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REVUE
BRITANNIQUE.
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CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQLES
SUR LA LITTERATURE, LES BEAUX-ARTS, LES ARTS INDUSTRIELS, l'agriculture , LA GEOGRAPHIE , LE COMMERCE , l'ÉCONOMIE POLITIQUE, LES FI>'A>"CES , LA LÉGISLATION, ETC., ETC.
Par 5DI. Sallmer, Directeur de la Revue Britannique; Dosdet-Dlpré fils, de la Société Asiatique ; Ph. Chasles; L. Galibert ; Lesourd ; Asi. SÉ- dillot; Gesest; West, Docteur en Médecine (pour les articles relatifs aux sciences médicales) , etc.
TROISIÈME SÉRIE.
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AU BUREAU DU JOURNAL,. Rck des Bohs-E.vfa:> s , N'^ 21;
ET CHEZ DO>"DEY-DDPRÉ, IMP.-LIB., Rue Ricbelieu , K" 4? bis , ou rue Saint-Louis , K» l^6 , au Marais.
IMPBIMERIE DE PKOSPER DONDEÏ-BITEÊ.
SEPTEMBRE 1S54.
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REVUE
HISTOIRE
f TATS-UNIS DE L'AMÉRIQUE SEPTEUîTRIONALE.
PREMIÈRE EPOQUE.
UKCOtJVERTE î)ï L'AMÉniQlE. — TES CABOT. VERAZZASI. — CARTIER.—
ROBERYAL. CHAMPLAIS. PREMIER ETABLISSEMENT DES FRANÇAIS EN
ACADIE. VOYAGES DES ESPAGNOLS. PONCE DE LEON, MIRfELO, FER-
NANDEZ , DE AYLI.ON, NARVAEZ. VOYAGE DE FERNAND DE SOTO. DECOU- VERTE DU MississiPi. — Établissement protestant de coligny. — SECOND Établissement des huguenots dans la Caroline du sud. —
fondation de SAINT-AUGUSTIN. — MASSACRE DES PROTESTANS. VEN- GEANCE DE GOURGUES. VOYAGEURS ANGLAIS: FROBISHER , GILBERT,
WALTER RALEIGII, AMIDAS ET BARLOW. COLONIE DE RALEIGH. ELLE
EST DÉTRUITE. COLONIE DE ROANOKE. — PREMIÈRE CHARTE DE LA
VIRGINIE. FONDATION DE JAMESTOWN. SMITH ET LA JEUKE INDIENNE.
— DELAWARE. LA COLONIE SOUMISE A LA LOI MARTIALE. — PROGRES
DE LA COLONIE. MARIAGE DE POCAHOBTAS. — - PARTAGE DES TERRES.—
FONDATION DE LA LIBERTE EN AMERIQUE.
Qui (le nous , en lisant riiistoil-é , n'a désiré asslstei' aux premiers jours d'un empire ? Qui ne s'est dit : la plus merveilleuse de toutes les curiosités historiques , le prô-*
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blême que nul philosophe ne peut deviner , que nul ro- mancier ne peut résoudre par la seule imagination , c'esf le premier groupe qui fonde une société , le noyau pri- milif de Rome conquérante ou de la Grèce héroïque? Quel homme doué d'un esprit investigateur ne s'est dit : je voudrais vivre par la pensée au milieu des aulocthones d'Italie , dans les montagnes sauvages de l'Arcadie primi- tive; voir et admirer la lutte de l'homme contre la nature 5 observer le progrès des idées sociales, la naissance des in- dustries et des arts-, l'agrégation des familles se réunissant en tribus , puis en peuples, puis en confédérations? Qu'il serait beau d'être spectateur de ce développement !
Eh bien! ce grand phénomène, l'Europe moderne a pu l'observer. Depuis que l'imprimerie , jetant sa lumière sur toutes les sciences, n'a permis à aucun fait de s'anéantir, à aucun document de disparaître ; depuis que l'Europç moderne, armée de la presse , de la boussole et de l'électri- cité , a vu ses moyens de connaître et de comprendre se multiplier à l'infini, un monde nouveau, l'Amérique, s'est formé sous ses yeux. De gigantesques institutions sont écloses; une industrie immense s'est développée; le plus périlleux essai de gouvernement qui ait été jamais tenté a eu lieu. Tout cela est d'hier; la démocratie américaine qui , pour certains publicistes , n'est qu'un berceau et un présage , menace de dépasser en richesse et en puissance les vieux pays civilisés. Dans l'histoire de ce pays, point de traditions obscures et vagues, point de héros mvlhologi- ques , point de demi-dieux cachés dans les nuages. Cha([ue fait se trouve attesté par des témoins qui font jaillir la vé- rité de leurs disputes, alors même qu'ils se contredisent. Es- sayons de jeter un rapide coup-d'œil sur les destinées de ce grand continent, sur ce qu'il a déjà su accomplir; sur ce drame intéressant, dont pas une scène ne se dérobe à notre
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observation. Les remarques du philosophe, à propos de ces faits incontestables , sont souvent pénibles. Son cœur se serre et son œil se voile de larmes , quand il reconnaît que les premiers pas de la société humaine sont toujours tachés de sanj^;. Pour arriver à défriclier quelques toises d'un sol fécond et nouveau , que de dangers courus , que d'injustices commises, que d'atrocités perdues!
Les anciens avaient un pressentiment vague du grand continent américain : et Séuèque le tragique l'indique assez clairement dans un de ses drames : « Il viendra un tems, dit-il, oii Thétis livrant passage à de nombreux navigateurs nous révélera de nouveaux mondes. » Les chroniques islandaises prétendent que quelques-uns de leurs premiers navigateurs, après avoir touché les côtes du Groenland , furent rejelés par les vents contraires sur celles du Labrador ; que , de retour dans leur pays , ils enseignèrent à leurs compatriotes cette route mari- lime, et que leurs colonies défrichèrent quelques parages de Terre-Neuve. Quoi qu'il en soit d'un fait que les Sagas ex- priment avec leur exagération et leur incertitude ordinaire, la gloire d'avoir découvert le Nouveau-Monde appartient assurément àColomb. Nous nerépéterons pas l'histoire épi- que de ce grand homme, si désintéressé , si courageux, si mal récompensé , qui joignait à un enthousiasme si pro- fond une inflexibilité si héroïque. En 1497, la décou- verte de Colomb agitait tous les esprits, lorsque Jean Cabot, marchand vénitien , qui résidait à Bristol , s'embarqua avec son fils, Sébastien Cabot, et suivant le sillon triom- phateur du vaisseau qui avait porté Colomb , toucha le continent américain , vers le 56'' degré de latitude nord 5 là, ils ne trouvèrent que les roches aiguës et glacées du La- brador , quelques ours polaires , et quelques hommes aussi sauvages qu'eux. Les navigateurs se hâtèrent de venir an-
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iioncer leur succès. Colomb , qui n'avait pas encore fait son troisième voyage, n'avait pas complètement achevé sa découverte : c'était deux années avant qu'Améric Yes- puce , cet escamoteur de la plus belle gloire que la for- tune pût réserver à un homme , imposât son nom à la dé- couverte de Christophe Colomb. La cupidité de Henri VII était éveillée , il favorisa les entreprises des Cabot , mais en se réservant une part plus large encore dans les profits qui pourraient en résulter. Sébastien, au mois de mai 1498 , s'embarqua avec trois cents hommes , fit voile vers l'Islande , toucha les côtes du Labrador , au 58^ degré de latitude, longea la côte jusqu'à la limite du Maryland , et manquant de provisions revint en Angle- terre. On a conservé peu de détails sur les voyages de ce hardi navigateur, qui pendant soixante ans, avec un cou- rage et une sérénité constante, parcourut un Océan in- connu, entra dans la baie d'Hadson, où personne n'avait encore pénétré , et mourut sans avoir tiré aucun fruit de ses longues fatigues , si ce n'est une gloire que la destinée supérieure de Colomb a obscurcie de sa splendeur. Ce fut lui qui rédigea les instructions nécessaires à l'expédition qui découvrit le passage d'Archangel. On sait peu de chose sur sa vie et sur sa mort. Il donna au continent aperçu par lui le nom de Nouvelle -Angleterre : nul ne sait où est son tombeau.
Sur ses traces et sur celles de Colomb s'élancèrent bientôt une foule d'aventuriers hardis. Gaspard Cortereal, de Taveu du roi de Portugal, partit en 1500 , toucha les côtes de l'Amérique du Nord , s'avança jusqu'au 50" degré de latitude, admira la brillante végétation des rives envi- ronnantes, s'empara de cinquante Indiens qu'il ramena en Europe et qu'il vendit comme esclaves , et renouve- lant son expédition, tomba sans doute victime de la juste
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vengeance des aborigènos : on n'entendit plus parler de lui. Tel est le premier acte politique des Européens dans l'Amérique du Nord.
Les Français suivirent de près les Portugais et les Es- pagnols. A peine sept ans s'étaient écoulés depuis la dé- couverte du continent, que déjà les robustes Bretons et les Normands , habitués à la mer , avaient fondé leurs pê- cheries de Terre-Neuve , donné au cap Breton ce nom qui rappelait les souvenirs de la patrie, tracé la carte du golfe Saint-Laurent, et amené en France quelques in- digènes de l'Amérique. Le seizième siècle commençait; François I" régnait; un Florentin , Jean Verazzani , pro- posa au monarque d'aller explorer plus curieusement ces terres nouvelles , qui peut-être un jour formeraient des royaumes. Il partit avec un seul vaisseau , le Dau- phin, et après une tempête horrible, il toucha enfin la côte de Wilmington , que nul Européen n'avait en- core aperçue. Ne trouvant pas d'ancrage, il retourna vers le nord et jeta l'ancre dans les sables fins de ces grèves brillantes et planes qui bordent la Caroline septen- trionale. Là vivait un peuple paisible, au teint olivâtre, vêtu de peaux de bêtes, orné de guirlandes, hospitalier, affable , et qui trouvant un jeune matelot florentin à demi asphvxié sur la plage, le releva , le secourut et lui rendit la vie. Pour récompenser cette tribu bienfaisante, l'équi- page de Verazzani s'empara d'un jeune sauvage qu'il ar- racha des bras de sa mère et qu'il porta à bord du vais- seau (1)!
(1) Dans le 6^ XuniLTo de cette série (juin 1833), nous avons consacré un article spécial à l'histoire des tribus indiennes qui , après avoir accordé l'hospitalité aux premiers colons européens , ne reçurent en rctoiu- de leuis procédés généreux qu'outrages et vexations.
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Après avoir admiré le beau havre de New-York et être resté dix-sept jours dans celui de Newport, Yerazzani longea toute la cote de la Nouvelle-Angleterre jusquà la Nouvelle-Ecosse. Là , il trouva des sauvages que le con- tact des Européens avait commencé à instruire; qui avaient vu les Porlugaîs et les Espagnols venir leur enle- ver leurs femmes et leur filles. Ils connaissaient l'usage du fer et de l'acier; ils étaient déjà, comme les hommes d'Europe, jaloux, violens, hostiles. En juillet 1524, Ye- razzani était de retour en France. Sa relation contient la description la plus ancienne que nous possédions des côtes de l'Amérique septentrionale. Que devint ensuite ce voyageur audacieux? Soit que la tempête l'ait englouti ou que les sauvages l'aient massacré , soit que sa vieil- lesse se soit passée à Rome, comme on l'a prétendu, dans les loisirs d'une retraite studieuse qu'embellissait la gloire de sa jeunesse; depuis ce premier voyage qui donna à la France le droit de s'emparer du Canada , le nom de \e- razzani disparut ; il échappe à toutes les investigations , et des traditions vagues et contradictoires composent seules le reste de sa biographie.
La bataille désastreuse de Pavle, les finances appau- vries de la France, le commencement des querelles de re- ligion , l'orgueilleuse et stérile rivalité de François I" et de Charles-Quint , ne permirent pas à la France de tirer le parti qu'elle devait attendre des découvertes de A'eraz- zani. Quelques humbles pécheurs bretons, servant mieux leur pavs que les généraux et les chevaliers du monarque français , allèrent à Terre-Neuve exploiter ces opulentes pêcheries qui ont offert tant de ressources à l'Europe. L'amiral Chabot, qui prélevait quelques impots sur les " gains de ces hommes industrieux , s'aperçut que leur en-
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treprise était lucrative, et voulut s'y associer (1). Une expédition, dirigée par Chabot et commandée par Jacques Cartier, de Saint-3Ialo, fut chargée d'explorer les parages du Nouveau-Monde. En vingt jours la traversée fut ache- vée. Il tourna autour de File de Terre-Neuve , traversa le golfe , entra dans la baie , qu'il appela la baie des Cha- leurs , suivit la côte et pénétra dans le courant nommé Gasp, Ce fut là que l'écusson de France fut planté de ses mains. Quittant la baie, il entra dans le Saint-Laurent, pénétra jusque dans l'intérieur du Canada et , faute de vivres , fut obligé de revenir en France. Le voyage avait été facile , prompt et heureux. Toutes les imaginations s'é- lancèrent à la fois vers ces rives fécondes dont Jacques Cartier et ses compagnons racontaient les merveilles.
On forme une seconde expédition , le roi la protège , et la jeune noblesse y prend part. Trois vaisseaux bien ap- provisionnés quittent les côtes de France-, ballottés par la tempête , ils atteignent enfin ce golfe magnifique qui re- çoit le nom du martyr saint Laurent, et dans lequel ils s'engagent. L'ancre est jetée dans une île qui depuis a reçu le nom d'Orléans. La plage était couverte de wigwami' (hameaux indiens) habités par une population sauvage, mais hospitalière. Cartier laissa ses vaisseaux à l'ancre , remonta le cours de ce beau fleuve dans une chaloupe , et atteignit le village indigène d'Ochelaga, situé au pied d'une colline qu'il gravit. Du sommet de cette élévation , il aperçut un pavs admirable, une nature riche, une végétation pleine de luxe et de nouveauté. Dans sa joie et son triomphe, il nomma ce lieu Montréal. Cependant l'hiver approchait , et le scorbut décimait l'équipage de
(1) Voyez le curieux article que nous avons publié dans le 2" Nu- méro de la 3' série (féviier 1833 ) , sur l'histoire de la pêche de la balein« et de la morue.
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ses navires. ïl revint en France après avoir planté sur la terre du Canada la croix catholique et le blason de son roi. On raccaeillit avec empressement. Mais ses récits, quelque merveilleux qu'ils fussent , ne satisfaisaient pas l'avidité de ses compatriotes. La croyance populaire vou- lait que l'Amérique fût un pavs pavé d'or ; les flots de ses rivières devaient être chargés de métaux précieux , et les flancs de ses montagnes receler des amas de diamans. Il se passa trois années avant que l'on pensât à coloniser une contvée où Cartier n'avait trouvé qu'un ciel et un sol ad- mirables de fertilité et de douceur. Alors cependant, un gentilhomme de Picardie, François de la Roque, sei- gneur de Roberval , obtint une commission qui le nom- mait vice-roi des nouvelles possessions américaines, et seigneur deNorimbega. Cartier fut nommé capitaine-géné- ral et premier pilote de l'expédition; c'était lui qui devait la diriger , choisir les personnes qui la composeraient et traiter avec les indigènes. Au lieu de fournir aux aventu- riers les élémens utiles à toute colonie nouvelle : des arti- sans industrieux et de robustes laboureurs , on leur per- mit de fouiller les prisons , d'en tirer tous les hommes perdus de vices ou de dettes, et de les embarquer sur leurs vaisseaux. Cartier partit le premier, remonta le Saint-Laurent, construisit un fort sur l'pm.placement ac- tuel de Québec , et y passa tout un hiver solitaire et sté- rile, qui ne fut d'aucune utilité ni pour la connaissance des lieux, ni pour la stabilisation du nouvel établissement. Aumoment où, fatigué de cette existence sans but et sans fruit, il repartait pour la France, en juin 1542, Rober- val arrivait avec un renfort considérable. Le pouvoir, par- tagé entre ces deux hommes, avait suscité en eux une rivalité presque inévitable. Roberval, isolé et privé du secours de Jacques Cartier , passa un an dans cette
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captivité sauvage, et ne fit que vérifier les premières découvertes du matelot breton. Toute son occupation était de maintenir la paix dans son petit royaume ; pendant les uns, emprisonnant les autres, condamnant hommes et femmes au supplice du fouet. De retour en France, en 1 543, il repartit , dit-on , pour l'Amérique , et l'on n'entendit plus parler de lui.
Pendant un demi-siècle, la guerre civile dévora toutes les ressources de la France ; une seule entreprise , dont nous reparlerons plus lard , fut tentée pour coloniser la Floride. Comment le gouvernement, qui approuvait et au- torisait le massacre de la Saint-Barthélémy, aurait-il pensé à former des colonies lointaines? La reine Catherine, son fils et sa cour avaient autre chose à faire que de son- ger à l'Amérique du Nord. Enfin, lorsque, sous Henri IV, la France commença à se dégager de ce nuage de sang et de larmes qui avait obscurci son histoire, l'attention des hommes politiques se reporta sur les pêcheries de Terre- Neuve dont l'importance s'était progressivement aug- mentée. En 1578 , on comptait cent cinquante navires français occupés de ce commerce, et même on avait déjà commencé à régulariser les départs et les retours. Avant 1609, on cite un matelot français qui avait visité plus de quarante fois les cotes de Terre-Neuve. En 1598, un marquis de Laroche, accompagné de cette lie des prisons que la France cherchait à déverser dans la nouvelle colo- nie , fit une seconde tentative , plus malheureuse encore que celle de Roberval. Épouvantés de leur profonde so- litude et de l'aridité du sol , les colons regrettèrent leurs cachots , et les redemandèrent à grands cris ; on leur ac- corda le retour qu'ils imploraient, et leur grâce leur fut donnée dès qu'ils eurent touché le sol français. Avoir passé
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quelques mois en Amérique , semblait un châtiment assez rigoureux !
Cependant on avait découvert la source de richesses que pourrait ouvrir le commerce des fourrures (1). Chau- vin et Pontgravé , marchands de Saint-Malo , commen- cèrent à l'exploiter-, une compagnie de maichands de Rouen se forma ensuite après la mort de Chauvin et nomma, pour diriger une expédition, Samuel Champlain de Brouage, officier hrave et expérimenté. Cet homme, qu'on peut regarder comme le père des établissemens français dans le Canada , était doué d'un jugement sain , d'une prudence et d'une persévérance admirables , et d'une activité que rien ne lassait. C'est lui qui le pre- mier a donné des renseignemens exacts sur la géographie de cette partie de l'Amérique, et sur la vie des tribus no- mades qui l'habitaient. L'emplacement de Québec, mot indien qui signifie délroit, fut choisi par lui, comme l'en- droit le plus favorable à l'érection d'un fort. Il revenait en France, au moment où l'on venait d'accorder à Des- monts une patente exclusive ; la souveraineté de tout le pays situé entre le 40"'' et le 46""' degré de latitude , c'est- à-dire depuis Philadelphie jusqu'au-delà de Montréal 5 enfin le monopole lucratif du commerce des fourrures , le droit d'emmener et d'embarquer avec lui les vagabonds et les personnes oisives et sans aveu, et celui de leur par- ta^^er le territoire. Ce nouvel aventurier, accompagné d'un nommé Poutrincourt , quitta les rives de France avec deux vaisseaux qui contenaient tout l'avenir de la France nouvelle. Poutrincourt fut séduit par l'aspect et la situa-
(1) Voyez dans le 17* Numc^ro (mai 183i ) l'article siu" le commerce des ptUelcrios cliei les aucicns et les modernes.
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lion du havre qu'on a nommé Annapolis depuis la con- quête de l'Acadie par les Anglais, et pria Desmonts de lui faire la concession de ce territoire qu'il habita avec sa fa- mille et qu'il nomma Port-Royal. Quant à Desmonts, il es- sava d'abord de coloniser l'ile de Sainte-Croix, qu'il aban- donna bientôt pour Port-Royal. Les émigrans trouvaient le climat rude, le ciel froid, la culture des terres pénible 5 ils essayèrent de remonter vers le sud , et explorèrent le cap Cod. Les hostilités des sauvages, les écueils qui bor- dent les côtes , arrêtèrent leurs efforts : ils ne purent pé- nétrer dans la Nouvelle-Angleterre. Cependant le mono- pole de Desraonts avait excité des réclamations nombreuses. Sa commission fut révoquée , et une compagnie de mar- chands de Dieppe et de Saint-Malo choisit Champlain pour chef de l'entreprise nouvelle qui devait réussir sous la conduite de cet homme habile et ferme. La Nouvelle- France n'a pas d'autre fondateur que lui 5 quelques chau^ mières grossières et sauvages s'élevèrent, ce furent les premières maisons de Québec. Audacieux et prudent, il se lia avec une tribu sauvage , porta les armes avec elle , combattit les Iroquois , tribu ennemie ; puis remonta le fleuve Sorel, et donna son nom à ce beau lac , véritable mer intérieure qui a éternisé sa mémoire. S'il n'a pas découvert l'Amérique septentrionale , c'est lui du moins qui le premier a établi la puissance française dans ces lointaines régions.
Pendant que les grands et les potentats de l'Europe couvraient leurs pays de ruines et de morts , quelques pauvres pêcheurs de Saint-Malo fondaient un empire. Unq autre nation non moins puissante, non moins aventu- reuse , et qui la première avait montré aux peuples cette proie opulente , le Nouveau-Monde j lEspagne n'était pas restée oisive. Ponce de Léon , guerrier valeureux qui avai^
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accompagné Colomb dans son voyage , et qui avait été long-lems gouverneur d'Hispaniola , arma trois vaisseaux à ses propres frais , et partit de Porto-Ricco. Il cherchait plus qu'un royaume : crédule comme un matelot , hardi comme un vieux soldat, et plein de confiance dans les traditions populaires , il espérait trouver au loin , non seulement des lingots d'or et d'argent , mais une terre mag;ique , un royaume de féerie , des arbres dont la sève donnait l'éternelle jeunesse , l'élixir de l'immortalité , Y Eldorado enfin. Tels étaient les rêves qui berçaient l'imagination de cet homme bronzé par tant de combats et par tant d'orages. Le 27 mars 1512, jour de Pâques fleu- ries, il aperçut les cotes de la Floride 5 tel fut le nom qu'il donna à cette terre ; il doubla le Cap , fraya sa route au milieu des iles des Tortues, et, après cette découverte qu'il ne poussa pas plus loin, revint à Porto-Ricco. Les indi- gènes n'avaient pas laissé approcher les étrangers de leurs côtes : le tems avait été très-mauvais. Un des matelots de Ponce de Léon se chargea de continuer son entreprise , et les Espagnols regardèrent comme leur propriété un pays dont l'intérieur leur était inconnu, que leur imagination peuplait de chimères, et où, selon eux , l'or et l'argent devaient tapisser toutes les montagnes et couler avec tous les ruisseaux.
Ponce reçut pour récompense le gouvernement de la Floride, à la charge de coloniser le pays qu'il devait gouverner. A son arrivée, les Indiens l'attaquèrent avec une fureur implacable , beaucoup de ses gens furent tués 5 lui-même , frappé d'une flèche empoisonnée , alla mou- rir à Cuba. Là s'arrêtèrent ses songes de gloire : il avait rêvé un royaume; il Irouva la mort.
Plusieurs autres capitaines de vaisseaux , tantôt touchè- Tenlles côtes de la Floride, tantôt passèrent en vue de ses
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cotes. Diego Miruelo rapporta en Espagne quelques frag- mens, d'or qui donnèrent la plus haute idée de ces parages : et Francisco Fernandezde Gordoue , après avoir découvert la province de Yukatan et la baie de Camnèche , tourna sa proue vers le nord^ toucha une cote de l'Amérique septentrionale qu'on n'a pu fixer avec certitude , et y trouva aussi la mort sous les flèches des sauvages. Vers la limite sud des Etats-Unis, Grijalva et François Garay, gouverneurs de la Jamaïque, firent quelques découver- tes. La Caroline du Sud , dont le nom primitif était Chicora, fut explorée par Lucas Vasquez de Ayllon et six autres Espagnols partis de Saint-Domingue à la quête des esclaves ; ils donnèrent le nom du Jourdain à la rivière Comhahie, et celui de Sainte-Hélène à un cap qui a prêté son nom au détroit. Les habitans timides fuyaient à l'ap- proche des vaisseaux : bientôt ils se rassurèrent 5 on essaya de les capter et de les séduire; des présens et des alimens leur furent offerts 5 ils répondirent à ces témoignages d'ami- tié par une hospitalité naïve ; et s' apprivoisant peu à peu, ils se hasardèrent jusqu'à mettre le pied sur les navires espa- gnols, dont les chefs, sans scrupule et sans pitié , levèrent l'ancre, arrachant les femmes à leurs maris , les maris à leurs femmes, et les enfans à leur mères. Qu'on se fi- gure les malédictions qui suivirent sur l'Océan le navire de ces brigands de la mer! Quelles semences de haines durent germer dans le cœur des indigènes ! Et par quelles actions barbares les chrétiens s'annonçaient-ils aux peu- ples qu'ils prétendaient civiliser ! Lorsque Vasquez , de retour en Europe, eut obtenu de Charles-Quint le droit de conquérir et de distribuer à ses guerriers la Caroline du Sud, alors nommée Chicora -, lorsqu'il revint en Amérique, avec des vaisseaux armés en guerre, pour accomplir son œuvre de destruction et de pillage, un de ses vaisseaux xr. a
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s'engagea dans les bas-fonds du Jourdain ; les sauvages que l'on avait si indignement traités saisirent l'occasion d'une juste vengeance , et massacrèrent la plus grande partie de son équipage : lui-même , plus honteux de son insuccès que repentant de son crime, il tomba, disent les historiens, dans une profonde mélancolie qui hâta l'heure de sa mort.
Malgré ce désastre, Pamphilo deNarvaez, celui-là même qui avait été chargé par le gouverneur de Cuba de s'em- parer de la personne de Fernand Cortez , obtint la per- mission d'envahir à son tour le territoire convoité par Yasquez. L'expédition de Narvaez, homme présomptueux et violent , fut mémorable par ses désastres. Des trois cents hommes qui le suivaient , dont quatre-vingts cavaliers , quatre seulement revinrent en Espagne , après avoir tou- ché terre près de la baie Apalachie. Ces aventuriers, qui n'avaient pas de route certaine à suivre, furent obligés de se fier aux indications des indigènes. Ceux-ci com- mençaient à savoir ce qu'ils pouvaient attendre des Eu- ropéens : ils tracèrent une fausse route qui devait , di- saient-ils , conduire les Espagnols au pays de l'or; sur la foi de ces promesses menteuses , la troupe de Narvaez s'enfonça dans l'intérieur du continent, fut décimée par la peste , la famine , les flèches des sauvages , et après avoir erré dans des forets sans limites , où elle n'avait ren- contré que quelques huttes misérables , elle se retrouva près de la baie de Pensacola, sans vaisseaux, sans armes, sans munitions, sans habits, exténuée de fatigue et de misère. C'était en décembre 1528. Narvaez et ses com- pagnons construisirent avec des écorces d'arbres plusieurs bateaux si grossièrement fabriqués, qu'il fallait , pour se confier à de tels navires , tout le courage du désespoir. Enfin ils réussirent à toucher les cotes de la Floride où ils
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passèrent six mois. En cherchant à quitter ces rivages , ils furent assaillis par une tempête à 1 embouchure du Mississipi. L'équipage de l'un de ces navires se réfugia dans une île, il y trouva un autre ennemi: la famine. Après une année de misère et de douleurs, quatre hom- mes seulement revinrent à Mexico. Qui ne croirait que ces résultats, multipliés et désastreux, vont décourager de nouveaux aventuriers? Mais non. L'imagination po- pulaire se représentait la partie septentrionale du conti- nent américain comme semée de temples magnifiques, de villes d'or et d'argent; comme habitée par des princes aussi riches que les caciques du Mexique et du Pérou. Rien ne pouvait désabuser ces hommes que la cupidité et la crédulité berçaient de leurs chimères.
Ferdinand de Soto fut la victime la plus célèbre et la plus malheureuse de cette illusion. Son vovage, dans la simplicité même des faits, forme un poème épique terri- ble. Les lauriers de Cortez et de Pizarre, son ancien ami, avaient éveillé son ambition. Déjà distingué par sa valeur et son audace , marié à Tune des premières héritières d'Espagne, il obtint de Charles-Quint le gouvernement de Cuba et la vice-royauté de tout ce territoire vague et mal connu que Ton comprenait alors sous le nom général de la Floride. A peine eut-il annoncé ses intentions, jeu- nes nobles, riches marchands , guerriers aventureux ac- coururent se ranger sous sa bannière. Les uns vendaient leurs maisons , les autres leurs vignobles , pour acheter les équipages militaires et l'armure de voyage. Six cents hommes , la fleur de la Péninsule, montèrent sur ces vais- seaux qui fendirent l'Océan d'un essor joyeux, et dont les poupes couronnées de fleurs , dont les mâts pavoises de flammes, semblaient annoncer le triomphe, les fêtes et la gloire. On passa quelque tems à Cuba où de nouveaux
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soldats briguèrent la permission de se joindre à cette troupe favorisée du sort. Une semaine après, la flotte était à l'ancre dans la baie de Spiritu-Santo. Soto ren- voya sa flotte , ne voulant pas qu'il lui restât de prétexte pour renoncer à son entreprise, comme Colomb il brûlait ses vaisseaux. Il ne fut abandonné que par un vieillard nommé Porcallo, qui, à l'aspect de ces forêts sans limites et de cette terre sauvage, se découragea , et , chargé de l'in- dignation et du mépris de Soto, retourna dans ses pro- priétés de Cuba.
Alors com.mença l'étrange procession de ces aventu- riers , les uns à pied , les autres à cheval , bien équipés, bien armés , accompagnés de douze prêtres et de quel- ques chapelains. L'armée de Gortez n'était ni aussi nom- breuse, ni aussi bien préparée. Ils portaient avec eux des chaînes pour les prisonniers , une forge complète , tous les ornemens de l'église pour chanter la messe dans les déserts. Ils étaient suivis d'un troupeau de porcs, ressource contre la disette , et de ces grands chiens de combat instruits à courir sur les hommes et à les étran- gler. A chaque jour de fête institué par Téglise calholi- que , on célébrait exactement les cérémonies qu'elle con- sacre , et la marche des guerriers dans le désert , cette marche guidée par l'avarice et la férocité, prenait la forme d'une procession religieuse.
Cependant, on ne rencontrait que des ennemis. Les Indiens se plaisaient à égarer ces nouveaux hôtes, dans les forêts inaccessibles et dans les terrains fangeux ; au lieu de se concilier ces maitres du désert, on les faisait mettre à mort par les chiens 5 ou on les chargeait de colliers de fer en les contraignant à porter les fardeaux de la troupe. Du mois de juin au mois d'octobre 1539 , on s'avança jusqu'à la tête de la baie Apalachie, et l'on découvrit Ochus, havre
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de Pensacola. Après avoir hiverné , la troupe se remit en route en murmurant , il est vrai, contre la témérité de son chef : « Je ne reculerai pas, avait dit Soto , jusqu'à ce que j'aie exploré le pavs de mes propres yeux. » Un Indien qui lui servait de guide nourrissait sa crédulité des contes les plus bizarres : « Il y avait, disait-il , assez loin de là , un pays gouverné par une femme , et où tous les hommes étaient occupés à fondre et à raffiner l'or. » Le sauvage décrivait si exactement les procédés néces- saires à la fabrication de l'or, que Solo s'écria : « Il faut qu'il Tait vu , ou que le diable le lui ait appris. »
Se dirigeant vers le nord-est , les Espagnols passèrent l'Attamaha, admirèrent les fertiles vallées et les belles ri- vières de la Géorgie, et atteignirent, en avril 1540, les bords de l'Ogechie. Les vivres commençaient à manquer. Perdus dans ces solitudes sauvages, les Castillans ne mar- chaient que par obéissance pour leur chef. L'un des captifs indiens que l'expédition trainait après elle , plus franc et plus hardi que ses compagnons d'infortune , soutint hau- tement que les Espagnols se trompaient et qu'il ne connais- sait aucun pays semblable à cette région de l'or qu'ils cher- chaient avec tant d'ardeur. Soto le fit mettre à mort. Ar- rivé au petit village indien de Cutifachani, ils y trouvèrent un poignard et un rosaire, tristes vestiges de l'expédition de Yasquez. Tout concourait à les décourager 5 ils de- mandèrent en grâce qu'on leur permit , ou de fonder une colonie dans cet endroit , ou de retourner sur leurs pas. Soto les écouta patiemment et leur déclara que sa volonté était inébranlable : ils consentirent à le suivre encore.
On se dirigea vers le nord ; on traversa la contrée sté- rile des Cherokees : et, chose singulière , cet or que Ton
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cherchait avec tant d'avidité àe trouvait dans les en- trailles mêmes du sol aride que l'on foulait aux pieds, et où on l'a découvert depuis cette époque. Quelques popu- lations pacifiques qui n'avaient pas encore entendu parler des Européens, se présentèrent à eux. Ils firent halte près de la source de la rivière Cousa, et s'arrêtèrent dans les vallées dont les ruisseaux vont se réunir dans la baie de Mobile. Un détachement s'avança jusqu'au pied des Apalaches, dont la hauteur inaccessible l'efFraya. Ces hommes , qui espéraient rapporter des monceaux d'or dans leur pays , n'avaient encore qu'un seul trophée de leurs victoires, une peau de buffle. De Cousa , en tournant vers le sud , ils marchèrent jusqu'à Tuscalousa , et fini- rent par atteindre Mavilla ou Mobile , petite ville in- dienne dont les liabilans défendirent les approches. Fati- gnés de camper et de bivouaquer dans les champs et lès bois, les Espagnols voulurent occuper la ville, où ils firent entrer leurs bagages • les Indiens v mirent le feu 5 et dans une bataille acharnée deux mille cinq cents In- diens périrent, et seulement dix-huit Espagnols 5 cent cinquante furentgrièvement blessés, douze chevaux furent tués. La victoire n'était due qu à la terreur inspirée par la cavalerie castillane. Les collections de curiosités et les bagages des Espagnols étaient consumés lorsque la troupe revint à Pensacola, où elle trouva des renforts envovés de Cuba. L'orgueilleux Soto ne voulut point écrire de lettre qui portât en Europe un seul renseignement sur la destinée de son expédition. Il avait résolu de ne parler de lui-même que lorsqu il aurait découvert un autre Mexi- que. H n'avait plus que cinq cents hommes. Toute léten- due de terrain située au-dessus de Mobile était occupée par une population guerrière et ombrageuse. Il fit retraite
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vers le nord , atteignit Chickasa, clans la partie supérieure du Mississipi , hiverna dans ce lieu et se prépara à repartir en mars 1541.
Rien n'annonçait encore l'approche du pavs de l'or 5 les Indiens portaient pour ornement des coquillages suspendus au cou^ pour palais ils n'avaient que leurs huttes. Soto leur demanda deux cents hommes d'escorte pour porter ses fardeaux. Irrités dans leur indépendance et blessés dans leur orgueil , ceux-ci firent semblant d'v consentir -, mais au milieu de la nuit , comme les Moscovites de 1812, ils incendièrent de leurs propres mains leurs habitations. La nature humaine est la même dans tous les tems. Ce fut une scène épouvantable. Les Espagnols se réveillaient au milieu des flammes ; les hurlemens de guerre retentis- saient au milieu des boisj l'incendie consumait la vieille forêt : et Ion voyait les coursiers s'élancer sans maitre au milieu de ces solitudes embrasées dont la profonde nuit s'é- clairait de longs reflets rougeàtres. Onze Espagnols suc- combèrent : on ne put sauver ni armes, ni vètemensj et les guerriers de Soto se trouvèrent, au milieu du désert, nus comme les sauvages , privés de la plupart de leurs chevaux et de tous leurs équipages. Ces hommes si im- prudens , si obstinés et souvent si féroces , étaient doués d'un courage et d'une résolution héroïques. Ils avaient conservé leur forge : ils fabriquèrent des lances et des épées ; la première attaque des Indiens fut repoussée avec succès. L'intrépide Soto ne se rebuta pas. Le 22 avril il recommença ses excursions , que nul succès n'avait cou- ronnés encore. En marchant vers l'ouest il se trouva , après sept jours de fatigues , en face du roi des fleuves, le Mississipi ou Meschacebé 5 devant ce cours d'eau d'un mille de large, immense torrent toujours jauni par le sol qu'il entraine , toujours chargé des dépouilles des
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forêts dont les rameaux et les gigantesques troncs sui- vent sa marche triomphale. Sur les hords du Mississipi vivaient des sauvages qui n'avaient pour armes que des flèches de bois, et qui, écrasés par la supériorité des Es- pagnols, leur obéirent aveuglément. Leurs frêles nacelles ne pouvaient porter les chevaux des étrangers ; on passa trois mois à construire des chaloupes plus solides , et l'ex- pédition, traversant enfin le fleuve , toucha la rive occi-' dentale. Eu remontant cette rive et ces marécages fangeux, on atteignit la Petite-Prairie , son plateau élevé chargé de productions végétales et d'arbres fruitiers , et enfin Pa- caha , le point le plus septentrional où Soto se soit arrêté. 11 y passa quarante jours. Des détachemens envovés en reconnaissance ne rencontrèrent que des déserts. A fouest et au nord-ouest , les tentatives de Soto ne furent pas plus heureuses. Où était-elle donc cette région si désirée , cette terre natale de l'or ? On traversait une multitude de pe- tites villes sauvages , pauvres , habitées par des sauvages nus. C'étaient des tribus agricoles exploitant un sol fertile et trouvant dans ses produits assez de ressources pour vivre en paix avec leurs voisins. Les arts de la vie étaient peu avancés parmi eux, leur caractère doux, leurs occu- pations champêtres. Quand ils virent arriver ces étrangers féroces , armés de fer et de feu et suivis de leurs dogues meurtriers , ils se soumirent ; les Espagnols , qui se di- saient chrétiens , abusèrent indignement de cette facile soumission. « On avait pris vingt chefs , dit l'historien Chauvet de Bcnzo , cité par Debry (1) 5 on les menaça de les briller vifs s'ils n'indiquaient le pays où germait l'or. Frappés de crainte et vovant la mort devant eux , ils ré- pondirent, tout trcmblans, que, dans huit jours, ils con-
[l) Historia Novi Ch'bis, 1. Il . c. 13. pcbi^ . p. /i , p. 47.
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duiraient les étrangers dans un Heu où se trouvait une grande quantité d'or. On les suivit. Pendant douze jours On voyagea sous leur direction sans rien rencontrer. Soto, furieux , leur fit couper les mains et les renvoya.)) Ce n'é- tait pas cruauté , c'était avarice : que lui importaient la vie, le bonheur, le repos des Indiens? Il lui fallait de l'or, de l'or à tout prix. Dès que les malheureux indigènes sa- vaient qu'il s'approchait, la terreur s'emparait d'eux : « Vous voulez de For, disaient-ils, ce n'est pas ici; c'est plus loin , bien plus loin qu'il se trouve. )) Et les aventu- riers s'enfonçaient encore dans les forêts vierges, où chaque pas était une fatigue, ou chaque mille leur coû- tait des sueurs infinies et souvent des hommes. Voilà com- ment ils arrivèrent au confluent de Washita, déjà uni à la rivière Rouge et au Mississipi. Chevaux et hommes mouraient autour du chef intrépide, et les tribus in- diennes lui adressaient le défi de guerre. Environné de fan- tômes humains, épuisé lui-même, il ne pouvait accepter le combat. Son orgueil, vaincu et terrassé , le conduisit à la mort. Le 21 mai 1542 , après quelques jours d'une mé- lancolie profonde , il expira sur les bords du fleuve qu'il avait découvert. On enveloppa d'un manteau le corps de l'ami de Pizarre -, à minuit, les soldats et deux prêtres se dirigèrent vers le fleuve ; les uns pleurèrent le chef qui les avait égarés dans ces solitudes; les autres chantèrent, au-dessus des eaux , le premier requiem que le Nouveau- Monde ait entendu : puis le corps tomba dans le fleuve, et celui qui avait traversé presque toute l'Amérique septen- trionale , dans l'espoir d'égaler Corlez , n'y trouva pas même une tombe.
Le chef désigné par Soto avant sa mort était loin de par- tager ses espérances obstinées; il ne voulait que le repos. Sa troupe , après quelques tentatives infructueuses , s'ar-
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réta sur les bords du Mississipi ^ du mois de janvier au mois de juillet, elle travailla sans relâche à construire cinq misérables navires faits de planches légères , retenues par des clous de petites dimensions.
Il fallut cinquante jours à ces frêles esquifs que le plus léger souffle de vent pouvait renverser, dont la carène n'aurait pu résister au moindre choc , pour atteindre le golfe du Mexique; les aventuriers n'étaient plus que trois cent onze , la plupart malades , et tous épuisés. Le Mis- sissipi était découvert : c'était là tout ce qu'on avait gagné au prix de tant de courage , de persévérance et d'efforts dépensés en vain. Le fanatisme fit encore une tentative; trois prêtres dominicains entrèrent dans la Floride et tom- bèrent victimes de leur foi que les sauvages ne compre- naient pas. La Floride était déjà teinte du sang castillan: cependant cette nation ne renonçait pas à sa conquête prétendue ; non seulement elle regardait la Floride comme à elle , mais le Canada où elle ne possédait pas une seule citadelle , mais toute l'Amérique.
Il v avait long-tems que Coligny avait formé le plan d'en- voyer en Amérique des colonies prolestantes, plan que Cal- vin lui-même favorisait et auquel un premier essai infruc- tueux, tenté en 1555parVillegagnon, ne le fit pas renoncer. La cour pensait comme Coligny '• les colonies protestantes offraient une issue très-utile à la turbulence des esprits , à la nouveauté des opinions religieuses : aussi Charles IX ne fit-il aucune difficulté d'accorder une commission très- étendue à Jean Rlbault de Dieppe, qui, suivi de quel- ques jeunes nobles proleslans , fil voile pour l'Amérique. Ils prirent terre dans la lalilude de Saint-Augustin. La fécondité apparente du sol, la beauté du climat, les char- mèrent : toutes les rivières, toutes les sources dont ils ap- prochaient , reçurent des noms empruntés au souvenir
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de la France; ils admirèrent le Port-Royal et la vaste nappe de ses eaux , où tous les navires de Venise et de l'Espa^jnc auraient trouvé un port assuré. Au milieu des chênes séculaires et des trésors d'une végétation riche qui embaumait l'air de ses parfums, les prolestans purent se croire en France ; les armes royales s'élevèrent, comme titre de possession , au centre de File des Limons, et vingt- six hommes, composant le novau de la colonie, restèrent là, sentinelles perdues de l'Europe, chargées de garder l'Amérique. Charles IX donna son nom à la Caroline, et ce pays de liherté se trouve encore aujourd'hui sous l'invocation du monarque de la Saint-Barthélémy.
Au bout d'une année , l'ennui s'empara de ces hommes que leurs divisions intestines avaient déjà décimés, et qui, entourés de populations amies, n'avaient pas pu vivre en paix entre eux. Ils s'embarquèrent pour la France, furent capturés par un vaisseau anglais, et con- duits les uns sur les rives de France , les autres à la reine Elisabeth. En 1564 , une nouvelle tentative eut lieu. Lau- donnière, accompagné du dessinateur Demorgue, et pro- tégé par Coligny , dirigea l'entreprise ; trois nouveaux navires entrèrent dans la rivière Saint-Jean , nommée alors rivière Mai. Sur ces bords on construisit une nou- velle citadelle qui reçut encore le nom de Charles ; des psaumes furent chantés sur la rive, les armoiries de France y furent élevées. Les indigènes , dans leur con- fiance et leur douceur d'ame, dans leur ignorance et leur simplicité, accoururent, placèrent autour de la pierre monumentale des corbeilles pleines de grains , et exécu- tèrent des danses sauvages. A leurs mœurs ingénues, com- parez les mœurs de nos aventuriers , ramassés la plupart dans les bourgades de France, gens sans aveu, qui espé- raient qu'en mettant le pied en Amérique ils feraient.
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aussitôt fortune. Non contens des tributs que les naturels apportaient, ils mirent au pillage les réserves que ces pau- vres gens avaient faites , et détruisirent ainsi la confiance qu'on avait en eux ; il fallut employer des punitions sé- vères pour maintenir l'ordre dans la colonie dont une partie , lasse de ses propres vices , demanda la permission de s'embarquer pour la Nouvelle -Espagne, profita de cette permission pour exercer la piraterie , et se fit battre et prendre par des vaisseaux espagnols. Quelques malheu- reux qui échappèrent au combat ne trouvèrent d'asile que dans le port de la Caroline , et furent condamnés à mort par Laudonnière. Le courage des colonistes défail- lait ; ils avaient espéré des monceaux d'or -, ils n'avaient pas su que le seul avenir d'une colonie nouvelle , dans un tel pays, reposait sur l'industrie, la persévérance, l'énergie et le travail. Aussi s'apprôlait-on à quitter le fort de la Caroline, lorsqu'on aperçut des voiles en mer. C'é- taient celles de Rigault qui arrivaient de France avec des munitions , des provisions considérables, de nouveaux co- lons et toutes les ressources qui manquaient aux habitans du fort. L'espérance se réveilla dans les ames^ on com- mençait à oublier , au milieu d'une abondance nouvelle , les dangers et les ennuis passés , lorsqu'un nouvel événe- ment détruisit la colonie naissante.
L'Espagne, qui n'avait renoncé ni à ses prétentions sur la Floride, ni même à sa prétendue conquête du Canada, apprit avec une rage, dont la haine religieuse redoubla l'intensité , que des prolestans français avaient formé un éla])lissement dans cette région qu'ils regardaient comme à eux. Mélendez venait d'être nommé gouverneur de ce grand pays : c'était un homme féroce , déjà condamné judiciairement, et dont la haine contre les prolestans s'é- tait envenimée dans les guerres de Hollande qu'il avait
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faites. Aux yeux de cet homme, hérétique était synonyme de criminel. Engagé envers le roi d'Espagne a coloniser le pavs, il s'apprêta, non seulement à celte œuvre utile, mais à l'extermination de l'établissement protestant. La ferveur des Espagnols pour les colonies lointaines se joignit à la ferveur du fanatisme. Plus de deux mille cinq cents per- sonnes , prêtres, soldats , matelots , gentilshommes, sui- virent Mélendez; il aborda, mais non à l'endroit précis occupé par la colonie qu'il cherchait avec tant d'activité ou plutôt de férocité. Après avoir donné à un havre le nom de Saint-Auguslin , il découvrit enfin la flotte fran- çaise qui se trouvait à l'ancre et qui le questionna sur le but de son voyage. « Je suis Mélendez, répondit-il, je viens de la part du roi d'Espagne massacrer tous les pro- testans ^ je ne ferai grâce qu'aux catholiques. »
La flotte française coupa ses câbles, et fut poursuivie par les Espagnols. Peu de jours après, Ribault, apprenant cette insulte , résolut d'aller attaquer les vaisseaux enne- mis ; une tempête, dispersa sa flotte et la brisa sur les rochers. Cependant la flotte espagnole, en sûreté dans son port, avait beaucoup moins souffert : et déjà les soldats de Mélendez avaient construit les premières huttes qui servirent de noyau central à Saint-Augustin , la plus an- cienne ville européenne des Etats-Unis 5 on V voit encore de vieilles maisons , dont les solives , nues et irréguliè- res , trahissent une antiquité qui remonte au-delà même de la colonisation de la Floride. Bientôt les forêts et les marécages qui séparent Saint- Augustin du fleuve Saint-Jean furent traversées par la troupe fanatique. La pe- tite citadelle fut prise après quelque résistance : hommes, femmes, enfans, furent égorgés 5 deux cents personnes pé- rirent. Huit ou dix hommes , entre autres Laudonnière , Challas et Demorgue, se réfugièrent dans les bois. Que
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faire ? se livrer aux Espagnols ? « Restons , s'écria Chal- las, restons à la merci de Dieu ; ces hommes sont sans pitié . » Quelques-uns voulurent éprouver la générosité castillane, on les égorgea. Deux ou trois autres trouvèrent un asile sur le pont de deux petits vaisseaux français qui étaient encore dans le havre. Sur le sol encore fumant du sang répandu, on chante la messe, on plante une croix, on jette les fondemens d'une église. Il s'agit de s'emparer de ceux qui ont échappé au carnage ^ on leur adresse des pro- positions de paix , en leur demandant la remise de leurs armes : ils y consentent : une chaloupe vient les prendre. A mesure qu'ils débarquent sur le rivage , on leur atta- che les mains derrière le dos , et on les conduit au fort , comme un troupeau à la boucherie. Puis, à un signal donné au son des trompettes et des clairons , les catholi- ques implacables se précipitent sur leurs victimes qu'ils mettent en pièces. On pend aux arbres les cadavres mu- tilés, avec un écriteau qui porte : Non comme Français , mais comme protestans.
L'infâme cour de France, dirigée par Catherine, une cour perdue de luxure, de férocité et de perfidie , apprit cette nouvelle avec indifférence. Mais Dominique de Gour- gues, protestant , soldat gascon, long-tems prisonnier sur les galères espagnoles , racheté par le grand maître de l'or- dre de Malte, vendit toutes ses propriétés et aliéna sa fortune pour équiper trois vaisseaux et venger ses com- patriotes. Il n'avait que cent cinquante hommes avec lui, troupe trop peu nombreuse pour occuper le pavs , mais suffisante pour le dessein que de Gourgues avait formé. Après avoir pris les deux forteresses espagnoles, il pen- dit ses prisonniers aux mêmes arbres dont les branches avaient soutenu les dépouilles sanglantes des Français. Il écrivit sur l'écriteau qui accompagnait les cadavres : Non
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comme Espagnols ou matelots , mais comme traîtres , voleurs et meurtriers . Là, s'arrêta sa vengeance. Sa cour le désavoua, et, malgré cette expédition dont le succès n'eut aucune suite, l'Espagne prétendit encore à la sou- veraineté totale de rAmérique.
Il était tems que l'Angleterre prit part à cette lutte lointaine. Le premier qui donna l'impulsion à l'ambition britannique, et qui la dirigea vers l'Amérique, ce fut Walter Raleigli , l'élève de Coligny, le contemporain de L'Hôpital, guerrier, poète, savant, navigateur, ame hé- roïque et esprit élevé , que la justice inique des bommes récompensa par la prison et l'écbafaud. Sous Henri YIII, on avait tenté quelques expéditions dont le but était, soit d'exploiter les pêcheries de Terre-Neuve , soit de décou- vrir ce passage au nord-est que tous les navigateurs ont rêvé. Willougbbv périt dans une de ces expéditions. Mar- tin Frobisher, navigateur hardi et prudent , fit la même tentative sans succès. Trois fois il répéta la même épreuve, toujours suivi de matelots avides qui , comme les Espa- gnols , croyaient marcher à la conquête des régions où germe l'or. On ne craignait pas les naufrages , mais seule- ment de ne pas découvrir les mines que l'on cherchait. L'avarice s'était créé mille superstitions. Apercevait-on des araignées , on creusait la terre sous prétexte qu'elles étaient signes d'argent. Souvent on entassait dans les cales des vaisseaux cette terre qui , une fois lavée , de- vait, à ce que l'on croyait, fournir d'abondantes richesses. Admirez ce mélange de folie et de courage ! On osait s'a- vancer jusqu'aux régions situées aux bords de la baie d'Hudson et l'on ramenait en Angleterre des vaisseaux chargés d'argile.
Enfin, Elisabeth, femme hardie et toujours au niveau des découvertes de son siècle, pensa à former une colonie
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en Amérique. Quinze vaisseaux partirent, montés par un brillant équipage composé de jeunes nobles et de marins. L'idée fixe de tous ces navigateurs était encore de décou- vrir les trésors cachés des régions polaires. On avait arrêté que douze de ces vaisseaux rapporteraient les ri- chesses conquises , et que les trois autres resteraient dans le pavs pour concourir à la formation de l'établissement. En mai 1578, la flotte de Frobisher entra dans la baie d'Hudson, que d'immenses ilôts de glace obstruaient, et où 1 un de ces vaisseaux périt corps et biens. En vain chercha-t-il au milieu de ces brouillards et de ces glaciers l'Eldorado que toute l'Europe avait rêvé. Il parvint, après mille périls, à jeter l'ancre dans le havre de la Comtesse de Warwick. Le sol , composé d'une terre argileuse et noire, séduisit l'avidité des navigateurs, qui en remplirent leurs navires. L'histoire n'a pas dit de quelle manière on disposa de ces étranges trésors qui furent rapportés en Angleterre avec un soin curieux.
Cependant Drake , ancien flibustier , que son métier avait enrichi , découvrait la partie sud du territoire des Orégons. Son exemple tenta la plupart des matelots an- glais, et ouvrit une route brillante à l'exercice de la pira- terie 5 le commerce et la colonisation n'ont pas d'autre hase qu'une industrie régulière et patiente. Pendant que les aventuriers perdaient ainsi leur tems et leur courage dans des expéditions périlleuses qui flattaient leur espoir et leur avidité, les pécheurs de Terre-Neuve enrichis- saient leur pays. Tous les ans, quatre cents vaisseaux par- taient des ports d'Espagne et de Portugal, de France et d'Angleterre , pour les pêcheries de Terre-Neuve. Sir Humphrey Guilbert , beau-frère de Raleigh , influencé par les conseils de ce grand homme qui l'accompagna dans son voyage , partit pour fonder une colonie. Sa première
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en Reprise fut sans succès. Il repartit en 1583 ; et la reine, cette reine despotique qui avait le sentiment de tout ce qui est grand et utile , lui envoya comme cadeau, la veille de son départ, une ancre d'or tenue par une petite statue de femme. Après avoir pris possession de la rivière de Saint-Jean et des environs , il s'avança vers le sud où un vaisseau périt vers la latitude de Wiscasset. Bientôt après, le Squiirel, qui suivait le Hiiid , périt à son tour, au moment où le brave Guilbert , assis sur la poupe , criait aux gens de l'autre navire : Wayez pas peur! on est aussi près du ciel sur terre que sur mer.
Cependant Raleigh ne se découragea pas 5 il voulut coloniser les régions plus tempérées que les protestans avaient récemment choisies. En avril 1584, Philippe Amidas et Arthur Barlow se trouvèrent en face des ri- vages de la Caroline. Après avoir suivi la côte pendant l'espace de cent vingt milles , ils s'approchèrent de File "Wocoeken , où après avoir rendu grâce à Dieu , ils célé- brèrent leur prise de possession. La beauté du pay- sage, les vignes chargées de grappes abondantes qui se penchaient et se baignaient dans les vagues de la mer, la magnificence des bois , la multitude d'oiseaux inconnus et d'animaux sauvages qui peuplaient ces solitudes ; tout donnait aux Anglais l'idée d'un nouveau paradis qui les enchanta , et que l'hospitalité caressante des indigènes leur rendit plus agréable encore. Une fête leur fut donnée dans l'ile de Roanoke par la femme de Granganiméo, père du roi Wingina. Après un séjour de peu de durée, ils emmenèrent en Angleterre deux naturels du pays , Mantéo et Wanchese. Au récit de toutes les merveilles qui avaient étonné les voyageurs, les espérances se ranimèrent et une seconde expédition composée de sept vaisseaux et portant cent huit colons parût pour la Caroline. Le gou-
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verneur de la colonie devait être Ralph Lane , militaire distingué ; sir Richard Grenville commandait la flotte; on remarquait parmi les aventuriers le peintre With , Hariot, grand algébriste , l'historien de l'expédition , et Cavendish, le circumnavigateur. Le premier acte de cette colonie fut encore un acte barbare. Un Indien avait volé une coupe d'argent, Grenville fit brûler un village et dé- truire la moisson ; ainsi s'annonçaient toujours les Euro- péens.
Ils inspirèrent une terreur profonde à ces pauvres gens qui habitaient des cabanes d'écorce, et qui , à beaucoup de douceur naturelle, à des habitudes agricoles, joignaient une adresse manuelle très-remarquable. Ils prophétisè- rent que les Anglais reviendraient un jour, qu'ils tueraient tous les Indiens et prendraient leur place. La prophétie s'est réalisée (1). Après avoir découvert une très-faible étendue de pays, déjà l'équipage découragé songeait à re- gagner l'Angleterre , lorsque vingt-trois voiles parurent en mer. Drake venait visiter la colonie. Au Heu de par- tager leur découragement , il essaya de leur indiquer les moyens de rendre leur établissement utile et durable 5 mais enfin, il céda à leurs prières, les reçut à bord de ses vaisseaux et les ramena dans leur pays. Pendant une année de séjour , ils s'étaient habitués à l'usage du tabac, délassement favori des Indiens indolens. Ce fut là leur unique trophée , et l'usage du tabac après leur retour devint général en Angleterre.
Ainsi se trouvaient déçues toutes les espérances de Ra- leigh. La fuite de Lane avait été une désertion plutôt qu'un départ. Qui croirait que sir Walter osa recom- mencer une tentative si souvent malheureuse? Il réfléchit
(I) VoM'i 11' G*" Xumrro de la r»r.VLE Buitanmoue (juin IS."." }.
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qu'une colonie agricole éUiit la seule qui put prospérer dans le Nouveau -Monde; il choisit pour son établisse- ment nouveau la belle baie de Cbesapcake. Plusieurs familles d'agriculteurs , commandées par Jones White , montèrent à bord des vaisseaux de Raleigb , et la reine Elisabeth , sans consentir à donner un seul schelling à la nouvelle colonie, voulut bien être regardée comme sa marraine. On visita Tile Roanoke où Grenville avait laissé quelques hommes de garnison. Les cabanes étaient détruites et couvertes de végétations parasites, des daims sauvages en habitaient les ruines , des ossemens humains couvraient les champs. La malheureuse garnison avait été massacrée. Dans l'ile de Croatan, on retrouva Man- téo , l'ancien ami des Anglais , avec lequel on renou- vela une vieille alliance, et que, par un étrange caprice féodal , on investit du titre de baron. Cependant , on avait acquis peu de prudence: quelques Indiens se présentèrent avec des intentions bienveillantes , on les prit pour des ennemis, et l'on tira sur eux. Telles étaient toutes les pré- mices des colonies européennes. Quatre-vingt-dix-neuf hommes , dix-sept femmes et deux enfans s'établirent dans l'ile de Roanoke. Ils craignirent que les renforts ne leur manquassent , que le gouvernement ne les ou- bliât , et ils supplièrent leur nouveau gouverneur de par- tir pour l'Angleterre et de leur ramener des ressources. Il partit malgré lui , laissant sa fille Eléonore Dare comme otage entre leurs mains. Peu de tems avant son départ, elle avait mis au jour le premier enfant européen que l'Amérique ait vu naître , et que l'on nomma Virginia Dare.
A son arrivée en Angleterre, il trouva tout le pays ému par les menaces de Philippe , roi d'Espagne, dont l'invincible Armada devait envahir les côtes brilanniques
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et venger la religion catholique outragée. Cependant , les supplications de Whiîe obtinrent l'envoi de deux vais- saeux dont l'un fit naufrage , et dont l'autre rencontra un vaisseau de La Rochelle qui lui donna la chasse et le coula. Les pauvres colons de Roanoke attendirent en vain les secours qu'ils espéraient, et Walter Raleigh, le patron de la colonisation , ayant perdu dans ses tentatives réité- rées plus de quarante mille livres sterling , se trouva in- capable de continuer cette ruineuse entreprise. En 1590, dès que White put aller chercher sa fille et sa petite-fille, l'ile était déjà déserte, une inscription gravée sur l'écorce d'un arbre portait les mots suivans : lie de Croatan. Il fut impossible de visiter celte dernière lie , dans une sai- son de l'année où les tempêtes rendent la mer imprati- cable. On n'eut plus aucune nouvelle de la colonie, et Raleigh , qui envoya cinq fois à la recherche de ces mal- heureux , n'obtint pas plus de succès. Une tradition in- dienne qui s'est perpétuée jusqu'à ces derniers Icms rapporte que Manléo , l'ami des Anglais , accueillit les habilans de la colonie en proie à la disette, et les fit rece- voir dans la tribu des Indiens Hatteras , dont la physio- nomie et la conslilulion semblent en effet indiquer le mé- lange des deux races.
Ruiné par la protection généreuse qu'il avait accordée aux entreprises maritimes , désolé de leur insuccès , per- sécuté par le despotique Jacques, Raleigh, dont la sanlé était détruite et la fortune dissipée j Raleigh , victime de tant d'injustices et auquel la tardive reconnaissance de l'Amérique a consacré , pour monument, une ville de la Caroline du Nord , continua à protéger tous les efforts des navigateurs que tant de désastres n'épouvanteraient pas.
En mars 1633 , Mathieu Gosnold s'embarqua dans une simple chaloupe, traversa l'Atlantique, cl en sept
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semaines se trouva clans la baie de Massachussets. Il dé- couvrit le promontoire qu'il appela le cap Cod , fut le pre- mier Anglais qui toucha la Nouvelle- Angleterre, et finit par entrer dans la baie des Buses. La végétation était tou- jours belle et primitive. Au milieu d'un groupe d'iles , dont la principale fut nommée Ile de la reine Êlisa~ heth , on choisit l'emplacement d'une colonie; mais ceux qu'il avait désignés pour l'habiter craignirent le sort de leurs prédécesseurs, et refusèrent d'habiter l'ilot qu'on leur assignait. Martin Pring et Weymoulh leur succédèrent. Tous s'accordaient à dire que le terrain était fertile et la nature riante : mais le sort des colons qui étaient venus mourir sur cette plage effrayait les nouveaux aventu- riers. Que de victimes en effet, que de cadavres anglais peuplaient ces rives ! Quelle audace n'a-t-il pas fallu pour braver les périls inconnus de l'Atlantique ! Et quels étaient les navires qui le montaient? Des bàtimens de quatre-vingts à quatre-vingt-dix tonneaux. Celui de Frobisher n'en por- tait pas vingt-cinq. Les deux vaisseaux de Colomb étaient sans pont. Deux fois naufragé , ce dernier passa huit mois dans une ile déserte. Hudson , en lutte avec un équipage rebelle , fut jelé sur le vaste Océan dans une petite barque. "VVilloughby mourut gelé. La plupart de ceux qui marchè- rent sur leurs traces n'échappèrent que par miracle à tant de dangers. Cependant la Firginie, ainsi nommée par cette reine amoureuse et coquette qui garda jusqu'à soixante ans ses prétentions de virginité et ses amans , devait être colonisée. Un surplus de population fatiguait l'Angle- terre. Le timide Jacques préférait les guerres théologi- ques aux guerres meurtrières , et une multitude de sol- dats et de matelots à la réforme demandaient de l'emploi. Plusieurs hommes distingués de l'époque, Gosnold, qui avait déjà tenté l'entreprise, Smith, aventurier d'un rarQ
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ffénie, sîr Ferdinand Gorges, homme riche, Richard Hakluyt, le premier historien du Nouveau-Monde, ob- tinrent de Jacques une charte pour la Virginie ; charte arbitraire , reposant sur le monopole et empreinte de vues étroites et despotiques. Un conseil siégeant en Angleterre devait juger tous les différends qui surviendraient. Au roi restait Tautorité législative , à lui devait appartenir le résultat pécuniaire de tant d'efforts. Ainsi , les premières lois données au pavs du monde qui jouit aujourd'hui de la plus vaste liberté furent des lois tyranniques.
On consacra une année aux préparatifs nécessaires 5 et le 19 décembre 1606, cent neuf ans après la découverte de l'Amérique, quarante-un ans après la fondation du premier établissement dans la Floride , trois vaisseaux, portant cinq cents hommes, firent voile pour la Yirginie. On était jaloux de Smith, dont le génie et l'activité avaient conquis cette influence qui leur appartient tou- jours et partout. Le choix des colons était ridicule -, il y avait quatre gentilshommes pour un charpentier. Battus par une tempête, les aventurfers parvinrent à se réfugier dans la baie de Chesapeake : en mai 1607, après dix-sept jours de recherches, on s'arrêta au lieu nommé Janies- towji (ville de Jacques), située à cinquante milles au- dessus de l'embouchure du fleuve. L'arrivée des colons fut signalée par ces discordes auxquelles la vanité et la cupi- dité des Européens les livrèrent toujours en proie dans de telles entreprises. «Placez, ditMontaignc, deuxEuropéens ensemble au bout du monde, dans un désert; au lieu de s'aider, ils se querelleront. » Il y avait déjà rivalité de pou- voir, ambition , envie. Ce ne sont pas des bases solides pour les empires. L'instinct des sauvages leur fit prévoir que l'arrivée des Européens leur serait fatale. « Pourquoi vous irriter, leur dit Powhaltan ? ils ne vous prennent que
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quelques terres inutiles. » Celait le continent tout entier qu'ils prenaient -, c'étaient les races indigènes qu'ils allaient anéantir.
Vers le milieu de juin 1607, le commandant Newport repartit pour l'Angleterre. Il laissa la naissante colonie dans une situation misérable ; la plupart des colons périrent de faim, de froid ou de maladie. Gosnold lui-même suc- comba. Le président RadclifF manquait d'énergie et de prévoyance ; il fallut avoir recours à ce même Smith dont on avait été jaloux. Ce fut lui qui releva le courage et ranima les espérances des colons 5 lui qui , conciliant les indigènes , remplit enfin les greniers vides de ses com- patriotes. Fatigué cependant de leurs conspirations , de leurs intrigues et de leurs continuelles querelles , il les quitta , remonta là rivière Chickahomini , s'enfonça dans l'ihtérieur et fut fait prisonnier par les Indiens. Quelques hommes qui l'avaient accompagné furent aussitôt mis à mort-, lui , conservant son sang-froid , tira de sa poche une boussole , la montra aux indigènes , amusa leur ignorance de ce spectacle, et leur donnant quelques vagues notions de la forme de la terre et du mouvement des astres , il les frappa d'étonnement. Au lieu de le massacrer, on le retint captif. Il demanda la permission d'écrire à Jamestown 5 et quand les sauvages virent ces caractères, regardés par eux comme magiques , communiquer au papier la pensée et les intentions de Smith, leur surprise fut plus grande encore. Conduit en triomphe de tribu en tribu sur les bords du Chickhahomini , considéré comme un être supé- rieur, peut-être comme un dieu , il vit partout les sorciers des nations hidiennes multiplier les invocations pour sa- voir s'il était un génie bienfaisant ou un démon funeste. Smith , dont le caractère était plein de force, restait calme et grave dans cette épreuve de vie et de mort qui se
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prolongea deux mois. Enfin le conseil s-assembla, et tous les chefs célèbres du pays s'y rendirent dans leur plus belle parure. On s'en remit à la décision souveraine du roi Powhattan. Malgré Tintérèt qu'inspirait Smith et la vé- nération qu'on avait pour lui, la terreur qui se mêlait à cette vénération l'emporta 5 on lui rendit tous les hon- neurs dus à un guerrier brave , il baissa la tète et le to- mahawk se leva pour le frapper.
Alors s'élança vers le captif une jeune fille indienne , Pocahontas, la fille chérie du roi Powhattan -, elle supplia le conseil d'épargner cet étranger si habile qui pouvait tout faire , fabriquer des haches pour la guerre , et des bijoux brillans pour la paix. Les guerriers crurent voir dans cette intercession le doigt de la Providence ; ils reçu- rent Smith comme membre de leur tribu , et lui propo- sèrent de les accompagner dans une expédition qu'ils médi- taient contre Jameslown. Cet homme, dont la supériorité de caractère ne se démentait pas, réussit à les dissuader. Il retourna auprès des colons, chargé des présens et sur de l'amitié des Indiens.
A son retour Smith trouva la colonie réduite à qua- rante hommes , prêts à s'embarquer et à déserler. Il étouffa l'émeute au péril de sa vie. Bientôt cent vingt nouveaux colons arrivèrent à Jamestown 5 c'étaient des vagabonds , quelques-uns orfèvres ruinés , qui donnèrent une direc- tion fausse à l'industrie coloniale. On ne pensa plus, dit l'historien de la colonie nouvelle , qu'à chercher de l'or, à le laver, à le raffiner, à creuser les montagnes et à sonder les rivières. Smith luttait en vain contre ce pré- jugé fatal. Il laissa Newport partir pour l'Angleterre sur un vaisseau chargé de terre inutile 5 quant à lui , avec une petite chaloupe, il fit on trois mois deux voyages de près de trois mille milles, remonta jusqu'à la Susque-
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hanna, et pénétra dans le havre de Ballimorc. Partout il liait amitié avec les indigènes. La carte qu'il a tracée , et qui existe encore à Londres, donne une idée très-exacte des rives qu'il a visitées. Bientôt soixante-dix nouveaux émigrés, dont deux femmes, débarquèrent à Jameslown. Encore des gens inutiles aspirant à une fortune subite, et accoutumés à l'oisiveté. « Lorsque vous m'enverrez de nouveaux renforts , écrivit Smith au conseil de Londres, choisissez-moi, je vous prie, des charpentiers , des labou- reurs, des jardiniers, des pécheurs , des maçons. Trente de ces gens-là valent mieux qu'un millier de ceux que j'ai ici. ))
Il fallut toute la force de caractère de Smith pour forcer les gentilshommes au travail. La première loi pro- clamée dans la colonie fut que « quiconque ne travaillerait pas ne mangerait pas. » En 1 609, on n'était parvenu à cul- tiver que trente ou quarante acres de terrain. Pour éloi- gner la famine , il fallut avoir recours à la bienfaisance des Indiens , qui partagèrent leur blé avec les colons.
Malgré tout ce mauvais succès , TAngleterre rêvait en- core, non seulement la colonisation, mais une récolte abondante de trésors américains. L'esprit public favori- sait ces entreprises. Une foule de malheureux , que l'An- gleterre ne pouvait nourrir, demandèrent la permission de s'expatrier, et cinq cents émigrés , montés sur le vaisseau que commandait l'amiral Xev.port , partirent pour la Vir- ginie. C'étaient des jeunes gens perdus de dettes , des banqueroutiers, des joueurs ruinés , des faussaires graciés. Une nouvelle charte, beaucoup plus étendue que les pre- mières , avait été accordée à lord Delaware , nommé gouverneur et capitaine-général de la colonie , et qui , peu de tems après, devait venir la visiter. Le vaisseau amiral toucha un écueil des Bermudes et périt 5 une petite em-
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barcation coula bas. Sept vaisseaux seulement atteignirent le lieu de leur destination.
Smith avait commencé à établir son autorité sur la troupe turbulente qu'on lui envoyait , lorsqu'un accident, l'explosion d'un baril de poudre à canon , le mutila. Il alla chercheren Angleterre les secours de Tartqui manquaient à la nouvelle colonie. A peine l'avait-il quittée , l'anarchie s'en empara. Rendons hommage à cet homme vraiment grand, qui ne reçut , pour prix de ses sacrifices et de son courage , ni un pied de terre ni une parole de reconnais- sance. Plus de vingt fois il avait sauvé la colonie. Il est impossible d'unir à plus d'énergie d'action un bon sens et une sagacité plus constante. En butte à la jalousie de tous les colons , il était devenu leur roi par la seule puissance de sa supériorité. C'était une nature d'homme ferme, droite, sans artifice , sans crainte , et pleine de ressources. Il répétait sans cesse aux Anglais : « Vous demandez des trésors à la Virginie : elle n'a rien à espérer que du tra- vail. »
Bientôt la colonie imprévoyante dévora son patri- moine , blessa les Indiens , négligea tous les moyens d'as- surer son avenir , et fut décimée par la famine. Six mois après le départ de Smith, les quatre cent quatre- vingt-dix colons étaient réduits à soixante. Quelle fut la douleur de sir Thomas Gâte , échappé à son naufrage sur les roches des Bermudes, lorsqu'il trouva , au lieu d'une colonie florissante , ces soixante fantômes! Tel était le dé- sespoir des colons, qu'ils voulaient mettre le feu à la ville naissante où ils avaient été si malheureux. Lord Dela- ware eut grand' peine à les ramener. Il fit célébrer une cé- rémonie solennelle et religieuse pour demander à Dieu raffermissement de la colonie et la fin de ses misères. A force de fermeté , il avait réussi à ramener la confiance et
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l'amour du travail parmi les colons , lorsque sa santé , al- térée par les fatigues et le climat, le força de repartir pour l'Angleterre. On commençait à se lasser de cet établisse- ment toujours détruit et toujours reformé. La Virginie était un sujet de sarcasme pour les théâtres de Londres. Cepen- dant , sir Thomas Dale ariivait avec un nouveau renfort et un code dont toutes les pages étaient trempées dans le sang humain, et dont Tunique base était la loi martiale. En 1 61 1 , sir Thomas Gâte vint à son tour, amenant trois cents émigrés nouveaux. On avait eu le bon sens de charger son navire de provisions nombreuses et d'un troupeau de cent porcs qui fut un bienfait immense pour la colonie. De cette époque seulement date la colonisation virginienne. Sept cents hommes composaient l'établissement; on assigna à chaque homme quelques acres de terrain , mesure indis- pensable à laquelle on n'avait pas songé , et qui , en fon- dant la propriété individuelle, activait l'unique ressort de l'industrie. On vit les colons exécuter en un seul jour pour eux-mêmes ce qu'ils n'exécutaient pas en trois jours pour la communauté. En même tems , une nouvelle charte donnait à la corporation des colons virginiens une forme démocratique. On lui laissait le soin de discuter ses propres intérêts 5 et, tandis que l'on crovait s'armer d'une pré- caution assez forte en se réservant les bénéfices futurs, on jetait, sans le savoir, les premiers fondemens de l'in- dépendance américaine.
Vous vous souvenez de cette jeune fille qui s'est déjà montrée comme l'ange sauveur de Smith , la jeune Poca- hontas , fille de Powhattan. C'est l'héroïne sauvage des premiers tems delà colonisation. Frappée de la supério- rité des Anglais, elle les avait constamment protégés 5 très-jeune à l'époque où elle avait sauvé Smilh, sa beauté s'était développée avec les années. Un nommé Ai'gall , à
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la tête d'une troupe de fourrageurs , rencontra Pocahon- tas, l'enleva, la conduisit à Jamestown et envoya de- mander sa rançon. Pendant la captivité de Pocahontas , les colons furent frappés de sa beauté délicate , de sa grâce naïve , de sa facilité à apprendre l'anglais. Un nommé John Rolfe, âgé de vingt-deux ans, pénétra jusqu'à elle, lui plut et la demanda en mariage. Une ambassade fut en- voyée au vieux chef Powhattan , qui accepta avec joie ce moyen de conciliation. Le mariage fut célébré avec une espèce de splendeur , et la paix fut scellée entre les Eu- ropéens et les indigènes. Plusieurs tribus se déclarèrent vassales du roi Jacques. Pocahontas partit pour Londres avec son mari , et fut reçue à la cour : son élégance natu- relle, son esprit gracieux et ingénu , et sa beauté que la teinte brune de sa peau rendait plus piquante sans en détruire le charme , firent long-tems l'admiration de Londres, où elle tint sa place parmi les femmes célèbres du tems , et donna le modèle d'une conduite exemplaire jusqu'à sa mort.
A peine la colonie anglaise commençait-elle à fleurir, elle devint usupatrice et envahissante. Les Français avaient formé un petit établissement à Port-Royal. Ar- gall, que nous avons déjà nommé, homme entreprenant et fougueux , surprit et détruisit de fond en comble la co- lonie française : ce fut le premier acte d'hostilité entre les Anglais et les Français dont l'Amérique fut le théâtre : une escarmouche de pirates et de maraudeurs qui , un siècle plus tard , devait se transformer en guerre sanglanlo et se renouveler encore pour fonder la liberté de l'Amérique. Il s'agissait , à l'époque dont nous parlons, de deux ou trois acres de terre que personne ne pouvait cultiver.
Déjà les Hollandais s'étalent établis à Mamhattan qui
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leur servait de relâche et de point de dépôt. Argall, à son retour de l'Acadie, parut au milieu d'eux, les traita comme ses vassaux , et exigea leur hommage. A peine avait-il quitté la côte , les Hollandais recommencèrent paisiblement leur trafic.
Sir Thomas Dale, celui qui avait mis en vigueur la loi martiale , peut-être nécessaire au milieu de cette colonie turbulente, avait réglé le partage des terres d'une ma- nière inégale et injuste, sans doute, mais qui enfin don- nait aux cultivateurs l'espérance et le droit de devenir pro- priétaires du sol. Cette répartition sauva la colonie. Peu à peu la manie des chercheurs d'or se dissipa. On com- mença par donner à lindustrie une mauvaise direction, on voulut fabriquer du verre , du savon et de la résine : pour ces objets, les colons ne pouvaient soutenir la concurrence des nations des bords de la Baltique. Enfin on songea , en 1615, à la culture du tabac. Le tabac fit la richesse de la Virginie. Jardins , champs , places publiques , jusqu'aux rues de Jamestown , tout fut semé de tabac. On se payait en tabac : c'était le symbole général de la richesse publique. L'industrie virginienne s'éveilla , et les colons ne songeant qu'à multiplier leur gain s'éparpillèrent sur le sol, au lieu de se grouper pour se défendre en cas d'attaque. Au milieu de cette prospérité, Argall, qui par ses intrigues et son influence était devenu gouverneur, abusa du pouvoir que la loi martiale lui conférait et de- vint tyran. Il réduisait les uns en esclavage, confisquait les biens des autres , et la colonie opprimée fut obligée d'adresser une requête à la compagnie de Londres qui destitua Argall et le remplaça par Yeardlev, homme po- pulaire et dont l'administration fut bienfaisante et paci- fique.
Sous son gouvernement , l'Amérique vit poindre la
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première aurore de la liberté législative. La compagnie de Londres venait de limiter l'autorité du gouverneur par la nomination d'un conseil chargé de contrôler ses actes. Il s'assembla pour la première fois, en juin 1619, à James- town : époque mémorable à laquelle se rapporte , comme un germe inaperçu , la liberté future du continent améri- cain. Une fois engagés dans cette route de succès , les colons ne s'arrêtèrent pas. Edwin Sandys, nouveau tré- sorier de la compagnie , et qui déjà avait corrigé plus d'un abus et réformé plus d'une faute , fit partir pour la Virginie, en une seule année, douze cent soixante-et-une personnes , entre autres quatre-vingt-dix jeunes filles qui devaient épouser des colons. L'année suivante , quatre- vingt-dix autres jeunes personnes partirent à leur tour. C'étaient des jeunes filles pauvres , mais honnêtes et la plupart remarquables par leur beauté. Le prix d'une femme variait de cent vingt à cent cinquante livres de tabac 5 et l'on décida que de toutes les dettes , celle-là se- rait payée la première. Quoi qu'il en soit de ce marché qui paraît étrange , il apporta une grande amélioration dans l'état de la colonie. L'esprit de famille se répandit de plus en plus : il est le père de toutes les vertus sociales.
Pour compléter et asseoir la base sur laquelle devait reposer une colonisation si péniblement commencée, il fallait encore la liberté civile. Les Virginiens l'acquirent sous la protection du duc deSouthamptom, ami de Sbaks- peare, de sir Edwin Sandys et du parti patriote d'Angle- terre : une nouvelle charte soumit la Virginie aux mêmes lois qui régissaient l'Angleterre. La libéralité et la justice de cette charte, dans une telle époque, est digne d'attention et fait le plus grand honneur à ceux qui l'ont provoquée. Elle instituait un gouverneur élu par la compagnie, un conseil permanent élu par elle, une assemblée générale et
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annuelle composée du conseil et de deux députes envoyés par chaque plantation. Le conseil exerçait l'autorité lé- gislative , et le gouverneur avait le droit du 'veto. Les dé- libérations du conseil devaient être ratifiées par la com- pagnie de Londres , et celles de la compagnie de Londres devaient être ratifiées par le conseil. Les cours de justice étaient régies par les mêmes lois qui gouvernaient celles d'Angleterre.
Ainsi, le gouvernement représentatif , le jury, l'élec- tion , tout était consacré. Voilà le vrai berceau de la li- berté américaine. Honneur immortel à ces deux hommes qui, vivant sous la loi d'un roi théologien et puérile , firent pénétrer dans les institutions du Nouveau-Monde cette sève d'indépendance que les calamités de leur pays ne cessaient point de combattre, et qui se développa si glorieusement.
(North Americaji JRewiew.)
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PROGRÈS ET DÉCADENCE
PEINTURE EN ESPAGNE.
Quel peuple est plus fier que le peuple espagnol ? Toute riiistoire porte témoignage de sa fierté 5 mais au milieu de cette fierté si haute, il est singulier que l'on rencontre peu de traces d'amour-propre. Le véritable Espagnol , l'Espagnol du vieux tems , reste , silencieux et confiant en lui-même , appuyé sur le sentiment de sa propre force , de ses vertus et de sa vaillance. Altier , impérieux , sou- vent voué à une idée fixe , plein de grandeur dans ses dé- fauts^ ceux qui veulent le régénérer en détruisant tout son vieux génie se trompent grossièrement. C'était ce génie lui-même qu'il fallait régénérer. Dans le drame , dans la poésie et dans la peinture, comme dans l'histoire, l'Espafjnol a quelque chose d'héroïque qui se distin- gue plutôt ])ar des faits et par des exemples que par des dissertations critiques et un grand étalage de mois.
Les Italiens, au contraire , doués d'un esprit fécond , pénétrant et souple , mais un peu charlataniquc , n'ont pas eu seulement le don et la facilité des créations artisti- ques : le talent de se faire valoir leur appartenait avant tout. Nation intéressante par son éclat , sa verve et sa belle compréhension de la nature , surtout sous le rapport phy-
PROGRÈS ET DÉCADENCE DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 49
sique ; à peine avait-elle produit des chefs-d'œuvre , elle les proposait pour modèles à l'Europe entière. Tout grand artiste était un triomphateur, un valiente uonio. Il y avait pour lui des couronnes, des fleurs, des médailles, des arcs de triomphe. C'était un bel élan de lu nation que celui qui divinisait de leur vivant Raphaël et Michel-Ange. Yoyez-la recueillir avec soin les plus minces détails relatifs à tous ses graveurs, à tous ses artistes, à ses plus minces poètes. C'est ainsi qu'au seizième siècle , l'Italie , centre de lu- mières, commanda l'admiration de l'Europe. Elleenvovait des historiens dans tous les pays connus , elle avait des poètes et des sonnets pour toutes les conquêtes 5 elle avait des peintres et des sculpteurs pour tous les princes. Si ses prétentions étaient hautes , le talent varié de ses enfans justifiait ces prétentions. Elle se parait de tous ses souve- nirs, de toutes ses ruines 5 elle évoquait toutes ses grandes ombres-, elle recueillait dans des musées magnifiques tout ce qu'elle avait de monumens et de chefs-d'œuvre : métropole du catholicisme, elle invitait les étrangers à ses fêtes , et le monde entier y accourait. Elle faisait jouir des productions de ses arts toute l'Europe civilisée.
L'Espagne, au contraire, se renfermant dans ses pro- pres limites, d'un caractère plus ferme et plus entier , dé- daignait de se proposer comme type à l'enthousiasme des peuples. Son plus remarquable chef-d'œuvre littéraire , le Voji Quichotte de Cervantes , est une moquerie des dé- fauts même inhérens au caractère espagnol. Sans pré- tendre, comme les Italiens, relever l'art dramatique, ressusciter Sophocle et Ménandre et donner les règles du théâtre à tous les autres peuples, Lope de Vega et Calderon fournissaient , avec une inconcevable fécondité , des intri- gues et des sujets de pièces à tous les dramaturges français, anglais, allemands, italiens même, qui ont paru depuis.
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50 PROGRÈS ET DÉCADENCE
L'école de peinture espagnole a procédé de la même ma- nière. Elle est aussi grande , aussi belle , aussi féconde > nous le pensons du moins, que l'école italienne. Si les Espagnols cultivèrent les arts , ce fut moins pour faire pa- rade de leur talent, moins peut-être pour suivre un pen- chant intime à reproduire la beauté de la forme, que pour orner leurs églises d'images qui reproduisissent dans toute son exaltation la force du sentiment religieux , leurs pa- lais, de tableaux qui perpétuassent le souvenir des exploits héroïques de la nation. Aussi le sentiment religieux et hé- roïque est-il peut-être plus vivement prononcé , plus hau- tement caractérisé dans les tableaux espagnols que chez les Italiens. Ces derniers , dont le génie pour les arts est si admirable, se sont peut-être éloignés quelquefois par ce génie même de la véritable inspiration chrétienne. Il y a dans le génie de Michel-Ange, comme aussi dans celui de Dante , quelque chose qui se rapproche du génie gi- gantesque de l'ancien paganisme. La nudité des figures , l'expression à demi voluptueuse des têtes, l'éclat bizarre des accessoires chez les maîtres de l'école vénitienne , tout en excitant la surprise et même lenthousiasme sous le rapport de la perfection de l'art, s'éloignent assuré- ment du spiritualisme chrétien. C'est en Espagne que toutes les têtes de vierge sont idéales , que la spiritualité catholique domine sans obstacle et sans contre-poids. Il €st impossible de contempler certaines productions de Ye- lasquez , de Murillo et de leurs émules , sans que le cœur le moins porté aux dispositions ascétiques ne se sente ému d'un sentiment de dévotion qui le surprend malgré lui. Dans leur littérature , les Espagnols se sont également distingués par deux talens placés à la limite extrême et opposée des productions de l'esprit : le génie lyrique , et la .peinture des m(rurs vulgaiies. D'une part , l'entliDusiasme
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le plus ardent et le plus vrai anime leurs grands poètes ly- riques ; de l'autre, rien n'est plus piquant, plus bur- lesque et plus bizarre que ces compositions picaresques , essentiellement espagnoles , qui ont servi de modèle à Guzman d yJ Ifaraclie et à Gil Blas. Les louanges de rëternel et la vie des gueux , voilà , il faut en convenir , d'étranges points de rapprochement : à côté de l'exalta- tion romanesque et religieuse , la bassesse des goûts et l'intrigue affamée; quel contraste! Mais ne vovez-vous pas que ce contraste même s'explique admirablement bien par le caractère et les mœurs de l'Espagne. Le plus grand homme que ce pavs ait produit n'a du son im- mense supériorité qu'au talent avec lequel il a su fondre et combiner ce double caractère. Don Quichotte est che- valeresque 5 Sancho est picaresque. Dans les chefs-d'œuvre des peintres espagnols , même observation. Ils excellent dans ce qu'il y b de plus grand ; ils excellent dans ce quil y a de plus bas. A coté des vierges vraiment célestes des grands maîtres espagnols , vous trouvez avec étonnement des gueux dans leur tanière, des scènes d'ivrognes, de bohémiens et de bohémiennes^ des meudians en lambeaux, de vieilles diseuses de bonne aventure , des tableaux d'in- térieur qui ne rappellent pas la manière flamande , et qui sont d'une singulière originalité. Au milieu de détails sou- vent repoussans, c'est une fraicheur, une vie, une cha- leur, qui surprennent. Le soleil qui éclaire ces tableaux semble les échauffer; l'admirable relief des figures, la ma- gie du coloris, la largeur du pinceau, relèvent la vulgarité desobjets reproduits. Ce n'est pas, commedans les tableaux flamands, une minutieuse imitation delavie domestique: une théière peinte en un mois, un panier de carottes au- quel on a sacrifié une année; c'est le coloris vénitien par-
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venu à un degré de chaleur plus intense et jetant un vernis poétique sur de misérables détails.
Ce qui prouve que les Espagnols ont cultivé les arts pour eux-mêmes , c'est le peu de documens que l'on a sur leurs peintres et le petit nombre de tableaux espagnols qui se trouvent à l'étranger. La collection du maréchal Soultest unique en Europe. Il y a en Angleterre quelques bons ta- bleaux espagnols , mais qui ne s'élèvent pas à plus d'une douzaine. Le musée de Paris possède en tout six tableaux espagnols. Impossible d'arracher aux sanctuaires les chefs- d'œuvre qui les décorent. C'est dans toutes les villes d'Es- pagne, dans chaque église, dans chaque cathédrale, dans chaque couvent, que sont dispersés les plus beaux ouvrages des Ribera et des Murillo. Au lieu de les trouver renfer- més dans un musée, ce n'est qu'en voyageant à travers toute l'Espagne que l'on peut connaître le mérite et la grandeur de cette école. Ces tableaux sont dispersés à Ca- dix , à Séville, à Cordoue, à Badajoz, à Grenade, à Va- lence, à Valladolid, à Madrid et dans les palais royaux. Chaque tableau , chaque statue , sont devenus des objets d'adoration attachés à l'autel lui-même , et qu'on ne pour- rait enlever sans sacrilège. Les artistes ont peu visité l'Es- pagne, et la plupart de ces grandes compositions n'ont pas même été reproduites par le dessin et la gravure.
L'impulsion artistique a été donnée aux Espagnols par les Italiens, qui ont jeté toute TEuropo dans la voie des arts. Comme les Romains, les Espagnols du moyen- âge cherchaient à s'illustrer par des actes et non par des tableaux. Les Italiens de la même époque ne sont pas sans ressemblance avec les Grecs. « La Grèce captive , devenue la maîtresse de son maître , dit un poêle latin , porta dans le Latium farouche la culture des arts qu'elle
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pratiquait. » C'est ainsi que l'Espagne conquérante alla puiser aux sources italiennes le goût de la peinture et de la sculpture. On vit des hommes tels que Diego, Hur- tado de Mendoza , ambassadeurs en Italie ou chargés de gouverner les cités conquises avec la rigueur et la sévérité qui ont toujours caractérisé les maîtres espagnols , em- plover leurs loisirs à pénétrer dans le génie littéraire du pavs vaincu , à s'imprégner de ce génie. Les biblio- thèques d'Italie firent l'éducation de cette nation guer- rière , qui s'était emparée de Naples et de la Sicile , et qui menaçait toute la Péninsule italique. Une multitude de manuscrits précieux enrichirent les couvens espagnols. Des hommes qui avaient toujours porté la cuirasse et ma- nié l'épée apprirent de Pétrarque l'art de rimer des vers amoureux. Le génie poétique espagnol , originairement énergique et dévot, mais privéde raffinement et d'élégance, changea de forme, lorsqu'un jeune soldat, Garcilaso de la Yéga , qui mourut à trente ans , eut importé dans son pays la mélancolie plaintive et la douceur élégiaque des chantres italiens. C'était précisément là l'effet que la Grèce avait produit autrefois sur Rome victorieuse. Le génie poétique des Romains, tel qu'on en retrouve encore des traces rares dans Lucrèce , génie religieux , agricole, rus- tique et guerrier, céda à l'influence de la supériorité grecque et s'amollit, se polit, se façonna pour devenir ce qu'on l'a vu sous la loi de Virgile et d'Ovide. De même l'esprit espagnol , essentiellement profond et sévère, subit une métamorphose commandée par le contact des mœurs italiennes 5 en échange de la force et de l'originalité qui le distinguaient , et dont il perdit une partie , il acquit de la grâce , de l'élégance , et le sentiment exquis du goût. Un caractère plus oriental , plus méditatif à la fois et plus ardent sépare les Espagnols des Romains, Ces derniers ,
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hommes tout politiques , nés pour le camp et le sénat , dé- daignaient et repoussaient les arts que leur république pri- mitive reléguait parmilesarausemens indignes de l'homme. Le catholicisme espagnol, au contraire, devait tôt ou tard favoriser le développement des arts. Les Romains , sans le secours des Grecs, auraient créé de grands ouvrages d'utilité publique, des aqueducs, des ponts, des amphi- théâtres, des grandes routes magnifiques. Jamais ils n'eussent pensé à couler le bronze , à tailler le marbre , à couvrir le canevas ou les lambris de leurs édifices de splen- dides images. L'art , proprement dit , n'était pas utile à la vie publique, et c'était surtout à l'utile que les Romains vouaient un culte.
En Espagne au contraire, même sans le secours de l'Ita- lie , il aurait bien fallu que les arts vinssent à germer tôt ou tard. Navarette, Zurbaran , Murillo . ne sont pas des imitateurs patiens de Titien ou de Rubens. Ce n'est pas comme à Rome, à force de travail et en copiant servile- ment le modèle, qu'ils ont créé leurs chefs-d'œuvre. Un caractère tout particulier, tout national, les distingue; on ne peut s'y méprendre ; c'est le ciel de l'Espagne, c'est le soleil de l'Espagne , ce sont les mœurs espagnoles. Sans doute les Italiens furent leurs maîtres ; ils reçurent de l'Italie mille leçons utiles , quant à la ])arlie technique et matérielle de l'art. Sous l'aile des Raphaël et des Ti- tien , les progrès de la peinture espagnole furent plus ra- pides que s'ils eussent été leurs propres maîtres. Ils durent à l'Italie des exemples et des préceptes : ils ne durent leur génie qu'à eux-mêmes et au caractère national.
L'époque où les Espagnols s'allièrent à Tllalic d'une ma- nière intime, était grande et féconde. Un petit peuple de guerriers sans nom venait, par l'union de la Castille et de l'Aiagon et par la conquête du dernier royaume maure , de
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s'élever au rang des nations indépendantes. La même année vit la croix clirélienne dominer l'Alhambra, traverser l'At- lanlique et conquérir un nouveau monde. Les trésors du Mexique s'offraient à 1 E5j)agne, pendant que ses conquêtes en Italie lui ouvraient la carrière des arts. Les philosoplies ont observé que la plus {grande partie des richesses nou- vellement acquises avaientété se perdre dansles coffres du clergé-, cela est vrai. Ils ont dit aussi que Tesprit exclusi- vement catholique et monacal de cette contrée a du rétrécir la sphère, borner les efforts et éteindre Tenlhou- siasme des artistes espagnols. Nous admettons en effet que les sujets sacrés ont envahi la presque totalité des travaux exécutés en peinture, en architecture et en sculpture; sous le rapport de l'économie politique , et peut-être aussi de la morale privée , nous ne contesterons pas la fatale prépondérance contre laquelle les penseurs du dernier siècle se sont élevés si fortement. Mais quant à l'effet dé- létère de cette prépondérance sur les arts, nous en dou- tons beaucoup. La grande peinture, la peinture historique ne prospère que sous la protection des grandes corporations assez opulentes pour récompenser dignement l'artiste, assez puissantes pour l'honorer, propriétaires de palais et de temples où ses chefs-d'œuvre apparaissent dans tout leur éclat. C'est la force du clergé au moven-àge qui a fait les cathédrales gothiques ; jamais prince n'en fût venu à bout. Voyez ce qu'est devenue la peinture historique en Angleterre; ses particuliers si riches, son aristocratie qui possédait tant de trésors , n'ont jamais pu lui donner une existence convenable. L'art s'est rétréci , on a fait le por- trait et le paysage pour satisfaire aux jouissances indivi- duelles ; la peinture a donné à ses œuvres la forme , la dimension et l'importance qu'exigeait la place qu'elle de- vait occuper. Les fresques du Vatican , les merveilles pit-
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toresques dont l'Italie est semée, celles d'un autre ordre et d'un mérite presque égal qui remplissent les cathédrales espagnoles , sont écloses sous l'influence protectrice de ce haut clergé, dont la domination effraie encore les esprits. Jusqu'au seizième siècle, il est hien difficile de fixer avec précision l'état de la peinture en Espagne ; cependant dès l'année 1291, au milieu des guerres civiles suscitées par les maisons de Haro et de Lara , Rodrigo Estevan est peintre du roi Sanche IV. Quel était son talent? quel était son style? c'est ce qu'il est bien difficile de décider aujourd'hui. Pendant près d'un siècle , l'histoire ne fait mention d'aucun autre artiste. En 1376, le maître Jaymes Castavls exécute les statues de la façade princi- pale de l'église de Tarragone. Peu de tems après, Hen- riqueet Hernan Gonzalez ornent de statues les magnifiques tombeaux de la cathédrale de Tolède. Vers le commence- ment du quinzième siècle, les arts se développent avec plus de force-, l'architecture et la sculpture, étroitement alliées depuis que la religion catholique a créé ses belles cathédrales , marchent ensemble d'un pas égal et rapide. On compte jusqu'à vingt-trois artistes qui travail- lent aux ornemens de la rathédrale de Tolède. Bientôt on fait venir des peintres étrangers sous les règnes turbu- lens mais brillans de Juan P' et de Juan II. Gérard Slarnina etDello, tous deux élèves d'Antoine Veneziano, sont anoblis. S'il faut en croire Vasari , Starnina , homme grossier et sans éducation , apprit en Espagne les bonnes manières et le ton d'un gentilhomme. Dello est en- core plus célèbre; il commença par s'occuper de la sculp- ture , fit ensuite des tableaux de petite dimension et fut très-honoré en Espagne , où Juan II lui conféra l'ordre de chevalerie , et lui permit de retourner à Florence pour y jouir de la réputation et des richesses qu'il avait acquises,
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L'histoire du vaniteux Dcllo, telle que la rapporte Vasari, est vraiment curieuse. Il voulait que le sénat de Florence sanctionnât le titre que le roi d'Espagne lui avait conféré , et même il exi(jeait que son investiture se fit avec une so- lennité toute spéciale. Sans attendre la réponse du sénat , que d'aussi hautes prétentions devaient étonner, il quitta l'Espagne , et de retour à Florence , il y fit une entrée presque triomphale, monté sur un cheval que recouvrait une housse de pourpre , et vêtu lui-même de brocard d'or enrichi de pierreries. Il avait été pauvre apprenti dans la même ville , et quelques-uns de ses camarades le reconnurent en passant. Ce fut alors un bruit de huées, un concert de sifflets qui le poursuivirent jusque dans sa demeure. Les compagnons de sa jeunesse et de sa pauvreté ne lui pardonnaient ni son opulence, ni son orgueil. Forcé de quitter Florence pour l'Espagne, il revint mourir à Madrid où il est enseveli. L'humiliation qu'il avait subie ne l'avait pas corrigé ; jusqu'à ses derniers jours il ne se mit à l'œuvre, et ne peignit ses tableaux qu'ayant devant lui un tablier de brocard. Ornemaniste distingué, ce fut lai qui décora l'intérieur de la plupart des palais, où il introduisit le premier la manière et le goût italiens. L'admiration qu'on eut pour lui prouve le peu de progrès des arts à celte époque. Le stvle des ornemens était déjà très-précieux , très-recherché , très-délicat dans le moyen- àge; et Dello semble plutôt avoir continué et amélioré ce style, qu'avoir opéré une révolution dans la peinture. Le même genre de mérile appartient à maitre Rogel, flamand, célèbre pour avoir décoré de j)einlures très-finies et bril- lantes un oratoire des chartreux de Miraflores. Leur contemporain, maitre Georges Inglès, sans doute an- glais de naissance , comme son prénom semble l'attester, brilla auprès d'eux sans les éclipser j ce fut lui que le
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marquis de Santillane chargea de peindre le maitre-autel de son hôpital de Buytrago. Au-dessus du maître-autel devait se trouver le portrait du marquis, et l'on ne peut trop regretter le hasard ou l'incurie qui ont fait dispa- raître ces ouvrages, si précieux comme portraits et sous le rapport de l'histoire de l'art. On a conservé un hien petit nombre de ces antiques productions; Séville possède en- core quelques peintures de Juan Sanchez de Castro et de son élève Juan Nunez.
Pour se faire une idée des efforts et du talent des ar- tistes de cette époque , il faut les voir réunis sous le pa- tronage d'un chapitre ecclésiastique , concourir à l'orne- ment d'une cathédrale, tous animés du même sentiment pieux, confondant leurs noms et absorbant leur gloire personnelle dans la grande idée qui les occupe. En 1500, dix-huit artistes sont occupés à décorer le maitre-autel de Tolède sous la direction du chapitre de la même église. Il y reste encore des fragmens de peintures admirables qui rappellent, pour le stvle, les compositions simples, bien senties, mais un peu raides , du Pérugin. Soit qu'on les attribue à Juan de Borgona ou à Pierre Berruguelte, elles sont très-remarquables de pensée et d'exécution. Quel- ques petits villages qui , pendant les troubles de la guerre et le laps des siècles, ont conservé précieusement leurs vieux tableaux d'autel, offrent aujourd'hui même les débris curieux de ces anciennes peintures. Ainsi, on ad- mire à Mobk'do de Chevala, petit hameau voisin de l'Es- curial, un tableau de Rincol, élève, à ce qu'on croit, de Dominique Ghirlandaio -, l'un des premiers qui s'affran- chirent de la sécheresse et de la froideur gothi([ue , pour étudier , dans la nature , la rondeur des formes et les phé- nomènes de la perspective.
L'artiste alors n'était , à proprement parler, qu'un ou-
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vrier de Téglise; on exi;^eaitde lui qu'il fût doreur, cise- leur, sculpteur. Le tableau qui sortait de son pinceau n'était jamais isolé des autres ornemens du maitre-autel ; il fallait que le cadre et la peinture , les ornemens et le fond fussent exécutés par la même main. Cependant l'art italien ne cessait de suivre une route progressive. Les Al- lemands, de leur coté, ayant à leur tête Albert Durer et Hol- bein, cherchaient une imitation de la nature plus stricte , plus immédiate, jilus minutieuse. Les rois d'Espagne, dont la puissance était gigantesque , n'oublièrent rien pour fa- voriser l'essor des arts dans leur pavs. Les plus illustres étrangers, François Pisan , Jérôme Bos , enfin le grand Titien , reçurent des encouragemens et des commandes de la cour et de l'église espagnoles. Fernando Gallego imita Durer de si près , que le peintre français Lebrun ne put décider si un oratoire peint par le premier de ces ar- tistes n'était pas l'œuvre du second.
Nous retrouvons en Italie, dans cette grande école des arts, beaucoup de peintres espagnols : entre autres Alonzo Berruguette , l'un des élèves de Michel-Ange , et que Charles-Quint choisit pour peintre etsculpteur delà cour. Le premier, Berruguette, importa en Espagne le stylegran- diose de sculpture et les larges masses architecturales de Michel-Ange. Avec lui commence une nouvelle époque dont l'Alcazar deGrenade , construitpar ordre de Charles- Quint, offre un exemple intéressant. Les ornemens y abon- dent , sans cette surcharge de mauvais goût qui déparait autrefois les édifices. Les détails sont italiens, et l'ordon- nance générale est gothique. Les connaisseurs espagnols ont donné à ce genre le nom de plateresque , stvle de joaillerie , expression singulière qui rend assez bien l'as- pect général de cette architecture. Le chœur de la ca- thédrale de Tolède dont les sculptures en bois ont été des-
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sinées par le même artiste , sont un modèle de ce genre.
On serait tenté de croire que la fierté des Hidalgos devait regarder la profession des arts comme indigned'eux. Cepen- dant, le troisième fils de don Diego de Guevara, don Felipe, destiné par sa naissance aux plus hautes fonctions, se livre tout entier à la passion que lui avait inspirée l'art de pein- dre. Comme il accompagnait son père à Bologne , il y fit la connaissance de Titien, qui lui donna les premiers prin- cipes de son art. Non seulement il se distingua comme peintre, mais comme critique. Ses commentaires sur la peinture ont été publiés à Madrid par Ponz-, il ne reste d'ailleurs aucun tableau de lui ^ l'histoire rapporte qu'il se battit avec bravoure devant Tunis.
Parmi les artistes étrangers qui influèrent par leurs travaux et leurs exemples sur l'école espagnole, citons encore deux Flamands : François Frutel et Pierre de Cam- pana, élèves assez habiles des écoles romaine et vénitienne. Le fameux Murillo avait coutume de se mettre à genoux et de prier devant une descente de croix peinte dans la cathé- drale de Séville par Campana. Un soir qu'il y était resté trop long-tems, le bedeau, qui voulait fermer les portes, lui frappa sur l'épaule : « J'attends, dit Murillo en se rele- vant , que ces saints hommes aient fini leur prière. »
-Le goût italien pénétrait de toutes parts en Espagne. Un artiste, Louis de Vargas, après avoir passé vingt-huit ans en Italie, rapporta dans son pays un goût si complè- tement modelé sur celui de Raphaël et de Perino del Vaga •que l'on serait tenté de lui reprocher cette complète as- similation (pii lui enlève tout caractère national. Nous ne sommes point partisans de ce développement factice qui détruit la nationalité et qui confère à un peuple, au moyen d'une éducation artificielle, tous les caractères d'un autre peuple. Cependant Louis de Vargas que l'on doit classer
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parmi les peintres italiens plutôt que parmi les peintres espagnols , occupe une belle place dans l'histoire de l'art moderne. Il possédait à un haut degré la science des rac- courcis. On rapporte que l'un des élèves de Michel- Ange, Pierre de Alesio , romain , avait été chargé de peindre un Saint Christophe dans la cathédrale de Séville où Vargas peignait Adam et Eve. Le relief singulier de la jambe d'Adam parut si remarquable au peintre italien, qu'après avoir fini son Saint Christophe, il s'écria : Fia vale la tua gamba que clie il iiiio San Cristoforo. « Ta jambe vaut mieux que mon Saint Christophe. » Quand même il faudrait reléguer cette petite anecdote parmi les contes nombreux qui se sont mêlés à la biographie des peintres , le tableau, qui a conservé le nom de la gamba, mé- rite les éloges des contemporains et ceux des connais- seurs , qui cependant désireraient qu'une exposition meilleure leur permit d'en apprécier tout le mérite. Le maître-autel représentant la naissance du Christ, par le même artiste , est vraiment admirable : malheu- reusement Vargas a souvent peint à fresque , et le tems , l'humidité, le défaut de soin ont anéanti la plupart de ses productions. Celui de ses ouvrages qui est le mieux conservé décore l'autel d'une des cahpelles latérales de Sainte-Marie-la-Blanche. Le Sauveur est représenté mort entre les bras de sa mère , sous les yeux de la Madeleine , de saint Jean et de quelques autres personnages. Tout est simple et naturel dans cette composition qui forme le contraste le plus parfait avec le style recherché , tour- menté, des écoles modernes. Ce sont bien la langueur et la pâleur de la mort , la sérénité douloureuse du Christ sa- crifié, et le religieux désespoir de ses disciples. Vargas a laissé un souvenir presque sacré de douceur d'ame , de sentimens pieux ^ de bonté de caractère. On trouva dans
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son atelier, après sa mort , un cercueil qui lui servait de lit, preuve d'humilité et de mortification chrétienne qui fut hautement louée par ses contemporains. « Que pensez- vous de cette œuvre , lui demanda un mauvais sculpteur en lui présentant un crucifix qui, par sa détestahle exé- cution, semblait plutôt une caricature qu'un portrait du Sauveur des hommes. « Pardonnez-leur , Seigneur , s'é- cria A'argas , car ils ne savent ce qu'ils font. » Ses ou- vrages sont extrêmement rares, même en Espagne. La ga- lerie de Madrid n'en possède pas un seul ; le duc de Dal- matie est possesseur d'un Christ au jardin ; M. William de Séville , d'une Sainte-Vierge , qui sont incontestable- ment de lui. On en voit un autre dans la galerie du palais d'Esterha^y, à Vienne.
Après Vargas, il faut citer Alonzo Sanchez Coëllo, qui, né dans la province de Valence vers le commencement du seizième siècle, accompagna Antonio de Moro à Lisbonne, et y demeura quelque tems, sous la protection de don Juan qui avait épousé la fille de l'empereur Charles- Quint. La carrière de Coëllo fut brillante; et Philippe II le choisit, moins pour son peintre de prédilection que pour son ami intime. La froideur hautaine qui caractérisait ce monarque et l'étiquelle sévère de sa cour cédèrent à l'in- fluence de l'art et à la supériorité de l'artiste. Il plaça son peintre, ditPacheco, dans une belle maison aliénante au palais, maison dont le roi avait la clef, et dans laquelle il pénétrait souvent à l'improvisle, se plaisant à surprendre le peintre au milieu de sa famille, pendant ses repas ou dans son atelier. Il ne lui permellait ni de se lever pour le recevoir, ni de suspendre son travail. Jamais il ne lui écrivait qu'en plaçant sur l'adresse la suscriplion sui- vante : ^ mon trcs-airné fils, uilonzo Sanchez Coëllo. Comme peintre de portrails , Coëllo mérite celte haule
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estime. Rien de plus intéressant que le portrait de 1 in- fortuné don Carlos , qui se trouve dans le Musée royal de Madrid. Le malheureux fils du sévère Philippe II y est représenté velu de drap d'or, une main dans la ceinture et une autre sur le pommeau de son épée. Sa ressemhlance avec son père et son aïeul est frappante, et il est impos- sihle de trouver dans celte physionomie expressive le moindre indice de l'idiotisme que les historiens lui ont imputé. Le plus beau portrait qui soit sorti du pinceau de Sancbez est certainement celui du père Siguenza , ami de Fartiste et qui se trouve dans la cellule du prieur à l'Escurial. Comme Sanchez Coëllo , Gaspard Becerra voyagea beaucoup ; mais ce fut en Italie qu'il puisa les principes de la sculpture , de l'architeclure et de la pein- ture. Protégé par Philippe II, il avait, pendant son séjour à Rome, fourni les dessins du grand ouvrage anatomique de Jean de Yalverde. Il se distingua surtout comme sculp- teur.
doublions pas Juan Fernandez Navarette, sourd-et- muet, qui, si la tradition mérite quelque croyance, étu- dia dans la maison du Titien. Ce qui nous reste de ses ta- bleaux semble appartenir, non à l'école vénitienne , mais à l'école florentine ^ c'est le même ton de couleur, le même agencement de draperies, le même système de composi- tion et le même style de dessin. Philippe II, dans son admiration pour cet artiste, lui assigna une pension de 400 ducats.
ylbrahani recelant les Anges, magnifique tableau de Navarelle , qui, par l'opposition de l'ombre et de la lu- mière et la vigueur du ton, caractérise merveilleusement l'école et le talent de son auteur, se trouve aujourd'hui dans la galerie du duc de Dalmalie. Les moines de l'Es- curial ,pour lesquels le peintre travaillait habituellement.
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avaient conclu avec lui un traité bizaiTC, dont les conditions que nous allons rapporter peuvent donner l'idée de l'in- fluence que la religion exerçait alors sur les arts, et des en- traves que cçs derniers acceptaient sans se plaindre. Na- varetle s'engagea à exécuter trente-deux peintures pour l'église, dont cinq de treize pieds sur neuf , et vingt-sept de sept pieds et demi sur sept pieds un quart. Il était stipulé que Navarette ne représenterait que des saints, des saintes, et ne se permettrait d'introduire aucun person- nage comique, encore moins un animal, dans les tableaux commandés. Il lui était arrivé de placer un combat de chiens dans le coin d'un tableau représentant la sainte famille , et la vérité même , l'énergie, et la franchise de son pinceau distrayant l'attention des novices, avaient causé du scandale dans la congrégation. Il était stipulé en outre que le roi approuverait toutes les figures ; que si le peintre pouvait se procurer le portrait authentique des saints, il le copierait exactement et qu'il ne s'aviserait pas de représenter deux fois le mémo personnage sous deux formes différentes. Chacun de ces tableaux devait lui rapporter deux cents ducals. Il ne vécut pas assez pour terminer sa gigantesque entreprise. Les huit pre- miers de ses tableaux représentent les douze apôtres et les quatre évangélistes : pour le grandiose des physiono- mies il se rapproche de Fra - Barlolomeo , et de Ti- tien pour la beauté du coloris. Ln jour, Philippe II ayant fait cadeau d'un tableau du Titien aux moines de l'Escu- rial, et apprenant que sa dimension ne convenait pas au réfectoire auquel on l'avait desliné, donna devant Nava- rette l'ordre de mutiler le tableau par les quatre côtés, de manière à le faire tenir à la place que les moines voulaient qu'il occupât. Navarelte, comprenant par les gestes de ceux qui l'entouraient l'intention barbare et ridicule du
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prince, s'élança, demanda grâce par signes pour le chef- d'œuvre de Titien , et exprima par sa pantomime qu'il était prêt, même au péril de sa tête, à exécuter une copie du tableau en le réduisant un peu. Ce grand artiste mourut à Tolède en 1579, et nous sommes tout-à-fait de l'avis du père Siguenza qui dit qu'un voyage à l'Escu- rial, entrepris uniquement pour voir ses tableaux, serait digne d'un artiste et d'un amateur. Une des plus intéres- santes productions de Navarette orne la galerie du duc de Lansdowne. On y voit l'héroïne des Communes , la veuve de Pacheco , dona Maria, montée sur une mule et revêtue de grand deuil , parcourir les rues de Tolède pour réveil- ler par sa présence l'énergie patriotique des habitans dé- sespérés.
Le nom de Louis Morales le Dwin (el Divino) a été souvent répété, non seulement en Espagne, mais dans les pays étrangers. C'est surtout par l'expression qu'il est re- marquable. Cette expression, il faut le dire, est quelquefois exagérée, et nous ne croyons pas qu'il mérite entièrement le haut degré de réputation qu'il a conquis. Morales , homme d'un grand talent, nous semble avoir outré, d'une part , l'énergie; de l'autre, la délicatesse et le fini. Chacun des cheveux de ses têtes est caressé par son pinceau 5 la physionomie de ses vierges rappelle le Parmesan ; et par la dégradation habile de ses couleurs et l'emploi des tons sombres , il se rapproche de l'école lombarde. On admire surtout ses Ecce Homo. Il est impossible d'exprimer la douleur avec une force plus poignante ; mais selon nous, celte douleur n'est pas divine 5 il y a là une résignation trop abandonnée , trop timide , trop humaine. L'expres- sion matérielle de la douleur n'est pas tout ce qu'exige une pareille œuvre. Demandez aux peintres italiens com- ment ils ont su concilier l'agonie du Christ devenu XI. 5
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homme , et la grandeur de Dieu qui expire pour racheter le genre humain.
Peu de tems avant l'époque de sa mort, arrivée en 1 586, Philippe II revenant de Portugal, rencontra l'artiste dans les rues de Madrid , et l'arrêta en lui disant : « Morales, tu es bien 'vieux l — Oui , répondit Morales , et bien pauvre. » En effet , dans la distribution des faveurs que le roi avait faites aux peintres, Morales avait été oublié. Une pension de trois cents ducats lui fut assurée.
Dominique Théotocopouli , surnommé le Grec , appar- tient, malgré son nom, à l'école espagnole. La tradition le donne pour élève du Titien , et son style se rapproche assez de ce maître pour prouver la vérité de la Iradilion. En 1577, il habitait Tolède et travaillait à son admirable tableau le Dépouillement du Chiist , que l'on voit au- dessus du maitre-autel delà sacristie. Le vêtement pourpre dont le Christ est revêtu , non seulement attire les regards sur le centre et le principal personnage du tableau , mais jette un reflet éclatant sur tous ses groupes et leur prêle une harmonie merveilleuse. On voit dans l'église de Saint- Thomas de la même ville un autre chef-d'œuvre du même maitre. Le sujet en est étrange et repose sur une tradition antique. On voit l'intérieur de la chapelle , une tombe ouverte , et beaucoup de seigneurs en grand deuil auprès d'un cadavre. Dans le ciel qui s'ouvre tout rayon- nant de flammes célestes, apparaissent saint Augustin et saint Etienne qui , selon la légende , viennent rendre hom- mage au mort, et pour prouver l'estime qu'il leur inspire, s'emparer de son cadavre qu'ils s'apprêtent à déposer dans le tombeau de leurs mains bienheureuses. L'effet général de celte composition est sui)lime. La plupart des person- nages qui composent les groupes inférieurs sont des por- traits. Il y a de singulières inégalités dans ses ouvrages ; et
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quand il se néglige , on est étonné de le voir redescendre au niveau des artistes les moins habiles : mais aussi les belles parties de ses tableaux le placent sur la même ligne que les Titien et les Tintoret. Il mourut très-âgé à Tolède , en 1625 , après avoir fait école.
Le chef de l'école de Valence, Vincent Joannès, mérite d'être cité. Sa manière raphaëlesque offre un reflet assez exact de la vieille école italienne. Né en 1523, Joannès mourut en 1579. On regrette que l'imitation du Pérugin et des vieux peintres d'Italie aient usurpé dans ses ta- bleaux la place que le caractère spécial de son génie aurait du occuper. La solennité calme de ses figures du Christ, la grâce simple de ses portraits , la belle disposition de sa Cène que l'on admirait au musée de Paris , et que la France a rendue à l'Espagne en 1815 , justifient l'enthou- siasme avec lequel Palomino parle de cet artiste. Nous préférons encore à ces tableaux le Man.jre de saint Etienne parle même auteur. Il se compose de six tableaux, dont cinq exécutés de sa propre main , et un seul exécuté d'après ses dessins par un de ses élèves. Celui qui repré- sente le saint conduit au supplice nous a surtout frappé. Une populace furieuse entoure lemartvr; elle s'enivre d'avance du sang qu'elle va verser 5 le saint reste calme et impassible. Auprès de lui , le chef des persécuteurs , homme fanatique , mais non cruel , marche d'un pas tran- quille, d'un air sombre, grave et douloureux. C'est une belle idée, un coup de maître, d'avoir établi cette profonde différence entre la férocité aveugle de la populace et la résolution du fanatique chez lequel une conviction fausse mais ardente fait taire les sentimens de l'humanité. Joannès avait-il étudié cette scène dans la nature ? L'avait- il empruntée à quelqu'un des nombreux auto-da-fé dont
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l'Espagne était le théâtre ? Quoi qu'il en soit, Poussin lui- même a eu peu d'idées plus philosophiques.
PhiUppe II , sur ses derniers jours , appela beaucoup d'artistes italiens en Espagne. L'objet de tous ses désirs dans sa vieillesse, ou plutôt d'une passion véritable, c'était l'embellissement de l'Escurial. Dans cet étrange monu- ment , la sévérité du génie monastique s'allie à la magni- ficence royale , avec une bizarrerie et une grandeur qui caractérisent bien ce monarque. Souvent, pendant la construction de l'édifice, il s'arrêtait sur le penchant de la montagne voisine , et assis sous les chênes sombres qui la couvrent , il observait le travail des ouvriers. Dès que la dernière pierre fut placée, il alla s'asseoir dans le chœur avec les moines , et chanta la messe avec eux. Ce fut là qu'on vint lui apprendre la victoire de Lépante. Pendant sa dernière maladie , il se fit placer dans la tri- bune royale , et les yeux fixés sur le grand autel, pendant que l'orgue retentissait et que les solennités catholiques s'accomplissaient sous ses yeux, il mourut dans l'en- ceinte même de ce temple magnifique qu'il avait bâti. Beaucoup de peintres florentins vinrent en Espagne, attirés par ce monarque ^ nous ne nous occuperons pas d'eux, bien qu'ils aient contribué à maintenir la souveraine in- fluence que l'Italie artiste avait conquise sur l'Espagne. C'est dans le dix-septième siècle, à l'époque où Nico- las Poussin, Dominiquin et le Guerchin soutiennent seuls la gloire de la peinture en Italie : c'est au moment où Carie Maratte, Carie Dolce et Piètre de Cortonc intro- duisent dans leurs tableaux la reproduction éternelle et fatigante de certaines formes conventionnelles , et pous- sent l'art vers sa décadence 5 que Yelasqucz et Zurbaran, leurs coulemporains espagnols, s'élèvent à ce que l'art a
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de plus grandiose et de plus délicat. Pendant ce siècle la peinture espagnole atteint son apogée. Pedro Orrente, imi- tateur du Bassan et né dans la province de Murcie , vi- vait en 1610. La plupart de ses tableaux sont préférables pour la force du coloris et la beauté de l'ensemble à ceux du maitre qu'il avait choisi pour modèle. L'école véni- tienne trouva un élève non moins babile, le célèbre Roë- las, né en 1560, à Séville, et surnommé le clerc Roëlas, {el Clejigo jRoèlas).En 1609, il exécuta ce beau tableau que l'on voit dans la cathédrale de Séville, et qui'repré- sente saint Yago triomphant des Maures pendant la bataille de Clavijo. A voir la profonde terreur dont les ennemis sont saisis à son aspect, on ne peut douter qu'une force surhumaine ne l'anime. On admire aussi dans l'église de l'Université une Sainte Famille du même maître, qui joint à la vigueur du ton et à la beauté de coloris de Tintoret une douceur et une expression inconnues de cet artiste. Le Saint Jérôme du Dominiquin , chef-d'œuvre immor- tel, a trouvé un rival dans le tableau que Roëlas a exécuté pour l'église de la même ville, et qui représente la mort de saint Isidore. On ne peut se faire une idée du talent de Roëlas que lorsqu'on a vu cette belle tête du saint mourant au milieu de son clergé qui le soutient. Ce grand peintre , trop peu connu , mourut dans sa ville natale, en 1625.
Vers la même époque, l'école valencienne s'honorait d'un nom fameux, Ribalta, qui ne peut être dignement apprécié de quiconque n'a pas visité cette ville , sa patrie. L'amour ne le lit pas peintre, mais lui donna le courage d'espérer et d'atteindre un haut degré de supériorité dans son art. Epris de la fille de son maitre , il demanda sa main et fut repoussé par le père qui le regardait comme un artiste inhabile , incapable de parvenir à la fortune et au
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talent. Il partit pour l'Italie, étudia long-temsles maîtres italiens, revint en Espagne, et rendit visite à son maître et à la jeune fille qu'il aimait : le peintre absent avait laissé son atelier vide , et sur son chevalet un tableau ébauché. Ribalta prit le pinceau et termina rapide- ment et en maitre l'œuvre commencée. Qu'on imagine la surprise du père à son retour ! a Voilà du génie , voilà un artiste , s'écria-t-il ! Je te marierais volontiers à un homme aussi habile que celui-ci et non à ce barbouilleur Ribalta !» La jeune fille nomma son amant et le mariage ne tarda pas à se conclure. Ribalta, bon coloriste, n'a laissé de traces de son talent que dans sa ville natale.
Cependant l'école rivale de Séville faisait de grands progrès. Louis Fernandez formait d'excellens élèves : Pa- checo et Herrera-le-Yieux , Cuno et Murillo, recevaient les leçons de Juan de Gastille , bon professeur , mais pein- tre médiocre. Nous passerons rapidement sur Pacheco , dont le mérite fut peu remarquable, mais qui mérite un souvenir en qualité de beau-père de Velas(juez , et comme auteur d'un Traité de la Peinture. En 1594, il peignait sur damas cramoisi les armoiries et les emblèmes de la flotte qui partait pour l'Amérique du Sud. On vante la perfection de ses statues peintes , genre de travail singu- lier , qui appartient spécialement à l'EsjJagne et qui con- court à la décoration de presque toutes les cathédrales. L'Inquisition, dont la domination s'étendait sur toutes les branches de la vie publique et privée , le nomma inspec- teur général de la peinture; l'homme investi de cet office était un véritable censeur qui devait surveiller ri- goureusement la moralité, la décence , la convenance et la catholicité des œuvres d'art : « C'était, dit Léon Ber- mudcz , une charge très-honorable. »
Ycksquez , le rival de Yau-Dick , reçut , comme nous
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Tavoiis clil, les leçons de Pacheco, son beau-père^ mais auparavant il avait travaillé dans l'atelier d'Herrera-le- Yieux, singulier peintre, d'un génie fougueux et extrava- gant, et dont le caractère répondait bien à son génie. Sa ■violence éloignait de lui ses élèves , et souvent son atelier se trouvait désert. Alors , il appelait sa servante, la char- geait d'étendre ses couleurs sur la toile par larges masses qu'il indiquait, et ensuite de ces taches informes il faisait des draperies et des personnages. C'était un homme d'assez mauvaise vie et d'une grande habileté : habitué à graver sur cuivre, il fut soupçonné d'avoir fabriqué de la fausse monnaie. Pour se soustraire à cette accusation, il se réfugia dans l'ermitage de Saint-Hermenegilde qui alors apparte- nait aux jésuites. Ce fut là qu'il peignit le tableau qui re- présente ce martyr, la tète fendue d'un coup de hache, et baigné des rayons de la gloire céleste. Philippe IV alla visiter l'ermitage en 1G24 , et voulut connaître le nom de l'auteur. On nomma \efaux inonnajeur Herrera. « Non, reprit le prince, cela ne peut être-, l'homme qui a de si grands talens ne peut en abuser. )> Le peintre obtint la permission de rentrer dans sa famille ; mais à peine s'y trouvait-il, que sa fille entra dans un couvent , et son fils qui le vola s'enfuit à Naples. Ce dernier , assez bon colo- riste, se distingua surtout par sa manière de pehidre les poissons. En Italie, on l'avait svxvnomxi\él Espagnol aux poissons.
Il est tems d'arriver à ce grand homme que la variété , l'universalité et la facilité merveilleuse de son talent ont élevé au-dessus de tous ses compatriotes : Yelasquez , né -en 1599, de parens portugais. Il se nommait don Diego de Sylva. On peut dire qu'il fut son propre maître; il conserva peu de traces du talent spécial du violent Her- rera et du timide Pacheco. Pour mieux étudier la nature,
yi PROGRÈS ET DÉCADESCE
faisait sans cesse des esquisses différentes de tous les objets qui se présentaient à ses yeux. Tantôt c'était la nature morte quil copiait, tantôt des modèles vivans qu'il payait et reproduisait dans toutes les attitudes : aussi grâce à ses études approfondies et variées, n'est-il pas de sujets, depuis le plus noble jusqu'au plus vulgaire, que Velasquez n'ait traités avec supériorité. Souvent il peint de premier jet, tant il est maitre de son pinceau et de ses contours. L'école vénitienne , l'école hollandaise et l'école florentine semblent s'être confondues et réunies dans le talent de Velasquez : homme étonnant qui a fait des ta- bleaux d'intérieur, des portraits en pied , des paysages d'un effet admirable ; qui a traité la nature morte et la nature vivante avec la même grandeur. Il n'atteignit toute- fois le dernier terme de son talent que pendant sa ma- turité , et sa première manière est beaucoup plus froide que celle qui caractérise ses plus beaux ouvrages. Sa vie d'ailleurs ne fut qu'une suite de succès. Après avoir épousé la fille de Pacheco , il fît, en 1622 , un voyage à Madrid , obtint la protection du premier ministre et du favori le comte-duc Olivarès, et reçut de lui une pension avec le titre de peintre du roi. Il commença un porlrait de Charles, prince d'Angleterre, qui devint Charles I", et que le duc de Buckingham , guide insensé d'un maitre insensé , conduisait en Espagne dans l'espérance d'ob- tenir le cœur et la main de Tlnfanle espagnole. L'esquisse du portrait de Charles I", par Velasquez, n'existe plus. 11 aurait été curieux de comparer cet ouvrage , même ébauché , aux nomljreux portraits du même roi , par Van- Dyck. Philippe III expulsant les Maures il Espagne : tel fut le sujet du premier tableau important commandé à Velasquez , tableau qui lui valut le titre d'huissier de la chambre et le droit de rester à la cour.
DE La PEINtURË EN ESPAGNE. 73
En 1627, Rubens se trouvait à Madrid. Ces deux grands artistes se rapprochèrent, et le peintre flamand inspira au peintre espagnol le désir de visiter l'Italie , la mère- patrie des arts. Le roi eut quelque peine à lui accorder cette permission ardemment sollicitée 5 enfin , cependant il partit vers la fin de 1629 , muni de lettres de recom- mandation qui prouvaient la haute estime que le roi et le comte-duc avaient pour lui. Logé à Venise, dans le palais de l'ambassadeur , il traversa ensuite Ferrare, Bo- logne et Lorette. De là il se rendit à Rome. Le pape remit entre ses mains les clefs des Loges du Vatican, et pendant une année entière il put étudier à loisir les chefs-d'œuvre de Michel-Ange et de Raphaël.
Le génie de Velasquez était tout instinctif. Les ouvrages qu'il produisit pendant son séjorur à Rome, quoique re- marquables par la beauté des formes , ont quelque chose de gêné et d'indécis, qui atteste la recherche d'une imita- tion inaccoutumée. Après avoir passé à Naples quelque tems auprès de son compatriote le peintre Ribera, sur- nommé VEspagnolet , il revint à Venise, en 1631 , et fut accueilli avec le plus grand honneur. Pendant son absence le roi n'avait permis à aucun peintre de faire son portrait. La disgrâce qui frappa Olivarès n'atteignit pas Velasquez. En 1648, il obtint de nouveau la per- mission de visiter l'Italie et fit à Venise un plus long sé- jour, pendant lequel il étudia cette belle école de pein- ture qui semble servir d'anneau et de point de transition entre l'école italienne proprement dite et l'école flamande. A Rome, il étonna les membres de l'académie de Saint- Luc ses confrères , en leur offrant l'admirable portrait de son esclave Pareja et le tableau vraiment sublime qui re- présente Innocent X. Le roi le rappelait en Espagne et l'attendait avec impatience. A son arrivée il fut nommé
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aposentador-mayoi\ et en cette qualité on l'envoya, en 1 660 , à Irun , après la paix des Pvi'énées , pour y pré- parer les lof^emens rovaux. Ce fut le 7.juin de la même année que Pliilippe IV donna l'Infante Marie-Thérèse en mariage à Louis XIV : préparant ainsi l'abaissement complet de ce noble royaume, que son gouvernement imbécille et imprévoyant avait déjà fait descendre du haut rang qu'il occupait. Velasquez, après avoir rempli dans l'ile des Faisans les devoirs de sa charge , revint à Madrid, y tomba malade-, et l'Espagne eut à pleurer son plus grand peintre.
Il est difficile de donner une idée des nombreux ou- vrages de Velasquez, tant ils appartiennent à des genres différens. S'il est une qualité spéciale qui le caractérise, c'est l'extrême liberté de son pinceu qui semble se jouer de toutes les difficultés et qui attaque également tous les sujets avec une force et une grâce inimitables ; ses por- traits égalent ceux du Titien ; comme Van-Dvck , il sait donner à ses figures cet air de gentilhomme , cette no- blesse et cette élégance du regard que, depuis ces grands maîtres , sir Thomas Lawrence a si bien saisies : témoin ses nombreux portraits de Philippe IV et du comte-duc Olivarès. Dans les sujets vulgaires , cette même liberté , cette même énergie de touche se reproduisent avec un singulier effet , et prêtent de la poésie aux figures et aux effets qui en ont le moins. Rien de plus brillant, rien de plus gai , rien de plus dithyrambique, si l'on peut le dire, que son assemblée de buveurs , tableau qui se trouve dans la galerie rovale de ^ladrid. Au milieu . assis sur une tonne qui lui sert de trône, un homme à demi nu, couronné de pampres, confère l'ordre de chevalerie de la Bouteille à l'un de ses confrères qui porte l'habit de soldat , et qui, les mains jointes, la tète courbée , semble
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recevoir avec une vénération profonde la couronne dont on lui fait cadeau. Tous les buveurs célèbrent ce succès, et semblent applaudir au choix du monarque de la tonne. Jamais peiulre flamand n'a composé une bacchanale plus vigoureuse 5 ajoutons qu'il n'en est pas un qui ait mêlé à ses idées triviales et sensuelles une poésie aussi joyeuse et aussi brillante -, une teinte dorée semble se mê- ler à toutes les nuances de cette scène. Un autre tableau de genre a mérité une réputation européenne. Le sujet en est bien simple. Dans une chambre dont une porte ou- verte occupe le fond, l'Infante dona Margarita d'Autri- che, fille de Philippe IV , reçoit de la main d'une de ses dames une coupe pleine d'eau : à sa gauche , Yelasquez lui-même, la palette en main, fait le portrait de Tlnfante; à droite , deux nains de cour, Nicolas Perlusano et Maria Barbola amènent un chien favori qu'ils taquinent et qui semble accoutumé à leurs mauvais traitemens • car il les regarde d'un œil résigné, patient et presque endormi. L'effet de lumière qui part du fond et qui se répand dans toute la chambre est d'une vérité et d'un effet qui tient du prodige. Lucas Jordaens , ce peintre flamand qui des- sinait avec une facilité si surprenante et si incorrecte , pour exprimer qu'il ne comprenait pas les moyens em- ployés par Yelasquez pour vaincre les difficultés de la perspective aérienne et créer sur la toile cette réalité presque magique, disait de ce tableau : « C est de la théo- logie en peinture. »
Ce peintre n'était pas moins grand paysagiste que por- traitiste. Presque tous ses fonds, peinls di prima inien- zione , sont des chefs-d'œuvre. Quand il a introduit des animaux dans ses compositions, ils peuvent rivaliser avec ceux de Snyders. Peut-être son plus remarquable ouvrage est-il celui qui représente le marquis de Spinola à la tête
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de son armée , recevant du gouverneur de Bréda les clefs de la place. Une grande masse de lumière sépare l'armée espagnole de l'escorte du général flamand. Entre ces deux groupes si ingénieusement divisés et si distincts, non seu- lement par leur position , mais par les phvsionomies , on aperçoit un vaste horizon dont la verdure fraîche et ahon- dantë atteste la fertilité flamande, et quelques maisons in- cendiées qui fument encore, et qui rappellent les ravages de la guerre. Le général espagnol appuie amicalement son bras sur l'épaule du gouverneur , comme s'il voulait , par une démonstration cordiale , lui rendre moins dou- loureuse sa situation de vaincu. On ne peut trop admirer la résignation grave et triste du général flamand , la tenue noble, franche et presque caressante de son ennemi vain- queur, et les expressions variées des deux groupes. Il y a peu de peintres qui se soient tenus aussi près de la nature 5 il y en a peu qui aient su lidéaliser avec autant d'éner- gie sans jamais s'écarter d'elle. Il n'v a rien de convenu dans sa manière, rien d'affecté ; l'indépendance de son pinceau touche toujours juste, et cet homme dont lestvle est si individuel et si difficile à imiter , traite tous les su- jets sans le moindre effort.
Il avait, comme la plupart des gentilshommes espa- gnols à cette époque , un esclave nommé Pareja , qui , à force de préparer la palette de son maitre, s'avisa de vou- loir l'imiter, sans oser le lui dire. Ln jour le roi, en visi- tant l'atelier de son peintre, voulut qu'on retournât tous les tableaux qui se trouvaient du côté de la muraille.
« Quel est ce portrait? demanda le roi; il ressemble à Velasquez.
— C'est mon ouvrage, dit rcsclave en se jetant aux pieds du roi -, j'ai essayé de peindre à l'insu de mon maitre ! m
— Don Diego ! s'écria le roi en se retournant vers le
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peintre, un homme qui a ce talent ne doit pas être es- clave. »
En effet , Velasquez , étonné du mérite de ce ta- bleau , donna la liberté à Pareja qui , dans sa reconnais- sance, resta chez son maître jusqu'à la mort de ce dernier. Velasquez mort , l'esclave affranchi Pareja demeura chez la fille de son maître qui avait épousé Martinez Mazo, excellent peintre de paysa^je. La galerie de Madrid con- tient plusieurs portraits de Pareja 5 c'est dans ce genre qu'il a surtout brillé. Pour la facilité et la précision de la touche , il rappelle Yelasquez lui-même.
Nous sommes obligés de passer sous silence une multi- tude de noms secondaires , mais qui suffiraient pour il- lustrer une école de peinture moins riche. Tels sont Eu- gène Caxès , Antoine de Pereda, Joseph Leonardo , Fran- cisco Collantes, auteur de cette f^ision (VEzéchiel où l'on voit surgir des squelettes, les uns enlièrement dépouillés de chair, les autres reprenant à demi leurs vétemens ter- restres 5 composition terrible et étrange dont le pavsage est un chef-d'œuvre : Sébastien de Llanosa y Valdès , de l'école de Séville , élève d'Herrera-le-Vieux , et dont le maréchal Soult possède un excellent tableau ; enfin , Ja- cinthe Hiéronyme et Espinosa , deux peintres de l'école de Valence qui ne manquaient pas de génie , mais aux- quels on peut reprocher de l'exagération. Espinosa était poète dans ses idées. Le musée royal de 3Iadrid possède deux tableaux de lui , l'un représentant une ame en peine, et l'autre une ame bienheureuse. Quant à Estevan March , bon peintre de batailles , il traitait les tètes avec une sorte d'affectation maniérée qui a nui à sa gloire. Nous ne par- lerons pas de Joseph Ribera, surnommé l'Espagnolet, qui , né en Espagne , demeura si long-tems en Italie où il
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mourut, que l'Italie a droit de le compter au nombre de ses peintres.
François Zurbaran , le Caravage de l'Espagne , s'éleva peut-être au-dessus de son modèle. C'est un des peintres qui ont manié le pinceau avec le plus de largeur et qui, tout en opposant de fortes ombres à des lumières vigou- reuses, a su les harmonier le plus habilement par la magie du clair-obscur. Il procède par grandes draperies , par larges masses d'ombres portées ; ne tourmentant jamais ni son expression ni ses effets de lumière. Dans les sujets de piété , cette manière grandiose produit beaucoup d'effet. Le Saint Thomas de Zurbaran est un des plus beaux ta- bleaux qui soient au monde. Dans les nuages , au milieu des quatre docteurs de l'église latine, on aperçoit saint Tho- mas-d'Aquin au-dessus duquel plane une gloire qui laisse apercevoir le Christ, la Yierge, saint Paul et saint Do- minique. A genoux , au bas du tableau , sont, d'un côté, l'archevêque Diego-Deza , fondateur du collège, et de l'autre, Tempereur Charles-Quint, revêtu de son manteau roval et la couronne en tête. Les premiers plans, qui sont dans l'ombre , ressortent admirablement , repoussés et mis en saillie par un fond lumineux et chaud. Rien de plus beau que les quatre docteurs-, saint Jérôme surtout qui , la main levée et le doigt dirigé vers le ciel , semble se li- Trer à une profonde méditation. Hors d'Espagne, le duc de Dalmatie possède environ douze tableaux de Zurbaran. Nous avons vu dans la galerie de Munich un saint Jean et la Vierge du même auteur.
Alonzo Cano, né à Grenade en 1601, fds d'un de ces artistes connus en Espagne pour ne faire que des maitre- aulels ( retablos ) , aj)pril la sculpture dans l'atelier de Monlauès, et la peinture dans les écoles de Pacheco et de
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Castillo. On prétend qu'il fut accusé du meurtre de sa femme. Il parait du moins que son caractère était violent et bizarre, et que plus d'un événement fâcheux de sa vie en fut le résultat. Ayant blessé dans un duel son con- frère Sébastien de Llanos y \ aidés , il eut recours à la protection toute -puissante de Velasquez qui le sauva. Nommé chanoine de la cathédrale de Grenade par Phi- lippe IV, qui lui fit promettre de prendre les ordres dans le cours de l'année , il se contenta de toucher ses revenus et négligea celte dernière formalité 5 aussi fut-il banni par le chapitre; ce ne fut qu'après avoir, malgré lui, ac- cepté le sous-diaconat qu'il rentra en possession de sa stalle. Il venait d'achever un Saint Antoine pour l'audi- teur de Grenade, qui n'en paraissait pas satisfait; Alonzo mit le tableau en pièces sous ses yeux. Les chanoines de la cathédrale de Malaga lui ayant fait quelques observa- tions sur les tableaux du chœur qu'il peignait pour eux , il laissa ces tableaux inachevés. Enfin, pour mourir comme il avait vécu, il refusa de baiser à l'agonie le cru- cifix qu'on lui présentait , sous prétexte qu'il était mal travaillé. C'était un peintre très -remarquable par la transparence du coloris, la suave idéalité de ses figures de vierges , et le soin avec lequel il travaillait les extrémités de ses personnages , qui sont d'une délicatesse et d'une perfection bien peu communes.
Comme Montanès , sou maître , il a exécuté beaucoup de sculptures peintes, et c'est, de tous les artistes espa- gnols, celui qui a le mieux réussi dans cette étrange partie de l'art. LesEspagnols n'ont rien oublié de ce qui pouvait exalter la dévotion. Ils ont pensé qu'une vierge ayant les couleurs et l'apparence de la réalité , un martyr qui sem- blerait vivant, souffrant et agonisant, exciteraient chez les spectateurs un sentiment de commisération et de pitié
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plus intense. Les artistes ont obéi aveuglément aux ordres qui leur étaient imposés. De là naquit cette sculpture bâ- tarde qui étonne noire goût, et qui, quelque étrange qu'elle puisse nous paraître, a été mise en œuvre par des hommes de génie. Je ne sais s'il n'est pas possible de dé- couvrir quelque ressemblance entre la mode espagnole des gloses poétiques, ou amplifications destinées à faire valoir en soixante ou quatre-vingts vers la pensée exprimée dans un seul vers , par un autre auteur , et cette espèce d'exagération pittoresque qui veut prêter à la sculpture monochrone les couleurs variées de la peinture sa sœur. Il est impossible de voir le crucifix de Montanès , dans le couvent des Chartreux , à Séville , sans avouer que la con- ception et l'exécution de cette œuvre attestent un grand maître. Le Sauveur, que la mort va bientôt frapper, tourne la tête du coté de sa mère ; et l'expression de toute la scène est d'un pathétique déchirant. Le Saint Jérôme du même auteur n'est pas moins étonnant ; son élève , Roldan , exécuta pour l'hospice de la Charité un maître- autel représentant l'ensevelissement du Christ. Les ar- rière-plans sont en bas-reliefs, les figures principales sont détachées : c'est à proprement parler de la peinture sculptée en bois 5 rien de plus beau dans ce genre que les vierges d'Alonzo Cano , surtout quand elles sont d'une petite dimension , et qu'il est impossible de les regarder comme une parodie de la vie réelle. Leur expression est pensive et mélancolique.
Si nous écrivions une histoire complète de la peinture espagnole , nous aurions plusieurs autres artistes à citer. Hâtons-nous de nous occuper de Murillo , de celui qui passe auprès des étrangers pour l'unique représentant de la peinture en Espagne. Baptisé à Séville, le 1" jan- vier 1638, il montra de bonne heure des dispositions
DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 81
pour son ait, el fut placé comme élève chez Jean de Castlllo. Sa première manière, puisée à celte école, fut sèche et décharnée, comme celle de son maître. On trouve cependant du mérite , de l'expression et une étude hieu sentie dans les ouvrages de sa jeunesse. L'exemple deZur- haran et de Roëlas lui indiqua une route meilleure : vers l'âge de vingt-quatre ans, il retrouva dans Séville son ancien compagnon d'atelier, Pedro de Moya, qui, un peu plus âgé que lui, avait été en Flandre étudier les œuvres de Van-Dyck, et à Londres, recevoir les leçons de ce grand maître. Le récit et l'exemple de Moya inspiraient à Murillo le désir de faire le même pèleri- nage. Mais il avait si peu d'argent que , pour aller de Séville à Madrid, il fut obligé de peindre et de vendre une certaine quantité de tableaux de dévotion. Une fois à Madrid , Yelasquez lui fit ouvrir les portes du palais de l'Escurial , oîi pendant deux ans il copia avec assiduité les œuvres des grands maîtres. Depuis cette époque jus- qu'en 1648, son talent se perfectionna toujours j et cène fut qu'à l'époque de son mariage, lorsqu'il eut épousé dona Béatrix de Cabrera y Sotomavor , qu'on le vit s'é- lancer dans la carrière qu'il a si glorieusement parcourue. Son style devint plus facile , son pinceau s'anima , son coloris s'échauffa , et sans rien perdre de son idéalité , il se rapprocha davantage de la nature. Les biographes es- pagnols attribuent ce miracle à l'amour dont il était épris pour sa femme , et nous ne prétendons pas ici révoquer en doute leur assertion. Appelé à Cadix pour y peindre le grand tableau des Finçailles de sainte Cathenne dans l'église des Capucins , il tomba du haut d'un échafaud , ne put jamais se guérir complètement des suites de sa chute, et expira en 1682 , dans les bras de son élève et de son ami , Nunez de Yilla-Yicencio,
XI. G
82 Pr.OGP.ÈS ET DÉCADENCE
Les tableaux de ce grand maître sont nombreux, et il ne le cède, selon nous, qu'au seul Yelasquez. Les Espagnols le nomment le peintre aimable. En effet, rien déplus gra- cieux que ses figures , rien de plus naïf à la fois et de plus angélique. Il excelle à peindre les femmes et les enfans. C'est une délicatesse de pensée et d'exécution , une suavité d'expression que nul autre peintre n'a égalée. Nous ne croyons pas qu'un voyage et un séjour en Italie eussent pu perfectionner ce rare talent. Quelles leçons utiles ce grand homme aurait-il pu recevoir de l'affectation qui règne dans les œuvres de Carie Dolce , de Piètre de Cor- tone et de Cignani! Les productions de son meilleur tems sont touchées avec une rapidité et une légèreté qui éton- nent. On dirait que le pinceau n'a fait qu'effleurer la toile, et que laissant çà et là des taches brillantes , comme des paillettes de couleur , il a su accomplir son œuvre en se jouant et au hasard. Souvent aussi le faire de Murillo est plus solide , et l'habile artiste se plaît à réunir dans le même tableau ces deux espèces de peinture. Ainsi , les saints et les êtres célestes qu'il représente assis ou debout dans les nuages ne paraissent pas être formés de la même chair et du même sang que les personnages terrestres qui occupent les autres parties de ses tableaux. De là, une ri- chesse , une variété et un prestige dont on ne peut donner aucune idée. Comme coloriste, il n'est pas moins remar- quable ; souvent ses fonds sont d'un gris pâle et froid , qui rehausse les teintes chaudes de ses principaux per- sonnages. Comme les églises et les couvens ont gardé pré- cieusement les chefs-d'œuvre de ce maître, on n'a exporté que ses tableaux de genre , et le vulgaire des amateurs s'est persuadé que Murillo n'avait jamais fait que des mendians et des petits enfans jouant aux quilles. Ses ou- vrages de cette dernière espèce sont en effet d'un coloris
DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 83
et d'une verve remarquables ; mais pour bien connaître Murillo , il faut avoir vu ses ^nnonciations , ses Made- leines y et surtout son Martjre de saint André. Au- cun peintre n'a peint le ciel ouvert et la lumière céleste avec une vérité aussi idéale. Nous citerons encore son ad- mirable Adoraiion des Pasteurs , que possède le musée de Madrid , et sa Conception de la F^ierge. Il a fait plu- sieurs bons élèves , entre autres Tobar , Menesès et Nunez de Villa- Vicencio.
Ici s'arrête la grande époque de la peinture espagnole, elle n'a pas trouvé d'historien digne d'elle, et nous ne nous flattons pas d'avoir donné une analyse exacte de tous les maîtres et de tous les chefs-d'œuvre qu'elle a produits. Elle cesse de briller à l'époque où la grandeur de l'Es- pagne commence à s'éclipser. L'Espagne dégénérée ne compte plus de grands peintres 5 mais c'est bien assez pour elle d'avoir, dans l'espace d'un siècle et demi, fait éclore tant de productions merveilleuses. Une grande œuvre reste à entreprendre. Qu'un dessinateur et un graveur enthousiaste de l'art et d'une habileté consommée par- courent l'Espagne, ses couvens, ses palais, ses églises, ses galeries; et que, munis des autorisations nécessaires, ils copient avec exactitude et avec éclat les œuvres des principaux maîtres: le recueil qui contiendra ce travail, exécuté avec conscience et avec talent , formera l'un des plus beaux musées du monde , et offrira à la peinture une source inattendue de renouvellemens d'études et de hautes inspirations.
( Foreign Quarterlj Review. )
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DES DIVERS SYSTEMES
P'ASSURANCES SUR LA VIE
EN rRiVNCE ET EN ANCI-BTERR?,
Depuis quelques années, les philantropes, les publicistes et le gouvernement lui-même ont fait les plus grands efforts pour donner à l'institution des Caisses d' Epargne tout le développement dont elles sont susceptibles ^ impul- sion louable , dont le résultat nécessaire « déterminera , comme le disent eux-mêmes les protecteurs de ces institu- tions, une amélioration notable dans l'existence pbysique et morale des classes inférieures.)) Telle est aussi notre opi- nion *, mais nous pensons queles Compagnies d'assurances sur la vie j complément des caisses d'épargne, doivent
(1) Note de l'Éd. Ce n'est pas la première fois que nous entretenons nos lecteurs de ce sujet; déjà dans le 2 4° numéro de la 1" série (juin 1827) , nous avons présenté un résumé rapide de Ihisloire et des bases des sociétés d'assurances sur la vie; dans le 35' (mai 1828), en nous occupant des moyens de préparer le bien-être des classes in- férieures , nous avons indiqué les avantages cpc ces classes pourraient retirer des placemens soumis à la double combinaison de laccumula- tion et de la loi de mortalité. IVIais, dans ces divers articles , nous avions plutôt considéré ces sociétés sous un point de vue général (juo dans les détails de leur organisation. Ici , au contx-airc , leurs divers systèmes et leurs nombreuses combinaisons sont scientifiquement exposés, et leurs inconvéniens ainsi (jue leurs avantages sont discutés et analysés avec soiu. JVIaiuleuant que , grâce au concours dUommcs
DES DIVERS SYSTÈMES D ASSURANCES SUR LA VIÉ^ 85
puissamment contribuer à opérer celte salutaire reforme. Des rapports intimes existent entre ces deux institutions ; toutes deux recommandent Tordre et l'économie , mais la première n'a pour base que l'accumulation , tandis que la seconde , plus savante , combine la puissance de l'accumulation avec la loi de mortalité ; enfin , les caisses d'épargne stimulent seulement l'intérêt indivi- duel , tandis que les assurances sur la vie développent les qualités les plus généreuses de l'homme. W. Morgan en Angleterre disait « que les assurances faites dans le but de laisser des ressources à sa famille sont non seule- ment un avantage particulier, mais encore un bien pu- blic. » En France , Laplace , Fourrier et M. Lacroix se sont empressés d'appuyer de leur puissante autorité ces institutions naissantes , et ont hautement proclamé que leurs transactions étaient non seulement morales , mais encore aussi utiles au pays qu'aux particuliers , car elles tendent à rendre moins inégale la distribution de la ri- généreux et éclaii'és , le système des caisses d'épargne sctend et se propage eu France ; que notre population laborieuse commence à en comprendre la portée, le tems est venu pour nous de faire apprécier tout ce que les assurances sur la \ïe présentent d avautageux, d utile et d applicable. Un seul fait démonh'cra combien nous sommes, à cet égard, en anière de la Grande-Bretagne. Il n'existe aujourd'hui , ea France, que trois compagnies d assurances sm* la vie, et le capital assuré par elles ne dépasse pas 10 à 12,000.000 de fr. En Angleterre, ou plutôt à Londres , vingt-quatre sociétés sont en pleine activité , et le capital assuré par elles s'élève à plus de 3,000,000,000 de fr. La somme totale des polices d'une seule compagnie, ÏEqiiitable, est de 14,800,000 liv. st. (370,000,000 fr.) ! Macculoch estime que le ca- pital assuré par les compagnies d'assurances contre 1 incendie, en Angleterre, est de 560,000.000 liv. st. (1/1,000,000,000 fr. ) En France le montant des polices daus les diverses sociétés peut s'élever à 8 ou 9 milliards»
86 DES DIVElliS SYSTÈMES d'aSSURAXCES SUR LA VIE.
chesse , à propager clans les familles l'esprit d'ordre et d'économie , et à exalter les sentimens les plus élevés qui peuvent germer dans le cœur de l'homme. Malheureuse- ment les résultats lointains de ces sortes de placemens , les obligations qu'ils imposent, et par -dessus tout, cet appareil scientifique dont s'environnent ces sociétés, leurs tableaux , leurs calculs , éloignent beaucoup de per- sonnes qui seraient souvent disposées à courir les chances de leurs combinaisons. Aussi pensons-nous que les détails que nous allons donner , puisés à de bonnes sources , mais dégagés de toute espèce de formules algébriques , ne pour- ront qu'intéresser, et concourront en même tems à hâter le développement de ces utiles institutions.
On entend par assurances sur la vie un placement de fonds à intérêts composés , combinés avec la loi de morta- lité. Ainsi, lorsque l'on veut établir une société d'assu- rances sur la vie, il faut d'abord fixer le taux de l'intérêt auquel la société pourra faire valoir les fonds versés par les assurés , et reconnaître ensuite quelles sont les chances de mortalité dans le pays où l'on veut assurer.
Le taux de l'intérêtse détermine ordinairement en raison du cours des fonds publics , parce que c'est presque tou- jours en rentes sur l'état que ces sociétés convertissent leurs capitaux. Mais, comme le cours des rentes peut varier , et que d'ailleurs une société a des frais considé- rables à supporter , elle doit fixer un taux d'intérêt infé- rieur cà celui qu'elle reçoit de l'état. En Angleterre, les sociétés d'assurances avaient anciennement fixé ce taux à 3 p. yoî ïï^ais les cours avant conlinuellement haussé, elles ont du refaire leurs calculs et porter leur taux d'in- térêt à 2 et 2 1/2 p. %.
Les cours de la rente étant variables, il était intéres- sant de rechercher quel avait été leur taux moyen pen-
DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE. 87
dant un grand nombre d'années. En compulsant les bul- letins de la bourse de Londres , depuis le commencement de 1 731 jusqu'à la fin de 1822 , c'est-à-dire pendant 92 ans de paix et de guerre, on a trouvé que le cours moyen du 3 p. °fo a été de :
73, iO pendant 48 années de gueiTe.
86.14 pendant 44 années de paix.
79,33 pendant 92 années de paix et de guerre.
Les taux de l'intérêt résultant de ces cours sont de :
4,10 pour cent pendant la guerre.
3,48 — — la paix.
3,78 — — la paix et la guerre (1).
Le second élément des calculs d'assurances sur la vie est une loi de mortalité , c'est-à-dire l'observation mathéma- tique de la durée ordinaire de la vie aux différens âges et dans les différentes classes de la société. Rien n'est plus incertain que la durée de la vie lorsqu'on considère un petit groupe d'individus isolément , mais cette appré- ciation devient plus positive à mesure que l'on étend le champ de ses observations. Ainsi le chiffre des décès, ob- servé parmi un très-petit nombre de personnes, varie considérablement d'une année à l'autre 5 il peut doubler, tripler, ou èlre nul, selon les années. Mais si les calculs
(1) Note du Tr. Les mêmes reclierclies faites en France ne donne- raient pas des résultats aussi bien établis ; en effet , les élémens néces- saii-es pour cette estimation ne datent guère que de 1800 ; or , une péiiode de trente-quatre ans n'est pas assez étendue pom' en déduiie un taux moyen suffisamment exact. Les trois compagnies d'assurances sur la vie qui opèrent en France ont fixé lem- taux d'intérêt à 4 p. °/„, mais si toutes les rentes françaises étaient converties en 3 p. °/o, ces compagnies seraient obligées de diminuer le taux dintéret qu'elles accordent aujom'd'hui.
88 DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VÏË.'
embrassent un plus grand nombre de personnes , tous les habitans d'une ville , par exemple , nous trouvons déjà plus d'uniformité dans le cbiffredes décès annuels ^ et si enfin nous considérons un pays tout entier, nous reconnaîtrons que les variations dans le nombre des décès sont très- faibles. Il y a plus, ces variations deviennent à peine sen- sibles si l'on abandonne les classes de la population les plus exposées aux accidens , à la misère , à l'intempérie des saisons, ainsi que le démontrent toutes les tables de mortalité dressées jusqu'à ce jour. Une table de mortalité est donc le résultat d'une longue série de calculs qui , sup- posant par exemple un million de naissances simultanées, donne d'année en année le nombre des individus restant , jusqu'à l'extinction du dernier. C'est avec le secours d'une table de cette nature, qu'on déduit la durée moyenne et probable de la vie pour chaque àge(l).
Ce n'est pas ici le lieu de développer les diverses mé- thodes employées par les mathématiciens pour construire
(1) Note du ïr. U ne faut pas coufoudre la vie moyenne avec la vie probable. La vie moyenne s'obtient en répartissant également sur toutes les têtes existant à un âge donne la totalité dos années de vie de tous les individus vivans à cet âge. La vie probable à un âge donné s'ob- tient en cherchant dans la table de mortalité à quelle époque il n existe plus que la moitié du nombre d individus marqué par la table à 1 âge donné. Par exemple , d'après la loi de Deparcicux, il y a 814 vivans à Tàge de 2 0 ans et A 09 à 1 âge de 6/i ans ; or 409 est à très-peu de chose près la moitié de 814 : donc un individu âgé de 20 ans a autant de chances d'être vivant à 64 ans que de mourir avant, mais de 20 .î 64 ans il y a 44 ans; ainsi , à Lige de 20 ans , la vie probable est de 44 ans. Dans un Mémoire plein de faits cmieux , et que 1 Académie des Sciences a accueilli avec distinction , un jeune et savant mathémati- cien , M. Ph. Pellis , a démontré avec une rare lucidité la différence sensible qui existe entre ces deux termes. Sa Théorie des Rentes viagères a éclairé celle question d un jour nouveau , et fait vivement désirer que ce mathémalicieu poiusuive la série de ses études.
DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSURAXCES SUR LA VIE. 89
des labiés de morUiliu'. Dans un pays il y a toujours deux lois de morlalilé bien distinctes : l'une est celle qui com- prend les têtes choisies, c'est-à-dire les personnes que leur état expose îx moins de dangers , ou dont la fortune exige de leur part moins de fatigues et de travaux ; l'autre est celle qui s'applique à la généralité des habilans. La pre- mière de ces lois donne toujours une mortalité moins ra- pide que la seconde -, elle sert à calculer les primes d'assu- rances faites par les rentiers viagers, et la seconde donne celles des assurances pour les classes dont la vie présente plus de chances défavorables.
En Angleterre la morlalilé , parmi les classés aisées, a été observée dans la ville de Carlisle , ville saine et bien située-, la loi de morlalilé pour la généralité de la popu- lation a été déduite des registres mortuaires de Nortbamp- ton , ville qui est considérée comme peu saine, et où la mortalité est assez rapide. Pour rédiger celte dernière table , on a dépouillé les registres des décès pendant une période de 46 ans, savoir : du commencement de 1735 à la fin de 1780. Les deux tables correspondantes dont on fait usage en France sont celles de Deparcieux pour les tètes choisies , et celle de Davillard pour la mortalité parmi la généralité des Français (1).
La table deDeparcieux, quoique ancienne, puisqu'elle a été publiée en 1745, parait être aujourd'hui d'une exac- titude remarqua])Ie ^ elle concorde d'une manière surpre- nante avec toutes les tables partielles que l'on a publiées récemment. Toutefois, comme on le verra plus loin, les légères difl'érences que l'on y trouve sembleraient indi-
(1) Voyez en outre , dans le 57' Numéro de la 1 " série ( anùl 1830), l'article inlilulé : Durée comparée de la vie humaine en Eut-ope et en Amérique , et dans le 6" de la 3°" série (juin 1833 ), celui qui a pour titre : Durée comparée de la vie chez l'homme et chez la femme.
90 DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSCRAXCES SUR LA VIE.
quer qu'elle donne , pour les divers âges , une durée moyenne de la vie plutôt un peu inférieure qu'égale à celle qui existe réellement parmi les classes aisées ou par- mi les rentiers viagers.
La table de Duvillard, publiée en 1786 , est plus ré- cente ^ construite sur la généralité des Français , elle donne pour chaque âge une vie moyenne plus courte que celle de la table de Deparcieux-, mais elle a été faite avec un grand soin , comme on peut s'en assurer en lisant l'ouvrage même de Duvillard. Si donc aujourd'hui elle donne une vie trop courte, on est fondé à en tirer la con- séquence que, depuis 1786 , la vie moyenne a augmenté ; cette augmentation est de 3 à 4 ans. Daniel Bernouilli, dans l'année 1760 , avait estimé que, si Ton parvenait à paralyser les effets de la petite-vérole, la vie moyenne se- rait augmentée de 3 ans 1/2 5 Duvillard trouva les mêmes résultats , et l'expérience confirme chaque jour l'exac- titude de ces calculs.
Il ne sera pas sans intérêt de comparer les deux tables anglaises avec les deux tables françaises 5 mais , pour le faire commodément, il convient de prendre les vies moyennes qui s'en déduisent. Aussi n'hésitons-nous pas à mettre sous les yeux de nos lecteurs ce tableau comparatif, qui présente des résultats décisifs. On y verra que la vie moyenne donnée par la loi de Deparcieux est inférieure à celle déduite de la loi observée dans la ville de Carlisle , et que la vie moyenne résultant de la table de Duvillard est supérieure, jusqu'à l'âge de 36 ans, à celle indiquée par la loi de mortalité de la ville de Norlhampton , mais qu'elle lui est inférieure à partir de cet âge. Nous ajouterons ici que tous les médecins physiologistes ([ui ont entrepris des calculs de ce genre dans l'un et l'autre pays , ont toujours obtenu le même résultat.
DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE. 91
Tableau de la durée moyenne de la vie à chaque âge, observée en France et en Angleterre.
Nop.THAMPTON et Du VlLt-ARD se rapportent aux classes ordinaires. —DepàkciEIîX et Carlisle aui classes aisées.
AGIS. |
NORTHAMPTO», |
DUVILLARD. |
DEPARCIECX. |
CARLISLE. |
Ans. |
Durée lie la vie. |
Durée de la vie. |
Durée de la vie. |
Durée de la vie |
5 |
i0,84 |
43,40 |
48,27 |
51,25 |
15 |
39,78 |
40,80 |
46,83 |
48,82 |
10 |
56,51 |
37,40 |
43,51 |
45,00 |
20 |
53, iS |
34,26 |
40,22 |
41,46 |
25 |
30,85 |
31,34 |
37,17 |
37,86 |
SO |
28,27 |
28,52 |
34,06 |
54,34 |
35 |
25,68 |
25,72 |
30,88 |
31,00 |
40 |
23,08 |
22,89 |
27,48 |
27,61 |
45 |
20,52 |
20,05 |
23,89 |
24,46 |
50 |
17,99 |
17,23 |
20,38 |
21,11 |
55 |
15,58 |
14,51 |
17,25 |
17,58 |
60 |
13,21 |
11,95 |
14,25 |
14,34 |
65 |
10,88 |
9,63 |
11,26 |
11,79 |
70 |
8,60 |
7,58 |
8,64 |
9,18 |
75 |
6,54 |
5,87 |
6,50 |
7,01 |
80 |
4,75 |
4,60 |
4,69 |
5,51 |
85 |
3,37 |
4,16 |
3,21 |
4,12 |
90 |
2,41 |
5,87 |
1,77 |
3,28 |
Nous commettrions une omission grave si nous ne par- lions pas ici des recherches faites sur le même sujet par M. A. Morgan, directeur de la Société Équitable , sans contredit la plus importante de toutes les compagnies d'assurances qui aient jamais existé. Cette société, dont nous parlerons plus en détail , a été fondée en 1762 5 elle fut dirigée pendant cinquante-six ans par W. Morgan. Aujourd'hui, c'est M. Arthur Morgan, associé depuis long-lems aux travaux de son père , qui en dirige les opé- rations • ces deux hommes , par des recherches conscien- cieuses , publiées avec désintéressement , ont rendu de véritables services à la science.
M. A. Morgan a publié , en février 1834 , un ouvrage
ô^ DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE.
contenant divers documens relatifs à Tétat des assurés dans cet établissement; parmi ces documens se trouve une table qui indique la loi de mortalité qui a régné parmi les assurés de la Société Équitable , depuis sep- tembre 1762 jusqu'au 1" janvier 18-29 : la vie movenne que l'on en déduit , comparée à celle de la table de Nor- thampton , prouve que la mortalité a été dans cette société non seulement bien plus faible qu'on ne devait s'y atten- dre, mais qu'elle a été même inférieure, à celle observée dans toutes les autres compagnies. Cette singularité tient à deux causes, dont Tune existe dans toutes les sociétés d'as- surances sur la vie : c'est que les assureurs ne peuvent jamais admettre au nombre de leurs assurés des personnes malades ou trop affaiblies par des excès quelconques *, la seconde cause, toute particulière à la Société Equitable , c'est qu'elle ne paie pas de commissions aux agens qui lui procurent des assurances. On conçoit en effet que ces commissions engagent les agens à proposer pour assurés le plus grand nombre possible de tètes , et que leur intérêt particulier peut leur faire apporter quelquefois moins de vigilance dans le cbolx des assurés. Au reste, voici le ta- bleau de la vie moyenne aux divers âges, telle qu'elle a été observée à X Equitable pendant une période de 67 ans.
Table iiidùjunnt la (huée de la vie mojenne, de lo à go ans ^ telle qu'elle a été observée parmi les assurés de la Société Jùjuitahle , depuis septembre l'jiii Jusqnan \" jaum'er 1829.
AGE. |
VIE MOYENNE. |
AGE. |
VIE MOYENNE. |
AGE. |
VIE MOYENNE. |
Ans. |
Ans. |
Ans. |
|||
10 |
Ii8,i2 |
40 |
27.40 |
70 |
8,70 |
15 |
45,03 |
45 |
23,87 |
75 |
G, (51 |
20 |
/il.G7 |
50 |
20.3(5 |
80 |
4,75 |
25 |
38.12 |
55 |
1G.;)9 |
85 |
3,39 |
30 |
3 4.53 |
60 |
13.91 |
90 |
2,56 |
35 |
30,93 |
05 |
11,13 |
DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSURANCES SUR LA VIE. 93
Le taux de l'intérêt et les deux lois de mortalité étant une fois arrêtés , les sociétés établissent leurs primes d'a- près les règles du calcul des probabilités. Il n'y a rien d'arbitraire dans cette détermination ^ aussi les tarifs de toutes les compagnies d'un même pays se ressemblent à de très-petites différences près, et elles présenteraient toutes les mêmes avantages , si elles donnaient la même destination aux bénéfices résultant de leurs opérations. Maintenant que nous connaissons les principales bases qui servent à établir les sociétés d'assurances , examinons en quoi diffèrent leurs combinaisons.
Trois systèmes différens régissent les compagnies d'as- surances sur la vie.
1° Dans quelques-unes , les assurés poiu' la vie entière sont mutuellement responsables ^ ils se partagent les pro- fits, et sont soumis à des appels de fonds lorsque cela est nécessaire. Parmi les établissemens de cette espèce, quel- ques-uns ont effectué des réserves, afin de rendre les appels de fonds purement nominaux ; cette réserve varie selon les compagnies. En général, on se figure que la quotité de la réserve est arbitraire , c'est une erreur ^ la réserve doit être calculée d'après des règles fixes. Un problème très- intéressant du calcul des probabilités consiste à détermi- ner à combien il faut élever cette réserve pour que la pro- babilité de perdre au-delà soit aussi faible qu'on le désire. Ce calcul , tout étrange qu'il puisse paraître , présente des résultats d'une exactitude rigoureuse, mais il est trop élevé pour que nous puissions ici en donner facilement une idée. Les sociétés établies à Londres sur le svslèrae de la mutualité , sont :
L'Amicable, fondée en .. . 1706 |!London Life Association.. . 1806 L'E^ùtable. 1762 | Norwich Union 180§
94 DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SLR LA VIE.
Ces compagnies , que Ton peut considérer comme les plus importantes de la Grande-Bretagne , ne peuvent que difficilement établir leur situation à la fin de chaque an- née j car d'une part les travaux que nécessite cette opé- ration sont très-considérables , et de l'autre il faut tou- jours plusieurs années pour que la loi de mortalité présente des résultats sensibles. Au reste , elles n'entreprennent pas à cette opération à des époques uniformes.
L'Amicable fait son inventake chaque année. L'Equitable — ■ — tous les 10 ans.
London Life Associatiou — chaque année. Norwich Union — tous les 7 ans.
Les bénéfices reconnus à la suite de ces inventaires ne sont point partagés de la même manière dans les diverses sociétés. Ainsi V ^micable en répartit les 7/8" entre les assurés, et elle met le dernier huitième en réserve 5 V Equitable donne les 2/3 à ses assurés, et met en réserve le dernier tiers. Il ne faut pas penser cependant que la part des bénéfices allouée aux assurés leur soit comptée en argent. Dans quelques compagnies elle sert à augmen- ter le capital qu'ils ont fait assurer ^ il est des compagnies qui diminuent , en proportion des bénéfices , les primes des assurés; d'autres , enfin , laissent aux assurés le choix entre ces deux modes de répartition.
2° Le second système est une modification du premier : dans le système de la mutualité , les sociétés s'établissent sans avoir besoin de capital primitif ou fonds social; mais on pensa plus tard qu'une compagnie qui , dès son origine, serait investie d'un capital considérable, pré- senterait une garantie suffisante au public et s'attirerait un grand nombre d'assurés. C'est ainsi que des capita-
DES DIVF.nS SYSTÈMES D'ASSir.ANtES SIT. LA VIE. 95
listes, après avoir réuni un fonds social par actions, ont constitué des compajjnies d'assurances qui libèrent les as- surés de tout appel de fonds 5 ce sont les porteurs d'actions eux-mêmes qui supportent les pertes.
Lorsque la situation de la société présente des béné- fices , on divise ce profit en trois parts : l'une est mise en réserve , afin de subvenir aux pertes futures qui pour- raient advenir : la seconde est répartie entre les porteurs d'actions 5 la troisième, enfin, est accordée aux assurés pour la vie entière, c'est-à-dire que l'on augmente le ca- pital assuré par chaque police.
Ce système est très-bien conçu, il donne de la consis- tance à une compagnie. Dans l'origine des assurances sur la vie, époque où l'on ne connaissait ni les lois de mortalité, ni les méthodes de calcul pour établir les primes , on a dû nécessairement suivre le svstème de la mutualité dans toute sa pureté ^ mais les grands progrès de la science . en permettant d'établir les calculs avec précision, ont fait abandonner ce mode d'assurance pour faire adopter le se- cond système, dans lequel la direction de la compagnie n'appartient qu'à un petit nombre de personnes.
3° Le troisième système , enfin, qui régit les autres com- pagnies d'assurances, se déduit facilement du précédent. Certains capitalistes voulant fonder des sociétés d'assu- rances sur la vie, trouvèrent plus commode de ne pas ac- corder la troisième part à leurs assurés et ils se l'adju- gèrent, de sorte qu'après avoir effectué une réserve, tout le reste des bénéfices est partagé entre les porteurs d'ac- tions.
On peut donc résumer ces trois systèmes de la manière suivante : les compagnies fondées sur la mutualité dis- tribuent à leurs assurés la totalité des bénéfices , moins la réserve -, les compagnies fondées sur le deuxième système
06 DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSURAXCES SUR LA VIE,
ne font participer les assurés qu'à une certaine portion de leurs bénéfices , mais les libèrent de tout appel de fonds ^ et les compagnies établies d'après le troisième système n'accordent rien du tout à leurs assurés. Ces trois systèmes, en usage depuis long-tems , peuvent être appréciés aujour- d'hui avec connaissance de cause et par leurs propres effets.
Les sociétés fondées sur le premier système , celui de la mutualité dans toute Tacception du mot , sont devenues les plus considérables , et leurs assurés en ont retiré des avantages plus grands que ceux qui s'étaient fait assurer par les autres compagnies. Le deuxième système a pro- duit des résultais analogues à ceux des compagnies pu- rement mutuelles , mais cependant moins avantageux. Quant au troisième, l'on chercherait vainement à dire quelque chose en sa faveur : les compagnies de cette espèce sont peu progressives; il semble même qu'elles tiennent à ne pas sortir de leurs anciens erremens. Tout pour elles y et rien pour les assurés , voilà en deux mois le résumé de leur système. On pourrait dire que ces compagnies , en s'isolant ainsi par égoisme, portent dans leur sein un germe de destruction.
On ne peut faire qu'un seul reproche au système delà mutualité ; il nécessite des écritures et des inventaires sans nombre dont la complication s' accroît chaque année 5 opérations laborieuses qui à la longue deviennent très- UifFiciles à exécuter. Dans son application il présente en- core un danger que l'expérience seule pouvait dévoiler; ainsi, il est arrivé qu'après avoir réalisé de gros bénéfices, les sociétés mutuelles ont négligé d'augmenter le capital de chacun des assurés, et que des ventes considérables de rentes ont été réalisées pour payer aux personnes assurées le montant des répartitions des bénéfices auxquelles cette
PES DIVERS SYSTÈMES d'aSSDRANCES SUR LA VIE. 97
mesure vicieuse leur donnait droit. Cette dérogation aux véritables principes des assurances porte le plus grand préjudice aux intérêts d'une société, car elle fait sortir de ses coffres une partie des capitaux ou de ses réserves qui garantissent le paiement des sommes assurées. W. Mor- gan , lorsrpi'il était directeur de la Société EquiLahle , s'était toujours fortement opposé à cette mesure , mais l'impulsion de l'intérêt personnel est trop forte, et sa voix ne fut pas entendue.
Ce qui est arrivé dans une société peut aussi se pré- senter dans les autres 5 car , lorsque les bénéfices sont devenus considérables , il est très-difficile de trouver des argumens capables d'empêcher le morcellement du fonds acquis 5 il y a toujours des membres disposés à faire préva- loir quelques motifs spécieux en faveur de ce détourne- ment : « c'est une opération lucrative à réaliser, un so- ciétaire tombé dans la détresse à soulager, etc., etc. »
Aussi, quoique le système de répartition progressive sur les polices soit généralement approuvé et qu'il ait procuré aux assurés de grands avantages , il était cependant néces- saire de chercher à éviter les deux inconvéniens que nous venons de signaler j c'est ce qui engagea W. Morgan j en 1796, à publier un nouveau système qui ne présentait point ces dangers. Ce plan consiste à faire participer les assurés aux profits {surplus) de la société, en leur payant seulement l'intérêt du capital trouvé en bénéfice. Le capital lui-même reste inaliénable et comme un fonds de garantie pour le paiement des sinistres. Ce capital, qui a beaucoup d'analogie avec les fonds de réservedc la Banque ou de la compagnie des Indes (1), pourrait être transfé-
(1) Voyez les articles que nous avons publiés sur ces deux établis- semens dans les n"' 8 et 15 de cette série,
98 UKS DIVERS SYSTEMES d'aSSUUASCES SUR LA VIE.
rable avec ses profits et charges, mais il serait toujours une partie intégrante du fonds social.
Ce plan , recommandé par W. Morgan à la Société Équitable , eût été adopté sans les difficultés dont il était environné et qu'on regarda alors comme insurmontables sans l'autorisation du Parlement ^ mais on ne crut pas de- voir la solliciter. Le projet de W. Morgan ne mérite pas moins l'attention des compagnies qui se formeront à l'a- venir, ou qui changeront de système-, nous ne saurions trop en recommander l'examen.
Nous allons maintenant donner quelques détails sur les résultats qui ont été obtenus durant les dernières an- nées à la Société Équitable ^ sans contredit la plus im- portante de toutes les compagnies d'assurances qui exis- tent, tant en Europe qu'en Amérique. Elle fut constituée en 1762 , sur le principe le plus rigoureux de la mutua- lité. A des intervalles , fixés maintenant à dix ans, la so- ciété dresse le bilan exact de sa position ; lorsqu'elle a re- connu que , tous ses frais payés , il lui reste des bénéfices , elle y fait participer ses assurés pour la vie ejitière , en raison de la quotité de chaque police et de son ancien- neté. Mais, au lieu de faire une distribution de fonds à ses assurés, la société augmente la valeur des polices d'assurances , accroissement qui est déterminé par des règles mathématiques rigoureuses.
Depuis son origine, la Société Équitable a accordé neuf fois cette augmentation 5 savoir, en 1781, 1786, 1791, 1793, 1795, 1800, 1809, 1819 et 1829. Le tableau suivant fait voir quel était, en 1829, le montant de ces augmentations successives afférant à une ])olice de 10,000 fr., qui aurait été souscrite dans Tune de^ années écoulées depuis 1776.
DES DIVERS SYSTÈMES D ASSURANCES SUR LA VIE.
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Tahleau indiquant quelle était au 5i décembre 182g la totalité des additions successives Jaites par la Société Ec]mtable îi ses po- lices d'assurances pour la vie entière, contractées depuis 1776 jusqu'en 1816.
DITS ADDITION
des totale poIice5. sur noe police tle 10,000 fr.
1776 /i9.600
1777 47,900
1779 a,6oo
1780 43,000
1782 39,700
1783 38,200
1784 36,700
1785 35,200
1786 33,700
1787 32,300
1788 30,900
1789 29,500
1790 28,100
1791 26,700
1792 25.300
1793 24,000
1794 22,900
1795 21,800
1796 20,700
1797 19,700
DITE ADDITIO»
des totale polices. fur une police de 10,000 fr.
1798 18,700
1799 17,700
1800 16,700
1801 15,700
1802 14,900
1803 14,100
1804 13,300
1805 12,500
1806 11,700
1807 10,900
1808. 10,100
1809 9,000
1810 8,500
1811 7,900
1812 7,400
1813 6,800
1814 6.300
1815 5,700
1816 5.200
Il résulte de ce tableau qu'une police de 10,000 fr., souscrite en 177G, a reçu , dans les années ci-dessus dési- gnées, des augmentations successives dont la totalité , en 1 829, était de 49,600 fr. 5 or, comme la somme assurée primitivement était de 10,000 fr. , la police se trouvait donc valoir 59,600 fr. en 1829. De même une police de 10,000 fr., souscrite en 1816, valait 15,200 fr. en 1829.
Il est bien entendu que l'accroissement des polices ne
100 ©ES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE.
fait pas augmenter la prime de l'assuré ; la prime reste toujours invariable, quelle que soit l'augmentation qu'é- prouvele capital assuré par suitedes bénéfices de la société. Outre ces bonifications , la société a fait des réserves successives dont la totalité, au 1" janvier 1830 , s'élevait à plus de 255 millions de francs. Voici comment se com- posait son capital à celte époque :
Liv. st. !->▼• «t.
4,573,000 en rentes S p. '{o, annuités de la banque
consolidées à 89 p. % 8,891.970
4,587,000 en rentes 3 p. »/„, jU réduites, à90p. "/o-.-- 4,128,300
400,000 enrentes 3 1/2 p. 7„, id. réduites, à 99 p. "/o. 396,000 Placemens sur hypothèques 1,822 ,860
Total Liv. st. 10,239,130
( 255,978,250 fr. )
Liv. st.
La totalité de ses assurances à la même époque s'élevait à 1/1,849,972
(371,249.300 fr.)
Et elle recevait annuellement pour primes 410,665
(10,266,025 fr.)
Jamais société d'assurances n'a présenté des résultats pareils 5 les services qu'elle a rendus à l'Angleterre, en ré- pandant le bien-être dans les familles, sont immenses, et personne ne lui conteste aujourd'hui la considération qu'elle mérite à tant de titres. Cette société a été dirigée pendant plus d'un demi-siècle par W. Morgan qui, après y être entré fort jeune, ne Ta quittée qu'en 1830, à l'âge de 80 ans. Son fils , M. A. Morgan , associé depuis long- tems aux travaux de son père , lui a succédé dans ses fonc- tions de directeur, et c'est lui qui a rédigé les principaux
BËS DIVERS SYSTÈMES d'aSSCRAXCES SCR Là VÎè; lOl
(îocumens statistiques publiés par la Société Equitable , documens trop curieux et trop importans pour être passés ici sous silence. La loi de mortalité qu'il a publiée est du plus haut intérêt ; elle se rapporte à des individus bien portans , car ce sont les seuls que l'on admette dans les compagnies d'assurances : elle peut donc être mise en pa- rallèle avec les tables de Deparcieux et celles de la ville de Carlisle, et servir à les confirmer ou à les modifier. Il n'existe aujourd'hui aucune loi de mortalité qui mérite plus de confiance que celle de la Société Équitable ; les élémens qui ont servi à l'établir sont précis, car les polices d'as- surances donnent exactement les dates des naissances; quant aux calculs, ils ont été faits sous les veux et par les soins de M. A. Morgan 5 c'est une autorité qui ne laisse rien à désirer.
Tableau comparatif de la durée moyenne de la vie.
Ages. D'après Dans la ville A la Société
la loi de Carlisle. Equitable,
de Deparcieux.
20 /i0,29 Al, 46 41,77
30 34,17 34.34 34,68
35 30,95 31,00 31,08
40 27,76 27,61 27,55
45 24,02 24,46 24,04
50 20,50 21,11 20,55
55 17,15 17,58 17,16
60 14,16 14,34 14,11
65 11,42 11,79 11,36
70 8,79 9,18 8,99
75 6,43 7,01 7,00
80 4,73 5,51 5.51
85 3,33 4,11 4,02
90 1,77 3,28 2,dQ
102 DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE.
Un autre document non moins précieux est celui qui indique les causes des décès des divers assurés , ainsi que l'influence de chaque maladie aux divers âges. Ce document fort étendu pourra être consulté avec fruit par les médecins phvsiolo^jistes qui s'occupent spécialement des maladies dont les divers âges sont plus particulière- ment affectés. Il n'entre pas dans notre cadre de le repro- duire, nous dirons seulement qu'il résulte de ce tableau que le plus grand nombre des décès est dû à la vieillesse , ce qui prouve le soin minutieux avec lequel les assurés sont choisis ; il est fort douteux que toutes les compagnies puissent présenter un résultat semblable, qui, à notre avis, est la meilleure preuve d'une bonne direction. Nous fe- rons remarquer , en outre, que sur les 4,095 décès sur- venus dans l'espace de 32 ans, il n'y en a eu qu'un seul qui ait été occasioné par la petite-vérole ; or, l'on sait que les personnes non vaccinées ne sont admises au nombre des assurés qu'avec une forte augmentation de prime. Les assurés de cette classe se trouvent par là réduits à un si petit nombre que l'on peut les négliger et considérer tous les assurés comme une réunion de personnes vaccinées 5 sans contredit , l'existence d'un tel fait vient prouver de la manière la plus authentique l'efficacité de la vaccine (1).
Nous ne pousserons pas plus loin ces remarques , nous les réunissons toutes dans le tableau suivant , qui indique le nombre d'individus enlevé par chaque maladie sur raille assurés.
(1) Voyez les curieuses observations que nous avons publiées sur la vaccine et sur les effets de la revaccinatiou dans le 19° Numéro de cette série (juillet 1834).
DES DIVEHS SYSTÈMES D ASSLT.AXCES SUR LA VIE.
103
Nombre des personnes cnlcoées par diverses maladies , sur mille assurés de la Société EquitalAe , depuis le i" jani>ifr i8oi jus(ju'au 3i décembre i832.
Causes des décès.
Causes NomLre
des décès. de décès
sur mille assure's.
Cancer 10,50
Fièvres nerveuses 10,26
Accidens 9,77
Fièvres bilieuses , . 9,04
Dysenterie 8,30
Fièvi-es inflammatoires. . 7,81
Suicide 7,08
Fièvres putrides, ...... 6,84
Choléra-morbus. ...... 6,59
Eiysipèle. 6,35
Epilepsie 4,64
Pierre 2 ,93
Hydropisie du ceiTeau. . 2,2 0
Convulsions 1,95
Intempérance 1,95
Anévrisme 0,977
Suites d'acouchemens.. . 0,977
Pleurésie 0,977
Blessures 0,977
Assassinat 0,733
Esipiinancie 0,733
Atrophie 10,50 jj Petite-vérole 0,244
D'après le résumé que nous venons de faire de la situa- tion de la Société Équitable , on voit qu'il doit y avoir peu de compagnies qui présentent des résultats aussi sa- tisfaisans. En effet , il n'y en a pas d'autre en Angleterre qui soit parvenue à ce degré de prospérité , et qui ait pu- blié des documens statistiques plus complets , preuve évi- dente de la bonne gestion qui règne dans l'administration à^ Y Equitable -, aussi MM. Morgan se sont-ils attiré la considération , non seulement des personnes qui ne voient
Nombre de décès
sur mille assurés.
Vieillesse 138,22
Apoplexie 118,68
Phthisie 82,78
Fièvre générale 63,98
Hydropisie 62,76
Paralysie 57,39
Inflammation de poumons 43.18
Fluxion de poitrine .... 44,69
Maladie du foie 42,74
Angine pectorale 3 5, H
Maladies de la vessie et des
voies urinaires 31,26
Maladies d'entrailles.... 30.77 Maladies de l'estomac et
des organes digestifs. . 25,89
Ruptures de vaisseaux. . . 20,02
Maladies mal définies. . . 19,29
Asthme 18,07
Transports au ceiveau. . 15,63
Inflammation de poitrine 14,41
Gangrène 11,23
ÎÔ4 DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSCRANCES SUR LA VIE.
que les résultats financiers d'une entreprise , mais encore de celles qui savent tenir compte de l'utilité et du mérite des travaux scientifiques.
Etendons maintenant nos investigations aux compagnies d'assurances sur la vie établies en France , qui , quoique encore naissantes, sont cependant les plus importantes de toutes celles établies sur le continent.
Il en existe trois : la Compagnie Générale, fondée en 1819 et constituée d'après le système des compagnies sans participation en faveur des assurés. La Compagnie de V Union , dont l'existence date de 1829j elle prélève 1/5* sur ses bénéfices, et avec ce fonds elle augmente la valeur des polices de ses assurés pour la vie entière. Enfin la Compagnie Royale fondée en 1830, qui, au lieu d'aug- menter les polices de ses assurés , leur accorde une dimi- nution immédiate sur leurs primes. Ces trois établissemens sont trop nouveaux et ils ont trop de difficultés à sur- monter pour présenter un développement analogue à celui des compagnies anglaises , mais ils ne sont pas moins en voie de prospérité. On doit leur reprocher tou- tefois de ne pas apporter assez de soin dans la rédaction des exposés de leurs opérations -, il est en outre à remar- quer que les publications des caisses d'épargne sont plus attrayantes que les leurs, et cependant les travaux des sociétés d'assurances sur la vie , par la grande diversité de leurs opérations, parles nombreuses remarques qu'elles sont obligées de faire, pourraient ofl'rir bien plus de res- sources, soit pour tirer des exemples frappans, soit pour présenter le résultat de leurs combinaisons sous un jour intéressant.
Les compagnies françaises devraient cbcrcher à imiter 110 ^ petites publications connues sous le nom de catéchisme d'assurances, si répandues chez le peuple en Angleterre^
DÈS DIVERS SYSTÈMES D^SStRANCES SUR LA VÎE. lOÔ
elles devraient aussi s'attacher à présenter les combinaisons abstraites des assurances de la manière la plus simple, et abandonner ce qui est purement commercial ; c'est par ce moyen que les compagnies captiveraient l'attention des classes chez lesquelles l'instruction se fait déjà sentir.
Pour motiver le reproche que nous adressons aux pu- blications des compagnies françaises , nous citerons entre autres deux genres d'assurances les plus utiles peut-être , et qu'elles négligent d'indiquer dans leurs prospectus.
1 . Une assurance /?oz^7' la vie entière est un engagement en vertu duquel une compagnie devra payer un capital convenu à la mort de l'assuré, à quelque époque que son décès arrive. L'assuré, de son côté, paie à la compagnie soit une somme unique , soit une somme annuelle beau- coup plus faible , mais qu'il sera tenu de livrer chaque année jusqu'à son décès. Ainsi, par exemple, une com- pagnie s'engagerait à remettre 10,000 fr. aux héritiers d'une personne âgée de trente ans, si cette personne versait <à la compagnie , soit une somme unique de 3,992 fr. , soit une prime annuelle de 249 fr. 20 jusqu'à son décès (1).
Ces deux modes d'acquitter une assurance ont leurs in- convéniens : le prix unique est trop élevé pour la plupart des fortunes, et la prime annuelle est une charge que l'on s'impose pour le reste de ses jours 5 l'on sent d'ailleurs que si l'on parvient à un âge avancé , on aura payé plus que le capital assuré. Or , l'on peut éviter ces inconvéniens en limitant le nombre des primes que l'on veut payer à la compagnie : l'assuré stipule, par exemple, qu'il ne veut en aucun cas être tenu à payer plus de 2 , 3, 10, 15 , etc. , primes • cette prime est alors plus élevée que celle pour la vie entière, mais l'assuré y trouve des avantages réels.
(1) Ces prix varient légèrement selon les systèmes des diverses compagnies.
106 DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE.
Si l'assuré, âgé de trente ans , ne voulait pas être exposé à payer plus de vingt primes , par exemple , elles seraient fixées par la compagnie à 324 fr. 50 c. par année j cette somme est supérieure , sans doute , à celle de 249 fr. 20 c. , payable jusqu'au décès , mais la différence est bien compensée , d'abord parce que l'assuré sait qu'il n'aura jamais à débourser plus de 6,490 fr,, somme in- férieure au capital assuré , et ensuite parce qu'il ne se trouve pas lié pour le reste de sa vie, condition pénible à souscrire.
2. Le second genre d'assurances dont nous voulons par- ler est plus nouveau , nous l'appellerons assurances à paieinent certam.
Par exemple , une personne âgée de vingt-quatre ans, qui s'engagerait à verser une prime annuelle de 379 fr. 60 c, pendant vingt ans, et si elle était iwanle , serait certaine que la compagnie, après cette époque, paierait un capital de 1 0,000 fr. soit à lui-même, soit à toute au Ire per- sonne désignée, et cela que l'assuré soit vivant ou non.
Si l'assuré meurt dans le cours des vingt ans , la com- pagnie n'a plus de primes à recevoir, mais elle n'en paie pas moins les 10,000 fr. à l'expiration des vingt ans.
D'après les conditions de cette assurance , le cas le plus défavorable pour l'assuré est celui où il vit plus de vingt ans, et où, par conséquent, il paie les vingt primes. Eh bien î dans ce cas encore, il n'aura déboursé en tout que 7,592 fr. , qui lui auront produit un intérêt de 2 1/2 p. °/o environ.
Le résultat paraît plus avantageux encore lorsque l'on pense que si l'assuré mourait avant l'expiration des vingt ans, le capital de 10,000 fr. n'en aurait pas moins été dû aux personnes désignées par l'assuré.
Un père de famille qui aurait plusieurs enfans peut par
DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSURANCES SUR LA VIE. 107
ce moyen leur garantir un capital quelconque au bout d'un certain tems -, s'il perd un ou plusieurs de ses en- fans, les survivans recevront également le capital assuré ; s'il meurt lui-même, sa famille ne reste grevée d'aucune charge, quant à l'assurance; et, au terme convenu, elle touche cependant le capital assuré.
Les deux genres d'assurances que nous venons de si- gnaler ont un coté précieux , c'est de ne laisser aucune incertitude aux assurés sur l'issue de leur engagement ; ces transactions n'ont rien de chanceux , ni rien qui res- semble à une loterie , elles devraient être plus connues qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Nous pensons qu'il ne tient qu'aux compagnies fran- çaises de prendre tout l'essor dont elles sont susceptibles, mais il faut avant tout qu'elles mettent leurs combinaisons à la portée de tout le monde. Le champ des assurances est immense; son étendue n'a pas encore été explorée à fond , c'est aux générations nouvelles à en tirer toutes les ressources qu'il renferme.
( Companion to iJie life assurance.)
^^o^acjcs.
LES CIRCASSIE>S,
LEURS MOEURS ET LEURS USAGES (i).
La Circassie est une contrée presque inconnue des Eu- ropéens 5 aussi la considère-t-on , en général , comme une terre inhospitalière; opinion tout-à-fait injuste et qui contribue pour beaucoup à empêcher ses habitans d'éta- blir des relations avec des peuples plus éclairés, qui pourraient leur transmettre les bienfaits de la civilisation. Les côles de la Circassie ne sont fréquentées que par les Turcs, nation peu civilisatrice et bien mal disposée pour adoucir les mœurs et faire naître le goût des arts et de l'industrie chez les peuples qu'ils fréquentent. La seule autre nation avec laquelle les Circassiens aient quelques rapports , c'est la Russie qui les entoure de toutes parts et à laquelle ils tiennent par des liens politiques. Mais ils sont loin de montrer , dans leurs relations commerciales avec les Russes , la confiance et l'amillé qu'ils ont pour les Turcs, avec lesquels ils sont en rapport depuis une époque très-reculée.
Quelque gloire qu'il y ail à faire la conquête d'un pays
(1) Note du Tr. La Circassie comprend tout le versant septen- trional du Caucase , et s'étend depuis les côtes de la mer Noire jusqu'à la Caspienne, dont elle ne se trouve séparée que parle Dagliislan. Elle est divisée en grande vl petite Kabarda. Ce peuple forme une république aristocratique très-rcdoulable ; aussi tous les courriers russes qui ap- portent la coiTCspondance officielle de Mozdock à Vladikarkas sont-ils accompagnés de 150 hommes de cavalerie et de deux canons, pour ré- sister aux attaques de diflércules tribui tàtarcs qui habitent la Cii'Cas»ic,
LES CIRCASSIENS , LEURS MOEURS ET LEURS USAGES. 109
par les armes , il y en aurait encore plus à le régénérer et à le tirer d'un état de barbarie tel que celui dans lequel sont encore plongés aujourd'hui les Gircassiens. La Circassle offre de vastes plaines encore incultes qui n'attendent que la main d'un agriculteur habile pour pro- duire d'abondantes récoltes. Le caractère, les mœurs, les coutumes et la religion de ce peuple, appellent une ré- forme qui doit placer au nombre des bienfaiteurs des na- tions celui qui parviendra à l'opérer. On verra, par l'es- quisse que nous allons tracer du caractère des Gircassiens, la mesure des difficultés qu'offrirait' cette grande entre- prise, et l'indication des moyens qu'il y aurait à prendre pour les surmonter.
Les premiers objets qui [frappent la vue de l'enfant laissent ordinairement dans son esprit des impressions pro- fondes qui doivent former la base de l'homme futur 5 l'é- ducation accomplit le reste. Le Gircassien reçoit le jour, et grandit au milieu du bruit des armes. Tout ce qui l'en- toure tend sans cesse à exalter les vertus guerrières ; aussi à mesure que ses idées s'étendent, il sent naitre en lui cet esprit d'émulation qui le porte à suivre les traces de ceux dont il entend vanter les exploits. Semblable aux guerriers de l'antiquité , il ne sait pas imposer un frein à son courage au milieu d'une bataille , et ignore même entièrement l'art de combiner ses mouvemens. Une té- mérité aveugle lui fait mépriser le danger 5 c'est là tout ce qui le rend formidable. Gomme les Gircassiens n'ont d'autre profession que celle des armes , leur éducation est adaptée à ce genre de vie. Il est rare qu'un enfant soit élevé sous le toit paternel. Le droit de diriger son éduca- tion appartient à la nation , mais est délégué au premier qui s'offre pour être son atlik (précepteur). Lorsque plusieurs compétiteurs se présentent pour cet emploi au-
110 LES ClUCASSIENS,
quel on attache une haute importance, des arbitres dé- cident pendant combien de tems chacun d'eux sera chargé de l'enfant dont l'éducation est commencée aussitôt qu'il est sorti des mains de sa nourrice 5 quand il a acquis le degré d'instruction le plus élevé dans tous les exercices militaires, lorsqu'il peut se rendre maître du cheval le plus indomptable , lorsqu'il peut supporter la faim et la fatigue et tenir tète à l'ennemi , il est amené en triomphe , et présenté tout armé à ses parens.
Si l'on cherche la cause première de la plupart des habitudes des Circassiens , on la trouve dans cet esprit belliqueux qui domine toutes leurs actions 5 les dissen- sions continuelles qui régnent entre les différentes tribus, justifient ensuite leurs vols et les actes de violence aux- quels elles se livrent. Les représailles qui ne manquent pas de suivre augmentent l'animosité • la vengeance et l'avarice appellent de nouvelles excursions , et l'habitude finit par rendre le brigandage une profession honorable dans laquelle tous cherchent à se distinguer. La plus grande insulte que l'on puisse faire à un jeune Circassien, c'est de lui dire qu'il n'a pas encore enlevé une tète de bétail.
Il serait inutile de chercher dans cette contrée des do- cumens historiques de quelque valeur. Les seuls monu- mens littéraires que possèdent les Circassiens sont de pe- tits poèmes destinés à célébrer les hauts faits de leurs héros. Quant à leur traditions, elles sont confondues avec ces fables dont toutes les nations de l'Orient sont si pro- digues. Aussi la partie de l'histoire de ce peuple digne de quelque confiance ne remonte pas au-delà de l'avant-der- nière génération. La Gircassie parait avoir subi , pendant ce court espace de tems, une grande révolution 5 l'histoire de ce pays commence avec les princes Sahu et Ghéhan ,
LELl'.S MOELUS KT LKUKS USAGES. 111
dont les descendans , devenus formidables par leur nom- bre et leur courage, avaient étendu leur autorité sur toute la contrée. Mais la jalousie qui devait exister entre deux familles puissantes amena leur ruine commune. De nou- veaux chefs les remplacèrent et se partagèrent la Circas- sie en autant d'élats féodaux qu'ils gouvernèrent sous le titre de princes. Le corps de la nation est divisé aujour- d'hui en dix étals ou tribus qui sont désignées par les noms suivans.
1" Notkaïtshs. 2' Shapsoughs. 3' Abalzaikhs. li^ Psedoughs. 5' Oubiglis.
6' Haliolais. 7' Kemkouis. 8^ Abazes. 9' Benelneis. 10^ Koubei-teis.
De fréquentes dissensions s'élèvent entre ces différentes tribus, qui savent cependant se réunir lorsqu'un danger extérieur menace leur indépendance. Tant que ces peu- ples mépriseront le travail productif de l'homme et regar- deront le vol et le pillage comme des exploits glorieux , ces divisions intestines leur seront nécessaires pour sub- venir à leurs besoins. Les individus qu'ils enlèvent dans leurs excursions sont le principal article de commerce qu'ils font avec les Turcs (1), et si ce moyen d'établir la
(1) Les Tui'cs fournissent aux Ciixassiens toutes les marcbandises cjuils tirent du dehoi's. Ce commerce consiste principalement en élofTes de différentes espèces , fabriquées dans la IN'atolie , et dont limpoiiation annuelle en Cii'cassic monte à environ 2,500,000 pias- tres. Les autres articles importés sont le sel , le fer , l'acier , lor , le fil d argent, le maroquin , les armes , la poudre à canon, et cjuelques pièces de poterie, formant environ une somme de 500.000 piastres par an. Les Circassicns donnent on écliangc de la cire , du miel , des salaisons , différentes espèces de peaux , soit pour la tannerie , soit pour les fourrures , mais les esclaves forment la partie la plus impor- tante de leurs exportations.
11-2 LES CIRCASSIENS ,
balance avec le montant des importations venait à leur manquer, ils seraient bientôt privés des eboses les plus nécessaires.
Les esclaves qu'ils se procurent dans leurs excursions sont destinés au service intérieur de la maison , à la cul- ture des terres ou au commerce d'écbange qu'ils font avec les Turcs. La condition de ceux qui restent dans le pays est loin d'être aussi pénible que celle des hommes qu'une coutume barbare soumet encore àla servitude chez des nations plus civilisées. Les esclaves qui sont employés à l'agricullure reçoivent une certaine étendue de terrain qu'ils doivent cultiver et dont ils partagent le produit avec leurs maîtres 5 cette part suffit toujours pour leur fournir, et au-delà , les objets les plus indispensables à la vie. Ils peuvent se marier, mais leurs enfans restent dans la même condition qu'eux. Cependant, tous ceux qui sont expor- tés n'ont pas été , comme on pourrait le croire, faits pri- sonniers à la guerre j il y a parmi eux un certain nombre de criminels que l'usage ne permet pas de condamner à mort et que l'on punit en les privant de la liberté et en les chassant du pays. On voit aussi des femmes qui, d'elles- mêmes , demandent à être vendues. Pour obtenir l'ac- quiescement de leurs parens, elles disent qu'elles ont fait le serment d'accomplir cette résolution 5 et le respect que les Circassiens ont pour le serment les empêche de s'op- poser à cette détermination. Ce désir de quitter le pays a pour mobile l'ambition , la curiosité et surtout l'espoir d'éviter le travail continuel auqu.-^l les femmes de toutes les conditions sont soumises en Circassie; il leur est aussi inspiré par le récit de celles qui , après avoir passé leur jeunesse dans les harems de Conslanlinople, s'en revien- nent chargées de richesses. Tout ce qu'elles racontent, à leur retour, des délices des harems, et les préscus qu'elles
LEURS MOEURS ET LEURS USAGES- 113
rapporlent, suffisent pour engager quelques jeunes filles à courir la même carrière.
Outre le traité d'union qui existe entre les familles de la même tribu , chaque trilju est encore liée avec une autre par une alliance spéciale. Le serment d'union et d'accord prononcé par les députés respectifs de ces tribus les astreint à ne rien faire qui puisse porter préjudice à la tribu alliée , à se prêter un secours mutuel dans toutes les occasions, et à terminer avec une justice réciproque tous les différends qui peuvent s'élever entre les membres des deux tribus. Celui qui viole cet engagement est puni d'une forte amende 5 et s'il y a récidive , il est vendu aux Turcs comme parjure et ennemi de l'ordre public. Comme le vol est le sujet le plus ordinaire de ces discussions , lorsque le crime est prouvé et l'auteur connu, il est jugé par les anciens et condamné pour la première offense à resti- tuer sept fois la valeur de l'objet volé , et à payer une amende de neuf têtesde gros bétail quand mêmel'objet volé neseraitqu'unepoule. Lemeurtiûer estpunidelamêmema- nière^ lapunitionvariesuivantles circonstances qui ont ac- compagné le crime et suivant la condition de la victime. Les anciens, dans ce cas, joignent les fonctions de médiateurs à celles déjuges , et sont chargés de déterminer la somme qui doit être payée aux parens 5 mais l'argent étant plu- tôt considéré, en Circassie, comme un article d'échange que comme le signe d'une valeur réelle , ces paiemens sont faits en bétail , en poterie , en provisions , en esclaves et en armes. Il est rare que le meurtrier puisse payer seul l'amende à laquelle il est condamné, mais ses amis et ses parens s'empressent de l'aider. Une indemnité est égale- ment donnée aux parens d'une personne qui est tuée par accident 5 dans ce cas , les anciens recherchent les dilFé • XI. 8
114 LES CIRCASSIENS ,
rentes causes qui ont pu amener l'accident, et rèjjîent l'amende d'après le de(]Té de criminalité qu'ils attachent à cette cause. Une semblable loi , dans un pays civilisé, se- rait l'occasion de discussions interminables; mais ici il est rare que les anciens éprouvent de l'embarras dans leurs jugemens. Cependant, quand la cause est trop obscure, les parties noniment des arbitres qui sont chargés de les ré- concilier ou de juger d'une manière définitive.
Le crime le moins excusable chez les Circassiens , c'est l'infraction au serment que l'on a fait de ne causer aucun dommage à ceux avec lesquels on est allié. Il en résulte qu'ilsne reconnaissent d'autre loi sociale que celle qui re- pose sur la foi donnée, et que là où il n'existe pas de traités, ils ne reconnaissent que la loi du plus fort. Cependant, comme on respecte généralement dans le pays toutes les conventions volontaires, il arrive souvent qu'avant d'en venir aux mains, on essaie de s'entendre par l'intermé- diaire d'arbitres : dans ce cas, un nombre égal d'arbitres pris dans chacune des tribus auxquelles appartiennent les parties se réunissent dans un lieu choisi pour la confé- rence. On les place ordinairement à une certaine dis- tance les uns d^s autres, afin d'empêcher une surprise, et des cavaliers portent les propositions dun cote'" et d'autre , jusqu'à ce que l'on soit d'accord ou que l'on ail reconnu l'impossibilité de s'entendre.
L'hospitalité est considérée comme sacrée chez les Cir- cassiens; mais pour en jouir il faut s'être fait déclarer leur ami et avoir fait choix d'un protecteur. Cette condition n'est pas difficile à remplir, car il suffit de faire un petit présent à la personne (jue l'on choisit, et qui est toujours très-flattée de la préférence. Cette personne devient le Ao- na1< de l'étranger et répond de sa conduite envers ses coni-
LEURS MOElhS ET LEl'RS USAGES. 115
patriotes , en même tems qu'elle garantit contre toute vio- lence la personne et les propriétés de son hôte. Aussitôt que l'étranger a trouvé cette sauve-garde , il est reçu par- tout avec des égards et une cordialité qui lui prouvent qu'on est très-salisfait de le posséder.
Malgré la disposition au pillage et au brigandage qui est si prononcée chez les Circassiens , ils ont cependant une grande douceur de caractère et leur amitié est très-sùre ; mais une certaine hauteur qui tient à leur éducation , et que les Turcs leur ont rendue habituelle, exige que les premières avances soient faites par ceux qui veulent s'as- surer leur bonne volonté. Il est facile, en stimulant leur amour-propre par quelques flatteries et par un présent de peu de valeur , de s'insinuer dans leurs bonnes grâces et d'en obtenir alors tout ce que l'on désire.
On retrouve chez eux les mêmes cérémonies et la même méthode d'adoption qui sont en usage chez plusieurs tri- bus indiennes. La femme présente son sein à celui qui est adopté. L'étranger qui a été naturalisé de cette manière et qui désire se fixer dans le pays peut facilement s'y ma- rier, et alors il se trouve immédiatement lié à un grand nombre de familles, car les degrés de parenté sont très- étendus. Mais siles Circassiens observent avec tant d'exac- titude les lois de l'hospitalité à l'égard de ceux à qui ils l'ont accordée, malheur à celui qui tombe entre leurs mains sans l'avoir obtenue , car , d'après leurs principes de ne tenir qu'à ce qu'ils ont promis , ils considèrent comme ennemis tous ceux qui n'ont pas demandé de Konak , et les laissent au pouvoir du premier qui peut s'en emparer.
Les navires qui font naufrage sur leurs côtes, et même ceux qui , sans avoir fait naufrage , sont cependant inca- pables de résister à leurs attaques ou de les éviter, sont
116 LES CIRCASSIENS,
réputés de bonne prise , et les hommes qui les montent sont soumis à l'esclavage. Mais ils peuvent se faire rache- ter : le rachat n'est jamais refusé, et il est bien rare que la somme demandée dépasse 1 8 à 24 liv. st. (450 à 600 fr.), à moins que les prisonniers n'appartiennent à un rang élevé.
On retrouve dans la croyance religieuse des Gircassiens des traces du christianisme, qui leur fut probablement apporté par quelque croisé échappé aux malheurs des expéditions en Terre-Sainte, ou par les Génois, qui avaient des élablissemens en Circassie à l'époque où ils étaient les maîtres de la mer Noire. Ils reconnaissent un être su- prême, une mère de Dieu, et plusieurs puissances célestes d'un ordre secondaire qu'ils appellent apôtres. Ils croient à l'immortalité de l'ame et à une vie future qui sera réglée suivant la manière dont ils auront vécu ici-bas. Cepen- dant, là comme ailleurs, on s'inquiète fort peu de cet avenir , car, en attendant, rien n'est négligé pour se pro- curer tout ce qui peut embellir la vie terrestre.
Les forêts sont leurs temples , et une croix placée sur un arbre indique un autel sur lequel ils offrent leurs sa- crifices. L'un des anciens de l'assemblée ofîicie comme ministre ^ placé à côté de la croix , couvert d'un manteau de bure et la tète nue, il commence par un sacrifice pro- pitiatoire. La victime offerte àla divinité est ordinairement un mouton ou une chèvre, quelquefois un bœuf dans les grandes solennités. Le prêtre prend une bougie placée au- près de l'autel, et brûle quelques poils de l'animal à l'endroit où il doit être frappé ^ il verse ensuite un peu de hoiiza (1) sur la tête, et après une courte prière, il ordonne qu'il soit immolé. La tête de la victime est offerte à la divinité
(1) Liqueur qu'ils obticmicnt de la fermcntatiou do la farine de llùllet daus l'eau,
LEURS MOEURS ET LEURS USAGES. HT*
et attachée à un pilier, à peu de distance de l'autel. La peau appartient au prêtre officiant , et les autres parties de l'a- nimal sont préparées pour fournir un repas à l'assemblée.
Plusieurs jeunes gens, la plupart esclaves du prêtre, se tiennent derrière lui , ayant à la main des coupes de bonza et des tranches de pain. Aussitôt que le sacrificeest consommé , le prntre prend un morceau de pain d'une main et de l'autre une coupe, puis les élevant vers le ciel, il invoque la grâce du Tout-Puissant, et les offre au plus ancien de la réunion. Il reçoit alors des mains de ses assistans une nouvelle coupe et un nouveau morceau de pain qu'il offre encore à l'un des plus anciens , après avoir répété la même cérémonie. Avant déterminer, il fait connaître le jour où sera célébré le prochain sacrifice, dont il fixe l'époque à sa volonté , mais il doit avoir lieu une fois par semaine, et seulement le samedi, le diman- che, le lundi ou le mardi ; jamais un autre jour.
Il proclame aussi les objets qui ont été trouvés ou perdus , mais on entend rarement parler de ces derniers; on sert ensuite le repas , qui est composé des débris de la A'ictime et des mets que chacun des assistans a eu le soin d'apporter. Outre ces fêles hebdomadaires , les Circassiens en célèbrent plusieurs autres. Celle de Merciine, ou de la mère de Dieu , arrive dans le mois de septembre. On ne sait pourquoi ils la nomment la mère de Dieu : Blerhne est simplement la patrone des abeilles. La tradition rapporte que le tonnerre avant un jour , dans sa fureur , exterminé tous ces industrieux insectes , Mercime en cacha un dans les plis de sa robe , et , grâce à ce soin , l'espèce en fut conservée.
Vers le printems, ils célèbrent la fête de saint Sozerlsé j qui fut un grand navigateur et auquel les vents et les vagues sont soumis. Parmi leurs autres fêtes, nous citerons seu-i
118 LES CIRCASSIEXS,
lement celle des morts, que chaque famille célèbre en par- ticulier j celle du premier de l'an , et enfin celle du ton- nerre, pour lequel ils ont une grande vénération. En examinant avec quelque attention le motif bizarre de ces fêles et de ces cérémonies, il est facile de reconnaître que la religion des Circassiens n'est qu'un mélange des fables de Tidolàtrie avec les mystères du christianisme.
Leurs repas sont servis comme ceux des Turcs sur de petites tables rondes, et les plats se succèdent avec assez de rapidité. L'étranger mange seul 5 le maître de la mai- son avec toute sa famille, à l'exception des femines, sellent respectueusement auprès de la table. Les femmes mangent dans une pièce séparée et sont très-honteuses quand un homme les surprezid à table. Les Circassiens, à l'exemple des Turcs, ne se servent que de cuillers de bois; leurs doigts remplacent les fourchettes, et jamais ils ne se mettent à table sans invoquer la bénédiction de Dieu. Leur seul aliment est le millet bouilli avec un peu de sel 5 aussitôt qu'il esta moitié cuit, ils retirent l'eau, qui leur sert de boisson, et ils continuent d'agiter le grain avec une spatulejusqu'à ce qu'il ait acquis la consistance d'une pâte épaisse, qu'ils versent sur une table pour la faire refroidir. Quelquefois , au lieu de millet , ils emploient la farine de froment, surtout dans les grandes solennités et dans les cérémonies religieuses. Quoiijue le houza soit la boisson ordinaire du pays, on cultive cependant la vigne dans quelques districts , car les Circassiens aiment beaucoup le vin et l'eau-de-vie ; ceux même qui sont mahométans ne se font pas scrupule de violer la loi du Prophète.
La sobriété à laquelle les Circassiens sont en général habitués leur est d'une grande utilité dans leurs expédi- tions militaires. Chaque cavalier porte un petit sac plein de millet bouilli qu'il attache à sa selle j celle nourritu e
LEURS MOELT.S ET LELT.S USAGES. 119
seule leur suffit pendant plusieurs jours. C'est sans doute à cette sobriété que ces peuples sont redevables d'une lon- gévité si remarquable. Les maladies sont rares en Circassie, et si ce n'était la peste et la pelile-vérole qui y régnent fréquemment , la population prendrait, dans ce pays, plus d'accroissement que partout ailleurs. Leurs rapports avec les Turcs les exposent constamment aux ravages du pre- mier de CCS fléaux contre lequel, au reste, ils ne prennent aucune précaution. Ce n'est pas que les Circassiens se soumettent , comme les Turcs , à la doctrine du fatalisme j mais c'est parce que leur ignorance les empêche de con- naître les moyens à opposer à la peste, tandis qu'ils pour- raient emplover avec succès une partie de ceux qu'ils opposent aux progrès de la petite-vérole. Aussitôt qu'un individu en est atteint, ils le placent dans une hutte sépa- rée qui ne peut être visitée que par les personnes qui déjà ont eu celle maladie ^ et celles qui soignent le malade sont renfermées avec lui. Tous ses parens prennent le deuil , c'est-à-dire qu'ils cessent de travailler et ne se lavent ni les mains ni la figure 5 ils ne se coupent pas les ongles et ne changent pas de vélemens pendant tout le teras que le malade est en danger. Lorsqu'il est complètement réta- bli, ils célèbrent sa guérison par un sacrifice et des ré- jouissances.
Les médecins ne manquent pas en Circassie, mais ils sont tous d'une ignorance étonnante , aussi mélent-ils sans cesse la superslilion à leurs procédés thérapeutiques. La plupart sont Turcs 5 le plus petii nombre est originaire de Circassie. Les premiers n'emploient pour tout remède que quelques versets du Coran et des amulettes. Les Cir- cassiens suivent une marche un peu plus rationnelle ^ les herbes, leJjeurre, la cire, le miel et la saignée forment la base de leur pratique j ils emploient surtout la dernière dans
Î20 LES CiRCASSlEKS,
les maladies de tète. Ils pratiquent une incision avec un fer tranchant sur la partie douloureuse, et arrêtent ensuite le sang avec du coton. Ils jouissent spécialement d'une grande renommée dans le traitement des plaies , pour le- quel ils n'emploient que des substances végétales , mais le cérémonial qu'ils suivent dans ce traitement est assez cu- rieux pour être rapporté.
Le malade est placé dans une chambre séparée ; au pied de sou lit on dépose un soc de charrue , un marteau et une coupe d'eau danslaqueileestunœuf frais. Les personnes qui viennent le visiter frappent en entrant trois coups avec le marteau sur le soc de la charrue, et plongent leurs doigts dans Veau ; ils en aspergent le malade, et prient en même tems Dieu de le rendre promptcment à la santé ; ensuite ils se rangent au bout de la chambre. Celui qui , par ha- sard, prend le siège du médecin lui paie une amende; ce petit impôt est le principal émolument que touche le fils d'Escnlape. On passe ordinairement la nuit entière dans l'appartement du malade, et l'on y soupe avec les parens et les amis. Dans la soirée, les jeunes gens des deux sexes viennent à cette assemblée, précédés d'une flùle et d'un instrument qui ressemble beaucoup à un luth. Les jeunes garçons se rangent d'un côté de la chambre et les jeunes filles de l'autre, et commencent un chant guerrier. Les filles dansent ensuite des rondes, les insirumens jouent pendant quelque tems, enfin le récit d une fable précède le souper. Aussitôt que ce repas est terminé, on se livre à différens jeux plus ou moins bruyans, et qui se succèdent avec une certaine régularité.
Telle est la manière dont s'écoule la première nuit, pendant laquelle personne ne songe à dormir. Ce qui est plus étonnant, c'est que le malade ne paraît nullement incommodé parle bruit, soit que la crainte de passer
LEURS MOELT.S ET LELT.S USAGES. 121
pour pusillanime lui fuisse dissimuler la douleur qu'il éprouve, soit plutôt que les chants guerriers raniment son courage et relèvent ses forces , soit enfin que la gai té qui règne autour de lui agisse comme un calmant, il est cer- tain qu'il n'en parait point affecté , et que les efforts qu'il est obligé de faire ne nuisent point à son rétablissement. Mais si la gaité entoure le blessé , pour adoucir ses souf- frances , sa mort est honorée par tout ce que le chagrin le plus vif peut inspirer. Les pleurs et les cris des femmes qui sont dans la maison annoncent son décès , et la nou- velle en est aussitôt répandue dans le voisinage. Les amis et les voisins de la mère ou de la femme du guerrier qui vient de terminer sa carrière viennent pleurer avec la famille du défunt. L'objet de ces visites n'est pas d'appor- ter des consolations aux survivans ; c'est un dernier adieu donné au compagnon d'armes; ce sont les hauts faits du guerrier qu'on vient célébrer.
On lave le corps du défunt, puis on lui coupe les che- veux , et , après l'avoir entièrement vêtu d'habits neufs , on l'étend sur une natte posée par terre. Sur une autre natte est un coussin neuf sur lequel sont étalés les ha- bits les plus riches du décédé. Ses armes sont disposées en trophée à l'entrée de la cour et indiquent que la maison est en deuil. C'est après les avoir dépassées que les visi- teurs commencent h faire entendre leurs lamentations. Les hommes cependant sont moins bruyans que les femmes dans l'expression de leur douleur. Ils arrivent avec les yeux rouges qu'ils cachent d'une main , tandis que de l'autre ils se frappent la poitrine avec force. Ils se mettent à genoux sur la natte qui est à coté du corps , et restent dans cette posture pleurant et se frappant la poitrine, jusqu'à ce qu'on les relève en leur disant : « C'en est as-
122 LES CIRCASSIEXS,
sez. )) On leur donne ensuite de l'eau, et après s'être lavé les mains et la figure, ils vont offrir leurs complimens de condoléance aux habitans de la maison. La coutume exige que le mort soit enterré dans les vingt-quatre heures qui suivent son décès. Pendant qu'on fait à la maison le sacri- fice expiatoire , dont les viandes servent au repas, partie importante de la cérémonie, plusieurs jeunes gens vont préparer la fosse, et, quand tout est disposé, le cortège s'avance vers le lieu destiné à recevoir le corps. Les an- ciens marchent en tète récitant les prières, et derrière eux vient la bière entourée des parens, des amis et des voisins du défunt. Les femmes ferment le convoi, tenant un mouchoir de poche dans chaque main, et offrant tous les signes du plus profond chagrin. La femme, la mère et les plus proches parentes s'arrachent ordinaire- ment les cheveux, se déchirent la figure et se livrent à d'autres actes de désespoir dont elles conservent les mar- ques pendant long-tems.
Quand la cérémonie est terminée, on dépose sur la tombe une partie des viandes du sacrifice avec du. pasla et du houza, destinés auxpassans qui en profitent en bénissant mille fois la mémoire du mort. Toutes les personnes qui faisaient partie du cortège reviennent àla maison mortuaire où un repas copieux les attend, et la cérémonie se termine par un tir à la cible, La mémoire du défunt est célébrée dans un poème qui contient sa biographie, et passe à la postérité si ses exploits en sont dignes. Ces romances sont les seuls monumens littéraiies que les Circassiens aient conservé de leur histoiie. Mais c'est l'année suivante, à l'anniversaire de la fête , que les parens étalent toute la pompe (jui est on leur pouvoir. Le nombre des victimes immolées dans celte occasion est quelquefois de cinquante.
LEURS MOEURS ET LEURS USAGtS. 123
et chaque famille apporte, en outre, quelques mets qu'elle ajoute à l'immense quantité de viande que fournissent toutes ces victimes.
Le jour de l'anniversaire, qui est annoncé plusieurs se- maines à l'avance , ils se rassemblent sur le terrain consa- cré qui occupe un vaste espace parsemé de pierres funé- raires. Les habits et les armes du défunt sont placés sur sa tombe avec plusieurs morceaux d'étoffe de différentes couleurs; lorsque les parens sont riches, ils y ajoutent
i une cotte de mailles, des chevaux et des esclaves, ainsi que les objets destinés aux prix de la course.
t La fête s'ouvre par une triple décharge de toutes les armes à feu qui appartenaient à ceux dont on célèbre la mémoire, et les femmes chantent leurs louanges; ensuite, quatre des plus proches parens marchent autour de chaque tombe, menant par la main leurs chevaux nouvel- lement harnachés; ils tirent quelques gouttes de sang de leurs oreilles, qu'ils offrent en libation au mort en disant :
j a C'est pour toi. » Chacun d'eux prend ensuite un des morceaux d'étoffe qu'il développe comme un drapeau et s'élance sur son cheval, dont il précipite la course. Tous les autres cavaliers se mettent à leur poursuite, afin de s'emparer des morceaux d'étoffe que les premiers tiennent à honneur de ne pas laisser prendre pour le présenter aux dames qui assistent à la cérémonie.
Au milieu de ces fêtes et de ces jeux, on observe tou- jours une certaine galanterie envers le beau sexe ; ceux qui gagnent les prix ne les reçoivent que pour venir les offrir aux femmes, et dans toutes les occasions les Cir- cassiens leur témoignent une grande considération. Si un cavalier rencontre une femme sur sa roule, il met pied à terre et la prie de monter; si elle refuse, il reste à pied et marche auprès d'elle jusqu'à l'endroit où elle cesse de
124 LES CmCASSIElVS ,
suivre le même chemin. ]Mais, malgré ces marques de respect pour les femmes , on ne les laisse pas mener une vie oisive ^ elles sont obligées de partager avec les esclaves tous les travaux, et pendant que ces derniers sont occu- pés à la culture des champs, les femmes sont chargées de tous les soins et de tous les détails de 1" intérieur de la maison. Les femmes riches elles-mêmes qui, par le nombre de leurs esclaves, sont débarrassées des soins du ménage, ne cessent pas de s'occuper de ce qui regarde l'habille- ment. Elles travaillent non seulement pour leur famille, mais encore pour les étrangers qui peuvent avoir besoin de leur secours. Ceux-ci leur fournissent les matériaux qu'elles doivent confectionner , et ne les remercient même pas de leur travail, car leur industrie est considérée comme appartenant au public. Elles font preuve de beau- coup de goût et d'intelligence dans tous leurs travaux j les garnitures des vêtemens et des chaussures qu'elles font en tresses de fil d'or et d'argent sont de la plus grande déli- catesse, et si on les suit dans leur travail , on est surpris de l'art et du talent avec lesquels elles exécutent les dé- tails les plus minutieux.
Au reste , les Circassiennes sont loin d'être soumises à la règle généralement suivie dans l'Orient où les femmes sont séparées de la société des hommes ^ elles jouissent d'une liberté entière, et n'en abusent pas. Les lois de la chasteté V sont connues et observées. C est sans doute par un excès de délicatesse pour ces lois que la coutume empêche aux jeunes mariés de se trouver ensemble en société, et sur- tout en présence de leur jiarens: s'ils viennent à se ren- contrer par hasard, et que la femme soit surprise par l'ar- rivée inattendue de son mari , les autres femmes la cachent en se mettant devant elle^ si c'est, au contraire, le mari qui est surpris , il se sauve par la fenêtre.
LEURS MOEUnS ET LEURS USAGES. 125
En général, les Circassiennes sont assez jolies, mais leur beauté est loin de mériter la haute renommée qu'elle a obtenue 5 leur taille est fine et élancée, mais cette con- formation s'observe également chez les hommes. Elle lient à l'habitude où ils sont les uns et les autres de se serrer fortement dès la plus tendre enfance , les garçons avec une ceinture, et les petites filles avec un corset de maro- quin cousu sur le corps , qu'elles ne changent que quand il est déchiré, et qu'elles ne quittent pas jusqu'à leur ma- riage. C'est le mari qui le détache avec son poignard la première nuit des noces. Cependant la délicatesse des formes chez les Circassiens dépend aussi beaucoup de leur sobriété et de leur tempérance, car les femmes qui vont dans les harems turcs y acquièrent beaucoup d'em- bonpoint.
Les Circassiens, à leur mariage, paient aux parens delà future un douaire qui se compose d'armes , de chevaux , de troupeaux, suivant la fortune des parties^ s'ils sont du premier rang , ils offrent toujours une cotte de maille du prix de 2,000 à 3,000 piastres. Lorsque deux jeunes gens veulent se marier , le jeune homme fait demander la fille à ses parens; s'ils y consentent , le père va arranger l'affaire du douaire , dont la moitié est payée lors du ma- riage , et le reste à une époque convenue. Une fois ces pré- liminaires achevés, le jeune homme, accompagné de plu- sieurs de ses amis, rencontre sa fiancée pendant la nuit, l'enlève et la conduit chez la femme d'un ami des deux familles.
Le lendemain on célèbre les noces ; tous les parens et les amis réunis se partagent en deux groupes, dont l'un se rend à la maison de la fiancée , et l'autre accompagne le futur pour la réclamer. Tous sont armés de bâtons avec lesquels ils feignent pendant quelques iustans de se livrer
126 LES CIP.CASSIESS ,
un combat, qui cesse aussitôt qu'on voit apparaître la mariée que l'époux amène en criant : Victoire! Toute la réunion le suit en triomphe jusqu'à la demeure du mari, où un festin , de la musique et des danses les attendent. Ces réjouissances durent cinq à six jours, pendant lesquels le marié n'y prend aucune part; car , ainsi que nous l'a- vons déjà dit, la coutume ne permet pas que les jeunes mariés se trouvent dans la même société. 11 a donc soin de se cacher dans le voisinage pendant le jour 5 ses amis viennent le soir le prendre dans le lieu de sa retraite pour le conduire à la chambre de sa femme 5 et, au lever du jour, il disparait encore. 11 doit se cacher ainsi pendant deux mois. 11 est encore obligé d'exprimer les mêmes sen- timens de pudeur toutes les fois qu'il devient père. Aus- sitôt qu'on le lui annonce, il quille sa maison et n'ose v retourner pendant plusieurs jours, si ce n'est vers la nuit. La naissance de l'enfant n'est célébrée par aucun acte re- ligieux ; la femme lui donne un nom, et si c'est un garçon, Vatlick s'en charge immédiatement.
Les Circassiens ne sont pas sans capacité pour les arts mécaniques, mais ils en sont détournés par leur dégoût pour le travail. Cependant quelques-uns de leurs produits sont faits avec goût, et l'on y découvre le véritable indice du talent. Malheureusement celle disposition est ^ans ré- sultat à cause de l'indolence de leur caractère et de l'ab- sence de maitres propres à en faciliter le développement. Elle se manifeste cependant avec une grande supériorité dans les objets de luxe, auxquels ils altachent une grande importance. Ainsi, la monture de leurs armes, la trempe de l'acier et leur damasquinage ne laissent rien à désirer. Ils ont surtout une méthode pour polir l'argent jusqu'ici inimitable; les ornomcns de ce métal dont ils enrichissent leurs armes sont exécutés de la manière la plus délicate, et
LF.Lr.5 .MOEir.5 F.T LFARS USAGES. 127
- en général . tout ce qui concerne leur équipement , ne le cède en rien aux objets de même genre confectionnés en Europe.
Leurs vètemens ressemblent à ceux des anciens cheva- liers français ; en avant et de chaque côté de l'habit ils ont une poche qui contient dix ou douze petites boites de bois, dont ils se servent comme de gibernes-, elles sont recou- vertes de maroquin , et, tout en faisant ressortir leur poi- trine , elles ajoutent encore à l'élégance de leurs formes. Ils sont tous cavaliers et portent pour armes un sabre courbé sans garde, un pistolet, un poignard et un mousquet al- banais ou un arc. Lorsqu'ils entrent dans une maison, ils suspendent leurs armes à la muraille, et ne gardent que le poignard. Ils chargent leur movisquet à balle, et pour le tirer ils l'appuient sur deux morceaux de bois de quatre pieds de hauteur, qu'ils plantent en terre en les croisant. Les Turcs leur fournissent des canons et des armes à feu; mais on en trouve beaucoup dans le pavs qui portent le nom de Lazzaro Lazzarîni, ancien armurier de Venise.
Presque tous les princes ont une cotte de mailles et des brassards d'acier qui leur couvrent les mains et les bras depuis le coude, et dont ils se servent comme d'un bou- clier pour parer les coups de sabre. Leur tète est cou- verte d'un casque d'acier attaché à la cotte de mailles , et le tout forme une espèce de capuchon qui ne laisse voir que la portion de la figure comprise entre les sourcils et la bouche. Ils tirent ces armes de la Perse; mais depuis que leur frontière a été éloignée par les conquêtes de la Russie, il est bien difficile d'en obtenir; aussi le prix en est-il considérablement augmenté. Ils regardent les cottes de mailles comme l'une de leurs principales richesses : rien n'est plus naturel pour un peuple guerrier que d'atta-
128 LES CIRCASSIEXS, *
cher une ha ute imporlance à la beauté des armes : aussi est-ce à se procurer ces objets que les Gîr cassiens mettent toute leur ambition et tout leur luxe.
Quant aux autres parties de l'habillement, ils v atta- chent peu d'importance, bien qu'ils ne soient pas entiè- rement étrangers aux goùls et aux caprices de la mode. Ils changent fréquemment leurs ornemens et la coupe de leurs habits, ainsi que la forme de leurs coiffures j mais ils portent toujours de longues manches , parce qu'elles leur permettent d'avoir les mains couvertes en présence de ceux à qui on doit du respect. Voilà les seuls objets que les Circassiens confectionnent avec talent et même avec une certaine supériorité 5 mais pour toutes les au Ires branches de l'industrie, ils sont très-arriérés.
A l'exception du petit nombre d'objels que nous ve- nons d'indiquer, et qui tous appartiennent ou à leur ha- billement ou à l'équipement , les Circassiens sont extrême- ment arriérés dans tous les autres arts. L'agriculture chez eux est encore à naître, et ils ne retirent presque aucun profit de la culture de leurs terres. Il n'y a que peu de tems qu'on a construit chez eux quelques moulins à vent , mais l'usage est loin d'en être encore général, car le plus grand nombre des familles conservent l'habitude de broyer leur grain dans un mortier, et n'ont point encore pensé à employer du levain dans la fabrication du pain.
Puisque les Circassiens ont des romances et quelques inslrumens, il est évident qu'ils ne sont étrangers ni à la musique ni à la poésie. Il parait en effet qu'ils montrent plus de goût dans la culture du premier de ces arts que la plupart des autres peuples de l'Orient. Il y a quelques années, le fds du Tpr'ince Mehemet Ichandar Oglou , le chef actuel de la famille Soupaoh, alla passer quelques
LEURS MOEURS ET LEURS USAGES. 129
jours àKertsh où est un agent russe employé en Circassie; Ce jeune homme , nommé Karpolet , âgé d'environ dix- neuf ans, étant entré dans une maison où une jeune per- sonne touchait du piano, fut charmé delà mélodie de cet instrument, et quand on lui demanda quel était le mor- ceau qu'il préférait , il indiqua précisément celui qui était le plus remarquable et qui avait été le mieux exécuter
La nature est libérale en Circassie. Les fruits de toute espèce v croissent presque spontanément et sans culture. Dans les parties méridionales , la vigne rapporte de très- beaux raisins : on les laisse sécher sur l'arbre pour l'hi- ver j on en fait aussi du vin que l'on conserve dans des vases de terre. Le pays est bien boisé , et la grosseur des arbres indique assez leur grand âge. Le pin, le chêne, le nover, le buis, le genévrier et le cerisier y sont très- abondans, et d'une qualité supérieure.
Les forêts immenses dont le pays est couvert pourraient fournir les élémens d'un commerce considérable en bois de charpente , et seraient pour le pays une source abondante de richesses. Mais, pour que les Gircassiens puissent profiter de tous les dons que la nature a mis à leur disposition, il faut qu'ils apprennent à la dévelop- per par l'art , et qu'ils sentent la nécessité du travail. (The Journal ofthe Rojal Asiatic Society.)
XI.
UN ÉPISODE
DE IiA PESTE DE LCNSHES EN 16Gc
Que le lecteur ne s'attende à trouver dans ce tableau ni une histoire, ni une description de cette épouvantable catastrophe qui , en 1665, décima la population de Lon- dres. C'est un récit sans art, sans prétention , un précis des circonstances les plus vulgaires qui ont marqué dans l'existence d'une famille pendant que toutes les péripéties du grand drame se déroulaient. La vérité et la position des personnages font tout le mérite de ce récit. Imaginez, au milieu de la désolation générale qui planait alors sur Londres , une famille qui , n'écoutant d'autre sentiment que celui du moi, s'isole, s'entoure des précautions les plus minutieuses, hélas! bien souvent inutiles, et par- vient, grâce à elles, à se préserver du fléau. L'isolement même où le personnage principal se place avec sa famille, le luxe de précautions dont il s'entoure 5 cette bonne foi d'épolsme qui concentre toutes ses craintes comme toutes ses affections dans le cercle domestique, la vive anxiété qui règne dans cette étroite enceinte, font singulièrement ressortir tout ce qu'il y avait d'affreux dans la situation du reste de la ville. Ce récit prosaïque avec tous ses détails vulgaires donne peut-être une idée plus exacte des hor- reurs de la peste que les pages les plus sombres du poète Wllscn, sans toutefois inspirer le dégoût que fait nailre le tableau analytique publié par Daniel deFoë(l).La rela-
(1) KoTE DC Tn. History of tlie Plague: On peut consullor , sur ce singulier ouvrage , le beau travail publié par M. Ph. Cliaslcs , sur
UN ÉPISODE DE LA PESTE DE LONDHES EN 1665. 131
tion particulière qu'on va lire, dépourvue de ce qu'on est convenu d'appeler aujourd'hui du sljle , parut sans nom d'auteur dans les journaux du tems ; nous la reproduisons dans toute sa simplicité, telle qu'elle s'est offerte à nous.
— Un épicier en gros de Londres qui demeure dans la cité, Wood-Street (Cheapside), s'est préservé de la peste par une suite de précautions dont le récit mérite d'être conservé 5 c'est de lui-même que j'en tiens les détails , je n'ai fait que les écrire en quelque sorte sous sa dictée.
La famille se composait du marchand et de sa femme, ayant chacun quarante à cinquante ans , de trois filles , deux fils, deux servantes et un apprenti. L'épicier avait en outre un second commis dont l'apprentissage était presque fini , un homme de peine et un petit garçon de ma- gasin qu'il garda pendant quelque tems 5 mais voyant ap- procher le fléau , il renvoya le jeune garçon à ses parens, dans le Staffordshire, et fit au premier apprenti la re- mise du reste de son apprentissage. Quant au commission- naire , il ne logeait pas auparavant dans la maison , il n'y eut pas besoin de le congédier ; mais , comme c'était un pauvre homme exposé à mourir de misère faute d'emploi , et que d'ailleurs il pouvait rendre quelques services, il fut convenu entre le maitre et lui qu'il viendrait tous les jours se placer à la porte du magasin depuis neuf heures du malin jusqu'à six heures du soir pour recevoir ses ordres , faire ses commissions , en un mot exécuter tout ce
Daniel De Foë, le confident, l'ami de Guillaume III, et auteur presque ignoré du célèbre Robinson Crttsoé ; trayail qui fait Tivement désuer la publication prochaine de ÏHistoire de Guillaume III que prépare cet babile écrivain. Dans les dilTércntes appréciations que nous avons données du talent poétique de ^Yilson . on trouvera aussi quelques fragmeus de son poème intitulé : la Cité de la Peste; voyez surtout 1» 9* numéro de la 3' série (septembre 1833 ).
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qu'on lui commanderait. L'épicier ajouta à sa porte un guichet vitré, aQn de pouvoir introduire ou faire sortir divers objets selon l'utilité éventuelle. Il posa ensuite à l'étage supérieur une petite poulie pour monter et des- cendre les paquets ; c'était par là qu'on descendait les alimens et la boisson du commissionnaire , ainsi que tout ce qu'on voulait lui faire parvenir.
Le maître épicier ayantprisle parti des' enfermer avec sa famille, s'était pourvu de toute espècede provisions , bien décidé à n'ouvrir jamais la porte sous aucun prétexte. Per- sonne du dedans n'avait la permission de regarder par les fenêtres dans la rue, ou d'ouvrir aucune issue, excepté la lucarne pratiquée exprès au second étage , celle où était fixée la poulie. L'épicier fit encore revêtir d'une lame de fer-blanc cette lucarne, dans la crainte que des miasmes d'infection ne s'infiltrassent à travers les pores du bois. Chaque fois qu'on l'ouvrait , il avait la précaution de mettre le feu intérieurement à une trahiée de poudre à canon. La fumée se faisant jour au dehors avec force, en- traînait tout l'air qui pouvait avoir séjourné près de la lu- carne , et ne le laissait pénétrer dans la chambre qu'après avoir été purifié par le soufre de l'explosion. Tant que durait cette fumée, on communiquait avec le commis- sionnaire; mais, dès qu'elle commençait à s'abattre, on mettait le feu à un autre traînée de poudre.
D'abord le marchand accorda à chacun des membres de sa famille une livre de pain par jour 5 mais , comme il avait pu réunir une assez grande quantité de farine, il ré- duisit la ration de pain d'un sixième , pour y subslilucr de la galette et quelques autres espèces de pâle qu'on pouvait pétrir et cuire à la maison. Il acheta aussi trois mille livres de biscuit qu'il fit mettre dans des barriques, comme s'il allait les embarquer j le boulanger crut en effet que ce
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va ÉPISODE DE L^ PESTE DE LOXDnES EX 1665. 133
biscuit élait destiné à Téquipage d'un navire frété par l'épicier ; mais il le dirigea d'abord sur Queenbite, et de là il le transporta dans son magasin comme si c'eût été des drogueries. Il prit les mêmes précautions pour vingt bar- riques de belle farine. Avant de s'enfermer, l'épicier avait disposé un petit four dans la cheminée d'une de ses chambres supérieures. Il était déjà pourvu d'une certaine quantité de bière -, mais comirx les médecins recomman- daient à tous ceux qui pouvaient le faire de boire modé- rément de peur de se laisser abattre, il mit en cave, outre les drogues médicinales, une quantité raisonnable de vins, de cordiaux, d'eau-de-vie, et aussi de cette nou- velle et coûteuse liqueur appelée Eau de la Peste. Lors- qu'il se fut ainsi approvisionné de pain, de farine, de vin , etc., il alla chez un boucher deRotherhite (personne n'était mort encore de la peste de ce coté de la Tamise) 5 il lui acheta trois boeufs et deux porcs qu'il fît tuer , saler et mettre en baril ^ le tout fut porté par eau à Trigg- Stairs 5 là , ces approvisionnemens furent débarqués et chargés sur une charrette qui les conduisit au magasin, toujours comme si c étaient des denrées d'épicerie. Quant au lard, au fromage et au beurre, l'épicier s'en procura pendant quelque tems dans la campagne ; enfin rien ne lui manquait pour la situation où il allait se trouver.
Ces préparatifs terminés, Tépicier s abstint de s'en- fermer tout-à-fait pendant quelques mois encore après la venue de la peste. Quoique l'infection fût terrible dans les paroisses extérieures , surtout aux environs d'Holborn, de Saint-Gilles , de Fleet-Street et du Strand, la Cité res- tait saine, et la maladie ne sévit pas gravement dans l'en- ceinte de Londres jusqu'à la fin de juin. Dans la seconde semaine de juillet , les bulletins hebdomadaires annon- çaient que 1268 malades, dans les quartiers extérieurs j
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avaient succombé à diverses maladies, mais, dans l'en- semble des quatre-vingt-dix-sept paroisses, vingt-huit seu- lement étaient morts de la peste, et pas plus de seize dans toutes les maisons situées sur la rive droite de la Tamise.
Cependant , la semaine d'après, ce nombre fut doublé, et le fléau commençait à s'étendre sur toute la population intérieure et extérieure comme un torrent. L'épicier dé- fendit alors à tous les membres de sa famille de sortir de la Cité pour aller dans les lieux publics , au marché , à la bourse ou à l'église ; il avertit aussi tous ses corres- pondans de la province de ne rien lui envoyer, ne pou- vant plus recevoir ni expédier lui-même aucune marchan- dise.
Dès le 1" juillet, l'épicier plaça son commissionnaire en dehors de sa porte, où il lui avait construit une petite loge ou niche de portier pour s'y tenir. Le 14 juillet , les bulletins hebdomadaires accusaient 1,762 maladies de tout genre, et comme la paroisse de Saint-Alban , "Wood- Street , fut la seconde infectée dans la Cité, l'épicier s'en- ferma et se barricada avec sa famille, prenant sous sa garde toutes les clefs des serrures et des cadenas , en dé- clarant à tous les siens que si l'un d'eux , fût-ce son fils aîné ou sa fille, voulait sortir, ne serait-ce qu'à une toise de la porte, il ne rentrerait plus sous aucun prétexte. En même tems il cloua tous les volets et tous les châssis intérieurs de ses fenêtres, à l'exception de l'unique lu- carne par laquelle on communiquait avec le commission- naire de la porte.
Jusque-là l'épicier avait acheté de la viande fraîche d'une femme de la campagne, qui lui certifiait qu'elle l'apportait du marché de Waltham-Abbcv sans la décou- vrir en chemin-, mais il l'avertit qu'il ne la recevrait plus
UN ÉPISODE DE LA PESTE DE LONDRES EX 1665. 135
désormais et lui défendit de revf^nir. Quand toute la fa- mille fut ainsi sévèrement cloîtrée , on savait à peine dans la maison ce (jui se passait chez les voisins , car on n'en- tendait plus que le son continu des cloches. Le commis- sionnaire donnait aussi à l'épicier le bulletin mortuaire de chaque semaine. Cet homme l'informa enfin que deux maisons à droite de la sienne étaient infectées , que trois maisons de gauche étaient closes , et que deux domesti- ques d'une aulre maison encore à gauche, mais de l'autre côté du ruisseau , venaient d'être envovés à l'hôpital des pestiférés, au-delà d'Old-Street.
Il faut remarquer combien il était dangereux à cette époque pour les pauvres domestiques d'aller en commis- sion , surtout aux marchés, chez les apothicaires et dans les boutiques des regratiers où l'on trouvait alors en gé- néral toutes les choses nécessaires à la vie, excepté la viande et le poisson.
Ce fut un {^rand contentement pour la famille de l'épi- cier d'apprendre que les habilans d'une des maisons con- tiguës étaient partis pour la campagne dès le commence- ment de la peste , et avaient laissé leur logis fermé , portes et fenêtres, en dehors et en dedans, sous la garde du constable et de la police. Les autres maisons voisines furent envahies par la maladie , et dans plusieurs tous les habi- tans périrent. Bientôt on distingua les sons d'une cloche qui pendant la nuit allait et venait dans les rues ; la pre- mière fois que la famille de l'épicier l'entendit, comme ce n'était pas le tintement connu de celle du sonneur du quar_ tier, elle fut en proie à laplus vive inquiétude. On distin- guait bien à la vérité la voix d'un crieur, mais il aurait fallu ouvrir la porte pour comprendre ce qu'il disait : impossible de le demander au commissionnaire 5 il ne se tenait dans sa loge que le jour.
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Enfin, le malin, lorsqu'il fut venu, il informa ses maîtres que le nombre des morts était si considérable, qu'on avait renoncé à les ensevelir ré(i;ulièrement, et même à se procurer des cercueils, personne n'osant entrer dans les maisons infectées : en conséquence, le lord-maire et les alderraans avaient ordonné que des chars parcourraient les rues avec un sonneur pour recueillir les corps. C'était ce qui avait déjà eu lieu dans Holboni, Saint-Scpulcre , et CripplegaLe , depuis une quinzaine, mais on commen- çait à en faire autant dans la Cité , surtout dans Saint- Olnvp, Silver-Slreet, etc. Comme c'était la paroisse la plus proche deSaint-Alban, et qu'elle était si tuée de l'autre côté de la rue, il v avait de quoi avoir peur. En effet , pen- dant cette quinzaine, depuis le 15 août jusqu'au 30, il ne mourut pas moins de quatre-vingts personnes dans ces deux petites paroisses. Il faut dire aussi qu'on comprit dans ces deux paroisses une partie de celle de Cripplegate, très- maltraitée parla maladie qui y était arrivée par Saint-Gilles- des-Champs, où elle avait commencé. Ce fut, pendant la seconde quinzaine d'août et les premiers jours de septem- bre , le foyer le plus redoutable de la contagion, qui se répandit de là vers Bishopsgate, Shoreditch et Whitecha- pel, ainsi qu'à Stepney.
Pendant le mois d'août et la première semaine de sep- tembre , on comptait sept à huit cents morts, et même neuf cents par semaine, dans la seule paroisse de Cripple- gate. La famille de l'épicier continuait à jouir d'une bonne santé, et le père encourageait sa femme et ses en- fans dans l'espoir d'échapper à linfection , quoi qu il arrivât au dehors. Toutefois, comme ils recevaient tous les jours de si mauvaises nouvelles , ils commencèrent à se regarder les uns les autres avec tristesse, se croyant morts OU à peu près. «Ce fléau redoutable, se disaient-ils, a été
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UN ÉPISODE DE L.\ PESTE DE LOXDRES EX 1665. 137
sans doule envové par le ciel pour détruire tous les habi- tans de Londres , et il n'en restera peut-être pas un seul vivant ! » Pendant cette période critique, l'épicier ordonna prudemment que toute sa famille coucherait au rez-de- chaussée ou au premier étage, chacun séparément autant que possible, en laissant quelques lils inoccupés dans les chambres supérieures, à l'usage de ceux qui pourraient tomber malades. Son intention était, dans ce cas, de faire venir une garde du dehors, qu'on monterait au moyen de la poulie jusquà la lucarne réservée, pour qu'elle ne tra- versât pas les autres appartemens, et n'eût de communi- cation directe qu'avec les malades. Il décida en outre que si le mal l'atteignait, il serait immédiatement soumis aux soins exclusifs de la garde , et cju'aucun de ses enfans ne l'approcherait. Il voulait aussi que s'il mourait, son corps fût descendu sur la charrette funèbre par la poulie. Ce rè- glement sanitaire était bien entendu applicable à tous les membres de la famille qui se seraient trouvés dans le même cas. Ce père si prudent était chaque matin le premier levé ; il allait de porte en porte à toutes les chambres , à celles des servantes et de l'apprenti comme à celles des enfans, pour leur demander comment ils se portaient, et lorsqu'ils avaient répondu : Très-bien l il les laissait avec cette courte réponse : Remerciez-en Dieu.
Les lettres à son adresse étaient remises par le facteur à son commissionnaire , qui les passait à la fumée du soufre et de la poudre, les ouvrait, les aspergeait de vinaigre et les attachait à la corde de la poulie. Parvenues à la lu- carne , elles étaient de nouveau parfumées 5 malgré toutes ces fumigations, l'épicier ne les touchait encore qu'après avoir mis des gants fourrés avec le poil en dehors, et il ne les lisait qu'à une distance respectueuse , d^ l'aide
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d'une énorme lentille , puis il les brûlait. Mais lorsque la peste devint de plus en plus violente, il défendit à ses amis de lui écrire. Un événement imprévu vint jeter l'alarme dans la famille et accroître les embarras de notre brave bourgeois. Un matin, à l'heure accoutumée, on s'aperçut, en descendant au commissionnaire son déjeuner composé d'une tasse de bouillon et d'un morceau de viande, qu'il ne se trouvait pas à son poste, et que le panier res- tait toujours plein. On n'entendit plus parler du commis- sionnaire tout ce jour-là et le jour suivant 5 mais le sur- lendemain lorsqu'on l'appela, une voix étrangère répon- dit , avec un accent de tristesse, qu'Abraham était mort. « Qui êtes- vous donc? dit le maître à la personne qui lui avait répondu.
— Je suis sa pauvre femme, et je viens vous dire que votre pauvre domestique est mort.
— Hélas! bonne femme, qu'allez-vous devenir?
— Oh ! monsieur , je suis pourvue, j'ai aussi la maladie et je ne lui survivrai pas long-tems. »
Ces paroles glacèrent le cœur de l'épicier, comme il le raconta depuis -, mais étant entouré d'un nuage de fumée de poudre , il ne se retira pas encore et adressa de nou- velles questions à la pauvre femme :
« Si vous êtes dans une situation semblable , brave femme, pourquoi ètes-vous sortie de chez vous?
— Je suis venue, monsieur , parce que je savais que vous auriez besoin du pauvre Abraham à votre porte , et je voulais vous apprendre la cause qui rempécherait de s'y trouver à l'avenir.
— C'est bien , continua l'épicier, mais s'il est mort, il faut que j'en cherche un autre , vous ne pouvez le rem- placer.
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•— Non , monsieur , assurément ; mais je vous ai amené un honnête garçon qui vous servira aussi fidèlement que mon pauvre défunt.
— Comment puis-je le connaître? et puisqu'il vient avec vous qui êtes malade , comment puis-je savoir qu'il n'est pas infecté? Je n'oserai rien toucher de ce qui aura passé par ses mains.
— Oh! monsieur, dit la femme d'Abraham, c'est un des hommes sûrs, comme on les appelle , car il a eu la peste , il en est guéri , et ainsi il est hors de danger j autrement je ne vous l'eusse pas conduit. »
C'était plus rassurant , et l'épicier fut charmé d'avoir un nouveau commissionnaire 5 mais il ne voulut ajouter foi à l'histoire de sa guérison que lorsque le constable de la paroisse et une autre personne vinrent l'attester. Pendant que ceci se passait , la pauvre femme avant répondu à plusieurs autres questions s'en alla , après avoir reçu quel- que argent qui lui fut jeté par la lucarne.
Au long retentissement des cloches succéda bientôt , dans tous les quartiers , un silence profond : l'épicier et sa famille ne savaient comment s'expliquer ce brusque chan- gement^ déjà l'espoir commençait à renaître dans. leur cœur; mais le nouveau commissionnaire leur apprit que le nombre des morts était si considérable qu'on ne sonnait plus pour personne, et que tous les corps étaient également transportés sur les charrettes publiques . ceux des riches comme ceux des pauvres. Au milieu de cette calamité, justement lorsque l'épicier commençait à être très-satis- fait de son nouveau commissionnaire, d'autant plus qu'il comptait sur lui comme étant désormais garanti des at- teintes de la maladie par la maladie même , il fut bien, surpris un matin de l'appeler inutilement : il l'appela en- core plusieurs fois tout ce jour-là et le lendemain : pas de
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réponse. Il ne put recevoir d'autre renseignement que celui qui lui fut enfin donné par un watcliman placé à la porte d'une maison voisine, et qui lui apprit que son second commissionnaire, Thomas Molins, était atteint de la peste. « Quelques-uns de ceux qui en étaient guéris deux ou trois fois , ajoula-t-il , ont fini par en mourir tout de bon.» Le lendemain le même watchman l'informa que Thomas Molins avait été emporté par les chars des ensevelisseurs la nuit précédente. L'épicier ferma immédiatement sa lu- carne , et fut très affligé de penser que deux malheureux avaient ainsi perdu la vie pour le sauver en quelque sorte.
Au bout d'une quinzaine, devenu impatient d'être tout-à-fait sans nouvelles , de ne plus connaître les bulle- tins de mortalité , et de n'entendre enfin que le doulou- reux roulement des corbillards , il rouvrit la lucarne , brûla deux traînées de poudre , appela le w atchman , lui demanda comment il se portait, en lui faisant aussi quel- ques questions sur la maison au service de laquelle cet homme s'était placé.
— Hélas ! mon maître, répondit le watchman , tous les membres de cette famille sont morts, excepté leur jour- nalier, et encore celui-ci vient d'être transporté à l'hôpital des pestiférés. Je suis maintenant placé devant la maison voisine où il y a trois malades et un mort.
Le watchman ajouta que le bulletin de la semaine pré- cédente était de 800 décès , mais que la peste allait dimi- nuant d'inlensilé à l'autre extrémité de la ville, dans les quartiers de Saint-Gilles et d'iiolbnrn dont la plupart des habitans étaient moils ou partis; mais qu'elle augmentait épouvantablement du côté d'Aldgale et de Sîepney , ainsi qu'à Sou:hwark où elle avait é le- jusque-là moins violente qu'en aucun autre quartier. Il mourait encore quatre à
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cinq cents personnes par semaine dans la paroisse de Cripplej^j'ate et environ huit cenls à Stcpney.
Au bout d'un mois, cette famille ainsi récluse com- mençait à souffrir péniblement du scorbut par l'effet des alimens salés dont elle se nourrissait : cependant l'u- sage des limons et du jus de citron. remédia bientôt à cet inx^onvénient.
Sans parler des maisons marquées d'une croix et de ces mots : Seigneur , ajez pitié de nous , écrits sur les por- tes , les rues offraient un triste spectacle. Le pavé était couvert de gazon. Sur vingt fois que l'épicier ou les siens mettaient la tète à la vitre du guichet de la porte, ils apercevaient à peine un passant. Quant aux boutiques , elles étaient toutes fermées , excepté celles des apothi- caires et des regratiers qu'on laissait entrebâillées pour ceux qui venaient acheter des médicamens ou quelques provisions. Pas un carrosse, pas une charrette dans le jour, si ce n'est de tems à autre la voiture de l'hospice des pestiférés qui allait chercher un malade , tandis que , peut-être trois ou quatre fois la nuit , le sonneur pré- cédait les corbillards en criant : « Apportez vos morts. » Le maitre de la maison était devenu peu à peu si im- patient qu'il ne pouvait plus s'empêcher d'ouvrir de tems à autre sa lucarne pour parler au watchman qui conti- nuait à se tenir à la porte de la maison fermée 5 mais cet homme disparut aussi un matin , et l'épicier en eut d'au- tant plus de regret qu'il avait eu déjà plusieurs fois l'in- tention de lui donner de l'argent. A quelques jours de là , cependant , en regardant à travers la vitre de son guichet , il reconnut le watchman qui levait les yeux vers sa mai- son , et il s'empressa de courir à la lucarne pour causer avec lui. Le pauvre watchman lui dit qu'il était bien aise de le voir en vie, et qu'il avait été congédié de la maison
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à laquelle il s'était attaché parce que la plupart des habi- tans étaient morts. Puis il offrit à Tépicier ses services s'il voulait lui permettre de se placer à sa porte pendant le jour, comme avaient fait les deux autres commissionnaires. Cette offre fut acceptée par l'épicier qui jeta au pauvre homme deux écus dont l'autre le remercia vivement. Il était installé à la porte depuis quelques jours lorsqu'il put annoncer à son maître que la mortalité avait diminué dans la paroisse de 1,837 en une semaine , ce qui avait causé une grande joie, et qu'il ne mourait plus que deux cents personnes dans la Cité.
La semaine suivante le chiffre des morts de toute espèce ne s'éleva pas au-delà de 5,725 , et Cripplegate n'y figu- rait plus que pour 196, ce qui n'était rien comparative- ment au chiffre de 886 des semaines précédentes.
Les fils de l'épicier auraient bien voulu que leur père comme Noé , envoyât une colombe ou qu'il leur permit de sortir pour aller voir où les choses en étaient. Ils le pres- sèrent d'autant plus vivement qu'on commençait à en- tendre le bruit des habilans qui passaient et repassaient dans la rue 5 mais ils eurent beau le supplier , leur père ne laissa sortir personne sous aucun prétexte. Deux semaines après il y eut encore une diminution de 1849 dans le chiffre de la mortalité^ le watchman frappa à la porte de l'épicier pour lui dire que le fléau s'en allait évidemment, puisque le lord-maire avait ordonné que les corbillards ne feraient plus leur tournée que deux fois la semaine dans plusieurs quartiers de la ville : en retour de cette bonne nouvelle, le watchman reçut une bouteille de vieux vin avec des provisions pour lui et ses enfans.
Cette perspective consolante fut cependant suivie d'une alarme affreuse pour toute la famille : un instant le maître lui-même crut être alleinl de la pcïle. On craignit aussi
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que , de peur de la communiquer , il ne voulût se faire transporter à l'hospice. Mais sa femme et tous ses enfans s'y opposèrent en déclarant qu'ils préféraient avoir la peste avec lui plutôt que de s'en séparer , et qu'ils s'en remettaient à Dieu pour les conséquences. Par bonheur une forte transpiration le délivra lui et les siens de leurs terreurs. Au bout de deux ou trois jours il fut rétabli , son indisposition avait été produite par un rhume qu'il avait pris en restant trop long-tems à la lucarne pour parler avec le watchman.
On peut concevoir la joie de la famille : l'épicier com- mença à ouvrir les volets intérieurs des fenêtres pour voir ce qui se passait dans la rue ; peu à peu les allans et venans reparurent- quelques boutiques s'ouvrirent, à moitié du moins • les fiacres faisaient entendre aussi leur bruit ac- coutumé-, de sorte que, sans interroger le ^vatchman, il était facile de s'apercevoir que la peste diminuait sensi- blement, et que les personnes épargnées jusque-là re- prenaient confiance, dans la cité du moins et du côté de Cheapside.
On était alors dans la dernière semaine d'octobre , et l'on n'enterrait plus que vingt-deux morts dans la paroisse de Cripplegate -, mais le chiffre des décès était encore assez haut dans Stepney et Soulhwark. Aussi l'épicier se contenta de s'informer des nouvelles de la ville, et ne vou- lant rien rabattre de ses précautions, empêcha sa famille de communiquer avec les gens du dehors. Il prévoyait que la joie d'être sauvé pourrait rendre téméraire 5 qu'il y aurait des personnes qui reviendraient dans leurs mai- sons et s'y serviraient des meubles et des lits qui avaient été à la disposition des pestiférés , ce qui pourrait bien ramener la peste. Ce fut en effet ce qui arriva , car vers le milieu uc novembre le chiffre des moits augmenta tout
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d'un coup de 400, il s'élevait alors de 1,000 à 1,400 -, mais le froid étant survenu , le chiffre ne fit plus que dé- croître jusqu'à la troisième semaine de novembre où il ne mourait plus que 652 personnes.
Le P' décembre j l'épicier ouvrit la porte de la rue et sortit seul sans aucun membre de sa famille, regardant les rues, les maisons, les boutitjues , mais évitant pru- demment toute espèce de conversation avec qui que ce fût. Par le fait, il ne rencontra que peu de personn es de sa con- naissance. Il vit un grand nombre de maisons qui avaient été abandonnées ; mais dans quelques-unes les domestiques étaient revenus , ils ouvraient les fenêtres et les portes , allumaient du feu dans toutes les chambres, brûlaient des parfums et préparaient les appartemens pour le retour de leurs maîtres. L'épicier rentra au bout de quelques heures, résolu à garder encore le logis une semaine de plus, et au bout de ce terme il se transporta avec sa famille dans une maison de Tottenham-Higli-Cross , faubourg de Lon- dres, qui n'avait pas été visité de la peste. Là il jouit du bon air et des provisions fraîches qu'on lui apportait du marché de Waltham. Sa maison de Londres resta bien fermée , excepté la porte de la cour dont la clef fut confiée au watchman •, il envoyait deux ou trois fois la semaine voir si tout était en ordre. Il demeura à Tottenham jus- qu'au mois de février , car la peste n'avait pas entièrement disparu de la Cité pendant les mois de décembre et de janvier. Il y eut même une seconde recrudescence pen- dant les derniers quinze jours de décembre, ce qu'on attribua au retour trop précipité des absens dans leurs demeures. Mais au commencement de février toute la fa- mille de l'épicier étant bien rétablie, en santé parfaite, et la Cité se repeuplant , l'épicier revint dans sa mai- son , ouvrit ses portes et se remit à son commerce. Le
UN ÉPISODE DE LA PESTE DE LOÎJDRES EN 1665. 145
surplus de ses provisions montait à 1500 livres de pain, 5 barriques de bière, 300 livres de fromage, 5 jambons et quelques barriques de porc et de bœuf salés. L'épi- cier distribua le tout aux pauvres du quartier, œuvre de charité par laquelle il voulut témoigner sa reconnais- sance à Dieu, cfui l'avait préservé de la peste.
{Retrospectwe Review,)
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JOB LE PHILANTROPE.
C'est un nom que mon ami Job mérile bien , et que l'emploi de toute sa fortune , les travaux de toute sa vie, justifient admirablement. Pâlissez , Cbarles Borromée ! baissez la tète, évéque Las Casas! rentrez dans l'ombre, noble Jean Howard! Qu'êtes -vous auprès de mon ami Job?
Non seulement mon ami Job a passé sa vie à faire le bien , mais il n'a jamais manqué de le mal faire. C'est le plus gauche, le plus empressé , le plus maladroit, le plus malheureux , le plus malavisé , le plus absurde des phi- lantropes. Il offre à la fois un exemple de ce que le cœur humain a de plus sensible et de ce que le malheur de n'arriver jamais à propos a de plus douloureux. Je le re- garde comme une belle œuvre de Dieu, comme un instru- ment providentiel; il ne parait jamais sur la scène de l'humanité sans être chargé de bonnes intentions 5 il n'y fait pas un seul pas sans accoutumer ce qui l'entoure à la patience , à la résignation et a. la douleur. Mon ami Job est grand.
Je n'ai connu que M. Martin, non pas l'ours, s'il vous plait, ni le flatteur et le conquérant des bêtes brutes, ni le peintre de Babylone, mais M. Martin le membre du Parlement anglais, qui approche un peu de Job lo philan- trope. C'est M. Martin qui a fait entendre dans la chapelle
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Saint-Élienne une voix si éloquenle en faveur des ani- maux malheureux^ c'est lui dont la parole démoslhë- nienne nous a rappelé, à nous insensibles, les gémisse- mens de l'àne accablé de coups par le jardinier , les angoisses des chats poursuivis par les marchands de peaux de lapins , et les grandes douleurs des chiens traqués dans les rues par la police armée de poisons. Quel animal n'a pas trouvé dans M. Martin un avocat paternel et un protec- teur zélé ! C'est précisément aussi depuis cette époque que le roulier , plus brutal encore, charge de coups plus af- freux sa monture patiente; que le maraîcher redouble de mauvais traitemens envers sou domestique fidèle-, et que la race canine a surtout à se plaindre de l'espèce humaine. Tel est aussi le résultat de tous les efforts tentés par Job le philantrope. Une fatalité invincible s'attache à ses pas. Son humanité active tombe partout comme un fléau. Exécuteur volontaire des bonnes œuvres de Dieu , il a bien plus de mérite qu'un philosophe ordinaire; personne ne lui sait gré de ses services. Il en recueille , pour ré- compense, un peu de haine, beaucoup de mépris, de très- mauvais complimens , et une renommée équivoque. Il ne recule pas devant les conséquences de son penchant : il va toujours. Sa mission se remplit. Dès qu'un ménage est brouillé, Job, plaçant le doigt entre l'arbre et l'écorce, ne manque jamais d'élargir encore et d'envenimer la plaie faite à la confiance et à la félicité matrimoniales. Job , d'un air bonhomme, vous dit les vérités les plus dures; il vous apprend, par humanité, que votre femme vous trompe; que votre maîtresse vous est infidèle , que l'on dit beaucoup de mal de votre roman ; que vous n'avez eu aucun succès dans la dernière soirée du comte un tel; il vous prémunit charitablement contre la fatuité , la colère, l'orgueil , le ridicule , la morgue , l'affectation.
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Sa tirade se termine inAariablement par ces mots : « Il faut cire indulgent 5 tout le monde a ses défauts. » On envoie son indulgence à tous les diables-, on maudit les leçons de Job; on est furieux contre son humanilé. O conseils perdus! 0 charité mal dépensée!
Il est né riche, eî; la meilleure partie de sa fortune a disparu , enlevée par sa bienfaisance. C'est très-bien, as- surément; mais comme il attaque aussi la fortune de ses amis, comme il a toujours un billet de loterie pour une veuve à vous faire accepter, un pauvre jeune homme à vous recommander, un matelot naufragé à signaler à votre humanité, un marchand ruiné à inscrire sur vos tablettes d'aumônes, ses meilleurs amis ne le voient guère appro- cher sans terreur. Quand il se montre, on ferme le tiroir de son secrétaire, et l'on met la main sur ses poches, bien qu'il soit le plus honnête homme de la terre : c'est le quêteur universel. Je dois avouer qu'il choisit ses momens avec cette merveilleuse et spéciale gaucherie pour laquelle il est à bon droit renommé. Vous venez de perdre cinquante mille francs (je désire que vous ayez le moyen de les perdre); un gouvernement , à la solidité duquel vous ajoutiez foi, tombe et fait banqueroute ; une bonne partie de votre fortune s'évanouit : le lendemain du jour où cette nouvelle vous accable , vous êtes sûr de voir arriver Job le philanlrope, avec sa canne à pomme d'or, son air bénin , ses grandes manchettes , son sourire paterne , son regard sensible et sa voix attendrissante. Il ne vient pas vous consoler, non ; ni pleurer avec vous, ni vous offrir un moyen de salut. Rien de tout cela. Pour la quatrième fois, il vous prie d'inscrire votre nom sur celte liste de souscripteurs, et de contribuer à la fonda- tion d'un nouvel hôpital. Pauvre Job ! Dieu sait comment tu es reçu ! Ne croil-on pas voir accourir avec toi tous
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ces Grecs, Italiens, Espagnols et Polonais que tu protèges, tous ces enfans bâtards que tu réchauffes , tous ces orphe- lins que tu allaites , tous ces incendiés , noyés , avariés , suicidés et exécutés (jui ont besoin, les uns d'un toit, les autres d'un berceau, ceux-ci d'une culotte, ceux-là d'un diner, les autres d'une tombe ; enfin toute l'armée de tes enfans? La faible humanité s'effraie à l'aspect de tous ces maux qu'il faut soulager, et dont tu es le symbole.
Si nous avons aujourd hui des bazars de charité, c'est à Job que cette belle invention est due : c'est une des mystifications de son humanité. Là, pour la rétribution de deux ou trois schellings , le bénévole public a l'inap- préciable avantage de voir la fille d'une duchesse jouer la fille de comptoir-, la coquetterie sert de doublure à la charité ; un billet-doux glissé lestement accompagne la pièce d'or réservée aux pauvres. Un sourire tombé de si haut vaut-il une guinéei' un regard tendre ne s'élève-t-il pas à un prix bien plus élevé .^ et que ne donneriez-vous pas pour quelques paroles charitables .^ On se plaint donc à tort de cette nouvelle idée philantropique, dont l'exé- cution met aujourd'hui en mouvement tout ce qu'il y a dans Londres de cœurs tendres et de bourses disposées à s'ouvrir (1).
Vous pensez bien que mon ami Job appartient à toutes les sociétés de charité, d'humanité et de philantropie, qui couvrent Londres de leurs afliches. Ses poches sont pleines de souscriptions; il a trois mille soixante-cinq motifs pour vous demander de l'argent 5 son sourire est un artifice 5 la suavité de son regard est un appât trompeur 5
(1) Dans la 1" livraison de cette 3^ série (pag. 187 ) , nous avons inséré une notice sur cette nouvelle espèce de bazars appelés : fancy fairs.
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les iiiflexions caressantes de sa voix sont des pièges : on le fuit et on Tabhorie.
« Mon cher Svmmons, dit-il un soir à un pauvre homme qui venait de perdre quaranle guinées à l'écarté , mon aimable et bienfaisant monsieur Symrnons {Jub sou- rit),\o\ii, êtes précisément Ihonime que je désirais le plus rencontrer. Si vous saviez Tévénement affreux (jui vient d'arriver (Job soupire), vos yeux se voileraient de larmes. (Job essuie une larme). Un pauvre fabricant de draps, une famille intéressante, une vaste manufacture devenue la proie des flammes ! {Job pleure). Je le sais, vous n'êtes jamais sourd aux appels de l'humanité, mon cher Svm- mons (Job lance à Symmons un regard irrésistible de tendresse)-^ aussi est-ce avec la plus grande confiance que je m'adresse à vous.»
Le malheureux Svmmons n'attendit pas la péroraison , et prétextant je ne sais quelle inquiétude sur la santé de sa femme , prit son chapeau et s'esquiva. Job est si connu , que dès qu'il se montre , le vide se fait aussitôt autour de lui -, on le fuit comme la peste , le choléra-morbus ou la fièvre jaune. Combien de fois ne m'esl-il pas arrivé d en- tendre les femmes de mes amis le désigner à leurs époux sous les noms variés et peu flatteurs de : Cette peste , ce fléau, cette calamité, cet ennui, et toute la variété d'ex- pressions que peuvent fournir les synonymes du dic- tionnaire. Au détour d'une rue , aperçoit-on son para- pluie à canne , son chapeau quaker, sa blanche cravatte de mousseline et son habit noir si bien brossé :, on s'es- quive de toutes parts-, vous diriez qu'un choc électrique vient de frapper les passans, qu'une subite averse les menace. Dans toutes les directions , vous les voyez par- tir et s'élancer, les uns pénétrant dans une boutique de pâtissier , les autres entrant chez un ami , quelques-un^
JOB LE PHlLAXTnOPE. loi
faisant chez le mercier l'achat inutile d'une paire de gants ; rien que pour échapper à Thumanité assaillante de ce bienfaisant Job. Il m'en a coûté, à moi qui vous parle, une glace que je n'avais point envie de prendre, un jabot que je n'ai jamais porté , une canne que j'ai achetée trois fois trop cher. Un jour même, j'ai mieux aimé subir les dis- sertations pédantesques du plus ennuyeux et du plus ba- vard des avocats que je connaisse, que de rester en butte à l'artillerie de sensibilité, de larmes et de désespoir que le philantrope allait diriger contre moi. Je venais de l'aperce- voir dans la rue voisine.
Protecteur-né de toutes les infortunes , il a imité les Indiens qui, dans leur universelle charité, n'oublient ni les quadrupèdes, -ni les insectes. Bon Job ! sa maison est un hôpital d'invalides pour toutes les bétes détériorées , mutilées ou malades. Tuer une araignée , il ne le voudrait pas, ses principes s'y opposent 5 aussi trouvez-vous dans ses apparlemens tous les modèles possibles des travaux ingénieux que peut exécuter la (ilandière. Autour de ces toiles inamovibles bourdonnent toutes les espèces de mouches. Sur le parquet , galopade éternelle de rats , et congrès de tout ce qui rampe, court, se traine ou se glisse. Un peintre espagnol, dans ses jours picaresques, aurait été ravi de trouver un tel sujet d'imitation. Vous devinez que Job n'est pas marié ; quelle femme eut voulu disputer ses affections à tous les gueux du monde , et les partager avec tous les chiens et les chats du quartier.^ L'infortunée qui aurait épousé Job se serait vue réduite à être jalouse d'un matou favori ou d'un caniche abandonné-, aUssi toutes les femmes se sont entendues pour échapper à ce triste sort, et Job est célibataire!
Dirai-je dans combien de mauvais pas l'a jeté sa mono-
15^ JOB LE PHILAXTÎIOPË.'
manie bienfaisante ? Il faudrait en faire un livre ; je me contenterai d'un exemple. Voici ce qui est advenu avant- hier à mon indiscret philantrope.
Il revenait sur les minuit d'un concert au bénéfice des pauvres; concert dont l'organisation lui avait coûté un mal infini et je ne sais combien de courses. La rue était obscure, quelques lampes nocturnes étincelaient dans l'ombre , la longue ligne des cochers endormis sur leurs sièges et le piétinement accidentel de quelques chevaux donnaient seuls à la ville assoupie un air de vie et de mou- vement. Aux clartés expirantes d'une lampe de taverne , Job crut distinguer sur le pavé deux êtres étendus et im- mobiles ; il s'approcha. C'était un spectacle repoussant. Un homme et une femme , tous deux ivres , couverts de hail- lons et dans un état que je ne voudrais ni décrire ni con- templer, cuvaient sur le trottoir les libations de la soirée. Les fibres sensibles du cœur de Job s'émurent tout-à-coup, sa bienveillance inépuisable s'éveilla : a Pauvres gens, s'é- cria-t-il! ils se sont un peu amusés ce soir, soyons indul- gens , chacun de nous a ses défauts. ■
Cocher! cocher ! s'écria M. Job. » Il avait déjà calculé dans sa pensée bienfaisante à quel péril le couple intéres- sant serait exposé : le froid , la pluie , une fluxion de poi- trine , la mort-, c'étaient évidemment, disait-il, le mari et la femme : couple intéressant par son âge, peut-être par ses malheurs. Il fallait le mettre à l'abri des intempéries de la saison et lui procurer un doux réveil , après lequel le savetier et sa femme , ou le chiffonnier et sa respectable épouse , se livreraient de nouveau à leur industrie.
« Cocher! répéta M. Job , qui n'avait pas reçu de ré- ponse de l'automédon endormi , cocher , placez ces deux personnes dans votre fiacre et conduisez-les au Lion et à
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ï jéncre , grande taverne de Pall->Iall. Vous donnerez ma carte au maître de riiôlcl, et vous lui direz que je vais vous suivre. ))
Pavé d'avance, le cocher obéit. Le cou[)le intéressant j que les plaisirs de la soirée avaient plongé dans l'insensi- bilité la plus complète , est emballé dans le fiacre et porté à la taverne. Bientôt arrive Job le pbilantrope.
« Avez soin de ces pauvres gens 5 je paierai tout, s'écrie- t-il. Ils sont dans un triste état, mais il faut de l'indul gence -, chacun de nous a ses défauts. »
Job s'en va, laissant une guinée entre les mains de raul)ergiste , et le cœur joyeux de sa bonne action. L'homme et la femme, baignés et parfumés, sont roulés dans les mêmes draps 5 Morphéc et Bacchus les bercent de rêves gracieux ou tristes; leur mort passagère dure jusqu'au lendemain matin ; onze heures sonnent et déjà toute la maison s'étonne de leur long sommeil.
Tout finit, cependant : c'est la loi de nature. Quelle surprise ! la vieille ouvre les yeux , les frolle , les ouvre encore, regarde autour d'elle, admire et ne peut revenir de son étonnement. Ce miroir , cette cheminée , ces ri- deaux, ce luxe inattendu , ce lit d'acajou , ces draps fins ne lui appartiennent pas. Ce n'est point là le grenier du cinquième étage, sa fenêtre aux carreaux verdâlres dont l'aspect familier l'accueillait au réveil. Où peut-elle être? Elle se retourne. Un bruit singulier , semblable à celui d'une pédale d'orgue, retentissait auprès d'elle. O abonuna- tion ! o scandale ! Un homme dans ce lil; un vieillard rouge et ridé, une tète chauvel un bonnet de colon sur cette tête ! Imaginez la fureur , l'horreur, l'étonnejnent de la vieille femme, depuis long-tems veuve, et dont le vice favori l'avait toujours laissée parfaitement liLre d'un autre vice. Un long cri témoigne sa frayeur : à ce cri répété; le vieil-
154 JOB LE MIILAXTROPE.
lard se réveille. Je n'essaierais pas de décrire le double regard de ces deux personnes , inconnues l'une à l'autre , et réunies dans cette couche nocturne par l'humanité de mon ami Job.
«Qu'est-ce que cela signifie .^ cria le mendiant, qui fixait sur la vieille ses yeux hagards et ébahis.
— Quest-ce que cela signifie , malheureux ? qu'est-ce que cela signifie ? N'avez-vous pas de honte .-^ vous voulez donc me ruiner , vous voulez donc me perdre ?
— Ali ! ça, vous êtes donc folle, la vieille.^
— Folle?
— Oui , folle 5 qui diable vous a amenée ici ? »
La vieille, qui n'en savait rien du tout, s'arrêta un moment : il lui eût été parfaitement impossible de dire exactement d'où elle venait et où elle était. Elle se con- tenta donc d'avoir recours à ces exclamations violentes et furibondes qui ne prouvent absolument rien , mais qui font beaucoup de bruit j le vieil ivrogne trouva cet accueil singulier , et bientôt , employant le même moyen , il fit retentir de ses vociférations les voûtes ordinairement paisibles de Ihôtel où Job Tavait placé. Le maitre de la maison, efFravé de celle violence, accourut au bruit. '-,
« Voulez-vous déshonorer mon auberge ? leur cria-t-il de toute sa force ; vos cris compromettent la réputation de ma maison.
— Belle maison et belle réputation ! reprit la femme en fureur.
— Est-ce qu'un mari et une femme doivent se quereller ainsi ?
— Mari et femme ! s'écrièrent à la fois les deux ivro- gnes.
— Cette vieille , ma femme ! celte sorcière! »
Ici, l'éloquence de lu vieille devint plus furieuse que
Jon LE MiiLAxrnoPE. 155
jamais. A force de crier, on s'expliqua. » Vous n'éles donc pas mariés? leur dil l'aubergisle.
— Non cerlainement.
— Ce monsieur si sensible a voulu me mystifier • heu- reusement j'ai sa carte; la voici. Nous allons ensemble nous rendre chez lui , et nous verrons. »
Ce fut un trio bien intéressant auquel Job le philan- trope eut à répondre; l'aubergiste réclamait desdommages- intérèts, le mendiant était furieux, la vieille femme exaltait très-haut son honneur. Il fallut marier ce couple intéressant 5 et mon ami Job paya sa dot.
( Metropolitan . )
NOUVELLES DES SCIEXCES,
DE LA LITTÉRATURE , DES BEAUX-ARTS , ftU COAfMERCE , DES ARTS INDUSTRIELS, DE l'aGRICULTURE , ETC.
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gc)cience5 ^^Jaturcffcs.
Expériences galvaniques remarquables faites sur le corps cVuji pendu. — L'action du fluide galvanique sur le cadavre des animaux , lorsqu'il est appliqué peu de tems après leur mort, el qu'il est produit par une forte bat- terie, est si remar(juable, les moUvemens qu'il déter- mine ont tant de ressemblance avec ceux qui sont le ré- sultat de la volonté pendant la vie, qu'il est facile de s'expliquer l'intérêt qu'inspirèrent les premières expé- riences du galvanisme. On crut presque aussitôt avoir trouvé , sinon la source mvstérieuse de la vie, au moins un moven énergique de la diriger, de la réparer, de la rétablir même peut-être lorsqu'elle serait tout -à -fait éteinte. Quoique cet enthousiasme se soit beaucoup re- froidi , aujourd'liui que l'on n'a obtenu presque aucun des merveilleux résultats que l'on en attendait, cependant le récit des expériences faites dernièrement à Richmond , capitale de la Virginie, nous semble bien fail pour in- téresser encore: nous laisserons parler l'auteur lui-même.
« Le nègre Ben , âgé de 20 ans, était fort et bien con- stitué-, le développement du système musculaire indiquait qu'il était doué dune très-grande force, il resta suspendu à la potence pendant trente-cinq minutes, et dix minutes après qu'il en eut été descendu, son cadavre fut remis pav
NOUVELLES DES SCIENCES, ETC. 157
le shériffet Iransporlé Immédiatemenl dans la salle où tout ce qui élail nécessaire pour les expériences se trouvait disposé.
» La ballerie galvanique que nous avions à notre dis- posilion était composée de deux cents paires de plaques de Wollaslon , disposées dans quatre auges qui communi- quaient entre elles par des plaques d'étain , mais, d'après la méthode d'isolement adoptée dans la construction de cette batterie , elle avait la force d'une batterie de trois cents à trois cent cinquante paires, construite comme on le fait ordinairement.
M Aussitôt qu'on fut assuré que le corps allait arriver, 'on versa le mélange acide dans les auges, et quand le ca- davre eut éléélendu sur une table, on remarqua que l'ex- pression de la face était presque naturelle-, elle n'offrait aucune trace des violentes convulsions que l'on observe ordinairement chez les suppliciés.
» Un habile analomiste ayant mis à découvert un nerf important du cou (le nerf de la huitième paire, celui qui fournit l'influx nerveux aux poumons , à l'estomac et au cœur) , une longue aiguille d'argent semblable à celle que l'on emploie pour l'acupuncture fut introduite de manière à ce qu'elle pénétrât dans le tissu même du cœur : cette aiguille devait indiquer si le cœur conservait quel- que irritabilité et servir à la solution d'une question encore indécise; savoir si le cœur est susceptible d'être excité par le fluide galvanique. Le pôle positif de la bat- terie ayant alors été mis en communication avec le nerf, et le pôle négatif avec l'aiguille d'argent, on n'observa pas le plus léger mouvement dans le cœur , ce qu'il eut été facile de voir par les mouvemens que le cœur aurait communi- qués à l'aiguille -, mais l'action sur les autres parties fut bien évidente. Les muscles du cou et de la poitrine pré-
158 NOUVELLES DES SCIENCES,
sentèrent des mouvemens convulsifs d'une grande vio- lence. On eût dit que le sujet avalait avec une grande gloutonnerie
■» Une aiguille fut introduite alors dans le tendon du diaphragme (muscle intérieur de la respiration) , et le pôle positif appliqué sur le nerf de la huitième paire -, aussi- tôt de légers mouvemens convulsifs s'étendirent sur la poitrine et l'abdomen , et semblèrent prendre plus d'in- tensité à mesure que l'acide paraissait agir avec plus de force sur la batterie. Le fil positif ayant ensuite été ap- proché d'une aiguille implantée dans le nerf ph rénique (nerf qui se distribue au diaphragme et joue un rôle très-important dans la respiration) , le résultat se trouva être presque semblable à celui de l'expérience précédente; seulement les mouvemens communiqués à la poitrine se rapprochaient davantage de ceux que détermine le hoquet.
» L'aiguille portée sur un nerf qui passe derrière les sourcils (sus-orbi taire) détermina un mouvement des deux paupières parfaitement semblable au clignement des pau- pières que l'on fait pour éviter le contact d'un corps étranger, dirigé du côté de l'œil ; en même tems la joue du même côté offrait une agitation semblable à celle qu'éprouvent les personnes qui souffrent d'une névralgie de la face et du tic douloureux, ou bien encore au mou- vement que nous faisons lorsqu'une mouche s'est posée sur la joue et que nous voulons l'en chasser sans prendre la peine d'y porter la main.
» L'expérience suivante fut faite sur le wer^ fades (celui qui donne le mouvement à une grande partie de la face) j quelques h'gers mouvemens dans la plupart des muscles de la figure en furent le résultat. On remarqua surtout une contraction et une distension des narines qui ressem- )jlaient beaucoup à l'expression du dédain ; mais ou n'ob-
DU COMMEP.CK , DE L INDUSTRIE , ETC. 159
serva que faiblemenl exprimés ces jeux si remarquables de la physionomie lorsque les traits sont aninK's par la vio- lence de la passion ou par lémolion du plaisir.
» L'un des résultats les plus curieux fut celui que l'on observa au moment où le nerf qui se rend à la langue (le grand hypoglosse ) fut touché par le pôle positif. Cet organe éprouva à l'instant même un mouvement de vi- bration d'une grande rapidité qui fut comparé à celui qu'exécute la langue d'un serpent que Ion vient d'exciter^ en même tems les muscles qui sont à la base de la langue furent aussi agités de vibrations rapides, et l'on distin- gua le craquement des dents qui frappaient les unes contre les autres. L'aiguille avant ensuite été portée sur les muscles qui serrent les lèvres et ferment la bouche , on crut voir une personne qui se parle seule et à voix basse. Cette expérience , qui produisit le résultat le plus naturel , causa une vraie surprise parmi les spectateurs.
» Les dernières expériences furent dirigées sur les mem- bres ^ les résultats obtenus furent en raison du volume et de la force des muscles qui leur servent de leviers. Ainsi , l'un des principaux nerfs du bras (le nerf niédiaii) avant été mis à découvert et en communication avec le pôle positif de la pile, tandis que le pôle négatif était appliqué à une aiguille qui pénétrait dans le petit doigt, le bras , qui était dans la position horizontale, se leva avec tant de violence qu'il fallut emplover une grande force pour le retenir en place. Il fit de nombreux efforts, absolu- ment comme si le sujet eut été vivant , pour se retirer de la main de Topérateur qui le serrait avec force; et quand enfin ce dernier lent lâché, il vint frapper avec violence contre la poitrine -, on eût dit le bras d'un pugiliste prêt à se défendre cohlre l'attaque d'un adversaire. Pendant toute celte exrx'rience la main s'ouvrait et se fermait al-
1 GO KOUVELLES DES SCIEXCES ,
ternatlvement , le bras fléchissait et s'étendait succes- sivement à peu jnès comme le fait uu laboureur occupé à semer du grain dans un champ. L'avant-bras présentait, outre ces grands mouvemens , une espèce de frémisse- ment continuel semblable h. celui qu'éprouvent les mem- bres d'un animal qui vient de recevoir un coup sur la tète. La même expérience répétée sur un autre nerf du bras (le nerf radial) produisit un effet différent. Les doigts éprouvèrent un mouvement rapide tout-à-fait par- ticulier , et qui fut comparé à ceux qu'exécute un joueur de flûte ou plutôt un violoniste quand il touche les cordes de son instrument.
)) Ces deux dernières expériences furent les plus remar- quables, et démontrent plus qu'aucune autre le pouvoir presque magique de cet agent merveilleux qui pourrait produire des phénomènes aussi surprenans et absolument semblables à ceux qu'ont exécutés les membres d'une per- sonne jouissant de toute l'intégrité de la vie.
» Les expériences sur les membres inférieurs fournirent des résultats beaucoup moins remarquables ; le corps était déjà presque froid à l'intérieur , et l'irritabilité sem- blait presque épuisée. D'ailleurs la force de la batterie avait considérablement diminué et ne permettait plus d'attendre des effets aussi énergiques qu'au commencement de l'e.v périence. ))
Excursion dans les mines de sel de TF'ieliczha , en Pologne. — Nous empruntons les détails qu'on va lire au journal du capitaine Balhurst, rédigé lors de son vova"-e en Russie et en Pologne, pendant les années 1832 et 1833. « Je ne voulais pas quitter Cracovie sans aller visiter les fameuses mines de sel , à Wieliczka. Un seul obstacle s'y opposait ; la présence de ma femme;
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mais lorsqu'elle connut mon intention, elle me témoigna le désir de me suivre, accompagnée de nos deux enfans. Je refusai d'abord , mais je cédai bientôt à ses instances.
» Nous partîmes enfin , et après un court trajet nous nous trouvâmes aux portes de Wielic/ka. C'est une peliio ■ville située au milieu d'une jolie vallée, au pied d'une des chaînes des monts Crapacks. A\ ieliczka n'était autrefois qu'un amas de hameaux ^ mais insensiblement , grâce aux richesses que répand dans le pays l'exploitation des mines , il est devenu l'un des bourgs les plus fashionables du district. Les salines y furent découvertes vers le milieu du treizième siècle , sous le règne de Boleslas V , roi de Po- logne. Casimir-le-Grand régla leur exploitation , et depuis cette époque, ces salines ont été une source inépuisable de richesses pour ce pays.
» A notre approche , un des mineurs nous demanda la permission de nous servir de guide- nous l'acceptâmes volontiers, a On peut descendre dans ces salines, nous » dit-il , par deux voies différentes : par un escalier de » plus de quatre cents marches, ou à l'aide d'une corde 5 )) laquelle vous plait-il d'employer? — Demandez plutôt à » madame, repris-je en regardant ma femme, qui parais- » sait fort embarrassée du choix. » Elle aurait mieux aimé , sans doute , descendre par l'escalier et se ménager de lems en tems de petits repos -, cependant , à ma grande surprise, elle opta pour le cable.
M Aussitôt, ou nous aff'ubla de longues tuniques blanches pour préserver nos vétemenset nousgarantirdel'humidité; puis , nous nous avançâmes sous une espèce de hangar où nous attendaient deux petits garçons, une lampe à la main. Dès qu'ils nous virent arriver , ils découvrirent l'ouverture par où nous devions descendre, et ramenèrent à eux un câble d'une grosseur prodigieuse, fixé au-dessus xr. II
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de nos tètes à un cylindre sur lequel il se déroulait. Je fis asseoir ma femme et mes deux enfans sur l'un des sièges disposés le long du câble , en ayant soin toutefois de les attacher à la corde par-dessous les aisselles. Dès que nous fûmes tous assis, visiteurs et conducteur, à la faible lueur de deux petites lampes, nous nous lais- sâmes plonger dans les profondeurs de l'abîme. La corde se déroulait avec rapidité; à mesure que nous descendions, il me semblait que la vitesse redoublait ; tant la colonne d'air que nous déplacions soulevait avec violence nos vétemens. Notre descente ne fut pas de longue durée 5 en moins de deux minutes , nous touchâmes au fond : là , un groupe de mineurs vint nous souhaiter la bienvenue, et nous aida à nous dégager de nos sièges et de nos attaches. Je re- connus ce service et cet empressement par quelques pièces de monnaie , et nos hôles se dispersèrent pour retourner à leurs travaux 5 il ne resta auprès de nous que notre conducteur Rlakowicz et les deux petits garçons qui nous éclairaient. Jusqu'ici, accoutumée à la clarté d'un jour brillant, ma rétine n'avait pu se dilater assez pour me laisser apercevoir le monde nouveau où j'étais descendu. Mais bientôt il me fut permis de contempler la beauté de ces voûtes épaisses qui se prolongeaient à une distance immense et que mon œil ne pouvait sonder.
Nous traversâmes de grandes salles , de larges corri- dors , où le silence n'était interrompu que par le bruit des outils et le chant de quelques ouvriers dispersés çà et là. Nous arrivâmes dans une salle assez spacieuse , à l'entrée de laquelle était la statue d'Auguste II, roi de Pologne, de grandeur naturelle et faite d'un seul bloc de sel. « Nous voici dans la chapelle, nous dit Klakowicz. » Nous étions en effet dans un petit temple consacré au culte papiste. Au fond était un autel d'un beau travail; sur un
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des cotés, une chaire magnifique, et tout autour de la nef des colonnes sans nombre; la voûte s'élevait trop au-dessus de notre portée pour que les lampes pussent l'éclairer. A droite et à gauche , nous remarquâmes des statues de sel rose qui représentaientdeux enfans de chœur, comme on en voit dans les églises catholiques. « Cette espèce de sel » est devenue très-rare aujourd'hui, médit Klakowicz, en » tirant de sa poche une boîte qu'il remit à ma fille; j'espère, M ajouta-t-il aussitôt en souriant, que vous voudrez bien » accepter pour mademoiselle ces petits bijoux, qui n'ont » de valeur que par la rareté de la matière avec laquelle )) ils sont faits. -» Emma remercia et s'empressa d'ouvrir la boite , où elle trouva un collier et une paire de boucles d'oreilles de sel rose. Cet ouvrage était travaillé avec beau- coup d'art et de délicatesse. Nous passâmes ensuite dans la salle du Lustre. Le spectacle qu'offre la Klosha ( c'est ainsi que cette salle est appelée par les mineurs) est majes- tueux et imposant. Tout autour règne une forêt de piliers noirs 5 de chaque coté viennent aboutir des corridors vastes et obscurs; mille arcades se succèdent les unes aux autres. Du milieu de la voûte descend une immense giran- dole de sel cristallisé , dont les branches se prolongent au loin dans tous les sens. Nous marchâmes pendant quelque tems sans jamais rencontrer d'obstacle ; cependant un mu- gissement épouvantable se faisait entendre, semblable à celui d'un torrent grossi par l'orage. C'était en effet le bruit d'un fleuve souterrain , dont les eaux tombaient avec force d'une hauteur prodigieuse et serpentaient en- suite avec tranquillité. Nos enfans ne purent résister à ce spectacle ! Je priai Klakowicz de les conduire auprès de quelques ouvriers, dans un endroit moins horrible, et j'ordonnai à John de les surveiller. Pour nous, nous at- tendimes le retour du guide au pied de la cascade.
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» Cependant Klakowicz arriva, et nous assura que nos enfans étaient à l'abri de tout danger. Il nous conduisit ensuite, en suivant la sinuosité du torrent , sur un petit escalier d'où nous pûmes apercevoir avec plus de facilité cette vaste enceinte. Nous avions à nos côtés une centaine d'ouvriers qui, une lampe suspendue à la ceinture, cou- paient des blocs de sel ; le fleuve coulait sous nos pas , une étendue de sept mille pieds se développait devant nous ; à gauche était la cascade , et sur notre tête une voûte que nos lampes ne pouvaient éclairer , et qui s'éle- vait, à ce que nous assura le guide, à quatre cent trente- deux pieds au-dessus du sol.
» Nous parcourûmes ensuite une infinité d'autres salles non moins intéressantes, des corridors de toutes p^randeurs , des allées de toutes dimensions, dont les voûtes étaient la plupart soutenues par des piliers de bois brut. Nous visitâmes ensuite les écuries où quelques chevaux décrépits se reposaient en attendant l'heure de la fatigue. Klakowicz nous donna mille petits détails sur les salines 5 il esquissa en peu de mots le tableau de leur administration, nous indiqua les différentes branches de travail qu'elles exigeaient, et porta à plus de douze cents le nombre d'hommes employés à leur exploitation. Il nous montra des blocs de sel de cinq à six quintaux, taillés en forme cylindrique pour les transporter avec plus de facilité, les tonneaux remplis de débris piles et de petits éclats. Il nous fit distinguer les quatre espèces de sel qui forment les roches de Wieliczka. Le sel brut , ou sel grossier -, le sel vert , ou zielow ,• le sel blanc , appelé 53i7»iAau'a, et le sel cristallisé, transparent, qui porte le nom de oczhowala. Il nous présenta des morceaux de sel extraits des strates supérieures , et qui étaient mêlés avec de la terre glaise, des coquilles et des pélrifi-
DU COMMENCE, DE l'inDUSTMEj ETC. 165
cations; on ne peut employer cette qualité qu'après qu'elle a été lavée. La première couche de sel pur esta mille pieds au-dessous de la surface du sol , et la quantité que l'on en a tirée depuis la découverte de la mine s'élève, d'après les ar- chives, à plus de 600 millions de quintaux. Nous pas- sâmes ensuite devant l'obélisque, et nous nous arrêtâmes dans la salle du Bal. Ici , je ne sais pourquoi , nous n'é- prouvàmcs pas ce sentiment de grandeur dont nous avions l'ame remplie dans les autres parties de la mine-, le nombre des colonnes , Tj-lévation de la voûte , la ri- chesse des galeries ne frappent plus rimaginalion. Peut-i être que notre esprit s'accoutume difficilement à voir les beautés grandioses de la nature s'allier au luxe frêle et mesquin de nos salons. Klakowicz fit allumer plusieurs bougies, dont la clarté se répandit dans toute l'enceinte, et nous pûmes examiner en détail chacune des parties, chacun des meubles de cette singulière salle. Klako- wicz était un homme de quarante-cinq ans; pendant sa jeunesse, il avait été témoin des fêtes magnifiques qui s'étaient données aux salines. Il nous parla surtout de celle qui y fut célébrée en 1813 , à l'époque de la retraite du prince Poniatowski. Ma femme prêtait une oreille atten- tive au récit animé du conducteur. La moindre circon- stance de lanarralion l'intéressait, et elle faisait souvent ré- péter au guide complaisant les particularités qui la frap- paient le plus. Il fallut cependant quitter la salle du Bal^ et ma femme s'y décida avec peine. Elle aurait très-volon- liers fait le sacrifice de ce qui nous restait à voir, pour jouir encore quelques instans d'un spectacle qui s'ac* comaiodait si bien à ses goûts. On éteignit les bougies 5 et nous sortîmes.
» Nous étions retombés dans les ténèbres , et comme lea lampes ne nous suffisaient plus , les petits garçons qui
166 NOUVELLES DES SCIENCES,
nous précédaient allumèrent des torches. Après quelques détours, nous arrhâmes dans la salle du Lac. Ici, à la lueur des flambeaux se développait à nos veux comme une vaste nappe , un lac souterrain. L'eau était noirâtre et tranquille ; sur les rives éloignées s'avançaient des étran- gers que la curiosité amenait comme nous en ces lieux. Revêtus de leur blouse grise , éclairés par des flambeaux , on aurait dit les ombres des morts privés de sépulture qui voltigent sur les bords du Styx jusqu'à ce qu'une -main pieuse creuse une tombe à leur dépouille charnelle. Pour compléter l'illusion , il y avait sur le Przykos ( c'est le nom du lac ) une barque amarrée à une chaîne de fer. Une voix lugubre nous demanda d'un ton brusque si nous voulions nous embarquer. Nous nous appro- châmes, les autres étrangers imitèrent notre exemple 5 et nous tentâmes ensemble la traversée. Deux bateliers dirigèrent notre esquif sur les eaux pesantes du lac infer- nal. Le tourbillon de fumée que répandaient nos torches, la clarté qui se réfléchissait sur la surface de cette mer souterraine . le chant des bateliers , le bruit des rames , l'agitation de l'eau, ces habits étranges dont nous étions revêtus , ce vague qu'on ne sait définir , mais que l'on éprouve dans des circonstances pareilles , tout cela avait exalté mon imagination, et je laisse à penser si celle de ma femme était exempte de toute influence. Nous débarquâ- mes enfin sur l'autre rive , incertains encore si le batelier n'exigerait pas l'obole des morts.
)) Klakowicz nous fit bientôt descendre aux deux étages inférieurs; après avoir parcouru avec lui une infinité d'autres salles également intéressantes, visité les machines, les pompes, il nous conduisit sous une voûte où pen- daient des stalactites brillans, des cristaux réguliers et incrustés de globules de sel semblables à desdiamans. Nous
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 167
admirions depuis quelque tems ces structures si riches et si variées, quand, avec le plus grand sang-froid du monde, Klakowicz vint porter sans le vouloir le trouble dans notre ame. « Le lieu où nous sommes , dit en s'appesan- tissant sur les mots le bénin conducteur , correspond tout juste au milieu du lac que nous avons traversé tout-à- l'heure. )) A ces mots, ma femme, surprise par un senti- ment de fraveur auquel elle était déjà prédisposée , pousse un cri, se dégage de mon bras et court avec précipitation vers le coté opposé 5 j'abandonne aussitôt le guide et cours auprès d'elle , mais , dans ce même instant , du fond d'une salle voisine une explosion se fait entendre, répétée par tous les échos du souterrain (c'était le bruit causé par un bloc que l'on venait de détacher à l'aide de la poudre). Nous crûmes que c'était la réalisation de nos craintes. Je m'imaginai un instant que les voûtes, aft'aissées sous le poids du lac, s'écroulaient les unes sur les autres. Vaines terreurs !
)) Bientôt nous fûmes détrompés de notre erreur, et nous vîmes approcher Klakowicz qui , en souriant, nous expli- qua tout le mvstère. Il était tems cependant de quitter ce sombre séjour oîi nous avions déjà passé huit heures , mais qui demanderait plus de six mois , au dire de notre guide, si l'on désirait le visiter en entier. Nous remon- tâmes au premier étage , par un escalier taillé dans le sel, et nous retrouvâmes nos deux enfans un peu inquiets , mais heureux de nous revoir. Je laissai quelques schel- lings à Klakowicz , qui riait sous cape de notre frayeur!; et après avoir fait attacher au câble qui nous avait des- cendus une de ces cages qui servent à élever le minerai , j'y déposai ma femme, mes enfans, et nous regagnâmes tous ensemble la surface terrestre. »
16â NOUVELLES DES SCIEXCES ,
Progrès de la Littérature, des Sciences et des Beaux-' u4rts au Brésil(\). — Le Brésil, si fécond en productions naturelles, ne l'est pas moins en hommes de talent. Elle a eu ses poètes, cette nation née d'hier, ou plutôt le Brésilien naît poète et musicien : à l'ombre de ses hauts palmiers , aux sons d'une agreste mandoline, sa verve s'épanche en accords mélodieux , comme la brise de ses forets. Aussi, quoique pendant trois cents ans, depuis la prise de pos- session par don Pedro Cabrai, pas une académie, pas une institution littéraire n'ait été fondée dans ce vaste em- pire , le Brésil avait cependant dès le dix-septième siècle ses poètes, poètes malheureux, il est vrai, auxquels il était défendu de pleurer les tourmens de la patrie, mais dont les ouvrages révèlent un profond sentiment poé- tique. C'est Benlo Teixeira, auteur de la Prosopopéei, Bernardo Yieira , l'un des défenseurs du Brésil dans sa lutte contre la Hollande^ Manoel Bolelho, qui publia la Musique du Parnasse , divisée en chœurs de vers portu- gais, espagnols, italiens et latins, ouvrage bizarre, mais qui , dans son originalité offre des beautés de plus d'un genre ^ Brito de Lima, qui composa la Cesarea à la gloire du gouverneur de Pernambuco, Fcrnandès César , et Sal- valor Mesquita , qui écrivit en latin un drame intitulé : le Sacrifice de Jeplité.
A celte époque, le Portugal, à l'instar de l'Espagne , faisait tous ses efforts pour arrêter au Brésil le progrès de l'intelligence et des lumières. Deux siècles s'écoulèrent
(l) Une grnnilo partie des documcns (jui ont servi à rédiger cet article Ont clé cmprunles au nouveau numéro di? l'Institut historique, puLliJ sous les aus- |>iec5 de toutes les nolabililés de rcpor[HC,
DU COMMERCE, DE l'iNDISTME, ETC. 169
sans que les arts fissent un pas hors des couvens; le gou- vernement portugais semblait vouloir les concentrer dans ces enceintes. De vastes temples furent dessinés et exécu- tés en Portugal , puis transportés en Amérique, pierre par pierre-, tout arrivait numéroté. C'est ainsi que fut con- struite l'église de la Concepîion à Baliia. Le Brésilien n'avait qu'à joindre les pièces^ il lui était défendu d'ap- pliquer ses facultés intellectuelles, même aux arts méca- niques les plus grossiers.
Cependant, malgré ces entraves , le génie commen- çait à dissiper les ténèbres : des Brésiliens furent ap- pelés à Lisbonne pour rédiger le Dictionnaire de la langue portugaise-, et l'université de Coimbre compta des Brésiliens au nombre de ses plus habiles professeurs. D'un autre côté les colons portugais, trainanlà leur suite des mil- liers d'Africains, se servaient deleurs bras pour exlraii e l'or des mines. Devenus riches, ils éprouvaient bientôt le be- soin du luxe , et pour le satisfaire, ils faisaient apprendre à leurs esclaves la musique et la peinture 5 quelques-uns de ces fortunés nababs envoyèrent même leurs nègres étudier les arts en Italie. L'un d'eux , Sébastien , décora , à son retour à Bio-Janeiro, l'église de San-Francisco avec beaucoup de goût, et ses fresques , qui ne manquent ni de noblesse ni de grâce , apparaissent comme un vague reflet des loges du Vatican. Les couvcns eurent aussi leurs esclaves artistes, et la postérité libre qui se presse aujourd'hui sous leurs péristyles est loin de croire qu'ils ont été élevés par des mains chargées de chaînes. C'est encore à cette race méprisée que l'on doit la construction du magnifique aqueduc de Canoca et de la superbe fon- taine qui décore l'une des principales promenades de Bio-Janeiro.
La littérature ne resta pas étrangère à ce mouvement artistique : dès le commencement du dix-huitième siècle ,
170 NOUVELLES DES SCIENCES,
le Brésil vit fleurir Francisco de Almeïda, qui publia, dans la langue de Virgile, son Orphée Brésilien. Le Par- nasse américain, et la Brasiléide, ou la Découverte du Brésil , sont encore des productions de la même époque. Certes , ces ouvrages ne sont pas des chefs-d'œuvre , mais ils servent du moins à marquer le point de départ d'une littérature dont l'horizon s'étendait chaque jour ^ en effet des écrivains du premier ordre ne tardèrent pas à pa- raître. Duraô , dans son Caramuru ^ poème national des- tiné à célébrer les aventures du jeune Diego, jeté sur les plages de San-Salvador , et Basilio da Gama, dans son Uraguaj^ ou la Guerre des Missions , chantent comme Homère sans cesser d'être Brésiliens ; l'infortuné Gonzaga, dont les bagnes d'Afrique furent le tombeau, rappelle dans ses vers tantôt la poésie mélancolique des Tristes d'Ovide, tantôt les gracieuses compositions du chantre de Téos. Enfin, Caldas et San-Carlos, philosophes, orateurs et poè- tes, célébrèrent dans des hvmnes religieux les mystères du christianisme. Ces divers travaux et beaucoup d'au- tres donnèrent l'impulsion au génie national ^ en dépit de la métropole les arts et la poésie ne sommeillèrent plus au Brésil, et ils étaient déjà préparés au progrès quand Jean VI débarqua.
Les artistes qui accompagnaient Jean VI ne s'élevaient pas au-dessus de la médiocrité; aussi trouvèrent-ils parmi les nationaux des hommes beaucoup plus habiles qu'eux ; entre autres, José Léandro, qui obtint le premier prix au concours pour le grand tableau du maitre-aulel de la cha- pelle royale, et José Mauricio, enfant de douze ans, dont le premier jet fut une messe à grand orchestre. La cour surprise eût voulu l'opposer à Marcos, le plus habile compositeur de Lisbonne -, mais il était encore ab- sent. Enfin Marcos arrive , et se trouve face à face avec un rivai imberbe, qui n'avait jamais vu Tlulie. La lut
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 171
commence, Tenvie fermente dans le cœur du Portugais ; mais le génie du Brésilien était tellement hors ligne, ses compositions se multipliaient avec tant de rapidité, que l'opinion publique se prononça pour lui. La manière de Marcos n'était pas dépourvue d'agrément-, mais son style était mesquin , et sa musique la même au théâtre qu'à l'église. José Mauricio, lui au contraire, était doué d'une exquise sensibilité; il variait à l'infini le genre de ses compositions; ses notes mélodieuses allaient à l'ame, et long-tems après qu'on les avait entendues , elles produi- saient encore de vives sensations.
Jean VI, prince faible, sans talent et sans énergie, fai- sait cependant tous ses efforts pour favoriser l'émigra- tion au Brésil et cherchait à s'environner de quelque éclat. En 1807 , époque de son arrivée en Amérique, il transféra à Rio-Janeiro l'académie de marine consa- crée aux sciences mathématiques , aux sciences physico- mathématiques, à l'étude de l'artillerie, de la naviga- tion et du dessin. Trois ans après, suivant les conseils du comte de Linharès , son ministre , il fonda dans la même ville une académie militaire dont les cours étaient de sept ans , et où l'on enseignait les sciences mathé- matiques , la stratégie et l'histoire naturelle ; enfin , quelques années plus tard , deux écoles médico-chi- rurgicales s'élevèrent à Rio-Janeiro et à Bahia. Dès- lors la jeunesse brésilienne , sans traverser l'Atlantique, put disposer, au sein même de la patrie, de quelques moyens d'instruction ; moyens imparfaits sans doute , mais que bien peu de fortunes pouvaient aller chercher en Europe.
Dans cette période, le Brésil compte un grand nombre d'illustrations scientifiques. Nous citerons parmi les noms les plus recommandables , José-Bonifacio d'Andrada,
172 NOUVELLES DES SCIENCES ,
philologue et minéralogiste, qui a écrit de curieux mé- moires sur celle branche inléressante de l'histoire na- turelle ; le docteur Mello-Franco , auteur d'imporlans travaux sur Tart médical -, le frère Léandre , illustre bo- taniste à qui l'on doit l'introduction de la culture du thé au Brésil ; Silva Lisboa , homme d'une immense éru- dition , auteur de divers écrits sur la législation commer- ciale, etc., etc.
Malheureusement Jean YI, tout en accordant au Brésil quelques établissemens d'instruction publique, craignait les conséquences du progrès des lumières dans ce pays, et cherchait à en maîtriser l'élan. Inutiles eiïbrts : treize ans s'étaient à peine écoulés depuis l'arrivée de la cour de Portugal, et dt^à la nation se refusait au svstème étroit de Jean VI, lorsque la révolution d'Oporto vint donner une direction nouvelle aux affaires de la monarchie portu- gaise. Le roi et la famille royale, à l'exception de don Pedro, quittèrent Rio et entrèrent dans le Tage, le 3 juil- let 1821. Depuis cette époque, la rupture du Brésil avec la métropole, son émancipation , furent l'eûet inévitable de nouvelles exigences. Cinq ou six ans après le triom- phe de l'indépendance, deux écoles de droit furent fon- dées à San-Paulo et à Pernambuco, où plus de quatre cents élèves se livrent chaque année à l'élude du droit et de l'économie politique. Enfin, en 1832, les an- ciennes académies de médecine de Bahia et de Rio ont été établies sur un nouveau plan, et aujourd'hui, à de très-rares exceplions, les savans du Brésil suivent de près le mouvement scientifique qui s'opère en Europe. Ainsi le génie naturel du peuple brésilien, libre des en- traves long-lems opposées à son développement, réalise chacjue jour les espérances qu'il avait lait concevoir. Encore quelques années, et le Brésil n'aura rie u à en-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 173
vier, pour les sciences , à l'Amérique seplenlrionale, qu'il laisse déjà loin derrière lui sous le rapport des beaux-arts.
En effet, dès que Jean YI eut pris la résolution de se fixer au Brésil , ses amis et ses courtisans firent tous leurs efforts pour environner sa nouvelle cour de tous les pres- tiges des arts : l'Italie lui fournit de brillans virtuoses, et l'orchestre de la chapelle royale fut porté à 50 chan- teurs et à 100 instrumentistes-, enfin la France, toujours si féconde en célébrités de tout genre, kii envoya une colonie de savans et d'artistes. M. Le Breton, ancien se- crétaire perpétuel de la classe des beaux-arts de l'Institut, partit pour le Brésil, accompagné de M. Debret , peintre d'histoire, des frères Taunay, l'un paysagiste, l'autre sculp- teur, de Grandjean , architecte, d'Ovide, mécanicien, des frères Ferrez , sculpteurs et graveurs de médailles, de Pradier, graveur d'estampes, et du musicien Neu- com. Malheureusement des dissenlions politiques vinrent paralyser l'impulsion donnée par la science et le talent.
Neucom revint en France, Taunay le paysagiste l'ac- compagne, Taunay le statuaire meurt, et les autres at- tendent encore, retenus par une dernière lueur d'espé- rance. Cependant les commotions politiques continuent ; mais Jean VI passe en Portugal 5 un autre gouvernement s'installe, rindépendance brille enfin : alors de nouveaux projets se préparent, de nouveaux travaux s'exécutent, et malgré quelques entraves, les fondations de l'Académie des sciences et des beaux-arts s'élèvent. Le 5 novem- bre 1826, en présence de l'empereur et de la famille im- périale, le corps académique est installé-, et en moins de trois ans , dans une série d'expositions , M. Debret révèle au public les progrès rapides de ses élèves ; tandis que la musique, encouragée par le concours actif de don Pedro, donnait des productions vraiment remarquables. Grâce
174 NOUVELLES DES SCIENCES ,
à ces efforts soutenus, une révolution s'est opérée dans les esprits 5 la culture des beaux-arts n'est plus confiée à des mains esclaves , et aujourd'hui les personnages les plus riches et les plus recommandables de Rio s'hono- rent de cultiver quelqu'une de leur branches, et rivali- sent souvent avec des artistes de profession.
Résultat des Sociétés de Tempérance aux États^ Unis. — Quelle que soit la cause à laquelle on attribue le vice que les sociétés de tempérance sont destinées à dimi- nuer, sinon à faire disparaître lout-à-fait, il est générale- ment admis qu'il fait plus de ravages en Amérique que dans aucune autre contrée ^ tous les Européens qui ont visité ce pays s'accordent à y représenter l'abus des liqueurs alcooliques comme beaucoup plus étendu et plus funeste que dans aucune partie de l'ancien monde. Soit qu'on voie la cause de cette différence en faveur des nations européennes dans le bas prix des boissons enivrantes et dans la facilité de se les procurer, soit que l'imitation , qui entre pour une part si considérable dans toutes les actions de l'homme, tende à perpétuer et accroître ce vice parmi les nombreux émigrans qui y arrivent de toutes parts, disposés à contracter de nouvelles habitudes, celte infériorité de la civilisation américaine a été vive- ment sentie par quelques hommes éclairés qui se sont efforcés d'arrêter les développemens ultérieurs de ce vice dégradant.
La religion était sans frein contre un ennemi aussi me- naçant-, les lois ne pouvaient l'atteindre; il ne restait d'autre moyen de le combattre que l'association et les
1)L CUMMLKCE, DE l/lNDtSTRIE , £i(>. 175
secours qu'elle a à sa disposition. Des associations se for- mèrent donc dans le but de renoncer complètement à l'usage des liqueurs alcooliques; des publications furent faites et souvent distribuées gratuitement; des annonces et des articles furent insères dans les journaux; des dis- cussions publiques eurent lieu dans de grandes assem- blées, pour favoriser l'établissement de ces sociétés que les ministres du culte recommandèrent aussi dans leurs pré- dications , en même tems que des aj^ens, nouvelle espèce de missionnaires, traversaient la contrée dans toutes les directions. L'imprimerie de la Société de Tempérance de New-York a seule fourni, pendant la dernière année, 438,500 exemplaires de publications destinées à fixer l'at- tention du public sur le but de cette société : elles ne comprenaient pas moins de 80,000,000 de pages in-12.
La Société de Tempérance de l'état de Massachussets, formée en 1826, fut la première de ces sociétés établies dans les Étals-Unis qui eût quelque importance. D'après le rapport de la Société de Tempérance américaine, publié en mai 1833, 6,000 sociétés de tempérance ont été orga- nisées depuis 1826; 2,000 distilleries ont été fermées; 5,000 raarcbands ont été obligés d'abandonner le com- merce des liqueurs spiritueuses; 5,000 ivrognes ont re- noncé à leurs habitudes , et se sont fait remarquer par leur sobriété qui leur a permis de rentrer dans la société; enfin 700 navires ont fait des voyages plus ou moins longs sans emporter de liqueurs spiritueuses.
Ces boissons sont défendues à l'armée , et presque aban- données dans la marine. Depuis que la dernière réunion a eu lieu, cette espèce de réforme a fait encore d'im- menses progrès. On estime que le nombre des signataires de l'acte d'association s'élève maintenant à plus de 1,500,000 , et il est certain que dans le prochain compte-
176 NOUVELLES DES SCIENCES,
rendu de la société le nombre des signataires se sera accru au moins dans le rapport de 33 p. %• Le numéro de février de Tempérance Magazine contient les signatures de près de 2,000 médecins, tant anglais qu'américains, qui affirment que l'usage des boissons fortes n'est jamais nécessaire pour les personnes en santé , et qu'au contraire il est bien fréquemment la cause de maladies graves, et que même il détermine quelquefois la mort.
Un fait qui vient bien à l'appui des heureux résultats qu'on peut espérer pour la santé publique de l'établisse- ment des sociétés de tempérance , et qui a été signalé dans le premier volume de Tempérance Qaarterlj Magazine, c'est la différence que l'on a observée à Albanv pendant la durée du choléra, dans la mortaltié des différentes classes de la société. La population d' Albanv est de 26,000 indi- vidus, dont 5,000 sont membres de la Société de Tempé- rance. Le nombre des morts attribués au choléra en 1 832 a été de 336 , dont deux seulement étaient membres de la Société de Tempérance.
y4ccroissement de la mortalité à Boston. —C'est un fait bien digne d'être constaté que , tandis que, sur l'an- cien continent , la mortalité décroit avec les progrès de la civilisation, elle suit au contraire une marche ascen- dante en Amérif[ue. Ainsi à Boston , tandis qu'en 1823, sur une population de 36,000 habilans, on ne comptait que 726 morts, c'est-à-dire 2 cas sur 100 habitans, en 1820 celte proportion était de 2. 1 ; en 1830 de 2. 2, et en 1833 de 2. 5. La population de Boston était en 1820 de 43,000 habitans ^ en 1825 de 58,000; en 1830 de 61,000, et en 1833 de 64,000. Le tableau suivant in- dique l'accroissement progressif de la mortalité dans le cours de ces vingt dernières années ; on verra qu'il n'a
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTHIE , ETC. 177
pas clé en rapport direct avec raccroissemeiit de la popu- lation.
ANNtES. ClIIFPF.i: TOTAL
de la morlalitc.
1813 786
181i... ., 727
1815 854
1816 904
1817 907
1818 971
1819 1;070
1820 1,103
1821 1,420
1822 1,203
1823 1,154
1824 1,297
1825 1,450
1826 1,254
1827 1,022
1828 1,224
1829 1,221
1830 1,125
1831 1,424
1832 1,761
1833 1,476
Total 25,016
INTLMPERANtE. |
CONSOMPTION. |
SllCIDE. |
19.5 |
0 |
0 |
153 |
0 |
1 |
190 |
0 |
6 |
180 |
5 |
4 |
221 |
0 |
. 5 |
138 |
2 |
4 |
174 |
11 |
4 |
220 |
31 |
6 |
192 |
30 |
2 |
166 |
25 |
5 |
183 |
10 |
3 |
242 |
22 |
5 |
220 |
23 |
4 |
231 |
38 |
5 |
178 |
25 |
4 |
217 |
34 |
9 |
203 |
30 |
5 |
193 |
19 |
S |
203 |
38 |
12 |
246 |
44 |
ç |
240 |
40 |
14 |
4,193 1 : |
/i25 |
112 |
!Nous avons consigné dans ce tableau les trois causes de mortalité qui nous ont paru les plus intéressantes à in- diquer : les suicides , l intempérance et la consomption. Les deux premiers cas , comme on voit, se présentaient bien rarement il y a vingt ans -, leur progression est au- jourd'hui effrayante. Quoique la consomption ne fasse pas de progrès relativement, il n'est pas moins étonnant que celte seule maladie entre pour un septième dans les causes de mortalité.
178 NULVELLES DES SCIEXCES ,
J^ille antique de V Hindoustan , dont les ruines ont été découvertes en nettoyant un canal. — Dans une lellre adressée à la Société Asiatique, le capitaine Canlley, surintendant du canal de Douab, annonce l'envoi d'un certain nombre de médailles très-intéressantes, destinées pour le musée, qu'il dit avoir été trouvées sur l'empla- cement d'une ancienne ville bàlie vraisemblablement par les Hindous , mais maintenant ensevelie à cinq mètres en- viron au-dessous de la surface du sol. Il résulte de la courte notice qu'il donne sur cette découverte , qu'elle a été faite en nettovant le canal de Douab, au-dessous et assez près de la ville de Behut , que la carte de Rennell place par 26° et quelques minutes de latitude septentrionale et 78° 50' environ de longitude. Le canal ayant été mis à sec , on ne tarda pas à trouver au fond des médailles et divers autres objets enfouis parmi les débris de vieux ais, de vieilles planches. « Je dois faire observer , dit le capi- taine Cantlev, que la direction du canal actuel est tout- à-fait distincte de celle que suivait, dit-on, l'ancien. Lors donc qu'il n'existerait pas d'autres preuves du con- traire, on ne serait point autorisé à soutenir que tout ce qu'on a trouvé dans ce canal y a été entraîné par l'eau, comme on l'a dit plus d'une fois en pareil cas. »
Voici comment est composée une coupe verticale prise sur le canal , dans cette partie où la surface du sol est beaucoup au-dessous du niveau de celle où est bâtie la ville de Behut.
Le sol, à la surface, est en partie cultivé, en partie couvert d'herbes sauvages. Immédiatement au-dessous se trouve une couche de sable de rivière de 4 pieds 1/2
DU COMMERCE, DE L IXDLSTIUE, ETC. 179
(1 mètre 368 centimètres) 5 vient ensuite un lit très-peu épais de sabl(3 , dans lequel sont quelques débris de bois ou de plancbes. Au-dessous est une couclie d'argile rou- geâtre mêlée de sable, et dont l'épaisseur est de 1 2 pieds 1/2 (3 mètres 80 centimètres). Sous cette dernière coucbe est l'emplacement de l'ancienne ville, dans une terre noire, épaisse de 6 pieds (1 mètre 824 centimètres), et remplie d'os , de poteries , etc. 5 on a trouvé les pièces de monnaies et les autres objets envoyés par le capitaine Cantley au muséum.
Le sol sur lequel la ville parait avoir été bâtie est très- noir , rempli d'os et de débris de vases de différentes formes. Il s'y trouve, en outre, des briques très-grandes, et qu'on dirait, à la manière extraordinaire dont elles sont faites , avoir été destinées à servir dans la maçonnerie circulaire des puits -, des morceaux de scories sortis de fourneaux à fondre le fer, fourneaux dont on n'a jamais connu l'usage à Behut ; des pointes de flècbes , des an- neaux , des grains de verre de différentes sortes. En un mot , c'est un autre Herculamun , et tout porte à croire qu'on pourra y pousser beaucoup plus loin les découvertes.
Le secrétaire de la Société Asiatique a publié la note suivante , au sujet de la lettre du capitaine Cantley :
« L'époque où existait la ville souterraine dont il est question dans cette lettre peut être assignée ou plutôt renfermée avec assez d'exactitude dans des limites connues, grâce à la découverte très-précieuse de beaucoup de pièces de monnaies enfouies à la même place que les briques et les os. Les monnaies appartiennent à trois classes différentes que M. Wilson a déjà fait connaître dans un mémoire inséré dans le dix-septième volume des Recherches Asiatiques.
» 1° Une de ces pièces portantla figure d'un homme avec une cotte de mailles , offrant quelque chose sur un petit autel, peut être regardée comme monnaie indo-scythe.
180 NOUVELLES DES SCIENCES,
M. Wilàon pense, avec beaucoup de probabililé, que celle pièc peul êlre d'une dale rapprochée du commencement de Tère chrélienne. Sur vingl-six médailles de celle pre- mière espèce, une seule est assez bien conservée pour en reconnaître l'empreinte.
» 2° La plus grande partie des monnaies envoyées par le capitaine Cantley sont semblables à d'aulres dont on a donné la figure dans le même volume des Recherches asiatiques, mais on ignore entièrement ce qu'elles étaient. Les unes et les autres portent un élépbant sur une de leurs faces , et sur l'autre un ou plusieurs monogrammes particuliers. Quelques-unes diffèrent , et portent sur leur revers le taureau des brahmines, et sur la tranche une inscription en caractères inconnus.
M 3° La dernière espèce de ces monnaies est en argent. Ce sont des pièces épaisses et carrées , sans aucune im- pression régulière, mais portant simplement plusieurs mar- ques, comme il est vi\iisemblable que cela se faisait avant qu'on eût généralement adopté l'usage de battre la monnaie. La collection de Mackensie contient un grand nombre de ces médailles, mais sans rien donner de certain sur leur an- cienneté , sans pouvoir même garantir si ce sont de vraies médailles. La découverte nouvelle pourra servir à résoudre ces deux points. Toutes ces médailles doivent être posté- rieures à l'existence des dynasties indo-scythes dans laBac- Iriane, et appartenir à une époque où, comme aujourd'hui en Chine, l'argent avait généralement cours au poids, tandis que les métaux inférieurs circulaient comme signes d'une valeur nominale fixe.
» La découverte de ces médailles , très-précieuse en elle-même, ne forme qu'un dos points sans nombre qui sera sans doute éclairci par cet llerculamun oriental. L'apparence et l'état des dents et des os envoyés par le capitaine Canlley offrent également un grand intérêt. Ils
DU COMMERCE , DE L*IXDUST1\IE , ETC. 1 SI
ne sont pas enllèrement cli'pouilk's de loule leur matière animale, mais celle-ci est en {^rancle partie remplacée par du carbonate de chaux.
Confession d'im Phansêgar. — Nous avons entretenu plusieurs fois nos lecteurs de Texistence d'une association de bandits connue dans l'Inde sous le nom de thogs ou pha7isègars(\). Malgré les précautions que prend le gou- vernement pour purger le pays de ces hommes qui con- sacrent leur vie à cette horrible profession, il ne paraît pas que le nombre en diminue sensiblement. Nous allons ré- péter, d'après le Mofussil Ulbav (journal publié dans la Présidence de Calcutta), les détails qu'a donnés sur sa vie un des chefs de cette secte.
CO>FEPSIO>; DE BnUMMA , FILS DE CHIDDA lODLEE,
« J'étais d'abord batelier à Mehadee Ghat. Runnous- Monshee , jeinadar des thogs, passait souvent dans la province de Douab pour se rendre à sa demeure , a Bys- kapourous ; c'est pendant ses fréquens voyages que je fis connaissance avec cet homme. Nous nous liâmes bientôt d'amitié 5 Runnous me fit quelques confidences et me per- suada un jour de quitter mon état de batelier pour le suivre'^ il me promit de me donner les trois quarts des dé- pouilles du voyageur que j'aurais étranglé. Séduit par l'appât du gain , je me fis recevoir membre de la religion des thogs; il y a de cela neuf ans. Pendant six ans, je fus le compagnon avoué de ce jemadar. Mais un jour, à la suite d'une dispute que j'eus avec lui, je le quittai et m'attachai à la bande de Kesaree, un des soubadars de notre association que l'on a arrêté depuis quelque tems» Avant son arrestation, je m'étais mis à la disposition de
(1) Voyez les cuiiciix articles qilc noUs avons publics sur celle secte homicide dans le 8' ^'uméro delà 2* série, et dans le 7' de la troi»
iêÛ NOUVELLES DES SCIE^"CES,
deux autres jemadars : Mirza et Futlch. J'ai succédé, il Y a pas long-tems , au soubadar Kesaree ; et c'est de cette époque seulement que je perçois les droits de je- madar.
» Un de nos confrères, Harou, fils de Ramden Lhodee, a dit dans sa déposition que deux brahmines avaient été assassinés dans le district dcMoradabad et qu'on les avait ensevelis bientôt après 5 cela est vrai. Il a dit aussi que deux autres brabmines furent étranglés dans le Surrou- mannagur, et que Bbinma , Kesaree et plusieurs autres thogs , au nombre de trente-huit , avaient participé à ces assassinats comme auteurs ou complices -, cela est encore vrai, mais le reste de sa déposition est enlièrement faux. Voici la vérité.
)) Il y a deux mois et demi, c'était avant l'arrestation du phanségar Ramden, qui fut faite à Hussunguni. En octobre dernier , il v eut une assemblée de ihogs à Chin- sourah , Illakah Oudh. Nous y pratiquâmes toutes les cé- rémonies que prescrit notre religion. Pendant que nous cherchions des augures favorables, nous entendîmes le cri d'un âne à gauche , et le croassement d'une corneille à droite. C'était un heureux présage. Dès lors, notre expé- dition fut arrêtée et le lieu du rendez-vous fixé à Saundy, où nous passâmes la nuit tous ensemble. Le jour suivant nous nous dirigeâmes sur Bawun. Là , nous rencontrâmes une petite bande de ihogs qui se joignit à la noire. Au nombre de dix , nous nous rendîmes à ïaigree , située sur le Gange, auprès de Ghurmouklessur, en suivant les chemins de Shakabad , Shahigehanpour , Bareilly , Mora- dabad et Comowah. Jusque-là nous n'avions commis aucun assassinat, car les voyageurs se méfiant de nous, se gardaient de nous accorder la confiance que nous voulions leur inspirer et refusaient de faire leur chemin en notre compagnie. Ainsi désappointés, nous retournâmes en sui-
L)L- COMMERCE, DE l'iXDISTP.IE , ETC. 183
vant la route par où nous étions venus: nous allumes à Kullra , au midi de Rampour ; ici la bande fut renforcée de quelques hommes. A trois lieues de Roudurpour, nous vîmes deux vovajjeurs du Hajpout. Je m'approchai d'eux avec Hiroua, je gagnai leur confiance et les accompagnai jusqu'à Roudurpour . où nous couchâmes. Ils nous dirent qu'ils arrivaient de Meerut. qu'ils allaient à la recherche de plusieurs cipaves, leurs parens. qu'ils avaient crus en garnison dans cette dernière ville; mais, qu'ayant été trom- pés dans leur attente , ils poussaient leur chemin jusqu'à Almorah , où ils espéraient être plus heureux.
)) D'après ce qu'ils racontaient entre eux, il paraîtrait qu'ils avaient fixé leur résidence à Lucknou. Nous leur offrîmes de partager notre repas avec eux ; ils acceptè- rent de bon cœur. « Baie ! » s'écria Douja, un de nos compagnons , quand nous fumes arrivés auprès d'un ter- rain couvert de broussailles ( ce mot fatal est le signal de l'assassinat du vovageur ). Comme ils se baissaient pour puiser l'eau qui devait servir à leurs ablutions , nous les étranglâmes. Une fosse de deux coudées de profondeur fut creusée aussitôt avec un khowpji que nous avions pris à Bareillv, et nous confiâmes à la terre les deux cadavres encore chauds. On ne trouvera sur eux aucune blessure, car nous n'avions point d'instrument tranchant. Nous partageâmes leur dépouille , et voici ce qui m'échut en partage : une couverture noire , un vase d'airain, un ha- bit et un kbail que j'ai encore. Nous suivîmes ensuite pendant quatre jours la route d'Àlmorah ; de là nous re- vînmes sur Bareillv, où nous arrivâmes trois jours après. Le lendemain nous nous dirigeâmes vers Saundee , et nous couchâmes à un village qui est auprès de Bareillv, dont j'ai oublié le nom. Dès le matin même, nous con- tinuâmes notre marche pendant laquelle nous rencontrâ- mes deux brahmines, Hiroua se chargea de les persuader
184 XOL'VELLEà IjES SCIENCES ,
de nous suivre jusqu'à Nugra Illakah. Ils arrivaient, je crois, des provinces supérieures de THindouslan, et se rendaient à Lucknou. Nous les égarâmes quelque peu; le mot fatal fut prononcé , et bientôt nous eûmes à ense- velir leurs cadavres au lieu même où ils venaient de perdre la vie. Il m'est resté de leurs dépouilles un vieux chudder, un habit , un vase d'airain sans anse que j'ai encore , et cinq roupies.
Nous nous dirigeâmes ensuite vers Lande Oumardeus. Pachoaa, Mahanunda et Untoua nous quittèrent alors et se rendirent chez eux, dans le Douab. Deena et Douja voulurent aussi revenir dans leurs foyers , à Chinsourah. Il ne restait plus que six thogs , dont je faisais partie, quand nous arrivâmes à Monha Bhutoulee. Quatre jours après, Douja et Deena retournèrent vers nous pour assis- ter à notre assemblée religieuse, mais ils repartirent le lendemain. Hiroua , Doulutleah, Bubbona, Bhona, frère du précédent , et Bussovana furent les seuls qui restèrent avec moi. Quatre d'entre eux ont été arrêtés le lendemain par ordre de sir Robert Wilson. Bhouv, a et moi nous nous sauvâmes pendant notre ablution , mais nous res- tâmes dans le village. Le soir, je retournai chez moi , et comme on ne me trouva pas, on a présumé que les cipayes m'avaient pris. Je fus arrêté cependant le jour suivant comme thog par le peuple ameuté de SaundyAnmil.il y a seize jours que je suis en prison. Aujourd'hui je reçois votre lettre, à laquelle je m'empresse de répondre, espé- rant , sur la foi de vos promesses , que vous aurez égard aa témoignage que je rends à la vérité. »
^^îsfoir^ ^(^onfnnporrtitt^
Lo dictateur Francia cl le Pnrnguaj . — Au centre de l'Amérique du Sud se trouve une contrée que nous
DU COMMERCE, DE l'i.NDISTRIE , ETC. 185
connaissons à peine, et qui mériterait cependant d'allirer toute notre attention , c'est le Paraguay. On trouverait difficilement un pavs d'une étendue aussi resserrée, et dont les productions soient plus variées. On n'y voit par- tout que verdure et riches moissons ; des arbres , des ar- brisseaux , des fleurs , des fruits de toute espèce : le cèdre, le l'acajou, le canipèche. la canne à sucre et l' J erha^ surtout, si connue sous le nom de Thé du Paraguay , le café, le tabac, le poivre, le coton, l'indigo, le riz et le mais , le plantain , le melon , la vigne , v viennent à merveille^ le vin v est délicieux, Teau-de-vie exquise, le gibier et le poisson abondans. Joignez à cela des mines d'or, d'argent, de cuivre, de platine et de mercure, une population nombreuse qui dépasse de beaucoup celle des autres petits états de l'Amérique méridionale , et vous n'aurez encore qu'une idée bien imparfaite du Paraguay. C'est là que règne le despote le plus absolu du monde entier j tout le monde connaît Ibistoire du docteur Fran- cia (l) , son avènement au pouvoir dictatorial et com- ment, à la faveur des Espagnols et des prêtres , il par- vint à s'emparer du pouvoir suprême. A peine élevé à la dignité de dictateur à vie , le premier acte de son autorité fut de s'entourer d'une garde. Plus tard, il profita de l'ignorance et de la crédulité des Indiens qu'il gouver- nait, et se fil passer pour inspiré. 11 ne parut que ra- rement en public , et jamais sans déployer un grand appa- reil de pompe et de solennité. îl vantait sans cesse le Paraguaysien , simple et superstitieux, qui se prit au piège qu'on lui tendait. Chacun regarda le tyran comme un sau-
(1) Note du Tr. ISous avous déjà consacré deux articles au portrait histoiique de cet homme remai'qxiable ; les détails qui suivent con- firmeront ce que utus en avons déjà dit , et ajouteront do uouvoaus tiaits à sa biogi'apliie,
186 NOUVELLES DES SCIENCES ,
veur, et l'on finit par s'incliner devant lui comme devant Dieu. Cet acte ridicule et dégradant n'est plus aujourd'hui une simple coutume à laquelle on soit libre de se soumettre c'est une loi rigoureuse, dont on ne s'affranchit qu'en s'exposant aux peines les plus rigoureuses. Mais le Para- guaysien ne se plaint pas ^ il aime les chaînes dont il est chargé, il s'honore d'être admis à fléchir le genou devant son maître.
Dès son arrivée au pouvoir , craignant l'influence des doctrines libérales et de l'esprit anarchique qui divisait les états voisins , Francia intercepta toute communication au dehors-, il établit une suite de forts sur les frontières pour en défendrel'approche, et ordonna aux étrangers d'évacuer le territoire dans le plus bref délai. Bientôt les gouverne- mens voisins s'effrayèrent des mesuresqueprit ledictateur; à Buenos- Ayres , surtout , on trembla pour la liberté , on s'apitoya sur le sort de la nation malheureuse et l'on en- voya des troupes à son secours et un libérateur ; mais le Paraguaysien , tranquille et stupide , ne comprit pas ce qu'on voulait de lui 5 il ne s'émut pas plus des armées command(''es par le général Balcarce que du despotisme du docteur Francia, et peu touché du dévouement de Buenos- Ayres , il resta fidèle aux drapeaux du dictateur.
Que les hommes versés dans les secrets de la politique et de la vie des peuples expliquent pourquoi il y a au milieu de tant de nations dévorées d'une soif ardente de liberté , au milieu de tant de peuple qui se débattent sans cesse pour arriver à l'indépendance, au milieu de ces répu- bliques américaines , si jeunes, si bouillantes , si agitées , une terre phénomène où règne l'homme le plus dcs[)olique, le tyran le plus absolu? Nous n'entreprendrons pas de résoudre ce problème.
Le Paraguaysien n'aime pas h s'occuper de politique-, il s'inquiète peu de sa dignité nationale. « Le dictateur
DU COMMEHCE, DE l'inDUSTHIE, ETC. 187
est un homme qui sait mieux que nous, dit-il avec apa- thie, ce qui nous convient; nos affaires sont en très- honnes mains. » Le dictateur est le chef suprême de la religion -, c'est lui qui ouvre les j)ortes du ciel ou les gouf- fres de l'enfer; c'est lui qui dirige les affaires de l'église comme celles de l'état , qui tranche les questions théolo- giques , rédige des canons , lance des bulles , fulmine des brefs, comme si l'Esprit saint lui eût promis l'infaillibilité que s'attiibuent les conciles œcuméniques. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'il expédie les affaires avec moins de lenteur.
Le gouvernement de Francia s'est rendu redoutable aux peuples voisins. Il tient toujours sur pied une armée de trente mille hommes tous bien instruits, bien disciplinés et prêts à se mettre en marche au premier signal. Les sol- dais aiment le dictateur, ils le craignent et lui sont dévoués. Cependant Francia ne confie pas indistinctement à tous les militaires la défense de sa personne , il s' est choisi une garde prétorienne qui fait le service du palais, et qui l'escorte aux cérémonies publiques comme dans ses pro- menades ordinaires.
La police se fait au Paraguav avec autant d'activité qu'en Autriche et en Russie-, il n'y a pas de complot dont elle ne fasse partie, dont elle ne connaisse tous les fils ; aussi les conjurés sont presque toujours découverts. Der- nièrement, cependant, la trame d'une conspiration avait été si bien ourdie que le projet allait être exécuté. Mais malheureusement celui qui devait porter le coup de poi- gnard avait le cœur d'un lâche. C'était un nègre qui, placé dans la chambre du dictateur, devait l'immoler au pavs -, mais lorsque l'assassin entendit les pas de sa victime, il perdit ses forces , trembla et se trahit lui-même en se ca- chant derrière la porte. Le nègre et ses complices passè- rent bientôt par les armes.
188 N0CVELLE5 DES SCIENCES ,
A'oici un Irait r''*cenl qui confirme bien tout ce qui a déjà été publié sur le doclcur Francia. « Voyez-vous ces deux petites pièces d'artillerie, dit-il un jour à un charpentier qu'il avait fait venir ; combien de lems vous faudra-t-il pour les réparer? » L'ouvrier tourne et retourne, prend ses dimensions, et répond que son ouvrage sera terminé dans quinze jours. Cependant les quinze jours s'écoulent et l'ouvrier s'excusant sur un mauvais calcul , demande encore du tems. « Souvenez-vous, lui dit Francia en fron- çant le sourcil , de ne pas me manquer de parole. »
Le charpentier ne comprit pas tout ce que renfermait de sinistre la recommandation du diclaleur ; il ne fut pas plus exact que la première fois. « Eh bien ! lui dit Fran- cia, en fronçant de nouveau le sourcil, tu serviras d'exem- ple aux menteurs et aux paresseux. » Puis s' adressant à ses gardes : « Qu'on fusille cet homme, » ajoula-t-il avec colère. Un instant après, la sentence était exécutée.
Cet homme étrange passe la plus grande partie de sa vie dans une solitude profonde. Le livre favori qui fait l'objet de ses lectures et qu'il médite sans cesse, c'est Machiavel ; il a toujours à côté de son obscur auteur un dictionnaire italien qui lui sert à traduire les pas- sages difficiles. A cela près, on ne sait rien de la vie privée du dictateur. Le peuple lui attribue des pou- voirs surnaturels ; on ne prononce jamais dans un cercle le nom de Francia sans porter l'effroi chez les personnes qui vous entourent-, on est persuadé cju'il se rend invisi- ble à souhait et qu'il assiste, à la faveur de sa diapha- néité miraculeuse , aux conversations les plus secrètes. L habitant de l'AssonqUion vous montrera de loin le pa- lais du dictateur sans oser en approcher 5 on dirait des paysans de la vieille Ecosse qui s'indiquent du doigt un manoir en ruines , habité par les reycnaiis et les cspiits. D'après sa phy.-ionomic , le docteur Francia parait avoir
DU COMMEnCF. , DÉ l'inDUSTIIIE , ETC. 189
soixante-cinq ans environ , et semble devoir parvenir à un âge fort avancé. Plusieurs fois on a répandu le Ijruil de sa mort , mais toujours sans fondement.
fa;V;nbtts(ric.
Manière dont on recueille la neige dans les environs de Naples. — Les glaces et les boissons glacées sont con- sidérées, en Angleterre et dans les autres pays du nord, comme un luxe que les riches seuls peuvent se permettre; mais dans les contrées méridionales, à Naples et surtout en Sicile, elles sont rangées pendant l'été parmi les choses les plus indispensables à la vie, et tout le m.ondeen fait usage. Il n'est pas de voyageur qui, ayant passé dans ce pays la saison d'été , ne s'accorde à regarder l'eau à la glace comme l'une des plus vives jouissances que l'on puisse s'y procurer. Le vin du pays , quoique conservé dans les caves les plus fraîches , et l'eau , bien que tirée des puits les plus pro- fonds et des sources les plus froides, deviennent, au bout de quelques minutes qu'ils ont été exposés à la tempéra- ture de l'atmosphère , si tièdes qu'il est impossible de les boire. Pendant la chaleur ardente de juin, de juillet et d'août, le lazzaroni napolitain lui-mcme est incapable du moindre effort {se non c' è neve) s'il n'a pas de neige pour rafraîchir sa boisson. Mais si vous lui donnez un mor- ceau de neige congelé et brillant qu'il puisse faire fondre dans son verre , à l'instant même le vin le plus mau- vais, ou même l'eau pure, devient un nectar qu'il boit avec délices et qui lui donne une nouvelle énergie.
On dit en Angleterre de la glace et de l' eau à la glace , parce qu'en effet c'est la glace que l'ou emploie pour ra- fraîchir les boissons. En Italie , ce n'est pas de la glace, mais de la neige dont on se sert constamment pour le même objet. La quantité que l'on consomme chaque an-
190 NOUVKLLES DES SCIEXCES,
née, surtout lorsque l'été est long et brûlant, est vrai- ment prodigieuse. La neige ne recouvre jamais les plaines, mais les Apennins qui traversent toute la Péninsule of- frent des dépôts de neige inépuisables. Quelques-uns des points les plus élevés de cette grande cbaine , comme le grand Rocher d Italie et le Mont 3Iajello ( tous deux dans les Abruzzes ) , sont couverts de neige pendant toute l'année et offrent même des glaciers dans quelques-unes de leurs vallées les plus profondes-, mais presque partout la neige disparait du sommet des Apennins vers la fin de mai, et si l'art n'était employé pour la conserver, elle manquerait à l'époque même où le besoin s'en fait le plus vivement sentir.
Les Napolitains creusent , sur le flanc des montagnes, des puits profonds ou des caves 5 quelquefois ils pro- fitent des excavations naturelles qu'offrent les rochers 5 et à l'époque où ils peuvent se procurer des couches épaisses de neige, ils la ramassent et l'y placent pour la conserver. Ils la transportent avec soin , et quand une fois l'excavation est pleine, ils la couvrent d'une grande quantité de paille de feuilles sèches ou de branches d'arbre; ils ferment ensuite l'ouverture du puits ou de l'excavation qui est souvent , mais non pas toujours, recouverte par une petite bâtisse en pierre. Ces caves à neige sont ordinairement placées au nord de la montagne. En faisant attention à l'exposition et en profitant des touffes d'arbres qui , pendant l'été , procurent une ombre épaisse et de la fraîcheur, ou d'une étroite crevasse entre des rochers où le soleil ne pénètre jamais, il est toujours facile d'établir des dépots dans les endroits où tombe la nci^e. Ce dernier point est un grand avantage , puisqu'il en résulte une diminution con- sidérable dans le travail et la dépense du transport.
Les paysans sont tout joyeux quand la neige tombe dans les chaînes les plus basses des montagnes; ils se
DU COM.MliUCli , Dli l'iNDLSTI\1E , ETC. 191
réunissent de toutes parts pour la recueillir et la trans- porter dans des lieux où elle soit en sûreté. L'auteur de cette notice a été témoin d'une scène de ce genre en allant de Naples dans la Fouille : il traversait la pre- mière ligne des Apennins , entre les villa de il Car- dinal et Monte ~ Forte , quand survint subitement une bourrasque qui couvrit la terre d'une couche assez épaisse de neige -, aussitôt que les habitans la virent tomber à flocons gros et serrés , ils poussèrent des cris de joie , et sans attendre , hommes , femmes et enfans coururent tous avec des râteaux, des pelles, des paniers, des ci- vières , et tout ce qu'ils purent trouver sous la main pour recueillir le trésor qui leur tombait du ciel. Les Israélites dans le désert n'éprouvèrent pas une joie plus vive quand ils virent tomber la manne qu'ils attendaient avec impatience; ces braves gens riaient, chantaient, sautaient de joie , tout en ramassant la neige. Ils en for- maient des boules d'un volume énorme , que les enfansi faisaient glisser avec soin le long de la montagne jusqu'à la cave à neige où elles étaient placées aussitôt. Gomme nous passâmes très-près d'eux, ces paysans nous criaient: Ecco , signor, una hella raccolla ; questa è iina bella raccolta.
La consommation de la ville de Naples , qui compte 400,000 habitans, est très-considérable. Pendant tous les mois d'été on est occupé à transporter de la neige par terre et par mer des Apennins et des autres ramifications les plus rapprochées de ces montagnes 5 on préfère tou- jours la voie de mer, parce que, transportée de cette manière , la neige est plus propre et présente moins de déchet. Plusieurs centaines d'hommes et de jeunes gar- çons sont exclusivement employés au transport dans l'intérieur de Naples.
C'est le mont Sant-Angelo, le point le plus élevé du
192 NOUVELLES DES SCIENCES , ETC.
promontoire qui sépare la baie de Naples de la baie de Salerne , qui fournit la plus grande partie de la neige que l'on consomme à Naples. Cette montagne, qui s'élève majestueusement derrière la ville et le port de Caslella- mare , près de l'extrémité de la baie de Naples , n'est qu'à environ douze milles de cette capitale. xVinsi la proximité , la facilité des transports qui se font par eau , ont donné une grande importance à l'exploitation de la neige de cette montagne dont les flancs sont percés d'un grand nombre de caves et de puits. C'est là que l'on entasse une immense quantité de neige qui disparait bientôt devant les nom- breux ouvriers qui l'excavent. La nuit est exclusive- ment consacrée à ces travaux 5 au point du jour , de lon- gues files de mulets, semblables à de petites caravanes, grimpent la montagne, chargés de neige brisée par gros morceaux , et ils descendent ensuite au^si vite que pos- sible , mais avec toute la sûreté qu'on leur connaît , à travers les précipices et par les routes les plus dangereuses, jusqu'à Castellamare où leur fardeau est déposé dans de grands bateaux qui les attendent. Aussitôt que la cargai- son est complète, ils partent couverts de paille et de feuilles sèches. Quand les bateaux à neige sont arrivés à Naples, ils s:)nt aussitôt déchargés par un grand nombre de commis- s onnaires enrôlés pour ce service -, ces hommes , qui sont très-actifs et très-robustes, quoiqu'ils ne se nourrissent que de pain, d'olives, d'ail et de quelques légumes, vont en courant avec leur charge de neige depuis le bord de l'eau jusqu'à un grand bâtiment disposé exprès pour la recevoir. C'est à ce dépôt général, appelé la dogana délia ne\'e, que tous les marchands viennent se fournir 5 il v a à peine une rue à Naples, quelque misérable et quel- que éloignée qu'elle soil, qui n'ait son marchand de neige. D'après une ancienneloi du pays, leurs boutiques ne doivent jamais se fermer ni le jour ni la nuit pendant les mois d'été.
OCTOBRE f«r»î
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BEYUE
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MOUVEMENT POLITIQUE
DE L'EUROPE ACTUELLE.
Depuis rannée 1830 , celte année menaçante comme une comète , cette année qui devait briser et ensevelir tous les trônes , morceler tous les royaumes , anéantir les monarchies par les républiques , et faire périr les répu- bliques sous l'effort des monarchies , c'est quelque chose de bizarre que l'Europe. Profondément émue , elle s'a- gite peu ; une fièvre nerveuse, intime, parait la dévorer : au lieu de se révéler par des manifestations ardentes, par des éruptions fougueuses , le mal se cache dans les pro- fondeurs. Comme personne n'ignore qu'il existe, on s'at- tend sans cesse à une effravante catastrophe ; on la pré- voit , on la prédit . et à force de la préparer , on la pré- vient. Dans celte singulière lutte, tout le monde est averti, chacun est sur ses gardes. Les territoires se hérissent de baïonnettes • on remplit ses caisses pour parer aux be- soins de la guerre, on montre à l'ennemi un front me- XI. i3
194 MOUVEMENT rOLITIQLE
naçant; et, la mèche allumée, debout pi es des bouches à feu qui remplacent aujourd'hui le courage, l'adresse et le talent militaire, chacjue puissance d'Europe tend à sa voisine une main diplomatique. Tant de préparatifs qui n'aboutissent à rien doivent étonner la foule niaise.
Quoi ! c'est à cela que l'on arrive ? des armées perma- nentes et une pareille torpeur; partout des chambres dé- libérantes et de si petits résultats; partout des cris de li- berté , et l'éoiivain politique qui déplaît au pouvoir va rejoindre ses confrères semés dans toutes les forteresses d'Europe. Quelle bizarrerie ! là, où la presse est indépen- dante, la presse est si sévèrement réprimée que cette in- dépendance est pour elle-même un fléau -, là , où l'esprit démocratique souffle avec le plus de violence, en France et en Angleterre, les radicaux trouvent d'insurmontables obstacles. En vain leurs forces se sont augmentées ; les forces ennemies se sont également accrues. Ils croyaient marcher au triomphe , à peine peuvent-ils obtenir le combat.
Nullité, apathie, mollesse, découragement, dites-vous.^ Nous ne crovons pas que cette manière de juger l'Europe actuelle soit raisonnable et juste. Le dénigrement ne ré- soudra pas l'énigme européenne. Il faut voir de plus haut et de plus loin.
La grande lutte de l'absolutisme et du libéralisme des trônes et des peuples ne date pas d'hier. Voici un demi- siècle que tous les partis se donnent et reçoivent mutuel- lement de fortes leçons. Il n'y a pas un intérêt qui n'ait cherché à se consolider, à s'asseoir, à s'affermir : les uns, instruits par l'apprentissage du passé, se sont débarrassés des vices internes qui compromettaient leur existence, ou qui gênaient leur marche. Les autres ont emprunté à leurs adversaires des principes de force et des éh'mens de
DD i/elt.oi'k actufi.li:. 195
rénovation. Il résulte de cet effort universel , de cet éré- thisme général , que toutes les énergies se sont dévelop- pées d'une manière presque égale et à un degré qui ne permet ni la victoire, ni la défaite. Quelques-unes se sont renforcées sous l'inspiration de la terreur-, la crainte les a retrempées , le besoin de la conservation les a forcées d'appeler à elles tous les auxiliaires utiles -, elles ont même puisé, pour se défendre, dans les doctrines ennemies. Les plus menacés parmi les intérêts européens ont été les plus ardens à se fortifier ainsi. L'église, sous Charles X, sem- blait marcher à un envahissement : aussitôt une levée de boucliers libéraux la repoussa. La démagogie, après les barricades de juillet , s'attaquait déjà cala propriété : la propriété reparut toute hérissée de fers , tout armée de baïonnettes bourgeoises, il est vrai, mais inflexibles et entêtées comme l'intérêt personnel. Le parti tory de l'An- gleterre a repris , depuis les derniers évéuemens, une in- tensité qu'il n'avait pas eue depuis un siècle. L'Irlande, naguère opprimée , est devenue toute menaçante : son effort a ranimé la vigueur défaillante de l'intérêt protes- tant. Observez donc tous ces groupes ennemis , occupés à forger des armes toujours égales, luttant sans se vaincre, croisant le fer sans se blesser à mort, mesurant les forces de l'ennemi pour se préparer des ressources équivalentes. Sur une plus grande échelle, même spectacle ; il n'v a que les petites puissances qui aient succombé. Comme ces astres forcés de suivre l'impulsion planétaire des grandes planètes voisines, il a fallu, bon gré mal gré, qu'elles s'atta- chassent au système qui les absorbait ; monarchies ou ré- publiques, peu importe: la révolution de juillet a écrasé un roi qu'elle a refoulé en Hollande, et l'ascendant supé- rieur de la Russie a étouffé l'héroïsme républicain de la Pologne.
Ï96 MOUVEMENT POLITIQUE
Voilà donc des forces qui s'annulent , des trésors qui ne se remplissent que dans l'espérance cl dans l'avenir illu- soire d'une yuerre qui n'aura pas lieu ; voilà des craintes universelles qui équivalent, comme résultat, au courage le plus consommé 5 voilà, enfin, l'une des situations les plus extravagantes, les plus bizarres que lEuiope ait ja- mais subies. Le mouvement réel, le mouvement secret qui fait la destinée des empires n'est pas celui de leurs passions , mais de leurs intérêts. Je m'explique : il y a tou- jours dans la vie des peuples, ainsi que dans celles des hommes , une partie matérielle et positive qui l'emporte sur tout le reste , un besoin de conservation et d'agran- dissement qui triomphe même des enthousiasmes, des fanatismes et des préjugés. Supposez un homme chez lequel la passion soit en lutte avec l'intérêt 5 tour à tour agité par ces deux souffles : si c'est la passion qui triom- phe, il succombe-, si c'est l'intérêt, à un certain succès matériel se joint un certain degré de déconsidération toujours attaché à l'égoisme.
Un individu, c'est un peuple; un peuple, c'est un in- dividu. Pendant la révolution française, l'intérêt matériel de la France était nécessairement sacrifié à la passion do- minante et foulé aux pieds; le sang coulait, les châteaux brûlaient, l'échafaud était dressé, les fleuves roulaient des cadavres, il y avait disette et misère. Bonaparte, celui qui mit les scellés sur la révolu li.n , en héritant d'elle et en la continuant, fauchait les gé. léralions avec moins de pitié encore que Robespierre, l'eu importail : il s'agissait d'une grande passion , d'une de ces passions qui saisissent les peuples , qui les agitent, qui les secouent et les renou- vellent; il s'agissait d'être puissant et de braver l'Europe ; il s'agissait de montrer sa force et de làire triompher son orgueil. La cause était belle, elle l'était d'autant plus, que
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depuis la vieillesse de Louis XIV il y avait eu écrasement de la France , étouffement de sa renommée, abaissement de sa puissance. Les gentilshommes et les seigneurs avaient fait leur tems 5 tout ce qu'il y avait dans ces races nobles de sève et de vigueur dont la patrie pût profiler , ils l'avaient donné à la patrie. C'était le tour de la roture 5 c'était aux ma- nans de devenir les boulevarts et les appuis de cette France qui avait besoin d'être régénérée. Il y eut donc , sous ce rapport, quelque chose de providentiel dans le mouvement dont nous parlons. Ce n'était pas seulement parce qu'il s'agissait de liberté que nous en jugeons ainsi, mais parce que les forces étaient égales à l'entreprise^ parce que, tout en sacrifiant l'intérêt du moment à la passion du mo- ment, tout en versant l'or et le sang des citovens à flots, tout en dévastant les villes , en brûlant les moissons , en dressant les échafauds, on marchait vers un but que l'on ne pouvait manquer d'atteindre ; on renouvelait , on iigrandissait , on retrempait la France. Voilà le mol de l'énigme. Quiconque s'opposait au passage de cette révo- lution terrible semblait, en apparence , défendre l'huma- nité , et cependant il la desservait. Ajoutons mèn»e, ce qui semblera singulier , que , chez quehjues-uns des hommes féroces ou fanatiques qui étaient les instrumens de cette catastrophe, il y avait dès lors un sentiment vague du bénéfice fulur que la révolution apporterait à la France. Que l'on ne croie pas que je les excuse , ces instrumens aveugles et terribles. Le feu , en brûlant les forêts et les moissons, féconde la terre qu'il couvre de cendres : ce n'en est pas moins un terrible fléau.
De même que la civilisation , à cette époque (';e crise , avait lieu par orage et par violence , de même aujour- d'hui la civilisation , pour être utile , a besoin d'être pa- cifique et calme. Les seules nations qui soient restées en
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iinièie dans ces dernières années sont celles qui ont voulu la guerre. Voyez ce qu'y ont gagné le Portugal, l'Es- pagne, la Hollande; ajoutons aussi l'infortunée Pologne dont il faut pleurer l'héroïsme inutile, mais à laquelle il était impossible de ne pas prédire son malheureux sort.
Chose étrange, tout le monde, pendant la révolution française, eût pensé qu'il n'y avait d'avenir pour les peuples que dans la paix : et cependant la guerre était indispen- sable. Il fallait la sagacité de Rousseau et de Montesquieu pour apercevoir les symptômes lointains du grand cata- clysme. Depuis la révolution de juillet, au contraire, vous croyez que vous êtes sur un volcan, et le volcan ne veut pas faire éruption. C'est une attente et une suspension qui ne finissent pas. Toutl' avenir des peuples, armés maintenant pour la guerre , se trouve dans la paix 5 tandis qu'autrefois tout l'avenir de ces mêmes peuples qui crovaient s'endor- mir dans la paix , était dans cette tempête de guerre et de révolution qui devait les réveiller violemment. C'est ainsi que les apparences politiques sont presque toujours con- traires aux réalités politiques. Le courant qui frappe les yeux , celui qui se manifeste aux intelligences vulgaires va du nord au midi ; mais vous ne savez pas que sous ce cou- rant même il en existe un autre non moins important , et qui va de l'est à l'ouest. Ce sera chose curieuse de com- parer, d'après ce principe, le mouvement réel et le mou- vement apparent des diverses puissances d'Europe.
Commençons par la Russie : elle est en dehors du mou- vement de l'Europe par sa position géographique ; mais sa haute influence la mêle à tous nos intérêts. Tandis qu'elle veut s'emparer de l'Asie, qu'elle a l'œil fixé sur la muraille de la Chine d'un côté, sur la Perse d'un autre , et enfin surConstanlinople qu'elle regarde comme sa proie future , l'Europe trompée cioit que c'est à elle qu'on en
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veut. K'en doutez pas, c'est suiTOiient seul que l'empereur Nicolas fait planer sa pensée et son espérance. La Perse est faible. Tous les jours l'espace désert qui sépare la Rus- sie des peuples orientaux se comble pour ainsi dire par la civilisation , et les colonies militaires russes sont des- tinées à aplanir la route et à plier à l'esclavage les sauvages populations au milieu desquelles elles campent.
Telle est la vt'-ritable direction de la diplomatie russe. Elle n'ignore pas que l'Europe libérale est un dangereux pays pour ses Ralmouks et pour ses Moujicks. On ne vient pas impunément se mêler à nos discussions et à nos émeutes ; et , sans compter les immenses dangers d'une invasion , la résistance que l on trouverait , l'incertitude du succès, disons mieux , la presque certitude de l'insuc- cès, qui sait quelle semence de rébellion et d'indépen- dance tous ces barbares, qui tremperaient un moment dans notre civilisation , rapporteraient dans leur pays .^Ne nous effrayons donc pas trop de la Russie , dont l'ombre gigantesque semble devoir couvrir le monde entier.
Mais, sans nous occuper davantage de la politique exté- rieure de ce pays, voyons un peu s'il n'y a pas dans sa po- litique intérieure des mouvemens secrets qu'on n'observe pas. Un abime sépare ses classes élevées de ses classes infé- rieures. Les unes ont voyagé , elles ont vu l'Europe ^ non seulement elles sont libérales, mais elles ont pris de la ci- vilisation ce que la civilisation a de frivole et de factice. Au-dessus de ces seigneurs, se trouve l'autocrate, isolé comme l'autocrate de Constantinople. Son pouvoir est grand ^ mais la base de ce pouvoir , c'est l'obéissance des masses. Dans les profondeurs de la société, vous discernez à peine je ne sais quelle foule populaire sans esprit public, sans autre pensée que de vivre et d'obéir : masse inerte et par conséquent prête à tout. Quand le dernier développement
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(le la civilisation empruntée à nos régions libérales se sera complètement emparé de l'aristocratie russe , croyez-vous que le pouvoir monarchique ne sera pas menacé? Là, où il n'y a pas pas de hiérarchie , songez combien une révo- lution est facile. S'il plaisait une fois aux descendans des boyards d'adopter cette forme prétendue républicaine des anciennes cités grecques , l'autorité suprême n'aurait-elle pas une lutte terrible à soutenir ?
Dans le fait , tous les matériaux d'une république mo- delée sur la forme grecque se trouvent entre les mains des seigneurs russes. Savez-vous pourquoi le citoven d'Athènes était si puissant? c'est qu'il disposait d'un peu- ple d'esclaves. Nos gentilshommes du moyen-âge n'avaient que des vassaux, dont la fidélité, moitié volontaire et moitié consacrée par l'usage et la nécessité , tenait avant tout àlaprotectiondont le suzerain les couvrait: mais voyez quel instrument, quel levier, quel pouvoir que cette masse de bêtes brutes à figures humaines qui pétrissent le pain, qui cultivent la terre , qui font des étoffes , qui manipulent tous les élémens de la vie matérielle. Avec ce secours, on est réellement libre, et libre d'une indépendance sans en- traves ; on n'a plus à se mêler que d'ambition , de plaisirs et de guerre-, on les lance comme des catapultes contre ses ennemis ; on les applique comme des machines à tous les arts de la paix. La puissante aristocratie russe comprendra- t-elle cette situation si favorable à ses intérêts, si effrayante pour le monarque ? c'est une grande question que l'avenir se chargera de résoudre. Mais il est certain que chaque pas fait dans la civilisation par les nobles moscovites doit porter la terreur dans l'ame de ceux qui les gouvernent. Contemplez, d'une part, cette masse de nobles qui avance vers les lumières européennes ; d'une autre, cette immense troupe de serfs slationnaire et sans idées ^ et au sommet
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un seul pouvoir despotique , arbitraire et lait par consé- quent pour l'uniformité la plus complète. Je ne connais pas de pays qui, mal{5;ré son apparente sécurité, exij^e plus de prudence de la part de ceux qui le dirigent.
Abstraction faite des formes qui ne sont rien , l'Amé- rique ressemble à la Russie sous plus d'un rapport; ce sont deux contrées qui se forment , dont l'avenir parait gigantesque, et dont le présent n'est qu'une attente. Que diraient les graves politiques de notre Europe, si le despo- tisme de la Russie tournait aux formes républicaines, et si le fédéralisme démocratique de l'Amérique arrivait avec le tems aux institutions monarcbiques .^ Le philosoplie ne s'en étonnerait pas. Voyez toutes ces démarcations territoriales qui découpent le vaste territoire américain du sud au septentrion , et qui , ne cessant d'envahir les terrains sauvages, promettent de rejoindre tôt ou tard les républiques méridionales , les républiques du Nord et les possessions anglaises du Canada. Quels intérêts différens viendront se développer , quand , au lieu de populations clair-semées qui ne cherchent maintenant qu'à défricher le sol, à abattre des arbres, à construire des villes, à mul- tiplier les troupeaux , vous aurez un*; foule de nations distinctes, pressées comme en Europe, rivales de pou- voir et de commerce? Quels chefs hardis s'empareront de l'autorité .f' quelles aristocraties naîtront.^ quels services rendus au peuple fonderont desdynaslies nouvelles? Il n'est donné à personne de le savoir -, mais ce qu'il est impossible d'espérer, c'est que la même civilisation de défrichement, de culture , de construction et de préparatifs , puisse suffire éternellement aux besoins de toutes ces nations en progrès. Il est également impossible que des guerres n'é- clatent pas ; qu'avec l'accroissement de la population , de grandes catastrophes ne changent pas le cours ordinaire
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des choses 5 que les inslitutions faites pour celle conliée au berceau ne deviennent pas insuffisantes et incomplètes. Dès que le danger se montrera, le besoin de la centralisa- tion se fera sentir. Il faudra renforcer le pouvoir, soit au profit d'une caste militaire , soit pour servir une associa- tion sacerdotale, soit même dans les intérêts d'un chef uni- que et puissant , ce qui certes ne serait pas un médiocre sujet d'étonnement pour les Américains d'aujourd'hui. Si notre vue d'avenir n'est pas inexacte, il nous semble voir germer sur l'immense arène de l'Amérique, presque dé- serte encore , tous les élémens de toutes les institutions politiques.
Quittons l'Amérique dont l'influence sur l'Europe est aujourd'hui nulle; laissons la Russie , colosse qui effraie par sa masse et qui a beaucoup à faire de se nourrir, de se soutenir et de se civiliser. Il y a des pays moins mena- çans et plus puissans, tels sont la Prusse et l'Autriche. Là comme en Russie , vous remarquez un mouvement réel et secret qui n'a rien de commun avec le mouvement ex- térieur et patent de la civilisation. Pendant que l'on croit ces contrées vouées à l'absohitisme, c'est dans un sens contraire qu'elles marchent : le libéralisme les entraine sans qu'elles s'en doutent. Nous ne le disons pas pour en faire honneur à la générosité de ces pays. Les nations no sont pas généreuses : conduites parleurs intérêts, ou par ce qu'elles croient être leurs intérêts , elles marchent dans cette voie sans que rien puisse les arrêter. L'art des gou- vernans est de deviner l'intérêt véritable des populations, de les contrarier quand elles se trompent elles-mêmes, de deviner le moment précis des améliorations et des perfectionnemens, et celui des résistances nécessaires.
Que l'Autriche veuille garder sa domination ahsolue sur l'Italie : que cette domination en elle-même soit un
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mal et une anomalie, c'est ce dont personne ne peut dou- ter. Sans doute il est triste de voir briller au soleil, à côté des coupoles de Venise, la baïonnette des soldats hongrois. Mais admirez un peu par quel moyen M. de Metternich lui-même est obligé de protéger son pouvoir. Le double aigle, aux serres aiguës et aux tètes menaçantes, n'est plus cet oiseau de proie vorace qui trônait autre- fois sur les rochers de la Suisse et dans les chàteaux-forts de la Hongrie.
Dès 1818, M""*" de Staël (et que cet hommage soit rendu à une femme assez philosophe pour être vraie) avait commencé à détruire le préjugé universel répandu par les philosophes contre l'Autriche. Tous les vovageurs modernes ont si bien confirmé ces documens, qu'il est aujourd'hui de mauvais goût, parmi les hommes éclairés de toute l'Europe , de parler du despotisme de l'Autriche. Au fait, et sans le dire, la marche de ce pays est toute libérale. D'une part, le gouvernement tient beaucoup à se faire craindre : il se présente sous des couleurs terri- bles , il fait le méchant et le redoutable 5 il a soin de con- server dans leur intégrité les théories d'absolutisme sur les- quelles il repose. Il est vrai aussi dédire que, connaissant la base chancelante de cette théorie et sachant qu'elle est repoussée maintenant par toute l'Europe civilisée, il met un certain luxe de terreur dans ses condamnations. C'est chose odieuse que les mauvais traitemens que l'on fait subir aux Italiens accusés de carbonarisme. Ce n'est pas de la barbarie atroce, mais de la petite cruauté. Le pain est mauvais : le prisonnier manque d'air, les caveaux sont humides, l'isolement est profond et douloureux. Quand on lit le bel ouvrage dans lequel Silvio Pellico , sans se plaindre, sans anathématiser , sans maudire, a consacré le souvenir de cette misérable torture de tous les momens ,
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on ne peul s'empêcher de verser des larmes , et de pousser un cri de colère contre les exécuteurs subalternes des volontés autrichiennes.
A re^<^arder ces actes, non en philosophes , mais comme historiens et témoins désintéressés , on reconnaît que le besoin de conserver sa puissance en Italie a été le mobile de l'An triche. Voici bientôt huit siècles que les empereurs d'Allemagne ont posé leurs mains de fer sur la Loni hardie ; voici huit siècles que l'Italie se dé- bat, impuissante à secouer le joug de ses maîtres , im- puissante à s'unir dans le même faisceau. Le mal git dans les entrailles de l'Italie même, dans les jalousies intenses qui animent les diverses provinces de ce grand pays, dans la haine des Napolitains contre les Siciliens, des Romains contre les Napolitains , des Génois contre les Piémontais. A 'peine la main de fer de Bonaparte a- t-elle réussi, par une pression violente et souverainement lyrannique , cà maintenir dans un silence et une unité ap- parente toutes ces portions hétérogènes , tous ces frag- mens ennemis. Incapable de se réconcilier avec elle-même, l'Italie n'est pas moins impatiente du joug. Un patriotisme honorable et impuissant couve sous la terre et fait érup- tion de lems à autre. Le souvenir de la république ro- maine est là : fantôme du passé qui brille et qui égare. On voudrait ressaisir la vieille prépondérance de la cilt- romaine. Chose impossible! cette prépondérance n'(Uai( fondée que sur l'état des esclaves et sur le titre de citoyen romain. De là, ce sentiment amer qui ronge de nobles cœurs italiens, ces inutiles et in-quenles tentatives de li- bération , ce perpétuel étal de fièvre et de crise : le gou- veruemejit, inquiet et mécontent , croyant voir toujours «les embûches et des pièges sous ses pas, s'arme d'une surveillanee active et jalouse ; la police des passeports
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devient harassante ; on pousse jusqu'au ridicule la pro- hibition des livres, on accumule les restrictions contre les voyageurs, on fait de la censure , toujours vexatoire et souvent inutile. Après tout cependant, de tous les con- damnés politiques sur lesquels pèse depuis 1820 la sen- tence de mort, pas un seul n'a été exécute: fait curieux et qui prouve combien l'esprit du libéralisme s'infiltre, si l'on nous passe celte expression, dans le vieil arbre de la tyrannie.
On met à l'index les journaux étrangers -, c'est un tort , la manière subreptice dont ils s'introduisent en Italie est mille fois plus dangereuse. L'opinion publique est comme ces gaz incompressibles , dont la subtilité traverse jus- qu'aux barrières les plus denses. Selon nous, l'Autriche devrait ouvrir ses portes , non seulement aux journaux de tous les partis qui se servent de mutuel antidote, mais h tous les exilés 5 n'ont-ils pas payé assez cher, parde longues annéesde souffrances, leurs vues exagérées ou leurs efforts dangereux ? Les Italiens sont rarement admis à remplir des fonctions publiques^ c'est encore mie erreur et une injus- tice dangereuse : en les faisant participer au gouvernement, on les intéresserait à sa stabilité. Enfin , l'empereur et la cour semblent redouter 1 Italie : faute non moins périlleuse. Milan et Venise devraient voir de tems à autre cette pa- triarcale et bienveillante figure de François , cette fami- liarité si populaire , cette attention si cordiale prêtée à toutes les plaintes , accordée à toutes les pétitions. Père Franz (Vater Franz), comme on le nomme à Vienne, aurait , j'en suis sûr , beaucoup de succès parmi les gon- doliers des lagunes et les riverains de la Brenta.
Il y a quelque petitesse , quelque dureté , quelque pué- rilité dans les craintes de ce gouvernement autrichien en Italie, qui ne veut absolument pas perdre son vieux do-
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maine conquis 5 mais, d'un autre côté, voyez comme il est emporté par le courant. Il donne à ses territoires l'é- ducation populaire 5 ce bienfait immense, c'est-à-dire plus qu'une charte , un jury , une chambre des députés et un habeas corpus. Chaque commune a son école, soutenue par le fonds municipal ; les maîtres reçoi- vent un salaire de 250 à 400 livres autrichiennes. Les jeunes filles ont leurs écoles particulières. À Venise , on compte 29 de ces dernières, fréquentées par 2,390 jeunes filles. Dans les provinces vénitiennes , qui composent à peu près le tiers du territoire austro-italien , il y a 1,402 écoles élémentaires pour 1,894,000 habitans, dirigées par 1,553 maîtres-, elles reçoivent 62,000 élèves. Les uni- versités de Pavie et de Padoue commencent à refleurir. Pavie, célèbre aujourd'hui par la supériorité de son école de médecine el par le progrès des études philosophiques, a maintenant plus de 1,400 étudians. La vieille prédo- minance de Padoue qui, pendant le moyen-àge, éclipsait toutes les villes universitaires , semble prèle à renaître sous l'ombre redoutée de la puissance autrichienne.
Quoi! ce sont là les actes de cette administration de Met- ternich, si renommée par sa haine des lumières, son amour de la barbarie et de l'ignorance, et sa résistance à tout per- fectionnement ! C'est qu'elle comprend très-bien qu'il n'y a de salut pour elle que ces lumières mêmes qu'on lui oj>- pose. Au lieu de s'armer contre des ennemis si redouta- bles, elle se les concilie. Elle a porté à 6,000 francs, au lieu de 3,000 , les salaires des professeurs. Elle a protégé le célèbre professeur Tamburini , malgré ses opi- nions anti-papales et ses écrits presque héréli(|ues mis à l'index par la cour de Home. Lclfet de ce système, pro- hibitif quant au présent, libéral qnant à l'avenir, est de semer une graine d'indépendance et de savoir ([u'elle ne
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jjerniera peut-être que pour déposséder l'Autriche ^ mais , ajoulons aussi que c'était là le seul moyen à prendre |)our protéger efficacement les intérêts de la domination pré- sente.
Ce n'est pas seulement en Italie et par une concession faite au carbonarisme que le {gouvernement autrichien se conduit ainsi : non 5 sa politique intérieure, basée sur les principes du despotisme par la grâce de Dieu , est , dans son application, je ne dis pas seulement libérale, mais philosophique.
Récemment un des plus éloquens et des plus brillans tribuns populaires de la presse allemande , Wolfj^ang- Menzel , éditeur du Morgen-Blatt , s'avisa de traverser cette Autriche qu'il avait toujours regardée comme les Hébreux regardaient l'Égvpte , avec une horreur pro- fonde; pays abject , de servitude, d'apathie et d'avilisse- ment. Des bords du Danube jusqu'aux rives de l'Euxin , il foula toutes ces plaines opulentes, traversa tous ces vi- gnobles renommés; de ville en ville, de hameau en ha- meau , il ne vit qu'industrie florissante , figures heu- reuses , chaumières bénies du ciel , rues peuplées d'habi- tans bien vêtus et fleuris ; point de haillons , peu de misère , un air de satisfaction qui le surprit, de l'hospi- talité , de l'activité , de la probité , un commerce en pro- grès; nulle part on ne voyait , comme en Russie , la hutte du pauvre manquant de pain, adossée au palais du riche, possesseur de dix mille esclaves ; nulle part on ne vovait ce qui frappe tous les regards en Italie: de longues ran- gées de mendians étendus sur les escaliers de marbre qui conduisent à la maison de Dieu, ni, comme en France et en Angleterre, des milliers de pauvres familles péris- sant de faim et de froid dans les greniers , mourant obscu- rément, sans secours, sans consolation, au milieu d'une ci-
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vilisalion qui se dit phllanlropique. Menzel , homme bien- veillant et candide, (juoique pétri d'opinions presque républicaines, s'étonna de cette situation de TAutricbe. Il s'attendait à ce que chacune de ses pai^oles serait l'objet d'une active et fatigante surveillance , que chacun de ses regards serait arrêté au passage et dénoncé , que l'exhibition et le visa des passeports se renouvelleraient sans cesse. Rien de tout cela : à peine jetle-t-on , à son entrée et à sa sortie , un coup-d'œil sur le terrible passe- port. La première table d'hôte à laquelle il s'assied à Saltzbourg est entourée de convives qui parlaient poli- tique aussi li])rement que s'ils eussent été au Palais-Royal de Paris ou dans une taverne de Londres. La police , qui faisait rarement son apparition, se montrait douce, ai- mable et civile comme un maître de cérémonie. A Tienne, qu'il regardait comme le vrai sanctuaire du despotisme ^ à Vienne, c'est-à-dire dans le neuvième cercle et dans le dernier abîme de l'enfer autrichien , ce ne furent ni des sbires qu'il rencontra , ni des démons armés de griffes, ni des estaffiers de l'Inquisition. Introduit auprès des sa- vans et des hommes d'état , favoris du gouvernement au- trichien , hommes qu'il avait souvent accablés d'injures ou de sarcasmes, il les trouva bienveillans et affables, gens d'honneur et très-peu disposés à vendre leur ame pour une place. Grillparzer le poète, Von Hammer, Mai- lath, le baron de Zedzlilz, lui parurent dignes d'occuper une place parmi les hommes de génie et de probité qui honorent le plus l'Europe. Quant au peuple , il avait l'in- solence d'être heureux et de le paraître. Quoi! se deman- dait Menzel, c'est ici, dans un jjays de tyrannie, que ce grand principe du radical Benlham se trouve réalisé. Tous ces élémens de mort (jui devaient depuis long-lems tuer l'Autriche ne l'ont pas empêchée de se bien porter.
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Le philosophe ne revenait pas de sa surprise 5 il avait envie de dire comme ce vieux médecin : « Le malade est sauvé , j'en conviens , mais il y a long-tems que d'après les règles il doit être mort. » Ecoutons un passage curieux de cet écrivain éloquent. Il confirmera tout ce que nous avons avancé.
«L'Autriche, dit-il, marche lentement et par une roule détournée vers les idées libérales que l'Europe croit qu'elle repousse. Semblable à ce beau fleuve qui est son symbole et qui fait sa richesse, elle avance quand elle parait rétrograder. Suivez le cours de cette nappe d'eau majestueuse, elle semble prendre une route contraire à celle de toutes les rivières d'Europe 5 mais observez sa marche définitive à travers la mer Noire et la Méditerranée, ses eaux vont se confondre dans le sein de l'Atlantique avec tous les autres fleuves d'Europe. Je dois le dire, ce peu- ple, loin d'être dépravé, est un de ceux qui ont le cœur le plus sain , l'ame la plus innocente et la plus énergique. L'habitude de la lecture , la culture intellectuelle l'ont éloigné de tous les vices grossiers; le but que voulait at- teindre l'empereur Joseph se trouve atteint aujourd'hui. Je ne sais quelle philosophie modérée , douce et conso- lante s'est introduite dans toutes les classes. Point de fu- reur religieuse, point d'intolérance fanatique; on jouit de la vie, sans brutalité, sans étourderie et presque sans crime; car les tableaux statistiques démontrent que, de tous les pays d'Europe , c'est l'Autriche qui est la moins féconde en criminels. »
Le mouvement libéral de la Russie a pour base la con- stitution de ses nobles ; leurs idées libérales empruntées à la France et leur politesse les séparent d'une ma- nière tranchée du reste de la nation incivilisée. Le mou- vement libéral de l'Autriche est, au contraire , dans l'édu- XI. 1 4
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cation commune et morale des masses. C'est à cette der- nière que l'Italie devra plus tard le vrai mouvement li- béral par lequel elle se trouvera entraînée. Certes, quand les lumières auront pénétré dans tous les rangs, lorsque l'éducation autrichienne et les écoles primaires auront produit leur effet , lorsque les devoirs de chacun se- ront nettement connus, cette vie sauvage du midi qui ne manque ni de poésie , ni de grandeur, sera modifiée par un système de moralité plus sévère et plus pur, qui émane du nord.
Contre l'opinion générale, toutes les régions que do- mine le pouvoir absolu gravitent vers la liberté ; celles, au contraire, qui ont servi de premier foyer aux idées d'indé- pédance gravitent vers la concentration du pouvoir.
L'Autriche a été très-bien jugée de la même manière par un libéral d'une trempe bien plus forte , par un homme élevé au sein de cette philosophie française qui, comme on le sait, a très-peu d'indulgence pour les rois. Alphonse Rabbe, c'est ainsi qu'il se nomme, joignait à une énergie et à une vigueur d'ame peu commune unegrande amertume contre les supériorités sociales; amertume augmentée et envenimée par les douleurs d'une maladie longue et cruelle. « L'Autriche, dit Alphonse Rabbe, est mal con- nue : on croit qu'elle n'a fait aucun progrès depuis qua- rante ans-, que ce peuple, imprégné de l'esprit d'obéissance qui est la religion de l'ordre social, gémit sous le fouet des tvrans , et que les larmes de ses paysans malheureux achè- tent la broderie éclatante qui couvre l'habit de ses cour- tisans et de ses militaires. Pas un mot, pas une svUabe de vrai dans ce tableau ; le peuple est heureux , il vit dans l'abondance et la sécurité. Depuis six ans, Tienne n'a été témoin que d'une seule exécution à mort, celle d'un Polonais. Le noble fait de son pouvoir un usage pa-
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triarcal; le paysan vit près de lui sans le craindre, sans Tenvier, sans le haïr. Quant au clerjjé , qui jouit d'un grand crédit moral, ce crédit ne ressemble nullement à un pouvoir tyrannique : on voit les prêtres encourager la danse joveuse des paysans , on les voit assister à ces ébats qu'ils sont loin de réprouver. Dans les vallées, dans les grandes plaines, c'est le même spectacle; et ne croyez pas que le chef de cette noblesse si puissante et de cette roture si paisible soit environné d'une pompe et d'un mystère inaccessible, une espèce de dalaï-^laina : un chef de fabrique en France est plus orgueilleux que ne l'est l'empereur d'Autriche. On le voit partout, soit à pied comme un simple particulier, soit dans un carrosse à deux chevaux, sans domestiques, sans gardes-du-corps. Qui- conque veut l'aborder et lui parler a l'accès le plus facile auprès de lui. Il vous dira : a Vous êtes fatigué, veuillez vous asseoir.» Tous les huit jours il donne deux audiences de huit heures chacune. Plus d'un pauvre homme , plus d'un artisan repoussé par les ministres, a trouvé justice auprès du roi.
Pendant que les pays despotiques penchent ainsi vers la liberté idéale, les pays constitutionnels inclinent vers le despotisme: rien de plus naturel. Avec des doctrines qui relâchent et détendent tous les liens du pouvoir , il faut, sous peine de destruction , resserrer fortement le pou- voir. Au contraire , quand il est bien établi dans tous les esprits que l'autorité centrale est sainte et vénérable; quand tout le monde s'abaisse devant elle ; quand un pavs ainsi voué à l'autorité absolue est entouré d'autres régions qui peuvent lui communiquer au premier moment l'étin- celle libérale, la prudence ordonne d'agir comme agit l'Autriche, et de rendre le joug si léger qu'il ressemble à l'indépendance.
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De là, cet étrange phénomène : la France et l'Angleterre sont les pays du monde où Ton paie, par le plus de dépen- dance réelle, la liberté des doctrines. Là , tout se dirige uniformément vers la concentration du pouvoir. Il est plus difficile d'organiser une conspiration en France qu'en Angleterre , en Angleterre qu'en Italie , en Italie qu'en Autriche, en Autriche qu'en Russie; et comme on sait cela , on augmente de vigilance , et la police s'arme de plus de force à mesure que le pays a plus de liberté.
Nous nous sommes surtout attaché , dans cet article , à démontrer que la plupart des mouvemens extérieurs et visibles de la politique ne correspondaient nullement avec ses mouvemens réels et cachés. Notre observation s'applique à tout. Non seulement l'Autriche , mais l'Alle- ma"ne entière sera contrainte à prendre parti en faveur du libéralisme contre la Russie. Les forteresses moscovites ont trop empiété sur le territoire des Germains; Vienne et Berlin sont trop près des possessions russes pour que l'intérêt des nations germaniques ne les porte pas, malgré elles , à entraver la marche du géant de la Moscovie. La chute de Napoléon avait démesurément accru le pouvoir russe : avec cent cinquante mille hommes le czar avait pris possession de la Pologne et l'avait gardée. La civili- sation de France , les vignobles de la Champagne et de la Bourgogne , l'aspect de ces contrées du midi , si peu sem- blables aux régions du nord , avaient ranimé cet ancien désir de conquêtes méridionales dont les peuples du sep- tentrion ont toujours senti la secrète influence. Souvent battues par Napoléon, mais victorieuses en définitive, les armées russes avaient appris de lui l'art de la guerre, et ces hommes, dont la civilisation était au berceau, étaient déjà des vétérans sous les armes. Jugez du progrès que ilul faire on peu de tems celte puissance, f[ui échap-
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pail à peine à la barbarie. En une seule campaPine, elle fit crouler le pouvoir de la Perse, subjugua les {'orteresses d'Erislan , et établit ses domaines dans la plus ricbe pio- vince du Korassan. Deux autres campagnes lui suffirent pour renverser l'ancien et redoutable pouvoir des Osman- lis, s'emparer des forteresses sur le Danube, franchir la barrière des Balkans, et dicter une paix glorieuse dans An- drinople , ancien séjour de la puissance turque en Europe. Quines'efifravait alors de ce progrès de la puissance russe? Au milieu des convulsions de 1830, quel homme doué de la seconde vue politique ne redoutait pas cet accrois- sement gigantesque qui menaçait toute la partie occiden- tale de l'Europe?
Mais le remède était à côté du mal. Cette Germanie, qui professait en apparence les mêmes principes politiques défendus par la Moscovie , ne put voir sans crainte un voisin dont la force augmentait d'une manière si mena- çante, et qui pénétrait jusqu'au sein de son territoire. Pendant que cette terreur inspirée par la Russie armait contre elle secrètement les intérêts germaniques , l'An- gleterre n'en était pas moins épouvantée. Comment aurait- elle vu avec indififérence le czar prêt à bâtir ses forteresses dans l'Asie centrale, et à partager avec la Grande-Bretagne la domination que l'Europe commence à faire sentir à l'Orient. Non seulement un intérêt commun rapprocha les désirs et les pensées des cabinets de Vienne et de Saint- James , mais il y eut plusieurs conférences dans lesquelles on s'arma d'avance contre les usurpations prévues du colosse septentrional. Notez bien que , malgré leur appa- rente diversité, l'Allemagne et l'Angleterre ne forment qu'un seul pays. C'est la même souche, le même langage originel, le même fond d'idées et de mœurs. Une infusion de sang normand nous a donné sans doute ce caractère
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hardi et impétueux qui nous distingue de nos frères les Teutons. Le mélange de la race danoise et de la race saxonne a pu favoriser cet esprit d'audace el d'entreprise que l'on remarque en nous 5 aussi avons-nous précédé l'Allemagne dans la carrière de la liberté. Mais elle nous suit, et, comme nous, c'est sur l'ordre, sur la propriété , sur la religion , seules bases solides , qu'elle fonde lente- ment sa construction durable. Plus méthodique que nous, difficile à mettre en mouvement, mais redoutable, une fois l'impulsion donnée , l'Allemagne ne peut manquer , tôt ou tard, de s'unir à nous pour faire face à l'irruption des hordes scythiques. En vain la révolution de juillet semble avoir détruit cette alliance nécessaire, et avoir fait de la Germanie le boulevart et le poste avancé de la Russie. Un tel état ne peut durer : à mesure que le libéra- lisme allemand prendra des forces , la puissance russe faiblira dans ce pays, et si jamais le combat s'établit d'une manière forte et prononcée entre le nord et le midi, entre le système de l'obéissance et le système de la liberté , il est impossible que l'Allemagne , menacée dans ses in- térêts par la Moscovie , ne se joigne pas, en dépit de toutes les prévisions, à la Grande-Bretagne et à la France.
La Grande-Bretagne et la France , deux mots que l'on s'étonne de voir unis, « deux énormes béliers, dit Cha- teaubriand, qui se sont unis pour battre en ruine tous les pays de l'Europe ! »
Nous sommes loin de croire la comparaison exacte : mais quand les cœurs des deux contrées ne seraient pas unis, les intérêts le sont tellement, qu'on ne peut les em- pêcher de rouler el de se confondre dans le même but -, la France achève sa révolution , l'Angleterre commence la sienne. L'une est lasse de factions et de combats, l'autre semble chercher la lulle avec une sorte de fureur juvé-
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nile. Heureusement, l'exemple de la France est là, exem- ple terrible, phare allumé dans le champ de la politique pour éclairer l'avenir. Soit qu'une crise violente menace la propriété en Angleterre, et qu'elle doive, malgré les ter" ribles leçons données par un peuple voisin, subir toutes les phases des catastrophes révolutionnaires 5 soit , que plus sage , elle ait la patience et l'énergie nécessaires pour se garantir de ces dangers et pour démolir les abus sans déraciner la constitution , il est certain que la route de la France et celle de l'Angleterre sont identiques.
Le champ du carnage se trouve aujourd'hui concentré en Portugal et en Espagne. Dans ces deux pays, c'est l'An- gleterre et la France qui ont triomphé des répugnances na- tionales, des habitudes populaires, et même des lois éta- blies. C'est sous les veux de la Russie et de l'Autriche que don Miguel et don Carlos ont été dépossédés. Il est vrai que la lutte n'est pas achevée, et que selon toute apparence elle durera long-tems ^ mais cette lutte elle-même servira les intérêts de la liberté constitutionnelle. Quelle que soit la cause qui triomphe , il faudra bien avoir recours au peu- ple. La reine promettra une Chambre des Députés 5 don Carlos essaiera de faire revivre les vieux fueros de l'Es- pagne, ou dispensera des franchises municipales. Ainsi de quelque côté que Ton tourne les yeux, on ne peut s'em- pêcher de reconnaître que l'Europe, comme le serpent , se dépouille de sa vieille peau. La Suisse elle-même , si dévouée à ses anciennes constitutions, ne cherche-t-elle pas à les modifier et à les transformer ? L'esprit d'indé- pendance et de révision politique s'est répandu et infiltré de toutes parts. Tous les peuples ne deviendront pas répu- bliques, sans doute ^ tous n'adopteront pas les formes con- stitutionnelles ^ mais qu'est-ce que la forme auprès de l'esprit ? Je n'ai pas besoin de faire sentir que cet esprit
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réformateur a pénétré jusqu'en Orient avec Mahmoud et Meliemet-Ali. L'avenir des peuples n'est pas dans la démocratie, que la plupart d'entre eux repoussent, mais dans l'expansion de celte liberté éclairée qui n'est que la science du devoir mêlée à celle du droit qui la contre- balance : enfin l'indépendance dans l'ordre.
Veut-on se faire une idée de ce que deviendra l'Europe actuelle? que l'on se souvienne de ce qu'elle est devenue après la réforme. Le protestantisme qui l'avait embrasée ne la domina pas tout entière -, le catholicisme garda d'im- menses points d'appui. La France, l'Italie, l'Espagne, res- tèrent fidèles au pape ; mais voyez quels changemens ! En Italie, le Vatican est forcé de baisser la voix : en Espa- gne, le fanatisme , de propagandiste qu'il était, est forcé de devenir domestique, de se renfermer dans des limites étroites, et de renoncer à son influence sur les autres peuples. En France , les libertés gallicanes s'établissent , et Louis XÏV lui-même , tout en se faisant le champion armé de la foi catholique , ne souffre pas les usurpations temporelles du souverain pontife. Si l'on jette un coup- d'œil philosophique sur toute l'Europe depuis la réforme, on reconnaîtra partout quelques traces de l'influence pro- testante. Elle crée la Hollande, fait naître l'Angleterre constitutionnelle, et par suite l'Amérique. Elle propage l'esprit philosophique et prépare ainsi l'esprit de réforme par lequel nous sommes absorbés et envahis. Cet esprit nouveau , si différent de celui qui soutenait et animait les querelles religieuses, a jeté sa plus grande flamme, a produit sa plus violente éruption ; la lave coule encore : ni la Russie, ni l'Autriche, ni l'Italie ne se préserveront de ces effets. Mais on verra s'achever l'œuvre singulière qui se prépare aujourd'hui ; une nouvelle Europe libérale séparée en fractions plus ou moins hostiles, entrecoupée
DE l'europe actuelle. 217
de nuances diverses, s'élèvera peu à peu sur les ruines de l'Europe monarchique. Rien n'arrête les destinées des na- tions : de même que la Hollande et l'Angleterre, puissances hostiles jusqu'alors, se trouvèrent unies et coalisées pour résister à l'intolérance religieuse du catholicisme et à l'in- fluence politique de Louis XIY -, de même l'Angleterre et la France, unies d'intérêts malgré leur inimitié séculaire, présenteront un front d'airain aux intérêts absolutistes qui pourront, grâce à l'Autriche et à la Russie , opposer une ardente résistance, mais qui, en définitive, seront ab- sorbés par la prépondérance inévitable des intérêts libé- raux. Par quels faits se manifestera le développement de ce drame ? Quelle lutte , quelles batailles renferme-t-il dans son sein.-^ quels héroismes et quels crimes fera-t-il éclore.'' Tout cela est dans la main de Dieu, mais la route est tracée, et les nations, en dépit d'elles-mêmes, ne peu- vent s'empêcher d'y marcher.
( iVew PoliticaL Register. )
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ARCHITECTURE MODERNE
DE L'ALLEMAGNE.
L'Art a été conçu pendant long-tems d'une manière étroite, servile et peu poétique. En peinture comme en architecture et en poésie , certains modèles , types géné- raux dont il n'a pas été permis de se départir, ont écrasé Tinvention et étouffé l'originalité. Souvent, lorsque le type remontait à une haute antiquité , on le comprenait mal et on l'imitait mal. L'art ancien , dans ses transfor- mations, est devenu méconnaissable. Tout chargé des af- fectations et des bizarreries modernes , il a traversé les siècles , et au moment même où il s'écartait le plus de son point de départ , il se donnait encore pour le fils de l'an- tiquité, pour le véritable Apollon des Grecs.
Voyez l'architecture italienne : de combien de recher- ches puériles, de raffinemens ridicules ne s'est-elle pas mê- lée ? Tout en prétendant à l'héritage de l'architecture anti- que, il n'y a guère de folie et de caprices qu'elle ne se soit permis. Cette école ilalienne du seizième siècle, emportée vers une décadence rapide, a commencé sans doute par donner des fruits précieux et hrillans 5 mais , à peine en- tourée de gloire , elle n'a pas tardé à se livrer aux puéri- lités et aux caprices d'une imagiii.alion désordonnée. Un {',oùl fantasque s'est emparé de toutes les productions de
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l'art : l'Italie, en imitant les Borromini , a cru copier l'école athénienne^ et la France, en imitant l'Italie, a cru imiter la Grèce. Pour savoir jusqu'à quel point de folie et de ridicule le style prétendu classique peut des- cendre, il faut comparer aux modèles anciens , aux mo- numens de Pœstum et d'Agrigente, les mille extravagances contournées dont les palais de Rome sont remplis. Ainsi, Dorât a pour source première l'imitation classique , et quelle distance cependant de Théocrite au marquis de Pezay!
Ne refusons pas aux Italiens un génie architectural fé- cond et gracieux , mais convenons que les talens supé- rieurs de Michel-Ange , du Bernin , de Palladio , n'ont pas réellement reproduit la forme et le caractère antiques. En croyant marcher sur les traces de leurs maîtres, ils ont été dominés par d'autres circonstances du sol et du cli- mat 5 ils ont créé un style nouveau, plein d'éclat et de charme , de fantaisie et d'élégance , mais aussi éloigné du vrai goût hellénique , que le Bajazet de Racine est éloigné de l'Agamemnon d'Eschine. Lorsque les ruines d'Athènes furent étudiées; lorsque Pompéi , ressuscité et secouant son vieux linceul , apparut aux yeux du monde surpris , bien des révélations se firent. On découvrit enfin com- bien peu l'architecture grecque et celle de Michel-Ange se ressemblaient. On s'aperçut que Yignole , en posant les principes de la prétendue architecture grecque, avait été inventeur plus qu'imitateur , rénovateur plus que co- piste, et qu'il pouvait réclamer la gloire d'avoir fondé une école toute nouvelle.
Quelques Allemands et quelques Anglais ont été jusqu'cà condamner récemment les idées et les principes de Palla- dio. « Notre passion pour l'architecture grecque ( dit VEncjfclopédie Britannique ) ressemble beaucoup à celle
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du Maure de Shakspeare pour Desdétnone : Nous l'aimons sans la bien connaître. Cette vénération que les anciens nous inspirent , n'est qu'une idolâtrie factice , privée de base, souvent puérile. Nous les étudions comme le gram- mairien étudie les poètes , comme le rhéteur examine Dé- mosthène et Socrate. Triste destinée du scholiaste , qui , au lieu d'approfondir le génie d'un écrivain , au lieu de se pénétrer de son ame, ne voit dans l'œuvre qu'il com- mente que des aoristes et des participes, des dactyles et des spondées. Le mal qu'a produit le pédantisme dans l'Europe moderne est incalculable. Un architecte grec crée l'œuvre de son art , non pas d'après une certaine formule préliminaire, d'après des axiomes qui dominent toute l'école , mais pour donner un développement à sa pensée, pour l'exprimer de la manière la plus naïve , la plus grande , la plus solennelle et la plus gracieuse. Les modernes sont venus ensuite , qui ont mesuré les méto- pes , les diamètres , les entre-colonnemens. Ils n'ont vu dans l'œuvre du génie qu'une affaire de géométrie , de trigonométrie , d'arilhmélique. Les diverses modifications que l'architecte ancien faisait subir au tvpe primitif, ils les ont posées comme règles ; ils ont imaginé que chacune des lois qu'ils donneraient se trouvait formulée d'avance dans le code des architectes grecs. C'était ressembler à un écolier qui croirait qu'Homère a composé l'Iliade en la scandant sur ses doigts vers par vers, à un peintre qui prétendrait que le Corrége n'a dessiné les attitudes gra- cieuses de ses figures que d'après des courbes géomé- triques. »
Cette diatribe assez violente a son degré de justesse. Nous pensons , avec l'auteur de ces lignes, qu'on a donné beaucoup trop de prise et d'importance à la partie tech- nique et matérielle de l'art. Mais nous ne sommes pas d'à-
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DE L ALLEMAGNE. 221
vis qu'il faille mépriser et condamner ces archilecles du seizième siècle, qui, croyant marcher sur les traces des an- ciens , ont créé des chefs-d'œuvre si brillans et si origi- naux. Selon nous, l'art est immense : c'est un vaste do- maine où tout peut se placer sans confusion.
Le grand crime en pédantisme a été d'étouffer l'inspi- ration sous les règles. Sachons faire revivre et remettre en honneur la partie esthétique de l'art 5 accordons la première place au génie , à l'inspiration , au souffle divin. C'est ce que l'un des premiers architectes allemands , Carie Menzel , exprime avec beaucoup de simplicité et de force dans le passage suivant : « La plupart des archi- tectes, dit-il, travaillent d'après des règles établies et ne croient pas au génie de leur art; ils se condamnent au métier de maçons , comme s'il n'y avait pas autant d'in- spiration dans un beau monument que dans un beau poème ? comme si un temple n'était pas la manifestation d'une pensée que l'artiste réalise au moyen de colonnades et de portiques. Le premier germe de toute œuvre , en poé- sie, en architecture, en musique, c'est l'invention, la conception qui donne naissance à toutes ces parties, qui les coordone , qui prête une réalité physique à l'idée en- fantée dans le cerveau créateur. Ensuite vient la partie technique qui corrige et élabore les créations du cerveau 5 qui polit , assortit , arrange , embellit d'ornemens variés les productions, les conceptions de l'artiste. C'est elle qui distribue, qui arrange, qui fait valoir toutes les parties l'une par l'autre. Elle agit comme un surintendant qui a de l'ordre -, mais c'est le génie qui est maitre. C'est lui qui doit m.archer le premier , c'est lui qui doit dicter des lois ; je sais qu'il est plus facile de suivre la roule opposée, et qu'un architecte , en se souvenant des règles, en les ap-
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pliquant avec soin et avec une certaine adresse , peut sa- tisfaire le {^oût et élever des monumens utiles et agréables à l'œil, bien proportionnés, bien distribués. Le peuple applaudira peut-être , mais ces créations secondaires ne posséderont le cbarme mystérieux qui n'appartient qu'au génie. On les contemplera sans admiration , sans étonne- ment, sans émotion ; en vain leur auteur prouvera-t-il que, sous le rapport de la symétrie et sous celui de l'utilité , ce sont des œuvres parfaites 5 cette perfection une fois ad- mise, on n'en dira pas moins : Le génie n'est pas là ! »
Telle est l'opinion actuelle des maitres de l'école alle- mande • école qui a pris un remarquable développement de- puis vingt années 5 elle coïncide avec les opinions littéraires de Gœthe, de Tieck, de Scblegel, qui, divisés sur beau- coup de points, s'accordent à penser que l'étude des anciens n'est bonne que si on la féconde par une critique plus élevée. Ainsi tout se lient dans la sphère des arts et des lettres. Pendant que Gœthe et Klopstock, renversant les pédantesques axiomes de Goteschec , s'élevant à des con- sidérations supérieures et marchant dans la voie tracée par Lessing, réclament les privilèges éternels du génie et de l'inspiraiton 5 pendant qu'ils essaient de prouver que l'art classique moderne n'est pas l'art classique des anciens; que Racine a créé une tragédie qui lui est propre , mais non une tragédie calquée sur le modèle hellénique 5 que les règles, suivies avec l'exactitude Irv plus minutieuse, ne remplacent pas la pensée , n'équivalent pas au génie , le même mouvement qui domine la littérature s'empare aussi des arts. Les peintres essaient de revenir à cette naïveté de conception, à cette intensité de sentiment qui distinguent les Giotto et ses contemporains. Les architec- tes qui ont pour organe Menzel , dont nous venons de ci-
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ter les paroles, rejettent la loi du Bramante et de Palladio qu'ils cessent de regarder comme les interprètes fidèles des anciens.
En Allemagne, tout s'est fait lentement, et pour ainsi dire selon une méthode scientifique. La première civili- sation de ce pays a été féodale , puis religieuse. Les armes , la guerre de château à château et de province à province, la lutte contre le pontificat, ont employé et dépensé toutes les forces nationales jusqu'au seizième siècle. De- puis le seizième siècle jusqu'à la fin du dix-septième , l'é- tablissement du protestantisme et les longues guerres de l'empire germanique ne se prêtent point à un dévelop- pement de civilisation consacré spécialement aux arts. Ces derniers éclosentpour ainsi dire, sans que l'on sache comment personne ne s'embarrasse d'eux et ne les pro- tège.
Le génie religieux et le génie féodal n'avaient pas laissé que de donner leurs fruits au milieu de cette confusion. Toutes les fois qu'un peuple est possédé par quelque idée forte et grande , cette idée se manifeste spontanément par des chefs-d'œuvre. Nous nous étonnons que les siècles que nous appelons siècles de barbarie aient produit les cathédrales dont l'Europe est couverte, et qui semblent , du haut de leurs tours, géans de pierres , écraser d'un regard dédaigneux nos constructions modernes. Il n'y avait pas alors d'école d'architecture : mais le génie ca- tholique se réalisait et se pétrifiait d'une manière sublime dans ces grands monumens. Contemplez ces belles et an- tiques forteresses des bords du Rhin; arrêtez-vous aux pieds de la cathédrale de Cologne ou de Strasbourg, et vous nous direz s'il n'y avait pas une puissante et féconde pensée d'art en Allemagne, aux époques même où la force
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brutale paraissait la dominer sans réserve , où la contro- verse religieuse et les passions acharnées allumaient leurs brandons d'un bout à l'autre de la Germanie.
Si l'Allemagne eut ses chantres à' amen et ses con- structeurs d'églises dès le douzième et le treizième siècle, la civilisation proprement dite, la civilisation élégante se fit attendre davantage. Ce fut l'Allemagne qui, la der- nière , eut une poésie bien réglée , soumise à des prin- cipes , une critique savante , et des arts dirigés par l'é- tude. On dirait que , plus timide , plus laborieuse et plus patiente, cette nation s'est long-tems résignée à l'étude et à l'observation. Elle laissait passer devant elle toutes les nations étrangères , essayait d'entrer dans leurs inten- tions et de se pénétrer de leur génie, mais n'osait rien peser elle-même : comparant, analysant, étudiant sans cesse , cherchant les motifs de chacune des formes des arts, et n'arrivant à la culture réelle de chacun d'eux que par la voie lente et souterraine des observations mul- tipliées. Ainsi , en Allemagne , par un phénomène rare , la critique a précédé la création 5 la science a marché en tète de toutes les conceptions humaines. Il est résulté de ce procédé savant une sorte d'éclectisme vague et vaste qui s'est subdivisé en beaucoup de ramifications; avant de rien créer on a voulu tout comprendre , et ces nom- breuses et différentes admirations ont donné des résultats singuliers. Les sectaires du style primitif en peinture se sont élancés au-delà de Raphaël et du Pérugin lui-même. Ils ont é.té chercher leur modèle dans l'enfance de l'art , comme on a vu des poètes parodier les Nibelungen, et se fîiire naïfs, de propos délibéré. D'autres, amoureux du style gothique , voudraient, dans notre lems qui manque à la fois du génie religieux et des ouvriers accoutumés à
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de tels travaux , ressusciter les gigantesques fabriques de nos ancêtres. Quelques-uns ont iniil*' l'Inde, d'autres la Perse, d'autres l'Arabie.
L'école d architecture qui 1 emporte aujourd hui en Allemagne est celle qui, repoussant à la fois Vitruve et Vignole , le style gothique et le style français, copie dans sa pureté le stvle primitif des Grecs. Léon von Klenze en est le chef. Ses élèves poussent jusqu'au fanatisme l'a- mour de l'architecture grecque et le dédain de tous les autres genres. On jugera du degré d'intensité de ce fana- tisme en lisant les paroles suivantes écrites dans un pavs semé de monumens gothiques, par Klenze, le chef de l'école hellénique pure, et l'on y reconnaîtra toute la liberté intellectuelle de cette Allemagne qui n'a pas pu conquérir la liberté politique.
« Il ne peut v avoir absolument, dit Rlenze , qu'une seule manière de bâtir : celle que les Grecs inventèrent. Avant d'atteindre la perfection de cet art. ils firent plu- sieurs essais. Un grand nombre de tentatives eurent lieu : ce furent les degrés progressifs de leur supériorité défini- tive. Cette route les conduisit à un style caractéristique et parfait dont les proportions et la beauté répondent à tous les besoins et satisfont tous les goûts. Les artistes du sei- zième siècle se sont recommandés à l'estime par d'autres tentatives brillantes; mais que pouvaient-ils faire de plus que des tentatives , eux qui sortaient de la magnifique bar- barie du moven-àge -, eux qui vivaient entourés de ces œu- vres de mauvais goût prodiguées par Rome à l'époque de sa décadence? Delà, les énormes solécismes, les fautes im- menses commises par Buonarotti, aggravées encore par Maderno , Borromini et Jules Romain. De là, les puérilités sans esprit qui dégradèrent le goût architectural sous Louis X\ -, et enfin , ces imitations partielles de quelques xr. i5
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formes grecques détachées , imitations sans vérité , sans compréhension de l'ensemhle , sans harmonie , sans gran- deur, et qui distinguent le dernier style architectural de la France. Souvent ces imitations se rapportaient aux époques de la dernière décadence. Grâce à tant d'aberrations , l'art est tombé si bas dans quelques pays , que l'architecture ne semble plus destinée qu'à nous protéger contre la pluie et le vent , contre la tempête et l'orage. Il s'agit de la re- lever , de la rappeler à sa haute destination. »
Le mot d'ordre était donné; on s'est empressé sur les traces de von Rlenze. Nous avons cité le passage pré- cédent , écrit par l'un des premiers architectes de l'Alle- magne, pour attester l'indépendance d'opinions propre à ce pays, privé d'ailleurs de liberté d'action. L'école grecque-allemande a dépassé en sévérité tout ce que les écoles d'architecture française et italienne ont jamais posé d'axiomes. Celte sévérité pèse et plane sur lensemble 5 elle s'occupeavant tout de l'harmonie parfaite des proportions; elle recommande non seulement la sobriété des ornemens , mais l'accord le plus complet des accessoires avec le tout : et cela, sous les veux des partisans exclusifs du genre go- tliique qui s'agenouillent devant la cathédrale de Cologne, et lui sacrifieraient volontiers le Panthéon de Rome et le Parthénon d'Athènes.
Avant de nous arrêter sur les détails relatifs à von Klenze et à Menzell , les deux principaux architectes de l'Allemagne moderne, nous nous occuperons de quelques artistes qui les ont précédés et qui leur ont ouvert la voie. Avant l'apparition de Frédéric JVeinhrenner ^ les édifices publics que l'on construisait en Allemagne n'a- vaient ni grâce ni grandeur; ils ne se rapportaient pas au style gothique, et n'approchaient pas non j)lus de la pureté des formes grecques: c était une archilocture bà-
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larde et domestique. Dénué de génie, mais patient, in- lellijjent , apte à former de bons élèves , Weinbrenner (•onlril)ua, sinon par son .{i^énie, du moins par ses travaux et son talent , à rendre quelque honneur et quelque au- torité à Tart qu'il professait. Parmi ceux qui suivirent sa trace on peut citer surtout Georges Muller . qui a ('•tudié profondément l'architeeture du moven-dge. Le théâtre, le Casino et l'église catholique de Darmstadt ont été construits sur ses dessins. Il a réparé la partie orien- tale de la cathédrale de Mavence et construit le théâtre de cette ville , auquel il a donné la forme extérieure des ihéàlres antiques.
Son œuvre la plus remarquable est une imitation du Panthéon de Rome , édifice construit pour l'église catho- lique de Darmstadt. C'est une rotonde dont le diamètre intérieur a cent soixante-quatre pieds (mesure de Darm- stadt); une seule ouverture pratiquée au centre du dôme donne la lumière à l'édifice. L'auteur a voulu conser- ver le caractère de grandeur imposante et de solennité qui distingue le Panthéon romain , qu'il a simplifié en supprimant les espaces inégaux, la multiplicité des détails et la double ordonnance des colonnes. Il a substitué à cette double ordonnance un péristyle continu de vingt- huit colonnes isolées qui soutiennent l'entablement. L'effet de cette simple colonnade circulaire est noble , singulier , et peut-être unique dans son genre \ chaque colonne n'étant séparée de l'autre que par un espace d'un diamètre et demi. Il y a dans cette disposition de la richesse , de la nouveauté , de la simplicité , même une certaine naïveté architecturale. Rien de plus sévère , de plus simple , et même de plus nu. La dimension des colonnes, qui ont à peine neuf diamètres de hauteur, aug- mente encore cette sévérité. On ne se douterait pas que
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cette architecture si mâle et si grave appartient an stvle corinthien, tant il est vrai que les règles sont tou- jours fausses et insuffisantes. L'ordre ionique peut, à lui seul, fournir une gamme entière de caractères différens, depuis Taustérité la plus chaste jusqu'à l élégance la plus raffinée. Ici l'ordre corinthien , que les professeurs nous donnent pour si brillant et si riche, est devenu simple jusqu'à la nudité. Les murailles sont privées d'ornemens, et peut-être doit-on reprocher à l'auteur un certain dé- saccord qui résulte de la beauté de la colonnade elle- même et de son contraste avec la simplicité du monument. Frédéric-le-Grand , aussi infatigable maçon que con- quérant intrépide, donna une impulsion vive à l'art dont nous ])arlons. Plusieurs des édifices qui font le plus d'honneur à l'Allemagne ont été construits sous les aus- pices de. ce monarque. Il protégea spécialement Carie Gottard Langhans ^ né en 1732, à Landshut, en Silé- sie. C'est à lui qu'est due la belle porte de Brandenburgh qui signala le retour de l'art germanique vers la pureté grecque. Il construisit le théâtre de Breslaw et plusieurs autres monumens très-remarquables. Appelé à Berlin par Frédéric, il trouva dans ce prince, non seulement un patron, mais un ami. Çàtir était une manie pour Fré- déric. Au retour de ses campagnes, il quittait l'épée et saisissait l'équerre et la truelle. On le vovait monter sur les échafaudages, diriger ses ouvriers. Langhans jouit d'une grande faveur auprès de lui , et donna les dessins du Ca- sino, du théâtre, incendiés en 1817, et de cette porte de Brandenburgh qui est son véritable titre de gloire, et à laquelle les propyb'es d'Athènes ont servi de modèle. De- puis celte époque et d'après l'exemple donné par Lan- ghans , les architectes du siècle de Louis XV qui avaient faitla loi en Allemagne y jierdirent tout leur cn'-dit. On dit
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adieu pour jamais aux formes tourmentées et mesquines, aux involutes bizarres que nos pères avaient admirés dans les boudoirs de ïrianon. Les deux Boumauii, Goiiltard, Ungar,N<mman, concoururent avec Langhons à régéné- rer le goût allemand : jusqu'alors, comme la littérature de ce remarquable et singulier pays , l'architecture ger- manique avait flotté indécise entre toutes les formes étran- gères, antiques et modernes, qu'elle n'avait pas même osé copier exactement. N'oublions pas Knobelsdoî'ff, dont Frédéric daigna, dans un de ses caprices royaux, pro- noncer l'éloge public- Z,o?/i5-jp/eV/enc Calol , connu par un excellent ouvrage sur la construction des églises pro- testantes; enfin Genze , dont le chef-d'œuvre est le nou- vel Hôtel de la Monnaie de Berlin.
Ce dernier eut un mérite spécial. Il comprit que les or- nemens eux-mêmes, dans tout édifice, avaient un sens dé- terminé, et il introduisit une amélioration excellente dans le système des sculptures en relief. Autour de ce monu- ment d'ordre dorique, règne une frise de 116 pieds de longueur et de G pieds de profondeur. Elle représente toutes les opérations qui ont rapport à l'art monétaire , depuis l'extraction du minerai jusqu'à l'action du balan- cier. La plupart des architectes emploient avec une légè- reté étourdie les ornemens les plus disparates. On serait tenté de croire que tous les styles d'architecture s'accor- dent également bien avec toutes les espèces de bas-reliefs. Ge/zze démontra par des exemples l'erreur de cette opinion . Il n'y apasd'ornement, quelque subalterne que vous le sup- posiez, qui ne doive se trouver en harmonie avec le reste de l'édifice. Pourquoi ces détails brillans, s'ils n'embellissent pas l'ensemble, s'ils ne se confondent pas avec lui ? Ces bas- reliefs ne seront-ils donc que des tablettes insignifiantes, sus- pendues aux murailles et divisées par intervalles égaux? Dans l'ordre dorique , le plus simple de tous, employez des
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sculptures plates, des bas-reliefs très-peu saillans : vous pour- rez en au(jmenter la saillie quand il s'agira de l'ordre ioni- que ; et enfin Valto-jelicuo, la demi-bosse, la saillie très-pro- noncée de toutes les figures paraîtra convenable quand il s'a- gira de l'ordre corinthien, le plus riche de tous les ordres, celui qui s'environne du luxe le plus varié, des décorations les plus splendides , celui qui se rapproche le plus de la peinture et qui comporte le plus d'ornemens. On s'étonnera de ces nouveaux principes ; ils sembleront surprenans à ceux qui n'ont étudié l'art que dans les livres ; mais nous qui aimons à remonter jusqu'aux principes généraux et naturels, nous qui apercevons au-dessus de toutes les cri- tiques une critique plus élevée et plus grande , celle qui imite les procédés de la nature , nous voulons que dans une œuvre tout soit d'accord et très-proportionné. L'art n'existe pas sans l'harmonie de l'ensemble ; la plus grande faute des modernes dans leurs imitations de l'antique , c'est d'avoir copié , ici un détail , là un ornement , plus loin un accessoire , jamais la largeur et l'harmonie des masses 5 c'est leur obstination à ne copier qu'une partie, ou de l'Iliade d'Homère, ou du Parthénon d'Athènes, ou du Laocoon mourant, sans comprendre le génie total de ces œuvres , sans en reconnaître l'inspiration harmonieuse , une et grandiose.
Catel exerça une heureuse influence sur la décoration intérieure des maisons et des édifices publics. Charles- Théodore Oitîiier, aujourd'hui architecte de la cour de Brunswick, contribua aussi à faire naître la nouvelle <''cole grecque primitive , à la tête de laquelle se sont plac('s Schin- kel et Menzel. Le chef d'œuvre d'Otuner est la nouvelle Académie de chant de Berlin , édifice oblong de 1 40 pieds sur GO. Austère ri gracieux, cet édifice, semblable à un temple grec sans colonnades et sans portiques (apieros) , aurait excité sans doute plus d'admiration si l'on ne s'é-
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lait souvenu du plan donné par Schlnkel , plan gigan- tesque, mais dont la simplicité égale la beauté.
Charles-Frédéric Schinhel^ né au IVouueau-Rtippin^ en 1781 , est l'un des plus remarquables artistes de l'é- poque^ il est à la fois peintre, poète, architecte. Loin de penser que Tarchilecture soit tout simplement une sorte de maçonnerie sur une plus grande échelle, un art dénué d'inspiration, il la considérée comme une poésie réalisée avec le marbre et la pierre. Suffit-il donc de bien tracei des lignes et de savoir Palladio par cœur pour être archi- tecte.'^ Non : Schinkel s'est aperçu du lien intime, de la chaîne indissoluble qui unit tous les arts ; il a reconnu que la partie technique , la science des aplombs , celle des lois statiques , celle des entre-colonnemeiis et des diamètres est au génie architectural ce que la logique est à la poésie. Il a su que les préceptes didactiques ne peu- vent aboutir qu'à une correction froide et morte, sans valeur et sans énergie véritables. On voulait faire de lui un jurisconsulte. Comme la plupart des hommes distingués, il contraria les intentions de sa famille, et après avoir fait ses études au gymnase de Berlin, il partit pour l'Italie. Long-tems il mena la vie d'artiste dans toute l'acception de ce mot 5 cherchant des antiquités, copiant des camées , ne dédaignant pas de donner les dessins de vases , d'us- tensiles et de figurines , peignant des décorations pour le théâtre de Palerme; enfin, ne méprisant aucune .des bran- ches de son art.
En 1810, il fit partie du comité d'architecture (Bau- deputation) : nommé ensuite membre de l'académie et créé Geheimer-uher-baurath , il enrichit Berlin d'une foule de constructions publiques et particulières. Quand les batailles de Moscou et de Waterloo eurent j)ermis le repos au peuple allemand 5 lorsque le conquérant de l'Eu-
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vope, isolé sur son rocher lointain , laissa enfin la paix à TEurope qu'il avait bouleversée et fécondée , le roi de Prusse mit à profit le talent varié de Schinkel. Si les évé- nemens n'avaient pas pris ce cours , peut-être l'artiste remarquable eiil-il langui dans l'obscurité. S'il n'avait pas fallu satisfaire par des créations architecturales la A'anité germanique, que serait devenu Schinkel? quelle voie se serait ouverte à son talent si varié ?
Nous avons déjà signalé le rapport inévitable qui unit l'architecture allemande à la poésie allemande. L'une et l'autre sont les produits tardifs et réfléchis de l'élude et de l'observation. L'une et l'autre se distinguent surtout par une profonde compréhension des différens styles et par une application heureuse des spécialités qui les carac- térisent. Voyez Gœthe: il entre dans toutes les nationalités; il pénètre dans toutes les formes que peut revêtir la pensée. C'est une vraie métempsycose : il est Indien , Grec, Ro- main du tems d'Auguste, habitant féerique des bois de la Germanie, Druide, Suisse et Italien tour à tour. Il ne veut pas seulement emprunter les costumes; il veut fon- dre son ame dans les âmes étrangères qu'il interroge et auxquelles il servira d'organe, j
Plus original que Menzel , Schinkel ne s'est pas voué il une seule imitation ; il semble avoir voulu , dans ses créations, comme Goethe dans ses odes, prouver qu'il s'ap- proprie aisément le caractère et le génie de tous les tems et de toutes les époques. Alors même qu'il parait copier un modèle antique, il est créateur. La touche puissante de l'invention et de la nouveauté fait vivre son œuvre d'une vie forte et originale. Il est loujours guidé par le sentiment artistique. Ses licences sont naturelles et nais- sent sans effort ; elles rcssorlcnt c\v l'ensemble de son œu- vre, et ne choquent point le regard. Souvent il enfreint
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les règles : on ne s'en aperçoit pas. Il varie les chapi- teaux des colonnes avec une audace singulière et qui lui réussit. C'est surtout dans le plan des édifices qu'il dé- ploie son originalité. C'est là qu'il brille : il soccupe beaucoup moins de X élév'alion. 11 aime à établir une fo- rêt de colonnes , à varier ses issues , à égarer le coup- d'œil, à le perdre dans de longues perspectives à ])rali- quer dans les murailles des ouvertures inattendues , qui laissent entrevoir l'air et le ciel : hardiesses architectu- rales dont on ne trouvera pas d'autres exemples que dans ses ouvrages.
Si le langage pouvait donner quelque idée du talent de l'architecte, nous ferions admirer à nos lecteurs cette va- riété de distribution intérieure qui distingue les plans de Schinkel^ il a donné plus de vingt dessins admirables pour un monument à ériger en l'honneur de Frédéric-le- Grand. Il y règne quelque chose de la splendeur pitto- resque et de la riche magnificence qui caractérisent no- tre peintre Martin. Ces projets, tous différens, se font remarquer par la grandeur de leur conception : tantôt ce sont des groupes de monumens destinés à divers usages et qui , malgré la dissemblance de leur forme , s'harmonisent entre eux et forment une masse imposante; tantôt ce sont des temples religieux , des sanctuaires guerriers, des jar- dins suspendus comme ceux de Babvlone. Tout ce luxe oriental demanderait des millions , et la réalisation de ces rêves gigantesques s'accorderait mal avec l'économie, premier devoir des monarques actuels. Aussi ne verra- t-on jamais les plans de Schinkel s'exécuter; mais, pris en eux-mêmes et jugés comme conceptions poétiques, ils attestent sa puissancede création. Le peintre dont nous ve- nons de palier, Martin , si renommé pour son génie gran- diose , ne nous semble pas posséder cette qualité au même
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degré que Schinkel. Les lignes de Martin ont assurément de la grandeur, mais trop souvent cette grandeur est sans variété. Prolonger jusqu'aux limites de l'horizon une per- spective indéfinie d'arcades et de portiques ; montrer des masses, colossales sur le premier plan, et qui diminuent et se dégradent jusqu'à ce que l'œil perde la faculté de les saisir : ce n'est pas un effort de génie : il y a même dans ce procédé quelque charlatanisme de grandeur. Rochers, pa- lais , nuages , tout est sur une échelle démesurée ; mais distribuez silr des milliers de lieues les créations de Mar- tin , et analvsez-les pièce à pièce , vous reconnaîtrez que souvent l'immensité des proportions couvre et dissimule le défaut d'originalité. Les projets de Schinkel sont au contraire magnifiques et réalisables. Quand l'architecte s'est restreint à des proportions qui n'ont rien d'exagéré , ses travaux frappent encore l'esprit de cette espèce de stu- peur que provoque le grandiose dans tous les genres.
Il V a surtout un édifice construit par Schinkel , \eBau- schule (école d'architecture de Berlin), qui offre l'exem- ple frappant du génie spécial de cet homme singulier. Schinkel l'a construit en dehors de toutes les idées reçues . de tous les dogmes de l'architecture scientifique. C'est un vaste monument de briques d'une structure parfaitement bizarre et où la richesse, ou plutôt le luxe des ornemens, s'allie à la simplicité la plus grave.
Il a essavé aussi le style golhifjue, ou plutôt il a tenté de le modifier selon ses idées personnelles. Si l'on ne peut le justifier complètement dans cet essai, du moins on ne peut lui enlever le mérite del'orijjinalité la plus marquée. Au lieu de copier l'ogive et les colonnotles, il lésa fait servir à de nouveaux usages. On sait fjue le caractère principal de ce genre consiste dans l'élévation des pilastres cl dans leur merveilleuse hardiesse : il semble que la pen-
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sée humaine, resserrée dans l'espace étroit des galerie*; et des ailes latérales, soit foroée de s'élancer avec la courbe des pilastres, de voler vers le ciel et de c[uilter la terre: privez le genre dit gothique de son élévation, vous le changez totalement -, aussi ne peut-on confondre avec le gothique de nos cathédrales le stvle lombard et ludesque dont on voit de si brillans exemples en Italie , à Venise , à Pise et à 3Iilan. Les modifications que Schinkel a tentées dans ce style d'architecture semblent se rapporter à ce dernier système ; il v a mcme mêlé quelques vestiges du génie byzantin.
Voilà bien des matériaux pour une seule œuvre : le diffi- cile était de les classer. On blâme, non sans raison, la confu- sion des genres qui appartiennent aux écoles diverses , et nous ne donnons pas comme exemples qu'il faille imiter les essais de Schinkel: de moins habiles s'v égareraient aisé- ment. L'homogénéité, la grandeur et la grâce qui les distin- guent prouvent que, tout en disposant d'élémens dispara- tes, un homme de goût et de génie peut créer un ensemble complet ; c'est un vrai tour de force que cette harmonie inattendue. On ne sait trop comment le plein-cintre et l'ogive font pour s'accorder , ni par quel prestige les ca- ractères les plus saillans des deux styles s'allient sans dé- plaire à l'œil : aussi faut-il avouer quel'architecte habile n'a rien oublié pour dissimuler ce mélange adultère. Il a em- ployé mille artifices de détail et mille nuances de transi- tion. Dans le Werdersche Marine, des corniches à feuilles d'acanthe et plusieurs autres formes helléniques viennent s'allier sans disparate aux formes évidées et presque arabes qui régnent dans le reste de l'édifice.
Si une teinte romantique et le besoin de la variété pit- toresque semblent dominer le génie de Schinkel , celui de Léon von Klenze . dont nous avons déjà cité le nom .
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obéit à des principes tout différens. Klenze est presque un Français : élève de l'école Polytechnique , il a conservé , il a même épuré les principes sévères de l'école parisienne, calquée sur le modèle de l'architecture gréco-italienne. Après avoir terminé ses études à Paris , il parcourut l'Ita- lie, fut nommé architecte du roi de Westphalie, et devint , eu 1815 , architecte du roi à Munich. En 1823 et 1825, il accompagna le roi actuel , alors prince roval de Bavière. Savant laborieux, il s'est occupé long-tems et presque exclusivement de la partie archéologique de son art ; moins fécond et moins original que son rival Schinkel, il y a surtout de la souplesse , de la facilité et de la gravité dans son talent. Imbu des principes de ses maîtres, je ne con- nais qu'un seul style auquel il n'ait jamais pu s'accoutumer et qu'il ait constamment rejeté avec mépris : le genre go- thique. Tour à tour, dans la construction du JValhalla , de la Gl} ptolhèque , de V ^lierheiligstefi-Capelle , de la Pinacothèque, de l' Ocléon, du Nom'eaii-P alais et du Ba- zar, il a imité les genres hellénique, romain, byzantin, ita- lien. Ce n'étaient après tout, pour lui, que les variétés d'un seul style : comme l'Italie, Byzance et Borne n'ont fait que modifier le style grec , Klenze adopte leur architecture, fille légitime de son genre spécial et chéri. Mais l'art go- thique n'est pas un art pour lui : c'est une aberration , c'est une barbarie, c'est une folie 5 ce n'est rien.
Les succès et la vie de Klenze sont tellement mêlés à la vie du roi de Bavière, qu'il est difficile de parler de l'un sans citer l'autre. Sans le roi de Bavière et son amour passionné pour les arls, la gloire de Klenze n'existerait pas. Heureux l'artiste qui rencontre un pareil Mécène , un homme qui joint au pouvoir et à la richesse nécessaires j)0ur faire fleurir les arls l'amour plus rare encore des arts et tles artîslcs! Ce prince mérile mieux que son
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aïeul Maximilien I" le litre de Médicis de la Bavière. Il est rare de voir unis chez les individus le sentiment qui accepte l'art comme une jouissance, l'intelligence qui le comprend . la noblesse d'ame qui accepte sa supériorité, le pouvoir qui le protège , et l'opulence qui l'enrichit : condition que réunit le roi de Bavière actuel. Je le re- garde comme un génie jeté par le hasard hors de sa sphère et que Dieu, par caprice, a fait naitre dans des langes de pourpre. Il a passé la plus grande partie de sa jeunesse à parcourir l'Italie 5 son âge mûr et sa vieillesse sont con- sacrés à protéger ces arts qu'il a non seulement étudiés avec attention, mais aimés de toute la force de son ame. Dans les poèmes qu'il a composés en 1817 et qui ont paru sous le titre de Poèmes , par Louis I" , roi de Ba- vière , se trouvent des preuves évidentes de cette vive pas- sion artistique. On les ar blâmés, on les a critiqués comme écritsd'un stvle trop facile et trop lâche ; pour moi, j'v ai reconnu un accent si vrai et un amour si profond du beau moral, que, malgré le dédain de quelques juges poétiques, je n'ai pu m'empêcher de les relire et de les admirer.
Voici quelles paroles Louis adresse aux artistes : « C'est dans les profondeurs de la méditation et du silence , leur dit-il dans un de ses sonnets , que l'art peut se préparer et s'élancer vers l'énergie et 1 influence active. C'est dans le fond du cœur qu'il faut qu'il éclose , s'il veut aller frap- per un autre cœur I
)) Sans doute, l'ancien monde, qui produisit de grands artistes, était plus pur et plus libre ; mais vous , Artistes , creusez dans les mêmes profondeurs, éveillez la sensibi- lité qui sommeille , et l'avenir portera de vous à jamais un honorable témoignage I
» Esclaves de l'antiquité, vous cranijionnerez-vousà ses
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(jcuvres:' Non ; tel ne sera' pas le but de vos travaux ; cela ne peut être : fixez vos yeux vers la lumière éternelle et sainte , qu'elle vous dirige , qu'elle vous soutienne! »
Quoi qu'il en soit , la passion du roi de Bavière pour les arts a produit , comme toutes les passions exclusives et ex- cessives, des résultats assez {"unestes. La cour s'est mise à l'imiter, et les bourgeois ont imité les courtisans. Bâtir est devenu une manie bavaroise: on sait combien cette manie est ruineuse. Beaucoup de grands seigneurs et de ricbes marchands se sont modelés sur leur maître, et après avoir fait construire de très-beaux édifices , iL-; ne trouvent plus dans leur fortune épuisée assez de ressources pour habiter ces palais qui sont aujourd'hui déserts. Munich est une merveille d'architecture, et les logemens y sont pour rien. Quelques-unes des maisons récemment construites sem- blent faites pour des rois plutôt que pour des particuliers. J'ai compté jusqu'à trente-trois pièces de plain-pied dans un seul rez-de-chaussée. Dans la rue Louis et autour de la place Caroline et de la place Maximillen , vous trouvez des palais dont la location n'équivaut pas à celle d'un pre- mier étage de la rue Saint-Honoré à Paris, ou de quatre petites chambres dans la rue du Bégent à Londres.
Klenze est plutôt l'ami que le protégé du roi ; sous tous les rapports , il est digne de celle distinction. C'est un homme (lu monde et un homme aimable. Je le rencontrai pour la première fois chez l'ambassadeur de France à Munich. On dînait à cinq heures : chose extraordinaire dans celle ville patriarcale o\i le diner plébéien a lieu de onze heures à midi,lediner bourgeois à une heure, le diner fashionable à deux heures, et le diner ultra-dandv à trois heures. Quant au diner servi à cinq heures, c'est précisément l'analogue de nos diners-soupers aristocratiques qui commencent à neuf heures du soir. Au milieu d'un Iracas élourdissanl de
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croix et de cordons,cle crachais et de décorations, je clislin- {>uai l'archilecte von Klenze, dont les Irails jieu rép^uliers se font remarquer par ce caractère de simplicité douce et d'observation réfléchie que l'on retrouve chez la plupart des hommes dé talent. Je ne sais pourquoi, ma sympathie qui ne s'arrêtait point sur les ducs, les princes et les barons réunis dans la salle à man(;er , se porta tout entière sur rarchitecte. Je me rapprochai de lui , et l'aisance de ses manières , la facilité gracieuse de sa conversation apla- nirent bientôt l'embarras d'une première entrevue. H me parla de ses œuvres avec simplicité , du roi de Bavière avec enthousiasme, me raconta plusieurs anecdotes pi- quantes et sans causticité qui caractérisaient bien l'im- patience presque juvénile du roi et sa vive affection pour les artistes. Le lendemain, il voulut bien me conduire dans la Glyptothèque , un de ses chefs-d'œuvre , et que le roi de Bavière a payé (non du trésor public, comme il arrive à la plupart des rois), mais de sa fortune privée et de ses économies annuelles.
La Glyptothèque et la Pinacothèque de Munich sont les deux princi{)aux édifices construits par Klenze ; car Klenze est pour Munich ce que Schinkel est pour Berlin. A peine un volume suffirait-il à donner l'idée de ces deux édifices : ce sont de petits Vaticans en miniature. Je ne prétends pas promener le lecteur à travers ses douze ad- mirables et resplendissantes galeries , avec leurs fresques , leurs peintures, leurs détails infinis, leurs recherches de toute espèce , leurs nombreux ornemens , leurs sculptures précieuses , leurs curiosités , leurs arabesques et leurs cartons. Je me contenterai de tracer ici, autant que le per- mettent les ressources du style et du langage, une esquisse de leur plan architectural. A quelque dislance de Mu- nich, dans ini espace isolé , vous apercevez un monument
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d'un style simple, de forme carrée, entouré de beau< arbres verdovans 5 c'est la Glyptothèque , le musée de sculpture.
Il y a quelque chose de chaste et de noble dans le pre- mier aspect de l'édifice. Une grande cour équilatérale en occupe le centre ; point de fenêtres à l'extérieur -, le jour destiné à la Glvptolhèque ne vient que de fenêtres qui ouvrent sur la cour et de quelques dômes intérieurs. La cour est spacieuse ^ les fenêtres , dont nous venons de par- ler, occupent presque toute la hauteur de l'édifice ; cette distribution , qui ne permet pas à l'œil des curieux qui se promènent de pénétrer dans le sanctuaire des arts, n'est pas sans grâce et sans convenance. Rlenze a choisi pour les ornemens extérieurs l'ordre ionique, mais l'architecte en a légèrement modifié le caractère selon les nécessités du plan général. La façade principale est majestueuse et singu- lière : c'est un portique de douze colonnes ioniques dont l'aspect est très-imposant, et dont la disposition, offrant un grand nombrede colonnes juxla-posées, mais sans désordre, frappent le regard d'un jeu d'ombre et de lumière plein d'originalité. Le portique fait saillie en dehors 5 cette saillie est égale à la largeur d'un entre-colonnement 5 il s'enfonce également dans l'intérieur et forme un renfon- cement dont la profondeur est égale à la saillie extérieure. Des douze colonnes du portique, il y en a quatre qui font saillie, quatre qui reculent et quatre qui forment une rangée intermédiaire. On arrive à ce portique par trois degrés très-larges et très-élevés. Les colonnes ne sont pas cannelées: preuve du ])on goût de l'artiste qui a senti le danger de multij)licr dans un petit espace les lignes droi- tes, déjà si nombreuses à cause du grand nombre des co- lonnes.
Ce portique conduit à mie salle pav(''e de marbre; en
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face, au-dessus de la porte principale, vous lisez le nom du roi et la date de la construction ; au-dessus de la porte à droite , le nom de Kleiize , et au-dessus de la porte à gauche, celui de Pierre Cornélius , peintre chargé d'exé- cuter toutes les fresques de la Glyptothèque. Ces trois in- scriptions fraternelles qui placent de niveau la puissance du talent et celle de la royauté j cette association de trois noms , si diversement classés dans l'échelle des grandeurs humaines , m'a paru d'un bon goût et d'un bon exemple. La distribution intérieure est extrêmement simple : à gauche du vestibule , se trouve la salle destinée aux anti- quités égvptiennes. On passe ensuite dans la salle qui ren- ferme lesmonumens de l'art étrusque et de l'art grec an- tique : rotonde éclairée par un dôme et qui occupe l'un des angles du bâtiment ^ puis, dans la salle des marbres d'Egvne , et de là , dans la salle d'Apollon et dans celle de Bacchus. La salle de Niobé vient après et conduit aux deux vastes appartemens consacrés aux grandes récep- tions 5 aux repas solennels et aux bals de la cour ( Fest- Saale). Un petit vestibule les sépare Tun de l'autre. Ils sont ornés, avec beaucoup de magnificence, de fresques représentant l'ensemble et les détails de la mvthologie grecque, et exécutées par Cornélius et ses élèves. Après avoir traversé une autre salle qui fait face à la salle de Niobé , on descend par deux degrés dans la salle /o- uiaine , galerie de cent trente pieds de long qui occupe à elle seule l'un des pans du carré j elle contient tous les chefs-d'œuvre de la sculpture romaine. Un autre escalier mène à une seconde rotonde remplie de bronzes et de sculptures antiques en marbres de couleur , en por- phyre, etc. La dernière salle, qui nous ramène sous le vestibule après avoir fait le tour de ces belles galeries de plain-pied, est consacrée aux œuvres de l'art moderne. XI. i6
■2 M Ar.ciiiTEcrup.E moderne
Toutes les salles sont pavées de marbre , revêtues de stuc de diverses couleurs, ornées de corniches, chargées d'or- nemens dorés et embellies d une pompe et d un luxe qui v'ont en augmentant depuis le point de départ jusqu'au point d'arrêt. C'est une belle idée, c'est une noble créa- tion que cette histoire progressive de Fart, que ces annales du génie plastique , représenté par tous les monumens de ses diverses époques. A mesure que l'on avance de la salle étrusque à la salle grecque, et de là jusqu'au dernier salon, la magnificence de l'architecture suit le progrès de l'art et se déploie avec plus de splendeur. Ainsi, la salle romaine , beaucoup plus riche que toutes celles qui la précèdent, semble digne des profusions impériales de Néron et de Dio- clétien. Rien de plus beau que l'effet de ces trois dômes et des arabesques d'or dont le plafond est orné. Je ne parle pas des trésors nombreux que les galeries renferment : ce - sujet réclamerait un ailicle à part, et je ne m'occupe ici que de l'architecture en elle-même.
Les architectes anglais pensent, en général, que la simplicité des décorations intérieures est une convenance impérieuse pour un musée de peinture ou de sculpture. Tl suffit , selon eux , de donner aux sculptures et aux ta- bleaux de l'espace et du jour; des murailles sans orne- ment, revêtues d'une légère teinte azurée, doivent faire le fond de la Glyptothèque. Nous ne sommes pas de cet avis : peu de tableaux satisferaient le regard s'ils n'étaient pas encadrés. La sculpture, si sévère en elle-même, de- mande à être rehaussée et mise en relief. Que des orne- mens brillans, placésavecgoùt, prêtent un nouveau charme aux créations du sculpteur 5 que l'on environne d'arabes- ques gracieux la Vénus et l'Apollon. Des couleurs variées, dont on ménagera les contrastes, lêront mieux ressortir et valoir les chefs-d'œuvre d un arl qui ne s'occupe que
DE l'allemagne. 243
tle la forme , et qui doit vaincre , à force de beauté et d'é- nergie, la monotonie de la couleur.
Il, est impossible de traverser les douze {;aleries de la Glyptolhèque, sans payer à Klenze un trllnit d'admira- tion. La lumière, sans tomber à flots éblouissans, se ré- pand avec harmonie sur les chefs-d'œuvre que les salles contiennent. L'ensemble est simple, les détails sont riches. Les sculptures dont la façade de la Glvptothèque sera ornée ne sont pas terminées encore; mais déjà, malgré l'état incomplet de cette façade , on peut juger l'ensemble de l'édifice , un des plus beaux de Fart moderne.
Le Walhalla, autre chef-d'œuvre de Klenze, s'élève sur une colline voisine de Regensburg ; c'est un temple magnifique construit dans le style dorique, avec toute cette sévérité que les anciens attribuaient à ce stvle. Il s'annonce par un beau portique de huit colonnes de front, derrière lesquelles se trouvent six autres colonnes. Dix- ■sept colonnes de marbre sont disposées des deux côtés : on arrive par des degrés à ce monument majestueux , Panthéon allemand destiné à recevoir les bustes de tous les héros et de tous les hommes célèbres de la Germanie. Une frise magnifique , exécutée par le sculpteur Wagner. en décore l'intérieur.
La Pinacothèque se rapporte encore au stvle grec 5 mais Rlenze, homme d'esprit et de goût , a compris qu il n'é- tait plus question de la simplicité un peu froide de la sculpture, art spécialement antique et primitif j aussi le plan de la Pinacothèque, encore inachevé, est-il plus varié et plus orné; c'est le même génie, modifié, rafEné, orné, empreint de quelques souvenirs de l'Italie , de quel- ques nuances empruntées aux modernes. La première pierre de ce beau monument fut posée le 7 avril 1826, jour anniversaire de la naissance de Raphaël. Sa forme gé-
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nérale est un parallélogramme terminé par deux corps de bâtimens en saillie qui produisent à peu près l'effet de deux HH ainsi disposés. Ces deux ailes ou extrémités ont chacune 170 pieds de longueur 5 l'édifice entier a 500 pieds de long sur 90 de large.
L'emploi du style rustique, dans cette construction, est imposant et remarquable : les fenêtres et les portes sont cintrées , mais encadrées et entourées de sculptures fort élégantes. Autour de l'édifice règne une colonnade d'ordre ionique engagée dans le mur, avec une console très-riche. Les entre-colonnemens sont occupés par de larges fenêtres cintrées sur lesquelles repose l'architrave. La largeur des ouvertures , en découpant à jour tout l'édifice , lui donnerait peut-être un caractère de légèreté peu compa- tible avec sa destination première , si la solidité massive des ailes et des murailles ne corrigeait cette légèreté ap- parente , et ne mêlait heureusement la grâce à la force et l'aplomb à la légèreté. L'ensemble est d'un effet so- lennel , élégant et singulier • un vrai chef-d'œuvre dans le genre italien. Ce style, moins pur et moins sévère qu'il n'est agréable , a rencontré en Allemagne plus d'un critique ; nous devons avouer que l'habileté de Rlenze en a su tirer le meilleur parti. Il y a plus d'une hardiesse, plus d'une licence dans ce plan ; mais l'architecte les a rachetées par un caractère de grandeur spéciale , et par une originalité brillante qui se détache à la fois des mo- dèles italiens et des types helléniques.
Le corps de l'édifice est en briques d'une nuance sin- gulière 5 c'est une teinte assez douce à l'œil et qui reste indécise entre le jaune et le vert. Les architraves, les ba- lustrades et les frises sont en pierres de taille d'un beau gris. L'harmonie de ces couleurs est très-flatteuse pour l'œil.
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Les vingt-cinq fenêtres de front de chaque galerie sem- bleraient devoir suffire à l'éclairer; Klenze a senti qu'un musée de peinture réclamait une plus grande variété dans la distribution du jour; la lumière tombe, non seulement des fenêtres latérales, mais des voûtes.
Autour du toit règne une balustrade de pierres, ornée de vingt-quatre statues colossales qui représentent les peintres les plus célèbres de toutes les nations et de tous les tems. Un jardin que l'on commence à planter et qui sera embelli d'urnes , de vases, de statues, entoure la Pinacothèque d'une verdovante ceinture. Le rez-de- chaussée sera consacré à la collection de monumens étrus- ques , aux mosaïques , aux dessins des vieux maîtres , au cabinet de gravures et à la bibliothèque composée de li- vres relatifs aux beaux-arts. L'étage supérieur servira de musée. Un vaste escalier de pierre , richement sculpté , y conduit 5 on se trouve d'abord dans un vestibule occupé par les gardiens et les surveillans ; puis on passe dans une belle salle de réception qui contiendra tous les portrciits des princes fondateurs de cette collection. Une galerie ou corridor, de 18 pieds de large sur 400 pieds de long, suit toute la ligne tracée par l'édifice du côté du sud. Elle re- çoit la lumière des vingt-cinq fenêtres dont j'ai parlé et donne accès par dix portes dans les huit salons réservés aux tableaux : ces salons , éclairés par de grands dômes , ont 40 pieds de large sur dO pieds de haut jusqu'au som- met du dôme. Leur longueur varie de 50 à 80 pieds. Der- rière ces vastes galeries se trouvent vingt-trois cabinets , éclairés chacun par une fenêtre latérale, longs de 19 à 15 pieds, et qui doivent recevoir les cadres de petite di- mension .
On voit que, d'après cette excellente distribution, les salles consacrées aux grands tableaux occupent le centre
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de l'édifice; que siu^ l'un des côtés rèj^ne une série de vingt-trois cabinets réservés aux petits tableaux , et de l'autre côté un corridor ou loggia dont vingt-cinq croi- sées éclairent le vaste espace (400 pieds). Vingt-cinq com- partimens, qui seront occupés par des fresques, corres- pondent à ces vingt-cinq fenêtres et aux vingt-cinq dômes pratiqués à la voûte. Les premiers artistes de Munich doi- vent travailler aux fresques de ce grand et magnifique cor- ridor , d'où l'on aperçoit les cimes bleuâtres et lointaines des montagnes du ïyrol. Tous les plafonds seront enrichis d'ornemeus en stuc ; la plinthe et l'encadrement des portes sont d'un marbre grisâtre ; les murailles seront ta- pissées de damas moiré, vert ou cramoisi. Tout, dans cette galerie , est combiné dans l'iniérét de l'art. On peut, du corridor, passer, soit dans la salle des vieux tableaux alle- mands, soit dans celle des peintres italiens. Ainsi l'on échappe à la fatigue insupportable que font éprouver à l'œil le chaos et l'entassement de tous les styles.
Quelle distance se trouve entre cette splendeur, cette richesse, cette délicatesse de sentiment artistique, cette recherche de tous les movens qui peuvent augmenter les jouissances des arts, et la pauvreté de nos musées d'Angle- terre, soumis à l'économie la plus mesquine et la plus stricte ! On semble avoir regretté l'espace accordé à cha- cun de nos tableaux ^ on croit avoir fait assez quand on a badigeonné de jaune les murailles qui doivent supporter les chefs-d'œuvre des maîtres. A Munich, la hauteur de la plinthe et l'angle très-ouvert (]ue forme la voûte réser- vent un espace de vingt pieds au cadre des plus grands ta- bleaux. Impossible d'accumuler comme à Paris les ta- bleaux sur une ligne perpendiculaire de cinquante pieds. D'après le système adopté par Klenze . on ne peut ni reb'-- guer des chefs-d'œuvre bien loin au-delà du point que
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le rayon visuel alleinl, ni l'blouir et étourdir le specta- teur en lui offrant une multitude d'œuvres différentes entassées dans un espace étroit. Ici, au niveau du specta- teur, une froide peintuie de van der Werff; au-dessus un Rembrandt 5 plus haut un Raphaël 5 et plus haut encore un Poussin : que de dissonances pour l'œil î Et comment fixerait-on son attention sur un chef-d'œuvre? comment porter un jugement intime et sincère, réfléchi, au milieu de toutes ces distractions, de toutes ces disparates ?
Peut-être les Allemands ne sont-ils pas les plus grands artistes du monde; mais ils sont doués, au-dessus de tous les peuples, de la compréhension des arts. C'est bien ainsi, dans des salles de plain-pied, sous une lumière égale et douce sans être éclatante, qu'on aime à contempler les œuvres des Raphaël et des Michel-Ange ; séparées les unes des autres par un assez grand espace pour que leurs beautés mutuelles ne se portent pas ombrage et ne se con- fondent pas j assez rapprochées pour que la pensée et la mémoire les comparent, et déposées dans un temple digne d'elles.
Voilà ce qu'a fait pour les arts le prince d'un petit royaume. La Bavière a dépassé de bien loin l'opulente et fîère Angleterre ^ grâce au noble enthousiasme et à la persév'érante passion de son roi , la Bavière a élevé à la peinture et la sculpture les deux plus nobles monuraens que les peuples du nord leur aient consacrés (1).
Il ne faut pas oublier \e. Nouveau- P niais ^ qui est en
(1) Les journaux ont aunoiicé que le loi de Bavièi'e avait envoyé Léou von Klenze eu Grèce . pour choisir l'emplacement d une capitale et veiUer à la conservation des monumens helléniques. Après un sé- jour de quelques semaines, von tvlenze a fait choix d'Athènes, qui retrouvera aiusi son ancienne splendeur el sa prépondérance. Il a aussi obtenu de la régence lassigiiafion d'une somme annuelle pour
24H AnCHIlECTLIiK MODEr.XE
construction depuis plus de sept ans, qui coulera sans doute sept autres années encore , pour lequel Klenze a donné plus de sept cents dessins, et dont les moindres détails ont été réglés d'avance et combinés par lui. L'ex- térieur de l'édifice est simple et convient à un monarque patriarcal , à un roi allemand qui aime la vie de famille, qui donne le bon exemple à ce qui l'entoure , et qui re- commande aux peintres chargés de décorer sa salle à man- ger de ne pas y introduire de figures nues et lascives , à cause de ses enfans , dit-il.
Les instructions que le roi de Bavière avait données à Klenze l'ont guidé dans son travail. « Bâtissez un palais, non pour aujourd'hui, non pour la mode actuelle, mais pour l'avenir, pour mes descendans, pour mon peuple : un palais dont les ornemens soient durables autant qu'élégans, et qui, deux siècles après moi, puisse offrir à mon succes- seur un domicile digne de lui. » En effet , il est difficile d'unir, plus complètement que ne l'a fait l'architecte, la solidité à la magnificence. L'édifice formera un carré dont les appartemens du roi et ceux de la reine, exposés au midi et au premier étage, occuperont une face. L'escalier de
la couseiTalion des antiquités. Il a proposé MM. Pitakir et Riso comme inspecteurs ; ou a commencé à faire, sous sa direction, des fouilles dans l'Acropole et l'on a placé des postes de soldats invalides devant les édifices principaux. Les fortifications de l'Acropole seront démolies , à l'exception des anciennes. Ou espère prémunir ainsi ce beau débris contre les dangers du bombardement. En déblayant, d"a- près les ordres de von Klenze , le terrain situé devant le Parthénou , on a déjà trouvé quatre plateaux de la grande frise, et l'on espère encore faire de plus riches découvertes. I^e Parthénou sera déblayé en trois ou quatre ans ; on s'occupera ensuite des Pi'opylées et de l'Ericthéon. Malheureusement poiir la Grèce , Klenze doit y passer peu de tems; les nf)mbieux travaux dont il est chargé et qu'il a com- mencés à Munich le rappellent en Bavière.
DE l'alllmagxe. 249
l'est conduit chez le roi, celui de Touesl chez la reine ^ ces deux suites d'appartemens s'uniront à leur centre, où se trouve la communication de la chambre à coucher du roi et de celle de la reine. Le reste est destiné au service du palais. Tout cela est extrêmement simple, comme on le voit : mais la manière dont ces appartemens sont ornés est admirable -, c'est un goût , une poésie , un luxe bien entendu , une magnificence qui se mêle toujours de grâce et de gravité. Les poètes grecs ont fourni tous les sujets dont l'appartement du roi est orné -, les poètes allemands , ceux qui embellissent l'appartement de la reine. Un bel escalier en marbre de Bavière , sans ornemens et sans do- rure , conduit chez le roi. La première antichambre est décorée avec simplicité-, la seconde, nommée l'anticham- bre étrusque, et dont l'effet est fort singulier, mène à un salon de réception chargé d'arabesques d'une richesse in- croyable. Ensuite , vient la salle du trône dont le luxe est plus splendide encore : puis un nouveau salon qui ouvre dans le cabinet particulier du roi, d'où l'on passe dans son cabinet de toilette , et de là , dans sa chambre à cou- cher. Les sujets des peintures de ces deux dernières cham- bres, empruntés à Théocrile et à Aristophane, sont gais et gracieux. Les appartemens de la reine, semblables pour la distribution à ceux du roi , seront embellis d'or- nemens moins sévères et plus nombreux. Ce qui est re- marquable dans ce palais et ce qui caractérise bien les mœurs germaniques 5 c'est que, malgré sa splendeur, c'est un palais pour la vie privée : Klenze a parfaitement bien compris son Mécène.
Comparons aux chefs-d'œuvre de Klenze, à sa Pinaco- thèque et à sa Glyptothèque , l'édifice que Schinhel a construit à Berlin pour la même destination et qui doit servir à la fois de musée de sculpture et de musée de pein-
250 MlCIirrECTLKE mouekxe
ture. C'est un édifice isolé qui forme un long parallélo- f^ramme , régulier et non interrompu, de 276 pieds de long sur 170 de largeur. La façade principale, qui se trouve du côté du sud , consiste en une grande colonnade de dix-huit colonnes ioniques , cannelées , séparées par dix-neuf en Ire-colonnemens. Il v a deux étages supérieurs, percés de fenêtres sur trois cotés. Les colonnes reposent sur un slylobate solide qui n'est interrompu que par les degrés de la colonnade centrale : ces dernières occupent l'espace de sept entre-colonnemens et de leurs colonnes. L'escalier ne se laisse apercevoir qu'à travers une seconde colonnade et dans une perspective presque mvstérieuse , qui emprunte du charme et de la grandeur aux nombreux ornemens dont ce vestibule est enrichi. Lorsque tous les artistes auront mis la dernière main à cette œuvre monu- mentale, nous doutons que l'Europe moderne puisse citer un musée plus brillant et plus majestueux que celui de Berlin. Simplicité, variété, originalité de dessin, senti- ment classique, nouveauté d'invention, luxe des détails, tout s'y trouve 5 c'est le palais des arts. Les trois faces ex- térieures du bâtiment, malgré leur nudité, conservent encore le caractère qui distingue la façade principale. Guidé par ce goût et ce tact exquis que Klenze a puisé dans l'étude des anciens, il n'a pas voulu que le centre d'une construction dont toutes les formes sont carrées appar.ût surmonté d'un dôme. Il a senti qu'il y aurait là contraste et désharmonie; aussi le dôme est-il caché par une superbe structure de forme carrée, et dont les orne- mens déguisent le but et la nécessité.
La rotonde elle-même, placée au centre, a 66 pieds de diamètre sur 70 de haut, et sa partie inférieure est en- louréed'un péristyle de vingt colonnes cannelées avec des chaj)ileaux ornes de feuilles d'acanthe. Au-dessus dç ce
Dii l'allemagxe. 251
péristyle est pratiquée une galerie qui commuiu(|ue avec les appartemens de l'étaj^e supérieur. Au rez-de-chaussée se trouvent les sculptures et les antiques qui occupent une {jalerie de 200 pieds de long et deux autres galeries de 125 pieds chacune. Elles sont divisées en trois portions égales par deux rangées de colonnes d'ordre dorique. L'é- tage supérieur, consacré aux peintures, est divisé en cabi' nets qui reçoivent un jour très-égal. Les cloisons qui sé- parent ces cabinets ne vont pas d'une muraille à l'autre : il y a un espace de dix pieds ménagé entre chacune d'elles et le mur du fond , de manière à laisser jouir le spectateur du coup-d'œil de la galerie tout entière : elles n'atteignent pas non plus le plafond , et ne s'élèvent qu'à la hauteur des fenêtres.
En Italie, dans cette contrée des arts où le ciel , le sol et l'organisation des habilans concourent également à créer les grands artistes et les chefs-d'œuvre, il est fort rare de trouver un musée où les distributions du jour et de l'espace, où l'arrangement architectural permettent au spectateur de jouir, aussi complètement qu'on pourra le faire à Munich ou à Berlin , des productions de l'art. En général, tel est le caractère de l'Allemagne : une faculté merveilleuse d'assimilation , le don de tout comprendre , le soin de tout placer dans son véritable jour , de ne rien laisser échapper à la critique la plus lumineuse , la plus intelligente, on pourrait presque dire la plus créatrice, {Foreign Quarterly Review.)
économie ^^orititjuc.
DE L'EXUBERANCE DE LA POPULATION ET DES CAPITAUX
EN AKGLETEHRE,
ET DES MOYENS, DE LES UTILISER (i).
Il doit s'opérer dans la vie {générale des nations un double phénomène alternatif assez semblable à celui que les physiologistes ont constaté chez l'homme, et qu'ils ap- pellent vie de nutrition et vie de relation. Un peuple se concentre et s'étend; il produit et il échange ; il agit en dedans et en dehors , et si l'harmonie ne se maintient
(1) Note du Tr. L'autour de ccl article a eu surtout pour but de faii-e ressortir les avantages que présente un nouveau système de colonisa- tion , conçu et médité depuis près de deux ans par une société de philantropes et d'économistes anglais , à la tête desquels figui'ent MM. VVithmore , Lyttou Bulwer , le colonel Torrcns , Campbell , W. Clay , Poulelt Scrope . etc. , etc. Ce système ingénieux , cpii sera bientôt soumis à la sanction du Parlement, nous a pai'u dun intérêt trop immédiat pour la France pour différer de le porter à la con- naissance do nos lecteurs. Aujourd'hui que l'administration coloniale d'Alger vient d être déCnllivement constituée; aujourdliui que le ■gouvernement français est bien décidé à conserver cette belle posses- sion, nous pensons qu'il est important de rechercher tous les moyens qui pourront accélérer les progrès de l'établissement colonial de cette régence et conti-ibuer à lù'er le meilleur parti , et en moins de tems . possible, des richesses qui appartiennent à son teiTÏtoire. La Société Sud- Australienne . tel est le nom (pi'a pris la nouvelle société . jiarcc
DE I. EXUBÉRANCE DK I,A POPULATION EN ANGLETERRE. ^à.l
point entre ces deux ordres de fonctions, il y a malaise , langueur et atonie. C'est ce spectacle fâcheux que I'Ar- gleterre présente aujourd'hui. Depuis une vingtaine d'an- nées, le mouvement intérieur est infiniment plus con- sidérable que le mouvement d'expansion qui devrait lui correspondre, quoique ce dernier ait pris de grands déve- loppemens. Par un phénomène social extraordinaire , notre pays souffre à la fois d'une exubérance de capitaux et de population. Le premier cas s'explique par la diffi- culté qu'il y a à créer de nouveaux débouchés 5 l'autre,
qu'elle doit fixer le centre de ses opérations en Australie . s" est pro- posée , en se livi'ant à cette entreprise , de résoudre ce double pro- blème : favoriser ci lu fois l'émigration de la population surabon- dante de la Grande-Bretagne et celle des capitaux inactifs. Pour at- teindi'c ce résultat , la société sinterdit toute concession gratuite , et s'oblige à consacrer le montant total de la vente des tenes à procurer à la colonie le nombre de travailleurs nécessaire pour leur exploi- tation. Ainsi , chaque capitaliste , en achetant une poition de tCTre , sera sûr d'avoir sous la main des tiavaiUeui's prêts à l'exploiter, et les travailleurs de leur côté pouiTont. dès leur arrivée dans la co- lonie , trouver de 1 omn'age ainsi que toutes les ressources nécessaires pour commencer le travail. Loi'squ'on veut rendre fertiles des ter- rains vierges , éloignés des grands foyers de civilisation , les ti'avail- leurs ne sont que des instrumens très-secondaires ; il faut des capi- taux considérables accunndés , et smtout des intelligences capables de diiiger les travaux dutililé publique, d'établii' des routes, de creu- ser des canaux et d'assainir le pays ; sans cela, quelle que soit la bonne volonté des émigraus , elle ne pouiTa jamais triompher des obstacles de la natm-e. Aussi pensons-nous que le système de la Société Sud- Australienne pourrait être parfaitement applicable à notre colonie d Alger. Au lieu de laisser les terrains encore vacans devenir la proie de spéculatems avides et sans bonne foi ; au lieu d'offrir comme appât à quelques malbeui'eux émigrans des lots de tene , souvent très-éloignés du centime de la colonie , ne vaudrait-il pas mieux adop- ter cette méthode plus rationnelle, qui favorise à la fois les intérêts du capitaliste et cexix de lindustiiel ?
254 DE L EXUBÉUANCE DE LA POPULATION
par des causes toutes physiques. Les progrès de la science médicale ont reculé le terme moyen de la vie humaine. Il y a chaque jour trois naissances pour un décès.
Si l'état de paix et de stagnation où nous sommes devait se prolonger , il en résulterait un encomhrement qui se fait déjà pressentir. Si nous pouvons encore nous mou- voir librement sur le sol de la patrie , nous éprouvons déjà des difficultés pour y acquérir l'aisance qui partout doit être le fruit du travail. Quelle est la profession où le père j)eut lancer ses enfans avec l'espoir fondé de les voir réussir? Nos universités regorgent d'étudians. Jamais les dissensions domestiques ni les infirmités humaines ne suf- firont pour occuper cette foule d'aspirans qui se pressent dans les templçs de Thémis et d'Esculape.
Toutes les classes delà société exercent Tune sur l'au- tre un froissement fâcheux. Dans le commerce: des chefs, d'ateliers et des fabricans se livrent une guerre achar- née pour se disputer de mesquins bénéfices , tandis que les travailleurs s'irritent et se coalisent sans résultat. Le négociant qui, pour échapper au malaise qui les accable, se livre aux exportations, voit sur les marchés étrangers ses articles dépréciés et avilis par la concurrence. Le ma- nufacturier cherche vainement un débouché qui ne soit pas obstrué par les produits de ses compétiteurs. Dans ([uel port l'armateur enverra-t-il ses vaisseaux? quel est le havre où ne flotte déjà le pavillon anglais? Le détaillant voit son bénéfice diminuer d'année en année , parce qu'à côté de lui un capitaliste, pour utiliser ses fonds, vend les mémos denrées, en se contentant d'un moindre profit. l*artoul lutte générale de capitaux et d'inlc'-rètsqui se heur- tent. Dans la dernière session du Parlement, n'a-t-on pas vu deux compagnies rivales se présenter simultanément , avec toutes les ginanties désirables, pour obtenir la con-
ET I)RS CAI'ITALX F.X AN(.I.ETK RHE. 2ri;>
rrssioii d'un cliemin de fer dans la même direction et sur le même terrain !
Il s'est formé depuis quelques années une secte de vi- sionnaires, se décorant du nom de philosophes, qui croient avoir trouvé un remède fort simple aux inconvcniens que nous venons de signaler. Ces doctrinaires établissent en principe que tous les maux du pays provenant d'un ac- croissement trop rapide de la population , il ne s'agit pour les neutraliser que de les arrêter dans leur source , c'est- à-dire de faire cesser cet accroissement. La voie qu'ils in- diquent à cet effet consisterait dans une sage abstinence, ou , en d'autres termes , dans la stricte observance du célibat. Cette secte fit, à sa naissance, de nombreux pro- sélytes qui prêchaient de parole et d'exemple. Par bon- heur, la nature fut plus forte que lesargumens de M. Mal- thus et de ses disciples; le goût du mariage ne s'en est pas moins propagé , et la population n'a pas cessé de s'ac- croitre.
Mais pourquoi nous affligerions-nous de posséder sur- abondamment deux choses que tant d'autres pars nous envient? La population et les capitaux, qui deviennent chez nous une cause de détresse, sont partout ailleurs une source de prospérité publique. Au lieu de chercher à restreindre nos richesses aux proportions de notre sol , élargissons notre sol en proportion de nos richesses. La colonisation, établie sur des bases larges et bien conçues, nous en offre les moyens. Il n'est rien de plus heureux pour vin pays que de se créer ainsi des espèces de succur- sales composées d'individus qui, long-tems et toujours peut-être, seront unis à la mère- patrie par une commu- nauté d'usages , de goûts et d'intérêts. D'ailleurs l'expé- rience prouve qu'il n'y a point de commerce plus avan- tageux que celui qu'on fait avec un peuple nouvellement
256 DK i/eXUBÉRAXCE de la POI'LLATIOX
créé. En changeant ou en modifiant nos lois commer- ciales , il est possible qu'on étende ou qu'on facilite nos relations avec les puissances de l'Europe -, mais nous ne trouverons jamais dans ces relations les mêmes avan- tages que nous offrent nos transactions avec les colo- nies. Toutes les nations d'Europe entrent avec nous en concurrence et en rivalité. Les colonies, au contraire, sont à notre égard dans une position toute de franchise; placées dans un climat différent du nôtre , elles trouvent comme nous leur intérêt dans un échange continuel de produits. Pour nous convaincre de cette différence, vovons quelle est l'importance de nos exportations 5 d'un côté, avec les divers étals de l'Europe; de l'autre, dans les États-Unis et les Indes-Occidentales. La popula- tion de l'Europe continentale est d'environ 200,000,000. La totalité de nos exportations absorbée par celte popula- tion a été, en 1 829, de 25,000,000 liv. st. Les populations réunies des États-L'nis et des Indes-Occidentales n'étaient, en 1830, que de 14,500,000 habitans : et dans celte même année, le chiffre de nos exportations dans ce pays s'est élevé à 12,200,000 liv. st. Ainsi , en considérant les États-Unis comme colonie, en raison de la nature de leurs relations avec l'Europe, et par rapport à leur population respective, la masse de nos exportations y a été six fois plus forte que dans l'Europe tout entière. Quant aux résultats, il est incontestable que nos relations avec les États-Unis nous donnent relativement une plus grande somme de bénéfices que celles que nous entretenons avec l'Europe. Examinons maintenant quelle est la partie du globe qui nous offre le plus d'avantages et de facilités pour tirer parti de l'exubérance de notre population et de nos capitaux. Si nos possessions en Afrique et dans les Indes-Orien laies repoussent l'Européen par l'insalubrité deleurclimal; si
!
ET DES CAriTALX EN ANGLETERRE, 257
le Canada et le TVoiiveau-Bi unswick l'effraient par la ri- gueur de leurs hivers, le vaste continent de la Nouvelle- Hollande ne le cède en rien aux plus l^elles contrées de TEurope. L'air y est sain , la température égale et modé- rée , le sol d'une fécondité extraordinaire ; des rivières navigables assurent des moyens de communication de l'in-» térieur aux côtes; enfin, les mers qui l'entourent offrent aux diverses branches de l'industrie des troupes nom- breuses de cétacées, source inépuisable de richesses.
Aux avantages que présente le climat de l'Australie se joignent ceux qui résultent de sa position géographique. Placée entre l'ancien et le nouveau continent, l'Australie est destinée à servir d'intermédiaire aux relations com- merciales qui s'établiront entre l'Amérique occidentale, le sud de l'Asie, la presque totalité de l'Afrique, et enfin avec l'Europe, lorsque l'isthme de Suez, disparaissant sous les efforts de l'industrie, permettra d'éviter la circumna- vigation de l'Afrique. Qu'on jette un coup-d'œil sur ia carte, et on verra que l'Australie est au centre d'un bassin immense qui s'étend depuis le cap Horn jusqu'au détroil de Behring, d'un coté, et depuis la presquile de Malacca jusqu'au cap de Bonne-Espérance, de l'autre-, ainsi, de toutes les contrées de l'univers, c'est l'Australie qui est le plus à portée des grands corps de nation. L'Angleterre ne pouvait laisser inaclifs de tels élémens de prospérité. A peine découverte , l'Australie servit à Taccomplisse- ment d'une œuvre d'utilité publique. On sait comment, peuplée d'abord par le rebut de la société européenne, la Nouvelle-Galles du Sud retrempa dans le travail ces âmes dégradées , comment un reluge de malfaiteurs est devenu le siège d'une industrie florissante , et com- ment une ile voisine (f an-Dientens Land) participe déjà à ses succès. Au moment où nous écrivons, Ho-
XI l-j
5f)S DE l'fALPÉRAX.'.K de la rOPUI.ATIOS
bart-Town , fondée sur les mêmes principes et régie par les mêmes lois coloniales que Sidney, rivalise avec la capitale de la colonie-mère.
Mais il est tems enfin que cette ébauche grossière soit remplacée par un système de colonisation plus large , mieux combiné et qui offre à la fois à nos produits manu- facturés un écoulement sûr et progressif, à notre population exubérante et honnête un débouché avantageux , enfin à nos capitaux improductifs un emploi utile et profitable pour tous. Depuis long-tems attirés par les avantages que présentent le climat et la fertilité du sol del'Auslralie, les émigrans anglais se dirigent vers cette contrée , mais un sentiment de répugnance et de dégoût retient le plus grand nombre. L'émigrant n'est point un être flétri, dégradé; il faut, au contraire, une grande force dame pour se dé- cider à abandonner volontairement le sol de la patrie, pour affronter mille dangers et braver toutes les incertitudes que présente un établissement nouveau. Aussi , quoique l'Australie offre aux émigrans de plus grands avantages que les autres colonies anglaises, la plupart d'entre eux préfèrent se rendre dans la Nouvelle-Angleterre plutôt que de rester confondus avec cette population de comncts que la Grande-Bretagne envoie chaque année à Botany- Bav, à Sidney , à Port-Jackson , etc. , etc. Il faut bien se garder de croire que ces braves gentlemen , après leur traversée , arrivent dans leur nouvelle résidence entière- ment dépouillés de leurs inclinations vicieuses , et que les lois de la colonie sont toutes-puissantes sur eux. Ce serait une grave erreur que de croire à de semblables transforma- lions, et le tcmsdes miracles est passé. Nulle part , relati- vement, la dépravation des mœurs n'est aussi générale, la mauvaise foi dans les afîaires plus commune, les meur- tres et surtout les vols plus fn-quens qu'en Australie.
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KT UES CAI'IT.MX EX A.\<jLE TKnP.E. 25'J
Aussi la forluiie et la vie même des émij^rans honnêtes sont-elles sans cesse exposées. Pendant notre séjour à Sid- nev, nous avons connu une dame très-respectable, mère de deux jeunes personnes , qui avait pour domestiques deux hommes et une femme. L'un des hommes avait été condamné pour homicide volontaire, et l'autre pour vol avec efFraclion. La femme ne s'était rendue coupable que de bigamie. Avec de pareils serviteurs , quelle mère ne doit tremblei-, non seulement pour les mœurs, mais encore pour la vie de ses enfans I^
Ces craintes, malheureusement trop fondées, sont très- nuisibles aux progrès de la colonisation de l'Australie. Elles en éloignent un grand nombre de familles honnêtes et empêchent qu'il ne s'établisse des relations entre ce pavs et nos établissemens de l'Inde. On sait combien le climat de cette contrée est funeste à la santé des Euro- péens. Les employés de la Compagnie sont dans Tusage d'envover leurs enfans et quelquefois leurs femmes en Europe ; aussi presque toutes les familles sont-elles sé- parées par des distances immenses pendant un grand nombre d'années , souvent même pour la vie. Ne se- l'ait-il pas plus agréable pour les habilans de Bombav , de Madras et de Calcutta , de pouvoir envover leurs fa- milles dans la Nouvelle Hollande, qui leur offrirait une température analogue à celle de l'Europe, et qui n'est sé- parée d'eux que de cinq à six semaines de navigation 1 Les invalides de nos régimens pourraient à peu de frais y aller rétablir leur santé délabrée. Déjà plusieuis familles anglo-indiennes, attirées par la douceur de la température australienne, ont établi leur résidence à Sidnev. Cape- Town et Hobart-Town. Mais aucune de ces villes n'offre aux étrangers qui viennent les visiter sans but d'intérêt, ce charme de la société que des personnes bien nées regardent
260 DE l'exubérance de la population
comme une des nécessités de la vie. Yoilà donc un noyau
de colonisation toul trouvé, et qui ne manquera pas.
D'ailleurs, le continent australien, dont la superficie est presque égale à celle de l'Europe, peut largement suf- fire à tous les essais qu'on voudra tenter. La population européenne ne s'élève pas aujourd'hui à plus de 60,000 âmes, c'est-à-dire six habitans par mille carré; et cette po- pulation , comme on sait, se trouve en grande partie con- centrée dans la partie méridionale appelée la Nouvelle- Galles du Sud (1). Certes, le littoral australien est assez développé, pour que , sans se rapprocher de la colonie pé- nitentiaire, on puisse fonder un vaste établissement exclusi- vement coinposé d'hommes libres, qui aura des institutions et des lois tout-à-fail indépendantes de celles qui régissent Sidney et Botany-Bay. Alors plus d'hésitation parmi les émifrans et les capitalistes d'Europe ; leur route sera toute tracée , et la civilisation avec de tels élémens fera des progrès rapides dans la nouvelle colonie. Les employés civils et militaires des stations anglaises de l'Inde vien- dront y rétablir leur santé délabiée par l'ardeur du cli- mat hindou ; les jeunes Anglo-Indienspourront y recevoir, sous les yeux de leurs mères, une éducation presque aussi soignée qu'à Brigh ton ; enfin, les invalides et les vétérans
(1) La populatioa européenne de la Nouvelle-G ailes du Sud, y com- pris le6 établissemens qui en dépendent , à l'excepliou do la Terre de Van-Diemen, se compose de la manière suivante :
Émigrans volontaires. . . 7.300 j Exportés graciés 1.200
Créoles 10.000
Exportés devenus libres. 8.000
Eiporté-s non affranchis. 15,940 TOTAI li-î.^k^
La nourriture et l'enlrolien de chaque criminel exporté coule par an 13 liv. st. 6 shell. G d. (33/i l'r. 10 c. (.
ET DES CAPITAUX K.\ ANGLKTKKIii:. 261
anglais seront certains cI'a' trouver le comfort nécessaire à leur position sans être en contact avec des criminels. Tel clait le plan conçu par les fondateurs de la colonie de Swan-River, sur la côle occidentale de l'Australie. On ne doit attribuer la ruine de ce malheureux établissement qu'à des motifs étrangers au choix de sa position, et que nous ferons bientôt connaître, en analysant le nouveau système de colonisation que vient de publier une société très-recommandable pour favoriser l'émigration de notre population surabondante, et pour donner un emploi utile à nos capitaux improductifs.
Cette association a pris le nom de Sud-Australienne , et a choisi pour théâtre de celte vaste expérience la partie de la Nouvelle-Hollande , qui s'étend du 132^ au \AV degré de longitude orientale et dont Port-Lincoln peut être considéré comme le centre. Cette contrée comprend un espace de 420,000 milles carrés, soit 2/0,000,000 d'a- cres, et l'étendue de ses côtes, ainsi que celles de l'ile des Kangarous et du lac Alexandrina, présente un dévelop- pement de 2,150 milles. Ces dispositions naturelles four- niront aux colons des moyens de transport très-faciles, soit pour leurs échanges avec l'intérieur , soit pour expédier sur les marchés éloignés leurs produits. Partout , sur ces côtes, on trouve des havres excellens où le débarquement s'effectue sans peine \ aussi le port Lincoln, par son éten- due, l'extrême facilité de ses abords, deviendra avant peu le marché central de l'Australie 5 car, outre les avantages que nous venons de signaler , il offre au commerce ma- ritime de l'Europe une économie de dix jours sur Port- Jackson, Sidnev et Botanv-Bay.
Les navigateurs anglais et français qui ont visité cette partie de la Nouvelle-Hollande sont d'accord sur les traits principaux qui la caractérisent. Le climat y est sain et la
262 DE L EXUBÉRANCE DE LA POPULATION
température modérée ; clans les plus fortes chaleurs , le thermomètre s'y lient à hord entre 66 et 78°, et à terre à 76° Fahrenheit. On n'y rencontre aucun insecte veni- meux ou nuisible. En creusant à peu de profondeur , on trouve presque partout de l'eau potable de bonne qualité. Les belles forets , dont les côtes sont presque généralement couvertes et qui s'étendent au loin dans l'intérieur des terres, sont un indice assuré de la fertilité du sol; quant aux parties de terrain qui ne sont point boisées , elles nourrissent un gazon épais qui donne à l'ensemble du pays l'aspect le plus pittoresque.
Jusqu'au moment où elle pourra se suffire à elle-même, la colonie naissante n'aura point à redouter les embarras sans nombre qui sont inséparables de ces sortes d'établisse- mens. Située à douzejournées de Sidney, et à six de Hobart- Town , elle peut, au moyen d'une navigation assurée en toutes saisons , tirer de ces établissemens les vivres , les grains et le bétail nécessaires à sa consommation. Nous donnons ici le cours des principales denrées sur les mar- chés de la Nouvelle-Galles du Sud et de Yan-Diemen's Land , pour démontrer combien il est facile de satisfaire dans ce pays aux premiers besoins de la vie.
Prix, des principales denrées dans la Nouvelle-Galles du Sud et dans la Terre de Van-Dienicn.
A SIDNEY. A IIOBART-TOWN.
i.iv. s. ,1. Liv. s. a.
Bière anglaise (le tonneau) 5 » i 5 « ..
— de la colonie 3 » » 3 » »
Pain ( les deux livres ) » » 2 » » 5
Bœufs (la pièce) 2 15 » 2 15 »
Vaches... — 1 10 « \ 10 «
Veaux. ... — » 6 » » 12 »
Moutons. . — » C> i' » 12 u
ET DKS CAlMTAtX EN AXt-LETERUi: .
■263
A SID.NKY. T.iT S. cl.
A HOBART-T0\TS.
10
Porcs .... —
Œufs ( la douzaine )
(îrains : tels que blé , orge , inaïs .
aA'oine . riz (le boisseau)
Drèche anglaise (le tonneau). . . Mande de boucherie : bœuf (la
livre) . .
Mouton (la livre) • «
Porc. . .. — • •
Volailles diverses » 2
Sucre (la livre ) • S
Tabac — • »
Bois à brûler (la charge) • 4
Vins de Porto (les 12 bouteilles). 1 15
1 i/ï I 3/.'( 5
1 1/i
15
Les végétaux de toute espèce sont aux prix les plus modérés. Si l'on rapprochait ces prix de ceux de la Xouvelle-AngleteiTe et de l'Union, on verrait que la vie animale en Australie coûte 50 p. "/<, de moins que dans ces deux pays qui sont aujomd hui les points vers lesquels se dirige la plus grande masse des émigrans d'Europe.
Une fois installée , la colonie trouvera dans ses propres limites des moyens d'échange nombreux. On peut les di- viser en trois classes générales :
1° Les productions spontanées du sol et des mers qui Tenvironnent.
2" Les produits communs à toutes les colonies austra- liennes.
3° Un grand nombre de denrées et d'objets manufac- turés que l'Australie importe et qu'elle pourrait produire ou exporter elle-même en augmentant ou combinant mieux ses moyens productifs.
Dans la première classe , nous plaçons en première ligne :
L'ardoise, dont on trouve d'immenses carrières dan>
264 DE l'exubérance de la popolatioîc
l'île des Kangarous, et qui serait précieuse pour l'Ile-de- France, où on la transporte à grands frais d'Angleterre.
Le charbon de terre, qu'on trouve en abondance dans l'Australie , et que jusqu'ici l'Angleterre a fournie exclu- sivement à Calcutta, à Madras, à Bombay, à Java, à Canton , à Singapore et à l'Ile-de-France.
Des bois de diverses espèces propres à l'ébénisterie , qui trouveront un débouché facile en Chine et même en An- gleterre, où le gommier australien est déjà très-eslimé.
Diverses écorces, et surtout celle du mimosa, qui con- tient au plus haut degré les sucs propres au tannage.
Les gommes de toute espèce, surtout la gomme ara- bique et la manne , que les arbres du pays distillent en abondance.
Le sel, dont l'île des Kangarous produit une qualité excellente et bien supérieure à celui de la Nouvelle- Galles du Sud.
Le poisson salé et autres provisions salées qui se ven- dront à la Chine et dans l'Inde , et qui pourront servir à ravitailler les vaisseaux de passage.
La pèche de la baleine qui , outre ses profits particu- liers , attirera dans les ports de la colonie tous les vais- seaux qui Y sont employés.
Dans la seconde classe nous placerons :
Le blé et la farine qui ont un débit assuré à l'Ile-de- France, et à Sidney, dont la colonie de Van-Diemen approvisionne seule les marchés en ce moment.
La laine 5 on connaît la supériorilé de cet article, el les profits considérables qu'il laisse aux producteurs ac- tuels.
On peut comprendre dans la troisième classe :
Le vin. Jusqu'à présent, lesdifficult«'s et les soins d'un premier établissement ont empêché les colons auslru-
ET DES CAPITAUX EN ANGLETERRE. 2G.1
liens de se livrer à la culture de la vif^ne , qui demande plusieurs années d'attention et de patience avant de don- ner des résultats positifs. Ce nouveau produit doit être le résultat d'une combinaison bien entendue des capitaux avec la main-d'œuvre.
Le lin el le clianvre, qui ne sont point indigènes de l'Australie comme ils le sont de la Nouvelle-Zélande, mais qu'on peut y transplanter avec un peu de soin. Le lin de la Nouvelle-Zélande est d'une qualité admirable, et sa naturalisation , en augmentant les ressources de la colo- nie , donnerait . une occupation utile et agréable aux femmes du peuple.
Le coton formerait encore une branche d'exportation considérable, si l'on se livrait avec persévérance à sa culture. Nous abrégerons en indiquant rapidement les amandes, l'anis , la cire et le miel , la barille , la coche- nille, la coriandre, les fruits secs, le houblon, l'huile d'olive , les citrons, les oranges, enfin la soie qui peut de- venir un objet industriel de la plus haute importance.
Nous venons d'indiquer quels sont les principaux élé- mens de la nouvelle colonie, examinons maintenant par cjuels movens les fondateurs et directeurs de la Sociéfr Suâ-j4ustralienne se proposent d'v utiliser à la fois l'exu- bérance de notre population et de nos capitaux 5 mais avant, jetons un coup-d'œil sur les principaux svstèmes de colonisation qui ont déjà précédé cette entreprise.
La première colonie anglaise fut fondée sous le règne d'Elisabeth, dans une partie de l'Amérique septentrio- nale, qui, en l'honneur de la reine, reçut le nom de Virginie. Le sol de cette province avait toute la fertilitt* désirable , et les vaisseaux anglais v transportèrent des colons nombreux avec des outils , des provisions , de l'ar- gent ; en un mot , avec tous les élémens possibles de suc-
266 DE l'exlbéraxcl; de la pûpllatio.^
ces. Cependant cette expédition périt de misère. Une se- conde lui succéda et eut le même sort. Deux ans après, une troisième tenta de nouveau la fortune, et ne fut pas plus heureuse que les deux premières. A la même époque, l'Espagne formait dans l'ile d'Hispaniola une colonie dont la prospérité excitait l'étonnement de l'Europe entière. A quoi faut-il attribuer cette différence de résultats ? à la su- périorité de l'énergie espagnole sur l'énergie anglaise. Non , car alors les troupes et les flottes de 1 Angleterre battaient et détruisaient celles de l'Espagne dans toutes les rencontres. Il faut donc chercher ailleurs la solution de ce problème.
Les Anglais allaient coloniser un pays fertile , chacun d'eux possédant assez de capitaux pour se suffire à lui- même. Que faisaient-ils dès leur arrivée ? Ils se dissémi- naient sur la surface du pays. lisse faisaient adjuger d'im- menses concessions de terre et détruisaient ainsi toute proportion entre la main-d'œuvre et l'étendue du sol. Chaque famille se trouva bientôt isolée, sans moyens de communication avec les autres familles. Dès lors plus de combinaisons, plus d'ensemble possible dans les travaux , point de roules, point de marchés; et les colons anglais, avec toute leur énergie , avec tous leurs capitaux , fu- rent hors d'état de produire, et périrent de besoin.
Voyons maintenant ce qui se passait à Hispaniola. Le "ouvernement espagnol, en doiniant des terres aux colons, leur avait concédé , à titre d'esclaves , les habitans de l'ile conquise. La main-d'œuvre se trouva dès lors proportion- née à l'étendue du sol, et il en résulta une production proj)ortionnée aux besoins des producteurs. Suivons les progrès du système d'esclavage dans la colonie espagnole. Les colons surchargèrent de travail les indigènes, dont lo iionihro diminua rapidement. A mcsnic (|ue celte d(''po-
ET DES CAPITAUX KN ANCLliTKr.r.i:. '167
pulalion iivait lieu, rélendue du sol el la niaiii-d œuvre cessèrent d'èlre en rapport, el la prospérité des colons déclina rapidement. Elle ne se releva que lorsque leur criminelle industrie alla arracher aux cèles de rAlViquc les esclaves que leur refusait le sol américain.
A Dieu ne plaise qu'aucune de nos |)aroles puisse ser- vir d'argument en faveur de l'esclavage. Nous voulons seulement tirer de l'exemple d'Hispaniola cette induc- tion que le grand , le seul moyen de succès pour une colonie, c'est la concentration du travail et la juste pro- portion entre la main-d'œuvre et l'étendue du sol.
Si nous avions besoin , pour appuyer cette assertion , d'exemples puisés chez des peuples étrangers , nous cite- rions deux colonies fondées par les Hollandais , celle du cap de Bonne-Espérance et celle de New-York ( qui était dans l'origine une colonie hollandaise). Dans cette der- nière , la population resta concentrée ; le caractère belli- queux des Indiens qui l'environnaient l'obligea à combi- ner ses efforts et ses moyens de défense. îl n'en fut pas de même au cap de Bonne-Espérance : on prodigua follement les terres-, les colons s'éparpillèrent, il n'y eut point d'en- semble dans les travaux. Qu'arriva-l-il ? La colonie de New-York était florissante , tandis que celle du cap de Bonne-Espérance alla toujours en dégénérant, et les des- cendans des premiers planteurs hollandais qu'on y trouve encore ne diffèrent guère des Hottentots qui les environ- nent.
Dans nos colonies australiennes , partout où l'on a suivi le principe de concentration, le succès a été prompt et complet, tandis que la ruine a été le partage de ceux qui l'ont négligé. Dans la Nouvelle-Galles du Sud et dans Van- Diemen'sLand, les propriétaires du sol ont, pour utiliser leurs fermes, le travail des condamnés; aussi, ces deux
268 DE L EXLBERA.NCE DE LA POl'LLATION
ëtablissemens sont-ils arrivés à un haut degré de prospé- rité. Quel a été , au contraire , le sort de la colonie de Swan-River? En renonçant au travail des convicts , elle n'a point songé à le remplacer en proportion égale par le travail libre . et elle a abandonné le principe de la con- centration. On V a fait des concessions de terres inconsi- dérées, beaucoup d'individus en ont reçu 50,000 acres ; un seul en a obtenu, dit-on , 500,000 ! Les colons , isolés les uns des autres par ces vastes propriétés inoccupées, n'ont pu communiquer entre eux; ils mouraient de faim sans pouvoir se secourir les uns les autres. On leur a fait passer de l'argent , secours inutiles / On leur a envoyé des ouvriers, mais les uns sont morts de faim, les autres se sont réfugiés à Yan-Diemen's Land. De quatre mille personnes dont se composait primitivement la colonie, il n'en reste peut-être pas quinze cents.
Instruite par les fautes du passé , la Société Sud- Aus- tralienne a dû cbercher à en prévenir le retour. L'un des premiers objets de sa sollicitude a été le mode de réparti- tion des terres , cause primitive de tant de ruines et de mécomptes. Par le premier article de ses statuts , elle dé- clare propriété publique le sol tout entier de la colonie projetée. Personne ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, en obtenir aucune partie à titre gratuit ^ car cette distribution , faite presque toujours sans discernement , détruit léquilibie des colonies, et détourne les colons de leur spécialité. Le j)rix , calculé d'abord au minimum, sera élevé au fur et à mesure que les demandes afflue- ront, et dans aucun cas le montant des concessions ne pourra être emplové qu'à approvisionner la colonie de travailleurs. Cette mesure doit produire de très- bons elfets : les capitalistes n'auront point intérêt à acheter plus de lerie (ju'ils ne poui ront en faire cultiver , ou
KT DES CAPITAUX KX AXr.LKTF.RRK. 260
qu'ils n'espéreronl en recéder avec avantage clans un court espace de tems; d'un autre côté, sûrs d'y trouver des tra- vailleurs, ils n'hésiteront pas à faire des acquisitions de ter- rain, dont les produits décupleront bientôt leurs capitaux.
Les émigrans adopteront des principes d'économie plus justes et mieux entendus. En général, ils arrivent d'Eu- rope, imbus des idées les plus fausses. Habitués dans les pays populeux à voir affecter une valeur considérable à la propriété foncière, ils s'habituent à considérer la terre comme ayant une valeur intrinsèque', tandis qu'en réa- lité cette valeur ne lui est donnée que par la main- d'œuvre. Aussi, dans le système des concessions gratuites, voit-on les nouveaux arrivés refuser de travailler (;omme journaliers, et s'ériger en propriétaires sans avoir les moyens nécessaires pour subvenir aux frais de culture pour attendre la récolte. Dans le nouvel ordre de choses, les émigrans de la classe pauvre ne seront plus séduits par cette faculté décevante ^ si l'indépendance a des attraits pour eux, ils devront l'acquérir par des services rendus, et se mettre en état de la conserver.
En même tems qu'elle s'occupait à concentrer la po- pulation , la société a cherché les moyens les plus sûrs de l'accroilre rapidement. Elle a décidé que la totalité des fonds provenant de la vente des terres serait consacrée à payer le transport de jeunes couples choisis dans la classe agricole et dans la classe ouvrière. On sait que, dans tous les établissemens nouveaux , la main-d'œuvre est généra- lement bien payée. Ces jeunes colons , trouvant dès leur arrivée les moyens de pourvoir largement aux besoins de leur famille, ne seront point tentés de quitter brusque- ment un état lucratif pour les chances incertaines de spéculations à leur propre compte; ils attendront pour cela d'avoir un cajiital. Alors on verra s'établir daur^
270 DE L lîXUBÉr.AXCE DE LA l'OPl-LATIOX
la colonie celle diversité de professions indispensable à la prospérité publique. En effet, il est difficile de voir réussir un établissement dans lequel tous les capitaux et toutes les industries sont employés au même genre de production. D'abord, les movens d'échanges inté- rieurs sont restreints ; ensuite, chaque industriel, obligé de se procurer par lui-même tout ce dont il a besoin , perd une grande partie de son tems dans des occupations de détail, et n'en trouve plus assez pour l'objet principal : la production. Il résulte de cette non-division du travail un état de demi-civilisation qui permet aux colons , si le sol qu'ils cultivent est fertile, de soutenir leur existence, mais qui ne les mettra jamais en état d'acquérir de l'ai- sance.
L'état de perfection vers lequel toutes les colonies se traînent péniblement, la Société Sud-Australienne pré- tend V arriver sans transition et sans efforts. Ce ne sont point les élémens confus d'une société qu'elle veut trans- porter au-delà des mers j c'est une société toute complète, toute formée. En un mot, elle veut transplanter l'arbre avec ses racines el ses branches. Il ne Aiut pas se le dissi- muler , cette entreprise est hérissée de mille difficultés ; mais sa réalisation n'est pas impossible, et si elle réussit, les résultats seront immenses pour l'Angleterre. Comme les Benthamistes, nous ne voyons pas dans ce projet une ligue de capitalistes décidés à importer en Australie le système de la servitude et de la glèbe des tems féodaux. Nous n'y voyons , au contraire, qu'une heureuse alliance de l'intérêt du prolétaire avec celui du capitaliste.
Nous convenons avec la Revue de Jfestwiiisler « qu'un des motifs les plus puissans qui décident certai- nes familles à quitter leur patrie pour aller coloniscM- \\\\ pays, c'est l'espoir qu'elles ont de devcnii" possesseurs dtin
F.T DKS CAIMIAIX K.\ AXl.l.EiEnP.r. . 271
petit domaine et propriétaires indépentlans. L'ouvrier qui .*agne chez lui 10 et 12 schellings par semaine ne s'ex- patrie que parce qu'il compte gagner au moins 30 ou 40 schellings, ne dépenser que G pences pour sa nourriture, et parvenir enfin, à force de travail et d'économies, à être un jour possesseur de quatre ou cinq acres de terre : le cultivateur dont les affaires sont en mauvais état désire au moins dans la colonie une position sociale égale à celle qu'il vient de quitter ; le capitaliste qui a un fonds de 4 ou 5,000 livres , ou une rente de 160 à 200 livres par an pour entretenir une nombreuse famille, s'attend à possé- der une quantité de terres en proportion de ses capitaux , afin de vivre au moins dans une aisance honnête et de pourvoir aux besoins de sa famille. » Mais la Société Sud- australienne n'a jamais songé à empêcher les travail- leurs de devenir propriétaires ^ elle a voulu, au contraire, préparer leur bien-être dans la colonie en leur assurant du travail. S'il y a ligue contre quelqu'un , c'est plutôt contre les grands capitalistes , car tout a été combiné pour favoriser l'arrivée des petits capitaux et l'émigration des travailleurs.
Lorsqu'il s'agit d'entreprises aussi utiles , et dont les résultats doivent avoir une si grande influence sur le bien- être de tout un pays , c'est à résoudre les difficultés , à dissiper les erreurs, et non à soulever les passions, que nous devons employer les ressources de notre esprit. Voilà 270,000,000 d'acres (1) qui, à une estimation moyenne de 10 à 12 schellings, représentent un capital de 160 mil- lions liv. si. (4,000,000,000 fr. ). Avec ce capital , c'est donc au minimum plus d'un million d'émigrans qu'on peut transporter en Australie; car le prix du transport ne
(1) Un acre r(p\iv;mt à 'lO aifs . '{(> rcniiares.
272 DE l'exubkp.axce i)k la population
dépassera pas 20 liv. st. ( 500 fr. ) par individu. Quel bienfait pour les Trois-Royaumes qu'une telle émission! Sans doute, les hommes à argent seront plus lents à se déci^ der que les travailleurs ; mais , d'un côté, pressés par l'ac- croissement imminent de la taxe des pauvres , découragés par le faible intérêt qu'ils retirent de leur argent en An- gleterre ; de l'autre , stimulés par le bas pris des terres de l'Australie et par les bénéfices qu'ils espéreront en retirer, au moyen des instrumens intelligens qu'ils seront sûrs de trouver sur les lieux , ils ne balanceront pas à se décider. On ne saurait trop encourager une entreprise aussi loyalement conçue et à laquelle se rattachent les intérêts les plus puissans du pays. Le nouveau système créé par la Société Sud-yluslralienne donne toutes les garan- ties désirables aux pauvres comme aux riches. L'homme qui n'a pour lui que son travail se trouve transporU', lui et sa famille, sans avoir, pour acquitter les frais du voyage, à subir des conditions pénibles qui souvent équi- valent à une sorte d'esclavage. A son arrivée dans la colo- nie, tout son tems lui appartient^ et le premier argent qu'il gagne est le principe de son aisance future. Le capi- taliste, de son coté, n'a plus à craindre ces violations d'en- gagemens, si fréquentes dans les autres colonies. Il peut compter sur un nombre de travailleurs toujours propor- tionné à la quantité de terre qu'il acquerra, puisque le prix payé par lui pour cette terre est consacré à lui pro- curer des travailleurs. Mais les capitalistes et les journa- liers ne sont pas les seuls à qui le système de la Société Sud-Australicniie offre de grands avantages. Beaucoup de personnes, sans acheter des propriétés, sans être sou- mises à des occupations en dehors de leurs habitudes , trouveront aussi à s'utiliser d'une manière plus profitable qu'en Europe. On aura bientôt besoin d'arcbilecles . d'in-
ET DKS CAI'ITAIX EN AXGI.ETERP.K. 27. '5
génieurs, de commis, d'insliluleurs, de jurisconsultes, etc. Enfin , il y a aujourd'hui dans la société européenne une classe malheureusement trop nombreuse qui doit trouver des avantages immenses dans une colonie fon- dée sur les bases que nous venons d'indiquer. C'est celle des hommes à fortune médiocre et à famille nombreuse, qui , sans être incapables , ne possèdent pas assez de connaissance des affaires pour parvenir dans un pays où l'argent rapporte un intérêt si minime. Ces hommes, placés par leur fortune au-dessous de la position qu'ils devraient occuper dans le monde, vont s'ensevelir dans quelque misérable ville d'Angleterre ou de France : là ils voient leurs fils lutter contre la pauvreté , et leurs filles demeurer près d'eux comme un reproche vivant. Cependant ils n'iront pas se faire pionniers dans le Ca- nada, ou gardiens de convicts dans la Nouvelle-Galles du Sud. Mais qu'on leur offre une colonie possédant les principaux élémens de civilisation, où l'argent rapporte un intérêt plus élevé , et où la société n'a pas encore pris toute son expansion, ils s'empresseront de s'y rendre. Là , ils se caseront sans être obligés de renoncer ni à leurs mœurs, ni à leurs habitudes. Ils y trouveront une carrière honorable pour leurs fils , des maris pour leurs filles 5 el pour eux-mêmes , s'il ont quelque aptitude, un champ sans limites à leurs efforts et à leur ambition.
( Foreign Monthly Re^'iew. )
^i^ittcraturc.
(3
SUPERSTITIONS POÉTIQUES DE I.<ÉCOSSE(r
La dernière chose qu'un peuple abandonne , soit aux prédicateurs d'une religion nouvelle, soit aux professeurs d'une philosophie toute mondaine, c'est ce qu'on appelle ses superstitions. Pour les détruire brusquement , il fau- drait détruire les passions inhérentes à la nature intime de l'homme, passions contre lesquelles échouent le raison- ment et la raison tant qu'elles accélèrent ou ralentissent les baltemens du cœur. Il y a en nous un inépuisable be- soin de croire qui se nourrit souvent des opinions et des idées les plus contradictoires. Noire orgueil et notre fai- blesse appellent sans cesse à leur secours des forces imagi- naires. Il n'y a pas jusqu'aux vertus qui ne soient au nombre des complices de notre crédulité : l'amour est aussi superstitieux que la haine; la foi et l'espérance.
vertus théologales , ne le sont pas moins que la peur
que dis-je? le courage lui-même a ses superstitions.
L'étude des superstitions d'un peuple fait partie de l'examen philosophique de ses mœurs , de ses coutumes, de sa littérature, de tous les élémens qui constituent son
(1) IS'oTE DE Tn. Dans le 1''' iVumi'TO de la 2"" série (juillet 1830) . nos lecteurs trouveront un article fort remarquable intitulé : De la Mao'ie au dix-neuviànc siècle. Dans cet article rauleur s'était surtout appliqué à retracer tous les actes barbares auxquels on avait eu re- cours pour réprimer ce prétendu crime. Le but spécial de celui-ci est de reproduire la partie gracieuse et poétique des croyances des pre- miers âges de la civilisation écossaise.
SLTEr.STlTIONS POÉTIQUES DE LÉCOSSE. 275
individualité nationale. On s'extasie sur Tinvention fé- conde des poètes primitifs : qu'ont-ils fait , la plupart , que traduire en un langage harmonieux les contes du peu- ple? à eux la forme du récit, au peuple la création. Les belles fictions d'Homère, toutes ces allégories auxquelles les philosophes de la Grèce attachèrent un sens mythique, n'eurent pas d'autre origine. Les sages accusèrent maintes fois l'aveugle de Chio d'avoir calomnié ou dégradé les dieux , en leur prêtant les passions des hommes , en leur attribuant un rôle indigne d'eux dans le grand drame de la vie; mais le peuple défendit ces divins mensonges et di- vinisa Homère lui-même pour le remercier d'avoir donné l'immortalité de la poésie à ses croyances grossières.
Un des moralistes les, plus distingués du siècle dernier, le docteur' Johnson qui nourrissait depuis l'enfance une antipathie déclarée contre les Ecossais , fit exprès le voyage des Hébrides pour donner sur les lieux mêmes un démenti aux fictions héroïques de Macpherson. Il nia qu'Ossian et Fingal eussent jamais vécu , combattu et sur- tout chanté eux-mêmes leurs exploits; il ne voulut aper- cevoir dans aucun nuage d'Ecosse les héros fingaliens , il se moqua en philosophe caustique du char de Cuchulhn, de la harpe de Malvina , du bouclier de son père aveugle, de toute la mvthologie pseudo-calédonienne : mais le même philosophe avouait ingénument qu'il croyait à la seconde vue, aux revenans et à tous les contes de la tradition ; s'il avait osé, il eût cru aux sorciers et aux fées de la moderne Ecosse ; il n'en parlait du moins qu'avec respect: pour- quoi ? parce que c'était la croyance populaire , et Johnson eût volontiers fait briller les poésies erses, qui n'étaient, selon lui, que l'invention du poète, un faux en littérature, une imposture odieuse. Si un vassal du clan Mac-Lean ou du clan Mac-Grégor, lui eut dit : « Je crois à Ossian la-
276 SIPF.RSTITIOXS POÉTIQUES
veugle , comme je crois à Oian le ressuscité , je crois à Malvina comme à la svrène de Colonsav , ou à la sorcière (le Corrvvreckan . » Johnson se fût converti à la Voix de Selma. Mais comme il ne trouva qu'un seul maitre d'école qui prétendit défendre sérieusement l'authenticité littérale de la prétendue traduction des vieux bardes , il défia Mar- [iherson de montrer ses textes originaux.
Depuis l'expédition de Johnson aux Hébrides, Ossian il paru un peu moins poétique à l'orgueil national des com- patriotes de Macpherson : celui-ci est fort heureux d'a- voir été de nos jours le poêle favori de Napoléon ^ car, en Ecosse même, >a ravthologie factice n'a jamais pu réveil- ler aucun souvenir populaire. Burns et Walter Scott ont puisé à une autre source le merveilleux de leurs ouvrages. Ils se sont faits peuple en fait de croyances, et n'ont pas rraint de déroger par leurs continuelles allusions au vieux Yick , aux fées , aux hrownies ou lutins familiers, aux spunkies, au sorcier 3Iicliel Scott ; en un mot, à tout ce qui paraissait vulgaire aux poètes de salon, leurs prédécesseurs du dix-huitième siècle. Grâce à ces deux hautes renom- mées qui les ont prises sous la protection de leur muse, les superstitions populaires de l'Ecosse sont devenuesy^o^ji- iaires au-delà de la rive sud de la Tweed, et bien au-delà (les iles britanniques. Les fées, les brownies des Highlands >ont allées en joyeuse excursion danser sur les théâtres de Londres et de Paris ^ non plus au son de la cornemuse montagnarde, mais au bruit divinement harmonieux de ia musique de Rossini. A notre tour, nous autres criti- (jues, successeurs de Johnson, nous pourrons aller rendre visite aux lutins du Ben-Lomond et à la fée du lac Katrine. On suppose, en général, que les superstitions de l'Ecosse son t divisées en superstitions pari iculières à la Haute-Ecosse [Hiyjilou(ls). et en superstitions parlicnlières à la Basse-
DE L ECOSSE. 27 7
Ecosse (Lowlauds ou basses-lenes ) : si nous voulions faire une dissertation didactique, nous adopterions indil- fi'remment cette distinction ou toute autre, dont se sont emparés, à l'appui de leurs systèmes, les auteurs de très- savans traités sur la différence des races. Avant que les Lowlanders, ou hy.bitans delà Basse-Ecosse, devinssent des mangeurs de pain de froment , comme les appelaient les montagnards, par mépris ou par ejivie , les superstitions de tout le royaume étaient probablement les mêmes ^ car l'aspect physique des deux divisions territoriales ne diffère pas assez pour produire seul des modifications d'idées bien remarquables ; mais , avec les coutumes et les mœurs du peuple, les croyances populaires ont du insensiblement re- cevoir de nouvelles formes et de nouvelles couleurs. Ainsi, par exemple, les superstitions décrites par Burns dans son IJalloweeii appartiennent presque toutes aux habitudes d'une contrée pastorale ou agricole, tandis que celles que nous retrouvons de nos jours dans les montagnes sont l'ex- pression caractéristique d'un peuple guerrier, chasseur et sauvage
\J Halloween est la nuit qui précède la Toussaint i^All- Hallows) : les sorcières, les diables, les lutins, etc., par- courent librement les airs pendant cette nuit, qui est une espèce de trêve entre les esprits et l'homme ; l'époque de l'année où , par certains charmes , l'intelligence la plus vulgaire peut connaître l'avenir. Les paysans d'Ecosse , de tems immémorial , célèbrent V Halloween par des rites puérils ou bizarres. Les jeunes filles se prennent par la main et vont deux par deux , les yeux fermés dans le po- tager , arracher le premier chou qu'elles rencontrent : suivant que le chou est gros, petit, tortu ou droit, leur futur sera beau ou laid, grand de taille ou bossu. Si un peu de terre adhère à la racine, c'est signe qu il sera
278 SUPERSTITIONS POÉTIQUES
riche: si la tige du chou est douce, le mari aura un bon caractère 5 si elle est aijjre, il grondera souvent. Deux jeunes fiancés atlachent aussi le présage de leur bonheur ou de leur malheur à deux noix qu'on fait brûler ensem- ble dans le feu, et qui tantôt se consument tranquillement côte à côte, tantôt s'écartent et éclatent en pétillant, se- lon que le ménage doit être paisible ou troublé par les querelles et les brouilles. Une jeune fille qui n'a pas en- core d'amoureux s'approche d'un miroir, et ferme les yeux en mangeant une pomme : puis, quand elle les rouvre, elle voit dans la glace la tète de celui qui l'aime ou l'aimera , penchée sur son épaule. La même apparition est obtenue par celle qui sème des graines de chanvre en répétant quelques paroles consacrées 5 enfin presque tous les autres rites de l'Halloween ont pour but encore de satisfaire cette curiosité de jeune fille.
La fête du Bel-Tein, dans les montagnes, est une céré- monie plus sérieuse , mais celle qui rappelle le mieux un âge de mœurs pastorales. C'est le 1" mai que s'assemblent les membres du clan , dans un emplacement désigné un mois d'avance 5 chacun apporte du whisky et une ga- lette ou gâteau de farine d'orge , car personne ne doit ve- nir les mains vides. On commence par creuser une fosse carrée dans la terre , au milieu de laquelle on laisse un tertre ou aulel de gazon. C'est là que le feu est allumé. Un grand vase est placé sur le feu : les assistans font le cercle et jettent dans le vase leurs offrandes : ce sont des œufs , du beurre, de la farine d'orge et du lait. Quand ce mélange culinaire a bien bouilli , on en fait des libations aux esprits invisibles du monde. Alors les dévols du Bel- Teni apportent leurs galettes votives, pétries par la mé- nagère elle-même, avec neuf échancrures ; ils se tournent vers le feu, cassent la fialette en neu( morceaux et les
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jettent par-dessus l'épaule en s' adressant aux êtres natu- rels et surnaturels qu'ils espèrent se rendre propices ou dont ils veulent conjurer le mauvais vouloir : « A loi ! disent-ils , préserve mes chevaux ! — A toi .' préserve mes moutons» -, ainsi de suite, sans désigner autrement l'être inconnu qu'ils invoquent. Puis c'est le tour des destruc- teurs visibles : «A toi, renard; je te donne ceci pour que tu épargnes mes agneaux ! ceci à toi, corbeau noir ! ceci à toi, aigle de la montagne ! » Ce sacrifice achevé, les sacrifica- teurs s'asseyent et partagent entre eux le reste des provi- sions qu'ils arrosent de whisky, afin que le repas soit com- plet : quelquefois le repas se termine par une danse.
La veille du Bel-Tein, les montagnards ont envoyé leurs enfaus ou sont allés eux-mêmes dans le bois pour v cueillir des branches de fi'êne, qu'ils placent en croix sur les portes, attribuant à cet arbre la vertu de chasser les mauvais esprits. Cette partie du rite rappelant le gui des Druides, plusieurs antiquaires ont prétendu que ce devait être une tradition obscure du culte druidique ; d'autres ont voulu y voir un reste du culte païen de Paies , la déesse des bergers. Belton, ou Beltein, ou Beltane, dé- rive de deux mots gaéliques signifiant le feu de Bélus, ou le feu de Baal ; mais les antiquaires classiques ont changé le B en P, et ils traduisent par \e feu de Pal , le feu de Paies. La fête de Paies, dans le paganisme, était toujours célébrée en avril. On n'offrait à la déesse aucune victime vivante, mais comme au Bel-Tein les fruits de la terre, du lait, des fromages , des œufs et les gâteaux pétris par les femmes des pasteurs. On purifiait les troupeaux avec la vapeur du soufre et la fumée d'un feu de buis , de gené- vrier et d'autres arbustes. Les partisans de la superstition druidique citent aussi leurs analogies : quant aux monta- gnards eux-mêmes , ils continuent la tradition >ans cher-
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cher à se rendre compte de son origine : ils la regardent comme fille du sol. Quels sont les esprits invisibles qu'ils invoquent ainsi? ils 1 ignorent, et ce mvslère ajoute en- core à la solennité de la fête.
En général , les esprits des montagnes sont plutôt som- bres que gracieux, plutôt horribles que beaux. Le Gaël solitaire, vivant an bruit de l'orage ou du torrent, avec des nuages gris de plomb devant les yeux , ne peut souvent avoir des visions douces et agréables. Il ressemble à cet enfant du spectre dont W alter Scott a fait le sacrificateur du clan de Roderick Dhu, dans la Dame du Lac (1). Pour lui les rochers aux formes âpres se changeaient en monstres hideux, il voyait surgir de la cascade écuraeuse un démon aquatique-, la vapeur de la montagne devenait tout-à-coup le manteau d'une vieille sorcière; le vent delà nuit était le chant prophétique des morts d'une prochaine bataille. Loin des hommes, enfin, l'hôte du désert s'entourait d un monde de fantômes. Les fables des montagnards partici- pent de cette sombre imagination. S ils prêtent à un esprit infernal des formes gracieuses , c'est pour cacher le poison sous ses baisers , pour rendre mortel l'éclair de ses beaux yeux. Telles sont \e^ femmes vertes qui apparurent à deux chasseurs occupés à se reposer des fatigues de la journée dans une hutte de Glenfinlas. La nuit était épaisse sous le triple dais d'un ciel nuageux , de l'ombre des mon- tagnes et du feuillage des arbres. Cependant les deux chas- seurs étaient jeunes ; le toit de leur bat.hy ou hutte fores-
(1) VEnfant du Spectre était , selon la tradition , le fils d une jeune fille qui s'était endormie auprès d'un feu allumé jiom' brûler les osse- mens d un champ de bataille. Pendant son sommeil le vent la cou- vrit des cendres de ce bûcher funèbre , cendres fécondes qui la ren- dirent mère. Nous connaissons peu de superstitions aussi étranges que celle-là.
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tière pouvait délier le veiil et la pluie ^ un liouc de pin dévoré par la flamme du fover emoyail jusqu'aux solives les gerbes d'une lumière pélillante-, ils avaient vidé à demi la gourde du whisky, et ils achevaient de la vider en chantant de vieilles ballades, dont s'étonnaient les tristes échos de minuit.
« Nous avons de joyeux refrains et du whisky généreux, dit l'un; que n avons-nous une troisième chose pour que notre félicité soit parfaite ?
— Vous avez raison, dit l'autre, que n'avous-nous deux filles de la montagne, pour rire et folâtrer avec nous ? »
Soudain, comme en réponse à ce double souhait, deux voix se font entendre à quelque distance de la hutte ; un bruit de pas qui s'approche se mêle à ce son réjouissant : on frappe deux petits coups à la porte qui, privée de loquet, s'ouvre d'elle-même 5 deux jeunes filles entrent riant et chantant. Elles étaient vêtues de vert; leur robe était d'un tissu de la plus riche soie. Leurs seins et leurs blanches épaules sortaient à demi de leurs corsets. Un poète eut pu les comparer à l'écume que le torrent printannier fait bouillonner sur ses rives, où croît une bordure de bruyère. Ces deux in<;onnues avaient passé l'âge de la première jeunesse , mais elles en conser- vaient la fraîcheur unie à la brillante maturité de la femme faite , et le snuod ou ruban des vierges nouait en- core les boucles de leur abondante chevelure. A l'âge qu'accusait leur maintien, la beauté peut cesser d'être ti- mide sans rien perdre de ses grâces. Leurs veux bleus semblaient animés par une heureuse gaité et un peu aussi par l'expression d'une voluptueuse allenle; on eût dit enfin qu'une ivresse inaccoutumée leur avait donné le courage imprudent de quitter seules la maison maternelle.
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Dans un momemt plus calme, les deux chasseurs eussent sans doute adressé des questions curieuses à ces belles in- connues : qui étaient-elles ?d'où venaient-elles? pourquoi venaient-elles ? mais à quoi bon efTaroucher leur impru- dence avant d'en profiter ? Un des deux amis, le premier voulut saisir dans ses bras la plus grande des deux sœurs; car, si elles n'étaient pas sœurs par le sang, elles l'étaient par la beauté. Un léger cri d'effroi lui fit craindre d'être trop \ite coupable, et il ne put retenir la belle effravée lorsqu'elle sauta en arrière et repassa le seuil de la porle; il lui sembla toutefois qu'en fuyant, elle lui avait adressé plutôt un regard de tendre reproche que de sérieuse colère, et il courut pour la ramener ou pour la suivre; en un instant le couple se perdit dans les ténèbres.
« Où ont-ils passé? dit la plus jeune sœur . allons voir.
— Non , non ; gardons-nous de les déranger.
— Nous pouvons sortir ensemble sans les déranger , reprit la demoiselle verte avec un agaçant sourire , accom- pagné de ce signe du doigt qui dit si tendrement : Venez! — Venez, ajouta-t-elle , voyant que le chasseur restait dans la hutte , venez , la vallée est assez grande pour eux et pour nous,
— Il fait ft-oid , la nuit est noire, assevons-nous ici au- près de ce bon feu.
— La lune brille avec tant d'éclat sur le sommet du Ben! La cascade tombe comme un torrent d'argent li- quide; venez, venez.
Ses yeux exprimèrent alors tant d'impatience, que le chasseur commença à croire qu'il v avait quelque chose de surnaturel dans leur flamme amoureuse.
« Attendons le retour de mon ami, dit-il.
— Ce sera trop tard ; je suis forcée de parlii'. . . adieu , ou venez : allons, donnez-moi la main.
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— Un moment , encore^ répondez à une seule ques- tion... Mais, chut... écoulez! »
C'était un cri dans l'éloignement, et le chasseur crut 'reconnaître la voix de son ami ^ mais la belle inconnue recommença à chanter , et à chanter toujours plus haut comme pour étouffer l'écho de ce cri de mauvais augure. Le chasseur effrayé reconnaît alors le piège où il allait tomber-, à son ardeur imprudente succède une froide crainte. Il invoque la vierge Marie. Plus il met d'onction à répéter les versets du Saline regiiia, plus faibles devien- nent les accens de la mystérieuse demoiselle, plus sa beauté pâlit et s'efface. Cependant elle demeure, elle con- tinue ses chants , elle darde sur le chasseur ses regards de tendre coquetterie, et quand parut l'aube matinale, le
chasseur était épuisé , sa voix expirait sur ses lèvres
Heureusement qu'à son dernier signe de croix , il vit s'é- vanouir la séductrice et n'entendit plus ses incantations magiques.
Dès qu'un ravon du soleil eut percé les nuages, il alla à la recherche de son ami... Hélas! il ne retrouva plus qu'un cadavre et revint seul à la ville , remerciant le ciel d'avoir échappé aux embrassemens homicides desfeuinws vertes.
Plus généralement les mauvais génies des Highlands ne craignent pas de se montrer aux montagnards dans tout l'appareil de leurs terreurs et tendent des pièges plutôt à leur courage qu'à leur amour du plaisir. Le démon de la foret de Glenmore, nommé Llani-Dearg ou Main-Rouge , alaforme d'un guerrier armé de pied en cap. C'estcomme un chevalier qui défie au combat ceux qu'il rencontre. Malheur à l'audacieux qui accepte et lui dit de jeter son gant ! il voit une large main rouge qui saisit une épée dont la lame a été trempée dans les fournaises de l'enfer.
584 SL'PERsirrioxs poétiques
Leclioc esl terrible: quelques braves chefs, dijjnes de In valeur de leurs ancêtres, sont parvenus à désarmer Llam- Dearg ; mais alors commence entre les deux adversaires une lutte corps à corps, dont l'issue est fatale au vain- queur du premier combat ; car, s'il laisse Llam-Dearg ter- rassé , il se retire les membres meurtris par les étreintes de la terrible main rouge , et ne survit pas long-tems à sa double victoire.
Le canton de Knoidarl est aussi habité par un démon appelé GLas-Lich, ou la Sorcière des nuits. Glas-Lich esl un géant femelle dont les longs bras vous saisissent au pas- sage, si vous êtes assez hardi pour continuer votre route lorsque vous l'apercevez. Telle qu'un télégraphe, qui vous avertit de rebrousser chemin, Glas-Lich suspend par les cheveux le malheureux qu'elle étrangle au plus haut sapin de Knoidart , et elle rit lorsque les amis du tîiort le plaignent d'avoir rencontré le sort d'Absalon, en poursui- vant une jeune corneille ou un écureuil de branche en branche.
Le lac et le torrent ont en Ecosse leurs démons , comme le désert et la forêt. La Mennaid ou Sirène , que les na- luralisles onlsavammeutconfondueavecle])hoque on veau marin , a quelquefois la perfidie des femmes 'vertes de Glenfinlas. Elle séduit par son chant le montagnard ama- teur de la musique , elle l'invite à sa grotte de corail el l'endort à jamais dans un humide tombeau. Quel(|uefois aussi la sirène est séduite à son tour ; elle aime d'amouï- sincère, et quand elle est trahie et abandonnée ^ elle mau- dit, comme la Calvpso antique , son odieuse immorlaliti'. Mais les lacs d'Ecosse, parcourns aujourd'hui en tout sens par des bateaux à vapeur , ont perdu peu à peu leurs si- rènes amoureuses. Les dernières se sont réfugiées d'ans l'aK hipel des H«'lirid(^s . près des îles d'Iona cl do Colon-
DR I. KCOSSK. 5S,î
sav. Heureusement avec elles a disparu aussi le rruei helpie ou cheyal-dénion, qui venait caracoler p,Tacieuse- ment sur le rivage , invitait par ses gambades coquettes les jeunes enfans ou les jeunes filles à se hasarder sur sa croupe, comme Europe sur le taureau de Crète, puis soudain se précipitait dans le lac ou le torrent avec ses imprudens cavaliers. Le kelpie du loch Tav emporta ciinsi, en 1809, quatre beaux enfans tout fiers d avoir dompté ce bucéphale sauvage.
Le kelpie a la plus grande analogie avec ces dracs du Rhônedont parle le maréchal du rovaume d'Arles, le vieux Gervais de Tilburv. dans ses Otia imperialia, recueil cu- rieux de sombres légendes composées par un Anglais sous le ciel riant de la Provence.
Le spunkie n'est guère moins à redouter que le kelpie. C'est lui qui allume ces lueurs trompeuses qui courent lelong^d'un marécage, et persuadent au voyageur anuité qu'il approche de quelques hameau. Burns , dans son ode au diable, traite le spunkie de singe malfaisant ( wii.ç- chievous nionkey). Ce nom lui va à merveille. Ce mali- cieux lutin appartient également à la Haute et à la Basse- Ecosse ; on le retrouve sur les deux rives de la Tweed et dans tous les pavs de marécages. Les Anglais l'appellent jack-with-a laniem , les Y raxxQsÀ'è feu-follet , etc. 11 v a encore sur le Ben Loraond la race hideuse des / risks ou Sylvains , espèces de satyres aux jambes de bouc comme les compagnons du vieux dieu Pan.
Nous parlerons avec plus d'i-gards du lutin lamilier et domestique nommé Brownie. C est l'hôte bienveillant de la ferme ou de la cabane, préférant la société du monta- gnard ou du lowlaiider à celle de ses semblables. Quand il adopte une maison, quand il a pris l'habitude de venir chaque soir . dès que le fovcr est désert et les lumières
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éteintes , se réchaufifer au reste de chaleur qu'exhalent la plaque de l'àtre ouïes tisons éteints, on doit le laisser jouir en paix de cet asile. Loin d'abuser de cette hospitalité , il devient bientôt l'invisible ami du maître , le surveillant désintéressé des étables et de la laiterie. Si les servantes négligent leur tache , Brownie range les meubles , balaye la cuisine et le salon , retire des vases de lait les mouches qui s'y sont noyées , etc. Quelquefois il suit les agneaux au pâturage , chasse les taons importuns et démêle les toisons des brebis. Si Brownie se permet quelques malices , s'il effraie quelque servante paresseuse , s'il chatouille avec une paille les lèvres de quelque rustre qui s'endort sur le fauteuil du maître , il rend tant de services aux maîtres et aux domesliques. qu'on doit lui pardonner un caprice de tems en tems. Brownie est à la fois de la famille d Ariel et de celle dePuck.
Les fées d'Ecosse ne sont pas non plus d'ordinaire une race malfaisante. Les Highlanders et les Lowlanders les appellent les Bonnes gens. Elles habitent dans les cavernes des Bens du Perthshire , et là , ceux à qui il a été donné de les surprendre dans leurs danses ont pu avoir une idée du pandémonium de Milton, car les fées d'Ecosse affectent volontiers la taille des pygméespour se rassembler dans un moindre espace.
Il y a aussi des fées de deux sortes : les /ee^ domestiques et les fées indépendantes ; les fées domestiques s'attachent à une famille , et assez volontiers à une famille noble , laissant les cabanes et les fermes au rustique Brownie. Heureux le clan dont le chef est protégé de père en fils par une benshie l c'est ainsi qu'on appelle ces sortes de fées; tout est joie et bonheur dans sa demeure et parmi sa tribu. Si un revers menace le protégé de la benshie, elle l'avertit par un cri de douleur; ce cri retentit plus mélancolique
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quand il s'a» il d'un malheur irréparable, quand arrive la veille du jour où le chef doit descendre au tombeau. Quelquefois ces avertissemens d'une mort prochaine sont donnés à un chef par le spectre de quelque ancien ennemi de sa famille. Tel est le Bhoda Glas de Mac Ivor dans IVaverley.
Les fées indépendantes forment un royaume nomade qui a ses mœurs, ses institutions, sa hiérarchie. Véritables bohèmes du monde merveilleux , les fées d'Ecosse se re- crutent quelquefois parmi les hommes , par le vol des en- fans au berceau. Certains mortels priviléc,iés ont été aussi admis , dans l'âge mûr , aux secrètes faveurs de leur reine , et en ont reçu le don d'immortalité. Thomas d'Er- celdoune vit encore dans Elflnnd, ou le pays de féerie (1). On raconte que, de leur côté, certaines fées indépen- dantes ont quitté leur demeure inconnue pour venir con- soler, par leur afFection innocente, les jeunes filles per- sécutées dans leur famille. Une de ces fées avait lié une étroite amitié avec la jolie Kilmenie , surnommée la Rose du Perthshire. Kilmenie allait tous les jours ramasser dans la tourbière la provision de combustible pour le ménage, pendant que ses frères, gâtés par la préférence d'une mère injuste, passaient leur vie dans l'oisiveté ou à la chasse. La fée amie, voulant abréger la tâche pénible imposée à sa favorite, l'attendait le matin à l'entrée d'un tourham ou petite colline féerique qui lui servait d'asile. Kilmenie frappait trois coups sur le rocher , et par une petite ouverture elle voyait sortir une petite main qui lui
(1) Il n'y a guère plus de cinquante ans qu'un Ténérable ministre des montagnes , le docteur Kirbj' , qui avait trahi les secrets des fées en les publiant , fut enlevé par elles : on tous montre son tombeau à Aberfoyl; mais en vous assurant qu'il est vide. Le docteur Kirhv apparaît quelquefois à ses anciennes ouailles.
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tendait un petit couteau. Avec ce petit couteau . elle avait amassé toute la tourbe dont elle avait besoin en quelques minutes. A son retour elle frappait deux coups , la petite main sortait encore pour repiendre son petit couteau. Les frères de Rilmenie remarquant qu'elle s'acquittait de sa tâche sans fatigue, s'imaginèrent que quelqu'un l'aidait. Ils l'épièrent et découvrirent ce merveilleux secours ; ils lui arrachèrent le couteau, et la devançant à la colline, frappèrent deux coups comme elle ; la fée répondit au si- gnal, mais ces misérables lui coupèrent la main avec son propre couteau. La fée poussa un cri de douleur, et se croyant trahie par sa protégée , ne la revit plus.
La nombreuse famille des Gohelins écossais mériterait bien son chapitre , s'il était possible de parler de tous les êtres surnaturels dont la crédule Ecosse a peuplé ses mon- tagnes et ses vallées solitaires. Les villes elles-mêmes ont leurs revenans, leurs spectres et leurs fantômes , comme les vieux châteaux et les huttes de bergers. Il y a quelques années, il fallut changer la garnison de la citadelle d'Ediii- bourg pour déloger le spectre d'un soldat fusillé injuste- ment, à ce que prétendaient ses camarades. Le malheureux avait trouvé ses officiers inexorables devant la cour mar- tiale, et il était mort en protestant de son innocence. Son spectre continua cette protestation après son supplice, jusqu'à ce qu on lui laissât le champ libre, mais il vécut en bonne intelligence avec le nouveau régiment.
Le spectre écossais a cela de particulier, qu'il existe avant comme après la mort do chaque homme dont il est Vombre. Avant la mort il s'appelle -wiaith .• tout homme qui % apparaît ainsi à lui-même n a plus que le tems de faire son testament.
Les apparitions ont (juelquefois en Ecosse un car.u- lère reli'Meux. et le ciel les a lui-même fait servir davcr-
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tissement aux rois et au peuple. S'il faut en croire les chroniqueurs , on vit à Edimbourg , comme à Jérusalem , des armées se livrer bataille dans les airs à la veille d'une guerre funeste 5 on entendit des tambours et des trom- pettes invisibles donner le signal d'une victoire à la veille d'une guerre heureuse. Une des apparitions les mieux constatées de l'histoire est celle qui ne put empêcher malheureusement le roi Jacques IV d'aller se faire tuer à Flodden-Field , si toutefois le roi Jacques IV est mort , car bon nombre d'Écossais prétendent que, comme le roi Sébastien de Portugal, il fut enlevé par des esprits qui lui permettront un beau matin de revenir conti- nuer son règne. Le roi était à l'église dans sa bonne ville de Linlithgow, lorsqu'un homme âgé de plus de cinquante ans, dit Pitiscote, se présente à la porte, traverse le cercle des seigneurs et se fait faire place d'un air d'autorité, en déclarant qu'il veut parler au roi. L'in- connu portait une robe ou blouse bleue avec une cein- ture blanche qui lui serrait les reins -, il avait des brode- quins aux pieds, mais pas de chapeau, et ses cheveux^ blonds pendaient sur ses épaules. Le roi priait lorsque cet homme l'aborda sans cérémonie, se pencha sur sop prie-dieu et lui dit : « Messire roi , ma mère m'envoie vers vous pour vous avertir de ne pas aller où vous avez l'intention d'aller; sinon, il vous arrivera malheur à vous et à tous ceux qui iront avec vous. )> Jacques , étourdi de cette singulière apostrophe, baissa les veux comme pour réfléchir ou se recueillir avant de répondre 5 mais lorsqu'il releva la tète, l'homme n'était plus là; on ne sut ni où il avait passé, ni comment il avait disparu; chacun l'avait vu entrer , personne sortir. Les uns vou- laient que ce fut saint André , les autres saint Jean , par- lant au nom de la Vierge mère. Ce n'est que de nos XI. 19
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jours que la critique historique a prétendu que ce pou- vait bien être aussi un saint de la façon de la reine, femme de Jacques, très-opposée à la guerre méditée par son che- valeresque époux ; mais, dit Waller Scott, il faut choisir ici entre une imposture ou un miracle.
Le roi crut avoir fait un songe; cependant , il était si déterminé à la guerre qu'il ne céda pas même à un second avis qui lui fut donné quelque tems après avec une nou- velle solennité. A l'heure de minuit, quand toute la ville d'Édinbourg dormait, un bruit étrange fit mettre tout le monde aux fenêtres. On entendit distinctement des fan- fares de trompettes , et du haut de la croix en pierre où se faisaient les proclamations des ordonnances et décrets du royaume , une voix retentissante se mit à réciter un catalogue de noms. C'étaient les noms de toute la brave chevalerie d'Ecosse , comtes et barons , qui furent som- més de comparaître sous quarante jours devant le tribunal de la mort. Tous ceux qui furent compris dans cette fan- tastique proclamation succombèrent peu de tems après avec le roi sur le champ de bataille, à Flodden ; tous, ex- cepté un seul homme qui . s'en tendant citer d'une façon si étrange, s'écria de son balcon qu'il en appelait à la mi- séricorde de Dieu, son sauveur.
Ce n'est encore que de nos jours qu'on a mis en doute cette voix surnaturelle , ce héraut d'armes infernal. C'était, H-t-on dit, un second stratagème pour détourner .lacques do la guerre. Mais ces traditions n'en font j)as moins partie des croyances de. l'Ecosse. Si elles n'étaionl pas conformes au génie du j)cuple cl à la foi populaire, on ne les eut pas inventées, ou celui qui les inventa naui.til ])as été cru si facilement. Les Écossais obéirent à leur roi et marchèrent en grand nomhre sous sa bannière, mais avcM- la triste conviction qu'ils avaient contre eux les puissances
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du. ciel et celles de l'enfer. Qui sait juscju'à quel point celte conviction contribua à la perte de la bataille?
La citation solennelle de la croix d'Edinbourg a fourni à Walter Scott une des plus belles pages de son poème de Marmion; les notes de ce poème, comme celles de tous ses ouvrages de poésie , sont ricbes en anecdotes de féerie , de sortilèges et d'apparitions : c'est en effet dans ces notes que le romancier-poète a presque toujours relégué le mer- veilleux de ses sujets, car ce n'est que par allusion et sous la forme du doute que, dans ses compositions même, il rappelle les légendes superstitieuses de l'Ecosse.
A l'exception de la Dame blanclie dans le Monastère , exception peu heureuse, on trouve dans les poèmes comme dans les romans de AValter Scott bien moins d'esprits, de spectres, de fantômes, de fées, de sorciers, qu'on ne pourrait s'y attendre. Walter Scott a été surnommé le magicien du nord (^the wizard of the north)-^ mais aucun auteur n'a été plus sobre de ressorts extraordinaires, aucun n'a plus répugné à appeler au secours de ses dé- nouemens le Deus intersit d'Horace. Les personnes qui ont vécu dans son intimité assurent que l'auteur de la Dame du Lac était secrètement aussi superstitieux que Samuel Johnson lui-même, et qu'il craignait d'exposer ses Dieux au ridicule , en les exposant au grand jour de la publicité 5 mais dans la conversation , surtout au coin du feu, sous la rose , comme disaient les anciens , Walter Scott aimait par-dessus tout les vieilles légendes , et les racontait avec tout le sérieux d'un homme convaincu. Sa bibliothèque offrait aussi des trésors en ce genre 5 ses li- vres ou brochures sur la magie et la féerie s'élevaient à plus de trois mille volumes. Au soin avec lequel ces ou- vrages sont classés, à leur reliure originale, l'étranger visitant Abbotsford reconnaît tout d'abord que ce furent
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là les livres de prédilection du châtelain. Par le même motif, ce qu'il aimait le plus, et il le disait souvent, dansla situation d'Abbotsford , c'était le voisinage des lieux im- mortalisés par les prodiges de deux fameux nécromans, dont l'un lui avait au moins légué son nom , Thomas d'Er- celdoune et Michel Scott. D'un coté , ce sont les sommets coniques de l'Eildon triplés par un coup de baj^uette • de l'autre, des ponts improvisés en une nuit sur la Tweed par deux ou trois ouvriers. Michel Scott avait à ses ordres un si grand nombre de ces ouvriers actifs, les uns visibles, les autres invisibles , que son embarras consistait à leur trou- ver de l'emploi. Croyant tromper cette activité effrayante, il leur avait commandé un jour de construire uneehaussée depuis Fortrose jusqu'à Arde, sur le golfe de Morav. Le lendemain matin , la chaussée allait être terminée, et Michel , c[ui ne voulait pas forcer le fleuve ni la mer à changer de lit, n'eut d'autres ressources que de la faire détruire 5 il n'en reste plus que le cap de Fortrose , qu'on appelle encore la chaussée de Michel Scolt. Mais alors les infatigables manœuvres de l'architecte revinrent le trouver pour lui demander de l'ouvrage ; Michel ne sachant com- ment les employer, imagina une mystification cruelle. « Allez , leur dit-il , me faire des cordes avec du sable. » Les démons essayèrent , mais ce fut pour eux la tache des Danaides dans l'enfer classique , et ils revinrent prier Michel de leur permettre d'ajouter au moins un peu de paille à la matière première de cette bizarre corderie , dont on voit encore les vestiges sur les bords du golfe de Solway. Michel refusa, et les démons sont encore occu- pés à leur tâche impossible.
Michel Scott était un de ces nécromans vertueux qu'on ne brûlait pas et que les souverains consultaient même sans danger pour leur foi. C'étaient les sorciers de la
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science el du génie, ceux qui arrachaienl à la nature ses secrets par l'étude et le travail. L'Ecosse eut ensuite ses sorciers et ses sorcières par pacte diabolique, sorciers ou sorcières sentant le fagot , et dont plusieurs périrent par le feu, comme l'attestent les fastes judiciaires d'Édiu- Ijourg et d'Aberdeen. Quelques-uns de ces malbeureux n'arrivaient même pas jusqu'au lieu de l'exécution : le peuple les arrachait au bourreau pour se donner le plai- sir de les égorger lui-même. Tel fut le sort de la fameuse sorcière Cornfoot. Quelques-unes de ces sorcières de par Satan avaient l'art de racheter de tems en tems leurs noirceurs et leurs méfaits par quelques services. Il y avait aussi en Ecosse des sorcières insaisissables qui fai- saient plutôt partie du monde des esprits que du monde matériel. Les sorcières de Macbeth, par exemple , n'au- raient pu être traduites en justice. Par la description qu'en fait Shakspeare, d'après les chroniques sans doute, ces fa- tales sœurs (^wierd sisiers) rentrent dans la classe des êtres mythologiques de l'Ecosse. Elles n'ont pas de sexe , elles participent plutôt de la nature du démon que de celle de l'homme. On dit que le docteur Johnson les invoqua en vain dans la bruyère de Fores : il est vrai que le docteur Johnson leur parla, je crois, en vers latins, comme il eût parlé à la Canidie d'Horace ou à l'Erichto de Lucain : elles auraient répondu plus volontiers à une incantation gaéli- que. Les fatales sœurs existent encore dans le comté de Fife, et l'on prétend que tous les fils aînés de la maison de DufF ont le secret du charme auquel elles répondent. J'aimerais mieux voir apparaître, pour ma part , la jo- lie sorcière du Tain O'ShaTiler de Burns \ car Burns a été fidèle aux superstitions locales en faisant sa sorcière jeune et jolie. Plus d'une fille d'Ecosse a été accusée, de nos jours encore, d'allfr danser au sabbat dans le costume in-
294 SUPERSTITIONS POÉTIQUES
délicat qui inspire à l'enthousiasme de Tarn celte excla- mation devenue classique : « Bravo , courte-chemise ! » (TPeel done cutty-sark ! ) Cependant la vraie sorcière écossaise, le type de Madge et des ensevelisseuses de la Fiancée de Lammermoor est une vieille à la peau ridée, au chef branlant, hideuse et morose, entretenant un reste de chaleur animale auprès de quelques charbons re- couverts de cendres dans un pot cassé, marmottant des paroles mvstérieuses, et n'ayant plus d'autre compagne, d'autre amitié dans ce monde , que celle de son vieux chat-, encore celui-ci n'est-il, chez la vieille sorcière, un chat que pour la forme : sous sa fourrure c'est le vieux Nick qui se cache. Telle est la seule sorcière que connais- sent les Ecossais aujourd'hui , dans la Haute comme dans la Basse-Ecosse , dans les montagnes comme dans les lies Hébrides. La pauvre vieille î elle monte encore à cheval sur son balai pour se rendre au sabbat; mais tout le pou- voir qu'elle en rapporte, c'est quelque sortilège à jeter sur les vaches de Sawney ou de Donald. Elle ne risque plus d'être brûlée , sans doute , mais elle ne peut plus commander aux élémens , ni se faire obéir de la tempête, comme jadis la sorcière de Corrivreckan (1) , dont nous
(1) Corri^Tcckan , entre le cap Jura et lile Scarba, est encore au- jourd liui un golfe dangereux poiu" les matelots ; mais il y a long-tems qu'on n'y a \u apparaître la vieille sorcière qui jadis n'avait qu'à agiter son moucLoù- pour exciter une tempête à engloutir une flotte. Un prince danois osa braver la sorcièn^ nn jour quelle agitait ainsi son mouchoir : il fit naufrage coi^ps et biens. La dame qu'il aimait avaîl exigé de lui cet acte de courage pour l'éprouver avant de lui donner sa main. Saint Colomba fut plus heureux , dit une chronique . quand il franchit le passage du Vreckan. Déjà la tempête grondait ; le saint s'adressa à son ami , saint Keunelh. qui entendit sou cri de détresse et sa piière du fond de l'Irlande au moment où il allait s'asseoir à table. Saint Kcnnclh courut à l'église, u'ayaul eu que le tems dt-
i>t I. KCOSSK. 296
.tlloiis raconter un Iruit (]ui piouM' que iclle lecloiilable alliée de Salua avail du moins le seiuimeul du patriotisme «'oossais.
Pendant le règne de Mac-Donald, roi ou lord des Iles, une princesse espagnole , allirée par la répulalion des saints édifices d'Iona, vint en pèlerinage pour faire sa prière et déposer son offrande à l'autel de Saint-Colomba. La belle étrangère lit le tour des côtes sauvages de Mull, et sa présence fut comme l'apparition d'une fée mortelle pour les chefs de l'archipel des Hébrides. Ils furent ton? irappés de cette belle peau brune et de ces beaux veux noirs, qui contrastaient avec le genre de beauté des Hébridien- nes au teint blanc, aux yeux bleus, aux cheveux blonds. Il y avait surtout un charme inexprimable pour ces chels guerriers f'ans sa démarche langoureuse, dans ce mélange de mollesse et de vivacité qui caractérise les châtelaines andalouses. « Elle est noire comme un corbeau! dit l'un. — Elle ne saurait pas danser un réel (espèce de danse des Hébrides) , dit un autre. — C est quelque princesse échappée de l'Afrique, dit un troisième, » Mais tous au fond du cœur éprouvaient quelque chose qui démentait leurs dédains affectés pour létrangère. Le plus franc de ces chefs fut Mac-Lean de Duart, qui s'éciùa que, noire ou brune, africaine ou espagnole, la pèlerine lui semblait la plus belle femme qu il eût jamais vue, et qu'il oserait le lui dire à elle-même. Il se jeta dans une barque , aborda la galère de la princesse , s'offrit pour lui servir de pilote
mettre uu de ses souliers, et il célébra bien vite la messe , à liuteii- tion de son ami . avec un pied en pantoufle. D était neuf heures du matin loi-squU consacra Thostie : ce fut à neuf heures précises (|uc Colomba vit lout-à coup les flots courroucés du Vrcckan sécarter de sa barque au moment où ils semblaient s'avancer en montaf:;n(s pour I écraser et 1 ingloutir. Lcixctulc du saint Oran. )
296 SUPERSTITIONS POÉTIQUES
jusqu'à lona, et la guida heureusement à travers les dan- gers du golfe de Corrivreckan. La princesse, de son côté, trouva à Mac-Lean un air noble et digne de Taltention d'une reine :
« Etes-vous le roi de ces lies! lui demanda-t-elle.
— Je suis le roi de la mienne, répondit Mac-Lean.
— Mais vous avez un roi au-dessus de vous?
■^^ Mac-Donald est roi des Iles , moi je suis roi de Duart. ))
La princesse d'Espagne trouvaque ces titres lui suffisaient pour avoir l'honneur d'être son chevalier, après avoir eu l'honneur d'être son pilote. Il n'y a pas de fière Espagnole qui ne soit égalée en fierté par un chef écossais. Celle-ci entra dans la grande église d'Iona, appuvée sur le bras de Mac-Lean. Mac-Lean eût voulut lui parler d'amour, mais c'eût été se mettre en rivalité avec Dieu. Il respecta les dévotions de la dame étrangère. Son silence fut peut-être mal interprété d'Iona : la dame voulut être conduite à DunstafFnage , ayant, disait-elle, une mission diplomati- que pour le roi des Iles. Mac-Lean n'osa pas encore se déclarer, et comme il y avait une querelle héréditaire en- tre son clan et celui de Mac-Donald, il ne put la suivre jusqu'à DunstaETnage.
Le roi des Iles ne fut pas moins frappé de la beauté de l'Espagnole que les autres chefs hébridiens ; mais il fut plus hardi queMac-Lean. Aulieudesoupirer discrètement, d'attendre toujours un moment favorable pour parler, il fit l'amour dans les règles. La princesse avait trouvé Mac- Lean trop timide, elle trouva Mac-Donald trop hardi , et refusa de le payer de retour. Le tems la rendra plus rai- sonnable , se dit Mac-Donald , et la princesse, quand elle désira remettre à la voile se vit prisonnière. Elle voulut alors éprouver si elle avail dans Mac-Lean un champion
DÉ l' ECOSSE. 297
aussi digne d'elle par son courage que par son respect. Elle lui fil sayoir sa situation. Mac-Lean était comme tous les montagnards, toujours prêt à la guerre et à la vengeance : il lui semblait déjà que la visite diplomatique de la belle Espagnole se prolongeait un peu trop : sur de son appro- bation , il fit ses préparatifs, surprit le château de Duns- laffnage, et s'empara à la fois du lord des Iles et de s-a cap- tive qu'il emmena au château de Duart.
Là, la belle Espagnole se montra reconnaissante, et elle eût épousé Mac-Lean sans faire long-tems la prude , lors- que son père, inquiet à son tour de l'absence si prolongée de sa fille, envova son amiral avec une flotte pour la ré- clamer. Cet amiral, qui avait fait jadis la guerre dans ces mers sous le comte de Buelna , menaçait de mettre à feu et à sang le territoire de Duart si on ne lui rendait la prin- cesse.
Mac-Lean avait résisté par les seules forces de son clan au clan de Mac-Donald et à ses alliés ; mais il ne pouvait espérer de résister par des moyens aussi simples à toute une flotte espagnole. Il alla donc consulter la sorcière de Corrivreckan. La sorcière prit son mouchoir pour tout bagage, et vint au rocher sur lequel est bâti le château de Duart.
Quand l'amiral espagnol jeta l'ancre sous le rocher sour- cilleux , il commença à s'étonner de la tranquillité qui ré- gnait autour de lui. Pas de préparatifs de défense, aucun signe d'alarme. C'était un marin expérimenté^ il regarda à droite et à gauche : rien.
« Mousse, cria-t-il enfin , grimpe au faite du mal, et dis-moi ce que tu vois :
— Amiral, je vois un corbeau noir qui vole en tour- nant sur la crête du rocher.
— Mousse, regarde encore.
298 SLI'EP.STITIOXS POÉTIQLES
— Amiral , voici deux autres corbeaux qui viennent joindre le premier.
— Mousse, regarde encore.
— Amiral, voici trois autres corbeaux, six en tout ^ eh! pardon, amiral, en voici un septième.
— Redescends, dit l'amiral dont le front se rembrunit à cette nouvelle : matelots, à vos postes ! » Mais il était irop tard : une tempête épouvantable, comme celle qui devait un jour engloutir l'Armada, fondit sur le vaisseau amiral et sur toute la flotte qui se dispersa et n'osa plus repa- raître.
Chaque fois que la sorcière de Corrivreckan avait agité son mouchoir, un corbeau était accouru , et chaque cor- beau apportait un grain d'orage sous son aile. La prin- cesse espagnole épousa Mac-Lean et oublia TEspague dans les Hébrides. La tradition dit que les sept corbeaux de Duart étaient sept sorcières transformées ainsi.
Les formes que peuvent prendre les sorcières d'Ecosse sont réglées par une espèce de code de leurs privilèges : elles peuvent se changer, 1" en pierres; alors elles se placent dans un champ qu'on laboure, et le fermier voit le soc de sa charrue se briser dans le sillon ; 2° en pies , elles se sauvent ordinairement sous cette forme; 3° eu corbeaux , c'est pour apporter les tempêtes ou annoncer les morts; 4° en chats, c'est sous celte forme qu'elles s'introduisent dans les maisons; 5" en lièvres, pour dé- truire les légumes dans les jardins et les champs cultivés. Quelques heures avant la bataille de Falkirk, en 174G, un lièvre avant passé tout-à-coup devant la ligne du gé- néral aiiglais, les soldats se mirent à crier : voilà la com- tesse de Kilmarnock qui passe. » La comtesse était une vieille douairière jacobile qu on accusait dans le canton flêtre sorcière.
DE l.'l- COSSE. 290
N'est pas toujours sorcier qui veut , en Ecosse comme ailleurs 5 mais en Ecosse, il est des personnes qui sont, bon gré mal gré , forcées de correspondre avec les malins esprits , qui ont le don de les voir en tous lieux et à toute heure. Ces personnes sont nées le jour de Noël ou le ven- dredi-saint : singulier privilège qui remonte à l'époque où le catholicisme régnait dans tout le rovaume de Bruce, mais dont la réforme n'a point privé les Ecossais.
Le don de seconde vue est encore un privilège du même genre , qui est particulier à l'Ecosse , et surtout aux ha- hitans des Iles ; privilège fatal, car il en est des prophètes ou voyans des Hébrides , comme de la Cassandre des Grecs : ils sont malheureux par anticipation d'un danger qu'ils prédisent en vain à l'imprévovance opiniâtre des hommes. Lochiel fut bien prévenu par un voyant de l'issue qu'aurait la bataille de Culloden- mais l'honneur lui fit une loi d'aller périr avec son clan sous la bannière de Charles-Edouard .
La seconde vue est un phénomène dont la phvsiologie s'est occupée et qu'elle a analvsée comme le svmptôme d'une manière d'être propre à certains tempéramens , à certaines organisations. Je ne sais plus quel est le savant docteur qui en a fait une variété de la catalepsie. Quoi qu'il en soit , c'est un de ces miracles qui ont pu impuné- ment subir l'épreuve suggérée par Voltaire , l'examen d'une académie ou d'une faculté de médecine. La seconde vue existe : reste à l'expliquer. Je la définirai provisoire- ment un rêve sans sommeil. Si une fois on admet qu'on peut dormir éveillé , les yeux ouverts , ces rêves sont-ils des prédictions plus sûres que celles que l'oniroscopie tire des rêves du sommeil? Yoilà comme vous pourriez poser la question à la faculté d'Edinbourg; mais dans les High- lands et les Hébrides, on attache un sens moins fortuit
300 SUPERSTITIONS l'OÉTIQLES
aux révélations de la seconde vue. Les voyans sont des êtres à part, écoutés avec respect, consultés sérieusement. L'anecdote suivante vous est souvent racontée pour prou- ver combien leurs prophéties sont indépendantes d'aucun calcul.
Dans une auberge de Killin , ville du comté de Perth , un de ces voyans était à table, lorsqu'entre un inconnu. A la vue de cet homme, le voyant tressaille, se lève de table et se sauve en courant. On le poursuit, on l'atteint, on l'interroge et il avoue qu'il s'est enfui parce que le nouveau venu , qu'il ne connaît pas, est destiné à périr sur l'échafaud dans deux jours , et qu'à cette révélation s'est joint en lui un irrésistible instinct de terreur per- sonnelle. Cet homme s'irrite de cette prédiction comme d'un outrage, tire sa claymore et l'enfonce dans le cœur du voyant. L'assassin est arrêté , jugé à l'instant et périt deux jours après du supplice qui lui avait été prédit. Certes, voilà qui surpasse tout ce que les anciens disaient et croyaient de ce pouvoir indéflnissable et supérieur aux dieux , la fatalité.
Enfin il est aussi des Ecossais qui prétendent que la se- conde vue est à la fois une science et un don naturel , qu'elle peut se communiquer par initiation. Voici com- ment s'exprime à ce sujet un vieil auteur qui a traité gra- vement la question :
« C'est par d'étranges solennités qu'on investit un homme de tout le secret de la seconde vue. Il faut d'abord que celui qui prétend l'acquérir se serre la taille avec une corde en crin , ayant servi à fixer le couvercle d'un cer- cueil. Il faut ensuite qu'il courbe la tcte comme fit Elisée (Rois, liv. I", ch. XVIII, vers. 42), jusqu'à ce qu'il aperçoive à travers ses jambes un enterrement qui passe. Mais si le vent change pendant ce tems-là , il est en danger
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de mort. Il est donc plus prudent pour le néophyte cu- rieux de cette science de mettre son pied gauche sous le pied droit d'un voyant, qui pose en même tems sa main sur sa tète. Dans cette attitude, il regardera par-dessus Tépaule du voyant et il apercevra une multitude de per- sonnages furieux qui accourront à lui de toutes les parties de r horizon , aussi nombreux que tous les atomes qui flot- tent dans l'air. Ces personnages ne sont pas des non-entités ni des fantômes, créatures émanées d'une imagination ef- frayée, d'un cerveau troublé ou malade ; ce sont des réalités se montrant telles qu'elles sont à un homme dans son bon sens , et qui peut les examiner avec une attention scrupu- leuse 5 mais cette vue devient bientôt si terrible que l'ap- prenti vovant reste tremblant, respirant à peine etmuet.»
Terminons par la mention des singulières idées qu'ont tous les Ecossais sur les morts. L'ame, disent-ils, ne quitte la chambre où elle s'est séparée du corps qu'après que les funérailles sont accomplies. Elle plane autour de la couche funèbre, et si on s'adresse à elle avec certaines paroles d'incantation , elle peut rentrer dans sa prison mortelle , la ranimer un moment et répondre aux questions qui lui sont adressées sur la cause de son trépas. L'ame n'est pas seule dans la chambre , toutes les âmes de sa connaissance viennent lui tenir compagnie pendant l'intervalle qui sé- pare la mort des funérailles. Invisibles à tous les yeux, les âmes peuvent cependant manifester leur présence si elles sont provoquées par quelque indiscrétion. L'usage est de tenir la chambre d'un mort ou large ouverte ou en- tièrement fermée-, si on la laissait entrebâillée, la première personne qui entrerait, dit-on encore, verrait probable- ment le corps assis sur le lit.
Les superstitions écossaises sont en si grand nombre , que notre but , dans cet article , n'a été que de faire cou-
302 SiriiKSTITKJNS l'OETIylKS
nailre telles qui sont les plus populaires el surlout les plus poétiques -, mais que le lecteur n'oublie pas que, pour goûter un pareil sujet, il faut une grâce d'état ou tout au moins une disposition d'esprit particulière. Le charme d'une lé- gende, comme l'a dit le grand magicien du nord, dépend beaucoup de 1 âge de la personne à qui elle s'adresse. « Je le sens d'autant mieux, ajoute sir Walter Scott, qu'à deux époques bien différentes de ma vie , je me suis trouvé avec des résultats tout différens en des lieux favorables à ce degré d'émotion superstitieuse que les Ecossais appellent eerie ( la peur des esprits ). » Et à l'appui de cette assertion, il nous raconte comment, à l'âge de dix-neuf ou vingt ans, il passa une nuit d'insomnie dans le château de Glamis qui , depuis Macbeth, s'est enrichi de siècle en siècle de nouvelles légendes. Il eut beau appeler l'histoire à son se- cours pour démentir celles de ces traditions que la poésie a empruntées aux récits populaires, son imagination fut d'accord avec Shakspeare pour évoquer les personnages de la fameuse scène nocturne du château de Macbeth. Il les reconnut, comme si ces acteurs fantastiques eussent joué sur le lieu même cette scène qu'il avait vu représenter quelque tems auparavant à Edinbourg par John Kemble et son inimitable sœurs M". Siddons. En 1814, le ha- sard conduisit Walter Scott dans le château de Dunve- gan , qui n'est guère mois riche en traditions supersti- tieuses que le château de Glamis; mais il avait alors dé- passé l'âge moyen de la vie. Le laird et la chàtelaiiio lui firent l'offre courtoise de le faire coucher dans la chambre dite des apparitions. « J'en pris possession, dit-il , à l'heure où les esprits reviennent. Excepté peut-être quelques ta- pisseries flottantes et l'extrême épaisseur des murs, rien de ^\\xs conifoi lahie que cette chambre; mais si vous re- gardiez par les fenêtres , tout ce que vous aperceviez sal-
I)K I. KCOSSIC. 303
liait aux idées suporslilieuses. Un \ ont irautomne , parfois cliarjjé de vapeurs, dérobait le jjolfe à la vue , ou en sou- levait les vaijues et les précipitait sur le rivage. Les ro- chers qui , surgissant du fond de la mer sous une forme assez semblable à la forme humaine, ont reçu le nom de Filles de Macleod , étaient couronnés d'une écume blanche. Dans une nuit semblable, ces rochers singuliers auraient pu me rappeler aussi les déesses norwégiennes surnommées les Messagères de la mort , ou les femmes voyageant sur l'orage. Dans le fond du tableau, on dis- tinguait quelques-unes des montagnes de Quillan , appe- lées les Tables de Macleod. Enfin , à la voix des flots et du vent se mêlait celle de la cascade retentissante, désignée sous le nom de la Nourrice de Rorie More , parce que ce chef aimait à s'endormir en l'écoutant. En un mot, ma chambre méritait un hôte moins pressé de sommeil. Eh bien ! je dois avouer que de tout ce que je vis avant de me coucher, ce qui me séduisit le plus, ce fut le bon lit où j'espérais réparer la fatigue de quelques nuits péni- bles passées à bord , et où je dormis en effet sans rêver de spectres , de fantômes ou de lutins, jusqu'au lendemain malin. Il fallut (jue mon domestique vint me réveiller. »
( lùlinlnirgh Magazine . )
gg^ouiKnirs be ^^o^a^c.
N° II.
ESQUISSES SICILIENNES (1).
La plupart des familles nobles de Sicile ont une cha- pelle qui leur appartient spécialement, dans laquelle on enterre chacun des membres à leur décès , et où l'on ne célèbre que quelques rares cérémonies aux époques des anniversaires solennels. Vers la fin de l'année 1815 , M"^ Zambani , seconde femme d'un prince sicilien qui habite le voisinage de Messine^ témoigna à son mari et à ses enfans le désir d'aller visiter leur vieille chapelle qu'elle n'avait pas vue depuis long-tems , et qui ce soir-là devait être illuminée en l'honneur de la Fête du Rosaire. L'un des fils du prince, qui est aujourd'hui le prince San- Severino, avait alors dix-huit ans. La fantaisie de sa mère le contrariait 5 il aurait voulu ne pas la suivre ; elle exi- gea qu'il accompagnât la famille dans sa visite à la cha- pelle : mais ce fut avec une grande répugnance qu'il obéit à des ordres réitérés.
Une fols dans l'église, le jeune homme ne fît attention ni à la beauté romanesque du site, ni à l'effet solennel de l'orgue retentissant sous les voûtes byzantines, ni à celui
(1) Voyez le premier article dans la 20"^ livraison de celte série (août 183/1 ).
ESQUISSES SICILIENNES. 30.'»
fie nombreuses bougies dont la clarté se jouait sur les Irè- fles gotbiques et sur les sculptures arabes. En véritable enfant gâté , il resta dans l'église sans se montrer à per- sonne. Il se jeta dans un confessionnal , y dormit pen- dantque l'on cbantait l'office des morts , et ne prit aucune part aux dévotions et aux cérémonies de la soirée.
Quand la princesse eut achevé ses prières et qu'elle voulut retourner au palais, elle chercha des yeux son fils, et ne le trouvant pas , elle pensa qu'il avait quitté l'église avant la fin de l'office, et qu'il l'avait précédée. A son ar- rivée au palais , elle reconnut qu'elle s'était trompée ; mais elle fut peu surprise de son absence et pensa que , dans sa bouderie d'enfant , il avait été coucher à Messine où la famille avait une résidence.
Cependant , le jeune prince dont le nom de baptême était Ramire, et que nous appellerons ainsi, n'était pas sorti du confessionnal. Au moment où tout le monde se retira, où les bougies s'éteignirent , où les portes se fer- mèrent , où un profond silence succéda au chant des moines, le jeune homme dormait encore. Le chef de la fa- mille emporta les clefs de la chapelle qui ne devait se rou- vrir que l'année suivante. Après un assoupissement dont le jeune Ramire ne put déterminer exactement la durée, il ouvrit les yeux, sortit du confessionnal, s'étonna de l'obscu- rité profonde qui l'environnait et fit quelques pas dans l'é- glise. 11 cherchait à s'orienter, lorsqu'il entendit un bruit de pas lointains. Il s'arrêta : un homme d'une taille haute, en- veloppé d'un fejrajuolo ou grand manteau à l'italienne , passa, une lanterne à la main, devant le confessionnal, pa- rut s'agenouiller en face de l'autel, continua sa route et dis- parut. Soit que la crainteoule besoin de dormir aient retenu le jeune Ramire dans le confessionnal, où il rentra presque aussitôt après l'apparition de ce mystérieux personnage ,
M. 20
306 ESQUISSES SICILIENNES.
il n'essaya de quitter son asile qu'au lever du soleil. Alors, rassuré sans doute par la clarté qui se projetait le long des murailles, il examina l'intérieur de la chapelle avec at- tention , trouva la porte hermétiquement fermée, ne put découvrir aucune issue, ni du côté de l'autel, ni du côté delà nef: puis cet examen achevé, il monta sur l'appui d'une des fenêtres, et se laissa glisser en dehors jusqu à terre. On avait fait peu d'attention à son ahsence nocturne et sa mère resta persuadée qu'il avait passé la nuit à Messine.
Cependant le mystère de cette apparition dans la cha- pelle lui était resté dans l'esprit ; il se demandait à lui- même si elle ne cachait un secret appartenant à ses parens, et s'il n'y avait pas là-dessous quelque aventure aussi roma- nesque qu'intéressante à découvrir. Mais comment arri- ver à l'éclaircissement qu'il désirait.^ Il v pensa long-tems, et, huit jours après la fête du Rosaire, il prévint sa fa- mille qu'il allait passer la nuit à Messine , et partit pour la chapelle, muni d'une paire de pistolets, d'une épée et des clefs nécessaires. Il retrouva son poste, s'enferma dans le confessionnal, attendit plus de trois heures, "n'a- perçut rien et s'endormit. La même expérience, répétée trois ou quatre fois , n'obtint pas plus de succès. Il com- mençait à penser que son imagination avait fait les frais de toute l'aventure et qu'il avait rêvé cette visite nocturne. Dans cette persuasion, il renonça à son entreprise. Uu mois s'écoula. Comme il revenait de Messine un matin , il vit , sur la route qui conduisait à la chapelle, un homme enveloppé à\x ferrajiiolo sicilien et dont la tournure le fraj)pa: elle ressemblait à celle du visiteur nocturne. Il résolut de recommencer ses recherches le soir même.
Entre Messine et la chapelle se trouvait un petit hameau <"U'i> lequel il s'arrêta pour prendre quelques infonnalions.
ESQUISSES SICILIENNES. 307
Il entra clans plusieurs cabanes, et demanda aux paysans s'ils avaient vu dans le voisina{^e l'homme dont il leur donnait le sijjnalement. « Oui, répondit l'un d'eux, nous le connaissons ; c'est un homme très-charitable dont le nom n'est pas connu , qui distribue des aumônes dans le pavs, et qui va souvent chez les Rinzo, pavsans pau- vres dont la fille est assez jolie. »
Déterminé à connaître le fond de cette aventure , Ra- mire se fit conduire chez ceux que l'étranger avait visités, et il interrogea les habitans de la chaumière dont la fille était, en effet, remarquable par sa beauté.
« Nous ne savons pas, disaient ces paysans , comment se nomme la personne dont vous parlez, mais nous suppo- sons qu'elle est de la famille Costa dont elle nous entre- tient toujours. Si nous n'étions persuadés que c'est de la signora Costa que nous vient l'aumône, nous ne re- cevrions pas les bienfaits d'un étranger. D'ailleurs, tout ce qui est relatif à la conduite et à l'origine de celui dont vous parlez nous est complètement inconnu.
Le second Ave Maria allait sonner , lorsque le jeune homme, bien armé et sentant sa curiosité plus éveillée que jamais, se blottit dans le confessionnal et y fit sentinelle. Toute la nuit s'écoula: Ramire. qui avait eu soin de ne pas s'endormir, n'était pas plus avancé que la veille. Déjà les teintes grises du matin apparaissaient à l'horizon, et renon- çant pour toujours à sa recherche inutile, il mettait le pied hors du confessionnal, quand le bruit d'une clef, tournant avec effort dans une serrure, frappa son attention . Il ren tra , prêta l'oreille, et vit s'entr'ouvrir une porte secrète, qui, pratiquée entre deux pilastres, faisait mouvoir un pan de mur, et dont rien à l'extérieur ne trahissait l'existence. Un bruit de voix vint jusqu'à lui, et l'homme enveloppé d un manteau parut encore. Tl s'ngenouilla devant l'autel.
308 ESQCISSES SICILIENNES.
souleva les marches de bois qui y conduisaient el plaça quelque chose sous ces marches-, puis il se dirigea vers la sacristie et on ne le vit plus. Le jeune homme laissa s'é- couler près d'une demi-heure , et quittant avec len- teur sa cachette , il examina la sacristie qui était vide et où rien n'annonçait plus ni la présence , ni le départ de l'étranger. Il rentra dans la chapelle, souleva les mar- ches de l'autel et ne trouva rien. Ce ne fut qu'après une fort longue recherche qu'il découvrit , dans un petit en- foncement pratiqué sous les marches , une cheville de bois qu'il enleva et qui laissa tomber dans sa main une petite clef ronde, semblable à une clef de piano. Il la prit , remit les marches à leur place et se dirigea vers le pilastre où une légère ouverture se trouvait pratiquée. Il se demanda s'il ouvrirait cetle porte et s'il brave- rait le danger auquel devait l'exposer une pareille en- treprise ? Il avait entendu des voix sortir de la gale- rie souterraine à laquelle la porte conduisait. Était-ce un repaire de pirates.-' un réceptacle d'objets volés? un 1/7 pace dans lequel les moines ensevelissent vivans ceux de leurs frères qu'ils ne veulent pas livrer à la justice hu- maine ? Quoi qu'il en pût être, le jeune homme n'osa pas s'aventurer dans ces mystérieuses cavernes: il replaça tout comme il l'avait trouvé el rentra dans le palais de son père. Il eut soin de ne dire à personne l'étrange dé- couverte qu'il avait faite. Peut-être, aussi, craignait-il de compromettre l'honneur de sa famille par une indis- crétion.
Mais sa curiosité l'emporta bientôt sur les conseils d'une prudence timide : il résolut de se rendre pendant le jour dans la chapelle où se trouvait celte porte mystérieuse : la clef était à sa place , la porte tourna sur ses gonds avec une facilité que sa lourdeur rendait surprenante. Il aperçut
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un corridor sombre; pas un rayon de lumière au loin -, pas un bruit. L humidité de la voûte pénétrait et glaçait ses membres. Craignant d'être arrêté sur son passage par quelque obstacle inattendu , ou de tomber dans quelque chausse-trappe placée là pour punir l'indiscret visiteur , il referma doucement la porte, se contenta de ce commen- cement de découverte, replaça encore la clef sous les mar- ches, et se promit de revenir le lendemain avec une lan- terne.
En effet, il revint dès le lendemain, armé de sa lanterne, ouvrit la porte, l'examina en dehors et en dedans, et re- connut qu'une fois ouverte elle se refermait d'elle-même, au moyen d'un ressort, et qu'il était impossible de la rou- vrir en dedans à moins d'avoir la clef d'une seconde ser- rure, que la première clef extérieure n'ouvrait pas. Ce nouvel embarras le fit réfléchir, et la crainte d'être ense- veli vivant dans ces caves souterraines l'arrêta un moment dans son projet. Mécontent, cependant, d'avoir poussé les choses aussi loin et de ne pas en être venu à son hon- neur, il quitta la chapelle pour aller chercher des te- nailles, une lime et un marteau, qui lui serviraient à en- lever la seconde serrure. En moins d'une demi-heure, il s'était procuré ces objets dans le hameau voisin, et , de retour dans la chapelle, il chercha la petite clef sous les marches ; elle n'v était plus. Ses fréquentes visites avaient- elles éveillé le soupçon.'^ Le visiteur nocturne était-il entré sous la voûte ? il l'ignorait : mais s' approchant tout doucement de la porte, collant son oreille à l'ouverture qu'il connaissait , il resta long-tems ainsi sans entendre aucun bruit, sans rien découvrir. Enfin, après un quart d'heure d'attente, la porte secrète livra passage à l'homme au manteau qui se trouva en face de Ramire.
Leur surprise fut mutuelle ; tous deux reculèrent de
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plusieurs pas et placèrent la muin sur leurs épées \ cai l'étranger était armé. Ramire parla le premier : c'est lui qui m'a raconté cette anecdote, et je rapporte ses propres j paroles telles qu'il me les a dites : « Qui ètes-vous^ mon- sieur ? et que venez-vous faire dans la chapelle de ma famille?
— Mais vous , mon petit seigneur , répondit impoli- ment Tétranger, qu'y venez-vous faire à cette heure? Faites-moi le plai^ir de vous retirer à l'instant même. Si vous n'avez pas cette complaisance , il v a du danger pour vous, je vous en préviens. Si vous tenez à vivre, oubliez entièrement ce que vous avez vu, cessez vos visites, point d'indiscrétion , et par égard pour vous, pour votre jeu- nesse et pour votre famille , je vous épargnerai.
— Eh bien! répliqua le jeune homme, vous qui me parlez d'un ton de hauteur et de mépris si ridicule, ap- prenez que je ne vous laisserai pas bouger d'ici , avant que vous ne m'avez expliqué votre conduite et rendu compte de vos actes. «
Le jeune homme, en disant ces mots, avait tiré son épée et observait d'un œil attentif tous les mouvemens de son adversaire. C'était un homme athlétique d'environ qua- rante-cinq ans, qui, en entendant les dernières paroles du jeune homme, s'élança sur lui avec fureur. Cette pre- mière attaque fut parée avec adresse par le jeune homme qui le toucha de la pointe au-dessous des côtes et lui tira du sang. Lzr rage de l'étranger augmentait : se servant de son épée comme d'un stylet , il se jeta sur Ramire qu'il essaya de cribler de coups et qu'il atteignit au bras. Heu- reusement Ramire ne fut pas désarmé, et, de son bras tout sanglant, il donna à son adversaire un coup d'épée si violent et si bien ajusté (jue son arme s'enfonça jusqu'à la garde dans l'abdomen de l'ennemi; puis, reliiant sou
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oj)i'e a lui , il lil à rélrauger une entaille si profonde que tous ses intestins sortirent et ensanglantèrent le pavé.
« Vous m'avez réduit à cette extrémité, lui dit le jeune homme, il a bien fallu que je me défendisse. Mais parlez dans ce moment fatal, puis-je vous servir?
— Je suis un homme mort, s'écria-t-il , je ne vous demande qu'une seule chose !
— Parlez.
— Prenez cette clef, jetez-la dans la mer et ne cher- chez jamais à savoir quel motif m'amenait dans la cha- pelle. Cela ne regarde et n'intéresse que moi seul. Je meurs de votre main: ne me refusez pas ce dont je vous supplie. »
Ramire évita de répondre à cette demande du mourant, que l'on emporta dans une maison du hameau voisin. On reconnut que c'était un nommé Don Gaëtano Cantarello de Messine , homme d'une réputation assez équivoque et de mœurs fort cachées. M"^ Zambani, crovant que son fils avait eu quelque dispute d'amour et de jalousie avec Can- tarello, alla visiter le mourant et lui demanda des expli- <ations sur cet événement malheureux.
« Madame , répondit-il, puisque votre fils ne s'est pas expliqué à ce sujet , vous me permettrez de ne pas prendre l'initiative, m
Il mourut deux jours après , sans avoir donné aucun renseignement , et même sans avoir disculpé le jeune homme , sur lequel un soupçon d'assassinat , chose assez commune en Sicile , ne tarda pas à peser. On exigea cau- tion pour le jeune homme.
La justice palermitaine, dans tous les tems, et surtout à l'époque dont nous parlons, ne se montrait pas fort sé- vère pour les personnes appartenant aux familles nobles. Cette fois, cependant, le cri pul)lic s'élevan t contre Ramire.
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et les ténioignagnes de plusieurs paysans du voisinage s' ac- cordant à déposer qu'on l'avait vu se promener autour de la chapelle, et attendre l'occasion d'une rencontre avec Can- tarello , conlraignireiit la famille à garder le jeune homme <à vue pendant quelque tems. Sa mère craignait d'ailleurs la vengeance des parens de Cantarello : on sait que la ven- geance sicilienne ne s'explique qu'à coups de poignard. Ra- mire ne sortait plus sans être suivi d'une armée de valets. Le soir , on l'enfermait dans sa chambre , on ne laissait personne pénétrer jusqu'à lui. Pendant quinze jours, cette surveillance fut très-sévère. Lorsqu'il priait sa mère de le délivrer, elle lui répondait que sa liberté dépendait des ex- plications qu'elle lui demandait sans cesse et qu il refusait de donner : que s'il était question de quelque intrigue d'amour , de quelque folie de jeunesse , il ne devait pas craindre un jugement sévère, et qu'elle le priait seulement de s expliquer sur les motifs de cette singulière aventure. Il s'y refusa constamment ^ mais, après deux semaines, la surveillance dont il était l'objet se relâcha un peu. M™" Zambani , dont la tendresse vigilante ne le perdait pas de vue, alla passer une nuit à 3Iessine, et le jeune homme, saisissant cette occasion , s'évada par une fenêtre de sa chambre, dont le balcon donnait sur un jardin. Il avait emporté une paire de pistolets et un briquet destiné à ranimer la lanterne qui sans doute était restée dans la chapelle. En entrant dans le sanctuaire souillé par un combat à mort, il aperçut le sang du malheureux Cantarello qui, desséché depuis l'époque du duel , rougissait encore les dalles de marbre, et toute la partie du pavé voisine de la porte secrète. Le jeune homme frémit d'horreur à cet aspect^mais, entraîné par la curiosité qui le dominait en- core, il ouvrit la porte, détacha la seconde serrure , plaça un levier en travers pour l'empêcher de se refermer , et
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entra dans le corridor. A jDcine y avail-il mis le pied, une odeur méphitique sortit des voûtes souterraines , ar- rêta le jeune homme au passage et se répandit dans toute la chapelle , dont il fut obligé d'ouvrir les fenêtres. Il at- tendit quelques instans, et lorsqu'un air plus pur eut pé- nétré dans la chapelle et de là dans le corridor , il s'y en- gagea. La voûte était basse et ta galerie étroite. A vingt toises ou à peu près de la première porte d'entrée, il trouva une seconde porte fermée. En cherchant par terre à l'aide de sa lanterne, il ne tarda pas à trouver la clef de cette porle qu'il ouvrit, et qui livra passage à une odeur si infecte qu'il fut obligé de fuir du côté de la chapelle et d'atlendre que les miasmes pestilentiels se fussent dégagés. Quand il rentra dans cette caverne où il avait peine à se soute- nir et à marcher , tant elle était remplie d'air vicié , il re- connut que c'était une espèce de caveau carré et à la voûte basse. 11 approcha sa lanterne d'une masse informe en pu- tréfaction 5 une chaîne scellée dans la muraille en retenait les derniers débris. C'é tait un cadavre don t la décomposition infecte se mêlait à la pallie fétide qui couvrait le plancher. En face , dans le coin opposé , se trouvait le corps d'une femme qui tenait un enfant entre ses bras , dans le même état de putréfaction. Les yeux du jeune homme se couvri- rent d'un nuage, ses pieds chancelèrent. Un évanouisse- ment allait le surprendre dans ce lieu horrible, où peut- être la mort l'aurait saisi , s'il ne s'était hâté de regagner, en chancelant, la chapelle. Il resta quelque tems assis sur les marches de l'autel , reprit l'usage de ses sens et se dirigea vers Messine , où il confia au chapelain de la fa- mille tous les détails de sa découverte. Ce chapelain avait assisté Canlarello au lit de mort sans pouvoir obtenir de lui aucun aveu^ il fit sentir au jeune homme la nécessité d'instruire non seulement la famille du prince, mais la
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police paler mitaine. Celle-ci se rendit sur les lieux , et le caveau qui avait servi de tombe aux trois victimes vi- vantes fut l'objet d'une recherche exacte.
11 était évident que ces trois personnes étaient mortes de faim. L'homme était retenu par une forte chaîne rivée au- tour de son corps et qui correspondait à un anneau de fer placé à son pied droit. Cette chaine ne laissait qu'un es- pace de trois pieds de libre entre lui et la muraille. La femme , qui n'était pas enchaînée , reposait sur un matelas de laine. On trouva près d'elle des aiguilles à tricoter, un écheveau de coton et un bas commencé. Auprès de sa tète et contre la muraille, se trouvait une chaise brisée que cette malheureuse avait recouverte d'un jupon. Lors- qu'on dérangea cette chaise, on vit qu'elle cachait un trou pratiqué au bas de la muraille et assez large pour livrer passage à un homme. Il parait que la pauvre femme ne voyant pas revenir celui qui avait coutume d'apporter des alimens aux prisonniers, s'était mise à creuser la terre et à déplacer plusieurs énormes pierres qu'elle avait po- sées sous son matelas. On trouva dans la cavité cet in- strument de bois que les femmes siciliennes appellent mazznrello , qu'elles placent dans leur ceinture et qui leur sert à soutenir les aiguilles à tricoter.
Telle est la puissance de la volonté et la force du déses- poir, qu'elle était parvenue, à l'aide de ce seul outil, à creuser un trou de plus de dix pieds de profondeur sur cinq de diamètre. Les angoisses de la faim vinrent l'arrê- ter dans son travail ; et, prenant son enfant entre ses bras, elle s'étendit sur le matelas où elle mourut. L'attitude du squelette d'homme qui se trouvait en face de cette infor- Uinée ])rouvail qu'il avait fait d'effrovables eflbrts pour parvenir jusqu'à elle et pour briser sa chaine. Tous ses sncmbi'cs paraissaient tordus par les convulsions d«; l'a-
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j^jOiiie, et ses deux bras s'étendaient vers le coin de la ca- verne où son enfant avait péri. On ne découvrit aucune trace de sang ni de blessure , sur le pavé ni sur les deux cadavres.
Ce qui est étrange, c'est que l'on trouva dans un des angles du caveau une grande jarre contenant environ trois pintes d'eau, et, au fond de cette jarre, une livre de raisin que sans doute les prisonniers y avaient laissé tomber par mégarde. Dans un enfoncement de la muraille , une bou- teille contenait un peu d'huile; un gobelet d'étain et une lampe composaient le reste de l'ameublement. Un autre enfoncement du mur était noirci par la fumée , soit que Cantarello y eût allumé du feu pour river les fers de sa victime , soit qu'il eût permis aux prisonniers de s'en servir comme d'une cheminée.
Les enquêtes de la justice jetèrent quelque lumière, mais une lumière incomplète sur les faits dont nous venons de raconter le dénouement. Une fille de la campagne déposa que, deux mois auparavant, comme elle était oc- cupée à cueillir des figues derrière la chapelle , elle crut entendre sortir de terre une voix de femme berçant son enfant, et que, tout effrayée, elle jeta son panier et s'en alla. Un prêtre qui avait officié pendant la cérémonie, dé- posa qu'au moment où il éteignait les cierges, il avait en- tendu une voix qui semblait partir du souterrain : Ma- (lonna del rosario ! 3Iado7ina del rosario '.
Les paysans chez lesquels Cantarello avait coutume de s'arrêter, racontèrent qu'il y avait environ deux ans que Cantarello leur rendait visite sous prétexte de leur faire l'aumône 5 qu'il apportait avec lui et qu'il remportait des alimens de différentes espèces renfermés dans un panier; que. dans les premiers lems, il avait apporté du vin . dp.
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ia viande et du pain , qu'ensuite ce n'étaient plus que des liuits secs et du pain bis.
A diverses reprises, mais à des intervalles Irès-éloignés, il avait amené avec lui un jeune garçon , enveloppé d'un long manteau et qui paraissait pleurer. Ils avaient, di- saient-ils, raillé Cantarello sur cette bonne fortune; mais lui, au lieu de prendre leur plaisanterie en bonne part, s'était fâché. « C'était, dil-il, un jeune prêtre qui ne vou- lait pas rentrer au séminaire et qui était de ses parens. » La conjecture la plus probable ferait croire que le prétendu jeune prêtre n'était autre que la jeune femme du caveau à laquelle il permettait de tems à autre de sortir avec lui.
Cantarello avait été valet de chambre chez le marquis Cornaro. Lorsque le tremblement de terre de 1783 dé- liuisit Messine de fond en comble, le palais Cornaro fut détruit et son propriétaire enseveli sous les ruines. La rumeur publique accusa le valet de chambre de s'être en- richi des dépouilles de son maître. En effet, sans que l'on pût connaître la source exacte de sa nouvelle opulence, il s'établit à Messine, acheta une maison de campagne et vécut en gentilhomme. Il rechercha en mariage une jeune personne qui avait été femme de chambre de la marquise Cornaro et qu'on avait soupçonnée d'être en in- trigue avec lui. Elle le refusa, et choisit pour mari un jeune homme de Trieste avec lequel elle alla habiter une maison assez isolée des environs de Messine. La déposi- tion d'un ancien domestique de Cantarello, renvoyé par son maître cinq ans auparavant, sembla jeter enfin quel- que jour sur ce drame compliqué.
(t Un soir, dit-il , mon maître fit arrêter sa voiture dans un sentier détourné, à trois lieues de la ville et en face de la maison habitée par la femme qu'il avait demandée en
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mariage. « Allez, me dil-il, et avertissez les maîtres de cette maison que l'enfant qu'ils ont en nourrice vient de tomber gravement malade et que leur présence est très-né- cessaire. Allez , et ne leur apprenez pas de quelle part vous venez. » Je vis bien que c'était un mensonge, et je fis quelques représentations à Cantarello, qui me répon- dit : « Mon intention est de les surprendre agréablement et de les faire souper avec moi. » J'exécutai ses ordres. La femme, inquiète à la réception de ce message, voulait par- tir aussitôt. Son mari s'y opposait ; elle l'emporta, et dès qu'ils se trouvèrent en face de Cantarello, ils parurent aussi étonnés qu'effrayés, a Montez dans ma voiture, s'écria Cantarello. — Je te l'avais bien dit! reprit le mari en s'a- dressant à sa femme d'un ton de reproche, que nous tom- berions dans quelque piège. » Le cocher et Cantarello fi- rent entrer de force le mari et la femme dans le carrosse, et mon maître m'ordonna de courir en toute hâte chez lui et d'y faire préparer un souper pour trois personnes. Lne demi-heure après , un paysan vint décommander le sou- per et nous apprendre que mon maître et ses convives s'étaient arrêtés chez un de leurs amis communs qui les avait retenus à souper. Voilà tout ce que je sais. Depuis cette époque, mon maître étant devenu intraitable, son humeur violente me força de le quitter.
On interrogea la nourrice à laquelle avait été confié l'enfant des personnes disparues. Elle confirma la déposi- tion du domestique- l'argent qu'on lui avait fait tenir avec exactitude lui était parvenu par la voie de Trieste , et elle était persuadée que le mari et la femme , sans doute par suite de quelque mauVaise affaire, s'étaient retirés dans cette dernière ville. Tels furent les seuls renseignemens que l'on parvint à se procurer. Il parait certain que le premier enfant de cette femme (auquel d'ailleurs, par
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testament, Cantarello assura toute sa fortune) tUait le fils de ce même Cantarello , et que Faction horrible dont il se rendit coupable fut le résultat de la jalousie que lui in- spira le mariage de celle qui lui avait donné cet enfant. Étrange pays ! qu'il est difficile de quitter dès qu'on y a mis le pied, et où cependant mille périls vous environnent si vous n'avez pas le bonbeur d'être catholique et de com- prendre ce patois guttural, criblé de z et de g, que parle le peuple de Sicile. Un pauvre Anglais de mes amis en a fait la triste expérience. Il revenait de la chasse, son fusil à la main , et traversait la petite ville d'Augusta. La qua- lité distinctive de cet Anglais n'était pas la sagacité : c'é- tait un fort bon chasseur et un médiocre observateur. Arrive la solennelle procession de Saint-Sébastien ; un colosse doré , sur un tréteau mobile , était traîné par des chevaux empanachés, ornés de guirlandes, entourés d'un nuage d'encens. Mt)n ami portait un costume d'officier, et comme il était armé de son fusil , on le prit pour une sen- tinelle. La longue volée des cloches faisait frémir l'air ; on se prosternait sur le passage du saint -, la prétendue sentinelle reste immobile et regarde le peuple qui la voit l'arme au bras, et prend cette immobilité pour une in- jure. Il veut forcer l'Anglais à prcsenler arme pour ren- dre hommage à l'idole 5 on l'environne, on pousse de grands cris, on cherche à lui faire comprendre qu'il doit présenler arme. Il n'entend pas un mot de sicilien. Pour- quoi cette colère et ces cris.^ pourquoi cette foule débrail- lée, le visage rouge de fureur, le poing fermé, lui mon- tre-t-elle l'image de saint Sébastien? pourquoi les mots coquin, scélérat , misérable, bégayés en mauvais anglais, frappent-ils son oreille? Il ne se doute pas que c'est à lui que s'adresse toute cette colère j il finit par croire que le saint en est l'objel. 11 trouve assez singulier qu'on
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amène devant lui une imaj^e de bois avec de si {jiandcs vociférations et des malédictions si éneigiques. Il s'ima- gine enfin que, pour contenter cette foule émue , il n'a qu'à décharger son fusil dans la tète de saint Sébastien. En effet , deux minutes après toutes ces réflexions , le saint était décapité par une balle, et la populace sicilienne se ruait sur l'imprudent Anglais qu'elle mettait eu lam- beaux.
J'ai dit qu'il faudrait des volumes pour décrire ces étranges mœurs. Voici ce qui m'est arrivé en 1802, à l'é- poque où nous occupions militairement la Sicile. Jeune ofEcier, insouciant et ami du plaisir, je n'avais pas encore reçu ce triste baptême de l'expérience , des années , des campagnes et des voyages. J'avais vingt-deux ans : on me permettra de jeter un voile officieux sur une partie de mon aventure.
Le 5 février, après la procession de Sainte-Agathe , on a coutume d'illuminer la ville de Calane et les environs. Une foire brillante, qui commence à la fin du jour, attire beaucoup de chalands et de promeîieurs. Vous ne voyez q ue feux d'artifices , girandoles, verres de couleur , orchestres sous le feuillage , bougies devant des madones , abbés , paysans et jeunes femmes se promenant et causant dans l'obscurité. Il y a une couturtie singulière qui n'appar- tient qu'à cette foire de Sain te- Agathe. Les femmes de tous les rangs, grandes dames et bourgeoises, vieilles et jeunes, laides et jolies, ramènent sur leurs yeux le petit manteau court surmonté d'un capuchon qu'elles portent habituel- lement, et déguisant leurs voix, cachant leur visage, mettent à contribution la bourse des gens de leur connais- sance qu'elles rencontrent et qu'elles saisissent par le bras. On ne refuse jamais , sous aucun prétexte , cette aumône de In foire ^ car tel est le nom que porte ce tribut bizarre.
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Les vieux et les avares ont soin d'éviter la fête nocturne de Sainte-Agathe ; les maris la redoutent; les amans Tal- tendent et l'espèrent, et les amours en profitent.
Je venais de débarquer en Sicile, et j'ignorais cette coutume des encapuchonnées , iuppatelle , comme on les appelle dans le pavs, quand je vis pour la première fois cette joveuse et éblouissante fête. J'avais laissé au quar- tier ma bourse, d'ailleurs assez légère; mon brillant uni- forme et mes épaulettes scintillaient sous l'éclat diapré des verres de couleur, lorsque deux tuppatelle me saisissant, l'une par le bras droit, l'autre par le bras gauche, me de- mandèrent la charité au nom de sainte Agathe. J'étais honteux de ma situation. La taille et la démarche des tuppatelle annonçaient de l'élégance , de la distinction , même de la richesse. Pas un pauvre danaro dans ma po- che : comment faire ? Je balbutiai des excuses , je bara- gouinai le peu d'italien que j'avais attrapé au vol , pour obtenir de ces dames crédit jusqu'au lendemain matin. Elles riaient en m'écoutant-, mais c'étaient des créancières inexorables. Point de répit, point de pitié, l'une d'elles s'écria en bon italien : « Puisqu'il s'obstine, il restera prisonnier ! »
J'étais fort étonné de cette capture qui ne m'effravait guère , et je me laissai paisiblement conduire par les deux Siciliennes qui, fendant la foule des bateleurs, des joueurs de fifres et des danseurs, traversèrent toute la foire et se trouvèrent enfin avec moi devant une calèche découverte; elles m' V firent monter. J'aurais pu, après tout, dispu- ter le droit qu'elles prétendaient avoir de me faire pri- sonnier ; je ne m'en avisai pas. La calèche partit , et les deux tuppatelle passant lestement sur mes yeux une écharpe détachée du cou de l'une d'elles, mempèchèrent de voir quelle direction prenait notre équipage. Résister,
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était absurde ; marquer de la crainte ou de la défiance , eût été plus niais encore. Les mains qui me tenaient captif avaient la douceur du salin, elles voix qui me condamnaient si arbitrairement étaient mélodieuses. Je pris le parti de les laisser faire , ne sachant trop où cet enlèvement aboutirait, et ne craij^nant (ju'une chose, les arrêts militaires après cette disparition subite.
Enfin le carrosse s'arrêta -, on me fit descendre , et le bandeau qui me couvrait les yeux ne fut détaché c[ue dans un salon magnifique tout étincelant de bougies et où un souper était préparé. « Voici votre prison , me dit l'une d'elles , et vous y resterez tant que vous ne nous aurez pas donné satisfaction de votre conduite passée. J'y con- sentis sans peine, on le pense bien, et pendant quinze jours qui s'écoulèrent comme une heure, je ne sortis pas de ce jialais d'Armide. Conversation élégante, talens pour les arts, gaité folle, bon vin, délicatesse exquise , tout se trouvait là , tout, excepté la liberté. Un beau matin le majordome entrant dans ma chambre, me banda les veux pendant mon sommeil, m'aida à faire ma toilette, me remit deux bagues que je possède encore , me fit entrer dans une voiture, et me ramena aux portes mêmes de la ville de Catane. Je retrouvai assez facilement la route du quartier où mon corps était caserne ; et ce qui m'étonna beaucoup , c'est qu'après cette vie de plaisir et d'oisiveté, mes camarades ne tarirent pas de plaisanteries sur ma maigreur, ma pâleur et mon air de souffrance. Ils pré- tendirent que j'étais tombé entre les mains de brigands qui m'avaient rançonné et soumis à une diète forcée , et traitèrent de fable le récit exact que je leur fis. Pendant un séjour de trois mois à Catane, j'essavai. comme on le pense bien, de retrouver, dans les environs, la trace des tuppatelle , mais inutilement. Ce n'est que dans les
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pars demi-sauvages , en Espagne, en Pologne , en Sicile , que de telles aventures peuvent avoir lieu : contrées romanesques , au fond des mœurs desquelles le roman se retrouve toujours. Une religion ardente , poétique , des lois vagues, des habitudes pittoresques , des passions que la convenance ne régit pas \ tout cela ne concourt ni au bien-être, ni à la prospérité industrielle ; mais une teinte plus dramatique se répand sur toute l'existence, et quel- que chose de plus imprévu se répand sur toutes les cir- constances de la vie.
Huit mois après cette expédition de quinze jours, toute la ville de Cataue était en rumeur : artisans et bourgeois se répandaient dans les rues, criant de toutes leurs forces : le Seigneur est volé 1 le Seigneur est volé ! Les femmes pleuraient et s'arrachaient les cheveux. Les cloches son- naient, les églises étaient remplies de pénitens à genoux. Qu'élait-il donc arrivé? L'Etna menaçait-il d'englou- tir la ville sous ses flots bouillounans ? Non : voici le fait. Deux pauvres forgerons sans ouvrage et sans ar- gent étaient entrés dans une église de la ville ^ personne ne s'v trouvait, point de prêtres, point de bedeau, pas même d'enfans de chœur. Le saint-sacrement était exposé ! Telle est la vénération inspirée par cet objet sacré, qu'on ne suppose pas même en Sicile la possibilité d'un vol sa- crilège ; mais un démon terrible, la faim , poussa le bras de l'un des deux hommes qui s'empara de l'ostensoir et prit la fuite avec son compagnon. Ils sortirent de la ville , s'arrêtèrent dans une tnittorid ou auberge, fort embaras- sés de disposer de leur vol : ils dirent à la maîtresse du logis qu'ils lui demandaient crédit jusqu'au lendemain et pro- mirent de revenir la paver. Dans une seconde trattoria où ils s'arrêtèrent le soir et qui était plus éloignée de Calane, ils laissèrent entrevoir une partie du saint-sacrement qui
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irappa les veux d'une jeune fille, servante d'auberge. L'é- vénement avait déjà fait du bruit : elle s'écria de toute sa force : le Seigneui' est troiu'cl le Seigneur est trouvé l Épouvantés, les deux coupables prirent la fuite dans les bois. Le remords et la crainte les tourmentaient , ils crevaient que la main du ciel pesait sur eux : mais com- ment se débarrasser ('e ce fardeau sacré, sans se livrer eux- mêmes? Ils creusèrent un grand trou dans la terre, en- veloppèrent respectueusement le saint-sacrement dans leur chemise qu'ils déchirèrent, et recouvrirent de terre le lieu qu'ils avaient choisi pour cet étrange dépôt.
Cependant de longues processions de moines blancs et noirs parcouraient la ville -, on ne cessait de dire des messes pour retrouver le bon Dieu perdu : huit jours s'étaient passés dans un véritable désespoir. Des paysans qui ve- naient au marché rapportèrent que, dans un bois situé à huit ou dix milles de Catane , on avait vu un chien cou- ché sur de la terre fraîchement remuée, et que cet animal poussant des hurleraens, refusait de s'éloigner alors même qu'on le chargeait de coups. C'était sans doute, disaient- ils, quelque homme assassiné que Ton avait enterré là et dont le cadavre était gardé par son chien. On creusa la terre à cet endroit, et les paysans, qui se regardaient comme indignes de toucher au saint-sacrement qu'ils venaient de découvrir, s'empressèrent de porter cette nouvelle à l'é- véque de Catane. L'évéque fit avertir tout le clergé, qui se rendit, pieds-nus, ainsi que l'évéque, à l'endroit indi- qué. Toute la population de Catane, hommes, femmes et enfans, fut debout en un quart d'heure. On chanta le Te Deum, et une église magnifique, que l'on voit encore au- jourd'hui et qui est consacrée au Seigneur retrouvé, s'éleva dans l'endroit même où les voleurs s'élaient ar- rêtés.
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11 se passait peu de semaines qui ne fournissent à l'ob- servateur quelque nouveau trait caractéristique; tout ce que nous appelons gouvernement, régularité, ordre, po- lice administrative, était étranger à la Sicile. Quelquefois le peuple, après avoir beaucoup souffert, s'insurgeait avec frénésie, et sa colère débordait pendant quelques jours comme la lave du volcan qui domine la Sicile. Des cri- mes, des actions héroïques , se mêlaient et se confon- daient comme l'éclair et la foudre dans les nuages. Il semble que , par sa configuration même , la Trinacrie ne puisse se soumettre à l'ordre régulier de la civili- sation. Comment sillonner de grandes roules et de ca- naux un pays montagneux où les mouvemens du sol sont si fréquens, que souvent il faut faire trois lieues autour d'une montagne pour parcourir une distance réelle d'un quart de lieue? Xon seulement les sentiers en zig-zag, les routes en limaçon occupent une grande partie du ter- ritoire sicilien, mais, dans différentes saisons de l'année, le terrain change d'aspect et de nature. Le long des mon- tagnes, dont l'ile est semée, s'ouvrent des Jîumaras , ou larges précipices, qui, couverts de végétation pendant l'été, et de neige pendant l'hiver, se remplissent d'eau bouillonnante lorsque vient la fonte des glaces. Ces impé- tueux torrens, suivant une pente très-rapide, enlrainent tout sur leur passage : arbres , maisons , rochers. Quel- quefois ils ont un quart de mille de largeur. On les voit se précipiter dans la mer avec un bruit effroyable, et sa- lir de leurs eaux jaunâtres la nappe verte de la Médi- terranée. Ils changent de lit; et quand le sillon creusé l'année précédente se trouve obstrué par les débris qu'ils ont accumulés , ils s'élancent dans une autre direction , menaçant d'une inévitable destruction les cabanes et les fermes qui se trouvent sur leur passage.
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C'est tlu sommet du mont Chalcidique ou de l'Autenna- Mare, souverain sourcilleux de la grande chaîne Pélo- rienne, que l'on découvre aisément toute la Sicile et qu'on peut se faire une idée nette de sa singulière configuration géologique. J'entrepris ce voyage vers le milieu du mois de juin 1806. Le lems était beau; nous nous mîmes en route dès le matin. Près de nous, sur la droite, se creusait un de ces lits de lorrens, fleuves temporaires, ou fiinna- las, de trente ou quarante pieds de profondeur, garni des deux côtés de roches menaçantes rongées par l'effort des eaux , tapissé de plantes aromatiques et ombragé d'arbres gigantesques, qui forment comme un berceau naturel au- dessus du gouffre desséché -, spectacle admirable , c|ui va- rie de moment en moment, et qui défie par sa beauté même et sa variété toute la puissance et toute la richesse des des- criptions écrites.
Quand nous atteignîmes le sommet, nous nous trouvâ- mes à trois mille sept cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Messine était sous nos yeux. Nous distinguions sans peine ses édifices, ses rues, ses groupes de maisons, tout, jusqu'à son port et les navires qui le remplissaient. De- vant nous s'étendait le célèbre phare, occupant vingt milles-, entre les montagnes deCalabre et les belles côtes de la Sicile, Çà et là , semés par intervalles, de jolis villages apparaissaient au milieu des orangers , des oliviers et des citronniers qui les entouraient.
L'œil, grâce à la transparence de l'atmosphère, ne per- dait pas un seul des objets de cette immense perspective : le promontoire de Sylla , les îles de Lipari et ce terrible Etna, dont la base énorme se baigne dans la mer. La neige couvrait déjà le front de ce colosse et lui formait un dia- dème qui contrastait avec la belle verdure des côtes. Quant à la Sicile elle-même, vous diriez une vaste arène sur la-
326 ESQUISSES SICILIEXALS.
quelle une main prodigue et poétique aurait semé de ca- pricieuses élévations. Partout des sentiers tortueux, col- lines sur collines , ravins creusés en entonnoirs , groupes de montagnes , vallées qui s'ouvrent dans toutes les direc- tions et qui offrent aux regards toutes les variétés de nuance que peut présenter la verdure^ fiumaras qui se précipitent, villages perchés sur le sommet du roc ou en- sevelis dans des abîmes verdovans 5 tantôt des tètes de mon- tagnes nues et pelées, tantôt d'autre cimes moins hautes, couvertes du haut en bas de pampres et de vignes; enfin, tous les contrastes imaginables. Les villages situés au pied du mont Chalcidique portent le nom singulier del^uries, {le Fiuie)-^ ce sont pourtant les plus jolis villages du monde.
Ne croyez pas que^, dans une telle contrée, on fasse jamais régner l'ordre industriel et la police exacte de Londres ou d'Amsterdam. Les officiers chargés de main- tenir la paix et de proléger la sûreté publique sont quel- quefois ceux qui compromettent le plus gravement l'une et l'autre. De 1 8 1 0 à 1 8 1 1 , les rues de Syracuse furent infestées de voleurs. On ne pouvait mettre le pied hors de chez soi, après la nuit tombée ; on assassinait et l'on volait impuné- ment. En vain les patrouilles furent-elles augmentées, en vain le chef de la police nocturne (capiiano délia notte)^ il signor Anga , redoubla-t-il de surveillance , rien ne ser- vait. Les marchands étaient massacrés dans leurs bouti- ques , les orfèvres étaient dévalisés , et l'on ne découvrait pas le moindre vestige qui pût mettre sur la trace des bri- gands.
Ce fut alors qu'un jeune officier, logé dans le couvent de Saint-François et appartenant au sixième bataillon ilo la légion allemande, fut victime d'un vol audacieux. Il venait de recevoir sa jiaie en piastres espagnoles; il d(''posa
ESQUISSES SIClLIEKiNES. 327
celte somme dans un secrétaire. Le soir mcme de cette recette , le tiroir fut forcé , la somme avait disparu. On ne s'était pas contenté d'enlever les piastres, mais, comme il pleuvait à verse , on avait aussi emporté un parapluie qui appartenait au jeune homme. Il dénonça le vol, mais toutes les recherches furent inutiles ; ni le parapluie, ni les pias- tres , ni les voleurs ne se trouvèrent. Trois mois après , armé d'un nouveau parapluie , notre officier traversait la grande place de Syracuse sous une pluie battante , un homme marchait près de lui , porteur d'un parapluie semblable à celui que l'officier avait perdu. Il arrête l'homme , reconnaît son chiffre gravé sur le pommeau €t lui demande son nom. C'était un domestique du sei- gneur Anga, capitaine de nuit. L'officier se fait con- duire chez Anga, dont la femme , en écoutant sa plainte, donne quelques signes de terreur. Anga, qui était absent , revient et repousse avec insolence les questions et les ob- servations de l'officier anglais. Enfin, on obtient à grand'- peine la permission de fouiller la maison. Cette recherche ne produisit d'abord aucun résultat 5 mais on remarqjua <jue le plancher du rez-de-chaussée était parqueté, chose fort peu commune en Sicile : on soulève le parquet et Ton découvie de vastes caves dans lesquelles le capi- taine avait déposé des trésors de toute espèce, volés aux habitans de la ville. Pendant plus de cinq ans il s'é- tait enrichi aux dépens de Svracuse : ce qui lui était d'au- tant plus facile , que , chargé de la police nocturne , il semblait toujours être à $a place quand on le rencontrait la nuit dans les rues. Ses gens , que ce métier enrichis- sait aussi, lui étaient dévoués. Rien n'était plus com- mode que ce brigandage : il plaçait, aux deux extrémités des rues dont il voulait dévaliser les habitans , des senti- nelles qui ne permettaient à jjersonne de passer; et l'ex-
328 ESQUISSES SICILIENNES.
pédition une fois achevée , on se retirait paisiblement. Le sous-prieur du couvent de Saint-François était son com- plice, ainsi qu'il en fit l'aveu. C'était ce brave moine qui avait escamoté les piastres de l'officier. On visita le cou- vent. Dans des citernes desséchées , dans de vieux puits qui ne servaient plus à rien , on avait déposé tous les ob- jets que l'on n'avait pas pu vendre. D'ailleurs, le sous- prieur était un homme remarquable , qui avait organisé avec beaucoup d'adresse le commerce picaresque à la tète duquel il se trouvait. Il avait, dans toutes les parties de la Sicile, des affidés chargés de vendre ce quil avait volé. C'était surtout aux grandes foires de Lenlini, de Ca- lata Girone , de Calata Nisetta, que s'opérait le placement de ces objets. Le moine , arrêté , ne fut pas livré à la jus- tice séculière, on laissa à son évèque le soin de le punir, et, selon toute apparence, il existe encore dans un des ca- veaux de son couvent. Quant au capitaine de nuit , on le condamna (et il l'avait bien mérité) aux galères per- pétuelles.
{Metropolitan. )
S^HiGfcau bc ^^^oeurs.
FSniMES D'INTRIGUE ET FEM9IES B' AFFAIRES.
Tu sais bien , mon bon Slerne , ce que la nature et Dieu ont donné à la femme d'émotion et de puissance d'émotion , ce qu'il y a de respectable el de doux au cœur de l'homme dans ses actions les plus enfantines , dans ses plus petites vertus , dans ses moindres grâces , dans son sommeil et jusque dans son silence. Ce sont choses que tu as merveilleusement décrites, ton scalpel poétique et métaphvsicien une fois déposé là , près de toi , sur ta table de travail : choses que tu méditais , moitié tristement , moitié gaîment, lorsque tu revenais de te§ promenades, et que tu plaçais ton coude sur ton genou , ta tcte sur ta main et ton index sur cette bosse frontale de la compa- raison , de la satire et de l'esprit, comme le dit le docteur Gall. Je sais aussi quelle électricité subtile , délicate , inévitable, se communique à nous, fait battre nos artères, répand dans l'organisme une douce chaleur : je sais com- bien se trompent les grossiers docteurs qui regardent ces émotions com^me purement sensuelles ; je n'ignore pas quelle svmpathie secrète nous enchaîne à telle femme in- connue, que le hasard jette sur notre chemin, fantôme lé- ger qui va disparaître. J'ai étudié comme toi la valeur d'un geste indifférent, d'un regard passager , d'une inflexion de voix féminine ; j'ai fait comme toi , singulier prêtre irlan- dais , une étude approfondie de cette électricité intellec-
330 1 LMMES D I.XTKIGLE ET l-EM.MES d'aI F AIKES.
tuelle et morale ! J'ai couru après toutes ces nuances de la vie magnétique des femmes, et dans l'innocence de mon cœur , dans la pureté de mes sens , j'ai vu « combien de gouttes de miel Dieu a jetées dans notre coupe d'a- mertume. »
La femme naïve et qui reste femme est admirable. Je comprends , mon cber Sterne , le molif qui t'a fait passer une heure sans penser à mal chez ta jeune mercière dont la main blanche faisait entrer dans un de tes doigts, puis dans l'autre , tout doucement , avec art , un peu souriante, un peu tremblante , la paire de gants que tu étais allé acheter chez elle : puis le mari rentre , la mer- cière rougit : elle passe derrière le comptoir, et ce million d'idées et de sensations, n»oitié ingénues, moitié crimi- nelles , je les comprends • un peu de rougeur sur les joues, un frissonnement léger de la main : que de philoso- phie tu as su trouver dans l'achat d'une paire de gants! Et ta grisette! et ton abbesse ! et ta veuve Widman : toute ta galerie de femmes enfin , je l'aime parce qu'elles sont femmes, qu'elles n'ont perdu ni leur magie , ni leur co- quetterie naturelle , ni aucun de leurs titres , ni rien de leur métier de femme. Mais, dis-moi, Sterne, viens avec moi , j'ai quelque chose de curieux à te montrer , et tu me diras, pauvre Yorick, ce qu'en pense la philosophie fé- minine.
Regarde , dans ce grand bâtiment qu'on appelle la Bourse de Paris, ce bataillon d'êtres humains sans barbe, qui hurle, qui vocirère, qui pérore, qui cote le report, la hausse ou la baisse. Ces êtres sont des femmes: sans leurs larges manches (c'est la mode aujourd'hui), sans leurs hanches disproportionnées cjui commencent à re- venir à lampleur des tonnelles de Henri III, tu ne t'en serais j)as douté. Eb bien! les voici qui |)énèlrenl dans
KtMMKS 1> INTIUGLK ET i t.M.MKS 1) Al 1 AllU-S. 331
les galeries, qui circulent, qui se poussent , qui s'inju- rient, l'oeil brillant de cupicTité, la bouche contractée par la crainte de perdre; leurs vociférations sont aiguës ; elles troublent le repos public 5 le tribunal voisin ne peut plus entendre la voix grêle des avocats. L'agent de change écrit sur son carnet une somme pour une autre; il faut les chasser , comme une armée de pies qui viennent dé- vaster un magasin de blés. Elles ne cèdent qu'à la vio- lence. Huissiers et gardes municipaux expulsent à grand'- peine leur bataillon criard.
Que dis-tu de ces femmes du dix-neuvième siècle , mon pauvre Sterne ? Est-elle tarie , la source de tes émotions demi-voluptueuses et demi-morales ? Que diable feras-tu de ces femraes-là.^ Mais, attends, je vais t'en montrer d'autres.
Pénètre dans la Chambre des Communes à Londres , et après avoir traversé je ne sais combien de petits corridors sombres , et tourné sous les combles de l'édifice , tu trou- veras trois ou quatre banquettes assez sales, placées dans une espèce de petit pigeonnier que recouvre un dôme de vitres. En passant la tète par-dessus une petite balus- trade en fer , on aperçoit au-dessous de soi les honorables membres de l'assemblée , par groupes , couchés , éten- dus, renversés, debout, pérorant, gesticulant, se me- naçant, s'insultant et se donnant la main. Tous les mias- mes putrides qui émanent de l'assemblée remontent vers cette partie de la salle; c'est ce qu'on appelle le ventila- teur (1). Eh bien ! si vous arrivez un peu tard dans cette petite caverne infecte et vitrée , vous trouverez les places prises, et prises par des femmes ! Elles se tiennent là pen-
(1) 11 est inutile de clh-e que, depuis liucendie léccut de la Cham- bre des Communes , ces détails relatifs au ventilateur n'ont plus au- cune application.
3.')2 lEMllES UlXTllK.l.E 1- T Hi.MMtS U AIFAIRKS.
danl toute la séance ; elles y étouffent de cinq heures du soir à deux heures du matin ; elles applaudissent à tel orateur 5 elles lèvent les épaules et chuchottent avec dédain lorsque tel autre prend la parole. Ce sont des fem- mes mêlées aux intrigues politi([ues ; douairières qui ne veulent pas que le bill de la réforme passe 5 jeunes intri- gantes qui viennent s'assurer si leurs complots du matin prospèrent et fleurissent, si tel membre qu'elles ont re- cruté leur est fidèle , si tel autre qui leur a promis une interruption leur tient parole, si le nombre de leurs affi- dés augmente ou diminue , si chaque soldat est à son poste.
Ces femmes ont la ligure hâve, l'œil mort, la pru- nelle inquiète 5 jeunes, elles sont déjà vieilles j vieilles, elles sont décrépites. Les sentimens tendres se dessè- chent dans ces poitrines qui ne sont plus féminines et qui ne sont pas viriles. Elles n'ont que des désirs d'ambition , des pensées de gain , des espérances de pla- ces , des haines qui brûlent, des jalousies qui dévorent , des fureurs d'homme, des ruses de diplomatie , des four- beries politiques. O Sterne ! que dis-tu de ces femmes i' Dieu , préserve mon fils et mon ami d'en trouver une semblable! Qu'elles soi»t pâles et flétries quand elles ren- trent à une heure du matin , après avoir serré la main du président et souri à l'orateur victorieux ! Qu'elles sont tristes à voir quand elles manigancent leurs promotions , leurs adhésions, leurs divisions , leurs défections !
J'en demande pardojî à ces dames, (pii traiteront comme une haute et souveraine insolence la liberté que je prends 5 mais tricoteuses pour tricoteuses, j'aime autant celles de Robespierre.
Notre galerie n'est pas terminée : ces êtres équivoques , ni bomnips ni fen\mes , mêlant les vices d'un sexe aux fai-
KKMMF.S II IMUUUt; tï KF.MMKS 1) AM AlUF.S. o33
blesses «le l'autre, se subdivisent à 1 inJiiii. Entrez dans cette salle où siège un tribunal; parmi toutes ces figures pointues, osseuses, livides, aiguisées par la chicane, couvertes d'un parchemin plissé et ridé, parmi ces phv- sionomies taquines et avides , vous trouverez des fem- mes. Quand elles se cramponnent à un vice , soyez sûr qu'elles l'embrasseront d'une étreinte plus forte et plus te- nace que nous autres hommes. Une femme qui chicane vaut dix procureurs; une femme qui marchande vaut dix israélistes. Il y en a qui ravivent leur vieillesse et qui baignent leur décrépitude dans la poudre d*3s procès. Celle-là ne lâche pas une contestation de deux schellings sans la grossir et la transformer en protêts, requêtes, enquêtes, accusations et oppositions. Elle connaît le Gode de procédure mieux qu'un huissier, elle sait par cœur tous les subterfuges du métier. Il y a autant de subtilité dans son esprit desséché et raccorni qu'il v a de rides dans son visage et d'assignations dans son sac. Au mo- ment où je vous parle, elle engraisse onze petits procès, sans compter son grand procès de la chancellerie qu'elle recommence avec extase . bien qu'elle ait été déboutée vingt fois.
A ces traits, reconnaissez la femme si vous pouvez; arbuste que la grêle et la gelée ont fait mourir, dont toute la sève est tarie , qui se tient encore debout par habitude , et dont la tige décharnée laisse à peine reconnaître au botaniste le plus exercé le rameau dont le vent caressait le feuillage, dont la fleur entr'ouverte embaumait l'air, et dont l'éclat lointain apparaissait sous la verdure. Hé- las! pauvre Yorick, vous que je promène à travers celte galerie de squelettes, où la place du cœur est vide, et qui murmurez du triste spectacle que je vous montre , notre revue sera longue. Si je vous parlais de la joueuse , de
334 FEMMES d'intrigue ET FEMMES DAFEAIRES.
celle qui, l'œil éteint, le regard mat, la tète immo- bile comme celle de la Méduse . reste pendant douze heures de suite en face de la table fatale , l'ame attachée tout entière aux piles d'or qui décroissent et qui se re- forment tour à tour. Il n'y a pas de ville d'Europe oij l'on ne trouve quelques exemples de la passion du jeu chez les femmes ; mais c'est aux eaux , dans la liberté de ces réunions champêtres et voluptueuses, qu'il faut ad- mirer, dans la perfection de son hidépendance, la variété du monstre féminin qu'on nomme joueuse. Allez à Bade, pénétrez dans l'établissement deChabert. Quand vous au- rez admiré la beauté du site , lélégance des appartemens ^ la diversité amusante des phvsionomies , entrez dans le salon de roulette : vous y verrez de nobles dames assises devant le tapis vert, à côté d'un aventurier ou d'un es- croc.
C'était un dimanche , je m'en souviendrai toujours : sous ces beaux portiques ornés de glaces et de dorures, plus de vingt femmes d'une phvsionomie distinguée, élé- gamment vêtues , réservées dans leurs manières , subis- saient et suivaient avec un courage imperturbable et in- fernal les chances de la rouge et de la noire 5 tenant d'une main leur petit râteau, et de l'autre les caries sur lesquelles elles marquaient avec des épingles les diverses chances du jeu. L'une d'elles, extrêmement jolie, pouvait avoir vingt- cinq ans 5 elle portait un simple bonnet de soie avec un voile de gaze, une robe de soie puce et point de dentelles ; tout son extérieur était simple et comme il faut. Je ne pus m'empêcher de la remarquer ; et tant que je restai à Bade, mon observation ne put se détacher d'elle. Sa main était petite, délicate et blanche; quand elle se dégantait, on vovaitbriller à ses doigts plusieurs belles bagues. Le matin, à midi, le soir, toujoins, elle était à la même j)lace, sans
FEMMES U INTIUULF. KT 1 lîMMliS D Al FAlHES. 33.'>
repos, sans dis truc lion s, lançant les pièces de cinq francs sur la couleur qu'elle choisissait , les ramenant quelque- fois avec le râteau, se détournant à peine pour regar- der son mari , homme très-distin(;ué , qui n'avait pas l'air de la hlàmer , de s'étonner , ni de vouloir l'arra- cher à sa passion. A la fin de la journée , tous les mus- cles de ce visage jeune et frais étaient tendus et comme pétrifiés. Il V avait sur ce front jauni une immobilité ha- garde , et dans cet œil fatigué un regard fixe et terne qui ne semblait plus voir les objets. Cette femme était-elle mère ?
Une autre femme , anglaise de naissance , rivalisait avec elle: mais elle était vieille. Jamais je n'ai vu l'âge avancé et la dignité du rang s'avilir d'une manière plus hideuse. L'époque de toutes les prétentions et de tous les hommages était passée pour elle: aussi ne déguisait- elle aucune de ses émotions. Sa main ridée tremblait d'impatience, jusqu'au moment où son râteau pouvait ramener le gain ou pousser l'enjeu. La sueur de l'agonie brillait sur son front dégarni ; et toujours cette malheu- reuse demeurait enchaînée à la table verte, comme Si- syphe à son rocher.
Après tout , cette passion horrible peut passer pour une maladie et un malheur 5 elle absorbe la vie, elle suce le sang , elle détruit la fortune , elle porte son châtiment avec elle. Mais que direz-vous des intrigan- tes politiques^ jeunes et vieilles , ambitieuses de pou- voir et de crédit, avides d'argent, mêlant leurs petites vues aux plus grands intérêts , décidant les destinées de la naticfn , faisant , si j'ose le dire , au fond de leur boudoir, la cuisine administrative ou parlementaire; respectées cependant , brillantes, et quand elles ont foulé aux pieds tous les attributs les plus heureux et les plus noldcs de
336 FEMMES d'imiUGli; et femmes d'affaires.
leur sexe, trouvant des places pour leurs enfans et pour
leurs maris.
Dans les intérêts de la vie domestique, la femme est plus mesquine dans ses vues , moins libérale , moins {géné- reuse parce qu'elle est plus craintive. Ce défaut, si c'en est un, devient une qualité dans l'administration du ménage. L'homme gagne et dépense : la femme économise et ordonne; sa vue délicate et perçante se porte sur tous les détails ; elle ferme ces mille issues imperceptibles par lesquelles l'argent et la fortune pourraient glisser et s'évanouir, pendant que le chef de la famille s'occupe de hautes spéculations ou d'affaires majeures. ]Mais imaginez ce même génie , excellent dans la famille , admirable à sa place, imaginez-le porté dans la vie publique : au lieu d'un esprit de prudence et d'attention, vous n'avez plus qu'un intérêt cupide et bas; les grandes vues sacrifiées à une petite avidité misérable , à une personnalité restreinte. Que devient la patrie? que deviennent même la considé- ration et l'honneur dont un parti a toujours besoin? Non , non, telle n'est point la destination des femmes.
De quoi ne sont-elles pas capables, quand elles veulent accepter leur rôle ? A quel abaissement se résignent-elles lorsqu'elles en changent! Héroïsme, dévouement, gran- deur d'ame, talent, sacrifice, influence immense, tout leur appartient. Leurs passions même, tempérées par l'at- mosphère de la vie privée, balancées par leurs devoirs de mère et cet admirable instinct de bienfaisance et de sym- pathie qui leur est propre; leurs caprices qui ont tant de grâce, et leurs faiblesses (jui naissent si souvent de leurs vertus, se colorent d'un reflet plein de charme , quand la famille les entoure, quand les hommages d'un salon les en- vironnent, quand le prestige des arts augmente leur pres- ti''e naturel. Mais elles, entrer dans l'arène des intérêts bru-
1-EMMI.S Dl.NTKIGUF. Kl FKMMES d'aFFAIRES. 337
laux , des passions violentes, des cupidités viriles! elles , se faire athlètes ! elles, parler de prime et de report; pren- dre part à la lutte du négoce , à la lutte de la Bourse, à la lutte du Parlement! emprunter à l'autre sexe ce qu'il a de pire sans garder ce que leur sexe a de plus excellent ! elles, négocier, intriguer, aller et venir, discuter, dispu- ter, régler un bilan, faire l'escompte, supputer des gains, entrer dans des spéculations, trd^.aper , pérorer, mani- gancer, courir après les places, assiéger le minisire, fati- guer les antichambres, pétitionner, plaider, harceler ce- lui-ci, séduire celui-là, réclamer une pension, faire de la diplomatie! Leur faiblesse va se changer en traitrise, leur finesse en fourberie, leur émotion facile en fièvre in- quiète et brûlante, leur zèle en fanatisme odieux. Napo- léon , Bvron , Tallevrand avaient bien raison : la femme qui se mêle de ces choses est haïssable. Voyez avec quel dégoût elle a été repoussée et frappée d'anathème par ces trois hommes , les premiers de leur tems, les pre- miers de leur caste.
En voici une qui, pour l'instruction et pour l'esprit , serait à peine maîtresse de classe dans une institution de jeunes personnes. YA\e t'ienl bureau d'intrigues; elle vous diralesespérances de la Hollande, les plans que l'on prépare au grand Caire ; elle dénombrera, si vous voulez, l'armée du pacha d'Egypte; un jeune secrétaire, attaché à l'am- bassade de Grèce près l'empereur Otlion, lui écrit ré^ru- lièrement toutes les semaines et la tient au courant. Elle a dans sa poche la liste complète des carbonari du Pié- mont : elle va vous tarifer les consciences du cabinet de Saint-Pétersbourg -, une lettre en chiffres de Metternicb à Pozzo di Borgo ne l'effraie pas ; elle sait m.ieiix que le co- lonel Caradoc ou Georges Tilliers le baromètre des caprices féminins qui font passer la jeune Christine de la gaîté à la
338 FEMMES d'iXÏUIGLE ET FEMMES d'aFFAIUES.
tristesse ; que ne sait-elle pas? Le bout de son éventail re- mue vingt polices secrètes ^ une lettre tracée de sa plume met tout un ministère en mouvement ^ elle est doyenne de la diplomatie: c'est la femelle de Talleyrand. Elle pro- tège les suzerains d'Allemagne quand ils visitent la cour de Londres. Jamais ambassadeur ne serait bien reçu s'il ne se présentait à l'ombre de ses ailes. On lui demande des renseignemens politiqu»."5 ; on va savoir chez elle sur quelle fraction du Parlement on peut compter. Qu'elle dise un mot , le torysme va monter ou descendre, grandir ou s'abaisser, resplendir ou mourir.
Et tout cela, sans grande peine apparente, avec la même aisance et la même disinvolture de gestes et de mou- vemens qui distingue la femme galante recevant un billet en présence de son pauvre et crédule mari. Elle valse, elle galope ^ à peine pose-t-elle le pied. Elle ne manque pas un quadrille, et vous la crovez tout entière à ce jilai- sirqui semble une passion. Pas du tout : pendant que le vio- lon fait sonner le si bémol, elle donne le mot d'ordre d'une petite révolution de palais qui aura lieu demain matin, ou d'un bouleversement universel dans les bureaux et les mi- nistères. Vous la croyez bien attentive à détacher les grains empourprés de cette grenade servie au dessert : eh! non; elle écoute , elle épie, elle vient de saisir au passage trois paroles prononcées à demi-voix , et qui mettent à jour les intentions les plus secrètes du conseil intime. Machiavel en jupons, Mazarin en cornette, c'est chez Almack , c'est dans les pauses d'une contredanse, c'est en feuilletant un album, c'est en causant chiffons avec la jeune duchesse, qu'elle plonge dans les mystères de l'état , mystères qu'elle saura tourner au profit de ses passions et de ses intérêts. Georges IV, homme d'esprit, l'avait devinée quand elle fit sa première apparition, (|uand ce nez rubicond et ces
FEMMES d'iNTRIGLE ET FEMMES d' AFFAIRES. 339
diamans élincelans sur le velours noir , brillèrent jDOur la première fois à sa cour. « Gare à mes premiers ministres ! s'écria- t-il. »
Oh! si les femmes savaieînt combien les affaires, le lucre , les intrigues , les intérêts dans leur nudité et dans leur combat , ont peu de rapport avec le rang que les hommes , Dieu et la société leur assignent ! A peine en- tends-je parler d'une spéculatrice, d'une acheteuse, d'une revendeuse , d'une tripoteuse ( comme disait Napoléon dans son rude langage ), je me la figure laide comme le péché et vieille comme lui. Souvenez-vous de cela , ô mes belles compatriotes! quand on est femme d'affaires ou femme d'intrigues, on a nécessairement la voix dure, le timbre aigre et fêlé , le regard inquiet , la démarche incer- taine , l'œil creux , la lèvre blême , la bouche serrée , les narines ouvertes , le front plissé , la taille courbée ; voyez s'il vous convient d'être ainsi.
(^Tait's Magazine.)
@sit5celTan^^s.
DEyOUE3IE>T ET DOULEUR (1).
Avez-vous visité rAliemîi^ne? Connaissez-vous la lourde diligence que l'on appelle Eilwagen? Les diligences de France étaient plus légères en 1812. Il faut voir celte énorme charrette recouverte s'arrêter lourdement en face de riiôtel des postes et verser dans l'auberge prochaine la foule harassée des voyageurs que son sein recelait. Les coudes appuvés sur la fenêtre d'une petite auberge de Fulda, sur la route de Weimar à Francfort, je contem- plais cet intéressaut spectacle : bourguemestres, commis, ecclésiastiques, descendant tour à tour de leur cachot mobile, et tout joyeux de respirer à l'air libre.
Dans le nombre se trouvait une femme qui, presqu'à mon insu , attira et fixa mon attention. Couverte des pieds '?. la tète et presque enveloppée d'un costume d'hiver, ses mouvemens légers et rapides trahissaient l'élégance de sa taille et la symétrie de ses proportions. Le voile noir qui couvrait sa figure ondulait au gré du vent et me laissait
(1) Note dp Tr. Le fait intéressant rapporte dans les pages quon va lire a été raconté d'une luauicre plus brève et avec moins de dé- tails pax" les journaux allemands. Quant à la nanation circonstanciée, simple , éloquente et naïve que nous reproduisons , elle est due à ^I"* Jamieson . lune des femmes auteurs de 1 Angleterre qui mêlent .1 leurs récits de vojages le moins de détails romanesques . le moins de teintes empruntées à la fiction.
DÉVOUEMENT ET DOULELU. 341
<>|)ei cevoir des Irails jeunes el réguliers. Ma curiosité était éveillée : je ne savais trop pourquoi. Elle se dirigea vers l'auberge où je me trouvais, et je quittai la fenêtre pour la voir entrer. Son pas était ferme et sa démarche assurée : elle appela le garçon d'une voix assez haute et avec cette espèce de familiarité que donne l'habitude des voyages. Le déjeuner qu'elle commanda (il était dix heures) convenait moins à une héroïne de roman qu'à une bonne mère de famille allemande. Ce n'était pas un œuf frais ni une simple tasse de café , mais un repas solide et substantiel : un po- tage, une côtelette el une pinte de bon vin.
Pendant qu'on faisait ces préparatifs, elle se débarrassa de ses vétemens de voyage : ils étaient en grand nombre et très-riches; d'abord, un manteau de couleur brune bordé de fourrures 5 un ou deux schalls , puis une es- pèce de pelisse tartare descendant jusqu'aux genoux , aux manches larges et flottantes, doublées de soie bleue et bordées de martre. Quand elle eut dépouillé toutes ses enveloppes, elle parut en grand deuil et dans toute la magie de la beauté. J'ai vu peu de tailles plus par- faites, peu de formes féminines plus harmonieuses dans leurs proportions. Elle avait les extrémités petites et dé- liées, la tète petite aussi -, une magnifique chevelure blonde rattachée simplement par des nattes qui rappelaient le style des coiffures gothiques. En cherchant à déchiffrer le caractère de sa physionomie , j'y trouvai surtout l'expres- sion de la franchise , de la confiance et de la lovauté. Cependant ses traits pris un à un offraient plus d'agrément que de régularité. Sa bouche était petite , et ses lèvres r^errées semblaient se contracter avec une énerme de réso- lution qui surprenait. De longs cils blonds descendaient sur ses yeux bruns et brillans , dont l'expression était vive el naturellement gaie. Il y avait de Tharmonie dans sa
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voix , dont la vibration retentissante eut choqué sans doute les personnes habituées au demi-murmure de nos salons. A travers le sérieux de sa physionomie, je ne sais quelle gaité naturelle et instinctive se laissait deviner , et Ton pouvait s'apercevoir d'avance que si la destinée lui avait donné des leçons graves et tristes , la nature l'avait surtout faite pour ressentir la joie et la communiquer. Un geste, un mot, une action ridicule, la frappaient vivement, et l'on entendait jaillir aussitôt un de ces éclats de rire sympathiques et francs , dont la contagion se répandait au- tour d'elle.
Pourquoi m'intéressais-je à cette femme? Quelleétrange curiosité éveillait-elle en moi ? Je ne sais , mais je l'obser- vais d'un œil curieux. Je ne pouvais la prendre pour une grande dame. Il y avait en elle de la fermière aisée : quel- que chose de libre , d'indépendant , de sans façon , qui n'a rien de commun avec la retenue et la réserve aristocrati- ques. Notre grande dame , à nous Anglais, est si froide , si haute, si glacée 1 Rien d'inconvenant, il est vrai, dans le ton, dans les manières, dans les attitudes de l'inconnue : mais aussi rien qui rappelât les salons d'Alraack et la hau- teur patricienne. Pourquoi cependant cette richesse inac- coutumée et ce costume demi-tartare, demi-oriental? Tout cela piquait ma curiosité. Elle ôta ses gants : ses doigts étaient couverts de bagues d'argent d'une forme singulière, au milieu desquelles brillait un diamant qui paraissait d'un grand prix. Le conducteur de la diligence s'approcha d'elle, chapeau bas. La maîtresse de l'auberge, qui n'avait pas fait la moindre attention à moi , vint lui offrir ses ser- vices d'une manière empressée et caressante. Je savais |)eu d'allemand, et c'était en vain ({ue je prélais l'oreille à la conversation animée qui bruissait autour de moi. Enfin, après une demi -heure d'attention soutenue, je
DÈVOCEMEM ET DOLLELn. 343
recueillis quelques documens. La jeune femme, qui n a- vait pas plus de vingl-lrois ans, retournait dans sa famille qui habitait la ville de Deux-Ponts (Zwei-Brùcken (1). Seule et sans protecteur, elle venait des déserts de la Si- bérie; mais quel motif l'y avait conduite? je ne pouvais le savoir. On parlait vile, le discours était mêlé de beau- coup d'exclamations allemandes , et le mystère ne s'éclair- cissait pas à mes yeux. Je fus obligé de sortir pour faire quelques emplettes. A mon retour, je trouvai Ibéroïne (car c'était une héroïne) fondant en larmes , et ma femme de chambre allemande auprès d'elle , essavant de la con- soler. Je joignis mes consolations à celles de ma femme de chambre, mais sans pénétrer davantage le mot d'une énigme qui m'intéressait de plus en plus. Nous nous sépa- râmes.
A Francfort, le hasard nous réunit encore dans la même auberge; elle allait à Mavence comme moi, et je lui offris une place dans ma voiture. Ce rapprochement lui permit de me raconter son histoire, non pas d'une manière suivie et détaillée, mais par fragmens et pour ainsi dire par lambeaux. Comme elle parlait allemand , je fus obligé de lui faire répéter plusieurs fois les mêmes événe- mens et les mêmes mots. Quant aux faits et à leur suite , l'intérêt qu'ils m'ont offert les a trop profondément gravés dans ma mémoire pour que je les aie oubliés. Que personne ne doute donc , je ne dis pas de leur vérité his- torique et générale . mais de l'exactitude des moindres dé- tails que je vais rapporter. Si un nom m'échappe, je ne le remplacerai point par un autre. Si quelques circonstances d'un moindre intérêt ne se présentent à ma pensée que d'une manière incertaine et confuse, je n'imiterai pas cette
(1) Petite ville de la BaTière , dans le district du Rhin.
344 btVOLEMEM ET LOLLl.Li;.
bonne M"^ de Moutpensier', qui remplissait avec son ima- gination les lacunes de sa mémoire. Ce que je ne puis re- produire, c'est cette voix animée, cette pantomime ex- pressive, celte grâce et cette vivacité des gestes , cette puissance de sensibilité qui me pénétraient d'émotion , et surtout cette naïveté admirable qui se mêlait à tant d'é- nergie et de force d'ame. Voilà ce que la plume ne peut rendre, quels que soient les efforts de son élégance et les es- sais de sa puissance pathétique. Quoi qu'il en soit, on trou- vera ici, je ne dis pas toute la vérité, mais la vérité seule et telle que me la offerte celte curieuse et belle élude du caractère féminin.
L'héroïne (je lui ai déjà donné ce nom qu'elle mérite si bien) était tout simplement la fille d'un riche brasseur de Deux-Ponts. Son père avait cinq enfans, dont deux plus jeunes et deux plus âgés qu'elle. Son frère aine se nommait ^e«n. Dès sa première enfance, on crut re- connaître en lui des dispositions brillantes , et son père, le destinant à l'état ecclésiastique, l'envoya à l'université de Munich. A son retour, il rapporta dans sa famille les certificats les plus honorables et des gages d'avancement certain. Il était , disait sa sœur avec enthousiasme, non seulement l'honneur de sa famille , mais l'orgueil de sa ville natale. Tout le monde l'aimait. Il fallait enlendre avec quel enthousiasme elle s'exprimait sur son compte. Peut-être la partialité d'une sœur lui dictait-elle ces éloges exaltés. Ln prince allemand , dont le nom m'échappe, le choisit j)Our secrétaire et voyagea quelque tems avec lui.
Henri Ambos avait vingt-huit ans lorsque, par le crédit du prince, son protecteur, il obtint pour lui une chaire de théologie dans runiversitt- deRi{;a, ville singulière (l),
^i) Capitale ilc la Llvouic , ilaiis la ruissic l>alli([iu'.
DÉVOUEMENT ET UOlLELli, 345
on les juifs sont en majorité, oii leur richesse et leur crédit leur assurent le pouvoir réel , si ce n'est l'autorité nomi- nale. La fille d'un riche marchand juif plut à Amhos, qui sut se faire écouter d'elle; mais l'épouser sans la convertir était impossible, et les parens de la juive ne se seraient prêtés ni à la conversion, v'i au mariaj^e. La séduction reli- gieuse et la séduction de l'amour marchèrent en même tems. Les rapports et la correspondance des jeunes gens furent découverts par la famille qui défendit à la jeune fille de revoir Henri. Il était facile de deviner les suites de cette injonction : la jeune israélite se déclara conver- tie, se laissa enlever, et partit secrètement avec lui pour la Silésie, où elle devait recevoir à la fois les deux sacre- m.ens du baptême et du mariage. Soit que leur impru- dence eût trahi leurs desseins , soit que leurs plans fussent mal concertés , ou que la vigilance de la famille israélite eût été éveillée , on les arrêta sur la route, et le jeune homme , reconduit à Riga , se trouva sous le poids d'une accusation capitale, celle de rapt. Le tribunal était com- posé en grande partie d'israélites , qui n'étaient point disposés à l'indulgence. Ambos disait pour sa défense que la jeune fille l'avait suivi volontairement et de son plein gré', que sa conversion avait été 'volontaire; qu'elle était devenue chrétienne et sa femme . ou du moins sa fiancée. Le père niait tous ces faits, et Ambos demanda sa confron- tation avec la jeune personne : cette faveur lui fut ac- cordée, malgré les efforts de la famille. Elle parut donc en justice, pâle, tremblante, soutenue par ses parens. Ambos était vis-à-vis d'elle.
« Est-ce volontairement , lui demanda le juge . (juc vous avez suivi ce jeune homme ?
La jeune fille réjjondit (Tune voix à peine intelligible :
« Non.
346 DÉVOUEMENT ET DOULELK.
— A-t-il employé la violence pour vous y contraindre !
— Oui.
— Êtes-vous chrétienne ?
— Non.
— Vous considérez-vous comme sa fiancée ?
— Non. )>
A peine Ambos eut-il entendu ces réponses si diffé- rentes de la vérité, si imprévues(etque sans doute la crainte et les menaces de sa famille arrachaient à la jeune fille), le malheureux jeune homme resta quelques minutes stupé- fait. Puis à cette immobilité passagère succéda une fréné- sie violente : il s'élança vers la juive , et on le retint à grand'peine. Au milieu de sa lutte avec ses gardiens , il tira de sa poche un couteau, le dirigea contre sa poitrine, se blessa lui-même aux mains et au visage -, et lorsque, re- venant à lui, il aperçut sa maîtresse étendue sans connais- sance sur le parquet , et son propre sang qui coulait à grands flots, il se calma tout-à-coup. Aux questions qui lui furent adressées , il ne fit pas de réponse : il ne pro- nonça plus une parole, et on le reconduisit en prison.
La décision du tribunal fut tenue secrète. Henri dis- parut après cet événement, sans que l'on pût savoir s'il languissait au fond d'un cachot, ou si le dernier supplice avait terminé sa vie.
Sa famille, inquiète, écrivit plusieurs fois à Riga, et ne put obtenir de nouvelles. Un de ses parens se transporta sur les lieux, fit toutes les recherches nécessaires et ne réussit pas davantage. Six années s'écoulèrent ainsi. Le père mourut-, personne n'espérait plus retrouver les tra- ces du malheureux Henri. Une vague étincelle d'espoir vivait encore au fond du cœur de la mère , vieille femme qui penchait vers le tombeau. Le cœur d'une mère est inépuisable d'espérance comme de tendresse.
DEVOUKMEXT ET DOtLELT.. 347
Un jour enfin, c'était au commencement de 1833 , un marchand qui traversait la ville de Deux-Ponts demanda où demeurait la famille Ambos à laquelle il rendit visite. Il lui apprit que, l'année précédente, il avait rencontré en Sibérie, près de la forteresse de Barinska , un homme qui , confondu avec d'autres criminels , et couvert de haillons , travaillait aux grandes routes. Cet homme lui avait dit qu'il était Henri Ambos , pasteur de l'église lu- thérienne, condamné injustement. Il l'avait supplié avec larmes, et de la manière la plus urgente, de se rendre au- près de sa famille , de donner à ses parens des nouvelles de leur fils, et de les prier de solliciter en sa faveur.
Imaginez ce que je ne puis décrire , et ce que la jeune femme décrivait avec une admirable naïveté ; la surprise, Tétonnement , la douleur de la famille. Tous les parens décidèrent d'une commune voix qu'il fallait rédiger une pétition pour le pauvre Henri , et l'adresser aux autorités de Saint-Pétersbourg : mais cette pétition , comment la faire parvenir ? qui la présentera ? Le second frère s'of- frit; il avait une femme et deux enfans- c'était le dernier appui de la famille. Sa femme déclara qu'elle ne souffri- rait pas que son mari partit. Ce fut alors que la jeune sœur, ma compagne de voyage, prit la parole et se pré- senta pour accomplir l'entreprise. Il était bien plus pro- bable , disait-elle , qu'une femme réussirait dans un tel dessein : elle trouverait moins d'obstacles, plus de pro- tection et plus de sympathie. Ces argumens prévalurent. Une somme d'argent considérable fut mise à sa disposi- tion , et cette généreuse fille , à la tète si forte , à lame si haute, partit pour Saint-Pétersbourg, seule, sans protec- tion :
« Quand ma mère me donna sa bénédiction , me dit- elle, je fis vœu, un vœu renfermé au fond de mon cœur,
348 btVOLEMEM liT DOILEUU.
et dont Dieu tut témoin , de ne pas revenir vivante sans avoir obtenu le pardon de mon frère. Je ne craignais rien ; à quoi la vie m'était-elle bonne , si ma pauvre mère ne retrouvait pas son enfant ? J'avais la force et la santé , je ne doutais pas de mon succès, parce que j'étais résolue : mais , ô ma cbère dame ! s'écria-t-elle avec une ex- pression que je ne puis rendre , et en me re{jardant fixe- ment, me voici de retour, et que vais-je dire à ma vieille mère ? »
Des larmes abondantes coulèrent de ses yeux, et elle se rejeta dans le fond de la voiture. Peu d'instans après, elle reprit sa narration. Son vovage fut heureux jusqu'à Riga. Là, elle recueillit les documens qui lui étaient nécessaires sur le procès de son frère, sur son caractère, sa conduite, ses antécédens et ses relations. Munie de ces papiers , elle se rendit à Saint-Pétersbourg où elle arriva saine et sauve au commencement de juin 1833. Elle apportait plusieurs lettres de recommandation , une entr'autres pour un ec- clésiastique allemand qu'elle n'appelait que le bon pas- teur, et dont elle parlait avec l'enthousiasme de la recon- naissance. Elle eut la plus grande peine à obtenir de la police les papiers officiels, relatifs à l'envoi de son frère en Sibérie. Que de hardiesse et de persévérance il lui fallut pour obtenir tous ces documens P Enfin , secondée par son ami le pasteur , elle rédigea une pétition à l'empereur de Russie, et se présenta chez le ministre de l'intérieur, qui. ne l'admit à son audience qu'avec la plus grande difficulté. Il la traita avec beaucoup de dureté et refusa absolument de présenter sa pétition au c/.ar. En vain la pauvre jeune personne tomba à genoux , joignant les pleurs aux prières. L'honune inexorable ajouta la brula- iilé des |)arolos à la cniaulé des acles.
« Voire frère, madame, s'écria-t-iL est un mauvais
dp.vouemRnt ft Doii.iaiî. .Î-ÎO
sujet. Il ne mérite aucun pardon. Si j'élais Sa Majesté, je ne lui ferais pas de grâce. »
Agenouillée qu'elle était, elle se releva fièrement, tendit les bras vers le ciel, et s'écria d'une voix forte : u Je prends Dieu à témoin que mon frère est innocent. Je re- mercie Dieu de ce que vous n'êtes pas l'empereur-, il me reste une espérance ! »
Ces paroles hautaines irritèrent le ministre.
« Osez-vous bien me tenir ce langage .•' et savez-vous à qui vous parlez ?
— Oui, je le sais; vous êtes Son Excellence le comte C... , mais quand vous seriez plus encore, vous êtes un homme cruel. Je mets toute ma confiance en Dieu, l'em- pereur et ma bonne cause. »
Il la suivit jusqu à la porte, lui parlant très-haut et d'un ton courroucé. En vain la malheureuse enfant se pré- senta tour à tour chez tous les ministres : les plus hu- mains d'entre eux se contentèrent de lui parler avec poli-' tesse^ personne ne voulut se charger de prendre son parti et de plaider sa cause auprès de l'autocrate. Elle sema les roubles ; elle assiéga de ses supplications les offi- ciers subalternes du palais; elle alla se placer sur le pas- sage de l'empereur , à la porte des théâtres , sur les grande^ routes, dans les jardins publics : peines inutiles; on la repoussait à coups de crosse de fusil, et les mains qui avaient reçu son argent ne daignaient pas même lui prêter secours. Ainsi se passèrent plus de six semaines; elle es- pérait tous les matins et se désespérait tous les soirs. Me- nacée par la police , méprisée des subalternes , elle ne pouvait plus même se présenter chez les ministres, car ils l'avaient fait consigner à leur porte. Ce fut alors que la Providence lui envova une amie et une prolectrice dé- vouée. La comtesse Elise (je ne me souviens plus de son
350 DÉVOUEMENT ET DOULEUR.
nom de famille, et je regrette bien que ce nom d'une femme de cœur ne se retrouve pas sous ma plume) avait pris in- térêt à la jeune Allemande. Un jour , elle vit rentrer sa protégée, accablée de chagrin et fondant en larmes.
« Consolez-vous, lui dit-elle, et prenez courage! Je ne puis présenter moi-même votre pétition , je ne l'ose pas. On m'enverrait peut-être en Sibérie, ou tout au moins on me bannirait de la cour. Mais tout ce que je puis faire, je le ferai. Je vous prêterai mon équipage et mes domes- tiques , vous prendrez une de mes robes , j'obtiendrai une audience en mon nom , et je vous procurerai ainsi le moyen de parler à l'empereur. Le reste dépendra de vous. Quand vous serez devant lui, ce sera votre affaire. Ac- ceptez-vous? vous hasarderez-YOus ainsi ? m
J'interrompis la jeune personne pour lui demander quelle avait été sa réponse.
« Répondre? oh! je ne le pouvais pas. Je me jetai à ses pieds et je baisai le bas de sa robe.
— Mais n'eu tes- vous pas peur de compromettre votre amie, cette généreuse comtesse?
— J'avoue que cette idée ne me vint pas à l'esprit. Je n'avais qu'une pensée : je voulais obtenir la grâce de mon frère-, j'y étais résolue, tout le reste n'était rien pour moi. J'aurais sacrifié ma vie, peut-être même celle d'un ; autre que Dieu veuille me pardonner ! Dès le lende- main, ce plan s'exécuta. Trois coureurs galonnés pré- cédaient le brillant carrosse de la comtesse 5 deux chas- seurs étaient montés derrière. On annonça la comtesse Élise qui demandait , comme grâce spéciale , une au- dience particulière à Sa Majesté. Les deux battans des portes dorées s'ouvrirent devant moi, l'empereur s'avança d'un air galant et empressé pour me donner la main; mais loul-à-coup reculant de deux pas...
DÉVOUEMENT ET DOULEUR. 351
« Et qu'éprouviez-vous alors? lui dis-je en rinterrom- pant, le cœur devait vous manquer?
— Non, certes , il battait plus fort et plus vite. Je m'élançai, je tombai à ses genoux 5 je joignis les mains et je m'écriai : « Pardon , pardon , Majesté Impériale !
— Qui ètes-vous , me demanda-t-il tout ému , et que puis-je faire pour vous ? »
» Il parlait doucement, plus doucement que tous ses mi- nistres 5 tant d'espérances, tant de craintes se pressaient dans mon ame que mes pleurs jaillirent malgré moi.
« Que Votre Majesté Impériale me pardonne; je ne suis pas la comtesse Élise , je ne suis que la sœur du mal- heureux Henri Ambos , condamné injustement. Oh ! pardon , pardon , voici les papiers , les preuves. 0 Majesté Impériale , grâce pour mon pauvre frère ! »
» D'une main , je présentai la pétition et les papiers 5 de l'autre, je saisis le pan de son habit que je pressai contre mes lèvres. «Levez-vous, levez-vous, me disait-il, » mais je ne voulais pas me lever avant qu'il n'eut pris les papiers que je tenais à la main. Mon émotion l'avait gagné. Enfin , il saisit la pétition et répéta : « Je veux que vous vous leviez , mademoiselle , je le veux. » Je pris sa main que je baisai en disant : « Je supplie Votre Majesté de lire ce papier. — Je vais le lire, répondit-il. » Alors je restai debout, immobile, l'œil fixé sur lui, examinant tous ses mouvemens et tous ses gestes avec l'attention la plus ardente. Il parut surpris , sa physionomie changea deux ou trois fois. « Est-il possible? s'écria-t-il, mais c'est affreux! » Quand il eut fini , il replia le papier; et, sans autre question , sans autre observation : « Mademoiselle, dit-il , votre frère a sa grâce. »
» Ce peu de mots vibra jusqu'au fond de mon être, et je
'■i->2 DEVOUEMENT ET DOULEUR.
ne pourrais me rappeler aujourd'hui de quelles expressions je me servis pour remercier l'empereur :
« Yolre Majesté Impériale est un Dieu sur la terre, lui dis-je à peu près ; est-il bien vrai que mon frère ait sa grâce ! Vos ministres n'ont jamais voulu me laisser vous approcher; et même je tremble maintenant...
— Ne tremblez pas, n'ayez pas peur; vous avez ma promesse. »
)) Il me pi'itpar la main, me releva, me conduisit jus- qu'à la porte ; j'essavai de le remercier , la voix m<^ man((uait, il me tendit sa main que je pressai sur mes lèvres. Oh! oui, c'est un homme excellent que l'empe- reur, mais il ne sait pas combien ses ministres sont cruels, tout le mal qu ils (ont. »
J'ai cherché à reproduire cette scène telle que l'hé- roïne me la racojila. Le mouvement dramatique qu'elle y jetait, la voix de l'empereur qu'elle imitait, ses alti- tudes variées , la vivacité de son action et de ses paroles, me causèrent une émotion plus vive que celle de toul('> les représentations dramatiques dont j'ai été témoin.
A son retour , elle reçut les (elicitalions do sa hienrai- trice et du pasteur, qui lui conseillèrent de ne révéler à personne son audience avec l'empereur. Au premier élan de sa joie succéda un abattement profond ; elle se rappela tous les obstacles quelle avait du vaincre, elle craignait encore quelque nouveau malheur. Tant que le désir du suc- cès l'avait soutenue, elle s'était sentie animée d'une force surnaturelle. Parvenue au but de sa course, son énergie saÛaissa, ses longues fatigues pesèrent sur elle de tout leur poids, et une fièvre nerveuse la força à garder le lit. (Juaire jours après son entrevue avec l'empereur, eUe riait occupée à lire dans son lil ; la nuit ('lail close, sa
DKVoriMIM 11 l'ULI-Iili!. 303
bouyie brûlait auprès d'elle , elle leva les yeux ^ à l'extré- raité opposée de sa cbambrc, son frère ou l ima^^e de son frère se tenait debout, u Mon Dieu! Henri, s'écria-t-elle, est-ce donc vous ? » Le fantôme ne répondit pas, mais s'ap- procha lentement , d'un air {^rave, et fixant sur sa sœur un œil mélancolique, il resta quelque lems debout auprès du lit. Saisie de terreur, elle ne bougeait pas. Enfin, par un effort violent, sa langue se délia et elle réussit à ap- peler la fille de l'hôtesse qui couchait à côté. Louise, c'est ainsi que s'appelait cette dernière , accourut et le fantôme s'évanouit.
« Un froid mortel m'avail saisi le cœur, me disait INI*''' Ambos. Oui, me répétai-je à moi-même, mon pau- vre Henri est mort, et Dieu lui a permis de venir me voir. Cette idée me poursuivit toute la nuit et tout le jour suivant. Mais le surlendemain , c'était un lundi, un laquais portant la livrée de l'empereur frappa k la porte de mon hôtel, et me remit la grâce de mon frère signée , scellée et paraphée. Oh ! quelle joie , madame , quelle joie ! j'oubliai tout. Le ministre qui m'avait si maltraitée et si mal reçue me fit offrir d'envoyer en Sibérie cher- cher mon frère , afin de m'épargner les frais et les fati/'^ues du voyage. Je refusai, je ne voulais pas que ce précieux papier qui contenait tout mon bonheur se trouvât en d'autres mains que les miennes. J'avais bien résolu de le porter moi-même. C'était à moi, et à moi seule , de briser ces chaînes qui mavaient fait tant de mal, et dont le poids oppressait tant mon cœur.
» Je terminai bien vite tous mes préparatifs et je partis pour Moscou. J'y arrivai en trois jours; la ville dans la- quelle mon pauvre frère se trouvait exilé était située à neuf mille verstes au-delà de Moscou , ei la forteresse destinée à renfermer les malfaiteurs plus loin encore. Je
XI. 23
35-4 DÉVOUEMENT ET DOULEUR.
ne suis pas forte en géographie, et je ne puis vous indi- quer avec exaclilude la situation de cette ville ; tout ce dont je me souviens, c'est que je voyageai en poste pen- dant sept nuits et sept jours, dormant dans la voiture ^ après quoi, épuisée de fatigue , je me reposai deux jours et recommençai mon vovage qui dura sept autres jours et sept autres nuits.
— Seule ?
— Seule , et sans autre protection (jue quelques mots de recommandation que j'avais emportés de Saint-Péters- bourg. Les routes étaient excellentes , les maisons de poste situées à des distances régulières : nous voyagions rapi- dement. Mais point de maisons sur la route , point d'au- berge. Le pain qu'on nous offrait ressemblait à de la suie détrempée dans de la graisse et durci ensuite. Je n'osais y toucher , la nausée s'emparait de moi. Oh ! quelles sensations , madame, que celles que j'éprouvais pendant que nos chevaux lartares m'emportaient, rapides comme le vent, à travers ces vastes, silencieuses et solitaires plaines, qui semblaient n'avoir pas de bornes ! La tèle me tournait. Je ne crovais plus à la réalité de tout ce qui m'arrivait. A tant de centaines de lieues de ma famille, seule au mi- lieu des déserts , quand je m'éveillais au milieu de la nuit et que je cherchais à savoir où j'étais, j'avais peine à rallier mes pensées. Oui , le souvenir de ce voyage me fait encore frissonner. Deux ou trois fois de médians hommes m'arrêtèrent, mais je savais me défendre, et mes gestes , ma voix , mon attitude prouvaient une résolution devant laquelle ils reculèrent. Au milieu de tant de fati- gues et de dangers, l'espoir de revoir mon frère et la cer- titude de lui a[)porter sa grâce me soutenaient et me ren- daient tous les sacrifices faciles et légers. »
Ce fui dans les premiers jours du mois d'aoï'it qjie la
UÉVOIEMKNT ET OOULKUR. 355
courageuse jeune fille aperçut enfin la citadelle qui ser- vait de ])rison à son frère. On la conduisit au gouverneur qui la reçut poliment. Quand elle lui présenta la grâce d'Henri, sa main tremblait d'une impatience et d'une joie qu'elle ne pouvait réprimer , qu'elle pouvait à peine supporter. L'officier déplia lentement le papier et passa plus de cinq minutes à le lire^ il ne contenait que six lignes. Son air était grave et presque sombre. Enfin, il murmura les mots suivans :
« J'en suis désolé, mademoiselle, mais le jeune homme désigné dans ce papier, Henri Ambos , est mort. »
Pauvre sœur ! elle tomba de son long sur la terre. Nous vovagions la nuit lorsque M''" Ambos s'arrêta au milieu de son récit. Elle fut quelque tems avant de se remettre. Les larmes la suffoquaient; elle se tordait les mains avec- désespoir ; enfin , elle s'écria :
« Ah ! bon Dieu ! quelle horrible destinée fut la mienne ! aller si loin et faire tant de démarches pour ne trouver son frère que dans le tombeau ! C'est horrible , répéta-t-elle plusieurs fois. »
Le malheureux jeune homme était mort une année au- paravant^ comme il avait les fers aux pieds, un de ses fers lui avait blessé la jambe , et cette plaie négligée s'é- tait changée en ulcère. Après six semaines de souffrances^ la mort vint à son secours. Qu'on imagine ce qu'il avait dû souffrir, ce jeune homme d'une éducation distinguée, et qui , pendant cinq ans , à la fleur de l'âge , confondu avec les plus vils malfaiteurs , avait brisé les pierres et fait des travaux de terrassement sur les grandes routes de Si- bérie. Qui que vous soyez , lecteur , si vous avez ame d'homme, je vous vois, vous frémissez de colère; vous jetez là mon livre ; vous parcourez votre chambre à grands pas. Remettez-vous, j'ai peu de chose à vous dire encore.
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La pauvre enfant reprit la route de Saint-Pétersbourg. A peine arrivée, elle tomba malade; tout le monde s'inté- ressait à elle. Le bruit de son béroïsme et de son mal- heur s'était répandu ; les premiers noms de l'aristocratie russe vinrent s'écrire cbez le concierge de son hôtel. L'empereur et T impératrice lui envovèrent des cadeaux magnifiques, entre autres, ces pelisses, ces fourrures et ces diamans qui avaient attiré mon attention. L'empereur manifesta le désir de la voir; il lui adressa des paroles de bienveillance.
«Hélas! s'écriait la jeune fille en me racontant tout cela , ni lui ni l'impératrice ne pouvaient me rendre mon frère. J'avais écrit à ma famille, mais sans oser lui dire toute la cruelle vérité , je n'avais pas le courage de porter à ma vieille mère ce coup mortel. Maintenant, madame , quelle douleur c'est pour moi de revenir auprès d'elle et d'avoir à remplir un devoir si cruel! Il va falloir lui dire la vérité que je n'ai pas osé lui écrire.
» Vous croyez connaître toute mon histoire , hélas ! non , madame ; ce qui me reste à vous apprendre est plus affreux encore que ce que vous savez. Je quittai Saint- Pétersbourg en octobre , et je me rendis à Riga où tous ceux qui avaient connu Henri m'accueillirent avec bonté ; il me restait encore quelque chose à faire. Je m'étais promis de voir celle à laquelle mon pauvre frère de- vait tous ses malheurs , de lui parler . de lui reprocher son ingratitude et sa lâcheté. C'était comme un besoin pour moi. Il me semblait que Henii serait vengé, et que moi-même j'allégerais le poids de la douleur in- supportable qui m'accablait. Mes amis me dissuadèrent, prétendant que ce serait inutile et presque odieux. C'é- tait, disaient- ils, une action peu chrétienne; qui ne servirait à rien , et il fallait pardonner. J'obéis. Jequit-
DÊVOLli.ML.XT ET UOLLIibU. 357
tai Riga el nranclai à Poyer , sur la fronlièie prussienne, où les douaniers examinèrent mon baga^je. « Quoi ! s'écria le chef des douaniers en lisant mon nom inscrit sur mes malles, vous seriez M"* Ambos , la sœur du professeur , mon intime ami ! » Et le pauvre bomme pleurait, el le lutscher (conducteur), qui connaissait notre histoire , imitait le douanier. Je lui dis que le seul service qu'il pût me rendre était de me faire expédier à la hâte, car il me restait à peine , après ce long voyage , de quoi retourner dans ma famille. En effet , giàce à cet oflScier, nous partîmes deux heures plus tôt. Au relais sui- vant, le kutscher, qui s'était arrêté pour faire rafraîchir ses chevaux , vit une calèche passer et me dit : « Made- moiselle , vous n'avez pas remarqué les personnes qui se trouvaient dans cette voiture qui vient de nous croiser ? C'étaient la fiancée de votre frère, la juive , son frère et sa belle-sœur ! )> Imaginez ma surprise : il me semblait que la Providence me l'envoyait. Je savais qu'elle serait forcée de s'arréîer à la douane. J'ordonnai au kutscher de tourner bride , et je lui promis quelques florins de ré- compense si nous atteignions la calèche. Les chevaux vo- lèrent comme le vent. A peu de distance de la douane, j'aperçus leur équipage; mon cœur battait avec force, mais non de crainte.
» Je m'approchai de la calèche où se trouvaient deux dames. « N'éles-vous pas Emilie S..., demandai -je à l'une d'elles? » Je crois que mon air résolu, mes lèvres pâles et tremblantes, mon œil fixe durent les épouvanter.
« Oui , répondit celle à qui je m'adressais j que me voulez-vous et qui étes-vous.^
— Je suis la sœur d'Henri Ambos, que vous avez as- sassiné I »
» Elle poussa un cri, les officiers de la douane accou-
358 DÉVOL'EMEXT tT DOULEUR,
Furent pour la secourir; mais je tenais la portière de lu calèche. « Je ne suis venue pour vous faire aucun mal, lui dis-je : vous êtes la meurtrière de mon frère ; il vous aimait , vous l'avez tué 5 que Dieu vous punisse pour cela ! soyez malheureuse jusqu'à la fin de votre vie! »
» En prononçant cette malédiction, je m'évanouis et on m'emporta. Quand je recouvrai l'usage de mes sens , tout avait disparu; je me trouvais sur la route de Berlin. »
Tel fut le récit de cette intéressante jeune fille qui, en arrivant à Mayence avec moi , me montra la grâce de son frère qu'elle avait conservée , une lettre de la comtesse Elise et tous les papiers relatifs à cette affaire, papiers qui prouvaient la vérité de sa narration jusque dans les moindres détails.
Le lendemain matin il fallut nous quitter : je descen- dais le Rhin, et elle allaita Deu\-Ponts où elle espérait ar- river deux jours plus tard. Le soir, je lui dis que je serais obligée de partir à six heures du matin.
« Vous avez pris intérêt à moi et à mon frère , me dit- elle, je ne veux pas encore vous dire adieu. Je m'éveille- rai demain pour vous voir partir. » Elle tombait de fa- tigue, car elle avait fait toute la route sans dormir de Berlin à Mayence. Un corridor très-étroit séparait nos deux chambres ; elle laissa la porte de la sienne entr'ou- verte , afin de pouvoir entendre le bruit que l'on ferait à mon départ. L'aube reparut : tout était prêt, et elle ne se montrait pas; j'entrai chez elle, elle dormait d'un som- meil profond et calme, sa belle tête blonde appuyée sur un de ses bras. Jamais je ne vis plus belle créature; je la contemplai pendant quelques minutes avec admiration , je ne voulus pas éveiller la noble héroïne ; je baisai son liont candide cl je parlis.
NOUVELLES DES SCIENCES,
DK LA l.niliKATURL, DES lîEALX-AKTS , DU COMMERCE, DES AUTS INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
ci«;nc«.*i v^aturdUs.
Découverles récentes du docteur Faraday dans l'é- tude des phénomènes électriques. — Ce savant profes- seur , dans le cours de ses recherches sur une loi pjénéralc et importante de l'^^tion électro-chimique, dans lesquelles il était obligé de mesurer exactement la quantité de gaz fournie par la décomposition de l'eau et de quelques au- tres substances , a été conduit à Tobservalion d'un fait curieux qui , jusqu'alors , n'avait point été noté et dont la connaissance, s'il l'avait acquise plus tôt, lui aurait fait éviter un grand nombre d'erreurs et de méprises qu'il a reconnu depuis avoir commises dans la conclusion qu'il a tirée de ses premières expériences. Ce phénomène , à la découverte duquel il attache une grande importance , c'est la recombinaison des élémens de l'eau , qui aupara- vant avaient été séparés par l'action de la pile vol laï- que, lorsqu'ils sont laissés en contact avec les fils ou les plaques de platine qui ont servi de pôles; car , dans ces circonstances , on remarque que les gaz diminuent graduellement de volume, que l'eau se forme de nouveau, et même qu'à la fin tous les gaz disparaissent.
Ce n'était pas assez d'avoir mis le fait de la recombi- naison des gaz hors de doute . il fallait encore en chercher la cause qui ne pouvait pas cire l'aclion galvanique, puis-
3G() XULVELLKS uns SC1E.\(.1:S ,
([ue celte reproduction de l'eau se faisait après qu'elle avait complètement cessé. D'abord, M. Faradav constata que la réunion des élémens de l'eau était principalement due à l'action du morceau de platine qui avait servi de pôle positif; ensuite il remarqua que le même morceau de platine produirait un effet semblable sur tout autre mélange des ^az oxy{^ène et hydrogène, quel que fut le moyen chimique que l'on eut employé pour les obtenir. Plus tard il découvrit, à l'aide de nouvelles recherches . (|ue le platine qui avait servi de pôle négatif pouvait produire le même effet; enfin, il reconnut que la seule condition indispensable pour que le platine puisse pos- séder cette propriété , c'est qu'il soit parfaitement clair, et que les moyens mécanic[ues ordinaires de le nettoyer peu- vent suffire pour l'adoucir, sans que l'on soit obligé d'avoir recours à l'action d'une batterie. Des plaques de platine nettoyées avec un bouchon , un peu d émeri et de l'eau , ou de l'acide sulfurique étendu, jouissent de propriétés Irès-actives ; mais celles dont l'action a été le plus énergi- que sont celles qui , après avoir été chauffées dans une forte solution d'alcali causlifjue , sont plongées d'abord dans l'eau pour enlever l'alcali, et ensuite dans de l'huile tie vitriol bien chaude ; après quoi on les laisse pendant dix ou quinze minutes dans l'eau distillée. Ainsi pré- [)arées , les plaques de platine, placées dans des tubes (jui contiennent un mélange des gaz hydrogène et oxy- .;>ène , déterminent la combinaison graduelle de ces élé- mens. Au commencement , Teirel est lent , mais il devient plus rapide par degrés, et la chaleur ])roduite par cette combinaison est si élevée qu'elle détermine souvent l'igni- iion et l'explosion.
M. Faradav classe ce plu'uomène dans la même catégo- rie de ceux découvei Is j)ar Davv dans le platine brillant :
DU CO.M.MERCE , DE LIXDLSTUIE , ETC. o6i
par Dobreiner dans le platine spongieux, lorsqu'il agit sur un jet d'hydrogène à l'air atmosphérique ; enfin, il le rap- proche de ceux que MM. Dulong et Thénard ont constaté par de nombreuses et curieuses expériences. En cherchant à se rendre compte de ces effets remarquables , il a émis quelques idées nouvelles sur l'élasticité d'une masse de substances gazeuses entourée de surfaces solides. Il re- garde l'élasticité des gaz comme dépendant de l'action mutuelle des particules , surtout de celles qui sont conti- guës les unes aux autres ; mais cette réciprocité d'action ou de répulsion , si l'on veut , n'existe plus sur les cotés extérieurs des particules qui sont en contact avec la sub- stance solide. Raisonnant ensuite sur le principe établi par Dalton, que les particules des difFérens gaz sont in- différentes les unes aux autres, il en conclut que les molé- cules d'un gaz ou d'un mélange de gaz qui sont le plus rap- prochées du platine ou de tout autre corps solide d'une na- ture chimique différente de la leur, touchent la surface de ce corps par un contact aussi rapproché que celui par le- quel les molécules d'un corps solide ou liquide se touchent entre elles. Cette proximité des molécules, combinée avec l'attraction directe qu'exerce le platine ou tout autre corps solide sur les particules gazeuses, sufi&t , d'après lui , pour rendre efficace l'affinité qu'ont entre elles les molécules d'oxygène et d'hydrogène ^ car, en effet, ces conditions équivalent à une élévation de température ou aux autres circonstances que l'on sait être capables d'augmenter la force des affinités qui sont inhérentes à ces substances elles-mêmes.
Il est cependant quelques circonstances qui s'opposent à l'action du platine et que M. Faraday a constatées par une foule d'expériences extrêmement curieuses. Ainsi ,
362 NOUVELLES DES SCIENCES,
de petites quantités d'oxyde de carbone ou gaz olé- fiant , mêlées aux (^az oxyjjène et hydrogène , empê- chent totalement l'effet que nous venons d'indiquer ; tandis que de grandes quantités d'acide carbonique ou de gaz oxyde nitreux n'y mettent aucun obstacle-, et il est remarquable que les premiers de ces gaz n'empêchent l'action des plaques de platine que tant qu'elles sont en contact avec elles ^ car si on retire les plaques de ce mé- lange et qu'on les mette avec de l'oxygène et de l'hydro- gène purs, ces élémens se combineront nécessairement.
Abcdsscinent du nweau de la Baltique. — Depuis long-tems leshabilansdei bords de la mer Balticjue avaient observé que le niveau des eaux semblait s'abaisser in- sensiblement, et laisser à découvert une grande portion des terres sur la côte. Les observations que l'on vient de faire {)endant les vingt dernières années ont pleinement justifié cette supposition. D'après les anciens naturalistes, il parait que ce phénomène est surtout très-remarquable dans les contrées les plus voisines du pôle nord. On peut citer à l'appui de cette assertion les lacs du Danemarck , qui, pour la plupart, sont aujourd'hui à sec ; la Suède et la Norwége qui formaient une ile, il y a deux mille cinq cents ans; la ville de Pitea qui, dans l'espace de qua- rante-cinq ans, s'est trouvée à deux milles de la mer , et (^ellcde Loulca qui en est aujourd'hui à un mille; le vieux port de Lodisa , situé à qualie milles de la mer, et celui de Vesterwich à deux. Lorsque Toiiu'o (ut bâtie, les vais- seaux (lu plus linl l()nnap,(' ciitraieiil dans son poil ; à
DU COMMERCE , DE l' INDUSTRIE , ETC. .'Uî.'i
l'iieure qu'il est, cetle ville se trouve au milieu de la Pé- ninsule. Il n'a fallu que quelques années pour unir les îles (le Errgsoe, Caroe, Apsoe et Testeroe qui étaient sé- parées l'une de l'autre par les mers.
C'est en combinant ces faits avec une foule d'autres observations que Gelse et Linnée calculèrent dans quel rapport s'abaissaient les eaux de la Baltique. D'après leurs supputations , il paraîtrait que le niveau des eaux des- cend de quatre pouces par siècle. En admettant cette théorie , et en poursuivant la progression arithmétique , il résulterait que le bassin de cette mer sera à sec dans deux mille ans. Il ne faut pas cependant ajouter une foi aveugle aux supputations des savans que nous venons de citer, car, d'après de nouvelles observations, on a dû réduire le chiffre qui exprimait la retraite des eaux. Les savans modernes n'ont pas entièrement adopté cette opi- nion, parce qu'ils pensent généralement que le fond de la mer dans l'hémisphère septentrional s'est déprimé d'un degré , et que dès lors le niveau de l'eau ne s'est pas abaissé.
Quoi qu'il en soit, il est difficile de décider jus- qu'à présent laquelle de ces deux opinions est la plus plausible 5 ce qu'il y a d'incontestable, c'est que les eaux de la Baltique se retirent de jour en jour ; que le lit des lacs et des rivières de cette contrée se rétrécit sans cesse , et que les ports se comblent , en sorte que tôt ou tard les villes établies sur les bords de cette mer seront obligées de creuser des canaux , ou d'établir des chemins de fer jusqu'à la mer, si elles veulent maintenir leur commerce maritime au même degré de prospérité où il se trouve maintenant.
;{61 XOLViiLLL^s DES SCIENCES,
Description poétique de Londres par un Mandarin chinois. — Les Chinois aiment la poésie avec passion et composent des poèmes sur tout et à propos de tout. His- toire, chronologie, philosophie, religion , morale , juris- j)rudence, agriculture , heaux-arts, chez eux tout est du ressort du poète. Il existe un poème chinois très-estimé sur la manière de préparer , de faire cuire et de manger le bœuf. En Chine , personne ne se croit dispensé d'ap- prendre les règles de l'art poétique ^ quelle que soit la pro- fession d'un Chinois, avant tout il est poète; aussi, depuis le mandarin lettré jusqu'au pécheur qui jette ses filets dans \e fleuue bleu , chacun prête une oreille attentive au moindre récit animé par le rhythme et les images.
Parmi le grand nombre de pièces de vers que le savant John Francis Davis a recueillies dans un Essai sur la poésie danoise , recueil qui a été publié récemment dans le deuxième volume des Transactions de la Société roj^ale Asiatique , nous avons choisi un petit poème sur Londres, spécimen assez bizarre qui nous a paru, plus que tout autre , devoir piquer la curiosité de nos lecteurs.
L'auteur de l'ouvrage que nous allons traduire est un h onime érudit et qui occupe un rang distingué àPékin-, c'est à Londres même où il s'était rendu en 1813, pour accom- pagner un des lords-commissaires de la Compagnie des Indes , qu'il a puisé tous les faits qui lui ont servi à composer son poème. En 1817, la Revue Trimestrielle y étonnée d'entendre célébrer la caj)itale de la Grande- Bretagne dans les contrées les plus éloignées de l'Asie , rinnonça en peu de mots l'appaiilion de cet ouvrage;
DU COMMV.liCE, DE L INUlSTlilK, KTC. JÎG.'V
mais M. Davis esl le premier qui ait eu l'heureuse idée de nous en donner la traduction entière à la suite du texte orijjinal. Le poème a pour titre : Dix Stances sur Londres , et contient une description fort simple de cette capitale. Les stances sont régulières, tous les vers ont la même mesure et sont coupés par les mêmes repos. On y remarque quelques erreurs, de fausses déductions et des faits exagérés. Nous avons souligné tout ce qui nous a paru s'éloigner un peu trop de la vérité.
Bien loin , au milieu de l'Océau , vers le nord-ouest , s'é- lève une île puissante habitée par un peuple nombreux ; c'est l'Angleterre. Le climat de ce pays est très-rigoureux . Fm hau- teur des maisons est si prodigieuse , que le sommet des toits se perd dans les nues et touche jusqu'aux astres. Les Anglais sont religieux , ils aiment les céiémonies de leur culte et ont ie plus grand respect pour ceuv qui se nourrissent de la lecture des licres sacrés. Ils portent tous en naissant une haine i/iplacable contre la France ; jamais ces deux nations n ont fait entre elles suspen- sion d'armes.
II.
A voir les montagnes fertiles de l'Angleterre et les richesses qui couvrent leurs sommets , vous croiriez apercevoir les sour- cils arques d'mie jeune beauté. La nature a été prodigue en- vers les femmes de cette nation , elle les a favorisées de ce qu'elle a de plus parfait ; aussi , exercent-elles sur les hommes une influence sans bornes, et sont-elles partout traitées avec la plui grande considération. Les joues des jeimes filles sont toujours fraîches comme la fleur nouvellement éclose ; leur figure est plus belle qu'une blanche perle. Les maris aiment leurs femmes, les femmes aiment leurs mai'is : ils vivent tous en- semble jusqu'au déclin de l'cige dans l'harmonie la plus par- fifife.
30G XOUVKLLES DES SCIENCES ,
III.
J'aime , par une belle soirée d'été , confoudu dans les groupes nombreux des promeneurs, à visiter les hameaux et les jardins qui embellissent les dehors de la ville ; je cueille une fleur dans la prairie où les chevaux paissent en liberté; je fran- chis l'enclos où bondissent les bestiaux. Ici , le laborieux moissonneur ramasse en chantant la gerbe jatmissante , tan- dis que l'oisif, errant çà et là, cueille des fleurs, et incite le passant à se retirer pour é^^iter l'atteinte des brouillards.
Vient ensuite la qualrième stance , que nous nous dis- pensons de reproduire: elle est consacrée à la description de nos théâtres. Le poète fait remarquer à ses lecteurs que les portes du théâtre de Londres sont fermées pendant le jour, et que ce n'est que la nuit que l'on y donne des re- présentations. Cette réflexion , qui pour nous serait fort insipide, est cependant bien à sa place, car l'on sait qu'en Chine les représentations scéniques n'ont lieu que pen- dant le jour. L'auteur continue ainsi :
\.
Sur ces rives fortunées coule un fleuve ti-anquille, ti'aversé dans sa largeur par trois ponts admirables ; là-bas , sous les arches inunenses s'avancent les vaisseaux à pleines voiles, tan- dis (ju' au-dessus et non loin des nuages se trouve le chemin que suivent les hommes et les chevaux. Du soin des eaux s'élèvent des niasses énormes de pierre qui coupent le cours du fleuve et semblent l'encaisser comme dans neuf canaux difl"érens ; je ne saurais comparer tous ces ponts qu'à celui de Loyang , le plus grand , le plus élevé et le plus beau de noU"e empire.
YI.
C'est mie contrée riche , ti'ès-peuplée et bien surprenante que l'Angleterre. Nulle part on ne trouverait des manufactures aussi vastes , des ouvriers plus habiles. La résidence des rois est noble et majestueuse, el souvent des arbres de haute-fu-
DU COMMEKCE, DK I.'lXDL STIUE , KTC. 367
taie ombragent la façade des maisons des simples particuliers. Les jeunes gens qui appartiennent à la noblesse ne se promè- nent jamais qu'à cheval ou en voilure ; et les femmes qui veulent plaire se parent de vètemens dé soie
VII.
Chaque maison compte plusieurs étages; c'est partout le cachet de la grandeur et de la magnificence ; l'enti'ée est fer- mée par une barrière de fer ; l'eau jaillit à volonté dés murs de chaque édifice. Les appartemens sont décorés de riches étoffes aux couleurs chatoyantes , et l'on peut admirer par dehors , à travers les glaces des fenêtres , le reflet éclatant des tapisseries. A voir toutes ces maisons réunies les unes aux autres , se prolonger à perte de vue , on dirait une perspective d'optique ou un tableau de féerie.
VIII.
A Londres , pendant le neuvième mois de l'année , chacun fait son petit voyage ; les mis changent de demeure et fixent pour quelque tems leur résidence à la campagne , tandis que les autres visitent leurs amis dans leurs retraites champêtres. Depuis le matin jusqu'au soir on entend le bruit monotone des voitm-es qui roulent et des chevaux qui courent. En au- tomne , le prix des denrées diminue , la plupart des habitations sont abandonnées ; c'est alors que les maisons sont réparées , restaurées ou embellies.
IX.
Les rues sont spacieuses , unies, bien pavées, et s'entrecou- pent les unes les autres à certaines distances ; chacun des côtés est destiné aux piétons ; dans le milieu circulent les cuimliers et les toitures . Au fracas des voitures et des chevaux se mêle en- core le cri des marchands et des chanteurs ainsi que le mar- teau de l'ouvrier. L'hiver , le chemin est encombré de mon- ceaux de neige , et la nuit mille lampes suspendues dans les airsj et qui semblent le disputer en éclat aux étoiles du firmament, éclairent les pas incertains de l'étranger.
368 XOUVEI.LES DKS SCIENCES ,
X.
Quoique la rigueur du climat n'y permette pas la culture du riz, l'Angleterre n'est jamais exposée aux ravages delà famine. Les Anglais prennent d'assez bon thé qu'ils marient avec de la crème , et mangent en même tems du pain de froment re- couvert de tranches de lard ; c'est vraiment un peuple fort singulier que les Anglais. Leurs mets sont très-recherchés; ils les servent sur des plats d'argent, et ne boivent le vin que dans des vases de cristal très-pur. A table on obseive les plus strictes contenances et on ne se présente jamais à un festin qu'a- près avoir changé de vétemens !
Comme on le voit, Tauleur du poème ne s'est atta- ché qu'à décrire les objets qui ont frappé directement ses yeux- il lui eût été difficile, en effet, de pousser plus loin ses investigations, puisque n'ayant aucune teinture de noire langue, il ne pouvait saisir, ni la nature de nos institutions , ni les rapports qui les lient entre elles ; d'ailleurs, tout ce qui eût pu l'intéresser davantage était au- dessus de sa portée. Les erreurs palpables dans lesquelles est tombé le narrateur oriental doivent servir à nous met- Ire en garde contre les relations des vovageurs eiu'opéens qui, sans aucune connaissance de la langue et des insti- tutions de la Chine , ont publié le récit de leurs voyages dans cette contrée. Sans doute ^ ils ont décrit avec vérité, souvent avec emphase, tout ce qui a frappé leurs sens, mais ils n'ont pu que nous donner des notices très-inexactes sur les mœurs, les coutumes, les lois, la religion et \c caractère moral de riiabilant du Céleste Empire.
Les expressions hvporboliqucs, les métaphores outrées dont s'est quelquefois servi le poète en donnant la des- cription de certains objets (|ui avaient stimulé son en- thousiasme, nous portent à croire ({u'il n'en avait jamais vu de semblables dans sa j)alrio. In Italien, un Fran-
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 309
rais, un Allemand, seraient-ils donc si étonnés de la hauteur prodigieuse des maisons de Londres , et s'é- crieraient-ils comme lui : que le sommet des toits se perd dans les nues et touche jusqiiaux astres. Le poète confirme par celle exagération le récit de nos voyageurs qui , en général , s'accordent à dire que les maisons de la Chine sont extrêmement basses-, mais l'emphase avec laquelle il décrit les ponts qui existaient alors sur la Ta- mise (àl'époque où l'auteur écrivait, les ponts de 5oufA- ivarJi , de Jf'aterloo et de New-London n'avaient pas en- core été élevés ) peut aussi faire soupçonner les mission- naires d'exagération, lorsqu'ils parlent de l'élévation, de la majesté et de la solidité des ponts de marbre de la Chine. Lorsqu'en 1813, l'auteur de ces vers était à Londres, nos rues n'étaient encore éclairées qu'à l'huile, et cepen- dant il a cru devoir comparer la chétive flamme de nos tristes réverbères aux étoiles brillantes du Jirmament ; exagération bien pardonnable à un poète voyageur ! Que dirait-il aujourd'hui, s'il voyait briller les huit mille becs de gaz qui projettent sur nos places et dans nos rues une clarté si vive et dont l'éclat est égal à celui que pour- rait donner la lumière de deux millions de chandelles (1) ! Ce qui parait avoir surtout attiré l'attention de no- tre écrivain , c'est l'union de nos ménages et le res- pect que nous avons pour les femmes. Observateur candide , que ne poussait -il plus avant sa perquisi- tion "? que n'assistait-il à quelques séances des assises? que ne parcourait-il notre Bibliothèque des cnminal
(1) Cette appréciation appartient à Mac-Culloch ; il a calculé que la quantité de gaz consumé chaque nuit à Londres est de 7.000,000 de pieds rubes.
XI. 24
370 NOUVELLES DES SCIENCES,
Conversations (!), ou nos lois sur le mariaoe et sur l'aduhère , si rigoureusement interprétées par les doctors conimons '. et il aurait vu que notre respect pour le beau sexe ne s'étend pas très-loin. Il semble, au contraire, que nous avons voulu enlever aux femmes toutes les f^iaranties que la législation de Confucius accumule autour d'elles. De simples vraisemblances , les dépositions d'un laquais , quelques visites trop assidues , suffisent pour priver une Anglaise de la considération publique, et même de sa for- tune : aussi quelques familles de l'aristocratie se fonl- elles un devoir d'assurer leurs filles contre le cas possible des erreurs de sentiment. Un capital leur est affecté en propre , et ne peut être aliéné d'aucune manière. Heu- reuse prévovance dont la fleur de notre noblesse a prouvé l'utilité, mais qui ne s'étend pas jusqu'à la bourgeoisie, où rien n'est plus commun que Fabandon complet des femmes, par suite de la jalousie, de l'inconduite ou de la vengeance de leurs maris. Et voilà cependant comme les vovageurs prétendent nous initier aux mœurs , aux usages des pavs qu'ils parcourent. Histoire, Vovages , Littéra- ture, tout n'est-il pas à refaire ;'
archives de Venise(i). — De tous les auteurs nationaux et étrangers qui , dans ces dernières années, ont décrit la
(1) Celte bibliothc'ciue se comiiose de quarante volumes iii-â", et ne contient, comme oii fait , que le récit des adultères couiniis dans les Trois-Royaumes.
(2) C/cst à M. Balbi . géographe el slalislicien distingué . et d<'puis loug-tems l'un de nos collaborateurs, que nous (le\ons la roninuini- catiou des docuniens qui composent cet arliele.
m- coMMi:ncr. , dk l'ixinsrr.iF. , etc. 371
ville de Venise, nous n'en connaissons aucun qui ail parlé de ses Archives avec les détails que mérite ce magnifique établissement. L'empereur d'Autriche qui, depuis plu- sieurs années , consacre des sommes considérables pour la restauration des principaux raonumens de cette ville , qui menaçaient ruine , pour l'entretien de ses nombreux canaux , pour la réparation et le prolongement de la digue connue sous le nom de Murazzi , vient encore récem- ment de dépenser 500,000 francs pour réunir dans un même local toutes les archives de la ci-devant république de Venise , et des gouvernemens qui lui ont succédé. L'empereur a pris cette détermination pour faciliter les recherches et surveiller plus facilement la conservation de ces précieux dépots, et pour préserver aussi de la des- truction dont étaient menacés le vaste couvent des Frari et l'église qui en dépend. Deux années ont suffi pour l'exé- cution de cet utile projet , et la ville de Venise possède aujourd'hui les archives les plus considérables , les plus précieuses et les plus ancieùnes de l'Europe. Nous avons visité les grandes archives de Madrid , de Lisbonne , de Paris et de tienne ; nous nous sommes procuré des ren- seignemens exacts sur celles de Rome , de Londres , de Munich, de Dresde , de Copejihague et de plusieurs au- tres capitales; toutes nos recherches nous ont prouvé qu'aucune de ces villes n'offre , réunis dans un seul lo- cal , une masse de documens aussi considérable que celle qu'on a rassemblée dans ï Arcldvio Générale de Venise. Cet établissement , distribué avec un ordre admirable, se compose de 298 salles, salons, corridors, dont les murs sont couverts de haut en bas de rayons. Si ces der- niers étaient réunis et mis l'un après l'autre, sans laisser entre eux aucun intervalle, ils formeraient une ligne qui n'aurait pas moins de 77,2.38 pieds, équivalant à presque
372 NOUVELLES DES SClENCliS ,
quatorze milles géographiques de 60 au degré ou à peu près à une fois et demie la dislance qui sépare Paris de Versailles ! Malgré l'immensité de cette ligne de rayons , l'espace s'est trouvé encore insuflBsant pour v placer les 8,664,709 volumes ou cahiers qui forment la totalité des documens recueillis dans cet établissement. Ces huit mil- lions et demi de volumes appartiennent à 1,890 archives différentes. Nous pensons que l'on ne se tromperait pas de beaucoup en disant que mille écrivains qui travailleraient tous les jours pendant huit heures consécutives et sans au- cun intervalle n'emploieraient pas moins de 734 ans. ou de 22 générations, pour copier tous les documens de ces ar- chives. Ainsi donc , mille personnes qui se seraient mises à l'œuvre lorsque les croisés, guidés par Godefroi de Bouillon, arboraient leurs drapeaux victorieux sur les murailles de l'ancienne résidence de David et de Salomon, auraient à peine aujourd'hui fini leur tâche.
En supposant que chaque volume ou cahier contienne 80 feuilles, et que chaque feuille ait 16 pouces de long et 9 de large , chacune de ces feuilles déployée aura la longueur d'un pied et demi. Or les 8,664,709 volumes ou cahiers contiennent, d'après la supposition que nous venons de faire, 693,176,720 feuilles. Si toutes ces feuilles étaient ouvertes et mises l'une après l'autre sans laisser entre elles aucun intervalle, elles formeraient une bande qui aurait 1,444,800,000 pieds de long, et 16 pouces de large. D'après l'excellent Traité d Astronomie qu'un mathématicien célèbre, M. Littraw , vient de publier à Stuttgart, la circonférence de la terre, prise à l'équateur, n'est que de 123,345,700 j)ieds de Paris. Or, nous ve- nons de voir que toutes les feuilles des archives peuvent former une bande de 1,444,800,000 pieds de long. En divisant donc oc dernier nombre par le premier, on oh-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 373
lieiidra pour quotient 11 l/30 environ , chiflVe qui in- dique combien de fois avec cette bande on pourrait cein- dre le globe dans sa plus grande dimension !
Si l'on divisait par 500 les 693,176,000 feuilles, on obtiendrait 1,386,400 rames, à chacune desquelles on pourrait accorder 16 pouces de long, 9 pouces de large et 6 pouces d'épaisseur. Maintenant, si l'on considérait toutes ces rames comme des matériaux propres à bàlir , on pourrait en construire une pyramide énorme à base car, rée, dont le coté serait d'environ 68 pieds, et la hauteur de 428 ! Cette pyramide serait donc aussi haute que celle de Chéops , le plus grand monument de ce genre élevé par les hommes; égale pour le volume à plusieurs pyramides de la région du Nil , elle surpasserait toutes les autres en hauteur !
Nous terminerons ces comparaisons en faisant observer que la surface écrite de ces archives , le recto et le verso de chaque feuillet , couvrirait plus de la moitié de l'é- tendue du département de la Seine , et plus du tiers de la surface du comté de Middlesex , auquel appartiennent les quatre cinquièmes de la ville de Londres, qui aujour- d'hui nous paraît dépasser en étendue et en population toutes les villes du monde.
Nous ajouterons à ces détails un document officiel fort curieux, qui démontre que le gouvernement autrichien prend encore quelque soin de Venise (1), cette ville qui a joué un si grand rôle au moyen-âge , et qui encore , mal-
(1) Voyez dans la 26' Im-aison de la 1" série laiticle remarqua- ble intitulé : Constitution démocratique de Feni^e, et dans la Ik' de la 2* série (août 1831) celui qui a pour titre : Histoire politique et ad- ministrative de la République de Denise depuis sa fondation jusqu'à nos jours.
37 -i NOUVELLES DES SCIENCES ,
{^jré sa décadeuce, est Tune des villes les plus belles et les plus poétiques de l'Europe moderne.
TABLEAU des principales sommes dépensées par le gouvernement au- trichien pour la réparation des bàtimens , des canaux et du port de Ven ise, t/e 1 S H à J 8 ?> Ô
Foui le Palitls ci-devant Durai 147,050 '
Pour les Procuratie JVuOi>e , maintenant Palais-Hoyal. . . . 615,000
Pour le Palais de la Delegazione, y compris 110,600 lire
- pour l'achat de re'difice 2S6, iOU
Pour la Ragionateria Centrale, ci-devant Couvent de
S .-Zaccaria 1 :{!),S7(t
Pour les Archives générales aux Frari , sans comprendre la dépense pour les rayons , les meubles et le transport dos
documens 400, 1 2 1>
Pour V^-icacléniie des Beaux-Arts , dans le ci-devant cou- vent de la Caritij 1 !lfi,000
Pour le Tribunal criminel , à Santu-Apollonia , y compris
1 8,000 lire pour l'achat de Tedifice 1 2lt,900
Pour le Magistrato cainerale , y compris 5G,000 lire pour
Tachât de Tedificc 186,600
Pour les Magasins du sel 299,000
Pour le Bureau des Hypothèques , y compris 30,000 lire
pour Tachât de Tédifice I i 6, 5(10
Pour la réparation et la reconstruction des Murazzi et autres ouvrages hydrauliques qui protègent Venise contre la fu- reur de la mer 2,780,181
Pour Tamelioration des ports 442,089
PourTentretien des canaux, 72,831 /t/'e par un. Cette somme, pendant les dix-neuf années ccoulees de 1814 jusquts et
y compris 1833, fait », 383, 789
Pour la réparation des édifices consacrés au culte , ou appar- tenant h des instituts religieux , le gouvernement a dépense annuellement 260,000 lire , ce qui en dix-neuf ans repré- sente une somme de !,!• i(»,00(t
Pour les travaux des barrières, pour la (.onstructiou des ca-
■/ rrpoit.r 1 2,001 . 'i'.»<(
i) Une tir.t uimrutcu saiil b7 ciiiiiiiie.- ; i If: ,iu>lnuJie foiil 1 llor.ii.
I
DU COMMEUCK, Dli LliNDUSTUIE , lifC. 375
Repurt 12,001,40!)
seules et des bureaux deilouane «ju'a nécessitée la fiaricliise
accordée au port de Venise 1 i9,2 18
Ueiuise à la ville de Venise du tiers des 2,293, 164 lire prêtées par le gouvernement autrichien ;» sa municipalité pour la mettre en état de réparer les quais , les ponls et les pavés des rues , ce tjui fait au moins 7 47,000
A ces chiffres, on pourrait ajouter les sommes suivantes, dé- pensées par Sa Majesté pour encourager le commerce de Venise :
La. nouvelle route d'ilc d'Allemagne, qui, en passant par Ceneda , Serravalle, Capo di Ponte et la vallée de Cadore, va de Trévise aux environs d'Auipezzo dans IcTyrol o,G 18,998
La route dite d'Italie , qui de Peschiera va ;\ la Ponteva , en passant par Vérone , Vicence , Padoue , Trévise et Udine ; elle a coûté 2,381,613
La noui'elle route de Padoue h Ferrure par Rovigo ; elle
a coûté 834,896
On pourrait aussi ajouter à toutes ces sommes les 800,000 flo- rins que Sa Jlajesté a le projet de dépenser pour Tamélio- ration du port de Malamocco , qui est le véritable port de Venise.
Total uÉivÉr^l des dépenses faites poiu' rcntretien et Tem-
bellissement de Venise , de 1 8 1 4 à 1 833 2 1 ,733,254
(19,107,930 ff )
^^ommcrcc. -'^nbu^tr h.
Progrès et extension du commerce de la librairie en Europe. — C'est chose précieuse, il faut l'avouer, et qui ne peut appartenir qu'à une civilisation bien avancée , que ce concours empressé de tant d'intelligences mettant leurs efforts en commun pour propager toutes les décou- vertes utiles, pour faire pénétrer dans toutes les classes de la société la science et l'instruction , ou pour offrii' à
376 NOUVELLES DES SCIENCES,
l'esprit de nobles et agréables distractions. Aussi, le com- merce des livres est-il intimement lié avec l'accroissement de la richesse industrielle et de l'aisance des nations.
En 1805, Wachler évaluait à 7,000 les publications annuelles de la presse européenne, et maintenant un seul pays en offre quelquefois autant. De 1800 à 1827, toutes les publications , y compris les réimpressions , se sont éle- vées en Angleterre à 1 9,860 ; de 1 830 à 1 833 , la moyenne annuelle des ouvrages imprimés a été de 1,500 ouvrages scientifiques et de 800 livres de toute espèce, non com- pris les réimpressions. M ach-Cullocb estime que, durant la même période, la moyenne de la circulation des jour- naux a été de 35,000,000 de feuilles par an. Aux États- Unis elle s'élève à plus de 55,000,000. L'Amérique du nord, en 1833, publiait 56 journaux religieux dont l'un compte 28,000 abonnés 5 un autre 10,000 et plusieurs 3,000. Mais, depuis que les ouvrages à bon marché et à figures ont pris une grande extension en Europe, la presse anglaise n'a plus restreint son essor dans les Trois-Royau- mes. Aujourd'hui, les éditeurs du Penny 3Iagazine ex- pédient leurs clichés à Florence, à Paris, à Saint-Péters-^ bourg, à Leipsick, où ils servent à la publication d'ouvrages analogues au leur^ enfin , tandis que la Société Améri- caine envoie en Chine des extraits de la Bible stéréotypés, le Penny-Mogazine nous apprend , dans son dernier nu- méro , qu'il va expédier les clichés de ses gravures à Canton.
Si la presse ne présente pas dans toutes les contrées d'Europe le même développement, nous la trouvons du moins partout en progrès. Le Danemarck qui , en 1827, ne publia que 264 ouvrages, en a puldié 423 en 1832. Les Pays-Cas, en 1827, no publièrent que 740 ouvrages^
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 377
mais depuis que la Belgique est devenue le centre de la piraterie littéraire, cette puissance parasite publie tous les ans un millier d'ouvrages dont les sept huitièmes sont des contrefaçons. La Suisse, pays éminemment intellec- tuel, publie aujourd'hui une cinquantaine de journaux , sans compter un grand nombre de recueils périodiques, religieux, littéraires, économiques, scientifiques et in- dustriels qui s'impriment à Lausanne, Zurich, Aarau , Bâle, Berne, etc. Genève à elle seule en publie de 15 à 20. L'Espagne commence à s'ébranler : déjà vingt-huit journaux sont publiés dans la Péninsule , elle qui , en 1827, n'en comptait que trois; et la nouvelle disposi- tion des chambres contribuera sans doute à hâter la publication d'ouvrages importans, qui, nous le savons, existent en portefeuilles. L'Italie seule, courbée sous les baïonnettes autrichiennes, reste stationnaire et publie seulement par intervalles quelques rares ouvrages sur les sciences , les beaux-arts et les monumens de l'antiquité. Qui le croirait? les presses de Constantinople ont donné signe de vie. L'imprimerie de Sa Hautesse ne se borne pas seulement à publier le Mojntew Ottoman, elle a aussi édité , en 1833 et 1 834, de fort bons ouvrages d'histoire , de géographie, et plusieurs livres élémentaires.
Mais c'est vers l'Allemagne que doivent se tourner nos regards, si nous voulons voir la presse dans toute son ac- tivité, dans toute sa vigueur. L'Allemagne , quoique bâil- lonnée par la Sainte- Alliance , ne pouvait pas être réduite au mutisme; l'imagination ardente et rêveuse de ses en- fans avait besoin d'expansion : aussi, quoique dans toute la confédération 137 villes seulement aient le privilège d'avoir des imprimeries, l'Allemagne est l'une des contrées les plus fécondes en productions littéraires. On a dit que, de 1 81 4 à 1 825 , il avait paru en Allemagne 60,000 écrits,
378 .NOUVELLES DES SCIENCES ,
évaluation exagérée qu'il faut réduire à 45,574. En 1828, on V a imprimé 5,654 ouvrages; en 1831, 5,658 5 en 1832, 6,275, et en 1833, 5,888. Aujourdliui , on compte dans ce pavs près de deux cents journaux ou recueils pé- riodiques; voici quels sont les plus importans :
JOUK.NAUS PUI.ITIQIE.S.
NHMB!;t d'abonnés.
Gazette d"Augsbourg 8.000
Gazette de \ ieniic 6.000
Gazette dÉtat de Prusse.. 5,000
Mercure de Souabe 5,000
Gazette de Hambourg. . . /i.OOO
Journal de Francfort. ... /i.OOO
Coiresp. de .Nuremberg. . ,".000
Nouvelle Gazette de Zurich 2.500
Gazette de Garlsrube. ... 2,000
Gazette de Cologne 2,000
Journal de Leipsick 2.000
Gazette de Francfort. . ■ .. 1.500
Gazette de Mnnicli 1.800
JOURNAUX LITTtRAIKES.
NOM Bill. (1 al>llUllc^.
Gazette du Soir ". . 1,800
Feuille du Malin 1,500
L'Étranger I,i00
Journal Polytechnique. . . 1,200
Le Franc Parlem- 1,000
Le Conteur 1,000
JOUUNAIX DE C.r.ITiytE.
Annonces littéraires de (.îoet- tingue 800
Chronique de Berlin et de Vienne 800
Depuis 1812, le nombre des publications littéraires s'c>l aussi considérablement accru en France. En 1812 , on v imprima 72,000,000 de feuilles; en 1822 , 96,000,000 ; en 1826, 144. En 1825, la presse française publia 8,252 ouvrages de toutes es]>èceï;-, en 1826, 10,135. Dans le cour> del831^ ellen'en a publiéque 5,063, et en 1832, 5,760. Mais aussi, durant cette époque, la presse périodique s'e.sl prodigieusement accrue dans ce pays ; en 1 833 les départc- mens publiaient 299 journaux , et Paris seul plus de 300. On ne comptait à Paris, en 1819 , que 1 ,400 presses en activiU', tandis ([ue 1,200 presses à bras, et 80 presse.^ mécani(|ues dont plusieurs muci par la vapeur, y fonc- fionnaienl en 1 83!>. Examinons maintenant (juellc c>l l in
UL COMMERCE, DE l'iXDLSTIUE , ETC. 37î)
tensité de noire commerce de librairie avec la France: c'est à M. Moreau de Jonnès, archiviste du ministère de l'intérieur et auteur de plusieurs ouvrages de statistique très-estimés, que nous empruntons le document suivant :
Tuhlcau lies ini[)oitulioiis ri cxpurlatîuns de livres entre la France it V Angleterre ^ de 1821 à 1832, arer l'indirutivn de leur Vil leur
ANSErS. |
ElPOLTATioN |
E\P0BiAT10.N |
||
Je la |
France |
ael'A |
igletene |
|
pour \\\ |
ugleterre. |
pour la |
France. |
|
k:i |
la >!..-. |
Ki!. |
Fr.im---. |
|
4821.. . |
81.127 |
407, 53i |
19,086 |
110,375 |
1^22. . |
8i.6i9 |
425.432 |
20,708 |
122.352 |
1823... |
99,181 |
497,333 |
16,784 |
99,226 |
182i. .. |
111,221 |
561,072 |
16,408 |
96,412 |
1825. . . |
178. 36G |
914,528 |
17.632 |
122,455 |
1826... |
9i,i79 |
661,353 |
19,036 |
132,144 |
1827. . . |
91,9i9 |
480.541 |
17,641 |
120,492 |
1828. . . |
116. /i29 |
623.491 |
18,306 |
124.984 |
1829. . . |
103,282 |
554,770 |
21,907 |
147,647 |
1830. .. |
lt)8,897 |
554,545 |
22,714 |
154,276 |
1831... |
81,598 |
418,958 |
15,962 |
109,856 |
1832.. |
8^1,954 |
435,328 |
19,682 |
131,318 |
D'après ce tableau , on peut estimer que le nombre de volumes exportés chaque année de France pour l'An- gleterre est d'environ 400,000, tandis que la France ne tire de la Grande-Bretagne que 80,000 volumes par an- née, 11 s'en faut cependant que cet échange des idées entre les deu.x nations qui sont à la tète du progrès social présente au fond une disproportion aussi grande que celle qui parait au premier abord. Si l'Angleterre demande h la France une plus grande quantité de livres que celle-ci ne lui en réclame, c'est ({ue la France sert d intermé- diaire au commerce de la librairie qui se fait entre TAI- lemagne. l'Italie et l'Angleterre. Ce ne sont donc pa-.
380 XOUVELLK? niiS SCIENCF.S,
seulemeul des livres français que la France expédie à TAngleterre. D'un autre côté, les éditeurs français réim- priment un grand nombre d'ouvrages anglais qu'ils ven- dent ensuite sur le continent à meilleur marché que les éditeurs de Londres, spéculation que ne peuvent pas en- treprendre les libraires anglais pour les ouvrages français, faute de débouchés. Si à ces deux considérations nous ajoutons que les traductions d'ouvrages anglais sont plus fréquentes en France que les traductions d'ouvrages fran- çais en Angleterre , on s'expliquera facilement la diffé- rence qui existe entre les exportations des deux pays.
^^.cottomtc (^O)0Ctrtre.
Nouveau procédé pour délivrer les grandes villes des inconvéniens de la fumée. — Parmi les nombreuses ques- tions qui se rattachent à l'histoire chimique de l'atmo- sphère, il en est peu qui soient plus dignes d'intérêt que celle qui a pour objet la recherche de la cause qui pro- duit l'insalubrité de l'air. Le principe qui occasione le plus souvent cette insalubrité est tellement fugace qu'il échappe à tous nos moyens eudiométriques ; et ce- pendant on connaît ses ravages. L'humidité, l'extrême sé- cheresse , les changemens subits de température , des défrichemens récens, le voisinage des marais et mille au- tres causes, exercent une influence funeste sur l'état sa- nitaire d'une ville , d'une contrée, parce que les matières végétales et animales , en se décomposant sous l'influence d'une forte chaleur et d'une humidité constante, produi- sent des miasmes : ainsi on a trouvé que l'air atmosphé- rique de Paris et de beaucoup d'autres lieux conlicMit de l'ammoniaque et des matières organiques-, que l'air des
DU COMMERCE, DE l'iSDUSTRIE, ETC. 381
éoouls conlient de l'acélale et de rhvdrosulfale d'am- moniaque; que Tair des environs de la voirie de Monl- faucon renferme de l'ammoniaque et de l'iiydrosulfale de la même base, etc.
La nature des combustibles et la grande quantité de fumée qui s'en dégage exerce aussi une influence très- sensible sur la composition de l'air. Ainsi à Londres , à Manchester, à Birmingham, où l'on brûle des quantités considérables de houille , on a remarqué que l'air at- mosphérique de ces villes contenait de l'acide sulfureux, des traces d'acide sulfurique , ainsi que de l'acide carbo- nique. Depuis long-tems les chimistes ont cherché à neu- traliser les funestes effets de ces combinaisons -, mais jus- qu'ici leurs efforts sont restés sans succès. En 1829, le Mechanic s Magazine annonça qu'on avait découvert un moyen infaillible pour délivrer Londres de la fumée (1) ; mais les résultats n'ont pas répondu à l'attente. Dans les grandes usines on est bien parvenu à absorber la fumée qui se dégage des foyers 5 tout le monde connaît l'ingé- nieux procédé fumivore de Pellelan ^ mais ce procédé n'est point applicable aux cheminées et aux foyers des simples particuliers.
Les journaux allemands annoncent aujourd'hui que M. Bernhardt, architecte saxon, a découvert un procédé très-efficace pour délivrer les grandes villes des inconvé- niens occasionés par la fumée. Quoique l'inventeur n'ait point jusqu'ici fait connaître les moyens qu'il emploie, nous pensons qu'il est de notre devoir de signaler au pu- blic cette utile découverte 5 les personnes honorables qui en ont constaté les bons effets ne nous permettent pas de douter de l'heureux résultat de cette invention. M. Ber-
(1) Voyez la GO"' livraison de la 1" série (juin 1830).
382 NOUVELLES DES SCIENCES , ETC.
rihardt. par un procédé chimique, sépare la suie de la fumée , dirige cette dernière dans un tube ascensionnel . et précipite la suie dans un récipient placé au niveau du fover. Par ce moyen la fumée se trouve dégagée des par- ties les plus nuisibles , tandis que les conduits des che- minées ne s'engorgent jamais , et ne sont point exposés aux incendies. Les premiers essais de cette découverte , dont les procédés sont encore restés ensevelis dans le mystère, ont été faits dans le palais du roi à Berlin cl dans plusieurs établissemens publics de la Prusse.
I i.\ 1)1 uxzn mi: \.>].imi
TABLE
l;ES MATIKRIS 1)1" ONZIÈME V n I r M 1
Pas;. Histoire des Elats-Unis de l'Amérique septentrionale. N"!.
( North American Reoie(v) 5
Mouvement politique de l'Europe actuelle. ( Ndv Political
Re'gister. ) i q3
Littérature. -Philosophie. — Superstitions poétiques de
l'Ecosse. i^Edinburgh Magazine) a-j.^
Économie Politique. — i . Des divers systèmes d'assurances
sur la vie en France et en Angleterre. (T he Gompanion
fo the life assurance ) 8^
2. De l'Exubérance de la population et des capitaux en
Angleterre, et des movens de les utiliser. {Foreign
Monthly Revieœ. ) o.S'^
Beadx-Arts. — I, Progrès et Décadence de la peinture
en Espagne. (^Foreign Ouartcrly Keoieco^ j|8
2. Architecture moderne de l'Allemagne. {Foreign Qiuir-
terly Reoieiv.) 2 1 8
Voyages. -Statistique. — Les Circassiens , leurs mœurs
et leurs usages. ( T/ie Journal of the Royal Asiaiic
Society.) i oS
Souvenirs de Voyages jN" II. — Esquisses Siciliennes.
( Metropolitan. ) 3o 4
T\BLEAU DE Moeurs. — Femmes d'intrigue et Femmes
dafTaires. ( Faits Magazine.) 3:h)
384 TABLE DES MATIÈRES.
Pag. Un Episode delà peste de Londres en i665. {Retrospecthe
Raneiv. ) 1 3o
MiscELLANÉES. — I. Job le Philanlrope. {Metropolitan.') . 146
2. Dévouement et Douleur. [German Sketches.) 34o
Nouvelles des Sciences , de la Littérature , des Beaux- Arts , du Commerce, de l'Industrie i56 et SSq
Expériences galvaniques remarquables faites sur le coi-ps d un pendu , 156. — Excursion dans les mines de sel de Wieliczka , 160. — Pro- grès de la Littérature , des Sciences et des Beaux-Arts au Brésil , 168. — Accroissement de la mortalité àBoslon, 176. — Ville an- tique de IHindoustan , dont les ruines ont été découvertes en creu- santun canal, 178. — Confession d'un Pbanségar, 181. — Le Doc- teur Francia dictatem* du Paraguay, 184. — ^Manière dont ou re- cueille la neige dans les environs de Naplcs, 189. — Découvertes récentes du doctem* Fai'aday dans l'étude des phénomènes élec- triques, 359. — Abaissement du niveau de la Baltique, 362. — Description poétique de Londres , par un mandarin chinois , 364. — Archives de Venise, 370. — Progrès et Extension du commerce de la libraiiie en Europe, 375. — Nouveau procédé poui" préser- ver les grandes rilles des inconvéniens de la fumée, 380.
FIX DE LA TADLE.
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