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University of Ottawa
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REVUE
BRITANNIQUE
ntSTiai
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
SCR LA LITTERATURE , LES BEAUX-ARTS , LES ARTS INDUSTRIELS ,
l'agriculture, la Géographie, le commerce, l'économie
POLITIQUE, LES FINANCES, LA LÉGISLATION, ETC., ETC.
Par MM. Saulmek Fils, Directeur de la Re^ue BrUanalque; Dor,DEv- DiTRE F.ls, de la Société Asiaticfae ; Charles Coquerei,; P„. Chasles ■ Lesouud; L. Am. SÉd.llot; Genest; West, Docteur en Médecine {poiù- les articles relatifs aux sciences médicales) , etc.
NOUVELLE SÉRIE.
(ï'oute o/CoeiivicuK
^axi».
A. BUREAU DU JOURNAL, R„e des Bons-E«pa.s, N» ., Chez DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, imp.-lib.,
Rue Ricl.elieu, ^o47A^î, ou rue Saint-L.uis, N» 46 , au Marais.
1831.
IMPRIMERIE DE DONDEY DUFKE.
INOVEMBRE i83i
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REVUE
^§tf05O,j)§te.
DES EPOQUES DE CRITIQUE
DES EPOQUES DE CREATION.
JuANALYSE doniine 5 la critique est reine ^ Tenquète s'est introduite partout. La société se consulte , s'écoute , se tàte, si ce mot vulgaire est permis. Savez - vous pourquoi ? C'est qu'elle est malade. Cet examen même est le symp- tôme de son mal. Peut-être un jour lui fournira-t-il le re- mède nécessaire. Peut-être lui sera-t-il permis de vi\Te enfin d'une vie réelle, active , puissante , et non d une vie fébrile , passive , toute critique , pleine de curiosité et d'incertitude , stérile en actes et privée d'énergie. Quand elle aura fini de sonder ses plaies et d'observer le batte- ment de son pouls , la santé renaîtra sans doute.
Vous prenez pour un indice de bien-être, pour une promesse de vie cet examen universel, et vous errez p-rave- ment. L'bomme sain ne s'examine pas avec une attention si inquiète; l'homme malade se trouble et s'interroge. La
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puissance vitale suit-elle son cours normal et naturel ? Elle ne nous avertit pas de sa présence. Dès qu'une irré- gularité naît , nous la sentons -, elle nous apprend que nous avons un corps périssable : la souffrance nous an- nonce que nous existons. Des centres de fausse sensibilité s'établissent 5 l'organe attaqué semble le seul qui compose lout notre être ; une irritabilité douloureuse s'y manifeste ; l'équilibre harmonieux de notre organisme est détruit. Auparavant nous vivions sans réfléchir sur le phénomène de la vie. Les actes accomplis par nos organes s'exécu- taient sans peine. Nos yeux voyaient , nos oreilles enten- daient , nous marchions , nous courions , nous nous élan- cions sans penser à rien , si ce n'est à remplir les ordres de notre volonté intérieure , reine toute puissante.
Qui ne se rappelle une époque de la vie où l'existence , dans sa liberté, dans sa spontanéité, parait si légère et si instinctive, que l'homme s'abandonne aveuglément à son cours , sans l'observer , sans le raisonner , sans le suppu- ter ! Rares inslans ! L'accord parfait de toutes les parties constitutives de notre être se résout alors en un tout ac- compli \ nous sommes , comme dit le peuple , sains et en- . tiers : entiers , et que l'on remarque cette parole caracté- ristique -, rien de saillant ne détruit cette harmonie par une discordance , même éclatante. Point de démembrement, de divorce , de contraste ; tout marche en nous du même pas ; une élasticité merveilleuse de sensations ré- sulte de cet état, dont la jouissance est d'autant plus com- ]>lèle qu'elle s'ignore elle-même et que son bonheur est de s'ignorer. L'unité est calme et silencieuse. A la discorde, à la dissention appartiennent le tumulte, le bruit, le con- flit des idées, l'analyse qui les dissèque, la critique qui les décom])Ose et les oj)pose entre elles. L'analomie vient soumettre les corps au tranchant de l'acier , la mélaphy-
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sique plonge son scalpel idéal dans les profondeurs de l'amo. Utiles sans doute , nous donnent-elles des jouis- sances ? Non : elles font le testament , et comme l'inven- taire de nos forces intellectuelles et physiques ébranlées, et dont la fragilité nous épouvante. La conscience du mal, et le besoin d'y remédier, ont seuls fait éclore la science et sa redoutable analyse.
Une é|)oque spécialement vouée à la critique est néces- sairement une époque de souffrance : il faut des cadavres, l'aspecj de la mort, des fragmens de fibres éparses, de veines rompues et de muscles palpitans sur la table de marbre de l'anatomiste. Il faut qu'une partie de nous- mêmes souffre , pour que nous appelions à notre aide les distinctions , les subdivisions , les observations , les con- sultations des médecins, la critique savante ou querelleuse. En lems de peste les médecins abondent 5 en lems de dis- solution morale, les professeurs de moi^alité. Enfin, quand tout se réduit à une critique inféconde, il faut reconnaître un tems purement négatif, une ère de crise et de douleur , un de ces instans où le malade se retourne en vain dans son lit, expérimentant avec obstination toutes les postures que le corps humain peut prendre , et ne pouvant , comme s'exprime Dante ,
De la fatigue qui l'accable Secouer le fardeau toujours plus redoutable.
La science analytique est donc, dans son emploi exclu- sif, un symptôme de douleur et de maladie. Heureuse- ment elle nous apporte ses remèdes ; née d'un sentiment de malaise , elle tend à le calmer et à le corriger. Alors éclosent les théories et les systèmes. Tout devient systéma- tique et machinal. Un médecin vient vous dire que votre machine se détraque -, un publicisle vous apprend que
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l'un des ressorts qui composent la machine sociale menace ruine. Une ingénieuse application des lois du mécanisme , une combinaison souvent étroite, mais souvent utile et bienfaisante, obvie aux dangers que l'observation a décou- verts , et dont la menace l'a effrayé. C'est tout ce que l'homme peut faire alors. Voyez le Bas-Empire : depuis les derniers empereurs de Rome jusqu'à la naissance de la féodalité , la moralité a disparu •, la société se disloque pour ainsi dire -, les croyances antiques faiblissent; le patriotisme est mort ; la lâcheté des eunuques s'assied sur le tronc. Que font les philosophes et les métaphysiciens , ces méde- cins moraux de Thumanité ? Ils critiquent , ils commen- tent, ils jugent. C'est l'époque des scoliastes pour la lit- térature, et des théologiens quant à la religion. Tout ce qui nous reste de cette époque est purement critique et polémique. Chrétiens et payens ont perdu le don de créa- tion et de spontanéité ; les plus grands d'entre eux sont de bons imitateurs et de bons critiques. On secoue toute la poussière des tems anciens , on retourne dans tous les sens le cadavre du génie antique-, l'affectation règne dans la poésie et dans l'éloquence ; et un immense savoir n'est qu un arsenal ouvert à toutes les sectes qui vont y cher- cher des boucliers et des lances , des argumens offensifs et défensifs.
Gardons-nous bien de confondre les époques critiques, avec les époques créatrices. Celles-ci peuvent s'ignorer, comme un homme sain ne pense pas qu'il soit sain , et ne réfléchit pas sur son état physique. Les autres ne s'igno- rent jamais; elles ont la conscience de leurs ressources, parce qu'elles ont la conscience secrète et obscure de ce qui leur manque. Les Unes créent; les autres fabriquent; les unes fondent , les autres imitent. Ici c'est une moralité profondément enracinée ; là , c'est un partage de murale
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sublile. D'un côté vous placerez la raison intime et vigou- reuse ; d'un autre le raisonnement captieux ; 1 organisme dans la première de ces périodes , le mécanisme dans la seconde. La première est féconde en pensées , qui se résol- vent en actions -, la seconde en rêveries et en démonstra- tions , qui se dévorent elles-mêmes dans le vide ; on dis- cute , on se débat, on subtilise , on bataille à coups de syl- logismes et de ibéorêmes , quand la méditation véritable vient à se tarir. Enfin l'artiste qui reçoit l'inspiration d'en haut et la transmet involontairement , méconnaît sa mis- sion et sa puissance 5 tandis que le connaisseur, l'amateur, K' collecteur d'antiquités , le scoliaste patient , jettent sur leurs richesses un coup-d'œil satisfait et calme, les em- brassent toutes d'un regard. L'un s'ignore -, l'autre sait tout ce qu'il vaut , et s'en exagère le prix. Quand le soleil brille , vous jouissez de l'éclat naturel qui vous environne , et ne songez pas à bénir l'astre qui dispense la chaleur et la lumière. C'est pendant.la nuit que vos yeux se portent sur les bougies et les cristaux qui rayonnent d'une lumière factice , passagère et bornée.
En un mot, la spontanéité manque à ces générations vieillies que le poids de leurs souvenirs écrase. Alors le talent élabore curieusement ses œuvres , les sème de dé- fauts et de beautés préméditées , jette ici de l'obscurité , plus loin de la bizarrerie , et pousse le ridicule de ses imi- tations jusqu'à parodier l'allure libre et la naivelé du génie, comme un valet se donne des airs de grand seigneur. Croyez- vous que Shakspeare s'étonnât d'avoir produit llandet , ou que Newton regardât comme d'incroyables efforts ses découvertes et ses essais. Non 5 Shakspeare se méconnaissait au point de préférer à ses drames, gagnes- pain (ju'il abandonnait aux acteurs, de mauvaises poésies lyri(jues, qu il laisail imprimer avec luxe. Newton disait:
tO DES ÉPOQUES DE CRITIQUE
« Jai passé ma vie à recueillir sur le rivage quelques co- quillages dispersés. » Il aurait donné sa Théorie de la lu- mière pour sa Théorie de l'Apocalypse. Parmi nous, il n'est pas si mince poète qui ne sache admirablement bien tout ce qu'il vaut , qui ne caqueté autour de son œuvre à peine éclose , comme la poule domestique autour de l'œuf qu'elle va couver. Accourez -, ceci est un chef-d'œuvre -, mais ce n'est encore que l'un de mes chef-d'œuvres. Ecoutez ma théorie -, oyez , peuple , oyez tous ! Le sublime est mon but -, je l'ai atteint ; et je le prouve !
Parcourez toutes les subdivisions de la science et de l'art -, vous reconnaîtrez que la vraie force est spontanée et s'ignore. Croyez-vous que le dialecticien , maitre de tous ses outils de rhétorique , possesseur des catégories d'A- rislole , athlète admirable dans une école , vaille l'homme du peuple , dont la passion s'arme d'éloquence. Mettez aux prises le scolastique le plus subtil avec un ignorant qui ne sache pas ce que c'est que dilemme et prémisse. Que cet ignorant ait un intérêt à défendre, que cette défense anime sa verve et exalte sa pensée : vous verrez quel sera le vainqueur.
L'intuition , la puissance réelle de l'esprit , ne doivent pas être confondues avec la faculté mécanique de raisonner sur toutes choses. Les raisonneurs ont peu de succès dans la vie -, leurs petits théorèmes vont se briser contre les réa- lités du monde et de l'existence ^ toute leur vigueur sys- tématique s'évanouit et s'éteint quand il est question d'a- gir. Dans la discussion même, un fait, une idée réelle vous suffira pour détruire et renverser leur château de cartes. Voyez les vieux scolastiques , pèlerin* de la vérité , consciencieux, habiles, instruits 5 quel succès ont-ils ob- tenu ? A quoi leur ont servi leur vigueur naturelle , leurs t'iforls, leur foi, leur solitude, leur imagination, l'ab-
ET UES ÉPOQUES DE CHÉATION. 1 I
slraction de leurs pensées ? Qu'est devenu le docteur irré- Iraffable? où sont les théories du docteur séraphlque? Le souffle du vent les a emportés. Ce ne sont plus que de vains fantômes et de lointains nuages. Sans doute ils ont eu beaucoup d'idées -, leur intelligence n'a pas été oisive. Mais elle n'a pas atteint le but qu'elle se promettait : tantôt suspendus sur une idée, tantôt en équilibre sur un rai- sonnement , ces danseurs de corde de la logique ont pu étonner leur siècle -, mais le résultat de leurs efforts a été misérablement nul. Corollaires, dilemmes , subdivisions, argumentations, tours de force de la pensée, ne causent plus aujourd hui que le mépris et la pitié. Un mot de Napoléon , un vers de Dante , une phrase de Luther , en disent plus, déchirent avec une soudaineté plus énergique le voile qui couvre la vérité. Ce danseur qui exécute la pyrrhique est admirable à voir ; mais devant l ennemi sa grâce et sa souplesse sont inutiles : servez-yous plutôt de ce centurion vigoureux , qui n'imite pas avec autant de grâce les mouvemens guerriers, mais qui sait tenir un glaive et l'enfoncer.
Entre l'éloquence et la rhétorique , même distance. Le rhéteur vous prouve que vous devez être convaincu 5 l'o- rateur vous persuade. L'uu vous étale son savoir et ses ressources ^ l'autre vous entraîne avec lui. Quelque forme que revête lintelligence humaine, vous retrouvez toujours celte classification inévitable, cette séparation et ce con- traste; ce qui est naïf, spontané, d'une part-, ce qui est artificiel , combiné, mécanique, d'une autre. Dans le style, une phrase saillante , à laquelle nous avons beaucoup pensé, est presque toujours une phrase prétentieuse : dans la conduite de la vie , les qualités que nous voulons mon- Irer sont celles qui nous manquent.
Lhonune réellement vertueux agit avec noblesse 5 >su
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probité est d'instinct, sa générosité coule de source. Le faux héros raisonne sa vertu ; il commente son héroïsme. Dans les âges où le dévoûment est commun , il excite peu d'admiration ^ il résulte de l'organisation même de la so- ciété 5 quand on moralise, quand on systématise les qualités de lame, elles courent risque de ne pas exister ailleurs que dans la théorie. Au tems des chevaliers , la bravoure était universelle. Quand cette vaste association chrétienne et guerrière vint à s'éteindre , le point d'honneur , pa- rodie de la bravoure, s'empara des mœurs. Il eut ses règles , ses délicatesses , ses limites ; on transforma la bra- voure en science. On trouva moyen d'être lâche avec hon- neur; un long apprentissage dans une salle d'armes et une connaissance exacte des lois du duel , permirent au plus poltron des hommes de se passer de courage.
Le règne de ce sentimentalisme absurde qui a créé tant de mauvaises pièces et de déplorables romans , date d'une époque de dépravation et d'égoisme. Les véritables affec- tions , la sincérité des sentimens firent place au mensonge des émotions tendresetprofondes. Le sentiment fut regardé comme un luxe de bon goût ; on prêcha la charité comme chose élégante et convenable ; l'humanité , la bienfaisance , furent à la mode. Demandez à Werther , au héros de Schiller , au Saint-Preux de Rousseau , à tous ces per- sonnages , demandez -leur compte de leur sensibilité; ils vous répondront que c'est une maladie ; ils se battent les flancs , si j ose employer cette expression populaire , pour ne pas perdre l'habitude de sentir -, leur exaltation est une fièvre -, rien de naïf, rien de franc dans leurs pas- sions. Ces valétudinaires du sentiment, les plus stériles et les plus secs des hommes, à force de disséquer leur propre cœur cl de s'enivrer de leur égoïsme, deviennent incapables d'au- cune action virile, d'aucune affection sincère et profonde.
F-T DES ÉPOQLT.S DE Cr.ÉAïION. ï'^
Résumons . tout ce qui est artificiel, mécanique, faux , est le résultat d'une combinaison volontaire; tout ce qui est réel, naif, se distingue par une spontanéité, par une force d'élan involontaire. Le vrai génie de la vertu agit -, le faux génie de la morale raisonne. Le vrai talent se livre à son émotion ; le talent faux se cherche. L'homme en santé marche et jouit de la vie; Thomme malade se replie sut- lui-même. Une nation en proie à des calamités intérieures laisse sa trace de sang dans l'histoire ; une nation paisible et bien gouvernée passe inaperçue.
De l'homme considéré comme individu , portons nos re- gards sur l homme dans 1 état social. -Laggrégalion que l'on nomme société, forme un véritable corps, doué de vie, susceptible de maladie et de santé. Un magnétisme merveilleux propage , d'une ame à une autre ame, la même série d'émotions et d'idées. La même pensée frappaiil à~ la-fois des milliers de cerveaux, acquiert une intensité, une énergie centuples. Immoralité , vertu , patriotisme, force intellectuelle , force de volonté , tout ce qvii chez Tindividu solitaire, n'atteindrait qu'un développement restreint, s'é- chauffe, sanimc, s'exalte, grandit avec une rapidité et une force miraculeuses. De là les prodiges de Sparte et ceux de Rome ; de là les immenses effets des associations monacales ; de là aussi la facilité d'ascension ou de déca- dence, avec laquelle diverses nations ont atteint le plus haut degré de la grandeur ou les dernières phases de l'avilisse- ment. De citoyen à citoyen, d homme à homme , une chaine invisible et électrique va parcourant tous les rangs sociaux, les enlaçant, les frappant de la même flamme, animant ou éteignant les arts et les sciences, dirigeant toutes les pensées vers la religion ou l'intérêt, vers le commerce ou la guerre. Ici un esprit de galanterie , là un génie de con- quête , plus loin un égoisme universel, donnent tour-à-lour
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leur teinte et leur empreinte aux mœurs générales : e'est à la merveille de Tassociation qu'il faut attribuer tout ce que l'histoire nous offre de méprisable ou de grand. La société devient un individu vivant, collectif, énergique, qui a son ame, son esprit, sa pensée, ses souffrances, son organisation extérieure et son mécanisme physique, ses périodes de faiblesse , de maladie , de convalescence , de santé , de décrépitude et de mort.
Si nous étudions cet être collectif, nous verrons que lui aussi se subdivise en deux parties : l'une instinctive , qui constitue son essence même , l'autre tout artificielle cl extérieure. Quand les mouvemcns de la société sont faciles , on peut dire d'elle qu'elle ne se sent pas vivre 5 au lieu de se soumettre à une critique minutieuse , elle agit , elle jouit, elle se développe en liberté. Une idée mère, un prin- cipe générateur la dirige : c'est son ame j de là découlent toutes ses lois , tous ses réglemens , tous ses efforts. Source commune de tous les mouvemens sociaux, cette idée pri- mitive , dévoûment à un homme , à une localité , à une institution , à une croyance , est , si nous osons emprunter ce ternie aux sciences exactes, toute dynamique. Là se trouve la force vitale. Alors , il ne suffit pas d'examiner sub- tilement de quelle manière la société existe et se conserve, ni d'étudier exactement tous ces ressorts, ni d'analyser péniblement tous ces rouages : on se contente de les faire mouvoir, parce qu'ils vont bien et marchent d'eux-mêmes. Telle est la société dans son état normal , dans sa santé. Qu'elle devienne artificielle , qu'une partie saine soit atta- quée , qu'une maladie s'annonce ; vous verrez succéder à l'action la critique, à la vie naïve et puissante, la vie de souffrance , d'expérience et d'examen
Décius meurt ; on n'écrit pas de traités sur le patriotisme i;l la républicjue. Cbarlemagne s'empare de l'Europe-, on
ET DES ÉPOyLKS DE CRÉ.VTIOIV. 1 f)
parle peu de chevalerie. C'esl dans les couvons i\o Irapislcs que l'on discule le moins sur la religion et ses observances ; quand le principe social se trouve au fond de tous les cœurs , il s exprime par des actes , il se révèle par dos faits \ il dédaigne les mots.
Que Ton distingue donc avec grand soin les époques do critique, des époques de création. Dans ces dorniôres, i.i faiblesse et le malheur inhérens à la nature humaine, nous entourent d'obstacles et de dangers. Mais au moins la so- ciété marche vers son but et l'atteint. Il y a fatigue, mais il y a triomphe. Il y a combat , mais il y a force. Les mus- cles sont vigoureux, le cœur bat , l'énergie est indompta- ble, la société ne s'arrête pas à sanatomiser elle-même-, on ne l entend pas répéter dans sa marche : Voyez comme tous mes mouvemens sont vifs et heureux 5 ou voyez comnir ils sont difficiles et pénibles. Cestà quoi nous sommes jour- nellement occupés. Concentrés dans l'observation de nous- mêmes , que nous reste-t-il do tems et de force pour agii avec une ame virile, une vigueur héroïque ?
Quand les vertus, réduites à une vaine apparence et à une envelo[)pe tout extérieure , perdent leur réalité, leur énergie, leur puissance vitale, un lantôme qui les paro- die sans les rcmj)lacer, leur succède. Plus de patriotisme qui se dévoue , mais seulement un faux patriotisme qui pérore. Plus de poète , mais seulement des versificateurs. Plus de véritable logique , mais une dialectique pleine d'argulies. Plus d afFections vraies et profondes, mais seu- lement une sensibilité factice, des élans de générosité ro- manesque. On veut être systématiquement bon , généreux , inspiré ; l'instinct de toutes ces qualités ou de toutes ces vertus disparait ; on prétend y suppléer par l'analyse. La réalité fait place au mensonge. L'éloquence n'est plus qu'un mensonge d'éloquence j et l'amour mémo, comme s Cx-
l6 DES ÉrOOUES DE CTîITIOL'E
prime Dryden , n'esl plus (jii'une llammc /^^//?Ae, dénuée de chaleur. La crilique saisit les hauteurs de la société. Elle s'y installe et y domine. Des sectes nombreuses nais- sent ; des théories subtiles régissent la littérature : on se subdivise , on se débat , on argumente , on accumule argu- ties sur arguties.
Ne serait-il pas facile de poursuivre cette investigation dans toutes les sphères , de retrouver la même opposition de l'organisme et du mécanisme , de la création et de la- nalyse , de la puissance vitale et de la puissance critique , dans toutes les subdivisions de Tèlre et de la pensée ? N'est-ce pas la dissolution de la mort qui achève la der- nière et la plus réelle analyse de Thomme ? La critique n'a jamais fait les grandes découvertes. Elles se sont faites d'elles-mêmes ^ elles ont résulté du long séjour des hom- mes sur la terre ; leur importance était inconnue de ceux qui les premiers les mirent en œuvre. Gultemberg ne savait pas qu'il changeait le monde. L inventeur d'un nouveau cirage croit opérer une révolution. La religion chrétienne s'est glissée dans l'Europe , inaperçue. Le moindre bill de la Chambre des Communes, relatif aux tavernes du royaume ou à l'établissement d'un péage nou- veau , a du retentissement jusqu'en Asie. Le vulgaire même n ignore pas que ce retentissement annonce le vide et trahit le peu d'importance réelle de l'objet si hautement, si bruyamment proclamé. Il sait confusément que le génie est quelque chose qui s'ignore et que ce charlatanisme écla- tant n'est pas un gage de mérite réel.
Revenons à notre siècle. C'est le siècle des proclamations, des investigations , des enquêtes. Il possède , comme nous l'avons déjà dit , tous les diagnostics d'un tems de critique, d'analyse. Il pousse jusqu'à l'excès la recherche de ses quali- tés et de ses défauts , la connaissance curieuse et attentive de
KT DES KPOQCES DE CKl':\T10A . ' 1^
soi-même. Rien n'est involontaire maintenant. Rien n'est spontané. Les boutiques des libraires regorgent d ouvrages pour éclairer et analyser notre situation sociale. Vous ne trouvez destinés à cela dans les catalogues , que Nosologies morales , Essais sur l'État actuel de la société, f^ues du monde civilisé , Marche de V intelligence , etc. C'est très-bien, de marcher : mais à chaque pas que l on fait , il n'est pas nécessaire de mesurer l'espace parcouru. Au moyen-âge , on établissait cette grande république chré- tienne à laquelle le monde obéit \ et 1 on ne tenait pas note de toutes ses journées \ on ne dressait pas 1 inventaire exact de toutes ses actions. Notre constitution anglaise , à laquelle nous avons dû tant de gloire , de trésors et de su- périorité, s.'est laite d'elle-même \ elle s'est bâtie, si je puis le dire , de pièces et de morceaux , par un effet spontané de la sagesse sociale , et non théorétiquement , analytiquement. A peine nous sommes-nous occupés d'en examiner les ressorts, d'en disséquer le cadavre , d en analyser les fonctions \ que nous nous sommes étonnés d être obligés de la réparer^ la machine s'est détraquée sous ces mains analytiques et cu- rieuses. Delolme venait d'écrire son panégyrique : Bentham a répondu à ce panégyrique par des satires. Plus on nous parlait des droits de l homme , des privilèges de la nation, de l'équilibre des pouvoirs, des franchises électorales, de la propriété, du suffrage universel; plus le peuj)lè souf- frant sentait peser sur lui la masse des impôts et le poids delà hiérarchie. Dieu sait dans quel océan de lois, de co- difications , de commentaires , de pamphlets , notre charte originelle se trouve noyée et perdue. En philosophie , vous avez des Essais sur l'Homme , des Pensées sur la Nature, des Investigations sur V Espèce humaine. En poésie et en litlérature, théorie sur théorie, système sur système : Tesprit de l'homme semble voué à une grande IX. 2
l8 DES l'POQlES DF. tRlTlQUi:
étude analomique. Les médecins affluent : l'un vous ap- porte sa panacée, Tautre son palliatif, celui-là son hygiène ; c'est la réforme^ c'est la colonisation; c'est un nouveau mode de poésie ou de drame -, c'est une nouvelle école de philosophie ou de métaphysique. Et cependant la société souffre; tantôt une agonie convulsive, tantôt une léthargie douloureuse insultent à la science et font mentir les pro- messes de tous ces docteurs-
On a prétendu, mais à tort, que cette analyse, cette recherche assidue de tous les moyens curatifs étaient la vérilahle cause du mal-aise de la société. C est une erreur. Les pliilosophes du dix-huitième siècle n ont pas fait la révolution française ; il n'ont pas causé le désordre *, ils l'ont constaté. On leur doit des l'emercîmens et des actions de grâces -, ils ont tenté de guérir le mal qu'ils obser- vaient.
Si la société, dans son mal-être, essaie «le se connaître et d apprécier la profondeur , l'intensité de ce mal -, si elle se plaint . si elle s'agite -, si sa douleur se révèle par des ciis aigus, des paroles incohérentes ou une analyse mala- dive , inquiète , fébrile : qui oserait le lui imputer à crime ? Ce serait ressembler à Napoléon, lorsque, sur le champ de bataille , voyant tomber un de ses aides-de-camp que le canon avait privé de la moitié de ses membres, mon- sieur ! lui disait-il d'un ton sévère , vous ^oiis écoutez trop '.
Et comment ne se plaindrait-elle pas, cette Société, où le mal physique, le mal inévitable, terrible , abonde et frappe les yeux les plus inattentifs. La richesse s'est accumulée dans un petit nombre de mains. L'indigence, à jamais sé- parée de la richesse , occupe le pôle cotitraire ; et placée en face de trésors, qu'elle ne peut atteindre, tantalisée par cette vue, elle pousse de longs hurlemensd'impuissanceet de
ET DES ÉPOQUES PE CRÉATION. ' iq
douleur. Sur quelques trônes d'or sont les riches, ces dieux mortels, assis dans leur indolence, leur impuissance et leur ennui. A leurs pieds, gronde et rouie le monstre populaire, ignorant, sombre, vicieux et affamé. En vain quelques rayons de science et d'industrie tombent-ils sur ce chaos vi- vant, sur cette informe et redoutable masse. Elle ne s'éclaire que pour devenir menaçante. La nature physique est con- quise -, les progrès de l'industrie sont immenses 5 voici des routes de fer, sillonnées par des chars aux ailes de feu, et qui unissent entre elles toutes les parties de la terre-ferme : des quais, des moles , des digues , des phares , d'innom- lirables flottes , mille moyens qui sVm parant de lair ou de la flamme, s'en servent pour assouplir et dompter lo- céan , esclave devenu docile : voici lindustrie aux bras de fer et aux bras d'homme, remuant les montagnes, com- blant les vallées, disposant en maîtresse du monde entier. Cette planète est conquise ^ ce globe est asservi-, les élé- mens qui résistaient à Thomme primitif, sont vaincus par l'homme civilisé. Et il n est pas plus heuroux. Lutle, lutte éternelle contre la famine^ combat rnire le fds de la terre et cette terre qui le nourrit ; misère , maladies; rien ne peut écarter ces fléaux d'une population nombreuse. îls régnent dans les régions même où l'opulence pst uni- verselle, où la science et l argent abondent. La science, l'argent et le pain inégalement distribuées, mal répartis, laissent des masses tout entières dans l'ignorance et le malheur. Auprès de l'Angleterio se trouve l'Irlande, habitée par des misérables à demi nus, qui incendient au mois d'octobre le grain qu'ils ont semé au mois de mai. En France, une commotion perpétuelle fait tout vaciller : partout, révolution , misère , souffraïK^e. L'industrie fait (le vains efforls pour se relever et lutter avec le démon qui l'opprime. Les hiérarchies se détruisent ; les trônes
20 DES ÉPOQUES OE CUIÏIQLE
chancellent ; et si la société n'était pas , de sa nature même , immorlelle, on croirait assister à son agonie.
L état moral et spirituel du monde ou nous sommes n'est pas plus rassurant que son état physique. Comment en serait-il autrement ? Un mal physique n'est après tout que le résultat et la manifestation d'une maladie morale. De fausses théories enfantent des actions fausses et dange- reuses. La société est frappée au cœur -, ses principes , ses idées sont attaqués ^ c'est là , au centre même , que se trouve le siège du mal.
La religion, qu'est-elle devenue ? On bâtit des églises, on écrit des pamphlets en faveur de Dieu et de ses mi- nistres : quelques âmes conservent encore le sentiment religieux. Mais qu'est-ce, après tout, que ce sentiment? Est-ce quelque chose de vital, d'énergique, d'intime? N'est-ce pas plutôt une religion raisonneuse, qui cherche à s'affermir sur dos bases faibles. Peu dames héroïques consentiraient au martyre-, on veut bien encore essayer de prouver que l'existence de Dieu est probable. C'est une cause à plaider. La critique s'est insinuée dans le sanc- tuaire. On discourt sur les preuves du christianisme; mais ces preuves , en cherchant à les établir , on les détruit. Le feu sacré de la foi va s'éteignant de jour en jour. Pendant que l'on dispute sur la réalité des Evangiles, les Evan- giles perdent leur puissance. Pendant que l'on définit avec soin ce que c'est que la piété, la piété meurt. Toutes ces dis- tinctions scientifiques ne ressuscitent pas le cadavre. A une religion véritable succède une métaphysique armée d'ar- guties. Vous verrez bientôt le scepticisme protestant absor- ber la foi chrétienne , et les derniers filets de la source sa- crée aller se perdre dans des déserts de sable.
Ce que nous venons de dire de la religion elle-même, s'applique à la littérature, qui n'est après tout que le sa-
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cerdoce de la pensée. Où est l'inspiration ? Qu'est devenue la spontanéité ? Je ne parle pas des œuvres obscures et hi- deuses, émanées des régions où la basse littérature se meut et se dévore elle-même \ je m'abstiens de sonder ces tristes domaines du mensonge odieux et de l'égoisme vénal. Il faudrait creuser bien profondément pour trouver les sources de ces mauvaises passions qui ont envahi la littérature \ il faudrait se condamner à donner la statistique du charla- tanisme, celle de la calomnie, de l envie et de la haine. Elevons-nous davantage.
Dans la poésie même , je ne vois pas un créateur qui ne s'astreigne d'avance à l'accomplissement d'une tâche : sa lyre est mélodieuse peut-être^ mais il sait trop qu'elle est mélodieuse. Il aime le sublime \ il y vise -, et le prin- cipal objet de ses soins est de paraître aimer le sublime. Af- fectation universelle ; on ne cherche plus à être grand , mais à persuader au public qu'on possède le sentiment de la grandeur.
Autrefois, par exemple , on aimait la nature, sans affec- ter de l'aimer. Théocrile et Homèiv sojit de grands pein- tres. Virgile et Ovide déroulent de magnifiques tableaux. Mais ils ne s'arrêtent pas complaisammentsur ces tableaux. Décrire n'est pas le but de leur art \ sincères adorateurs de la nature, ils ne poussent pas jusqu'à l'afféterie et la re- cherche , leur culte , trop naïf, pour s'allier à ces menson- gères exagérations. Triste effet de la maladie qui s'attache à nous et nous dévore. Toutes nos affections ne sont plus qu'un pâle reflet des affections réelles. Allons ! s'écrie le poète ou le romancier, je vais décrire; il faut que je re- trace et que je colore une montagne, une colline, une mer, un lac, une vallée. Le lecteur connaît et estime à leur prix ces prétendus tableaux de la nature. Dès qu'un roman ou un poème lui offrant une description riche en
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épithèles , étincelante de teintes différentes , il tourne les feuillets , passe par-dessus les fleurons et les astragales , et cherche quelque. page intéressante et pathétique. Walter Scott lui-même ne réussit pas toujours à faire supporter l'ennui du genre descriptif. Le commencement de ses cha- pitres , souvent envahi par cette manie de paysage , a causé à ses admirateurs plus d'un mouvement d'impatience.
Le grand nombre de rc vues qui se publient , l'influence et l'universalité de la critique, sont d'autres symptômes tout aussi caractéristiques. On n'écrit plus pour dire ce que l'on pense , mais pour juger les autres. Tout le monde est critique. On demande le pourquoi ? le comment ? de toutes choses. « Que Dieu me donne, s'écriait Slerne , un lec- » teur assez bon et assez facile pour me livrer les rênes )) de son imagination ! Qu'il se laisse amuser sans savoir » comment.' Qu'il se laisse émouvoir sans demander pour- » quoi ! » Ce lecteur n'existe plus. Les Johnson et les La- harpe pullulent. Une population de dégustateurs litté- raires occupe toutes les issues , se poste à toutes les avenues , et vous apprend que cette liqueur est d'une saveur acre , et cette autre d une saveur douce. Nous le savions bien sans eux.
Et nous-mêmes , en traçant ces ligues , ne succombons- nous pas au mal général ? JNe faisons-nous pas la levue du siècle ou nous sommes et de ses travers ? Occupés à voir et à juger , ne ressemblons-nous pas à ces fats de Londres, qui , pendant sept jours de la semaine , assistent à tous les routs, et n'ont autre chose à y faire que d'examiner une cohue de gens qui ne font rien. Un libraire de Leipsick annonce une Revue générale de toutes les Revues d'Eu- rope. Ou s'arrêtera ce besoin de critiquer tout , et cette indifférence pour le travail de création ? La littérature nest plus qu'un immense tribunal, où tout vieiçit compa-;
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lailre, histoire, jurisprudence, théologie, poliliquc. Le drame , où l'action domine, la poésie qui exprime les sen- timens de l ame, languissent éteints et comme écrasés par la critique : monstre bizarre , qui se ronge lui-même comme la chimère antique , et qui devient la proie de la voracité qui fait sa puissance.
La philosophie elle-même a perdu tout caractère de création. Elle ne nous engage plus à régler nos actions ; elle n'exerce plus d influence sur notre vie. Il lui sufhl d'argumenter, de disserter et de douter. Son inquisition perpétuelle ne nous donne aucune puissance , et n'ajoute rien à nos ressources 5 elle ne détermine pas nos pensées , ne fixe pas notre intelligence et notre imagination sur un seul point. Discuter sur le moi et le non-moi ^ sur l être et sur les fonctions du cerveau ^ c'est là tout son travail. Ce n'est pas ainsi que philosophaient Socrate et Pytha- gore , législateurs moraux dont les préceptes ne se sont pas réduits à de simples formules de logique.
Dans tous les lems , la métaphysique a été, si l'on peut le dire , la maladie chronique de l'humanité. Atomes jetés dans l'océan de l'univers-, portion infiniment petite d un globe dont l'histoire et l'existence apparaissent comme des points imperceptibles dans l'espace et dans le tems , nous voyons de toutes parts des ténèbres profondes surgir et nous assiéger. Des fantômes sortent de ces ténèbres \ la mort, l'immortalité, l'origine du mal, la nécessité, la fa- talité; questions insolubles. C'est pour échapper à cette quiétude du doute , à cette obscurité qui nous presse, que nous agissons, que nous vivons. Le fond de notre exis- tence n'est que doute et terreur; sur ce fond redoutable, se dessine le tableau varié de notre vie. Mais toujours l'homme , poursuivi par le sentiment de crainte que lui inspire ce royaume inconnu, veut en pénétrer les profon-
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deurs. ïanlôt , dans les époques les plus saines et les plus heureuses , il essaie de réaliser le théorème de l'univers , de se satisfaire lui-méine , et de déduire de ce théorème quelques principes qui lui servent de guide dans la vie réelle. L'inspiration et la poésie se mêlent alors à la philo- sophie -, on veut modeler les actions humaines d'après le type que la création nous présente. On tombe dans plus d'une erreur *, mais au moins on a une règle d'action. Plus tard celte règle mantjue. On doute de tout ; et de ce doute , on cherche à extraire un système de philosophie. Com- ment faire sortir la conviction de la négation? Comment parvenir à croire , à force de douter ? Aussi toute spécu- lation métaphysique a-t-elle pour berceau le néant, et le néant pour tombe. Elle commence par rien : elle finit de même ; elle crée des fantômes , les combat , les dévore et les remet au jour. Renfermée dans la sphère des idées ab- straites, la métapbysique est le fléau le plus fatal à l'hu- manité.
Remontez à Tétymologie même de ce mot : mètaphj- siqiw. Voîis en connaîtrez tout le vide. Un métaphysicien , cest un homme qui prétend analyser l intelligence et en décomposer les phéiiomènes. Mais de quel instrument se sert-il pour opérer (e phénomène ? De son intelligence. Ainsi Toutil même (ju il emploie, est l'œuvre sur laquelle il veut opérer , le sujet qu il se promet de disséquer. Vains efforts, pour les fous comme pour les sages. Le grand- homme et l'idiot échoueraient également à l'accomplir. Le plus babile anatomiste ne travaillera pas sur son propre corps, ne portera pas le scalpel dans ses fibres et dans ses artères. Le plus adroit et le plus vigoureux athlète ne par- viendrait pas à lutter avec lui-même , à se serrer dans ses propres bras , à s'enlever de terre et à se renverser. Il n'y a que le mailyrologe irlandais, dans lequel il soit faitmen-
ET DES ÉVOQUES DE CRÉATION. 2.5
tion d'un saint, assez habile pour accomplir un long voyage, en perlant sa tète entre ses dents.
Aujourd hui nous voici tombes dans le dernier abinie de celle métaphysique contraire à Taction. L'enquête dé- vore et absorbe tout. La pensée ne mène plus à l'acte. On ne se demande plus : que faut-il faire ? ni comment faut- il le faire ? Mais quel spectacle on peut se donner, à quelle analyse on peut se livrer. Le doute qui constituait autre- fois le fond de l'existence humaine, l'a envahie tout en- tière. Son voile mobile ondule sur tous les objets et les fait vaciller à nos regards troublés. Tout est captieux , sub- til, équivoque. Et cependant l homme n'a pas été mis sur la terre pour faire des questions , mais pour agir. Il n'est pas créé pour laisser dormir et languir sa force d'aclion , et n'éveiller que sa faculté sceptique , n'exercer que sou doute et son incrédulité.
Le plus déplorable résultat de celle incrédulité , c est de détruire la force agissante. Nous trouvons ici bas tant de difficultés à vaincre , tant d'obstacles à surmonter , que ce n'est pas trop de toute notre énergie, aidée d'une volonté ferme et d'une foi robuste. Au lieu de cela nous avons le doute qui nous énerve -, le scepticisme qui nous enlève la force de volonté. Le malheur nous reste 5 nous man- quons de ce qui nous encourageait à le vaincre. Un désen- chantement terrible est venu tout flétrir 5 la société n'en marche pas mieux -, la misère n en est pas moindre 5 seu- lement on déteste cette société ; on maudit cette misère ^ au lieu de soutenir l'une et de remédier à l autre , on res- semble à ces Indiens qui n'ont plus la foi, mais qui se lais- sent par habitude écraser sous le char de Jagrenaut. A quoi se rattacher aujourd'hui ? A quel type idéal rappor- ter ses actions ? Ni la foi religieuse , ni la foi politique n'offrent d'appuis solides. L'église et ses vieux dictons
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sonl méprisés; et le respect de tradilion qu'on peut avoir pour elle , n'est que la vénération mêlée d'inditférence qu inspire le radotage d'une aïeule. Le point d'honneur chevaleresque est détruit. La loyauté monarchique ou républicaine a disparu. Les cloîtres sont fermés ou dis- crédités. Le penseur, jeté dans un désert de doute, y cherche vainement un point fixe et stable , qui puisse lui servir de centre et de soutien. L'homme du monde et l homme de lettres se font byroniens, dandys ou métaphy- siciens allemands. C'est pitié de voir ces tristes et faibles sectes germer à l'envi sur les débris de toutes les croyances. Ne dirait-on pas que la Divinité s'est retirée de la terre -, ([u'elle a laissé l'homme sous le joug d'une nécessité de fer , en proie aux angoisses d'une inquiétude dévorante ? L'héroïsme est paralysé. Quelle vertu n'a pas été mise en question ? Quel vice n'a pas été honoré ? Quelle pensée ou quel principe sont restés debout ? A l'âge où 1 organisation humaine s'élance et bouillonne, impatiente d'agir, que fera le jeune homme ? Pas une bannière ne s'offre à lui , sa- crée , inviolable , respectée. Tout est flétri. Le doute 1 en- vironne , le scepticisme le bat de ses flots émus. Au lieu de croire et de se dévouer, il commence par se défier et craindre. Il faut qu'il se livre à une enquête interminable et douloureuse autant que profonde. Il faut que l'invin- cible énergie de sa pensée ardente se suicide pour ainsi dire elle-même. Dieu existe-il ? L'ame est-elle ? La so- ciété a-t-elle le droit de le régir et de s'emparer de lui ? Sera-t-il rebelle ou esclave ; oppresseur ou opprimé ? De quel côté est la raison -, du côté du tyran qui sévit , ou de la populace qui s'enivre de sang? Où est la liberté.-^ Où est l'esclavage ? Le monde n'est plus (pi'un grand pro- blême insoluble , un sphynx qui dévore ceux qui l'in- terrogent.
ET DES ÉPOQUES DE CRÉATION. 2^
Le malheur de cet état social , où rien n est fixé , où nulle doctrine n'est assurée , se fait sentir au peuple comme aux grands, au prolétaire comme à riiomme de lettres. Mais il pèse moins durement sur ceux d'entre nous qui n'ont qu'un seul but, vivre ; une seule pensée, subsister. Pour ceux-là , rien n'est vague \ ils savent ce qu'ils veulent ; ils se dirigent vers un but. La faim les pousse ; soit qu'ils s'élancent à la poursuite des places et de la faveur, soit qu'ils gagnent laborieusement un faible salaire , ils vivent 5 c'est assez : leur activité mécanique les soutient ; leur éner- gie est stimulée par ce besoin qui les domine 5 il y a de l'en- nui et du malheur pour ces hommes, jamais de désespoir.
Mais que deviendront ceux qu'un instinct plus noble anime ] qui refusent de se regarder comme des machines 5 qui veulent que leur vie ait un résultat et une tendance élevée ! Combien ils sentiront amèrement la douleur et le vide d'une époque semblable à la nôtre ! Les dieux anti- ques sont vermoulus; les vieux symboles sont usés : fau- dra-t-il leur vouer un culte hypocrite et une adoration passée de mode? C'est un triste et misérable parti : c'est jouer le rôle d'augure après la chute du paganisme , que soutenir aujourd'hui la monarchie absolue , la chevalerie féodale et la papauté théocratique.
D'autres, plus nombreux, acceptent pour foi le doute, c'est-à-dire la négation ; ils n aiFirment rien ; prêts à tout nier, ils ont pour théorie cet axiome simple, que toute théorie est douteuse ; et pour doctrine , ce fait irrécusable , que le plaisir est chose agréable à l'homme. Un facile épi- curéisme nait de ce principe : ils prennent le plaisir où ils le trouvent, ferment les yeux sur le reste , et vivent aussi heureux qu'ils peuvent. Cette classe est fort considérable 5 cest elle qui compose aujourd'hui les masses. C'est elle qui
aS DES ÉPOQUES DE CRITIQUE
imprime à la société celte nuance d hésitation et d'indiffé- rence qui la caractérise.
Les plus infortunés de tous , sont ceux qui doués d'une ame noble , s'indignent contre ce résultat. Le doute qui les environne leur répugne. Ils voudraient en sortir et le secouer. lis sentent qu'en niant tout , en se refusant à toutes les convictions, on n'arrive à rien. Ils luttent contre celte fatalité plus impérieuse et plus cruelle que la fata- lité antique. Ils voudraient retrouver des principes, fixer leurs idées, évoquer une nouvelle foi. Il leur faudrait quel- que chose de précis et d'arrêté, un culte raisonnable et énergique-, ils s'épuisent en efforts pour atteindre cette réali- sation de leurs désirs. Ici, lord Byron se fait une divinité de la passion, un culte de la volupté. Là, Shelley aspire à créer je ne sais quelle religion inouïe , où toutes les forces de la nature seraient adorées, espèce de matérialisme mysti- que. Plus loin, Schlegel , fatigué du doute, se réfugie dans le vieux sanctuaire du catholicisme en débris , et demande à la foi aveugle un abri et un rempart contre l'agonie du scepticisme universel. Partout vous voyez des penseurs , doués de force ou de souplesse, se débattre au milieu de sophismes innombrables, entasser laborieusement des pa- ralogismes , et combattre une armée de fantômes.
Vers la fin du dix-huitième siècle, tant d erreurs accré- ditées subsistaient, qu'il y avait courage à les détruire; l'œuvre était belle , hasardeuse , digne du philosophe et du poète. Dans ce combat contre le faux et l'injuste , je ne sais quelle inspiration divine se faisait reconnaître. Aujourd hui la lutte est terminée. Le génie de la destruction a dit son dernier mot ; le vieux monde , avec sa hiérarchie , ses croyances et ses symboles , est condamné irrévocablement ; il disparait et tombe dans le domaine de l'histoire : mais
ET DES ÉPOQT'ES DE CUl^.AT[ON. ' at)
nous ne voyons pas se dessiner encore le monde el le sys- tème nouveau qui doivent colore ^ l'enfantement est pé- nible , il durera long-tems j et nous assistons avec douleur à celte préparation des destinées mystérieuses qui atten- dent les nations. La nuit est obscure , quand renaîtra le jour? Quand une aurore nouvelle viendra-t-elle éclairer les peuples? Quand tous ces élémens hétérogènes et con- fus se classeront-ils ? Voici bien des années que nous som- mes témoins de deslruclions et de désolations^ Tincendie a dévoré les villes , le boulet a moissonné les populations , les pleurs et le sang ont inondé l'Europe. Nous attendons la fin de ce drame lugubre , que nos petits-enfans verront peut-être se dénouer.
Telle est la situation morale el malérielle du tems où la Providence nous a jetés. Peut-on s'étonner qu'une so- ciété attaquée d'un mal si profond, cherche à le connaître et s'interroge curieusement ? Que renc[uéte, l'investiga- tion , la critique lui soient spécialement propres ? Que des milliers de théo^ie^ se combattent et s'anéantissent dans son sein ? Qu'une discordance universelle semble diviser les intelligences ?
Il y aurait folie toutefois à désespérer de l'espèce hu- maine, à s'abandonner au découragement qu'un tel spec- tacle peut inspirer. Nous avançons dans les ténèbres , mais nous avançons ; ce progrès de 1 humanité est visible ; l'his- toire renseigne et tout concourt à le prouver. Il n'y a pas un bon esprit qui ne s'aperçoive de cette marche éter- nelle, qui du paganisme au catholicisme, de l'esclavage à la liberté , de l'ignorance à la connaissance du monde , a conduit comme par la main , et de degrés en degrés , la race à laquelle nous appartenons. La leçon du tems nous apprend que la mobilité, le changement, les révolutions, sont essentiels à l'homme. C'est une leçon immense. Au-
3o 11ES ÉPOQUES DE CRITIQUE
trefois on parlait encore de croyances immuables , de for- mes de gouvernement immuables. On prétendait encbai- ner violemment l'avenir au passé. On disait aux peuples : « Vous irez jusque-là et n'irez pas plus loin. » On préten- dait , tentative insensée ! formuler à jamais l'existence sociale et individuelle -, on croyait que certains mots magi- ques pétrissaient l'humanité ; on imaginait qu'elle pour- rait subsister ainsi immobile et active , libre et enchaînée. On ajoutait foi aux institutions éternelles , aux croyances impérissables. Comme si la condition même de la vie n'é- tait pas le changement et le mouvement ! Nous avons ap- pris que rien, dans ce monde fragile, n'est éternel ; que les plus vigoureuses institutions doivent crouler , que les sys- tèmes les mieux établis ont leur côté faible , et renferment leur cause de mort. Mais ce qui est plus utile encore , nous commençons à comprendre que cette mobilité même est compatible avec la durée et avec la force. Dans la poésie , dans les arts , dans la politique , une révolution, une trans- formation éternelle, changent les formes extérieures ; mais rien ne se perd 5 l'expérience du passé subsiste. Tout se transmute , et rien ne meurt. Le passé s'évanouit , mais en léguant ses souvenirs au présent ; les formes vieillies tombent pour faire place à des formes nouvelles.
Pourquoi donc s'effrayer de ce changement continu , de ce mouvement inévitable? Il fait vivre l'humanité, il ne détruit rien. Nous-mêmes nous changeons; les élé- mens dont notre corps se compose sont soumis à une trans- mutation éternelle.
Un grand renouvellement, un changement majeur, sont toujours pénibles. Mais songeons que tout changement ma- jeur, toute révolution importante, naissent d'un accroisse- ment de ressources. IjOS anciennes formes se brisent et ne suffisent plus à contenir les richesses nouvelles. Les po-
FT DES ÉPOQUKS DE CTIÉATION. ' 3l
pulalions débordent. Les institutions antiques sont trop Inibles pour contenir ces masses remuantes , qu une éner- gie nouvelle anime. INe faut-il pas qu'un moule suranné se détruise , et qu un moule plus large , plus solide lui succède. Tout le système de la mécanique , celui de la navigation , n'ont-ils pas été bouleversés par une seule dé- couverte , par la macbine à vapeur ? La poudre à canon na-t-elle pas renversé l'ancien art de la guerre ? Quand le polythéisme est mort, quand la féodalité a rendu le dernier soupir, lorsque la monarchie absolue s est engloutie dans les flots de sang que la révolution française a versés , il y avait progrès et douleur, renouvellement et souffrance, accroissement de force et de lumières, en même tems qu incertitude, anxiété dans l emploi de ces forces.
Ces spéculations métaphysiques , cette rêverie oiseuse , ces théories multiformes qui nous ont paru si dangereuses et qui nous ont offert le symptôme d'une grave maladie so- ciale, porteront plus tard leur fruit, elles auront leur utilité. A force d abuser de la critique , on reconnaîtra la néces- sité de créer et de fonder. A force d'accumuler les néga- tions, on sentira que les négations sont improductives. Ballottés de systèmes en systèmes, de théories en théories, les hommes reviendront enfin à Taclion , à la volonté, à la vie réelle. Le scepticisme s'épuisera , et les transformations nombreuses de la philosophie aboutiront à l'anéantissement de tous ces svstèmcs absolus, qui se succèdent comme les nuages dans le ciel. N'a-t-on pas vu Kant détrôner Leib- nitz. Fichte altérer les dogmes de Kant , Schelling modi- fier les idées de Fichte , Hegel métamor[)hoser la théorie de Fichte, et M. Cousin tout renouveler encore. Il est im- possible que ces métaphysiques, ainsi soumises à une con- stante élaboration , ne sévaporent pas à la fin.
^2, DES ÉPOOUES DE CUITIQI E
De njême , on verra s'évanouir cette foi aux théories })oliliques et à leur influence 5 celte crédulité à la puissance des systèmes , abstraction faite des mœurs et des idées. Cette malheureuse application de la métaphysique à la politique a été assez fatale aux peuples modernes. Bientôt on ne croira plus qu'une constitution écrite ou imprimée suffise pour gouverner une nation, que le mécanisme so- cial le plus habile suffise pour la faire prospérer j on ne croira plus qu'une république puisse naître tout armée du cerveau d'un législateur, comme Minerve jaillit autre- fois du cerveau de Jupiter. Toutes ces erreurs, l'expé- rience les corrigera tour-à-tour. Déjà la révolution de 17 89 a donné à l Europe une leçon assez forte pour ne pas êlrc oubliée. Soit donnée une Joule égoïste et sans principes ; faites résulter de son action combinée , une société ver- tueuse et honnête. Ce problême insoluble a produit d'as- sez sanglans résultats pour qu'on n'essaie plus de le ré- soudre ou même de le proposer.
Déjà de faibles et bizarres efforts prouvent que, dans une époque plus ou moins éloignée , on abandonnera dé- finitivement ces systèmes et ces théories changeantes , ce culte exclusif de la critique. En France vous voyez les uns essayer de reconstruire la société sur ses bases constitu- tionnelles , les autres tenter de la ramener à la monarchie absolue. Mais enfin le besoin d'ordre et d'organisme s'y fait sentir. « Allons, s'écrient quelques insensés , fondons une religion , établissons vin culte î » En Angleterre , en Italie, même remarque, même agitation, même tendance éloignée, mais invincible vers l'ordre et la reconstruction. Le tems est devant nous. Si nous ne sommes pas destinés H voir éclore celle nouvelle ère des peuples , du moins prê- tons nos secours à celle préparation laborieuse j aidons-la,
ET DES ÉPOQUES DE CTIÉATIOIV. 33
dirigeons nos efforts vers ce noble but ; secondons cet en- iantement des destinées futures, et contribuons à un ré- sultai si grand. Notre sort aura été de naître dans un tems de souffrance et de transition, entre une civilisation épuisée et une civilisation incomplète.
( Edinburgh Res^iew. )
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No XI. MISTRISS NORTON.
Dans certains idiomes qui se prêtent avec bonheur et facilité au développement poétique , celle facilité même touche à un danger et à un écueil. Les poètes , dont l'in- strument sonore retentit si aisément sous leurs doigts , se confient à cette qualité qui ne leur appartient pas en propre. Ils cessent de penser j ils chantent des paroles sans idée , tissu quelquefois harmonieux et brillant , toujours vague et souvent faux. Cette apparence de poésie , vaine musique de paroles douces à l'oreille et stériles d'ailleurs , a eu sur- tout cours en Italie. C'est là que certaines combinaisons de rimes , de sons et de mètres , prenant la place du génie poétique , ont créé celte multitude de formes élégantes et apprêtées , souvent vides , en dépit de leur mélodie et de leur éclat. Que reste-t-il de telles œuvres ? Voyez ce qu'est devenue la poésie si célèbre des troubadours ; leur lyre vantée s'est brisée à jamais. A force de transformer la poé- sie en musique, ils ont rendu le chant de la muse pas- sager , fugitif comme la musique elle-même , et léger comme son prestige. Les accens des bardes de Provence se sont effacés comme la canlilène de l'oiseau se perd dans les bois.
(i) Voyez les Numéros i, 2, /|, 5, 6, 7 , 8 , 9, 1 1 cl 12 de la Revue Bbitanmoi-'k (nouvelle série),
MISTUISS NORTON. 35
Les langues du nord, et spécialement la langue anglaise, exposent les poètes à un autre danger dont le résultat est le même. Nées de la méditation , elles se ploient aisément à toutes les nuances de l'expression métaphysique ^ elles se couvrent d'un voile vaporeux qui a beaucoup de charmes 5 la rêverie ne trouve point d'interprètes plus heureux. Grâce à ce voile diaphane , à ce bonheur d'une expression peu arrêtée, il arrive fréquemment à nos poètes, et surtout aux femmes, d'écrire de délicieuses pages qui ne signifient absolument rien. Des paroles qui rappellent d'une manière indéterminée et lointaine les affections de notre ame , une sublimité obscure , une tendresse infinie , une mélancolie gémissante remplissent de je ne sais quelle mélodie plain- tive des strophes qui vous charment vous ne savez pour- quoi.
Cette erreur est grave et peut entraîner la poésie à sa perle : quelle que soit la carrière intellectuelle que l'on parcourt , il est de nécessité première de savoir ce que f on veut dire. Un sonettiere italien, un poète lahiste (i) du dix-neuvième siècle ne s'en avisent pas toujours.
Mistriss Norton a échappé à ce péril. Elle sait toujours ce qu'elle veut dire. Chacun de ses vers a un sens. Ses contours sont arrêtés \ ses images à-la-fois colorées , bril- lantes et précises. Elle ne prodigue pas la couleur , dans la seule intention de la prodiguer. Sa poésie n'est pas comme celle de Southey {'i) ou de Milman (3) une mystification
(1) On sait pourquoi cette école est uoaimée Ecole des Lacs; fVords' wortli, Coleridge et Southey habitent pendant la belle saison les en- virons de Wioderoicre, lac environné d'un paysage délicieux, et si- tué dans le pays de Galles.
(2) Auteur de Thalaba, etc.
(5) Auteur de la Chute de Jérusalem, etc.
36 MISTRISS NORTON.
splendide , un amas de nuances tranchées, contrastantes , chatoyantes. Poète élégant, doué de grâce, de tendresse et d'imagination , mistriss Norton possède cette énergie de la pensée, qui forme la base des œuvres intellectuelles, leur donne pour ainsi dire du corps et de la solidité , et les force à traverser le goutTre des ans. Elle pense avant d'é- crire. Il y a une idée sous toutes ses phrases ; une inten- tion significative dans toutes ses œuvres. Felicia Hemans(i) est plus lyrique ^ il y a chez mistriss Norton plus de finesse , de fermeté et de force.
Tel est non -seulement le caractère de ses ouvrages, mais celui de ses traits, où le génie du midi semble respirer. Quelque chose de la flamme orientale anime ces yeux noirs et éclatans , se trahît dans cette figure régulière , mais énergique et remarquable par l'élan de pensée et d'ame qu'elle révèle. Habituée aux mœurs aristocratiques, et à ce mélange de dédain et de mollesse qui les caractérise, mistriss Norton , conservant en dépit des salons d'Almack , cette vigueur et cette originalité dont sa physionomie est empreinte comme ses œuvres , offre une espèce de phéno- mène curieux.
Petite-fille de Richard Brinsley Sheridan , si célèbve parmi nos orateurs et nos dramaturges, mistriss Norton, autrefois miss Sheridan , est le dernier rejeton de cette fa- mille où le talent et l'esprit se transmettent comme un ina- liénable héritage. Le père et le fils de Sheridan , ses sœurs et sa mère, auraient brillé parmi leurs contemporains , si l'éclat plus vif dont l'auteur de X Ecole du Scandale s'en-
(î) Le dernier Numéro de l'ancienne série de la PiEVfE BnixANisiQUE conlient uu arlicle très-remarquable sur l'appréciation du talent de mistriss Félicia Uemans; dans le lo' Numéro de la nouTolIe série, nous avons reproduit en vers blancs sa plus jolie pièce , intitulée t le Palmier.
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vironna , n'eût rejeté dans l'ombre les autres membres de sa famille. Miss Sheridan reçut toute son éducation de ses parens. On ne la confia point à ces instituteurs et à ces gouvernantes , entrepreneurs de science et de vertu , dé- bitans de toutes les qualités et de tous les lalens, admira- bles précepteurs dont les soins mécaniques et renseigne- ment macbinal remplissent nos salons de pédantisme, de prétentions et d'ignorance. On ne voulut point faire d'elle , comme le disent les avertissemens de journaux, une jeune personne accomplie (i). On prépara sans le bàler ou le res- treindre, le développement de sa pensée.
Elle écbappa donc au malheur de recevoir une éduca- tion de lieux-communs. Son frère et le précepteur de ce dernier lui donnèrent les premières notions de ces études réellement utiles, que l'on traite si dédaigneusement et que l'on Sacrifie aux occupations frivoles. Son espiit de- vint mâle , et ne perdit rien de sa naïveté primitive. Peul- élre est-ce surtout aux femmes qu'une éducation plus virile conviendrait ] leur intelligence naturellement légère et rapide , acquerrait ainsi de la consistance et de la portée.
On n'excita point la verve de miss Sheridan. Elle devint auteur pour s'amuser. Les dandys , alors nouveaux en An- gleterre , y formaient une espèce de colonie ridicule ^ les mères parlaient devant les en fans de celte race bizarre , taciturne, affectée, ampoulée, qui a envahi les salons eu- ropéens. Les jeunes imaginations s'enflammèrent , cl la librairie, habile à profiter de ce mouvement, lança dans la circulation une multitude de petits volumes dont le titre portait ce mot magique : Dandy. C'était le Bal des Dandys , le Déjeuner du Dandj. la Politesse du Dandy, Desgravures embellissaient cette bibliothèque lilliputienne,
(i) An accompUsIied girl.
38 MISTRTSS NORTON.
imprimée en gros caractères, et M. Marshall en avait ac- caparé le monopole. La petite miss Sheridan sentit alors son génie s'éveiller et la fureur d'écrire s'emparer de son cerveau à peine développé. Les lauriers conquis dans le cours de celte guerre , livrée au dandyisme , ne la laissè- rent pas dormir : elle prit aussi la plume et devint l'un des plus redoutables adversaires de l'ennemi publie. Le JloulÇi) des Dandjs (tel fut le titre de son œuvre), vendu à M. Marshall , moyennant trente exemplaires que le li- braire lui donna , prit sa place au nombre de ces innocentes satires. Imaginez une enfant de l'âge de notre héroïne , attaquant les vices de la société ; la tentative était bizarre : elle eut dans son genre assez de succès pour que l'éditeur en fit une seconde édition. Quinze ans plus tard , mistriss Norton, mariée, allait avec son petit enfant choisir des images coloriées destinées à l'amuser j ce fut le Dandj Roiit qu'on lui offrit , sans se douter qu'elle avait produit ce chef-d'œuvre , dont les gravures et le texte lui apparte- naient à-la-fois.
Ce premier triomphe en miniature fut un encourage- ment pour la jeune fille. Elle écrivit des tragédies -, elle fit des odes et des sonnets ; mais aucun libraire ne voulut les imprimer et les publier. Tout débutant a de grands ob- stacles à vaincre. On ne se fie point à un nom inconnu. Miss Sheridan garda ses drames en portefeuille , les joua en société avec ses frères et ses cousines , eut soin de placer des Turcs dans toutes ses pièces , afin de porter des tur- bans, et cessa de rêver la gloire qu'il était si difficile non- seulement d'atteindre , mais encore de briguer. A dix-sept ans elle était fiancée , à dix-neuf ans , elle était mariée à M. Norton , frère de lord Grantley.
(i) Roui, espèce de bal ou de coliuc . dont nous avons souvent décrit le «umullc.
MISTRISS JVOKTOjy. ' 3}.)
Les Douleurs de Rosalie , poème enchanteur dont la mélancolie plaintive ne dégénère point en sensibilité lar- moyante , parut peu de tems après son mariage. L'ouvrage était anonyme \ les journaux ne le prônèrent pas , il réussit cependant.
Un exemple donnera au lecteur une idée plus juste que toutes nos critiques ne pourraient le faire , du genre sim- ple et nerveux qui caractérise la poésie de mistriss Norton :
RESSOU VENI RS.
« Que le cœur est mobile ! comme il oublie ; et comme il se souvient !
» Dis-moi , amie , te souviens-tu du jour où nous quittâmes nos compagnons d'enfance ! Et comme cette douleur profonde s'apaisa vite I Comme nos larmes séchèrent rapidement ! comme notre cœur, attristé, reprit en quelques heures sa légèreté et son énergie !
» Puis arriva le moment du retour; après de longs voyages et tant d'émotions éprouvées , l'espoir de retrouver des objets chéris nous prêta des forces ; un sang plus ardent bouillonnait dans nos veines. Mille douces images revenaient en foule nous charmer. Voici le toit natal. Ingrats que nous étions , nous avions permis à son souvenir de disparaître: aujourd'hui, ou- bbeux de notre ingratitude même , nous nous précipitons vers lui I
)) Dis-moi , mon amie , te souviens-tu des rêves de gloire que nous poursuivions et qui fuyaient devant nous comme des fan- tômes? C'était tout notre avenir. Bientôt cet avenir s'évanouit. Nous ne songeâmes plus à la renommée , mais à ceux dont notre renommée charmait l'oreille et la pensée. Rêves d'orgueil, fuyez donc ; faites place aux rêves d'amour. Ceux-ci devaient à leur tour disparaître. Hélas! faible espèce humaine! faible cœur! éter- nelle fragilité! »
Ces pensées ne sont pas celles d'une femme ordinaire :
^O MISTRISS NORTON.
la sensibilité seule ne les inspire pas ^ une triste et profonde philosophie eu a dicté l'expression. Mistriss Hemans, plus tendrement mélancolique ; miss Landon , plus éclatante dans son style , plus coquette dans le léger ramage de sa poésie , n'atteignent pas à cette simplicité méditative , à cette concision éloquente.
Aux Douleurs de Rosalie succéda le Roman-Poème , intitulé ï Immortel (i). Il obtint le suffrage et de ceux qui lisent pour avoir du plaisir , et de ceux qui , par leur pro- fession de critiques et leur position doctorale , se font un point d'honneur de ne prendre plaisir à rien. En dépit d'un sujet mal choisi, difficile à traiter , épuisé et rebattu , ce poème restera comme une des œuvres remarquables do l'époque.
U Immortel, c'est le Juif Errant. Je voudrais, quanta moi, être délivré de ce personnage. Il est fatigant comme l'éternité. M. Lewis, dans son Moine , de frénétique mé- moire , lui avait fait jouer un rôle assez important et assez tragique , pour qu'on le laissât reposer. Mais non ; Shelley et le capitaine Medvvin se sont emparés de lui , l'ont jeté à travers les incidens d'un roman compliqué, et, grâce à ce personnage , nous ont ennuyés en vers et en prose. Klingemann et Von Armin , en Allemagne , l'ont aussi em- ployé sans scrupule. On l'a retrouvé dans un conte en trois gros volumes , intitulé Salathiel. On le revoit encore dans la poésie de mistriss Norton. Nous regrettons que cette dame , dont le talent est si énergique et si remarqua- ble , ait fait choix de cet insipide hébreu , TAgamemnon du romantisme; si son Immortel a obtenu du succès, il le doit à la puissante imagination de l'auteur \ c'est en dépit de lui-même, et dfr l'ennui que son nom inspire , qu'il a trouvé des partisans.
(») TItc Undying One.
MISTRISS NOUTOK. ' /\i
Que faire d'un personnage dont la deslinéc est immuable, dont Dieu lui-même a fixé le sort et décrété l'élernelle mi- sère? Millon n'est parvenu à rendre son archange tombé intéressant et dramatique , qu en lui prêtant les passions de l'humanité , en l'armant contre le Très-Haut , comme un rebelle contre son roi, en changeant la Genèse en un roman bizarre. INIistriss Norton et les autres écrivains qui ont fait du Juif Errant le texte de leurs narrations , ne se sont pas aperçu que s ils prétendaient suivre à travers les siècles ce héros impérissable, ils condamneraient eux- mêmes et le lecteur à la plus intolérable monotonie. De génération en génération, de volume en volume, ce juif subit nécessairement les mêmes douleurs ; sa vie recom- mence sans changer de face ; elle répète toujours la même scène et redit la même plainte. Il ne peut , sans nous fati- guer mortellement, conserver, pendant ce long période de tems , l'énergie de sa haine ou de son amour. S'il garde le même caractère , il ne manquera pas de nous ennuyer ; s'il en change , cette variété sera un mensonge auquel le lecteur ne voudra point ajouter foi.
Un seul écrivain a conçu , dans ce qu'elle a de sublime et de profond, la situation d'un homme que son immor- talité , don accordé à ses instantes prières , écrase d un poids qu il essaie en vain de rejeter. Philosophe et poète , artiste et métaphysicien , Godwin a épuisé les ressources qu'une telle donnée présentait (i). Le Saint-Léon de ce grand écrivain , de cet homme de génie dont les œuvres sur- vivront à tous les frivoles produits de notre âge, n'est que !c développement de cette pensée philosophique , la nécessilé
(i) Dans le lô" ]\uuicro de la nouvelle série nous avons public sous ce litre : Du talent, de ses liiniles , de son emploi, de son obus et de la durée de ses oeuvres, un arlicie tiès-reniaïquahle composé |iar ce ce- Jèbie philosoplie.
42 MISTRISS NORTON.
delà mort. Il commence par demander à Dieu , à la na- ture , à la science , l'éternité que Dieu seul possède. Il l'obtient. Ses facultés n auront plus de bornes ; elles ne rencontreront plus d'obstacles. O joie ! orgueil immense ! ivresse sans égale! Saint-Léon est plus qu'un homme 5 une puissance sans limite l'élève au ciel : hélas ! quel en est le résultat ? Une sensation d'isolement et de désolation pro- fonde ne tarde point à s'emparer de lui. Sans lien avec l'espèce humaine, sans rapport avec les espérances, les passions , les sympathies de l'humanité , placé , comme un point inutile , comme un être hétérogène , au milieu du bruit et de la foule , le malheureux languit et poursuit de ses désirs cette mort qui lui donnerait enfin le repos. A quoi bon ce retour monotone des jours et des nuits? Pour Saint-Léon rien ne change -, l'existence est une série tou- jours la même d'heures qui se ressemblent toutes.
Telle est la conception sublime de Godwin. Dès que Saint-Léon a vu mourir l'objet qu'il aimait , la source de ses sensations tarit et laisse son ame en proie à une aridité désespérante. « Mon cœur, dit-il , s'ensevelit dans ce tom- beau. Jamais , à travers les siècles dont l'éternité se com- pose , un attachement ne m'eût été possible. Mes illusions avaient cessé. Elles avaient entraîné avec elles ces passions dévorantes qui font le tourment et le charme de la vie. Doubler son existence , la partager avec une femme choisie entre toutes , ne m'était plus possible. Immortel , je ne me sentais plus capable d'aimer sérieusement, fortement, un être éphémère. Tout était fini pour moi. » •
Ce que Godwin avait cru impossible , n'a pas semblé tel à mistriss Norton. Elle a consacré son beau talent à la peinture de l'éternelle misère à laquelle le Juif Errant fut, dit-on , condamné. Comment s'intéresser à cette souffrance infinie ? Comment donner un coloris différent à celte re-
:MlSTniSS NORTON. ' 4^
production nécessaire des mêmes idées , dans un espace de tems llliniilé ? L'homme, placé dans la silualion que Von altribuc à ce personnage et que mislriss Norton a choisie , ne peut manquer de sendurcir. Son ame devient, pour ainsi dire , calleuse , insensible , incapable d'émotion. C'est un rocher battu des vagues : sa tranquillité impassible offre une image de désolation et de désespoir immuables. Tant de douleurs ont déjà imprimé leur sillon et leur trace sur ce front malheureux ! Tant d'angoisses ont déchiré ce cœur ! Il faut , selon l'admirable expression d'un Français , il faut qu'il se brise ou se bronze (i).
Après avoir blâmé sans restriction le choix d'un tel sujet, nous devons avouer que mistriss Norton a déguisé ce mal- heur du fond qu'elle avait choisi , par une admirable facilité , une ravissante, naïveté d'exécution. Toutes les fois quelle se rapproche de la vie réelle , elle déploie un talent peu commun. En sa qualité de femme, elle décrit et ana- lyse mieux les passions que les idées , les sentimens in- times, que les faits et les principes. Contrariée dans le développement de ses forces intellectuelles par le cadre qu'elle s'était imposé , elle rentre involontairement dans le domaine qu'elle n'aurait pas dû quitter ; dès qu'elle dit adieu aux êtres surnaturels , elle retrouve sa puissance. Pourquoi courir après le drame et prétendre aux gran- deurs de l'épopée ! Ce que le drame et l'épopée ont de plus attrayant , ce n'est pas cette majesté factice que notre auteur parait leur envier, mais bien ces peintures de l homme , cette vérité profonde et sentie , cette réalité im- possible à méconnaître, cette reproduction de la vie telle que Dieu l'a faite , en un mot tout ce dont elle possède le secret et la magie. A la douceur et la mélodie féminine, à
(i) Cliampl'orl,
44 MISTIVISS NOnTON.
ce charme que beaucoup crauleurs féminins possèdent, elle joinl une vigueur plus virile , une vérité plus franche 5 et comme nous l'avons indiqué, sans cependant lai épar- gner les critiques , il ne tient qu'à elle de se classer au premier rang de nos poètes.
( Edinburgh Jleuiew.)
o€^
(jifofofjie.
DE L'ÉTy^T ACTUEL DES CONNAISSANCES HIEROGLYPHIQUES.
Depuis rexpéditlon de Napoléon en Egypte, tout ce qui se rattache à cette contrée célèbre à tant de titres, excite à uu haut degré l'attention des peuples de l'Occident. En France surtout , où le souvenir de nos victoires s'allie avec la plu- part des monumens de ce pays , l'homme du monde le plus étranger aux sciences archéologiques s'est montré dé- sireux , empressé même de connaître l'histoire civile et poli- tique de la vieille Egypte. Il a voulu savoir quel était ce peu pie prodigieux qui, sur les deux rives du Nil, depuis la Mé- diterranée jusqu'au cœur de lEthiopie, avait laissé des traces si imposantes de son séjour sur la terre. Aussi , pour satis- faire cet empressement, des voyages scientifiques ont été en- trepris, de nombreux ouvrages ont été publiés ; des hypo- thèses savantes et hardies ont été proposées ; mais de simples conjectures étaient loin de suffire à une société positive et éclairée. Pour leur donner crédit , il fallait les appuyer sur des preuves authentiques. Sans doute si quelques débris de la bibliothèque d'Alexandrie étaient parvenus jusqu'à nous , cette tâche eût été peut-cire facile à remplir; alors, avec le secours des documens historiques qu'elle renfer- mait, on eût pu relier entre eux les divers fragmens qiie nous ont laissés sur cette contrée les écrivains de l'anti- quité , et rédiger ainsi une histoire complète et suivie de
46 BE l'état actuel
rÉgyptc. Mais de tous les ouvrages qui sont restés , il n'en est aucun qui nous révèle l'histoire- de cette longue série de siècles pendant laquelle rÉgyple , gouvernée par des rois indigènes, constitua peu-à-peu son état social, jeta les fondemens de sa grandeur , atteignit le point culminant de sa prospérité , et tomba enfin dans ce période de déca- dence qui la livra au joug des étrangers , appesanti sur elle depuis plus de vingt-trois siècles.
Au milieu de cette absence de documens historiques , il ne restait donc d'autre ressource aux savans qui avaient en- trepris la tâche de nous faire connaître l'Egypte et ses an- ciens habitans , que d'interroger ces milliers de pyramides , d'obélisques , de temples , de nécropoles , de sarcophages , revêtus de tableaux , de bas-reliefs et d'inscriptions hié- roglyphiques , ou renfermant des manuscrits précieux. Il fallait donc , pour atteindre le but qu'ils se proposaient , créer une science nouvelle^ car il ne s'agissait de rien moins que de comprendre , sans presque aucune donnée préliminaire, ces signes mystérieux. Heureusement l'in- scriplion triUngue ou bihngue de Rosette (i) , sur laquelle se trouvaient à-la-fois des caractères hiéroglyphiques , dé- motiques et grecs , vint lever quelques-unes des nom- breuses difticultés dont se montrait hérissée celte décou- verte.
Comme la France peut revendiquer à juste titre une grande part des progrès qu'a faits cette science , qu'il nous soit permis , avant de présenter l'exposé du philologue an-
(i) Note du Tr. On sait que cette inscription , gravée sur un bloc de basalte noir , a été découverte par les travailleurs d'une des divi- sions de l'armé française , occupée h creuser les fondemens du fort Saint-Julien , à Rosette. Par une singulière destinée , ce monument précieux est devenu la propriété des Anglais , qui l'ont placé dans le Musée britannique.
DES CON3NA1SSANCES UlÉUOGLYl'Il K^LES. ' 4?
glais sur l'élat actuel des connaissances hiéroglyphiques , de déplorer la mort prématurée du savant français qui , sans contredit , a donné à celte science la plus forte impul- sion. L'archéologie égyptienne vient de perdre M. Cham- pollion, au moment même où l'on pouvait s'attendre à jouir enfin du résultat de ses travaux , annoncés depuis si long-tems , et qui avaient été jusqu'ici plus célèbres encore que féconds. Lorsque la mort l'a frappé il mettait la der- nière main à sa Grammaire Egyptienne hiéroglyphique , monument prodigieux de sagacité et d'analyse , et revoyait en même tems les manuscrits de son grand ouvrage sur les Monumeiis de V Egypte et de la Nubie , qu'il devait pu- blier de concert avec M. Rosellini. Cet événement, que les amis de la science ne sauraient trop déplorer, marquera comme une époque funeste dans l'histoire de la littérature dÉgypte.
Nous avons pensé que ces prolégomènes ne seraient pas sans intérêt pour ceux de nos lecteurs qui ne possèdent pas les deux grands articles que nous avons déjà consacrés à cette haute question de philologie , dans les 22'= et Sg" Nu- méros de la première série de notre recueil. Nous allons maintenant laisser parler le savant anglais (i).
Le public , dit-il , a suivi avec trop d intérêt les progrès
(1) Note du Tu. Nous devons observer que les opinions du philo- logue anglais émises , dans le cours de cet article , sont très-opposées à la doctrine de M. Champollion. Quoique nous sojons loin d'en accepter la responsabilité , nous pensons qu'elles ne seront pas sans utilité pour ceux qui se destinent à suivre les traces de ce savant en- levé trop tôt à la science. D'ailleurs en admettant qu'elles soient justes , quand les hommes supérieurs s'égarent , ils mêlent presque toujours un grand nombre de vérités de détail à l'exposé de leurs erreurs. Aussi nous n'en persisterons pas moins à regarder M. Cham- pollion comme de tous les savans celui qui a fait faire le plus de progrès à l'interprétation des hiéroglyphes.
48 DE l'état actuel
des recherches sur les hiéroglyphes pour ne pas désirer de savoir à quel point on est parvenu aujourd'hui dans cette étude. Ce fut en 181 3 que le docteur Young dé- couvrit la valeur alphabétique des signes hiéroglyphi- ques , gravés sur l'obélisque de Philae , et qui exprimait les noms de Ptolémée et de Bérénice. Mais la décou- verte du docteur Young fut depuis rectifiée en ce qu'ellet avait de défectueux (1), et considérablement développée par M. Champollion , qui parvint avec un rare bon- heur à déchiffrer les noms grecs et romains représentés par des signes hiéroglyphiques dans les cartouches ou médaillons. Le système analytique qui présida aux pre- mières recherches du savant français lui valut le suf- frage de tous ceux qui se croyaient en état de prononcer sur cette matière -, aussi nous regrettons vivement qu'il ait abandonné cet excellent système dans ses dernières publi- cations, qui renferment un grand nombre de transcrip- tions sans être accompagnées d'aucune espèce de démon- stration ; car , en opposition directe avec le témoignage for- mel des écrivains de l'antiquité , il y soutient que presque tous les caractères hiéroglyphiques sont alphabétiques. Prenant ensuite cette hypothèse pour base, il n'a pas craint de tiaduire la première inscription égyptienne venue , alors même qu'elle ne se trouvait pas accompagnée de ver- sion eu langue et en caractères abordables \ mais nous de- vons dire aussi qu'il a toujours soigneusement évité défaire le moindre rapprochement avec l'inscription de Rosette dont la valeur des signes est du moins en partie connue
(1) Le docteur Youug n'avait pas soupçonné l'omission des Toyelles ; aussi il avail cru que les signes phonétiques représentaient des syllabes et non des lelU'es. M. Champollion est le premier qui ait parlé de l'o- nùssion des voyelles. Celte idée fait , pour ainsi dire , la base de son système d'interprétation des écritures égyptiennes.
DES COKK/VISSANCKS HIIUIOOLYPHIQUES. ' 49
par la version grecque. Dans son nouveau Prospectus re- latif aux monumens de l'Egypte et de la Nubie , M. Cham- pollion ne fait pas une seule allusion à cotte inscription 5 aussi pensons-nous que, dans les circonstances actuelles , il convient d'engager ceux qui seront appelés à continuer ses travaux, à abandonner une semblable méthode, car ne jouissant pas de la célébrité que d'importantes découvertes avaient acquise à leur devancier , ils devront eux s'attacher à ne rien hasarder sans probabilité ;, à n'émettre aucune opinion sans preuves. En suivant une autre marche , ils nuiraient essentiellement aux progrès de cette science. Il ne sera donc pas sans intérêt de consigner ici tout ce qui eist aujourd'hui positivement connu sur Te système graphi- que national des Egyptiens , et d'exposer avec franchise ce qui ne parait pas encore démontré dans le système de M. Champollion.
Nous devons d'abord distinguer chez les Egyptiens trois espèces d'écritures différentes : la première , composée de caractères semblables à ceux employés dans l'écriture cur- sive , et connus sous les noms divers de : populaire, démo- tique , enchoriale, épistolograpliique . La seconde, dont les caractères ressemblent un peu à ceux de la première , et qu'on appelle sacerdotale ou hiératique ; enfin , la troi- sième, appelée hiéroglyphique et quieslcomposéc de carac- tères qui représentent des objets naturels ou artificiels. Ces trois espèces d'écritures sont disposées , tantôt en lignes horizontales , tantôt en lignes verticales : lorsqu'il y a sur la même ligne plusieurs caractères , ils doivent être lus de droite à gauche, et quand plusieurs signes se trouvent placés les uns au-dessus des autres , il faut les lire de haut en bas , en suivant toujours de droite à gauche. Nous devons aussi faire remarquer que la partie antérieure des carac- tères est toujours invariablement tournée vers la droite :
IX. 4
5o t)E l'état ACïLEI.
en sorte que les animaux ou les personnages qui compo- sent ces lignes semblent former une procession qui se di- rige dans un sens opposé à celui que doit suivre le lecteur en lisant. Jusqu'à présent, il a été publié trop peu de fragmens de l'écriture biéralique pour que nous puissions indiquer avec précision les différens signes qui la distin- guent des deux autres : aussi nous ne parlerons ici que de l'écriture populaire et hiéroglyphique.
Les recherches que nous avons faites pour déterminer le nombre de caractères employés dans l'écriture hiéro- glyphique nous ont donné pour résultat le chiffre approxi- matif de huit à neuf cents : ceux qui ont fait les mêmes recherches, ayant obtenu à peu près les mêmes résultats, nous ne nous arrêterons pas à la différence qui existe entre ces diverses supputations, nous nous contenterons seule- ment d'observer que les élémens de ce système graphique ne permettaient pas qu'il fût circonscrit à un petit nombre de caractères. Comme types des écritures populaires et hié- roglyphiques, nous indiquerons les inscriptions médiales et supérieures du basalte de Rosette , conservées dans le Musée britannique, et qui se trouvent reproduites avec beaucoup d'exactitude dans les planches qui accompagnent la grande description de l'Egypte, publiée par les ordres de Napoléon -, on pourra se faire une idée exacte des for- mes de l'écriture hiératique , en jetant les yeux sur les copies de papyrus , découverts à Thèbes , dont on trouve des copies très-bien faites dans le même ouvrage.
Il y a trente ans , l'écriture hiéroglyphique était consi- dérée comme idéographique, et les deux autres comme alphabétiques ou phonétiques. Les premiers essais que l'on fit pour analyser la partie enchoriale de l'inscription de Rosette , jetèrent quelque doute sur la seconde partie de cette hypothèse, et portèrent les savans à considérer comme
DES CONNAISSANCES IIIEROGL\ PHIOLES. 0 1
purement id«?ographiques les divers systèmes d'écriture des Égyptiens. Cependant , les observations ultérieures de M. Champollion Tayant amené à des conclusions diamé- tralement opposées , il établit que l'écriture hiéroglyphique était aux trois quarts composée de caractères alphabétiques , et que l'écriture populaire en contenait encore un plus grand nombre. Comme ce savant n'a jamais fait con- naître les bases sur lesquelles il fondait son opinion, il nous est naturellement impossible de faire subir à son sys- tème un rigoureux examen. Cependant nous ferons re- marquer que la question nous parait sur le point d'être résolue, et que si on s'en rapporte au résultat du travail de M. Dujardin et à celui de quelques archéologues , qui ont examiné avec le plus grand soin l'inscription de Rosette, on doit considérer en grande partie l'écriture égyptienne comme idéographique. Nous allons jeter un coup d'oeil sur les principales autorités qui corroborent cette opinion.
Diodore de Sicile explique avec assez de netteté la nature des hiéroglyphes. Selon lui, ce système graphique fait par- tie d'une science mystérieuse entièrement inconnue du vul- gaire , et qui se transmettait de père en fils dans les castes sacerdotales. Ce n'est pas, dit-il, par la manière de grou- per les syllabes (collection de sons) , que l'écriture hiéro- glyphique trace les idées , mais par le sens que l'esprit at- tache aux différentes formes qui frappent l'œil. L'image d'un épervier , par exemple, qui, de tous les oiseaux, est celui dont le vol est le plus rapide , est employée méta- phoriquement pour représenter toutes les idées qui ont quelque affinité avec celle de vitesse, par un procédé ana- logue à celui qui fait passer un mot de la signification po- sitive aux différentes acceptions métaphoriques dont il est susceptible.
L'opinion de Ihistoricn latin Ammien-Marcellin , est
5» DE l'état ACT€EL
entièrement conforme à celle de Diodore de Sicile. Voici comment il s'exprime au sujet des obélisques transportés à Rome par ordre des empereurs, et des caractères hié- roglyphiques dont ils étaient recpuverts. Nous savons , dit -il, que les anciens Egyptiens , pour représenter cette multitude de pensées que l'esprit de Ihomme peut con- cevoir , ne se servaient point de lettres dont le nombre est très-limité et très-facile à retenir : chacun de leurs caractèi-es exprimait un mot, quelquefois même un sens complet; ainsi , pour nous borner à deux exemples , la figure d'un 'î^aafoiz/' correspondait au mot nature^ et celle d'une abeille au mot roù
A ces deux témoignages nous ajouterons celui de saint Clément , évéque d'Alexandrie , qui a écrit sur les lieux mêmes. Le passage suivant est extrait du cinquième livre de ses Mélanges.
« Pourquoi trouver surprenant que la religion chré- tienne s'environne de mystères.-' ne voyons-nous pas que, dans toutes les époques , les sciences religieuses se sont enveloppées d'un voile qui n'était soulevé qu'à certaines conditions. Les oracles et les prophètes ont toujours parlé énigmatiquement : ces connaissances n'ont jamais été le partage du premier qui s'adonnait à leur culture, mais seulement de ceux qui s'étaient préparés à les recevoir.
» Ainsi , chez les Égyptiens , avant d'être initié à l'in- telligence des caractères hiératiques , il fallait d'abord com- mencer par se familiariser avec l'usage des caractères épisto- lographiques. Le dernier et le plus haut degré d'instruction consistait à acquérir la connaissance des caractères hiéro- glyphiques , qui tantôt étaient employées à former des mots par le moyen des articulations initiales des choses qu'ils re- présentaient, et tantôt à exprimer des symboles.
« Parmi les caractères symboliques, les uns représentaient
DES CONNAISSANCES HIÉROGLYPHIQUES. 53
les objets par imilalion , les autres par des tropes , et les troi- sièmes en suggéraient Tidée au moyen de certaines énigmes allégoriques. En un mot , tous ceux qui étaient versés dans les sciences religieuses , chez les Barbares comme chez les Grecs, faisaient les plus grands efforts pour cacher la science sous un voile, et ne publiaient jamais la vérité qu'en l'en- veloppant dans des énigmes , des symboles ou des allégo- ries. »
Dire que la connaissance des caractères hiéroglyphiques formait une partie de lu mystérieuse science des Égyptiens, c'est affirmer explicitement que l'écriture hiéroglyphique n'était pas aux trois-quarts alphabétique -, car alors com- ment un tel système graphique, ([uelque compliqué qu'il fût , aurait-il pu devenir le sujet d'une science mysté- rieuse ? Saint Clément semble admettre qu'un certain nombre d'hiéroglyphes étaient employés à représenter des sons , c'est-à-dire qu'ils avaient la même valeur que les caractères de notre alphabet. La manière dont il s'exprime à ce sujet nous autorise à conclure que cet usage phoné- tique des hiéroglyphes était restreint aux noms propres : ce qui serait conforme au résultat obtenu par l'examen des monumens originaux. Ainsi donc, si nous adoptons le té- moignage des anciens écrivains , nous devons considérer l'écriture hiéroglyphique comme de la nature idéogra- phique. Pour ne pas se rendre à celte conclusion , il fau- drait admettre que tous ce s écrivains se sont trompés \ or une telle unanimité dans l'erreur serait un peu surpre- nante.
D un autre côté, si nous jetons un coup d'oeil sur le système grammatical de la langue copte , nous découvri- rons des motifs non moins puissans pour regarder l'écri- ture hiéroglyphique comme composée de caractères des- tinés à rcpiésenler non pas des sons, mais des idées. M. de
54 DE l'état actuel
Sacy , clans le Magazin Encjlopédique de 1808, en ana- lysant l'Essai sur la Littérature Égyptienne de M. Et. Quatremère, s'exprimait de la manière suivante : « Je n'hésite pas à affirmer que le copte conserve encore dans son système grammatical plusieurs formes qui se rappor- tent au dialecte qui a long-tems été écrit en signes hiéro- glyphiques.» Il est bien évident que le mot hiéroglyphique est ici l'équivalent d^ idéographique . En développant le fond de son opinion , M. de Sacy faisait aussi remarquer certaines connexions très- curieuses entre la composition des idées chez les Chinois et chez les Coptes. Or, si le dialecte égyptien n'est pas aussi parfaitement connu que celui des Chinois , c'est parce que tous les débris de celte langue , qui nous ont été transmis par lintermédiaire du copte , sont postérieurs à l'époque où femploi de l'écriture hiéroglyphique avait cessé -, en sorte que la langue devait alors avoir perdu une partie de sa phvsionomie primitive.
Dans le copte , il n'y a pas de terminaison pour désigner le pluriel des noms , ni pour distinguer les genres qui sont pi'esque toujours indiqués par Taddilion des mots mâle on femelle. Dans les composés, les mots qui les forment ne sont pas liés ensemble : il serait donc assez facile d'en faire l'analyse, en les rapprochant des caractères idéogra- phiques, si l'on connaissait avec certitude le copte pri- mitif. Peut - être des investigations laborieuses entre- prises dans ce sens nous fourniraient -elles de nouvelles preuves que l'écriture des Egyptiens est purement idéogra- phique. Il nous reste maintenant à exposer les résultats qui ont été obtenus par l'examen des monumens.
Lors(|u'on eut découvert que certains petits cadres , aux- quels on a donné le nom de cartouches , renfermaient des noms propres étrangers à la langue égyptienne, on saper- xnil bientôt qu une partie des hiéroglyphes qui s"y trou-
DES CONNArssAKCES HIÉROGLYPHIQUES. 55
valent , avait la valeur de caractères alphabétiques. D'abord ou analysa les noms de Ptolémée , de Cléopâtre , de Bérénice, et quelques autres. Leur analyse présenta une circonstance remarquable : c'est Tabsence des voyelles, ainsi le nom de Ptolémée
GME)
au lieu d'être écv'il Ptolomaïos, suivant la forme grecque, était reproduit par Piol. mai. 5, ce qui fit supposer que certaines voyelles étaient élidées dans la prononciation , comme l'e muet en français. Une autre observation non moins digne de remarque, qui résulta de cette analyse, c'est que dans la reproduction de différens noms , et sur- tout dans ceux qui ont quelque ressemblance avec celui de Ptolémée , on retrouve toujours les mêmes caractères \ ainsi, les deux premiers signes qui, dans ce cartouche, commencent le nom de Ptolémée , se retrouvent dans ses analogues : ces deux signes sont toujours employés dans la composition du mot Phtah , nom d'une divinité égyp- tienne , qui est ainsi formulé en caractères hiéroglyphi- ques.
Le quatrième signe , qui remplace le lambda grec , re- présente un lion. On sait que cet animal a toujours été 1 em- blème du courage et de la fierté \ aussi les Egyptiens ont-ils fait preuve de goût et d'intelligence en l'introduisant dans la composition de ce nom , car Us ont exprimé parce signe le sens que les Grecs attachaient au nom de Ptolomaïos
56 DE l'état actuel
(brave guerrier). Les autres caractères sont toujours em- ployés dans les mêmes circonstances, ou du moins leur va- riation est très-circonscrite. Ne doit-on pas conclure de là que les hiéroglyphes qui composent le nom de Ptolémée ont été à-la-fois em ployés comme caractères alphabétiques, et comme signes Idéographiques, pour reproduire le sens du mot grec. Les noms grecs que nous venons de citer , lorsqu'ils se rencontrent dans l'écriture populaire, présentent à l'ana- lyse à-peu-près les mêmes particularités que dans les formes hiéroglyphiques. Il est à remarquer que les mêmes voyelles manquent , et que les mêmes caractères se retrouvent tou- jours dans les mots analogues. Nous reproduirons ici pour exemple , en caractères démotiques , le nom de Ptolémée
Mlmof^^
Nous n'avons jamais observé qu'un seul des caractères qui composent ce nom fût changé , quoique les Egyptiens eussent pu l'écrire de plus de vingt manières différentes, car, comme on sait, ils ont plusieurs signes pour expri- mer la même lettre.
Le même système dont on avait fait usage pour analyser les noms grecs fut ensuite appliqué à l'analyse des noms romains ; mais comme ceux-ci n'étaient pas significatifs comme les premiers, on trouva dans leur composition moins de signes idéographiques. Cela ne pouvait être au- trement, car au lieu d'une idée définie, les sculpteurs égyptiens n'avaient qu'à reproduire un mot vague, ab- strait , auquel ne se rattachaient que des idées générales de grandeur, de gloire et de puissance. Au reste, cette difiÇ^rence que l'on remarque dans Texpression des noms romains doit aussi êlre imputée à l'influence qu'exerça sur les moeurs des Kgyplicnsla présence de maîtres qui ne fai-
DES CONNAISSANCES 111 ÉKOGLYPHIQUES. 5^
salent exclusivement usage dans leur système graphique que de caractères alphabétiques.
Après l'analyse des noms romains on s'attacha à déchif- frer les noms de quelques rois égyptiens mentionnés par l'historien Manethon -, et Ton trouva que dans la manière d'écrire ces noms , il y avait la même uniformité qu'on avait déjà observée dans la composition des noms grecs. Aussi répéterons-nous ici ce qu'à une autre époque nous disions à ce sujet : comme la plupart des noms analysés étaient reconnus soit par leurs initiales , soit en les rappro- chant des sources d'où ils semblaient dériver, et que jamais il n'a été possible d'établir des règles certaines pour leur lecture, nous pensons qu'il faut avoir peu de confiance dans l'ejcactitude des noms qui ne se trouvent pas mentionnés dans les livres des historiens, tels que ceux di'Osortasen, ^Amenofiep, etc., etc. Nous pourrions signaler une mul- titude d'erreurs qui ont été commises dans ces étranges interprétations -, mais qu'il nous suffise de reproduire ici le groupe dont la valeur est Nervaoui^ et qu'on a cependant présenté comme l'équivalent de Nerva^ quoiqu'on y trouve trois voyelles tout-à-fait étrangères à ce nom.
r N
m
Après les noms des rois , on s'occupa de l'analyse des noms de plusieurs divinités égyptiennes mentionnés dans les auteurs grecs et latins , tels que ceux de :
A
58 DE l'état actuel
Les noms des divinités sont de tous les mots d'une langue ceux qui renferment le plus d'abstractions, et par consé- quent il est très-difficile de les exprimer en caractères idéographiques. Il ne faut donc pas s'étonner si , pour re- présenter des noms de celte nature, les Egyptiens ont choisi des caractères alphabétiques, ou plutôt si ces caractères symboliques ne sont pas devenus eux-mêmes , par la suite des lems , alphabétiques. Presque toujours l'origine des noms de divinités provient de certains actes, de certaines qualités attribuées à un être réel ou imaginaire j ces noms ont d'abord été représentés par plusieurs caractères que l'on a réunis après par syncope , pour exprimer plus briè- vement l'agrégation d'idées simples qui s'y rattachaient. Dans la suite , l'habitude de prononcer ces mots avec un profond respect, et d'une manière invariable , sans conce- voir les idées simples qu'ils exprimaient, et encore moins l'idée complexe qui résultait de la combinaison des signes dont ils étaient formés , contribua bientôt à en faire une espèce de nom propre dont chaque caractère sembla être le représentant d'un son. Cependant comme ces signes ont été primitivement employés pour représenter des idées , (juoique par la suite j et après un long usage , ils aient été consacrés à exprimer des sons , nous ne devons pas moins aujourd'hui les considérer comme idéographiques. Ce qui donne quelque poids à notre conjecture , c'est que les noms de Phtah, de Neilli, d^Jlpis, à'^rouens, d'^m- mon, dUAnuhis, présentent peu de variations dans la manière dont on les trouve reproduits dans les diverses inscriptions qui sont parvenues jusqu'à nous \ ce qui nous autorise à penser qu il y avait des caractères consacrés pour exprimer les différens noms de divinités.
Nous pensons que les noms de divinités, autres que ceux indiqués par les écrivains de l'antiquité, tels que
DES CONNAISSANCES HIÉUOGLÏPHIQUES. 5f)
Nephté , Osniel, Tajne y ne doivent éire adoptés qu avec beaucoup de circonspection , par les mêmes considérations que nous avons fait valoir pour refuser d'admettre les noms de rois qui se trouvent dans la même catégorie. Quant aux dénominations communes de /ot, de père , de fils , etc. , etc. , que l'on a cru rencontrer écrites en carac- tères alphabétiques, nous avons de puissantes raisons pour affirmer qu'il y a eu à cet égard une complète méprise. En effet, il faudrait, pour porter la conviction dans les es- prits, rapprocher ces groupes des analogues qui peuvent se trouver dans l'inscription de Rosette , seul document susceptible de fournir une preuve certaine. Quand nous disons une de ces dénominations , nous entendons une expression universellement connue pour être égyptienne. Ainsi , nous accepterons volontiers le mot ouro , comme représentant l'idée de roi, mais non pas le mot sout qui n'est pas copte ^ nous ne considérerons jamais comme le représentatif de Tidée de père , le mot loue , qui ne se trouve sur aucun livre copte , mais bien le mot iôt; si le mot si nous était offert comme formulant l'idée de fils , nous demanderions quel est le sens du mot serij nous ne poursuivrons pas plus loin cette trop fatigante nomencla- ture.
Enfin, quant à ce qui concerne les formes grammaticales, que l'on dit être exprimées en caractères phonétiques, nous avons deux remarques à faire. La première : c'est que si un groupe , désigné pour représenter ce que l on appelle des formes grammaticales , parait réellement avoir une connexion très-intime avec les sons auxquels il correspond, on doit observer que dans la composition de ces groupes , comme dans ceux qui expriment les noms propres , soit de rois , soit de divinités , il n'y a presque pas de variations. Ce fait nous autorise à conclure que ces représentatifs d i-
6o DE l'ét\t Actuel
dées abstraites et complexes jouissent de la propriété pho- nétique sans cesser d'être idéographiques , ainsi que nous l'avons déjà remarqué pour les noms de divinité. Voici notre seconde remarque : la plupart des groupes représen- tant les formes grammaticales ne sont susceptibles d'au- cune espèce d'analyse , ainsi qu'on peut s'en convaincre par la seule inspection de celui qui se trouve très-souvent reproduit dans l'inscription de Rosette , et qui selon toute apparence représente l'affixe de la troisième personne du pluriel :
III
Cependant , d'après l'alphabet phonétique de M. Cham- pollion , cet affixe n'a aucune analogie avec celui qui est en usage dans la langue copte. Comme ce groupe a quelque ressemblance avec la forme préfixe de la troisième per- sonne du pluriel , au futur , il a été pris pour le représen- tatif de cette forme ; mais une telle conjecture ne peut sup- porter le moindre examen. Au reste , pour prouver que certains signes ne sont pas interprétés dans leur sens na- turel, il n'est besoin que de rappeler ce que nous avons dit pour le mot Nerva. En résumé , nous pensons que l'usage des hiéroglyphes, comme signes phonétiques, parait être restreint à la réproduction des noms propres , opinion qui est tout-à-fait analogue à celle de saint Clément d'A- lexandrie 5 et dans une discussion de cette nature , rien ne saurait infirmer le témoignage unanime des anciens écri- vains , qui s'accordent tous à regarder les hiéroglyphes comme des signes idéographiques.
Ces principes sont lout-à-fait opposés à la théorie et à la doctrine nouvelle de M. Champollion, qui soutient au- jourd'hui , contrairement à ce qu il avait avancé d'abord ,
DES COJNXS'AISSANCES 1111^:1! OGLVIMIIQLES. i)i
que la plus grande partie des signes hiéroglyphiques sont phonétiques. Mais , il faut le dire , nous n'avons jamais considéré celte théorie que comme une savante hypothèse avancée par M. Champollion pour corroborer les nom- breuses interprétations qu'il a données des inscriptions égyptiennes. Nous ajouterons même que si la valeur de tous les hiéroglyphes était purement alphabétique , on trouverait encore des difficultés insurmontables pour par- venir à l'intelligence parfaite de la langue égyptienne des tems anciens. De tous les dialectes du monde, celui de l'E- gypte , à cause des fréquens envahissemens auxquels cette contrée a été exposée , doit avoir subi le plus de change- mens : en sorte que , quoique le copte des livres de lithur- gie ait été probablement la langue de l'Egypte parlée du tems de Domitien et de Titus , on ne doit pas en conclure qu'elle était identiquement la même sous Ramesès et Sé- sostris.
Quelque grande que soit la confiance que nous ayons dans le talent et la sagacité de M. Champollion , et des savans qui l'ont suivi dans la carrière qu'il leur a ouverte , nous sommes convaincus qu'ils rencontreront des obstacles qu'il est moralement impossible de surmonter. Ils ont déjà réussi, il est vrai, et ils pourront même continuer à lire les noms des rois d Egypte , connus par les ouvrages des anciens écrivain de l'antiquité. Ils pourront peut-être aussi interpréter quelques phrases détachées -, mais il est difficile de concevoir qu'ils puissent jamais posséder même une connaissance superficielle des inscriptions égyptiennes, et surtout des innombrables papyrus trouvés dans les nécro- poles ou cimetières de cette contrée. On ne peut nier que toutes les fois que M. Champollion s'est hasardé à traduire la plus petite phrase, il n'ait été obligé d'adopter des mots coptes dont il ne peut prouver l'authenticité par aucune autorité. Un tel système d'interprétation ne serait pas très-
62 DE l'état actuel
(Hfficlle à conlinuer , car il ne consisterait qu'à attribuer à des signes inconnus le sens dont on pourrait avoir besoin -, en un mot , ce serait renouveler sous une autre forme les rêveries de Kircber et de Palin.
Quelques exemples suffiront pour prouver l'exactitude de ce que nous venons de dire sur le vice de la méthode adoptée par M. ChampoUion pour interpréter les anciennes écritures égyptiennes. Dans la dixième ligne de la partie hiéroglyphique de l'inscription de Rosette , on trouve le passage suivant , auquel nous avons ajouté la valeur alpha- bétique que lui a donnée M. ChampoUion :
ma 15 n
Mm
lf2
Ce passage correspond au Grec TrapéXaSîv pwtïdav ncf-pi Toû Tzarpàç Çqiiia reçu le royaume de sou père). Même à l'aide de la traduction grecque , il est difficile de déchiffrer le sens que renferment les hiéroglyphes. On peut aisément reconnaître les signes dont la valeur correspond aux lettres c/?p, qui semblent représenter le verbe copte c/îip (rece- voir ) , ainsi que le signe \^ correspondant à l'affixe n.
Mais que signifie l'homme assis avec un petit vase de forme triangulaire sur la tête ? M. ChampoUion ne nous l'apprend pas. Le groupe suivant , d'après sa leçon , forme le mot sd, qu'il traduit par : direction, royauté, puissance royale. Vient ensuite le hibou traversé par un bras qui si- gnifie ma (place); et enfin le groupe que M. Cliampolllon lit touei^, et qu'il traduit par père, quoique le mot pèj-e soit exprimé en égyptien par iôt. Voici comment il soutient son interprétation : « nous avons ici , dit-il , le mot touc ou tue qui exprime l idée de père ; on pourrait le rapporter
DES CONNAISSANCES HIÉROGLYPHIQUES. , G3
aux racines copies ; lauc ^ taoue {pvoducere , proferre) , dont le primitif taoïiô parait formé de ta ( dare) et de oiiô (germeri). » Ce raisonnement est tout-à-fait insoutenable , car jamais taue ni taoue n'ont signifié, en copte, produire. Dans cette langue le verbe taouô ou taoïie^ et dans le dia- lecte baschmurique taiia, est synonyme du verbe grec tKiyziv (conduire) ; il a aussi le sens de : dire, parler, proférer des paroles; mais il ne peut jamais être rendu par producere (produire). Le mot tue, que M. ChampoUion veut dé- river de ce verbe , ne peut donc pas évidemment signifier père ; et si le groupe de l'inscription de Rosette a cette signification , ce qui est probable , elle est idéographique et non pas phonétique.
L'inscription suivante, qui exprime, d'après M. Cham- poUion , tout le sens de la première , est extraite de l'obé- lisque de Pamphile érigé en l'honneur de Domitien.
La traduction que M. ChampoUion donne de ce pas- sage n'a aucun sens en copte -, aussi est-il lui-même forcé
64 i>E l'état actuel
d'ajouter : « Que, prenant en considération les dépîacé- mens déjà indiqués dans l'égyptien , et les suppressions ordinaires que l'on remarque dans les textes hiérogly- phiques de certaines propositions ou particules définies , ce passage peut être traduit en copte. » Nous donnerons ici la valeur des signes hiéroglyphiques exprimée par M. Champollion, et parallèlement nous placerons les mots coptes auxquels cette valeur est censée correspondre.
VALEUR des hiéroglyphes. |
MOTS coptes correspondans. |
TRADUCTION, littérale. |
Eclipev |
Eavchp |
Qui reçut |
sti |
psoutn |
la dii-ectioa |
ntouev |
empeveïot |
de sou père |
Ouspsins |
Ouespasianos |
Vespasien |
ma |
èpma |
à la place |
snv |
. empvson |
de son père |
stn |
(le roi) |
|
Tits |
Titos. |
Titus. |
Par le fait , la traduction copte reproduit le sens conjec- tural de M. Champollion -, mais quelle différence entre celle-ci et la leçon adoptée par le savant interprète , pour assigner aux caractères qui composent ce passage la va- leur qui leur est propre. Ce sont des mots tout différens. Au reste la même incohérence se retrouve dans toutes les interprétations de textes hiéroglyphiques. On voit donc que la première condition de toute lecture et de toute in- terprétation , n'est nullement remplie dans ces prétendues transcriptions. On ne possède le sens d'un mot copte qu'au- tant qu'on le trouve expliqué dans un glossaire ; et on ne peut appliquer de sens à un mot égyptien qu'autant que les élémens de ce dernier sont identiques avec ceux du mot copte. On peut admettre une certaine latitude pour la variété d'orthographe et de prononciation, les altérations produites par le tems , la différence des dialectes , etc. Mais ce serait abuser outre mesure de celte tolérance, que
DES CORNAISSA.>0F.S HIÉ aOGLYTHIQt ES. ' ()5
de prétendre interpréter les uns par les autres, des mots aussi différens que ceux qu'on vient de voir. S'il était per- mis de supprimer à volonté des initiales , ou des médiales, ou des terminaisons, si l'on pouvait supposer des abrévia- tions qui réduiraient à deux lettres un mot composé de quatre ou de cinq, on tomberait dans un système d'expli- cation arbitraire , où toute chose pourrait être expliquée de toute manière. Un tel système est surtout intolérable quand il s'agit d'une langue perdue , d'une écriture incon- nue , d'une nation anéantie , et où nul flambeau littéraire ne se présente pour guider celui qui cherche précisément la vérité. Autant vaudrait admettre franchement le prin- cipe de je ne sais quel grammairien , qui prétendait qu'en matière d'étvmologie il ne fallait pas s'embaiTasser de voyelles et encore moins de consonnes.
C'est ici que s'arrêtent les observations de l'écrivain an- glais. La mort de M. Champollion laissera sans doute sans réponses plusieurs des objections qui viennent d'être pré- sentées , peut-être aussi la publication des matériaux qu'il vait amassés prouvera-t-elle qu'il était revenu lui-même °lques assertions hasardées , qu'il ne s'était permises xns des publications fugitives auxquelles lui-même n attachait pas beaucoup d'importance, et que ses partisans enthousiastes répétaient avec plus d engouement que de conviction. Quoi qu'il en soit, la vérité se fera jour, et l'on saura bientôt à quoi s'en tenir sur la lecture des in- scriptions hiéroglyphiques. Le gouvernement français , qui a fait les frais de l'expédition scientifique de M. Cham- pollion , propriétaire des matériaux qu'elle a produits , ne saurait trop s'empresser de les publier. Toute la partie matérielle des dessins , représentations de monumens , co- pies d inscriptions et papyrus . doit-étre reproduite avec la plus grande fidélité ; c'est le plus digne hommage qu'on IX. 5
i')6 DE l'état actuel
puisse rendre à la mémoire de ce savant archéologue. Quant à la partie systématique de ses travaux, bien qu'elle ne puisse être réformée après la mort de l'auteur , il convien- drait qu'elle fût examinée sévèrement par des personnes versées dans la connaissance du copte ; afin de mettre un terme à cette profusion d'idées théoriques , plus ou moins hasardées , ou même tout-à-fait dépourvues de fondement , qui se propagent et s'accréditent depuis quelques années , grâce à la légèreté des uns , à la crédulité des autres , au charlatanisme intéressé de plusieurs , et à l'indifférence du public sur le fond de cette question difficile (i).
( Asiatîc Journal. )
(i) Note du Tr. Déjà I'uq des auteurs de la Revue Britannique, M. Saulnier , avait , dans une note de l'ancienne série , témoigné des doutes non sur la réalité des découvertes de M. Champollion , mais sur leur étendue, car il était beaucoup plus favorable que le savant anglais à l'une des bases sur lesquelles repose le système de M. Cham- pollion, c'est-à-dire l'assimilation des signes hiéroglyphiques et des caractères alphabétiques. Nous croyons que nos lecteurs seront bien aises de revoir ces observations : « La question de priorité débattue entre MM. Young et Champollion , dit M. Saulnier , nous paraît ass"" peu importante ; les vérités n'appartiennent pas moins à ceux qt -.j fécondent qu'à ceux qui les trouvent. Elles appartiennent un peu i5ga- lement aux époques où elles ont été découvertes; car il est remar- quable que lorsqu'une vérité esl proclamée pour la première fois , presque toujours plusieurs esprits étaient sur la trace; c'est ainsi que la plupart de celles qui ont été reconnues par Newton , l'étaient en même tems par Ilooke son contemporain ; mais comme celui-ci était un calculateur beaucoup moins habile , il ne pouvait pas les établir par des procédés aussi rigoureux , et ses découvertes n'étaient , pour ainsi dire, que les pressenlimens d'un homme de génie.
1) Nous attachons encore moins d'importance à ces questions de na- tionalité dont on complique fort à tort les questions scientifiques. Les êtres privilégiés dont les efforts étendent le champ de la science , n'appartiennent pas seulement au pays qui les a vus naître , mais au monde civilisé qui profite tout entier de leurs travaux. Les nations
nES CONNAISSA>'CKS HIKUOr, I.A-rHIQUES. ' Gj
donnent et roçolvciil tonr-à-tour : et il faut craindre de troubler celte utile récipi'ocité par des susceptibilités jalouses. SouTent même il est arrivé qu'une nation achevait ce qui avait été commencé par une autre. C'est en France, par exemple, qu'a été complété le système de Newton ; c'est encore parmi nous que les grands principes posés par Bacon ont été développés ; tandis qu'au contraire les découvertes nées sur noire sol , mais qui y restaient stériles, allaient créer chez nosvoisins des industries nouvelles et de nouvellessources de richesses. Nos pères parlaient des lettres comme d'une grande république ; con- servons cette heureuse désignation, et gardons-nous d'introduire dans leur domaine nos rivalités politiques de peuple à [>cuplc ; c'est bien assez assurément du préjudice que leur causent les rivalités indivi- duelles.
«Al'égarddeM. Champollion, on donne une idée peu exacte de ses travaux , en disant qu'il comprend les hiéroglyphes. Celte manière de caractériser ses découvertes vient de cette idée vulgaire que les hiéroglyphes ne sont que des symboles ou des représentations d'ob- jets matériels. Les Indiens du Canada , aGn de concerter leurs mou- vemens dans leurs grandes chasses, s'avertissent par des représenta- tions de ce genre et quelques signes conventionnels qu'ils tracent sur l'ecorce des arbres. Mais on conçoit qu'un mode d'écriture aussi im- parfait , serait tout-à-fait insuffisant pour une grande nation civilisée, et même qu'elle n'aurait pu ai'river à la civilisation , si elle n'avait eu ^our ses idées un moyen de transmission plus complet et plus flexi- ble. Il est aujourd'hui démontré que les hiéroglyphes ne sont le plus souvent que des signes alphabétiques. Indépendamment des hiéro- glyphes , M. Champollion lit aussi les caractères hiératiques et démo- liqucs. Ainsi donc on donnerait une idée beaucoup plus complète de ses travaux, en disant qu'il a retrouvé la langue et la clef des écri- tui'es des Egyptiens. Voici , d'après ses diverses publications , com- ment il y est parvenu.
» Dans les premiers âges de l'ère chrétienne on parlait en Egypte une langue nommée copte, du nom du peuple donl elle était l'idiome. Ce peuple était évidemment la postérité des anciens Égypiiens mêlée à celle des Grecs, des Macédoniens, des Thraces , qui étaient venus s'établir sur les rives du Nil , sous la conduite d'Alexandre ou dans des tems postérieurs. Il existe encore aujourd'hui, mais il a adopté la langue des conquérans arabes qui ont envahi l'Egypte h l'époque de la grande invasion , sous les successeurs immédials de Mahomet,
G?> BE l'état actuel
Toutefois comme les Coptes ne sont pas mélangés avec les races mu- sulmanes, il est facile de reconnaître leur origine, à ces pliysiono- mies assez agréables, mais molles et charnues, que l'on retrouve également dans les sculptures et les peintures égyptiennes, et prin- cipalement sur les sarcopliagcs de momies. Lorsque les Coptes par- laient leur langue, ils se servaient d'un alphabet emprunté en partie à la langue grecque, auquel ils avaient ajouté d'autres caractères, ap- paremment pirce que ceux de l'alphabet grec n'avaient pu suffire à la variété de leurs intonations.
M. Champollion, pensant avec d'autres philologues, que le copte est l'ancienne langue de l'KgypIe, en avait fait une étude approfondie dans le peu de inonumens qui en restent , c'est-à-dire dans la traduc- tion de l'Écrilure et dans quelques légendes de saints et de martyrs. C'était sans doute un pas fort important pour comprendre les inscrip- tions ou manuscrits égyptiens. Cette étude pouvait cependant rester encore stérile , comme elle l'avait été pour ceux qui s'en étaient oc- cupés avant lui. Un autre pas bien plus difficile restait à faire; car il fallait retrouver dans les caractères hiéroglyphiques ou démotiques, les signes qui correspondaient à ceux de l'alphabet copte. Cet alpha- bet paraît avoir été adopté i l'époque où la religion chrétienne s'était substituée au polythéisme égyptien; il est probable que c'était le nou- veau sacerdoce qui avait fait cette substitution, pour isoler entièrement le peuple de ses aucifinnes croyances , en lui ôtant les moyens de lire les monumens écrits qui en conservaient le souvenir. C'est cette dif- ficulté de l'assimilation des anciens et du nouvel alphabets que M. Champollion s'est appliqué h résoudre. Elle était d'autant plus grande, que les signes hiéroglyphiques qui correspondent à chaque lettre de l'alphabet copte sont fort dissemblables et assez multipliés. Ce savant croit avoir résolu ce grand problême philologique; et si, comme il l'assure également, la langue copte est l'ancienne lan- gue de l'Egypte, on conçoit , d'après ce que nous venons de dire , qu'il puisse interpréter les légendes des papyrus et en général des monumens égyptiens.
Lorsque la nouvelle de cette grande découverte fut annoncée , elle Ait accueillie généralement avec des transports que nous parta- geâmes , et par plusieurs savans avec quelque défiance. Sans nier que le copte que l'on parlait en Kgyple au trois ou quatrième siècle de l'ère chrétienne , ne fût un débris de sa langue pri- mitive , ils pen?aipnt qu'il devait en difl^rer à beaucoup d'égards.
DES COKKAISSAWCES HIÙUOU LV VU IQLES. 6<J
L'ancienne langue avait dû subir des modificatious d'aulant plus fer- les , que depuis l'inTasion de Ciimbysc , l'Egypte avait cessé de s'ap- partenir , et qu'elle avait successivement passé sous le joug des Pei^ sans , des Grecs et des Romains. Comment croire que son idiome avait pu rester intact au milieu de ces grands raouvemens politiques; surtout lorsque , pendant la dernière de ces époques , un culte nou- veau avait été substitué à l'ancieu , et qu'en même tems , par une ré- volution peut être plus singulière , elle avait adopté un nouvel alpha- bet ! Et qu'on ne dise pas que ce phénomène s'expliquerait par l'im- mobilité des mœurs orientales. La langue que parlaient les Mages a disparu de la Perse. L'hiudousiani qu'on parle aujourd'hui entre le Gange et l'indus porte l'empreinte ou la trace de tous les conquéi'ans qui ont successivement envahi cette grande division de l'Asie. La Chine elle même , malgré son génie slationnaire , et quoiqu'elle ait su conserver son individualité nationale , en soumettant à l'empire de ses habitudes , par une savante organisation sociale , les barbares qui s'en emparaienî, a cependant deux langues; celle qu'elle parle au- jourd'hui , et celle que parlaient les contemporains de Confucius ; et ce n'est que par la plus étrange des confusions , que De Guignes a confondu , dans son Dictionnaiie , les mots de ces deux langues. Les Grecs et les Arabes de nos jours en ont deux également ; une lan- gue littérale ou ancienne, et une langue vulgaire. Au surplus, pour se convaincre de la rapidité avec laquelle les langues se modifient , il suffit de voir les changemens qu'a subis la nôtre. Quelle différence par exemple entre l'idiome de Montaigne, d'Amyot, de Brantôme , conlemporpins de Henri III, et celui de Malherbe, qui vivait sous Henri IV! Antérieurement, on avait été obligé de traduire ou de ra- jeunir le français du sire de Joinville, pour le rendre intelligible aux contemporains de François 1". Aujourd'hui même, la langue fran- çaise subit encore des modifications importantes i on y introduit des tours insolites ; on lui donne des mots nouveaux et on attribue de nouvelles significations aux anciens. Il n'est pas douteux cependant que l'imprimerie ne doive donner aux langues des peuples moderne», un caractère relatif de fixité que n'avaient pas celles de l'auliquilé, qui étaient bien plus des langues parlées que des langues écrites. Rien donc ne pouvait être plus difficile que de retrouver l'idiome primitif des Egyptiens au moyeu du copte , qui doit en différer à tant d'é- gards ; et l'on conçoit que ceux qui témoignaient des doutes sur lu
^O DE l'état ACTIEL
réalité d'une aussi éloniiante découverte , ne manquassent pas de mo- tifs spécieux pour les appuyer.
» On ne saurait nier que M. ChampoUion n'ait lui-même contribué h entretenir ces doutes par la manière dont il a procédé. Jusqu'à ce jour il s'est borné trop exclusivement à traduire des têtes diuscrip- lions presque entièrement remplies de noms propres et de qualifica- tions plus ou moins uniformes. Toutes les incertitudes cesseront lors- qu'il traduira un texte comjilet. JNon certes que les hommes de bonne foi exigent qu'il n'y ait aucune lacune dans les versions qu'il pourra faire. Si aujourd'hui on interprète encore d'une manière diverse beaucoup de passages des écrivains grecs et latins, dont la langue n'a jamais cessé d'être étudiée soit dans une partie de l'Europe, soit dans l'autre, comment pourrait-on attendre que l'on comprît intégrale- ment une langue morte depuis tant de siècles, parlée par un peuple africain dont les habitudes n'avaient rien de commun avec les nôtres. et qui lie nous a pas laissé, comme les Grecs et les Romains, ses sciences, ses arts et ses lois?
» Pour prouver qu'en effet on peut comprendre les anciennes écri- tures égyptiennes, ce serait peu encore de publier une traduction de l'inscription bilingue de Rosette, car le texte grec donne pour faire cette version des facilités trop spéciales ; cela aurait d'ailleurs peu d'importance sous le rapport historique , puisque l'on connaît déjà , du moins en grande partie , le contenu de cette inscription. Une garantie bien plus manifeste de la certitude du résultat des tra- vaux philologiques de M. ChampoUion, ce serait la traduction du manuscrit qu'il a trouvé dans le cabinet d'un amateur, à Aix, tandis qu'il allait à Toulon pour se rendre en Egypte. Ce manuscrit contient selon lui l'histoire de Sésostris Ramsès. A la nouvelle de cette décou- verte , il nous semble qu'un gouvernement ami des arts , au lieu de faciliter à M. ChampoUion les moyens de poursuivre son voyage , au- rait dû bien plutôt le retenir sur la rive , pour qu'il pût s'occuper de suite de i-eproduire en français un monument historique d'une si haute importance. M. ChampoUion est peut-être en Europe l'unique personne capable d'exécuter un pareil travail ; et il y avait plus que de l'imprudence à confier un savant qui se trouve dans une situation aussi spéciale , aux orages de la Méditerranée ou à l'action d'un cli- mat meurtrier. Aujourd'hui qu'il est de retour parmi nous, il est plus que tems de s'occuper de l'exécution de ce grand œuvre ; cela serait,
DES CONNAISSANCES HIICr,OGI,YrHlQXJES. ' '^ l
sans aucun doule, bien plus utile que la publication d'une multilude tie dessins dont probablement nous possédons déjà les analogues. On ferait tenir dans moins de douze pages tout ce que rautiquilé nous a laissé sur Sésostris ; et ces pages uc seraient encore qu'un amas de notions confuses et contradictoires. Quel intérêt n'ollrirait donc pas la biographie de ce conquérant qui avait ébranlé le monde bien avant qu'Alexandre y portât la main ! Cette biographie jetterait des lumières inattendues sur les ténèbres des annales primitives de l'Asie et de l'A- frique. A cette évocation faite par la science, des peuples inconnus paraîtraient sur la scène de l'histoire ; d'autres, que nous n'y voyous que dans un lointain vaporeux, preudraicnl des traits plus arrêtés et plus précis. Et qu'on ne dise pas que limporlance de ces résultats ne serait pas proportionnée aux recherches et aux eiforts qu'il faudrait faire pour les obtenir! Sans doute ce serait chose vaine que de de- mander à l'érudition des résultats positifs et pratiques comme ceux des sciences naturelles. Mais les hommes ont d'autres besoins à satis- faire que leurs besoius matériels; et c'est même cet autre ordre de besoins qui les sépare le plus du reste de la création. Cest à celte classe que se rattache le désir de satisfaire la curiosité que nous in- spirent ceux qui nous ont précédés sur le globe. Nous voulons savoir par quels essais, par quels làtonucraens ils ont préludé aux sociétés perfectionnées que nous tendons aujourd'hui à établir. Que si l'exé- cution de ce grand ouvrage que le monde savant est ci\ droit d'atten- dre et de réclamer de M. Champollion , dépassait les ressources d'un particulier, à cause des planches dont il convieniUait de l'accompa- gner, à défaut de l'appui du gouvernement, l'Europe tout entière s'empresserait sans doute de le secondei- ; et ce savant n'aurait qu à ouvrir une souscription pour qu'elle fut iuimédialement rciupiie.
S. »
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LES NOUVELLES HEBRIDES EN 1830.
Lb vif intérêt qui accueillait il y a quelques années les récits de voyages entrepris dans l'Amérique du Sud s'est lalenti : sillonnée dans tous les sens par des voyageurs in- trépides , elle n'a presque pas un seul point obscur pour nos lecteurs depuis le détroit de Magellan jusqu'au golfe du Mexique. Nous avons suivi Waterton , Andrews , Head et leurs courageux émules le long des Cordillières , sur le fleuve des Amazones, à travers les Pampas de Buénos- Ayres et sur les plateaux du Mexique et du Pérou. Quant à l'état politique de ces contrées livrées au génie mobile des révolutions, la presse quotidienne enregistre assez fi- dèlement la naissance et la mort des états et des constitu- tions qui jaillissent chaque jour de ce sol volcanisé. En attendant que l'Amérique du Sud se soit débarrassée de cette multitude de condottieri turbulens et ambitieux qui la dévorent , qu'elle ait consolidé son ordre social , et qu'elle se soit enfin placée comme sa sœur, l'Amérique du Nord , sur la voie du progrès , reportons-nous vers la Po- lynésie qui offre un champ si vaste à l'industrie , à la con- quête et au prosélytisme de la civilisation.
C'est un devoir pour les écrivains amis de leur pays , d'attirer les regards sur ce nouveau monde , qui semble aspirer enfin à jouer un rôle dans l histoire (i), et qui
(i) V03 07, , clans le 8' Numéro de la nouvelle série , l'iitlicle inti- tulé : Insulaires de la Polynésie; et, dans le i6', celui qui a pour litre : Une Séance du Parlement d'Olaïit,
LES NOLVELLES-HÉBRIDES EJN l83o. 7 3
{jràcc à l'heureuse fertilité de son sol , et à la salubrité de son climat, pourrait devenir un asile pour ces milliers (le malheureux qu'enfante chaque jour Torganisalion so- ciale de la vieille Europe. Aussi pensons-nous que le ré- cil suivant , publié par George Bennett , qui fit partie de l'expédition de la Sophie^ à la fin de 1829, sera lu avec un vif intérêt , d'autant plus qu'il complète , sous plusieurs rapports, la relation du voyage de ï Astrolabe^ entrepris en 1827 par M. Dumont d'Urville, sous les auspices du gouvernement français.
L'ile d'Erromanga, ainsi que la plupart de celles qui forment le groupe des Nouvelles-Hébrides , fut découverte en 1774 par le capitaine Cook. Elle est située sous le i8* degré 44 minutes de latitude sud et le 169" 21' longitude est. Comme cette ile produit en abondance le bois de sandal ou santal , le schooner le Snapper y avait laissé un détachement de quelques hommes-, et la Sophie , après avoir relâché pendant quelques jours à Tongatabou, la plus importante des îles des Amis, quitta cette ile le 3 août 1829 , emmenant à son bord quatre-vingt-quinze ha- bilans pour renforcer le détachement laissé à Erromanga, et travailler avec lui à la coupe de ce bois si recherché des Européens.
Ces naturels de Tongatabou furent autorisés par leurs chefs à nous suivre pour six mois. Ce délai expiré, ils devaient être de retour dans leur ile. Les liens qui atta- chent ces hommes à leurs chefs sont féodaux ; ils sont tenus , disent ils , par la loi et la reconnaissance , de suivre leurs pas à travers le fer, le feu et l'eau. Dans cette cir- constance , tous ceux qui obtinrent la permission de nous suivre , faveur fort enviée , s'adressèrent aux chefs en of- frant des présens à l'appui de leur requête. Six jours après notre départ, nous découvrîmes l'iie dErronan , Tune des
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Nouvelles-Hébrides. Cette île présente l'aspect d'une haute montagne couverte de bois , dont le sommet aplati rappela aussitôt à tout notre équipage la montagne de la Table au cap de Bonne-Espérance. Le lo au malin, nous fûmes en vue d'Erromanga. Elle dominait la mer de ses montagnes boisées j la côte que nous longeâmes l'espace de deux milles avant d'aborder , nous ofFrit dans toute son étendue des sites pittoresques tapissés de verdure. Nous jetâmes l'ancre à Marekini, que les Anglais ont nommé la baie de Dillon, au sud-ouest de l'île , dans un fond de vingt-et-une brasses et à la distance d'un demi-mille environ du rivage ; mais ce fond est si anfractueux, que notre vaisseau, après avoir filé le câble dans toute son étendue, se trouva mouiller entre 4© et 5o brasses de profondeur. Cette baie exposée aux vents du sud-ouest est vaste, et son lit est formé de sable et de corail.
Nous apprîmes à notre arrivée que les indigènes avaient attaqué le détachement laissé par le schooner. Malgré les démonstrations les plus amicales , nos soldats n'avaient pas pu les convaincre du but pacifique de leur expédition ; aussi , après avoir repoussé plusieurs attaques ils s'étaient vus forcés de construire une palissade pour s'y retrancher contre des forces supérieures. Ils avaient élevé ce retran- chement dans une plaine au centre de la baie et à une courte dislance de l'embouchure d'une rivière qui se dé- charge dans la mer. Des hauteurs tapissées de verdure protégeaient les deux côtés et le derrière de celte enceinte dessinée par des troncs d'arbre coupés à la hauteur de sept ou huit pieds , et protégée intérieurement par une double haie de roseaux. Les cabanes étaient défendues par ces travaux avancés. Les naturels de l île , dans leurs attaques contre la palissade , essayaient de brûler ces frêles habitations en jetant dans l'enceinte des torches cnFlam-
LES KOXJVIiLLES-HÉBlUllES EN 1 y3o. ^5
niées , aussi fallait-il déployer beaucoup d'aclivilé pour ar - réler rinccndiequisc déclarait souvent sur plusieurs points. Toutefois, la perte éprouvée par les assiégés se borna à un habitant de Tongatabou , qui , s'étant aventuré seul hors de l'enceinte, fut tué par les indigènes qui Tassommèrent à coups de bâton. Son cadavre fut repris par ses compa- triotes , qui le brûlèrent au pied de la palissade. Quelques- uns de nos soldais avaient eu aussi à souffrir de la fièvre intermittente , mais le sulfate de quinine , administré à propos, les avait promptement soulagés.
En abordant , nous reconnûmes l'âpreté du sol couvert de larges cailloux de basalte -, cependant la végétation s'y montrait riche et variée. Une espèce de sida couverte de fleurs jaunes et la waltheria y poussaient avec profusion. On distinguait encore plusieurs sortes de cassia et deux espèces de croton dont l'un déployait avec grâce ses feuilles bigarrées , mais de forme régulière -, tandis que l'autre joignait à la variété des couleurs, labizarrerie des contours. Sur les rochers" qui bordent la mer croissait un petit ar- buste d'une espèce non décrite , appartenant à la famille des rubiacées, et chargé de fleurs tubéreuses blanches. Plusieurs arbustes et des arbres du genre des pavetta , des hergera et des alyxia , et le bambou à la tige gra- cieuse sont fort communs sur la cote. Une espèce de rhi- zophora , qui atteint la hauteur de vingt ou trente pieds , et trois ou quatre pieds de circonférence, couvrait les bords de la rivière dans le voisinage de la mer. Le bois de cet arbre est rude et de couleur rouge 5 le tronc est d'une venue irrégulière , et ses fruits de forme cylindrique , ont environ un pied de longueur 5 lorsque ses branches tou- chent le sol, elles y poussent des racines. Nous remarquâmes plusieurs espèces d'hibiscus (guimauves) chargées de fleurs brillantes. Sur le revers des collines et dans les ravin&
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pousse le précieux bols de sandal ^ on le rencontre aus»i dans la plaine, mais il n'égale pas en qualité celui qui croit sur les hauteurs. Une espèce de pothos étendait aussi le vert foncé de ses larges feuilles sur un grand nombre d'arbres ; et sur plusieurs points les collines étaient tapis- sées d'une espèce de saccharum dont les cannes sont trans- formées en flèches par les naturels du pays. Ces cannes leur servent encore pour construire leurs cabanes et clore leurs plantations.
La rivière qui se jette dans la baie prend sa source dans les montagnes de l'intérieur, et a son embouchure elle est assez profonde pour porter de petits bâlimens -, mais une barre en rend l'entrée difficile. Le Snapper de soixante- dix tonneaux, qui mouillait dans la baie lorsque nous arri- vâmes , toucha cette barre en essayant de forcer le passage, et ne fut dégagé que par la marée montante. En remon- tant le cours de celte rivière, son lit s'élargit et se resserre lour-à-tour , et ses eaux tantôt basses ou profondes ren- contrent sur plusieurs points d'énormes roches de basalte sur lesquelles elles se brisent en écumant. Les arbres vi- goureux qui garnissent les bords souvent escarpés de ce cours d'eau sont couverts de plantes parasites qui s'enla- cent à leurs troncs , et de beaux cony^olvulus dont les bras se marient à leurs rameaux ; mais sur les points où le ter- rain s'abaisse, de riches plants de faro et de cannes à sucre s'élèvent au-dessus d'une couche profonde de terre végé- tale. Nous aurions voulu pouvoir reconnaître ce riche pays sans être inquiétés, mais malheureusement les avan- ces que nous finies aux indigènes échouèrent d'abord contre leur férocité 5 nous voulions d'eux un concours bienveillant, et nous n'étions avertis de leur présence que par de continuelles embûches. Comme notre qualité d'Eu- ropéens les tenait toujours en défiance , nous thurgeàmcs
LES NOUVEI.I.ES-IIÉBl'.lDF.S EN l83o. ' nr
nos alliés de Tongatal)OU do nrfjocicr auprès de ces inirai- tables sauvages. Nos instructions furent toutes pacifiques; nous recommandâmes à nos diplomates d'essayer auprès des chefs la puissance des présens*, et si on les attaquait, de faire tous leurs efforts pour nous amener un prisonnier qui serait cho\é parmi nous, et renvoyé auprès des siens chargé de présens et de paroles de paix.
Le II du mois d'août, au point du jour, on aperçut quelques sauvages postés sur une hauteur , vis-à-vis de notre vaisseau. La circonstance parut favorable pour faire comprendre nos intentions. Un bateau monté par un cer- tain nombre de Zélandais que nous avions à bord , se dirigea vers le rivage avec des présens. Nous espérions que ces avances détermineraient quelque sauvage à venir près de nous. Lorsque le bateau fut près du bord , nous vîmes ces hommes descendre rapidement de leurs ro- chers , apportant avec eux quelques objets qu'ils donnè- rent en échange des couteaux et des bagues qu'on leur of- frit. Le bateau revint apportant une assez forte provision de cannes à sucre , quelques arcs , des flèches et des bâ- tons -, mais aucun des indigènes n'avait voulu accompagner nos gens. Il est à remarquer que les habilans de cette île , moins aventureux que leurs voisins, ne connaissent point l'usage des canots. Un second voyage fut plus heureux. Le nombre des curieux s'était grossi \ et l'un d'eux , plus hardi que ses compagnons, se dévoua à venir nous visi- ter. Il monta à l'abordage avec beaucoup d'agilité. Arrivé sur le pont , il jeta sur tout ce qui l'entourait des regards ébahis, mais il témoigna une assurance qui nous surprit. Cet homme était de taille moyenne et très-musculeux ; sa chevelure et ses traits nous firent voir qu'il appartenait à la race des Papouans , qui paraît originaire de l'Afrique, et qui peuple l'archipel indien , l Australie, la terre de Van
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Diénien , la Nouvelle-Calédonie et la Nouvelle-Guinée. Il portait sur la laine de ses cheveux un ornement de deux pieds environ de longueur. C'était une aigrette de plumes de coq, collées le long d'un roseau. A ses oreilles étaient suspendues les côtes d'un petit animal , que je crois être le renard volant. Du reste, il n'avait d'autre vêtement qu'une ceinture fort étroite. Quant à la couleur réelle de son corps , il était impossible de la découvrir sous une couche de suie et d'huile qui s'était incrustée dans sa peau. Au bout de quelque tems il témoigna le désir de regagner le rivage. On lui donna des hameçons et d'autres objets de mince valeur , et il se retira charmé de l'accueil qu'il avait reçu. Le bateau qui le reconduisit à terre ramena neuf de ses compagnons. Ceux-ci nous apportaient en pré- sens des cannes à sucre en assez grande quantité. Comme celui qui les avait précédés, ils étaient presque entière- ment nus ; on leur jeta autour du corps un vêtement sem- blable à celui que portent les habitans de Tongatabou; ils en parurent d'abord charmés , mais nous remarquâmes qu'en touchant à terre ils n'eurent rien déplus pressé que de s'en débarrasser. Lorsqu'on s'approchait d'eux, l'odorat était désagréablement affecté par la senteur de leur corps, imprégné de ce mélange d'huile et de suie qui faisait leur parure. Un miroir que nous leur montrâmes les frappa d'étonnement ; ils témoignèrent leur surprise par un son guttural d'une dureté particulière 5 comme nous ignorions quel était leur chef, nous offrîmes ce miroir à l'un d'en- tre eux , qu'une barbe plus touffue recommandait à notre attention. Ces sauvages ne tardèrent pas à se familiariser avec nous ; la curiosité les poussait h parcourir le vaisseau dans tous les sens , et partout leur étonnement se manifes- tait par de bruyantes exclamations ; enfin ils nous témoi- gnèrent leur gratitude et leur joie en exécutant quelques
LES NOIJVELLES-HKUIÎIDKS EN l83o. , TQ
danses Irop simples pour être grotesques, et qu'ils accom- pagnaient d'un bourdonnement sourd et monotone. C était- là toute leur science musicale et chorégraphique. Ils res- tèrent ainsi quelques heures à bord 5 après quoi ils rega- gnèrent le rivage , nantis de modestes présens qu'ils em- portaient comme d inestimables trésors.
Ces hommes grossiers ont pour armes favorites des mas- sues de différentes formes, longues de trois pieds environ. Leurs arcs sont de petite dimension ainsi que leurs flèches, dont ils n'empoisonnent pas la pointe comme la plupart des sauvages^ quant aux lances, ce ne sont que des bâtons grossièrement façonnés et effilés par le bout : elles ont huit à dix pieds de longueur. Leurs frondes sont travaillées avec plus de soin, et ils les manient avec beaucoup d'adresse.
Le détachement composé des naturels de Tongatabou que nous avions envoyé à la découverte dans l'intérieur de l'ile, revint vers le soir, et raconta qu'il avait été attaqué par un parti nombreux d'aborigènes ; l'un de ceux-ci avait été blessé , et les nôtres étaient parvenus à le faire prison- nier. Ce malheureux parut saisi d'effroi à la vue des étran- gers qui l'entouraient, et il était facile de voir qu'il s'at- tendait à être tué et mangé selon le droit des gens entre cannibales. Sa blessure n'était pas dangereuse, on la pansa, et après lui avoir donné tous les soins que réclamait son état, on le mit en liberté. Cette prise ne nous fut d'aucune utiHté , puisque le matin même nous avions établi des re- lations amicales avec les habitans de l'ile.
Les hauteurs qui s'élèvent dans le voisinage de la baie sont couvertes de bois épais , dont quelques sentiers natu- rels permettent le passage. Sur les revers sont dispersés quelques villages entourés de petites plantations de faro et de cannes à sucre, qu'ombragent des arbres à pain et quel- ques cocotiers. Les huttes dont se composent ces misera-
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bles villages ont environ cinq pieds de haut, sur une lon- gueur qui varie de dix à vingt. Elles sont construites en roseaux et recouvertes de feuilles de cocotier. Une haie élégante règne autour de ces cabanes et les protège.
La base des montagnes est le corail, et à cinq cents pieds environ au-dessus du niveau de la mer je trouvai des ma- drépores encaissés dans le tissu des roches calcaires. Le sol est recouvert d'une couche abondante de terre végé- tale. Au sommet de la montagne on voit se dérouler un vaste amphithéâtre de collines dont Tensemble forme un ta- bleau très-pittoresque. Une herbe desséchée couvre au loin cette cime élevée, que couronnent quelques pieds d'acacia falcata et de casuarina equisetîfolia, dont le bois est em- " ployé à fabriquer les armes grossières que nous venons de décrire.
Les indigènes qui étaient venus nous visiter à bord avaient tous la chevelure traversée par une baguette mince et effilée, et leur corps était orné non pas d'un simple tatouage , mais de cicatrices en relief sur la peau. Ces ci- catrices qui sillonnent leur corps en bandes horizontales ou verticales , ressemblent à des moulures de chapiteaux ; d'autres ont la forme d'étoiles ou de triangles , selon le goût de chacun ou la mode qui règne. Cet usage n'est point particulier à Erromanga , on le retrouve dans plusieurs des îles de la Polynésie. Le capitaine King, dans son voyage sur les côtes de l'Australie , raconte qu'il a rencontré dans l'archipel de Dampière un insulaire dont le corps était par- tagé depuis la poitrine jusqu'au nombril en bandes hori- zontales d'un pouce de large , et d'un demi-pouce de hau- teur. Le capitaine Turkey a vu aussi sur les bords du Zaïre et du Congo, des nègres bariolés de cicatrices semblables. Ils parviennent à se parer ainsi en scarifiant la peau avec un instrument tranchant, et lorsqu'ils ont creusé assez avant
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pour que le sang en jaillisse, ils répandent sur la plaie vive le jus d'une plante astringente-, plus rincision a été pro- fonde , plus la saillie de la cicatrice est élevée.
Nous fimes, sous la sauvegarde de nos alliés de Tonga- tabou , une excursion dans l'intérieur des terres , à la dis- tance de quatre milles environ. La campagne nous offrit partout, grâce aux accidens d'un terrain montagneux , couvert de bois et traversé par un cours d'eau considérable, des paysages variés et pittoresques. A la descente d'une col- line je trouvai , près des racines d'un grand arbre , le cyno- nioriiini halanaphora de Forster ^ je découvris aussi un arbre d'une espèce nouvelle cbargé de grappes de fruits extérieurement semblables à la pèche , mais un peu plus gros. L'enveloppe était vide et la paroi intérieure, de cou- leur rouge, contenait six grains de la grosseur d'une fève et attachés au même côté par un pédicule unique. Les feuilles de cet arbre sont rudes et digitées, mais le nombre des digitations n'est pas uniforme. Les naturels d'Erro- manga et de Tanna mangent ces grains , dont le goût est fort agréable. Nous vimes aussi quelques plants de kava autour des habitations. Ce furent là les seules remarques que je pus recueillir dans le cours de cette expédition , pendant laquelle nous ne rencontrâmes aucun des habi- <ans. Notre escorte fut moins heureuse dans une autre excursion qui avait pour but la coupe du bois de sandal. Elle fut attaquée par un corps d'indigènes ^ nous acquîmes alors la certitude que les différentes tribus dont se compose la population d'Erromanga sont constamment en guerre les unes contre les autres. Les guerriers d'une tribu qui s'étaient réunis à nos gens après une défaite , forcèrent bientôt ceux-ci à les traiter en ennemis.
Cette tribu , qui s'était unie à nous et qui nous rendait do grands services dans la recherche et la coupe du bois IX. 6
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de sandal , se composait d hommes plus vigoureux que lous ceux que nous avions vusjusqu alors. Leur taille variait de cinq pieds à cinq pieds huit pouces. Nous ne tardâmes pas à reconnaître le penchant de ces nouveaux alliés au cannibalisme; pendant que notre troupe était occupée à faire ses coupes, le bruit sourd d'une conque marine les avertit d'une attaque prochaine ; en effet, à peine avaient- ils eu le tems de se rallier , qu'ils furent assaillis par un corps nombreux d'aborigènes. C'était une tribu qui faisait une guerre d'extermination à celle qui travaillait avec nous. Le chef tonganiote, avec une présence d'esprit fort re- marquable, ordonna aux siens de déchirer une pièce de leur vêtement pour en couvrir les soldats de la tribu qui faisait cause commune avec nous , afin que , dans une mêlée , il fût possible de distinguer nos alliés de nos adver- saires. L'affaire s'engagea, un des hommes du parti en- nemi tomba mort , et ses compagnons prirent la fuite après nous avoir envoyé une volée de flèches qui heureusement ne blessèrent personne. Les vaincus se retirèrent entraî- nant avec eux leurs femmes placées à l'arrière-garde, et chargées d'un supplément de flèches qui auraient servi à leurs maris , si ceux-ci eussent été en humeur de com- battre plus long-tems ; mais le bruit des armes à feu leur en ôta l'envie. Nous restâmes donc maîtres du champ de ba- taille et d'un cadavre. Nos alliés jetaient sur ce trophée des yeux de convoitise , et témoignaient clairement le désir de le mettre en ragoût et de tirer parti des bras et des jambes qu'ils connaissaient pour des morceaux de haut goût. Ceux de Tonga s'opposèrent avec force à ce festin barbare , car leurs mœurs répugnent à l'anthropophagie-, ils forcèrent donc la tribu cannibale à renoncer à son projet ; après avoir couvert de feuilles le cadavre ils le laissèrent sur le champ de bataille , pour que ses compagnons pussent le reprendre
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si la curiosité ou la piélé envers les moiis les ramenait au lieu , témoin de leur défaite. Ils refusèrent de le brûler : « Car, disaient-ils, si ses compagnons revenaient sans le retrouver , ils penseraient que nous l'avons mangé et que nous sommes des cannibales. » Cette idée révoltait ces braves gens fort soucieux de leur bonne renommée.
Notre récolte de bois de sandal , dans un jour de travail , s'élevait à peine à trois ou quatre tonneaux et demi. Dans les jours de pluie il fallait cbômer , parce que nos ouvriers ne voulaient pas s'exposer à l'humidité. Cette coupe pré- sente d'ailleurs de grandes difficultés. D'abord le sanda- licr croît sur la pente des collines ^ ensuite, lorsque l'arbre est abattu, il faut dégager la partie odorante qui est au cœur du tronc , de l'écorce et des couches fort dures de bois qui Tentourent. On le coupe alors en morceaux qui ne soient pas trop lourds pour être portés , la pesanteur spécifique de ce bois étant très-considérable. Après cette opération préliminaire , il fallait le transporter à quelques milles dans l'enceinte de notre palissade , et pendant le trajet, la descente était souvent si rapide , que les porteurs n'a- valent d'autre ressource que de laisser rouler leur far- deau devant eux , et de descendre ensuite avec les plus grandes précautions. En outre , le pays est semé de pièges dressés par les différentes tribus pour y faire tomber leurs adversaires. Ce sont des trous de dix-huit pouces à deux pieds de profondeur, dont l'ouverture est mas- quée par une couche de feuilles , de branches et de terre. Le fond est hérissé de pointes de flèches et de pieux aigus , qui blessent cruellement ceux qui posent imprudemment le pied sur le sol perfide. Plusieurs des nôtres y furent pris. Le 29 du mois d'août , six jours après s'être réunis à nous , les guerriers de la tribu indigène se retirèrent brusquement , sans que nous ayons connu le motif de cette
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séparation ; peul-étre élail-ce l espoir de l'elrouver le ca- davre qu'ils n'avaient pas pu traiter selon leur appétit.
L'île d'Erromanga produit de la volaille en abondance, et une petite espèce de porcs à courtes pattes semblables à ceux de la Chine. Les oiseaux n'y sont pas nombreux. Nous n'y trouvâmes que le chat-hu^mt blanc , une espèce particulière de pigeon et le perroquet des montagnes bleues de la Nouvelle - Hollande , ainsi qu'un petit oiseau du genre des moineaux avec des plumes rouges sur la tète et à la gorge. Les reptiles y sont moins rares : outre plu- sieurs espèces de lézards , nous trouvâmes au pied d'un arbre à pain un gros serpent brun , tacheté de noir. Il avait deux pieds et demi de longueur et une circonférence à-peu-près égale , au demeurant fort inoffensif, car il ne darda pas même sa langue contre ceux qui le saisirent. Le serpent d'eau , remarquable par la couleur bleue d'outre- mer de son dos , la blancheur de son abdomen , et les raies noires et parallèles qui zèbrent sa peau , reptile assez commun aux lies Fidji, à Tongatabou et sur d'auti'es points de la Polynésie, se rencontre aussi à Erromanga. 11 n'est point venimeux. Nous n'avons pas remarqué que ces rep- tiles y fussent un objet de vénération, comme aux îles Fidji et chez presque toutes les peuplades sauvages.
Le i" septembre nous éprouvâmes un léger tremble- ment de terre qui dura une minute environ. Un baleinier, l Indien , qui mouillait alors dans la baie , nous parut im- mobile 5 mais les matelots nous apprirent plus tard que la secousse avait été sensible en mer. Nos Tonganiotes attri- buèrent ce tremblement à l'influence de ce bâtiment , car lorsqu'ils sentirent les oscillations du terrain : « Voilà , s'é- crièrent-ils , un vaisseau bien puissant ! » Le lendemain nous quittâmes la baie d'Erromanga pour faire voile vers les iles Sandwich. Pendant la traversée sous le îia" 4^' de
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lalilude sud , el le 170" 38' de longitude esl , nous signa- lâmes Tile Mathieu; elle nous apparut comme un rocher volcanique , stérile et de peu d'étendue ; nous vîmes quel- ques nuages de lumée s'élever au-dessus delà pointe nord- est où se trouve très-probablement le cratère du volcan.
Après avoir touché Tile d'Otaiti , nous abordâmes à Oahu, le 16 novembre. Voulant garder le secret de la dé- couverte dont nous allions profiter , le commandant du v^iisseau avait annoncé lorsque nous avions quitté Ton- gatabou , que Ton allait reconnaître une île nouvelle •, en même tems il avait enlevé tous les quarts de cercle et les autres inslrumens d'observation , à tout l'équipage à l'ex- ception des deux premiers officiers. Cette précaution futinu- tile, un des passagers, nommé Blakesly, homme fort adroit et horloger de son métier, de concert avec un autre passager, nommé Cox, sut, au moyen d'une plaque d'argent, fa- briquer un sextant, dont il se servit pour déterminer avec précision la situation d'Erromanga. A peine arrivés à Oahu , on sut que nous avions visité et exploité une ile riche en bois de sandal ; comme ce bois est fort connu aux îles Sandwich , et que c est une des branches les plus lu- cratives du commerce de ses habitans , les chefs désirèrent vivement connaître le lieu qui recelait ces nouveaux tré- sors , d'autant plus que leurs forets commençaient à s'é- puiser et à ne fournir qu'un bois de qualité inférieure. Blakesly offrit alors de vendre son secret ; on lui en offrit un prix raisonnable , et le marché fut conclu.
Le 24 novembre, le port d'Honororu présentait la scène la plus animée. Deux vaisseaux , la jolie brigantine Le Ze- me«wea(i), bâtiment de l'état, eiXeBecket^ appareillaient
(1) C'est le nom lie ce roi des iles Sandwich , si connu par son voyage en Europe.
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pour aller prendre possession de l'île du Bols de Sandal. La brigantine était sous la direction de Blakesly , qu ac- compagnaient le gouverneur Boki et quelques autres chefs; le Becket, commandé par Manuia , officier distingué qui avait accompagné le roi et la reine des lies Sandwich dans leur voyage en Angleterre , avait pour pilote le second d'un baleinier. Abord, les matelots se hâtaient d'enverguer les voiles et d'emmagasiner les provisions de vivres et d'eau-douce ; sur le rivage , le roi et les chefs achetaient aux marchands , pour le service des équipages , des armes et des munitions de guerre -, les fusils , les bayonnettes, les gibernes sortaient de la retraite où les loisirs de la paix les avaient si long-tems retenus. Ce mouvement dura jusqu'au 3 décembre , jour auquel tous les préparatifs étant termi- nés , le Temeamea quitta le port , monté par une foule d'insulaires , d'Européens et d'Américains , curieux de prendre part à cette expédition. Le Becfcet mit à la voile deux jours plus tard , et retrouva en pleine mer le Te- meamea, qui l'avait attendu à la vue du port pour marcher avec lui à leur commune destination. Pendant cet inter- valle le roi avait fait tous ses efforts pour retenir auprès de lui le gouverneur Boki, car il voyait avec regret s'éloi- gner un ami et un conseiller dont sa jeunesse avait grand besoin ; mais Boki fut inébranlable \ il répondait aux sup- plications de son jeune mailre : « Qu'il quittait les îles Sandwich pour n'y plus revenir, puisque les affaires n'al- laient pas à son gré. » Les marchands d'Europe et d'Améri- que joignirent leurs instances à celles du roi -, ce fut en vain ; leurs efforts combinés échouèrent contre la ferme volonté du gouverneur. Le soir du 5 décembre, les deux vaisseaux cinglèrent dans la direction d'Erromanga. Telle fut l'ori- gine d'une expédition dont quelques journaux ont entre- tenu leurs lecteurs , et que le capitaine Beechey , dans un
LES NOUVELLES-HÉBRIDES EN l83o. 8^
ouvrage récemment publié, annonce en ces termes : «Nous apprenons que l'esprit entreprenant des insulaires de Sand- wich vient do les porter à diriger une expédition vers l'archipel des Nouvelles-Hébrides. »
La Sophie resldi encore quelque tems dans les parages des lies Sandwich. Ce fut seulement le 29 janvier 1 83o que nous nous mimes en route pour un second voyage aux Nouvelles- Hébrides. Pendant la traversée nous relâchâmes à Tile de Rotuma , d'où nous expédiâmes, le 28 février, deux cents hommes , accompagnés d'une trentaine de femmes , pour couper à Erromanga une nouvelle cargaison de bois de sandal. Nous rencontrâmes à Rotuma le Becket , et nous apprîmes qu'une maladie s'était déclarée à Erromanga-, on nous cacha la perte du Temeamea; et aux questions que nous fîmes sur son compte on nous répondit que Boki et la brigantine étaient allés visiter une autre ile du même groupe. Nous apprîmes qu'en abordant à Rotuma, Boki avait débarqué son équipage , et qu'après l'avoir rangé en bataille il lui avait fait exécuter des manœuvres. Ce dé- ploiement de forces , cet appareil guerrier avait fort ef- frayé les paisibles habitans de l'Ile, qui revenus de leur terreur passagère , après le court et inofFensif séjour du Temeamea , s égayaient aux dépens des démonstrations belliqueuses de leurs visiteurs, en se félicitant toutefois que ridée ne leur fût pas venue de leur ravir l'indépen- dance.
Le 6 mars , notre pilote signala l'île d'Erromanga , à une distance de quarante milles environ, le vent qui fai- blit arrêta notre course , et le lendemain matin nous étions encore à quelque distance de la Tête du Traître. Nous détachâmes du vaisseau une embarcation pour aller recon- naître un bas-fond, qu'on disait exister dans cet endroit. Elle se dirigea vers un point où la couleur verte de l'eau
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semblait annoncer un gué , mais le sondage y fut impos- sible , et on reconnut que l'apparence qui nous avait trom- pés était due à la présence d'une grande quantité de frai de poisson qui flotlait à la surface de l'eau. La baie dans laiquelle mouillait alors notre vaisseau est située au sud de Wiriau , ou baie de Cook ; elle se nommait Gulantap , dé- nomination que nous avons remplacée par celle de baie de Sophie. C'est sur ce point que s'était retranché notre pe- tit corps d'armée, qui, forcé de quitter la baie de Marekini, s'était retiré d'abord à la baie de Wiriau ou de Cook , qu'il avait ensuite abandonnée pour Gulantap. Cette baie n'est pas sûre , parce qu'on n'y peut jeter l'ancre qu'à une très-grande profondeur. En longeant le rivage qui est couvert de bois , nous aperçûmes quelques sauvages agi- tant un morceau de toile attaché à un bâton , comme pour nous engager à prendre terre ; mais le son rauque d'une conque marine nous révéla fort à propos la nature de leurs intentions. En abordant nous retrouvâmes notre détache- ment grossi par quelques soldais de l'équipage du schoo- ner /e Dhaule , qui pendant notre séjour aux îles Sand- wich avait quitté Oahu pour se diriger sur Erromanga. L'enceinte qu'ils avaient tracée était défendue contre le vent par des arbres loulfus , mais ce rempart n'avait pas arrêté l'invasion de la fièvre qui avait décimé cette mal- heureuse colonie. Beaucoup d'entre eux étaient morts, plusieurs autres allaient mourir. Le matin même, Kono, l'un des chefs de Rotuma avait succombé ; quelques jours auparavant, un autre chef et deux de ses gens tués par les naturels d'Erromanga avaient été mangés. On avait brûlé les morts au pied de la palissade -, mais leur dépouille enfouie à deux pieds au-dessous du sol exhalait encore des miasmes qui alimentaient la contagion. La mortalité Irès-con^idcrablc parmi les juilurels de lloluma (jue le
LES NOUVELI.ES-HÉBIVIDES EN l83o. 8q
DhaïUe avait amenés, n'avait pas épargné les insulaires de Sandwich. Ceux-ci avaient pris position à peu de distance de la baie de Cook. Leur chef Manuia était mort. Nous apprîmes alors avec certitude que le Temeamea avait péri corps et biens. Les débris du vaisseau couvraient le rivage, et, s'il m'est permis de hasarder une conjecture sur ce déplo- rable événement , il parait probable qu'une étincelle déta- chée de quelque cigare aura déterminé une explosion en tombant sur les poudres qu'on avait eu l'imprudence de laisser à découvert au-dessous du pont sur lequel venaient lumer les matelots.
La maladie qui régnait sur ces parages nous força de garder à bord les deux cents naturels de Rotuma qui nous avaient suivis ; tous les efforts du capitaine tendaient à con- centrer le mal sur le vaisseau et à l'éloigner du rivage. Le 7 mars , la Minerve , schooner commandé par le capi- taine Henri, vint mouiller dans celte baie. Ce petit bâtiment nous fut fort utile, parce que, plus léger que le nôtre, il put se tenir plus près du rivage sans craindre de perdre le vent. Nous le transformâmes en hôpital. Lorsque le der- nier détachement de l'équipage toucha la côte, il fut assailli par un corps nombreux d'indigènes ; mais une décharge de quelques fusils suffit pour mettre les assaillans en dé- route. Cette escarmouche se termina sans perte d'aucun côté. Le bois de sandal croissait en abondance sur le point de la côte; mais les fièvres qui ne donnaient point de relâ- che à nos travailleurs paralysèrent leur bonne volonté. Les coupes furent peu considérables.
Avant l'arrivée des insulaires de Sandwich . nos Ton- gatabouans alors établis près de la baie de Cook , vivaient en bonne intelligence avec une tribu voisine-, celle-ci , en voyant débarquer ces nouveaux insulaires, quelle prit pour des amis de nos alliés, se présenta pour leur faire
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accueil. Mais Manuia , malgré ces démonslralions pacifi- ques, fit saisir le chef de la tribu hospitalière , lui lia les mains et les pieds, et ne le délivra qu'après avoir reçu une rançon considérable. Encore ne le fit-il q»ie sur les me- naces du chef des Tongatabouans , qui prit hautement la défense de la tribu indigène. Quoique le dénoûment de cet incident eût été pacifique, les sauvages peu confians sans doute dans la sincérité de cette réconciliation, s'éloignèrent de notre camp la nuit suivante, et depuis lors , il y eut entre eux et les insulaires de Sandwich de fréquentes escarmou- ches qui coûtèrent la vie à un grand nombre de guerriers des deux partis. Tous les efforts de ces nouveau-venus sem- blaient tendre plutôt à la guerre qu'à une complète paci- fication. Leur conduite montrait qu'ils n'avaient point re- noncé à leur premier projet d'extermination et de conquête: car ils profitaient de la moindre alerte , fondée ou non , pour faire gronder leur artillerie. Aussi, après leur retraite et la nôtre, les naturels du pays consacrèrent-ils par de pieux hommages les tombeaux que nous avisons élevés, tan- dis qu'ils détruisirent ceux des insulaires de Sandwich. Ce fait m'a été rapporté par le capitaine Hardy du Snaper qui visita après notre départ la baie de Wiriau.
Le 9 mars au matin , en quittant la baie de Gulantap pour pénétrer dans celle de Cook , nous passâmes entre un ilôt sans nom et la Tète du Traitre. Le site que nous avions alors sous les yeux était admirable. La côte, couverte de bois d'une fraîche et puissante végétation, présentait un vaste am- phithéâtre semé d'un grand nombre de petits villages dont les feux soulevaient au-dessus de la cime des arbres , de pe- tits nuages de fumée qui se détachaient en flocons grisâtres sur le vert foncé de la forêt et l'azur du ciel. En général l'île d'Erromanga, grâce aux accidens d'un terrain coupé par de nombreuses collines, offre un aspect plus pitto-
LES NOUVELLES-HÉBRIDES EN l83o. ' 9T
resque que la plupart des îles de lu mer du Sud , dont le sol plat , couvert d'une végétation de hauteur uniforme dominée par d'innombrables cocotiers , ne présente guère dans la perspective qu'une zone étroite de verdure au- tour de laquelle la mer vient se briser sur un sable éclatant de blancheur. En entrant dans la baie de Cook nous trou- vâmes le Becket à l'ancre. J'accompagnai le commandant à bord de ce vaisseau pour y chercher des renseignemens exacts sur l'expédition du gouvernement des lies Sandwich. Les ravages de la maladie n'avaient point été exagérés , et la mort de Manuia n'était pas un vain bruit. Nous trou- vâmes à bord sa veuve Kaupéné couverte d habits de deuil. Le corps de ce chef avait été embaumé d'après le procédé en usage aux îles Sandwich , qui consiste à laver et à saler les chairs après avoir enlevé les entrailles. Le cadavre ainsi préparé avait été enveloppé dans un linceul de soie et placé dans un coffre d'armes qu'on avait recouvert d'une voilure goudronnée. Ce cercueil avait été déposé dans la cale du vaisseau , et recouvert d'une pièce de coton noire qui tenait lieu d£ drap mortuaire. A cette époque les cent- vingt insulaires de Sandwich étaient déjà réduits à soixante- sept , et ils avaient perdu en outre quatre des habitans de Rotuma. Depuis, le Bechet est rentré à Oahu ramenant le fils et la veuve de Manuia. Le reste des insulaires avait péri.
jNous arrivâmes d'Erromanga à Rotuma le 20 mars ^ et après avoir débarqué les naturels que nous avions à bord , nous quittâmes cette ile le i4 avril pour nous diriger vers Tanna, l'une des Nouvelles-Hébrides ; et le 20 du même mois nous eûmes en vue Erroman , Tanna et Immer, à la hauteur desquelles nous eûmes à lutter contre un courant qui dérivait à l'ouest. Le pilote gouverna vers le port de La Résolution ; mais la faiblesse du vent ne nous permit
t)a LES AOL VELLES-HÉBUIDES EN l83o.
pas d'y entrer ce jour-là. Lorsque la nuit fui arrivée, les flammes du volcan de Tanna devinrent visibles ; elles nous servirent de phare. Nous n'en étions alors éloignés que de quinze milles environ. La côte était bordée de débris de vaisseaux et de tonneaux défoncés qui nous parurent appar- tenir au Temeamea. Le 11 avril nous ancrâmes dans le port de La Résolution situé à l'est de Tanna. Ce port, ou plutôt cette anse , est nommé Ourababou par les naturels. Ceux-ci ne tardèrent pas à diriger leurs pirogues légères vers notre ancrage , et nous apportèrent des vivres qu ils échangeaient contre des anneaux de fer et des pièces de toile. Notre bâtiment présenta bientôt laspect animé d'un bazar.
Les naturels d'Erromanga m avaient paru race pure de Papuans ; mais ceux de Tanna me semblèrent un mélange du sang papuan et des races d Asie. Les premiers portaient les cheveux ras, et les autres les laissaient croître en spirales bouclées; ces derniers serraient chaque mèche de cheveux avec des filamens d'écorce d arbre, jusqu à ce qu ils fussent devenus assez longs pour flotter sur les épaules. Au reste la chevelure des uns et des autres était laineuse. Les naturels de Tanna paraissent très-6ers de cette parure naturelle, et la protègent pour la plupart d une coiffe nattée. Ils se gardent bien d'arrêter l'essor de leurs moustaches , qui ont quel- quefois un pied de long. Les femmes portent au contraire les cheveux ras. Elles ne manquent pas de ces agrémens de phvsionomie que nous prisons si fort chez les Européennes ; mais leur beauté n'a pas l'éclat que nous attendions , et leurs traits manquent un peu de celte grâce et de celle sy- métrie qui distinguent ordinairement les visages féminins. Comme les Seigneurs de la création , c'est le nom que se donnent leurs maris, elles se barbouillent le corps d un enduit de charcoal et d'huile -, eflcs n'ont d autre vêtement
J.ES KOUVELI.ES-HÉBIUDES EN l83o. ' C)'i
qu'une nalte de leuilles de plantain dont elles se ceignent les reins, et pour se garantir des rayons du soleil, elles se couvrent la tèle d'un réseau de même nature. Lorsqu'elles vinrent à bord, elles montrèrent une timidité naturelle pleine de charme . pendant que leurs maris et leurs amis s'empressaient de leur faire les honneurs du bâtiment avec beiUicoup de galanterie. L'amour maternel parait chez elles un sentiment très-vif; elles témoignèrent beau- coup d'intérêt à deux petites créatures , une fille d'Erro- manga(i)et un mulâtre des îles Sandwich que nous avions à bord ; de nombreuses pirogues chargées de femmes arri- vaient sans cesse à notre vaisseau pour visiter ces enfans , qu'elles comblaient de caresses et de présens. Elles ame- naient avec elles leurs enfans pour faire honneur aux petits étrangers. Les naturels ajoutent volontiers au mélange d'huile et de charcoal dont nous avons parlé , une couche de tusJie ou d'ocre rouge. Ce double vernis donne à leur corps un air de saleté qui pourrait bien être réelle , car ces insulaires se lavent très-rarement ou jamais. Il y avait parmi les hommes et les femmes des variétés de teint ; les uns étaient cuivrés , et d autres se rapprochaient beaucoup de la couleur des nègres. Les mâles étaient des hommes inus- culeux dont la taille variait de cinq pieds à cinq pieds huit pouces; comme à Erromanga, ils ne])ortaient qu'une cein-
(i) Ue ces deux culans , l'un fut laissé à llutuma, l'autre nommée Elan , fut couduite eu Augleterre par G. Bennelt , qui s'est chargé de Id faire instruire , sans toutefois la livrer à l'éducation publique , de peur de gâter son heureux naturel. Cette enfant montre beaucoup de sensibilité , de présence d'esprit , et un goût prononcé pour la musique. On regrette qu'elle ait oublié totalement l'idiome de son pays. Il sera curieux d'apprendre, parcelle expérience, quelle peut être la portée de. l'intelligence d'un iusulaire de la mer du sud , cul- tivée par l'éducation européenne.
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lure, et le reste du corps était entièrement nud; ils pla- cent dans chaque narine un anneau d'écaillé de tortue qui en soulève la paroi intérieure ^ ils ont des anneaux sem- blables aux lobes des oreilles, et paraissent en général mettre beaucoup de prix aux ornemens en écaille. Comme leurs voisins d'Erromanga , ils portent sur la télé des ai- grettes de plumes. Comme eux aussi, ils sillonnent leurs corps de cicatrices au lieu ^u simple tatouage de la plu- part des insulaires de la mer du Sud.
Les pirogues de ces sauvages sont à balancier et grossiè- rement construites. Le mât est dressé sur le balancier et traversé par deux bâtons auxquels est atlacbée la voile qui n'est qu'une simple natte de forme triangulaire. Les plus grandes de ces pirogues pouvaient porter quatorze per- sonnes. Quelques-uns des naturels étaient si empressés d'arriver à bord, qu'à défaut de pirogues ils construisaient des radeaux en accolant à la hâte quelques troncs de plan- tain , et dirigeaient cette frêle embarcation avec des bran- ches de cocotier qui leur servaient de rames. Leurs armes sont de longs bâtons pointus qu'ils manient avec une adresse merveilleuse 5 quant aux ai^cs , aux flèches et aux massues qui complètent une armure de sauvage , ils mettent à les polir moins de soin que la plupart des insulaires leurs voi- sins. La décharge des armes à feu commençait à leur cau- ser moins d'effroi , mais ils croyaient encore , comme le crurent long-tems les habitans d'Otaili et des autres îles de la Polynésie , que le feu qui déterminait l'explosion sortait de la bouche du soldat européen. Au reste les dif- férentes tribus qui peuplent Tanna et les îles environ- nantes , sont continuellement en guerre les unes contre les autres , et il arrivait souvent à notre bord des dépulalions qui venaient nous prier non pas seulement dinlerdire raccès de noire vaisseau à telle tribu , mais de faire jouer
LES KOXJVELLliS-HÉlJrUDES EN l83o. , ()5
contre elle noln' arlillerie. Les Tamiioles sont surtout en guerre avec ceux dErromanga, qu'ils accusent, non sans raison, de cannibalisme. Quelques-uns de nos officiers , cu- rieux d'emporter des chevelures de sauvages , n'obtinrent ce sacrifice qu'au prix d'une paire de ciseaux. Ce trafic se renouvela plusieurs fois, et je ne pus m'empècher de sourire en voyant un de ces sauvages proposer à son tour à l'un de nos matelots qui laissait flotter sa chevelure , d échanger quelques curiosités contre une boucle de ses cheveux. Etait-ce raillerie ou témoignage d'intérêt ? je 1 ignore.
Le 0.5 avril au matin, tous les bâtimens qui mouillaient dans ces parages appareillèrent pour différentes destina- tions. La nôtre était Manille. En nous éloignant de Tanna, nous eûmes , à la dislance de dix milles environ , une vue très-nette de la montagne volcanique dont nous avions si souvent entendu les sourds mugissemens pendant notre séjour dans l'île. Ses flancs noirs et calcinés contrastaient avec la verdure des collines environnantes. Nous côtoyâmes plusieurs des îlots qui font partie du groupe des Nouvelles- Hébrides , et nous vîmes très-distinctement Hichembrook , Sandwich, les îles du Bei'ger et une foule d'autres qui toutes présentaient, selon la distance, l'apparence d'un pla- teau ou d'une bande de verdure. Le 29 avril nous étions en vue de l'île de Paoom. C'est une masse volcanique très- élevée dont la cime est couronnée de neige, quelques par- lies en sont boisées , et d'autres complètement stériles , mais l'aspect en est imposant et sublime. Vers six heures du soir, nous reconnûmes à trois ou quatre milles de distance l'île d'Ambyn, couverte d'épaisses forêts, nous l'appro- châmes assez pour distinguer sur le rivage les feux allumés par les naturels, quelques-uns d'entre eux agitaient au bout d'un bâton une pièce d'étoffe, et nous entendions
tjt» t.ES NOUVELLES-HÉBRIDES EN l83o.
leurs cris. Ils mirent en mer deux pirogues qui parurent se diriger de nolve côté 5 mais après s'èlrc avancés à quel- que distance du rivage ils rebroussèrent chemin, soit qu'ils craignissent notre abordage soit que la chute du jour leur conseillât la retraite.
(y/siatic Journal.)
LE PRISONNIER DU CAPITAINE ROCK (i).
SCENES DE LA GUEURF. CIVILE EN IRLANDE.
N» I.
Le capitaine braqua sa longue vue , et s'écria : « Bravo ! c'est Kinsale et son vieux front chauve ! Voilà l'Irlande !
— Kinsale ! » Vous savez, amis, combien la mémoire de l'homme est fidèle aux aspects , aux forêts , aux paysages qui ont charmé sa jeunesse. J'avais, pendant douze années, subi l'ardeur du soleil indien. Mon cœur tressaillit. La brume du matin se dissolvait sous les feux du jour nais- sant. J'empruntai la longue vue du capitaine. A mesure que les vapeurs se dissipaient , rochers après rochers, col- lines , vallées , précipices et escarpemens qui m'étaient bien connus , m'apparaissaient et m'enchantaient tour-à- tour. Je distinguai bientôt le phare , les murs noirs et cré- nelés du château de Courcy , les flancs bruns et nus du mont de Kinsale , son sommet vert et brillant comme l'é- meraude. Je reconnus à loisir tous ces parages et l'écueil funeste , dont Tarète cachée a feiidu la quille de tant de navires , et cette belle arche triomphale , que la mer s'est
(i) Ce récit, dont nous donnerons le complément, et la relatioa simple et naive d'événemens arrivés à un officier supérieur deTarmée anglaise, offrent le tableau le plus exact des mœurs et des idées répan- dues parmi la population misérable des montagnes d'Irlande. Ou n'y trouvera pas l'exagcralion violente à laquelle M. Banim a souvent sacrifié la vérité de ses peintures irlandaises; mais la réalité la plus caractéristique et la plus fidèle.
98 LE PlUSONNIER. DU CAPITAIJNE KOCK.
creusée dans le roc , et où elle s'engouffre avec fracas (i). u Vous voilà bien attentif, me dit le capitaine. — Oui, c'est mon pays... Pouvez-vous me débarquer sur la plage de Cork , près de la petite baie?
— ■ Diable ! le.vent est frais : je ne sais pas si je puis vous
le promettre J'aperçois là- bas un pêcheur que nous
hélerons si vous voulez ; il vous rendra ce service. Prépa- rez vos malles. »
On héla le pécheur , et son frêle canot s'approcha de nous. C'était une espèce de canot indien, esquif léger, noir , à demi-couvert d'écorce , mal taillé , fragile , et dont les côtés cédaient au flot sans se briser -, leur élasticité les sauvait. Quelle voile ! son tissu ressemblait à du cuir tanné; elle était rouge et verdàtre \ l'homme qui montait cette em- barcation chantait en gouvernant sa voile. Il approchait assez lentement.
«C'estsamedi, observa le capitaine. La barque est pleine de poisson. Pour quelques pences le pécheur vous débar- quera ; il est riche ce soir... Paddy, lui dit-il, quand les deux embarcations furent assez voisines pour que la con- versation pût s'engager, que demandez-vous à monsieur, pour le débarquer sur la grève de Cork.^^
— Mon aimable capitaine , répondit le pécheur avec cette familiarité, si bizarrement caressante, que la popu- lace irlandaise allie à la cruauté et à la barbarie \ mon bi- jou , je ne sais pas encore.
— Ah ! et pourquoi ?
— Je ne sais pas si ce monsieur est Irlandais.
— Oui. Il est de Kinsale.
— Assurément ?
— Assurément.
(1) Voyez , dans le 7' Numéro de la Revue BRiTANiviorE ( iiouvolle série) , l'article intitulé : Aspect de la Nature sur les côtes d'Irlande.
LE PUISONNIEU DU CAPITAINE ROCK. - 99
— Eh bien ! que son honneur me donne ce qui lui sem- blera convenable. Je m'en contenterai. Une pauvre bou- teille de rum par-dessus le marché, ne serait pas de trop. . . pour de l'eau-de-vie de grain je n'en demande pas \ on ne connaît pas celle liqueur dans les Grandes-Indes. C'est un détestable pays que les Indes... surtout pour un gen- tilhomme irlandais... comme monsieur. »
Je_ n'avais pas encore pris la parole ; j'arrêtai l'éloquence de Paddy.
« Comment sais-tu que je viens des Indes ?
— A la couleur , voire honneur. Qui vous a si bien tanné la figure , si ce n'est le soleil de cet autre monde ? Et qui a garni de dentelles votre vaisseau , ajouta-t-il, en détachant avec son crochet quelques-unes des mousses ma- rines qui tapissaient les flancs du navire .? C'est la mer mau- dite de ce pays-là ! »
Mes malles furent jetées dans le canot ; la bouteille de rum ne fut pas oubliée. Je serrai les mains de mes vieux camarades , et me voilà voguant de compagnie avec le pé- cheur irlandais. Il y avait là un vieux père, chenu et trem- blotant , et un petit enfant de dix années , ou à peu-près. La bouteille passa de main en main 5 enfant, homme et vieillard burent à même et largement. J'admirais ces trois générations altérées. Paddy (c'est le nom générique de toute la population irlandaise) voyait avec quelle attention je l'observais.
« Vrais Irlandais , mon gentilhomme , mon bijou ; s'é- cria Paddy : vrais Irlandais tous les trois ; celui-ci est mon père , et celui-là mon fils 5 garçon fier , intelligent , qui vous péchera le maquereau et l'anguille dans les eaux les plus difficiles. »
Et tous trois recommençaient à boire. L'affection cor- diale qui réunissait ces trois ])auvres êtres en haillons, fai-
lOO LE PRISONNIER DU CAPITAINE ROCK.
sait plaisir à voir. La magnifique baie de Cork , avec son amphithéâtre de verdure, se déroula hientôt devant nous : un bateau à vapeur lançait sa fumée vers le ciel.
« Général , mon bijou , s'écria Paddy , que plusieurs gorgées de rum avaient rendu plus éloquent et plus poé- tique encore , vous arrivez à tems ; le bal va commencer. La machine aux grandes roues est prêle à walser sur les eaux : elle abrégera votre chemin . »
En effet , je montai sur le bateau à vapeur , qui allait walser sur les eaux , comme disait Paddy. Je revoyais en- fin mon pays ^ enfin l'Irlande m'apparaissait -, depuis long- tems privé de nouvelles, et ne sachant plus quelles vicis- situdes les affaires de ce monde sublunaire avaient subies depuis mon départ, je n'eus rien de plus pressé que de de- mander les journaux au contre-maître. « Nous n'avons pas de journaux. » Voici qui est tout-à-fait caractéristique , pensai-je. En Irlande, si près de l'Angleterre, un bateau à vapeur sans journaux ! Je me courrouçai contre celui que j'avais inter- rogé et dont la réponse me désappointait.
« Quoi , lui dis-je , passer six mois dans un cachot sur l'Océan , sans amis , sans patrie , sans rien savoir des uns ni de l'autre, et débarquer en Irlande, pour trouver un peuple stupide, qui ne s'embarrasse ni de journaux, ni de politique. — Dites-moi, contre-mailre, vos père et mère savent- ils lire?
— Voire honneur veut rire. C'est vrai que j'ai oublié de prendre les journaux à Cork. Au surplus vous y serez bientôt, dans cette belle ville.
» Le tj'aneen(i)snT la montagne n'est pas plus commun que les journaux ne le sont à Cork. Votre honneur , con-
(i) Gazon.
LE PaiSOWNIER DU CAPITAINE ROCK. lOI
tinua en s'approchant de moi d'un ton et d'un air aimable le cou Ire-mai Ire irlandais, votre honneur ne sait pas que raoi-raème j'ai intérêt à savoir toutes les nouvelles. Peut- être pourriez-vous me donner des renseignemens sur mon frère Thomas, qui se trouve aujourd'hui à Botany-Bay; on l'a surpris incendiant la ("erme d'un de ses ennemis -, sans doute il est maintenant juge , officier ou millionnaire dans cet autre pays : avez-vous vu son nom sur les ga- zettes ?
— Non.
— Et mon frère Barnabe , soldat à Sainte-Hélène , sous les ordres de Hudson-Lowe , me direz-vous s'il est com- mandant, lieutenant, major ou capitaine?
— Eh! mécriai-je, impatienté des folles questions de l'Irlandais, je ne sais rien de Botany-Bay ni de Sainte- Hélène.
— Par Saint-Patrick, s'écria le questionneur que rien ne déconcertait, nous servons le roi sur terre et sur mer; les Gallaghers courent le monde ; pardieu ! puisque vous revenez des Grandes-Indes , vous m'apprendrez bien dans quel régiment des condamnés à la déportation mon frère Terry a été incorporé. C'était un maitre homme ; l'Irlande n était pas digne de le posséder.
— Que diable voulez-vous que je vous dise , mon cher , des régimens de condamnés et de votre frère Terry ? »
Le contre-maître me regarda en face; et sans scrupule, sans honte , continua comme il avait commencé. Il voulait que je lui apprisse la destinée de tous les frères, oncles et cousins de ses camarades. Il avait l'air humble, contrit, sardonique et profondément respectueux. Au bout de quelques minutes seulement, je m'aperçus que son des- sein était de se venger et de me rendre en espièglerie ir- Uuîdaise la monnaie de la mauvaise humeur dont je venais
Î02 LE PRISONNIER DU CAPITAINE ROCK.
de donner des preuves. Quelques pagodes (i) que je glissai dans sa main, firent cesser son interrogatoire -, nous devînmes très-bons amis , et pendant que le bateau à va- peur continuait sa route , notre entretien reprit une marche nouvelle.
« La vieille Irlande , lui demandai-je 5 comment vont ses affaires depuis une année ?
— Toujours de même , mon cher monsieur. Nous sommes deux peuples en Irlande; Anglais et Irlandais; maîtres et valets , colons et nègres. Les valets disent : ceci est mon corps ( hoc est corpus meus _, comme parle l'Evan- gile (2)) : les maîtres disent : ceci n'est pas mon corps. Toute la différence vient de ce petit mot supprimé ou ajouté.
— Pauvre Irlande !
— Vous êtes protestant; si vous étiez catholique, vous vous enflammeriez davantage. Regardez bien ces monta- gnes qui sont là , devant nous. Elles vont accoucher ; je ne vous dirai pas précisément de quoi ; mais la révolte y est en travail.
— On s'attend à un mouvement ?
— Ici , l'on s'attend toujours à un mouvement ; la pauvre Irlande ne peut pas jouir du repos , trois années de suite.
— Il me semble qu'elle était devenue plus paisible dans ces derniers tems ; on le disait du moins.
— Paisible comme la poudre à canon dans un baril ! mais que l'étincelle tombe ; et du cap Clare , jusqu'à la pointe de Carrick-a-Rede , vous ne verrez que flamme et dévastation. »
Les devoirs de son emploi l'empêchèrent de me donner
(i) Monnaie indieime. — (2) Le dogme de la présence réelle.
LE PRISONNIER DU CAVITAlNE ROCK. ' Io3
des renseignemens plus étendus. Nous débarquâmes à Cork. Après avoir mis mon bagage en lieu de sûreté, je me bâtai de reconnaître les lieux et me dirigeai vers la maison d'un ancien camarade de collège O'Leary. Je frappai.
« M. O'Leary !'
— Il est parti, monsieur.
— Où le trouverai-je ?
— Je ne saurais vous le dire. Il a fait banqueroute •, on dit qu'il réside à New- York.
— Diable ! »
Ce fut toute ma réplique 5 et je m'acheminai vers la ré- sidence de Georges Seaton , que j'avais connu si brillant, si brave, si querelleur, si spirituel. Une vieille femme qui m'ou\rit la porte de la maison qu'il avait habitée, me toisa sans façon , lorsque je prononçai le nom de Seaton :
« Voici bientôt trois mois qu'il est parti pour l'autre monde.; il a été tué dans un duel. Autant que je m'en sou- viens, il s'agissait d'un toast qu'il ne voulait pas porter-, un toast politique. »
J'admirais la brièveté de la carrière réservée en Irlande aux jeunes gens qui semblent pleins de vie et de vigueur , et je me consolais un peu en pensant que Guillaume Arnel me restait sans doute. Guillaume Arnel avait pour les puis- sances régnantes une prédilection marquée. Toujours du parti du plus fort , comme Sancho Pança , toujours prêt à crier : vive Cromwell ou Charles 1 vwe le roi ou vwe la ligue ! Guillaume Arnel n'aurait pas refusé de porter un toast à sa majesté Satan , si Satan avait eu des partisans en Irlande. Je me croyais bien sûr de le retrouver; c'était une erreur.
« Hélas ! monsieur , me répondit le vieil intendant de Guillaume , on voit bien que vous êtes un étranger. Mon
lo4 LE PUISONKIIEU DLl CAPITAINE UOCK.
maître avait fait chasser de leur maison deux ou trois vas- saux qui refusaient de le payer et qui venaient le menacer dans son château. Les brigands des montagnes se mirent en embuscade et l'égorgèrent ; trois officiers de police qui l'accompagnaient furent aussi tués. Quand on rapporta le cadavre à la maison , je comptai trente-deux blessures sur le corps de mon malheureux maître.
— Pourquoi les brigands lui en voulaient-ils 1'
— D'abord parce qu'il était protestant, et ensuite parce ([u'il avait déposé dans un procès en faveur de son con- frère et de son ami O'Moran , protestant comme lui. Cela va mal , monsieur; cela va mal; et du coté de Kerry, l'o- rage est plus violent encore. »
Voilà dans quel état je retrouvais mon pays. Partout la ruine ou la mort violente. Je me hâtai de quitter celte ville, déserte pour moi, et de m'embarqucr dans la pre- mière diligence qui partit pour Tralée , ou résidait ma fa- mille.
C'était en janvier 1822. La matinée était froide, le ciel bleu, le tems clair et magnifique. J'avais laissé mon bagage à l'auberge de Cork, et je n'emportais avec moi qu'une petite malle de voyage facile à transporter. Toutes les places d'intérieur se trouvaient occupées; je m'installai sur le siège du conducteur , dont la figure rubiconde et la taille colossale étaient remarquables, même parmi les gens de sa caste.
« Beau tems! s'écria le conducteur. »
Ma résidence aux Indes Orientales avait augmenté chez moi l'irritabilité de la surface cutanée ; et malgré les four- rures sous lesquelles j'étais enseveli, je maudissais ce beau tems qui glaçait mes doigts , mon visage , mes pieds , et pénétrait de froid jusqu'à la moelle de mes os. Mes com- pagnons de voyage élaienl muets; en vain essayai-jc dé.-
LE PUISONNIEK DU CAPITAINE HOCK. ' lo5
i IiaufTer au moins la conversation : personne ne daignait ou ne pouvait me répondre. Au village de Mallon , tous les voyageurs perchés sur l'impériale descendirent et allè- rent faire préparer un grand bol de punch , remède effi- cace contre l'àpreté de la saison. Quand ils remontèrent et reprirent leurs places respectives , leurs langues étaient déliées , leur commerce était facile et bruyant ; vous ne les eussiez pas reconnus.
Essayons le portrait rapide de ces compagnons de route. Le colosse chargé de conduire la voiture était tout sim- plement un ivrogne. Ses facultés morales et phvsiques ilormaient engourdies par l'abus de la liqueur et du vin. Une espingole chargée , deux pistolets d'arçon dans sa cein- ture , annonçaient les dispositions hostiles et guerroyantes du tems et du pays où nous étions. Devant lui se trouvait assis un petit homme ti'environ quarante ans, d une phy- sionomie vive et spirituelle, répondant à tout, question- nant souvent , parlant avec facilité , s'exprimant avec élé- gance. On l'appelait le conseiller , et notre conducteur lui témoignait beaucoup de respect. Je mis son savoir et sa complaisance à l'épreuve. Noms de lieux et de proprié- taires, renseignemens sur l'état du pays, nouvelles diverses, curiosités archéologiques et documens politiques, cet homme savait tout. C'était une Encyclopédie vivante. L'intelli- gence, en Irlande, est plus active que profonde, plus super- ficielle et plus rapide que persévérante. L'Anglais s'in- struit à fond d'une seule chose. L'Irlandais permet à son esprit de voguer çà-et-là , sans lest , sans boussole , sans autre guide que son caprice. Religion , politique , com- merce , passent tour-à-tour en revue. Il résulte de cette disposition naturelle et acquise , qu'un Irlandais est rare- ment un homme profondément instruit ; mais si vous avez
I06 LE PlllSOTXWlEa DU CAPITAINE ROCK.
un voyage à faire , choisissez pour compagnon de roule un Irlandais bien élevé, vous échapperez à Tennui,
Près du conseiller , je remarquai un autre échantillon de la nationalité irlandaise. C'était un espèce de fermier , enveloppé d'une immense redingote de gros drap -, à la voix forte et haute , à Toeil vif, à la tournure indépendante. A peine le punch eut-il ravivé la circulation de son sang , il devint éloquent, pittoresque et énergique, ses gestes fré- quens, son sliillelah (i) brandi d'une main vigoureuse, son œil étincelant, révélaient la nouvelle vie qui se répan- dait dans ses veines. Il avait pour voisin un Ecossais re- connaissable à son dialecte , à son maintien phlegmatique, aux traits de son visage osseux et à l'impassibilité exem- plaire avec laquelle il soutenait les attaques réitérées de l'Irlandais. Le conseiller avait grand peine à jeter son ca- ducée entre ces deux antagonistes; il fallait entendre la véhémente invective de l'un , la froide raillerie de l'autre , et le langage pacificateur du magistrat. L'Ecossais avait toujours en réserve un axiome et un aphorisme *, l'Irlan- dais un juron et une plaisanterie. La froideur de l'un aug- mentait l'irritation de l'autre. Quelque tems je m'amusai de ce débat, qui devint aigre et déplaisant. Je finis par me tourner du côté de notre conducteur.
a Pourquoi cette espingolle ? demandai-je au conduc- teur.
— Oh ! me répondit-il , les tems sont durs , et j'ai quel- que chose à défendre. Les brigands du capitaine Rock sont en armes dans les montagnes -, et de tems à autre , ils en descendent pour piller les voyageurs. Ce sont des diables incarnés. Greniers, celliers et caves, ils mettent tout .î
(2) Bâton irlandais.
LE PRISONNIER DU CAPITAINE ROCK. ' I07
contribution. Il n'y a pas huit jours, les coquins commen- cèrent par enlever tous les chevaux qu'ils trouvèrent à quatre lieues à la ronde, et s'en servirent pour aller piller le château de lord C^^^et la maison du vicaire. Leurs sacs étaient pleins comme des œufs , quand ils s'en retournè- rent dans leurs montagnes à bride abattue , comme si vingt bataillons de fées irlandaises eussent été à leurs trousses.
— Et les chevaux ? »
L'Irlandais , enveloppé de sa grosse redingote grise , éleva la voix.
« Les chevaux-, on ne les avait qu'empruntés, seule- ment. Les pauvres scullogues (i) n'ont-ils pas besoin de leurs chevaux ? C'est ce que les bandits savaient bien : aussi se sont-ils empressés de les renvoyer.
— Ce que vous oubliez de dire , s'écria le conducteur , c'est que les pauvres scullogues savent très-bien prêter leurs chevaux , et faire semblant de se laisser voler 5 c'est qu'eux-mêmes vont les rechercher sur la montagne , et les ramènent chargés de grain et d'objets volés. Ces pauvres scullogues !
— Parbleu , reprit le porteur du shillelah , les curés et les vicaires leur enlèvent assez de grain , pour que , sans crime et sans honte , ils en reprennent une partie !
— Je vous conseille , Paddy , interrompit le conseiller , de réfléchir un peu avant de parler. Nous avors Botany- Bay. Chaque condamné à la déportation coûte au Comité quatre-vingts livres i-lerling -, si je vous donne cet avis , c'est par intérêt pour le Comté et pour vous-même, Paddy.
— Conseiller, mon bijou, répondit l'Irlandais, c'est parler comme un oracle. Le gouverneur de Botany-Bay
(1) Fermiers îrlaudais.
108 LE PRISONNIER DU CAPITAINE ROCK.
n'a que faire de moi -, je m'enveloppe dans mon manteau, el je me lais. »
Le conducteur reprit alors la parole en me montrant du doigt un paysan irlandais qui traînait sur le penchant de la montagne une charrette sans roues , chargée de marne.
<( Dans quel pays civilisé a-t-on jamais vu rien de tel ! Voyez ce pauvre diable qui , par ignorance ou par paresse , n'adapte pas de roues à sa charrette. Il faut être en Irlande pour voir cela. Quel pays ! quel pays !
— C'est un pays sauvage, continua le grave Écossais.
— Pas si sauvage que vous, hommes des hois de Glen- alpin ! s'écria l'Irlandais indigné , qui rejeta violemment son manteau en rompant le silence. Ne voyez-vous pas que ce brave homme a, mille fois, raison de ne pas employer de roues? Comment se tirciait-il de ces ravins, de ces pré- cipices, de ces marais , de ces rochers , s il conduisait une charrette ordinaire ! Le cheval s'enfoncerait dans les ma- rais ; les roues se briseraient sur les pointes des rocs. Vous êtes bien savans, vous autres, et vous ne savez pas cela! »
L'Ecossais et le conducteur se taisaient , je repris la parole :
« J'ai vécu , il y a environ seize ans , dans ces environs 5 et les habitans de ces montagnes m'ont semblé actifs, la- borieux, hospitaliers ^ leurs meubles et leurs instrumens étaient grossiers j mais c'étaient de braves et honnêtes gens.
— Oui , me dit le conseiller -, ce sont des races toutes sauvages , toutes primitives , étrangères même à l'Irlande 5 la beauté et la force physique ne leur manquent pas plus que le courage et l'activité. Là , vous trouverez une popu- lation qui n'a rien d'européen. Elle est renfermée et comme emprisonnée dans ce cercle que forment ces villes de malheur, Kanlurk, Newmarket, Castle-Island , Abby-
LE PRISONNIEU DU CAPITAINE UOCK. ' I 09
féale , Newcaslle , Charleville et Doneraile. Cette immense étendue de terrain n'est pas sillonnée par une seule roule qui soit praticable en hiver. Dans Télé , on marche à tra- vers champs; point de clôtures, point de haies, point de barrières ni de fossés. Depuis la rivière de Blackwater , qui bouillonne auprès de vous , sur la gaucho , vous feriez trente milles , en vous dirigeant vers le nord , sans trouver une seule maison. Il n'y pousse que de Therbe ; les pro- ]iriétaires ont abandonné ces domaines , qui ne leur rap- portent rien ; et Paddy, qui nous écoute, peut vous dire que, faute de fourrage, les pauvres paysans sont forcés de partager leurs pommes de terre avec leurs vaches et leurs bœufs.
— C'est vrai; mes trois vaches ne sont plus rien que des souleveuses (lifters).
— Que dites- vous , demandai-je à Paddy ?
— Des souleveuses , votre honneur. Nous appelons ainsi les animaux , qui n'ont plus assez de force pour lever les jambes. Deux personnes se placent à leurs côtés et les remettent debout.
— Vous voyez , me dit le conseiller , que nos Irlandais ne sont pas infidèles à cette réputation qui leur attribue toutes les méprises , toutes les bévues du langage ; ces botes soule\>euses ne sont pas celles qui soulèvent, mais celles dont il faut soulever les jambes.
— Oijnagh , continua Paddy d'un ton lamentable , oiinagh , ma plus belle vache . m'a mangé tous les usten- siles de la maison, tant cette pauvre bète avait faim. Dri- mine a dévoré le schall et le chapeau de paille de ma femme ; Nora n'a plus que le souffle et essaie d'assouvir son appétit , en dévorant du vieux gazon sec attaché à la marne que nous recueillons.
— Ce n'est pas que la terre soit stérile , ajouta le con-
IIO LE PRISONNIER DU CAPITAINE ROCK.
seiller, en se retournant de mon côté-, mais ces malheu- reux paysans n'ont ni instrumens de labour , ni engrais , ni charrois. Tous les moyens leur manquent. Du côté de Kerry , les habitans se donnent beaucoup de peine pour recueillir un peu de sable sur le rivage de la mer \ ils ont creusé dans les rocs de petites routes en zigzag , qui leur permettent d'atteindre jusqu'à des hauteurs où vous croi- riez que l'aigle et le vautour peuvent seuls arriver. Mais dans ce pays-ci ces faibles ressources n'existent même pas. La vie des montagnards est misérable , monotone et har- celée. Ils gravissent les rochers pour y dérober quelques nids , pécher la truite dans le lit des torrens dont les ondes grossissent ; pendant l'été ils jouent à la balle , et en hiver, étendus sur le sol de leur cabane , ils racontent des histoires de loups-garous et de fantômes. Les collecteurs de taxes ont renoncé à prélever les impôts sur ce malheureux dis- trict. Leurs chevaux s'engageaient et s'enfonçaient dans les marécages 5 on leur tuait des hommes ; on massacrait leurs chevaux. C'est en vain que l'on a mis un régiment à leur service. Tout calcul fait , le montant des taxes re- cueillies pendant l'espace de sept années , dans l'étendue de territoire dont je vous parle , était aux frais occasionés par ce service comme i est à 5,349- Le gouverneur pensa que ce n'était pas la peine de continuer ; et les habitans des montagnes furent dégrevés de tout impôt.
— Ah ! s'écria le conducteur , j'ai été sergent dans ce régiment maudit , qu'on appelait le régiment des maréca- ges , parce qu'il était chargé de parcourir le canton, et de faire payer les taxes. J'aurais mieux aimé me jeter sur une batterie de vingt pièces que de continuer ce service-là. Au lieu d'être portés par nos chevaux , il fallait les conduire par la main j quand nous ouvrions la porte d'une hutte , elle était vide, et de quelque rocher éloigné parlait une voix
LE PIlISONNIEn. DU CAPITAINE ROCK. ,111
qui traversant un cornet à bouquin, nous criait : « Pre- » nez tout ! prenez ! Avez-vous faim ? avez-vous froid? 1) Enlevez le gazon pour payer le roi! Payez-vous, mes » amis, payez- vous!... et que le doux Jésus vous casse le
» cou , s il est possible ! » Après une expédition de ce
genre , nous revenions barassés , sans chevaux, après avoir perdu quelques hommes 5 et tous les habitans se moquaient de nous.
— J'y crois , j'y étais, reprit Paddy en éclatant de rire.»
Le conducteur se retourna furieux,
« Oui , c est moi que Ton chargea de conduire le régi- ment à Kilbrin , par le chemin le plus court. « Surtout , » me dit le sergent-major, choisis la terre ferme. Ton can- M ton maudit est tellement trempé d'eau qu'on s'y enfonce » à chaque pas. » Je promis d obéir à cet ordre et je tins ma parole. Le terrain solide formait une espèce de pont sur lequel il nous fallait passer : tout autour de nous , ce n'étaient que des joncs , terre argileuse , fondrières , maré- cages où le diable se serait perdu. Je sentis le pont vacil- ler sous mes pas, je prévins le sergent-major que si sa troupe continuait à marcher sur un double rang elle tom- berait infailliblement dans le marais. Le sergent-major me répondit par un juron sonore. Je le laissai faire. Si vous aviez vu , deux minutes après, le terrain faiblir , céder, s'ef- fondrer , et toute cette belle ligne de dragons étincelans , rouler , se culbuter dans la bouteille à l'encre. Vous eus- siez dit des guêpes se débattant dans la glu. Je me mis à rire. Tous les cornets à bouquin des environs firent un bruit infernal , leurs longs éclats mêlés à nos risées se pro- pagèrent d'une colline à l'autre 5 les pauvres dragons me tirèrent cinq ou six coups de pistolet à bout portant , qui ratèrent tous ; le pistolet , les canons étaient pleins de boue. Je ne tardai pas à voir briller leurs épées. Alors ]e me
112 LE PUlSONJNIEn DU CAPITAINE UOCK.
sauvai à toutes jambes , et j'allai raconter à mes camarades la grande expédition des dragons.
— Voilà rirlande , reprit le conseiller. Sauvages , gais, aventureux, ses malheureux habitans se consolent comme ils peuvent des misères de leur vie. Ils n'ont pas de pain, et ils rient; ils sont nus, et le conteur d'histoire qui les réunit autour du foyer où brûle la marne , leur fait oublier le froid et la fliim. Au fond de ces mœurs barbares, il y a, croyez-moi, du dévoûment, de l'honneur, de l'énergie. Jamais criminel qui se réfugia dans les montagnes , ne fut livré par ces hommes , quelque somme qu'on leur offrît. C'est un sanctuaire inviolable que ce domaine. Ils se re- gardent comme gentilshommes , et sous aucun prétexte ils ne descendraient dans la plaine pour se mêler aux travaux de fagriculture et du commerce. Leur pauvreté et leur paresse sont orgueilleuses comme en Espagne.
— Vous m'excepterez , j'espère , s'écria Paddy.
— Oui, mais tes compagnons méprisent ton industrie et ton activité. Ces gens , continua-t-il en se tournant vers moi , sont d'ailleurs pleins d'inteUigence et de vivacité ; processifs jusqu'à la taquinerie la plus minutieuse et la plus persévérante ; querelleurs , toujours prêts à verser leur sang sous le plus frivole prétexte; se dispulant un pouce de terrain fangeux , des limites imaginaires et des propriétés chimériques : bizarre échantillon de la nature humaine-, au reste, hospitaliers, généreux, désintéressés, et n'oubliant jamais ni le bienfait, ni l'offense.
— C'est vrai , interrompit le conducteur , personne n'est plus processif que ces gens-là. Ils se disputeraient six ans pour un fétu. »
L'Irlandais sembla se réveiller et reprit en main la cause de sa patrie attaquée.
u N'en déplaise à vos honneurs réunis , on ne fait do
LE PRISON NI lut I»l (AVITAINE KOCK. ' ll3
procès que pour soutenir son l)on droil ^ et le lion droit est tout dans ce bas-monde. Moi-même, croyez-vous que, si j'avais largenl nécessaire pour payer le timbre, l'avoué, Tavocat et le juge , je ne réclamerais pas mon château?
— Ton château ? Paddy , s'écria le conseiller.
— Oui , le joli château de Mac-Diarmid , à côté de Tralée, entouré d'excellens bois et de bonnes prairies .Ah ! si jamais!... »
Paddy ne continua pas. C'était mon château , le château de mes pères, le château occupé par ma famille, dont Paddy s'appropriait en idée le litre et l'héritage. Il paraît qu'une de ses grandes aïeules, en ligne oblique, avait réellement possédé une partie des domaines dont la guerre civile et les lois portées par Cromwell mirent ma famille en posses- sion. Je me gardai bien de revendiquer mon château et laissai parler le conseiller.
« C'est bien là , s'écria-t-il , le montagnard irlandais. Son château en Espagne est toujours présent à sa pen- sée. Depuis sept générations, sa mémoire fidèle lui offre toujours la même image. Une vague espérance lui montre les domaines de Mac-Diarmid redevenus son héritage.
— Grâce à Dieu, à la Vierge Marie et au doux Jésus, cela sera, j'espère, quelque jour! »
3'élais sur le point de demander au conseiller des nou- velles de mes parens qui demeuraient à Mac-Diarmid. La présence de ce brave Irlandais m'arrêta. Nous approchions des montagnes d'où le Blackwaler se précipite en grondant, pour dessiner ensuite à travers les comtés de Cork et de Kerry ses gracieuses sinuosités. Le jour tombait ^ la lune se levait brillante et claire dans un ciel pur et glacé ; le so- leil disparaissait ^ la surface de l'eau se teignait d'un vert sombre. Auprès du pont se trouvaient groupés des hommes
Il4 LE PmSONMER Dli (;APlTAI^E ROCK.
et des chevaux , troupe lnuyante et confuse , dont noire diligence nous approchait à chaque instant.
<( Oh oh ! s'écria Paddy d'un ton niais , voilà bien du monde.
— Oui , s'écria le conducteur , d'où diable sortent-ils ?
— De la foire , sans doute.
— Il est bien tard : et quelle foire a-t-on tenue dans les environs?
— Ils vont vous le dire : seulement il faut leur parler poliment. Holà ! voisins , bonsoir , bonne vente, bonne nuit. D'où venez-vous , je vous prie ? Où avez-vous al- lumé vos pipes bier au soir ? »
On ne répondit pas-, mais une voix stentorienne , sor- tant des rangs pressés de nos Irlandais , s'écria :
« Ouvrez les rangs , cernez la voiture. Arrête , conduc- teur ! »
Le conducteur détacha son espingole ; en criant : u Co- cher ! au galop , au grand galop !
— Je ne le peux pas ; le pont est couvert de charrettes renversées.
— Rends-toi , ou tu es mort! cria la voix. » Paddy tira le conducteur par la manche et lui dit :
H Mon doux maître , prétendez-vous nous faire tous as- sassiner ? Voilà des coquins qui ne nous ménageront pas. Rendez-vous , mon cher conducteur. »
Le conducteur armait l'espingole. Paddy , d'un coup de shillelah , fit tomber l'arme de sa main.
u Allons, allons, ajouta-t-il, en fouillant dans sa poche et lui prenant deux pistolets que le conducteur à demi ivre y avait placés , il ne faut pas faire les enfans. Som- mes-nous les plus forts? »
Une foule en haillons environnait la diligence. Des che-
T. F. PKISOWNIER Dïl CAPITAINE TIOCK. 1 l5
vaux chargés de sacs étaient derrière eux. Des armes de toute espèce se trouvaient entre leurs mains. Paddy affec- tait un air ingénu :
«Eh bien! s'écria-t-il , qu'est-ce que c'est que tout cela ? On veut donc nous assommer ? on veut nous piller ? n
La voix qui avait donne des ordres à la troupe , reprit alors :
« Que personne ne s'échappe^ allons, vite, qu onobéisse ! A vos postes , à l'œuvre ; déposez le bagage près de la bar- rière du pont. Et vous , monsieur , qui êtes vous ? m
Paddy auquel on s'adressait, répondit sans hésiter.
« Je suis Paddy Skibbereen ; je viens de Cork et je vais à Tralee , mes chers enfans.
— Qu'on le saisisse et qu'on l'enchaîne ; allons , qu'on se dépêche ! Le capitaine Rock l'ordonne ; cet homme est un traître. »
Or, savez-vous , lecteurs , ce que c'est que le capitaine Rock? Un étrange chef de brigands, un nom qui n'a ja- mais eu de réalité; un fantôme; un titre héroïque , sous lequel se voilaient tour-à-tour les aventuriers qui se met- taient à la tète des révoltés de l'Irlande. Il n'y a certes qu'un pays au monde où le fantastique se soit ainsi mêlé aux scènes de la guerre civile.
Paddy, qui évidemment nous avait livrés, se mit à lar- moyer :
« Ah ciel ah ! mon doux Jésus ! voilà donc ce (jue c'est que d'être un bon et fidèle serviteur du roi ! Pour- quoi me suis-je si bien et si loyalement conduit?
— Tu pleures , je crois, crocodile.' uii dit tout bas le conducteur.
— Silence ! interrompit la voix du capitaine Rock , dont un masque noir couvrait le visage, silence! et vous , cpii êtes-vous ?
I l6 LE PRISONNIER DU CAFITAINE ROCK.
— Un pauvre Écossais, Sandie Gillespie de Glasgow. Je vais à Kerry acheter des vaches. Je suis bien pauvre , mon cher monsieur.
— Tu mens!... Qu'on l'altache à Skibbcreen.
— Non , non , non , cria Paddy, qui de sa douleur hy- pocrite passa tout-à-coup à une colère véritable \ non , non , je ne veux pas marcher de front avec ce scélérat d'É- cossais ; je ne le veux pas. Capitaine Rock , mon bijou , ne me causez pas cette peine!... »
Il parla tout bas au capitaine , qui continua d'affecter un grand courroux contre Paddy. Enfin mon tour arriva. « Qui êtes-vous ?
— Je suis le major Bolton , au service de la compagnie des Indes-Orientales. Je vais visiter les lacs de Killerney.»
Toutes ces assertions étaient fausses 5 mais je me croyais obligé par la situation où je me trouvais à cacher mon vé- ritable nom aux montagnards.
a Qu'on Tenchame aussi ! s'écria le chef. C'est un homme accoutumé à verser le sang des autres , sur le plus léger signe du maître. Une forte rançon le rachettera. O Sulli- van, prenez soin de lui. Quant à vous, mesdames , re- prenez vos places 5 vos effets et votre bagage vous appar- tiennent. Le capitaine Rock ne veut pas que les femmes de son pays l'accusent de s'être mal conduit envers elles. Vous, conseiller, vous êtes charitable et bon; je ne vous ferai point de mal. Vous avez sauvé plus d'un malheureux membre de ma famille. Soyez tranquille. Vous , conduc- teur , dépêchez-vous , et donnez-moi la correspondance.
— Je ne sais ce que vous voulez dire.
— Comprenez- vous ceci? ajouta le capitaine, en armant son pistolet.
— Mais , vous savez que je ne suis pas chargé des let- tres. La malle-poste doit passer par l'autre route.
LE PKISO>MER DU CAPITAIJNE UOCK. I ] 'J
— N'essaie pas de me faire prendre le change •, ma Italie te fracasserait le crâne.
— Allons, s'écria le conducteur, il faut s'exécuter! »
Il déboutonna sa redingote , puis une seconde redin- gote, un habit et trois gilets. C'est là, sur son estomac, digne des habitudes de Sancho-Pança et des pinceaux d'Ho- garth , que se trouvait déposée la correspondance. Le con- seiller arrêta la main du capitaine et lui dit d'un ton moi- tié comique et moitié sérieux :
« Capitaine , ne flétrissez pas vos lauriers !
— Que veut dire ceci ? conseiller.
— Qu'il est indigne d'un honnête homme de violer les secrets des autres. Capitaine , je crois que votre famille m'a quelques obligations. C'est au nom de ces services que je vous parle. Rulnerez-vous le marchand qui compte sur les sommes que renfermaient ces lettres , la veuve qui attend son pain de cha(jue jour et la nourriture de son en- fant? Croyez-vous que vos amis et vos associés n'aient pas confié à quelques-uns de ces plis les sentimens de leur ame , leurs pensées , leurs vœux , leurs regrets ? »
C'était un étrange spectacle, lecteur, que ce mélange de sensibilité , de vol , de brigandage ; ce magistrat sympa- thisant avec des bandits, ces bandits fraternisant avec le magistrat \ cette influence de l'éloquence sur des sauvages , ces vagabonds accessibles aux plus nobles émotions de l'hu- manité. Parcourez l'Europe entière, vous ne trouverez qu'un pays pour de telles scènes ^ l'Irlande. Le chef mas- qué écouta paisiblement la remontrance de l'homme de loi:
« Conseiller, lui dit-il ensuite, vous nous jugez mal. Nous ne sommes ni si insensés, ni si dépravés que vous nous supposez. Venez avec moi -, voïss verrez comment le capitaine Rock procède. Monsieur le conducteur va rester
1 iS LE PRISOJNJNIEK Ut! CAPITAIJSE KOCK.
auprès des dames , le cocher ira cheicher des chevaux Irais au relai le plus proche ; pour nous , nous allons emprun- ter les chevaux que voici. Burney, détèle-les promplcment. Conseiller, aous nous accompagnerez à un demi-mille de celle grande roule, nous y trouverons une cabane où nous allumerons du feu. Là nous visiterons toutes ces lettres ; j)as une ne sera détournée de sa destination réelle et pri- mitive ; j'excepte celles qui sont adressées aux ennemis éternels de l'Irlande, et portent leur signature-, pour celles là point de pitié 5 point de grâce. Cet examen une lois terminé , nous vous lenverrons , monté sur un de ces chevaux ; et vous repartirez avec les dames ! »
Le conseiller consenlil par son silence à celte étrange proposition .
« Maintenant , qu'on se dépêche. Sanglez vigoureuse- ment les chevaux, prenez garde aux fondrières , chargez les sacs de farine et le tonneau d'eau-de-vie , de manière à ce que notre provision n'aille pas nous attendre au fond du premier marécage. En roule ! en route ! et de l'activité, garçons , si vous ne voulez pas que les dragons du roi s'a- musent à saler votre lard. »
Nous partîmes j deux Hercules montagnards , dont lun brandissait une carabine et l'autre une fourche , m'entraî- nèrent avec eux -, les chevaux lourdement chargés , se mi- rent en marche. On riait , on se pressait, on chantait : une joie sauvage et naïve anijnait tous ces hommes^ la lune brilla et vint éclairer à mes yeux la caravane déguenillée qui gravissait la montagne. Les chevaux uiivraient la mar- che , conduisant leurs guides , plutôt que ( onduits par eux , choisissant eux - mêmes les sentiers , évitant avec une merveilleuse adresse les fondrières dont la route est semée , et pressant le pas avec l'élasticité cl l'agilité de ces animaux quand ils approchent du lieu de repos. Ensuite
LE PKISOKNIKIl VV CAVITAIINE ROCK. ' 1 U)
venaient les vaches volées, graves el dociles bêles qu'en- vironnait un escadron de brebis voltigeuses , noires , maigTes, petites, capricieuses, indépendantes, fatiguant de leurs escapades le berger et ses chiens , tantôt s'enfon- çant toutes à-la-fois dans un buisson , tantôt se dispersant sur les rocs, sans écouter le japement de deux chiens au poil dur et fauve , privés de queue , aux jambes torses , vrais chiens de sorcières , et dignes du sabbat. Le pasteur de ce troupeau hargneux laissait tomber de sa bouche pres- que à chaque pas le dhouineen , ou la pipe courte et bron- zée ; puis il maugréait , jurait , grondait inutilement ses animaux d'espèce diverse.
M Scutler, mon cher Scutler ! Josler, coquin de Joslerl Ne diriez-vous pas des chats sauvages ! Que saint Patrice les bénisse ! c|ue le diable les emporte ! mes amours , mes bijoux... Allons donc... les voilà dans le précipice.
Et le berger brisait son dhourneen sur la pierre du chemin.
La troupe bipède suivait immédiatement ces quadru- pèdes indociles. Un arsenal complet d'armes différentes étincelait dans les mains et sur les épaules des monta- gnards. Haches , tranchets , fourches , socs de charrue , faulx , scies , pistolets volés , espingoles , sabres de cava- lerie, shillelahs, bâtons de toute espèce, massues, halle- bardes antiques ^ il n'y avait pas un seul instrument de défense et d'attaque , dont un échantillon ne se trouvât là.
Je remarquai surtout un grand personnage, presque nu, les membres noirs, le visage noir, les yeux flam- boyans, une espèce de cyclope auquel il ne manquait rien pour compléter son attitude et sa laideur mythologiques, que l'œil unique au milieu du front. Dans sa main était un énorme morceau de marne enibiàsce, dont le vent animait la flamme et à laquelle ses compagnons de route
1 20 LE PRISONNIER PC CAPITAINE ROCK.
vciialenl allumer leur pipe. Je devinai sans peine l'usage (Je celle singulière arme offensive ^ elle était deslinée à in- cendier les granges , les greniers, les meules de foin , les toitures de ceux que le capitaine Rock frappait d'ana- thème, comme ennemis de flrlande. Le sauvage auquel cette mission incendiaire était confiée, semblait admira- ])lement propre à la remplir. Ses doigts crochus serraient, comme si ils eussent été des tenailles de fer, la marne brû- lante; et sa chevelure rouge, sur laquelle vacillait la lueur émanée de son brandon , flottait comme un météore. Il chantait je ne sais quel hymne sauvage, au refrain mono- tone et lugubre.
Quant au capitaine Rock, le seul personnage de la troupe qui gardât son in<;ognito , il dirigeait les mouvc- mens de sa petite armée d'une voix imj)érieuse, véhé- mente, impatiente, riait avec le conseiller et causait ave(^ ses affidés qui l'environnaient. Il y avait de l'élégance, même de la noblesse dans son port , dans sa démarche , dans lout ce qu'il faisait ou disait. Sa voix , que j'étudiais faute de pouvoir contempler les traits de sa figure , était passionnée , forte , hardie, perçante. Il s'exprimait avec une rapidité si violente et employait tant de contractions il d'('l!i})ses bizarres, que malgré une connaissance assez ipprofondie du dialecte irlandais, il m'était impossible de le suivre et de le comprendre toutes les fois qu il s'ani- nuiit. L'emphase, l'invective, les images poétiques abon- daient dans son discours et produisaient sur ses accolytes une impression puissante. Le j)eu de civilisation (ju'ils avaient entrevue n'avait lait que les rendre plus accessibles à ces émotions , plus sensibles à cette éloquence barbare et souvent grandiose, dont le capitaine Rock se servait. On avait attaché ensemble deux à deuK, par les poi- >^!iets. mes compagnons de captivité. Skibbereen se trou-
LE PRISONNIER DU CAPITAINE ROCK. 12!
vait, comme je l'ai déjà dit, accouplé à l'Écossais, qu'il déleslait cordialement. Il fallait voir ces deux ennemis broncher ensemble sur la glace , heurter de concert sur les pierres de la route , s'enfoncer ensemble dans le sol maré- cageux -, il fallait les entendre s'accabler de malédictions : « Monstre écossais , criait Skibbereen ! pourquoi viens- tu en Irlande ?
— Pour y acheter du bétail, répondait le flegmatique habitant de Glascow.
— Oui , ])our nous enlever nos cochons et nos vaches 5 pour revendre cent shelings , ce qui te coûte trois peniiys. Que ne reslais-tu dans ton pays de mendians , où tout est noir, les rochers, les eaux, les plaines et les hommes. On trouvera donc des Ecossais partout ! Et il faut que je marche auprès de toi, mauvais chien d Ecosse! »
L'Ecossais n'avait pas l'air de l'entendre.
« Jeté dis que ta race égoïste, misérable, usurière n'a rien à faire dans le royaume de Kerry. M'entends- tu ? Eloigne ton pied, renard du Nord ! ne me touche pas! »
Et de sa main qui était restée libre , il lui asséna un vigoureux coup de poing , qui fit chanceler son adversaire. La colère de l'Ecossais, plus dilBcile à exciter, n'en fui que plus véhémente. Il rendit avec usure les outrages et les coups de l'Irlandais. Force fut au capitaine Rock d inler- ])Oser alors son autorité.
« Que veut dire cela ? Silence ! prisonniers. »
Son mousquet dirigé sur le groupe réfraclaire les ramena bientôt à la modération. Mais Skibbereen, dont l'indigna- tion et la douleur étaient plus expansives , s'écria :
« O capitaine Rock! je vous en supplie, ne me liez pas à cet Ecossais. Paddy Skibbereen , enchaîné à ce chien hargneux , voyez-vous , c'est une calamité sans égale ! C'est assez pour frapper son père ou le maudire. Conseiller de
122 LE rr.IS01\JNlEU Di; CAP1TA1>E ROCK.
mon anie ! monseigneur capitaine ! écoulez-moi ! ayez pitié de moi ! détachez- moi ! »
Nous approchions d'une petite hutte misérable ; les che- vaux fatigués refusaient de marcher ; leurs conducteurs s'épuisaient en cris et en menaces inutiles pour hâter leur pas. Le capitaine fit faire halte :
(( Arrêtons-nous quelques momens dans la cabane de Luc le berger : garçons , un peu de paille à ces pauvres bétes ! Toi , Mike , va dire aux hommes de Tor et de Glenlora, que le capitaine Rock les attend sur le rocher de Franghan ; qu'il a de bonne eau-de-vie et d'excellens gâteaux de froment à leur service. Je veux voir à midi tous les enfans de l'Irlande s'asseoir sur la montagne MuUog- harierk autour de moi , et boire à la santé de la vieille Ir- lande. Qu'on se fasse la barbe ! Que pas un n'y manque ! Le père Maurice prêchera. Vite ! bonhomme Luc, allume une chandelle de jonc 5 — Conseiller , nous allons lire nos dépêches. »
Le pauvre Luc ne possédait pas une chandelle. Un jonc trempé dans du beurre et planté dans une vieille table , éclaira l'étrange assemblée de sa lueur tremblante ^ le con- seiller s'assit par terre , à côté du capitaine , et Ton com- mença l'examen des dépêches.
« Je n'ai besoin que de connaître les adresses , s'écria le capitaine ! Tout ce qui est curé protestant , partisan de la maison d'Orange, je le garde, je le mets dans ma poche ; le reste ira tout droit à sa destination. Dépêchons-nous ! »
Le conseiller lut la première adresse :
« A M. O' Connell d'J^erar '.
— Huzza, bravol Le sauveur de llrlande, bravo l bravo l »
La lettre fut mise de côté précieusement , comme si c'eût été un objet sacré.
LE rUlSOJSMEll DL CAriTAlXSE TIOCK. l'23
u Lord Bantrv.
— Enfer I damnation ! lord Banlry à tous les dia- bles ! »
C'était chose curieuse que ce chœur d'analhèmes ou de bénédictions, qui s'élevait à mesure qu'un nom proscrit ou populaire passait sous les yeux du capitaine. La scène dura cinq minutes ^ alors le capitaine Rock ordonna que l on fil retirer les étrangers , et me priva d'une partie de ce curieux drame, dont les événemenssubséquens, que je ne larderai pas à raconter , lournèrenl au meurtre et à la dé- solation.
(^Metropolitan.^
'^^hccïknas.
LE PEINTRE,
ANECDOTE NAPOLITAINE.
A une lieue à gauche de la route qui conduit de Naples à Salerne , on aperçoit les ruines d'une i;i7/a située sur le pen- chant d'une montagne. Les jardins, soutenus par des terras- ses dont les murs existent encore, communiquent ensemble par des degrés spacieux. Du lieu le plus élevé s'échappe une source bondissante, qui retombe de cascade en cascade et va se perdre dans la vallée à travers la plus fraîche ver- dure. L'effet en est ravissant et s harmonise si bien avec le site, qu'il lui semble naturel \ cependant les paysans du voi- sinage assurent que ces eaux , amenées par des conduits souterrains , viennent d'un lac qui est situé au sommet de la montagne, et qu'elles jaillissaient autrefois d'une fontaine en marbre ornée de statues.
Cette belle villa , dont les restes offrent encore tant de magnificence , appartenait originairement à la famille Bel- loclii : le dernier comte de ce nom , renommé par les qua- lités les plus aimables , l'élégance de son goût et de ses manières , y résidait habituellement. Dans sa jeunesse il avait parcouru les contrées les plus célèbres de l'Europe ^ mais l'Angleterre avait plus particulièrement arrêté ses pas, et Londres était devenu , pendant long-lems, son sé- jour de prédilection. Accueilli dans les cercles les plus brillans de l'aristocratie , il s'y était fait de nombreux amis 5 aussi , lorsque quelque élégant et noble touriste , pour
LE PKIMTRE. 1?:)
satisfaire à la mode , ou pour raviver ses sens blasés , par- courait l'Italie, il était sûr de trouver dans la villa du comte de Bollochi une hospitalité splendide ; mais lorsque parmi les voyageurs se rencontraient quelques anciens amis du comte , son empressement <à les recevoir n'avait plus de bornes : il leur faisait en quelque sorte les hon- neurs des monumens d'antiquité qui sont situés entre Pœs- tum et Naples , et visitait avec eux le Vésuve et les restes exhumés de Pompei et d'Herculanum.
Un jour, comme il revenait de Sicile avec une jeune dame de haute naissance et d'une extraordinaire beauté , qu'il avait épousée'depuis quelques mois , une nombreuse compagnie d'Anglais se présenta au château de Bellavisla, tel était le nom de la résidence du comte de Bellochi. Parmi les étrangers se trouvaient plusieurs amis du comte ^ il les reçut à bras ouverts malgré l'inopportunité de leur visite, et voulut les garder jusqu'au soir, bien certain , di- sait-il, de leur procurer des lits dans un couvent voisin sur la route de Naples. A une heure avancée de la nuit , il conduisit ses hôtes au monastère \ mais les places étaient déjà prises par des voyageurs qui se rendaient à Pœstum. Le comte , désolé de ce contre-tems, résolut de reconduire ses amis à Naples , et dépêcha Francesco , son valct-de- charabre , à la comtesse pour la prévenir de l'incident qui devait prolonger son absence jusqu'au lendemain.
Il était près de minuit lorsque Francesco atteignit la villa. Les domestiques, fatigués du transport des bagages du vaisseau qui les avait amenés de Palerme , dormaient si profondément qu'il fut obligé de s'introduire par une des fenêtres basses du château.
Le sommeil , qui avait gagné tout le monde , s'était éga- lement emparé d'un peintre sicilien appelé Salmano, qui était depuis long-tems employé à la décoration des ap-
126 LE l'EINTUE.
partemens de Bellavista. Cet artiste distingué étudiait ordinairement pendant la nuit. Les domestiques s'éton- naient qu'un homme d'un âge mur et d'une complexion délicate , restât debout jusqu'au jour pour contempler sous le portique ou dans la campagne les ombres de la nuit et les effets du clair de lune. Cette fois , accablé de fatigue par une longue suite de veilles, il s'était endormi de bonne heure.
Bien avant le jour, la vieille Agatha , nourrice et suivante favorite de la comtesse , fut éveillée en sursaut au bruit des pas précipités d'une personne qui entrait dans sa cham- bre. C'était sa maîtresse, pâle, demi-niîe, échevelée, por- tant une lampe à la main -, à l'agitation convulsive de ses membres on eût dit qu'elle venait de faire une effrayante découverte.
Agatha, muette d'étonnement , la regardait fixement sans pouvoir parler, u Je crains , je crains , s'écriait la com- tesse dans son angoisse... 5 la honte m'empêche d'achever. Je rougis comme une misérable criminelle, et cependant je ne suis pas coupable : si je rêve , oh ciel ! délivre-moi du rêve qui m'obsède!... »
Agatha, touchée de la douleur de sa maîtresse, se lève et s'efforce de la calmer. Elle l engage à ne pas s'attrister ainsi de l'absence de son époux : « Il reviendra ce matin , lui disait-elle -, à peine est-il coupable d'un peu de légè- reté, et cependant sa mort ne vous causerait pas une plus grande affliction.
— Il est mort pour moi , s'écrie la comtesse , perdu , à jamais perdu ; je suis perdue aussi ! Eveille toute la maison. Ne me crois pas folle 5 non , non je ne suis pas folle. » Et en prononçant ces mois elle se retire dans son appartement.
Agatha , toute tremblante , achève de s habiller pour ap- peler les domestiques. Arrivée sur le palier du grand esca-
I.E l'IilNTRK. lu*"
lier, elle y Irouvj' l'ranccsco clans l'aUiludo d'une personne qui écoule.
« Comment va la comtesse? » demanda-t-il insolemment.
La fidèle suivante, trop préoccupée pour faire attention au ton arrogant du valet, lui répond que sa maîtresse est étrangement affligée de l'absence du comte. « Mais où est-il ?» ajouta- t-elle.
« A Naples avec ses amis 5 il m'envoie pour en prévenir la comtesse ; est-ce qu'elle a des soupçons ?
— Quels soupçons? s'écrie Agatha, frappée tout-à-coup de l'air et des propos du domestique.
— Je ne sais-, répliqua-t-il confusément -, elle dormait.
— Elle dormait! Francesco, comment le savez-vous?
— Elle n'a pas répondu lorsque j'ai frappé à sa porte.
— Vous avez osé frapper, dites- vous? » et la vieille nourrice,, saisie d'un frisson involontaire, fixait sur son interlocuteur des yeux scrutateurs qui rendaient sa con- tenance embarrassée.
« Pourquoi me regarder ainsi , il est impossible qu'elle ne m'ait pas entendu.
— Elle vous a entendu, insolent audacieux! Mais qui a pu causer sa vive douleur ?
— Elle se désole, dites-vous?... pour quel motif? ma vue en serait-elle la cause ?... La porte était ouverte, et j'ai pensé qu'elle avait reconnu ma voix.
— Vous êtes entré?...
— Vraiment oui , Agatha. » Et , en prononçant ces mots, il fuit tout épouvanté de l'aveu qu'il vient de faire.
Agatha, restée seule , fondait en larmes : « J'entrevois un mystère, un horrible mystère ! se disait-elle. Mais quoi, une dame si chaste , si uniquement et si tendrement dé- vouée à son époux... »
128 LE PEINTRE.
L'enlrée inattendue du peintre Salmano, vint inter- rompre le cours de ses pensées, (c Que cherchez-vous ici? lui dit-elle brusquement.
— Je me suis levé pour voir l'aurore , répond l'artiste , la fatigue m' ayant endormi de bonne heure cette nuit. Comment n'étes-vous pas auprès de la comtesse? Agatha> Je viens de la rencontrer , elle m'a paru très-mal.
— Elle se tourmente de l'absence du comte.
— N'est-ce que cela ? dit le peintre.
— Imaginez-vous autre chose?
— Non pas précisément , reprend l'artiste ', je donnerais seulement bien des ducats pour qu'un tel modèle voulût poser pendant que je composerai ma Lucrèce, lorsqu'elle échappe à Tarquin.
— Avouez qu'il est bien pénible pour elle , reprend la vieille nourrice , de passer dans l'isolement la première nuit de son arrivée sur une terre étrangère.
— La blessure est plus profonde , Agatha !
— Qui peut vous le faire supposer ? reprit-elle vivement.
— L'habileté du peintre , qui consiste à démêler et à retracer sur le visage les sentimens de l'ame. Jamais je n'avais vu la comtesse dans un tel état. Peut-être n'en est-il que ce que vous dites, Agatha. Le jour se lève, envoyez Francesco à mon atelier : cet homme a , dans le regard et la physionomie , ce qu'il faut pour aider mon imagination à créer la figure des deux vieillards dans le tableau de Suzanne. »
La vieille nourrice , le cœur serré de tristesse , se relire en silence , et le peintre se rend à son atelier, où Francesco ne tarda pas à le joindre.
u Ah ! vous voilà , dit Salmano, vous me surprenez dans l'oisiveté.
l.K PEIATtlK. , 129
— Assurément , dit Francesco avec humeur , je ne suis pas entré au service du comte pour faire le rôle de prêtre juif, mais bien pour m'occuper de ses affaires.
— Vous savez qu'il exige que, lorsque j ai besoin de vous, toute autre occupation soit suspendue.
— Il faut cependant que je me rende à Naples.
— Est-ce que le comte ne revient pas ce matin ?
— Qu'en sais-je ! »
Salmano, après l'avoir regardé pendant une minute, dit à Francesco : « Malgré l'empire que vous avez sur vous-même , votre œil trahit le trouble el la crainte qui vous agitent intérieurement; qu'avez-vous fait? d'où vien- nent ces présomptueuses espérances que vous ne pouvez dissimuler ?
— En vérité, monsieur, je ne sais pas ce que voi»'> voulez dire , m répliqua Francesco d'un air troublé.
« Je ne suis pas ici , répartit Salmano , pour observer ce qui se passe , mais vous avez commis , ou je me trompe beaucoup, une action criminelle à laquelle vous attachez un espoir incompréhensible. Réfléchissez... » Et en pro- nonçant ces mots le peintre passa dans le jardin.
A peine Salmano était-il sorti de son atelier, qu Agatha , inquiète et soucieuse , s'y présenta. Mais ne l y voyant pas elle se retirait précipitamment, lorsque Francesco s'appro- cha d'elle, et lui serrant la main : « Je n'aime pas ce. pein- tre, dit-il à voix basse et en regardant autour de lui ; si nous étions ailleurs , je vous dirais pourquoi. Agatha , vous avez de la finesse et beaucoup de prudence... que ne sommes- nous plus en sûreté... Quel air avait-il lorsque vous l'avez rencontré ce malin sous le péristyle ?
— Il paraissait fort préoccupé de l'état de la comtesse.
— Il était déjà coiiché lorsque je revins à la villa, quoi-
i3ô LE pei:Ntke.
qu'il ne fût encore que minuit... Ces peintres sont astu- cieux... Comme je vous l'ai déjà dit , j'entrai chez la com- tesse...
— C'était une imprudente hardiesse , reprit Agalhaavec colère. Comment était-elle lorsque vous osâtes lui parler ?
— Comme Pauline , dans ce tableau , déclarant que le dieu udnubis nest pas son amant. Le peintre voudrait mettre l'aventure sur mon compte ^ mais , croyez-moi , ces artistes ont toute autre chose à faire pendant la nuit que d'étudier les effets de l'ombre et du clair de lune. » Il quitte l'atelier , en achevant ces mots , et laisse Agatha plongée dans une douloureuse rêverie.
Revenant peu à peu de la perplexité où l'avaient jetée les paroles de Francesco , la bonne Agatha se disait : « Mes craintes s'étaient d'abord portées sur lui ^ j'ai quelquefois surpris ses regards impurs attachés sur elle , et toute sa personne inspire le soupçon. .. Salmano la contemple aussi d'un œil enflammé , mais ce n'est pas de la même ma- dière -, il étudie ses traits avec l'ardeur d'un savant qui médite sur ses livres... Je le supposerais plutôt capable d'attenter à l'honneur de Diane. Quant à ce misérable, ses regards , ses insinuations perfides me font concevoir des doutes affreux ! »
Pendant ce tems les domestiques s'étaient levés ; l'ap- préhension était peinte sur tous les visages ; on s'interro- geait secrètement et avec inquiétude. Salmano , trop agité pour reprendre ses pinceaux , se promenait à l'écart dans le jardin. Agatha l'aperçut à travers une fenêtre, et courut le rejoindre : « Vous n'avez pas coutume de vous pro- mener à cette heure , lui dit-elle en l'abordant ; vous pré- férez ordinairement la nuit, quand tout Ui monde dort, excepté ceux que le crime et l'amour tiennent éveillés. »
LE l'EINTUE. ' l3l
— Ma profession exige une élude approfondie des om- bres à toutes les heures du jour et de la nuit.
— Il me semble que le grand jour devrait vous suffire.
— Non , Agatha , mon génie préfère la nuit et le clair de lune.
— Qu'est-ce que ce génie, dont on parle tant sans jamais Texpliquer ?
— Rien cependant de plus facile , Agatha : c'est un sentiment vif et délicat qui attire vers un but , un objet préférablement à tout autre. Les yeux et les oreilles sont, comme vous le savez , les portes de l'esprit -, et c'est par un de ces deux organes , selon qu'il est plus ou moins bien construit , que le génie reçoit ses jouissances les plus vives.
— Le génie , reprit Agatha , après avoir un peu réflé- chi, est donc une sorte d'instinct qui entraine vers ce qui plaît davantage ? Quand vous sacrifiez votre repos à l'é- tude , que vous oubliez dans une compagnie tout ce qui est autour de vous pour contempler une belle dame, c'est pour satisfaire votre génie. Se contente-t-il toujours de jouissances aussi intellectuelles ?
— J'ignorais que vous fussiez une si grande métaphy- sicienne , Agatha. Pourquoi cet air singulier.?
— Que faisiez-vous sur l'escalier ce matin, Salmano? vous m'avez dit que vous veniez de vous lever.
— C'est la pure vérité , répondit-il.
— O vol cent fois pire que le meurtre ! s'écrie la nour- rice avec l'accent du désespoir.
— On m'accuse d'un vol ? expliquez-vous , Agatha.
— Oh non. ce n'est pas vous ! je le jurerais sur ma vie,» dit-elle en s'en retournant vers la maison. L'artiste, stu- péfait, allait la suivre, lorsqu'il vit Francesco entrer dans
ï32 LE PEINTIIE.
le jardin, où rien ne semblait l'appeler. Salmano, marchant à sa rencontre . lui dit d'un ton sévère : « Un crime a été commis celte nuit.
— Je le sais, répliqua Francescoj osez-vous m'en ac- cuser ?
— Tu le crains , misérable !
— Vous allez me perdre avec vos folles rêveries d'artiste.
— Il t'appartient bien de mépriser un art trop sublime en effet pour tes sens grossiers. Le pinceau de l'artiste, comme la plume du poète, ennoblit le cœur en charmant l'imagination. Quant à toi , malheureux , tu es insensible à ces pures jouissances -, mais crois-moi, le ciel ne laissera pas impuni ton forfait. »
Francesco , anéanti par ces foudroyantes paroles , écou- tait en silence lorsqu'une des femmes de la comtesse vint annoncer à Salmano que sa maîtresse l'appelait auprès d'elle.
En arrivant au château , Salmano rencontra le véné- rable Albanelli. ancien aumônier de la famille Bellochi, qui sortait des appartemens de la comtesse -, il veut l'in- terroger ^ mais le vieillard en pleurs se détourne sans lui répondre. Il entre ; la comtesse était seule et assise, aussi immobile que dans un tombeau ; son regard était empreint d'une sérénité sublime qui rehaussait encore l'éclat de sa beauté. >
« Votre art, mon cher Salmano, lui dit-elle, vous a révélé toute l'horreur de ma situation \ prenez le comman- dement de cette malheureuse villa , placez des sentinelles dont vous soyez sûr à toutes les issues, afin que personne ne sorte avant le retour de mon époux. Que Francesco surtout ne puisse s'échapper. O serpent ! qui a détruit le bonheur de mon union conjugale... Lorsque vous re-
LE PEINTRE. 1 33
verrez le comte Bellochi , dites-lui que son nom a été le dernier mot qu'ont murmuré les lèvres de son épouse fidèle... Je ne puis en dire davantage... Mon cher Sal- mano, vous savez tout... » A ces mots elle se poignarde et meurt entre les bras du peintre.
( Literary Journal. )
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DES ARTS INDUSTRIELS, DE l'agRICULTURE , ETC.
Études géognostiques des montagnes de la Crimée. — Dans notre avant-dernier Numéro nos lecteurs ont vu les observations pleines d'intérêt qu'a faites M. Good- cnough sur la constitution des eaux de la mer Noire \ voici les détails non moins intéressans qu'il vient de publier sur le système des masses rocheuses de la Tauride. Toute la masse des montagnes de la Crimée , dit-il , s'élève de la manière la plus prononcée vers le sud , et forme presque sans interruption , le long de la côte maritime , une chaine d'escarpemens prodigieux. Leur forme générale consiste en mamelons élevés , déchirés et alternativement traversés par des vallons larges ou étroits. Ces mamelons s'aplatis- sent d'une manière plus douce vers le nord-, quelques- uns sont nus et arides, mais le plus grand nombre est couronné de forêts. Cette chaine de montagnes renferme quelques mines de plomb, de pétrole, de marne etbeaucoup de sources d'eau ^ celles qui coulent vers le nord , s'y répan- dent dans toutes les vallées ^ celles qui se dirigent au sud arrosent tous les lieux situés le long de la côte méridionale de la mer Noire. Le pic le plus élevé de la chaine des mon- tagnes de la Crimée est le Tchâlyr-Dagh , le Trapetzon des Grecs, qui a 1,200 pieds au-dessus du niveau de la
mer.
Ces montagnes changent souvent de formes et d'aspects,
NOUVELLES DES SCIENCES. ' 1 35
tantôt une végétation grandiose et robuste , leur donne tct air de vie qui est propre aux montagnes situées sous les tropiques ; tantôt d'énormes rochers entassés les uns sur les autres , semblent indiquer la place de quelque grande cité tombée en ruines; ici , les gradins des montagnes, sil- lonnés de jardins émaillés de fleurs , sont arrosés par des sources nombreuses qui tombent en cascades -, là des ro- chers nus , sans verdure et sans terre , attestent leur stéri- lité. Une roche calcaire , dure , grise et disposée par lits diversement inclinés constitue, avec des couches schisteuses et argileuses , la charpente de ces montagnes. On trouve aussi dans l'ordre de ces couches horizontales alternantes, plusieurs variétés de vakke et de serpentine. La roche cal- caire dure n'offre presque aucune trace reconnaissable de pétrification , et celles qu'on y trouve sont pour la plupart des corallites efifacées. Parmi les schistes durs , intercalés souvent entre ceux d'argile , se trouve une ardoise noire , tantôt mêlée de sable et tantôt se feuilletant en lames très- minces.
Près d'Inckermann , à seize verstes d'Ak-Metchet , et dans un vallon entre Actvar et Balaclava , se trouvent les mines de Kil, nom que les Tatars donnent à une excellente marne à foulon grisâtre. Pour pénétrer jusqu'à la couche argileuse , qui a environ deux pieds d'épaisseur , ils creu- sent des puits en forme d'entonnoir. Cette couche est revê- tue par-dessus d'une croûte extraordinairement grasse , et par-dessous d'une nouvelle marne crétacée blanche. Quand ils sont parvenus aussi profondément qu'il est possible dans l'un de ces puits , ils fabandonnenl pour en creuser un autre ; et les morceaux de marne qui se détachent des parois ne tardent pas ensuite à le combler.
Les montagnes de la Crimée n'offrent aucun indice de cratère, aucune trace visilile de volcan éteint. Quehjues
l36 NOUVELLES DES SCIEKCES,
laves éparses qu'on trouve à Balaclava et près d'Yoursouf, proviennent sans doute du lest des vaisseaux génois. Le rivage de la mer offre près de la montagne de Karedagh , des pierres roulées de jaspe vert , parfois veiné de rouge et de calcédoine. Les tremblemens de terre sont peu fré- quens en Crimée : on ne peut cependant attribuer qu'à un bouleversement central l'inclinaison presque perpendicu- laire d'une couche de pierre de l'Altchakaya. Les différens lits de celte couche consistent en larges pierres irrégulière- ment placées les unes sur les autres, et contrariées dans leur juxla-position ; les jointures et même les parties unies sont remplies et couvertes d'une matière dont la vase et le sable schisteux sont à ce qu'il paraît le principe. On trouve, comme enfermées dans cette masse , des béleranites brisées , avec leurs fragmens encore réunis en partie , ainsi que des em- preintes plates d'ammonites. Quant aux grands écroulemens de rochers, ils sont dus aux sources qui ont miné les cou- ches molles sur lesquelles ils étaient appuyés, ou à la gelée et aux coulées de pluie , qui s'infiltrant à travers leurs fentes, les ont détachés et fait écrouler. Vers le nord, à une verste de Yénikalé, on trouve sur les collines des eaux saumâtres qui semblent bouillir en sortant de la terre ; à leur superficie surnage le pétrole en assez grande quantité. Entre Kertch et Yénikalé on voit souvent des mornes formées sans doute par d'anciennes éruptions vaseuses; près du dernier , on trouve quelques gouffres desséchés , et d'autres qui rejettent parfois en été de la vase molle ou ex- halent des gaz. Mais c'est surtout dans l'île de Taman que i-i'. phénomène se reproduit le plus fréquemment. Auprès des gouffres le terrain est mouvant, plein de fentes et de crevasses. Ceux qui sont encore en activité répandent une certaine chaleur dans l'air , quoique la matière rejetée semble froide lorsqu on la touche. En général le sol de ces
DU COMMERCK, DE L'l^ Dt' STRIE , ETC. 'l'd'J
montagnes est fortement mélangé de sable et de pierres roulées. Le froment et la vigne réussissent très-bien dans ce terrain pierreux. Les parties situées sur les bords des rivières sont en général les meilleures tant pour l'agricul- ture que pour les pâturages. Les plus renommés sont ceuv de l'Alama 5 c est là que se trouvent ces gras pâturages que les kans de Crimée réservaient pour leurs nombreux haras.
Propriétés hygiéniques de la soie. — Neumann a trouvé qu'il y avait peu de substances qui continssent autant d'al- cali volatil que la soie. Tourncfort observe qu elle en con- tient plus que la corne de cerf, puisque quinze onces de soie ont donné deux dragmes de sel volatil. Ce sel , qu'on appelait esprit de soie écrue , rectifié par quelques parties d'huile essentielle , forme le médicament connu sous le nom de guttœ anglicanœ , gouttes anglaises. On supposait alors que l'alcali de la soie n'était pas le même que l'alcali extrait des autres substances , et en conséquence on lui at- tribuait des propriétés spéciales. C'est ainsi que pendant long-tems le sel de tartre et le sous-carbonate de potasse passèrent pour des substances différentes , et furent appli- quées à des usages divers. La chimie n'était pas alors assez avancée pour généraliser ses résultats et pour comprendre qu'on pouvait , par l'analyse , obtenir de corps tout-à-fait hétérogènes en apparence, des produits identiques. La soie possède encore d'autres vertus médicinales. Dans llnde on emploie avec succès son tissu dans les cas ana- logues où l'on emploie en Europe la flanelle. Mais alors on fait usage d'étoff'es confectionnées exprès. On assure en outre qu'un mouchoir de soie sutEt pour combattre et neu- traliser 1 influence du malaria. Si , comme on le suppose , le poison pénètre dans le système organlduc par les poumons, on explique facilement l action prévculive de la soie , car
l38 NOUVELLES DES SCIENCES,
on sait que le malaria est décomposé par les plus faibles agens chimiques. En effet , il est probable que l'air échauffé qui sort des poumons forme en s'arrétant dans le tissu de la soie une atmosphère assez puissante pour décomposer les miasmes à leur passage dans la bouche. Il est possible aussi que la soie opère comme simple obstacle , et qu'elle arrête matériellement la transmission des molécules délé- tères. \] Histoire des Drogues par Pomet nous apprend que, du tems de ce chimiste, la soie réduite en poudre était em- ployée comme médicament. Il importait surtout dans la préparation de cette poudre de séparer la chrysalide du cocon (i). La soie ainsi pulvérisée possède la propriété d'ac- tiver la circulation du sang et de dissiper les humeurs chagrines. Le commentateur de Pomet, Lémery , ajoute que le ver à soie possède aussi quelques vertus médici- nales. Il affirme que la poudre de cet insecte appliquée en emplâtre sur la tête , fait cesser les vertiges.
(i) Note du Tr. Qu'il nous soit permis de mentionner ici un fait qui nous a paru curieux , et qui intéressera sans cloute les amateurs d'histoire naturelle. On sait tous les efforts que font les Américains pour acclimater dans les états du midi le mûrier et le ver à soie qu'il nourrit. Le climat de l'Amérique paraît très-bien convenir à cet insecte ; car voici un fait bien rare dans les annales de l'entomologie ; qui atteste sa prodigieuse fécondité dans ces contrées. On a remarqué, aux environs de Philadelphie, que des vers éclos le 25 mai ont 6ni le travail du cocon en 3o jours ; huit à dix jours après , la ponte de nouveaux œufs était terminée; ces mêmes œufs, après dix jours d'attente , étaient parfaitement fécondés , on les a lavés et exposés au soleil ; les vers n'ont pas tardé à éclore ; et cette seconde généra- tion, dans la même année, favorisée par une chaleur plus vive (fin juillet et commencement d'août) n'a mis que vingt-cinq jours à filer le cocon. Une troisième génération s'est reproduite chez un cultiva- teur très-voisin de Philadelphie; mais cette troisième couvée a rais trente-cinq jours à filer le cocon , et a prolongé son existence jusqu'à la fin du mois de septembre.
ou COMMERCE, DE l'iNDX-STUIE , ETC. v'ic)
Forêt fossile trouvée aux environs de Rome. — Un touriste voyageant à pied vient de faire, dans le vosinage de Rome, une de'couverte curieuse ; celle d'une forêt fos- sile souterraine qui a plus de quarante pieds de largeur , et s'étend à plusieurs milles. D'après Tétat des couches de débris ligneux , qui sont mêlés de couches de cendres vol- caniques, l'auteur de cette découverte pense que ce phé- nomène colossal a dû être le résultat d'un tremblement de terre , dont le souvenir a été perdu. Voici la description qu'il en donne. « Non loin de la porte du Peuple et à gauche de la nouvelle route , je fus frappé de l'apparence qu'of- frait le terrain, et en m'approchanl je ne fus pas peu sur- pris de le trouver formé d'une masse de matières pétrifiées, de dix-huit ou vingt pieds de hauteur sur environ quarante d'épaisseur , entièrement composée à sa partie inférieure des troncs pétrifiés de très-gros arbres, couchés oblique- ment ; tout le roc est formé de branches et de feuilles pétri- fiées, mélangées en quelques endroits avec le sable et le gravier volcaniques. Quelques-unes des branches qui étaient en contact avec la matière volcanique ressemblaient à des scories. La matière ligneuse est entièrement consumée, mais sa texture est parfaitement conservée. Ma surprise et ma joie causées par cette découverte, que je considère comme ma propriété, augmentèrent encore quand je reconnus que cette forêt fossile s'étendait le long de la voie Flami- nia, vers le pont Molle , formant en réalité la suite des ter- rains escarpés qui bordent la droite de la route , et sur une épaisseur de plus de quarante pieds. Avant d'arriver au pont, elle se dirige encore plus à droite, et à environ un mille au-dessus on trouve une interruption de cette forêt souterraine , qiji permet de reconnaître au-dessus des pétrifications la formation diluvienne primitive du pays , formée de couches de gravier, de sable et d'argile, avant
I^O NOUVELLES DES SCIENCES,
qu'elle fût couverte par la cendre volcanique et la forêt dont nous venons de parler. A un quart de mille au-des- sus du Tibre, on trouve une source minérale, qui a un goût acide, et est très-fréquentée pour ses propriétés mé- dicinales. La forêt pétrifiée traverse ensuite le Tibre , et on en voit des parties détachées qui semblent suivre le cours de ce fleuve. A la vue de ce singulier phénomène, on ne peut s'empêcher de se demander quelle cause a pro- duit cette catastrophe. Est-ce l'effet d'un tremblement de terre , à l'époque où le pays était tourmenté par les con- vulsions volcaniques dont on retrouve les traces à chaque instant ? La nature gigantesque et l'étendue de cette scène sont favorables à cette conjecture, qui est encore appuyée par la présence de la cendre volcanique, mêlée avec les troncs et les branches des arbres. La position de toute la masse prouve que l'effet fut simultané, et l'on reconnaît à la surface des pétrifications l'action du feu. La matière qui a pénétré le bois est calcaire, mais d'une nature parti- culière \ elle est d'un brun clair et très-pulvérulente ; les parties supérieures des pétrifications participent de la nature friable de cette matière , mais à mesure qu'on l'observe plus profondément, on la trouve plus dure, ce qui paraît dépendre de l'accroissement de la pression -, la manière su- bite dont cette vaste couche de pétrification se termine, n'est pas l'une de ses singularités les moins remarquables ; et en tout on peut considérer cette masse comme l'un des faits de ce genre les plus curieux découvertsjusqu'à ce jour.
Extrême ténuité des Jils de la toile d'araignée. — L'application du microscope, à l'observation des phéno- mènes naturels , révèle tous les jour^ des merveilles dont le spectacle confond l'imagination , quoique l'esprit ne puisse récuser le témoignage des yeux. Dans l'introduction
DU COMMERCE . DE l'iNDUSTUIE , ETC. i4t
à 1 entomologie, par Kirby et Spcnce, on trouve une de- scription du procédé par lequel laraignée file sa toile. Ces naturalistes décrivent d'abord les quatre appareils qui fonc- tionnent simultanément pour la production du fil. Chacun de ces appareils, semblable à un crible ou à un écumoir , est percé de trous si fins, que le miscroscope en découvre plus de mille sur une surface égale à la pointe d'une ai- guille. De chacun de ces trous sort un fil d'une incroyable ténuité qui s'unit auprès de l'orifice à tous les fils issus du même appareil. Chacun des quatre appareils forme ainsi un fil composé qui se réunit aux trois autres à la dis- tance d'un dixième de pouce environ. Le fil dont se tisse la toile d'araignée est la réunion de ce quadruple éche- veau. D'où il résulte que ce fil si tenu qui échappe quel- quefois à nos yeux loin d'être simple se compose au moins de quatre mille torons. Mais pour bien comprendre tout le merveilleux de ce fait, il faut rappeler à ce sujet un des calculs de l'illustre Leenweuhoeck. Cet observateur a trouvé par des expériences minutieusement exactes que le fil des plus petites espèces d'araignées est si fin qu'il fau- drait en réunir quatre millions pour égaler l'épaisseur dun poil de barbe. Maintenant si l'on songe que chacun de ces fils se compose de quatre mille, on est forcé de con- clure qu un de nos cheveux est égal à seize milliards de fils élémentaires de certaines toiles d'araignées.
De tous les phénomènes observés pour constater l'ex- trême divisibilité des corps, celui que nous rapportons ici est le plus curieux ^ car il s'en faut de beaucoup que le fil du ver ;» soie présente la même ténuité que celui de l'araignée , quoiqu'on ait calculé que le fil qui compose le cocon du ver à soie puisse s'étendre sur une longueur de 6,000 toises. Les tireurs de métaux obtiennent aussi des fils d'une extrême ténuité 5 mais qui sont bien loin dé-
1^1 NOUVELLES DES SCIENCES,
galer la délicatesse de ceux produits par ces deux insectes. Le docteur Wallaston rapporte que Muschenbroek a fait subir à un grain de platine une extension de 5oo pieds : le diamètre de ce fil était de |oooo de pouce. MM. Mou- chel , fabricans de fils métalliques à Langres , ont fait su- bir à un kilogramme de fer une extension de 100,000 mètres.
analyse du sang des individus affectés du Choléra. • — Le rôle important que joue le sang dans l'économie ani- male , nous explique pourquoi il a excité plus vivement qu'aucun des autres fluides animaux l'attention des chi- mistes et des médecins. Tout ce qui sert à la nutrition du corps , à la formation des organes , passe par le sang j tout ce qui après avoir servi à cette fonction , après avoir fait partie du corps, pendant un tems plus ou moins long, doit être rejeté au dehors , ne peut y arriver qu'en passant par le sang. Aussi sa composition dans l'état de santé et les al- térations qu'il peut éprouver dans certains malades, ont été l'objet d'un grand nombre de recherches intéressantes depuis que les progrès des sciences chimiques ont permis d'arriver à des résultats que l'on n'aurait pu même soup- çonner dans les tems antérieurs.
Examiné au microscope le sang paraît formé d'un li- quide clair et transparent dans lequel nagent un grand nombre de globules rouges dont la forme diffère et dont le diamètre varie suivant l'animal auquel il appartient. Ces globules sont circulaires chez tous les mammifères ; ellip- tiques aplatis chez les oiseaux et les animaux à sang froid , marqués à leur centre d'un point lumineux. Leur diamè- tre est de i/i5 de millimètre chez l'homme , de 1/200
DU COMMENCE, DE LINDUSTIVIE , ETC. i qS
chez le cheval , le hœuf et le mouton. Dans les oiseaux à globules elliptiques , le plus grand diamètre varie de 1/76 à i/85 de millimètre.
Le sang est composé chez l'homme: d'eau, d'albumine, de fibrine , d'une matière grasse analogue à celle que l'on trouve dans le cerveau, d'un principe colorant et de dif- férens sels. Ces élémens y sont dans des proportions qui varient suivant un très-grand nombre de circonstances , telles que Tàge , le sexe , le tempérament , les saisons , l'heure plus ou moins rapprochée ou éloignée du re- pos, etc. Les deux tableaux suivans vont nous faire con- naître leurs proportions dans les deux sexes et les différens tempéramens à l'état de santé.
DESIGNATION
TEMPERAMENT
Sanguin
Lymphatique.. Bilieux
AGE
des
SUJETS.
25
38 58
Moyenne.
BULLE PARTIES DE SANG DE FEMME
CONTIENNENT ;
796-175' 827-130' 792-897'
SoS-^oo'
Globules.
92-670' 127-730'
ii4-o33'
73-065' 69-100'
70-791
et m.itieres
9-040'
9-i63'
9-7^4'
i44
NOUVELLES DES StIEÎfCES.
A |
||||||
DtSIGNATlOX du |
AGE de. |
MILLE |
PARTItS DE SAXG DHOMME C0."ÏTIES1ÎEST : |
|||
SeU 5olobIes |
||||||
TtHPIBiMEST. |
SCJtTj. |
Eau. |
Globnln. |
Albumine. |
et matières extraclives. |
|
Sangnin |
2.Ï |
778-625' |
146-885' |
62-949' |
11-541' |
|
Lymphatique. . . |
5o |
8o5-î63' |
117-484' |
65-133' |
12-120' |
|
Bllieus |
32 |
785-881' |
139-129' |
64-790' |
10-200' |
|
M0Y£>-> |
E |
789-023- |
134-499' |
6 +-290' |
11-387' |
Si les proportions de ces élémens varient dans l'état de santé , à plus forte raison dans les dififérentes maladies. Delà résultent les altérations du sang qui sont aujourd'hui 1 objet de nombreuses recherches , et qui mieux connues doivent amener à des résultats importans pour le soulage- ment de l'homme malade.
L'apparition du choléra de Tlnde dans nos climats a nécessairement appelé l'attention de ceux qui s occupent de ces sortes de recherches sur les altérations que doit éprouver le sang dans cette affection (i). Deux médecins de Sunderland ont déjà publié les premiers résultats aux- quels ils sont arrivés.
Ceux obtenus par M. O Shaugnessv se réduisent aux faits suivans ;
(1) Voyelle grand article que nous avons publié sur le Choléra, dans le lo* Numéro de ceUe nouvelle série . l.i lettre dn Jocleur Coster, sur la I^ature du Choléra-Morbus et la possibilité d'en prévenir le développement , insérée d.ins le 1 1' Numéro . et les observations du docteur Homo sur T Invasion et les effets de cette épidémie a Berlin . consignées dans le lô* Numéro.
DU COMMEUCE , DE LIxNDUSTRlE , EXC. ' l/(^
1° Le sang obtenu dans les cas les plus graves du cho- léra n'a éprouvé aucun changement clans sa structure ana- tomiquc ou globulaire.
2° Il a perdu une grande proportion de son eau ; i,ooo parties du sang d'un cholérique ne contenant qu'en- viron 85o parties d'eau.
3° Il a perdu aussi une forte proportion des matières salines neutres qui entrent dans sa composition.
4° Dans quelques cas on ne trouve pas un atome de l'alkali libre, qui contient le sérum des sujets en santé, dans quelques autres on n'en trouve qu' une trace seulement .
5° On y trouve de l'urée dans les cas où la suppression de l'urine a existé d'une manière notable.
6° Tous les sels qui manquent dans le sang , et sur- tout l'alkali et la carbonate de soude se trouvent en grande quantité dans la matière blanchç déjectée.
W!)
($,
Excursion sur le lac Michigan. — Nous nous em- pressons de recueillir quelques détails curieux fournis au Boston Magazine par deux ingénieurs américains, MM. Warran et Goldsmith, sur le lac Michigan et sur quelques-uns des fleuves qui y affluent, persuadés qu'ils ne seront pas sans intérêt pour nos lecteurs : « Chargés par une compagnie de dresser la topographie d'une partie des terres qu'arrose le Michillimackinack , et de recon- naître le cours des principaux fleuves qui se jettent dans le lac Michigan, nous avons été obligés, disent-ils, pour rendre notre travail le plus exact possible , de naviguer sur presque tous les marais , sur presque tous les fleuves , qui pouvaient avoir quelque communication avec cette mer méditerranée. Aussi , les détails que nous allons
IX. lO
i44
KOUVELLES DES SCIENCES.
DÉSIGNATION du TF,Mpi.ll*MKNT. |
ACE des SUJtTS. |
MILLE |
PARTIES DE SANG D'HOMME 1 COHTIENNEMT : Il |
||
Eau. |
Globules. |
Albumine. |
Sels solubles et matières cxtiactives. |
||
Sanguin Lymphatique. . . Bilieux |
25 5o 32 |
778-625' 8o5-î63' 785-881' |
146-885' 117-484' 139-129' |
62-949' 65-1 33' 64-790' |
11-541' 12-120' 10-200' |
Moyen» |
E |
789-923' |
134-499' |
64-290' |
11-287' |
1
Si les proportions de ces élémens varient dans l'état de santé , à plus forte raison dans les différentes maladies. Delà résultent les altérations du sang qui sont aujourd'hui l'objet de nombreuses recherches , et qui mieux connues doivent amener à des résultats importans pour le soulage- ment de l'homme malade.
L'apparition du choléra de l'Inde dans nos climats a nécessairement appelé l'attention de ceux qui s'occupent de ces sortes de recherches sur les altérations que doit éprouver le sang dans cette affection (i). Deux médecins de Sunderland ont déjà publié les premiers résultats aux- quels ils sont arrivés.
Ceux obtenus par M. O'Shaugnessy se réduisent aux faits suivans :
(1) Voyez le grand article que nous avons publié sur le Choléra, <!ans le 10' Numéro do celle nouvelle série , la lettre dn doclenr Gosier, sur la Nature du Choléra- M or bus et la possibilité d'en prévenir le développemeni , insérée dans le 1 1* Numéro . et les observations du docteur Home sur 'l'Invasion et les effets de cette épidémie à Berlin. consignées dans le i5' Numéro.
DU COMMERCE, DE LlxNDUSTUlE , El'C. l/j^
1° Le sang obtenu dans les cas les plus graves-du cho- léra n'a éprouvé aucun changement dans sa structure ana- tomique ou globulaire.
2° Il a perdu une grande proportion de son eau ; 1,000 parties du sang d'un cholérique ne contenant qu'en- viron 85o parties d'eau.
3° Il a perdu aussi une forte proportion des matières salines neutres qui entrent dans Sa composition.
4° Dans quelques cas on ne trouve pas un atome de l'alkali libre , qui contient le sérum des sujets en santé , dans quelques autres on n'en trouve qu' une trace seulement.
5° On y trouve de l'urée dans les cas où la suppression de l'urine a existé d'une manière notable.
6° Tous les sels qui manquent dans le sang , et sur- tout l'alkali et la carbonate de soude se trouvent en grande quantité dans la matière blanche déjectée.
§V^rt9<l5.
Excursion sur le lac Michigan. — Nous nous em- pressons de recueillir quelques détails curieux fournis au Boston Magazine par deux ingénieurs américains, MM. Warran et Goldsmilh, sur le lac Michigan et sur quelques-uns des fleuves qui y affluent, persuadés qu'ils ne seront pas sans intérêt pour nos lecteurs : « Chargés par une compagnie de dresser la topographie d'une partie des terres qu'arrose le Michillimackinack , et de recon- naître le cours des principaux fleuves qui se jettent dans le lac Michigan , nous avons été obligés , disent-ils , pour rendre noire travail le plus exact possible , de naviguer sur presque tous les marais , sur presque tous les fleuves , qui pouvaient avoir quelque communication avec celte mer méditerranée. Aussi , les détails que nous allons IX, 10
l48 NOUVELLES DES SCIENCES,
donner sur l'aspect et la physionomie de ces lieux , doi- vent-ils être considérés comme de la plus grande exactitude. Quoique celte mission n'ait pas été exempte de dangers et qu'elle nous ait présenté de grands obstacles à surmonter, cependant, comme les lieux que nous avons parcourus nous ont offert des scènes si variées , si neuves , si pittoresques , il ne nous en est resté que des souvenirs agréables : et quoiqu'il y ait déjà un an que nous soyons de retour , il nous est impossible encore d'y songer sans éprouver de vives émotions.
» Nous ne donnions au travail proprement dit que quel- ques heures de la journée : le reste était consacré à des excursions sur les lacs ou sur les fleuves dont nous devions étudier les eaux , les affluens et la constitution. C'est aussi cette partie de notre tâche qui seule a contribué à rendre agréable notre exil de six mois, et à adoucir les fatigues d'un si pénible voyage. Le canot qui nous a trans- portés pendant tout le cours de nos excursions , était l'ou- vrage des Indiens -, et il y aurait de l'ingratitude de notre part à ne pas lui consacrer quelques lignes pour les nombreux services qu'il nous a rendus. Sa légèreté , son imperméa- bilité , sa bonne construction , en faisaient une œuvre ad- mirable. Trois planches de sapin réunies ou plutôt cou- sues ensemble avec des lanières , et recouvertes à l'extérieur avec des peaux d'alligator, avaient suffi pour lui donner une solidité à toute épreuve -, et quoiqu'il fût assez pesam- ment chargé, il effleurait à peine la surface des eaux. Il nous servait à-la-fois de tente et de bateau. Le soir nos Indiens l'amenaient sur la rive , et , avec le secours de quelque branchage , ils l'avaient en peu d'instans trans- formé en une cabane très- confortable ; si le cours de la ri- vière que nous avions à explorer était interrompu par quelque cataracte, nos complaisans bateliers prenaient l'es-
DU COMIVIEUCE, «li l/lINDlSTP. II'. , ETC. ' î ZJQ
quif sur leurs épaules et le lançaienl là où le lit du fleuve devenait navigable. Deux fusils , nos boites à instrumens, quelques ustensiles de cuisine et deux peaux dours, con- stituaient tout iiotre bagage. Du reste point de provisions : les lacs et les rivières nous fournissaient leurs poissons et leur eau limpide; les chasseurs leurs gibiers, et les col- porteurs de tems en tems nous approvisionnaient de porc salé , de wiskey et de tabac ; nous trouvâmes d'ailleurs une ressource à laquelle nous étions loin de nous attendre et qui fut pour nous de la plus grande utilité, c'était le riz sauvage (zizania aquatica), qui croit abondamment sur presque toutes les nappes d'eau que nous avons visitées.
» Cette espèce de riz a une saveur plus agréable que celui cultivé dans la Caroline , et contient beaucoup plus de parties nutritives; il se combine du reste parfaitement avec toute espèce de mets. Cette plante, à laquelle on a donné mal-à-propos le nom de liz sauvage, n'a cependant d'autre rapport avec le riz ordinaire que celui de croître comme lui dans l'eau. Son épi ressemble plutôt à celui de la folle- avoine ^ et croit avec une grande vigueur dans les eaux tranquilles ou stagnantes, dont le fond est formé de sable et de riche terre végétale. La tige de cette plante s'élève depuis quatre pieds jusqu à vingt , suivant la profondeur de l'eau dans laquelle elle croit -, mais les plus courtes sont toujours celles qui donnent le plus de grains. La manière dont nous les recueillions, à l'instar des Indiens, était assez singulière et vaut bien la peine d'être indiquée : tan- dis que nos rameurs , placés à l'arrière du bateau , le diri- geaient avec force à travers les rizières, l'un de nous saisis- sait les tiges et les tenait penchées sur le canot pendant que l'autre avec des baguettes les frappait pour faire tomber le grain. Les tiges sont si rapprochées et si fécondes , qu'un quart d'heure de travail suffisait souvent pour remplir
l5o NOUVELLES DES SCIENCES,
noire bateau. Nos Indiens nous le servaient ensuite cuit à l'eau ou torréfié sous la cendre 5 mais de quelque manière qu'il fût préparé , nous le trouvions toujours excellent. Aussi, lorsque le soir nous étions assez heureux pour join- dre à ce plat de réserve quelque pièce de gibier , et un verre de rum , notre repas était parfait ; et nous prolon- gions autour du feu de notre bivouac nos causeries jusque bien avant dans la nuit.
« Mais rien pour nous n'était plus ravissant que le spectacle que nous offrait le lever du soleil : alors tout était mouvement et bonheur 5 la végétation se parait de ses cou- leurs les plus vives , et les animaux témoignaient chacun à leur manière la satisfaction qu'ils ressentaient de la pré- sence de cet astre. Mais aussitôt que l'homme paraissait sur la scène , cette joie, cette vie, étaient remplacées par la tris- tesse et la mort. Presque toujours à cette heure le lac était couvert d'une multitude de cygnes , de flamands , de sarcelles et d'autres oiseaux aquatiques qui saluaient les premiers rayons du soleil par mille cris discordans-, sur les bords du lac les Indiens disposaient leurs canots pour faire la récolte du riz 5 et les chasseurs apprêtaient leurs armes en attendant le moment favorable pour tomber sur leur proie. Aussi, les chants d'allégresse étaient bientôt rem- placés par des cris plaintifs, auxquels succédait un long si- lence qui n'était inlcnompu que par le frémissement des ailes et l'explosion des armes à feu (1). Dès que les pre-
(1) Note du Tr. Ces scènes nous rappellent celles dont nous avons été témoins sur un théâtre plus restreint, à la vérité, mais qui pour cela n'en ont pas moins de charmes, et peuvent bien être rapprochées de celles du Michigan. Nous voulons parler des fêles qui ont lieu tous les ans en novembre sur les eaux du lac ô'Albufera, situé à une lieue de Valence, ancien apanage du prince de la Paix (Godoy) , et qui devint fn 1813 , avec le titre de duché , la propriété du maréchal Suchet.
t»U COMMERCE, DE l'iNDLSTRIE, ETC. 1 ."> l
mières détonnations se faisaient en lendre, il s'élevait du sein des eaux une longue spirale , noire, rouge, blanche ou azurée , suivant les divers groupes d'oiseaux qui la com- posaient. D'abord elle planait majestueusement sur nos tètes , et puis elle prenait son essor vers les forêts ou les montagnes les plus voisines. De tems en tems quelque mal- La chasse et la pêche de ce lac , qui a dix lieues de circonférence et dont les eaux poissonneuses sont couvertes d'une quantité immense d'oiseaux aquatiques, sont afTerniécs (i) ; mais tous les habitaus de Valence et des lieux circouvoisins ont le droit de chasser et de pêcher librement les jours de Saint Martin , évêque , et de Sainte-Catherine, martyre; ces deux jours sont constamment réservés dans les baux. Aussi, lorsque le mois de novembre, avec sa douce température, ramène ces fêtes publiques et nationales , TAlbufera se couvre d'un millier de nacelles élégamment pavoisées qui , presque toujours à cette époque, favorisées par une brise légère , effleurent à peine la surface de l'eau. C'est un spectacle ravissant de voir un si grand nombre de chasseurs se livrer, au milieu de cris de joie tumultueux, aux plaisirs dune chasse abondante et facile. Du sommet des dunes qui entourent le village de Palmar , la vue s'étend au loin sur cette petite mer doucement agitée et sur les voiles latines qui la sillonnent dans tous les sens. La blan- cheur de ces voiles contraste au loin avec la couleur verdâtre des eaux, et les massifs de joncs au milieu desquels elles semblent se perdre en suivant un cours sinueux. Des vols innombrables d'oiseaux s'élèvent à chaque instant et planent au-dessus des barques. De tous côtés on en- tend partir les traits des chasseurs, et aboyer les chiens qui s'élan- cent dans l'eau pour atteindre le gibier. Le soir des milliers de feux scintillent sur la plage ; les pêdieurs s'empressent alors d'arriver; et bientôt l'on entend de bruyantes fanlares donner le signal d'un bal improvisé. Rarement de légers nuagos ou une pluie passagère altèrent la transparence de l'atmosphère ou contrarient ces grandes réunions auxquelles chaque année on accourt avec un nouvel empressement , soit pour y prendre une part active, soit pour y demeurer simple spectateur.
(l) Le revenu nel de ce lac e'tait , avant i8l2, de 225,ooû fr. Les nombreuses amélioralions T'i'y fit faire le niare'clial 1 oui porte' depuis à près Hp i^oo,ooe fr.
i5j. NOUVELLES DKS SCIEACES,
heureux blessé, trahi par ses forces, se délachait de la colonne , et venait en tombant expirer sur le rivage. Mais toute la troupe ne quittait pas simultanément le lac : les plus hardis, ou peut-être les plus paresseux , continuaient ciicore leurs joyeux ébats sans s'inquiéter du départ de leurs compagnons; jusqu'à ce qu'enfin, harassés parles chasseurs en canots , et s'apercevant que la place n'était plus tenable, ils s'envolaient, et tachaient de rejoindre à tire d'aile le gros des fuyards.
)) Cependant, il faut le dire, le plomb et la tlèche de l'homme ne sort pas les seuls ennemis qu'aient à redouter, sur ces parages , les oiseaux aquatiques : les alligators ou caïmans leur font aussi une guerre à outiance. Nous avons été surpris de l'acharnement qu'ils mettent à les poursuivre -, aucun d'eux n'est épargné, lorsqu'il est à la portée de ce terrible amphibie, car il n'est pas de ruse qu'il n'emploie pour s'en rendre maître. On dirait une haine invétérée que cette race conserve contre la gent emplumée , car pendant tout le cours de notre excursion , nous avons souvent passé à côté de ces monstres sans qu'ils aient cherché à nous attaquer : le moindre mouvement de nos rames suffisait au contraire pour les faire plonger. Les Indiens nous ont assuré que la plupart n'étaient pas féi'oces : en etfet , nous avons vu des enfans s'amuser à leur sauter sur le dos , et remonter en- suite dans leurs pirogues , sans que les alligators cher- chassent à leur faire le moindre mal. Cependant , nous sommes d'avis qu'il ne faudrait pas se confier aveuglément à cette race haineuse et vorace.
(^g,trtttstt()U(;.
Population des États du pape. — Tout ce qui concerne la statistique de ces étals est si peu connu , qu'il ne sera pas
DU COMMERCE, DE LlNDliSTRlE , ETC. ' l53
sans intérêt pour nos lecteurs, dans les circonstances ac- tuelles, de connaître les résultats du dernier recensement qui a eu lieu en 1827. Ce document officiel est si peu ré- pandu , que même dans les meilleurs ouvrages de statis- tique et de géographie publiés récemment , on ne trouve que le chitiVe de la population de 1816, ainsi que les di- visions administratives adoptées pour cette même époque. Nous commencerons par donner un aperçu des divisions politiques et administratives de cet état.
Jusque vers le mileu du huitième siècle , les papes n'a- vaient joui d'aucune puissance politique ni temporelle : ce tut Pépin , qui pour récompenser la complaisance du pape Etienne II , établit le premier le pouvoir temporel des pa- pes , comme il avait le premier reconnu en eux le droit d interpréter la volonté du ciel sur la disposition des cou- ronnes. Après la défaite d'Astolphe en 704 , Pépin dota l'église de Saint-Pierre de l'exarcat de Ravenne -, Charle- magne ajouta à cette dotation le Pérugin et le duché de Spoleto. Au onzième siècle les papes reçurent de l'empe- reur Henri III le duché de Bénévent, et au douzième, de Mathilde , comtesse de Toscane, le territoire connu sous le litre de Patrimoine de Saint Pierre. En i532 , Louis de Gonzague, général de Clément Vil, réunit au domaine du Saint-Siège la Marche d'Ancône, et le duché d'Urbin en devint une dépendance par l'élection de Jules II, à la famille duquel il appartenait. Les dernières conquêtes que firent les papes furent celles de l'Orviétan , du duché de Castro et du comté de Romigiione.
Par suite de la part que prit le pape aux coalitions de TEurope contre la France , son gouvernement fut renversé en 1796, et le territoire fut érigé en une répubUque qui tomba delle-mème lorsque les Français l'eurent évacué. En 1808 les États Romains furent réunis à la couronne
l54 NUI) VKLLES DES SCIENCES,
(l'Italie j mais le sénatus-consulte du 17 février 18 10 les comprit dans les limites de l'empire français. Les événe- mens de 181 4 rendirent au pape l'entière possession de ses états. Depuis cette époque différentes divisions administra- tives furent tentées; mais c'est seulement le aS octobre 1824 qu'elles ont été définitivement adoptées. L'état du pape est aujourd'hui divisé en quatorze provinces, dont celle de Rome a le titre de Comarca ; celles de Bologne , de Fer- rare, de Ravenne et de Forli ont le titre de legazioni, parce qu'elles ont un légat pour gouverneur ; les autres sont appelées delegazioni , parce qu'elles ont un délégat à la tête du gouvernement. La délégation de Bénévent est une enclave de la principauté ultérieure dans le royaume de Naples -, le territoire de Ponte-Corvo fait partie de la délégation de Frosinone , et est une autre enclave du même royaume dans la Terre de Labour. Voici quelle était la population respective de ces quatorze provinces en 1827.
PROVINCES, POPULATION. CAPITALES.
Rome 292,529 Rome.
Bologne. 306,675 Bologne.
Ferrare 2o5,o84 Febbare.
Ravenne 148,989 Ravennb.
Forli 188,097 FoRLi.
Urbino-et-Pesaro 216,071 Ubbino.
Ancône 1 55, 897 Ancôxe.
Macerata-et-Caverino 1 43, 820 Macerata.
Fermo-et-Ascoli 160,956 Fermo.
Pérouse 188,598 Pébocse.
Spolelo 148,598 Spoleto.
Vilerbe-cl-Civita-Vecchia i45,o23 Viterbe.
Frosinone 169,037 Frosinone.
Bénévent 22,704 Bénévent.
Total 2,692,329
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. ' l55
Nous allons à présent indiquer comment ce chiffre se trouvait réparti dans les trois classifications suivantes :
I. Classification de la population d'après le sexe et l'âge.
Mâles adultes 768,983
Femmes adultes 759,160
Enfans mâles 621,186
Filles 563,013
Total 2,592,3'29
II. Classification de la population d'après l'état civil.
Célibataires mâles adultes 239,177
Filles adultes célibataires 234, i45
Mariés 713,686
Veufs 43,616
Veuves 54,126
Enfans mâles 621,186
Filles 653,012
Religieux réguliers * 10,698
Prêtres séculiers 34, 600
Religieuses 8,284
Total 2,692,329
III. Classification de la population suivant l'état social.
Propriétaires et agriculteurs 1,176,178
Fabricans , commerçans et ouvriers 6gi,8o3
Exerçant les professions libérales 24,908
Soldats et marins 2 i,5o8
Ecclésiastiques et religieux des deux sexes 53,484
Enfans des deux sexes en bas âge 624,448
Total 2,692,329
T
Dans le 8* Numéro de la nouvelle série, en comparant la richesse du clergé anglican avec celle du clergé des autres peuples de la chrétienté , nous faisions remarquer que c'é- tait en Italie que les revenus du clergé étaient les moins
l56 NOUVELLES DES SCIEJNCES ,
considérables et le plus convenablement répartis. Nous sommes aujourd'hui en mesure de justifier en partie cette assertion et nous nous empressons de le faire, en mettant sous les yeux de nos lecteurs la nomenclature des divers dio- cèses de Tancien dëparlemenlde Rome, qui sont au nombre de 22. On verra aussi dans cet aperçu, que le revenu des monastères est de très-peu d'importance. Voici d'abord l'indication de ces vingt-deux diocèses, à laquelle nous avons ajouté le chiffre de la population et celui du revenu dont jouissaient les dignitaires.
NOMS POPULATION. REVEND
des diocèses. en francs.
Rîeti 3o,ooo 1 2,000
Narni 16,000 8,000
Sabine a Magliano i8,ooo 1,600
Tivoli 22,000 i5,ooo
Palestrina i5,ooo 2,700
Velletri-el-Osda 19,000 26,000
Porto-et-Santa-Ruffina 1 ,000 2 ,600
Albauo 17,000 2,600
Frascali 10,000 25, 000
Segur 8,000 i3,ooo
Terraciua 28,000 i3,ooo
Vevoli 35 ,000 2 1 ,000
Matri i5,ooo 16,000
Ferentîno 20,000 32, 000
Ânagni 1 4«ooo 10,000
Vitevbo et Toscanella 55, 000 32, 000
Satri et Nepi 18,000 7,000
Bagnarea , 1 1,000 8,000
Montefiascone et Corueto i3,ooo 32, 000
Civita-Castellana et Galera 28,000 20,000
On doit ajouter les abbayes nallius , c'est-à-dire for- mant des diocèses indépendans.
San-Salvalore-Maggiorc 8.000 16,000
Subiaco.. 18,000 24,000
DU COMMERCE, DE l'iNDDSXRIE, ETC. ' 1 5t
Les évèchés de Velletri-et-Oslia , de Porto-et-Sanla- llufina, de Sabine, d'Albano, de Frascali et de Paleslrina sont appelés suhurbicaires , et sont toujours donnés à des cardinaux. Les deux premiers de ces sièges appartiennent de droit au doyen et au sous-doyen du sacré-collége. De nombreux chapitres assistent les évèques dans leurs fonc- tions. A Rome, on en compte treize; leur revenu total était de 525,ooo IV. , qui, répartis entre plus de 4oo ecclésiastiques de divers rangs , ne donnaient à chacun qu'une bien faible somme.
Le revenu des curés de Rome, eu 1810, atteignait rare- ment 1,200 fr. , et n'était pour la plupart que de 32o fr. Un faible casuel et le produit des messes complétaient leurs moyens d'existence -, on voit que les pasteurs de la mé- tropole de la chrétienté ne sont guère mieux rétribués que nos curés de village.
Le clergé régulier comptait à Rome , en 1 810, 119 cou- vens contenant i,463 religieux. Les ordres mendians entraient dans ce nombre pour plus d'un tiers. Le couvent de la Santa-Maria Concezione a Capo le Case en com- ptait i3i , celui de San-Francisco a Ripa, io5. Les au- tres couveus qui étaient aptes à posséder, avaient une po- pulation de 1,000 individus et jouissaient d'un revenu de 930,000 fr. Ce qui donnait 930 fr. par tète.
Hors de Rome on trouvait à la même époque 240 cou- vens d'hommes peuplés de 1,7 33 religieux, dont un tiers appartenait aux ordres mendians. Tous ces monastères étaient pauvres, à lexception des chartreux de Trisulii près d'Alatri , qui en bien-fonds jouissaient de 96,000 fr. de rente; les bénédictins de Santa- Scolastica , jouis- saient d'un revenu de 48,000 fr. Le nombre total des reli- gieux de toute espèce s'élevait à 3,196.
Les couvens des femmes sont dans Rome au nombre de
l58 NOUVELLES DES SCIENCES,
26 , et renferment 1,1 3i religieuses. Leurs revenus sont en général modiques. Les plus riches à Rome étaient ceux de : San-Dominico e Sisto qui possédait un revenu de 67,000 fr. , et San-SiU'estro in Capite qui en avait un de 47,000 fr. Hors de Rome on comptait 78 monastères de filles peuplés de 1,626 religieuses. Ces monastères don- naient donc un total de 2,657 religieuses.
En récapitulant tout ce qui concerne la population ecclé- siastique de cet ancien département, on trouve qu'en 18 10 il y avait :
Evêques et abbés ayant droits épiscopaux , . as
Chanoines et autres membres des chapitres 1,800
Curés 665
Vicaires et prêtres auxiliaires 1,575
Religieux dans les couvens 0,196
Religieuses dans les monastères 2,657
Total 9'9i4
Avant les malheurs de Rome, en 1797 , le clergé pos- sédait dans ce département un capital en immeubles d'en- viron 78 millions de francs; et à la même époque la to- talité des biens ecclésiastiques dans tout l'état du pape s'élevait à 214 millions de francs, et les créances du clergé sur l'état formaient un revenu d'environ 800,000 fr.
Détresse du commerce à Londres. — La prospérité si enviée des commerçans de Londres suit depuis quelques années un mouvement rétrograde qui s'accélère dans sa marche constante. La détresse pécuniaire est le trait carac- téristique de sa situation -, il n'y a pas de maison qui ne voie diminuer ses bénéfices et croître ses embarras. Les
DU COMMERCE, DE l'iISUUSTRIE , ETC. ' l5g
capitalistes et les préteurs sur hypothèques et sur gages échappent seuls à la destinée commune. Ce résultat dé- plorable , puisqu'il favorise Toisiveté aux dépens du tra- vail , tient à la baisse du prix de tous les produits de l'in- dustrie, baisse qui relève d'autant la valeur relative du numéraire (i). Le nombre des commerçans rejetés, pendant les six années qui viennent de s'écouler de l'aisance dans la misère est effrayant. On compte par milliers ceux qui, après avoir connu toutes les jouissances du luxe et les dou- ceurs, du confort sont aujourd hui aux prises avec le be- soin ^ horrible lutte dans un pays où le vin de Porto et les lapis de Turquie font partie du nécessaire î C'est princi- palement sur les marchands de la partie occidentale, c'est-à-dire, du quartier fashionable, que ces désastres sont tombés. En effet , le commerce de luxe est alimenté prin- cipalement par la prospérité de la classe supérieure. Or, l'aristocratie lire en partie ses revenus des maisons , des mines et des colonies -, bien qu'elle ne prenne pas une part active au commerce , elle en reçoit les produits et souffre de leur dépréciation -, elle n'a d'ailleurs que de faibles points de contact avec la finance, qui dévore aujourd'hui la substance du pays et s'engraisse de l'amaigrissement de tous. La ré- duction des revenus de faristocratie influe directement sur le commerce de luxe. Ainsi , ces marchands ont d'abord à souffrir de la diminution de la demande 5 secondement
(i) Mais cette baisse des prix provient eu grande partie de ce que le numéraire devient de jour eu jour plus rare. Un économiste dis- tingué , M. Florez-Estrada , dans une brochure quil publia à Lon- dres , en 1828, démontra jusqu'à la dernière évidence que la dé- tresse du commerce anglais ne provenait pas tant des impôts énormes qui grevaient la nation, des folles entreprises conçues en iSaS et 1826, que de la moins grande quantité d'or et d'argent exportée de l'Amérique depuis le commencement du dix-neuvième siècle, et sur- tout depuis les guerres civiles de l'Amérique espagnole.
l6o NOUVELLES DES SCIENCES.
de la difficulté des paiemens ] et en troisième lieu de la dépréciation des marchandises. Ces trois causes de ruine, en opérant simultanément , ont renversé d'abord les mai- sons peu solides, et minent aujourd'hui, avec une efifrayante rapidité, des fortunes qui paraissaient inébranlables. Les branches d'industrie qui se rattachent aux besoins jour- naliers sont moins en souffrance , parce que la demande varie moins et que les paiemens ne se font pas attendre. Le peintre, le bijoutier, le marchand de chevaux de chasse, qui ne peuvent prendre leurs débiteurs ni par famine ni par contrainte , viennent en dernière ligne après tous les autres créanciers.
La dépréciation des valeurs que nous avons signalée comme la source principale de ces désastres est sensible dans toutes les industries-, mais pour faire comprendre toute l'étendue du mal, nous choisirons un exemple dans une industrie moyenne qui se rattache au luxe et aux be- soins de première nécessité , la librairie. C'était plaisir , il y a quelques annés, d'entrer dans ces vastes salles où se pressait une foule avide , et où des livres richement reliés décoraient d'innombrables rayons. Le propriétaire de l'é- tablissement vous abordait d'un air radieux , et tout autant pour satisfaire son amour -propre que votre curiosité, il faisait avec empressement le dénombrement de ses vo- lumes. « Combien valent tous ces trésors ? » demandiez- vous. Le libraire répondait i,5oo,ooo fr. ou même davan- tage ] mais il ajoutait qu'il serait heureux d'en réaliser la moitié , qui suffirait de reste aux besoins d'un homme mo- déré comme lui dans ses désirs. Retournez maintenant dans ces vastes magasins, vous y trouverez les mêmes li- vres , les mêmes rayons , toujours le même luxe et la même svmétrie , mais la foule a disparu -, si vous abordez le pro- priétaire , qui se promène la tète baissée, silencieux et soli-
DU COMMEUCE, DK l/lNDUSTRlE , ETC. ' l()I
taire dans ces calacombes de livres , par pilié ne lui de- mandez pas quelle en est la valeur. Depuis long-lems il les offre au rabais cl il allend en vain les acheteurs. Sa ruine se consomme chaque jour 5 et cependant on ne peut en accuser ni de folles dépenses , ni d imprudentes spécu- lations 5 jamais au contraire son industrie n'a été plus ac- tive , ses efforts plus intelligens. Une force supérieure Top- prime , sa fortune se fond comme les blocs de glace aux approches du printems.
Telle est aujourd'hui la situation d'une foule d'indu- striels qui vivaient dans l'opulence il y a quelques années ; cette prospérité n'est plus aujourd'hui qu'un songe dans leur souvenir. Le sol croule sous leurs pas, et ils n'ont aucun moyen d'arrêter cet éboulement. Une aussi déplo- rable situation doit attirer l'attention du gouvernement. Ces grands établissemens dont les frais journaliers absor- bent sans retour d'énormes capitaux, ne peuvent ni liquider ni poursuivre leurs affaires; la ruine est imminente quel- que parti qu'ils prennent 5 ils attendent dans l'espoir d'un avenir qui recule sans cesse. Les chefs de ces entreprises peuvent bien réduire leurs dépenses , vendre leurs mai- sons de Maida Hill ou de Baysv^ater, rappeler leurs filles des riches pensions où elles reçoivent une éducation aris- tocratique pour employer leurs doigts délicats aux travaux de leur industrie, c'est ce qu'ils font; mais qui les soula- gera du haut prix des loyers , des taxes royales et des con- tributions de paroisses, de toutes ces charges enfin que na- guère ils portaient légèrement et dont le poids les accable aujourd hui ? Cependant la détresse de ces grands établis- semens gagne de proche en proche, le cercle de la misère s'élargit sans cesse; et bientôt il enfermera la nation en- tière, si l'en ne trouve pas moyen de ranimer la vie in-
i6a
NOUVELLES DES SCIENCES
dustrielle qui s'éteint dans le marasme convalsif du corps social.
S'^orticttCfur^,
Manière de cultiver l'arracacha. — Les essais infruc- tueux qui viennent récemment d'être tentés dans les jar- dins botaniques de Glasgow , de Montpellier, de Toulon , de Turin et de Florence , pour acclimater l'arracacha en Europe , nous engagent à publier les observations de M. Bancroft sur la cuUure de celte plante, insérées dans un des derniers numéros du Botanical Magazine. Cette plante , qui grâces à sa fécondité et à l'excellente qualité de sa fécule , remplacerait avec avantage la pomme de terre , pourrait fort bien s'acclimater dans les régions tem- pérées de l'Europe -, car on la cultive avec succès dans cer- taines parties analogues de l'Amérique. M. Murray a trouvé que , dans le jardin de Glasgow , elle végétait facilement au printems , et qu'elle réussissait dans une exposition chaude, même en plein air. Ainsi donc, si les premiers essais, quoique offrant les plus belles espérances, n'ont pas donné de fruit , c'est sans doute parce qu'on aura né- gligé certaines opérations indispensables : telles que la destruction des ombelles avant la fleuraison , ou le chaus- sement de la tige , lorsqu'elle est parvenue à un certain degré d'élévation. Quoi qu'il en soit, les observations pra- tiques de M. Bancroft ne pourront qu'être utiles à ceux qu'un essai malheureux n'a pas toul-à-fait découragés.
)) Le tubercule de l'arracacha (aracacia esculenfa), dit M. Bancroft , est grisâtre -, il a la forme d'un cône de deux à trois pouces de longueur : la base est destinée à pousser des radicules, le sommet à donner naissance à la tige. Après avoir séparé les tubercules supérieurs de la racine,
nu COMMERCE, DB l'iAPUSTRIE, ETC. lH3
on en détache les rejets, chacun séparément, avec une portion de la substance des tubercules. Alors on pèle ces fragmens à leur base , de manière à les rendre unis -, on enlève ensuite ou l'on coupe les feuilles extérieures , pour qu'il ne reste qu'un tronçon de deux à trois pouces au plus. Si à la base des rejets on aperçoit des germes ou des yeux , on doit aussi les couper soigneusement. Les liges étant ainsi préparées , on les plante dans un terrain défoncé , en direction oblique, à i5 ou i8 pouces de distance les unes des autres. Un sarclage doit avoir lieu tous les deux mois -, et lorsque les plantes ont atteint i o à 1 2 pouces de hauteur, ou quand elles sont sur le point de fleurir , on doit enlever les ombelles : car la fleuraison empêche le raisain d'attein- dre toute sa grosseur. Il faut cependant avoir soin de ne couper que les extrémités , et d'enlever la partie herbacée qui se développe d'une manière exorbitante -, sans quoi la racine en souffrirait. De tems en tems , et surtout après avoir nettoyé le sol , il faut amonceler du terreau autour de chaque plante, afin d'augmenter la grosseur des tuber- cules. Dans une situation favorable Y arracacha atteint sa grosseur totale au bout de six mois. Il ne parait pas de- mander un sol riche , ni beaucoup d'humidité , puisqu'à la Jamaïque, dans un terrain léger, situé dans les districts mon- tagneux de Saint-André , où il est tombé fort peu de pluie pendant la durée de la végétation , les tubercules ont mûri au bout de huit mois. »
g;0rre5|0nbattc«;.
. En publiant mon dernier article sur les finances des États-Unis, j'avais prévu que les honorables adversaires dont j'avais contesté l'argumentation , me répliqueraient. Mais j'avais annoncé que je ne rentrerais dans la lice, qu'après avoir reçu les résultats de l'espèce d'enquête qu'a provoquée, dans l'Union, mon premier travail. Ce n'est que lorsque je serai en mesure de substituer des faits à ce qui n'est encore qu'hypothétique dans mes articles antérieurs , que je devrai de nouveau aborder cette ques- tion. Aujourd'hui je me bornerai à insérer une lettre adres- sée à un honorable membre de la Chambre des Députés , M. François Delessert , et que ce dernier a bien voulu me transmettre. Elle a été écrite par un citoyen de la Pennsyl- vanie , ancien fonctionnaire du gouvernement fédéral, et qui l'a représenté plusieurs fois en Europe dans des missions importantes. L'on sera sans doute curieux de connaître le parti qu'il a adopté dans cette controverse ; et l'on verra que les autorités ne me manquent pas plus que les raisons. J'en pourrais encore citer une autre fort importante, celle de M. Rives , ministre des Etats-Unis en Franco. J'ai déjà cité M. Galatin , qui a rempli les mêmes fonctions parmi nous, après avoir été ministre des finances de l'Union. Honneur à ces citoyens, si dignes d'appartenir à un pays libre 5 leur patriotisme rationnel n'a pas pris la vérité pour une injure, et ils ont senti qu'il était plus utile d'é- clairer les Etats-Unis sur ce que leurs procédés adminis- tratifs offrent encore d'imparfait , que de leur prodiguer, après tant d'autres, de fades et inutiles éloges! Sans cou-
COUUnSVOKUANCK. 1 65
Iredit, Démoslhènes gourmandant Athènes de son humeur grondeuse , lui était plus utile qu'Eschine jetant des fleurs sur les chaînes que lui tendait Philippe.
En persistant dans la résolution que j'ai prise d'attendre Ues renseignemens qui ne peuvent tarder, pour rentrer dans le champ de ce déhat, je ne veux pas cependant lais.- ser échapper cette occasion de remercier M. Cooper de l'empressement qu il a mis à désavouer une phrase de la traduction de sa première lettre qui m'avait offensé ajuste titre. Cette phrase semblait taxer la Revue Britannique d'appartenir à un système politique, stationnaire ou rétro- grade. Rien certes ne pouvait être plus injuste qu'une pa- reille attaque. Si elle a constamment protesté contre ce mouvement fébrile et vague qui agite les sociétés sans leur faire faire aucun pas en avant , elle s'est faite constamment l'apologiste de cette progression régulière qui se dirige avec activité , mais avec mesure , vers un but et un but utile. Aussi, pénétré plus que tout autre des embarras où se trouve ia France , parce que ma position personnelle me permet peut-être de les voir de plus près , et convaincu qu on ne peut eu sortir que par des innovations à-la- fois prudentes et hardies, j'ai, depuis six mois, proposé, dans ce recueil, une série de mesures administratives dont l'exécution me pa- raissait devoir présenter quelques avantages. Il faut croire que d'autres en ont porté le même jugement, puisqu'elles ont toutes été reproduites dans la discussion du budget, même par les membres de la chambre qui attaquent habi- tuellement l'administration à laquelle j'appartiens. M. Coo- per assure que la phrase ou plutôt lexpression dont je m'é- tais plaint, n'est qu'un contre-sens de l'auteur de la version de sa lettre. Comme le général Bernard , entré avec lui jdans la lice , comme M. de Lafayette qui la leur a ouverte, il ne combat qu'à armes courtoises , et avec les égards que
l66 CORRESPONDANCE.
se doivent d'honnêtes gens. On se sent à l'aise avec de pa- reils adversaires. Il semble en luttant avec eux qu'ils vous honorent et vous relèvent au lieu de vous abattre 5 c'est une joute et non pas une lutte. Ils peuvent bien faire vo- ler sur vous la poudre de Taréne , mais ils ne jettent pas de fange ou de limon.
Sous la plume d'autres écrivains , cette controverse a pris un caractère plus passionné et des formes plus acer- bes. Plus tard nous verrons les raisons , sans tenir compte des formes. Observons en passant qu'en France on est au- jourd'hui beaucoup trop disposé à juger les questions, ou du moins un grand nombre d'entre elles, par leurs acces- soires et non en elles-mêmes. C'est là , il faut le reconnaî- tre, une direction très-peu favorable aux intérêts de la vé- rité.
Antérieurement , et dans l'ancienne série de la Revue Britannique, j'avais cherché à reconstruire le budget réel de la Grande-Bretagne. De pareils travaux ne sont pas susceptibles d'une précision rigoureuse 5 mais avec une exactitude relative et imparfaite , ils présentent encore de l'intérêt. Pour faire ce rapprochement , j'avais réuni au budget officiel de l'Angleterre , les dépenses des comtés , les péages des routes à barrières , la taxe des pauvres , les frais du culte anglican et la riche dotation de ses minis- tres , etc. Il parait que ce travail ne blessait aucune sus- ceptibilité de parti, car il ne fut contesté par personne, et plusieurs de mes lecteurs habituels voulurent bien à ce sujet m'adresser quelques félicitations.
Ce premier travail dut naturellement me conduire à en faire un semblable pour les Etats-Unis. Ce dernier paraisr sait susceptible d'un bien plus grand intérêt. L'administra- tion américaine était l'administration modèle, l'administra- tion à bon marché par excellence. Notre budget navait pas
CORRESPO^DA^CE. 167
été discuté une seule l'ois, que les exemples de cette jeune Amérique n'eussent été offerts aux vieux gouvernemens de l'Europe , comme pour les faire rougir de leurs fautes et de leurs erreurs. Toutes les statistiques répétaient que l'Union avait trouvé le secret de se gouverner avec une moyenne de 1 1 fr. par contribuable. La Revue Britan- «iQxjE elle-même avait reproduit ce chiffre sans le discu- ter. S'il n'appartient qu'aux esprits créateurs de découvrir des méthodes perfectionnées d'administration , les esprits les plus vulgaires peuvent parvenir à s'en rendre compte, en les décomposant par l'analyse. Homme médiocre, je me suis mis à l'œuvre pour découvrir ce gTand arcane de l'ad- ministration américaine, qui dans un pays où la main-d'œu- vre est si chère, avec une dépense de moitié ou du tiers, pouvait cependant obtenir les mêmes résultats que les gou- vernemens de l'Europe. La forme du gouvernement des Etats-Unis ne me fournissait pas le mot de cette énigme. Cette forme merveilleusement appropriée à leur position spéciale n'est pas nouvelle. Elle avait déjà été essavée en Europe, dans les Provinces-Unies, divisées, comme l'U--. nion, en gouvernemens spéciaux dont les intérêts politiques étaient régis par un gouvernement central. Or, aucune na- tion n'a fait , relativement à son étendue et au nombre de ses habitans, une aussi prodigieuse consommation d'argent; aucune n'a anticipé davantage par des emprunts sur les ressources de l'avenir. Aussi a-t-on vu à plusieurs époques les capitalistes les plus riches de la Hollande s'exiler vo- lontairement de leur patrie, pour se soustraire aux exac- tions du fisc qui entamaient de tous côtés leurs capitaux et leurs revenus. L'exagération de ces dépenses s'expli- quait-elle par le caractère particulier du peuple? en au- cune façon. C'était au contraire le plus patient , le plus laborieux , le plus économe. Quiconque y dépensait plus
l68 CORKESPONDANCE.
du tiers de son revenu , y était considéré comme un pro-*- digue. Le Hollandais qui avait l'instinct de l'économie po- litique , avant qu'elle ne devint une science , ne connais^ sait d'autre luxe que celui de l'aisance , le comfort, comme disent les Anglais. En toutes choses , il ne recherchait que Futilité, l'utilité pratique, applicable. Les républiques de l'antiquité avaient élevé des statues à leurs poètes , à leurs guerriers , à leurs orateurs \ les républiques de la Hollande en élevèrent à celui qui avait découvert le moyen d'cnca- quer les harengs.
Le citoyen des États-Unis se distingue par des qualités entièrement contraires. Ce qui le caractérise , c'est la har- diesse , l'audace même dans toutes ses entreprises. Envi- ronné de tous côtés par l'espace, par celui des mers et ce- lui des solitudes qui s'étendent dans les profondeurs du continent, il semble que quelque chose de cette nature au\ formes gigantesques soit passé dans ses mœurs. Il aime avec excès toutes les jouissances , et avec passion l'argent qui les paie et les procure. Le mot de dollar résonne sans cesse dans ses entretiens , et semble faire une des hases constitutives de sa langue. Pour s'en procurer , il se livre incessamment aux spéculations les plus hasardeuses. Si elles échouent , sans trop se soucier des intérêts qu'il a commis, il monte sur les mille vaisseaux qui occupent ses côtes , ou s'enfonce dans le désert. Là , Li hache du bûcheron à la main, il abat des pans de forêts pour faire place à la ci- vilisation , et avec celle du charpentier il improvise une ville en bois dans des solitudes. Le caractère américain^ pas plus que ses institutions, ne pouvait donc me donner l'explication de cette gestion économique attribuée à son gouvernement.
Oue si, par suite des avantages d'une position spéciale, l'Union se trouve affranchie de l'obligation de certaines dé-
C.ORUESPOKDANCE, T69
penses, cesl là un bonheur et non un mérite^ un sujet de ielicitations et non pas d'éloges. Je reconnais en etFet que les Etals-Unis, qui n'ont pas de voisins sur la plus grande- partie de leurs limites , ont pu se dispenser du plus cher et du plus improductif de tous les luxes 5 celui d'une grande armée permanente. Mais tout autre gouvernement, quelles qu'en fussent les conditions et la forme, eût également, dans la même situation , évité cette dépense. La Bavière , pays méditerrané, a dans son budget un chapitre de moins que la Belgique , dont la population est à peu près égale; celui de la marine militaire. Qu'en conclure ? que son gou- vernement est plus économe. Non , sans doute \ mais qu'il ne peut pas avoir de vaisseaux, parce qu'il n a pas de cô- tes. Ainsi donc , ce n'est pas dans les dépenses que l Union évite par une situation spéciale, mais dans l'habile écono- mie de celles qu'elle est forcée de faire, que doit se trouver la justification de tous les éloges prodigués à son adminis- tration.
Or, qu avons nous vu, en examinant les dépenses de cette administration ? Qu'elle paie les juges des juridictions inférieures, plus qu'on ne paie, en France, les conseillers à la cour de cassation. Qu'une armée de 6,000 hommes lui coûte îio,6oo,9oo fr. En d'autres termes, que la moyenne de la dépense occasionée par chaque homme de cette petite armée avec les frais accessoires, est de 3,433 f. , tandis que dans larmée française cette moyenne n'est que de 80 3 fr. Il en est de même de la marine, puisque avec plus du tie^'s des frais que coûte la nôtre , elle n'a pas même le cin- quième de nos bàtimens , quoique tous les élémens de la construction maritime se trouvent sous sa main : les gou- drons , les chanvres des cordages , les bois des mâtures et des carènes. L'exactitude de mes calculs à cet égard a été garantie par la plus imposante de toutes les autorités, celle
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CORllESPO>DA>CE.
de M. de Rigny, qui en défendant à la tribune les chiffres de son budget, a fait entre les marines des deux pays des rapprochemens dont les résultats sont absolument sembla- bles aux nôtres. Enfin . nous avons vu que les vingt-qua- tre républiques construisaient et réparaient encore leur» routes par la corvée, méthode barbare abandonnée en France depuis ladministration de M. Turgot, et qui aurait dû l être bien auparavant. C'est en effet un des impôts les plus lourds et les plus iniques de la vieille fiscalité, puisqu'il se résout toujours en une espèce de ca- pitation qui pèse à-la-fois, et également, sur le riche et sur le pauvre. A cet égard, un de mes adversaires observe, il est vrai, que dans mon compte de ce que coûte l'entretien des routes aux Etats-Unis , j'ai évalué trop haut le prix de la main-d'œuvre en le supposant de 4 f» 5o c, tandis qu il ne serait que de 60 cents, un peu plus de 3 f. , d'où résul- terait une exagération proportionnelle dans mon apprécia- tion de cette dépense. Jy consens, mais un autre de mes adversaires qui doit être à cet égard fort bien instruit, a es- timé à 120,000 le nombre des lieues que je naiportéquà 4o,ooo. Dès lors, la dépense d'entretien des routes serait de 186,000,000 fr.. ou de 17 fr. par contribuable, ce qui, en v joignant les frais du gouvernement fédéral, ferait déjà 3o fr. pour la movenne supportée par chacun d eux ; somme assurément très considérable et qui cependant ne comprendrait pas encore les charges des états spéciaux , celles des comtés, la taxe des pauvres, etc., etc. C'est vainement quon tourmentera les chiffres en mille façons, on arrivera toujours au même résultat, et l'avantage de l'économie devra rester à l'administration la plus habile. Or, comment l administration américaine, qui ne fait que de nailre. pourrait-elle contester la supériorité à cette sa- vante administration française, préparée par Turgot, dont
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CORRESPONDANCE. ' I7I
rassemblée eonslituanle a posé les bases , que le génie de JNapoléon a perfectionnée en y introduisant un ordre ad- mirable qui lient de la sévérité de la discipline militaire -, et dont les rouages ont encore reçu d importantes amé- lionitions des esprits distingués qui se sont succédé dans les obambres pendant le cours des dix -huit aimées de notre gouvernement parlementaire.
Mais, dit-on, ce n'est pas seulement avec des impôts que les Etats-Unis paient leurs charges publiques ; ils ont su se créer des ressources qui ne routent rien aux contribua- bles. Ils vendent des terres , ils creusent des canaux dont les péages donnent un excédant considérable sur la somme annuelle nécessaire au service des intérêts des capitaux em- plovés à les construire. Qu'importe! Il me semble que lors- qu il s'agit d'examiner si un gouvernement jouit d'une ad- ministration vraiment économique , ce sont les dépenses qu'il faut calculer, et non pas la nature des recettes. Sup- posons , et cette hypothèse fort peu probable n'est pas ce- pendant impossible , qu'au sein inexploré des Rocheuses , prolongement des Cordillères dans l'Amérique du Nord , on découvre un jour un minerai plus riche, plus abondant que celui des montagnes du Mexique. L'Union ne man- querait pas sans doute de reculer ses limites jusqu à ces monts aux flancs d'or ou d argent. Que trouverait-on pour les défendre? De misérables Indiens qui ne sauraient tirer aucun parti de leurs trésors , qui en ignoreraient même la valeur , et que l'on détruirait comme on en a détruit tant d'autres avec quelques coups de fusil et quelques barils d'eau-dc-vie. Que si lexploitation de ces mines^ les frais payés , produisait annuellement quarante ou cinquante millions de profit net , le gouvernement fédéral pourrait ré- duire dans une proportion correspondante, la perception de ses douanes. Mais il n'aurait pas pour cela plus de droits au
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de M. de Rigny, qui en défendant à ia liibune les chiffres de son budget, a fait entre les marines des deux pays des rapprochemens dont les résultats sont absolument sembla- bles aux nôtres. Enfin , nous avons vu que les vingt-qua- tre républiques construisaient et réparaient encore leurs routes par la corvée, méthode barbare abandonnée en France depuis Tadministration de M. Turgot, et qui aurait du l'être bien auparavant. C'est en effet un des impots les plus lourds et les plus iniques de la vieille fiscalité, puisqu'il se résout toujours en une espèce de ca- pitation qui pèse à-la-fois, et également, sur le riche et sur le pauvre. A cet égard, un de mes adversaires observe, il est vrai, que dans mon compte de ce que coûte l'entretien des routes aux Etats-Unis , j'ai évalué trop haut le prix de la main-d'œuvre en le supposant de 4 f« 5o c, tandis qu'il ne serait que de 60 cents, un peu plus de 3 f., d'où résul- terait une exagération proportionnelle dans mon apprécia- lion de cette dépense. J'y consens, mais un autre de mes adversaires qui doit êlré à cet égard fort bien instruit, a es- timé à 120,000 le nombre des lieues que je n'ai porté qu'à 4o,ooo. Dès lors, la dépense d'entretien des routes serait de 1 86,000,000 fr., ou de 17 fr. par contribuable, ce qui, en y joignant les frais du gouvernement fédéral , ferait déjà 3o fr. pour la moyenne supportée par chacun d'eux ^ somme assurément très considérable et qui cependant ne comprendrait pas encore les charges des états spéciaux , celles des comtés , la taxe des pauvres , etc. , etc. C'est vainement qu'on tourmentera les chiffres en mille façons, on arrivera toujours au même résultat, et l'avantage de l'économie devra rester à l'administration la plus habile. Or, comment l'administration américaine, qui ne fait que de naître, pourrait-elle contester la supériorité à cette sa- vante administration française, préparée par Turgot, dont
CORUESPONDANCE. I7I
rassemblée constituanle a posé les bases , que le génie de JNapoléon a perfectionnée en y introduisant un ordre ad- mirable qui lient de la sévérité de la discipline militaire ; et dont les rouages ont encore reçu d'importantes amé- liorations des esprits distingués qui se sont succédé dans les chambres pendant le cours des dix -huit années de notre gouvernement parlementaire.
Mais, dit-on, ce n'est pas seulement avec des impôts que les Etats-Unis paient leurs charges publiques ; ils ont su se créer des ressources qui ne coûtent rien aux contribua- bles. Ils vendent des terres , ils creusent des canaux dont les péages donnent un excédant considérable sur la somme annuelle nécessaire au service des intérêts des capitaux em- ployés à les construire. Qu'importe! Il me semble que lors- qu il s'agit d'examiner si un gouvernement jouit d'une ad- ministration vraiment économique , ce sont les dépenses qu'il faut calculer, et non pas la nature des recettes. Sup- posons, et cette hypothèse fort peu probable n'est pas ce- pendant impossible , qu'au sein inexploré des Rocheuses , prolongement des Cordillères dans l'Amérique du Nord, on découvre un jour un minerai plus riche, plus abondant que celui des montagnes du Mexique. L'Union ne man- querait pas sans doute de reculer ses limites jusqu'à ces monts aux flancs d or ou d argent. Que trouverait-on pour les défendre.'^ De misérables Indiens qui ne sauraient tirer aucun parti de leurs trésors , qui en ignoreraient même la valeur , et que l'on détruirait comme on en a détruit tant d'autres avec quelques coups de fusil et quelques barils d'eau-de-vie. Que si rexploitation de ces mines ^ les frais payés , produisait annuellement quarante ou cinquante millions de profit net , le gouvernement fédéral pourrait ré- duire dans une proportion correspondante, la perception de SCS douanes. Mais il n'aurait pas pour cela plus de droits au
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titre de gouvernèrent à bon marché , puisque le chiffre de sa dépense serai toujours le même ; ce serait seulement iin hasard heureu:dont il aurait tiré parti.
On vient de voiau reste , d'après des calculs dont mes adversaires m'ont n partie fourni les élémens , que les contribuables amérains paient , l'un portant l'autre , à- peu-près 3o fr. , ria qu'au moyen de deux impôts et sans compter les autres -, ivoir : 1 7 fr. que représente la corvée ; et 1 3 fr. payés au tisor fédéral et qui sont presque en to- talité le produit ch perceptions des douanes. Or , ces 3o fr. sont supériers à ce que le contribuable français verse au trésor por couvrir la totalité de nos dépenses publiques, défalcatin faite des charges que nous a léguées un passé désastreux sous le litre de pensions , de dette flottante , de dette iagère ou perpétuelle. Il est curieux que ce soit l'argurentation de mes adversaires qui me donne les moyens t. hausser encore mes premières éva- luations; cela s'exptjue par les faits nouveaux que me fournit cette argumotation.
Des esprits dislinués et sincères m'ont fait, d^s un journal de déparlenant, une objection plus fort servent que le prix d la journée étant beaucou^h^â jé aux Etats-Unis qu'a France, une taxe é^ métallique pèse fortincgalement deux pays. Je pourris ne pas réi tion , car elle n'a pasun rappori que j'ai examinées. B effet , que les États-Unis ne'admii de II fr. par conlribablo, comptant que les dépnses à apprécier approxirati^ penses des vingt-quatei mes résultats sous ul
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Cette dernière somme est, il est • ; _.. ... des salaires des journaliers des campagnes , et des ca«>nniers des ponts- et-chaussées ; -mais les j>erreyers empvés par la même administration . reçoivent 2 fr. Les ovrlers que llndu- strie particulière salarie dans les vils . ne gagnent pas moins , et souvent bien davantage. Ain . en prenant 2 fr. pour moyenne . on sera probablemet au-dessoas de la vérité. En second lieu , il s'en faut bien m e ce soit exdosive-
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titre de gouvernement à bon marché , puisque le chiffre de sa dépense serait toujours le même ^ ce serait seulement un hasard heureux dont il aurait tiré parti.
On vient de voir au reste , d'après des calculs dont mes adversaires m'ont en partie fourni les élémens , que les contribuables américains paient , l'un portant l'autre , à- peu-près 3o fr. , rien qu'au moyen de deux impôts et sans compter les autres -, savoir : 17 fr. que représente la corvée ^ et i3 fr. payés au trésor fédéral et qui sont presque en to- talité le produit des perceptions des douanes. Or, ces 3o fr. sont supérieurs à ce que le contribuable français verse au trésor pour couvrir la totalité de nos dépenses publiques , défalcation faite des charges que nous a léguées un passé désastreux , sous le litre de pensions , de dette flottante , de dette viagère ou perpétuelle. Il est curieux que ce soit fargumentation de mes adversaires qui me donne les moyens de hausser encore mes premières éva- luations-, cela s'explique par les faits nouveaux que me fournit cette argumentation.
Des esprits distingués et sincères m'ont fait, dans un journal de déparlement, une objection plus forte. Ils ob- servent que le prix de la journée étant l)eaucoup plus élevé aux États-Unis qu'en France, une taxe égale en valeur métallique pèse fort inégalement sur le contribuable des deux pays. Je pourrais ne pas répondre à celte observa- tion , car elle n'a pas un rapport direct avec les questions que j'ai examinées. En effet , quel a été mon but ? d'établir que les Etats-Unis ne s'administrent pas avec une moyenne de 1 1 fr. par contribuable, comme on l'a prétendu, en ne comptant que les dépenses fédérales. J'ai ensuite cherché à apprécier approximativement la valeur de toutes les dé- penses des vingt-quatre républiques -, et afin de présenter mes résultats sous une forme tangible et plus facile à
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saisir, je les ai formulés avec des chiffres^ en reconnais- sant qu'ils ne pouvaient pas avoir une précision rigou- reuse, parce que je n'avais pas à ma disposition tous les documens nécessaires pour faire un décompte exact de ces dépenses.
Toutefois, j'observerai d'abord que la différence entre le prix de la main-d'œuvre des deux pays n'est pas aussi grande que je l'avais supposée , puisque à New-York , par exemple , la corvée se rachète moyennant 60 cents ou un peu plus de 3 fr. par jour. Or, en France, la moyenne de la main-d'œuvre est certainement de plus de 3o sous. Cette dernière somme est, il est vrai, celle des salaires des journaliers des campagnes , et des cantonniers des ponts- et-chaussées ; -mais les perreyers employés par la même administration , reçoivent 2 fr. Les ouvriers que l'indu- strie particulière salarie dans les villes , ne gagnent pas moins, et souvent bien davantage. Ainsi, en prenant 1 fr. pour moyenne , on sera probablement au-dessous de la vérité. En second lieu, il s'en faut bien que ce soit exclusive- ment avec de la main-d'œuvre que l'on paie l'impôt. Dans tout pays , sous une forme ou sous une autre , les terres , les capitaux en supportent la plus grande partie. Supposons qiie, lasse de discuter pendant des mois entiers si un fonc- tionnaire public aura cinq ou six cents fr. de plus ou de moins, la chambre s'élevant un jour à des vues plus hautes, cherche à augmenter les ressources de la France , en fai- sant un emploi plus habile de celles de son budget 5 que, dans ce but, au lieu d'opérer des réductions insignifiantes dans les recettes, elle augmente de vingt millions, par exemple , le budget des Ponts-et-Chaussées. Rien certes ne serait plus utile, car ce serait de l'argent placé en fonds de terre à 20, 3o, 4», 5o p. "/o, ainsi que je l'ai démontré dans des articles antérieurs de la Revue Britannique.
174 CORKESPOKDAACE.
Comme la plus grande partie de ces vingt millions serait employée en main-d'œuvre, sans contredit elle éprouve- rait une hausse assez forte. Peut-être donnerait-on aux can- tonniers qui reçoivent trente sous par jour, un salaire de cinquante. Mais j'avoue que je ne vois pas en quoi cette hausse rendrait la contribution moins onéreuse au pro- priétaire foncier.
Au surplus, des observateurs judicieux qui ont visité les Etats-Unis et qui les ont bien vus, estiment qu'à tout prendre, malgré l'élévation du taux de la main-d'œuvre, la vie n'y est pas plus chère qu'en France, c'est-à-dire que pour la même somme d'argent on s'y procure à-peu- près la même somme de jouissances. Dans les grandes villes de la côte, à New-York, à Philadelphie, on nous assure qu'elle est au même prix qu'à Paris. A Washington elle serait plus chère à cause de la situation raéditerranée de cette ville. Dans les portions de territoire éloignées des grands centres de consommation , la vie animale est pres- que pour rien. Ainsi donc, la même quotité d'impôts doit peser également ou à-peu-près sur celui qui la paie dans les deux pays.
A la fin de mon travail, j'ai prétendu, il est vrai, que, relativement, les charges de l'Union étaient plus considé- rables que celles de la France. Mais quand bien même je me serais trompé de six ou sept francs en exagérant celles des États-Unis , les données principales de ce travail n'en subsisteraient pas moins. L'infériorité du chiffre de leurs dépenses publiques s'expliquerait par des circonstances particulières ; par l'avantage de ne pas avoir de voisins , et de pouvoir se dispenser d'une grande armée perma- nente , etc. Mais je suis bien loin de reconnaître ma défaite, même à cet égard. Au contraire, je crois qu'avant que cette année se termine , je j)Ourrai faire voir que si mes évalua-
C0IIIIESP01NDA>CE. 1^5
tions sont inexactes, en ce qui concerne les Etats-Unis, c'est parce qu'elles ne sont pas assez élevées.
En effet, faute d'indications suffisantes , je n'ai pas mis en ligne de compte les dépenses communales. Or, qui- conque n'est point étranger aux affaires , sentira , sans qu'on l'explique, que, dans un pays où le gouvernement ne centralise pas l'administration , ou la centralise le moins possible, les dépenses des communes doivent être plus considérables qu'en France, où le gouvernement fait lui-même une partie de ces dépenses. Elles doivent y être aussi réglées avec moins d'économie que parmi nous. Cette centralisation qui communique en quelque sorte à tout un peuple la vie d un seul homme , mécanisme admirable que nous voulons briser sans l'apprécier et le connaître, comme des enfans fantasques, établit partout des contrôles. On suppose peut-être que le gouvernement tend à imposer aux communes des dépenses qu'elles ne désirent pas supporter. En fait, rien n'est plus faux, car il s'applique incessam- ment à réduire celles qu'elles veulent s'imposer elles- mêmes. Aux Etats-Unis, au contraire, où chaque commune est une petite république municipale , réglant ses aff'aires souverainement et sans appel , rien ne la prémunit et ne la protège contre ses propres entrainemens et ses dé- terminations spontanées.
Observons en passant tout ce qu'a de pénible le débat dans lequel je suis engagé. A tout moment on déplace la question , et à chaque publication nouvelle je ne la trouve plus au point où je l'avais laissée. D'abord on disait que l'Union acquittait ses dépenses publiques, toute proportion gardée , avec le tiers ou le quart de ce que payait la France -, lorsqu'ensuite j'ai prouvé le contraire , et que j'ai relevé l'exagération des traitemens qu'elle donnait à ses fonction- naires publics , il a bien fallu le reconnaître j mais on a
1^6 CORRESPONDANCE.
prétendu que la même somme d'impôt pesait différem- ment sur le contribuable des deux pays; puisqu il fallait proportionner les traitemens des fonctionnaires publics au haut prix de la main-d œuvre en Amérique 5 puis encore, que si TUnion dépensait autant que nous , ses dépenses étaient plus productives et mieux entendues. De manière .que je suis obligé de changer sans cesse de terrain et de suivre mes adversaires sur tous ceux qu'il leur convient d'adopter.
Est-ce la peine de revenir encore sur celte argumenta- lion bannale tirée de la liste civile.? Ou me demande d'un air triomphant comment on peut comparer l'économie d'un gouvernement qui donne 1 35, 000 fr. à son premier ma- gistrat, à celle d'une nation qui attribue annuellement vingt millions, tant en argent qu'en immeubles, à une fa- mille souveraine ? Observons d'abord que si l'Union amé- ricaine avait un roi au lieu d'un gouvernement fédéral, elle fixerait tout au plus sa liste civile au tiers ou au quart de ce qu'elle est en France \ c'est-à-dire , dans la propor- tion du nombre de ses contribuables. La Suède a aussi des institutions monarchiques : est-ce à dire que son roi y reçoive une subvention annuelle de vingt millions ? Non , certes , .puisqu'elle solde ses dépenses de toute nature avec cin- quante millions. D'ailleurs , en supputant les charges qui résultent pour la France de la nature de ses institutions , il faudrait compter également celles qu'impose aux Etats- Unis leur double gouvernement. Au traitement du prési- dent, il faudrait ajouter la valeur locative du magnifique hôtel qu'il habite à Washington , et en outre les traitemens des magistrats suprêmes de chacune des vingt-quatre ré- publiques , ainsi que les palais qui servent de sièges aux gouvernemens de ces étals. En résumé nous ne pensons pas que la forme monarchique , s ils l'avaient adoptée,
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coûtât aux Etals-Unis trois ou quatre millions de plus que la forme de son gouvernement actuel. Cette forme n'en est pa moins merveiileusemenl adaptée à ses mœurs, à sa po- sition topographique ; et dans Tintérèt de leur prospérité et de leur gloire , je fais les vœux les plus ardens pour qu'ils la conservent long-tems, sans espérer qu'ils puissent la conserver toujours.
Il semble que l'Amérique soit le pays des chimères. Ja- dis, dans sa partie méridionale, on avait mis un Eldorado mensonger, tout couvert d'or et de pierreries. Plus récem- ment on a cru trouver aux Etats-Unis un gouvernement qui obtenait les plus grands résultats avec fort peu d'argent, tandis que les gouvernemens d'Europe , avec beaucoup d'argent , faisaient fort peu de choses. Il est très-malheu- reux que TAmérique n ait pas découvert ces merveilleuses combinaisons, même dans notre intérêt, car nous aurions pu nous approprier ses procédés ; mais jusqu'à présent elle se borne à faire de grandes et belles entreprises , et c'est déjà beaucoup , avec de grands capitaux. Cela n'empêche point sans doute que la phrase de gouvernement à bon marché soit ruinée. Peut-être bataillera-t-on encore quelque tems en son honneur. Ses patrons feront comme ceux qui évacuent un champ de bataille ; de tems à autre ils retour- nent la tête pour lâcher un coup de pistolet, mais ils n'en cèdent pas moins le terrain. La ruine de cette phrase est- elle regrettable ? je ne le pense pas. Elle avait quelque chose de perturbateur. C'était une provocation indirecte pour expérimenter encore sur le corps politique en pour- suivant des biens imaginaires. En France il existe sans doute beaucoup de petits abus à réprimer. Grand partisan de l'économie, je les poursuis le plus possible dans la sphère d'action qui m'est attribuée. Mais je n'en suis pas moins convaincu qu'on ne pourra apporter de modifica-
1^8 CORKESPONDANCE.
lions efficaces aux charges des contribuables, que de deuv manières -, savoir : en annulant les rentes déjà rachetées par l'amorlissement 5 et ensuite en mettant notre armée sur le petit pied de paix. Des esprits judicieux sont di- visés sur le premier point. Quant au second, je ne pense pas que nous soyons aujourd'hui en mesure de l'atteindre ; car il faudrait pour cela que l'Europe continentale désar- mât avec nous. Or, elle a encore trop de sollicitudes pour le faire. Elle ne doute point des dispositions pacifiques de notre cabinet ; elles sont attestées par trop de faits, pour que cela soit possible. Mais les ennemis intestins dont ce ca- binet est assailli l'inquiètent ; elle craint qu'il ne finisse par y succomber , et elle se met en mesure contre une administration guerroyante et provocatrice. Dès-lors nous sommes obligés de conserver notre état militaire , puisque nos voisins conservent le leur. C'est cent cinquante ou deux cents millions que nous coûtent par an nos bruyans et inutiles débats. On ne saurait nier que ce ne soit de la rhétorique un peu chère. C'est tout au plus si celle des argumentateurs de l'hippodrome à Constantinople a coûté autant au Bas-Empire.
LETTHR DE M. mANÇOIS DKLESSERT, MEMBRE DE LA CHAMBRE DES DEPUTES, A M. SA1ILMER , CONSEILLER d'ÉTAT , ETC.
Monsieur , J'avais lu avec le plus grand intérêt votre premier article sur les finances des Etats-Unis ^j'avais remarqué avec quelle sagacité , dans l'absence de documens positifs , vous étiez parvenu à tirer des inductions si justes et si concluantes; Plusieurs Américains à qui j'avais communiqué ce savant morceau d'étude administrative, partageaient mon opinion :
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Cependant, M. le général Lafayetle a cru devoir combaUre vos assertions , en engageant dans cette polémique deux hommes dont le nom et la célébrité donnaient du poids à son attacjue. Je me suis empressé de lire la brochure de mon honorable collègue, mais peu convaincu par l'argumenta- tion quelle contient, je priai mon ami, M. Harris, an- cien envoyé des États-Unis à Saint-Pétersbourg, et très- capable de prononcer sur ces matières , de lire cette bro- chure et de me laire part des observations qu elle lui aura suggérées. Il a eu la complaisance de s'en charger, et de me communiquer dans une lettre qu'il vient de m'adresser, le résultat de ses observations. Je m'empresse de vous les transmettre , quoique après la réfutation que vous venez de publier, je prévoie qu'elles paraîtront moins utiles. Je vous autorise cependant à en faire l'usage que vous jugerez le plus convenable.
F. Delesstîrt , Membre «Je Ja Clinmbre des Députe». Paris, le 24 février iSSa.
OBSERVATIONS DE M. IIxnRIS, CITOYES BE LA l'ENNS Yl- VAME , ANCIEN KKVOYF. DES ÉTATS-UKIS A SAINT-PETEnSBOUHG SUR LES FINAI^CES DES ÉTATS-TJJîIS , A l'occasion Dr DF.BAT de mm. de LAFAYETTE, BERNARD
ET roorrn . et de m. SAriNtEP,.
Monsieur ,
La lettre que vous m avez fait l'honneur de m'adresser avec ia brochure de M. le général Lafayetle , m'est par- venue , et je me rends volontiers à vos désirs , en y répon- dant par l'analyse et les observations suivantes :
La susceplibililé du général Lafayetle pour tout ce qui
1 8o coimKspoNnANCf:.
concerne les Etats-Unis d'Amérique , est aussi naturelle qu'elle est louable. Je ne suis nullement surpris que l'ar- ticle intitulé : Examen comparatif des dépenses gouver- nementales de la France et des États-Unis , qui a paru dans la Revue Britannique du mois de juin dernier , ait fixé son attention , et ait fourni matière à de vives récla- mations de sa part.
Toutefois , comme une question de cette importance ne saurait se résoudre sans le secours de documens authenti- ques, il est à regretter que le général ne se soit point adressé directement aux amis distingués qu'il possède à Washington et dans les autres grandes villes de l'Union , et qui se seraiont certainement empressés de lui fournir tous les renseignemens dont il pouvait avoir besoin. Il se serait épargné, ainsi qu'aux personnes recommandables qu'il a consultées , 1 inconvénient de ces réponses hypothé- tiques qui , malgré l'assurance avec laquelle elles sont pré- sentées , n'en sont pas moins incomplètes, abstraites, et par conséquent insulEsantes et illusoires.
Le général Lafayette paraît surtout avoir été frappé de l'erreur dans laquelle est tombé l'auteur de la Revue , à l'égard de la belle maison de campagne dont il a doté la présidence ; et c'est peut-être là ce qui Ta porté à faire appel à M. le général Bernard et à M. Cooper.
L'erreur de l'auteur de la Revue, au sujet de la maison de campagne du président , est de très-peu d'importance. Personne ne sait mieux que le général Lafayette que la ré- sidence affectée par la nation à son président , dans le dis- trict de Columbia , est située de manière à jouir des avan- tages de la ville et de la campagne.
MM. Bernard et Cooper ont chacun présenté un ex- posé des budgets de la France et des États-Unis, et après s'être livrés à des considérations oiseuses sur les contribu- tions respectives des deux pays , ont fini par conclure que
COURESrOWDANCE. l8l
le citoyen américain est beaucoup moins taxé que celui de France; le dernier payant, suivant la Revue, 3i fr. par an , et l'autre , d'après le maximum fixé par M. Cooper , pour l'état de New- York , seulement i4 fv. o5 cent.
L'estimation du général Bernard mérite une plus sé- rieuse attention , en ce qu'elle se rapproche davantage de l'esprit de l'article de la Revue , et qu'elle ne traite d'au- cune matière étrangère. Après avoir montré (p. i5) que les charges publiques supportées par les habitans des Etats-Unis doivent nécessairement être inférieures à celles que la force des choses impose à la France , en raison de leur position géographique et de leur éloignemenl de tout voisin jaloux et belliqueux , et de labsence des causes qui nécessitent en Europe Tentretien d'un grand établissement militaire , le général fait observer que l'auteur de l'article inséré dans la Revue BraTAisNiQUE prétend cependant prouver qu'en dernière analyse la charge publique qui pèse sur les États-Unis est de 35 fr. par habitant, tandis qu'en France, également dans les tems ordinaires, elle n'est que de 3i francs.
C'est, assure-t-on, sur le budget de létat de New-York, que l'auteur de la Revue a basé son calcul relativement aux taxes particulières des états. Ce budget est porté à un peu plus de dix millions de francs -, a Mais sur cette somme dit le général Bernard, celle de i,837,5oo francs est la moyenne payée annuellement par les contribuables : le res- tant des dépenses est couvert par les intérêts de fonds de réserve appartenant à l'état , et par le revenu des canaux d'Erié et de Champlain, revenu qui se monte à près de cinq millions de francs. » (Voy. pages i6 et 17. )
N'ayant moi-même que des données incomplètes, ie n'entreprendrai pas l'analyse des sommes portées pour la dépense de la milice et du clergé. Les correspondans du général Lafayette ont basé leur estimation sur les budgelis
iS'i CORRESPOADAjKCK.
du gouvernement fédéral et des états , sans y comprendre les taxes des comtés et des districts, réparties et prélevées par des commissaires choisis à cet effet par le peuple.
Le budget de l'état pourvoit au traitement du gou- verneur , du secrétaire de la république, des officiers ju- diciaires et des membres de la législature -, aux dépenses de tous les travaux entrepris pour le compte de l'état , en vertu d'un vote de la législature, et à l'entretien des prisons d'état etde plusieurs écoles publiques.
L'on subvient à ces dépenses au moyen de contribu- tions personnelles et foncières, de droits sur les patentes , les ventes publiques , les chevaux , les voitures de luxe et les successions.
Les contributions de comtés , imposées par les commis- saires, sont beaucoup plus onéreuses : elles servent à payer les frais de police , ceux de construction des routes de dis- trict et de comté , des ponts , des établissemens de bienfai- sance, des hospices, des prisons, des écoles élémentaires, et les honoraires des officiers du comté et des jurés.
Dans les villes , Ton perçoit , outre les taxes nécessaires à l'administration municipale et à la police , des contribu- tions pour le pavage , l'éclairage , la garde de nuit et la fourniture de l'eau.
Dans les cinq états de l'Est , appelés communément états de la Nouvelle-Angleterre , les districts s'imposent pour fournir à l'entretien des pauvres et des écoles. A Phila- delphie , et dans le comté du même nom , l impôt foncier absorbe de dix à douze pour cent du revenu.
M. Cooper dit , page 35 : « Qui peut empêcher les Étals-Unis d'établir d'autres genres d'impôts que ceux qui proviennent des douanes , si ce n'est la préférence donnée à celui-ci, et l'absence de la nécessité. »
Il est important de faire observer ici qu'une telle néces- sité, une guerre par exemple, obligerait certainement,
COnHESPONDAiVGE. i83
pendant le lems de sa durée, d'avoir recours à de nou- veaux ffenres d'impôts. Mnis M. Cooper sait bien que le gouvernement qui étahlil autrefois l'accise et le droit de timbre pour >e créer des ressources , souleva contre lui un cri unanime de réprobation et finit par être renversé. Il en est résulté qu aucune des administrations qui se sont succédées depuis aux Étals-Unis, n'a songé, même en tems de guerre, a établir aucun impôt du genre de ceux contre lesquels nous protestâmes avec tant d énergie sous le ré- gime colonial, parce qu'elles savaient qu'ils seraient accueil- Us par le peuple avec la même défaveur que sous le gou- vernement de ces hommes d'étal mal conseillés qui s'étaient mépris si étrangement sur les vrais élémens du système d'imposition populaire.
La question d'un tarif élevé et d'un système de contri- butions trop inégalement réparties, a, depuis quatre ans , donné lieu à une violente opposition de la part d'un des états méridionaux de l'Union, qui a soutenu ses prétentions avec opiniâtreté.
Le secrétaire de la trésorerie , dans un admirable rap- port sur la situation des finances, adressé dernièrement au congrès , fait les observations suivantes : « Les mesures prises par le gouvernement général au sujet du tarif, des travaux d'utilité publique, des terres nationales et delà banque , sont de nature à exciter la sollicitude du pavs. Pour qu'elles puissent opérer d'une manière efficace et permanente, être en harmonie avec les intérêts des ci- toyens de toutes les parties de l'Union , et contribuer au bien-être moral du pavs , il faut s'en rapporter entièrement au patriotisme et à la sagesse des dépositaires de l'autorité et du peuple. La diversité des intérêts qui caractérisent les différens états de la république , lesquels dépendent de leur position géographique, des coutumes et des occupa- tions de leurs habitans, ne permet pas de favoriser certain*
l84 CORRESPONDANCE.
intérêts particuliers , comme cela se pratique dans d'autres pays différemment situés , où l'on peut le faire avec sûreté et sagesse. Il y a dix-sept ans, les Etats-Unis , au sortir d'une guerre dispendieuse , se trouvaient presque sans dé- fense et avec une dette de 127 millions de dollars. Néan- moins , dans ce court espace de tems , ils ont rapporté tou- tes les contributions imposées pendant la guerre, et se sont presque exclusivement contentés du produit des douanes et de la vente des terres publiques. On ne peut avec sû- reté se dispenser de conserver les impôts qui alimentent aujourd'hui le trésor: jusqu'au terme fixé pour l'extinc- tion de la dette publique , et , vu les abondantes ressources que nous possédons, ce terme doit arriver au 3 mars 1 833. » Ce même secrétaire d'élat recommande ensuite de faire des fonds pour l'accroissement des ressources navales et mili- taires du pays , pour l'armement de la milice des différens états, pour l'augmentalion de la solde et des émolumens des officiers de marine, qu'il conviendrait de mettre en rapport avec ceux de l'armée de terre , et pour celle des traitemens des ministres et autres ofliciers du gouvernement 5 «et pour cela , ajoute- t-il, il faut un revenu permanent de quinze millions de dollars. »
Le peuple des Etals-Unis supporte volontiers des charges qui ont pour objet l'amélioration généiale du pays et l'ex- tension de la prospérité publique. Par exemple, il ne se plaint jamais d'être imposé pour la construction de routes, de chemins de fer , de canaux et d'aqueducs, pour la fon- dation et l'entretien d'écoles et d'instructions , propres à faciliter les progrès de l'agriculture , du commerce et do l'induslrie , et pour des établissemens destinés à répandre rinslruction religieuse. C'est ainsi que la Pennsylvanie, qui est , après l'état de New-York , le plus peuplé de l'Union et Incontestablement le premier de la confédération sous le rapport de fagricullurc et de ses richesses minérales cl ter-
COnRESPOKD.AJNr.E. ï85
riloriales, et qui, sous celui de l induslrie , soutient avec avantage la concurrence avec les états de l'Est, qui sont presque exclusivement manufacturiers , a dépensé depuis 1791 , suivant le message présenté dernièrement à la lé- gislature par le gouverneur de l'état, la somme de 3^ mil- lions de dollars. Et, cependant, le général Bernard pense (p. 18) « que la Pennsylvanie seule a fait construire des routes pour une somme au-delà de quinze millions de fr. ;» et il croit qu'il ne faut point Jaire entrer les péages au nombre des charges publiques aux Etats-Unis.
La majeure partie de cette somme, environ 22 millions de dollars , a été dépensée pendant les douze dernières années , c'est-à-dire lorsque la population était de moitié ou des deux tiers moindre qu'aujourd'hui , et n'offrait guère qu'une moyenne de 800,000 âmes (la population actuelle de la Pennsylvanie est de i,35o,i6i habitans). Il en ré- sulte que chaque habitant a été imposé à environ 2 1/2 dol- lars par an pour les améliorations intérieures, durant cette période. Le gouvernement a déjà pris des mesures si ju- dicieuses pour éteindre le restant de la dette contractée pour la confection de ces travaux, laquelle s'élève encore à quinze millions de dollars , qu'elle cessera d'être à charge à l'é- tat , dans l'espace de cinq années.
Le gouverneur fait observer Qvojez son message) que les contribuables supportèrent avec tant de calme et de ré- signation les charges onéreuses auxquelles ils furent assu- jétis , que les améliorations n'éprouvèrent nulle part d'ob- stacle , et furent ainsi heureusement menées à fin. Le peuple, après avoir vu des millions sortir de sa bourse , n'en renvoya pas moins les mêmes représentans à la légis- lature , avec mission de poursuivre ces dispendieux tra- vaux. En moins de cinq ans , on construisit ^11 milles de canaux et 4o de chemins de fer. Pour subvenir à ces dé- penses, on imposa de fortes contributions personnelles et
iS^ COKRESPOWDAKCE.
des colisalioas de comté. « Aucun citoyeu , ajoute le gou- verneur , ne se refuse à payer une taxe destinée à accroilre le bien-êlre public, a augmenter la prospérité et le bon- heur du peuple , à soutenir le crédit de l'état , et à ména- ger sa force et ses ressources , surtout lorsqu'il sait que ces nouvelles charges ne seront point exigées de lui au-delà de cinq ans , à partir du jour où ces améliorations seront en pleine activité. Tous les états de TUnion-Fédérale, ajoute- t-il, ont eu recours à des impôts exorbitans pour des dé- penses de cette nature. Le New-York a même frappé d'un droit Ibrt lourd le sel fabriqué dans l'état , et l'état d'Ohio, qui naguère était un désert , a exigé de ses citoyens des impôts excessifs pour acquitter l'intérêt des emprunts qu'il avait été obligé de contracter pour utiliser les immenses ressources dont l'a doté la nature. Le gouverneur est , dit- il, intimement convaincu que le peuple supportera ces nouvelles charges sans se plaindre, il n'ignore pas qu'il encourt une grande responsabilité celui qui , sous un gou- vernement libre , prend trop chaudement les intérêts du fisc : néanmoins, celui qui préférerait une popularité éphé- mère au bien-être matériel de son pays, ne mérite point la contiance publique , et ses titres à la laveur populaire ne sont cerlainement point dignes d'envie. »
Il existe mainleuant dans l'état de Pennsylvanie, au-delà de 2,5oo milles de roules à barrière, et après une dé- pense de ^7 milUons de dollars , le peuple , loin d'être ap- pauvri par les impôts , est arrivé à un degré de richesse , d'aisance et de prospérité, qui excite au plus haut point l'admiration et la surprise.
L on serait presque tenté de croire que l'esprit qui ani- mait l'empereur Napoléon, et qui dicta l'admirable lettre publiée à la (in de l'article de la Rkvvje 13RrxA.JSjviQDE , a aussi dirigé la conduite des autoiilés administialives de la Pennsylvanie , et qu'elles ont coiislamment eu devant les
r.OVvRESPOlSD ViNCE. 1 8'^
yeux le résultat du noble système de prospérité que nous venons d'exposer.
Pour préparer et asseoir un bon système d'impôt, et le rendre profitable dans son opération et ses résultats , il faut procéder avec la sagesse que recommande le message du gouverneur de la Pennsylvanie, étudier la situation réelle et relative de la société , ses besoins , ses ressources , sa susceptibilité d amélioration , et surtout les devoirs et les obligations des parties respectives.
Le citoyen américain , loin de se plaindre des sacrifices exigés de lui, se fait au contraire un mérite de sa soumis- sion. Il est convaincu de la justice et de l'utilité de ces contributions-, il a la consolation d'en entrevoir le terme-, et juge de leur importance par les résultats.
D'après les calculs suivans , qui se rapportent aux con- tributions perçues pendant les douze dernières années , on verra que la dette, qui s est élevée à iij millions de dollars, a été presque entièrement payée, non pas par onze ou treize millions de personnes, mais par un nombre infiniment moindre. Nous prendrons, comme terme moyen, le chif- fre de dix millions et un intervalle de vingt années , et en ajoutant un faible intérêt, on verra que chaque habitant y a contribué au moins pour deux dollars par an.
Doll. cents.
Les sommes versées annuellement dans le trésor par l'ad- miuistralion des douanes, durant les dis dernières an- nées , ayant été de près de 20 millions de doll. , chaque individu aura payé environ 2
Sur la somme de deux millions pour transport de la malle- poste {voyez le rapport du Post-Master) » ao
La contribution annuelle des 800,000 âmes de la Pennsyl- vanie, pour améliorations intérieures . a elé de 2 5o
Pour les besoins du gouvernement de l'état » 5o
Ponr les impôts de comtés et de districts » 5o
four rentrctieu du clergé 1
Pour la milice MCuwnr-
I
i88 correspondakce.
J'évalue donc à 5 doll. 70 cents par têle le montant des contributions annuelles acquittées par les habitans de la Pennsylvanie, durant les douze dernières années ; et comme la dette publique de cet état, qui se monte encore à près de quinze millions de dollars , doit être payée dans l'es- pace de cinq années , ce taux ne saurait être moindre d'ici à cette époque.
Il est inutile de suivre les deux correspondans du gé- néral Lafayette dans les aperçus et les conclusions qu'ils ont tirés. Il n'est pas présumable que le général Bernard , dont le service aux Etats-Unis était extrêmement pénible et entraînait une grande responsabilité , ait eu le tems et le moyen d'examiner en détail les budgets des vingt-quatre états. Aussi , ne faut il pas s'étonner qu'il soit tombé dans l'erreur que nous avons relevée au sujet des sommes dé- pensées par la Pennsylvanie en améliorations intérieures , lesquelles, autant qu'il peut se le rappeler, s'élèvent au-delà de quinze millions de francs , tandis que le docu- ment ci-annexé les porte à un peu plus de 200 millions.
M. Cooper a sans doute commis une erreur involon- taire, lorsqu'il a dit, page 39 : «Je ne puis entrer dans une minutieuse analyse des lois et des dépenses des vingt- quatre états. Si je possédais les renseignemens néces- saires , ce travail emploierait un mois , et peu de personnes auraient le tems de me suivre dans ces détails. »
Cependant , à défaut de renseignemens nécessaires , il hasarde son opinion sur une question de celte gravité et de cette importance, et dit que l'auteur de la Revi;e s'est trompé sur tous les points. « Il ne possède aucun renseignement sur la mi/ice , le clergé, ni même sur les honoraires et éinolumens des fonctionnaires publics , mais « il croit qu'il en est de même chez la plupart des autres nations j >> cl « il choit aussi que le taux de ces
COUnESPOî<DAACE. I Bc)
honoraires est moindre en Amérique que partout ailleurs» (p. 46 et 47).
Notre système de milice est tellement onéreux, qu il ne se passe point de session législative sans que le peuple en sollicite la réforme avec instances. Le gouverneur de la Pennsylvanie fait observer à cet égard dans son message : Que tout le monde s accorde à dire que le système ac- tuel est oppressif et accablant pour ceux quil atteint , et ne produit aucun avantage. On devrait , ajoute-l-il , appeler des corps de volontaires à aider jiotre force militaire , et pour cela il conviendrait de voter des fonds et d' accorder des privilèges à ceux qui désireraient s'en- rôler dans ces corps.
L'article de la Revue est peut-être un peu exagéré en ce qui concerne la milice et l'entretien du clergé. Néan- moins , dans l'absence de renseignemens positifs sur ces deux branches de dépenses, je pense qu'en réduisant ce chiffre d'un cinquième on approcherait beaucoup de la réalité.
M. Cooper estime la contribution acquittée par chaque citoyen de l'état de New-York , pour les besoins du gou- vernement général et de celui de l'état, non compris les charges des comtés et des districts , qui sont infiniment plus onéreuses, à quatorze francs. Il compte aussi pour rien les droits perçus pour la navigation des canaux , éva- lués par M. Bernard à cinq millions de francs, et le pas- sage des routes à barrières , droits qui atteignent tous les objets que chaque citoyen envoie au marché. Il croit même que le système de canalisation , qui a coulé tant de sacri- fices à étabhr, n'est point une charge pour le peuple.
Le fait de l'établissement d'un impôt sur le sel, cité par le gouverneur de la Pennsylvanie , impôt qui pèse direte- ment sur la classe indigente , est une circonstance tellement extraordinaire en Amérique , et qui en dit tant à ce sujet,
190 CORRESPONDAKCE.
que nous ne pouvons nous empêcher de le rappeler à M. Cooper.
M. Cooper remarque, page ^o : « Que le mainlieu de l'ordre et l'administration de la justice ne coûteraient pas matériellement davantage pour une population de cent millions d'aines , qu'aujourd'hui pour moins de quatorze millions. » Il doit y avoir ici erreur typographique , au- trement une pareille assertion serait au-dessous de la cri- tique.
Après avoir parlé de la balance des trois pouvoirs, et des chechs . il ajoute : « Le peuple américain peut réélire M. Jackson à la présidence l'automne prochain , si cela lui convient 5 et avant l'automne qui suivra, il peut constitu- tionnellement détruire la place même de président. Il y a des sénateurs, des représentans , des juges, pour faire mouvoir la machine du gouvernement; mais tous ces dé- légués sont à la disposition de la nation. » C'est inconsti- tutionnellement qu'il aura voulu dire , car la constitution, sanctionnée par le peuple, et jurée par ses représentans, pourvoit à la conservation de cet admirable système de gouvernement , qui ne saurait être renversé que par une révolution , provoquée par un abus de pouvoir , comme celui qui détermina en France le mouvement de juillet. M. Cooper et ses amis peuvent être sans crainte à cet égard. Le président, les sénateurs et les représentans sont sujets à changer , ainsi que le remarque M. Cooper , mais la constitution a pourvu à leur remplacement par l'élection populaire. Quant aux juges, ils sont , en Amérique, ina- movibles comme en France. La magistrature y est , comme en France , la sauve-garde de la république , et il doit en être de même dans tout pays régi par des lois. Sans magis- trature indépendante , il n'existe nulle garantie d'ordre ni de stabilité. Il peut se faire que dans les démocraties , exi- stantes il y a deux cents ajis , fondées qu'elles étaient sur
t ORKKSPOMiAAcr. lOl
l inlolérance cl la persécution , il y ail eu une combinaison de pouvoirs du genre de celle que décrit M. Cooper ; mais la constitution qui régit aujourd'hui la république fédé- rale des i lats-Unis , ne reconnaît point de semblables pou- voirs.
De même, en parlant de la vente des terres publiques, il dit, page 87 : « Que chaque individu reçoit une ferme en échange de son argent. Il a sans doute voulu dire (ce qui eût été plus applicable à la situation actuelle du pays et à son amélioration intérieure) que lacquéreur re- cevait, en échange de son argent, des terres, (ju il par- venait à force de travail et de persévérance à en créer une ferme.
Les faits rapportés par Tauteur de la Revue Britak- NiguE , qui les a puisés à des sources authentiques, n'ont donc point été. à mon avis, controversés avec succès par M. Cooper.
Lorsque 1 auteur de la Revue voudra reprendre ce sujet, il ne lui manquera point de matériaux pour prouver la vérité d'une grande partie des faits qu'il a avancés, et rectifier l'autre. Il pourra profiter, à cet égard, des rap- ports officiels que viennent dadresser au président des Etats-Unis les différens ministres du pouvoir exécutif.
Il verra, par le rapport du secrétaire de la Trésorerie . qu il est question d'augmenter considérablement les hono- raires des officiers du gouvernement américain, et que l'administration fédérale, même après l'entier paiement de ia dette, coûtera encore quinze millions de dollars. Il verra limmense extension projetée pour les routes de poste, et les nouvelles charges , qui en résulteront nécessairement pour les états, mais plus particulièrement pour les comtés : il verra enfin que le gouvernement fédéral prélève annuel- lement, pour cet objet, une somme de près de deux mil- lions de dollars , ce qui suppose encore vingt cents par
192 LOTIRESPONDAKCE.
individu, et que celte dépense doit naturellement aller en augmentant. Il trouvera dans le message du gouverneur de la Pennsylvanie d amples matériaux pour asseoir son calcul sur les différentes espèces d'impôts -, et l'examen de ces divers documens le mènera à conclure que le peuple des Etats-Unis est grevé d'assez fortes charges , qu'il sup- porte d'autant plus volontiers qu'il ne les croit nullement préjudiciables à sa prospérité et à son bonheur , et qu'il a l'assurance qu elles tourneront un jour à l'avantage et à l'importance de son pays. Le contribuable n'ignore pas non plus que c'est un tribut que doivent payer tous les mem- bres d'une société naissante , sur un sol encore vierge , pour en tirer les immenses ressources qu'il recèle dans son sein. Usait que, grâce aux mesures qu'un gouvernement sage et prévoyant a prises dans l'intérêt de l'industrie , ses avances lui rapporteront un jour au centuple 5 et son em- pressement à acquitter ses impôts est aussi réel qu'il est nécessaire, louable et patriotique. Notre gouvernement, considéré abstraclivement , n'en est pas moins un gouver- nement à bon marché : le chef ne recevant que 25, 000 dollars de traitement , et les ministres du cabinet seule- ment 6,000.
C'est notre éloignement de l'Europe qui nous affran- chit de la plupart de ces charges onéreuses que nécessi- tent d'immenses armemens et un système de finances vexa- loire et oppressif pour les peuples j de ces charges qui ont ébranlé l'Europe jusque dans ses fondemens, et qui exci- tent en ce moment la vive sollicitude et soulèvent les pas- sions ardentes de la députation nationale de France. Quand on songe {voyez la lettre du général Bernard p. i4) que notre armée se compose seulement de 6,000 hommes en tems de paix , et de 3o,ooo durant la guerre, indépendam- ment de la milice, l'on conçoit que notre situation soit un sujet d'envie. I^a guerre en Europe nous mettrait dans la
COnKEÇPOKDANCIÎ. ig!^
nécessité d'augmenter notre marine pour protéger notre commerce : de là, en partie, vient notre empressement à nous libérer de notre dette nationale , pour être en mesure de parer aux événemens qui peuvent surgir , d'un mo- ment à l'autre , de la situation actuelle du monde.
L'estimation des impôts pour l'état de Pennsylvanie, peut s'appliquer aux autres grands étals de lUnion, où règne le même esprit d amélioration intérieure. Les nouveaux états de l'Ouest, à l'exception de l'Ohio , ne sont point encore dans ce cas. Plusieurs ont à traverser des diffi- cultés inséparables de leur condition d'établissemens nais- sans , et à supporter des fardeaux comparativement plus lourds que ceux dont nous venons de parler. D un autre côté, les états qui commencent à retirer quelque fruit de ces dispendieux travaux , seront disposés, au fur et à me- sure que s'accroîtront leurs richesses et leur population, de s'imposer de nouveaux sacrifices, aussi long-tems du moins que cet esprit d'amélioration animera les Américains ; et il est impossible, quand on jette les yeux sur la carte, de dire où il s'arrêtera.
C'est dans 1 intérêt de la vérité et dans celui de mon pays, que j ai cru devoir vous donner ces éclaircissemens. .T'ai voulu vous montrer , monsieur , que nulle part la main-d'œuvre n'est aussi libéralement rétribuée qu'aux Etats-Unis ; que l'industrie y est l'objet d'une prédilection toute particulière -, que les choses nécessaires à la vie y sont abondantes et à un prix modéré , et qu'en un mot , tout y prospère, grâce à l'admirable constitution qui les régit : j'ai voulu enfin vous indiquer tous les avantages que l'émi- grant peut trouver à aller chercher un asile en Amérique.
En résumé je ne puis me refuser à croire que les cal- culs de INL Cooper et les conclusions qu'il en a tirées , ne soient le résultat de la précipitation qu'il a dû mettre à pré- parer son travail , du défaut de réflexion qui ressort de
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la forme sous laquelle il Ta présenté , et de l'esprit q présidé à sa composition. Privé moi-même de donnes positives sur la question importante des dépenses delà milice, du clergé , des comtés et des districts , j'aurai ai«i besoin d'indulgence ^ mais heureusement j'ai eu , pour je guider, les documens ci-annexés, et les calculs de M. Sal- nicr, qui certes méritent quelque crédit. Son travail st certainement un des plus curieux qui aient paru sur ns finances. Il est remarquable qu'un étranger qui n'a jainis visité rUnion, ait pu réunir tant de laits et d'apercs nouveaux sur l'administration américaine.
Je ne doute pas que ce ne soit pour ajouter un nouvl hommage aux nombreux témoignages d'estime que le g- néral Lafayette est accoutumé à recevoir de mes com lovens, que mon honorable compatriote s'est empressé c réj)ondre à son appel. Toutefois , sans vouloir rien pr juger sur le fond de la question , je crains que, dans ceV circonstance , 1 amour du bien public dont ils sont lun l'autre animés , ait égaré leur zi>le. et leur ait fait prend la tin pour lt> movens.
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DE LA POPULARITE
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amour de la renommée, cette grande faiblesse de la vaité , qui se subdivise de tant de manières , et revêt tant de ormes diverses, ce besoin d'étendre sa vie au-delà de so même , d'usurper en ce monde plus de place que Dieu nr lous en a donné , mériterait en effet l'analyse sévère d( philosophes. Tantôt elle commande à l'homme d'é- rl .jper à l'oubli par le crime ; tantôt elle lui fait quitter ui position calme et une vie paisible , pour le lancer dans ui existence orageuse . où il ne trouve ({ue malbcur.
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la forme sous laquelle il Ta présenté , et de l'esprit qui a présidé à sa composition. Privé moi-même de données positives sur la question importante des dépenses de la milice^ du clergé , des comtés et des districts , j'aurai aussi besoin d'indulgence ^ mais heureusement j ai eu , pour me guider, les documens ci-annexés, et les calculs de M. Saul- -nier, qui certes méritent quelque crédit. Son travail est certainement un des plus curieux qui aient paru sur nos finances. li est remarquable qu'un étranger qui n'a jamais visité rUnion, ait pu réunir tant de laits et d'aperçus nouveaux sur l'administration américaine.
Je ne doute pas que ce ne soit pour ajouter un nouvel hommage aux nombreux témoignages d'estime que le gé- néral Lafayette est accoutumé à recevoir de mes conci- toyens, que mon honorable compatriote s'est empressé de répondre à son appel. Toutefois , sans vouloir rien pré- juger sur le fond de la question , je crains que, dans cette circonstance , Tamour du bien public dont ils sont l'un et l'autre animés , ait égaré leur zèle, et leur ait fait prendre la fin pour les moyens.
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L. Harms. Paris, le 5i janvier i832.
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DE LA POPULARITE
CHEZ LES ANCIENS ET LES MODERNES.
L'homme qui a laissé le plus d'aphorismes féconds et de sentences applicables , lord lîacon dit , dans son Essai sur la Renommée : « C est le sujet le moins souvent traité » par les philosophes ^ ils le redoutent comme s'il s'agissait » d'une de leurs maladies -, cependant , il serait fort utile » de s'en occuper : les affaires du monde entier roulent » sur ce frêle pivot. »
L'amour de la renommée, cette grande faiblesse de la vanité , qui se subdivise de tant de manières , et revêt tant de formes diverses , ce besoin d'étendre sa vie au-delà de soi-même , d'usurper en ce monde plus de place que Dieu ne nous en a donné , mériterait en effet l'analyse sévère des philosophes. Tantôt elle commande à l'homme d'é- chapper à l'oubli par le crime ; tantôt elle lui fait quitter une position calme et une vie paisible , pour le lancer dans une existence orageuse , où il ne trouve ([ue malheur. IX. i3
ig4 ^E LA POPULARITÉ
Quelquefois c'est à l'avenir qu'il demande la gloire ^ et il cherche à se rendre favorable une postérité qu'il n'enten- dra pas. Souvent aussi il veut être populaire ; il veut jouir de l'usufruit de sa gloire ; il veut être immortel de sou vivant. Les suffrages de quelques âmes choisies, de quel- ques intelligences élevées ne le satisfont pas ^ il lui faut davantage \ les murmures caressans du peuple , le char de triomphe , l'ovation, le pavois.
Auteur , artiste , guerrier , chef de secte, chef de parti , peuvent viser à la popularité ou la dédaigner. La classe in- férieure des intelligences et des talens n'a pas d'autre but ni d'autre couronne. Pour s'élever au-dessus de celte fai- blesse, pour chercher le bien en lui-même , pour aimer sa patrie avec désintéressement et candeur , il faut une ame bien haute et une énergie d'héroïsme que l'on trouve ra- rement. Le Christ en a donné l'exemple au monde \ c'est le type de la vertu divine.
Quant à la vertu purement humaine, elle a besoin de soutien et d'appui \ elle s'étaie de vanité -, elle brigue les suffrages du vulgaire. Mais qu'arrive-t-il ? Que ce vul- gaire aveugle, mobile, peu éclairé, l'entraîne avec lui dans une route souvent misérable et criminelle. Ce besoin d'être applaudi n'aurait pour résultat que de grandes ac- tions , si le monde était peuplé d'anges. Il n'en est pas ainsi : la popularité , mobile puissant , a fait éclore au- tant de crimes que de vertus, autant de sotlises que d'actions louables , autant de folies que d'exploits. En dé- finitive, la tache originelle de sa naissance lui reste tou- jours -, c'est la vanité \ on reconnaît celte faiblesse sous les brillans atours dont la popularité se pare. On en retrouve la trace dans tout ce qu'elle produit. L'écrivain qui veut être populaire, sacrifie au goût du moment; Tarlisle qui vise au même but , immole le sentiment du beau et la pu-
CHEZ LES ANCIENS ET LES MODERNES. ig5
reté des formes aux caprices de la mode passagère ; le chef de parti cède au torrent qui l'emporte , et sait qu'il de- viendra odieux au peuple , s'il veut l'arrêter. En un mot , la popularité nest qu une affaire d'amour - propre 5 elle pare des monstres ; elle déifie des infâmes. Maral a été po- pulaire 5 Jean de Leyde a été populaire. Boucher , dans la peinture, Gongora et Le Marini, dans la poésie, ont atteint le dernier faite de la popularité. Leur tombe a été privée en- suite des honneurs accumulés sur leur front ; toutes ces cou- ronnes prodiguées aux vivans se sont flétries sur leurs cada- vres-, on n'a plus vu que le frénétique Marat, le licencieux et facile Boucher, l'emphatique Gongora, le prétentieux Ma- rini. Leurs vices se sont présentés, saillans, horribles, et d'autant plus frappans qu'on les avait entourés d'une re- nommée factice. Que d'hommes ont pavé cher dans l'his- toire la popularité de leur vie !
L'amour de la gloire dédaigne souvent le présent. C'est le présent que la popularité caresse et choie. La popularité , c'est cet amour vague et confus de la tourbe^ c'est cette vaine idolâtrie dun homme-, c'est cette passion de la loule pour son héros ^ passion qui se changera demain en haine ou en dédain ; passion qui eût trainé Washington aux Gémonies , si Washington eut refusé d'obéir à la dictature populaire ^ passion qui eût fait adorer le plus infâme tyran, si ce tyran eût servi ses plaisirs. Caligula et Néron furent populaires.
A ne prendre le mot popularité que dans l'acception politique , ce n'est pas seulement l'amour de la renommée ^ c'est en outre une captalion , une séduction du vulgaire. On veut que toutes ces âmes s'émeuvent d'un sentiment de bienveillance et d'amitié \ on s'inféode à la foule. Si elle s'égare , on s'égare avec elle ^ si elle s'irrite , on partage son irritation^ de cette sympathie avec la foule, on se fait une arme dangereuse : on est gouverné par les émotions
ig6 DE LA POPULARITÉ
publiques, non par ses émolions propres. On obéit aux impulsions de celte masse, et Ton achète, en se faisant l'esclave mobile d'une opinion mobile, le droit de paraître la guider, tandis qu'on est guidé par elle. Aussi a-t-on vu des hommes populaires qui n'étaient pas estimés. Wilkes , perdu de dettes , était populaire sous Georges III : peu de personnes eussent confié à ce dissipateur taré la gestion de leurs affaires personnelles ; cependant son nom resplendis- sait dans toutes les illuminations : i;<Ve TVilhes l était le cri de ralliement général.
Le parasite d'un homme riche et le courtisan d'un peuple n'est-ce pas même chose ? Celui qui vise à la po- pularité ne prétend-il pas en recueillir les avantages ? Et l'homme qui capte les faveurs de la puissance représentée par un seul individu opulent et investi d'autorité , diffère- t-il en rien de l'homme qui caresse la puissance populaire pour recueillir sa double moisson de jouissances vaniteuses et de récompenses lucratives. On a marqué d infamie la plupart des favoris des rois \ les favoris des peuples ne valent guère mieux. De part et d'autre , même souplesse , même abnégation de volonté personnelle, même absence de conviction , même bassesse hautaine , même oubli de la vertu , même soif d'honneurs , mêmes exigeances de vanité , même prostration devant le maître. Celui-ci s'ho- nore d'être assis à la table des princes , et paie cet hon- neur par des complaisances serviles 5 celui-là va porter des toasts dans un cabaret , au milieu d'une multitude qui avec lui n'a aucune analogie d'éducation , de mœurs , d'i- dées, de langage. Un favori du peuple n'ose jamais avoir une opinion à lui. Son caractère naturel , il le déforme pour plaire à son despote. Dès qu'il voit que ses penclians les plus enracinés commencent à déplaire, il les abdique. Dès que ses anciennes opinions se décréditent , il les repu-
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die. Misérable métier , eu vérité. Le peuple et les rois font payer cher à leurs bienaimés, l'un la popularité qu'il leur accorde , les autres la faveur dont ils les comblent. Que de caprices à subir ! Quelle profonde ingratitude ! Comme le favori d'hier est oublié , dès qu'un nouveau favori se pré- sente ! Quels tourmens de cœur et d'amour-propre, quand le maître vous délaisse ! Quels tristes exemples semés de- vant vous sur la roule de la popularité ! Louis XITI n'ac- corde pas une larme à Luyncs, ce favori qui avait fait tant de jaloux. Mirabeau , si populaire à l'heure de sa mort, est maudit dès que son tombeau se ferme. Tour-à-tour éclosent pendant la révolution française , des popularités qui montent à l'écbafaud et que les hurlemens du peuple poursuivent.
La gloire de l'honnête homme, celle de THôpital, de Malesherbcs , est belle et grandit après que l'honnête homme a disparu de la terre. La popularité est petite, comme tout ce qui est théâtral. Elle a son masque , ses cou- lisses, ses vétemens d'emprunt, ses applaudissemensàgages; elle ne prouve rien , si vous la considérez en elle-même.
Aimer réellement son pays , ce n'est pas chercher tous les moyens d'être aimé de lui. Quand Socrate annonçait hautement l'existence du Dieu suprême , du Dieu unique , il s'exposait à la haine de ses concitoyens -, il était profon- dément impopulaire. Quand ce même Malesherbcs pro- clamait les droits de l'humanilé, lorsque quelques âmes fortes protestaient seules contre les échafauds . lorsque le bourreau montrait au peuple la tête sanglante de Char- lotte Corday , était-ce le vice ou la vertu que la popula- rité couronnait ? Les partisans de la démocratie se trom- pent lorsqu'ils prétendent offrir comme récompense aux grandes actions la popularité ; elle a des palmes pour le meurlre et des éloges pour l'infamie.
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Si le désir de la popularité no naissait que d'un senti- ment pur de bienveillance pour les hommes , ce serait un admirable mobile de vertu et de dévoûment -, mais , disons- le sans crainte, le pouvoir et le crédit sont les récompenses <]ue briguent la plupart de ceux dont cette popularité est le but. Je ne prétends pas affirmer que cette bienveillance universelle ne se mêle jamais à la soif de la popularité^ mais l'alliage de vanité et d'ambition l'emporte presque toujours , comme le prouvent les annales de tous les peu- ples. Et notez que cette ambition manque son propre but ; elle se déçoit elle-même \ voyez Pompée. De tous les hom- mes populaires, ce fut peut-être le meilleur, le plus aimé, celui qui mêla le moins de vices à ses vertus : eh bien ! lorsqu'il était au faite du pouvoir , ses concitoyens, assis au théâtre, s'écriaient avec l'acteur : nostris niisej'iis tu magnus es (ce sont nos misères qui te font grand). Il mourut et fut vengé \ mais la postérité n'a pas ratifié la popularité de sa vie \ elle a discerné sans peine cette vanité qui le poussait, qui l'animait, et qui suffit pour rabaisser le caractère le plus noble , la plus haute renommée.
César n'était pas exempt de cet ardent désir de popu- larité , mais il y joignait de plus hautes vues. César était un ambitieux sublime ; Pompée était un homme vain qui ne manquait pas de talent. Pompée , long-tems Tidole de Rome, n'a rien fait pour Rome 5 sa bienveillance se ré- ])andait en paroles \ elle s'épuisait en témoignages de pa- triotisme et de gratitude. Il y avait pour son antagoniste, un but plus élevé. Il voulait lui , servir réellement sa pa- trie \ il aimait non-seulement la gloire d'aujourd'hui , les applaudissemens populaires, les murmures de la foule, mais la gloire éternelle , celle qui se lève sur les tombeaux cl ne s éteint pas dans la postérité. Pompée , guidé par les hommes de parti (jui l'environnaient, eût jonché de cada-
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vres sa route triomphale, si la journée de Pharsale lui eût été favorable -, la j)opularilé l'eût conduit à des massacres épouvantables; il eût été forcé de servir les passions fé- roces et aveugles de ce même peuple dont il captait les suffrages. César au contraire , en cédant à la clémence , hasarda sa popularité ; long-tcms regardé comme un tyran, il mourut sous le poignard. Sylla mourut dans son lit.
Les amateurs de la popularité traitent leur idole comme ces séducteurs , dont Lovelace est le type , traitaient jadis les femmes auxquelles ils adressaient leurs hommages ; ce n est ni la raison qu ils veulent convaincre, ni l'estime (ju'ils prétendent gagner. C'est une affection aveugle qu'ils excitent. Peu leur importent et les moyens qu'ils em- ploient, et les vices qu'ils servent, et la corruption qu ils répandent, pourvu qu'ils plaisent. Un sentiment hono- rable , une émotion vertueuse , opposent-ils quelque ob- stacle à leurs desseins ? ils les détruisent. Que Clarisse tombe de son rang, et que cette ame pure se plonge dans la fange du vice le plus abject : peu importe à Lovelace. Il veut être aimé. Il sera satisfait, si Clarisse déchue, écoute ses vœux. Lovelace feindra l honnêteté, la généro- sité , la grandeur dame , afin d'arriver jusqu'au cœur de Clarisse. Pour plaire à une autre femme , il se montrera étourdi, léger, caustique 5 il flattera ses préjugés, il cares- sera ses passions. Cest par nos vices surtout que nous sommes vulnérables; c'est en caressant nos plus intimes faiblesses , qu'on est sûr de nous plaire.
Appliquez cet exemple aux actes de tous les courtisans de la multitude : vous les verrez demander des têtes si la multitude en demande : crier 'vwe le roi l si la personne du monarque est aimée , se garder avec soin de toute pa- role qui ressemble à un reproche, et ne jamais risquer sous aucun prétexte , ce trésor qui leur est si cher et si
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précieux. Les masses sont, comme les individus, acces- sibles à la flatterie, ennemies de la sévérité qui les ra- mène au devoir, impatientes du frein, et faibles on pro- portion de leur violence. Quand même le sectateur de la popularité ne voudrait pas l'aire un instrument nuisible de Tascendant qu'il veut acquérir , sa flatterie suffirait pour exercer sur la foule une influence dangereuse. En efiet , cette servilité qui s'attaclie à nos pas, celte souplesse qui prévient nos désirs , sont les plus grands fléaux des mo- narques comme des peuples.
On confond aisément l'amour de la popularité , d'une part avec l'amour de la gloire, et d'une autre avec le patrio- tisme. Double et dangereuse erreur ; la gloire réside dans l'avenir -, la popularité n'est que l'écho tumultueux du présent. Le patriotisme est la bienfaisance envers le pays , le dévoûment au sol qui nous a vu naître, aux institutions qui le régissent et aux hommes qui l'habitent. La vie, la liberté, la fortune de vos concitoyens vous deviennent chers et sacrés. S'il faut un sacrifice pour les protéger, si le danger public est là qui vous appelle , si l'agression menace de dé- truire celle confédération d'intérêts , dans laquelle vos in- térêts propres sont mêlés et confondus , vous êtes prêt à donner votre sang et votre bien pour cette cause sainte. Il y a dans le patriotisme ce mélange d'égoisme et de retour vers soi-même qui se trouve dans tous les sentimcns éner- giques de l'homme. Il s'agit du foyer et de l'autel, du berceau des enfans et du tombeau des aïeux. Ces hommes souffrent et jouissent avec nous, sous la loi des mêmes usages; leur idiome est le nôtre; nos espérances cl nos craintes ont un écho dans notre poitrine. Voilà ce qui donna aux Hollandais la force de braver Louis XIV tout- puissant; voilà ce (jui malgré des inslilulions mal combi- nées (il la {grandeur cl la gloiie des >oii(Hés aiUi<pies.
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Quelque» exemples historiques prouveront jusqu à ïé- viJenco que Ion peut être à -la-fois ami de sa patrie et impopulaire . ou très-populaire et ennemi de sa patrie.
Loi'sque Henri IV porta ledit do Nantes, il ne pouvait commettre aucun acte qui fût plus contraire aux opinions et aux senti mens de ses concitovens. La majorité des Fran- çais était catholique. La li{;ue, commandée par les Guises . jouissait seule de la popularité. A moins de renverser toutes les données de l'histoire, vous ne regarderez pas les Guises comme les vimis sincères de leur pays. Représen- lans de lintérét catholique et de Tinfluence espagnole , ils s'empressent d'appeler cette puissance à la couronne et commettent le plus grand crime dont un citoyen puisse se rendre coupable; celui de livrer son pavs à l étranger. Quel était cependant le parti populaire ' Celui des Guises. C était pour eux que la ibule s'armait . pour eux que les pertuisanes et les vieux glaives se dérouillaient dans 1 ar- rièiT-boutique du marchand . dans la chambre à coucher du bourgeois. A peine la bonté de Henri IV parvint-elle à lui concilier une partie de cette popularité redoutable que le crime heureux et le talent des Guises avaient obte- nue. En révoquant ledit de Nantes , Louis Xr\' fit une action exécridjle et populaire ; son aieul en le portant . avait aiguisé le poignaid populaire dont Ravaillac devait le frapper.
Oui , l iniquité et la sottise sont souvent en honneur parmi le vulgaire. Si vous demandez pourquoi cela est ainsi; on vous répondra, qu il est le vulgaire: que ses pensées , ses actes ne sont éclairés que dune demi-sagesse et dune vague lueur, que ses préjugés et ses passions rem- portent toujoui'S sur sa raison ; et que si vous voulez ser- vir ses préjugés et ses passions, vous serez ftir<'é- toiir-à- lour à commettre des folies et dcî^ crimes.
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précieux. Les masses sont , comme les individus , acces- sibles à la flatterie, ennemies de la sévérité qui les ra- mène au devoir, impatientes du frein, et faibles en pro- portion de leur violence. Quand même le sectateur de la popularité ne voudrait pas faire un instrument nuisible de l'ascendant qu'il veut acquérir , sa flatterie suffirait pour exercer sur la foule une influence dangereuse. En effet , cette servilité qui s'attache à nos pas, cette souplesse qui prévient nos désirs , sont les plus grands fléaux des mo- narques comme des peuples.
On confond aisément l'amour de la popularité , d'une part avec l'amour de la gloire, et d'une autre avec le patrio- tisme. Double et dangereuse erreur : la gloire réside dans lavenir \ la popularité n'est que l'écho tumultueux du présent. Le patriotisme est la bienfaisance envers le pays , le dévoûment au sol qui nous a vu naître , aux institutions qui le régissent et aux hommes qui l'habitent. La vie, la liberté, la fortune de vos concitoyens vous deviennent chers et sacrés. S'il faut un sacrifice pour les protéger, si le danger public est là qui vous appelle , si l'agression menace de dé- truire cette confédération d'intérêts , dans laqueUe vos in- térêts propres sont mêlés et confondus , vous êtes prêt à donner votre sang et votre bien pour cette cause sainte. Il y a dans le patriotisme ce mélange d'égoisme et de retour vers soi-même qui se trouve dans tous les sentimens éner- giques de l'homme. Il s'agit du foyer et de l'autel, du berceau des enfans et du tombeau des aïeux. Ces hommes souffrent et jouissent a^ecnous, sous la loi des mêmes usages-, leur idiome est le nôtre; nos espérances et nos craintes ont un écho dans notre poitrine. Voilà ce qui donna aux Hollandais la force de braver Louis XIV toul- puissanl ; voilà ce (jui malgré des institutions mal combi- nées fit la grandeur cl la gloire des sociétés anliques.
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Quelques exemples historiques prouveront jusqu'à l'é- vidence que Ion peut être à -la- fois ami de sa patrie et impopulaire , ou très-populaire et ennemi de sa patrie.
Lorsque Henri IV porta Tédit de Nantes, il ne pouvait commettre aucun acte qui fut plus contraire aux opinions et aux sentimens de ses concitoyens. La majorité des Fran- çais était catholique. La ligue , commandée par les Guises , jouissait seule delà popularité. A moins de renverser toutes les données de l'histoire, vous ne regarderez pas les Guises comme les amis sincères de leur pays. Représen- tans de l'intérêt catholique et de l'influence espagnole , ils s'empressent d'appeler cette puissance à la couronne et commettent le plus grand crime dont un citoyen puisse se rendre coupahle-, celui de livrer son pays à l'étranger. Quel était cependant le parti populaire ? Celui des Guises. C'était pour eux que la foule s'armait , pour eux que les pertuisanes et les vieux glaives se dérouillaient dans l'ar- rière-boutique du marchand , dans la chambre à coucher du bourgeois. A peine la bonté de Henri IV parvint-elle à lui concilier une partie de cette popularité redoutable que le crime heureux et le talent des Guises avaient obte- nue. En révoquant l'édit de Nantes , Louis XIV fit une action exécrable et populaire 5 son aieul en le portant , avait aiguisé le poignard populaire dont Ravaillac devait le frapper.
Oui, 1 iniquité et la sottise sont souvent en honneur parmi le vulgaire. Si vous demandez pourquoi cela est ainsi 5 on vous répondra , qu'il est le vulgaire ,• que ses pensées , ses actes ne sont éclairés que dune demi-sagesse et d'une vague lueur, que ses préjugés et ses passions l'em- portent toujours sur sa raison ; et que si vous voulez ser- vir ses préjugés et ses passions, vous serez for<és tour-à- tour à commellre des folies et des crimes.
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La plupart des gens qui ont réussi , comme s'exprime énergiquement Montaigne, à e sciage r leur pays, étaient des hommes populaires. Au i8 brumaire, quand Bona- parte brisa la législature et chassa les sénateurs tremblans devant les bayonnettes de ses soldats , le peuple l'adorait 5 mais Robespierre aussi avait su conquérir , peu d'années auparavant , la même popularité. De quel œil doit-on donc regarder une popularité qui ne prouve rien en faveur de celui qui l'acquiert , popularité toujours chancelante et ({ue l'on peut raffermir ou par des crimes ou par des bas- sesses ? Une obséquiosité flitale , ou une tyrannie sous la- quelle tout plie, quelquefois un mélange de despotisme et de laisser-aller, de dureté et de flatterie suffit pour faire un homme populaire. Assez souvent il change de forme; d'esclave , il se fait empereur et devient le maitre de tous. D'autres fois il n'a pas le courage et la fermeté nécessaires pour s'arroger le pouvoir. Mais sa souplesse et son obéis- sance ne sont pas moins nuisibles que son ambition et sa cruauté pourraient l'être.
Le peuple séduit regarde la volonté de l'homme popu- laire comme des décrets de Dieu. Il n'écoute plus que ceux qui lui prostituent leur ame , il ne veut plus croire ({ue ses adulateurs. Il paie d'applaudissemens et d hon- neurs cette déférence servile et implicite à son infaillibi- lité. Justes ou injustes, utiles ou dangereux, il faut que ses caprices soient obéis. Mais le candidat populaire perd tous ses droits , on ne lui sait gré d'aucun sacrifice , dès qu'il résiste au géant dont il vient d'accepter le vasselage. C'est au prix d'une éternelle sujétion que le peuple ac- corde ses faveurs. Allez-donc , attelez-vous au char de ce maitre fantasque , suivez la fluctuation incertaine de ses mobiles humeurs ; il se montrera plus difficile à servir que Tibère, plus insatiable que Caligula de voluptés nou-
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vcllos , plus difficile à satisfaire que tous les despotes d'Asie.
Non-seulement les contrées où la démocratie règne, mais celles où un gouvernement mixte assure au public une Iraclion d'influence et de pouvoir, fournissent des leçons importantes et des exemples curieux de cette popularité et de ses conséquences. Un parti populaire arrive-t-il au pou- voir. 11 n'v a pas assez d'éloges pour lui , pas assez d'ana- thèmes pour ses adversaires. Il va sauver le pays , il va ci- catriser les plaies qu'une mauvaise administration a laissées toutes saignantes et tout envenimées. Une carrière d'espé- rances s'ouvre , immense , riante , lumineuse ; la popula- rité entoure le nouveau ministère et va le seconder.
Qu'un mois s'écoule ; et dans ce rapide espace de tems , la popularité aura déserté ses favoris. Que le pouvoir se conduise bien ou mal , il v a en lui une nécessité première et incontestable , la nécessité d'être et de se conserver. Eh bien! pour se conserver, pour exister par lui-même, il faut qu'il résiste aux clameurs confuses dont on l'obsède ^ il faut qu'il blesse des préjugés , qu'il beurte des intérêts 5 il faut que le salut de la patrie et non la captation des ap- plaudissemens publics , deviennent sa loi suprême. De la popularité la plus éclatante , vous le voyez passer à l'impo- pularité la plus prononcée ; et ce n'est une preuve , ni [)Our lui , ni contre lui 5 la force même des choses exige que le peuple frappe d'ostracisme et de malédiction qui- conque ne le suit pas aveuglément. La société, ses lois, ses injonctions, ses restrictions, imposent à l'individu une perpétuelle contrainte. La liberté sauvage, qui réside au fond de la nature humaine, s'irrile contre ces entraves dont on la charge -, quiconque vient s'olfrir pour défenseur des mauvais penchans de noire iialure, est donc sûr de
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trouver des partisans ; il n'y a pas de secte destructive de la société qui n'ait eu son heure de pouvoir.
Un peuple est toujours facile à tromper ; il ne raisonne pas , et son instinct le guide mal. Il aime les illusions -, il se prête aux déceptions qu'on veut lui faire subir. Il en- courage ceux qui veulent bien s'abaisser jusqu'à devenir ses sycophantes; de ce commerce de flatteries et de véna- lité résulte une dépravation générale , dont l'antique Athènes fut un exemple frappant. La vertu publique res- tera-t-elle debout, au milieu de tant de mensonges i' L'homme le plus méprisé sera chéri du peuple s'il le flatte ; l'homme doué de la raison la plus saine professera les opi- nions les plus folles , si le peuple l'ordonne ainsi , et que le suffrage de la foule soit attaché à la profession de ces opinions ; c'est une prostitution mutuelle ; les sophistes qui alimentent ce besoin de flatterie , n'en sont pas moins dé- daignés -, corrupteurs et corrompus, ils reçoivent à leur tour le contre-coup des vices qu'ils répandent. Dans les sociétés antiques , la tribune et les écoles ^ dans les sociétés mo- dernes , les journaux et les livres , cette tribune bien au- trement puissante , retentissent des éloges accordés aux peuples par les flatteurs populaires ; ils finissent par lui persuader qu'il est au-dessus de tout ^ que les lois de la dé- cence et de la vertu ne sont pas faites pour lui 5 que le pou- voir a toujours tort ; qu'il est le seul maître ^ que sa vanité, son iniquité , ses caprices doivent régner exclusivement et régler les destinées sociales.
Chez les Athéniens, cette flatterie du peuple s'était trans- formée en système. On sait quels furent les résultats de la démocratie athénienne. Toutes les institutions de la na- tion se trouvèrent dépravées et flétries. L'administration de la justice , livrée au vulgaire par les hommes qui jouis-
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salent de la popularité, ck'vinl vénale et jjrofondément inique j les mœurs se coiTompiient. Le caprice et le hasard décidèrent toutes les grandes entreprises. Le règne de la popularité fut celui de Tanarchie la plus flagrante j des hommes sans vertu et sans talent luttèrent avec des ambi- tieux doués de talent et dénués de principes. On vit tous ces parasites du peuple rivaliser d'audace et d'infamie pour lui plaire. Dans ses rapports avec les nations étrangères, Athènes , dirigée par les mêmes hommes , ne se montra ni plus équitable , ni plus noble. On ne cessait de lui crier qu'elle était toute-puissante, et que de sa seule volonté dépendaient les principes et les lois. Elle devint insolente, lyrannique , violente , perfide , infidèle à tous les traités : les flatteurs l'avaient gâtée.
L'un des grands malheurs de la popularité, c'est que 1 audace et la bassesse suffisant pour la conquérir, souvent les hommes vertueux refusent de se soumettre à ses exi- gences. Moi ! s'écrie le guerrier , baisser mon épée devant cette populace qui me dictera des folies! Moi ! dit à son tour l'homme politique, plier devant cette tourbe ignorante, en- doctrinée par des sophistes , plus ignorans qu'elle et plus dangereux ! Non , certes. L'homme de cœur est inexpert dans cette science , maladroit et gauche dans l art de séduire la masse. ïLncourager des fautes , servir des faiblesses , ca- resser des préjugés, lui semble un métier odieux et in- digne de l'honnête homme. Il laisse donc le champ libre à ceux qui veulent courir cette carrière qu'il méprise. Les clameurs et les épigrammes du sophiste l'emportent sur les axiomes de son bon -sens. On lui reproche de n'être ni assez complaisant, ni assez sociable. Il devient impopulaire ; il déplait 5 on va le maudire.
Ainsi, d'une part, un peuple substituant ses fantaisies à la loi , se précipite vers sa ruine ^ et d'une autre, les flat-
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leurs qui Tenvironnent le poussent et le plongent dans Ta- bime. S il pouvait prêter l'oreille à des conseils sévères , tout ne serait pas perdu. Mais quiconque l'avertit de son imprudence, est un ennemi auquel il ne pardonne pas. Dans le cours de la révolution française , les hommes po- pulaires qui conservaient encore quelques principes d'hon- nêteté ont vu échouer leur popularité sur cet écueil. Le peuple n'a point cessé de marcher dans sa voie de témé- rité , d'imprudence et de crime -, méprisant les avis de ceux qui osaient le contredire et leur vouant une haine implacable. Tour-à-tour , Turgot , Malesherbe , Mira- beau, Danton lui-même , et enfin Robespierre , sont tom- bés dans la défaveur de ce même peuple , auquel ils avaient prodigué les adulations.
C est quelque chose de si précaire que la popularité !
Elle porte en elle - même les germes de sa mort. Elle a pour base des préjugés et des passions ; base détestable , fragile et chancelante. Notez bien que la popularité n'est pas l'estime publique ^ que Socrate , estimé de ses conci- toyens , fut condamné à boire la ciguë , et que la popu- lace approuva le jugement de F Aréopage -, remarquez que la popularité est essentiellement passagère, et que l'avenir réforme presque toujours ses sentences.
Quels sont les hommes qui ont hâté la décadence d'Athènes et de Sparte ? Ceux qui épousaient toutes les querelles du peuple , se fâchaient de sa colère, caressaient tous ses pen- clians , maudissaient ceux qu'il repoussait : alors, pour ac- quérir cette faveur , il fallait distribuer des comestibles aux pauvres, ouvrir sesjardins aux promeneurs, donner des fêtes et des représentations théâtrales , séduire la foule oisive par tous ces appâts vulgaires. A Sparte , on atteignait le même but , en outrant laustérité générale , en marchant nu-pieds, dans le cœur de l'hiver, en préférant le brouet noir aux
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mets les plus exquis. A Rome, on s'entourait de cliens auxquels on prodiguait sa fortune , on faisait raser sa mai- son , si elle déplaisait au peuple ; on abaissait devant lui les faisceaux consulaires. Et souvent la foule ingrate, à la- quelle on avait tout sacrifié , condamnait Aristide à lexil, ou laissait précipiter ses tribuns , ses défenseurs , du som- met de cette roche Tarpéienne si voisine du Capitole.
La recherche de la popularité a changé de forme , mais non de nature, dans les gouvernemens représentatifs. Comme ils ont pour premier ressort 1 opinion publique , c'est elle que l'on capte. Les mêmes dangers sont attachés aux mêmes abus -, nous avons aussi nos gémonies 5 tel nom adoré devient infâme , dès que la popularité le quitte \ lé- pigramme et la caricature pleuvent sur lui. Un autre fa- vori se présente, qui adopte les nouveaux préjugés du vulgaire 5 celui-là est béni 5 on le place sur l'autel d'où l'on vient de renverser son prédécesseur 5 et l'ovation dure jus- qu'au moment où le peuple s'ennuie d'encenser toujours la même idole et se plait à en choisir une autre.
11 est impossible d'ailleurs de répondre à toutes les es- pérances que Ion a fait naître , de remplir l'attente que l'on a inspirée. L'enthousiasme populaire s'est promis un âge d'or ^ on a fait de vous un héros et un dieu ; le rêve ne tarde pas à s'évanouir 5 vous restez avec vos faiblesses et vos misères, en face d un peuple qui s'est trompé , que vous avez concouru à décevoir, et qui vous regarde comme parfait. D'une exaltation extrême et irré- fléchie , celte masse passe à une haine aveugle ; d'un amour et d'une confiance sans bornes, à une aversion en- racinée. Vous avez prodigué votre sang , vos biens , votre tems. Peu importe ; une seule action , une seule parole qui déplaisent , vous en font perdre le prix.
Méprisez donc, hommes d'état, cette popularité passa-
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gère 5 c'est vers un plus noble but que vous devez tendre 5 changez en un désir plus élevé, en une passion plus géné- reuse , celte passion d'amour-propre , ce besoin de popu- larité. Aimez la gloire ; la gloire qui replace au rang des grands hommes tous ceux que l'injustice contemporaine avait flétris. Ne soyez plus des acteurs , jouant un rôle mesquin sur un théâtre fragile. Servez votre pays comme citoyens 5 remplissez vos devoirs comme hommes. Si l heure de l'équité publique ne sonne pas pour vous -, con- solez-vous 5 plus d'une ame vertueuse a souffert. N'atten- dez et ne craignez rien des préventions favorables ou dé- favorables de vos concitoyens 5 vous n'avez de loi à rece- voir que de votre conscience et de l'histoire , cette con- science du genre humain , comme l'a dit Tacite.
( Godwins Essays. )
DE LA POÉSIE
HINDOUSTANIQUE ET SAMSKRITE.
U«E littérature inconnue à toute l'Europe, depuis que l'Europe est civilisée ^ littérature vaste , féconde , et qui comprend tous les genres que l'esprit humain peut traiter, s'est révélée à nous , depuis quarante ans. Les annales de Tintelligence n'ont pas conservé le souvenir d'un événe- ment plus remarquable. Les théories que l'on avait con- struites , et qui avaient pour base la barbarie du monde ancien , se trouvent détruites. Les Persans et les Égyptiens ne tiennent plus que le second rang dans Thistoire de l'hu- manité. Les systèmes de Pythagore , de Platon et d'Aris- tote , inventés sur les bords du Gange et développés par leurs auteurs , Capila , Vyasa et Gaulama , n'apparaissent plus comme des doctrines particulières à la Grèce , mais comme des résultats nécessaires de la pensée humaine et de son travail. Nous sommes loin d'avoir exploré la car- rière immense que nous offrent les œuvres samskrites ^ mais déjà plus d'une découverte importante a payé les efforts des savans : déjà cette route si vaste semble s'aplanir aux yeux même des profanes qui n'ont pas consacré leurs veilles à de si laborieux travaux.
Depuis trente ans , sept cents publications relatives à l'histoire et à la littérature samskrites ont paru en Europe : nous chercherions en vain , dans les pays les plus civilisés
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2IO DF, LA POÉSIE
de l'Occident, cinquante personnes qui pussent comprendre les textes contenus dans ces ouvrages .^ et cent personnes qui voulussent leur accorder un intérêt passager et une étude même fugitive. Cependant cette persévérance infa- tigable qui dislingue les érudits ne recule pas devant l'ob- stacle. Des chaires de samskrit sont élevées à Berlin , à Breslau, à Oxford, à Paris. Dans la liste des ouvrages récemment publiés et qui traitent de ces matières ardues , nous trouvons un livre grec , un livre polonais , quatre ouvrages écrits en hollandais , trois en russe , huit en da- nois , quarante en français, soixante -trois en anglais, soixante-dix-huit en allemand , six en persan , cent soixante- dix en hindoustani. Les rapports de la Compagnie des Indes avec les descendans dégénérés des vieux brahmanes favorisent les travaux pénibles , mais utiles et gigantesques, de ce petit nombre d'hommes dévoués au culte du savoir. Nous possédons une partie des épopées hindoues , du théâtre hindou , la plupart des codes religieux de l'Inde ancienne et de ses codes de lois.
Long-tems les soins de notre commerce nous ont absor- bés. Nous avons négligé ou méprisé ces trésors. Qu im- portait à nos gentilshommes cette richesse de 1 intelligence, pourvu que leurs cadets trouvassent dans l'Inde un asile et une place , c'est-à-dire presque toujours un tombeau ; pourvu que les fonds de la Compagnie se maintinssent en hausse, et que nos nababs nous rapportassent un bon nombre de pagodes ? L'intérêt romanesque de la Péninsule et du Gange s'était éclipsé : on avait vu de près ces élé- phans , ces trônes d'ivoire ,
Et des rois d'Orient la barbare opulence,
comme dit Milton -, toute cette féerie des Mille et une Nuits , merveille si étonnante, était devenue commune et
HINDOVSTAMQtE ET SAMSKRITK. ■?, I I
vulgaire. Ces royaumes avaient dégénéré en présidences paisibles où s'endormaient de vieux marchands enrichis. L'évèque Héber , réveilla le premier Tnltention de l'Eu- rope et la reporta vers cette grande et magique contrée. Il montra aux Anglais et à l'Europe ces monumens de re- ligions disparues , ces ruines d'empires aujourdhiii sans nom, ces manuscrits dépositaires de doctrines qui ont in- flué sur des générations anéanties 5 traces d'une civili- sation antérieure à toutes les civilisations que l'histoire nous fait connaître. La curiosité naquit. Cette vieille terre à laquelle Pythagore demanda des dogmes, et qu'Alexandre ne put soumettre, s'éleva jusqu'au rang de l'Egypte et de la Grèce , régions classiques dont on interroge les monu- mens, pour y déchiffrer les secrets de la société primitive. Mais l'étonnement s'accrut; plus on creusait dans ces antiquités hindoustaniques , plus elles déployaient de mer- veilles. Voici une langue évidemment mère, non-seule- ment des dialectes parlés dans l'Hindoustan, mais du per- san, du grec, de l'étrusque, du latin et du teuton. Cet idiome sacré enlace dans sa complexité immense , toutes les formes grammaticales, toutes les principales racines sur lesquelles s'appuient les idiomes des peuples civilisés. Voici une poésie épique dont la monstruosité s'allie à la grâce, dont la simplicité touchante traverse une multi- tude de fictions extravagantes , comme un jet de clartés sillonne une forêt ténébreuse. Ces épopées ont recueilli, modifié, orné un grand système de théogonie, de pan- théisme mystique , de philosophie, où se confondent les mille théories de toutes les écoles occidentales , sceptiques , éclectiques, stoiques, idéales, matérielles, athées. Appa- raissant tout-à-coup ait regard des savans , et surgissant comme du sein de l'abîme, ces preuves irréfragables de la plus complète civilisation et du plus antique état social ,
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ces témoignages d'un art , d'une poésie et d'une religion qui ont précédé et sans doute influencé tous les arts , toutes les poésies, toutes les religions connues, ont préludé à un changement dans les données de la critique et de l'histoire. C'était un monde nouveau qui se révélait. Ainsi les voya- geurs admirèrent la ville antique de Mahabalipour, long- tems cachée par Tocéan , mais laissant apercevoir encore , lorsque la marée baissait , des pagodes entières et des pa- lais inhabités depuis des siècles.
Nous ne nous occuperons ici que de ces fragmens de poé- sie samskrite , dont des traductions latines , et surtout alle- mandes , ont reproduit non-seulement les idées , mais le rhythme et la forme. L'allemand se plie à tous les usages : plus un idiome se complique et s'embarrasse dans les replis d'une syntaxe savante , plus l'allemand imite heureusement ces sinuosités et cette variété de combinaisons. D'autres exploreront la philosophie hindoustanique , et classeront des systèmes aussi nombreux que ces théories multiples créées et détruites tour-à-tour par la Germanie moderne.
En général , la poésie samskrite exagère les idées , gran- dit les images , accumule les faits , multiplie les nombres \ mais aussi elle simpliBe le style , épure la couleur , économise la métaphore et ménage l'épithète. Vous cherchez en vain dans ses ouvrages la confusion brillante , l'entassement de comparaisons fantastiques , prodiguées par les poètes arabes et persans. Toutes les inventions colossales des brahmanes qui ont écrit ces épopées brillent au contraire de lucidité et de clarté \ l'exubérance est dans l'imagination, non dans les images , dans la conception , et non dans les mots. La fable se déroule multiple, infinie , étonnante, monstrueuse ; l'expression coule avec la limpidité d'un ruisseau. Cette bacchanale mythologique , dont les épopées hindoues sont remplies , est narrée avec une naïveté tout enfantine , quel-
Hi^DOUSTABIrQUE ET SAMSKRITE. ai3
quefois majestueuse, et qui, sous ce rapport, louche à la simplicité homérique. Nous ne parlons ici que des véri- tables poèmes hindous, de ces chants qui portent avec eux la preuve de leur antiquité. Toutes les littératures se sont corrompues et fardées en marchant vers leur décadence. Les Seicentisli , les Gongora , les Marini , les Dorât , ceux qui prennent la recherche pour l'art , et obscurcis- sent ou contournent leur expression pour atteindre la nou- veauté , n'ont pas manqué à THindoustan. M. Benary a récemment publié le Nalodaya , poème samskrit mo- derne , d'un style aussi faux et aussi entortillé que le style des vieilles épopées est pur et lucide.
Nous commencerons par nous humilier en confessant notre ignorance : nous savons très-peu de samskrit. Mais il nous suffira de communiquer au lecteur le résultat des découvertes que des hommes distingués ont faites, de- puis quelques années , dans ces obscures et vastes ré- gions; les Schlegels , aux principes desquels on peut ne pas inféoder sa pensée , mais auxquels on ne peut refuser son tribut d admiration \ philosophes et poètes , hommes qui ont embrassé la critique , d'un coup-d œil puissant et infatigable , à-la-fois comme une science et comme un art; Bopp , leur associé ; Kosegarten etRosen ; Chezy ; W Jones-, Carey et Marshman; enfin Wilson. Ces hommes remarquables ont exploité pour nous une mine immense et qui leur a coûté de pénibles travaux -, les monumens qu'ils ont arrachés aux profondeurs de la terre s'élèvent sous nos yeux -, qu'on ne s'étonne pas si un profane s en approche ; peut-être notre appréciation en sera-t-elle plus équitable et notre admiration plus réfléchie.
Le tems et l'application qu'exige l'étude d'une langue inconnue absorbent trop complètement l'attention pour que l on puisse demander au philologue la pénétrante et
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impartiale sagacité du critique. Ce sont les racines sam- skrites qui l'occupent; c'est la bizarre complication d'une syntaxe inconnue qui fait son admiration. Ces rapports nouveaux qu'il découvre le surprennent et le ravissent. Si vous voulez obtenir de lui une investigation plus complète, sous le rapport de la poésie et de l'art, vous courrez risque d'être déçu par les illusions de son enthousiasme : il est toujours prêt à regarder comme sublime un trésor si laborieusement conquis. L'exaltation, qui seule a pu le soutenir dans une si rude entreprise , colore à ses yeux et dore d'un reflet éblouissant les plus simples ré- sultats de sa conquête. Un ancien navigateur découvrait-il une île, un rocher, une plage déserte; c'était un paradis, un Eldorado , une terre semée de perles et d or : non-seu- lement son imagination le décevait , mais son succès , mais de longs travaux enfin récompensés , mais le sentiment d'une possession exclusive et d'une découverte toute per- sonnelle l'enivraient à-la-fois ; illusions naturelles et in- nocentes dont la plus froide raison a peine à s'affranchir.
Le tems s'écoule , et cette auréole enchantée s'affaiblit ; cette teinte romanesque disparaît ; les régions de féerie ne sont plus que des régions souvent fertiles, pittoresques, animées, mais d'où les merveilles et les sylphides, les nains et les géans sont exilés à jamais. Celte netteté dans les idées, cette réduction de la magie à la réalité, cette recherche d'une vérité sans ornemens, n'appartiennent pas d'ordinaire aux premiers , aux plus hardis , aux plus célèbres investigateurs : lâche plus modeste qu'éclatante, travail nécessaire cependant , et que nous essaierons d'ac- comphr.
Un nouveau monde, récemment conquis, a enrichi le domaine de l'histoire littéraire; nous ne prétendons pas à la gloire de la découverte-, elle appartient aux er-
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miles du savoir, à ces anachorètes de lérudilion, qui vi- vant loin de la foule, isolés de tous les écrivains et de tous les poètes , ne communiquent pas aux masses les fruits de leurs explorations. Nous traduirons littéralement ces traductions latines et allemandes qui reproduisent mot pour mot et souvent dans tous les détours d'une gram- maire compliquée et d'une syntaxe savante , des originaux inconnus jusqu'ici. Ainsi nous espérons faire connaître, ii ce n'est d'une manière complète , au moins par des frag- mens curieux , ces écrivains dont l'Occident ne soupçon- nait pas l'existence j brahmanes confidens des rois asiati- ques -, bardes et législateurs des régions les plus civilisées d'un monde disparu.
Les institutions primitives de l'Hindoustan se reflètent dans le code de Menou, traduit par W. Jones et publié par Haughton. Les croyances religieuses des brahmanes anciens sont consignées dans les Védas , hymnes mytholo- giques. Deux grandes épopées suivent immédiatement les \édas et précèdent les Puranas , Légende brahmanique, commentaire des Yédas , renfermant 1 hagiographie de celte religion singulière.
Nous offrirons d'abord au lecteur quelques extraits du Maha-Barata. C'est assurément de toutes les épopées , la plus colossale : elle s'élève au-dessus de Y Iliade , de l'O- djssée , de la Jérusalem Délivrée, et des Lusiades ; comme les pyramides d'Egypte s'élèvent au-dessus des temples grecs. Oubliez Homère et le Parnasse à la double cime, el les poétiques rivières de la Grèce, avec leurs rideaux de platanes el leurs pittoresques cyprès. Vous êtes dans l'Inde : voici l'Hymalaya; c'est le symbole d'une poésie dont les dimensions dépassent toutes les poésies connues ; des cimes sur lesquelles la respiration de l'homme s éteint -, des bois immenses et séculaires ; des torrens qui
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grondent comme la mer et semblent vastes comme elle 5 une confusion gigantesque , sous un ciel pur , dont l'at- mosphère dessine nettement tous les contours.
Ce géant de l Epopée n'a pas été complètement traduit: la main mourante de Frédéric Schlegel s'occupait de ce travail, peu de tems avant son agonie. Vers le milieu du poème, on trouve un épisode que Wilkins , Auguste Schlegel et le Baron de Humboldt ont choisi pour sujet de leurs recherches et de leurs méditations. Cet épisode (le Bhaga\^at-Gita) forme à lui seul un poème complet, ex- position de tout le système théologique des brahmanes \ l'Orient n'a point laissé d'ouvrage plus grandiose ni plus curieux à étudier. Le panthéisme hindoustanique s'y ré- vèle avec une majesté, une profondeur, souvent une élo- quence terrible. Vous diriez un chant d'Empédocle ou de Lucrèce, intercalé dans un récit homérique. C'est au milieu d'une bataille que le dieu Krischna déploie au héros Arjuna le système mystique et philosophique de l'univers J les guerriers s'arrêtent -, les éléphans reposent sur des monceaux de corps -, les fureurs de la guerre civile font place au dialogue du héros et du dieu. Cette solennelle discussion sur l'homme et sa destinée , sur Dieu et son essence interrompt le carnage. Rien de plus bizarre et de plus grandiose que cet épisode et la place qu'il occupe.
La guerre civile a éclaté entre les descendans de Pan- doû , légitimes héritiers du trône et les descendans de Kouroû qui l'ont usurpé. Les Pandoûs reviennent à la tète d'une armée, que le héros Arjuna commande, atta- quer les usurpateurs de leurs droits et reconquérir le scep- tre de leurs aïeux. Bhischjna , guerrier d'une taille gigan- tesque, guide lesKouroùs^ la bataille a duré long-tems, et la victoire est encore incertaine. Après avoir encouragé ses
HIJNDOUSTAKlQtJE ET SAMSKUITE. 2 1^
partisans, i5/ziWîma fait retentir la trompette du combat, sa conque terrible , qui porte un nom spécial, comme la Durandal des poèmes chevaleresques. A ce mugissement répondent les trompettes de Tarmée ennemie. Des chevaux blancs emportent le char d'Arjuna, près duquel se tient le dieu Krischna ; et le combat recommence.
Le char du chef des Pandoûs s'est arrêté au milieu de l'espace qui sépare les deux armées. Il les parcourt du regard ; frères contre frères 5 parens contre parens ; prêts à s'entrégorger sur les cadavres de leurs frères ! Une mé- lancolie profonde , une subite douleur le saisissent. C'est ce sentiment de chagrin et de regret qu il communique au dieu son protecteur et son guide. On ne retrouvera point dans notre traduction l'harmonie grandiose du schloka , qui se déroule comme le Gange, avec une majesté fé- conde. Le schloka se compose de deux vers de seize syllabes, qu'une césure suspend à la huitième. Les quatre premières syllabes ne sont soumises à aucune règle -, les cinquième , sixième, septième et huitième syllabes sont toujours une brève, une longue, une longue et une brève; le poète a cependant la liberté de changer cette dernière en longue , quand la versification lexige : la prosodie latine noterait le schloka samskrit de la manière suivante :
« Krischna ! Voici mes parens , armés , debout , prêts à s'égorger. Vois ! mes membres tremblent \ mon visage pâ- lit ; mon sang se glace -, un froid de mort circule dans mes veines-, et mes cheveux se hérissent d'horreur. Gandw , monarcfidèle , tombe de ma main, incapable de le soutenir. Je chancelle , je ne puis ni avancer ni reculer : et mou ame enivrée de douleur semble vouloir m abandonner.
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M Dieu aux cheveux blonds! Ah ! dis-moi. Quand j'au- rai assassiné tous les miens , sera-ce du bonheur ? La vic- toire , l'empire , la vie , que me seront - ils alors ? Qu'est- ce que Templre , la victoire et la vie , lorsque ceux pour qui nous désirons les obtenir et les conserver ont péri dans le combat. Fils et pères, oncles et neveux, amis et parens, non, je ne voudrais pas les voir tomber sur le champ de bataille, 6 conquérant céleste, quand le triple monde se- rait le prix de leur mort ! Et les égorger pour conquérir ce misérable globe ! Non, je ne le veux pas, quoiqu'ils s'apprêtent à m'égorger sans pitié. »
Ce discours , d'une sensibilité si touchante , occupe beaucoup d'espace ; le tableau de la guerre civile y est complet -, on y voit les sacrifices interrompus -, les liens do- mestiques brisés 5 l'extinction des races nobles ; la licence des femmes; le triomphe de l'impiété. Arjuna retombe sur son char , dépose son arc et ses flèches et attend la réponse du dieu. Krischna lui reproche sa faiblesse ; Arjuna répli- que avec une mélancolie plus profonde encore : mendiant , exilé , il aime mieux perdre la couronne et la vie , que de verser le sang des siens.
C'est alors que Krischna développe la théorie sublime et horrible des brahmanes ; fatalisme panthéistique qui con- fond tout, permet tout, embrasse tout. Le meurtre du parent le plus proche est chose indifférente. Le meurtre n'est rien 5 la vie et la mort ne sont rien : passagères mo- difications de l'être, qui ne détruisent et ne créent pas. L'éloquence métaphysique n'a jamais été plus loin :
« Ceux dont tu pleures la mort ne méritent pas que tu les pleures ; que l'on vive ou que l'on meure , le sage n'a pas de larmes pour la vie et pour la mort. Le tems où je n'existais pas , où tu n'existais pas , où ces guerriers n exis- taient pas , n'a jamais été ; jamais on ne verra venir Iheure
HINDOUSTANIQUE ET SAMSKRITE. 2iy
cjui sonnera notre mort. L'ame placée dans nos corps tra- verse la jeunesse, Tàge mûr, la décrépitude-, et passant dans un nouveau corps , elle y recommence sa course. In- destructible et éternel , un dieu déroule de ses mains l'u- nivers où nous sommes : et qui anéantira l'ame quil a créée ? Qui donc détruira Toeuvre de X IndestJ'uctible ?
•') Le corps, enveloppe fragile, s'altère, se corrompt et périt. Mais lame, lame éternelle, et que l'on ne peut concevoir ; celle-là ne périt pas. Au combat ! Arjuna ; pousse tes coursiers dans la mêlée. Lame ne tue pas ; l ame n'est pas tuée -, jamais elle n éclot -, jamais elle ne meurt; elle ne connaît pas de présent , de passé, d'avenir. Elle est ancienne, éternelle, toujours vierge, toujours jeune , immuable , inaltérable. Tomber dans la mêlée , égorger ses ennemis , qu'est-ce , si non déposer un vête- ment, ou l'enlever à celui qui le portait ?
« Va donc , et ne crains rien -, jette sans scrupule une draperie usée ; vois sans terreur tes ennemis et tes frères quitter leur corps périssable , et leur ame revêtir une forme nouvelle. L'ame, c'est la chose que le glaive ne pénètre pas 5 que le feu ne peut consumer; que les eaux ne dété- riorent pas 5 que le vent du midi ne dessèche pas. Cesse donc de gémir. »
L'inexorable dieu continue ainsi. Arjuna l'écoute avec soumission, déférence et dans un étonnement profond. C'est alors que Krischna lui explique par degrés , et pour ré- pondre à ses questions nombreuses , la nature des dieux et de l'univers, la nature de lame, le bien suprême et la sa- gesse éternelle.
La vie active vaut-elle mieux que la vie contemplative ? Telle est la première question qui se présente ; question souvent agitée dans les écoles de la Grèce et que le Bha- f^avaL-GUa résout affirmativement : u Agir sans passion,
aaO DE LA POÉSIE
c'est le plus haut degré de la vertu humaine ; Tame , indé- pendante des objets extérieurs et affranchie de leur in- fluence, doit conserver sa sérénité imperturbable. Quelle se concentre et se renferme en elle-même « comme la tortue se recueille sous son palais mobile et se cache à tous les yeux. » Qu'elle agisse , mais sans émotion*, que le calme intérieur ne soit jamais troublé -, que cette impas- sibilité profonde brave tous les événemens extérieurs , quelle que soit leur importance, leur violence, ou la ter- reur dont ils s'environnent, m Stoïcisme mystique, contraire aux théories d'exaltation contemplative , que des Yoguis professent encore , et que le poète développe et appuie avec une rare éloquence. Plusieurs comparaisons nous semblent mériter d'être citées. L'ame dans sa quiétude doit conserver une inaltérable pureté :
Le céleste lotus , aux pétales d'azur.
Ainsi repose et dort sur les flots d'un lac pur
Plus loin il compare la grandeur de l'ame du philoso- phe à la grandeur de l'océan, et à sa majesté dans le calme :
Les A^oluplés des sens , leurs flots et leurs orages Frappent sans l'émouvoir l'ame lorle des sages : Rien ne peut la troubler. — Telle est la mer : en vain Mille torrens fougueux se jettent dans son sein; Cet immense océan reste calme et sublime.
Homère n offre pas de métaphore semblable ; ce n est plus une comparaison tirée du spectacle de la nature phy- sique ^ le chef brave et redoutable comme un lion ; le glaive qui dévore les hommes comme l'incendie dévore au loin les moissons ^ le poète samskrit compare un élat de lame à une situation particulière de la nature. Tl se plait à peindre cette tranquillité : il emploie les couleurs les
HINDOX-'STANIQCE ET SAMSKKITE. ' 2'.>.1
plus délicates pour représenter celle solitude de Tame, ce repos de la conscience « ermite renfermé dans notre sein. . . >. « lampe suspendue à la voûte d'un palais paisible 5 sa flamme n'est agitée par aucun souffle. »
« Que le dévot se dise : Tous mes acles extérieurs ne )) sont rien. C'est l'affaire de mes sens et non de mon » ame. Elle s'enferme en elle-même ^ elle répète le mono- )i syllabe sacré : om. Parce talisman , elle découvre l'unité » de Dieu en toutes choses \ elle découvre Dieu en tout. » L'homme qui a vécu ainsi est absorbé après sa mort par » le génie primitif, Brahma ; il se perd dans la source de )> l'être \ il se confond avec Dieu. Si le courage lui manque » ou si la mort vient à le surprendre , avant qu'il ait mé- » rite cette récompense , il peut renaître sous une forme » nouvelle^ fils de quelque anachorète pieux, il recom- » mencera sa carrière de sainteté, et de calme divin, jus- » qu'à ce que la couronne céleste lui soit accordée. »
Observez que Krlschna n'encourage aucune des tortures volontaires auxquelles les fakirs se soumettent. Sa théorie , c'est le stoïcisme mêlé à la douceur de l'ame et à la quié- tude.
Après avoir exposé le système de l'univers , il s'expli- que lui-même aux yeux d'Arjuna. Avatar ou incarnation du Dieu suprême, il est Brahma sous forme humaine; tout émane de lui \ tout doit rentrer en lui. Puis s'élevant par degrés , il se proclame identique à tout ce qui est grand dans l'univers ; ame partout présente -, étincelant dans les astres les plus éclatans , il a pour trône tout ce qui domine. Entre les fleuves, il est le Gange -, entre les paroles, le monosyllabe om , qui exprime Dieu ; entre les montagnes , le mont Mérou ; entre les animaux , l'éléphant ; entre les oiseaux , l'aigle. Enfin (et ces deux symboles étonneront le lecteur), il est parmi les lettres , la voyelle A , et k parmi Les
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fraudes humaines , la passion du jeu. » Ainsi il est lout, même le crime ; il comprend tout , même le néant.
« Vois en moi , dit -il , l'immortalité et la mort. Je suis ce qui est ^ je suis ce qui n'est pas. L'atmosphère qui remplit , qui enveloppe, qui entoure, qui contient l'univers, est mon image \ comme elle , j'embrasse et contiens toutes les choses créées. C'est moi qui ai sUspendu à sa chaîne de perles, l'univers éternel, et qui le tiens balancé. » Homère a employé (i) cette image , dont l'origine est évidemment hindoustanique.
Quelle grandeur dans cette personnification du dogme panthéistique ! Jamais l'audace du poète a-t-elle revêtu d'i- mages palpables, de plus magnifiques et de plus vastes pensées. Jamais l'abstraction s'est- elle réalisée avec une témérité plus énergique ; jamais fiction plus profondément métaphysique a-t-elle reçu d'un écrivain la forme et la couleur ?
Arjuna supplie le dieu de se montrer à ses regards , non plus sous une forme humaine , mais sous la forme divine. Krischna y consent :
« Tu me verras 5 mes millions de métamorphoses , de nuances , de formes , de substances vont l'apparaître ; mer- veilles cachées aux regards des hommes et qui le seront dévoilées. Mais ce spectacle mystique, tes yeux mortels ne le supporteraient pas *, je le donne le regard d'un dieu ; vois !
» Mille soleils éclateraient tout-à-coup dans le ciel , que celte magnificence n'égalerait pas ce que vit Arjuna : l'u- nité dans la multiformilé , la splendeur et la vie de tous les mondes , Incorporées dans le dieu des dieux. » Dans l'a- gonie de sa terreur, Arjuna , la lêle élevée vers le ciel, les mains croisées sur la poitrine , s'écria : 1
(1) Iliade, vu, aS.
HINDOLSTANIQLE ET SAMSKUITE. ' 223
« Tous les êtres , toutes les tribus du monde , je les vois en toi seul, 6 dieu ! et Brahma sur son trône de lolus. Tes bras sont innombrables ; ton corps n'a pas de limites , point de commencement 5 point de milieu , point de fin. Le diadème te couronne ; le disque , l'épée , la massue sont dans tes mains : tu rayonnes d'une intense , d'une insup- portable lumière, soleil étincelant de toutes parts ! »
Le poète décrit un peu longuement celte magnificence de la divinité panthéistique : mais bientôt elle se trans- forme 5 sa splendeur se change en terreur 5 créatrice , elle devient destructrice. L'être qui a tiré du néant toutes choses, fait rentrer sa création dans son sein. Gouffre énorme, abîme incommensurable, monstre à la gueule béante ; tout va se perdre et s'annihiler dans les profon- deurs divines.
« Qui es-tu sous cette forme qui m'épouvante? s'écrie Arjuna. Destructeur et dévorateur de toutes choses, ô re- doutable dieu ! salut ! Les héros du genre humain , les mondes, les générations s'engloutissent en toi 5 ta bouche enflammée les dévore , comme la mer absorbe les courans et les rivières. Mais je voudrais te revoir sous ta forme première , sous ta forme créatrice.
» Je suis le tems qui détruit, réplique le dieu. Toute cette armée va s'éteindre. Excepté toi, nul de ces hommes rangés en bataille sous leurs armures étincelantes ne sur- vivra au jour qui s'écoule. Marche donc , combats, lève- toi , triomphe , écrase tes ennemis -, sois roi. Cette armée est morte déjà ; elle est ma victime 5 et toi, tu n'es que l'arme servile du destin. Massacre Bhischma, Karm, Jagathrath, Dron, tous leurs guerriers. Frappe 5 ils sont déjà vaincus.»
Qu'il nous suffise d'avoir fait connaître, par ces extraits, l'un des plus étranges monumens de fanliquité ; l'expo- sition du panthéisme , sous la forme d'un symbole terrible ,
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d'une poésie simple et grandiose. Un autre épisode du même poème donnera , par le contraste qu'il présente , une idée de la variété de nuances qui distingue les épopées de THindoustan. JSala, traduit en latin, et en allemand, par Bopp et Kosegarlen , rappelle la sensibilité élégiaque et la ravissante fécondité de Spenser. Roman dont les caractères sont bien tracés , les incidens vraisemblables et l'intérêt pathétique \ chef-d'œuvre, qu'il faut placer à côté des plus aimables créations de l'art. L'Europe l'eût déjà classée non loin du second chant de l'Enéide et de l'épisode d Herminie , si la différence des mœurs orientales et oc- cidentales n'opposait un obstacle éternel à ce que les con- ceptions des poètes asiatiques deviennent jamais populaires parmi nous.
La poésie , émanant de la sensibilité et de l'imagination , s'adresse à elles-seules. L'esprit la conçoit sans doute ; mais le sentiment poétique échappe à son appréciation. Beaucoup de lecteurs comprennent Homère -, mais Homère parle-t-il à leur imagination , comme à celle de Platon ou de Périclès ? Non , certes. Un petit nombre d'hommes choisis a seul la clef du sanctuaire-, il faut, pour lire l'Odyssée, devenir Hellène et se transformer. Tous les peuples possèdent l'ac- cent spécial et caractéristique de leurs passions , accent étranger aux autres peuples. Ainsi l'harmonie de nos con- certs déchire les oreilles du musulman qui les écoute-, ce qui nous charme fait son supplice. Non -seulement la poésie de l'Hindoustan ne réveille aucune des associations et des idées que nos mœurs ont empreintes de poésie ^ le bruit de nos cloches \ les lignes de nos paysages ; les feuillages de nos forêts ; les noms héroïques de notre histoire \ les fleurs et les fruits de notre sol : mais son charme et sa magie éma- nent de nKjeurs inconnues pour nous, d'une terre dont 1rs produits nous paraissent gigantesques ou barbares, d ha-
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bitudes qui nous semblent sauvages, et nous inspirent riiorreur ou le dégoût. Comment donc la majorité des lec- teurs s'identifierait- elle à des émotions si peu en harmonie avec leurs coutumes ? A peine Millon et Shakspeare, Spenser et le Dante sont-ils populaires en Europe. On les admire sur parole , plutôt qu'on ne les comprend. Avant de s'initier à leur génie, une sorte d'éducation préalable est nécessaire-, prélude malheureux, procédé funeste à la poé- sie; pendant que le lecteur acquiert les connaissances né- cessaires, il perd la fraîcheur de sensibilité sans laquelle on ne goûte jamais un poète.
Si les idées morales exprimées par la poésie étrangère nous sont à peine accessibles , ses paysages nous offrent une énigme plus incompréhensible encore. Au moins , le sol de l'Italie et de la Grèce s émaillait des mêmes fleurs qui s épanouissent dans un parc anglais. Le chêne prophé- tique de Dodone, le hêtre de Virgile, le laurier Delphi- que , la rose d'Anacréon , appartiennent à l'Europe en- tière ; leurs couleurs , leurs parfums , leurs feuillages , familiers à notre vue , nous communiquent une partie des émotions dont la muse antique les a doués. Mais lisez l'hymne suivante de Jayadeva (i), brillante et poétique description du printems ; elle ne vous présentera qu'un long hiéroglyphe ; et si vous exceptez la première phrase , aucun des vers qu'elle renferme ne tracera dans votre cerveau une idée nette et colorée , ne laissera dans votre ame un souvenir et une émotion.
» Voici le tems des soupirs pour les jeunes filles sépa- rées de ceux qu'elles aiment. Les abeilles viennent couvrir les fleurs du Bakoul. Les pétales noires du Tamala em- pruntent l'odeur du musc ; les grappes rouges du Palaja
(i) Traduite par W. Jones.
IX. x5
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s'empourprent de sang comme les ongles de Kama , lors- qu'il déchire les cœurs de la jeunesse. Le Césara épanoui ressemble au sceptre éclatant de l'Amour, roi du monde ^ les épines du Cétasa sont les dards qui se baignent dans le sein des amans. Voyez les branches du Patali 5 ses coupes sont remplies d'abeilles , comme un carquois de flèches. Le parfum du Mallika enivre et séduit le cœur même de l'ermite; et les tresses de l'Amra se baignent et se dérou- lent dans les flots bleus de l'Yamouna. »
Toutes ces images sont gracieuses ; quelques-unes d'en- tre elles sont dignes des poètes grecs. Mais les mots bar- bares et inusités qui s'y trouvent joints, les désenchantent. La mythologie grecque avec laquelle nous sommes bercés , nous parait déjà fort étrange -, et Pan et les satyres n'ont pour les modernes qu'un intérêt secondaire. Cependant les rapports du Latium et de l'Hellénie avec l'Europe mo- derne , s'étant conservés dans le moyen-âge , n'ont pas perdu toute leur influence sur nous. Il fut un tems où , dans notre naïveté , nous nous imaginions descendre d'Hec- tor et de Francus. Les études classiques ont construit un pont de communication indestructible entre la civili- sation antique et la nôtre. Troie, Athènes, Thèbes et même Persépolis, ont leur place fixe dans le domaine de notre pensée, éveillent des souvenirs grandioses. Memphis nous est connu ; mais Ayodhya et Vidharba ! L'Helicon et le Parnasse caressent encore notre imagination : mais le mont Merou , Schiva et Vischnou ne se montrent à notre esprit que sous des formes bizarres et sous un voile ob- scur. En vain William Jones a-t-il composé de poéti- ques dithyrambes , qui développent la mythologie des brahmanes -, un savoir immense peut seul en donner la clef 5 et les ailes de la poésie s'afiaissent sous le poids de cette érudition barbare. Le plus beau drame de Calidasa ,
HINDOUSTANIQUE ET SAMSKRITE. 22^
le Nuage Messager- (i), œuvre élégiaque dictée par le génie , est difficile à comprendre ; l'élégance exquise de la poésie lutte avec peine contre une insolite et mystérieuse multitude de noms propres et de souvenirs hindous.
De tous les fragmens de la poésie saraskrite, l'épisode de Nala est peul-élre celui qui exige le moins de commen- taires et qui s'explique le plus aisément. Inspiré par ces sentimens naturels qui reposent dans les profondeurs du cœur humain , il reproduit des affections qui ne changent pas plus que l'économie générale du corps, chez les diffé- rentes races. Quelle poésie que celle que tous les hommes peuvent comprendre , qui arrache des larmes sous toutes les latitudes , qui fait vibrer à l'unisson la sensibilité de tous les hommes. Ici le costume hindou est un charme de plus; nous aimons à retrouver nos passions et nos douleurs sous cette draperie étrangère : cette copie fidèle des mœurs domestiques d'un peuple inconnu nous plaît et se laisse comprendre aisément.
Ici l'idéal de la vertu féminine s'élève et brille d'une clarté, d'une grâce, d'une chasteté ravissantes. Un amour de l'humanité , une douceur d'ame , une naïveté char- mante , respirent dans le poème. On croit vivre au sein d'une race primitive, innocente, pacifique, et dont la civilisation perfectionnée a développé l'intelligence , sans flétrir sa candeur. Les tableaux d'intérieur , la peinture de la fidélité conjugale, ne se sont jamais parés d'une couleur plus tendre et plus heureuse. Il y a quelques an- nées , M. Southey (2) , qui ne connaissait pas l'épisode de Nala , plaça dans son poème épique hindou (la Malé-
(1) Traduit par Wilson.
{î>.) Voyez, dans la première série àv la Revue Brita^mqur , le por- trait de cel écrivain.
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diction de Kehama) , des scènes de vie privée, dont la simplicité contrastait fortement avec l'extravagante gran- deur des fictions. Son instinct de poète lui avait révélé le secret des compositions hindoues : une puissance colossale, à côté d'une grâce enfantine , et toute la naïveté des affec- tions domestiques près des symboles les plus gigantesques que la frénésie de l'imagination puisse créer.
Nala , roi de Nischadha , est le meilleur des monarques et le plus beau des hommes. Il excelle dans tous les arts de la guerre et de la paix. Nul ne conduh un char avec autant d'habileté. Damaïanti , belle et modeste fille du roi Bhima, inspire à Nala une passion vive. Nala , qui veut faire connaître à Damaïanti la tendresse qu'il ressent pour elle, rencontre au milieu d'une forêt une troupe de flam- mans aux ailes d'or , oiseaux dont le vol est rapide et le plumage éclatant : étranges messagers , que le poète sam- skrit prête au monarque. Ils lui proposent de se rendre près de la vierge et de se charger du message d'amour : Nala y consent.
« Les oiseaux s'envolent pleins de joie et prennent leur essor vers Vidharbha, la ville superbe. Ils s'abat- tent aux pieds de Damaïanti, assise parmi ses suivantes, sur les tapis de son palais. Elle s'étonne de les voir, admire leurs formes gracieuses , leur plumage éclatant -, et les jeunes filles , dans leurs jeux, poursuivent autour des co- lonnes la troupe aux ailes d'or. Leurs pieds fuient sur le, marbre -, les oiseaux se dispersent ; et celui qui a suivi Da- maïanti dans la forêt, se trouvant enfin seul auprès d'elle, lui parle ainsi dans le langage des hommes :
— Damaïanti, un noble monarque règne sur Nischadha. Sans égal parmi les mortels, beau comme les gémeaux Asuinas, dieu sous forme humaine ! Si tu l'épousais, ô prin- cesse à la taille élancée, beaux et nobles seraient tes enfans,
HIWDOU5TAN1QUE ET SAMSKRITE. a2f)
comme loi , comme leur père. Nous avons vu les dieux et lesGandharvas, les hommes, les serpens et lesRiscliis ^ mais personne n'égale Nala. Perle entre les femmes , Nala est l'orgueil des hommes, m
Damaiantl ayant entendu ces mots , répondit :
« Va , et répète à Nala , de ma part , les mêmes paroles que tu m'as adressées.
» Les ailes de l'oiseau se déployèrent et il s'abattit sur Nischadha. »
Cependant Damaïanti éprise d'amour pour le prince , se livra tout entière à sa passion nouvelle. Les dames eu- ropéennes reconnaîtront chez la jeune fille hindoue , les mêmes symptômes qui annoncent , parmi nous , le malaise d'un cœur amoureux .
« Elle était assise , pleine de rêverie et d'abattement. Ses joues palissaient ; la mélancolie la consumait. Silen- cieuse , elle regardait le ciel -, et de longs soupirs s'échap- paient de son sein. Triste spectacle! son beau teint s'est déjà terni 5 les peines de son ame l'emportent. Le sommeil, la conversation de ses amies, les banquets joyeux ne la con- solent pas. Malheur! malheur! s'écrie-t-elle , et ses jeunes compagnes pleurent autour d'elle. »
Son père , touché du chagrin qui consume sa fille , se décide à la marier. Ses réflexions à ce sujet, naïves , phy- siologiques et patriarchales , arrachent un sourire criti- que. Bientôt tous les rois de la terre , tous les chefs et les guerriers sont convoqués à une réunion solennelle. La princesse va choisir son époux , en enlaçant d'une guirlande de fleurs la tête du prince. On accourt de toutes les régions; les chars font frémir le sol-, la route qui conduit à Yidharbha est couverte de chevaux. Le globe gémit sous le poids de tant d'éléphans, de cour- siers, de rois et de dieux-, car les dieux héroïques de ces
2^0 HE hA VOÉSIE
tems se mêlent aux hommes , partagent leurs passions, ri- valisent avec eux, les attaquent, les défendent ou les pu- nissent.
Nala se rend à cette assemblée : quatre dieux l'arrêtent au milieu de sa route ] ces quatre dieux sont ses rivaux, et prétendent à la main de Damaianti : Indra, dieu du fir- mament-, -^gni, dieu du feu-, Farouna, roi des eaux-, Yama, roi des enfers. « Nous avons quitté les cieux, lui dirent - ils , pour obtenir la belle Damaianti 5 toi , notre serviteur fidèle, le plus pieux des hommes , le plus juste et le plus saint des rois , porte notre commun message à la belle vierge , et dis-lui que quatre divinités briguent son amour. » La religion lutte contre la tendresse dans le cœur déchiré de Nala : il hésite et se décide enfin ^ la piélé l'emporte , il obéit aux dieux , et va trouver Damaianti.
« Sous un berceau de fleurs , la vierge de Vidarbha reposait , entourée de ses bandelettes , parée de ses voiles de jeune fille , brillante de beauté , douce et majes- tueuse, digne du sang qui l'a conçue. Ses yeux sont noirs et grands 5 sa taille est mince , et ses membres déli- cats s'arrondissent avec grâce. En voyant ces yeux , plus doux et plus étincelans que les rayons de la lune , Nala soupire et son amour s'enflamme du sourire que Damaianti lui accorde. Mais il doit garder sa foi ; il accomplira son devoir. »
En effet Nala va communiquer à la jeune fille les paroles des dieux. Elle le regarde , et souriant au jeune héros qui lui sourit :
(( Qui es-tu? dit-elle, toi dont la beauté éveille en moi la flamme du désir? Ton pas est noble et ta démarche as- surée comme celle des dieux. Homme d'une beauté sans tache et sans égale , mon cœur s'élance vers loi.
— Je suii> Nala. JNoble fille, les dieux m'envoient ici.
HINDOUSTANIQliE ET SAMSKUITE. ' 'J^I
Qualie divinités le désirent. O la plus parfaite des fem- mes , choisis parmi eux. Tel est le message dont les dieux m'ont chargé. Réponds à celui qu ils ont choisi pour in- terprète.
Damaianti adora les dieux , et dit :
— O prince , comment te prouver le penchant qui m'en- traine vers toi? Le souvenir du message que m'apporta l'oiseau aux ailes d'or fait rougir mon visage. Je suis à toi ; tu es mon maître. Hâte le moment de l'hymen , ô seigneur de ma vie! Conduis-moi dans ton palais. Me voici ton épouse fidèle. Ton amour me couronnera de bonheur. Parle , car les rois sont déjà assemblés. Mais si tu me dé- daignes , le poison , la flamme , le gouffre des eaux , le lacet fatal me délivreront de la vie ! »
Ce naïf enthousiasme de l'amour rappelle les pai"oles de la Juliette de Shakspeare. Juliette aussi cède sans combat ; dans son ingénuité , plus pure que la chasteté affectée des femmes vulgaires, elle reconnaît son amant pour son maî- tre-, elle se fie à lui comme à un gentilhomme {gentle- man). Damaianti aime le héros comme un être supérieur et se livre à lui sans réserve.
« Quand les dieux briguent ta main , répond le prince , pourquoi choisir un mortel ? Elève ta pensée et tes regards vers ces sublimes gardiens du monde. La poussière que leurs pas soulèvent est plus noble que moi. Contredire les dieux, c'est marcher à la mort. O la plus belle des femmes ! quand un dieu te possédera , une éternelle parure te fera resplendir^ les fleurs qui te couronneront seront toujours éclatantes. Prononce , choisis \ un cœur qui t aime t'en sup- plie. »
Pendant que le maître de Nischadha parlait , un nuage sombre , des pleurs amers voilaient les yeux de la vierge :
« Héros ! lui dit-elle , les dieux sont vénérables j je les
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adore : mais loi, je te choisis -, mon seul époux, c'esl loi que je désire. » Et ses mains pressées se tordaient ; et eUe frissonnait dans sa douleur.
— Songe à mon devoir et à ma promesse, reprit Nala. Les dieux ont exigé de moi le silence -, il faut que je taise ce que j'éprouve , et que je porte la parole en faveur des dieux qui m'envoient 5 lis dans mon ame, ôDamaïanli!
— Eh bien! tu seras pur de toute faute. Les dieux, précédés par Indra, se présenteront devant moi ^ sois avec eux : c'est en face des gardiens de la terre que je te choi- sirai, toi, le lion entre les hommes; et nous n'aurons commis aucun crime. »
Le poète décrit ensuite rassemblée , le Swayamhara, ou Choix volontaire -, il y a de la grandeur et un beau co- loris dans ce tableau :
« La salle était soutenue par des colonnes d'or. On vit , à travers les portiques gigantesques, s'avancer les héros comme des lions majestueux marchent entre les collines. Des sièges de mille formes leur étaient préparés 5 leurs oreilles étaient chargées de pierreries -, leurs têtes couron- nées de fleurs odorantes. Celaient des formes délicates et ])leines de force , comme celles du serpent souple , aux an- neaux plus durs que l'airain -, c'étaient des bras de géans ; el des tx^esscs de cheveux qui ondoyaient comme des grappes, m
Damaianti s apprête à exécuter son dessein et à choisir l'époux que son cœur préfère -, mais quel est son étonne- ment ! cinq héros absolument semblables à Nala s'offrent à ses regards -, les quatre dieux ont emprunté sa figure , ses traits, sa couronne, sa démarche 5 elle hésite \ elle tremble \ elle se doute de l'illusion opérée par les divinités rivales , et, joignant les mains , elle leur adresse cette admirable prière :
(( O dieux ! jusqu'à ce jour mon ame el ma vie on"l élé
HINDOL'STANIQXJE ET SAMSKKITE. ' 233
pures. Que mon innocence et ma prière pour Nala aient leur puissance sur vous. Au nom de ma pureté , au nom de la sincérité de mon amour, au nom de mon cuite pour les dieux, gardiens du monde, montrez-vous à mes re- gards , et permettez, que Nala m apparaisse ! »
Une idée sublime de la mythologie hindoustanique se révèle ici. Jamais une prière sincère n'est sans effet ; la vé- rité et la vertu possèdent une force magique , toute malé- diction est efficace, et toute supplication invincible. Aussi les dieux apparaissent-ils aux yeux de la jeune fille sous leur forme immortelle 5 Nala , au contraire , se montre avec toute la faiblesse de l'homme 5 contraste qui renferme en- core une pensée philosophique , un avertissement symbo- lique dont il est inutile de développer le sens.
« Les dieux se révélèrent 5 leurs pieds ne touchaient pas le sol. Immobiles comme des statues de cristal, couronnés de fleurs immortelles, leurs paupières ne se ferment jamais ; la sueur ne les souille jamais j leur corps ne donne pas d ombre. Mais la poussière et la sueur terrestre flétrissent la beauté de Nala -, son corps projette une ombre -, ses pieds tremblent en pressant la terre ; 1 effroi se peint dans ses veux. Damaïanti le reconnaît à ces signes. »
Alors la vierge aux veux noirs , pleine de pudeur, saisit le bord du manteau de Nala et l'enlace de la zone de fleurs qu'elle tenait à la main . Les souverains du monde s'étonnent de ce choix et s'écrient Ah l Les autres dieux et les sages applaudissent à la vertu de la vierge , et l'assemblée se dissout.
On célèbre les noces ; Nala et sa femme sont bénis du ciel. Ils ont deux enfans , et donnent au monde lexemple de la vertu. Nala est aimé de ses sujets 5 pieux envers les dieux, il lit souvent et avec attention les Vcdas. même le cinquième Vcda : enfin ce qui est le dernier terme de la
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« Tu ne peux rien contre lui. La douceur est son amt sa parole est la vérité; jamais il ne rompt un sermen Honnête , généreux , pieux , innocent , il ressemble ab dieux qui gouvernent l univers. Qui maudit la vertu se maudit lui-même. Qui la frappe , s'égorge de ses main; Qui s'élève contre Nala , se plonge dans l'étang infernal dans le gouffre éternel. »
Pendant douze années , la vengeance du mauvais géni n'attend qu'une fmle de Nala pour le perdre. Un so» enfin, le prince, oubliant la loi sainte qui prescrit 1 propreté de toutes les partiq^ du corps, foule de soi pied la place où s'est commise la souillure involontaire Aussitôt son ame donne accè> à Tinflaence du démoi Kali. C'o tli^rnior se glisse dans le corps du roi , trouble son intelligence , pervertit son cœur, altère ses goûts ; il n'est plus le même : une seule source de vertu lui reste : sa ten- dresse pour Damaianti. C est une idée morale , infiniment touchante ; ot Ion ne pouvait indiquer avec plus de force la puissaino (]u uuo seule atVeeîion vertueuse et profonde conserve sur 1 ame de l homme .
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Jetant sur son frère barbare un regard profond et dou- loureux , Nala se leva et ne répondit pas. Dépouillé de ses beaux ornemens , seul, le front calme, mais empreint de désespoir, il quitte le palais paternel.
Ainsi le possédé résiste au démon qui lobsède ; son amour pour Damaïanti lutte victorieusement avec Kali. Rien n'est plus dramatique ni plus touchant que ce mor- ceau.
On proclame à travers la ville cet édit de Puschkara: « Maudit s oit-il, celui qui pr^êtera son secours à Nala l » Tout fuit ; Damaïanti seule l'accompagne -, ils arrachent les racines de la terre et boivent l'eau des sources vives. La ("aim les déchira. Un jour le prince déchu jeta son manteau sur une troupe d'oiseaux au beau plumage , et dont il es- pérait se nourrir. Mais à peine les oiseaux furent-ils cou- veTts de ce vêtement, ils prirent leur essor vers les cieux , *•! 1 un d'eux dit à Nala :
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dévotion hindoue , il accomplit le grand sacrifice du cheval.
Mais où trouver une félicité complète et inaltérable ? Deux divinités qui ont désiré la main de la jeune fille , et qui sont arrivées trop tard , ont juré de le persécuter. Ils rencontrent un obstacle qui contrarie l'accomplissement de ce mauvais dessein : Nala est innocent dans sa vie ; et la colère des dieux mêmes vient se briser contre une vertu sans tache. Quand les gardiens du monde entendent dire que Kali , le mauvais génie , a voué haine au héros , ils lui répondent :
« Tu ne peux rien contre lui. La douceur est son ame^ sa parole est la vérité; jamais il ne rompt un serment. Honnête , généreux , pieux , innocent , il ressemble aux dieux qui gouvernent 1 univers. Qui maudit la vertu , se maudit lui-même. Qui la frappe , s'égorge de ses mains. Qui s'élève contre Nala , se plonge dans l'étang infernal , dans le gouffre éternel. »
Pendant douze années , la vengeance du mauvais génie n'attend qu'une faute de Nala pour le perdre. Un soir enfin, le prince, oubliant la loi sainte qui prescrit la propreté de toutes les parties du corps, foule de son pied la place où s'est commise la souillure involontaire. Aussitôt son ame donne accès à l'influence du démon Kali. Ce dernier se glisse dans le corps du roi , trouble sou intelligence , pervertit son cœur, altère ses goûts ; il n'est plus le même : une seule source de vertu lui reste ; sa ten- dresse pour Damaianti. C'est une idée morale , infiniment touchante -, et l'on ne pouvait indiquer avec plus de force la puissance qu'une seule affection vertueuse et profonde conserve sur l'ame de fhomme ?
Nala joue aux dés avec Puschkara , son frère. Il perd ses domaines , ses vêtemens , ses chars , son or 5 le jeu dure
HI>DOUSTAJVIQl'E ET SAMSKUITE. ' ^35
Irois mois. Enfin le prince ne possède plus rien , pas même un habit. La passion du jeu , commune aux races héroïques , est admirablement esquissée. Plus le frère de Nala gagne , plus s'accroît chez Nala le désir dévorant de jouer. Il est sourd à tous les avis ; il marche à sa perte -, un délire et un aveuglement que rien ne peut vaincre l'y précipitent. Damaianti prévoit le sort qui attend son époux ^ elle envoie chercher le conducteur des chars, lui confie ses deux enfans , et le charge de les remettre à sa famille.
Un long éclat de rire de Puschkara retentit et annonça la ruine totale de son adversaire.
« Eh bien ! lui dit-il , veux-tu jouer encore ? quelle sera ta mise? »
Nala reste muet.
a Damaïanli seule te reste; qu'elle soit l'enjeu de la partie! »
Jetant sur son frère barbare un regard profond et dou- loureux , Nala se leva et ne répondit pas. Dépouillé de ses beaux ornemens , seul, le front calme, mais empreint de désespoir, il quitte le palais paternel.
Ainsi le possédé résiste au démon qui lobsède ; son amour pour Damaianti lutte victorieusement avec Kali. Rien n'est plus dramatique ni plus touchant que ce mor- ceau .
On proclame à travers la ville cet édit de Puschkara: «t Maudit soit-il, celui qui prêtera son secours à Nala ! » Tout fuit 5 Damaianti seule l'accompagne -, ils arrachent les racines de la terre et boivent leau des sources vives. La faim les déchira. Un jour le prince déchu jeta son manteau sur une troupe d oiseaux au beau plumage , et dont il es- pérait se nourrir. Mais à peine les oiseaux furent-ils cou- verts de ce vêtement, ils prirent leur essor vers les «-ieux , et l'un d'eux dit à Nala :
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<( Regarde-nous ! Ces oiseaux qui t'enlèvent ton der- nier trésor, ce sont les dès, qui ont entraîné la perte! Insensé , nous rions de ta détresse et ta nudité fait notre joie. »
Alors le prince se tourna vers Damaïanti :
« O femme aimable et timide ! tout asile m'est fermé ; toute espérance m'est arrachée. Les dés m'ont privé du trône , de l'honneur et de la nourriture nécessaire à l'homme. Ecoute-moi -, cet homme plongé dans l'infortune la plus profonde , quitte-le 5 tu le dois. Retourne chez ton père 5 voici les contrées méridionales et la route que tu dois suivre. »
Damaïanti l'écoutait , pendant que son malheureux époux lui traçait le chemin qui conduisait à Vidharbha. Enfin les sanglots qui l'oppressaient éclatèrent, et ces mots touchans sortirent de sa poitrine brisée :
« En vérité , mon cœur se déchire ; mes membres abat- tus ploient et fléchissent -, et plus je pense aux tristes con- seils que tu me donnes , plus mon esprit est accablé. Em- pire, trésors, vètemens, tu as tout perdu. Nu, en proie à la soif et à la faim , tu veux que je t'abandonne dans ce désert , et que je m'égare loin de toi. Non ! non ! O mon époux! tant que tu seras dans la forêt sauvage, triste, af- famé , jetant un regard lointain sur ta félicité passée , je resterai près de toi -, mon ami , mon maître , je calmerai tes maux. Quel médecin vaut une épouse qui aime ? Quels soins valent sa tendresse? Réponds^ Nala, le penses-tu?»
Nous ne commenterons pas la sublime simplicité de ce discours. Nala cède , et enveloppé du même manteau qui couvre Damaïanti , il continue sa route à travers les bois. Mais Kali , le génie persécuteur , n'a pas abandoné sa proie. Pendant que l'épouse fidèle est endormie , le démon veut étouffer le dernier sentiment honnête qui subsiste dans le
HINDOUSTANIQUE ET SAMSKRITE. "î'^n
cœur de Nala; il lui persuade d'abandonner sa femme. Le malheureux prince trouve une épée nue sur la terre et coupe la moitié du manteau. Il s'en enveloppe et fuit ^ bienlôt cependant sa tendresse le rappelle ^ il revient sur ses pas 5 il jette un dernier regard sur Damaïanti en- dormie :
({ Toi dont le soleil ni Torage n'ont jamais flétri la beauté , 6 ma bien -aimée! te voilà sans protecteur, étendue sur ia terre durcie. Elle qui souriait si doucement, que de- viendra-t-elle , lorsque privée de son vêtement , seule , abandonnée de son mari , elle sera errante au milieu des serpens et des tigres de ces bois.? Dieux des saisons, génies des mois , gardiens des cieux , vous tous dieux sublimes , veillez sur elle. Mais s'ils te délaissaient, noble femme, la vertu serait ta force. »
L'Ariane de Catulle, lUna de Spencer, la Vierge de Milton dans son Cornus , se présentent à-la-fois à l'imagi- nation européenne. Aucun de ces types de la pureté fé- minine ne rayonne d'une beauté plus divine que la jeune Damaïanti: comme Ihéroïne du dernier des poètes que nous venons de citer, elle est inattaquable parce qu'elle est pure et dévouée :
Ne croyez pas qu'elle soit sans défense; Car pour égide elle a cette innocence , Force cacliée, appui mystérieux. Seul talisman que nous donnent les dieux (i).
Le démon, qui craint ce retour de Nala vers la vertu, le frappe de démence -, il fuit : et a son cœur , dit admirable- ment le poète , vacille entre sa frénésie et son amour , comme le balancier s'agite, sans trouver le repos. »
(i) MiltoD. Cornus.
238 DE LA POÉSIE
Damaïanti s'éveille \ sa beaulé brille de fraîcheur au milieu de la forêt solitaire. Elle ne voit plus son mari. Un long cri jaillit de son sein ;
« Où es -tu ? 6 prince ! Mon seul protecteur, mon maître, m'as -tu donc délaissée? Je suis perdue! perdue! Fidèle jadis à tes promesses, à tes devoirs, ô roi ! est-ce bien toi qui m'abandonnes endormie , dans ce lieu désert ? moi ta faible et fidèle épouse ; moi que tu aimais ! T'ai-je fait du mal ? Je suis seule 5 j'ai peur ; ah ! si tu te caches à mes yeux, si lu te fais un jeu de me voir ainsi, cesse, Nala, cesse -, ma douleur me tuerait. Oui, je te vois, c'est toi; pourquoi ne pas répondre? reviens à moi; que ta voix me parle; console-moi; soulage ma peine. Hélas! je n'entends rien; il est parti.
)) C'est pour lui que je m'afflige , pour lui seul. Affamé , triste, sans secours, qui te consolera, ô mon maître, quand le soir tu t'assiéras près du tronc de l'arbre antique , et que tu ne me verras pas près de toi ?
« Elle se précipite , cherche , parcourt la forêt , arrose la terre de ses larmes; son cœur est brisé par le chagrin. Elle veut s'élancer , et retombe sans force ; ses sanglots , les cris de son angoisse font retentir ces lieux déserts.
)) Maudit , s'écria-t-elle alors , maudit celui qui a perdu Nala ! Maudit celui qui a perverti l'homme vertueux ! Que le bonheur le fuie ! qu'il soit plus misérable que moi î » Elle dit ; les chiens sauvages hurlent et bondissent autour d'elle; et ses pleurs coulent toujours. »
liCS damolselles errantes de nos livres de chevalerie , ne courent pas des dangers plus horribles que ceux qui me- nacent Damaïanti. Un serpent gigantesque la presse de ses plis ; un chasseur tue le serpent , offre des alimens à la jeune femme , et frappé de ses charmes lui dit :
«Femme aux yeux noirs comme ceux de lu ga/elle,
HINDOUSTANIQL'E ET SA.MSKRITE. 289
comment ta beauté divine est-elle descendue dans celle foret sombre ? qui es-tu ? quelle est ta famille ? d'où te viennent tant d'infortunes? »
Damaïanli lui raconta ses malheurs. Sous le demi-véte- ment qui la couvrait , le chasseur apercevait son sein de marbre , la blanche clarté de son visage , Tare majestueux de ses sourcils. Il entendit avec délice ses paroles pleines de charmes : Tamour s'alluma dans sa poitrine 5 des mots passionnés et tendres sortirent de sa bouche 5 le désir brilla dans ses yeux 5 mais la jeune femme, rougissant et frémis- sant d'un courroux qui pétillait comme le feu d'un brasier, s'écria :
« Au nom de l'amour que mon cœur renferme, au nom de Nala, que cet homme meure à mes pieds. »
Aussitôt , comme un arbre frappé de la foudre, le chas- seur tombe et expire.
Toute cette scène rappelle encore la Vierge de Milton ,
Seule , elle marche au milieu des forêts ; Sou innocence, auréole invisible. D'un mur d'airain entoure ses attraits ; Ni le soldat , ni le brigand terrible , N'ont de pouvoir sur sa chaste beauté.
Damaïanti, après avoir échappé à ce péril, se plonge dans les solitudes de la forêt 5 et le poète se plaît à décrire un magnifique paysage , qu'il peuple à-la-fois d'êtres réels et fantastiques :
« Le chant des cigales retentissait dans les bois ; d'im- menses armées de lions, de panthères, de cerfs, de tigres, d'ours et d'élans foulaient aux pieds mille plantes vigoureu- ses, aux rameaux entrelacés et confondus. Des murmures émanaient des buissons agités ^ de merveilleuses cavernes s'ouvraient devant la princesse. Fleuves rapides, bélcs fau-
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ves, oiseaux aquatiques, gnomes, serpens, géans aux formes hideuses, sources transparentes où se jouaient les pois- sons , hautes cimes d'où les rivières se précipitaient ; san- gliers et bisons s'élançant des profondeurs des bois ; ces prodiges n'effrayaient pas l'auguste fille des rois, cher- chant son mari dans le désert. »
Nous sommes forcés de passer plusieurs passages élo- quens , dans lesquels Damaïanti déplore son malheur. Un tigre prêt à la dévorer, se détourne. Elle adresse sa prière au génie de la montagne sacrée -, elle demande celui qu'elle a perdu à tous les objets de la nature.
)) Rendez-le moi , celui qui est pieux et véridique -, celui dont lame est ardente et le bras puissant -, celui que la gloire et la valeur couronnent. Nala! Nala! entendrai-je encore cette voix si belle, si forte, dont les accens profonds et doux éclatent comme le tonnerre et flattent l'oreille comme un murmure des forêts? La parole des dieux est moins suave que la voix de l'amour à l'oreille d'une amante. Réponds, ô monarque sacré , dois-je retrouver Nala? Ré- ponds à la fille suppliante ! »
Enfin ses pas s'arrêtent dans une vallée paisible qu'ha- bitent les Sounyasis, ermites vêtus de l'écorce des arbres : délicieuse retraite , à l'aspect de laquelle Damaïanti respire enfin.
« Elle s'approche et s'incline devant les sages, la femme à la taille élancée (i), aux formes ravissantes aux beaux sourcils , à la peau tendre et fine, dont la bouche renferme des perles brillantes , dont les yeux grands et noirs char- ment par leur expressive langueur. »
Les ermites croient voir une divinité ^ ils se proster- nent devant elle et l'adorent comme la nymphe de ces bois ,
(i) CaUipyge , dans le texte.
HlNDOtJSTAMQtJE ET SAMSKUITE. ^^l
comme la fille de Brahma -, elle les détrompe ; leur raconte ses aventures , reçoit la bénédiction des ermites et la pro- messe d'un avenir heureux. A peine les sages ont-ils parlé, toute la scène de la vallée disparaît, Damaïanli retombe dans la solitude la plus profonde. Il semble que les paroles consolantes des ermites n'aient interrompu le cours de ses chagrins que pour l'encourager et la soutenir dans ses épreuves. Elle ne tarde pas à rencontrer une caravane de marchands , qui la prennent aussi pour une déesse , et la reçoivent avec joie. La halte de la caravane fournit au poète le sujet d un tableau caractéristique qu'il nous est impos- sible de ne pas reproduire ici :
(i Dans la forêt des terreurs , les marchands découvrent un lac donc les rives paisibles se tapissent de hautes herbes, dont les eaux reflètent les mille couleurs des oiseaux , les nuances des fleurs, et s'embaument de l'encens du lotus. La transparente limpidité de ces eaux porte dans les mem- bres fatigués une fraîcheur qui les délasse. Cavaliers et chevaux firent halte sur les bords du lac enchanté.
M Minuit vint. Le monde e-ntier dormait j le silence était profond , et les marchands harassés sommeillaient. Voyez : une troupe d'éléphans sauvages, ruisselans de sueur, vien- nent se désaltérer dans les flots 5 ils regardent la caravane ; leur odorat reconnaît les éléphans apprivoisés. Furieux , ils s'élancent, agitant leurs trompes meurtrières. Ils tombent et se précipitent avec une force irrésistible et un poids énorme , comme le sommet de la montagne , s'écroulant de ses hauteurs, roule en grondant et comble la vallée. Leur route est marquée par la destruction ^ les arbres et leurs rameaux sont broyés sous leurs pas ; la caravane endormie est foulée aux pieds , déchirée par les défenses , fracassée par les trompes de ces animaux terribles. Les uns fuient, les autres restent, saisis dépouvante et comme pétrifiés j IX. 16
1^1 DE Là POÉSIE
les chameaux s'abattent et périssent. Dans la terreur gé- nérale, on se presse, on se frappe d'une mort mutuelle. Des cris épouvantables partent du lieu de carnage. Les uns se jettent par terre, d'autres se précipitent dans le lac, quelques-uns gravissent les cimes des arbres. (i Sauvez- vous ! sauvez-vous ! s'écrient des voix.
— Vous foulez aux pieds mes perles précieuses , dit un avare.
— Tout est devenu le bien de tous, répond un autre.
— Prenez-garde , vos actions sont comptées , criait une voix forte, et je les surveille. »
La caravane attribue cette calamité à la présence de Damaïanti , qu'une destinée fatale frappe et poursuit.
u C est celle femme couverte de lambeaux , cette insen- sée , démon femelle , errant dans le ténèbres , qui attire sur nous tant de malheurs. Nous l'égorgerons; nous ven- gerons nos trésors perdus et nos parens massacrés. »
Damaianti entend ces paroles, et fuit vers Tchedi , ville brillante, gouvernée par Souvahou.
Telle la lune à peine formée s'avance dans le ciel, pâle et vacillante , telle apparaît la princesse , qui entre dans la ville de Tchedi*, ses cheveux épars flottent sur son corps amaigri et à demi-nud. Les enfans la poursuivent comme une folle. On la conduit vers la mère du roi.
« Oui , celte femme semble malheureuse et tombée en démence , dit la noble reine *, ses vélemens sont souillés ^ mais je lis dans son œil fier, dans sa démarche noble, la grandeur de son ame et la pureté de sa naissance j »
Puis elle mena l'infortunée dans les apparteraens secrets et magnifiques de sa demeure.
« Tu es la proie du malheur ; mais ton aspect seul ré- vèle ta noblesse , comme l'éclair étincelle au sein du nuage sombre. Qui es-tu ? dis-le-moi. Je te protégerai contre la
HINDOLSTANIQL'E ET SAMSKRITE. 9.^'i
cruauté des hommes 5 tu n'es pas une simple mortelle ! »
Une scène de bonheur, peinte des couleurs les plus douces, termine ce morceau délicieux , où l'intérêt ma- gique d un conle arabe se mêle à la pathétique simplicité d un roman de la vie privée et aux teintes grandioses, pures , naïves de la poésie homérique. Il est impossible de ne pas admirer cette variété d'incidens, cette franchise de récit, cette délicatesse de nuances , cette richesse d'images nobles et naïves. Parmi les poètes antiques , à peine en complera-t-on deux ou trois qui s'élèvent au ni- veau de ce Vyasa, dont quelques savans connaissent seuls les œuvres et dont le nom est ignoré en Europe.
Cette tendresse profonde et pure respire dans une idylle hindoue , de composition plus récente, et que M. de Chézy a traduite en français ( Gala Karparou , l'absence (i) ) : dans V Ermitage de Kandou reproduit par le même tra- ducteur avec un rare talent, et dans un fragment du Ra- mayana, la Mort d'I ad natta. Les bornes dans lesquelles nous sommes forcés de nous renfermer nous obligent à ne donner qu une légère esquise de cet épisode.
Le plus grand malheur qui puisse accabler un homme, c'est, selon la religion et les mœurs hindoues, de mourir sans enfans. Le roi Dasaratha vient de perdre Rama son fils; il s'abandonne à son désespoir et se souvient qu'un vieux brahmane dont il a tué le fils, lui a prédit cette in- fortune en lui donnant sa malédiction.
Un jour que Dasaratha, jeune encore , se promenait sur les bords d'une rivière couronnée de bois épais , il en-' tendit s'agiter le feuillage des arbres \ il crut que leur ombrage cachait un éléphant ou un buffle , et fit partir au hasard une de ses flèches. Mais le trait fatal devait im-
(1) Mémuircs de la Société Asinluiue.
^44 I>E LA POÉS£K
molcr une victime humaine. Un jeune homme , fils unique d'un vieux brahmane , venait puiser de Teau dans la rivière. Il nageait dans son sang , lorsque Dasaratha s'approcha de lui. Les plaintes du mourant sont empreintes du pathétique le plus déchirant : ses parens sont âgés et aveugles tous deux. Il va les laisser seuls et sans appui sur la terre ;, qui prendra soin d'eux ? qui adoucira leur misère et soulagera leur détresse? Cette flèche lancée au hasard a détruit trois existences à-la-fois. Dasaratha est saisi d'un désespoir si amer, que le jeune Yadnatta lui-même est touché de compassion pour son meurtrier. Le mourant recommande au roi d'aller communiquer cette funeste nou- velle à son père et à sa mère qui s'étonneraient de ne pas le voir revenir : il lui dit de ne pas s'affliger si profondé- ment, que son crime n'est pas aussi énorme qu'il le croit ; qu'au lieu de tuer le fils d'un brahmane et d'une femme de caste brahmanique , il n'a tué que le fils d un brahmane et d une femme soudra , ce qui diminue de moitié la faute involontaire qu'il a commise. En disant ces mots il expire. Dasaratha s'achemine alors vers l ermitage du brah- mane et laisse au bord du fleuve le cadavre du jeune homme. Le bruit des pas du roi parvient jusqu'aux deux aveugles assis dans leur cabane. Ils croient entendre les pas de leur enfant, et lui reprochent avec tendresse de les avoir laissés seuls pendant si long-tems. Cet incident est admirable ; le poète l'a rendu avec une simplicité d'expression qui en augmente le charme. Il n'a pas dé- crit avec moins de vérité et de profondeur le désespoir des deux vieillards , quand le récit de Dasaratha les in- struit de leur malheur. « Conduisez-nous, disent-ils à Ihomicidc , conduisez-nous vers le lieu où notre enfant est étendu sans vie. Que nous touchions du moins le corps que nous ne pouvons voir. » La mère pousse de longs cris
HTNDOUSTANIQtlE ET SAMSKUITE. '.Ki\5
de désespoir, et ne peul adresser aux restes d'Yadnalla (jue peu de paroles passionnées et douloureuses. Le père dé- plore plus longuement la perte irréparable qu'il vient de faire. A notre traduetion nous joignons en note la traduc- tion littérale latine de M. Burnouf ; on verra que nous ne forçons point les teintes de l'original , et que nous ne prê- tons pas un seul ornement étranger à cette sublime élo- quence de famé (i) :
» La mère baisa tendrement la face pâle et refroidie de son enfant; et, dans sa douleur profonde, elle poussji un gé- missement triste comme celui de la génisse qui vient de mettre bas et qui a perdu sa progéniture.
« Tadnatta l c'est ta mère \ ne te suis-je plus cbère ?
(l) Maleique , ejus mortui cliani linguâ exanimcin faciem lambens , ExclamaTÎt valdè flebilitcr , ut orba ualo juvenca , recens eniïa : « Noune tibi , YaduaUa , ego prœ vilà eliain cara sum. Cur , loiigam viam ingressurus , me non alloqueris? Amplexus jgilur me ; postea , ô fib' , abibis .' Quicl, o nale, iratus mihi es? Quid! niihi non respondes?» — Continuo , pater quoque eJus , mcmbra ejus attingens. Hoc dixil mortuo filio , velut vivenli, înfelix. « ÏVonne ad te ego paler , ô filî, simul cum matre veni? Exsurge ergo : veni ad nos. In collo , filî , complectere! Cujus et proximâ nocle ego piam lectioneni facientis iu sylvâ Audiam mellitam vocem , sacras scripluras Icgentis Etquis, cùm absolvero Tespertinas preces, ablulione faclà et
( cullo per oblationeni igné, Delectabit meospedes, menibris circum attingens? Uerbas , radiées, fructus sylvestres afferet quis e sylvâ? Kobis cœcis, filî, desideraulibus, famé circumvenlis? Sta ! ne, neiveris, filî, Yaniae sedem versus! Cras, mecum pariter et cum matre abibis, simul , filiole ! Ambo enim , tuo desiderio , presidio destiluli, non post Jongum
(quoque Espirituvitali , lili, sejungamur, morlcm pênes facti, sine duljio.
246 KE LA rOÉSlE
Avant de commencer une si longue roule , tu ne parles pas à ta mère ! Embrasse-moi , embrasse-moi , mon fils 5 et tu partiras ensuite ! Es-tu fâché contre moi , mon fils ? et pourquoi ne me réponds-tu pas ? »
Alors son père s'approchant aussi du eune homme et touchant à son tour ses membres refroidis, lui parla comme s'il eût été vivant!
« O mon fils ! je viens vers toi avec ta mère. Lève-toi donc, viens à nous, embrasse-nous, mon enfant. La nuit prochaine , n'entendrai-je plus ta voix douce lisant les écri- tures sacrées et récitant les paroles saintes dans la forêt i' Qui réchauffera les pieds du vieillard , après le service du soir, quand l'ablution sera faite et que le feu aura été offert sur l'autel ? Qui nous apportera des racines , des herbes , des fruits sauvages, à nous pauvres aveugles que la faim va ch'couvenir ? Arrête 5 ah ! ne va pas encore chez Yama le terrible. Demain, 6 mon cher fils (flliole)\ lu partiras avec ta mère et avec moi. Attends, attends un peu. Nous avons peu de tems encore à passer sur la terre , où nous te regrettons , et où tu nous laisses sans secours et déchirés du chagrin de l'avoir perdu. »
Ni les lamentations d'Orphée , ni celles de Priam , ni la plainte passionnée de Didon ne surpassent en beauté , en vérité profonde ce fragment de poésie samskrite. Le ta- bleau est complet; pas une exagération 5 pas une seule teinte fausse ou hasardée; pas une comparaison recher- chée qui rappelle le mauvais goût des modernes, ou le luxe de coloris qui chatoie avec un éclat si bizarre dans quelques poèmes orientaux. Aussi doit-on remarquer que cette surabondance de métaphores violentes n'appartient pas à lancienne poésie de IHindoustan; elle est limpide dans son expression. Toutes les fois qu'il s'agit, pour «•Ile, de r(Mr;icf'r un tableau de manirs donu'slicjues, et «le
HINDOUSTANIQUE ET SAMSKRITE. ^47
reproduire les aflecllons humaines, sasimplicitévajusqu'à la candeur. Mais veut-elle décrire les prodiges de la théo- gonie hnihmanique , elle accumule les bizarreries ; elle étend jusquaux dernières limites de Tabsurde l'emploi qu'elle fait du tems et de l'espace, des années et des mon- des , des hommes et des dieux -, elle ne colore qu'avec l'in- fini , el ne compte que par millions. Elle ne voit de grand que Tincalculable , de beau que le monstrueux. Ce qui tombe sous le sens humain, ce que l'imagination peut embrasser et l'esprit concevoir, lui semble méprisable.
C'est ainsi qu'elle passe de la naïveté la plus enfantine au gigantesque le plus effréné. Vous diriez que toute celte poésie est éclose dans le cerveau de quelque Yogui soli- taire (i), dont la vie s'est écoulée loin de toutes les occupa- tions et de toutes les tourmentes sociales : il repose aux pieds de l'Hymalava ; une chaumière humble et modeste lui sert de retraite ^ l'eau de la source le désaltère ; quel- ques paisibles vertus , les sentimens primitifs de la nature humaine occupent et absorbent ses facultés morales. Mais dans son esprit oisif se jouent tous les colosses inouïs de la mythologie brahmanique. Dans le profond silence des forêts, lorsque la chaleur du midi accable la nature et la force à se taire , il voit passer devant lui ces étranges fan- tomes , l'éléphant aux larges épaules , qui soutient le globe et le fait trembler d'un mouvement de son corps \ les mille incarnations de Brahma^ les mille épouses de Vischnou ; la splendeur inouïe du ciel d'Indra-, la main immense du dieu éternel laissant échapper le Gange de S'^s doigts créateurs. S'il lève les yeux , et que , s'arrachant à ses rêves , il con- temple la nature qui l'environne -, ce ne sont que formes colossales, des feuilles larges comme le toit de la pagode»
(i) Aiiachoièli',
248 DE LA VOÉSIE
un fleuve qui semble un océan , des animaux dont la mar- che ébranle le sol, des montagnes dont la cime sert de base à des montagnes nouvelles, et dont les étages merveilleux , couronnés de glaces , de pampres et de forets sans bornes, se perdent dans les nuages , loin des regards humains qu ils égarent et qu'ils bravent.
( QuarterljReview. )
CIVILISATION PRIMITIVE
CIVILISATION ACTDEIiLE DU NOUVEAU-MONDE (i).
NATIONS PRIMITI'VES DU NOUVEAU-MONDE. LEURS LEGISLATEURS. — RACES
PERDUES. — VESTIGES Qu'eLLES ONT LAISSES. — ANTIQUITES DE PALEN-
«JUÈ, OC LA THÈSES AMERICAINE. LES KATCHEZ. LES ARAUCANS.
CIVILISATION ESPAGNOLE. INFLUENCE Qu'eLLE A EUE SUR LE NOUVEAU- MONDE. LES GAUCHOS OU PASTEURS. INTRODUCTION DE LA RACE
NÈGRE DANS l'amÉrIQUE. RACES MELANGEES Qu'eLLE Y A FORMEES.
VARIÉTÉS DES MOEURS INDIENNES. POLYGAMES. — ANTROPOPHAGES.
CIVILISATION ANCLO-AMÉRICAINE.
Le Nouveau-Continent offre, comme l'Ancien , plusieurs foyers de civilisation indigène , mais la détermination de leur nombre, la démarcation de leurs limites présentent de grandes difficultés. Le silence absolu de lliistoire , la né- gligence des historiens de la découverte et de la conquête de l'Amérique , le peu de critique des anciens voyageurs , qui ont négligé de parler dans leurs relations d'une foule d'ob- jets si nécessaires pour asseoir un jugement convenable sur l'état social des nations, rendent cette tâche très-difficile , pour ne pas dire impossible. L'érudition et la sagacité de M. deHumboldt, les savantes recherches de MM.Warden, Me. Cullock , Say , lord Kingsborough , Constancio , etc. ^ les faits nouveaux recueillis par MM. Dupaix, Xuarros, Cabrera, Beullock, Latour-AUard, Baradère, Franck, etc.; ont jeté beaucoup de lumière sur cette importante partie
Cl) Cet ailicle nous a été communiqué par M. Balbi , dont la co!- laboration a déjà été si utile à notre recueil.
aSo CIVILISATIOM PRIMITIVE
de l'histoire de Thomme, et nous ont encouragés à hasarder à coordonner les faits les plus importans qui s'y rapportent , en classant les principales nations du Nouveau -Monde , d'a- près les foyers de civilisation qui nous paraissent pouvoir être regardés comme indigènes , et en signalant la part qui est due à l'influence des Européens. Cet essai, tout imparfait qu'il est, pourra néanmoins fournir au lecteur le moyen de comparer sous cet important point de vue les peuples de l'x^mérique avec ceux des autres parties du monde.
L'Amérique nous présente d'ahord trois nations remar- quables par l'état social avancé où on les a trouvées lors- qu'elles furent subjuguées par les Espagnols. L'examen des institutions politiques et religieuses des Mexicains , des Péruviens et des Muyscas, de leurs mœurs, de l'état auquel les arts avaient été portés chez ces peuples, tout en signalant des différences tranchées entre leur civilisation respective et la civilisation de l' Ancien-Continent , surtout comparée avec celle des Grecs , des Romains et des peuples actuels de TEurope , laissent entrevoir cependant quelques rap- ports avec l'état social des anciens Egyptiens , des Etrus- ques et des Tibétains. Ouetzacoatl, Manco-Capac et Bochica , dit M. de Humboldt, sont les noms sacrés des trois grands prêtres et législateurs des plateaux d'Anahuac, de Cuzco et de Condinamarca. Les anciennes traditions les représentent comme des hommes venus du côté de l'Orient d'un pays inconnu, et comme étant barbus et moins basanés que les indigènes au milieu desquels ils pa- rurent.
Ces hommes extraordinaires changent tout d'un coup l'état social des Mexicains , des Péruviens et des Muyscas ; ils réunissent les tribus errantes dans les forêts ; ils ensei- gnent aux hommes à labourer la terre , aux femmes à lis-
ET CIVILISATION ACTLELLE ni NOi; VEAV-AIONDE. ^5 I
ser des étofFes ; ils leur donnent un système religieux par- ticulier et leur apprennent les arts les plus indispensables à la vie sociale ; ils remplacent les usages barbares par des institutions politiques, qui rendent ces trois nations les plus puissantes et les plus policées du Nouveau-Continent. Les teocalli ou pyramides des Mexicains et des autres peu- ples Aztèques , leur papier de maguev et leurs peintures hiéroglyphiques ; les temples du soleil , les cordelettes ou quijyos et les quatre grandes fêtes des Péruviens -, les pèle- rinages annuels à Iraca et dans ses environs , devenus cé- lèbres par les prétendus miracles de Bochica ; l'inviolabilité des pèlerins, aussi sacrée sur le plateau de Bogota que dans les déserts de l Arabie et sur les bords du Gange ; les ruines imposantes de Mitla ; les grandes routes tracées au milieu des Cordillères , et les ponts bardis jetés sur les tor- rens les plus larges et les plus impétueux ; les calendriers des Mexicains , des Péruviens et des Muyscas : en un mot tous ces restes d'institutions , tous ces débris des mo- numens reconnus par les voyageurs anciens et modernes , sont autant de preuves évidentes de la grande civilisation qu'avaient atteinte ces trois peuples avant d'être soumis n l'influence européenne.
L amphithéâtre de Copan , avec ses pyramides , ses bas- reliefs et ses colonnes ; le temple de la grotte de Tibulca ; le vaste palais ro\al ou alcazar dUtatlan ; les places fortes de Tecpanguatemala et de Mixco -, les restes imposans des vastes capitales d'Utatlan , de Patinamit et d'Atitlan , ainsi que des forteresses de Parraquin, de Socoleo, d'Uspan- llan , déposent en faveur de l état social auquel s'étaient élevés les Quiches , les Kachiqueles , les Zutugiles et plu- sieurs autres nations du Guatemala. On peut placer sur la même ligne les Chapanèques, les Maya, les Ilzaez , les Zapotèqucs, les habitans du royaume de Mecboa-
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ET CIVILISATION ACTUELLE U NOUVEAU-MONDE. 25d
OU Irès-peu avancées dans la civlsalion , signalent au phi- losophe Texistence d'autres foyei de civilisation d'un genre tout différent.
Le silence de l'histoire a ousrl de nos jours un vaste cmjnp aux conjectures et au systèmes 5 plusieurs sa- van^lrès-dislingués ont traité^c sujet, mais sans avoir pu o^ir encore des résultats saslaisans. Ce qui nous pa- rait d^^itré , c'est l'existencelc plusieurs nations dans un étatlMkil très-différent, à es époques tantôt éloignées poraines , mais jutes de beaucoup anté- puverte de l'Ainrique par Colomb. Ce sont nues qui ont «evé ces nombreux tumuli, immensesietianchemens découverts 'Union , deuis le lac Ontario jusqu'au ntre IcsUlegheny et la chaîne Mis- Mnniains ). Des conjectures
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252 CIVILISATION PRIMITIVE
can , ceux des républiques de Tlascala , de Cholula et de Huetxocingo , dont la civilisation rappelle l'élat social des Mexicains. C'est encore à ce foyer que nous croyons devoir réunir le Cibola et le Quivira , contrées non moins célèbres par les fabuleuses richesses qu'on leur a attribuées que par l'état avancé dans lequel on a trouvé leurs liabi- tans, visités au milieu du seizième siècle par Fray Mar- cos de Niza et par Francisco de Coronado, comme aussi les Moqui, dont la ville principale , située sur les rives du Yaquesila , renfermait une population nombreuse , de belles places publiques et des maisons à plusieurs étages. C'est encore avec ces peuples qu'il parait plus convenable de classer ces nations vêtues de la côte du nord-ouest, visitées dans la seconde moitié du dix-huitième siècle , chez lesquelles on a trouvé des habitations à deux étages, ornées de sculptures et de statues en bois, des espèces de temples, des monumens en l'honneur des morts et de grands tableaux peints sur bois, des flûtes ou sijjlets de Pan à onze tuyaux , et des pirogues très-habilement con- struites
Les Natchez et quelques autres nations , au nord de l'équateur, et les Araucans au sud de ce cercle, présen- tent d'autres genres de civilisation , qui paraissent s'être développés sans le contact et loin de toute influence des Mexicains, des Quiches, des Muvscas, des Péruviens et des autres nations civilisées que nous venons de nom- mer. Les Araucans , si différens de tous ces peuples , nous rappellent , comme le dit un savant très-distingué, M. Walc- kenaer , les vertus et les mœurs des lems héroïques de la Grèce. Plusieurs monumens épars sur la vaste surface du Nouveau-Monde, à d immenses distances les uns des au- tres , et dans des contrées naguère encore habitées , ou occupées actuellement par des nations lout-à-fait sauvages
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ET CIVILISATION ACTUELLE DU IVOU VEAU-M0>DE; 253
OU Irès-peu avancées dans la civilisation , signalent au phi- losophe l'existence d'autres foyers de civilisation d'un genre tout différent.
Le silence de Thistoire a ouvert de nos jours un vaste champ aux conjectures et aux systèmes ; plusieurs sa- vans très-distingués ont traité ce sujet, mais sans avoir pu offrir encore des résultats satisfaisans. Ce qui nous pa- rait démontré , c'est l'existence de plusieurs nations dans un état social très-différent , à des époques tantôt éloignées tantôt contemporaines , mais toutes de heaucoup anté- rieures à la découverte de l'Amérique par Colomb. Ce sont ces nations inconnues qui ont élevé ces nombreux tuniuli, ces forts carrés, ces immenses retranchemens découverts sur le territoire de l'Union , depuis le lac Ontario jusqu'au golfe du Mexique, et entre les AUegheny et la chaîne Mis- souri-Colombienne (Jlockj- Mountains). Des conjectures assez généralement admises, s'accordent à regarderies Al- ligheoui {Allighewi) comme le peuple auquel on doit ces constructions -, on lui attribue aussi le vase ou l idole à trois tètes semblable à la triniouili ou trinité indienne , le buste assez ressemblant aux bourkans des Bouriètes , trouvé il y a quelques années près de l'Ohio , les momies tirées de la caverne du iNIammouth ainsi que les sculptures gravées sur les rochers. D un autre côté les figures symboliques qui couvrent les rochers granitiques le long du Bas-Orénoque , sur les rives du Cassiquiare , et entre les sources de fEs- sequebo et du Rio-Branco , lieux qui ne sont occupés de- puis long-tems que par des hordes barbares qui errent dans ces solitudes , et qui n'ont aucun moyen d exécuter de semblables travaux, paraissent aussi devoir être attri- buées à une nation inconnue qui depuis long-tems a cessé d exister. Quelques-unes de ces sculptures grossières , dit M. de Humboldt, sont liées aux intéressantes traditions
254 CIVILISATION PUIMITIVE
des Tamanaques , relatives à la croyance d'Amalivaca, qui est le personnage mythologique de TAmérique barbare ëquinoxiale, aussi étranger à cette nation queManco-Capac, Bochicaet Quetzacoall Tétaient aux Péruviens, aux Muys- cas et aux Mexicains.
Les traditions populaires recueillies par les premiers voyageurs , et dernièrement encore par un savant natura- liste auquel on doit la mesure des plus hautes montagnes de l'Amérique, s'accordent à attribuer à un peuple in- connu les constructions gigantesques élevées dans les en- virons de Cuzco et dans ceux du lac de Titicaca , long-tems avant Tapparution de Manco-Capac sur ces plaines élevées. Mais ici nous devons signaler un fait curieux et de la plus haute importance pour l'anthropologie 5 c'est que les crânes de cette nation inconnue , trouvés par M. Pentland, dans les tombeaux , et dont plusieurs ornent la grande collec- tion crànologique de M. le baron Cuvier, se distinguent de ceux de toutes les races connues par leur extrême dépres- sion et par l'avancement extraordinaire de leurs mâchoi- res. Mais aucun de ces débris d'une civilisation antérieure non-seulement à l'histoire, mais même à presque toutes les traditions du Nouveau-Monde , n est plus digne d'arrêter l'attention du philosophe que les ruines des grandes villes de Cvàhàcsin (P a le nquè) etdeTulha, découvertes vers la moi- tié du dix-huitième siècle dans les solitudes de la province de Chiapa , et dessinées plus tard par le colonel Dupaix -, on les regarde justement comme les plus magnifiques de toute l'Amérique. Leurs sculptures, remarquables par les sujets qu'elles représentent , le sont aussi par la construc- tion particulière qu'offre la tête de leurs figures : c était sans doute une autre race , entièrement différente de toutes celles que l'on connaît, qui habitait ces contrées et qui éleva ces édifices. Ses temples , ses tombeaux , ses aque-
ET CIVILISATION ACTUELLE DU KOU VEAU-MO^DE'. '205
ducs , ses pyramides , ses bas-reliefs ornés de caractères en signes figurés , et les dimensions colossales de ses con- structions , autorisent à appeler Tancienne ville de Culha- ciin la Thèbes américaine.
L'examen de létat social dans lequel on a trouvé tous les peuples que nous venons de nommer , et la comparai- son de leurs monumens avec ceux de l'Asie et de l'Afri- que ouvriront, un jour, non-seulement un champ im- mense aux conjectures sur leur origine , mais ils nous paraissent déjà signaler au philosophe d assez probables communications entre différentes parties des deux contl- nens à des époques , que Ton n a encore aucun moyen de déterminer. S il est vrai , comme quelques esprits ingé- nieux l'ont avancé, que les téocallis, ou temples pyrami- daux des Mexicains et d'autres peuples de l Amérique- Centrale, que les systèmes politiques et religieux de ces mêmes peuples, des Péruviens et des Muyscas, que leurs calendriers astronomiques et leurs almanachs astrologiques si compliqués , que le développement extraordinaire de leur système féodal et le classement de leur population en castes, que leurs couvens d'hommes et de femmes , leurs congrégations religieuses suivant une discipline plus ou moins sévère, que leurs traditions enfin et leurs quipos paraissent porter l'empreinte d anciennes relations avec diuérentes contrées de l'Asie , d'un autre côté les con- structions massives et un grand nombre de sculptures co- lossales accompagnées de légendes en signes figurés , trou- vées dans le Guatemala et le Yucatan , peuvent nous amener à des rapprochemens avec les habltans de l'ancienne Egypte (i), tandis que les momies, découvertes en plusieurs
(i) Note de l Ed. J'avoue que je suis peu tenlé d'accueillir celle hypothèse du savant auteur. Les Égyptieu'» ii ont laissé aucune trace de leurs mœurs cl de leurs arts chez les nations avec lesquelles ils se
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parties de T Amérique, semblent nous rapporter les unes aux îles Sandwich et jusqu'à celles de Fidji, au milieu de l'O- céanie, à cause des tissus qui en forment l'enveloppe, les autres à l'archipel des Canaries dans les parages de l'A- frique , par leur rapport remarquable avec les momies des Guanches , peuple entièrement éteint , mais compris dans la grande famille atlantique, répandue encore de nos jours dans toutes les hautes vallées de l'Atlas. Ce sont surtout les monumcns de Palenquè qui paraissent laisser peu de doute sur les anciennes communications des deux mondes, entre le Guatemala et l'Egypte. Du moins c'est l'opinion très-probable d'un juge très-compétent. M. Jomard , qui a décrit sur les lieux les monumens élevés par les Pha- raons dans la vallée du Nil , et qui a étudié sur les beaux dessins de la collection de M. Baradère , ceux de la Thèbes américaine , s'exprime sur ce point de la manière la plus positive en répondant aux questions que nous lui avons adressées. « Quand on a étudié avec soin , dit ce savant célèbre , le mode de sculpture égyptien , c'est-à-dire , la sculpture en relief plat et la sculpture en relief dans le creux; quand on considère encore le système général des tableaux égyptiens sculptés et peints ; celui des en- cadremens des tableaux; l'emploi des légendes, ou signes
sont mêlés. S'il est vrai qu'ils aient jeté des colonies au milieu des habitans primitifs de la Grèce , il est impossible de reconnaître l'in- fluence qu'ils ont exercée sur celle-ci dans son système alphabétique, dans sa langue , dans ses arts. C'est une chose tout au moins hasar- deuse que d'aller attribuer à cette vieille nation l'origine de la demi- civilisation du Kouveau-Monde. L'écriture hiéroglyphique a dû être employée par beaucoup de peuples avant l'écriture alphabétique ; méthode bien autrement savante. D'ailleurs, s'il y a quelque analogie dans le système des deux nations , il n'y en a aucune dans les signes qu'elles emploient , ce qui suffit pour écarter toutes les suppositions que l'on voudrait tirer de ces faibles analogies.
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de récriture , distribués par colonnes verticales et hori- zontales ; le genre des poses et des altitudes profilantes , le choix des attributs et des accessoires \ la forme de cer- tains meubles , et beaucoup d'autres caractères de ces ta- bleaux, que j'ai retrouvés dans les sculptures en bas-relief de Palenquè , je dis que les rapports sont presque incon- testables. »
Mais on ne peut s'occuper des nations civilisées de l'A- mérique sans parler des Européens. Cette race , qui de- puis tant de siècles est à la tête de la civilisation , n'a en- core fait sentir sur aucune partie du monde sa prépon- dérance morale et politique d une manière plus complète que sur le Nouveau-Monde. Nous avons déjà signalé l'immense développement qu'elle a pris d'un bout à l'autre du Nouveau-Continent et sur les vastes terres qui en dépendent. Langues, religions, lois, gouvernemens , usages , mœurs , sciences , arts , animaux , végétaux , tout y a été importé *, c'est pour ainsi dire une nouvelle Eu- rope , qui en moins de trois siècles s'est élevée comme par enchantement au - delà de l'Atlantique , mais avec une infinité de nuances dépendantes de la configuration phv- sique du sol , de son état primitif de culture et des habi- tudes des peuples indigènes qui l'habitent. Dans les terreins élevés, par exemple, des confédérations du Mexique et du Guatemala , dans ceux des républiques de Colombie , du Pérou et de Bolivia, doués d'un climat tempéré , on y voit depuis long-lems , les croyances , les institutions et les usages de l'Europe civilisée , se développer à coté des usages et des habitudes de l'ancienne civilisation indigène. Les plaines inunenses des Elats-Unis , du Rio-de-la-Plata et de l'empire du Brésil , couvertes de verdure , sont par- courues par des peuples entièrement pasteurs ; les llanos de la Colombie nous offrent les Zambos, résultat du
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croisement de rAmérlcain avec le Nègre-, cette race no- made et aventurière comme les Bédouins , étend son em- pire sur ces brûlantes solitudes , et semble menacer par son activité et son audace extraordinaires les paisibles ha- bitansdes villes, des montagnes et des bois.
Cette jeune Europe rivalise déjà d'industrie et de puis- sance avec l'ancienne , partout où les troubles qui ont suivi son émancipation , ne sont pas venu , entraver la marche de son développement. Sur tous les points les efforts réunis de la civilisation et des gouvernemens d'un côté, des en- treprises commerciales et des missionnaires de l'autre, ont refoulé les hordes sauvages dans les bois , dans les montagnes ou dans les parties les plus éloignées des ha- bitations. Ses établissemens extrêmes sont pour ainsi-dire les postes aisances de la civilisation au milieu des habi- tations clair-semées des peuples barbares , qui peu-à-peu finissent par adopter la vie de leurs nouveaux voisins , ou disparaissent comme la neige à l'approche du soleil. D'un autre côté , la civilisation européenne , dit M. de Humboldt , s'est répandue comme par rayons divergens des côtes ou des hautes montagnes voisines des côtes vers le centre de l'Amérique-du-Sud \ aussi remarque-t-on que l'influence des gouvernemens diminue à mesure que l'on s'éloigne du littoral. Des missions naguère encore en- tièrement dépendantes du pouvoir monacal , habitées par la seule race des indigènes cuivrés , forment une vaste ceinture autour des régions plus anciennement défrichées 5 ces établissemens chrétiens se trouvent ainsi placés sur la lisière des savanes et des forêts , entre la vie agricole et pas- torale des colons et la vie errante des peuples chasseurs. Les Africains même , qu'un commerce infâme a arrachés à leur sol pour mettre en culture les Antilles et les terres chaudes de l'Amérique, après avoir brisé les chaînes du plus
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dur esclavage, organisés en nation, offrent, depuis quel- ques années , au milieu de la méditerranée colombienne , une puissante république, régie par de sages lois et par- ticipant à tous les avantages de la civilisation de l'Europe. L instruction publique a fait de grands progrès à Haïti, et cette république de noirs est incomparablement mieux régie , plus tranquille et plus heureuse que la Colombie, le Chili et Buenos-Ayres.
Mais nulle part en Amérique le philosophe ne contem- ple un spectacle plus imposant que celui que lui offre Té- tonnante prospérité de la confédération anglo-américaine. C'est un véritable phénomène encore sans exemple dans les annales des nations. Cette puissante confédération fait voir tout ce que peut la liberté soutenue par de sages institutions, et par l'amour de la patrie. Elle compte à peine un demi- siècle d'existence politique , et déjà des villes riches et po- puleuses s'élèvent sur tous les points de ses côtes immen- ses 5 déjà même dans les vastes solitudes de l'intérieur on trouve des villes florissantes et de nombreux villages. Ses antiques forêts sont remplacées par des campagnes bien cultivées, et alimentent les usines où l'on forge et tra- vaille les métaux arrachés aux entrailles de la terre. Des édifices magnifiques, des temples somptueux^ des mai- sons élégantes, de beaux théâtres, des places superbes décorées de beaux monumens, des canaux et des che- mins en fer d'une longueur extraordinaire, des maga- sins immenses, des chantiers nombreux, des ateliers de toute espèce , s'élèvent sur l'emplacement même des mi- sérables cabanes de ses anciens habitans ; et des milliers de vaisseaux chargés de tous les produits des manufactures des peuples les plus industrieux et des productions de tous les climats , sillonnent les eaux de ses fleuves , qui ne por- taient naguère que Tinforrae pirogue du sauvage.
aGo CIVILISATION PRIMITIVE
A peine Fulton, l'honneur immortel de celle grande confédéralion , eûl-il appliqué la vapeur à la navigation , qu aussitôt la mer du Canada , le mystérieux Mississipi , l'immense Missouri et leurs nombreux affluons, furent parcourus par des vaisseaux à vapeur, qui vivifient au- jourd'hui des colonies languissantes établies depuis long- lems sur leurs bords, en font naître de nouvelles, et, créant une échelle non-interrompue de stations entre la Nouvelle-Orléans et le Canada, ont transformé en états florissans, ces pays naguère presque entièrement déserts. Ici tout a changé et change à chaque instant. Là où ré- gnait la barbarie, fleurit aujourd'hui la civilisation 5 à des peuplades de chasseurs ont succédé des nations agricoles : le commerce a remplacé le pillage 5 la puissance des lois a été substituée aux violences de la force brutale ^ et de nombreux instituts philantropiques soulagent l'humanité , dans ces lieux mêmes où elle eut tant à souffrir de la bar- barie et des superstitions atroces des habitans primitifs.
On ne saurait trop admirer les rapides progrès qui signalent chaque année l'existence de cette nouvelle Eu- rope , riche de toute l'instruction et de toute l'activité de l'ancienne , et qui semble même vouloir la surpasser. Il n'est pas de contrée sur le globe , quelques pays de la confédération germanique et du nord de l'Europe exceptés, qui possèdent des moyens d'enseignement aussi multi- pliés que cette partie de l'Amérique. L'état de New-York vient même d'offrir le phénomène unique dans les an- nales du monde civilisé , de compter plus d'écoliers qu'il n'a d'enfans sur son territoire. Les savantes écoles de médecine établies à Philadelphie , à New-York , à Boston et à Baltimore ; les académies des beaux-arts de Philadel- phie , de New-York et de Boston , l'école militaire de West-Point , imitation de l'Ecole Polytechnique de Paris 5
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les universîlés des principaux états , les collèges plus ou moins nombreux dans tous , complètent les études élé- mentaires faites par une jeunesse aussi nombreuse que docile dans des écoles primaires multipliées sur tous les points. La société philosophique américaine à Philadel- phie, celle des sciences et arts, et des antiquaires à Bos- ton 5 la société philosophique de New-York , les sociétés d'agriculture de Philadelphie et de New- York , l'institut américain de Washington , celui d'Albany et plusieurs au- tres étahlissemens de ce genre , rivalisent déjà , par leurs savans mémoires , avec les instituts correspondans de la vieille Europe 5 et les musées, les collections d'histoire na- turelle , les bibliothèques et les athénées qui s'établissent dans toutes les villes principales de la confédération , sont autant de garans des progrès que les sciences et les arts devront à ces enfans de lEurope. Chaque citoyen veut s'instruire, veut connaître les affaires du corps politique dont il fait partie 5 et plus de huit cents écrits périodiques, nombre presque égal au tiers de la totalité des productions de ce genre qu'on publie dans tout le monde civilisé , se chargent de remplir ce double objet , et forment la partie principale d'un commerce de librairie dont la valeur égale presque celle de ce même commerce dans toute l'Europe méridionale.
Enfin, en moins d'un demi -siècle, la confédération anglo- américaine a vu quadrupler sa population, dou- bler presque le nombre de ses états et l'étendue de son territoire 5 elle en a complété la reconnaissance géogra- phique par les mémorables explorations faites par des of- ficiers intelligens -, elle a réuni , par d'immenses et nom- breux canaux, l'Atlantique à la mer du Canada et les prin- cipaux fleuves entre eux , et a sillonné en plusieurs sens par de longs chemins en fer plusieurs parties de sa vaste sur-
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face \ elle s'est établie sur les rives du Grand -Océan ^ elle a créé une marine militaire imposante , qui fait res- pecter son pavillon sur toutes les mers , et a déjà puni les puissances barbaresques qui avaient osé linsulter. Sans colonies , elle a donné un tel développement à son commerce et à sa marine, que ses négocians sont de- venus les courtiers de lAncien et du Nouveau-Continent, ses pécheurs ont pénétré dans les mers glaciales de l'un et de l'autre hémisphère , et sa marine marchande , qui ne le cède qu'à la marine anglaise, est supérieure à celle de toutes les autres nations du globe. Jamais de semblables merveilles n'ont été enfantées en si peu de tems, même par les plus puissans monarques et après plusieurs règnes de gloire.
L'histoire de l'homme nous présente dans cet hémi- sphère quelques contrastes assez frappans, qui lui donnent un caractère tout particulier et qui méritent d'être signa- lés. Nous voyons , par exemple , dit M. de Humboldt , l'u- sage du papier de pite ou maguey , très-commun chez les peuples de la race aztèque et toltèque , dès les tems les plus reculés, tandis que les Grecs et les Romains, à l'é- poque même de leur plus grande splendeur, éprouvaient de grandes difficultés pour se procurer du papyrus. Les Tchè- ques, que ce voyageur célèbre appelle élégamment les Pe- lages du Nouveau-Monde , les Chichimèqucs , les Nahua- tlaques , les Acolhues , les Tlascallèques et les Aztèques , firent des migrations du nord au sud du Nouveau-Conti- nent, presque contemporaines à celles qui eurent lieu dans la partie occidentale de TAncien-Continent 5 mais , par une singularité bien remarquable, au lieu dy ap- porter, comme celles-ci, la ruine et le carnage , au lieu d'y étouffer la civilisation , les migrations américaines y marquent leur passage par la culture , les arts et les
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institutions sociales, dont il reste encore des vestiges in- contestables parmi les peuplades de la côte nord-ouest. Un autre fait non moins curieux, cest que le Danemarck, la Suède et la Russie, étaient encore plongés dans la plus profonde ignorance , lorsque les peuples du plateau d'Anahuac avaient déjà fait d'assez grands progrès dans la civilisation , et jouaient un rôle si brillant parmi les na- tions du Nouveau-Monde. Mais malgré l'usage des pein- tures hiéroglyphiques répandues d'un bout à l'autre de l'Amérique, aucune nation , pas même la mexicaine, dont la peinture symbolique était plus perfectionnée, et qui possédait même quelques germes des caractères phonéti- ques dans la représentation des noms propres, ne s'est élevée à l'invention d'un seul alphabet , ni même d'un sys- tème d'écriture semblable à celui des Chinois , tandis que nous voyons les autres parties du globe nous offrir tant d'alphabets inventés à différentes époques avec des formes si variées et d'après des systèmes si différens. Il est aussi curieux de voir la culture des céréales, la vie pastorale et l'usage du lait, se perdre sur l'Ancien-Continent dans la nuit des tcms, tandis que les habilans de l'Amérique , avant l'arrivée des Européens , ne cultivaient d'autres graminées que le maïs ou zéa , n'élevaient aucun troupeau et ne se nourrissaient d'aucune espèce de laitage , quoique des pâ- turages aussi vastes qu'abondans et deux espèces de bœufs indigènes dans l'Amérique du Nord, eussent pu changer ces sauvages chasseurs en bergers paisibles , et remplacer par l'usage du lait une nourriture moins abondante et achetée par tant de peines et de dangers.
La propagation étonnante des chevaux et des bœufs eu- ropéens , a produit une véritable révolution dans la ma- nière de vivre de plusieurs nations américaines. Les Guav- curus , IcsChunchi, les Leuvuches, les Huilliches et les
264 CIVILISATION PRIMITIVE
Pehuenches au sud, les letans, les Apaches , les Cuman- clies et les Tancards au nord, grâce au cheval, qu'ils ont su dompter et dont ils possèdent de nombreux troupeaux, sont devenus de véritables Tartares. Montés sur ces ani- maux , ils font de fréquentes excursions à de grandes dis- tances , et répandent partout le pillage et la désolation. Les Abipons , les Minuanos et les Charmas , dans la ci- devant vice-royauté de Buénos-Ayres , et , parmi les nations colombiennes , les Outlachouts , les Tchopounnich , les Chochonis et les Sokulks , ensuite les Echelouts , les Ene- chures et les Tchillouckittequaus , possèdent aussi un grand nombre de ces utiles animaux , dont ils se servent constamment dans leurs courses et dans leurs guerres. Les Peons espagnols , dans la confédération de Rio-de-la- Plata, et les Sertanejos portugais, dans les provinces bré- siliennes de San-Pedro , de San-Paulo , de Pcrnambuco et de Rio-Grande-do-]Norte , se consacrent entièrement à la garde des troupeaux de bœufs les plus nombreux du globe, et ont acquis, dans ce genre de vie, les habitudes indomptables des nomades de TAsie^ car, en général, ce n'est que dans les idylles que les mœurs pastorales sont in- nocentes et douces y dans la réalité , elles sont farouches et sauvages -, et cela s'explique par la vie isolée que mènent nécessairement les pasteurs. Occupés sans cesse à monter à cheval , à jeter le lazzo et à rassembler les bestiaux, ces hom- mes féroces , mais hospitaliers , ont contracté des habitudes inconnues aux nations civilisées dont ils descendent , et croupissent dans la plus profonde ignorance. Il est bon cependant de faire observer que parmi ces pâtres , ceux de la Banda-Orientale , qui vivent loin des femmes , au mi- lieu d'immenses solitudes, sont les plus abrutis et les plus vicieux, tandis que les bergers du Tucuman , qui vivent réunis en petites peuplades , offraient , avant les guerres
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qui désolèrent ces grandes plaines , les mœurs innocentes at- tribuées à TArcadie; déjeunes couples, dit un géographe célèbre, v improvisaient même , au son d'une guitare, des chants alternatifs dans le genre de ceux que Théocrite et Virgile ont tant embellis.
Nous avons signalé ailleurs les singularités les plus re- marquables qu'offrent les peuples barbares ou sauvages de 1 Amérique. Ici nous nous arrêterons un instant pour con- templer cette foule de nations si différentes par leur lan- gage , leurs mœurs , leurs usages et leurs croyances reli- gieuses, mais presque toutes nomades et belliqueuses, qui vivent dans la région missouri-colombienne qui embrasse les vastes solitudes de la partie moyenne de l'Amérique du Nord, comprises entre le Mississipi et le Grand-Océan. Semblables sous plusieurs rapports aux grandes nations nomades de l'Asie-Moyenne , ces peuplades en diffèrent essentiellement par leur nombre très-borné , par la vie pastorale qu'elles ne connaissent guère, et par leur élat social beaucoup moins avancé. Inutilement les vastes plai- nes du Missouri et de ses grands affluens , et le superbe bassin de TOregon ou Colombia, se parent chaque année de pâturages abondans , de plusieurs végétaux utiles , et sont parcourues par d'immenses troupeaux de bœufs musqués , de bizons et de chevaux : leurs stupides habi- lans vivent dans la misère au milieu de ces trésors que la nature étale devant eux, sans songer à en tirer aucun parti. Livrés à -la- fois à tous les maux qu'entraînent la disette et l'état de guerre perpétuelle dans lequel elles vivent, ces nations abruties ajoutent à leurs souffrances celles que leur imposent des superstitions et des usages aussi absurdes que barbares. Les produits de la chasse chez toutes , ceux de la pêche dans la partie inférieure du bas- sin de rOrcgon ou Colombia , et ceux d'une agriculture
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CIVILISATION PRIMITIVE
encore très-imparfaite chez quelques tribus qui chassent dans le bassin du Missouri, forment, à quelques excep- tions près , la subsistance précaire de tous ces peuples. Quoique le voisinage et le commerce des Européens sem- blent n'avoir servi qu'à ajouter des maladies destructives et le vice de l'ivrognerie aux vices et aux souffrances aux- quels ils étaient déjà livrés , il est cependant juste de recon- naître que quelques-unes de ces nations offrent les com- mencemens d'un état social , développé naturellement chez elles, et supérieur à celui des peuples abrutis d'autres régions du Nouveau -Monde. Le philantrope se réjouit même en voyant la marche lente , mais toujours progressive de la civilisation européenne et les heureux résultats obtenus , depuis le commencement de ce siècle, parmi quelques- unes des nations de ce groupe. Il se plaît même à voir le moment où le manque d'espace forcera ces peuples no- mades à renoncer à leur vie vagabonde pour se livrer à la vie pastorale ou agricole , et jouir de tous les avantages physiques et moraux qui en sont les suites.
Nulle part l'antropophagie n'était jadis plus répandue que dans le Nouveau-Monde , où elle paraît même avoir existé chez presque toutes les nations de TAmérique- Méridionale. Les Tupinambas, les Tayabares, les Ca- hetès , les Pitigoares et les Tapuyas dans le Brésil , les nombreuses nations du Pérou , avant l'apparition de Manco-Capac sur le plateau de Titicaca, et les Caribes qui dominaient dans l'archipel des Antilles et le long des côtes entre l'Amazone et le golfe de Maracaybo , sont les nations que l'histoire signale principalement parmi les antropopha- ges de cette partie du Nouveau-Monde. Aujourd'hui l'an- tropophagie règne encore parmi les Botecudos , les Purys , les Bougres , les Mundrucus et quelques autres tribus bré- siliennes, parmi les Daricavanas , les Puchirinavis , les
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INIanitlbitanos , les Guaypunabis, les Guagas , les Carapu- chos , les Guajaribes , dans la ci-devant Amérique Espa- gnole du Sud , et parmi quelques tribus caribes le long de rOrénoque. Les Tapuyas de Tancienne capitainerie de Porto-Seguro mangeaient même à ce qu'on assure les corps de ceux qui mouraient parmi eux, et c'étaient les devins qui étaient chargés de préparer cet horrible festin -, les Capanaguas ne dévorent les chairs de leurs morts , que sous prétexte de les honorer. Nous rappellerons à ce propos que cette coutume cruelle et bizarre, que les écrivains de l'antiquité attribuent aussi aux Scvthes et aux Massa- gètes, est inconnue aux nations abruties du bassin de l'O- rénoque. u L'antropophagie , dit M. de Humboldt, n'est parmi ces peuples que l'effet d'un système de vengeance ; ils ne mangent que des ennemis faits prisonniers dans un combat -, les exemples où , par un raffinement de cruauté , 1 Indien mange ses parens les plus proches , sa femme, une maîtresse devenue infidèle , sont extrêmement rares, m Quoique les vieillards jouissent d'une grande considéra- tion parmi les tribus à demeures fixes et même chez plu- sieurs nomades , on assure cependant que parmi les Sioux , les Assiniboins, et les peuples chasseurs du Missouri, ainsi que parmi plusieurs autres nomades des deux Amériques , les malheureux , qui ne peuvent plus suivre la tribu dans ses courses , sont impitoyablement abandonnés par leurs enfans au milieu des bois , où ils meurent bientôt de faim , ou deviennent la proie des bêtes féroces.
D'un bout à l'autre du Nouveau-Monde , chez les peu- ples non civilisés , la femme, au lieu d'être la compagne de 1 homme dans ses plaisirs et dans ses peines , n'est en gé- néral que son esclave et, pour ainsi dire, sa bête de somme. Ce sont les femmes qui supportent tous les travaux les plus pénibles, qui sont chargées de la construction des cabanes.
aGS CIVILISATION DU NOU VEAU-MOKDE.
de la préparation des peaux pour les habillemens, et du transport des effets lorsque la tribu change de domicile. C'est seulement parmi quelques peuples de la grande fa- mille colombienne, tels que les Sokulks, les Chochonis les Clalsops et les Chinnocks , ainsi que parmi les Guay- curus du Brésil et parmi un petit nombre d'autres nations des deux Amériques , que les femmes sont mieux traitées, et qu'elles jouissent même d'une considération presque égale à celle de fliomme. Les Américains n'ont en général qu'une seule femme 5 on prétend même que quelques na- tions ont en horreur la polygamie , comme les Cocamas, les Moxos, les Chiquitos et les Panos. Cependant chez quel- ques hordes d'Avanos et de Maypures , plusieurs frères n'ont, comme à Ceylan et au Tibet, qu'une seule femme en commun. On trouve des peuples polygames dans les régions équinoxiales et hyperboréennes. Toutes les hordes répandues jadis le long des côtes du Brésil , et connues sous le nom impropre de Tupi, étaient polygames à l'ex- ception des Tupinambas de Pernambuco et de quelques autres, qui punissaient l'adultère de la peine de mort. Les Chochonis et autres tribus de la nation Serpent sont communément polygames, mais les femmes qui appar- tiennent au même homme ne sont pas généralement sœurs comme chez les Minnetaries et les Mandaues. Plusieurs individus chez les Killamuks , les Clalsops , les Tchinnocks, les Cahtlamabs et autres peuples colombiens sont aussi polygames; ainsi que chez les Chipiouans, nation nom- breuse et hyperboréenne qui vit à côté des Esquimaux»
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N» I. THOMAS LAWRENCE.
La grâce septentrionale, celte mélancolie mêlée de di- gnité et d'élégance, qui n'a rien de commun avec l'élé- gance mâle, hardie ou enthousiaste du midi, n'ont pas eu de peintre plus fidèle que Thomas Lawrence. Reynolds et lui, voilà les deux peintres anglais. Le jeu mystérieux de l'ombre et de la lumière , sous un ciel capricieux , dans un climat bizarre, où le soleil lutte toujours avec les vapeurs maritimes, l'indécision de contours, et la profondeur de perspective , créée par celte atmosphère spéciale , ont été pour Reynolds les objets d'une étude constante. Il doit sa gloire à cette étude. Coloriste remarquable , dessinateur incorrect-, admirable, pour l'expression et la pensée 5 il a trop souvent oublié qu'un tableau n'est pas une ébauche, ni un portrait une esquisse. Il travaillait de verve, avec une vivacité étourdie. C'était un homme de génie, et ce mot seul excuse tout : on n'eût pardonné à nul autre les in-
(1) Note de l'Éd. Nous présenterons à nos lecteurs, clans une série d'articles extraits des diverses Revues anglaises , le portrait et l'appré- ciation des principaux artistes contemporains : galerie qui complé- tera , sans l'interrompre , celle des Puissances intellectuelles de notre âge. On peut considérer comme une introduction à cette série , eu ce qui concerne les peintres de la Grande-Bretagne , le bel article sur la peinture anglaise , inséré dans I'Album Britannique.
2^0 THOMAS LAWniîNCE.
croyables licences qu'il se permellait. Un jour il avait fait un portrait, dont la tête était nue. D'après le désir qu'on lui témoigna, il couvrit cette tête d'un chapeau , termina son œuvre, la signa et la fit porter à sa destination. Le per- sonnage représenté se trouvait avoir deux chapeaux ; l'un sous le bras-, c'était le chapeau primitif, que l'artiste n'a- vait pas effacé ^ le second sur la tête ; c'était la coiffure additionnelle qu'on lui avait demandée.
Lawrence au contraire achevait les plus légers et les moindres détails de ses tableaux avec un scrupule reli- gieux. Son coloris est souvent pâle. Une lumière un peu blafarde éclaire ses premiers plans. Vous diriez que cette teinte grisâtre est produite par le reflet des collines crayeuses et des grèves de sables dont son île natale est environnée. C'est dans l'expression et surtout dans l'ex- pression de la grâce aristocratique que son talent s'est con- centré. H y a chez lui quelque chose de cette pudeur fière , de cette hauteur modeste , dont la noblesse anglaise offre des modèles chez les femmes. Ce caractère de réserve aimable et de froideur , qui n'est pas sans charme , s'est idéalisé sous son pinceau. Lawrence est historien. La phy- sionomie des hommes de son époque et de son pays , dans les classes supérieures , c'est lui qui la transmettra vivante à notre postérité , comme Titien et Raphaël ont commenté , par leurs admirables portraits, l'Italie de leur tems.
Ne méprisez pas les peintres de portrait. Souvent plus vrais que les peintres d'histoire , ils sont peut-être plus réellement historiques que ces derniers.
Que l'on s'arrête par exemple devant le portrait de Paul m et de ses neveux par Titien. Toute l'époque est représentée par eux. En lisant les annalistes de l'Italieje n'y trouve que la maigre chronique des événemens. Mais les papes , les car- dinaux , les doges , les sénateurs , les nobles du Tintoret ,
THOMAS LAWKEWCE. * 1J ï
du Giorgion , de Paul Veronèse , me donnent la réalité de l'histoire. Sombres figures, physionomies rusées, hardies, impérieuses , sauvages ^ rides tracées par une duplicité habituelle ; sillons creusés par les longues manœuvres de l'intrigue , par les travaux de Tintelligence , par l'abus ou l'élan de la passion -, laideur grandiose ou vulgaire , beauté naturelle, que le génie du mal a frappée de son empreinte ; costumes vrais , en harmonie avec les hommes et le tems ; accessoires copiés sur place ^ gestes et attitudes familiers à ceux qu'on nous montre -, tout cela, n'est-ce pas de l'histoire ? Et quel historien nous reporterait aussi complètement dans le passé ? Voici les conclaves et les intrigues du Vatican -, voici les banquets somptueux de Venise ; voici les san- glantes aventures des Visconti et des Médicis.
Eh bien ! la véritable histoire de lAngleterre au dix- neuvième siècle , de l'Angleterre commerçante et politi- que , riche et industrielle , somptueuse , élégante et fière , apparaîtra , grâce à Lawrence , aux yeux de notre posté- rité. Ses portraits offrent un symbole des pensées de notre tems 5 celte combinaison hardie et gracieuse de li- gnes et de couleurs, révèle non-seulement l'extérieur, mais l'intelligence des hommes représentés par le por- traitiste. Et ne croyez pas que ce dernier soit dispensé d'être ou grandiose ou expressif. Le beau portrait de Ra- phaël, attribué soit à lui, soit à un de ses élèves, c'est la rêverie de la jeunesse, cest la douce mélancolie de l'ar- tiste. Le portrait du jeune Lambton , par Lawrence , chef-d'œuvre qui a fait l'admiration de l'Europe , c'est le passage de l'enfance à l'adolescence, c'est une exquise et dé- licate poésie (i). « Si le peintre de portrait est philosophe,
(i) Dans notre Album BniTANNiQUE , nous avons reproduit ce chef- d'œuvre dans une jolie \ignette gravée sur acier par Armstrong.
2^2 THOMAS LAWHEKCE.
» dit avec raison Edouard Burke , et que la nature l'ait » doué des qualités qui font le grand artiste , il sera su- )) biime. Il ne copiera pas seulement la figure qui pose )) devant lui 5 de l'extérieur il pénétrera dans les profon- )) deurs de l'ame ; c'est Tessence même de l'intelligence et » du caractère individuel qu'il saura extraire et faire vivre » sur la toile. Mépriser ce genre comme inférieur , c'est » prouver qu'on n'est pas né peintre. )>
Lawrence était artiste dans toute l'étendue de cette ex- pression. Insouciant, facile de commerce, négligent, toujours embarrassé dans ses affaires, quoique les gains réalisés par son talent fussent considérables ^ mais doux , modeste, aimable, plein d'abandon, consacré à son art comme un prêtre à son culte , il se demanda dès le pre- mier âge : « Que dois-je faire pour laisser une trace de moi-même?» Cette trace, ill'alaissée profonde et brillante.
Sa biographie offre peu d'événemens -, sa vie se com- pose de son talent et de ses tableaux. Son père était auber- giste et recevait dans sa taverne tous les beaux esprits du tems, Garrick, Johnson, Burke. L'auberge était située à Devizes sur la route de Balh. La précocité remarquable de l'enfant fais*ait l'admiiation des habitués. On le plaçait sur une table, pour le voir jouer une scène ou l'en- tendre réciter un passage de Milton -, Garrick se plaisait à le prendre sur ses genoux et à lui donner des leçons d'art dramatique. A neuf ans, c'était un petit être fort singu- lier. Son aplomb imperturbable , ses traits fins et délicats , mais arrêtés et caractéristiques, lui donnaient l'air d'un homme en miniature. Son talent ne larda pas à se déve- lopper ^ il essaya le portrait de Garrick et réussit. C'était chez lui un don naturel , une faculté innée. Les amateurs conservent des dessins de l'enfant -, le contour en est indé- cis, mais la ressemblance en est exacte.
THOMAS LAWRENCE. a^iî
Bientôt la réputation du petit aubergiste-peintre se ré- pandit dans les environs, et le père voulut en tirer partie On paya les dessins de l'enfant , qui n'avait jamais reçu do leçon d'aucun maître. Deux acteurs, Bernard et Edwin, lui demandèrent un jour leur portrait : celui de Bernard fut achevé en peu de minutes -, celui d'Edwin fut Toccasiou d'une scène assez curieuse.
Cet homme , sans posséder les grandes qualités qui font l'acteur remarquable, avait un talent de mime peu com- mun. Jamais figure ne fut plus mobile-, les muscles et les nerfs faciaux se distendaient, s'alongeaient , se contrac- taient au gré d'Edwin, avec une facilité et une rapidité surprenantes. Doué à un plus haut degré que Garrick lui- même , de la faculté de changer de physionomie , on le voyait passer d'une expression douloureuse à une expres- sion joviale, par degrés si imperceptibles et si habilement nuancés, que l'on s'étonnait du changement sans avoir remarqué la transition. Lorsque Edwin commença à poser devant le jeune Lawrence, sa physionomie était grave. L'enfant esquissa le contour , marqua la place du nez et de la bouche. Il allait s'occuper des yeux , lorsque Edwin, soulevant peu-à-peu ses sourcils, fermant ses paupières, serrant ses lèvres , élargissant sa bouche , se donna une ex- pression de gaité , de folie , dont l'enfant ne tarda pas à être frappé. Il s'arrêta, le crayon à la main, ébahi de la révo- lution qui venait de bouleverser son modèle, et pendant deux ou trois minutes il le contempla , sans dire mot.
L'ébauche est jetée au feu. Lawrence se remet à l'œuvre. Peu-à-peu Edwin passe de son expression joyeuse à une expression mélancolique ^ parcourt , si Ton peut le dire , la gamme entière des émotions -, et réduit au désespoir le pauvre enfant, qui s'aperçoit que son esquisse ne vaut rien , et qu'il n'a pas saisi le Protée. Quatre fois ce jeu
Ct^4 THOMAS LAWRENCE.
recommença. Enfin Lawrence fondit en larmes, etEdwin, partant d'un grand éclat de rire, lui avoua la ruse et la mystification qu il s'était permises.
A douze ans le jeune peintre était établi à Bath -, la mode le favorisait ^ il avait la vogue. On donnait au petit Van- Dyck une guinée et demie pour une esquisse au crayon. Il copiait déjà les maîtres et faisait seul son éducation d'ar- tiste. La bonne société l'accueillait avec faveur. A peine sorti de la première enfance , ce fils d'un aubergiste avait le sentiment ou plutôt l'instincl de la politesse -, l'élégance de ses manières et la pureté de son langage semblaient un don naturel et non une conquête de l'éducation.
A dix-sept ans , il n'avait pas encore peint à l'huile 5 il essaya , comme la plupart des débutans ambitieux , par une vaste page , occupée par un Christ portant sa croix. Les fautes de dessin y abondaient 5 mais l'expression était belle et mélancolique. Cependant son jeune cœur bat- tait pour une gloire éloignée qu'il pressentait sans espérer l'atteindre II partit pour Londres ^ et muni d'un portrait, qu'il choisit parmi ses meilleurs ouvrages , il se rendit chez sir Joshua Reynolds , chef d'école alors , et le seul dont il voulut reconnaître l incontestable supériorité. Un autre aspirant se trouvait en même tems que lui dans le salon de Reynolds.
« Bien , dit l'artiste célèbre à ce dernier ; continuez , mon cher , continuez , » et il le renvoya.
Puis il jeta les yeux sur l'ouvrage de Lawrence et l'exa- mina long-tems. Le jeune homme tremblait.
« Monsieur, lui dit sévèrement Reynolds, vous croyez » sans doute que tout ceci est très-beau -, vous vous ima- )) ginez avoir fait un chef-d'œuvre. Eh bien! ce coloris est 1) détestable ; ces mains ne sont pas soignées \ les yeux sont » bien , mais la tète ne tourne pas. Vous avez étudié les
THOMAS LAWKEACE. 1^5
M anciens mailics ; il y a des iniilalions de Titien et de » Van-Dyck là-dedans j je ne vous blâme point 5 mais je » vous conseille surtout d étudier la nature. »
Il emporta le portrait et le plaça dans son atelier. Rey- nolds avait deviné son successeur, et la rigidité de sa cri- tique n'était qu'une preuve de son estime , et un gage de l'avenir que cette sévérité prédisait à l'adolescent. Son séjour à Londres développa bientôt le génie dont la nature l avait doué. 11 n'avait pas eu de maitre 5 il n'en choisit aucun. Depuis le premier jour où sa main avait saisi le pinceau , il s'était attaché à reproduire l'expression intel- lectuelle de ses modèles, sans chercher un effet piquant dans les jeux bizarres de la lumière. Il suivit toujours la même route , s'aperçut de ses défauts , les corrigea labo- rieusement 5 mais ne s'attacha aux traces de personne. Rey- nolds dominait alors , et s'entourait , comme la plupart des hommes de génie , d'une foule imitatrice. A voir ses por- traits , vous les croiriez à demi-éclairés des rayons du so- leil couchant. Lawrence au contraire a un coloris perlé , transparent , un peu gris , moins sombre et moins écla- tant, moins riche en contrastes, mais pour ainsi dire ar- genté, plein de charme et d'attrait. Tous les hommes , toutes les femmes qu'il a peints sont en plein air, respi- rent sous un ciel libre. Il a moins de magie peut-être que Reynolds-, il s'entoure d'une séduction plus douce, plus calme , plus naturelle. Le climat froid et le ciel pâle de la Grande-Bretagne vivent autour des personnages qu'il a reproduits.
Le dessin dont les lois furent souvent offensées par Rey- nolds fut respecté plus scrupuleusement par Lawrence. Sous le rapport philosophique et moral, peut-être les por- traits de ce dernier doivent-ils être considérés comme in- férieurs. Ses femmes sont plus coquettes et plus parées,
276 THOMAS LAWRENCE.
leur expression est plus voluptueuse et moins chaste. On peut découvrir quelques nuances sinon d'affectation au moins de recherche dans ses attitudes. Reynolds est plus pur , plus grave , plus mâle.
On n'a pas encore examiné le portrait et Tart du por- traitiste sous leur vrai point de vue. Non-seulement les costumes , mais les physionomies de chaque époque ont leur caractère particulier. Parcourez une galerie de tableaux ou un recueil iconographique • vous reconnaîtrez que tous les personnages contemporains se ressemblent. Ne croyez pas que cette ressemblance naisse seulement de l'identité de costume ; elle se rattache à des causes plus profondes. En se livrant aux mêmes habitudes , en dirigeant leur vie d'après les mêmes principes , tous les hommes nés à la même époque, contractent une physionomie acquise , qui leur est pour ainsi dire commune. La similitude des pen- sées et des occupations grave sur leurs fronts et dans les plis de leur visage une empreinte semblable. Tous les tems ont possédé leur type spécial d'élégance , de bon ton et de dignité-, ce type varie. C'est à lui que se rapportent les por- traits des grands-maitres.
Pour qui veut étudier l'histoire des mœurs humaines , une galerie de portraits est infiniment curieuse. Toutes les têtes du seizième siècle, quelle que soit la variété des pro- fessions, n'ont-elles pas entre elles une sorte de confrater- nité singulière? Il y a de l'audace , de la ruse, de la force et du pédantisme , quelque chose de raide , de gourmé et de moqueur à-la-fois , dans la physionomie des Guises , de Charles IX , de Paperat , de Ronsard , de Scaliger , de la reine Ellzabcth et même de Shakspeare.
Depuis cette époque, la physionomie européenne a sou- vent changé. La cour de Louis XIV, le protectorat de Cromwell, la régence, la révolution française lui ont donné
THOMAS LAWREMCE. 9,]77
tour-à-tour un caractère ditïerent. Si nos descendans com- parent enlre eux les portraits de Reynolds d'une part , et les portraits de Lawrence d'une autre, ils remarqueront que chez le premier de ces deux peintres l'expression est plus majestueuse et plus énergique -, chez le second, plus ei- féminée et plus molle. Les habitudes nationales ont perdu en effet une partie de leur vigueur -, et le reproche quej'a- dressais tout-à-rheure à l'artiste, pourrait bien ne frapper que ses modèles.
Lawrence terminait avec un grand soin la tête et les mains. Le dessin de ces parties était délicat , vrai , natu- rel, souvent très-correct. Les autres , moins curieusement travaillées, ne sont pas toujours irréprochables -, dans le nu, Lawrence était inférieur. Ses académies et ses figures sans draperies accusent et révèlent le défaut de son éducation première. Heureusement pour sa gloire , il n'a guère laissé que des portraits. Les draperies sont en peinture ce que la charité est en fait de morale -, elles couvrent beau- coup de fautes. Van-Dyck et Velasquez étaient des dessina- teurs médiocres , et leur gloire est assurée.
Les progrès de Lawrence dans son art suivaient , d'un pas rapide , l'accroissement de sa réputation et de sa for- tune. Ses études s'achevaient à mesure que sa renommée augmentait. Plus il approfondissait les ressources de son art , et plus il s'imposait la loi d'une exécution sévère et soignée. L'enfant qui , dans sa petite chambre de Balh , vous donnait un croquis pour une guinée, ne consa- crait pas à son œuvre une attention aussi minutieuse que le riche président de l'Académie Royale de Peinture , dont on couvrait la toile de guinées et de roubles. Lawrence , depuis son adolescence jusqu'à sa mort, tendit à la perfec- tion. La conscience de sa supériorité et de son influence ne faisait que l'engager à un travail plus consciencieux ,
2^8 THOMAS LAWRENCE.
plus assidu, plus approfondi. Un autre artiste aurait pu se fier à sa popularité , à sa facilité d'exécution , à l'admi- ration publique , aux ressources de sa longue pratique. Mais non , plus Lawrence avançait ; plus il voyait s'élargir sous ses pas la carrière de l'art -, plus il avait haute opinion de ses devoirs envers lui-même , envers sa gloire et son pays. Sur ses derniers jours il travaillait lentement , effa- çait et corrigeait beaucoup et ne parvenait que ditRcilement à se satisfaire.
Reconnaissez à ces traits l'homme digne du beau nom d'artiste , le prêtre voué à un culte , et non l'artisan qui remplit une tâche , dans l'espoir d'en tirer un profit. « Mon tableau est mon maître , dit-il dans une de ses let- tres , et je suis son esclave. C'est lui qui me commande, qui me domine, qui me retient et m'enchaîne. Souvent, fatigué , je quitte la palette , j'abandonne mes pinceaux. Je me promets de ne plus loucher à mon ouvrage. Quelques instans s'écoulent 5 une magie invincible m'attire et m'en- traîne j il faut que j'eÊFace , que je corrige , que je travaille encore. »
Cette séduction de l'art sur l'homme qui l'exerce, cette énergique et invincible fascination , c'est le génie , c'est l'amour du beau , c'est le besoin de reproduire un idéal qui fuit sans cesse le pinceau qui le cherche. Lawrence consacrait un soin particulier aux ouvrages qu'il envoyait à l'étranger , surtout à ceux qui lui étaient demandés par des Américains.
« Là , dit-il , on ignore les grands principes de la pein- ture. Les œuvres des maîtres n y sont connues que d'après des copies imparfaites ou des gravures sans vie et sans cou- leur. Il me serait facile de tromper des hommes qui ne me jugent que sur ma réputation et qui manquent de points de comparaison pour apprécier mes tableaux. Mes
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soins , ma consciencieuse exactitude seront perdus et comme enfouis, pendant un certain laps de tems. Mais un jour viendra où ils sauront avec quel amour j'ai travaillé ces œuvres : alors ces étrangers que je ne devais pas voir et de qui je n'avais rien à craindre ni à espérer apprendront que le monarque de mon propre pays n'a pas reçu de moi un tableau plus soigneusement achevé dans toutes ses par- ties. Le goût du beau se propagera dans ces régions loin- taines , et mon nom y sera en honneur, m
Les derniers ouvrages de Lawrence portent surtout le témoignage de cette admirable et patiente exactitude. Il y a tel de ses portraits où les accessoires sont traités avec autant de soin que la figure. Le paysage, les arbres, 1 architecture, les fourrures , les meubles , les draperies , tout est égale- ment exact, précieux et fini.
En 1787 , Lawrence vint à Londres, sans protecteur et sans appui. En 1790, il fut nommé associé de TAcadémie. En 181 8 , ce fut lui que George IV choisit pour faire au congrès d'Aix-la-Chapelle les portraits des souverains qui s'y trouvaient assemblés.
Il n'avait plus de rivaux. Gainsborough , peintre cha- leureux et fantastique , était mort en 1786 : le grand Rey- nolds en 1789-, Romney, dont la touche est délicate et lé- gère, en 1802 j Opie , artiste lourd et sans grâce, mais non sans vigueur, en 1802. Lawrence, créé chevalier par George IV, resta seul sur la scène. Ses portraits en pied se payaient de 600 à 700 guinées ( i2,5oo à 17,600 fr.). Pour le portrait de la comtesse Gower et de ses deux en- fans, il reçut quinze cents guinées. Malgré ce succès écla- tant, Lawrence ne s'enrichissait pas. L'argent, comme dit le peuple , s'échappait entre ses doigts. C'était un de ces hommes qui , sans avoir de vices , dépensent plus qu'ils ne gagnent , et trouvent moyen de dévorer leur fortune sans
aSo THOMAS LAWRENCE.
éclat et sans aisance. Lawrence était toujours gcné. Son défaut d ordre et d'économie le mettait sans cesse dans l'embarras. Ses ennemis , c'est-à-dire ses rivaux , attri- buaient cette gène à quelque vice secret , et notamment à la passion de jeu. C'était une calomnie. Lawrence n'avait ni chevaux , ni maîtresses coûteuses , ni sources secrètes de misère et de ruine. Il n'attachait pas assez de prix à l'ar- gent-, aussi n'en avait-il jamais assez.
D'ailleurs , depuis son enfance jusqu'à ses dernières an- nées , ce fut toujours le même amour des plaisirs délicats , le même dédain pour les habitudes grossières et sensuelles, la même bonté et la même élévation de pensée -, tout ce qui était grand, noble, poétique et généreux le charmait. Cette modestie , cette grâce , cette élégance qui le caractérisaient se répandaient à-la-fois dans sa conduite et sur ses tableaux , et la délicatesse noble dont son talent portait l'empreinte se trouvait au fond de son ame. Il rendait justice à ses rivaux et aux peintres ses contemporains -, chose fort rare assu- rément.
Aussi sa vien'ofFre-t-elle guère d'anecdotes et d'incidens ; point de ces querelles d'artiste , point des ces mêlées de co- terie , qui attristent l'observateur , lorsqu'on parcourt l'his- toire de la science et des arts. Lawrence donnait beaucoup, prêtait davantage , secourait généreusement les jeunes gens sans fortune, empruntait à gros intérêts, achetait des ta- bleaux et des gravures , travaillait depuis l'aurore jusqu'au coucher du soleil , et n'échappait ni aux attaques de l'envie, ni aux calomnies de ses rivaux , ni aux poursuites de ses créanciers. Ses rapports avec les souverains de l'Europe et les ministres plénipotentiaires dont il fit les portraits, sont le seul passage de sa vie qui ait quelque importance his- torique. Il sut être familier sans impudence, et respec- tueux sans bassesse , dans ces fréquens tête-à-tête avec tous
THOMAS LAWRENCE. 2^1
les monarques réunis pour décider du sort de 1 Europe. Quelques fragmens de ses lettres, où se trouvent des détails sur cette époque de sa vie , sont assez curieux pour que nous les reproduisions.
« L' hôte l-de- ville d'Aix , dit Lawrence, m'a été aban- » donné. C'est-là que le pauvre fils d'un aubergiste donne » ses audiences de peintre à tous les potentats européens. » L'autre jour, je n'étais pas du même avis que l'empereur » Alexandre et tout son état-major. Nous avons soutenu notre » opinion respective, et je l'ai emporté : voici comment :
» Dans ma première esquisse , j'avais représenté le mo- )) narque les deux mains jointes et croisées; il avait l'air » moins d'un homme puissant qui prend une résolution » forte que d'un homme irrésolu , mais rusé , qui se pro- )) met de ne pas laisser échapper un avantage , quel que » soit le succès du combat. Tout le monde approuvait cette » esquisse, dont je reconnus le défaut 5 je ne lardai pas à » le corriger.
» Je changeai toute la disposition du tronc et des mem- » bres -, je prêtai au monarque une altitude plus décisive , » plus souveraine , si j'ose le dire. Pour l'engager à se » prêter à ce que je désirais, à vaincre ses habitudes et à » se poser d'une manière nouvelle , je me trouvai forcé de » combattre non-seulement sa volonté impériale, mais le » mécontentement de son état-major. Mon essai paraissait » d'autant moins heureux que j'étais obligé de donner » quatre jambes à mon empereur , et qu'avant d'effacer » les deux jambes qui tenaient leur place dans la pre- » mière esquisse, j'étais forcé de créer deux jambes voisines, H d'un effet assez grotesque. Imaginez la confusion de ces » quatre jambes entrelacées , et les sourires des grands sei- » gneurs et létonnement de l'autocrate, qui se voyait qua- » drupède. En définitive , tout le monde fut content j on
a82 THOMAS LAWREKCK.
» me donna raison , et mon rifaccimento fut reconnu su- » périeur à mon premier essai.
» Vous pouvez citer aux gens impolis qui abondent en » Angleterre l'exemple de l'empereur de Russie -, ils croi- » raient se compromettre en ôtant leur chapeau. Alexandre » me laissa travailler sans hasarder une observation , sans » donner un signe de mauvaise humeur , quoiqu'il pensât » que je me trompais et que j'allais gâter son portrait. Je » l'ai vu se déranger pour recevoir des mains d'une dame )) (la femme d'un aide-de-camp de lord Wellington) la tasse )) de thé qu'elle avait vidée et qu'il déposa sur la table. Dites )) à nos seigneurs hautains que le plus grand seigneur du )) Nord est l'homme le plus courtois de l'Europe , et appre- » nez-leur que la morgue , qu'ils regardent comme témoi- » gnage de leur dignité, n'est qu'un symbole de vanité et » de sottise. »
Hardenberg , Nesselrode , le duc de Richelieu , Metter- nich , le pape et le cardinal Gonsalvi se firent peindre par Lawrence et lui montrèrent la même déférence. Sa liaison avec Metternich fut longue , on pourrait presque dire in- time. H fut séduit par la grâce et raffabililé du diplomate. C'est chose piquante de voir l'homme qui, dit-on, passe sa vie dans les arcanes d'une politique tortueuse , devenir un philosophe sentimental , un poète , un artiste. Telles sont les couleurs sous lesquelles Lawrence le représente.
« J'ai passé avec le prince de Metternich , dit-il, des soi- rées délicieuses. Nous allions , sa fille , lui et moi visiter Tivoli , les villes voisines de Rome , et les antiquités dont ces régions abondent. Sa fille parle très-bien anglais , quoi- qu'elle n ail jamais été en Angleterre. Vous seriez touché de l'afFeclion profonde qui unit le père et la fille ! Cet homme , (jui jouit d'une existence politique si haute et si inlluenle , aime le coin du feu , la vie domestique, les plai-
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sirs de la famille. C'est pour lui un bonheur que d'é- chapper au faste des palais ; toutes les jouissances de l'ar- tiste , du philosophe et du poète, il sait les comprendre et les sentir. Vous refuserez peut-être d'ajouter foi à mes paroles. Elles sont cependant l'expression de la vérité.
Nous nous trouvions ensemble un soir , au-dessus de la seconde cascade de Tivoli. Nous nous taisions, admirant le temple de la sibylle et ce pavsage si bizarrement res- serré dans un cadre si étroit. Le prince semblait rêver. Je désirai connaître le sujet de cette profonde rêverie.
« C'est une chose magnifique que celte cascade , me dit- il. Elle tombe , elle bruit , elle éclate , elle a de la majesté et de la grandeur, et pas d' aniour-propve . »
Parmi les peintres les plus célèbres , Lawrence doit occuper une place à part , entre Van-Dyck et Titien -, à lui se rapporte un grand progrès de l'art britannique , qui n'avait jamais atteint le degré de perfection auquel Lawrence la porté , quant à la pureté du dessin et à la grâce de l'expression. Les figures raides et empesées de Kneller ne manquaient pas d'une certaine dignité : Gainsborough eut de la verve et quelque énergie. Reynolds, grand artiste et qui s'éleva bien au-dessus de ceux que nous venons de nommer, brilla par l'entente du clair obscur, l'expression mélancolique et l'effet piquant de ses compositions. Le faire de Lawrence a quelque chose de plus achevé et de plus complet.
Peintre de l'aristocratie , artiste plein de noblesse et de charmes, il a deviné l idéalité des classes supérieures, et ce que la société élégante renfermait de poésie. Sous ce rapport, il est type et restera sans rival. Elève de la na- ture seule , il a su saisir cette grâce et cette exquise déli- catesse que la haute civilisation produit, et n'est pas tombé dans l'afféterie -, son éducation , accomplie j)ar sou seul
284 THOMAS LAWKENCE.
génie, cette éducation spontanée que nous avons esquissée plus haut , Ta garanti de cette erreur commune à tant de peintres. Ses grands seigneurs sont des modèles d'élégance et ne sont pas des fats. Ses grandes dames ont bien la lan- gueur et la noblesse de leur rang, sans emprunter à la plupart de leurs modèles la minauderie et l'affectation qui les déparent. On citera des artistes dont le génie est plus élevé , doués d'une imagination plus ardente et plus grandiose : on pourra opposer à son talent la verve féconde et épique de Martin , le talent si vrai et si naïf de Wilkie , deux génies originaux dans des ordres différens. Mais Lawrence , dont l'originalité plus douce , plus voilée , est moins facile à discerner , nous semble le symbole et l'ex- pression d'une ère de grandeur, de richesse et de civili- sation perfectionnée , qui revivra dans ses admirables por- traits.
Une mort douce termina la carrière de Lawrence en i83o ^ il a laissé beaucoup de regrets, un grand nombre de chef-d'œuvres et peu de fortune.
( Edinburgh Review. )
0'0^rt9C5.
VIE PRIVÉE DES MUSULMANS DE L'INDE.
Les progrès de la puissance britannique dans l'Hin- dostan inspirent un intérêt profond, qui s'étend sur les peuples nombreux que la conquête ou les traités ont rendus tributaires de la Compagnie. Le caractère, les mœurs, les usages de ces races diverses , que ses efforts tendent sans cesse à rallier sous l'influence de notre civilisation , offrent à Tobservateur un sujet d'études tour-à-tour sé- rieuses ou piquantes , dont le champ s'élargit de jour en jour , grâce aux explorations de ceux de nos compatriotes qu'un intérêt exclusivement mercantile n'a point jetés sur les rives du Gange. De ce nombre est l'une de nos plus jolies anglaises , en faveur de laquelle un heureux hasard , secondé par une rare beauté et par les grâces de son es- prit, a réalisé , en partie, le conte si connu de la Reine de Golconde (i); nous voulons parler de la célèbre mis- triss Mir Hassan-Ali. Son sort, il est vrai, a été plus mo- deste que celui d'Aline , et ce n'est pas un trône qu'elle a occupé. Ce n'est donc point une révolution de palais qui a livré à M. Parbury , Allen et C*. , ses éditeurs , le tableau qu'elle a tracé des mœurs musulmanes dans l'Hindostan. Si elle n'a pas réuni dans un même cadre le récit des événe-
(i) Dans noire Album Britamsique , sous le tllre de : Temple des Papillons , nous avons inséré la contre partie de ce joli conte.
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286 VIE PRIVEE
mens bizarres qui ont lié sa destinée à celle d© Mir Has- san-Ali , cette discrétion a fait perdre à son livre 1 intérêt du roman , mais elle n a rien ôté à la fidélité de ses es- quisses.
On connaît les mœurs patriarchales des Musulmans ^ dans l'Inde elles ont conservé ce précieux caractère. Les maîtres v sont vénérés de leurs esclaves , bien que ceux- ci aient la liberté de causer avec eux, et en usent arec une extrême franchise -, les chefs de famille traitent avec bonté leurs vieux serviteurs ; ils se font une pieuse étude de ce qui peut adoucir leur position . et ils prodiguent les mêmes soins aux parens pauvres ou infirmes jusqu'au degré le plus éloigné. L" affabilité préside à leurs rapports sociaux: l'affection la plus tendre règle ceux de la famille 5 aussi rien de plus spontané que les actes d'obéissance et de piété filiale. Le respect des en fans est sans bornes pour la vieil- lesse, et surtout pour celle de leurs ])ère et mère. La cha- rité musulmane est puisée, comme celle des chrétiens, dans la conviction qu elle attire sur 1 homme les bienfaits du ciel : elle n'est cependant pas toujours désintéressée : on l'exerce quelquefois par ostentation. Mais quand elle profite à 1 indigent, il est injuste de sonder d'un regard indiscret lame du bienfaiteur. Sans doute aussi la paresse spécule sur les secours du riche tributaire de ses feintes lamen- tations ; mais la faute doit peser sur le lâche qui fait de la mendicité un métier, et non sur celui dont il a surpris la compassion.
La race des se-t ds ou émirs est, chez les mulsulmans. la plus noble de toutes ; ils croient descendre de Mahomet : et comme leurs honneurs sont attachés à leur généalogie, ils en conservent les divers degrés dans leur souvenir, avec une minutieuse exactitude. Tant que les enfans des deux sexes restent livrés aux soins de leurs mères . dans le
l
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DES MUSULMANS DE l'iNDE. ' 287
gynécée (Zenana) , leur éduealion consiste à étudier les liens du sang qui les rattachent à Hassan ou h Hussein , les deux fils d'Ali. Aussi , sans recourir à l'arbre généalogique , dont le manuscrit est le trésor le plus précieux de chaque famille , ils peuvent sans la moindre difliculté suivre toute la filière de leurs ancêtres. Ils sont si jaloux de la pureté de leur race, que tous les trésors du monde ne compense- raient pas à leurs yeux la honte d'une mésalliance : il en ré- sulte que la classe des seyds abonde en vieilles filles. « J'ai connu , dit mistriss Hassan , trois jeunes personnes remar- quables par leurs talens , leurs vertus, leur piété-, elles ont une taille charmante , une rare beauté , des manières affables , une sensibilité exquise , et possèdent en outre un mérite peu commun dans l'Inde : leur excellent père leur a appris à lire le Coran dans le texte arabe ( il est défendu de le traduire ) et le commentaire en langue per- sane. Attirés par la renommée de tant de qualités pré- cieuses , des pères de famille opulens les ont demandées en mariage pour leurs enfans , et ont même renoncé à exiger aucune dot. Mais elles ont rejeté des offres aussi bril- lantes , et ont préféré ne devoir leur subsistance qu'au travail de leurs mains. Quand je les ai connues , elles ga- gnaient leur vie à faire du jaullie (espèce de résilles à l'usage des femmes); ce travail leur donnait à chacune un bénéfice de trois schelings environ par semaine. »
Les femmes mariées ont un usage fort bizarre , c'est de se frotter les lèvres , les gencives, et quelquefois les dents, d'un ingrédient composé avec de lantimoine , qui les rend aussi noires que l'ébène 5 elles se teignent les sourcils avec du noir de fumée et tiennent beaucoup à la régularité de l'arc quelles tracent ainsi au-dessus de l'œil. Après s'être lavé les pieds et les mains , elles les brossent au point de donner à la peau une belle teinte rouge. Cet usage , salu-
^86 VIE PUIVÉE
menls bizarres qui ont lié sa destinée à celle de Mir Has- san-Ali , cette discrétion a fait perdre à son livre Tintérét du roman , mais elle n'a rien ôté à la fidélité de ses es- quisses.
On connaît les mœurs patriarchales des Musulmans 5 dans l'Inde elles ont conservé ce précieux caractère. Les maîtres y sont vénérés de leurs esclaves , bien que ceux- ci aient la liberté de causer avec eux, et en usent avec une extrême franchise -, les chefs de famille traitent avec bonté leurs vieux serviteurs -, ils se font une pieuse étude de ce qui peut adoucir leur position , et ils prodiguent les mêmes soins aux parens pauvres ou infirmes jusqu'au degré le plus éloigné. L'affabilité préside à leurs rapports sociaux : l'affection la plus tendre règle ceux de la famille 5 aussi rien de plus spontané que les actes d'obéissance et de piété filiale. Le respect des enfans est sans bornes pour la vieil- lesse, et surtout pour celle de leurs père et mère. La cha- rité musulmane est puisée, comme celle des chrétiens, dans la conviction qu'elle attire sur l'homme les bienfaits du ciel ^ elle n'est cependant pas toujours désintéressée 5 on l'exerce quelquefois par ostentation. Mais quand elle profite àlindigent, il est injuste de sonder d'un regard indiscret lame du bienfaiteur. Sans doute aussi la paresse spécule sur les secours du riche tributaire de ses feintes lamen- tations ] mais la faute doit peser sur le lâche qui fait de la mendicité un métier, et non sur celui dont il a surpris la compassion.
La race des seyds ou émirs est, chez les mulsulmans, la plus noble de toutes ; ils croient descendre de Mahomet ; et comme leurs honneurs sont attachés à leur généalogie, ils en conservent les divers degrés dans leur souvenir , avec une minutieuse exactitude. Tant que les enfans des deux sexes restent livrés aux soins de leurs mères , dans le
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gynécée (Zenana) , leur ikluculion consiste à étudier les liens du sang qui les rattachent à Hassan ou à Hussein , les deux fils d'Ali. Aussi , sans recourir à Tarbre généalogique , dont le manuscrit est le trésor le plus précieux de chaque famille, ils peuvent sans la moindre diflîculté suivre toute la filière de leurs ancêtres. Ils sont si jaloux de la pureté de leur race, que tous les trésors du monde ne compense- raient pas à leurs yeux la honte d'une mésalliance : il en ré- sulte que la classe des seyds abonde en vieilles filles. « J ai connu , dit mistriss Hassan , trois jeunes personnes remar- quables par leurs talens , leurs vertus, leur piété-, elles ont une taille charmante , une rare beauté , des manières affables , une sensibilité exquise , et possèdent en outre un mérite peu commun dans Tlnde : leur excellent père leur a appris à lire le Coran dans le texte arabe ( il est défendu de le traduire ) et le commentaire en langue per- sane. Attirés par la renommée de tant de qualités pré- cieuses , des pères de famille opulens les ont demandées en mariage pour leurs enfans , et ont même renoncé à exiger aucune dot. Mais elles ont rejeté des offres aussi bril- lantes , et ont préféré ne devoir leur subsistance qu'au travail de leurs mains. Quand je les ai connues, elles ga- gnaient leur vie à faire du jaullie (espèce de résilles à lusage des femmes) 5 ce travail leur donnait à chacune un bénéfice de trois schelings environ par semaine. »
Les femmes mariées ont un usage fort bizarre , c'est de se frotter les lèvres , les gencives , et quelquefois les dents , d'un ingrédient composé avec de lantlmoine , qui les rend aussi noires que fébène ; elles se teignent les sourcils avec du noir de fumée et tiennent beaucoup à la régularité de l'arc quelles tracent ainsi au-dessus de l'œil. Après s'être lavé les pieds et les mains , elles les brossent au point de donner à la peau une belle teinte rouge. Cet usage , salu-
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laire d'ailleurs, est considéré comme une loi de conve- nances et de bon goût. Une chaîne de fil d'or semée de rubis et de perles est accrochée au bout de leur nez -, et quelque incommode quelle soit, elles la gardent depuis leur mariage jusqu'à leur mort ou à celle de leur mari, et ne Totent qu'à certaines fêtes. Des tresses de fil d'or ou d'argent sont également suspendues à leurs oreilles par neuf ou dix trous, en guise de franges; dans les grandes occasions elles font place à des rangs de perles et d'éme- raudes qui retombent avec grâce sur leurs épaules. Les femmes ont en général une belle chevelure d'un noir de jais , dont elles prennent un soin extrême. Après l'avoir lavée et bien essuyée , elles la parfument d'huile de jas- min , la ramènent tout entière sur la nuque, en forment une tresse, qui descend d'ordinaire jusqu'à la ceinture, et elles y mettent des fils et des rubans d'argent , noués au bas, au moyen d'une rosette de soie rouge. Le vêtement quelles nomment pjjaamah est , suivant leurs conditions et leur fortune , en satin , en brocard, en muscherou (tissu de soie rayée fabriqué à Bénarès), en jolies indiennes (les plus recherchées proviennent des manufactures anglaises), en guingamps de soie ou de coton , ou en simple calicot blanc du pays. Les pyjaamah les plus distingués descen- dent à la cheville , de manière à couvrir le coude-pied ; ils sont bordés de rubans d'argent en haut et en bas , ainsi que sur les coutures. La bordure d'en haut forme une coulisse où passe le cordonnet de soie qui rattache ce vêtement à la ceinture •, les bouts de ce cordon , assez longs pour retom- ber sur les genoux , sont terminés par des glands d'or ou d'argent enrichis de perles ou de pierreries.
Tous les corsets (ungiah) ont la même forme, et ne diffè- rent que par la nature des tissus et la richesse des ornemens ; on en voit en gaze ou en mousseline semées de paillettes
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d'or ou d'argent. Serré par derrière à Taide de cordons , le corset dessine parfaitement la taille-, il est à manches étroites et courtes , bordées comme le pyjaamah et avec la même recherche; il n est pasjusquaux esclaves, qui ne mettent de la coquetterie dans Téléganto garniture de l'on- giah le plus grossier. On ne quille pas la nuit ce vêtement et on le porte une semaine entière , jusqu'à ce qu il soit fané. L'ongiahest recouvert d'une résille (court/y) bordée de rubans d or ou d'argent qui descend par-dessus la cein- ture du pyjaamah , sans la cacher.
Le députtah est la partie la plus gracieuse du costume féminin : c est un grand voile de la dimension d'un drap de lit. Ceux que portent habituellement les femmes riches, sont en mousseline ou en tissu de laine anglais ; les jours de fête on en met de plus somptueux , en gaze ou en mousseline brochée d or et d'argent, ou en mousseline de l'Inde fabriquée à Décan , transparente et soyeuse comme des tissus de toile d'araignée, et d un prix très-élevé. On l'attache au sommet de la tête à l'aide d'un ruban d'argent , et on le laisse retomber sur les épaules en replis élégans , en le ramenant sur une partie de la figure , quand on se lient debout. En grande toilette , le députtah est garni de riches broderies et de bouillons de diverses couleurs qui , dans un cercle de deux à trois cents femmes, produisent un effet ravissant.
Les dames se liennent rarement debout ; c'est un accueil qu'elles réservent à des hôtes de distinction ou à des pa- rens dont l'âge leur commande ces égards. Elles mettent dans celle réception une aisance et une grâce qui n'ont rien d'étudié. Elles se lèvent , se drapent de leur déput- tah , font quelq-ues pas en avant , embrassent trois fois la personne qui les visite , et terminent par un triple saleni , IX. 19
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en s' inclinant profondément , en tenant la main horizonta- lement à la hauteur du front.
Il n'est pas de femmes au monde qui aient à un plus haut degré la passion des bijoux que les Musulmanes de THindostan : elles tiennent plus à la pureté de la matière qu'à la main-d'œuvre, à la forme , ou à la couleur. Elles préfèrent de grosses perles , décolorées ou de formes ir- régulières , à des perles parfaitement rondes , d'un beau blanc, mais plus petites, ou un gros diamant qui aura des pailles, au solitaire le mieux taillé. Les hommes sont meilleurs connaisseurs, et ne manquent pas de goût. Ils sèment de pierreries leurs turbans , leurs colliers , leurs bracelets , leurs boucles d'oreilles , le manche de leurs poi- gnards. Mais pendant les fêtes du baïram et les jours d'ex- piation qui précèdtjnt, ils renoncent à cette parure, ainsi qu'à tous les tissus où il entre de la soie. Les dévots des deux sexes s'en abstiennent en tout tems, suivant la maxime que tout croyant, détaché des choses du monde , doit rester absorbé dans la contemplation de Dieu.
Les dames ne portent pas de bas -, elles se bornent à mettre leurs babouches lorsqu'elles vont jusque dans la cour , dont l'étroite enceinte est à-la-fois leur horizon et le terme de leurs promenades. Cette chaussure a la forme d'une pantoufle sans talon , et se termine par une pointe recourbée qui remonte souvent jusqu'à mi-jambe. Le dessus est hérissé de pointes à tête d'or , d'argent , ou de grains colorés, imitant divers dessins sur un fond de ve- lours -, les moins riches sont semées de paillettes ou de bro- deries d'or -, pour les esclaves , la babouche est garnie d'é- toffe jaune ou rouge à bordure d'argent. La chaussure des hommes est la même 5 on en voit cependant qui , dans l'hiver , la portent à talons élevés et en peau de chagrin.
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Quant à la forme , la mode varie , mais ce n'est que dans l'inflexion plus ou moins arquée de la pointe.
« Ce que j'ai vu de plus remarquable en ce genre, dit mislriss liassan-Ali , c'est une paire de babouches à clous d'argent garnie de deux rangs de petites clochettes de même métal , dont une dame de distinction du royaume d Onde me fit cadeau. En entrant chez elle j'avais laissé , suivant l'usage , les miennes à la porte ; elles avaient tenté sans doute la curiosité de ses esclaves , car j lorsqu'elle me reconduisit au seuil de son appartement, je ne les retrouvai plus , et je me vis en danger de salir mes bas en traver- sant la cour pour rejoindre mon palanquin. Voyant mon embarras , cette dame me força d'accepter les babouches dont je viens de parler. Je fus plus touchée de cette préve- nance que du plaisir d'avoir à mes pieds un carillon am- bulant, sans harmonie avec le reste de mon costume. »
La conversation des femmes ne manque ni d'agrément ni d'intérêt 5 elles aiment à causer, et le font avec bon- sens et urbanité ; elles savent donner un tour épigramma- tique à leurs observations , et leur langage est à-la-fois élé- gant et correct. Ceci est une énigme pour les Européens qui ne sont frappés que de la séclusion des femmes et de l'é- ducation excentrique quelles reçoivent 5 mais rien de plus simple pour l'observateur qui a fait une connaissance plus intime avec les mœurs domestiques des Musulmans. Les dames d'un certain rang ne causent en général qu'avec des hommes bien élevés. Telle est partout la curiosité fé- minine qu'un père , un mari , un frère ne laissent échap- per aucun mol dont elles ne demandent l'explication ; et la pensée qu'il exprime n'étant pas distraite comme en Eu- rope , par la variété de sujets de conversation , ou par de vains amusemens , se grave à perpétuité dans leur mé- moire. Les Musulmanes ont pour l'opinion de leurs maris
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le même respect que manifestent ailleurs les enfans pour celles de leurs pères ou leurs gouverneurs 5 pour elles chacun de leurs mots est un oracle , chaque maxime une règle de conduite. La pureté du langage leur est si fami- lière , que sous ce rapport les esclaves même qui ont long- tems vécu dans les gynécées ont sur nos femmes de chambre un avantage marqué.
On connaît les principales sectes qui se partagent l'isla- misme. La dltFérence qui existe entre elles est purement nominale. Leur loi suprême est le Coran ; elles ne le con- sidèrent pas comme un livre écrit par Mahomet à telle ou telle époque de sa vie. Chaque chapitre lui a été révélé par Tange Gabriel , et il n'a eu d'autre mérite que de ré- péter chaque jour, d'inspiration et mot pour mot, à ses dis- ciples, les paroles du messager céleste, qu'ils ont fidèlement transcrites et recueillies après sa mort. Les Musulmans ont une grande vénération pour les tombeaux , et ils la mani- festent en y venant prier eux-mêmes, ou bien en prenant à leur solde des hommes qui viennent deux à deux y lire successivement pendant plusieurs années des chapitres du Coran. Ils croient que lorsque les croyans peupleront les quatre parties du monde, le grand esprit qu'ils nomment Midhie descendra sur la terre accompagné du Christ. Les traits principaux de leur caractère, sont la foi et la crainte de Dieu. Ils considèrent Mahomet comme le dernier des prophètes , et croient à l'existence et aux oracles de tous ceux qui l'ont précédé : « Sa mission , disent-ils , a été de régénérer l'humanité dans un tems où la corruption et l'impiété couvraient la terre, et où le genre humain, pros- terné aux pieds des idoles, méconnaissait son créateur. » Ils croient à la destruction de l'univers par le feu , et à la ré- surrection générale des morts.
Chez les Musulmans , le jour et la nuit se divisent en
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quarts et en heures. On marque les dernières au moyen d'une boule creuse flottant dans un vase d'eau 5 elle est percée d'un petit trou , qui ne reçoit qu'une goutte d'eau par seconde ; à mesure que la boule s'emplit , elle descend vers le fond du vase , aux parois extérieurs duquel sont marquées les heures. Lorsque la boule arrive au niveau de chacune des lignes qui les indiquent, un watchman fait l'of- fice d'horloge au moyen d'une plaque de bronze qui retentit sous les coups de son marteau. Ces hommes se succèdent à leur poste avec autant d'exactitude que les matelots de quart sur nos bâtimens 5 ce qui est très-important chez un peuple qui attache tant de prix à accomplir à l'heure pres- crite ses devoirs religieux.
L'un des commandemens du prophète est de prier cinq fois par jour.
La première prière (le Souhhou Namez) commence au point du jour.
La seconde (le Zohow) à midi.
La troisième (ÏAusour) à trois heures après-midi.
La quatrième (le Muggrih) au coucher du soleil.
La cinquième (\ Esche) à la quatrième heure de la nuit.
Mahomet faisait à la troisième heure de la nuit une sixième prière qu'il nommait Taluijjout; ei les dévots sui- vent scrupuleusement son exemple.
Les deux prières du point du jour et de midi sont ri- goureusement prescrites. Cet exercice pieux, y compris les prosternations que les dévots multiplient , durent cha- cuae près d'une heure 5 et souvent on les prolonge par la lecture d'un livre appelé le Vazetah, quia quelques rap- ports avec nos psaumes. L'Ausour Namez ne se pratique à l'heure fixée par le Coran , que chez les dévots ; le reste des Musulmans, et surtout les classes laborieuses, pour ne pas interrompre leurs travaux , joignent cette prière au
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Muggrib Namez. Pour celle-ci, il n'est point d'occupa- tion qui puisse dispenser de s'y livrer au coucher du so- leil. Quel est le voyageur qui , à son retour de THindostan , ne se souvient avec attendrissement de ces pauvres ouvriers qui cheminent vers leur chaumière après avoir supporté le poids du jour et de la chaleur ? A peine le soleil s'est-il efifacé à l'horizon , on les voit s'arrêter , délier leur cein- ture , étendre leur commerbound au bord du chemin , faire leurs ablations avec l'eau contenue dans un bidon de cuivre qui ne les quitte jamais , et la face tournée vers la Mecque , prosternés sous le dais azuré des cieux , rendre grâce dans la simplicité de leur cœur au Dieu de miséri- corde qui a daigné prolonger d'un jour leur chétive exis- tence
La plus longue des prières est l'Esche Namez. Le silence des nuits favorise ces pieuses méditations, que les dévots absorbés dans la contemplation de Dieu , prolongent des heures entières. Il est des personnes qui ayant dans leur jeu- nesse négligé les prières quotidiennes imposées par le Coran, cherchent à couvrir plus tard ce déficit par un surcroit de pratiques religieuses. Les héritiers suivent le même sys- tème k l'égard d'un parent décédé, suspect de négligence dans l'accomplissement du Namez 5 par attachement pour lui , et dans le but d'assurer le repos de son ame , ils sol- dent, souvent avec usure , l'arriéré de sa dévotion.
Le vendredi est chez les Musulmans le jour saint ; la fête s'ouvre dès la veille comme chez les juifs-, mais ils ne s'abstiennent pas aussi scrupuleusement que ces der- niers de toute espèce de travail 5 les domestiques sont oc- cupés ^ et les ateliers composés d'esclaves , notamment ceux des tailleurs et des blanchisseuses , restent ouverts comme les autres jours. Les dames jouent aux cartes et aux dés , et les chanteuses sont aussi recherchées que le reste de la
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semaine. On se livre en un mot aux plaisirs sans se douter qu'on viole un précepte divin. On s y conformerait sans doute si on le jugeait rigoureux ; mais on se borne à con- sidérer le vendredi comme un jour fortuné ^ on le choisit pour commencer un ouvrage important , tel que la con- struction d'une maison , des plantations dans un jardin ou en plein champ, la composition d'un livre , la conclusion d'un mariage, etc. Les Musulmans sont convaincus que ce jour-là leur ame est plus pure après les ablutions et les prières d'usage \ et que toutes les actions devant être rapportées à Dieu , pour qu'il daigne les bénir , ils ne peu- vent mieux faire que de commencer , le vendredi , les tra- vaux au succès desquels ils attachent le plus de prix.
Les Musulmans reconnaissent dans le Christ le messie de la rédemption du genre humain. Mistriss Hassan ra- conte une anecdote qui montre j usqu où s'étend, sur ce sujet , la foi de certaines personnes.
« J'ai connu , dit-elle , une dame qui ne manquait ja- mais de célébrer par des actes de bienfaisance et de cha- rité le jour de la nativité de Jésus-Christ. J'en fus d autant plus étonnée que j'avais cru jusque-là, que les Mahomé- tans, de même que les juifs, nient que la mission du Ré- dempteur ait été accomplie : j'étais dans Terreur : ils croient, d'après leur prophète, que Jésus est né de la Vierge Marie , qu'il a opéré des miracles ; qu'après avoir accompli sa mission terrestre il s'est élevé au septième ciel ; qu'il reparaîtra sur la terre , et le grand esprit avec lui, pour laver le monde de ses souillures ; qu'alors tous les hommes vivront en paix, dans une même foi et un même culte. »
Le livre musulman , Hretoul Kalouh , qui renferme la vie des prophètes, contient celle de Jésus et l'Évangile (Ungil). Cet Evangile diffère du nôtre sur des points im-
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portans. Il ne se compose pas des quatre rédactions de Saint-Luc , Saint-Marc , Saint-Mathieu et Saint- Jean ^ et les miracles n'y sont pas réunis à la parole divine , mais sont présentés isolément comme les actes de Jésus-Christ. Ce quils nomment Ungil (mot qui dérive évidemment du mot grec d'où s'est formé le mot latin Evangeliuni ) ne comprend que les paroles sorties de la bouche de Jésus : tels que les discours à ses disciples , les paraboles \ en d'au- tres termes , la morale évangélique.
« Tout pouvoir appartient à Dieu , disent les Musul- mans ; qui pourrait contester le miracle de la naissance du Christ ? Tout n'est-il pas facile à l'Eternel ? De sa parole il a créé l'univers \ il a pris un peu de poussière et en a formé le premier homme. Est-il rien au dessus de son pouvoir ? Pourquoi donc douter que le Christ ait été conçu dans le sein d'une Vierge ? » Ils croient que Jésus fut le prophète de Dieu , mais ils ne croient pas qu'il soit Dieu : « Supposer le contraii^e , disent-ils, c'est être infidèle à Dieu et au Christ. »
On prétend que les femmes sont exclues du paradis de Mahomet : c'est une erreur ; et ce qui le prouve , c'est leur dévotion et leur zèle à observer les préceptes religieux. Il faut regretter qu'elles ne reçoivent pas une meilleure édu- cation ; mais c est un malheur pour elles et non pas leur faute. Tout vrai croyant élève ses femmes dans les prin- cipes les plus purs de l islamisme , et il se considère à-la- fois comme leur guide dans le chemin du ciel , et comme leur protecteur contre les maux et les dangers de ce monde. Elles prennent en général pour modèle dans l'ac- complissement de leurs devoirs domestiques , moraux et religieux , la vie si pure de Fatime , fille unique de Ma- homet.
Ee jour de Tan est chez les Musulmans Tune des fêles
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les plus importantes. Leur année commence au moment où le soleil entre sous le signe du bélier. Ce moment est cal- culé par des astronomes pratiques qui sont à la solde des ])rincipaux habitans de toutes les grandes \iUes. On n'y connaît pas les almanachs ^ et l'époque d aucune des pé- riodes de l'année n'est indiquée d avance. Ce n'est que par la continuité des observations qu'on peut les déterminer. Ainsi, quand le soleil passe sous le signe du bélier, l'ob- servateur s'assure de l'heure où ce fait se produit. Si c'est à minuit, au signal donné, les habitans prennent des vé- temens bruns, tirant sur le noir ; si c'est à midi , ils adop- tent le cramoisi. Leur costume est de couleur sombre ou claire , suivant que l'heure solennelle est plus ou moins avancée dans la nuit ou dans le jour. Cette règle est uni- forme pour tous, depuis le roi jusqu'au dernier de ses sujets. Le roi monte sur son trône et reçoit les vœux des grands , des courtisans et des officiers de sa maison, dans les termes suivans : « MaberouAh nou-rose (que l'année vous soit heureuse) ! » Telle est aussi la formule échangée entre toutes les classes de la société. La journée entière est consacrée aux divertissemens, aux cadeaux mutuels, aux visites pi y a gala à la cour.
Les cadeaux du jour de lan exercent long-tems à l'a- vance l'industrie féminine 5 elle brille surtout dans la colo- ration des œufs durs \ les uns se révêtent sous leur pinceau, de teintes variées imitant le marbre 5 d'autres sont ornés de figures ; de paysages, de devises , ou couverts de dorures. Les autres cadeaux consistent principalement en fruits confits et en gâteaux. Le tout est offert sur des assiettes de fayence peintes en laque d'argent et sous de jolies dé- coupures de papier.
Le jour de l'an est consacré à des démonstrations d'alla- chement et à léchange de présens entre les familles que
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des mariages ont alliées l'une à l'autre. Les frères en re- çoivent de leurs aines 5 les précepteurs, de leurs élèves, dont ils célèbrent les heureuses dispositions par une pièce de vers. Les maîtres distribuent des dragées à leurs es- claves. On donne aux pauvres des vétemens , de l'argent , des comestibles ; les dames se rendent visite ^ les zenanah se disputent les meilleures chanteuses.
Quand on sait que le nouvel an va commencer en plein jour, les femmes s'empressent de couper une rose et de la plonger dans un vase d'eau , la tète en bas ; elles pré- tendent qu'elle se redressera d'elle-même , au moment où le soleil passera sous le signe.
On connaît la réputation anti-musicale des Turcs ; les Musulmans de l'Hindostan sont encore moins habiles que leurs co-religionnaires. Ils n'ont pour tout instrument qu'une guitare à trois cordes , un violon informe , et un tambour qu'ils battent avec les doigts comme le tambourin. Quant à fart du danseur il est à-peu-près nul -, on le regarde comme indécent , et on s'étonne de voir des Anglais pren- dre part à des contredanses ou à des walses , quand il leur serait si aisé de payer des danseurs publics. Parmi ces derniers il en est beaucoup dont la danse est sans conve- nance et sans grâce 5 mais il y a une classe de ménestrels qu'on reçoit dans l'intérieur des familles, et qui gagnent leur vie à chanter des airs nationaux et à danser avec une gravité qui ne manque pas d'élégance ^ ceux-là sont tou- jours bien reçus ; les femmes surtout se font une fête d'ac- cueillir dans leurs zenanabs , les bayadères {domines) qui viennent y exercer leurs talens.
"Voici la description la plus exacte qui ait paru de ces retraites mystérieuses où sécoule dans le calme des soins domestiques la vie des Musulmanes de l'Hindostan. Ima- ginez un carré assez régulier, dont trois côtés sont occupés
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par autant de bàtimens d'habitation à toiture plate , le quatrième par les cuisines, loffice , le garde-meuble, et le centre par une cour. Le rez-de-chaussée des pavillons habités est exhaussé de quelques pieds au-dessus du ni- veau de la cour ; ces pavillons n'ont point d'étages supé- rieurs, et leur façade se compose d'un rang de colonnes; les murs latéraux et ceux de derrière n'ont aucune ou- verture , et sont fort élevés 5 1 air ne pénètre dans 1 inté- rieur que par la cour. Les appartemens sont divisés en grandes salles, dont des placards, ou cabinets de dépôt, occupent les angles (ce sont les seuls endroits des zenanahs où l'on voie des portes). Le carreau est en terre battue , en dalles ou en briques. L'usage des parquets n'a pas en- core été introduit.
A défaut de portes et de croisées , d'épais rideaux occu- pent les entre-colonnemens et défendent l'intérieur contre la chaleur et l'indiscrétion. Quelques zenanahs ont une double colonnade garnie de rideaux, de manière à faire de chaque pièce, suivant l'occasion, un salon et une gale- rie, et à offrir à l'air extérieur un double rempart ; cet arrangement est d'ailleurs utile partout où l'on a un nom- breux domestique. Ces rideaux sont en drap , ou plus communément en gros calicot de deux couleurs , à damier , ou à ramages , et bordés de franges , ou autres garnitures plus ou moins élégantes. Outre ces tentures, l'intérieur est abrité par des jalousies de bambous , de style et de cou- leur divers ; meubles fort utiles à laide desquels on peut laisser de l'air à un appartement et le garantir de ces nuées de mouches et d insectes si incommodes dans llr.de , surtout pour les étrangers. Le carreau des salles est cou- vert de nattes formées de grosses feuilles de dattier , sur lesquelles s'étend un tapis de coton bleu et blanc, ou fond bleu , fabriqué dans le nord de IHindostan , et connu sous
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le nom de schotteringue. Le tout est recouvert d'un tapis en coton blanc sur lequel les femmes viennent s'asseoir.
Les bois de lit sont placés , pendant le jour, le long des murs de l'appartement ; et chaque soir on les dresse dans l'endroit le plus convenable pour passer la nuit ; souvent c'est dans la cour , à cause de la fraîcheur de l'air qu'on y respire. Le modèle en est partout le même , sauf les dimensions-, la hauteur, jusqu'à la sangle, est d'un pied et demi. Les pieds en sont ronds, élargis à la base ; la sangle se compose d'un filet de lisière de coton, tressée à plat et fort élastique. Dans les classes les plus riches, les pieds de lit sont en or , en vermeil, en argent ou en émail. Dans les rangs inférieurs , ils sont en bois peint ou verni; ceux des esclaves sont en bois commun sans ornement, et la sangle se compose d'un tissu d'écorce de cocotier.
On fait rarement usage de matelas. On dispose sur la sangle une courte-pointe , un drap de calicot, retenu aux angles du bois de lit par des cordons à glands , et un oreil- ler garni de bourre de coton , un drap en mousseline pour l'été , et une couverture ouatée pour l'hiver -, ce sont là les seuls abris sous lesquels ces enfans de la nature attendent le sommeil. Les dames ne font point de toilette de nuit ; elles se couchent avec leurs vétemens du jour, qu'elles gardent jusqu'à ce qu'ils soient sales ou usés. Le deput- tah est le seul qu'elles déposent , mais seulement lors- qu'il est tissu ou brodé d'or ou d'argent, et dans ce cas elles en prennent un de mousseline ou de percale. Les personnes assez riches pour en avoir de cachemire , les gardent de préférence pour les nuits plus fraîches. Les paysans les plus pauvres font seuls usage de couvertures de laine en hiver -, mais dans cette saison ils les portent le jour comme la nuit. Les classes les plus élevées , ont des «■ouvre-pieds en sole oualtée , garnis de mousseline de
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même couleur , ou de brocard d'or avec bordure d'argent ; dans les classes moyennes, ils sont en jolie indienne 5 et chez les esclaves, en tissus de même nature, mais plus grossiers.
Ce qui distingue dans le zenanah la maîtresse de la maison , c'est le siège d'honneur (Je musnud) , qui lui est exclusivement réservé. Ce meuble précieux repose sur un tapis élendu vers le milieu de la salle contre une des co- lonnes. Sa dimension est ordinairement de six pieds carrés, mais la richesse de rétofîe qui le compose varie suivant la forlunc et le rang des personnages : il est recouvert de drap d'or , de soie , de velouis ou de calicot , et a pour satellites des coussinets qui servent de points d'appui aux coudes , aux genoux, etc. Lorsqu'une dame veut faire hon- neur à une personne d'un rang égal ou inférieur , elle l'in- vite au partage du musnud. Quand c'est un personnage d'un rang plus élevé qui l'honore de sa visite , celle-ci lui cède sa place , et vient modestement s asseoir au bord du tapis.
On voit très-peu de glaces , même dans les plus riches zenanahs \ on y réserve les sophas pour les visiteurs an- glais -, on n'y trouve point de tables 5 les mets sont servis à terre, sur une espèce de nappe, nommée dusthakhaoun , sans aucun ustensile qui ait le moindre rapport avec nos couteaux , nos fourchettes , nos cuillers , nos verres , nos serviettes. On n'attache aucun prix à des usages qu'on ignore.
Dans les grandes occasions telles que les naissances, les mariages , etc. , où les salles ordinaires ne pourraient con- tenir tous les conviés , on dresse dans la cour une tente en calicot blanc , avec garniture de mousseline. La cour est exhaussée par un plancher , au niveau des autres salles , dont on relève les jalousies et les rideaux. On couvre ce
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plancher de nattes et de tapis en harmonie avec ceux de l'intérieur, et les femmes, après y avoir célébré leurs fêtes, y passent la nuit , couchées à terre à défaut de lits qu'on ne dresse pour personne, lorsque le nombre en est insuffi- sant.
L'aspect monotone des salles , dénuées de mobilier , de- vient ravissant , lorsque les femmes y sont rassemblées dans toute la pompe de leurs parures. L'éclat des pierre- ries, le lustre des vêtemens de soie et d'or, la variété des physionomies et des attitudes, la foule des esclaves, les traits gracieux des enfans de tout âge , l'élégante diversité de leurs costumes , tout y charme les yeux et captive l'inté- rêt de l'observateur.
Les délassemens des femmes au sein de ces retraites ne seraient pour un étranger que des enfantillages. Mais leur innocence même dépose de la vertueuse simplicité de leurs mœurs : c'est une ierreur de croire que la séclusion où elles vivent fasse leur malheur. Loin de là 5 cet état ne pa- rait pas leur déplaire : quelque bornées que soient leurs jouissances intellectuelles, par suite de l'infériorité de leur éducation, elles en trouvent de suffisantes dans l'exercice de leur raison et dans le soin qu'elles mettent à remplir les devoirs de leur sexe. S'il leur est défendu de recevoir des hommes étrangers à la famille, leurs rapports avec les per- sonnes de leur sexe sont fort étendus. Certaines dames de distinction ont jusqu'à dix demoiselles de compagnie , sans compter leurs nombreuses esclaves. L'une des princesses de la famille rovale entretient à Lucknow , à son service , deux ou trois cents femmes de tout rang. Un zenanah qui a un personnel nombreux est un signe de noblesse. Il n'est pas jusqu'aux femmes peu aisées qui ne cherchent à pos- séder au moins quelques esclaves. L'isolement leur est insupportable -, dès l'enfance la société est pour elles un
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besoin : c'en est un autre que de fumer ^ et Thoukali leur est aussi précieux qu'à leurs maris.
La première femme d'un musulman reste toujours à la tête du zenanah -, et il est aujourd'hui de règle qu'un homme ne doit pas épouser plus de femmes qu'il n'en peut entretenir convenablement. Le premier de ses enfans est toujours son héritier^ les autres n'ont qu'une légitime qui est égale pour tous. On voit, surtout chez les émirs, beau- coup de monogames. La majorité cependant se livre à la po- lygamie, mais sans rien perdre de son affection pour une première épouse. Celle-ci , à son tour , ne témoigne à son mari aucun mécontentement, bien qu'elle sache qu'il vient d'augmenter le personnel de son harem 5 elle le reçoit avec une joie qui n'a rien d'affecté , et l'entend sans jalousie lui parler de ses femmes. L'éducation qu'elle a reçue lui a ap- pris que plus elle contribue au bonheur de son mari , plus elle mérite ses égards. Elle reçoit en tout tems les enfans d'un autre lit comme les siens propres , et les chérit presque autant , car ils appartiennent à son mari •, elle accueille ses rivales sans dépit , et se plaît même à distinguer leurs mé- rites divers par des gracieusetés et des présens.
Une femme à dix-huit ans est dans ces contrées ce qu'elle est parmi nous à trente. On peut juger d'après cette propor- tion à quel âge une fille est nubile. Son établissement est la grande affaire d'une famille -, il n'est point sans difficultés : aussi y a-t-il beaucoup de personnes ( ce sont ordinaire- ment des femmes ) qui font métier de négocier les ma- riages. Elles vont de maison en maison -, et comme elles causent avec esprit, et qu'elles ont toujours quelque anec- docte curieuse à raconter, on les reçoit fort bien. Elles colportent ainsi de famille en famille la statistique finan- cière et morale de chacune d'elles, quand on veut bien la leur communiquer ; ce qui a lieu partout où l'on a des
3o4 VIE PRIVÉE
filles ou des garçons à marier, sauf le chapitre des secrets qu'on se garde bien d'éventer en leur présence.
L'éducation des enfans est un objet très-important dans les zenanah. Elle n'offre rien de remarquable pour les garçons , du moins jusqu'au moment où, échappant à la direction des femmes , ils se livrent aux études et aux jeux qui conviennent à leur sexe. Parmi ces derniers l'un des plus remarquables est 1 éducation des pigeons, pour les- quels ils conservent toute leur vie un grand attachement. A l'extérieur on les voit tour à tour monter le cheval ou l'éléphant -, ou bien ils éprouvent le tranchant de leur sabre sur la peau de buffles vivans ou sur certains poissons dont Técaille est assez forte pour ébrécher la meilleure lame 5 mais ils préfèrent manier la lance et s'en servent avec beau- coup d'agilité. Ils ne font usage de l'arc et des flèches , que pour tuer les corneilles qui viennent faire du dégât dans les champs ou les jardins. Ils se plaisent aussi à assis- ter à des spectacles d'une cruauté révoltante 5 tels qu'à des combats entre des tigres , des éléphans , des buffles et des crocodiles. L'un des divertissemens favoris des grands sei- gneurs , c'est la lutte de tigres et de léopards qu'on dresse à cet effet. Ils en font en général les honneurs à leurs con- vives , à la suite d'un banquet.
Les rues des villes et des bourgs bâtis par les naturels du pays , sont en général étroites , sans pavés et bordées d'é- choppes dont la façade est ouverte en entier, x^ussi y voit- on tous les ouvriers exercer leurs métiers divers : le mar- chand de comestibles à ses fourneaux, le baigneur auprès de ses bains, le tisseur de mousseline à son métier, le fa- bricant de houkhas façonnant ses pipes, le confiseur ses dragées, le blimblottier ses jouets d'enfans^ de telle sorte qu'il est impossible qu'aucun art mécanique ait des secrets pour personne. Il n y a pas d'ailleurs de marchandise qui
DES MUSULMANS DE l'iNDE. 3o5
n'ait ses crieurs publics, depuis le cure-oreille jusqu'aux armes à feu^ depuis le beurre jusqu'aux glaces et aux sorbets.
Au milieu des ravages que fait parmi nous le choléra asiatique , on ne lira pas sans intérêt quelques détails sur ce fléau , tel que mistriss Hassan-Ali l'a observé.
« Les naturels de l'Hindostan , dit-elle, désignent le cho- léra sous le nom de hjza (fléau). Ce dernier mot n'a pas été créé parmi eux pour exprimer la cruelle maladie qui ravage en ce moment TOccident de l'Europe 5 car à l'ex- ception des pèlerins musulmans qui ont vu, ressenti et dé- crit ses ravages durant leur voyage à la Mecque, je ne crois pas que jusqu'à la génération actuelle il ait sévi sur les naturels de l'Hindostan : lorsque le choléra s'y est montré pour la première fois (c'était, je crois, en 1817), ils l'ont considéré comme une maladie toute nouvelle.
)) Dans tous les cas de gastrite , d'irritation d'entrailles, partout où se manifestent des symptômes fiévreux , les docteurs musulmans prescrivent la diète la plus rigou- reuse. Ce régime est généralement adopté ; et lorsque le choléra vint frapper les provinces septentrionales de l'Hin- dostan , les habitans qui le suivirent scrupuleusement échappèrent , sinon aux atteintes du mal , du moins à ses suiles meurtrières.
» A l'apparition des premiers symptômes, on fait avaler promplement au malade quelques grains d'une substance qu'on appelle zahur-morah (contre-poison) , dissous dans de l'eau de rose -, on en administre successivement plu- sieurs doses à de courts intervaUes, si cela est nécessaire; le malade ne prend ensuite que de l'eau de rose , qu'on regarde comme le meilleur spécifique contre la maladie. Lorsque le zahur-morah est sans effet , on administre le secungebin (sirop de vinaigre). Dans tous les cas, on re- IX. 20
3o6 VIE PRIVÉE
commande au malade de s'abstenir de tout aliment pendant trois jours au moins. Le choléra attaque rarement les gens qui ont des habitudes de sobriété , si ce n'est après un excès d'alimentation. J'ai vu la maladie sévir sur les grands comme sur le pauvre paysan, avec la même intensité, toutes les fois surtout qu'on faisait un second repas avant d'avoir bien digéré le premier.
» En 1 82 1 , le choléra reparut dans l'Hindostan avec plus de violence encore qu'en 1817 •, les médecins européens qui y sont établis indiquèrent et cherchèrent à propager , par la voie de la presse , plusieurs moyens curatifs *, entre autres le calomel à la dose de vingt à trente grains, et ro- pium , en quantité proportionnée à l'âge et à la force du malade. Je ne sache pas que les naturels se soient soumis à ce traitement , mais il a été essayé avec succès sur les Eu- ropéens. D'après les données que j'ai recueillies dans l'un des journaux du Bengale , j'ai composé un spécifique qui , grâce à Dieu , a été fort utile à quelques gens du peuple à qui je l'ai fait administrer au début de la maladie, en leur recommandant d'ailleurs la diète la plus sévère , jus- qu'à ce qu'ils fussent hors de danger.
» Voici ma recette : Versez dans une pinte d'eau-de^ vie, une demi -once d'huile (ou une once d'essence) de menthe, deux onces de poivre noir, une once d'écorce ( la partie jaune de la peau ) d'orange râpée ^ secouez ce mé- lange dans un vase bien clos ^ et laissez-le reposer. Faites- en prendre au malade par doses d'une cuillerée, tandis que vous le tiendrez très-chaudement, dans des couvertures de laine , à l'abri de l'air extérieur , et que vous essaierez de rappeler la chaleur par tous les moyens possibles. Sur beaucoup de personnes attaquées dans notre maison par ce cruel fléau et qui furent soumises à cette médicamenta- tion , il en périt fort peu.
DES MUSULMANS DE LIJVDE. SoH
» L'opinion générale des naturels du pays et des Euro- péens , était que le choléra avait son principe dans l'atmo- sphère^ mais je ne connais personne qui Tait considéré comme contagieux. Ou la vu presque toujours épargner les parens , les serviteurs de la personne frappée , bien qu'ils fussent restés constamment auprès d'elle. Aussi n'a- t-on pas cessé un moment de rendre les derniers devoirs aux décédés, suivant les usages de l'islamisme, ce qui , dans l'hypothèse de la contagion , eût exposé les assistans aux plus grands dangers.
» D'après les indications que me fournissaient les remèdes employés en Angleterre contre la fièvre scarlatine , je dis- tribuai des sachets de camphre aux pauvres de mon voisi- nage , aux gens de ma maison ^ je leur prescrivis de faire dans leurs chambres des fumigations fréquentes de vinai- gre , de tabac , d'encens. Je n'indique pas ces mesures comme de bien sûrs préservatifs ; mais elles rassuraient leur imagination , assainissaient leurs demeures , deux points importans pour échapper au fléau ou pour le rendre moins meurtrier. Avant tout, je cherchais à les persuader que toute l'habileté humaine ne peut rendre un remède effi- cace sans le secours de la Providence divine, dans laquelle le malade doit placer toute sa confiance.
» Obéir aux inspirations de la nature plutôt qu'à de vaines fantaisies , est la meilleure garantie de sa santé dans tous les tems, et surtout à l'époque de l'épidémie. Voici quels sont , d'après mes observations , les premiers symp- tômes du choléra ; irritation de l'estomac; coliques vio- lentes, déjections alvines d'une nature extraordinaire; puis viennent l'abattement , la prostration des forces , une soif excessive, le pouls languissant, la peau froide et visqueuse, tandis que le malade éprouve à l'intérieur une chaleur brûlante et des crampes douloureuses aux bras et aux
3o8
VIF. riUVLE
jambes. J'ai remarqué que les médecins indigènes prescri- vent avec succès dans la période des douleurs les plus vives , le safran (deux grains) infusé dans quelques cuillerées d eau de rose.
» Dans ces contrées livrées à l'ignorance et à la super- stition , la terreur du mal en est presque toujours l'avant coureur. On ne peut mieux le prévenir qu'en inspirant au peuple une grande confiance dans la Providence , et les Musulmans éclairés n'y manquent jamais. Ceci me rap- pelle un avis fort sage que me donna un jour l'emir Hadji- Shah. A mon arrivée au Bengale , j'avais une peur affreuse des serpens : si vous croyez en Dieu , me dit-il , il vous préservera de tout mal ^ soyez bien sûre que le serpent ne peut rien sur vous , sans sa permission. »
L'Hindostan abonde en fruiis et en légumes excellens 5 nous citerons parmi les fruits la grenade, le cacao, le ta- marin et le jahmound. L'buile de cacao est depuis long- tems employée pour l'éclairage ^ toutefois ce n'est que de- puis peu qu'on la fabrique en grand. Le mangolier est le roi des forêts de l'Hindostan , par la magnificence de sa tige, et le luxe imposant de sa végétation; on y dislingue aussi le corasol, moins encore par la grâce de sa forme que par la singularité du phénomène qu'il offre à l'observateur : jamais une mouche ne s'est posée sur cet arbre , ni sur ses fruits. Le cerisier, le groseiller, les raisins de Corintbe sont étrangers à ces contrées.
Mais rien dans le règne végétal de ce pays ne commande mieux l'admiration que les deux espèces de roseaux nom- més sirralii et sainlurh ; on ne peut les voir et se faire une idée de leur utilité sans rendre grâce du fond du cœur à la Providence qui les a semés jusqu'au sein des marais et des déserts, sans que la main de l'homme con- tribue en rien à leur prodigieuse végétation.
DES ML'Sl'LMANS DE l'iNDE. 3o(7
J'ai vu des tiges de sainturh balancer gracieusement leur cime et leur feuillage à plus de soixante pieds au- dessus du sol. La sirraki, sous des formes plus délicates, n'a en général que dix pieds de hauteur 5 sa tige ressemble à la canne à sucre-, mais sa couleur est d'un bleu pâle. L'ensemble de ses fleurs , d'un tissu soyeux , reflette mille teintes diverses, depuis le blanc le plus pur jusqu'à celles de l'iris -, détachées , leur couleur varie du brun au jaune pourpre.
La sirraki et la sainturh sont extrêmement utiles aux habitans. La tige et les feuilles servent, isolément ou con- curremment , de palissades aux enclos , de toiture aux mai- sons , de cloisons aux chambres , de charpente pour le torchis de leurs huttes d'argile 5 on s'en sert aussi pour former les cloisons dans les bateaux de voyage sur les fleuves et pour couvrir les chariots. Ce bois ne moisit jamais, et pourvu qu'il soit convenablement disposé, il forme des toitures que l'orage le plus violent ne saurait endommager. La houppe qui couronne la cime de ces ro- seaux , dépouillée de ses fleurs , sert à faire des balais 5 les feuilles , par leurs dimensions et leur épaisseur, servent aussi bien à couvrir la toiture des pavillons du riche que celle des huttes du pauvre , des étables et des bateaux. Le dévot, qui a renoncé au vain bruit du monde , vient cher- cher la solitude au milieu de ces forêts de roseaux , qui lui fournissent sans frais tous les matériaux de sa modeste cabane. C'est-là aussi que les bêles-fauves trouvent un abri contre les feux du jour et les poursuites du chasseur.
Nous terminerons cet article par le récit d'un des contes les plus intéressans pris parmi ceux que mislriss Hassan a recueillis dans les zenanahs et dont elle a semé son livre.
« Le sheik Suddon était un homme fort savant , mais ur.
3lO VIE PRIVÉE
grand hypocrite, qui passait les jours et les nuits dans sa mosquée , et ne vivait que de la charité publique. Il trouva un jour dans une forêt où il venait quelquefois chercher la solitude , une coupe en cuivre , sur laquelle étaient gravés des caractères qu'il essaya vainement de déchiffrer. Il revint à la mosquée avec son trésor, et comme il désirait depuis long-tems avoir une lampe dune forme élégante, il en fit une de sa coupe.
» A peine eut-il allumé cette lampe qu'il vit paraître de- vant lui un phantôme. a Qui es-tu , lui dit le sheik , toi qui viens ainsi la nuit visiter le pauvre derviche? — C'est votre lampe qui m'a appelé , dit le phantôme , et me voilà : quiconque possède ce vase a quatre génies à ses ordres , et je suis de ce nombre. — Quel est votre pouvoir? — Toute puissance vient de Dieu , créateur de toutes choses visibles et invisibles -, ce n'est qu'avec sa permission et dans cer- taines limites que nous pouvons exécuter tous les ordres raisonnables que notre maître nous donne. »
» Le sheik mit aussitôt sa docilité à l'épreuve , et imagina que l'assistance de ces agens lui ferait dans le monde une réputation qu'il convoitait ardemment. « On croira assu- rément, pensait-il, que je suis le plus pieux des derviches, lorsqu on verra accomplir , par la secrète intervention de mes génies , tous les vœux qu'on recommandera à mes humbles prières. »
» Suddon usa pleinement de son autorité sur ces gé- nies. Plusieurs de ces ordres révoltaient leur sagesse ^ d'autres étaient d'une exécution difficile, mais tant qu'il possédait la merveilleuse lampe il fallait obéir. Il apprit un jour que le roi avait une fille jeune et belle , il com- manda au génie de la lui amener^ une autre fois il se mit en tète de faire transporter auprès de lui une mos-
DES MUSULMANS DE l'iNDE. 3i 1
quée située à quelques lieues de dislance de son habita- tion ; ce bâtiment était extrêmement curieux , et construit avec tant d'art et de solidité qu'on l'eût cru taillé dans un immense bloc de pierre. Les génies reçurent cet ordre avec un vif déplaisir ; mais ils se résignèrent à l'exécuter.
» Or , la mosquée que le sheik convoitait servait de retraite à un vieillard vertueux , d'une piété profonde , et qui s'était retiré du monde pour se vouer au service de son Dieu. Au moment où les génies se mirent à l'œuvre pour la déplacer, le saint homme , qui y faisait sa prière , crut qu'un tremblement de terre l'ébranlait jusque dans ses fondemens -, mais comme il avait une foi sincère dans la conservation de l'édifice consacré à lEternel , il demeura prosterné sur la pierre , et la ferveur de sa prière n'en fut que plus vive. Cependant l'ébranlement donné à la mos- quée devenait plus violent , et lui fit croire que le choc était imprimé par quelque puissance surnaturelle. « Qui es-tu, s'écria t-il , toi qui viens porter dans la maison de Dieu un trouble sacrilège ? n Les génies lui apparurent et lui expliquèrent à quelle classe d'êtres ils appartenaient, et quel était l'objet de leur mission, a Partez à l'instant, leur dit le saint homme , ou je vais appeler sur votre tête les feux du ciel. Ne voyez-vous pas que c'est ici la maison d'Allah ? Le sheik Suddon veut-il , pour combler la me- sure de ses crimes , Tarracher à ses fondemens ? Arrière donc , esclaves d'un coupable sheik , ou la vengeance di- vine va tomber sur vous. »
)) Les génies , frappés de terreur, prirent la fuite en toute hâte, et revinrent annoncer à leur maître le mauvais suc- cès de leur mission. En apprenant leur désobéissance , sa rage ne connut plus de bornes -, elle s'exhala contre eux en sarcasmes amers, en violentes imprécations, si bien
3l2 VIE PRIVÉE DES MUSULMANS DE l'iNDE.
que , secouant enfin le joug odieux du siieik , les génies lui arrachèrent le vase mystérieux ; et comme il cherchait à le retenir, en repoussant ses efforts, ils jetèrent leur adversaire sur le pavé , et soudain son ame se sépara de son impure dépouille. »
( Monthly Review. )
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POPULATION ACTUELLE DE LA GRANDE-BRETAGNE.
Nous avons déjà donné plusieurs fois des évaluations ap- proximatives de la population de la Grande-Bretagne -, mais depuis la création de la Revue Britannique , nous n'avions pu donner, comme officiel, que le recensement de 1821. Les chifires qui se rapportaient aux années postérieures n'étaient que le résultat de calculs plus ou moins ap- proximatifs 5 aujourd'hui nous présentons à nos lecteurs le recensement décennal de i83i , terminé pour l Angle- terre , l'Ecosse et l'Irlande seulement ^ celui des petites ils adjacentes n'est pas encore connu. Ce document est de la plus haute importance j car dans l'absence d'élémens comparables on voit tous les jours rapprocher le chififre de la population de la France en i83o avec celui de la popu- lation d'Angleterre , en 1821, ou avec un chiffre construit à l'aide de supputations plus ou moins approximatives, mais toujours erronées. Nous ferons précéder ces docu- mens de quelques détails sur le mouvement de la popu- lation de la Grande-Bretagne depuis le dix-huitième siècle.
La population de l'Angleterre avec la principauté de Galles fut estimée en 1700 à 5, 475, 000 âmes, et à 6,467,000 en 1750. Le recensement de 1801 démontra qu'elle s'é- levait à cette époque à 8,872,980 5 le recensement de 181 1 la porta à 10,163,6765 celui de 1821 à 11,978,876; et en i83i on l'a trouvée monter à 13,889,675. Ainsi, après
3l4 POPULATION ACTUELLE
avoir été presque stalionnaire pendant un demi-siècle , et avoir augmenté très-lentement de 1760 à 1801 , elle a presque doublé dans l'espace des trente dernières années.
La population de l'Ecosse, en 1755, n'était que de 1,265,380 âmes-, en 1798 elle n'était encore que de 1,526,492 âmes. Le recensement de 1801 la trouva de 1,599,068. En 181 1 elle s'était élevée à i,8o5,688j en 1821 à 2,og3,456-, et en i83i à 2,364,o3o.
La population de l'Irlande était estimée, en 1672, par sir W. Petit , à i,32o,ooo âmes ^ en 1754, par les col- lecteurs, à 2,372,6345 en 1792, par le docteur Beaufort, à 4,088,226-, en i8o5 , par T. Newenham, à 5,395,456; en 1821, à 6,801,827. Le recensement de i83i en a porté le chiffre à 8,200,000 habitans.
Ces faits démontrent avec la plus grande évidence , que c'est du développement de l'industrie , qui a toujours pour effet de rendre plus nombreux les moyens de subsistance , que dépend le plus grand accroissement de la population. En effet , depuis le milieu du dix-huitième siècle , époque d'où datent les principales améliorations introduites dans les différentes branches d'industrie , nous voyons la popu- lation doubler en moins de cinquante ans 5 tandis qu'au- paravant elle doublait à peine dans l'espace d'un siècle. Ainsi donc , si dans le moyen-âge le chiffre de la popula- tion ne faisait pas des progrès sensibles, ce n'est pas tant aux pestes et aux épidémies qu'il faut attribuer cet état sta^ tionnaire qu'aux institutions vicieuses de l'époque , qu'à l'absence de toute industrie, et qu'aux procédés si informes de l'agriculture. Les pestes et les épidémies sont sans doute de grands fléaux pour l'espèce humaine 5 mais il n'y a pas lieu de croire que le monde serait plus peuplé qu'il ne l'est, s'il n'eût pas eu à supporter de semblables calamités. Tant que les moyens de subsistance sont les mêmes, le principe
DE LA GKANDE-BRETAGWE. 3l5
de la reproduction remplit bientôt le vide qu'a occasioné une mortalité extraordinaire accidentelle. Aussi le dépeu- plement que cause la guerre se répare-t-il plus difficile- ment que celui produit par la peste ou par la famine ; car la première détruit toujours une grande partie des capi- taux 5 tandis que les autres ne détruisent d'autre capital que celui que représente l'homme considéré comme ma- chine. La puissance réparatrice de la fécondité humaine efface en peu d'années toutes les traces d'une épidémie. Lorsque le nombre d habitans d'un pays diminue sans qu'il y ait décroissement dans la richesse , le sort de ceux qui restent s'améliore 5 les mariages sont plus précoces , et le nombre des naissances augmente , suivant que les moyens de subsistance sont plus considérables. II résulte des Ta- bles publiées par Messance , dans son estimable ouvrage sur la population de la France, et de la Statistique de l'abbé Expilli , que les pertes qu'éprouva la population de Marseille, lors de la mémorable peste de 1720, furent bientôt réparées ^ et que malgré la diminution des habi- tans, les mariages furent plus nombreux et plus féconds , aussitôt que la grande mortalité eut cessé. Les effets de la peste qui désola la Prusse et les pays voisins, en 17 10 et 171 1 , sont peut-être plus remarquables. Sulsmich, dont l'exactitude et la véracité sont bien connues , dit qu'avant la peste le nombre de mariages qui s effectuaient tous les ans dans un des districts de la Prusse, ainsi que le consta- tent les registres de l'état civil , tenus avec le plus grand soin , était de six mille par année ^ et qu'un an après la grande mortalité le nombre des mariages doubla , ou du moins s approcha de très près de douze mille.
Si la population de la Turquie et de l'Egypte est aujour- d'hui beaucoup moins considérable qu elle ne l'était autre- fois , on doit plutôt attribuer celle diminution à l'oppres-
3i6
POPULATION ACTUELLE
sion brutale du gouvernement, qui a détruit tous les germes de l'industrie, qu'aux ravages qu'exerce chaque année la peste sur ce beau pays. Mais revenons au recensement de; la Grande-Bretagne, dont nous aurions voulu comparer le chiffre avec celui qui a été entrepris en France pour i83i , si les résultats de ce dernier nous étaient connus.
Voici la population respective de chacun des comtés de l'Angleterre , du pays de Galles et d'Ecosse , telle qu'elle a été reconnue par le recensement de i83i. Le gouverne- ment d'Irlande n'a pas fait connaître la population de chacun des comtés de ce royaume.
NOMS NOMBRE
des comtés. d'habilans ANGLETEBRE.
Middlesex i,358,'2oo
Lancaster i, 555, 800
York ( Wcst-Riding). 976,400
Devon 494. 4o5
Surrey 4^5 , 700
Kent 478,400
Somerset 4i2,5oo
Stafford 4it)>4oo
Norfolk 390,000
Gloucester 586,700
Warwick 537,600
Chesler 334, 5i4
Lincoln 317, 4oo
Essex 517,200
Soulhampton 3 14,700
Cornwall 3o 1,000
Suffolk 296,300
Susses 272,300
Durham 263,700
Wilts u4o.ioo
Derby 236,900
Kottingham 225, 4oo
Northumberlaud. . . . 223, 000
Salop 222,800
York (East-Ridiug). . 204,261
York ( Nord-l\idiug ) . 1 90,800
Worcestcr 211 ,4oo
Leiccster 197,000
Norlhampton 179,007
Guniberland 171,700
NOMS NOMDRE
des comtés. d'iialiilaiis.
Dorset 159, 4oo
Oxford 162,100
Buckingiiam i46,4oo
Berks i45,2oo
Herlford i43,3oo
Cambridge i43,200
Hercford 110, 5oo
Monmouth 98,200
Bedford 96,400
Westmoreland 55, 000
Hutingdon 55, 100
Rutland 19.490
Total 13,086,676
pays de galles.
Denbigh 82,800
Montgomery 66,700
Carnarvon 66,60a
Flint 60, 100
Anglesea 48,3oo
Merioneth 54,5oo
Glamorgan 126,200
Carmartlien 109,800
Pembroke 80,900
Cardigan 64,700
Brecon 47»8oo
Kadnor 24,700
Total de l'Angleterre
et du Paysde Galles 13,889,676
DE LA GRA^DE-BUETAGWE.
' 3i7
NOMS
des cointt's
Abertlceu
Aig) le
Ayr
Banff.
Berwick
Bute
Cailhncss
Clackmaanan. . ,
Dumfries
Diimbarton. . . . Ediuburgh .... Elgia ou Moray
Fife
Forfar
Haddington
Invcrncss
Kincardine
NOMBRE (Vliabitans.
177,855
101,425
146,167
48,604
34,084
i4,i34 34,529
i4.7'-^9
75.770
53,2 11 219,345
54,23i 128,981 159,604
56, 145
94,779 31,429
NOMS S comtes.
(le
Kinross
Kiiendbriglit
Lanark
Linlithgow
Nairn
Orkney et Shetland.
Peebles
Peith
Uenfren
lîoss et Gromarty. . .
Roxburgh
Sclkirk
Stirling
Sutliei-land
Wigtowu
NOMBRE d'haljilaus.
9,072
40,590
316,790
25,291
9-554 58.259 10,578 142,822 i55,445 74,858 45,665
6,855 72,621 25,5i8 56,258
Total 2,564,o5o
Population de l'île de Jersey (recensement de i85i ). Id. id. de Guernesey et son bailliage
56,582 24,100
Total 60,682
D'après ce dénombrement , on peut porter le chiffre total de la population de la Grande-Bretagne, pour les trois royaumes et les lies adjacentes, à aS, 000, 000 d'habitans,
savoir :
! Angleterre 15,086,675
Pays-de-Galles 8o3,ooo
Ecosse 2,565,952
Irlande 8,200,000
Jersey et Guernesey 60,682
Troupes de terre et de mer 277,017
u4, 795,506
Population / , , ,/^
préiumee, 1 Ue de Man 46,000
le résultat du )<,.]• 1 > /
receusement < Hébgoland 4,000
n'étant pas i Archipel SciUv 3,ooo
connu. I '
Total de la population de la Grande-Bretagne en i85i. 24,846,5o6
3l8 POPULATION ACTUELLE
Ainsi, dans l'espace des dix dernières années, de 1821 à i83i , la population de la Grande-Bretagne, malgré les émigrations considérables qui ont eu lieu tous les ans, s'est accrue de i4 P- "/o (i); celle de Londres surtout a aug- menté dans une proportion si considérable que nous ne pouvons nous empêcher d'entrer à ce sujet dans quelques détails. Le recensement de 1821 l'avait portée à 1,276,000 habitans, et d'après celui de i83i elle est aujourd'hui de i,53o,ooo âmes. Ce n'est qu'en comparant le chiffre des naissances avec celui des décès qu'on peut s'expliquer l'ac- croissement rapide de la population de cette ville. Aussi mettons-nous sous les yeux du lecteur le tableau du mou- vement de la population de Londres qui embrasse une période de soixante années. Ce document vient corroborer l'opinion que nous avons émise plus haut : qu'au fur et à mesure que les sociétés font des progrès dans les sciences et les arts , la durée moyenne de la vie augmente -, car le perfectionnement d'un art , d'une science a toujours pour résultat nécessaire d'améliorer la situation de chacun des membres de la société. En effet, en 1770 le chiffre de la mortalité dépassait celui des naissances; de 1790 à 1810 il était balancé 5 mais depuis 181 o le chiffre des naissances a toujours été plus élevé que celui des décès : et dans les vingt dernières années surtout cet excédant a été de plus de 4,000 par année.
(1) Le nombre des émigrans , eu i83i , s'est élevé à 65,588 : voici les points sur lesquels ils se sont dirigés :
États-Unis 1 5,734
Colonies anglaises de rAmericfue du Nord 491383
Cap de Bonne-Esperance 48
Terre de Van-Dienicn 4^3
Total 65,588
DE LA GRAMDE-BIIETAGNE. 3lC)
MOUVEMENT DE LA POPULATION DE LONDRES DE I77O A l85l.
NAiitSANCF.s. 1770 1790 l8lo l83o l83l
Garçons.. 8,761 9^766 10,188 13,229 i4>2i7
Filles 8,388 9,214 9,742 i3,444 i4,o46
DÉCÈS.
Masc. . . 11,210 9.192 io,4ii 11,110 12,769
Fémiu. . ii,2a4 8,84o 9,482 10, 535 12, 568
En comparant les décès qui ont eu lieu à Londres depuis le commencement du dix-neuvième siècle , avec sa popu- lation , on trouve que la mortalité moyenne est de i sur 5o habitans; résultat bien supérieur à celui obtenu à Paris, où, d'après le docteur Villermé, la mortalité moyenne, de- puis la même époque, est de i sur 82. Comme le climat de Londres est beaucoup moins doux et plus variable que celui de Paris , Tinfériorité relative de la mortalité ne peut s'expliquer que par la supériorité des procédés médicaux ou par une police sanitaire plus éclairée.
Cependant si nous examinons attentivement les chiÊFres des naissances et des décès relatifs à Londres et à Paris , leur disproportion doit nous faire concevoir quelques doutes sur l'exactitude des relevés faits à Londres. En effet le chiffre des naissances et des décès ne s'est élevé en i83o dans cette ville, qui comptait alors environ i ,5oo,ooo âmes, qu'à 26,603 pour les naissances, et à 21 ,645 pour les dé- cès ; tandis que dans la même année ce chiffre à Paris , dont la population était de 800,000 âmes, s'est élevé à 28,587 pour les naissances et à 27,466 pour les décès. Voici comment nous expliquons cette si grande dispropor- tion qui existe dans les deux chiffres des naissances et des décès de Londres et de Paris par rapport à la totalité de la population respective de ces deux villes : nous pensons que le mouvement annuel de Londres n'embrasse pas toute la population attribuée par le recensement décennal à la
3îtO POPULATION ACTUELLE
métropole de l'Angleterre (british metropolis) , qui sous ce titre comprend la cité de Westminster et le bourg de Southwark régis par des lois et des coutumes différentes de celles de Londres. S'il en était ainsi , et tout nous porte à persister dans cette opinion , les termes étant changés , la comparaison ne pourrait plus avoir lieu. Il est important que les publicistes chargés de la rédaction de ces docu- mens annuels indiquent d'une manière positive à quelle partie de la population de Londres leurs chiffres corres- pondent, car sans cette indication les hommes les plus consciencieux et les plus habiles peuvent être entraînés dans de graves erreurs.
Quoi qu'il en soit, comme il est reconnu qu'en Angle- terre la durée moyenne de la vie de l'homme est plus longue que dans la plupart des états de l'Europe , nous pensons que c'est surtout à la supériorité des institutions politiques de la Grande-Bretagne , de sa constitution so- ciale, de l'instruction du peuple et de son bien-être positif et matériel que ses habitans doivent le précieux avantage de jouir d'une existence plus longue et moins sujette aux maladies que ceux qui vivent dans les lieux les plus favo- risés de la nature , mais où des institutions plus ou moins ennemies du bonheur de l'homme arrêtent ou ralentissent ses progrès.
L'un des travaux les plus importans à faire pour l'avan- cement des sciences médicales, serait une statistique mé- dicale complète, dressée dans chaque localité avec le con- cours des magistrats municipaux et des médecins. Elle devrait présenter la valeur comparée des divers modes de traitement, l'histoire et l'issue de chaque maladie à tous les âges-, l'envahissement et la diminution de certaines affec- tions particulières -, l'influence des professions , des loca- lités , des saisons , des manières de vivre , etc. , etc. Au moYcn de ces indications , il v aurait moins d'incertitude
DE LA GKANDE-BRETAGNE. 32 l
dans les traitemens médicaux , et l'on serait naturellement amené à préciser les mesures de police et d'économie do- mestique susceptibles sinon de prévenir un grand nombre de maladies, du moins de les rendre moins meurtrières. En attendant que ce grand œuvre s'entreprenne et se généra- lise , nous allons présenter la nomenclature des décès sur- venus à Londres d'après les cas de maladie les plus nom- breux et les plus remarquables, de 1770 à i83o; travail curieux qui fournira aux hommes de la science le moyen de faire des rapprochemens du plus haut intérêt.
CLASSIFICATION DES DÉcÈS d'aPUÈS LES MALADIES ET LES ACCIDENS LES PLUS REMARQUABLES.
Maladies. ij-o 1790 1810 i83o
Avortement et mort-nés.. .. 986 gSô 757 1,202
Petite-vérole 1,986 1,617 ^*^9^ 627
Dentition 792 4io 4^8 485
Vieillesse et caducité i,23o 1,000 1,502 2,242
Apoplexie 225 192 204 4o4
AstLme 427 3ii G74 i,i58
Consomption 4»594 4»852 5,427 4»7o4
Spasme, conTulsîons 6,i44 4jOo3 3, 860 2,362
Hydropisie simple 839 767 771 91g
Hydropisie cérébrale • » 243 723
Fièvres , 3, 214 2,i85 i.iSg 996
Inflammations 70 142 676 2,196
Folie 88 52 jgS 220
AccideDs.
Brûlés 10 16 47 6j
Noyés 102 119 124 97
Exécutés 26 i4 6 8
Accidens non qualiflés 78 64 72 67
Morsures 8 3 4 2
Empoisonnemens » 4 2 4
Morts de faim 5 4 1 8
Asphyxiés 3 2 8 4
Suicidés 32 3i 28 35
IX. 21
(
822 POPrLATTO:^ ACTUELLE ^H^V
rs'ous pourrions encore présenter plusieurs autres ta- bleaux plus ou moins intéressans auxquels ont donné lieu ce recensemeut : mais comme il est si difficile à la statis- tique . à l'aide d'une seule base . de parvenir . pour les spé- cialités , à des résultats non pas justes . mais approsimatife , nous attendrons pour les pviblier de les avoir mûrement examinés. Le travail de M. Colquhoum. publiciste dis- tingué , sur la population malfaisante de Londres, quoique l'exactitude en soit peut-^tre contestable , nous a paru c^ pendant trop curieux . pour différer den présenter ici le résumé ; dautant qu'à l'aide de quelques supputations déjà laites en France, nous pourrons mettre en reg-ard le cbiffre de la population malfaisante présumée exister à Paris à la même époque.
POPrLATIO:* ]L\UAl$A?(TE PUSCSiB EU&.'1B» BS l85l.
Sans moyen d*esstenc«. ao,ooo 10,000
Killes publiques. 75,000 iS.ooo
Filous . voleur? . coulrebandier? . etc.. . . . 1 i5,ooo 9*000
Receleur* 3.oo<i> 600
Mendiaus 16,000 9.000
Personnes traduites en justice. a.Soo 7.5<S5
l^e nombre de personnes arrêtées par la pofice mumôpale de Lob< dr»^, pendant l'année iS3i, a été de 7a,Sa4» p*ïtm lesquelles on comptait 4^.907 hommes et 96,917 femmes : noos ne penstns pas qne malgré les émeutes et ragitatiou rpill j a eo daus Part», pendant le eoui-s de celte même année, le nombre des personnes arrêtées ût été anssi considérable qu'à Londres, eu tenant compte tontelbis d« la différence qoi existe entre la population de ces deux eapitsJes.
Si ces données étaient d'une exactitude rigoureuse, la moiviUti iK Paris <i v.iitlncoute>lal>lemeutsupêrîeun'àcdle do Londres, toutes pi\>|K>rtious ^ipaitlcV^ ; mais d un coté tious ne pouvons |vis (^ai-anlii la justcsso du chitVT\> relatif
DE LA. GRANDE-BRETAGNE.
323
à la population malfaisante de Paris ^ de l'autre nous avons lieu de croire que JM. Colquhoum a exagéré un peu trop la perversité de ses compatriotes. En résumé toutes ces éva- luations sont très-difficiles à établir, même à l'aide de ren- seigneraens officiels, parce que rien n'est plus facile , dans une grande ville , que de se soustraire aux investigations de la police. Aussi ne doit-on considérer ces supputations que comme des movens termes.
322 POPULATION ACTUELLE
Nous pourrions encore présenter plusieurs autres ta- bleaux plus ou moins intéressans auxquels ont donné lieu ce recensement ; mais comme il est si difficile à la statis- tique , à l'aide d'une seule base , de parvenir , pour les spé- cialités , à des résultats non pas justes , mais approximatifs, nous attendrons pour les publier de les avoir mûrement examinés. Le travail de M. Colquhoum, publiciste dis- tingué , sur la population malfaisante de Londres, quoique l'exactitude en soit peut-être contestable , nous a paru ce- pendant trop curieux , pour différer d'en présenter ici le résumé-, d'autant qu'à l'aide de quelques supputations déjà faites en France, nous pourrons mettre en regard le cbififre de la population malfaisante présumée exister à Paris à la même époque.
POPULATION MALFAISANTE PRÉSUMÉE EXISTER EN l83l.
A Londres. A Paris.
Sans moyen d'existence 20,000 10,000
l'illes publiques 76,000 12,000
Filous, voleurs, contrebandiers, elc ii5,ooo g,ooo
Receleurs 5, 000 600
Mendians 16,000 9,000
Personnes traduites en justice 2,5oo 7,565
Le nombre de personnes arrêtées par la police municipale de Lon- dres, pendant l'année i85i, a été de 72,824, parmi lesquelles on complaît 45.907 hommes et 26,917 femmes ; nous ne pensons pas que malgré les émeutes et l'agitation qu'il y a eu dans Paris, pendaut le cours de cette même année, le nombre des personnes arrêtées ait été aussi considérable qu'à Londres, en tenant compte toutefois de la dlCféreiice qui existe entre la population de ces deux capitales.
Si CCS données étaient d'une exactitude rigoureuse , la moralité de Paris serait incontestablement supérieure à celle do Londres, toutes proportions gardées; mais d'un côlé vious ne pouvons pas garantir la justesse du cbitTre relatif
DE LA GRANDE-BRETAGNE. Sali
à la population malfaisante de Paris ; de l'autre nous avons lieu de croire que M. Colquhoum a exagéré un peu trop la perversité de ses compatriotes. En résumé toutes ces éva- luations sont très-difficiles à établir, même à l'aide de ren- seignemens officiels, parce que rien n'est plus facile, dans une grande ville , que de se soustraire aux investigations de la police. Aussi ne doit-on considérer ces supputations que comme des moyens termes.
fe^(tB(e(tu bc ©s|U0cttr$.
L'ERUDIT AU BAL.
La civilisation a détruit , dans son progrès , plusieurs Taces d'hommes intéressantes et que l'on aurait dû entre- tenir, conserver, nourrir, propager avec un soin extrême pour nos menus-plaisirs et ceux de nos enfans. Le savant , par exemple ; le Casaubon , le Saumaise , le Bentley, le Porson , le Dacier sont aussi complètement effacés du globe que les Assyriens et les Mèdes. L'érudit allemand a subi une transformation malheureuse ; il s'est corrompu en se plongeant dans les nuages d'un platonisme symbolique. Ses ailes s'égarent dans une atmosphère vaporeuse. Adieu , à jamais adieu au savant ivre , vivant dans un grenier, chaste comme Bayle , hargneux comme Scaliger, mari de sa ser- vante , et dédiant son livre au troisième petit-cousin d'un petit prince d'Allemagne. Cette nation, que ses mœurs gros- sières et son amour exclusif pour les beautés du Digamma et la forme de l'Aoriste ont livrée au mépris public , a ral- lumé le foyer éteint des lettres et de la poésie. Les Politien et les Philelphe ont jeté un pont sur l'abîme du moyen- âge, et réuni les tems modernes à Tantiquité.
Porson , helléniste célèbre , et dont la vie s'écoula entre les commentaires de Sophocle , la bouteille de vin et la pipe , fut un des plus honorables membres de cette peu- plade savante , dont le type s'est long-tcms conservé en An- gleterre, et dont le docteur Parr semble avoir été le dernier échantillon. Porson voyageait sans cesse du collège à la
l'érldit au bal. 3li5
taverne et de la taverne au collège -, son existence n avait pas d'autre mouvement , ni d'autre emploi. Il fallait voir son œil flamboyant , son nez empouq)ré , ses culottes tom- bantes , ses bas de soie noire mal attachés , ses lèvres pincées et sa démarche tantôt rapide , tantôt lente. Le ma- tin , quand il quittait cet antre , où les scoliastes anciens et la prosodie des tragiques grecs lui avaient donné la tor- ture, Porson était" toujours en colère. Sur le plus léger prétexte il vous accablait de belles invectives helléniques. Le soir, il était toujours ivre. Au milieu de la journée, lorsqu'il avait , si je puis le dire , cuvé livresse de son érudition nocturne , sans avoir commencé d autres liba- tions non moins dangereuses, il ressemblait au commun des hommes : alors on pouvait lui parler et l'entendre.
Un jour , vers une heure, je le rencontrai près de Holborn 5 j'avais passé la nuit dans une de ces réunions à la mode que Ton nomme routs , et dont je n'ai pas besoin de décrire ici le supplice et la fatigue. Après les premiers complimens , voici la conversation qui s'établit entre nous.
PORSON.
Que diable I vous êtes pâle comme si vous aviez perdu vingt- pintes de sangl
MOI.
J'ai passé la nuit dans un roiit. Vous savez , docteur, qu'un rout. . .
PORSON.
Okl je sais très-bien... Une grande salle où l'on se coudoie , où l'on se marche sur les talons , où l'on se déteste avec une franchise d'autant plus cordiale, que l'on se gêne mutuelle- ment... Un roui!... un rout!.,.
MOI.
Ce mot vous courrouce, ce me semble, docteur?
326 l'érudit au bal.
PORSON. *
D'abord , il est barbare. To rout , en anglais , signifie dérou- ter, mettre en fuite. Que veut-on dire, en attribuant au même mot deux significations diamétralement opposées ? Comment se fait-il que l'assemblée où l'on s'entasse comme les harengs dans la caque , et la déroute qui disperse une armée , soient repré- sentées par un mot identique?
Vous
avez raison.
SI l'expression est barbare , l'usage ne l'est pas moins. Il dé- truit toute société, toute civilisation. Peut-on converser, ob- server, danser, goûter le moindre plaisir dans un roiUF J'ai vu toutes les femmes en sortir échevelées , tous les hommes mécon- tens et harassés. Chacun avait fait de grands frais de parure, et comme on n'avait accordé à personne la plus légère attention, toutes les vanités étaient blessées. Je me souviendrai jusqu'à mon dernier jour du rout funeste, dans le tourbillon duquel ma complaisance m'entraîna.
MOI.
Ce qui me surprend , c'est que votre science et votre sagesse aient cédé à cet entraînement, docteur.
PORSON.
Ah ! vous êtes curieux ?
MOI.
Oui , je l'avoue.
PORSON.
Eh bien ! vous saurez l'histoire de mon rout. J'avais dîné à la taverne : d'excellent vin et les fumées de la pipe avaient un peu troublé mon cerveau. Deux ou trois de mes élèves avaient dîné avec moi, et s'étaient plu à déranger la raison de leur maîlre j enfin j'étais...
MOI,
Comme vous étiez hier au soir.
L ERUOIT AU BAL.
3?,7
PORSON.
Nous sortîmes ; l'air me fit du bien, llichavd Oxley, jeune homme fort riche , assez hon helléniste , mais malin comme un singe , prit mon bras et me servit de pilote. Après une demi- heure de marche , j'avais soif et je me sentais las. La nuit était venue. Oxlcy me proposa d'entrer dans un de ces celliers ou caves de bon ton , où l'on mange des huîtres et où l'on boit du porter. Mon costume était fort peu soigné ; le tabac souillait mon jabot; ma cravate, mal attachée, avait, par une révolu- tion lente, tourné autour de mon cou. Bref, j'étais...
MOI.
Comme vous serez ce soir, docteur.
PORSON.
Peut-être. Je m étonnais de la route que l'espiègle me faisait suivre. Nous parcourions le quartier de Saint-James , et nous finîmes par nous arrêter devant une maison de belle apparence.
MOI.
Je ne sache pas , que dans ce quartier , on ait jamais ouvert une seule des caves dont vous me parlez.
PORSON.
C'est ce que je disais à mon guide, qui ne m'écoutait pas et tenait mon bras fort serré. Les valets en livrée , qui portaient des torches, les carrosses roulans, la lumière flamboyante des girandoles allumées sur l'escalier me surprenaient; je ne savais par quel prodige un maître de taverne avait pu évoquer ce luxe digne de l'ancienne Babylone.
MOI.
Et vous ne vous doutiez pas de l'endroit où vous étiez ?
PORSON.
« Mais , disais-je à Oxley, au lieu de descendre , nous mon- tons. — Vous vous trompez, me répondait froidement le jeune homme , nous descendons. » Je me frottais les yeux ; son air sincère et ingénu me persuadait qu'il avait raison et que les
SaS jl'értjdit au bal.
vapeurs d'un certain vin du Rhin , auquel j'avais fait honneur, m'offusquaient et me décevaient encore. Je refusais donc d'a- jouter foi au témoignage de mes sens ; et , tout en gravissant les marches couvertes d'un tapis velouté , j'admirais l'illusion dont j'étais victime.
MOI.
Ah I ah r
PORSON.
Riez tout à votre aise. J'étais , je vous assure, l'un des plus malheureux hommes du monde. Dieu sait combien de coups de coude assaillirent mes flancs, et avec quelle impolitesse les per- sonnes qui entraient en même tenis que moi me disputaient le passage. << Voilà, dis-je à mon jeune conducteur, une taverne bien mal composée ! ces gens-ià me meurtrissent ; la taverne de Fleet-Street vaut mille fois mieux. « Cependant nous avions pénétré dans le Sanctuaire. Pas de tables , rien qui annonçât l'usage auquel je croyais ce lieu destiné ; une foule entassée ; une odeur épaisse, nauséabonde, insupportable; l'éclat de mille bougies et d'un million de diamans ; un murmure de voix
confuses et mécontentes: «Vous me blessez, monsieur!
Veuillez prendre garde aux voîans de madame!... » et je ne sais combien d'exclamations de colère ou de douleur. J'étais stupéfait ; Oxlej riait ; les femmes me contemplaient avec une surprise qui tenait de l'effroi.
MOI.
Je le crois aisément; votre costume et votre situation excu- saient leur étonnement. Mais vous deviez vous apercevoir du tour qu'on vous avait joué?
PORSON.
L'indécence des femmes , leur démarche hardie , leurs sou- rires ironiques me persuadèrent que l'espiègle Oxley m'avait conduit dans un mauvais lieu. Jamais, monsieur , je n'avais vu tant d'épaules découvertes , de poitrines si librement exposées à tous les regards , une collection plus complète de nudités
l'érudit au bal. ' 829
de tous les â£;es. Il rae semblait que ces robes si étran2;ement échancrées , ne pourraient pas tenir, et en tombant mettraient entièrement à nu ce qu'elles ne cachaient qu'à peine. J'ai tou- jours eu des principes fort sévères à cet égard , et mon premier mouvement fut d'ôter mes lunettes ; mais un sentiment de honte me retint. Il j avait , ma foi I de fort jolies femmes au milieu de cette troupe licencieuse, et, pour ne pas succomber à la tentation , je résolus de m'y soustraire. Me voilà donc cherchant la porte, me frayant à grand peine un passage, et repoussé par des flots de nouveaux arrivans et de nouvelles syrènes, parées de leurs plus beaux atours. Oxley m'avait quitté; ma perruque était dérangée ; et mon aspect semblait épanouir tous les visa- ges ; mais ce qui me surprenait fort , c'est qu'on ne m'adressait directement aucune proposition immodeste.
MOI.
Si je ne vous connaissaijs pour le plus chaste des hellénistes,, docteur, je prendrais cet étonnement pour un regret.
PORSON.
Vous commettriez une erreur grave. J'étais, au fond de l'ame, fort courroucé contre ces dames ; toutes les paroles qui s'é- chappaient de leurs lèvres et frappaient mon oreille étaient aussi malhonnêtes que déplacées. Une jeune fille blonde, après avoir arrêté ses regards sur moi, s'écria de l'air le plus étonné: « Il n'a pas de gants I — Quels ongles I » dit une dame plus âgée. Le monsieur qui lui donnait le bras (ce monsieur était sans doute un musicien) prétendit que la nature m'avait donné les touches noires du piano, et qu'elle avait oublié les touches blanches. J'étais mal à l'aise , comme vous pouvez le croire ; et sortir de cet enfer m'était impossible.
MOI.
Que ne cachiez-vous vos mains , docteur ?
PORSOX.
C'est ce que je fis de mon mieux; d'abord dans ma culotte de soie ; ensuite , par égard pour la décence , dans l'espace in-
33o LÉRUDIT AU BAL.
termédiaire qui sépare la bretelle de la chemise. J'armai mou front d'audace, et je m'avançai sans crainte. Les jeunes gens et les hommes de moyen âge se retournèrent , chuchotèrent , pla- cèrent leurs mains sur leur bouche, pour étoufifer un rire subit qui semblait les saisir : ensuite , je vis des sourcils se froncer , des regards sévères et improbateurs, des physionomies si graves, si sombres, si revêches, que vous eussiez dit une cour martiale assemblée pour condamner à mort le réfraclaire incorrigible.
MOI.
Que vous était-il arrivé ?
PORSON.
Hélas! vous allez l'apprendre. Je sentais une rougeur ardente me monter à la figure ; mais , autour de moi , jeunes et vieux , hommes et femmes, personne ne rougissait. Il y avait bien trente ans que pareil accès de pudeur ne m'avait pris. Tout ce monde était pâle , riant , sévère , accusateur ; je n'y comprenais rien.
MOI.
Apprenez , mon cher docteur , que rougir est un symptôme de mauvais ton et de mauvaise éducation. Les plus violentes expressions qu'une physionomie bien élevée se permette se réduisent à la dépression d'un sourcil , à je ne sais quel demi- sourire. Vous devriez savoir cela.
Les hommes se permettaient quelques remarques pronon- cées à demi-voix et auxquelles je ne comprenais rien , attendu qu'elles étaient exprimées dans un jargon spécial, dialecte des salons , et que je n'ai jamais pratiqué : c'étaient sans doute des railleries ?
MOI.
Je le croirais assez
PORSON.
A force de me promener avec une agitation fort douloureuse
l'ÉRXJDIT Au BAL. 33l
dans ces salons armés contre moi de tant de rires , de cliucho- temens et d'ironies, je me trouvai captif dans l'encoignure d'une fenêtre , et j'y reconnus avec étonncment la figure d'un homme qui appartenait à la police. Les maîtres du logis avaient appa- remment craint que des filous ne s'introduisissent dans leur fête splcndide : une brigade d'espions aVait été convoquée ; elle était là , dans ce magnifique salon. \ ous eussiez vu ces gros doigts, cachés sous des gants glacés , ces yeux curieux et investigateurs, ces épaules arrondies et ces physionomies de renard ; et de loin vous eussiez dit : « Les voilà ! »
MOI.
Mais comment las connaissiez-vous ?
PORSON.
Cet homme , dont je viens de vous parler, avait découvert et liA'ré à la justice le voleur d'une montre que j'avais perdue. « Mon- sieur, me dit-il , en s'approchant de moi , et me parlant très- bas, j'ai eu le bonheur de vous remettre , il y a deux mois , une montre assez précieuse que l'on vous avait dérobée ; je voudrais qu'il fût en mon pouvoir de vous rendre un autre objet néces- saire qui vous manque à présent. — Quoi ! lui dis-je , quel objet? — Les deux boutons qui attachent votre culotte et la suspendent à vos bretelles ! » répliqua-t-il d'une voix plus dis- crète encore. En effet, monsieur, l'empressement avec lequel j'avais cherché, pour mes deux mains si vivement critiquées, un lieu de refuge , avait déterminé la chute de ces deux bou- lons , que le ciel confonde!
MOI.
Si bien que la culotte sur les genoux , et les mains dans votre gilet , vous paradiez orgueilleusement dans le roui! Le spectacle était curieux.
PORSON.
Je me remis de mou mieux ; et , rattrapant d'autres boutons, auxquels je suspendis ces bretelles traîtresses , tirant mon vaste mouchoir rouge rayé, pour cacher ma honte , levant les yeux vers
332 l'érudit au bal.
le plafond pour échapper à tous les regards , je continuai cette scène de pilori moral à laquelle j'étais condamné. Bientôt j'en- tendis mon nom retentir autour de moi ; mon perfide ami l'avait révélé à quelques membres du rout. « Porson ! Porson ! » Alors on se rangea devant moi ; j'étais devenu tout-à-coup une cu- riosité : on eût dit un hendécasyllabe grec qui s'était fait homme et marchait au xnilieu du bal.
MOI.
Vous dûtes alors retrouver un peu d'aplomb : votre réputa- tion vous protégeait ; c'était le bouclier de Minerve.
PORSON.
Non ; plus on me donnait d'attention , et plus je me trou- blais. Mon anxiété ne s'apaisa qu'au moment où j'aperçus , dans un coin de la seconde salle, un philologue célèbre dont on avait invité la gloire et non la personne ; car il est difficile de joindre à des manières moins civilisées un costume plus an- tique.
MOI.
Vous vous rapprochâtes de lui?
PORSON.
Oui ; et ce fut un beau couple , monsieur : Achille et Patrocle n'étaient pas plus dévoués l'un à l'autre. Nous nous sentions tous deux si profondément isolés de tout ce qui nous entourait I Après les premiers complimens , notre conversation , dont l'in- timité devenait très-cordiale , tourna vers la philologie. Et croi- riez-vous que nous fîmes bonne lécolte? que notre causerie fut intéressante? et que l'érudition spéciale ne manqua ni de va- riété, ni d'agrément?
MOI.
Cela m'étonne. Je conçois bien que le babil des enfans four- nisse aux philologues des matériaux utiles ; ces petits êtres, qui s'efforcent de reproduire , au moyen d'un langage dont ils ne sont pas maîtres , leurs affections et leurs idées , ne suivent pas d'autre guide que la nature, et c'est une élude piquante que
l'érudit au bal. 333
celle de leur combat avec la syntaxe qu'ils ignorent. Mais le jargon du monde, ce jargon fade, pâle, convenu, quepouviez- vous lui demander? quelle instruction pouvait-il vous offrir? tout n'y est-il pas mesquin , effacé, dénué de sens et d'énergie? N'est-ce pas la pire des- trivialités que la trivialité du bon ton?
PORSON.
Votre sentence est frivole , mon cher, et je puis vous assurer qu'après avoir dévoré de mon mieux la honte de l'affront , je trouvai plaisir à observer dans ses détails ce nouveau dialecte et les moeurs des habitans qui le parlent.
MOI.
Et quelles étaient ces observations ?
PORSON.
Les premières étaient d'une nature toute morale et philoso- phique. Elles avaient trait à l'hostilité générale et mutuelle dont tous les visages portaient l'empreinte , à la manière insolente et satirique dont toutes ces personnes se toisaient , et surtout à la rage ardente , acharnée , des femmes laides contre celles qui étaient plus jolies qu'elles, et des vieilles contre les jeunes.
MOI.
Certes, il n'y a rien là de merveilleux. C'est la rivalité des mauvais auteurs contre les bons écrivains; la jalousie du pauvre contre le riche.
PORSON.
Je me trouvais placé derrière une vieille dame dont les yeux rappelaient Junon Boôpis , Junon aux prunelles de génisse. Une couche de peinture qui couvrait ses épaules , déguisait assez in- complètement de nobles verrues , et une profusion de diamans se jouait sur ces chairs nues que la céruse avait blanchies. C'était (je l'appris ensuite) une baronne allemande. A quelques pas d'elle était assise une jeune personne dans tout l'éclat de la jeu- nesse, brune et blanche, pleine d'élégance et de fraîcheur. Je ne saurais vous dire, monsieur, combien de méchancetés hai-
334 l'érudit au bal.
lieuses cette baronne inventa pour flétrir la beauté , critiquer la démarche, tourner eu ridicule l'air ingénu, simple, naïf, et les yeux modestement baissés de la jeune fille.
MOI.
Il n'y a qu'un savant , mon cher, qui puisse être surpris d'une telle conduite.
PORSON.
Ce n'est pas tout. Un quart-d'heure après , je vis la même baronne donnant le bras à la jeune fille qu'elle avait soumise à un examen si cruellement analytique ; elle lui parlait avec une gravité , une grâce , un accent d'amour faits pour ravir qui l'en- tendait. Avec quelle lente et gutturale prononciation elle ap- puyait sur ces mots : Ma jeune et charmante amie! Toutes ses paroles émanaient du cœur. C'était une tendresse inexprimable, une bénignité onctueuse , une bienveillance pour la jeunesse , une absence totale de jalousie et de prétention. Le philologue avec lequel je causais connaissait ces deux femmes. Ses relations ministérielles lui donnent accès , malgré sa laideur et sa dis- grâce , dans de fort bonnes maisons ; enfin, quoique son vêtement soit délabré, et sa tournure , inélégante, il ne fume jamais...
MOI.
Et ne boit que de l'eau.
PORSON.
C'est un homme sans imagination , et au fond assez frivole. Bref, il me mit au fait. « Cette jeune personne a eu beaucoup de succès dans les derniers bals , et ce succès continue. La ba- ronne , à laquelle aucun de ces graves intérêts n'échappe , suivit avec douleur les progrès que la jeune fille a faits dans l'opinion publique. Elle a senti qu'il y aurait du ridicule à ne pas vouloir la reconnaître et la saluer. Elle a donc pris son parti ; demain elle la nommera sa protégée; après-demain elle ne daignera pas lui sourire. Cependant s'il arrivait qu'un parent de m protégée fut bien en cour et allié à la pairie , vous verriez l'amour de la baronne s'enflammer d'une nouvelle ardeur. Elle s'éprendrait
l'érudit Au bal. 335
d'une nouvelle et puissante sympathie. Elle presserait la jeune tille sur son cœur. »
Les observations du philologue étaient fort justes. C'est là pré- cisément toute la vie des salons.
Qui vous dit que les esprits futiles n'aient pas leur utilité dans le monde! Le sage et le philosophe profitent souvent de l'observation éclose d'un cerveau frivole. L'habit d'un voleiu- , vendu au juif du coin de la rue , par le bourreau qui hérite de- ces haillons , se transforme en papier , et les oeuvres d'Homère ou d'Eschyle s'y impriment.
MOI.
Eh ! mon cher docteur, dans vos collèges , ne trouvez-vous pas la même rivalité , la même haine , la même ardeur de jalousie?
PORSON.
Du moins l'érudit met-il un peu plus de franchise dans ces manèges. L'auteur est vis-à-vis de son rival dans une sorte de ri- valité permanente.
MOI.
Ce que vous dites s'applique aux femmes comme aux auteurs.
PORSON.
Nous fîmes d'autres observations qui ne nous surprirent pas moins. Deux ou trois étrangers de distinction , dont la poitrine était chargée de décorations de divers ordres , se promenaient dans les salons , et semblaient complètement isolés au milieu de ces groupes murmvuans. On ne leur adressait pas une seule pa- role , et personne ne paraissait faire attention à eux : on les évitait même Je demandai à mon philologue la raison de cette étrange conduite. Il me répondit qu'il l'ignorait ; que l'un de ces étrangers était un général russe , et l'autre un ambassadeur italien ; que leur fortune était considérable et leur naissance distinguée.
336 l'éuudit au bal.
MOI.
L'hospitalité anglaise ne s'exerce pas autrement. Tout bon Anglais se fait un devoir de traiter avec une morgue insolente , et qui approche du dédain , l'homme qui ne lui a pas été pré- senté. Si cet homme a la mine d'être né dans un autre pays , la morgue et la hauteur britanniques prennent un caractère plus marqué.
PORSON.
Ce sont là des mœurs barbares , non des moeurs civilisées.
MOI.
Telle est l'Angleterre moderne. En Allemagne et en France, on se conduit tout autrement. L'étranger y est bien accueilli , fêté , choyé. On lui prodigue les attentions et les renseignemens utiles. On ne se croit pas humilié par un acte de complaisance , par un témoignage de bienveillance et de politesse. J'ai vu de pauvres pairs d'Irlande coudoyer rudement et ne point saluer le rejetton de l'ancienne noblesse française , le membre de ces vieilles familles , dont l'épée donnait aux Plantagenets la consé- cration de la chevalerie.
PORSON.
Vous ne vous étonnerez donc pas , si j'avoue que toutes ces bizarreries du grand monde britannique me surprenaient étran- gement. Quant au dialecte , je m'aperçus avec admiration que l'Ellipse , la Syndérèse et l'Elision y dominaient au point de rendre la langue anglaise méconnaissable.
MOI.
La même observation s'applique au patois du peuple.
PORSON.
Non ; le peuple change les lettres et altère la prosodie. Les hommes des salons suppriment un grand nombre de syllabes , et prononcent les autres avec une incroyable affectation. Notre ho(» do you do est devenu un murmure absurde , un gazouille- ment qu'on ne peut reproduire.
l'érudit au bal. 33^
MOI.
Hâdîe! c'est la salutation commune des gens à la mode. C'est line suite , mon cher docteur , de ce même orgueil anglais que vous déplorez. On économise son tems ; on est avare de ses paroles. Les autres valent-ils la peine que l'on dépense son souffle pour eux ?
PORSON.
Une autre chose me frappa ; c'est l'indécente décence du lan- gage à la mode. Je suis assez vieux pour me rappeler une époque où tout le monde avait des cuisses. Aujourd'hui la cuisse n'existe plus. Depuis la hanche jusqu'à l'orteil , tout se nomme Jamôe , leg.
MOI.
Ce puritanisme du discours n'aurait pas dû vous choqpjer , docteur : vous êtes dans les ordres.
Absurde ! Un jour , que je traduisais devant une belle dame et ses deux filles , un fragment des Géorgiques , je fus obligé , par la littéralité à laquelle je m'astreignais , de prononcer ces paroles : Leurs cuisses chargées de nectar. Miséricorde ! la mère rougit , les deux filles s'éclipsèrent. « Ah ! docteur , s'écria la mère, je n'aurais pas cru cela de vous.. . » Puis se levant avec une gravité de matrone : « Monsieur, continua-t-elle, j'ai des filles! »
MOI.
La poitrine et la cuisse sont bannies comme la hanche , le ge- nou , la taille , du langage du bon ton.
PORSON.
Oui. Je disais à mon philologue : « Ne trouvez-vous pas que toutes ces dames ont Xa poitrine singulièrement découverte? — ChutI s'écria-t-il ; ne vous servez pas de te mot-là I — De quel mot? — Du mot poitrine. Depuis la tète jusqu'aux han- ches, tout le corps d'une femme s'appelle «^c^, col. Une Anglaise
IX. 22
338 l'ékudit Au bal.
n'a plus que les jambes et le col ; le reste est supprimé. » J'é- clatai de rire à cette définition.
MOI.
Adieu, docteur, Si vous lisez attentivement Athénée etAulu- gelle , vous y trouverez , je crois, des singularités antiques tout aussi plaisantes que nos ridicules modernes. Le monde ancien est votre domaine; laissez-nous rire du monde nouveau, et, en partageant ses folies , acquérir le droit de les railler.
(^Landor's Conversations.)
Sst^i^ceiïanccs.
LE BRDTUS IRLANDAIS.
Le voyageur qui visite le port de Galloway et qui veut connaître l'édifice le plus curieux que renferme cette ville, une des plus anciennes de l'Irlande, pénètre, après bien des détours, dans une rue obscure, autrefois la mieux han- tée de la cité , mais aujourd'hui abandonnée aux plus pau- vres artisans. Un pavé fangeux , des maisons ruinées , l'as- pect de la misère , le repousseront d'abord 5 mais celui qu un récit touchant a initié aux souvenirs de ce triste lieu, doit avancer jusqu'au moment où ses regards ren- contrent une porte ronde et basse surmontée d'une antique sculpture en marbre noir. Un crâne humain, des os croisés ; tels sont les lugubres objets que le ciseau a incrustés sur une maison qui conserve encore quelques vestiges de son ancienne splendeur.
Une histoire tragique a illustré ce vieux bâtiment, et les habitans de Galloway répètent avec orgueil qu'eux aussi ont eu leur Brutus. Au commencement du iB" siècle, James Linck fut nommé par ses concitoyens major du port et de la ville de Galloway. Cette dignité inamovible, ajoutée à l'influence que les grandes richesses du nouvel élu lui avaient acquise, rendit son pouvoir presque sou- verain. Craint et respecté pour son inflexible sévérité , sa bienfaisance et la simplicité de ses mœurs lui avaient valu le suffrage universel.
Le fils du major , le jeune et brillant Edouard , était
34o LE BHUTUS IRLANDAIS.
l'orgueil de ses concitoyens , l'amour et l'idole des belles irlandaises. A une beauté mâle et régulière il unissait cette élégance de manières, cette noble familiarité qui subju- guent quand elles semblent n'aspirer qu'à plaire. Son pa- triotisme souvent éprouvé , la générosité de son cœur, un courage presque romanesque , sa supériorité dans tous les exercices du corps, une instruction extraordinaire pour son siècle et pour son pays , assuraient au jeune Linck l'estime de ceux dont il avait gagné le cœur par son exté- rieur chevaleresque.
Tant d'éclat n'était cependant pas sans nuages^ des pas- sions brûlantes et profondes , un caractère hautain , une jalousie secrète pour tout mérite rival du sien , rendaient des qualités si séduisantes bien dangereuses pour lui et pour ceux qui l'approchaient. Déjà son père, quoique fier d'un tel fils , avait eu l'occasion de lui faire de vifs reproches et de trembler pour l'avenir que lui laissait entrevoir cet esprit impétueux. Mais la tendresse extrême d'Edouard, son prompt repentir, la chaleur de ses protestations, effa- çaient dans le cœur du major jusqu'aux moindres traces de mécontentement ^ et , pour lui , comme pour tous ceux qui subissaient l'empire de cet entraînant jeune homme, ces défauts ne paraissaient plus que des ombres légères , semblables à celles qui pour un instant voilent l'éclat du soleil.
Ces craintes paternelles s'affaiblirent bientôt dans l'es- prit du digne magistrat , par l'attachement passionné que son fils conçut pour Anna Blake , la fille de son meilleur ami, qui possédait tous les charmes et toutes les qualités propres à assurer le bonheur d'un époux. Le major regar- dait cette union comme le complément de tous ses désirs et pressait Anna de fixer l'heureux jour , lorsque des af- faires commerciales de la plus haute importance le for-
LE BRUTUS IULAKDAIS. 34l
cèrent à se rendre immédiatement à Cadix. A l'époque à laquelle remonte notre histoire, personne ne craignait de déroger en se livrant au commerce , et , dans les ports sur- tout , le négoce sur une grande échelle était Toccupation des hommes les plus distingués par leurs emplois et par leurs richesses.
James Linck , après avoir remis son autorité dans les mains d'un de ses subordonnés , recommanda à son fils ses intérêts et le soin de sa maison , lui donna , ainsi qu'à sa fille , les plus tendres bénédictions , puis s embarqua sur un des nombreux vaisseaux qu'il frétait pour l Espagne.
Le succès couronna toutes les entreprises du major, et sa reconnaissante amitié attribua la plus grande partie du bonheur qui le suivit dans tout ce voyage à un négociant espagnol nommé Gomez . depuis longues années son fidèle et zélé correspondant. Gomez avait un fils qui, comme Edouard Linck , était l'orgueil et l'amour de sa famille et de ses concitoyens. Le contraste le plus frappant se faisait cependant remarquer dans le caractère des deux jeunes gens, aussi bien que dans leurs traits. La beauté d'Edouard était celle d'Apollon triomphant du serpent Python ; la figure de Gonzalve ressemblait à celle du disciple bien-aimé dans la délicieuse composition de Léonard de Vinci ^ on pouvait comparer l'un à un rocher couronné de fleurs éclatantes, l'autre à un buisson de roses par- fumées, menacé par forage. La gracieuse figure de Gon- zalve annonçait plus de douceur que d'énergie ; ses yeux bleus, pleins de langueur, promettaient plus d'a- mour que de force ; une tendre mélancolie respirait dans tous ses mouvemens, et un rare sourire venait expirer sur ses lèvres , comme l on voit une vague légère briller et mourir sur un banc de corail. Son esprit répondait à ce séduisant portrait; tendre et expansif envers ceux qui lui
34^ LE BRUTUS IKLAWDAIS.
témoignaient de TafFection , il préférait la solitude au bruit et aux plaisirs du monde. L'activité de son ame ressemblait au feu d'un volcan qui, profondément enfoncé dans les entrailles de la terre, ne se manifeste à sa surface que par la prodigieuse fertilité du sol qui étale à nos yeux la ver- dure la plus riche , les fleurs les plus brillantes. Les traits et le caractère du jeune Gomez annonçaient un habitant du nord 5 F.douard au contraire, par un singulier contraste, paraissait avoir reçu la naissance sous le brûlant climat de ribérie.
Plein de gratitude pour son ami , charmé par les pré- cieuses qualités de son fils , James Linck proposa au vieux Gomez un mariage entre leurs enfans. L'offre était trop flatteuse pour être refusée ; Gonzalve se prépara à suivre son futur beau-père en Irlande pour y obtenir l'aveu de Mary et la ramener à Cadix , aussitôt après la célébration de leur mariage.
Gonzalve , âgé de dix-neuf ans , n'avait jamais quitté les côtes d'Espagne -, son esprit romanesque jouissait , en si- lence et dans une délicieuse anticipation , des objets nou- veaux qui allaient s'offrir à sa vue. Il se faisait une idée enchanteresse de ces pays inconnus qu'il devait bientôt parcourir : l'immensité de l'Océan , l'aspect du ciel , cette nature même si sévère et si triste , en la comparant à sa riante Andalousie , promettait un aliment à son imagina- lion rêveuse; puis, dans le lointain, l'image gracieuse de cette jeune fille qui allait bientôt devenir sa compagne -, tout en un mot présageait à Gonzalve un bonheur que son ame si tendre embrassait avec enthousiasme.
La longueur du voyage ; les périls qui les avaient me- nacés , contribuèrent à rendre plus vive finlimité qui exis- tait déjà entre nos deux voyageurs. Aussi lorsqu'ils arrivè- rent en vue du port de Galloway, James Linck se réjouis-
LE BRlîTUS IULAWDAIS, 343
sait non-seulement d'y ramener un second fils, mais voyait encore , dans la douceur et l'amabilité du jeune Espagnol , un moyen de corriger le caractère trop hautain et trop im- pétueux d'Edouard. Cette espérance parut d abord devoir se réaliser -, le jeune Linck , qui trouvait dans Gonzalve tout ce qui lui manquait , crut en quelque sorte sentir son être se compléter en acquérant ce nouvel ami , et l'af- fection la plus exaltée se manifesta bientôt entre eux.
Cette heureuse harmonie ne fut pas long-tems sans nuages ; devenu l'époux de Mary, Gomez ne songeait plus à retourner en Espagne ; objet de l'admiration univer- selle , il jouissait du sort le plus désirable -, mais aussi Edouard ne se trouvait plus heureux j négligé pour la pre- mière fois de sa vie , il sentait qu'un rival venait de lui enlever une partie de cette popularité jusque-là générale et incontestée. Une douleur plus aiguë, plus profonde , ne tarda pas à pénétrer son cœur 5 Anna , celle qu'il regardait comme à lui , quoiqu'elle n'eût point encore consenti à couronner son amour , Anna se montrait chaque jour plus froide depuis l'arrivée du bel étranger 5 Edouard avait même surpris avec un indicible effroi ses yeux si expressifs arrêtés avec une désespérante attention sur les traits en- chanteurs de Gomez , puis une rougeur subite couvrait son front d'albâtre qui l'instant d'après reprenait la pâleur de la mort. Oui, il ne pouvait en douter, tout en elle trahissait un terrible changement-, capricieuse, fantasque, agitée par une pensée secrète , plongée dans une sombre tris- tesse 5 puis tout-à-coup livrée aux transports d'une joie insensée, il ne restait plus que l'ombre de cette jeune fille si douce , si égale , qu'il admirait naguère avec transport. Une passion profonde avait passé par-là , et seule avait causé un tel ravage. Mais quel était l'objet de cette pas- sion? quel autre que Gonzalve avait pu fasciner ainsi cette
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344 LE BllUTUS IRLANDAIS.
ame neuve, qui peut-être s'ignorait encore elle-même?...
I/on a dit avec vérité qu'un amour violent est plus près de la haine que de l'amitié. Ce qui se passa dans le cœur d'Edouard en est une nouvelle preuve. Il semble désor- mais mettre tout son plaisir à tourmenter la femme qu il avait tant aimée-, et, dans son injustice, il lui faisait un crime des souffrances qu'il lui infligeait. Il l'accablait de son impitoyable dédain , la chargeait de reproches amers jus- qu à ce que , vaincue par la honte et la crainte de voir son terrible secret découvert , la malheureuse fille versait des torrens de larmes qui seuls adoucissaient , pour un instant, les déchirantes angoisses de son cœur. En vain sa touchante pâleur, la contrition de ses regards , imploraient la pitié d'Edouard , il poursuivait sa victime avec une barbare per- sévérance , et quand , bientôt après , il reconnut dans les yeux de Gonzalve le même feu qui brûlait dans ceux d'Anna*, quand il vit sa sœur négligée, lui-même trahi si cruellement par un serpent qu'il avait réchauffé dans son sein , sa fureur s'accrut à ce point où elle se distingue à peine de la folie : égaré , hors de lui , chacune de ses ac- tions émanait de l'aveugle passion qui s'était emparée de tout son être.
Un soir, dévoré par son implacable jalousie, Eldouard errait autour de la demeure d'Anna \ il vit Gomez , enve- loppé dans son manteau , se glisser du même côté : caché derrière un pilier , il épie tous les mouvemens de son ri- val ; il le voit s'approcher d'une porte secrète qui conduit à l'appartement de la jeune fille; elle s'ouvre! L'horri- ble vérité est enfin connue. Une rage frénétique s'em- pare du malheureux Linck 5 il s'élance , saisit Gonzalve , qui cherche vainement à fuir et hésite à se défendre ; il lui plonge son é^ée dans le cœur et l'étend sans vie à ses pieds. Sa fureur n'est point assouvie , il frappe de mille coups
*ïr^, n
LE BUtTtS IRLAXDAIS. ô^ty
celle tète charmante qui lui a enlevé le cœur d'Anna et le repos de sa vie. Un rayon de la lune vient enfin éclairer celle scène sanglante , et découvre aux yeux d'Edouard le corps mutilé qui conserve à peine un trait de celui qui fut son ami et l'époux de sa sœur. Il s'éveille comme après un songe affreux , il voit son crime ; mais il est trop tard , tout est consommé. Guidé par l'instinct de sa propre con- servation , il fuit comme Gain , et s'enfonce dans la forêt voisine. La crainte , l'amour, le repentir, le désespoir, le poursuivaient, comme autant de furies , jusqu'à ce que la nature épuisée eût mis fin à ses intolérables tourmens en le plongeant dans une insensibilité absolue.
A peine le jour avait-il révélé aux habitans de Galloway le crime commis dans les ténèbres , qu'une indignation profonde se manifesta contre le meurtrier de lélranger , qui , se confiant en leur hospitalité , était venu parmi eux choisir une famille et des amis. Une dague souillée de sang, trouvée près de la toque du jeune Espagnol, à quel- ques pas de son corps défiguré , puis un peu plus loin un chapeau orné de plumes et de pierreries , indiquaient les traces de l'assassin qui paraissait avoir cherché un asile dans la forêt. Le chapeau , reconnu pour celui d Edouard, augmenta la douleur de la famille et des nombreux amis du major, car on pensa qu'il avait été victime, comme son ami, dune mystérieuse et inexplicable vengeance.
Le major, ne se laissant point abattre par le désespoir, prit les mesures les plus actives pour s'emparer du cou- pable , et , suivi de la presque totalité de la population , il jura, avant d'entrer dans le bois ou le meurtrier s'était réfugié, que rien ne pourrait le soustraire à l'action de la justice , dût-il devenir lui-même l'exécuteur de la sentence.
Les recherches furent long-tems infructueuses, et l'on commençait à désespérer du succès lorsque la vue d"E-
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344 ^E BllUTUS IRLANDAIS.
ame neuve, qui peut-être s'ignorait encore elle-même?...
L'on a dit avec vérité qu'un amour violent est plus près de la haine que de l'amilié. Ce qui se passa dans le cœur d'Edouard en est une nouvelle preuve. Il semble désor- mais mettre tout son plaisir à tourmenter la femme qu'il avait tant aimée j et , dans son injustice , il lui faisait un crime des souffrances qu'il lui infligeait. Il l'accablait de son impitoyable dédain , la chargeait de reproches amers jus- qu'à ce que , vaincue par la honte et la crainte de voir son terrible secret découvert , la malheureuse fille versait des torrens de larmes qui seuls adoucissaient , pour un instant, les déchirantes angoisses de son cœur. En vain sa touchante pâleur, la contrition de ses regards , imploraient la pitié d'Edouard , il poursuivait sa victime avec une barbare per- sévérance , et quand , bientôt après , il reconnut dans les yeux de Gonzalve le même feu qui brûlait dans ceux d'Anna 5 quand il vit sa sœur négligée , lui-même trahi si cruellement par un serpent qu'il avait réchauffé dans son sein , sa fureur s'accrut à ce point où elle se distingue à peine de la folie : égaré , hors de lui , chacune de ses ac- tions émanait de l'aveugle passion qui s'était emparée de tout son être.
Un soir, dévoré par son implacable jalousie, t],douard errait autour de la demeure d'Anna 5 il vit Gomez , enve- loppé dans son manteau , se glisser du même côté : caché derrière un pilier , il épie tous les mouvemens de son ri- val • il le voit s'approcher d'une porte secrète qui conduit à l'appartement de la jeune fille 5 elle s'ouvre! L'horri- ble vérité est enfin connue. Une rage frénétique s'em- pare du malheureux Linck 5 il s'élance , saisit Gonzalve , qui cherche vainement à fuir et hésite à se défendre ; il lui plonge son épée dans le cœur et l'étend sans vie à ses pieds. Sa fureur n'est po-int assouvie , il frappe de mille coups
LB BIIXJÏUS IRLANDAIS. ■ Z \^
celle léte charmante qui lui a enlevé le cœur d'Anna et le repos de sa vie. Un rayon de la lune vient enfin éclairer cette scène sanglante , et découvre aux yeux d'Edouard le corps mutilé qui conserve à peine un Irait de celui qui fut son ami et l'époux de sa sœur. Il s'éveille comme après un songe affreux, il voit son crime 5 mais il est trop lard, tout est consommé. Guidé par l'instinct de sa propre con- servation , il fuit comme Gain , et s'enfonce dans la foret voisine. La crainte , l'amour , le repentir , le désespoir , le poursuivaient, comme autant de furies , jusqu'à ce que la nature épuisée eût mis fin à ses intolérables tourmens en le plongeant dans une insensibilité absolue.
A peine le jour avait-il révélé aux habilans de Galloway le crime commis dans les ténèbres , qu'une indignation profonde se manifesta contre le meurtrier de l'étranger , qui , se confiant en leur hospitalité , était venu parmi eux choisir une famille et des amis. Une dague souillée de sang, trouvée près de la toque du jeune Espagnol, à quel- ques pas de son corps défiguré , puis un peu plus loin un chapeau orné de plumes et de pierreries , indiquaient les traces de l'assassin qui paraissait avoir cherché un asile dans la forêt. Le chapeau , reconnu pour celui d'Edouard , augmenta la douleur de la famille et des nombreux amis du major, car on pensa qu'il avait été victime, comme son ami, d'une mystérieuse et inexplicable vengeance.
Le major, ne se laissant point abattre par le désespoir, prit les mesures les plus actives pour s'emparer du cou- pable, et, suivi de la presque totalité de la population, il jura, avant d'entrer dans le bois où le meurtrier s'était réfugié, que rien ne pourrait le soustraire à l'action de la justice , dût-il devenir lui-même l'exécuteur de la sentence.
Les recherches furent long-lems infructueuses, et l'on commençait à désespérer du succès lorsque lu vue d"E-
346 LE imUTUS IRLANDAIS.
douard évanoui, mais sans aucuneblessure, fit éclater parmi la foule la joie la plus vive. En retrouvant le premier objet de leur vive afFeelion, les concitoyens du jeune Linck parurent oublier qu'une autre victime leur restait à pleu- rer. Le major, agenouillé près de son fils , lui prodiguait les plus tendres soins et attendait , dans une inexprimable anxiété, son premier regard. Mais quelle terreur succéda à ce moment de délire , quelles angoisses déchirèrent le cœur d'un père lorsque Edouard, à peine rendu à l'exis- tence , se déclara le meurtrier de Gonzalve , et demanda avec instance le châtiment de son crime.
Ramené à la maison paternelle , où siégeait le tribunal suprême, le jeune Linck comparut devant ses juges , et , selon la coutume expéditive de ces tems anciens , il fut , avant la nuit , condamné à mort par la voix de son mal- heureux père.
A la nouvelle de cette condamnation , le peuple s'assem- bla de toutes parts et , tel que les vagues grossies par une tempête , il remplit les rues , les places publiques en récla- mant à grands cris la vie et la liberté du coupable. Vers le matin , on vint annoncer au major que toute résistance serait désormais inutile, les troupes étant passées du côté de la multitude qui se disposait à assiéger la maison pour s'emparer du prisonnier qui , plus que jamais , était rede- venu son idole.
L'inflexible magistrat, n'écoulant alors que la voix de la justice, prit une résolution terrible, dont le stoïcisme rivalise avec les exemples les plus frappans de l'antiquité : accompagné d'un prêtre, il monta au donjon où son fils était renfermé j et, lorsqu avec ce désir de vivre si naturel à la jeunesse et ranimé chez Edouard par la sympathie de ses concitoyens , l'infortuné se jeta à ses pieds en im- plorant sa miséricorde , le vieillard répondit d'un ton
LE BKUTUS IRLANDAIS. ' 3^'j
ft'rme : « Non , mon fils , il n'est plus pour vous de misé- ricorde en ce monde ] votre vie est irrévocablement acquise à la loi ; au lever du soleil vous devez mourir. Pendant vingt ans jai prié pour votre bonheur terrestre, il est fini^ tournez maintenant vos pensées vers 1 éternité, et, agenouillés ensemble devant le Tout-Puissant, prions-le de vous recevoir dans son sein. Mais si vous ne pouvez plus vivre avec honneur, j'espère que vous saurez mourir digne de votre père et de vous-même. » Ces paroles hé- roïques rallumèrent dans l'amc d Edouard le noble orgueil qui s'y était un instant assoupi, et après une courte prière il se montra résigné à la rigoureuse volonté de son juge.
Au moment où le peuple et les soldats allaient enfoncer la porte , en proférant les menaces les plus violentes , le major parut à une fenêtre élevée avec son fils à ses côtés : <c J ai juré, s'écria-t-il , que le meurtrier de Gonzalve mourrait , dussé-je exécuter sa sentence de mes propres mains. La Providence a accepté mon serment , et vous , insensés , apprenez du plus malheureux des pères que rien ne peut arrêter le cours de la justice et que les liens de la nature doivent se rompre devant elle. » En prononçant ces paroles , le vieillard avait attaché à une barre de fer, qui se projetait en dehors de la fenêtre, une corde passée au cou de son fils, puis , le poussant avec force , il accom- plit sa terrible tâche ! A ce spectacle inattendu les assis- tans, comme frappés de la foudre, restèi'cnt dans un lu- gubre silence, et , respectant une vertu peut-être exagérée, personne n'osa faire parler ses regrets devant l'immense douleur d'un père.
Dès cet instant le major, résignant sa dignité, ne sortit plus de cette fatale maison ; sa fille seule fut admise en sa présence et nuls autres veux que les siens ne purent en-
34^ LE BUUTUS IRLANDAIS.
visager les rides profondes que le chagrin avait creusées sur ce front vénérable.
Anna Blake , retirée dans un couvent , y mourut bien- tôt plongée dans le plus violent désespoir. Les deux fa- milles disparurent de ce monde ; mais le crâne et les os croisés marquent toujours la scène de cette effrayante tra- gédie.
( Polar Star. )
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS , DU COMMERCE, DES ARTS INDUSTRIELS, DE l'agRICULTURE , ETC.
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Notice sur le siniia syndactyta ou ungka de Su- matra. — M. Bennet reçut en i83o , dans une excursion qu'il fit à l'ile de Singapore , un individu mort de cette es- pèce intéressante de singes. Il lui fut présenté par M. Bon- stead, négociant, qui habite cette île, et fait de louables efforts pour contribuer aux progrès de l'histoire naturelle. L'animal avait été amené depuis peu par un Malais du pays de Menangkabou , dans Tintérieur de Sumatra. Les Malais de Singapore l'appelaient le ungka. Sir Stamford Rafifles rapporte que les natifs lui donnent le nom de sia- mang ,• c'est celte espèce que M. Cuvier a décrite sous le nom du onko dans son splendide ouvrage sur les mam- mifères.
Le simia syndactyta est aussi décrit et représenté dans la Zoologie de Java du docteur Horsfield ; mais la gra- vure et la description sont loin d'en donner une idée exacte. Les détails que nous allons présenter ici feront connaître les mœurs et les habitudes de cet animal, observées lors de son passage en Angleterre , à bord du vaisseau la So- phie. Du talon au sommet de la tête il avait deux pieds quatre pouces de hauteur, et de l'extrémité d'une main jus- qu à celle de l'autre, quatre pieds. Il avait douze dents à chaque mâchoire , quatre incisives , deux canines et six
35o NOUVELLES DES SCIEKCES ,
molaires. A la mâchoire supérieure, la canine était assex éloignée de la dernière incisive , pour que l'on pût croire qu'il y manquait une dent. La mâchoire inférieure n'offrait rien de semblable. La couleur de l'animal est entièrement noire ; tout son corps est couvert d'un poil raide , d'un beau noir de jais. La face est nue et présente des mous- taches et peu de barbe. Le poil qui couvre le front retombe en avant sur les yeux. La peau de la face est noire. Le poil qui recouvre le bras est dirigé en bas , et celui de l'avanl- bras en haut. La paume des mains et la plante des pieds sont nues et noires. Les jambes sont courtes en comparai- son de la hauteur du corps ; et le premier et le second orteils sont unis par une membrane. Lorsqu'il marche sur une surface plane il se tient toujours droit. Le plus ordi- nairement il porte les bras élevés et les mains pendantes comme s'il était prêt à saisir une corde et à grimper au moindre danger. Sa démarche , quoique dans la position droite, est vacillante, et il est facile à atteindre à la course s'il ne trouve pas le moyen d'échapper en grimpant. Le pied ressemble beaucoup à la main , et est aussi propre à la préhension. Les yeux sont très-rapprochés et les iris couleur de noisette. Les paupières supérieures ont des cils -, les inférieures en sont privées. La bouche est grande, les oreilles sont petites et ressemblent à celles de l'homme. Il n'a pas de queue ; et l'on n'aperçoit même pas de rudi- ment de cette partie. Sa nourriture est variée. Il préfère les végétaux, tels que le riz, le plantin, mais il m.ange vo- lontiers de la volaille. Il a un goût très-décidé pour les ca- rottes. Il boit volontiers du thé , du café , du chocolat , mais ni vin , ni liqueurs. Ce fut peu de tems après qu'il m'eut été présenté par M. Bonstead , dit M. Bennet , que ï'observai le premier signe d'affection ou d'attachement de Sa part de cet animal. En entrant un mathi dans la cour
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 35 I
OÙ il était attaché, je vis avec peine qu'il cherchait à se dé- barrasser de son ceinturon et de sa corde ; il se plaignait et poussait en même tems des cris d'une espèce particulière. Aussitôt qu'il fut délivré, il se dirigea vers un groupe de Malais qui se trouvaient près de là, et courut grimper sur le plus jeune d'entre eux avec une expression très-pronon- cée de joie et de satisfaction : j appris alors qu'il avait été son premier maitre.
Il ne peut saisir avec la main de petits objets à cause de la disproportion qui existe entre le volume du pouce et celui des doigts. La forme des pieds et des mains lui donne une grande habileté pour la préhension , surtout dans les bois, où il doit être presque impossible de prendre un adulte vivant.
Pendant son sommeil il reposait tantôt sur l'un des côtés, tantôt sur le dos , la tète appuyée sur les mains; généralement il se retirait à l'heure du coucher du soleil, mais il aimait à rester couché quelque tems après le lever du soleil ; et souvent, lorsque j'allais l'éveiller, je le trou- vais couché sur le dos, ses longs bras étendus, et les yeux ouverts comme s il eût été enseveli dans de profondes ré- flexions. Les sons qu il faisait entendre étaient variés. Lors- qu'il était satisfait, à la vue d'un ami, par exemple, il pro- duisait un son assez aigu , une espèce de gazouillement ; lorsqu'il était irrité, un bruit sourd approchant de l'aboie- ment ; mais lorsqu'il était effrayé ou qu'on le châtiait , on entendait invariablement les sons gutturaux et graves , va , ra , ra. La première fois que je m'approchais de lui le matin, il me recevait avec ses notes aiguës, avançant en même tems la face comme pour me saluer. Il avait une gravité dans la tenue et une douceur dans les manières toutes particulières. Jamais il ne faisait de ces tours mali- cieux pour lesquels les singes éprouvent une si forte pro-
352 NOUVELLES DES SCIENCES,
pension. Dans un cas seulement j'avais à me plaindre de lui , c'est lorsque mon encrier lui tombait entre les mains. Il avait un penchant décidé pour le fluide noir -, il bu- vait l'encre et suçait les plumes toutes les fois qu'il trou- vait l'occasion de satisfaire cette inclination maladive. Il connut bientôt le nom de Ungka qu'on lui avait donné, et s'approchait promptement de ceux auxquels il était attaché lorsqu'on l'appelait par ce nom. Son caractère était doux 5 il ne s'irritait pas facilement-, et la douceur de ses ma- nières et sa gaîté en avaient fait à bord le favori général.
Il buvait d'une façon bizarre et perdait beaucoup de li- quide. Il approchait d'abord ses lèvres du vase en relevant la tête , ce qu'il faut attribuer à la saillie de sa mâchoire inférieure ; et si le vase dans lequel le liquide était con- tenu offrait peu de profondeur, il y plongeait la patte et la suspendait au-dessus de la bouche dans laquelle il laissait égoutter l'eau. Je ne l'ai jamais vu laper en buvant 5 mais lorsqu'on lui servait du thé ou du café, il sortait la langue avec soin de la bouche pour s'assurer de la température du liquide.
Au-dessous de la gorge il a une grande poche noire ^ formée par la peau, et couverte d'un poil épais. Cette poche n'est pas très- visible lorsqu'elle n'est pas distendue. Elle s'étend depuis le menton jusqu'à la partie supérieure du sternum. L'usage en est peu connu , mais il est assez pro- bable qu'elle est un appendice de l'organe de la voix. Quelquefois , lorsqu'il était irrité , il enflait cette poche et faisait entendre un bruit creux et sourd produit en partie par l'air qui se précipitait dans le sac. Cependant ce n'est pas seulement lorsqu'il était en colère qu'il enflait celte po- che \ car lorsqu'il était content il faisait pénétrer l'air dans le sac avec un bruit facile à entendre. Il l'enflait encore lorsqu'il bâillait. Et dans tous les cas , il ridait graduelle-
DU COMMMEUCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. ' 353
ment le sac comme s'il en eût ressenti du plaisir. Il m'est arrivé souvent, lorsque le sac était distendu, de le compri- mer et de faire passer dans la bouche Talr qui y était con- tenu , sans que l'animal donnât aucun signe de méconten- tement ou de malaise. Lorsqu'il faisait entendre un bruit qui ressemblait à une espèce d'aboiement, il n'enflait pas la poche au même degré que quand il bâillait. Un natu- raliste américain pense que ce sac à air doit être considéré comme une vessie natatoire ; mais , pour réfuter cette opi- nion (si elle n'est pas déjà trop absurde), il nous suffira de dire que l'animal ayant été un jour plongé dans un grand réservoir d'eau , ne chercha pas du tout à enfler ce sac , quoique très-cffrayé. Il n'a pas de poches sur les joues ou réservoirs pour les alimens.
Il aimait beaucoup à jouer, mais préférait les enfans aux adultes. Il s'était surtout attaché à une petite papoue native d'Erromanga, l'une des îles du groupe des Nou- velles Hébrides , qui était à bord , et que probablement il avait considérée comme ayant un degré d'affinité de plus avec son espèce (i). On les voyait souvent assistons deux auprès du cabestan 5 la longue patte de l'animal était placée autour du cou de la petite fille, et ils mangeaient amicalement ensemble du biscuit. Il était amusant de le voir courir au- tour du cabestan , poursuivant l'enfant ou poursuivi par elle ; lorsqu'il était fatigué il faisait un saut de coté , se saisissait d'une corde et montait à une distance suffisante pour ne pouvoir être atteint. Leurs jeux étaient très-variés, et il y montrait beaucoup d'adresse et d'agilité. Si cepen- dant l'enfant cherchait à jouer avec lui dans un moment
(1) Note du T n. C'est ceUc iiiêine jeuue personne dont il est fait mention dans l'article des Nouvelles Hébrides, inséré dans notre der- nier Numéro. Voyez page gS , à la note.
IX. 23
354 NOUVELLES DES SCIENCES,
OÙ il n'y était pas disposé , ou lorsqu'il avait éprouvé quelque mécontentement , il faisait ordinairement une lé- gère impression sur son bras avec ses dents , comme pour l'avertir que Von ne devait pas prendre de libertés avec sa personne. De même, lorsqu'il était fatigué d'un jeu qui ne l'amusait plus, et que ses efforts étaient vains pour le faire cesser , il s'approchait paisiblement de la petite fille , fai- sait avec ses dents une légère impression sur celui de ses membres qui s'offrait le premier, et se procuraitla liberté.
Il y avait aussi à bord du navire de petits singes avec lesquels Ungka désirait faire connaissance ; mais ils fu- rent unanimes pour repousser son approche par des sons ou une espèce de caquetage et d'autres mouvemens hos- tiles particuliers à leur race. Ungka repoussé par ces êtres peu sociables , se mit , pour les punir , à les tirer par leur appendice caudal , toutes les fois qu'il pouvait parvenir à les saisir, ne craignant pas, puisqu'il n'avait pas de queue, qu'ils lui rendissent la pareille; ce qu'il faisait au reste avec une gravité imperturbable. Comme ce traitement était loin d'amuser les singes, ils se liguèrent contre lui, et firent une irruption si formidable qu'il fui obligé d'aban- donner leurs queues , et de se dédommager en tirant celle d'un petit porc qui courait sur le pont et avec lequel il avait contracté une amitié assez intime.
Lorsque le domestique annonçait le diner, il entrait aussitôt dans la salle à manger, se plaçait près de la table et recevait avec reconnaissance les restes qu'on lui donnait. Si pendant qu'il dînait on se moquait de lui , il faisait con- naître son mécontentement en produisant des sons rauques et sourds -, il enflait en même tems son sac et regardait les personnes qui riaient de l'air le plus sérieux, jusqu'à ce qu'elles eussent cessé-, alors il reprenait tranquille- ment son diner. Lorsqu'on le voyait par derrière et de-
DU COMMEKCE, DE l'iNDUSTUIE, ETC. 365
bout , l'absence de la queue lui donnait tout-à^fait Tap- paience d'un petit bomme couvert de poil noir, et il eut pu facilement être pris par des gens superstitieux pour un habitant des ténèbres. 1! aimait beaucoup les confitures , les dattes, etc. , et il se montrait toujours bien empressé pour s en procurer. Il n'aimait pas moins les oignons, quoique leur âcreté le fit éternuer et lui causât des pico- temens à la langue. Lorsqu'il en attrapait un , il le met- tait dans sa bouche et le mangeait avec une grande promp- titude.
Il ne pouvait supporter le désappointement ; lorsqu'on lui refusait quelque chose, il se couchait sur le pont, se rou- lait partout, jetait ses bras et ses jambes dans différentes directions, mettait en pièce tout ce qui se trouvait à sa portée, et faisait entendre pendant ce tems les notes guttu- rales de ra , ra. L'emploi des moyens de répression pen- dant ces paroxysmes le ramenait en peu de tems à l'obéis- sance , et son humeur était en partie calmée.
Lorsque le tems était froid il serrait ses membres contre son corps , perdait sa gaité et son amour du jeu , et dor- mait une partie du jour. Au retour de la chaleur il recou- vrait la vie et recommençait ses gambades et ses sauts or- dinaires. Quoique tous les officiers et l'équipage eussent beaucoup d'amitié pour lui, et lui donnassent souvent des confitures, il ne se laissait prendre dans les bras ou ca- resser familièrement que par trois personnes : le comman- dant, le troisième officier et moi. Il évitait avec un soin tout particulier ceux qui portaient de grosses moustaches. Il était comique de voir les regards dépouvante, et d'en- tendre les cris à moitié étouffés du pauvre animal lors- qu'on voulait approcher son doigt d'une tasse de thé un peu chaud.
La seule dame qui fit quelque attention à lui , était à
356 NOUVELLES DES SCIENCES ,
bord d'un navire que nous rencontrâmes en mer. Cepen- dant il ne montra aucune préférence pour le beau sexe , et ne souffrit pas même qu'elle le caressât. Cette répugnance fut-elle le résultat de la vue du large bonnet que portait la dame et qui excita son indignation ? c'est ce qu'il n'est pas facile d'affirmer. Peut-être la timidité avec laquelle elle s'approcba d'abord de lui donna-t-elle à cet être intelligent une haute opinion de sa propre supériorité.
Le 19 mars 1821 nous avions atteint le ^5° ^i' N. de latitude et 24*^ ^o' O. de longitude. Ungka, quoique vêtu de flanelle, parut souffrir beaucoup du froid, et fut pris d'une dyssenterie. C'est à cette époque que nous eûmes de nouvelles preuves de son attachement : il aimait mieux aller sur le pont, à l'air froid, avec les personnes qu'il aimait , que de rester chaudement dans la cabine avec ceux pour lequels il n'avait pas d'affection. Le 24 il se trouva plus mal , perdit l'appétit. Il buvait quelquefois un peu d'eau ou quelques gouttes de thé j il restait ordinai- rement la tête pendante sur la poitrine , et les membres serrés. Cependant il enflait encore dans le bâillement la poche gutturale comme à l'ordinaire. Il mourut le 21 mars.
A l'examen nécroscopique les organes thoraciques furent trouvés sains. La rate était saine et très-petite , le foie sain et très-gros ; et la différence de grosseur entre ces deux organes était beaucoup plusconsidérablc que chez l'homme. Les intestinsprésenlaient des ulcérations. L'animal avait été châtré , mais le cordon spermatique se terminait à deux petits corps de forme ovale à peine plus gros que des pois. L'épiglotte n'était représentée que par une légère saillie angulaire. Les bords des ventricules du larynx étaient bien marqués et se continuaient en avant , au-dessous de l'os hyoidc, en un sac membraneux qui revêt l'in- térieur de la poche déjà décrite. Cet animal n'a qu'un
DU COMMERCE , DE l'iJNDUSTRIE , ETC. ' Sfj^
seul sac qui osl commun aux deux cotés et diffère en cela de l'orang-oulanj^ , qui en a deux. Les poumons diffèrent aussi de ceux de ce dernier 5 le droit ayant trois lobes et le gauche deux comme chez l'homme. Les extrémités des os étaient cartilagineuses.
Tempête observée sur le fleure des amazones. — Le docteur Martins , botaniste anglais , en poursuivant le cours de ses explorations sur les bords du fleuve des Ama- zones, appelé Ororuca par les naturels du pays, avait observé que toutes les fois que les eaux de ce fleuve étaient un peu agitées, ses guides éprouvaient une frayeur ex- trême. Leur en ayant un jour demandé la cause : « Ah ! M Ton voit bien que vous êtes étranger , et que vous ne )) connaissez pas la méchanceté de Tesprit de V Ororuca , » lui répondirent-ils. M. Martins fit peu de cas de celte ex- plication dictée par Tignorance et la superstition. Il savait que le cours de ce fleuve se trouve quelquefois arrêté par le flux de la mer , et que les plaines qui Tavoisinent sont , dans les saisons pluvieuses, exposées à de fréquentes inon- dations par le débordement des eaux du fleuve ^ aussi ne redoutait-il pas le courroux du génie des eaux. Cependant, quelques jours après cet entretien , il put se convaincre que la frayeur de ces braves gens n'était que trop justifiée par l'épouvantable phénomène dont l' Ororuca devient parfois le théâtre. Yoici la description qu'il en a donnée :
« Il était une heure et demie du matin ; j'étais étendu sur un lit de feuilles sèches , que mes Indiens m'avaient dressé à quelque distance du bord du fleuve, et sur un lieu assez escarpé pour être hors d'atteinte des alligators , lorsqu'un long mugissement, semblable à celui que Ton entend sur la côte quand la mer est houleuse , vint m'ar- racher à mon sommeil. Je me levai : il ré.p:tiait dans l'ai--
358 NOUVELLES DES SCIENCES,
mosphère une chaleur électrique accablante-, les ravons de la lune étaient brillans -, mais par intervalles des vapeurs rougeâtres venaient en ternir Téclat. Ayant cru remarquer que le mugissement que j'entendais suivait le cours du fleuve, je me dirigeai vers ses bords j mais là je n'aperçus rien qui pût m'indiquer la cause de ce surprenant phéno- mène. Je me trouvais à trente-six milles (douze lieues) au- dessus de l'embouchure de l'Amazone , et j'estimai que le bruit que j'entendais était encore à cinq milles au-dessus (une lieue et demie). Seul sur les bords du fleuve , car aux premiers indices de l'ouragan , mes guides , abattus par la crainte , s'étaient prosternés pour se recommander sans doute à leur divinité tutélaire 5 j'étais ravi du spectacle im- posant qui s'offrait alors à mes yeux. Le fleuve roulait à mes pieds ses eaux majestueuses; la végétation grandiose qui croit sur ses rives était mollement agitée par une légère brise du sud-ouest , et les rayons de la lune, en projetant de diverses manières les ombres des rochers et des arbres , donnaient à ce paysage un aspect solennel et paisible qui contrastait avec l'épouvantable fracas que j'entendais au loin. Depuis un quart d'heure j'étais en conlemplation ; les grondemcns redoublaient et semblaient se rapprocher de moi -, mais je ne distinguais encore rien.
» Dans ce moment le flux de la mer ralentissait sensi- blement le cours du fleuve , et j'apercevais à sa surface les alligators et les lamentins qui dévoraient avec avidité les poissons que la trop grande abondance d'eau salée forçait de quitter leurs retraites : ces scènes muettes de carnage m'absorbaient tout entier , lorsqu'un sifflement inouï vint m'arracher à mes méditations. Je me retournai aussitôt , et je vis, à ma grande surprise, une immense lame d'eau qui couvrait toute la largeur du Fleuve , et qui s'élevait à plus de cinquante pieds au-dessus de son niveau : dans sa
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 35^
marche rapide elle entrainait les arbres et les rochers qui se trouvaient sur son passage. Le fracas occasioné par la chute de ces masses , le refoulement de l'air produit par la lame d'eau , et le choc des vagues, m'expliquèrent les longs mugissemens que j'entendais depuis une heure. L'instinct de la conservation me porta à reculer de quelques pas pour ne pas être englouti ; mais cependant je continuai mes ob- servations. Par intervalles la lame d'eau retombait dans le lit du fleuve , mais bientôt elle se relevait avec une nouvelle force, et reprenait son cours : j'estimai, lorsqu'elle passa près du lieu où je me trouvais, qu'elle pouvait avoir soixante pieds de hauteur sur dix d'épaisseur. J'avais cru remarquer aussi qu elle était beaucoup plus impétueuse du côté de la rive gauche , où j'étais , que vers la rive droite. Les jours suivans je pus me convaincre de la jus- tesse de mon observation , que j'avais d'abord attribuée à une illusion d'optique : en effet la rive droite élait presque intacte , tandis que la rive gauche était horriblement ra- vagée.
» Une demi-heure après le passage de la lame , tout était tranquille j mais l'air surchargé de vapeurs épaisses avait perdu de sa transparence 5 les objets ne se dessinaient plus avec la même netteté ; et le disque de la lune ne reflétait plus qu'une lueur blafarde. Je rejoignis alors mon bivouas 5 mes deux Indiens étaient revenus de leur terreur ; mais ils me croyaient enseveli dans les eaux de VOroruca ; aussi lorsqu'ils me revirent, pour me témoigner leur joie, ils embrassaient mes genoux et me comblaient de leurs ca- resses. »
Ce phénomène , qui se produit également près de l'em- bouchure de quelques autres fleuves , avec moins d'éclat et de majesté il est vrai, avait été déjà indiqué, mais il n'avait pas été décrit avec la précision qu'a mise M. Mar-
36o. WOUVELLES DES SCIENCES,
lins dans son récit. La Seine, la Charente, l'Orne, elc. , forment à leurs embouchures une barre d'eau. La Ga- ronne , ne pouvant verser assez rapidement les eaux qu elle accumule dans l'espèce de golfe qu'elle forme entre Bor- deaux et son embouchure , voit son cours suspendu par la marée montante. L'évéque Héber a observé que les eaux du Gange, refoulées par la mer, s'accumulent et forment à certaines époques de l'année, près de l'embouchure de ce fleuve , une espère de montagne aquatique. Mais la barre de l'Amazone , désignée par quelques voyageurs sous le nom de Pororuca, et qui, sous certaines influences, a tous les caractères d'une tempête , offre le plus terrible comme le plus imposant phénomène de ce genre.
Influence des bains de vapeur russes sur la santés — De tous les moyens employés contre le choléra, l'un de ceux dont on doit attendre le plus d'eiFicacité est sans contredit le bain de vapeur ; en effet , dans quelques cas , il a produit des résultats très-avantageux en Russie, où son usage est plus généralement répandu que dans nos climats. Ainsi , dans le rapport de la Commission Médi- cale envoyée à Pétersbourg par le gouvernement anglais , on voit que l'hôpital des marchands de chanvre , qui pos- sède un appareil pour les bains de vapeur , sur quarante malades qui ont été soumis à ce traitement six , seulement sont morts (i). Le docteur Minchowsky, médecin en chef
(ijNoTE DU Tr, — M. F. Didot, à Paris, a obtenu de très-bons ré- sultais, en plaçant les ouvriers, qui dans ses alclicrs se trouvaient at- teints de l'épidémie, dans le local où était sa presse mécanique mue par la vapeur. En ouvrant la soupape de la chaudière, le dégagement
DU COMMERCK, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 36 I
de cet établissement , ayant , sur la demande des docteurs Barry et Russel, fait chauffer et remplir de vapeur la salle des bains, comme si elle eût dû recevoir des cho- lériques, deux garçons d'hôpital y furent envoyés avec un thermomètre, afin de constater le degré delà chaleur. Dans fespace de trois minutes le thermomètre monta , dans l'endroit le plus élevé de la chambre , à 46° Réaumur, et au bout de sept minutes il marquait, près du banc sur lequel on place ordinairement les malades , 38° 1/2. Le docteur Minchowsky , aussitôt quun malade était apporté dans la période du froid, le ftiisait placer dans le bain, étendu sur ce banc -, et , après l'avoir fait frictionner avec diverses substances , le laissait respirer les vapeurs d eau et de vi- naigre jusqu'à ce que la circulation fut rétablie ou que tout espoir de le sauver fût évanoui. Un malade qui était à la dernière extrémité , après être resté trois heures dans ce bain de vapeur , et à cette élévation de température , finit par être ramené à la vie.
. Voici la manière dont lun des médecins déjà cités dé- crit le bain de vapeur russe et les sensations qu il v a éprouvées :
« Après m'étre dépouillé de mes vétemens , je fus con- duit, enveloppé d'une large robe de chambre de flanelle et en pantoufles , dans l antichambre du bain 5 puis , après avoir quitté la flanelle et les pantoufles , j'entrai dans la chambre chaude, où j'éprouvai d'abord la sensation d'une chaleur excessive , mais non désagréable , dans la poitrine. La gène et la sécheresse dun fort rhume que j'avais alors disparurent preque complètement ; ma voix , qui aupara- vant pouvait à peine être entendue , redevint presque na- turelle en moins de cinq minutes.
de la vapeur portait la température de l'appartement à un degré très- élevé , et opérait sur les malades une bienfaisaDte réaction.
36a
NOUVELLES DES SCIENCES,
» Je m'étendis sur le banc le plus bas , élevé de deux pieds au-dessus du sol, après toutefois qu'on l'eût lavé avec un seau d'eau froide. Au bout de cinq minutes je m'assis sur un siège plus bas , tout près , mais à coté du four à vapeur, et j'éprouvai moins de chaleur. Alors un homme robuste ouvrit la porte du four, y lança avec une grande force un plein baquet d'eau froide , et aussitôt une décharge bruyante de vapeur s'élança par cette porte. La chaleur fut considérablement augmentée , et je me replaçai sur le banc inférieur, d'où je montai sur le se- cond banc, ou celui du milieu, alors à 18 pouces au-dessus du premier. On me mena ensuite au milieu de la chambre, où l'on me plaça sous la console du plafond conique -, là je reçus sur la tête un bain par aspersion d'eau à la glace. La sensation fut extraordinaire ; mais elle n'était pas désa- gréable ] elle n'aurait pu être supportée long-tems.
)) Je revins de nouveau sur le second banc : le garçon s'approcha de moi avec un petit paquet de branches vertes de bouleau à la main , dont il se servit comme d'un éven- tail. Cette opération , au lieu de me rafraîchir, augmenta d'une manière extraordinaire , et très-désagréable , la sen- sation de la chaleur. Il se mit ensuite à me frictionner dou- cement , commençant par le col et finissant aux talons. La sensation qui en résultait était fraîche et très-agréable. Il me couvrit de flots de savon liquide sans odeur, et répéta les mêmes opérations sur la partie postérieure du corps. Quelques gouttes de savon me sautèrent sur les yeux , et me causèrent pour un instant beaucoup d'incommodité ; mais comme nous ne parlions pas la même langue, je ne pouvais pas lui faire part de mes souffrances.
)) De là , je fus ramené au bain par aspersion, qui lava à- la-fois et mes yeux et tout mon corps : les sensations que j'éprouvai dans ce moment étaient délicieuses. Placé sur
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. ' 363
le bain supérieur, préparé comme les autres, j'y ressentis une chaleur presque insupportable. Lorsque je tendais la main vers le plafond, il me semblait que je plongeais les doigts dans l'eau bouillante. Toutes les fois que j'appuyais la main sur le mur ou sur tout autre objet, il me semblait que je touchais des briques rouges.
« Je descendis ensuite de banc en banc , ne restant que quelques instans sur chacun , et à la fin on me ramena dans la chambre où je mêlais déshabillé , et où 1 on m'en- veloppa de plusieurs couvertures dans lesquelles je trans- pirai abondamment pendant plus de trente minutes. L'o- pération tout entière avait duré environ cinquante mi- nutes.
» Lorsque j'entrai dans le bain, je n'avais pas lâché d'eau depuis vingt-quatre heures-, je pensais que l abondante transpiration que j'allais éprouver aurait l'effet ordinaire de diminuer la sécrétion des urines. L'eau ruissela con- tinuellement de tout mon corps durant le lems que je fus dans le bain , et une partie au moins devait être de la sueur, cependant le besoin au lieu de diminuer allait toujours en augmentant.
» L'absorption de f eau par les cellules pulmonaires doit avoir été énorme, car après que la transpiration eut cessé, la quantité d'urines fut plus considérable qu'elle ne l'avait été depuis plusieurs mois , et cependant les veines et tous les vaisseaux du corps étaient plus remplis de fluide qu'avant d'entrer dans le bain.
» Le garçon me dit que le thermomètre marquait sur le banc supérieur 45° Réaumur. Il passe chaque jour plu- sieurs heures dans la salle des bains , et cependant jouit d'une parfaite santé. Je n'éprouvai pas de soif tant que je restai dans le bain , et très-peu même après la transpira- tion qui suivit le bain. Après être resté une heure sur un
364 NOUVELLES DES SCIEKCES ,
canapé, je rentrai à l'hôtel , frais , très-confortable et bien soulagé du côté de la poitrine. L'expectoration était abon- dante et facile.
» La salle des bains a environ dix pieds d'élévation au centre, vingt-cinq de largeur, et est garnie en bois de tous côtés. ))
\<i.
Bilan de la langue anglaise. — D'après le relevé qu'a fait le célèbre philologue Johnson de tous les mots qui constituent la langue anglaise , il résulte que celte langue se compose de 15,799 i"ots. D'après cette base, un phi- lologue anglais , non moins érudit que patient , s'est mis à la recherche des racines qui avaient servi à la formation de ces divers mots , travail presque aussi minutieux que celui qui a été entrepris pour calculer et indiquer par des chiffres les différentes combinaisons qu'on pouvait ob- tenir au moyen des vingt-quatre lettres qui composent l'alphabet. Voici quels sont les résultats obtenus par notre philologue; il a reconnu que :
6,732 mots étaient dérivés du latin.
4,812 — |
— |
du français. |
1,665 — |
— |
du saxon. |
1,148 — |
— |
du grec. |
691 — |
— |
du liollandais. |
211 — |
— |
de l'italien. |
106 — |
— |
de l'allemand. |
95- |
— |
du welche. |
75 - |
— |
du danois. |
56 — |
— |
de l'espagnol. |
5o — |
— |
du suédois. |
5o — |
— |
de l'islandais. |
3i — |
— |
du goth. |
DU COMMERCE, |
OR 1. |
INDUSTRIE, ETC. 000 |
16 — |
— |
(le l'hébreu. |
i5 — |
— |
de la langue teulonique. |
i5 — |
— |
de l'arabe. |
6 — |
— |
de l'irlandais. |
4 - |
— |
du flamand. |
4- |
— |
de la langue rhunique. |
4 - |
— |
de la langue gaélique ou erse. |
3 — |
— |
de l'écossais. |
5 — |
— |
du syriaque. |
2 — |
— |
de la langue irlando-gaëlique. |
2 — |
— |
du persan. |
1 — |
— |
du turc. |
1 — |
— |
du portugais. |
1 — |
— |
de la lange irlando-écossaise. |
1 — |
— |
de la langue frisone. |
fia 1 — |
— |
dont l'origine lui est inconnue, |
Total.. 16,799
Que de recherches, que d'études, que de veilles n'a- t-il pas fallu pour parvenir à établir cette longue et mi- nutieuse nomenclature ! mais une telle élucubralion ne surprend pas ceux qui connaissent toute la patience qu'ap- portent dans ce genre de travaux les philologues allemands. Tout le monde connaît le tour de force de Bechstein , à- la-fois philologue et ornithologiste , qui est parvenu à ex- primer assez heureusement, avec les signes usuels de notre langue parlée , toutes les modulations de la voix du rossi- gnol.
W<*é)^i)^^-
Aventures d'un canot. — On s'est livré à des conjec- tures sans nombre , pour établir par quelle voie se sont peuplées ces lies dont est pour ainsi dire émaillé le vaste Océan-Pacifique , éloignées comme elles se trouvent des
^"^ NOUVELLES DES SCIENCES,
grands continens de l'Amérique et de l'Asie. Nous n'avons pas la prétention de résoudre ce problème , mais l'aven- ture intéressante que nous allons extraire du Fojage de Beechej dans la Mer-Pacifique fera concevoir comment il^ peut arriver que la population gagne successivement d'ile en ile. Dans celle de Byam-Martin , située à 600 mil- les d'Olaïti , le capitaine Beechey trouva quarante indi- vidus que les hasards de la mer y avaient jetés , et il em- mena avec lui l'un d'eux, nommé Tuwarri, qui fournit les détails que l'on va lire.
« Tuwarri était né dans une de ces iles basses de co- rail, découvertes par le capitaine Cook dans son premier voyage , et qui reçut de ce navigateur le nom de Chain- Island. Elle est située à l'est et à 3oo milles d'Olaïti dont elle est tributaire. Les malheurs de Tuwarri datent de la mort du vieux Pomarri, roi d'Olaïti, auquel a suc- cédé son fils , encore enfant. A l'avènement de ce jeune prince, plusieurs chefs et citoyens distingués de Chain- Island, entre autres Tuwarri, décidèrent de se rendre à Otaïli, pour faire acte de reconnaissance et de soumission au nouveau souverain. Ils n'avaient à leur disposition , pour les transporter , que quelques canots ; trois du pre- mier rang furent équipés pour cette expédition.
» Nous, qui ne nous aventurons sur la mer que dans des navires d'une forte capacité, munis de tous les instru- mens qui nous permettent de préciser à volonté le point du globe où nous nous trouvons , nous pouvons difficilement concevoir un courage au niveau d'une telle entreprise , chez des hommes qui, non-seulement sont dépourvus de toutes nos ressources contre tant de périls , mais même ne savent que vaguement où peut élre silué le rivage qu'ils cherchent , et n'ont que les étoiles pour les guider. Ils n'ignoraient pas, il est vrai, que le succès avait déjà
DU COMMEUCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 367
couronné de semblables voyages, soit aux îles hautes si- tuées sous le vent , soit même à d'autres iles au vent de la leur , et dominant à peine de six pieds la surface de la mer. Ajoutez à cela qu'aucun pronostic fâcheux ne vint ébranler ces cœurs étrangers à la crainte.
» Enfin , les préparatifs étant faits , et les canots appro- visionnés de tout ce que Ton jugea nécessaire, les mem- bres de l'expédition s'embarquèrent au nombre de cent cinquante personnes. Les détails relatifs à deux des petits bàtimens nous sont inconnus -, mais , à bord de celui monté par Tuwarri , se trouvaient vingt-trois hommes, quinze femmes et dix enfans, des vivres et de l'eau pour trois se- maines. Au jour fixé, tous les habitans de l'ile se portèrent sur le rivage pour saluer le départ de nos aventuriers. Les canots furent exactement placés dans la direction présu- mée, prise sur certaines marques à terre, et s'élancèrent acccompagnés des adieux et des souhaits de la patrie.
M En voyant leurs voiles, enflées par une heureuse brise, effleurer rapidement les flots, combien peu ils soupçon- naient les misères qui ne devaient pas tarder à les assaillir ! D arriva malheureusement que, cette année, la mousson fut plus précoce qu'ils ne s'y attendaient , et souffla avec une grande violence -, néanmoins les deux premiers jours n'eu- rent rien de sinistre, et les navigateurs distinguaient déjà la côte élevée de Maitea, ile située entre Chain-Island et Otaiti, et se repaissaient à l'avance du plaisir attaché au terme d'une heureuse traversée , quand leur course fut ralentie par un calme , précurseur d'un vent debout et fu- rieux qui , éclatant soudain , chassa devant lui et dis- persa les malheureuses embarcations. Ils dérivèrent ainsi pendant plusieurs jours. Au retour du beau tems , réduits à quinze jours de vivres, mais non moins déterminés , ils reprirent hardiment leur direction 5 mais un second coup
368 NOUVELLES DES SCIENCES,
de vent les rejeta encore plus en arrière que le premier , et ne s'apaisa qu'après les avoir réduits à un épuisement complet. Les lames qui couvraient à chaque instant le ca- not étaient surtout funestes aux femmes et aux enfans ^ en- fin, la famine était imminente. Après la tempête vint un long calme , mais aussi avec lui une température sèche et hrûlante qui mit le comble à leurs maux. Qu'on se figure cet esquif, seul, immobile sur l'Océan, son équipage mourant de soif, dévoré par un soleil de la zone lorride , ces bras languissamment suspendus aux pagayes (i); ces enfans, dont le regard déchirant implorait les secours de leurs mères, et ces mères désolées de ne pouvoir les se- courir.
Tous les expédiens imaginables furent essayés pour tromper la soif : les uns buvaient de l'eau de mer 5 d'au- tres s'v baignaient ou en arrosaient leur tète ; mais, sous cette latitude ardente , par quoi suppléer à un peu d'eau potable ? Ils ne se lassaient pas d'invoquer la pro- tection divine -, leurs calebasses , qu'ils élevaient vers le ciel , quand leurs bras en avaient la force , sollicitaient au
moins un peu de rosée; mais en vain Ils ne lisaient
que la continuation de leurs tourmens dans les nuages cotoneux des hautes régions de l'atmosphère : la mort , sous sa forme la plus hideuse , se présentait à eux 5 elle avait déjà enlevé dix-sept victimes, et semblait ne laisser aux survivans que la perspective d'une plus longue agonie. Le ciel, après une trop longue sérénité, prit un aspect qui , dans toute autre circonstance , aurait rempli d'effroi nos voyageurs ; mais , dans celle-ci , leur reconnaissance et leurs bénédictions volaient au-devant d'un ouragan des tropiques, comme au-devant d'un libérateur. Tous ceux
(i) Aviron court dont se servent les sauvages.
DU COMMERCE, DE l'iNDUSXKIE , ETC. , 36c)
qui pouvaient se soutenir montaient sur le pont avec leurs pagnes , leurs calebasses , leurs cocos , les tendant vers la nue épaisse d'eu s échappaient de larges goulles de pluie qui , pour ces infortunés , étaient bien plus précieuses que tous les trésors. Ils en burent à longs traits , re- mercièrent la faveur céleste , et remplirent leurs vases du précieux liquide. L'espoir allait renaître en eux ; mais , en se voyant sans vivres , ils retombèrent dans la plus amère désolation. Qu'on nous épargne de rapporter l'expé- dient horrible auquel ils furent forcés de recourir pour apaiser leur faim, jusqu'à ce qu à la surface de la mer ap- parurent de gros poissons qui les suivaient. Avec un croc , façonné par lui en hameçon, Tuwarri réussit à prendre un de ces monstres marins (c'était un requin), qui remplaça aussitôt le mets révoltant qui avait servi jusque-là à pro- longer leur existence. Ainsi restaurés , leurs pagayes ne restèrent plus oisives, leurs voiles se déployèrent, et bien- tôt , pour prix de leurs persévérans efforts , ils eurent le bonheur d'apercevoir une côte , puis enfin des bouquels de palmiers. A cette vue , redoublant d'ardeur et de vi- tesse, ils ont bientôt atteint cette rive tant désirée, et aussi- tôt la hache a abattu un de ces arbres nourriciers dont la débilité de leurs membres leur evit autrement rendu les fruits inaccessibles.
» En parcourant l'ile où la Providence les avait fait abor- der, ils comprirent, par les sentiers dont les bois étaient entrecoupés, et par plusieurs canots restés dans une baie, qu'ils n'étalent pas les premiers occupans. Comme il était aussi à leur connaissance que la plupart de ces îles basses sont habitées par des cannibales , ils décidèrent de ne rester là que le tems absolument nécessaire pour se réta- blir, imaginant que les insulaires, lorsqu'ils reviendraient, ne se contenteraient pas de les expulser de cet asile. Mais , IX. ?.4
i^^O NOUVELLES DES SCIENCES,
quelle qu'y dût être la durée de leur séjour , songeant à se prémunir contre Tardeur excessive du soleil et à s'ap- provisionner pour la continuation de leur voyage , ils con- struisirent des cabanes, creusèient des puits et ajoutèrent trois canots à ceux qu'ils avaient trouvés. Dès-lors leur situation devint très-confortable ^ et grâce à une pêche tou- jours heureuse , ils purent faire pour l'époque du départ , une ample provision de poisson sec , sans rien refuser à leurs besoins journaliers.
» Un peu rassurés au bout de quelque tems , confians dans les ressources qu'ils s'étaient créées, ils ne se mirent en devoir de quitter l'ile que treize mois après y avoir abordé. Alors , pleins de santé , pourvus de tout ce qui leur était nécessaire , ils tentèrent de nouveau les chances de la mer. Après avoir fait route au nord-ouest pendant deux jours et deux nuits , ils abordèrent à une petite lie inhabitée , y passèrent trois jours , et reprirent leur navigation. Vingt- quatre heures après , ils se trouvèrent en vue d'une autre île inhabitée. L'abord en fut malheureusement fatal à leur canot, qui se défonça ; mais tout le monde fut sauvé. La réparation des avaries que le petit bâtiment avait essuyées demanda quelques semaines. A peine à terre , les voilà établis , installés , livrés à la pêche et au renouvellement de leurs provisions. Huit mois s'étaient pourtant écoulés dans ces occupations , quand nous les surprîmes ainsi campés dans l'île de Byam- Martin, Leur canot était ré- paré, approvisionné et prêt à reprendre la mer, mais ja- mais on n entendit parler des deux autres. »
(^g)<rttts(t(|tte.
De l'impôt en Angleterre et de ses effets. — Vantez nuire liberté, peuples du Continent ! Extasiez-vous sur nos
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 3^1
institutions , sur les progrès toujours croissans de notre in- dustrie, de notre commerce, mais cessez de contempler d'un œil d'envie toutes ces prétendues richesses qui, selon vous, semblent être 1 apanage nécessaire de chaque habitant de la Grande-Bretagne! Tous ces lords, dont on exagère tou- jours la fortune , ont-ils compté avec vous ? Vous ont-ils dit au juste ce qu il leur revenait de net ? Vous ont-ils montré le bill de leurs contributions ? Vous ont-ils énu- méré les dons auxquels une nécessité impérieuse , et non pas un sentiment de pure générosité , les assujétissait ? Non, j'en suis sûr, ils n ont pas compté avec vous! Pen- dant la guerre continentale, l'impôt enlevait 75 p. y,, sur le revenu de la propriété foncière ; supposez que depuis nos quinze années de paix, de bonheur et de prospérité , il ne prélève que 60 p. "/^ , toujours est-il que ces brillantes fortunes, que 1 on signale et que l'on exagère , sont encore bien réduites après que le fisc a prélevé ses droits. Je ne veux pas ici rechercher, avec Smith et Ricardo , si l'impôt retombe en définitive sur le consommateur ou sur celui qui le paie directement \ mes prétentions ne vont pas si loin : je veux seulement prouver que ces brillantes fortunes , la plupart alimentées par le revenu foncier, doivent être di- minuées de moitié pour être réduites à leur juste valeur. Il faut en convenir , la statistique aA ec son étrange ma- nière de diviser le montant de l'impôt, par le nombre d'ha- bitans, n'a pas peu contribué à entretenir l'ignorance du public sur cette importante matière -, c'est ainsi du moins qu'opère le docteur Marshall , dans la nouvelle édition qu'il vient de donner de ses Slatisfùal Illustrations. Après avoir présenté le tableau de l'accroissement progressif du revenu de lAngleterre , tableau que je crois devoir repro- duire ici. parce qu'il m'a paru curieux, et parce qu'en outre il me servira à établir mes preuves, il divise, comme
3^2 NOUVELLES DES SCIENCES.
je viens de le dire , le chiffre de l'impôt par celui de la population ; en sorte qu'en i83o, l'heureux habitant de la Grande-Bretagne ne paie , terme moyen , que 2 liv. st. de taxes par tète environ ! Voici ce document.
ACCROISSEMBiVT PROGRESSIF DU REVENU DE LA GRANDE-BRETAGNE DEPUIS
i6o3 jusqu'en i83o.
MONTANT DU REVENU
ÉPOQUES. RÈGNES. en liv. St. en francs.
i6o5. Jacques I" 600,000 i5, 000, 000
1625. Charles I«' 896,819 22,420,475
1648. La République i,5i5,247 35, 431,175
1660. Chartes II 1,800,000 45>ooo,ooo
i685, Jacques II 2,200,000 55, 000, 000
1688. Guillaume III 2, 001, 855 5o, 046, 575
1701. Anne 3,895,905 97,397,625
1714. Georges I" 5,691,805 142,295,750
1727. Georges II 6,762,643 169,066,750
1760. Georges III 8,523,54o 2i3,o88,5oo
1820. Georges IV 46,i32,634 i,i28,i58,5oo
i83o. Guillaume IV 47»»39»873 1,178,496,825
Admettons d'abord que ce document soit d'une exac- titude rigoureuse 5 ce qui est douteux. Mon intention cependant n'est pas d'en contester la justesse ^ M. Mar- shall a la réputation de travailler consciencieusement , et ie ne suis pas de force à engager une discussion de chiffre avec un tel champion. On voit au premier coup- d'œil que nos charges tendent sans cesse à s'accroître : et je doute fort que ce soit en raison directe de l'accroisse- ment de la population et de la richesse nationale. D'ailleurs ces groupes de chiffres représentent -ils les mille et une contributions prélevées à divers titres sur la propriété ? La taxe des pauvres, qui en i83o s'est élevée à 8,161,280 1. st.
DU COMMEKCE, DE l'iKDLSTRIE, ETC. 3^3
(204,032,000 f.), la (lime payée au clergé, qui ne peut être évaluée à moins de 9.000,000 st. (225,000,000 fr.), les taxes de comté , de ville , de paroisse , dont personne ne connaît la somme, figurent-elles dans ce tableau? Non; M. Marshall prend la peine de nous le dire dans sa colonne d'observation. Mais ce n'est pas tout : ces dix à douze mil- lions de prolétaires vivant au jour le jour, alimentés en par- tie par un travail insuffisant , et en partie par l'aumône , ne doivent pas non plus être compris dans la nomenclature des personnes payant directement l'impôt. Il faudrait encore en distraire les petits propriétaires , dont le revenu suffit à peine pour payer les frais de culture , les utilités du capital engagé , et pour donner à leur famille des moyens d'exis- tence précaire. Que vous restera-t-il alors? 3 ou 40O5OOO riches propriétaires tout au plus qui paient à eux seuls les trois quarts des contributions imposées sur la propriété foncière.
Faites ce calcul , honnêtes marchands de la cité , cu- pides spéculateurs de Threadneedle , vous connaîtrez la juste valeur de leur richesse, et vous verrez à quels dangers vous vous exposez lorsque vous livrez vos mar- chandises ou vos écus à ces jeunes gens de famille, dont la fortune n'est, pour ainsi dire, que nominale, et dont la prodigalité précoce a bientôt dévoré la part qui leur reste. Sachez donc que s'il vous arrive quelquefois de ren- trer dans vos avances, vous ne le devez la plupart du tems qu à un honteux compromis qui fait participer vos débiteurs aux faveurs ministérielles : alors , une sinécure , un mariage de raison ou un gouvernement dans l'Inde , viennent réparer à propos le désordre de leurs affaires ; alors seulement vous voyez rentrer dans vos caisses les sommes que vous aviez si imprudemment hasardées.
3^4 NOUVELLES DES SCIENCES,
Nous allons présenter ici , comme corollaire de ce rai- sonnement , le montant de quelques-unes des principales branches de l'impôt somptuaire , d'après le relevé consigné dans VAnnual Register de i83o.
NATUllE DES IMPOTS. MONTANT DE l'iMPÔT EN
Liv. st. Francs.
1° l^oi'tes et fenêtres 1,185,478 29,606,950
2" Maisons haliitées 1,365,825 34,o45,625
3° Domestiques 295,122 7,375,o5o
4° Toitures 397,634 g,g4o,85o
5° Chevaux de luxe 424»6o6 10,016, i5o
6° Chiens 186,124 4»666,3io
7° Poudre à friser 15,947 398,675
8" Port d'armoiries 54,745 1 ,568,625
9° Droit sur les combats d'animaux. 142, i58 3,553,95a
10° Composition duty 28,093 702,025
Il ne sera peut-être pas sans intérêt d'indiquer ici sur quelles bases sont établies, à Londres, quelques-unes de ces taxes les plus importantes.
1" et 2°. Chaque maison ayant huit croisées est imposée à 16 schelings 6 deniers (20 fr. 65 c.) ; mais ce droit aug^ mente suivant le nombre de croisées. Ainsi une maison qui a seize croisées paie 3 liv. sterl. 18 schelings 6 de- niers (98 fr. i5 c. )', et celle qui en a trente -deux paie 10 liv. sterl. i3 schelings 3 deniers (266 fr. 60 c. ). Les maisons supportent en outre un droit sur leur valeur loca- tive, qui varie do i scheling 6 deniers (i fr. 90 c.) par livre sterling (26 fr.) , à 2 schelings 10 deniers (3 fr. 60 c.) suivant l'importance du loyer-, c'est-à-dire de 7 1/2 p. °/o dans le premier cas , et de 1 4 dans le second 5
3° Cette taxe n'est établie que sur les domestiques mâles ; voici dans quelle proportion elle est perçue :
Liv. st. |
schel. |
I"r. |
1 |
4 |
3o |
3 |
2 |
77 |
5 |
2 |
l4'-! |
8 |
i4 |
217 |
12 |
5 |
3oG |
33 |
5 |
83 1 |
(•</. |
id. |
kl. |
id. |
Id. |
id. |
i<l. |
id. |
DU COMMEUCE , DE l'iNOUSTRIE, ETC. , li^ S
» potir un (Jonn'sliquo el par an.
50 pour deux. id. id.
75 pour trois.
75 pour quatre.
•iy) pour cinq.
25 pour dix.
4° La laxe sar les voilures est fixée de la manière sui- vante : 6 liv. sterl. (i5o fr.) pour une voiture à quatre roues, et 3 liv. 5 schelings (81 fr. ^5 c. ) pour un cabrio- let.^ ou pour toute voiture à deux roues-,
5° Le propriétaire d'un cheval de luxe paie i liv. sterl. 8 schelings c) deniers ( 36 fr. ) par année -, s'il en a dix : 3i liv. sterl. i5 schelings (493 fr. 75 c. )^ et s'il en a vingt : 6Q liv. sterl. (i,65o fr. par an).
6" La taxe sur les chiens est de : 1 livre sterl. (^5 fr.) par an pour un lévrier, et de i4 schelings (17 fr. 76 c.) pour toute autre espèce. Quant aux riches particuliers qui possèdent une meute, ils sont soumis à une taxe annuelle de 36 liv. st. (900 fr.) , quel que soit le nombre de chiens (jui la composent.
7" Tout individu portant perruque poudrée, ou faisant usage de poudre à friser , est soumis à une taxe de : i liv. sterl. 3 schelings 6 deniers (29 fr. l\o c.) par an. Mais par suite des nouvelles habitudes , les produits de cette taxe deviennent tous les ans moins considérables. Il est même probable que dans quelques années il n'y aura que les avocats qui y seront soumis ; à moins qu'il ne s'introduise une nouvelle réforme dans leur costume , car jusqu'à pré- sent ils ne peuvent plaider ni se présenter à la barre sans être porteurs d'une énorme perruque poudrée.
8° Les droits sur les armoiries varient suivant la position sociale de chaque individu. Le maximum est de : 2 liv.
S^t) JNOUVEJLLES DES SCIENCES,
sler. 8 schelings (60 Ir. ) par an; et le minimum de : 12 schelings (i5 fr.). La taxe sur les combats d'animaux se trouve répartie entre les différentes classes de la société.
Nouveau perfectionnement apporté dans l'impression typographique. — Les Belges, non contens de réimprimer par les procédés ordinaires les livres et les recueils pro- duits à grands frais en France pour les vendre ensuite à bas prix en Allemagne , en Suisse , et dans tout le nord de l'Europe, viennent encore d'inventer un procédé plus expéditif et moins coûteux , pour faire des Jac simile de livres et de journaux français (i). D'après le London Literarj Gazette, ce procédé, qui a été mis en pra- tique depuis peu de tems à Bruxelles , consiste à en- lever au moyen d'agens chimiques , les caractères qui se trouvent sur la feuille imprimée , et à les transporter ensuite sur une pierre à lithographier. Cette opération se fait avec la plus grande netteté , en sorte que lorsque les caractères ont été transportés du papier sur la pierre , la feuille imprimée reste entièrement blanche. Ensuite, à l'aide d'une composition chimique, analogue sans doute à celle qu'emploient les lithographes, ces caractères sont fixés sur la pierre et remplacent en tous points les types métalliques. La pierre ainsi préparée peut fournir un ti- rage de i,5oo à 2,000 exemplaires, qui sont, au dire de témoins dignes de foi, aussi parfaits que l'édition origi- nale. Il ne faut qu'une heure environ pour transporter et
(i) Voyez dans le 5* iVuméro de la Hevue Britanmque (nouvelle série), pa;^. 170, lévaluation du préjudice que eauscul à la presse fsançaise le» réimpressions faites en Belgique.
DU cOiMMERCE , uE l'ijndustrie , ETC. 'inn
fixer sur la pierre les caractères qui se trouvent sur la feuille imprimée. Cette opération, comme on voit, a le double avantage de reproduire l'original dans toute sa pureté, et de remplacer, presque sans dépense, la compo- sition, qui entre toujours pour plus de moitié dans les frais d'impression d'un ouvrage ordinaire. Ainsi, grâce à ce nouvel expédient, la défaveur qui pesait sur les contre- façons belges à cause de leur incorrection cessera d'exister. Si les épreuves que donne ce tirage sont aussi belles que l'assure la Gazette , ce procédé pourrait être avan- tageusement appliqué en France , non-seulement à la réimpression des ouvrages modernes , mais encore à celle de livres rares et précieux, tels que les Elzévirs, et en général de tous ceux dont l'exécution est difficile ou irréprochable. Il remplacerait aussi avec beaucoup de su- périorité les planches stéréotypées ou clychées, qui en outre d'un travail très-long et très-coûteux exigent une mise dehors de capitaux considérables pour le métal conservé. Grâces à ce nouveau procédé , le prix de fabrication des livres qui, en France, semblait avoir atteint le taux le plus bas , diminuerait encore , et le public pourrait se pro- curer des réimpressions à des prix plus modérés (i). Aussi
(i) Note du Tn. Le New Montlhy Magazine , d.ins son dernier nu- méro , annonce que c'est M. Mecus Vandermaclen qui est auteur de celle découverte : il ajoute que l'essai en a été fait sur la Gazette des Tribunaux , publiée à Paris, et qui est reproduite à Bruxelles avec une légère modiCcalion dans le litre. Si ce procédé est peu coûleux, et si le papier n'est pas corrodé par les acides , on pourrait l'employer pour blanchir les papiers déjà imprimés et les faire servir de nou- veau à l'impression. Ce serait là un grand avantage pour les édi- teurs ; car nous avons vu dans noire avant dernier numéro que seu- lement un ouvrage sur dix réussissait; et que les autres neuf étaient vendus à l'épicier ou mis au pilou.
3^8 NOUVELLES DES SCIENCES,
lorsqu on compare le prix actuel des livres avec ce qu ils coulaient avant l'invention de l'imprimerie , on se rend faci- lement compte de cette instruction généralement répandue, que les progrès des arts tendent tous les jours à propa- ger , et qui, dans les tems anciens , n'élail l'apanage que d'un très-petit nombre de privilégiés.
Au moyen-âge les livres manuscrits étaient si rares et si précieux que les donations de livres faites par les papes ou les évèques étaient considérées comme des actes d'une grande générosité. En 690, le roi de Northumberland donna huit cents acres de terre pour un livre qui renfer- mait l'histoire du monde. La comtesse d'Anjou , à la même époque , donna deux cents moutons et de riches four- rures pour un volume d'homélies. En Hongrie, au com- mencement du treizième siècle , un moine de l'abbaye de Pechvarad, acheta une Bible à un juif soixante-dix marcs d'argent , somme prodigieuse pour l'époque ^ car avec huit marcs du même métal on pouvait se procurer un esclave et son fils , un cheval et tous les ustensiles né- cessaires aune ferme. En 1270, une Bible latine fut payée à Londres 3o liv. -, et cependant la construction des deux arches du pont de Londres ne coûta pas à cette même époque les deux tiers de cette somme. Aujourd'hui il en coûterait à peine 3 ou 4 fr. pour se procurer tous ces ouvrages.
(^^cottomtc ^^ome$ft(|it^.
De la construction des lieux d'aisance à Londres et à Paris (1). — La plupart des fosses d'aisance sont surtout
(1) Communiqué par M. Gau , architecte.
DU COMMERCE, DE l'ijMDUSTRIE , ETC. è'JÇ)
à Paris des causes très-graves d'insalubrité. Dans ces der- niers tenis , on a cru atténuer le mal en adaptant des ré- servoirs d'eau au-dessus du siège. Ce système, emprunté à nos voisins d'outre-mer, quoique bon en lui-même, n'a fait qu'aggraver le mal : l'eau qui est tombée en abondance dans la fosse , s'est bientôt infiltrée à travers les parois de la maçonnerie , entraînant avec elle des molécules pu- trides ; le sol des caves et des cours en a été imprégné, et la chaleur a ensuite déterminé des exhalaisons méphytiques très-malsaines. L'eau des puits a en outre été infectée , et l'on peut dire aujourd hui avec quelque raison qu'il n'y a que les puits qui s'alimentent de la seconde nappe d'eau qui fournissent une eau claire et dégagée de toutes filtra- tions impures.
Il est vrai quà Londres les lieux d'aisance reçoivent une grande quantité d'eau 5 mais ce qu'il importait de sa- voir avant d'introduire ce système à Paris : c'est que les tuvaux de conduite n'aboutissent jamais à une fosse ; ils vont se dégorger dans l'égoût qui se trouve sous la chaus- sée de chaque rue. En sorte qu'en introduisant dans le siège , une certaine quantité d'eau deux ou trois fois la semaine, les habitations se trouvent exemptes de toute odeur méphytique. Les immenses avantages que présente ce système nous font vivement regretter que dans un mo- ment où l'on a reconnu combien il était important de main- tenir dans Paris un état de salubrité parfait, et où les tra- vaux d'égout sont entrepris sur une grande échelle, l'autorité municipale n'ait pas songé à obliger chaque pro- priétaire à construire , lorsqu'un égout passe dans la rue où est située sa maison , un tuyau de conduite qui desser- virait tous les cabinets d'aisance de la maison , qui rece- vrait aussi les eaux ménagères, et qui viendrait ensuite se
38o NOUVELLES DES SCIENCES,
dégorger dans Tégout. Par ce moyen les habitations seraient affranchies de miasmes désagréables et malsains , et la voie publique se trouverait dégagée des eaux ménagères qui contribuent à augmenter et à entretenir la malpropreté des rues. Voici quelles sont les dispositions prises à Londres et dans la plupart des grandes villes du Royaume-Uni :
Dans ce pays, une loi oblige tout propriétaire qui bâtit une maison , de construire en même tems la partie de l'é- gout principal qui correspond à la longueur de la façade de sa maison , et le petit égout latéral qui y décharge les eaux pluviales et ménagères, et toutes celles qui servent à la propreté de son habitation. Les frais de fégout principal sont supportés par moitié entre les deux propriétaires ri- verains. La dépense , ainsi divisée , n'est donc pas une charge bien grande. Si ce système étaii adopté à Paris, on peut estimer que la dépense qu'auraient à supporter les propriétaires , ne serait pas de mille écus pour une maison dont la construction coûterait environ deux cent mille francs. Mais il faudrait déduire de cette somme : i° pour les maisons non bâties les frais de construction de la fosse qui devient par-là inutile , et qu'on peut estimer à mille et douze cents francs ; 2° les frais d'entretien et de vidange qui sont très-considérables, depuis surtout qu'on a adopté les sièges à l'anglaise.
On peut donc avancer, si ce système venait à être géné- ralisé, que , d'un côté , la dépense du propriétaire serait à- peu-près balancée par les économies qu'il ferait soit sur la construction , soit sur les frais d'entretien , et que de l'autre la salubrité publique y gagnerait infiniment : plus de vi- danges qui occasionent tant d'incommodités aux locataires et aux voisins ; plus de réparations et d'entretien de fosses 5 plus de CCS dépôts dégoûtants où se déchargent les ma-
DU COMMERCE, DE l'iNDLSTRIE, ETC. 38 1
tières dont on préparc la poudrelte , et qui infectent les quartiers environnans.
On objectera peut-être que ce nouveau procédé infec- terait alors la rivière dans laquelle se déchargeraient les égouls.
Cette objection n'est pas fondée : d'après une analyse comparative faite par MM. Thénard et Stalle , les eaux de la Seine puisées au-dessus, et celles puisées au-dessous de Paris , ne diffèrent entre elles que de rs^o^^ du vo- lume pris pour unité , c'est-à-dire que la différence est tout-à-fait insensible. L'opinion que les eaux de la Seine sont altérées par les égouts , dans la traversée de Paris , est donc erronée , et on ne sera point étonné du résultat de cette analyse si Ton considère :
Que les eaux sortant des égouts sont forcées , par le courant de la rivière , de couler le long de ses bords en présentant d'abord un filet très-étroit qui se purifie à me- sure qu'il s'élargit jusqu'à ce qu'il se perde dans la masse entière du fleuve. L'auteur de cet article a examiné avec une attention scrupuleuse , et dans tous les détails , les égouts de Londres 5 il s'est convaincu que les matières fé- cales y sont entièrement dissoutes par l'abondance des eaux de lavage , et que celles-ci , en se précipitant dans la ri- vière, n'en conservent ni la trace ni même l'odeur. On dira peut-être que la masse d'eau de la Tamise est infini- ment plus grande que celle de la Seine ; mais il est juste de remarquer aussi que les immondices que les égouts y con- duisent sont en proportion. Ces craintes d'ailleurs cesse- raient d'exister par la mise à exécution du projet de dis- tribution à domicile des eaux de la Seine , qui, ajourné depuis si long-tems , ne doit pas tarder à être réalisé. Tous les ingénieurs sont d'accord d'établir les prises d'eau au-
382 NOUVELLES DES SCIENCES, ETC.
dessus de Paris , et en amont de l'embouchure de la Marne. Mais alors même que ce projet ne se réalisât pas prochai- nement , il suffirait , pour donner aux habitans toute espèce de sécurité , de porter un peu plus en avant vers le milieu de la Seine les prises d'eau actuellement existantes.
FIN DU NEUVIEME VOLUME.
TABLE
DES MATIERES DU NEUVIEME VOLUME.
Pag. Philosophie. — i . Des Époques de critique et des Epo- ques de création {^Edinburgh Review) 5
2. De la Popularité chez les anciens et les modernes
(Godcpin's Essays) 190
Littérature — De la poésie hindoustanique et samskrite
( Quarterly Reoiecv ) 209
Philologie. — De l'État actuel des connaissances hiéro- glyphiques ( Asiatic Journal ) 44
Puissances intellectuelles de notre âge. — N° XI. Mis-
triss Norton ( Edinburgh Reoiew ) 34
Artistes célèbres de notre âge. — N" I. Thomas Lawrence
(^Edinburgh Reoiecv) 269
Anthropologie. — Civilisation primitive et civilisation
actuelle du Nouveau-Monde 249
Voyages. — i. Les Nouvelles-Hébrides eu i83o (^Asiatic
Journal ) 72
2. Vie privée des Musulmans de l'Inde {^Monthly Re—
Qiecp ) 285
Statistique. — Population actuelle de la Grande-Bretagne. 3 1 3 Le Prisonnier du capitaine Rock. — Scènes de la guerre
civile en Irlande {]\/letropolitan) 9^-
Tableau de moeurs. — L'Érudit au bal (^Landor's Con~
cersattons ) 324-
384 TA.BLE DES MATIERES.
Pag.
MiscELLANÉES. — I . Le Peintre, anecdote napolitaine
( Literary Journal ) . . 1 2^
2. Le Bru tus Irlandais {Polar Star) 3
Correspondance. — Observations de M. Harkis , citoyen de la Pennsylvanie , ancien envoyé des États-Unis à Saint-Pétersbourg, sur les Finances des États-Unis, à l'occasion du débat de MM. de Lafayette , Bernard et Cooper, et de M. Saulnier i64
Nouvelles des Sciences , de la Littérature , des Beaux- Arts , du Commerce , de l'Industrie , etc i34 et 349
Etudes gcognostiques des montagnes de la Crime'e. — Proprie'te's hygiéni- ques de la soie. — Forêt fossile découverte aux environs de Rome. ■ — • Extrême te'nuité des fils de la toile d'araigne'e. — Analyse du sang des individus affectés du choléra. — Excursion sur le lac Michigan. — Po- pulation des états du pape. — Détresse du commerce à Londres. — Ma- nière de cultiver l'arracacha. — Notice sur le simia syndactyta, ou ungka de Sumatra. — Tempête observée sur le fleuve des Axnazones. — Influence des bains de vapeur russes sur la santé. — Bilan de la langue anglaise. — Aventures d'un canot. — De Timpôt en Angleterre, et de ses effets. — Nouveau perfectionnement apporté dans l'impression typogra- phique. — De la construction des lieux d'aisance h Londres et à Paris.
FIN DE LA TABLE.
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