que nous étions Anglais. Lorsqu'en- fm il parut convaincu , et qu'il apprit que nous venions du Pérou: a Je me souviens, s'écria-t-il, qu'il fut un tems » où l'apparition d'un Anglais k Para eût été un phéno- » mène. Aujourd'hui beaucoup de vos compatriotes y » sont établis, et voilà que vous arrivez du Pérou. Cela. » est-il possible ? » Pour le convaincre qu'en effet nous venions des côtes du Pérou, il fallut lui raconter toutes nos aventures. Nous lui proposâmes alors de faire un tour de promenade , en attendant qu'on eût tué et mis à la broche les volailles que nous nous proposions d'acheter. <( Sericz-vous curieux de visiter mon habitation ? nous )) dit-il , je vais vous y conduire ^ vous y trouverez un » peu de tout. )) En effet, il nous montra d'abord une fabrique de poterie à deux fourneaux , où l'on pouvait placer la fois quatre cents vases. A coté, nous vîmes une enclume et une forge ^ plus loin nous entrâmes sous un hangar percé à jour à une certaine hauteur, et garni de fourneaux pour cuire le manioc. Nous y trouvâmes la maîtresse du logis , dont la ressemblance avec son mari nous étonna-, elle dirigeait les travaux de ce gynécée, composé de ses filles et de femmes indiennes, occupées à l)r.'parer le manioc -, elle était assise dans le fond , tenant
24B VOYAGE SLU LE MAC \G?«'0:?(
deux lamis d'où s'échappait en nuages d'une blancheur éblouissante la fleur de farine destinée à faire les gâteaux Ica plus délicats. Les autres femmes se tenaient auprès du four où cuisait une pâte plus grossière. La nouvelle de notre arrivée avait vivement excité leur curiosité^ aussi à notre aspect tous les travaux furent-ils suspendus, et la première question que nous fil INl"'^ Pedro fut de savoir lequel de nous deux était le capitaine.
» Il paraît queTespèce de manioc à la préparation du- quel j'assistai n'a rien de malfaisant, à la différence de ce- lui que j'avais vu dans l'habitation de Diaz-Guerrero (i). On emploie la fleur de sa farine à faire de petits gâteaux de luxe que l'on mange en prenant le café. De la partie la plus grossière réduite en pâle, qu'on laisse sur le feu sans la remuer, on fait des pains connus sous le nom de cassm^Cy et plus indigestes que les gâteaux dont je viens de parler. M""" Pedro nous ofi'rit de ceux-ci, et je les mangeai avec autant de plaisir que nos muffins ('2).
)) A notre retour au pavillon dont notre bote nous avait fait les honneurs, il nous apprit qu'il avait auprès de lui un padre. C'était le desservant de la petite chapelle que
(i) On sait que le manioc est une plante originaire de Guine'e, qui vient (le bouture à une hauteur Je cinq à sis pieds. Sa tige est de la gros- seur du bras, cl d'un bois mou et cassant. On ne fait usage que de sa racine qui est, à sa inalurile', de la grosseur d'une rave. On ratisse la première peau, on la lave , on la râpe, et ou la met ensuite à la presse pour en extraire le suc , regarde' comme un poison très-actif. La cuisson achève d'en di'gager le principe ve'néneux. Lorsque la furae'e s'est e'vapore'e , on retire du feu la racine du manioc et on la laisse refroidir. C'est sans doute après ce procède' préalable que ]NL INIaw vit faire les gâteaux de manioc cViez Manuel Pedro, ce qui cxplicjuc ce qu'il dit de leur innocuité'. Au reste il ne serait pas impossible qu'une meilleure culture eût produit une variété de panioc moins malfaisante.
(2) Pâtisserie anglaise qu'on nsangc a\cc le thé.
ou FLEl :\ F DES AMAZONES. ^^t.)
nous avions déjà remarquée. M. Pedro s approcha de sa cellule avec précauûon , et après avoir jelé un coup d'oeil sur sa porte cnlr'ouverle : « Ne ledérangcons pas, nous » dit-il , il est en prière. » Cependant, pour éveiller sa curiosité, il lui annonça que deux Anglais, venant du Pérou et allant à Para , désiraient le voir. « Je suis à vous » dans Tinstant, » répondit le padie, et en effet il ne larda pas à venir nous joindre au pavillon , où nous prîmes du café. C'était un vieillard à cheveux blancs dont la fi- t;ure calme et les manières aisées annonçaient plus d'usage du monde que la gaîLé bruyante et la brusque cordialité du maître du logis. 11 nous salua et nous regarda quel- que lems d'un œil scrutateur avant de prendre une part active à la conversation. Mais notre hôte ne nous laissa pas ignorer que c'était un grand voyageur, et il nous fit la pompeuse énuméralion de tous les pays qu'il avait vus. Il connaissait notamment l'Angleterre, la France, les Indes orientales. Le padre nous dit en effet qu'il s'était trouvé à Cowes (i) en 1796, et il nous vanta la beauté de l'île de AVight : c'était la seule partie de l'Angleterre qu'il eut visitée. Nous lui demandâmes s'il y avait beaucoup de troupes à Spilhead : muito (beaucoup), dit-il, en faisant un signe affirmalif. Après quoi , il prit deux ou trois prises de tabac qui le mirent en verve ^ et depuisce moment il fit tous les frais de la conversation. Il fut question , entre autres choses, de la navigation du fleuve qui se dé- ployait sous nos yeux. « De quel avantage ne seraient pas )) pour nous des vaisseaux à vapeur ! )> s'écria-t-il avec un enthousiasme mêlé de regrets. » De Barra à Santarem la largeur du Maragnon varie
(1) Pctllc ville tic l'ile de W^iglit. Elle c:it s'iluc'c à reinbouchurc de la Mcdlna , qui divise <;cUc île en deux parlics p/esquc égales.
200 VOYAGE SUR LE MÂT\AGTsO:X
extrémemenl. Ici elle ne paraît être que d'une demi-lieue -, plus loin, le lit du fleuve s'élargit à perte de vue. Il est probable que ces variations ne sont qu'illusoires , et que, lorsqu'on suppose que le fleuve se rétrécit, on n'aper- çoit qu'un de ses bras. Obidos et Santarem , situées sur ses bords, sont des places de commerce importantes où résident quelques agens anglais et nord-américains. Dans cette dernière ville, notre auteur et son compagnon su- birent une détention de quelques jours. Le cbef prin- cipal de l'accusation qui pesait sur eux, était d'avoir dit qu'ils venaient de l'Océan Pacifique.... preuve évidente qu'ils étaient deux imposteurs! Heureusement leur pré- sence d'esprit abrégea le terme de leur captivité, et leur permit de se remettre en roule dans une saison favo- rable.
De Santarem à Gurupa le cours du Maragnon devient de plus en plus majestueux. «Au sortir de cette dernière ville, dit M. jNlaw, nous cessâmes d'apercevoir la rive gaucbe. m Le fleuve forme, à partir de ce point, une espèce de delta semé d'une foule d'îlots, et dentelé par une telle multitude de presqu'îles que les Indiens cbo- minant sur la plage suspendent aux arbres des lambeaux de vèlemens en guise de signaux , afin de pouvoir s'orien- ter à leur retour. La marée se fait sentir à un mille au- dessous de Gurupa: à quatre jours de dislance de celle ville, elle s'élève jusqu'à cinq pieds , avec un flux et re- flux régulier. Enfin \e Jlarajo (Marais) divise ce fleuve immense en deux brancbes, dont l'une, aussi vaste qu'une mer, va déboucher, au nord , dans l'Océan j et l'autre , qui n'est en comparaison qu'un petit ruisseau, se dirige vers le sud, et, après avoir reçu la rivière des Toran- tins , tourne au nord jusqu'à son embouchure dans rAllanliquc. C'est sur la rive droite de cette dernière
ou FLEUVE DES AMAZONES. 25 I
branche qu'est située la ville importante de Para (i), trop connue par suite des relations commerciales établies entre cet entrepôt des produits du Brésil et les divers élatsde TEurope, pour qu'il soit nécessaire d'entrer à cet égard dans aucun détail.
Après avoir suivi M. Maw des Andes à l'Atlantique, par le Maragnon, et découvert avec lui , sur cette route presque ignorée , les immenses trésors que la nature y a semés à pleines mains, nous pouvons affirmer que les mines du Chili et du Pérou offrent aux capitaux britan- niques un emploi beaucoup moins fécond que les con- trées dont les bornes de cet article ne nous ont permis que de donner une idée superficielle. « Ce pays , dit notre auteur, réunit à la richesse d'un sol susceptible de donner les produits les plus variés, les débouchés les plus commodes qu'une nation puisse désirer. Je pense, ajoute-t-il, que si la navigation par la vapeur était in- troduite sur le fleuve des Amazones et ses affluens, ses effets en seraient miraculeux, et, au bout de dix ans, auraient complètement changé la face du pavs. )>
Pour ne pas laisser le génie entreprenant de nos com- patriotes s'égarer dans un champ qui paraît au premier abord si fertile , INI. Maw termine son ouvrage par les réflexions que nous allons transcrire.
(( Je sais que le peu de succès de l'expédition colos- sale que certains armateurs des Etats-Unis avaient étour- diment conçue, sans avoir obtenu d'avance l'agrément de l'empereur, dans le dessein impossible à réaliser, infructueux du moins, d'exploiter les mines d'argent de Cusco , a produit à Para une fâcheuse prévention contre des entreprises aussi utiles que celle des bateaux
(i; Para ou Belem, est la captale du gouveriiemenl du même nom.
«^52 VOYAGE SLR LE MAlîAGNOrC
«i vapeur. Je sais aussi que plusieurs spéculations de nos compatriotes dans l'Amérique du Sud n'ont pas été plus heureuses, et j'attribue princij)alement leur funeste ré- sultat à la manie, aujourd'hui trop commune, de ne spéculer qu'en grand. Je crois donc que l'établissement, sur une grande échelle, de la navigation à vapeur sur le Maragnon, tromperait Fespoir de ses entrepreneurs, et que les produits exportés du Brésil par cette voie ne paieraient pas l'intérêt du capital de l'entreprise. Néan- moins si mes observations personnelles et mes réflexions ne m'ont pas abusé, les contrées que baignent le Mara- gnon et ses affluens sont les plus favorables du. monde aux progrès de l'industrie agricole et de la richesse pu- blique. Ces progrès se feront sentir aussitôt que les ba- teaux à vapeur auront sillonné ces parages. Mais quel- que opulens que soient les capitalistes qui fonderont le premier établissement de ce genre, ils devront se garder de l'asseoir sur des bases trop larges. Supposons qu'on ait obtenu l'autorisation de l'empereur du Brésil-, l'é- preuve doit commencer par deux petits bateaux à vapeur qui feraient le service de Para au confluent du Rio- Negro. Lorsqu'ils auront procuré des bénéfices assez importans , et contribué sensiblement aux progrès de l'in- dustrie agricole, ce qui aura lieu en peu d'années, ils seront remplacés par des bàtimens d'un tonnage plus considérable, et employés à ouvrir de nouvelles com.mu- nications en remontant le Maragnon , le Rio-Negro et d'autres rivières. Ils céderont successivement la ])lace à des navires plus importans , jusqu'à ce que la navigation ait atteint ses dernières limites. Le gouvernement bré- silien s'opposerait à tort aux communications qu'un tel système ouvrirait avec le Pérou \ loin de craindre qu'elles compromissent les intérêts des deux empires, je suis con-
or FLEITVF. DES AMAZOKES. Îl53
vniiicii qu'elles loursoraicnl trùs-profilahics, attendu la (lilTérmcc do leurs tlimals, la variété de leurs produits respectifs et la multiplicité des moyens dVcliangc que relie variété entraînerait nécessairement. Voici les prin- cipaux avantages que le commerce de Para en retirerait : (fabord deux hommes suffiraient à la conduite d'un ba- teau à vapeur, tandis qu'il en faut douze par la naviga- tion ordinaire , et qu'il est encore très -difficile de les trouver dans un pays où l'on se plaint de manquer de bras; de plus le trajet d'une distance à l'autre exigerait deux fois moins de tems. En second lieu , les citoyens riches et éclairés n'hésiteraient pas, comme aujourd'hui, ti s'é- tnhlir dans l'intérieur du Brésil, et ne craindraient plus d'être h jamais confinés parmi les Braiicos et les sauvages ; car on ne peut révoquer en doute l'heureuse influence qu'aurait leur résidence dans ces contrées sur les mœurs des habitans et sur l'ordre légal; enfin des rapports ré- guliers et fréquens s'établiraient avec le chef- lieu du gouvernement, et deviendraient dans ses mains l'instru- ment de la prospérité publique. »
Sous ce dernier rapport, il est vrai, la navigation, par la vapeur, sur le Maragnon et sesaffluens, serait un moyen de communication insuffisant, car jusqu'ici la difficulté du passage de Para à Bahia et à Rio-Janeiro équivalait à une barrière élevée entre ces provinces. Il serait donc utile, indispensable même d'établir le long des cotes un service de bateaux à vapeur.
S'il existait un service régulier de navigation sur le fleuve superbe dont nous venons de parler, beaucoup de nos compatriotes s'y rendraient sans doute rien que pour voir les magnifiques paysages qui en bordent les rives. Nulle part la nature ne se produit avec plus de pompe et de grandeur ; ces forets immenses qui déroulent à perte
254 VOYAGE SUR LK MARAGKON.
de vue leurs vagues de verdure , et où la végétation est si vigoureuse, que la fougère , les herbes les plus grêles de nos champs y deviennent de grands arbres \ les bruits qui en sortent quand le vent les fait frémir -, ces fleuves qui ressemblent à de vastes mers; ces orages terribles qui s'y élèvent souvent et qui en troublent les flots ; ces vol- cans qui fument au loin à l'horizon ; tous ces grands mouvemens au milieu du silence et de la profondeur des solitudes offrent une suite de scènes gracieuses ou su- blimes dont il serait impossible de trouver ailleurs l'é- quivalent ou le modèle.
( Monthlj Re\^iew. )
SUICIDE INDIEN.
Je quittai la Nouvelle-Orléans vers la fin de mai dans l'intention de me rendre par terre à Savannah. Je ne me dissimulai pas les fatigues qui devaient accompagner ce voyage, ni les dangers que je pouvais courir^ mais tout ce que j'avais lu, tout ce que j'avais entendu ra- conter sur le pays que j'allais voir avait tellement ex- cité mon admiration et ma curiosité, que pour satisfaire ces deux sentimens je me serais exposé à des périls plus grands encore.
Je me transportais d'avance dans ces forets primitives, parmi les tribus d'Indiens qui les habitent \ je me repré- sentais ces chasseurs intrépides, errans au milieu des sa- vannes, redoutant le voisinage des blancs, et repoussant de tous leurs moyens l'approche d'une civilisation qui bientôt fera disparaître leur race du sol dont ils étaient jadis les maîtres.
Mon imagination était remplie des idées les plus étran- ges : je révais des positions périlleuses , des dangers ima- ginaires*, les nuits passées dans ces bois devaient m'of- frir des aventures romanesques^ les jours me présenter une succession de scènes intéressantes. L'immensité du désert, l'ouragan qui enlève des arbres énormes et les transporte à plusieurs milles de distance 5 les panthères, les serpens à sonnettes, les alligators, s'offraient à mou esprit avec le caractère poétique d'un danger qui n'a point encore été éprouvé.
Il y avait pour moi quelque chose d'enchanteur dans l'idée de m'enfoncer dans ces solitudes profondes où la nature a conservé toute sa puissance; où des brises par- XXVI. 18
i56 SUICIDE IKDIE^'.
l'umées enibaumenl l'air \ où les vers luisans , semblables à des lampes aériennes, étincellent sur les arbres; où des oiseaux d'un plumage inconnu font entendre une mélo- die sauvage dans des lieux où l'homme n'a point encore troublé leurs concerts.
Entraîné par ces sentimens romanesques, je quittai avec joie la Nouvelle-Orléans -, j'abandonnai sans regret ses bosquets d'orangers, ses plaines fertiles et le Mis- sissipi , ce géant des fleuves, pour les vertes savannes, la cabane d'écorce , et les Indiens avec leurs tomahawks et leurs scalpels. Mais mon intention n'étant ni de retra- cer toutes mes impressions ni tous les détails de mon voyage, je ne m'arrêterai que sur un seul incident.
Environ quinze jours après mon départ , j'arrivai un soir dans un vallon sauvage, connu sous le nom de Vallée du iNIeurlrc. Un événement tragique, dont ce lieu avait été le théâtre quelques années au})aravant, lui avait fait donner ce nom sinistre. Une troupe de blancs, composée de plus de trente individus, qui y avait campé pendant la nuit, fut surprise par les Indiens, et entièrement massa- crée, sans excepter les femmes et les enfans.
Ma journée avait été pénible j obligé de traverser plu- sieurs marais au milieu desquels mon cheval avait failli me laisser, j'étais mouillé , accablé de fatigues et inca- pable de me rendre plus loin ^ je me résignai à passer la nuit dans ce lieu redoutable. Après avoir attaché ma monture dans le voisinage et lui avoir donné des feuilles de mais que j'avais apportées, j'allumai mon feu et je préparai mon souper. Tandis que je le mangeais avec un appétit de voyageur, et que j'admirais en mcme tems l'é- clat produit par des myriades de vers luisans qui bril- laient dans les parties les plus sombres de la forêt, et lui communiqur.ienl je ne sais quel éclat mvslérieux et ma-
SUICIDE INDIEN. o']"
i
giqiic, mon oreille fut tout-ù-coup frappôe par le bruis- sement d'un serpent à sonnettes : je me levai aussitôt, cl à la clarté de mon feu j'aperçus ce dangereux reptile se glissant à peu de distance de l'endroit où j'étais assis. J'avais à la main un fort bàlon de bois de fer j d'un seul coup j'atteignis le serpent et l'élendis mort sur la place : il avait au moins sept pieds anglais de long ; sa queue, que je coupai, était composée de vingt anneaux ou son- nettes auxquels celte espèce doit son nom. J'étais si trou- blé de cet événement que, malgré l'éclat du feu qui me mettait à l'abri de l'approche immédiate de ces reptiles , je n'aurais pas reposé sans trouble si le serpent m'eiît échappé.
Après avoir terminé mon souper et alimenté mon feu de manière à ce qu'il durât toute la nuit , j'établis ma couche sous des arbres magnifiques où j'espérais trouver bientôt un sommeil paisible. Mais il y avait, si je pui^ m'exprimer ainsi, dans le silence solennel qui régnait autour de moi, quelque chose d'expressif qui me tint éveillé pendant long-tems. M. de Humboldt parle de l'impression profonde que l'homme éprouve lorsqu'il se voit seul en présence des grandes scènes de la nature ^ plusieurs fois j'étais tombé dans cette espèce de rêve- rie , connue de tous les voyageurs et qui est remplie do charme; mais dans ce moment il s'y joignait un sen- timent de tristesse et presque d'effroi. Je ne pouvais éloigner de ma pensée le souvenir de l'événement qui avait fait donner à cet endroit le nom sinistre de Vallée du Meurtre : je voyais à quelques pas de moi les troncs noircis des arbres qui en indiquaient la place ; la soli- tude sans bornes qui m'environnait me glaçait d'épou- vante; l'air me semblait chargé de sons mystérieux des- tinés à mo rappeler celte terrible aventure.
258 SUICIDE INDIEN.
Peu à peu cependant mon agitation se calma et le sommeil commençait à s'emparer de mes sens, lorsque j'entendis derrière moi un léger frémissement dans le feuillage qui m'environnait de toute part -, je tournai doucement la tête et je vis un Indien assis sous ces mêmes arbrps qui, peu d'instans auparavant, m'avaient inspiré de si tristes réflexions. Il était silencieux, immobile, et fixait ses regards sur moi ^ mais comme je ne fis aucun mouvement, il ne put s'apercevoir de mon réveil. Je l'examinai attentivement^ il me parut grand, robuste, et son altitude avait une grâce et une dignité que l'on re- trouve chez plusieurs tribus de ces enfans du désert : son vêlement élégant et pittoresque consistait en une sorte de tunique de coton rouge et bleu, bizarrement brodée et attachée autour de sa l;iille par une ceinture où se trou- vaient un tomahawk et un scalpel. Son cou était chargé d'une profusion d'ornemens d'argent , dont quelques- uns avaient la forme d'un croissant. Il avait des mocas- sines (i) de peau de daim, et il portail une espèce de turban de coton blanc orné d'une plume noire ^ un car- quois garni de flèches, un arc et un fusil complétaient ce costume guerrier.
Je pus observer tous ces détails , car il était complète- ment éclairé par les rayons de la lune \ ses yeux brillans , toujours dirigés de mon côté , semblaient exercer sur moi une espèce de fascination comme ceux du serpent. Je respirais avec peine ^ mes idées se troublaient, et je finis par croire que ce guerrier taciturne n'était qu'une ef- fravan te vision démon imagination. Je restai pendant plus d'une heure dans cet état singulier, sans qu'un geste ou le plus léger mouvement de cette figure pùl me con- vaincre de la réalité de son existence.
(i) Chaussure que portent les Indien^ du nord de l'Ame'rique.
sricinE iwniF^. ijq
La fa ligue m'obligea enfin à fermer les yeux pendant un instant, et lorsque je les ouvris de nouveau l'Indien avait disparu^ je fus alors bien convaincu que tout ce que j'avais cru voir n'était que le produit de mon ima- gination , exallée par les idées qui m'avaient préoccupé avant de m'endormir.
Dans toute autre circonstance un événement sembla- ble eut éloigné de moi le sommeil pour le reste de la nuit , mais les fatigues de la journée avaient été si fortes, que, malgré l'agitation fébrile que j'éprouvais, je ne tar- dai pas à me rendormii-. Je ne saurais dire combien de tems dura mon sommeil , mais lorsque je m'éveillai mon feu était presque éteint; la lune, couverte de nuages épais, et l'aspect menaçant du ciel, annonçaient l'approche d'un violent orage. Le premier objet que j'aperçus à la clarté mourante de mon foyer, fut Tlndien assis à la même place et dans la même attitude où j'avais cru le voir auparavant. Sa vue me fit tressaillir, et je saisis sur-le- champ un de mes pistolets ^ s'étant aperçu de ce mouve- ment, il se leva et s'avança avec lenteur de mon côté : j'al- lai à sa rencontre et je dirigeai mon arme vers- lui; mais d'un seul coup de son tomahawk , donné avec la rapidité de l'éclair, il me frappa le bras avec tant de violence que le pistolet échappa de ma main. 11 s'élança sur moi, me saisit à la gorge , et de sa main droite fit voltiger au- tour de ma télé sa terrible massue ] mes regards, mes gestes indiquaient ma soumission et imploraient sa clé- mence. Pendant quelques instans il parut hésiter; son (jeil perçant était attaché sur moi, et il gardait un silence farouche : peu à peu cependant je sentis se relâcher la main qui me serrait ; il déchargea en l'air mon second pistolet, s'assura que je n'avais pas d'autres armes, puis, s'étant éloigné de moi, il sembla réfléchir. x\u bout de
:>6o SLICIDE lIVUiEN.
quelques minulcs, il s'approcha du feu , y alluma sa pipe et me la présenta après avoir fumé un instant. Dès ce moment je reconnus que je n'avais plus rien à craindre pour ma sûreté j le symbole de paix m'avait été présenté ^ jamais un gage pareil n'a été violé par un Indien.
Jusque-là nous n'avions échangé aucune parole , car les dialectes indiens m'étaient inconnus, et je cherchais ( omment je pourrais découvrir les projets de cet être singulier, lorsqu'à ma grande surprise il prononça ces mots en anglais : « Un orage se prépare, dit-il en regar- dant le ciel , hàton^-nous de partir et suivez moi. — Vous parlez ma langue? m'écriai-je. — Oui, mais, je vous le répète, suivez moi. — Dans quel lieu ? » Il fit quelques pas sans me répondre, puis s'arrêta comme pour m'engager à l'accompagner. Je montai à cheval à Tinslant, et je le suivis dans un sentier étroit qui nous conduisit au plus épais de la foret. Le tems était si sombre qu'à tout mo- ment je perdais mon guide de vue • il s^arréta alors, prit mon cheval par la bride, et marcha d'un pas rapide en suivant avec une sagacité merveilleuse, au milieu de mille détours, les traces à peine indiquées d'un sentier de chasseur.
Nous avions marché pendant environ deux milles, lorsque lout-à-coup l'Indien s'arrêta, et presque au même instant j'entendis un coup de fusil, qui fut aussitôt suivi d'un affreux hurlement : avant que j'eusse eu le tems d'en apprendre la cause , un bond imprévu de mon che- val me jeta sur la terre; je me relevai promptement, et les premiers rayons du jour, qui commençaient à poindre dans l'obscurité de la forêt , me laissèrent voir mon com- pagnon qui venait de lancer une flèche à un loup d'une l.iille gigantesque. Furieux de sa blessure, le monstre allait s'élancer sur son adversaire, mais un seul coup de
SllClDK IINDLEW. ^Gl
tomahawk le renversa sans vie à nos pieds. Tout cela s'é- lait passé en moiiis d'une minute^ la rapidité avec la- quelle rindien déeliargea son fusil, se servit de son are, fît usage dp son tomahawk , me paraissait aussi étonnante que le eoup d'œil perçant qui lui avait fait distinguer, au milieu des ténèbres, ce loup caché dans des buissons tellement épais que je n'aurais pu l'y voir en plein jour. Je témoignai à mon intrépide compagnon mon ad- miration et ma surprise, mais il ne me répondit pas et rechargea tranquillement son fusil, afin d'èlre prêt pour, une nouvelle attaque.
Après avoir marché pendant plusieurs heures, nous arrivâmes au terme de notre voyage^ c'était une pauvre cabane ou vigwam indien , entourée d'un champ de mais : j'attachai mon cheval à un arbre et je suivis mon guide dans l'intérieur de la hutte ^ des arcs, des flèches, des to- mahawks , des scalpels suspendus le long des murs étaient les seuU ornemens de cette misérable demeure. Mais comment peindrai-je l'horreur dont je fus saisi , lors- qu'en avançant davantage j'aperçus quinze chevelures qui paraissaient avoir appartenu à des personnes de sexes et d'âges différens? Une surtout attira mon attention, par la profusion et la beauté de ses longues tresses blondes-, elle avait sans doute embelli la tète d'une femme , jeune , aimable, adorée peut-être, et qui avait péri victime du sauvage sanguinaire au pouvoir duquel je me trouvais en ce moment. Mon cœur battait avec violence. Je détour- nai la vue de cet horrible spectacle, résolu de trahir le moins possible l'émolion qu'il m'avait causée.
L'Indien me fit signe de m'asscoir , et s'occupa silen- cieusement à préparer (juelques aliniens, qu'il lu* tarda pas à me présenter. La longue course que je venais de faire me fil accepter avec p!ai>ir ce léger rej)a> -, ce[)en-
262 SUICIDE lyDiEy.
dant mes réflexions devinrent bientôt si pénibles, que j'étais an moment de demander à mon bote les motifs do son étrange conduite, lorsque lui-même m'adressa la pa- role en ces termes :
« Vous êtes un blanc ; je vous ai trouvé endormi , et je vous ai offert le calumet de paix. Un blanc rencontra autrefois mon père sans défense-, il le tua pendant soi» sommeil : j'étais encore dans le sein de ma mère, mais la première parole que je prononçai fut le mot de ven- geance -, la seule passion que je connus jamais fut la haine des blancs. La première fois que je m'agenouillai sur la tombe de mon père, je priai le grand Manitou de ne pas me. rappeler à lui avant que j'eusse revêtu la robe san- glante qui devait me faire accueillir dans le monde des esprits^ il entendit ma prière, moi j'ai gardé mon ser- ment. Je devins homme, je me mariai, et je fus adopté dans la tribu de la Panthère. Ma cabane était située sur les bords du lac Ontario -, ma mère y vivait avec moi : ma femme me donna plusieurs en fan s : nous formions une heureuse famille. Le jour qui mit mon premier né dans les bras de sa mère vit aussi mon premier sacrifice ^ un , blanc fut immolé à l'esprit de mon père : trois lunes après, je lui offris une autre victime j d'autres les suivirent bientôt : en voilà les preuves, ajoula-t-il en montrant les chevelures suspendues le long de la muraille.
» Quatre neiges se passèrent ainsi. En revenant un soir de la chasse , je trouvai ma cabane brûlée ; ma famille entière avait péri. Ma mère , restée seule, était assise et pleurait au milieu des ruiiies. Je ne versai pas une larme. Je recueillis les restes de ma femme et de mes enfans. Je dis à ma mère : « Nous sommes les derniers de notre « race, allons dans le désert ^ la solitude convient à des » êtres comme nous. •»
siiciuE iMJiE.\. aG.»
» Je quittai pour toujours les bords du lac Ontario-, je n'emportai avec moi qu'une poignée de cendres de ma demeure, mêlée avec la poussière de ma femme et de mes enfans. Avant d'ariivor dans le lieu oîi nous sommes, je visitai le grand guerrier Tecumteh -, il était sur le point de quitter les frontières du Canada pour aller chez les Crecks, afin de les engager à prendre le parti des Anglais contre les Américains. Je l'accompagnai dans ce voyage. J'étais assis près de lui dans l'assemblée du grand conseil , où , par la puissance de sa parole , il obtint la décla- ration de guerre qu'il désirait. Je combattis à ses cotés. Ses ennemis étaient les Américains ^ les miens étaient tous les blancs. Je me baignai dans leur sang avec un trans- ])ort égal à celui d'un voyageur altéré qui boit les eaux ]afraîchissantes d'une source dont il ignore le nom. Mais le grand guerrier tomba à mes cotés ^ avec lui périt l'es- pérance de réunir les nations indiennes dans un pays où elles auraient pu vivre comme leurs pères avaient vécu. Après la mort de Tecumteh, je quittai mes frères, et vins bâtir ma cabane dans ces bois. Un soir, un visage pâle vint frapper à ma porte; c'était un chasseur égaré, et qui demandait l'hospitalité pour la nuit. A sa vue, ma mère parut saisie d'effroi. Elle ne me dit qu'un mot; mais il (il sur moi l'effet de l'ouragan qui brise et entrahie tout ce qui s'oppose à sa fureur. Cet étranger était le meur- trier de mon père ; ma mère l'avait reconnu aussitôt. Wais suivez-moi, vous apprendrez le reste.»
L'Indien se leva, et prit un chemin qui conduisait dans la foret; je l'accompagnai, incapable de prononcer un mot, réfléchissant sur le terrible récit que je venais d'en- tendre, et redoutant ce qui me restait à savoir encore. Nous quittâmes bientôt le sentier que nous avions suivi jusqu'alors, et nous nous frayâmes un chemin dans le
l6.\ SUICIDE INDIEIf.
plus épais du bois. Des platanes, des érables, des cèdres magnifiques, et plusieurs espèces de cbènes formaient au-dessus de nos tètes un dôme de verdui e impénétrable à la pluie, qui commençait à tomber avec force. L'air embaumé qu'on respirait dans ces solitudes, le cbant d'une muUitude d'oiseaux, les bonds des jeunes écureuils qui s'élançaient d'une brandie à l'autre , la vue de cette nature si majestueuse et si calme , adoucissaient malgré moi les sentimens pénibles qui m'oppressaient,
A environ un mille de la cabane, j'aperçus entre quatre beaux arbres un monticule élevé de quelques pieds, sur lequel reposait un objet qui ressemblait à une figure bu- maine^ l'Indien me dit : « Voilà le corps de ma mère. près d'elle, dans ce petit vase de terre, sont renfermés les restes de ma femme et de mes enfans. » Après ce peu (le mots il s'éloigna de ce monument funèbre sans y jeter un seul regard.
Nous continuâmes à marcber avec rapidité -, le terrain s'élevait peu à peu, et bientôt j'entendis le murmure des eaux. Nous suivîmes pendant quelque tems la même direction ; puis tout à coup l'Indien s'arrêta. Nous étions sur le bord d'un gouffre au fond duquel se précipitait avec violence un torrent couvert d'écume. L'obscurité profonde qui m'environnait, le mugissement des vagues, Tabîme ouvert à mes pieds, mais surtout la vue de l'bomme farouche qui, debout à mes côtés, semblait être le mauvais génie de ce lieu redoutable , tout semblait m'annoncer un sort si horrible, qu'un cœur plus ferme {jue le mien n'auiait pu surmonter les craintes qui m'a- gitaient.
]Mon guide se tourna vers moi, et me dit : u Voici le lieu où j'amenai le meurtrier de mon père : il craignait la mort , il voulut mimplorer j mais je repoussai sa
SUICIDE lISDltiN. .*U5
prière : le sang qu'il avait versé avait laissé sur lui une marque sanglante qui ne pouvait être eillieée qu'au ibnd de ees eaux, u ^ iens ! lui dis-je^ allons ensemble au pays » des esprits ^ j'y serai bien reçu : mon père sourira en me )) voyant, car j'aurai vengé sa mort. » Il essaya de s'en- fuir, mais je le serrai avec force, et je m'élançai avec lui dans le précipice^ je crois entendre encore le bruit que fit son corps en tombant dans l'abîme , tandis que moi , protégé par le Grand Esprit, je fus arrêté dans ma chute par ce jeune cèdre dont les branches me tinrent sus- pendu au-dessus du gouffre j là je crus entendre une voix qui me disait : (( Retourne dans ta cabane, il n'est pas )) lems de mourir encore -, ton père n'est pas assez vengé.)) Docile à cet ordre , et m'aidant des plus faibles rameaux, je gravis le rocher, et j'atteignis le lieu où nous sommes maintenant. »
L'Indien cessa alors de parler; ses regards étaient menaçans-, il paraissait hors de lui, au souvenir de l'acte de vengeance qu'il avait accompli. Nous étions sur le bord du précipice*, je frissonnai en pensant au sort qui probablement m'était réservé , et qu'un geste , une pa- role imprudente de ma part pouvaient hâter. Après quel- ques instans de silence , je lui dis : a Vous avez fidèlement observé le serment de votre enfance en vengeant la mort de voire père sur la race des blancs, et en immolant son meurtrier comme une dernière offrande à sa mémoire. — Une dernière offrande ! » s'écria-t-il , et ses traits s'animèrent d'un entiiousiasme sauvage. « Pourquoi donc aurais-je été sauvé miraculeusement, si le grand des- sein auquel je m'étais dévoué eût été accompli ? Je peux vous montrer encore cinq chevelures d'hommes hlancs que ce bras a enlevées depuis que le meurtrier a été ejiglouli au fond de ces eaux. Mais , conlinua-t-il avec
266 SUICIDE INDIEN.
une expression solennelle , j'ai assez vécu , ce jour verra mon dernier sacrifice. Depuis hier je ne vous ai pas perdu de vue ^ deux fois mon fusil fu4. dirij^é vers vous , deux fois ma hache a brillé à la clarlé de la lune-, mais la force me manqua, mon esprit était rempli de tristesse : je m'a|)prochai de vous pendant voire som- meil, et le souvenir même de mon père ne put me don- ner le courage de vous frapper. Je m'éloignai, je m'en- fonçai dans la foret , je me prosternai sur la terre , en suppliant le Grand Esprit de m'indiquer ce que je devais faire, puisqu'il m'était impossible de répandre votre sang. J'entendis de nouveau celte voix qui m'a déjà parlé*, je veux lui obéir j suivez-moi, vous serez témoin de ma sou- mission à ses ordres. »
Nous descendîmes la colline, cl, reprenant le chemin que nous avions déjà parcouru , nous arrivâmes bionlol à la cabane. L'Indien me fil signe de ra'asseoir. Imilant son silence, je lui obéis sans prononcer une parole^ mais j'observai tous ses mouvemens avec anxiété : il quitta les vétemens quil poi tait, en revélit d'autres plus bizarres, plus ornés; détacha toutes les chevelures qui décoraient sa demeure et les suspendit autour de son cou : celle dont la beauté m'avait déjà frappé fut placée sur sa poitrine -, elle la conviait entièrement de ses magnifiques tresses dorées. Ainsi paré, il prit son fusil, sa hache, son toma- hawk, se tourna vers moi, et me dit : « Venez et apportez avec vous la peau de buffie sur laquelle vous êtes assis. » Nous reprîmes le chemin de la forèl. Une marche lente et mesurée avait succédé à la course rapide de l'Indien ; son allilude, ses moindres mouvemens étaient remplis de dignité : bientôt il commença un chant mélancoli(jue dans le langage de son pays. Pour la première fois seule- ment riioriible idée nu il voulait se détruire lui-même
Sl'lCIDE INDIEN. 267
se préscnla à mon esprit. Grand Dieu! quel serait alors mon sort, que ilevienilrais-jc au milieu do ces déserts ? Je ne pouvais manquer d'y périr par la lente torture de la l'aim , ou de devenir la proie des animaux féroces et des reptiles. Les images les plus effrayantes se présentaient à mon imagination ^ je frissonnai , ma raison était sur le point de s'égarer.
Nous arrivâmes enfin près du monticule sur lequel était couché le cadavre de la vieille Indienne^ mon guide s'ar- rêta , déposa ses armes, étendit la peau de buffle, et après y avoir porté le corps de sa mère , ainsi que l'es- pèce d'urne qui renfermait les restes de sa famille, il s'as- sit paisiblement lui-même au milieu de ces objets sacrés.
Jen'oublieraijamais l'expression sublime de ses regards, ni le spectacle bideux qu'offraient les cbcvelures suspen- dues autour de son cou ^ le jour brillant qui les éclairait me permettait de distinguer le sang coagulé dont elles étaient couvertes. Un plus long silence me devint impos- sible. « Est-ce donc votre mort, m'écriai-je, que vous ap- pelez un dernier sacrifice ? » Il sourit, mais ne me filaucune réponse. « Au nom du ciel, ajoutai-je, commencez par me faire périr , car le sort qui m'attend , si je reste seul dans ces forêts, me fait borreur. — Ne craignez rien , me dit-il, faites attention aux feuilles, et marchez toujours dans la direclion du vent \ mais ne m'interrompez plus, et quand je serai dans le pays des esprits enveloppez mon corps dans cette peau. »
J'étais demeuré immobile , frappé de stupeur , tandis que l'Indien était aussi calme que s'il se fût disposé à se livrer au sommeil. Il commença alors son chant de mort d'une voix lugubre et avec un accent si plaintif que mes yeux se remplirent de larmes -, mais bientôt s'animant lui-même par le souvenir de ses exploits , son ton devint
sCB suiciDi;: indiex.
plus Ger cl plus hardi , et il finit par une espèce de hurle- ment que répétèrent à la fois tous les échos de la forél. Jusque-là il s'était exprimé dans sa langue, et je n'a- vais pu deviner le sens de ses paroles que par l'expression de ses traits. Après s'être arrêté quelques instans, il re- prit d'une voix plus douce et plus touchante son chant funèbre , qu'il termina en anglais :
« Je suis le dernier de ma race ^ le sang qui coule dans )) mes veines ressemble au faible ruisseau qui va se mêler » à l'océan : autrefois j'avais un père, une mère , une » femme, des enfans , ils sont allés dans le pays des es- ^) prits ; je n'ai plus de parens , plus de famille : ma race )) a disparu des bords du lac. Les blancs brûlèrent ma ca- )) bane. Je me relirai dans le désert , je n'avais plus de )) larmes h verser. Le sang des visages pales ruisselle sous » ma hache. J'ai vengé la mort de mon père ^ le grand » Manitou me rappelle à lui. Je ne serai pas semblable à )) l'arbre qui péril de vieillesse. Je suis le dernier de ma )) race , aucune autre main que la mienne ne m'enverra » dans le monde des esprits. »
En finissant ces mots, il saisit son scalpel, et d'une main ferme et assurée se l'enfonça dans la poitrine. Des flols de sang jaillirent de sa blessure \ incapable d'en voir davantage , je gagnai en chancelant un arbre peu éloigné. Je me précipitai sur la terre et me couvris le visage 5 mais j'entendais toujours celle voix de plus en plus affaiblie , qui répétait encore : « Je suis le dernier de ma race, je vais rejoindre mes pères. » Ces paroles devinrent moins distinctes -, bientôt elles cessèrent entièrement : ce pro- fond silence m'annonça que la vie et les souffrances de cet infortuné étaient terminées.
SlICIDE IMUEN. 2^0
J'étais resté seul, sans secours, au milieu d'un désert sans borne , qu'aucun son ne troublait plus. Accablé , ir- résolu, je m'abandonnais à mescraintes, lorsque j'entendis une légère brise agiter le feuillage ; ce bruit me rappela le conseil de l'Indien , et j'accueillis avec reconnais- sance le pilote invisible qui devait me diriger. Rappe- lant toute mon énergie, je montai sur la plate -forme et j'enveloppai le corps sanglant du guerrier dans le lin- ceul qu'il s'était choisi.
Je m'éloignai avec lenteur de ce monument du désert qui laissait dans mon ame une impression plus profonde que n'aurait pu le faire la sépulture des monarques égyptiens, dans leurs pvramides colossales.
J'éprouvai peu de difficulté pour regagner la cabane. Elle me parut plus misérable et plus sombre encore qu(^ la première fois e{ue j'y étais entré. L'arc et les flèches du malheureux sauvage étaient jetés sur la terre j la vue de ces objets, pour lui si précieux, augmenta ma tris* tesse : je me hâtai de monter à cheval et de m'éloigner de ce lieu de désolation. J'observai avec soin l'impulsion donnée par le vent aux feuilles des arbres , et je m'orien- tai ainsi du mieux qu'il me fut possible. Après quelques heures de marche, un écart subit de ma monture me fit apercevoir le loup qui avait été tué la veille ^ cette vue me donna la certitude que je ne m'étais point égaré, et dans la soirée je me retrouvai dans cette vallée du Meurtre où j'avais campé la nuit précédente. Je m'y arrêtai pour prendre un peu de repos, et je considérai avec un mé- lange de curiosité et de crainte la place que l'Indien avait occupée -, mais une nuit paisible me fit oublier toutes mes terreurs. Je me remis en roule le lendemain malin. Je ne décrirai pas la suite de mon voyage, qui no fut in- terrompu par aucun incident remarquable.
rj-'O SUICIDE I^DlE^'.
J'ai appris depuis que le suicide n'élait pas rare dans ces forets. Comme si le contact des Européens ne faisait ]>as fondre assez rapidement leur malheureuse race , les Indiens, de plus en plus resserrés dans ces grands bois par la civilisation, hâtent souvent, par des morts volontaires, le moment où ils doivent en disparaître pour toujours (i). ( North American lieview. )
(i) Voyez , sur les Inliens , l'article sur les indigènes de l'Amëriquc du Nord, dans le a5e nunaéro , et les Scènes d'Hiver sur les rives du Mississi[)i, dans le 4^^»
r^;ckttge$.
COMMENT SE FAIT UN JOURNAL.
SCÈNES QUOTIDIENNES.
(L'action se passe au fond du sanctuaire de la rédaction d'un grand jounial politique, littéraire, etc.)
SCÈNE I.
L'ÉDITEUR, seul. ( n est assis dans un grand fauteuil , devant une table chargée de papiers, etc.; les mains dans les poches, renversé et étendu, le nez en l'air, les jeux fixés sur le plafond, qu'il contemple. — Dix minutes de silence et de méditation. — Il se lève, marche du côté de la fenêtre, souflQe sur le vitrage, que la vapeur de son haleine obscurcit , trace un R majuscule sur le carreau , baille , tire sa montre et sonne : on vient. )
SCÈNE IL
Le Même, LE PROTE.
l'Éditeur.
Combien de matière avez-vous, M. Pica?
LE PROTE, après un moment de re'fleslon.
Deux colonnes, pas davantage, monsieur.
l'Éditeur.
Diable! Et les annonces? Il faut en ramasser bon nombre, autant que vous en pourrez trouver.
le PBOTE.
J'en ai à peu près deux colonnes et demie , y compris
XXVI. I^
2^2 COMMENT SE FAIT UN JOURNAL.
les avcrtissemcns de charlatans, poudres pour Toplilhal- mie, guérisons merveilleuses et remèdes universels. En- core faudra-t-il que je meltc tous les litres en grandes capitales et que j'interligne...
l'Éditeur.
Et de remplissage, combien.^...
LE PROTE.
Pas une ligne. J'ai tout employé liier, même la Des- cription du hoa constricleuj^, qui était sur table depuis deux mois...
L'ÉDITEUR. , dans la rêverie.
Fort bien... je sonnerai quand j'aurai de la copie à vous donner.
LE PROTE.
Tous les ouvriers attendent^ si vous aviez-là quelque chose qui pût servir plus tard, dans une semaine ou deux, el que vous eussiez la bonté de le leur donner, ce serait autant de fait...
L'EDITEUR, fouillant dans ses papiers.
Hum... tenez... Suicide romantique l Cela vous ser- vira quand vous aurez besoin de remplir la dernière demi-colonne du journal...
( Le prote sort. L'éditeur reste seul un moment. Une minule après un garçon de rimprimerie entre. )
SCÈNE III.
Le Même, un GARÇON de i.'imprimertf.
LE GARÇON. De la copie, monsieur, s'il vous plaît. ^
COMMEKT SE FAIT IK JOL'TIMI . 2-3
l'i'diteur.
Je viens de doniuT à l'instant même une domi-colonne à M. Pica.
LE GARÇON.
Je vous demande pardon, monsieur, c'est que nous sommes tous les bras croisés... Je vais trouver M. Pica.
SCÈNE IV.
L'ÉDITEUR, seul.
( Il remet ses mains dans ses poches, sifïle un air de Rossini, rêve et se lève.)
Comment Hiire?... il faut bien leur donner quelque chose... Si je sais ce que je vais écrire! !... (// taille sa pliune , place V encrier clei>ant lui, dispose son papier et se rassied.)!^^ session est terminée, les tribunaux sont en vacances, les théâtres d'hiver (i) sont fermés. Le théâtre de Hay-Market et TOpéra attirent la foule... Rien... rien à dire ^ pas un seul petit scandale ! La plus grande sté- rilité !. .. Pas un constable dont je puisse dénoncer la ty- rannie nocturne et Tabus d'autorité. . . pas un juge de paix à qui je puisse m'altaquer !... c'est désolant... Les whigs et les torys ont fini par s'embrasser comme frères ; et les torts politiques , les défections de partis , sont devenus si communs, que personne n'y fait seulement attention... L'éditeur d'une feuille quotidienne est un vraigaléricn!.. Quand le tems est mauvais, cpand l'orage menace, ou peut encore aller ; c'est le calme plat qui nous tue. Alors il faut mettre tout en mouvement, forcer de rames, dé- ployer les voiles, se donner un mal !... (Jl écrit avec
(i) Drury-Lane, Covcnt- Gartlcn et l'Opt'ra Italien.
2t4 COMME^■T SE FAIT UN JOURNAL.
précipitation ; sa plume court sur le papier. ) Cela pas- sera... c'est bon comme pj^emier article (i)... on croira y voir quelque chose, et il n'y a rien. Cest ce qu'il faut... (^11 lit.) «Des bruits vagues... mais qui chaque jour )) prennent plus de consistance, semblent annoncer un » grand changement et ont occasioné les plus vives inquié- » tudes. Les faits que nous avons recueillis sur cette cir- » constance extraordinaire... ne sont pas encore assez » complètement avérés... pour que nous puissions nous » permettre une révélation curieuse... mais prématurée )) peut-être... Dans peu de jours tous nos scrupules se- » ront levés... et rien ne nous empêchera de faire con- » naître... ces étranges mystères de la vie privée et pu- )) blique. . . quelque pénible que doive être leur publicité, » pour plus duii noble et illustre personnage...)^ Ces mots soulignés en italique... «Nous ajouterons seulement )) qu« le duc de Wellington est parti hier pour Windsor, » dans sa voiture de voyage, attelée de quatre chevaux, » et qu'après une entrevue de trois heures avec...» Ici un tiret... — « Il a convoqué pour le lendemain une as- » semblée secrète du conseil des ministres. Nous ne per- )) drons pas de vue cette affaire importante, » {Il sonne.)
SCÈNE V.
Le Même, LE PROTE.
l'Éditeur.
Voici le Premier-Londres (2). Interlignez tant que vous voudrez.
(i) First-leader, paragraphe qui marche le premier, article de tête. (a) Cela s'appelle, en France, Premier-Paris. C'est l'article placé imme'iHatement après les mots Paris , Londres , etc.
COMMENT SK FAIT l ?\' JOURNAL. 2^5
LE PKOTE. Très-bien, monsieur. Nous \cnons de recevoir deux nouvelles : il sagit de la fille d'unlordarrcUée en flagrant délit de vol, dans une boutique de Bond-Street (i)^ et de l'explosion d'un gazomètre, qui a tué onze hommes, trois enfans et une vieille femme.
l'Éditeur.
Bon. Servez-vous des deux nouvelles. Pour litre de la première, en majuscules italiques : Accusatio.n mys- térieuse DE VOL-, pour la seconde : Explosion épou- vantable! ! avec deux î ! exclamations^ quinze per- sonnes TUÉES.
LE PROTE.
Les avertissemens fourniront plus que je ne l'espérais. L'buissierpriseur vient de nous envoyer sa liste de ventes 5 et Murray (2) m'envoie à Tinstant même une douzaine d'annonces excellentes et d'une bonne longueur. Je crois que nous pourrions nous passer des marchands d'orviétan et de leurs annonces.
l'Éditeur.
A la bonne heure. Je les ai en horreur. J'ai la plus mauvaise idée d'un journal quand j'y vois : Remède contre la goutte-^ — Cosmétique admirable -, — Teinture brésilienne ; — Poudre pour faire croître les chei^eux ; . . . à côté de Maison superbe à vendre pour cause de dé- part. . .
(Le proie sort en rianl.)
(i) GranJc rue où la noblesse et la mode se promènent dans la belle saison.
(1) Célfbre libraire qui a fait une fortune énorme ; il est [>roprle'lairc et éditeur du Quarterly Review.
y.-l) COMMEIN'T SE FAIT l^ JOlRIVAL.
SCÈNE VI.
L'ÉDITEUR, «euJ.
Après tout, il n'y a encore qu'un premier article... il faut en trouver d'autres... Les journaux de Paris ne disent rien. Rien de nouveau en Hollande , en Flandre , à lîuénos-Ayres, aux Etats-Unis. . . Ma foi, je vais dire à mon lecteur qu'il n'y a rien à lui apprendre : ce sera toujours lui apprendre quelque chose... ( // écnt.) m Jamais » époque ne fut plus stdrile en nouvelles de tous les » genres. Le continent ne nous laisse pas deviner un seul )j de ses secrets... » Bon! belle phrase! «Un repos si V extraordinaire ou plutôt une stagnation si peu naturelle )) annonceraient-ils une tempête prochaine? Je l'ignore. » Toutefois, si l'on se rappelle la nature des derniers et » menaçans avis que l'Orient nous a donnés et l'aspect )) sombre que les affaires ont pris dans le monde trans- » atlantique, on sera forcé de convenir que rien n'est )) moins rassurant pour l'observateur impartial que notre )) situation présente, et que peu de jours se passeront )) avant que cette paix prolongée ne soit interrompue par ■» une commotion subite et violente... Nos lecteurs se » rappellent l'opinion que nous avons exprimée dans )) notre feuille de mardi , et la Revue de V Europe que » nous avons insérée dans celle de mercredi. Nous le ré- )j pétons , nous sommes placés sur le bord d'un cratère , » dont l'explosion nous surprendra dans peu d'instans. » L'atlitude de la Russie est douteuse^ les intentions de » la Franco sont équivoques. L'Autriche n'a pas encore » laissé tomber le masque... et la Péninsule est chaque )) jour plus embarrassante pour les grandes puissances » européennes. Tournons nos regards vers les Etats-
COMMi:>T SE FAIT l :> JOLll^AL. I^j-J
« Unis (rAmérique. Qu'y voyons - nous ? Ah ! celle )) qucslion n'a pas besoin de réponse. Et si nous jetons » ensuite les yeux sur les nouvelles républiques de TA- » raërique du Sud, la même scène ne se présente-t-elle )) pas ?.. . Mais nous craignons de nous appesantir sur un » sujet si douloureux. Il est probable que dans quel- » ques jours... » ( On frappe à la porte. ) Entrez !
SCÈNE VII.
Le Même, le Doctecr BUBBLE.
l'Éditeur. Eh ! bon jour, Bubble. Comment va la santé?
BUBBLE. Très-bien, tout à votre service.
l'Éditeur.
Quoi? Est-ce votre médecine ou votre santé que vous m'offrez si obligeamment ?
bubble.
L'une et l'autre.
L'ÉDriEUR.
Ma foi, je vous invite à garder Tune pour vous-même et Vautre pour vos ennemis. J'aime la vie.
BUBBLE. Toujours caustique et plaisant. — Ah! çà, qu'y a-l-il de nouveau de par le monde ?
L'ÉDITEUR. Absolument rien. Et vous , savez-vous quelque chose ?
BUBBLE, prenant un air grave et important.
Le roi est très-malade...
27B COMMENT SE FAIT LN JOURNAL.
L'ÉDITEUR. Vraiment ?
BUBBLE.
Eh ! oui ; rien n'est plus sûr. . . ^ je l'ai appris de la ma- nière la plus étrange, la plus incroyable. Mais ce qui est plus incroyable encore, c'est la situation de Sa Majesté...
L'ÉDITEUR. Que voulez-vous dire?... (Buhhle appuie le bout de l'index sur son fronts et le ferme pour indiquer quel- qu'un qui a la tôle dérangée... ) Bah ! Je n'en crois pas un mot... c'est un conte... Qui vous a dit cela?.. (Bubble regarde autour de lui et se penche à V oreille de V éditeur. ) Votre autorité serait bonne... mais... BUBBLE. C'est un fait... et vous en entendrez parler avant qu'il soit peu. Je viens de rencontrer M. Peel, dans la rue de Downing : il avait l'air fort agité et marchait d'un pas extrêmement rapide, malgré la chaleur qu'il fait aujour- d'hui... Mais vos heures sont précieuses. Je ne vous ar- rêterai pas plus long-tems... Au revoir, mon cher... Dites-moi, le billet pour le théâtre de Hay-Market est-il libre ? Pourriez-vous me prêter samedi prochain le billet de Vauxball ?. . . Quand vous n'en ferez pas d'autre usage , me réserverez- vous la carte d'admission pour les théâtres secondaires (1)?... Ma femme a une envie de voir Ma-
thews !
L'ÉDITEUR.
Le billet de Hay-Market est en main. Mais j'ai là celui
de l'Opéra Anglais. ^ oulez-vous le prendre?
BUBBLE.
Avec plaisir... Vous me garderez le billet de Vauxball
(1) Ailelphi, Cobourg, Surrey, Aslley.
COMMENT SE FAIT IN JOUUNAL. 2^9
pour vendredi prochain... Quant à Malhews, je vous le recommande, au nom de M""*" Bubble, n'est-ce pas ?...
L'ÉDITEUR. Très-bien.
BUBBLE.
Vous êtes charmant... Adieu...
SCÈINE YIIl.
L'ÉDITEUR , seul. Au diable ces billets !.. Il faudrait que je linsse compte ouvert avec tout le monde -, et ma besogne de chaque jour la plus ennuyeuse est de me rappeler à qui je les ai pro- mis... (/Z écrit.) (( Il s'est répandu ce matin, dans le plus )) grand monde , une rumeur affligeante qui touche de » trop près aux intérêts les plus élevés pour que nous » puissions nous expliquer à ce sujet d'une manière ex- » plicite. Nous espérons que l'exagération a grossi le dan- )) ger qui nous menace : mais les sources particulières )) où nous avons puisé nous forcent d'attacher une très- )) haute importance à cette funeste nouvelle. Si nous -» recevons quelque renseignement précis sur cette ma- )) tière , nous ne manquerons pas de communiquer ces 1) documens à nos lecteurs dans une seconde édition. » (// sonne.)
SCÈNE IX.
Le Même, LE PROIE.
L'ÉDITEUR. Voici deux nouveaux articles , que vous mcUrcz im- médiatement après le Premier-Londres .YÀ\ ! bien, où en ètes-vous ?
îiBo COMMENT SE FAIT LK JOURKÀL.
LE PROTE. Quand vous avez sonné ^ je mesurais ce que nous avons «le composition toute prête. Il restait encore une colonne vi un quart à remplir. Ceci fera un tiers de colonne. L'ÉDITEUR. Un peu plus, je crois.
LE PROTE. JVon, monsieur, pas une ligne de plus. C'est la que- relle permanente des imprimeurs et des éditeurs de jour- naux. Ceux-ci croient toujours donner plus de copie qu'ils n'en donnent réellement.
l'Éditeur.
Cela est possible j mais aussi, vous autres, vous exa- gérez en sens contraire.
SCÈNE X.
( L'éditeur corrige un paragraphe communiqué par un directeur de théâtre , irrité contre la critique. Puis il tombe dans une méditation profonde, que des yeux vulgaires pourraient prendre pour un assoupissement. On lui apporte la carte d'im person- nage , qui attend dans l'antichambre et désire parler à M. l'é- diteur. L'éditeur dit au garçon de faire entrer. )
SCÈNE XI.
Le ISIeme, le Docteur HAYLEY.
LE DOCTEUR.
Vous êtes, monsieur, l'éditeur du
L'ÉDITEUR. Oui, monsieur.
LE DOCTEUR.
Je viens vous apprendre, monsieur, que mon oncle, dont votre journal annonçait hier la mort, est toujours
COMMENT SE FAIT UN JQVU^^^.L. l9i l
plein de vie et de santé, cl vous demander la rétractation i'ormclle de cette nouvelle aussi fausse qu'elle est mal- veillante.
LÉDITEUU.
La malveillance n'entre pour rien, je vous assure, dans Terreur dont vous vous plaignez. Je la rétracterai avec grand plaisir, si elle a été commise... Quel est mon- sieur votre oncle ?
LE DOCTEUR.
L*évéque de Voici une lettre datée de son palais
épiscopal, hier 22 juin. Votre feuille prétend qu'il y est mort , il Y a cinq jours. Ces fausses nouvelles sont alar- mantes et cruelles pour les familles. Elles donnent aux uns d'inutiles terreurs, aux autres de fausses espérances. Je viens de rencontrer trois doyens et un chanoine pré- bende qui, sur cette nouvelle controuvée, se hâtaient d'accourir... En vérité, c'est scandaleux !
l'éditeur.
J'en suis très-fâché, je vous assure. Mais, dans le fait, nous nous sommes contentés de copier les propres paroles d'un autre journal. Je serai trop heureux de contredire cette assertion erronée.
LE DOCTEUR, remettant la lettre de son oncle dans sa poche.
Veuillez, monsieur, recevoir mes remercîmens, SCÈNE XII.
L'ÉDITEUR, seul. Bien! cela fera toujours un paragraphe de pi us pour rem- plir un vide. (// écrit). « Nous ne pouvons blâmer avec M trop de force la légèreté avec laquelle... les bruits les >i plus faux... se lépandent et s'accréditent. Nous avons aj copié hier dans notre feuille l'article d'un autre journal,
282 COMMENT SE FAIT L>' JOLÎlNAL.
» annonçant la mort de Tévèque de Une lellre du
n très-révérend prélat, datée d'hier, et que nous avons » sous les yeux... » — Je ne Tai pas seulement aperçue ^
mais peu importe « Nous convainc de la fausseté de
/) cette nouvelle. Nous sommes heureux... etc., etc.. » (// continue à écrire.) Six lignes d'éloges sur l'évéque... Un mot de satire contre nos confrères... Une citation de Shakspeare pour allonger l'article... Eh! mais voilà un article d'assez honne taille... Cela ne va pas mal. (// sonne. )
scÈrsE XIII.
Le Même, LE PROIE.
l'Éditeur.
M. Pica, voici encore de la copie. Ceci en cicêro ordi- dinaire... Ce paragraphe en philosophie.
LE PROIE.
J'ai déjà une demi-colonne de trop... et je ne sais pas Lien ce que je dois laisser pour demain.
l'édiieur.
Dans ce cas-là , vous n'avez plus besoin de moi ?
LE PROIE.
Non. Mais comment composerai-je le journal? Met- trai-je en réserve le « terrible orage qui a eu lieu récem- ment. » Voilà huit jours que cet orage attend.
l'édiieur.
Peu importe. Il viendra d'autres orages -, nous les réu- iiirons tous sous un même titre.
LE PROIE.
Youlez-vous absolument que l article du Monstre ma-
COMMENT SE FAIT UN JOURNA.L. 283
lin et celui du Serait du Grand-Sci^ncur passent aujour- d'hui ? Si vous pouvez les faire attendre, je mettrai à leur place V ambassadeur Persan, le Pont de TVaterloo et le Chemin sous la Tamise.
l'Éditeur.
Le Chemin sous la [Tamise ; celui-là doit passer. Il attend depuis assez long-tems...
LE PROTE, riant.
Alors il me faudrait deux ou trois petits paragraphes, d'environ cinq lignes chacun. Les articles que j'ai sont tous ou trop longs ou trop courts.
l'Éditeur.
Bien, bien... Attendez un peu. (Il écrit)... Un parvi- graphe sur la cherté des pommes de terre... c'est de la philanthropie. . . Un récit de la grande averse d'avant-hier, c'est de la météorologie. . . Une petite narration pathétique sur les malheurs d'une pauvre vieille femme, renversée par un âne, dans la rue du Strand... c'est du roman domestique... Une épigramme contre les dandys... c'est vieux -, mais cela fera plaisir aux marchands de la Cité... • enfin un ancien calembourg, que j'attribue à un grand seigneur... — Bravo. Tenez, voici une demi-douzaine de paragraphes. Si vous ne les employez pas tous, mettez- les en caisse : plus tard cela servira.
( L'éditeur range ses lettres , ferme son pupiire à clé , il se lave les mains , ajuste sa cravate , boutonne son habit , brosse son chapeau et va prendre l'air, tandis que M. PIca gourmande et presse ses ouvriers , fait corriger les épreuves et n'oublie rien pour que lu feuille soit soumise de bon matin à l'admiration des lecteurs.)
(Sharpe's London Magazine.)
2B4 LE COMTE DE STRÀFFOUT.
LE COMTE DE STRAFFORT.
ANECDOTE DU REGNE DE CHARLES
Dans la partie la plus rianto de ses grands et beaux jardins, sir Thomas Wenlworlh s'était plu à embellir un bosquet où il aimait à se retirer avec quelques amis. L'art et la nature avaient à l'envi contribué à orner cette délicieuse retraite-, la rose, le chèvrefeuille et la vigne enlacés formaient un dôme de verdure et de fleurs im- pénétrable aux rayons du soleil. Une fontaine limpide , entourée d'orangers et de grenadiers, versait ses eaux brillantes dans un bassin de marbre, et une table, placée dans Tendroit le plus ombragé, indiquait que souvent, pendant les chaleurs de Tété, ce lieu cnchanleur ('tait transformé en salle de banquet. Deux personnes assises près de cette table eurent un jour la conversation sui- vante :
(( Non , je ne boirai pas davantage , car je ne veux pas que Ton puisse dire que Pyni et AVentworth se sont querellés la coupe à la main comme des courtisans^ vous savez que je ne le suis point, que je ne le serai jamais. — Je n'ai nulle envie de boire davantage, reprit Went- worth en repoussant son verre ^ mais de quelle expres- sion vous êtes- vous servi? nous quereller! Et avec quelle aigreur parlez-vous des courtisans, en paraissant me ranger parmi ceux que vous méprisez le plus au monde ! Cessez , mon ami , ces allusions détournées ; dites-moi librement ic fond de votre ame , afin que je
LE COMTE DE STRAFFOnr. iSj
me justifie, et que je sache au moius comment j'ai p'i m'atlirer vos soupçons.
^— Vous avez, répliqua Pym, le regard et le langage d'un homme innocent : peut-être croyez-vous Télre , peut- être ètes-vous encore dans Terreur sur vos sentimens véritables j mais moi, mais beaucoup d'autres, nous vous soupçonnons d'avoir abandonné vos anciens amis , les patriotes sincères, pour devenir l'esclave des ennemis de la liberté de votre patrie.
— Ces paroles cruelles et offensantes peuvent-elles sortir de la bouche d'un ami ? s'écria Wentworth.
— Elles peuvent être pénibles à entendre , mais elles sont l'expression d'un cœur franc.
— Je le crois, dit AVentworth, mais le cœur ne peut- il se tromper dans ses jugemens? Vous me connaissiez mieux autrefois, Pym, et je n'aurais pas ainsi douté de vous-, il m'eût fallu bien des preuves : et, ajouta-t-il, avec un sourire mêlé d'amertume, ces preuves mêmes ne m'au- raient pas convaincu -, je me serais méfié de mon juge- ment plutôt que d'accuser un ami. »
Pym parut un instant attendri; mais, réprimant aus- sitôt ce premier mouvement, il répondit : « Je ne parle pas d'après des- conjectures, les faits sont clairs; ce joui- même un paquet, contenant des communications offi- cielles, est tombé entre mes mains : les séducteurs vous connaissaient bien, lorsqu'ils vous ont nommé grand shérif; ils savaient que par-là ils vous condamnaient au silence !
— C'est assez ! s'écria Wentworth enflammé de colère, je ne supporterai pas plus long-tems ces expressions ou- trageantes. Suis-je un traître, parce que je juge les hommes et les choses par moi-même? ai-je trahi mou pays pour avoir montré quelque respect à mon souve-
286 LE COMTE DE STllAFFORT.
rain légitime ? Non , je n'ai rien i cacher , j'aime pour lui l'homme qui occupe le trône, et je l'avoue hautement: et moi aussi ']ô suis patriote ! mais je ne supporterai l'in- solence d'aucun parti, et ne me laisserai gouverner par les préjugés de personne.
— Je le crois, dit Pym d'un ton dédaigneux, mais vous n'éprouveriez aucune répugnance à orner votre front d'une couronne de comte; ne me regardez pas ainsi avec surprise, car deux fois vous avez sollicité ce titre. » Went- wor^h troublé ne répondit rien, et Pym continua à lui donner r.vec crime les preuves de sa défection; puis il ajouta avec l'accent du racpris : u Vous pouvez répondre à ces faits I parlez.
— Je ne répondrai à aucune demande faite d'un Ion insultant, reprit Wenlvrorth avec dignité; une fois pour toutes, monsieur, laissez-moi vous assurer que je ne vous comprends pas et que je ne souffrirai pas plus long-lems cette manière impé'^ieuse de m'interroger. Je pourrais ré- pondre aux questions faites par un ami, mais cet ami prend aujourd'hui un nouveau caractère, et aucun être humain ne me forcera jamais à rendre compte de mes sentimens et de ma conduite; en supposant d'ailleurs que j'abandonne votre parti, que j'adopte de nouveaux principes politiques, ne pouvons-nous pas rester amis dans la vie privée? iSe pouvons-nous »
A ces mots Pym se lève brusquement ; une pâleur effrayante couvre sa figure, où se peignaient à la fois l'indignation et le mépris ; il semble éprouver un combat intérieur, mais surmontant bientôt son émotion , sa phy- sionomie reprend son expression accoutumée, a Went- worth , dit-il , avant de nous quitter, avant de nous sé- parer pour toujours, il ne faut pas nous tromper: quelques-unes de mes paroles ont pu vous offenser;
LE COMIK HE STUAl-FOKT. 28^
pardon nez -moi si je vous ai paru trop sévère, mais je no sais pas faire de dislinclion entre la foi puMique et ramilié privée ^ c'est de tout mon cœur que j'aime mon pays et que je hais Toppressiou^ c'est de toute mon ame que je méprise un traître: j'ajouterai encore, c'est de toute mon ame que je vous plains, mon ami ^ c'est pour la dernière fois que je vous donne ce nom. J'avais formé de trop hautes espérances sur vous-, autant vous m'inspirez de compassion maintenant, autant je me sentais autrefois honoré par votre amitié. Je ne suis pas honteux de l'a- vouer, et je ne cherche pas à cacher les larmes que me coûte notre séparation^ mais rappelez-vous mes der- nières paroles : si vous étiez seulement mon ennemi, si vous m'aviez personnellement offensé, je m'efforcerais de vous ouhlier , je vous abandonnerais à votre cons- cience, jamais je ne chercherais à vous nuire. Mais vous trahissez votre pays, Wentworth, j'en ai la preuve, des preuves que rien ne peut ébranler : dès ce moment tout lien entre nous est rompu ^ je traverserai tous vos plans; je m'opposerai à tous vos projets, et si, pendant quel- que tems, je parais ne pas réussir, soyez sûr qu'en secret je conspirerai votre ruine ; et je m'engage solennellement à vous poursuivre jusqu'au moment où cette tête cou- pable tombera sous la hache du bourreau, accablée du mépris de la nation entière. »
Le langage de Pym était pénible à entendre ; mais il était sincère. Wentworth éprouvait trop d'indignation, et il avait trop de fierté pour ajouter une parole à sa jus- ti6cation.(( Vous m'avez réduit au silence, monsieur, dit- il avec une extrême froideur et un calme affecté -, vous avez raison, il vaut mieux que toute amitié et toute com- munication cessent entre nous, et cessent pour jamais. »
Bientôt, en effet , sir Thomas Wentworth devint en- XX Vf. 20
^88 1-E COMTE DE bTRAFFORT.
tièrement étranger à ses anciens amisj son élévalio:i à la ])airie annonça publiquement son dévouement à la per- sonne du roi, et son adhésion aux mesures prises par le gouvernement : dès-lors ses préventions se dissipèrent; plus il connut Charles, et mieux il apprécia les qualités qui le faisaient chérir dans son intérieur. Excellent époux, bon père, ami bienveillant, il recherchait les conseils de ceux qui avaient obtenu sa confiance, et les suivait aveuglément.
Il faut aussi l'avouer, Wenlworth était loin d*étre insensible aux faveurs qui s'accumulaient sur lui-, l'am- bition et l'orgueil avaient puissamment contribué à chan- ger ses principes et à détruire les premiers sentimens de son cœur. Il ne perdit cependant jamais sa dignité naturelle, un caractère fier et intrépide distingua tou- jours sa conduite. Il défendit ouvertement ses nouveaux principes , et accepta la place de premier ministre et de conseiller du roi dans des lems d'orage.
D'après ce qui précède, qui n'a déjà reconnu le mal- heureux comte de Straffort ? Son crédit, sa faveur près du souverain, lui firent perdre la confiance de la nation. Pym lui tint parole et se montra son ennemi le plus acharné-, il réussit à le faire accuser de haute trahison, et ne prit aucun repos jusqu'au moment où le bill d'ac- cusation fut porté devant les deux chambres du parle- ment. Le jour où il fut présenté, Pym lui-même eut une part très-active à la résolution que prit la chambre de demander au roi son approbation pour Texéculion du bill contre Tinfortuné Wentworth.
C'était un dimanche, et ce jour^ hélas î n'était plus pour le roi un jour de repos. Il avait promis de donner sa décision le lundi matin ; mais les craintes de sa ti- mide épouse étaient parvenues jusqu'à lui, et il n'avait
LE COMIE DK STRAFFORT. iSt)
pu encore trouver le moyen (l'accorder à la fois ce qu'il devait à sa conscience et à ses sujets irrités.
Pendant les premiers jours de sa détention, SlralFort avait cru que les charges élevées contre lui seraient insuf- fisantes pour le conduire A Téchafaud 5 mais bientôt il jugea , cà racliarnement de ses ennemis, que sa perte était inévitable. Sa défense fut éloquente et fière ^ s'avouant coupable sur plusieurs points, il repoussa vivement l'ac- cusation de haute trahison, et sollicita, en considération de ses longs et importans services, l'excuse des fautes léirères dont il s'accusait lui-même : il termina enfin en conjurant ses juges d'épargner sa vie en faveur de sa fa- mille éplorée.
Mais tout fut inutile, sa mort était décidée. Un seul espoir lui restait encore, le roi avait promis de le proté- ger et de le sauver à tout prix -, long-tems Strallort avait compté sur la parole rovale , mais les choses avaient changé de face. Malgré la rigueur de sa captivité , le comte avait toujours suivi la marche des événemens ^ il savait qu'un parti puissant demandait impérieusement sa tète, et qu'en voulant le défendre, le roi s'exposerait à un danger inévitable. Sa résolution fat prise aussitôt. Charles, dit-il, braverait, pour me sauver, le péril le plus imminent : son honneur et la justice y sont égale- ment engagés ^ mais dans cette occasion , comme en tant d'autres, il trouvera en moi son sujet le plus fidèle, son ami le plus dt'voué-, voilà sans doute la dernière preuve que je puisse lui donner de mon affection, et celle-là encore lui est assurée.
Le conseil privé était réuni ; le faible monarque y exposa ses doutes, ses scrupules, et consulta les magis- trats et les prélats qui l'entouraient sur la conduite que son cœur seul eut du lui dicter. L'évèque d'Ely émit gra-
iigO LE COMTE DE STRAFFOUT.
vement Tavis, que pour les souverains il y avait deux consciences: il prétendit que celle de Charles, comme roi, lui traçait une marche différente de celle qu'il de- vrait suivre comme particulier^ qu'il ne s'agissait pas ici de savoir si l'honneur ohligeait le souverain à sauver son premier ministre, mais bien de décider s'il voulait s'ex- poser h périr avec le comte de Straffort.
Ce prélat ne fut pas le seul qui soutint cette manière de voir , et dans une réunion composée de l'élite de la nation , les avis les plus lâches et les plus méprisables furent émis presque à l'unanimité.
L'évéque de Londres s'éleva cependant contre la bas- sesse d'une semblable opinion. « Sire, dit-il au roi, vous ne devez écouler que votre conscience : si Straffort est coupable, il doit périr-, mais s'il est innocent, il faut l'ab- soudre, quelles qu'en puissent être d'ailleurs les consé- quences. »
Un incident inattendu vint enfin mettre un terme à cette honteuse discussion -, une lettre de Straffort fut remise au monarque indécis : après l'avoir lue avec une profonde attention, il voulut en donner connaissance au conseil^ mais sa voix tremblante, ses yeux remplis de larmes , ne lui permirent pas de continuer cette pénible lecture.
Il remit la lettre à lord Jobson , en lui ordonnant de la lire à haute voix : l'émotion du roi redoubla quand il entendit répéter ce passage : « Que la conscience de votre majesté soit tranquille ! disait le malheureux Straffort : je la supplie instamment d'accorder sa sanction au bill qui doit me condamner ^ par-là elle évitera les dangers qui l'environnent, et regagnera la confiance de ses sujets. C'est avec joie que je donne à mon souverain cette der- nière preuve de mon dévouement. Heureux de lui prou-
LK COMTE DE STRAFFOUT. SQI
\cr ainsi ma reconnaissance, et do m'acquilter, en quel- que sorte, envers lui pour toutes les faveurs dont il m'a comblé.
— \ous l'entendez , messieurs ! s'écria Charles triom- phant, voilà ce que du fond de sa prison Straffort me conseille, au mépris de son intérêt le plus pressant, au mépris de sa vie : la question est résolue , désormais la moindre indécision serait un crime : je dois me montrer digne de mon généreux ami ; non, il ne périra pas! les communes demanderaient en vain sa télé ^ c'est la mienne qui s'offrirait sous la hache préparée pour Straffort. )>
D'indignes conseils et la faiblesse naturelle au carac- tère de Charles, changèrent encore une fois celle cou- rageuse résolution ^ et lorsque les deux chambres du par- lement s'assemblèrent le lendemain pour connaître la décision du roi , il crut faire assez pour calmer les repro- ches de sa conscience en ne donnant pas son consente- ment par écrit, et il nomma une commission qui, par l'organe de lord Arundel , annonça son assentiment à l'exécution du comte de Straffort.
Quoique bien convaincu que sa mort était jurée par les nouveaux maîtres de l'élat, Straffort devait cepen- dant conserver quelques rayons d'espoir^ il lui arrivait même parfois, en parlant de sa femme et de ses enfans, de former des projets pour un avenir qui ne devait jamais exister p'jur lui. Le voile qui lui dérobait son sort était encore épaissi par sa confiance chevaleresque dans un maître qu'il venait de dégager si noblement d'une pro- messe sacrée.
Wentworth travaillait paisiblement dans sa prison , lorsque l'arrivée d'un message vint tout-à-coup troubler sa tranquillité. A peine eut-il jeté les yeux sur le fatal écrit, qu'une pâleur extrême couvre ses traits : pendant
9.C^1 LE COMTE DE STKAFFORT.
quelques instaiis il garde le silence, comme irappé d'un douloureux élonnement; puis, revenant à lui, et rappe- lant tout son courage, il prononça ces mois avec tristesse :
(c jNc placez pas votre confiance dans les princes ni dans les enfans des hommes, car parmi eux il n'est point de salut! » S'adressant ensuite h. son secrétaire, il reprit sa dictée avec le même calme, la même présence d'es- prit que si aucun événement n'était venu l'interrompre. Le tems bien court accordé à Slraflbrt, entre sa con- damnation et son exécution , fut employé par lui à tracer y pour sa femme et son fils qui se trouvaient alors en Ir- lande, des adieux où son ame se déploie tout entière. Une bonté céleste est mêlée, dans ce touchant écrit, à l'expression de la tendresse la plus vive pour sa famille.
Les témoins de la mort du malheureux ministre furent frappés de la dignité avec laquelle il monta à l'écha- faud ^ son regard était aussi calme que lorsqu'il présidait le conseil, et ses dernières paroles furent un noble par- don pour les ennemis qui avaient conjuré sa perte. On dit qu'en marchant au supplice, il aperçut au milieu de la foule son ancien amiPym, l'un des artisans les plus actifs de sa ruine, et qui semblait le poursuivre encore d'un sombre et impitoyable regard (i).
( Extractor. )
(i) Note du Tr. On trouvera, dans le nu.néro 4^*^» un article sur les annales conslitutionnelles de l'Angleteire où le caractère de Straffoit est jugé beaucoup moins favorablement.
LE riQUE-KIQUE
ou PRÉPARATIFS POUR LE PLAISIR.
Il est singulier que les hommes qui achètent l'expé- rience si cher, en fassent si peu de cas. Cent fois leurs tentatives échouent, leurs piojets manquent, leurs espé- rances sont déçues ^ et la même folie , la même illusion , revient les séduire : comme ces animaux privés de sens et d'instinct , qui, pris au piège une fois , y retombent une seconde, et toujours attirés par le même leurre, ne re- çoivent jamais aucune leçon du passé.
Vous connaissez Frénose -, il a composé trente-huit tragédies refusées à tous les théâtres, même à ceux de la banlieue. Eh bien, la trente-neuvième est actuellement sur le métier. Comment trente -huit leçons successives ont-elles pu s'évanouir comme des songes et laisser le ver- sificateur en proie à son incorrigible et courageuse verve tragique? Comment se fait-il que le colonel Martingale, après avoir mangé à la roulette la fortune de son père, à l'écarté celle de sa mère , à la rouge et la noire toutes les guinées de ses oncles et grands-oncles, n'a pas, en. échange de son argent , acheté un peu d'expérience ? Les. deux cents livres sterling qu'il vous demande , cette faible somme pour laquelle il va céder la montre de son père , le portrait de sa mère son unique patrimoine, savez-vous à quoi il les destine ? Ce n'est pas aux nécessités de sa.
2t)4 LK riQLE-TSlOUE
\ie. Il ne veut ni s'îissurcr une petite rente , ni com- mencer une spéculation honnête, ni acheter un hahit, ni payer son tailleur. Il va... telle est l'espérance qui le soutient... faire sauter toutes les banques des maisons de jeu de Londres , maîtriser toutes les chances , dompter la fortune, et s'enrichir de ces monceaux d'or que les joueurs Tiennent verser sur le tapis vert. Il a hien calculé^ il est sûr de son fait. Il ne lui faut que ces deux cents livres sterling. Donnez-les lui ; dans huit jours, notre dupe s'est dépouillée de son argent, mais non de son espoir.
Or, demandez aussi pourquoi M. Burton , Thonnéte M. Claude Burton, après avoir fait le commerce, vu le monde et connu par expérience l'incertitude du plaisir (|u'on prépare et du bonheur qu'on attend, a, l'année dernière, imaginé de concerter avec son épouse (le mot femme est générique et beaucoup trop vulgaire) une grande et malheureuse partie de plaisir, dont l'histoire aventureuse ressemble à beaucoup d'autres histoires , et dont vous saurez bientôt les tragiques détails.
Tout devait l'avertir qu'une partie de campagne, en Angleterre , n'est pas chose de facile exécution. Projetée à minuit, commencée à onze heures du matin , il est pos- sible qu'elle s'accomplisse, et que jusqu'à trois ou quatre jieures du soir, le lems se soutienne au beau. Mais la concerter de longue main î Mais y rêver ! Jamais ! Notre climat , contre lequel lord Byron cHait si courroucé , s'op- pose absolument à de tels préparatifs. Il ne sait jamais ni ce qu'il veut, ni ce qu'il va devenir. Au milieu du mois d'août, si la lune Ijiille de tout son éclat et res- semble, comme dit le poète, à une lampe d'or suspen- due à un plafond d'azur, vous vous attendrez à voir naître une aurore pure et brillante , digne d'une telle avant-courrière : non ^ la grêle, la pluie et le brouillard
or PRÉPARATirS rOUR LE PLAISin. 2C)5
succèdent à celle nuit dllalic , cl tous vos plans sont dé- concertes.
Il est encore d'autres caprices, d'autres incertitudes, que je me contenterai d'indiquer légèrement ^ je sais combien le terrain sur lequel je m'aventure offre de pé- rils et d'épines. Il pourrait arriver (cela s'est vu quelque- fois) que la même dame, qui le soir avait paru d'une liumeur charmante, perdît tout-à-coup pendant la nuit cette gaîté douce qui vous enchantait. « Madame pré- fère déjeuner dans sa chambre. )) Dès que la femme de chambre a prononcé Tordcnnance, un mari sait à quoi s'en tenir : le baromètre a changé.
Que l'ordonnateur de la fêle reçoive une lettre conte- nant quelque fâcheuse nouvelle : un débiteur disparu, un banquier en faillite, un chien de chasse lue par un voisin, que sais-je ? tous les accidens de la vie vont dé- ranger ce plaisir si longuement préparé. Croyez-moi, prenez le tenis comme il vient ^ saisissez au vol ce qu'il vous présente : plus le bonheur est impromptu, mieux il vaut. Ces peines que vous vous donnez pour vous amuser ont amorti d'avance le plaisir que vous avez cherché avec tant d'efforts. Rien de plus fugitif que le plaisir : et quand une maison de banque n'est pas solide , on tire sur elle à vue, le jour même, sans avertissement préalable : un billet à longue échéance courrait grand risque de vous rester. Ainsi , comme règle générale , admettez d'abord qu'un pique-nique à la campagne est presque inexécu- table en Angleterre : ensuite que le méditer et le prépa* rer, c'est ajouter follement de nouvelles chances à celles que mille circonstances diverses vous opposent.
M. Claude Burlon n'avait point fait ces réflexions phi- losophiques. Le 3 juillet au malin , il commença son plan de campagne pour le 2^ août suivant ; laps de lems que ,
igG lE PIQLE-KIQLE
dans sa profonde sagesse, il croyait tout au plus suffisant au parfait accomplissement de son œuvre. C'était un lion- nèle mercier, retiré du commerce, et dont la fortune s'était arrondie dans une de ces paisibles et obscures bou- tiques , dont l'antiquité se fait encore admirer vers Tex- trémité occidentale de la cité de Londres (i). « Bon ami , bon époux, » (si j'ose empiunter ici un fragment de pé- riode laudative familier aux entrepreneurs de sépultures), il se maria vers la dix-neuvième année de sa vie à l'ai- mable M"" Burton. Jamais il n'a parlé de son mariage qu'avec l'accent de la tendresse, de la reconnaissance et du bonheur : « Ma femme réunissait, disait-il, tous les avantages qu'on peut désirer, les talens , la beauté,, la vertu et dix-huit cents pounds sterling. » Uneénuméra- lion si régulièrement construite, et terminée par un cres^ cendo si heureux , prouve que M. Burton avait apporté en naissant un goût vif, que nous verrons se développer tout à l'heure, pour les élégances de la rhétorique.
Ses affaires prospéraient ; mais le ciel lui refusait le bonheur ineffable d'avoir des enfans pour le tourmen- ter. Une fois maître d'un capital honnête, il songea à la retraite, vendit son fonds de soieries, de fils, de filo- selles et de rubans, plaça ses capitaux sur l'Etat, et, d'accord avec M™" Burton , se décida à passer sagement et noblement le reste de ses jours à ne rien faire. Vcilà M. Burton devenu gentleman ; il se retire à la cam- pagne. Nous autres, gens de plume et de dictionnaire, nous croyons, sur la foi de Samuel Johnson (2), qu'on doit entendre par ce mot campagne ^n un vaste espace de terrain cultivé, situé loin des grandes villes^ » quelle
(i) Voyez l'article sur les rues de Londres, dans le Sa® nume'ro.
(2) Johnson, auteur du Rambler^ A^ Irène, etc., et d'un Lexique qui jicul servir de modèle dans ce genre.
ou PRLrAKATIlS PO IPv LE PLAISIR. iqj
erreur! tout ce qui n'est pas Londres, c'est la campagne. Notre ci-devant mercier renlcndait ainsi-, et, fidèle h son projet de solitude, il acheta un édifice de briques, inti- tulé (qu'on me permette de choisir ce terme impropre), intitulé , dis-je : f'illa du lac de Genèwe. Jadis cette mai- son rouge et noire avait occupé le centre d'une plaine inculte , située à dix toises du faubourg oriental de Lon- dres : pour perspective , elle avait la colline de Prim- rose(i)dans toute sa nudité; pour embellissement, une mare d'eau verddtre, où des oiseaux aquatiques se bai- gnaient à plaisir. Dans ce tems-là personne n'eût songé à contester la justesse et la validité du titre imposé à l'é- difice: la mare d'eau était bien certainement le lac de Genève; la colline de Primrose, c'étaient évidemment les Alpes. Mais depuis que des maisons de toute dimen- sion (2) avaient pressé de toutes parts la Villa Helvé- tique ^ comblé l'étang, masqué la colline et prolongé le faubourg, on pouvait à la rigueur élever quelques doutes sur la propriété de cette désignation un peu ambitieuse. Le 3 juillet, après déjeuner, M. et M"^^ Burton se livraient paisiblement à leurs soins domestiques. M. Bur- ton lisait le 3Iorning-Postj journal officiel et innocent, qui le comptait au nombre de ses souscripteurs et de ses patrons depuis l'époque de sa retraite. M""^ Burton fai- sait de la botanique dans le jardin : quarante-deux pieds de long sur dix-huit pieds de large , deux lilas, un peu-
(1) Note du Tr. Colline stérile, espèce de cône parfaitement arrondi, dénué de toute végétation, de tout accident pittoresque , et situé près de Londres. On y a bâti récemment une église protestante.
(2) Note du Tr. Ce nouveau quartier, qui continue un faubourg de Londres et qui s'est élevé comme par enchantement , a quelque ressem- blance avec le quartier des Batignolcs, dont la construction est égale- ment récente , et qui occupe une situation analogue.
2(jd> LE PIQL'E-NIQL'E
plier, un géranium, une plaie -bande de violcUcs, un cerisier stérile comme Thyménée de nos deux époux , quelques pieds de mignonnetle et une bordure de buis , tel est Texact inventaire de ce domaine champêtre ; j'oublie un pécher-nain , qui produit tous les ans une douzaine de petits fruits verts et acres, aussi durs que des marrons d'Inde , et qu'un chasseur pourrait jeter au lieu de halles dans le canon de son fusil. Quand on vendit aux enchères cette villa bourgeoise et ses dépendances, je me souviens que Thuissier-priseur fit dans les termes suivans la description du jardin : « Plus, un vaste jardin potager en plein rapport, avec parterres, plates-bandes et arbres fruitiers. » La rhétorique s'est introduite jusque dans les catalogues , et le style des annonces n'est pas exempt, comme on voit, des exagérations de la prose poétique.
Au surplus, M. et M""^ Burton ne croyaient pas qu'il y eût au monde un site plus pittoresque , un parc plus romantique que leur domaine. Satisfaits de leur lot , heu- reux d'admirer la nature dans cette étroite enceinte, ils se montraient plus sages et plus philosophes que la plu- part de nos grands propriétaires, toujours mécontens de ce qu'ils possèdent. M""" Burton était occupée à émon- der un petit rosier du Bengal, lorsque son époux, ayant achevé la lecture du Morning-Post , s'approcha delà fenêtre pour observer les travaux d'horticulture aux- quels sa femme se livrait.
({ Quel bonheur, ma chère, lui dit- il, si le tems est aussi beau le 24 août, jour de l'anniversaire de notre mariage, qu'il l'est aujourd'hui I
— Ne croyez-vous pas, mon bon ami, répliqua ma- dame, que d'ici-là le tems peut changer? Nous ne som- mes quau 3 juillet. »
ou PRÉPARATIFS POUR LE TLAISIR. 2C)()
INI. Burton sentit la force do l'objection , et n'essaya pas même de la réfuter.
De tous les couples européens, celui-ci était peut-être le plus heureux. Vivre sans enfans , c'est jouir d'une sorte de bonheur négatif, et s'obliger à transporter sur un objet unique toute la somme d'affection que la na- ture nous a départie. Entre M. et M""" Burton régnait un échange perpétuel de petits soins touchans , un com- merce de tendresse dont aucune distraction ne venait détourner et interrompre le cours. Point de disputes^ jamais de querelles : ou plutôt je me trompe, et l'exac- titude m'oblige à convenir que d'une anxiété réciproque et dévouée pour le bien-être de chacun des époux , nais- saient assez souvent de petits combats domestiques dont la cause était aussi louable que le résultat pénible. On voulait céder de part et d'autre : personne ne se décidait à ouvrir un avis; on se boudait alors; puis venaient les piquantes reparties , les humeurs , les colères. Ces luttes d'obligeance n'étaient pas moins difficiles à apaiser que les autres guerres intestines auxquelles le ménage est en proie depuis un tems immémorial.
Cependant le maître du logis leva les yeux vers un ba- romètre suspendu au lambris , et prononça les mots scien- tifiques que je vais rapporter :
(( L'instrument que je considère , et dont la destina- tion avouée est d'indiquer l'état présent et la situation future, probable, éventuelle de la température, se sou- tient encore aujourd'hui à la même hauteur... Ma foi, ma chère, si les variations du climat opposaient à notre partie de plaisir l'obstacle vraiment désastreux que vous redoutez , je serais assez d'avis de nous diriger vers le comté de Kent ou de Surrey, au lieu de nous transporter vers le nord. »
3oO LE PIQLE-^•IQUE
Il respira; ce qui était naturel après une si belle pé- riode. Or, vous ii^norez, lecteur, que nos habiles spécu- lateurs, profitant de toutes les ressources que la vanité offre à l'adresse, ont établi, tant à Londres que dans les environs, des institutions académiques, sociétés de belles- lettres, clubs scientifiques et littéraires (i), destinés à compléter l'éducation de ces honnêtes bourgeois qui ont fait leur forlune sans aller au collège. Cela donne un vernis littéraire qui nest pas sans charme. Chaque so- ciété académique porte un nom sonore qui plaît à To- reille; et les membres qui la composent peuvent assister de Icms à autre à de graves et emphatiques leçons dont ils retiennent au moins quelques paroles. M. Claudius Burton , dans sa nouvelle situation d'homme comme il faut , n'avait pas manqué de s'affilier à l'un des plus célèbres de ces séminaires de rhétorique à l'usage des grands enfans : deux fois par semaine il allait régulière- ment y siéger, et la conséquence naturelle de son agré- gation à ce corps savant fut une altération singulière dans toutes les habitudes de son langage. Dès-lors il se sentit pénétré d'admiration pour les grands mots. Un monosyl- labe était un objet d'hoireur pour lui. Six épithètes de suite le ravissaient d'enthousiasme. Sa vieille phraséo- logie de comptoir, assez commune si Ton veut, mais simple et claire, céda la place à la périphrase-, enfin l'on vit en lui cet étrange phénomène d'un ignorant tout hé- rissé de termes ambitieux , et du pédantisme enté sur lignorancc. Il me souvient de lavoir entendu dire à sa servante : « Apportez le meuble utile et domestique, in-
(i) Scminciries y for ihe IHarch nf Îniellect-Isliri^ion, Gvay Inn- Lane y Ne^v-Hofid , Grandliinction ^ Ulterary ^ Scient ific and Phllu- sophical Institution. Ce dernier titre, long comme la liste des noms d'un graiid dTspagnc, appartient à un seul de ces clubs littéraires.
ou r[\i:i'AUATiFS roL'U le ilaisik. 3oi
venté pour élever la température de nos lits. » Il s'agis- sait d'une bassinoire. Si l'on traduit donc en langage vulgaire la dernière phrase que notre héros adressait à sa femme, elle signifie à peu près : u S'il fait mauvais ce jour-là , nous irons ou à Greenwich (i) ou à Putney man- ger des goujons frits, au lieu d'aller à Hampstead (2).
— Comme vous voudrez, mon bon ami, répondit M"" Burton.
— Mais je vous laisse le choix, ma chère amie.
— Nous irons où vous voudrez -, ou nous n'irons nulle part, si vous l'aimez mieux. Tout ce qui vous conviendra me conviendra parfaitement.
— Bah!... bah!... C'est pour la satisfaction person- nelle de ma compagne dans la vie, pour votre satisfac- tion personnelle , M""* Burton , que j'ai l'honneur de
vous soumettre cette alternative importante Vous
n'ignorez pas, Caroline, que, même en fait de bagatelles, j'ai l'indifférence en horreur: je la répudie.
— Claudius, vous savez aussi que je n'ai qu'un désir, celui de nous plaire mutuellement -, ainsi c'est à vous de décider.
— Ah! vraiment, M""" Burton, vous me forcez de mettre en avant une requête très-positive... de décla- rer... mais de la manière la plus solennelle...
— Comment, monsieur, vous me contraindrez à faire un choix , lorsque je n'en veux pas faire ? et quand je suis si bonne , si obéissante , que je soumets toutes mes volontés aux vôtres. C'est horrible, c'est affreux...»
(1) Le parc de Grecnwich est situé dans le comte' de Kent, sur les bords de la Tamise.
(2) La colline d'Hampstead est un lieu de rendez-vous pour les bour- geois de Londres, comme Romainville, Montmorency , etc., pour les bourgeois de Paris.
302 LE PIQUE-i^IQUE
lciM""Burton, fidèle aux coutumes de son sexe, toujours liabile dans ce genre de péroraisons, fondit en larmes.
«Eh bien, madame, puisqu'il en est ainsi, et que vous me forcez d'employer un idiome inaccoutumé , je vous dirai... sans rélicence, madame...»
Un violent coup de marteau (i) fit retentir la porte, frappa de mort la période du mari, et épargna à jM""* Bur- ton cette foudre d'éloquence dont il se préparait à l'ac- cabler. Elle essuya bien vite ses pleurs.
« Claudius, c'est le coup de marteau de notre oncle
Simon . Nous irons à Green à Putn Nous irons à
Greenwich , mon amour.
— A la bonne heure, Caroline. Vous ne pouvez trop vous persuader, ma tendre amie, que de tous les états déplorables où Tesprit et Tame... du moins c'est le grand Locke qui le dit. . . Nous n'irons après tout ni à Putney ni à Greenwich. Notre oncle choisira. »
L'oncle Simon avait cinquante-cinq ans, mille liv. st. (25,000 f.) de rente, un attachement très-prononcé pour son argent, un assez bon cœur et un caractère fâcheux. Célibataire économe, il regardait comme son ennemi naturel tout héritier direct ou collatéral. Son bon cœur n'avait d'autre résultat que de l'empêcher de commettre des actions décidément mauvaises ; il était même assez serviable. Mais son caractère, combiné avec ses mille liv. st. , le rendait l'être du monde le plus incommode pour ceux qui l'approchaient. Caprices, boutades, gron- deries, brusqueries, il se permettait tout envers ceux qui pouvaient prétendre de près ou de loin à sa suc-
(t) ÎNOTE DU Tr. On sait que le coup (le marteau frappé à la porte des maisons d'Angleterre indique par sa violence mesurée et graduée la qua- lité, le rang et l'importance de celui qui frsppc.
ou PKÉVAUATIFb POUU LE PLAISIR. • 3o3
cession , et se vengeait ainsi par anticipation du chagrin qu'on devait lui causer un jour en liérilant de sa fortune. Pour étendre sa tyrannie, il avait soin de ne pas dire à qui il laisserait ce patrimoine, qu'il faisait acheter ainsi d'avance à ceux même qui n'eu profiteraient pas. Des- potisme vraiment redoutahlc, et qui devenait plus ter- rihle encore lorsque le ciel était sombre et l'estomac de notre oncle Simon péniblement affecté. Il frappe ^ le tems est beau \ ses facultés digestives jouissent de toute leur puissance, et les époux le voient entrer sans trop d'effroi.
tt Bonjour, mes enfans, comment cela va-l-il? Tou- jours amoureux, toujours heureux et tendres comme des colombes, n'est-ce pas.^
— Tout au contraire, mon oncle, répondit M""* Bur- ton en minaudant. jNous venons de nous quereller, mais très-sérieusement. »
L'oncle Simon contempla l'heureux couple, dont le regard sympathique semblait dire au respectable parent combien ces querelles étaient innocentes et amicales. L'oncle ne s'y méprit pas. Or, faisant résonner son pouce en le pressant contre l'index, il répondit à ce muet lan- gage par une pantomime bruyante.
<( Voici le fait, mon cher oncle , reprit Burton. Ca- roline et moi nous voulons fêter l'anniversaire de notre mariage, et nous avons formé le projet d'une charmante partie de campagne, de quelque excursion bien pittores- que. Quant au choix du lieu, ou comme disent les bota- nistes, quant à l habitation (il voulait dire habitat) que nous devons élire , fixer et décider, nous nous en rappor- tons à vous seul. ]Nous espérons que vous daignerez met- Ire' un terme à l'incertitude de nos pensées et arrêter sur la carte le point géométrique...
XXVI. 21
3o4 Iî; PlQUli-KIQUE
— Eh! eh 1 interrompit l'oncle Simon , il faudra voir; ces amusemens-là coulent fort cher. On sort de chez soi les poches pleines; on les rapporte vides : je ne sais pas trop l'avantage qu'on en retire.
— J'ai une idée, s'écria Burton. Un pique-nîquel moyen économique; la seule manière de s'amuser à peu de frais! Qu'en dites-vous, oncle?
— Cela me convient assez, et je suis des vôtres -, véii- tahle villégiature : alfresco l ( Notre oncle Simon avait passé quinze jours en Italie, et il avait importé en An- gleterre ces deux mots sans plus.)
— Comme vous voudrez, répondit le savant Claudius. Alfresco , puisque vous le choisissez, doit être un fort joli endroit.
— Mon oncle veut dire que nous dînerons en plein air, à la fraîche, interrompit M""^ Burton. Ce sera char- mant.
— Délicieux! ma chère amie, délicieux ! Et comme l'ohserve ou le fait ohserver un de nos écrivains les plus justement célèhres... avec celle profondeur d'investiga- tion et cette finesse de sagacité qui le dislingue si émi- nemment... comme le dit avec tant de raison cet homme dont la supériorité... Une partie déplaisir, afin d'élre ])arfaile, distinguée et agréahle... doit, dans ses parties conslilulives...
— Ah ! s'écria l'oncle Simon , qui hàillait.
— Enfin , continua le neveu , le nomhre et le choix de nos convives... ce principal ohjet de toute notre atten- tion , doit )) Burlon s'arrêta comme un écolier qui a
oublié sa leçon ; puis lout-à-coup se relevant avec fierté , et triomphant de l'infidélité de sa mémoire : « Les Muses et les Grâces y mon cher oncle , étaient...
— Brr... interrompit le cher oncle. »
ou PKÉrAUATIFS POLU LE PLAISIR. 3o5
On excusera sans peine l'ex-commerçant, ses longues phrases et ses mois d'une loise. Sa science, loule fraîclie encore , n'avait pas eu le tems d'imprégner son esprit rebelle -, et si le monde le possédait depuis quarante-neuf années, le club académique des belles-lellres ne s'enor- gueillissait de ce nouveau membre que depuis quelques mois. Il continua, sans s'étonner des impatiences de son oncle.
« Enfin, nous avons beaucoup de tems devant nous. Il s'agit de le mettre à profit, de tout disposer, d'enrôler nos troupes, de préparer nos campemens de com- mander nos munitions enfin de mettre en ordre tout
notre plan de campagne... Et si d'ici au 24 août nous ne réussissons pas... par une heureuse et savante distribu- lion du travail... premier mobile de tout succès... je dis donc... que si nous ne réussissons pas à produire par nos efforts communs et généraux un quaiiiiini , une somme, une réunion déplaisirs enchanteurs, champêtres, et...»
Son oncle l'arrêta en sifflant un vieil air j et ce tor- rent d'éloquence alla se briser contre l'insensibilité de M. Simon.
Mais pourquoi ce dernier, qui s'est montré si rebelle aux voluptés ordinaires, et surtout aux frais indispensa- bles d'une partie de campagne, n'a-l-il pas repoussé par le même motif d'économie \q pique-nique YfVO^oié^\o\x% allez l'apprendre. L'oncle Simon possédait un bel étui de chagrin noir , de forme ronde , antique et solide j cet étui contenait une douzaine de cuillers d'argent , de four- chettes à manche d'argent (i) et de petits couteaux à manche d'ivoire. Or, comme ces instrumens, dont les
(i) Les fourcheUes anglaises n'ont que deux ou quelquefois trois pointes, soutenues jjar tin manche rond de bo s ou de me'lal.
3o6 LE l'IQLE-NiQLE
peuples orientaux savent se passer, sont fort à la mode en occident ^ comme il est assez difficile , on peut même dire impossible , d'organiser un dîner sans ces armes gas- tronomiques, M. Simon, qui avait réfléchi mûrement à cette nécessité de la cuiller et de la fourchette , ne refu- sait jamais de prendre part à un pique-nique. Les autres convives concouraient au repas commun en apportant un poulet , une éclanche , une bouteille de vin j pour lui , ])lus utile encore, il y contribuait en apportant son étui dans sa poche , et payait son écot sans rien débourser.
Un débat sérieux et une délibération importante occu- pèrent tous les inslans de la matinée. Il s'agissait de dé- cider quels seraient les heureux que l'on admettrait au nombre des membres de la réunion projetée. La nomi- nation de ces élus fut bruyante et contestée comme toutes les élections. On passa au scrutin les qualités intellec- tuelles et la fortune des candidats, leur gaîté, leur bon ton , leur amabilité -, après quoi les noms suivans compo- sèrent la liste des conviés.
1° Sir John et Lady Méchard. M. Méchard ayant pré- senté, dans le cours du dernier règne, une pétition à la C.hambre des Communes , pétition qui cadrait avec les vues des ministres , fut récompensé de son rare courage jiar un titre de chevalier (i) ^ illustration qui effaça com- plètement son ancienne roture et son métier de fabricant de chandelles. C'était la portion aristocratique de l'as- semblée.
2° M"^ Anastasie- Corinne Méchard, sous condition d'apporter sa guitare et sa musique.
(i) Note du Tr. C'est un titre viager et non transmissible. Ceux qui l'ont obtenu ont , comme les baronnets , le privile'ge de placer la quali- fication de Sir devant leur prénom. Ou donne par courtoisie le titre de lady à leurs femmes.
ou mr-PAKATIFS rOlR 1.K l'LAISlR. JOl
y ]\liu- Dositloria Mécli.irtl , avec engagement formel lie chanter quelques romances.
4" M. et M""^ Dugazon. M. Dugazon était pré>iclent de Tacadémie de bclles-leltres bourgeoises, à laquelle M. Burton était affilié.
5° M. Frédéric Dugazon , jeune avocat stagiaire, avec sa flûte.
6° M. Tyrrel, dentiste, homme d'esprit, d'une gaité intarissable-, et M. Tyrrel fils, personnage ennuyeux, invité à cause de son père , et passant , comme on dit , par-dessus le marché.
7** M"*Snubston, vierge de quarante-trois ans, riche, ayant voiture : « ladite voiture destinée à transporter le bagage et nous trois, ajoutait Burton qui terminait sa liste et jetait un regard de complaisance sur le beau papier à lettre doré sur tranche, contenant ce précieux mémo- randum, assez semblable à une facture de marchand de nouveautés.
— IN ous trois , s'écria l'oncle ! Mais , si je sais compter , nous serons treize !... )>
Le savant Burton, étonné de ce préjugé gothique, était sur le point de témoigner à son oncle un inefifable mépris -, mais les mille liv. st. , la succession et la pru- dence modérèrent son élan philosophique. Il se contenta d'une petite question ironique.
« Eh bien , treize l qu'est-ce que cela fait ?
— Ce que cela fait.^ Je n'ai pas envie de courir cette chance-là, moi ! et si nous ne trouvons pas le moyen... Mais le voici... c'est cela. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt? Vous connaissez Jack Richard... ? »
Ces dernières paroles, interrogatives en apparence, étaient prononcées du ton de la conviction la plus pro- fonde. C'était absolument comme si l'oncle eut dit : Vous
3o8 LE PIQUE-MQUE
devez connaître, il faut que vous connaissiez Jack Ri- chard , le grand homme.
(c Pas le moins du monde , répondit Burton.
— Impossible ! Vous le connaissez ^ tout le monde le connaît. C'est précisément ce qu'il nous faut, et notre affaire est trouvée. On n'a pas plus d'esprit, de gaîté, de folie j c'est un homme charmant. J'espère qu'il sera libre le ^4 août. On se Tarracbe, tout le monde le veut. Dimanche dernier, il m'avait promis de venir nous rejoindre ^ nous n'avons pas pu l'avoir : nous étions désolés. Quel désappointement 1 Enfin je Tirai trouver, je le conjurerai, je le supplierai d'être des nôtres
— Ne vaudrait-il pas mieux, mon oncle, demanda I\I"* Burton, lui envoyer une invitation? Tout serait dit, et vous vous épargneriez la peine de courir après riiomme aimable dont vous parlez.
— Non ! non I je vais chez lui à linslant méme^ je vous l'annonce j vous lui donnerez à dîner, aujourd'hui. Tout s'arrange si bien à table ! a Puis se retournant vers Claudius : u Un homme comme vous, ne pas connaître M. Jack Pùchard I C'est inconcevable. »
Ce reproche aigre-doux s'adressait évidemment au membre de la société bourgeoise académique, et non à Tancien commerçant. Une petite grimace de fausse mo- destie fut la seule réponse de M. Burton, qui l'aceom- pagna d'une révérence à la fois humble et orgueilleuse.
Aussitôt, dans toutes les directions, on voit les mem- bres de l'assemblée délibérante quitter le logis et s'em- presser d'accomplir les diverses parties du beau plan de campagne. L'oncle se met à la poursuite du célèbre Jack Richard , Y amuseur de profession ; M. Burton lend visite auxMécliard, aux Dugazon , aux Snubston et aux Tvrrel. IM™^ Burton va commander une demi-
ou PRÉPAUA.TIFS POUR LE PLAISIR. 6og
douzaine de pigeons pour le i.\ août , époque de ces plaisirs préparés avec une solennité si imposante. Enfin l'heure du dîner arrive. Chacun revient avec sa car- gaison de nouvelles. La figure de notre oncle portait l'empreinte d'une véritable douleur. (( Je l avais hien dil !
— Il est engagé pour le 24 "O^t ^ s'écrièrent à la fois les deux Burlon.
— Non , mais il ne veut rien promettre. Il viendra s'il le peut. C'est un homme si recherché ! Quant à le possé- der aujourd'hui, c'était nourrir une (olle espérance. Comment pouvions-nous nous flatter qu'invité ce matin , il serait des nôtres ce soir ? Il a toujours quinze invitations sur son bureau. A force de le tourmenter, je lui ai à peu près fait promettre de venir dîner ici d'aujourd'hui en
quinze. C'est, ma foi, un drôle de garçon! Il m'a fait
un mal au côté !
— A force de vous faire rire? interrompit M""" Burton^
— Il vous aura dit quelque bonne plaisanterie, eh ? Répétez-la, mon oncle, répétez-la!
— Non , il n'a rien dit de bien remarquable. Mais il a une si drôle d'habitude de vous frapper sous les côtés, avec le bout de son doigt , qu'il manie comme un fleuret , tout en soutenant la conversation , que, de tems à autre, cela ne laisse pas que de faire mal. »
J'aurais esquissé le portrait de Jack Richard, siée léger indice de caractère ne le révélait pas tout entier. Chanter des couplets équivoques avec une expression parfaite, lan- cer le calembourg , imiter Mathews (i), faisaient partie de
(i) Note DU Ta. A Londres, les Loutfous de société imitent la voix et les manières de l'acteur Malhews, comme nous avons vu ceux de nos salons subalternes contrefaire tour à tour Biunet, Potier et M. Qdry.
3 10 LE l'IQUE-NIQUE
SCS lalens de société. Celte petite énumération met le lec- teur au courant des qualités intellectuelles et morales qui le distinguaient. Cependant M™* Burlon avait reçu du marchand de volaille la promesse positive que ce der- nier remuerait ciel et terre pour lui procurer les pigeons le 9J[ août. L'actif Claudius avait terminé toutes ses vi- sites dans l'espace étroit d'une seule matinée 5 et chacun des convives invités avait pris l'engagement formel d'être de la partie.
Il fallait encore choisir l'endroit où les dîneurs cam- peraient. M. Burton alla s'enfermer dans la hibliolhèque de son club littéraire, et se mit à consulter toutes les géographies, topographies, guides, tours, voyages, ma- nuels du voyageur, itinéraires pittoresques, etc., etc., que possédait ce docte établissement. Plus il lisait, plus s'augmentait sa perplexité. Il remplit un gros cahier d'ex- traits de ces savans ouvrages j et convaincu que le plaisir d'une journée de campagne vaut la peine d'être chère- ment acheté , il compara ces extraits, balança les avan- tages respectifs de chaque localité, et finit par se trouver ;, comme il le disait lui-même à sa femme qui l'interro- geait sur cette matière , a aussi perplexe , incertain , va- cillant et indécis, que le serait un membre de la grande famille ou race féline, si le hasard l'introduisait dans l'enceinte intérieure de ces édifices, où l'on expose et met en vente les intestins des animaux tombés sous les coups d'un boucher. » Le lecteur se donnera la peine de traduire en langage ordinaire le dialecte de M. Burton ; je lui laisse le soin d'interpréter l'énigme de cette der- nière phrase.
Uîi expédient admirable , auquel ont recours la plu- part des hommes d'état dans l'embarras, vint tirer de peine M. Claudius. Il convoqua plusieurs comités, des-
or rRÉrARATlFS POUR LE PLAISIR. 3l I
liiK's à fixer définilivemnit le lieu, riieuic, les voies el moyens de rexpédilioii projetée. Chaque membre du triumvirat siégea tour à tour dans ces graves séances j)réparatoires destinées à choisir, dans les environs de Londres , un but agréable de promenade champêtre. L'oncle Simon se moquait un peu de son neveu.
u Allons, disait-il, Claudius, vous faites bien de l'em- barras pour peu de chose ^ que diable avons-nous besoin de ces comités , de ces discussions , de vos délibéra- tions ?
— Mon oncle, permettez-moi de vous prouver analy-
tiquement et synthéliquemcnt combien il est urgent
pour nous combien les soins préparatoires sont in- dispensables pour Taccomplissement d'un plan dont je veux faire Tune des plus belles journées de ma vie et de la vôtre. )>
L'oncle ne dit plus rien^ il laissa le comité des re- clierches procéder dans son travail. Après une soirée en- tière de contradictions et de débats où la politesse et l'ai- greur se mêlèrent si bien que le projet fut cent fois sur le point d'échouer avant l'heure du départ, on choisit Twichenhani ^ sur le bord de la Tamise. Le comité des 'vivres se chargea ensuite d'assigner à chacun sa contri- bution personnelle. On sait que dans les pique-niques il ar- rive assez souvent que, faute de s'être concerté d'avance, tous les convives apportent la même espèce de provision : douze bifsteacks ne font pas un dîner; douze bouteilles de vin ne suffisent pas au menu d'un repas. Pour obvier à cet inconvénient, on arrêta donc que les Dugazon donne- raient deux poulets et une langue fumée -, les Burton leurs pigeons transformés en un pâté succulent; MM.Tyr- rel un jambon-, le chevalier Méchard un panier de son meilleur vin ; M"*" Snubston un panier de fruits -, que
3 12 I.E PIQUE-NIQUE
M. Simon prêterait son étui de chagrin noirj l'ami Ri- chard son esprit^ et M"^ Snubslon sa voiture. Ensuite le comité des approvisionnemens se métamorphosa en cojiiité des transports. Ce dernier détermina que le car- rosse de M"*" Snubston, rempli des provisions et usten- siles du repas, suivrait la route de terre, pendant que la société se rendrait par eau à Twickenham. Dans le cas où la soirée serait pluvieuse ou brumeuse, le même car- rosse ramènerait les dames à leurs habitations respec- tives. Enfin le comité musical eut bientôt dressé le programme suivant, que M. Burlon écrivit ou plutôt destina de sa plus belle coulée, avec paraphes, traits «à main levée et embellissemens, sur une vaste feuille de papier vélin :
i" Le concert commencera lorsque le bateau atteindra le pont du Yauxhall (i).
2° Grande scène de Médée, chantée par JNP*' Paslaau Théâtre Italien, et par M^^^ Desideria-Zéphyrine Méchard sur la Tamise.
3° Grand concerto de flûte de Nicholson , à cinq diè- ses, exécuté par M. Frédéric Dugazon.
4° Grand air avec variations, et ouverture d'Othello sur la guitare, par M'^^ Anastasie-Corinne Méchard.
5° Chante , fauvette ! Romance avec murmures et accompagnement de fliite , exécutée par M'^^ Desideria Méchard, accompagnée par M. Dugazon fils.
6" Te Deum de Mozart, arrangé pour trois voix, par M. Frédéric , chanté par les deux demoiselles Méchard et par Tauteur.
K Quant aux interstices ^ ajoutait Burlon (il voulait
(i) Pont situe à rextrémitë de Londres; il conduit à Clapham, petit village [Tes de Londres.
ou PUÉrARATlFS POUR LE PLAISITI. 3l3
dire intermèdes ) , M. Tyrrel père et M. Jack Richard en feront les frais. Rendez-vous à dix heures précises : nous descendrons la Tamise avec le reflux -, nous la re- monterons le soir avec la marée montante. )> Il se frotta les mains en achevant ces mots.
Ainsi , toutes les dispositions étaient faites. Peu de jours après, M. Burton , voyant le soleil briller de celte splen- deur si peu commune dans nos climats, invita sa femme à sortir, et à u faire, comme il le disait, un petit dîner improviste ( impromptu ) à la campagne. ^) Le tems était magnifique. A peine étaient-ils à la grande auberge de Richemont , qu'ils y virent arriver Tun après l'autre M. Dugazon , M™'" Dugazon , Sir John et Lady Mé- chard , que l'attrait d'une belle journée avait égale- ment séduits. On se promena, on prit un bateau, on causa, l'on rit, on gagna de l'appétit j on s'amusa sans cérémonies, sans apprêt ^ chacun, en se quittant, regret- tait de voir finir si lot une journée de plaisir si peu dis- pendieuse et si agréable : tout le monde était content de soi-même et des autres. « Si une partie de campagne que liOus n'avons pas préparée nous a tant amusés, disait le pliilosophe Burton , quelle journée ce sera que le 24 août, après le mal que je me suis donné, après les longs préparatifs et les soins politiques et administratifs qui m'ont occupé, et, j'oserai le dire, absorbé depuis environ une semaine ! »
Hélas î pauvre Claudius ! le tems s'écoule j nous voici arrivés au 21 août j trois jours seulement (mais ce sont des siècles pour l'impatience) nous séparent du grand jour si désiré, si attendu. M. Burton, que la société avait chargé de louer un bateau et de faire les arrangemens nécessaires pour que la traversée fût économique, se diri-
3l4 LE PIQLE-MQL'E
gea vers le pont de Westminster (i), descendit les mar- ches qui conduisent au bord de l'eau et se trouva en- touré d'une multitude de bateliers, mariniers , etc., plus bruyans que polis, et qui font assez peu d'honneur, il faut l'avouer, èi la métropole de l'empire britannique. Ces cris confus l'assourdissent; pressé de toutes parts, il a bien de la peine à se frayer un chemin au milieu de cette foule obligeante qui sollicite vivement le plaisir do lui vendre ses services.
(( Une barque, milord ! — Une chaloupe, mon gen- tilhomme ! — Un yacht, mon général! — C'est moi
c'est moi... c'est moi... — Non, je lui ai parlé le pre- mier. Thomas, ne presse pas tant le gentilhomme...
— Messieurs, dit Burlon tout essoufflé, il me fau- drait une embarcation de nature à voguer sur la Tamise, et à contenir quatorze personnes... Je...
— J'ai ce qu'il vous faut, dit un gros garçon joufflu, plus qu'à demi ivre...
— Et quelle sera la rémunération?...
— Cinq guinées et le pour-boire , cria le matelot en repoussant ses camarades.
— Vous êtes, dit Burton en colère, un coquin qui voulez me voler... »
Un coup de poing était tombé sur l'œil droit de Bur- lon , avant la fin de sa période. Il courut au bureau de police le plus voisin, fit sa déposition, paya les com- mis, et fit assigner le délinquant à comparaître le len- demain matin. Il fallut que le plaignant lui-même, un bandeau sur l'œil droit, et l'œil gauche fort enflammé ,
( i) Au bas Ju pont (le \"\ estiuiiislcr , situe près de l'abbaye de ce nom , se tiennent les bateliers, qui, parleurs mœurs et leurs habitudes , se rjp- prochent assez des conducteurs de nos petites voitures de campagne.
oi: rRÉrAUATiFS rovR lv. ri.Aisir, . 3i5
vînt soutenir sa iléposiùon. LVloqucnce et les circonlo- cutions dont il se servit ne réussirent point ri persuader le juge. Vingt camarades du batelier déposèrent que INI. Burton avait provoqué son antagoniste , non-seu- lement par des mots injurieux , mais en lui portant le pre- mier coup. En vain l'infortuné Claudius essaie-t-il de détruire la mauvaise impression produite par la déposi- tion unanime des témoins. Au lieu d'être accusateur , il devient défendeur j son adversaire menace de le pour- suivre, et l'abandon de cinq livres sterling, qu'il fait au batelier pour acheter la paix , termine ce désagréable épisode.
Avec quelle lenteur s'écoulaient les minutes ! Combien de fois M. Burton , décrochant sa montre à répétition , en interrogea la sonnerie ! comme si l'homme pouvait , par son impatience , presser la marche uniforme des heures. Le 22 août s'écoula ^ le 23 le suivit , mais d'un pas si lourd , si tardif au gré des désirs de M. Burton ! Il croyait que le soleil ne se lèverait jamais. Il se trompait. L'astre parut ^ le ciel était pur 5 c'était un tems fait tout exprès pour servir ses desseins. A six heures, sa toilette était finie , son chapeau brossé , sa canne déposée près du chapeau. A huit heures arrivèrent les contributions co- mestibles sur lesquelles on comptait. Le pâté de pi- geons, enveloppé de papier gris et de foin, fut conve- nablement ficelé. Tout allait bien-, les exécutans avaient répété plus de dix fois leurs morceaux de musique^ Jack Richard, l'homme d'esprit, avait donné sa parole d'honneur de ne pas manquer. Une seule circonstance contrariait M. Burton -, c'était ce maudit bandeau qui lui couvrait l'œil droit, et qui , obstruant la moitié de ses rayons visuels, devait le priver d'une partie de ses jouis- sances pittoresques.
3l6 LE IIQLE-MQLE
Neuf heures... dix heures... personne encore! a Ca- roline , ma chère, (lisait M. Burlon , nous perdrons Theure de la marée. » El il harcelait encore sa montre à répétition. On frappe-, les Dugazon , puis M. Frédéric, puis les Méchard^ enfin M. Charles Tyrrel. « Mais où est donc monsieur votre père? demande M. Burton au jeune homme.
— Désolé, d'honneur, désolé de ne pas avoir l'avan- tage de venir... Forcé de se trouver chez la duchesse de Dilhorough à heure fixe... impossible de refuser... Il est désolé, parole d'honneur. -»
En même tems le jeune Tyrrel riait et montrait ses dents , qui , par leur blancheur et leur position régu- lière, eussent pu servir d'enseigne à la boutique de son père. C'était un de ces jeunes Anglais dont la slupide et uniforme roideur n'a pour compensation ni l'originalité de Fesprit , ni une éducation distinguée. Parler du bout des lèvres , se tenir droits et immobiles , affecter des airs su- perbes pour faire croire qu'ils sont de l'aristocratie, nouer leur cravate, et attrister par un maintien empesé tous les lieux, toutes les réunions où i's se trouvent; telle est la manière d'être de ces pédans sans instruction et sans idée , d'après lesquels l'Europe juge quelquefois la nation anglaise , et qui en sont le moins agréable échantillon. La présencedu père, vieillard toujours gai, souvent spirituel , eût à peine fait supporter la présence du fils. Que l'on juge du mécontentement de Burlon, quand il se vit obligé de subir le sot et de se passer de rhomme d'esprit !
]\r'^ Snubston ne se fil guère attendre. Mais où est son carrosse ? « Mon Dieu , ma chère , dit-elle à M™* Burton , je viens de faire vernir à neuf ma voiture, et je crain- drais qu'en y posant les paniers de provisions et en les
ou pnf.PAr.ATiFS porn le plaisir. 3t^
sortant on ne me Tabîmat. Ensuite je ne suis pas bien sûre que mes ressorts soient en bon état. »
Sans sa voilure, M"'' Snubston était à peu près aussi aimable que M. Cbarles Tyrrel sans son père. Il fallut recevoir tant bien que mal ses excuses, envoyer cher- cber un fiacre, y entasser la cargaison de vivres, et les confier à un domestique. Mais ce n'était pas tout-, la demoiselle était suivie d'un favori fort peu affable, né Hollandais , grondeur par babitude , gale par sa maîtresse, et malade d'une indigestion que M^^^ Snubs- ton lui avait donnée par les friandises qu'elle lui pro-
diguait.
« Cupidon ( c'est le nom du petit cbien) , Cupidon est un peu incommodé, dit M^^'' Snubston ; et, pour tout l'or du monde, je ne voudrais pas le laisser seul à la maison. »
Personne n'osa manifester un mécontentement que tout le monde ressentait, et Cupidon malade fut de la partie.
« Mais , au nom du ciel , que peuvent être devenus mon oncle Simon et son ami Ricbard? La marée ne nous attendra pas, et... »
A peine avait-il dit, les deux personnages en question firent leur entrée. M. Jack Richard honora l'assemblée de ce salut protecteur qui semble dire : « Je viens ici pour être admiré j vous allez voir à quel homme d'esprit vous avez affaire. » Burlon considérait allenlivement le grand homme , ou, comme on le dit à Londres, le lion(^i)
(i) C'est ainsi qu'on nomme un homme à la mode, une supe'riorilé quelconque. Le ce'lèbre Brummel , le chef de la dynastie des dandys , e'tait un lion.
3iB LE pique-mqi;e
de la journée. Il cherchait dans sa lele quelque phrase éloquente, dont Téclat pût fixer l'attention de Jack Ri- chard. Enfin il la trouva, et dit : « Le sourire de la nature...
— Sourire si vous voulez, interrompit Jack; moi je dis qu'avant la fin de la journée il est très-possible qu'elle nous montre les dents.
— Excellent! s'écria l'oncle.
. — Parfait! » s'écrièrent les dames.
L'oncle Simon se pencha vers son neveu et lui dit à l'oreille : « Vous voyez hien, le voilà qui commence! »
Chacun prend son chapeau, tire ses gants ; on va partir. (( Vous avez votre flûte, Frédéric? demande M™^ Du- gazon.
— Oui, ma mère, répond le jeune homme.
— Ah! bon Dieu! s'écrie M'^* Zéphyrine , quelle étourderie ! J'ai oublié ma scène et Chante yfaui^ette .'Cela est vraiment cruel! »
Comme ces morceaux de musique étaient indispensa- hlement nécessaires aux plaisirs de la journée, on en- voya un domestique les chercher. Il ne fallait qu'une demi-heure pour les rapporter.
(( Une demi-heure! s'écria Burton. Et la marée, la
marée que vous oubliez! Il est onze heures »
Le domestique fut absent pendant quarante minutes; qu'on juge du supplice éprouvé par cet infortuné Bur- ton : Sisyphe ou Tantale n'endurent pas de torture plus cruelle, plus aiguë que la sienne. Enfin la scène et la romance arrivèrent.
Déjà l'on se dirigeait vers la porte , quand M"* Duga- zon , la plus tendre des mères , apprit , par un messager député à cet effet, que le petit Charles, son fils, venait
ou PRÉPARATIFS POL'a LE PLAlSlU. 3l9
de se faire une coupure au pouce de la main gauche. Aussitôt M""" Dugazou s'agite, se lève, et déclare haute- ment que si elle ne va pas s'assurer par elle-même de l'état de la santé de son fils, elle sera malheureuse toute la journée ^ que d'ailleurs son domicile n'est pas éloigné , et qu'il ne lui faudra que vingt minutes pour aller et re- venir. Elle part. Vingt minutes ! Le retour de M"*" Du- gazon calma un peu la souffrance de Burton. Mais quelles furent son horreur, sa consternation (partagées d'ailleurs par toute l'assemhlée), quand M. Charles, le petit bonhomme au doigt coupé , fut présenté par sa mère à toute la compagnie ! Un garçon de sept ans , mal bàli, maussade, pleureur, aux yeux rouges, à la face échauffée, aux cheveux blonds tirant sur le jaune, et portant en triomphe une tartine de beurre vraiment co- lossale.
« Je suis sûre que vous m'excuserez, dit la bonne mère. Ce pauvre enfant s'est cruellement coupé-, et il n'a jamais voulu rester tranquille, si je ne consentais à l'emmener avec moi. Allons, ne pleure plus, Charles, ne pleure plus... » Et en conséquence notre petit Charles se mit à crier trois fois plus fort. Tout le monde se tai- sait. Je serais tenté de croire que chacun maudissait en son ame et conscience l'intrusion de l'enfant gâté. Mais une politesse un peu forcée l'emporta sur la franchise ; et il n'y eut guère que l'oncle Simon qui , grommelant quelque chose entre ses dents, laissa échapper je ne sais quel anathéme à demi formé contre les chiens, les enfans, les sots, les sottes, et Tennui mortel de traîner après soi une ménagerie et un sevrage.
L'heure sonne enfin-, on fait approcher des fiacres, et la procession se met en marche. Au coin d'une rue , M"^ Burton crie au cocher d'arrêter.
XXVI. 22
;^20 LE PIQUE-MQL'E
« Qu'avez-vous donc, ma chère? demande Burton avec anxiété.
— Votre lotion pour les yeux , mon bon ami.
— Qu'importe! qu'importe , ma chère!
— Claudius , je serais désolée si vous vous mettiez en route sans l'emporter. Le docteur vous a ordonné de vous en servir d'heure en heure... Je vous en prie... pour l'amour de moi! M. Burton î... Voyez un peu, M. Ri- chard, voyez son œil! » Burton obéit, et retourne chez lui \ la fiole précieuse était si bien rangée, qu'il eut grand' peine à la découvrir. Il revient au bout d'un quart-d'heure : l'armée s'ébranle , les roues tournent , les chevaux de fiacre marchent au pas-, et l'on avance enfin.
« Comme cela sent l'ail! s'écria l'oncle Simon. Quelle insupportable odeur !
— Ah ! ah ! interrompit l'aimable Pûchard ^ vous vous en êtes donc aperçu? C'est un superbe saucisson de Mi- lan, que j'ai acheté chez Morcl (i) , et qui nous pa- raîtra délicieux à la campagne. Rien de plus comme il faut, rien de plus succulent. )) Il dit et sort de sa poche sa redoutable emplette, soigneusement enveloppée de papier bleu , et qui exhalait au loin la poignante saveur dont l'odorat de M. Simon avait reconnu la nature.
(( Pouah! reprit ce dernier-, vous avez eu là une belle idée! Remettez-le dans votre poche, ou jetez-le par la portière. » Jack Richard remit en souriant son cervelas dans sa poche.
(c Et votre étui de chagrin noir, mon oncle , demanda Burton , l'avez-vous apporté ?
— Le voilà. » Et il fit admirer à l'assemblée ce petit meuble de forme antique, absolument semblable, quant
(») Marrhanil de comestibles.
ou Pur.PVnATiFS potr le plaisir. 3o^i
aux dimensions, à ce comoslible un peu vulgaire ap- porté par Jack Richard. On arrive au pont de West- minster. « Vous êtes en retard de deux heures, leur dit le batelier. Vous ne profiterez plus de la marée. — Je m'en doutais ! » s'écria le pauvre Burton d'un ton mé- lancolique.
L'oncle Simon mettait le pied dans le bateau quand Richard, voyant sortir de sa poche un bout de l'étui en question, l'escamota avec une merveilleuse dextérité, introduisit à la place le cervelas à l'ail, et fourra dans sa poche les couverts et les couteaux de notre oncle. Pen- dant cette manœuvre, qu'un escamoteur de profession n'eût pas terminée avec plus de bonheur, Jack, pour rehausser le prix de son ingénieuse adresse , accablait M. Simon de ces coups multipliés de l'index, qui, ainsi que nous l'avons déjà vu , étaient sa facétie de pré- dilection. M. et M™^ Burton riaient de tout leur cœur, et Richard leur disait : a Notre oncle sera aux premières loges (expression fort élégante! ) pour savourer l'odeur de mon cervelas à l'ail. )>
Les premiers coups de la rame faisaient avancer le ba- teau, quand un hurlement prolongé se fît entendre sur le bord de la rivière ^ un gros chien de Terre-Neuve poursui- vait la nacelle de ses cris plaintifs et de ses regards déso- lés. {( Diable! s'écria Richard, c'est mon Carlo-, il m'aura suivi sans que je l'aie aperçu. Je ne voudrais pas le perdre pour cinquante guinées. Il faut absolument que je descende et le ramène à la maison. Quel contre-tems ! Au surplus , c'est un chien fort doux. »
L'insinuation était facile à saisir, malgré la réticence de M. Richard. On possédait déjà M. Charles Dugazon cadet et le chien deM"*" Snubston : c'était bien assez sans doute ^ y ajouter le chien de Terre-Neuve c'était trop.
322 LE PIQUE-NIQUE
Cependant il fallait se résoudre à Taccepter ou à perdre M. Piichard, dont l'esprit, la grâce, l'adresse, la gaîté sont déjà familiers au lecteur, et sans lequel nos voya- geurs eussent été fort embarrassés pour s'amuser. Un pacte fut donc conclu , d'après lequel on assigna au chien Carlo une place sur les paniers qui encombraient la poupe du navire , mais sous condition expresse , ajouta l'oncle Si- mon , que le nouveau convive se tiendrait tranquille, et qu'il ne bougerait pas pendant la traversée.
Cette complaisance éveilla toute la gratitude de Pà- chard, qui se mit à remplir aussitôt, dans leur éten- due la plus vaste, ses fonctions d'amuseur en titre. Sa première plaisanterie fut un peu forte. Pour effrayer M''" Snubston, il fit semblant de sauter dans la Tamise, prit son élan , retomba lourdement dans le bateau qu'il ébranla, et fut sur le point de le faire chavirer (i). Per- sonne n'eut envie de rire^ et M. Simon lui-même fit sentir à son protégé qu'il devait renfermer dorénavant sa gaîlé dans des bornes plus étroites et moins dange- reuses. Forcé de renoncer aux épigrammes en action , M. Richard dirigea les forces de son intelligence vers une espèce de plaisanterie plus offensante que périlleuse. <( Savez -vous, demanda-t-il , quelle différence il y a entre lord Eldon et le chevalier Méchard? » Personne ne pouvait répondre. « C'est, reprit Jack, que l'un est ex-chancelier, l'autre ex-cJiandelier.nToni le monde de rire, excepté les Méchard-, et un nouveau coup destoc, frappé par l'index du mauvais plaisant, alla meurtrir le
(i) Voguer sur la Tamise est un des amusemens favoris des bourgeois de Londres. Il se passe peud'anne'es où des bateaux cliarge's de monde ne fassent naufrage dans cette traverse'e assez pc'rlUeuse; souvent les passa- gers sont ivres , et quelque plaisanterie semblable à celle de Jack Richard entraîne la perte du bâtiment.
ou PRÉPARATIFS POIR LE PLAISIR. 323
coté (le Fonde Simon. Un calembourg, qui succéda à ces agréables nicéties, fit rougir et tousser les dames, jeta «lans la confusion les demoiselles , et assura le triomphe définitif de M. Jack.
Cependant on approchait du pont du Yauxhall. T^jme i3Qrton, pour opposer une digue à la gaîté un peu indiscrète de Thomme d'esprit , proposa de commencer le concert. M. Burton , inexorable dans ses principes , objecta que, suivant le texte du programme , les exécu- tans ne devaient commencer qu'au moment même où le bateau passerait sous le pont. Il tira de son portefeuille , pour prouver 'son assertion, une grande pancarte à raies bleues et rouges où se trouvaient inscrites les dispositions préalables du concert. Son objection fut repoussée par les dames , et M"^ Zéphyrine Méchard déroula son cahier de musique.
« Ah! Dieu! s'écria-'t-elle.
— Qu'y a-t-il donc ? demandèrent toutes les voix des- personnes présentes.
— Au lieu de m'envoyer la grande scène de Médée, ils se sont trompés de cahier. Moi qui me suis donné tant de mal pour l'apprendre !
— Si mademoiselle peut le chanter de mémoire ?...
— Impossible !
— Que vous êtes étourdie, Zéphyrine! dit la mère d'un ton sec. Eh bien ! chantez la musique qu'on vous a envoyée.
— Mais, maman, reprit Zéphyrine les larmes aux yeux, et brandissant le fatal morceau de musique , je ne peux pas chanter l'ouverture du Freyschutz , peut-être? »
On convint de la justesse de cette observation ^ et M. Frédéric Dugazon déclara qu'il serait trop heureux de suppléer autant qu'il serait en lui à ce malheur véri-
3^4 lE PIQLE-MQLE
table , en exécutant le concerto de Nicholson , qui occu- pait la seconde place sur la liste. Alors , de l'air d'un homme qui goûte d'avance l'admiration dont il va être Tobjet, il tire sa fliile de l'étui de peau : hélas ! un des morceaux de l'instrument était resté à la maison.
Ce nouvel accident portait le dernier coup aux jouis- sances harmoniques sur lesquelles on avait compté. Non- seulement le concerto de flûte devenait impossible, mais la romance avec l'accompagnement de flûte obligé se trouvait enveloppée dans le même désastre. Il ne restait que la guitare: or, un malheur ne va jamais seul 5 et M''" Anaslasie Corinne Méchard, en tirant cet instrument de son étui, s'aperçut qu'il lui manquait trois cordes. Tant de désappointemens successifs avaient bronzé, si je puis le dire , la patience des auditeurs bénévoles : ils ap- prirent cet événement avec une fermeté stoïque, et quand ]\r'^ Anastasie (décidée par les murmures mena- çans que sa mère faisait sourdement retentir à son oreille ) annonça qu'elle ferait de son mieux, et que, malgré le désagrément des cordes cassées, elle essaierait de chan- ter une romance avec accompagnement , tout le monde lui témoigna une sincère reconnaissance. Elle saisit d'un air assez triste l'instrument désorganisé , et fit vibrer de son mieux un arpège privé de deux ou trois des notes qui constituent le Rouble accord parfait. Le débris du grand concert commença enfin :
« Bonheur {^double arpège^ de la mélancolie (^arjjége)...
« Ah ! mon Dieu !
» Triste plaisir (^arpège)...
» Quels sons abominables !
» Viens régner sur mon cœur
( arpège arraché açec colère^.
ou rnÉPAnATiFS roui\ le tlaisiu. 3^5
» Mais, maman, je vous avais bien dil (]U(j co mamlit instrument n'irait jamais !
» Jf te préfère ( arpège )
» Encore une corde cassée !
» A la folie ( arpège ) ,
» Sans accompagnement, cela ne signifie rien!.,.. » Et je veux ( arpège ). . .
» En vérité , il faut que vous m'excusiez-, cela est im- possible ! » Et la guitare tomba des mains de notre canta- trice désespérée.
M. Claudius Burton commençait à croire qu'un plai- sir acheté à grands frais, préparé avec fracas, peut bien ne pas être très-vif : observation qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de faire, malgré toute la philosophie dont il se targuait à juste titre. Sa montre à répétition sortit de sa poche \ un long soupir s'échappa de son sein ^ il toussa, et dit : a C'est inconcevable, il est une heure, et nous n'avons encore eu que des contrariétés !
— Une heure! s'écria M™" Burton. Mon ami, il faut vous baigner les yeux.
— Mais , ma chère, je n'ai encore aperçu qu'un petit coin de paysage^ mon bandeau sur l'œil me gène, et je vous assure que je ne souffre pas le moins du monde. »
En dépit de ses efforts et de ses pathétiques discours, il fut obligé de se résigner aux soins touchans qu'on lui prodiguait et de garder ce bandeau vert qui l'empêchait de (( jouir, comme il le disait, des beautés de la nature. » Un silence morne régna pendant quelques minutes. En- suite un bateau à vapeur vint à passer près de l'esquif de nos bourgeois. C'était pour Burton une admirable oc- casion de briller, en présence de M. le président Duga-
326 LE PIQUE-NIQLE
zon, et de déployer la science récemment acquise dont il avait si grande envie de se prévaloir. Il avait déjà pensé à rendre son nom célèbre en donnant des leçons publi- ques à Tathénée scientifique dont il était membre ^ et saisissant avec empressement cet heureux prétexte de dé- velopper son éloquence didactique :
« Qu'elle est miraculeuse, s'écria-t-il, la science de la mécanique, unie à la statique ! Je me sens saisi d'admi- ration , par le soudain aspect de cet instrument ingé- nieux , qui vogue sur la surface des vagues écumeuses , comme le Levialhan et le Mammouth... Vous désirez sa- voir , messieurs , les moyens , l'organisation des ma- chines à vapeur... Je vais vous mettre au fait de ce mystère... Un mot, messieurs, un seul; la friction, le pouvoir de la friction l Imaginez donc , concevez et re- présentez-vous deux roues ou nageoires, comme vous A'oudrez, tournant diamétralement , c'est-à-dire à la fois , sur leurs axes, la progression se trouvant en proportion
inverse de la force de rotation et la force centripète
combattant la force centrifuge
. — Prr interrompit M. Simon ; j'aime mieux la
musique.
— J'oserais croire, M. Burton, reprit le président de la fameuse académie... qu'il s'est inl. oduit une erreur de peu d'importance dans votre exposé de la théorie
que vous nous avez développée Par exemple, je
doute de l'exactitude de ce que vous venez d'avancer sur la force centripète des axes. Mais nous reviendrons là-dessus, quand nous serons assis autour du tapis vert du club académique. — Allons, Frédéric , le TeDemnl n
On se mit à chanter le Te Deum, et cela n'allait pas trop mal. A la huitième mesure, Jack Richard, ennuyé de son repos, et qui depuis un quart-d'heurc n'avait
ou PRÉPARATIFS POUR LE PLAISIR. 32^
commis aucune mauvaise plaisanterie (ce qui l'affligeait beaucoup), tira de la poche de son gilet l'un de ces iiislrumens d'airain , dont le son aigre , vibrant comme la chanterelle d'un violon de ménétrier, perçant comme le dernier /a d'une clarinette de corps-de-garde 5 enfin une de ces éclines venues de Germanie (i) pour la désolation des oreilles musicales. Il en fit jaillir un accord ou plutôt une dissonnance si terrible , si infer- nale, que le chien de M"^ Snubston se mit à aboyer, Carlo à hurler, le petit Charles à crier. C'était un tu- multe et une confusion de bruits rauques et épouvan- tables, dont j'essaierais en vain de peindre l'efiet lu- gubre. L'oncle Simon, tout courroucé, et voyant Carlo, debout sur les paniers, ouvrir une gueule énorme d'où sortait un volume de sons considérable, l'ajusta avec une pomme qu'il avait à la main -, seule vengeance qu'il pût, exercer. Le projectile, lancé avec force, au lieu d'aller à son but, passa par-dessus la tête de Carlo et tomba dans la Tamise, à une toise environ du chien de M. Richard. Ce dernier (c'est l'animal que je veux dire) prit le change sur les intentions hostiles de l'oncle Si- mon , et crut que l'on voulait mettre à l'épreuve son savoir-faire. Aussitôt Carlo de s'élancer, de mordre la pomme, de la rapporter en triomphe, et tout dégouttant d'eau , tout joyeux de son exploit, de sauter dans le ba- teau qu'il inonde, secouant sa queue , mouillant les robes des dames , et maudit par tous ceux auxquels il voulait plaire. Après quoi il reprit gravement sa première place, d'un air de satisfaction inexprimable.
Si M. Richard avait pu lire dans la pensée de ses com-
(i) Petits instrumens de cuivre qui rendent plusieurs sons à la fois , et qui sont fort communs à Paris depuis quelques mois.
3^8 LE riQUE-NlQX-E
pagiions àe route , il y aurait trouvé de quoi le guérir pour toujours du péclié d'orgueil. L'oucle Simon lui- même le regardait de travers. Mais comme les règles im- posées par la bonne compagnie ne permettaient pas aux victimes d'exhaler tout leur courroux contre celui qui le causait , on se contenta d'accabler le pauvre Carlo de tous les opprobres^ de toutes les épithèles injurieuses que Ton ne pouvait adresser au maître. L'homme d'esprit s'aperçut bien de cette attaque indirecte : pauvre garçon ! il sentit sa position-, et son visage toujours riant prit lui-même une teinte de mauvaise humeur et d'embarras.
Toutes ces circonstances amenèrent un intervalle de silence solennel. En vain, M. Burton, par deux ou trois citations, essaya-t-il de ranimer la conversation j il per- dait ses peines.
{( Un observateur profond et plùlosophe , s'écria-t-il enfin dans son style fleuri, s'il nous apercevait ainsi vo- guant sur la superficie de l'onde azurée, sans mot dire, et d'un air assez triste, nous prendrait certainement pour une société de ces ombres malheureuses que Caron con- duit dans sa barque, sur le Styx. »
On ne répondit rien. Jack Richard prit courage, et s'efforçant de sourire : « Allons , dit-il , le passé est passé -, ce qui est fait est fait. Je suis désolé , parole d'honneur, d'être la cause innocente d'un petit incident qui a jeté de l'eau dans notre barque et de la froideur dans nos amusemens.
— De la froideur ! reprit J\r^* Snubston j vous pouvez bien appeler cela de la glace. Regardez-moi ^ voyez mes manches à gigot, et ce qu'elles sont devenues ! »
En effet, on vovait ces manches, autrefois gigantesques, retomber en plis humides sur les bras maigres de M"*^ Snubston.
ou PRÉPARATIFS POUR LE PLAISIR. Sof)
(( Jack, dit M. Simon, c'est bien mal à vous de nous avoir amené ce vilain animal, x) Il montrait du doigt Carlo , qui se leva pour répéter la scène dont il venait d'être le héros. « A bas î à bas ! » s'écrièrent toutes les voix.
Cependant l'odeur de l'ail , s'cxhalant de la poche de l'oncle Simon , où Richard avait emprisonné le cervelas, eonlinuait à affecter de la manière la plus désagréable les organes olfactifs de notre oncle. Il avait laissé échap- per de tems à autre quelques exclamations assez vives, qui avaient singulièrement réjoui M. Jack. Enfin M. Si- mon se résolut à débarrasser la société de cette odeur insupportable. Le bateau voguait au milieu de la Tamise. M. Simon introduit sa main dans la poche du mauvais plaisant , en relire tout doucement le paquet qui s'y trouve, et croyant jeter le cervelas dans le fleuve, il y pré- cipite... hélas! son fameux étui de chagrin noir, tout rempli de cuillers et de fourchettes, que Jack, comme on l'a vu plus haut, lui avait adroitement escamoté. A peine l'étui a-t-il touché l'eau, qu'il s'enfonce par son propre poids -, et M. Simon , qui croit avoir fait un chef- d'œuvre, a bien de la peine à ne pas éclater de rire.
Pendant que l'oncle, tout triomphant, siffle un vieil air et se frotte les mains , on aborde. Une belle pelouse verte, un grand chêne, s'offrent aux regards des dîneurs. Quel site plus favorable aurait-on pu choisir pour le repas ! Chacun se préparait à trouver enfin , dans les dé- lices du festin champêtre , une consolation gastronomi- que. Rien n'est plus social, plus pacifique, plus propice aux réconciliations que l'approche du dîner. On oublie ses torts et ses accusations mutuelles; un compagnon de table est un ami donné par la nature. Incidens fcicheux,
33o LE PIQL'E-NIQLE
maladresse de Carlo, désappointemens, concert mutilé, cris de Tenfant, tout fut oublié. On alla jusqu'à dire quelques mots d'amitié aux deux animaux et à l'enfant gâté. Enfin Burton vit naître, vers les trois heures, l'aurore du beau jour qu'il s'était promis.
On commençait à défaire les paquets, et à prendre place sous le chêne, quand un grand laquais tout essouf- flé arriva en courant >
(( Messieurs et dames, je vous demande bien pardon, mais on ne peut pas dîner ici \ c'est le propriétaire, Sir Grégoire Gromper, qui l'a expressément défendu.
— Quoi, dit Burton ^ quelle détérioration pouvons- nous faire subir à la propriété du baronnet ?
— Je ne pourrais pas vous le dire j mais nous avons des ordres précis , et nous sommes forcés de les exécuter.
— Allons I )) dit Burton en soupirant et en tirant sa montre. On se rembarqua. Le premier endroit du rivage où le bateau vint toucher offrait une situation plus pit- toresque encore que la première. INIais un grand poteau planté sur le bord de la Tamise supportait un écriteau avec une inscription philanthropique ainsi conçue :
vous ETES PRIÉS DE NE PAS VOUS ARRETER ICI POUR DÉJEUNER ou DINER (l).
La formule était polie -, mais l'injonction qu'elle en- veloppait n'en était pas moins désagréable. Nous pou- vons même ajouter que ces propriétaires si peu hospita-
(i) L'Angleterre est le pays des c'crlteaux. Un proprie'tairc annonce ses volonte's , prc'vient les chasseurs que son donnaine n'est pas de leur res- sort, avertit les voyageurs qu'il a place des chausse - trapes dans ses jardins; le tout au moyen d'e'crlteaux.
ou PRÉPARATIFS POUR LE PLAISIR. 33 I
liers ont bien quelques raisons à alléguer pour excuse de leur conduite. Sans doute M. Burloii et M^^*-* Snubsloii n'auraient ni brisé les brandies, ni arraclié le gazon, ni détruit les haies , ni jeté des pierres dans les carreaux de Sir Grégoire-, mais je ne voudrais pas jurer que M. Ri- chard ne se fut rendu coupable d'aucun de ces méfaits; et l'on sait que les Richards sont fort communs en ce monde. )>
Enfin Ton trouva un emplacement libre. « A l'œuvre, messieurs et mesdames ! s'écria gaîment Burton -, que tout le monde mette la main à la pâte. Du courage et de l'activité. »
On obéit -, et telle fut en efifet l'activité générale, qu'une scène de confusion inexprimable fut le résultat des ordres du général d'armée. Avant que l'on fût parvenu à dres- ser le couvert , dix tasses , huit assiettes et quelques soucoupes, brisées par la brusquerie des mouvemens de nos convives , avaient jonché le gazon de leurs débris. On ouvre le panier de M""^ Dugazon, et l'on y trouve quatre beaux poulets et une langue de veau... dans leur état naturel et attendant encore la cuisson ! La servante de M""*" Dugazon , chargée de cet approvisionnement , et à laquelle sa maîtresse n'avait pas indiqué d'une manière spéciale et positive si les poulets et la langue de veau de- vaient être cuits avant de prendre place dans le panier, s'était contentée d'exécuter à la lettre l'ordre qu'elle avait reçu.
Dans un état de haute civilisation , la viande crue est rarement admise ; on fit donc tout ce qu'il y avait à faire. On gronda beaucoup, et l'on replaça les inutiles comes- tibles dans le panier qui les avait apportés. Le repas se trouvait singulièrement réduit par cet événement; et l'oncle Simon se repentit un peu d'avoir sacrifié le cer-
332 LE PIQUE- M QUE
vêlas de Jack. Cependant il y avait encore des vivres^ et tout le monde comptait sur le pâté de pigeons que j^jme ]3urton avait eu soin de commander de fort longue main. Ce pâté, bien enveloppé dans du foin, de la paille et du papier bleu, avait été placé à la poupe du bateau -, et les bateliers chargés de déposer la cargai- son, dont ils ignoraient la na'ure, avaient entassé sur le paquet de papier bleu tous les autres paquets, jusqu'au panier de vaisselle inclusivement, panier qui avait servi de trône à M. Carlo pendant toute la traversée; si bien que lorsqu'on voulut voir en face le pâté de pigeons, on ne trouva plus qu'une informe masse de croûte pulvéri- sée, de jambon pilé, de fragmens de porcelaine, le tout réduit en une espèce de plumpouddmg délayé dans l'eau de la Tamise ; triste et épouvantable spectacle !
« Il y a de quoi damner un saint , s'écria Burton ! » Assertion dont personne ne contesta la vérité. On voulut cependant s'assurer si les débris du pâté étaient mangeables. Impossible , à moins de courir le risque de s'étrangler à chaque instant. Alors Burton se livra sans réserve à son désespoir , on pourrait même dire à sa fu- reur. Carlo s'était emparé du pâté qu'il exploitait à belles dents \ il se montrait maître-passé dans l'art de séparer la porcelaine du jambon. Le chien de Mlle Snubston , allé- ché par l'odeur , mais contenu par la crainte , annonçait sa colère , son désir et sa terreur par des grondemens sourds , auxquels Carlo répondait par des coups de dents ; une bataille s'ensuivit , et ajouta un surcroît de trouble à cette déplorable journée.
On ouvre un autre panier ; tout n'est pas perdu. Voici le jambon de M. Tyrrel , dans un état de parfaite con- servation. 11 ne faut avec cela que du vin , la salade de MlleSnubslon, du pain... Du pain ! quoi! le grand comité
ou PRÉPARATIFS POtll I.F PLAISIR. 333
(le vivres , convoqué par M. Biirlon , a oublié que le pain est un aliment nécessaire de tout dîner moderne ! Où en trouver ? il se fait tard ^ le ciel se couvre; Twic- kenham est fort éloigne. Se résoudre à employer, au lieu de pain , les biscuits du dessert , est une triste né- cessité , surtout quand depuis trente jours on rêve à l'excellent repas, au festin complet du 24 août. Mais il n'y a pas à balancer : on cherche , on trouve enfin le panier du dessert. Derrière un arbre, l'intéressant enfant de M""' Du gazon se livrait à un divertissement fort ingénieux. Au moyen d'un pelil bâton, il avait piatiqué un trou au panier , et employait tous ses efforts à en extraire une certaine pomme qu'il avait convoitée. Le bâton violem- ment agité, atteignit une bouteille fermée avec soin, où étaient contenus les ingrédiens de la salade : huile, vinaigre, moutarde, ruisselant à travers les gâteaux et les biscuits , en firent une autre espèce de salade impro- visée. Je n'ai pas besoin de dire que l'auteur du chef- d'œuvre, M. Charles Dugazon partagea dès-lors avec Cupidon et Carlo l'exécration commune.
(( Voilà ce que c'est, dit l'oncle Simon , en jurant sans cérémonie, que d'amener avec soi des enfans gâtés !... «
Jack Richard , au milieu de ces scènes variées et tra- giques , s'aperçut que l'étui de notre oncle allait devenir nécessaire. Certain de l'avoir fourré dans sa poche, il le cherche , ne le trouve pas , court vers le bateau , l'exa- mine et le visite de la poupe à la proue, secoue tous les paniers : M. Simon voit son embarras, et juge qu'il est tems de l'en tirer.
a Mon pauvre Jack , ne cherchez pas tant. C'en est fait de lui ; vous ne le re verrez de votre vie.
— Lui ! que voulez-vous dire ?
334 ^^ PIQUE-ICIQLE
— Ma foi, celte odeur m'était insupportable : je vous ai escamoté le cervelas italien avec une dextérité parfaite , et je Tai jeté au beau milieu de la Tamise , les poissons s'en régalent à l'heure qu'il est.
— Ah ! mon Dieu, s'écria Eichard, pendant que l'oncle Simon riait de tout son cœur... Tous dites que... mais non... vous plaisantez.
— Non , c'est la vérité même !
Ah ciel ! avant d'entrer dans le bateau , j'ai mis dans
ma poche votre étui et glissé mon cervelas dans la vôtre. »
Personne ne put s'empêcher de rire de ce dénoue- ment imprévu. Quant à M. Simon , il devint pâle comme... mais toute métaphore serait impuissante et men- songère. H resta immobile quelques minutes, fouilla dans ses poches, en tira le malheureux remplaçant de son étui, et prononçant le plus positif des God dem , le jeta par terre avec violence. Puis il boutonna son habit du haut en bas, tira ses manchettes, murmura à l'oreille de Jack deux mots menaçans , et, fronçant le sourcil , dit tout haut à Burton : « Tout ceci vient de vos maudites par- ties de plaisir , monsieur 1... » Après quoi , il s'achemina vers Twickenham , bien résolu d'appeler sur le pré ce M. Piichard , naguère si admiré , et d'exclure les Burton de son testament et de ses codicilles.
Cette explosion acheva de tout assombrir. Une mau- vaise humeur générale ajouta encore au malaise et au dé- sagrément d'un dîner aussi mesquin. Un seul couteau servit à tous les convives; on coupa le jambon par tran- ches , et Ton but le vin de Sir John Méchard. Vainement Jack Puchard tenta de réveiller une gaîté que tant de malheurs avaient étouffée. Ses facéties jouèrent de mal- heur. Il frappe Burton de ce coup de son index , qui
or rnr.PAt^ATiFS vovv. le plaisir. 335
passait , il y aune denii-heurc, pour une excellente plai- santerie. Mais Burlon lui répond d'un air solennel : «Monsieur, je vous demande en grâce...» Jack se tourne alors du côté de M. Tyrrel jeune , dont il espère avoir meilleur marché.
« > ous n'avez pas dit grand'chose aujourd'hui, jeune homme-, mais voici (en montrant le mets apporté par M. Tyrrel) une langue qui parle pour vous. Elle est excellente. »
On entendit quelques paroles voltiger sur les lèvres de M. Tyrrel -, et Jack Richard, qui crut distinguer une expression de mécontentement qui approchait de l'in- sulte , laissa tranquille le fils du dentiste. Tous ses efforts pour être plaisant et aimahle échouèrent également au- près de tous les membres de la réunion ^ on le trouva im- pertinent, grossier, ridicule, arrogant. Ce jugement était-il trop sévère ? Je ne sais : il y a bien des Richards dans la haute et dans la basse société; je ne veux me mettre mal avec personne. D'ailleurs le pauvre Jack a cessé de vivre: une indigestion l'a enlevé au monde, la semaine dernière. Que Dieu veuille avoir son ame!
Je ne décrirai pas les dernières heures de ce 2^ août, déplorable exemple de la fragile base sur laquelle re- posent les espérances humaines. Le gazon était humide 5 les chauves -souris effleuraient le front des convives^ Carlo mettait son museau sous leur nez 5 Cupidon les mordait aux jambes ; M. Charles éprouvait les effets d'une mauvaise digestion 5 IM"^ Snubston s'était enrhu- mée. Il était nuit quand on se rembarqua. La pluie sur- vint et mit le comble à tant d'infortunes. Au milieu des hurlemens des deux chiens et de l'enfant , la caravane mouillée, endormie, harassée, débarqua, sur les deux heures du malin , près du pont de Westminster.
XXVI. 23
336 LE PIQUE-NIQUE.
Demandez au savant M. Burton pourquoi la plus agréable des journées est devenue un véritable supplice , pourquoi tant de soins n'ont abouti qu'à de si déplora- bles résultats? il vous répondra sans doute qu'il ne s'y est pas pris assez long-tems à l'avance , et que l'année pro- chaine il commencera ses arrangemens et ses préparatifs le jour de Noël.
(New Monthly Magazine,)
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEALX-ARTS , DU COMMERCE, DES ARTS INDUSTRIELS, DE l'a GRI CULTURE , ETC.
sciences ?âStaftttciïc5*
Température souterraine aux États-Unis. — . Nous avons inséré dans notre 49^ numéro un éloquent exposé du système de M. Cordier sur l'état intérieur de notre globe et sa température souterraine. Ce savant nous adresse une note sur celle de l'Amérique, dans la cir- conscription des Etats-Unis, que nous nous empressons de communiquer à nos lecteurs :
Nous n'avions, dit M. Cordier, qu'une expérience relativement à la loi que suit aux États-Unis l'accroisse- ment que la chaleur souterraine éprouve dans l'intérieur du globe à raison des profondeurs. L'auteur de cette pré- cieuse expérience , M""^ Marie Griffith , qui cultive les sciences avec une grande distinction à New-Brunswick , m'a récemment écrit pour m'informer que ce qu'on a pu- blié à ce sujet avait besoin d'être rectifié. Voici les expres- sions de sa lettre, qui est datée de Charlieshope , New- Brunswick, New-Jersey, ii juillet 1829.
« M une inexactitude grave s'est glissée dans les
observations que M. le professeur Hitchcock a exposées à la suite de sa traduction de votre travail sur la tempé- rature de la terre. M. Hitchcock dit qu'au rapport du journal des sciences américain , rédigé par M. Silliman ,
338 ^OVVELLES DES SCIENCES,
(les exptMiences ont été réccmm(.'nt faites à INew-Brunâ- wick (New-Jersey) sur la température des eaux souter- raines^ et qu'à la profondeur de 25o pieds (anglais) la température d'une source rencontrée par la sonde a été de 52 degrés (Fahrenheit), tandis nue celle d'une autre source qui a jailli du même trou, à la profondeur de 894 pieds, était de 54 degrés, ce qui donne un accrois- sement de chaleur d'un degré pour une profondeur de 72 pieds. M. le professeur Hitchcock ajoute : « Puisque, » d'après la théorie de M. Cordier, le climat des diffé- » rens pays est en rapport avec l'épaisseur de l'écorce de » la terre , et que le climat d'Amérique est , aux mêmes » latitudes, plus froid que celui de l'Europe, il devait » s'ensuivre que l'augmentation de la chaleur souter- » raine serait moindre aux Etats-Unis que dans cette » dernière partie du globe. » L'exposé du fait isolé , sur lequel cette conséquence repose, a besoin d'être rectifié. Il fallait dire 294 pieds au lieu de 894, et conclure que l'accroissement de chaleur est d'un degré (Fahrenheit) pour 22 pieds de profondeur au lieu de 72. C'est moi- même qui ai fait cette expérience et qui l'ai décrite. M. Disbrow (qui a fourni à M. Silliman la notation qui doit être rectifiée) n'était que l'artiste qui a mis en œuvre la machine à forer. Le puits dont il est question est situé sur ma ferme, et ce fut pendant la durée de l'opération que je changeai d'opinion sur la théorie que Halley a donnée relativement à l'origine des sources (i). »
L'observation de M"^ Griffith , ainsi rétablie , paraîtra
(i) Les recherches et les opinions de Mme Griffith sur cette matière importante sont consigne'es dans un petit ouvrage qu'elle a publia, sans nom d'auteur , sous le titre suivant : An essay on the art of buring the earthfor the oblainnient of a spontaneous flow of\vater with hints to- wards forming a ne^v théorie for the rise of waters.
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 33c)
sans (lotilo inli^rcssante à tous t'gards. Traduits en me- sures françaises, les nombres obtenus donnent un accrois- sement progressif d'un degré centigrade, pour i2 mètres de profondeur. A la vérité ce résultat ne doit pas être pris au pied de la lettre, puisque les notations ont été recueillies sur des filets d'eau dont la température ne représentait vraisemblablement pas d'une manière exacte et absolue celle des zones de terrain dans lesquelles on les a rencontrés^ toujours est-il que l'on peut conclure que , dans cette partie de l'Amérique , la chaleur souter- raine croît rapidement avecles profondeurs, et qu'il est probable que la loi de cet accroissement se rapproche plutôt des maxima observés en Europe que des mînima. J'ajouterai que ceci n'est point en contradiction avec la différence qui existe entre le climat des parties de l'Amé- rique septentrionale et de l'Europe qui sont situées aux mêmes latitudes^ car, à latitude égale, les climats dé- pendent en très-grande partie des causes extérieures , et la puissance de ces causes, à la surface de certains pays, peut être telle qu'elle diminue de beaucoup l'influence fondamentale et continuelle d'une température souter- raine assez élevée pour que la loi de son accroissement, dans la profondeur, suive une progression rapide.
Rochers de corail. — On a supposé long-tems que les rochers de corail dont la base repose sur le lit de l'Océan appartenaient au règne végétal; mais, depuis, il a été positivement démontré que ces masses énormes devaient leur existence à certaines espèces de polypes. Une partie de l'Angleterre est assise sur des fondemens de cette na- ture ; le corail fossile se rencontre dans quelques-unes de ses roches détachées, et un grand nombre d'îles entre les tropiques ont pour base des rochers de corail. L'ordre et
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la régularité avec lesquels ces prodigieux amas de ma- tières solides sont construits , l'apparente faiblesse des moyens que la nature emploie pour parvenir à son but, ne sont pas moins surpi enans que l'immense quantité de rochers de ce genre dont on a reconnu Texistence.
L'Océan méridional renferme plusieurs milliers d'iles, notamment dans TArcliipel Indien , et tout autour de la Nouvelle-Hollande , qui doivent leur origine à diverses tribus de polypes, telles que les cellepores, lesisis, les madrépores , les millepores et les tubipores. Il est in- croyable avec quelle rapidité ces animaux exécutent leurs travaux ^ on les rencontre en'masses considérables dans des lieux où peu auparavant ils étaient inaperçus, et l'on ob- serve que la navigation des mers où ces espèces d'animaux abondent est rendue de jour en jour plus difficile par le nombre infini de récifs qui s'élèvent de toutes parts . et qui formeront avec le tems de nouveaux archipels , et peut-être de grands continens. Ces récifs sont plats à leur sommet , et s'élèvent perpendiculairement. Des offi- ciers de marine qui s'en approchèrent et jetèrent l'ancre à une très-petite distance de leurs bords , ne trouvèrent point de fond à 5oo brasses ou 900 pieds de profondeur. Quelle suite intéressante de recherches géologiques n'of- frent point les merveilleux progrès de ces masses énormes formées par des zoophytes marins, qui , rangés dans la dernière classe du règne animal , sont cependant les ou- vriers qui donnent à la terre sa forme présente !
Aussitôt que le sommet du récif est à fleur d'eau, et qu'il reste à sec à marée basse , les polypes cessent d'é- lever leur construction 5 mais le rocher ne tarde pas à être recouvert d'une couche épaisse de débris de coquil- lages et de corail, qui bientôt calcinés par la chaleur du soleil , et réunis par le sable calcaire introduit dans
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leurs iiilersiices, forment une masse solide assez élevée pour n'être submerijée que dans les plus hautes marées. De nouveaux débris accroissent la hauteur du récif j les restes d'animaux marins, mêlés au sable qui s'amoncèle , constituent une espèce de sol oû les semences apportées par les flots, ou par le vent , prennent racine et cou- vrent de verdure la surface blanche et polie du rocher. Des troncs d'arbres, entraînés par les rivières qui décou- lent des îles ou des conlinens, terminent leurs longs voyages sur cette plage déserte , apportant de petits ani- maux 5 tels que des lézards ou des insectes qui deviennent les premiers habitans de ces îles. Les oiseaux de mer , attirés par Tombrage des arbrisseaux , y construisent leurs nids, et l'oiseau voyageur , égaré dans sa route , vient y chercher un asile. Lorsque le sol s'est enrichi des dé- pouilles végétales des plantes et des arbres, et que l'œuvre de la nature est parvenue à toute sa perfection , l'homme se présente , construit sa hutte et prend en maître pos- session de ce nouveau monde.
Le capitaine Flinders , dans son Voyage aux terres australes , donne une description très-intéressante des rochers de corail qu'il découvrit sur la côte méridionale de la Nouvelle-Galles du Sud. Il débarqua sur l'un de ces rochers , qui était baigné par une eau très-claire j le sol que l'on apercevait à travers le cristal de ces eaux trans- parentes avait l'aspect d'un parterre émaillé de fleurs. Des coquillages de toutes espèces , tels que des cornes de cerfs, des tètes de nègres, des feuilles de choux , ou hippopes , etc. , et des champignons de mer , offraient aux regards les nuances les plus vives et les plus variées de vert , de rouge , de jaune , de brun et de blanc , sur- passant en éclat les planches de tulipes cultivées par les amateurs les plus recherchés. Les formes du corail, des
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coquillages et dos fangus, n'ëlaienl pas moins variées que leurs teintes ; cependant la splendeur de ce brillant tableau ne déguisait pas entièrement l'état de destruc- lion qui lui avait donné naissance.
La superficie du rocber ne présentait que des débris de corail de diverses espèces ; elle avait en général une teinte grisâtre, delaquclle sedélachaient desgroupesde têtes de nègres, qui, demeurés à sec, avaient été noircis par le tems. Les flancs du rocher paraissaient beaucoup moins durcis que le sommet , surtout du côté de la mer : l'eau s'y était creusé des réservoirs qui étaient garnis de corail vi- vace , d'oeufs de mer ou microscomes et de concombres pétrifiés. Un grand nombre de pétoncles était dispersé çà et là sur la surface du rocher; ils y demeuraient à demi entr'ouverts pendant la marée basse , ou se refer- maient avec grand bruit , lançant en gerbes , à trois ou quatre pieds de distance , l'eau qu'ils contenaient 5 cette eau et le bruit qu'ils font en se refermant permet- tent seuls de les distinguer du rocher. Mais il est tems de passer à la description que le capitaine Flinders fait d'une lie de corail qu'il trouva sur la même cote , et qui répand beaucoup de lumière sur ces étonnantes créations de la nature.
« Celte petite île est entourée de récifs de trois ou quatre milles d'étendue qui la mettent à l'abri des venls du sud- est; elle a à peine un mille de circonférence, mais elle gagne tous les jours du terrain , soit en étendue, soit en élévation. Il y a très-peu de tems qu'elle devait être encore semblable aux bancs de sable de débris de corail et de coquillages que j'apercevais autour de moi : tous étaient dans un état de progression très-marqué; les uns commençaient à devenir des îles qui étaient encore inhîibitables ; d'autres, à peine sortis de l'eau , n'offraient
DU COMMERCE, DE l'i^DUSTÎIIE , ETC. 343
aucune trace de vêgétalion, et jjlusieui'S étaient couverts par la mer pendant les hautes marées.
» Quand les animalcules qui construisent des bancs de corail au Tond de rOccan cessent de vivre , je pré- sume que leurs corps adhèrent les uns aux aulres , soit par l'effet de leur nature glulineuse, soit par quelque propriété inhérente à Teau de mer -, que leurs interstices se remplissent ensuite de sable où de corail pulvérisé, et que le tout forme à la longue une masse solide. T3'autres races d'animalcules se succèdent, travaillent et meurent comme les premières, jusqu'à ce que leur œuvre soit arrivé à la surface de Teau. On est frappé de Tinslinct merveilleux avec lequel ces petits êtres élèvent des murs perpendicu- laires, qui sont presque toujours opposés aux vents do- minans , et qui deviennent un abri protecteur pour cette industrieuse colonie. Ces murs sont en général plus élevés du coté de la mer 5 ils ont quelquefois plus de 200 brasses de profondeur.
» L'eau paraît être indispensable à l'existence de ces petits animaux ^ car lorsque le rocher est arrivé au niveau de la mer , ils cessent de travailler , excepté dans des trous placés au-dessous des plus basses eaux. Du sable, des débris de corail et de coquillages entraînés par la mer, s'entassent bientôt sur ces récifs, et les élèvent au- dessus des hautes marées^ mais ces parties n'ont plus entre elles la même adhérence que celles qui forment la base du rocher. Le nouveau banc ne tarde pas à être visité par des oiseaux de mer ^ des plantes marines y croissent, le sol se fertilise; une noix de coco jetée par le hasard germe sur ses bords ; des oiseaux de passage y déposent des graines fécondes. Chaque marée, ou plutôt (abaque coup de vent, apporte quelque chose à cette
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plage nouvelle , une île se forme , l'homme se présenle et s'en empare.
» La petite île que j'examinais avait fait assez de pro- grès pour supposer que, depuis bien des années, et sans doute depuis plusieurs siècles, elle était à l'abri des in- vasions de la mer j je distinguais cependant, sur le ro- cher qui formait sa base, du sable, du corail, des co- quillages dans un état plus ou moins complet de cohésion , des petits morceaux de bois , des pierres ponces et d'au- tres corps étrangers que le hasard avait mêlés à ces substances calcaires , mais qui n'étaient pas moins re- connaissables à l'œil , et qui avaient si peu d'adhérence au roc, que je parvins, sans beaucoup d'etTorts, à en dé- tacher quelques-uns. La partie la plus haute de l'île est entièrement composée de ces substances dans leur état naturel mélangées avec un peu de terre végétale ^ elle est couverte de filaos, de quelques autres espèces d'arbres et de buissons , dont les fruits sont la principale nourri- ture des perroquets , des pigeons et de plusieurs oiseaux de passage. L'île doit sans doute à ces oiseaux les pre- mières traces de la végétation qui l'embellit aujourd'hui.»
Traits caracténstique s des serpens venimeux. — Les serpens venimeux diffèrent entre eux par leur grandeur, leur force et quelques autres propriétés j mais ils présen- tent des traits caractéristiques qui les distinguent des classes inoffensives de serpens : ils ont la tête plate et couverte d'écaillés , la mâchoire large et le cou gros , leur peau d'une teinte sombre et bigarrée de couleurs moins variées et moins vives -, leur queue , plus aplatie , est moins alongée en pointe -, mais le trait principal qui les distingue se trouve dans la singulière organisation
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de leur mâchoire supérieure, à laquelle sont attachés uu ou deux crochets à venin qui portent le poison dans les plaies faites par Tanimal. Derrière ces redoutables cro- chets il en existe de plus petits destinés à les remplacer. Lorsque le serpent ne veut pas blesser de son venin, les crochets venimeux se courbent ou se cachent dans un repli de la gencive : ces crochets ne sont cependant pas mobiles \ Tos qui les soutient est seul doué de cette pro- priété : ils sont longs, crochus, fistuleux, ou creusés d'un canal et posés sur une glande placée au-dessous de l'œil. Cette glande sécrète une humeur venimeuse de couleur jaune , qui n'est ni acide , ni alcaline au goût , et que la pression des muscles pousse dans le canal de la dent lorsque l'animal est en fureur. Si le poison est in- jecté dans les vaisseaux sanguins, il devient mortel j mais on peut l introduire dans la bouche et dans Testomac sans aucun danger : car les hommes qui cherchent des vipères pour les pharmacies sucent leurs plaies aussitôt qu'ils sont mordus^ et j'ai vu, dans le Nouveau-Monde, des nègres employer le même moyen pour guérir les morsures des animaux venimeux. Lorsque la glande se déchire par l'extraction du crochet , l'effet du poison est entièrement détruit. Un des moyens en usage pour s'em- parer sans danger des vipères, consiste à exciter leur fu- reur en leur présentant un morceau de feutre qu'elles saisissent avec force , et que l'on tire à soi pour arracher leurs dangereux crochets. La chair des serpens, loin d'être empoisonnée, est très-nourrissante et passe pour un mets délicat chez les nations sauvages j les vautours et d'autres oiseaux carnassiers se nourrissent avidement et impunément de celle du serpent à sonnettes.
Les crotales, si connus sous le nom de serpens à son- nettes , abondent dans le îN'ouveau-Monde depuis le dé-
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troit de Magellan jusqu'au lac C!)amplain, sur les fron- tières du Canada. C'est sous la latitude la plus cliaude et la plus humide de l'Amérique, et dans les contrées où la culture a fait le moins de progrès, que ces serpens par- viennent au plus haut degré de grandeur, de force, et par conséquent où ils sont le plus redoulahles. On les divise en cinq espèces, qui ne diffèrent que par la taille, la force et leurs qualités m;dfai-antes. Le crotale boiquira, crotalus horridus, est le plus grand de tous et le plus for- midable. Toutes ces espèces sont vivipares , c'est-à-dire que les jeunes serpens naissent vivans et bien formés : ils sont en général au nombre de douze, et Ton prétend qu'à l'approche du danger ils se retirent aussitôt dans la gueule de leur mère. La longueur du crotalus horridus varie entre cinq et huit pieds \ sa grosseur égale le bras d'un homme : sa tète est couverte de plusieurs écailles posées comme un avant-toit au-dessus des yeux-, mais la partie du corps la plus remarquable est la queue, dont la propriété a donné le nom à ce reptile. Cette queue con- siste en une suite de jointures mobiles qui commencent à paraître lorsque le serpent est arrivé à l'âge de trois ans, et s'accroissent chaque année d'une nouvelle arti- culation. On reconnaît l'âge des serpens au nombre de ces articulations, qui s'élèvent quelquefois à quarante. Lorsque la queue est étendue, elle ressemble aux an- neaux courbes et enlacés de la gourmette d'un cheval ; elle se compose de petits os durs et sonores qui résonnent en se repliant les uns sur les autres. Quand le reptile est effrayé ou en colère, il agite sa queue, qui retentit alors comme une sonnette, et se fait entendre à une si grande distance, que les hommes et les animaux ont le tems d'échapper au danger qui les menace. Le serpent àsonncttes n'attaque jamais l'homme sans être provoqué;
DU COMMEnCE , 1>F. l'iMUSTHIE, ETC. 347
mais lorsqu'on le Iroublr, soil par ;i(rRlcnl, soit dans I inleiilion de l'irriter, il forme aussitôt de vastes spirales, dresse sa télé , et attaque avec une violence et une ra- pidité effrayantes celui qu'il considère comme son en- nemi, le blesse mortellement, et redouble ses morsures jusqu'à ce que ses forces soient épuisées.
La morsure du serpent à sonnettes ressemble d'abord à la piqûre d'une guêpe ou d'une abeille ^ mais bientôt la partie blessée se décolore, elle se gonlle, et de proche en proche l'enflure gagne toutes les parties du corps ^ la tête s'embarrasse, le délire survient, les convulsions et les évanouissemens se succèdent, et le malade suc- combe quelquefois au bout de trois heures. Si le teras n'est pas très-chaud , et que la colère du reptile n'ait pas été très-vive , il reste quelque chance de salut à celui qu'il ablessé. Lorsque l'effet du venin est plus tardif, il faut l'attribuer à la température, qui a tant d'influence sur toute la famille des serpens, qu'aux approches de l'hiver ils tombent dans un état de torpeur complète j mais ils reprennent leur pouvoir malfaisant à mesure que l'atmosphère se réchauffe. Le venin agit aussi plus ou moins promptement selon la capacité du vaisseau dans lequel il est injecté ; car , lorsque sa marche est moins rapide , il fait beaucoup moins de ravage. Cette observa- tion peut s'appliquer à toutes les morsures des animaux venimeux^ elle sert à expliquer l'inutiUté du traitement dans quelques occasions, et, dans d'autres, la guérison inopinée du malade sans le secours d'aucun remède.
On trouve la vipère naja, ou serpent à chaperon , ap- pelée par les Portugais cobra de capello , dans l'Inde et au sud de l'Amérique : elle est encore plus redoutable que le serpent à sonnettes, car sa morsure est toujours suivie d'une mort prompte et inévitable. Un de mes pa-
ôl\H nouvelles des sciences,
rens qui a passé plusieurs années dans Tlnde, m'a rap- porté qu'il avait vu mourir, en moins de sept minutes, trois personnes mordues par ce dangereux reptile. On a encore d'autres exemples de la rapidité prodigieuse des terribles effets de son venin (i) : cependant je ne doute pas qu'on ne reconnaisse rinfluencc ordinaire de la tem- pérature dans son action plus ou moins prompte. La longueur commune de la cobra de capello est de trois à six pieds, et sa circonférence de quatre pouces : sa télé est 'plus petite à proportion que celle du serpent à sonnettes et de la vipère -, elle est couverte de neuf pla- ques ou écailles disposées sur quatre rangs. La peau de ce serpent est si lâche autour du cou qu'elle lui laisse la faculté d'y ensevelir sa télé comme sous un capuchon , et l'on y remarque la figure d'une paire de lunettes. Ses yeux sont brillans et pleins de fierté -, sa mâchoire supé- rieure est garnie de deux crochets dont le mécanisme est exactement semblable à celui de tous les serpens veni- meux. Comme eux il s'enfuit à l'approche de l'homme; mais il est plus irritable, et redouble ses attaques avec encore plus d'emportement. Le corps droit, l'œil en- flammé et la gueule béante , il s'élance sur son adver- saire avec la rapidité d'une flèche, et le couvre aussitôt de morsures.
Le serpent à sonnettes et la cobra de capello ne se nourrissent que d'oiseaux et de petits quadrupèdes ; leur venin est soigneusement recueilli par les Lidiens, qui y trempent la pointe de leurs flèches, et Ton juge quelles blessures ces instruraens de mort font à leurs ennemis. Les symptômes qui suivent les morsures de ces serpens
(i) Voyez aussi à ce sujet le grand article insère' dans notre aoc nu- méro, sur l'Amérique méridionale.
DU COMMEncr , DF. l'iNDUSTHIE , ETC. 34^)
sont à peu près les mêmes, seulement ils diffèrent quel- quefois dans leurs eonséquences. Lu douleur, Tenflure et la pâleur suivent la marche rapide du venin dans toutes les parties du corps , et si les ressources de Tart ou celles d'une excellente constitution ne peuvent pas lutter contre ses effets mortels , la faiblesse du pouls, les vomissemens, la syncope , le délire, des convulsions et l'aspect livide de la peau annoncent que le terme fatal est arrivé.
La vipère d'Europe est considérée , après ces deux es- pèces de serpens, comme la plus venimeuse de toutes. Elle se distingue particulièrement par la ténacité de sa vie et la longueur de ses jeûnes; on a reconnu qu'elle pouvait se passer de nourriture pendant plusieurs mois sans en souffrir beaucoup. Le docteur Houlston rapporte, dans son traité des poisons , qu'ayant déposé une vipère dans la partie la plus basse de la grotte del Cane à Naples, dont le séjour est mortel aux animaux , à cause du gaz acide carbonique dont elle est remplie, cette vipère donna aussitôt des signes évidens de souffrance , fit des efforts pour s'élever le long du roc , et , ne pouvant y parvenir, elle tint la tête haute , et resta bouche béante pour aspi- rer l'air pendant environ neuf minutes , après quoi elle tomba sans mouvement \ mais, dès qu on l'eût retirée de la grotte, elle reprit toute sa vigueur et son agilité. Les chiens ne peuvent rester plus de quatre minutes dans cette grotte sans y périr, et Ton a vu de plus petits ani- maux expirer tout en y entrant.
Le coluher herus ^ ou vipère commune, n'a guère plus de deux pieds de longueur -, et il est bien rare qu'il s'en trouve qui aient trois ou quatre pieds. La mâchoire supérieure de ce reptile est armée de deux crochets à venin qui tirent leur poison de deux glandes semblables,
35o NOUVELLES DE5 SCIENCES,
à la grosseur près, à celles du sej-pent à sonneUes et de la cobra de capello.
Cette vipère, comme tous les autres serpens venimeux, n'attaque pas l'homme sans provocation, et le nombre ainsi que la profondeur de ses morsures dépendent de la violence de sa colère et du degré de chaleur de la tem- pérature , qui influe beaucoup sur la santé de ces rep- tiles. Le danger de la blessure dépend du tempérament de l'individu blessé, de la nature et de la grandeur du vaisseau déchiré par les crochets. La blessure peut être très-grave , mais n'être que locale si elle porte dans les vaisseaux ordinaires ; mais si l'artère est attaquée et qu'on n'y applique pas un prompt remède, le poison gagnera les parties nobles et manifestera ses ravages par les symp- tômes les plus effrayans : le malade périra s'il est jeune. Cependant ces exemples sont très-rares sous notre lati- tude, et le deviennent encore davantage en avançant vers le nord.
Les symptômes produits par la morsure de la vipère sont à peu près les mêmes que ceux que nous avons déjà décrits, et le traitement suivi pour sa guérison diffère très-peu : comme le venin de la vipère n'est pas aussi actif que celui du serpent à sonnettes et de la cobra de capello , il est inutile d'avoir recours à des remèdes aussi violens pour en arrêter les effets. Les hommes employés à la recherche des vipères se munissent toujours de la graisse de cet animal qu'ils appliquent aussitôt sur la morsure , et d'ordinaire avec succès. L'huile d'olive chaude, étendue sur la plaie et les parties environnantes, n'a pas moins d'efficacité et détruit l'inflammation : l'al- cali volatil , le laudanum , l'eau de luce , l'essence d'am- bre , réussissent très-bien. Orfila recommande d'ajouter
DU COMMEUCE, DE l'iKULSTIUE , ETC. 35 I
fleux parties d'alcali volatil liquide à deux parties d'huile d'olive, et de les appliquer le plus promptcment possible sur la plaie (i).Si le mal fait des progrès et que des symp- tômes alarmans surviennent, il faut étendre des causti- ques sur toutes les parties du corps, faire prendre au malade une combinaison d'alcali volatil, d'huile d'am- hre, et d'eau de luce ou de quelques autres anti-spasmo- diques aussi puissans, et lui faire boire du vin : ensuite , afin de porter à la peau et de tenir les vaisseaux sanguins en action , il faudra lui administrer, après chaque inter- valle de quatre ou six heures , dix grains de carbonate d'ammoniaque , et dix gouttes d'huile d'ambre. Des expé- riences récentes donnent aussi lieu de croire que l'on peut décomposer avec le chlore le venin des vipères, comme les virus siphilitique et rabique (2).
Le célèbre Fontana , qui a fait tant de recherches sur l'histoire naturelle des animaux venimeux, nous offre une variété d'expériences qui prouvent que le venin de la vipère et celui des serpens dont nous avons parlé, ne sont ni un acide , ni un alcali , ni un astringent , ni même un sel neutre, mais une gomme animale, dont les pro- priétés naturelles et chimiques sont absolument les mêmes que celle de la gomme arabique , avec la seule différence que la gomme arabique appliquée sur les bles- sures n'y produit aucun effet , tandis que le venin des serpens a la propriété de détruire le principe vilal : Fon- tana ajoute que si on se frotte la langue, Tintérieur de la bouche et du nez, et même le dedans de la paupière
(i) Orfila recommande aussi l'emploi d'une ligature au-dessus de la partie blesse'e,afin de pre'venirle retour du sang au cœur sans obstruer la circulation , et ensuite rappllcatlon des caustiques pour gue'rlr la blessure et les parties environnantes déjà le'se'es.
(2) Voyez, à cet égard, l'article inse're' dans notre 4^^ nunie'ro.
XXVI. -24
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;ivec ce poison, Usera sans eflet, et qu'on peut eu avaler une forte dose sans inconvénient. Mais si on l'applique sur la moindre écorchure , Tinflammation fait de rapides progrès et affecte bientôt toutes les parties du corps, non pas en accroissant l'action artérielle de la circulation , mais en détruisant Tirritabililé de la fibre musculaire et en amenant les solides et les fluides à un état de décom- position.
Les habitans dune huître. — Qui croirait, si des ob- servations microscopiques ne l'avaient démontré, que l'écaillé d'une liuître est un monde rempli d'une quantité innombrable de petits animaux, à coté desquels l'buître elle-même est un colosse ! Le liquide renfermé entre les écailles de l'huître contient une multitude d'embryons couverts d'écaillés transparentes, et qui nagent avec une extrême agilité. Cent vingt de ces embryons, rangés sur une seule ligne , ne donneraient pas un pouce d'étendue. Le liquide contient en outre une très-grande variété d'es- pèces d'animalcules d'une grosseur cinq cents fois moin- dre et qui répandent une lumière phosphorique. Ce ne sont pas encore là tous les habitans de cette demeure ', on y compte trois espèces de vers très-distinctes, appelés vers d'huîtres, d'environ un demi-pouce de long et qui brillent dans l'obscurité comme des vers luisans. L'huître a pour ennemis déclarés, l'étoile de mer, les pétoncles et les moules ; la première s'introduit entre ses deux écailles lorsqu'elles sont entr'ouvertes, et suce l'animal avec sa trompe. On a remarqué que les huîtres changeaient de position au flux et au reflux de la mer^ elles sont d'a- bord couchées sur la partie convexe de leurs écailles et se retournent ensuite de l'autre coté.
bu COMMERCE, DE L^INDUSTRIE , ETC. 353
<^a^3
e5.
ascension sur le Schneehattan , montagne de Nor- ^vège. — Cette montagne a joui long-tems d'une réputa- tion qu*elle ne mérite point : on la regardait comme la plus haute de toute la chaîne des Alpes scandiiiaves ,• mais on sait aujourd'hui que le pic de Nor-Ungemé , dans la même chaîne, sur la route de Bergen à Stockholm, s'élève à plus de cent cinquante mètres au-dessus du cé- lèbre mont visité par les voyageurs , comme le Mont- Blanc dans les Alpes. En comparant l'un à l'autre ces deux points élevés de l'Europe , on doit tenir compte des différences qui résultent de la latitude , du climat , de la population : on ne verra jamais autant de curieux réunis à l'entrée de la Laponie que dans la belle vallée du Cha- mouni. D'ailleurs, le Schneehattan n'a tout au plus que la moitié de l'élévation du Mont-Blanc , et ne s'élance point comme le géant des Alpes de la Savoie , à trois mille cinq cents mètres au-dessus des dernières habitations de l'homme. On ne doit donc pas s'attendre à éprouver dans les Alpes Scandinaves les émotions auxquelles on ne résiste point à la vue des grandes scènes de la nature : en s'approchant du pôle tout s'affaiblit à la fois , et l'ima- gination, affligée par l'absence de la nature vivante, est à peine excitée par la présence des objets inanimés : elle sent que le désert des régions polaires va commencer ; et quel désert î
Le voyageur anglais auquel nous empruntons le récit de son ascension sur le Schneehattan a parcouru la Scan- dinavie avec une vitesse qui fait honneur à sa diligence. On aimerait mieux cependant qu'il eût pris le loisir de
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l)ien voir, et mcme de visiter plus d'une fois les mêmes lieux et d'y considérer les objets sous plus d'un aspect. Quoi qu'il en soit, comme sa description est la plus ré- cente que nous ayons de ces montagnes , et donne une idée générale de l'aspect du pays , nous avons cru de- voir la mettre sous les yeux de nos lecteurs.
<( Nous avions parcouru près de la moitié de la longue vallée qui aboutit à Laurgaard , lorsque nous eûmes le plaisir de découvrir la montagne, depuis la plaine qui la supporte jusqu'à sa cime couronnée de nuages. Arrivés enfin à Laurgaard, nous changeâmes de direction et nous commençâmes à monter en suivant une route tracée sur les flancs de la montagne -, nous avions côtoyé jusqu'a- lors un torrent écumeux qui forme plusieurs cascades dans le canal qu'il s'est creusé lui-même en minant peu à peu les rochers qui l'encaissent aujourd'hui. Après avoir franchi les premiers gradins de la montagne, nous nous trouvâmes dans une vallée supérieure, bien cultivée, quoique dans la région des nuages , à la limite des glaces éternelles. Les prairies et les champs y sont entourés de clôtures en pierres amoncelées et en bois de sapin , for- mant une sorte de palissade. Ce fut dans cette vallée que nous nous reposâmes, afin de nous préparera déplus grandes fatigues ^ on y trouve, dans un lieu nommé Tofte , une aubergetrès-propre et très-bien pourvue, la meilleure de celles qui m'ont hébergé en Norwège. De nos fenêtres, la vue s'étendait au loin sur un pays où les contrastes se touchent : l'hiver était assis sur la montagne , et l'été sommeillait paisiblement à ses pieds. En continuant à monter, nous traversâmes des forêts de pins, dont la hauteur diminue à mesure que la région dans laquelle ils croissent est plus élevée. La neige ramollie , qu'il fallait franchir en v enfonçant jusqu'aux genoux , rendait notre
Dr COMMERCE, DK L^^D^STR1E, ETC. 355
marclie très-péiiihlo : au haut ilii col que nous allci- gnîmes enfin, nous ne nous attendions pas à trouver un maraisqu'il fallutaussi traverser, pour arriver à Jûrken, hameau dVlé , situé dans ce lieu de désolation. Le jour était sombre : nous n'apercevions pas distinctement le sommet delà montagne, objet de notre excursion; mais ce que nous pouvions apercevoir ne répondait nullement à notre attente. Ce mont trop fameux ne s'élève tout au plus qu'à six cent dix mètres au-dessus de la plaine où nous étions alors, et qui, sur une longueur de vingt- deux milles, ne présente que les hameaux de Jùrken et Fogstuen. L'effet pittoresque du Schneehattan ne peut résulter que de ce qu'il s'élève au-dessus de la plaine j ce n'est que par la pensée que l'on prolonge son cône jusqu'au niveau de la mer. Néanmoins , dès la pointe du jour, nous montâmes à cheval, bien résolus d'exécuter l'ascension projetée j nous cheminâmes dans une vallée d'abord très-étroite, et qui, s'élargissant en- suite, forme un vaste amphithéâtre dont l'enceinte n'est que d'une élévation médiocre. Nous n'y entendîmes que les cris des pluviers dorés, seuls habitans de cette triste solitude. Arrivés au pied de l'enceinte , un ruisseau tom- bant du haut (les rochers nous traça la route par laquelle nous continuâmes à monter. En peu de tems les brous- sailles disparurent , et les lichens furent les seuls végé- taux que lious vîmes çà et là sur les rochers. Cepen- dant cette haute région n'est pas inhabitée-, les lemmings y ont fixé leur demeure, et c'est du haut de cette for- teresse qu'ils descendent pour aller dévaster les plaines. » Notre route tortueuse se prolongeait, et nous n'étions pas encore au pied de la montagne. Enfin nous vîmes de près le colosse de cette chaîne, et il nous parut plus digne de sa renommée que nous ne l'avions cru en l'aperce-
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vant de loin , sans apprécier la distance qui nous en sé- parait. L'escalade que nous projettions n'est praticable que d'un seul côté j il fallut le chercher, et, pour l'at- teindre, contourner une flaque d'eau à peine dégelée, quoiqu'il fît assez chaud. Autour de ce bassin d'eau limpide un oiseau fit entendre son chant : ce n'était pas tout-à-fait celui de la grive-, il nous parut que le chantre norwégien avait moins de force et plus de délicatesse que ceux de nos bois. Pourquoi cet aimable petit musicien , que nous ne pûmes voir, est-il relégué dans la région de l'hiver perpétuel ?
» Le reste de la montée fut pénible, parce que la neige était ramollie, et qu'il était quelquefois nécessaire de nous aider mutuellement pour nous en tirer. La mon- tagne porte à son sommet un plateau d'une grande éten- due , où l'on voit des cônes, des cavités assez profondes et remplies de neige et d'eau : tout cet ensemble offre l'ap- parence d'un cratère de volcan éteint. Quelques-uns de nous crurent sentir la défaillance causée par le défaut de pression atmosphérique et de densité de Tair qu'on res- pire sur les hautes montagnes -, mais nous n'étions pas à une hauteur où cet effet pût avoir lieu 5 nous en fûmes convaincus en descendant , car les forces revinrent sur- le-champ ^ le malaise de quelques-uns de mes compa- gnons n'avait été causé que par la fatigue. Nous ne re- vînmes que très -tard à Jùrken. Notre excursion avait duré dix-huit heures. »
T)V COMMERCE, DE L I.ITIL'SïUIE , ETC. 35-^
,^g)tatîstii|uc,
Popuhiiion et retenu public de l Egypte. — - Au mi- lieu des événemens qui viennent de frapper au cœur l'empire des sultans , l'Egypte acquiert une importance nouvelle. Dépendance nominale de Mahmoud, sa posi- tion péninsulaire et son éloignement l'ont mise presqu'à labri des coups qu'il a reçus ^ elle gravite, pour ainsi dire, dans une autre sphère d'action. Peut-être INIahmoud , au lieu de s'opiniàtrer à régner dans la Turquie d'Eu- rope , au milieu des garnisaires russes qui le pressent de toutes parts, eût-il mieux fait de quitter Constanli- nople , et de cingler vers Alexandrie avec les débris de l'empire. Son arrivée inattendue, les forces avec lesquelles il se serait présenté, et plus encore son titre d'héritier des califes, n'auraient guère permis à Mohammed-Ali de lui disputer rEgy[)te. Une fois consolidé au Caire, il aurait pu facilement rétablir son autorité dans les ré- gences africaines , qui ne tiennent plus à la Porte que par des liens bien faibles . et il aurait été plus à même de maintenir la Syrie dans la soumission. Refoulé en Afrique par la toute-puissance de la civilisation européenne , il aurait à son tour refoulé la barbarie dans ce grand conti- nent, au moyen de ce qu'il eût emprunté à la civilisa- tion de l'Europe. Quoiqu'il en soit, et quelque chose qui arrive , l'Egypte trop éloignée pour que la Russie puisse y étendre la main, doit prendre nécessairement une haute importance dans les circonstances présentes. Les détails que l'on va lire sur sa situation actuelle ne seront donc pas sans intérêt-, ils serviront d'ailleurs à compléter le
358 NOL'VELLES DES SCIENCES,
grand article que nous avons inséré clans notre 5'^ nu- méro.
La Basse-Egypte forme avec le Delta un triangle de terres cultivables jusqu'au Caire , où commence le Mo- kattan, à Test; et la chaîne Libyque , à Touest. Là , les terres renfermées entre ces montagnes présentent , jus- qu'au tropique, une vallée étroite qui, dans sa plus grande largeur, n'a guère que cinq lieues communes. Ces mon- tagnes, se resserrant de plus en plus , terminent cette val- lée à Assouan ou Syene , où elles ne laissent entre elles que le passage du Nil, et c'est là que se trouve la première cataracte.
On peut évaluer à dix millions de feddans actuels les terres de l'Egypte susceptibles d'être inondées périodi- quement par le Nil , d'après le cadastre qu'en fit Sélim le Conquérant , en i5i7 ou 1 5 18, et qui donna pour ré- sultat sept millions deux cent mille feddans. Le feddan avait alors 4oo perches , et la perche contenait 12 pieds-, aujourd'hui il est réduit à 333 perches et un tiers, et la perche à 10 pieds. Les révolutions qui déchirèrent ce beau pays, jointes à l'ineptie et au despotisme des divers gouvernemens qui s'y sont succédé, ont dû nécessaire- ment obliger les habitans des campagnes à se retirer dans les villes, ou à émigrer en Syrie, tant pour leur propre sûreté que pour se soustraire aux vexations auxquelles ils étaient sans cesse en butte. Ainsi , la plus grande par- lie des terres cultivables fut abandonnée, et les traces de toute végétation ayant disparu , on confondit par la suite ces terres avec les déserts. Aujourd'hui , à peine quatre millions de feddans sont cultivés , tandis qu'un gouver- nement qui, dans son propre intérêt, autant que dans ce- lui des habitans , accorderait une protection puissante à l'agriculture , mettrait aisément en valeur dix millions
DU COMMERCE, DE l'iNDL'STKIE , ETC. 35c)
de feddans , en creusani de nouveau les anciens canaux qui répandaient partout autrefois les eaux bienfaisantes du Nil.
Le dernier dénombrement fait en 1827 , par ordre de Mohammed-Ali, a présenté un total de 780,000 familles. En estimant la population au terme moyen de cinq indi- vidus par famille , elle serait d'environ quatre millions d'habilans, nombre très-faible comparé à l'étendue et à la fertilité du sol , et qui pourrait doubler en peu d'an- nées, sous une administration assez éclairée pour établir sa puissance et ses revenus sur le bien-être des sujets. L'Egypte se trouve aujourd'hui divisée en i4 provinces, ayant chacune 365 villes ou villages. La ville du Caire , la plus grande et la plus peuplée, compte ^5o à 260 mille âmes.
Les maladies qui affligent surtout l'Egypte sont l'oph- thalmie, la peste et la petite vérole. La première n'existe que dans les villes; les campagnes en sont exemptes, ce qui semble établir qu'avec une meilleure police dans l'intérieur des villes on diminuerait beaucoup les effets de cette maladie. Contre la peste, il faudrait établir trois lazarets : un à Alexandrie , un à Damiette , le troisième à l'entrée des déserts qui conduisent en Syrie. On pour- rait alors l'empêcher de s'introduire en Egypte-, car il n'y a point d'exemple qu'elle soit venue de l'Arabie , de la Barbarie ni de l'Ethiopie. Cette contagion vient en général de la Turquie et de la Syrie. Quant à la petite vérole , la vaccine , répandue par quelques médecins qui seraient chargés de cette mission , et encouragée chez les habilans par le gouvernement qui attacherait dans le principe une légère récompense à leur docilité , en ar- rêterait promptement les ravages.
Le climat de l'Egypte est sain ( t agréable. Les vents
360 NOUVELLES DES SCIENCES,
du nord-ouest, qui portent avec eux une douce fraîcheur, y régnent pendant les plus grandes chaleurs, c'est-à-dire depuis le mois de mai jusqu'à la fin d'août. Pour être à même déjuger de la bonté de ce climat, il faudrait par- courir les campagnes où on verrait que leshabitans, presque sans vétemens , et n'ayant qu'une misérable nourriture , jouissent d'une santé parfaite et conservent leurs forces jusqu'à l'âge le plus avancé.
Le moyen d'établir les résultats que les améliorations du système administratif pourraient produire en Egvpte sous les deux rapports si intimement liés de la culture et des revenus du gouvernement, est de fixer avec autant de précision que possible leur état actuel. Les évaluations suivantes reposent sur des bases dont la source doit les faire considérer comme exactes. On a beaucoup exagéré en plus comme en moins le montant des revenus du vice-roi. On se tromperait si on jugeait de sa richesse par les dépenses énormes qu'il a faites depuis quelques années, et on se tromperait également en accueillant légèrement le bruit d'un déficit dans la situation du trésor. Au reste, si Mo- hammed-Ali a pu jusqu'à ce jour couvrir, ou à peu près, en épuisant toutes ses ressources, ce développement fas- tueux qui appartient presque à un état du premier ordre , il ne pourrait le soutenir long-tems encore, sans dépasser de beaucoup ses moyens financiers , tels qu'ils existent aujourd'hui.
Recettes du gous^eniement égyptien, calculées sut Vannée moyenne.
Taxes territoriales sur 4 millions de feddans , à raison de 2 talaris d'Espagne (i) 10,666, 066 tal.
(1) Piasirc forte d'Espagne valant environ 5 fr. 3o c.
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 3G I
Report 10,666,666 tal.
Droit (Je capitalion par tête et maison sur j 80,000 familles, à rai- son (le 8 tal. par famille 6,240,000
Droits sur les dattiers , de 20 pa- ras jusqu'à 60 , calculés au terme moyen d'une piastre sur 6 millions de pieds d'arbres 4oOîO^<^
Douane du Caire, Suez , Cosseir, Damiette, Alexandrie, et Tinté- rieur 1,000,000
^palthes (i) du Caire et de toute l'Egypte , y compris la péche des lacs Mouzalet , Broulos , Hec- kat et du Fayoume (2). - 3,333,334
Bénéfice sur la fabrication de la monnaie 5oo,ooo
Id, Sur le riz dont la récolte est calculée à 1^0 ^ooo ardebs (3), à 5 talaris 75o,ooo
Id. sur 100,000 ardebs graine de lin , à 3 tal 3oo,ooo
Id. sur le lin fabriqué en toile pour la consommation du pays et
(i) Les apalthes sont le débit exclusif de certains produits qu'on afferme à des particuliers, moyenant un prix fixe. Cette institution, qui existe dans tout l'empire ottoman , re'pond exactement à celle des Fermes de France , avant la re'volution,
(2) Parmi les objets soumis aux apaltbes se trouvent le droit sur les filles publiques , et celui sur les matières fe'cales pc'tries en formes de galettes auxquelles on donne le nom de ghille, etse'che'es au soleil, pour faire du feu.
(3) L'ardeb produit en poids i65 oqucs. L'oque e'galc i i/4 isil» de Paris.
36» NOUVELLES DES SCIENCES,
Beport . . . '23,()()0,ooo tal.
Texportation 1,000,000
Bénéfice sur le lin en balles pour l'étranger 25o,ooo
Bénéfices sur les cotons, récolte estimée à 3o,ooo quint., à 5 tal. . . i,5oo,ooo
Id. sur la semence dite jugéo- line, propre à faire de l'huile, récolte estimée à 5o,ooo ardebs, à 3 tal. . i5o,ooo
Id. Sur l'encens, les dents d'élé- phant, les gommes, les sucres , les saphranums, les laines, la soie , l'indigo , et différens autres pro- duits , environ i ,000,000
Id. sur les nattes , couffes , et tout ce qui tient à cette branche. . 4^0?^^^
Id. sur 5oo,ooo ardebs de co- mestibles , tels que fèves , orge , blés, mais, etc., qui sortent d'A- lexandrie pour l'étranger, au comp- te du commerce ou celui du vice- roi, en plus ou en moins, suivant les demandes de l'extérieur, à 1 tal. i ,000,000
Id. sur les mêmes comestibles qui sortent de l'Egypte pour l'Ara- bie, par le port de Cosselr, quan- tité évaluée à 260,000 ardebs, à 5 tal T,25o,ooo
Total des recettes, . 30,290,000 tal. (1). (160,000,000 fr.)
(i) La dlfFerence dans le chiffre du béne'flce provenant des expoita- ùons parles deux porls résulte de ce que le vice-roi, soit qu'il vende
DU COMMERCE, DE l'iNDIJSTRIE , ETC. 363
Les dépenses que le vice-roi doil faire pour réunir el emmagasiner les comestibles, cotons, laines, etc., sont rouvertes et au-delà par le bénéfice de 12 à i5 pour cent résultant de la manière dont les agensdu gouverne- ment pèsent et mesurent ces divers produits lorsqu'ils leur sont délivrés par les cultivateurs. Ce revenu, qui pa- raîtra énorme si on le compare aux ressources actuelles de l'Egypte , résulte en partie , comme on le voit , de ce que le gouvernement s'est approprié le monopole de presque tous ses produits.
ses comesliblus à Alexandrie , soit qu'il les envoie sur les places de la ^Ip'ditcrranc'e , est oblige' de se conformeraux prix variables de ces places, d'où il suit qu'on ne peut évaluer le be'ncfice qu'à un terme moyen de 2 tal. , tandis que , pour l'exporlatlon en Arable , il est le seul maître du marche , et établit un ptlx qui lui donne un bénéfice net de 5 tal. par ardcb.
FIN DU VINGT-SIXIEME VOLUME.
TABLE
DES MATIERES DU V IN GT -SIXIE ME VOLUME.
Pag,
Littérature. — Moderne poésie Scandinave. {Foreign
Quajterly Reoieiv. ) 5
Economie rurale. — Des plantations d'arbres fores- tiers. {Quarterly Reoieœ.) 20
Sciences 3iédicâles. — Des lieux les plus favorables au rétablissement des malades dont la poitrine est affectée. ( Lit. Gaz. ) 99
Des maisons de jeu en France et en Angleterre.
(JVestminster Pieview.) lyS
Politique. — Délimitations naturelles des éldXs. {Ame- rican Journal of science and arts. ) 202
Industrie — L'opticien Fraunhofer. . {Edlnburgh Philo- sophie alJoumal .) 223
Voyages.-Statistique. — I. Premiers voyageurs euro- péens en Asie. ( Quarterly Rcoiea\ ) 68
2. Terre de Yan Dicmen dans TAustralic [Asiaiic Journal.^ g i
3. Documens statistiques sur la Grande-Bretagne. ... 97
4. Voyage sur le fleuve des Amazones. ( Monihly Rei'ieiV.) 234-
Suicide indien. {North American Reçieiv ) 255
Mélanges. — i. Le dandy espagnol. {Monihly Reoiea\) \ii 2. Souvenirs d'enfance. {Friendship^s Offering.) i34.
5. Comment se fait un journal. Scènes quotidiennes.
( Sharpe's London Magazine.) 271
4.. Le comte de Straffort. [Exiractor.) 284
Terence le tailleur. ( Forget me not. ) 109
T.VDLK DES MATIÈHF.S. 365
Pag.
Le PIQUE-NIQUE OU Préparatifs pour le plaisir. ( Nav
Monihly Magazine. ) 298
Nouvelles des Sciences, du Commerce, de l'Indus- trie , de l'Agriculture i^-i et SSy
Ornilhologie américaine , par ]M. Audubon. — La plante ae'ricnnc. — Des feux-follets. — Apparition singulière de poissons dans des lieux sans communication apparente avec des rivières ou des lacs. — Acide sulfurlque natif en Amérique. — Efficacité du gaz oxigène pour rap- peler les noyés à la vie. — Action de l'ammoniaque sur les piqûres des guêpes et des abeilles , et contre le poison des serpens. — Aptitude re- marquable d'un enfant pour le calcul. — Persécutions dirigées sur le continent contre l'instruction publique elles sciences. — Etat de la lit- térature périodique en Espagne. — Entreprises agricoles faites à la Nou- velle-Hollande.— Nouveaux états de l'Amérique du Sud. — Situation de la place de Londres. — Température souterraine aux Etats-Unis. — Rochers de corail. — Traits caractéristiques des serpens venimeux. — Les habitans d'une huître. — Ascension sur le Schneehattan, mon- tagne de Norwège. — Population et revenu public de l'Egypte.
FIN DE LA TAVLE DES MATIERES.