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BARKER-WEBB ET SABIN BERTHELOT, Membres de plusieurs Académies et Sorittes savantes; OUVRAGE PUBLIÉ SOUS LES AUSPICES 72 Guzol Mounistre de fe Tiabruckon fublique. TOME PREMIER. Première partie. > CONTENANT L'ETHNOGRAPHIE ET LES ANNALES DE LA CONQUÊTE. { n LA 508,468 36 HISTOIRE NATURELLE DES ILES CA rip Lemertier Bererdet €. il, — ETHNOGRAPHIE. sn magnitudinen rosb'am non excedunt, membrute, ratés atvdecer et foréer et mage rtellects el créner habent longos et flavos. Narrat.Imst.ex docum 1341. (1e PARTIE. ) (ETHNOGRAPH, ) — | Lau ñ IEES C3 036 1436 € | H'o À Éd EE | SCNHRE AVANT-PROPOS. Dans l'éenumération des différentes parties de cet ouvrage, que nous exposimes lors de la publication de notre prospectus, les Miscellanées historiques devaient former le premier volume, mais l'ordre métho- dique que nous avons adopté depuis dans la distribution des ma- tières nous a déterminé à diviser chaque volume en deux parties distinctes. D'après cet arrangement, qui ne change rien aux condi- tions de notre programme, j'ai suivi pour le premier volume la même marche que pour les autres. La première partie comprendra l'ethno- graphie et l’histoire de la conquête des îles Canaries; j'ai réuni dans la seconde toutes mes Miscellanées canariennes (1). Plusieurs documens, que je ne pouvais me procurer de suite et qu'il m'importait de con- sulter pour compléter mes recherches historiques, m'avaient fait dif- férer jusqu'à ce jour la publication de la première partie. Je citerai d'abord la relation manuscrite d’un voyage exécuté en 1341 par ordre du roi de Portugal. Cette relation, transcrite par le célèbre Boccace vers le milieu du quatorzième siècle, a été publiée en 1827, sur le docu- ment autographe, parS. Ciampi, et m'a fourni des renseignemens pré- cieux sur les anciens habitans de Canaria. Secondement, la CAronique (1) La publication de cette seconde partie a devancé la première; elle forme un demi-volume spécia- lement consacré aux descriptions locales et à la relation des principaux événemens d’une vie aventu- reuse pendant dix années de résidence aux îles Canaries. Bien que cette seconde partie complète le premier volume, on peut la considérer comme une œuvre tout-à-fait détachée par le genre de matières qui y sont traitées. Je me suis conformé pour sa distribution à celle adoptée pour les autres. Ainsi nous avons réuni la géographie descriptive , la statistique et la géologie dans la première partie du second volume , et toute la zoologie dans la seconde ; puis, suivant le même système, la géographie botanique dans la première du troisième, et la phytographie dans la seconde du même volume. Toutes ces parties, qu’on pourra détacher par demi-volume, seront autant de spécialités distinctes qui, étant réunies dans leur ensemble, formeront le complément de l’histoire générale de la région atlantique sur laquelle nous avons fixé nos observations. (4) d'Azurara, manuscrit du quinzième siècle retrouvé récemment à la Bibliothèque Royale par M. Ferdinand Denis. M. le vicomte de San- tarem, qui va reproduire ce bel ouvrage si souvent cité par Jean de Barros et qu'on croyait perdu, s'est empressé, à ma demande, de m'en communiquer quelques extraits relatifs aux connaissances acquises par les Portugais sur les îles Canaries durant une expédition exé- cutée, en 1424, sous les auspices du prince Henri Ze Navigateur. Troi- sièmement enfin, le poème du bachelier don Antonio de Viana sur les Antiquités canariennes et la Conquête de Ténérife : Niana était origi- naire de la Laguna; le poème patriotique qu’il composa vers la fin du seizième siècle est une œuvre très-rare et fort remarquable non-seu- lement sous le rapport du style, mais surtout par les notions ethno- graphiques qu'elle contient. La copie que j'en ai obtenue et dont je donnerai plusieurs fragmens à été fidèlement collationnée sur le ma- nuscrit original. Je me plais à déclarer ici que M. Webb, en me confiant le plan et la rédaction de ce premier volume, n'est pas resté entièrement étranger à sa publication. Son érudition et ses connaissances philologiques m'ont été d'un grand secours : j'ai profité de ses conseils, et le plus souvent, dans les questions historiques les plus importantes, son Opi- nion a prévalu sur la mienne. F LCA TE 7 LS HISTOIRE NATURELLE DES ILES CANARIES. INTRODUCTION. ÉTUDES BIBLIOGRAPHIQUES. Hé YA DS A Dr’ eo. xa où dvra yup dpye rar’ eiot, xat olov LS / Édorotnous TO) ÉTLOVTL. APISTOTEAHS. Rechercher l'origine des Guanches, faire connaître leur langage, leurs mœurs, leurs coutumes, leur religion et leurs lois; signaler les traces de cette société primitive sur le même sol qu’elle occupa, inter- roger les traditions et les comparer avec les enseignemens de l'histoire, telle est la tâche que nous nous sommes imposée. Ce peuple vertueux, confiant, humain, intrépide, habita les îles Fortunées dans ces siècles d’agitation et de tourmente qui virent crouler Îles états les plus puis- sans. Le souvenir des expéditions maritimes des Phéniciens et des Car- thaginois s'était perdu au milieu du flux et reflux des conquêtes; les Romains avaient borné leur domination aux colonnes d'Hercule; l'ir- ruption des Barbares s'était arrêtée devant les flots d'un Océan qu'on croyait sans limite, et les insulaires des Hespérides, libres et heureux dans leurs archipels, purent se réjouir de l'oubli du monde. Mais à cette époque de transition qu'on est convenu d'appeler la Renaissance, les Fortunées eurent leur tour, on se souvint des îles lontaines aux- quelles les poètes de l'antiquité avaient attaché un merveilleux renom, et l'amour des découvertes poussa vers ces contrées fameuses, visitées se | (6) jadis par les galères de Tyr et de Carthage, explorées ensuite sous l'empire d'Auguste par les envoyés du roi Juba, et connues plus tard des Arabes sous le nom d'Iles Heureuses (ET Djézayr el Khalydath). Déjà dans le moyen âge, de hardis navigateurs, avant-coureurs de la gloire des Christophe Colomb et des Vasco de Gama, s'aventuraient sur la lisière orientale de l'Atlantique pour retrouver le chemin de ces îles dont l'existence était encore un mystère. Ces premières tentati- ves furent le prélude de plus grands travaux, et dès le commencement du quinzième siècle, un noble baron, messire Jean de Bethencourt, abandonnant son vieux manoir de Normandie, s'élançait dans la car- rière ouverte aux aventuriers et abordaït aux Canaries. Alors, sous le prétexte d'aller convertir les nations idolâtres, des hommes, guidés par le fanatisme et la rapine, s'avancèrent sur la mer océane pour s'enquérir des pays nouveaux, alors aussi commencèrent ces croisades d'Occident, conquêtes sans pitié dans lesquelles les vaincus n’eurent d'autre choix que l'esclavage ou la mort. Mais avant de parler de la courageuse résistance que ce peuple opposa à ces ennemis, nous le montrerons d'abord tel que l'observèrent les navigateurs aux différentes époques qui précédèrent l'arrivée des conquérans, puis dans son état politique et avec son ardeur belliqueuse pendant la lutte qu'il lui fallut soutenir. De ces différentes notions, que nous puiserons dans les relations du temps, en les comparant entre elles, résultera une masse de faits qui nous mettra à même de mieux apprécier l'histoire. Aussi loin que nous remontions dans nos recherches, la relation des envoyés du roi Juba est le seul document un peu précis que nous trouvions sur les îles Fortunées. Nous avons déjà examiné, sous le point de vue géographique, ce voyage d'exploration dont Pline nous a transmis un fragment (1); mais le naturaliste romain ne fait pas (1) Foy. tom. 1, ve part. (Géograph. descript.),p. 10. 7 4 DSi - (T) mention d'habitans; il n’est question que de ruines d'édifices (Æppa- rentque ibi vestigia ædificiorum). Ces constructions provenaient pro- bablement de quelque établissement passager; peut- être étaient - elles dues aux Carthaginois, lorsque, après avoir franchi le détroit de Gades , ils longèrent l'Afrique pour aller fonder des colonies sur la côte occidentale. Dans cette longue navigation d'Hannon, les îles adjacentes ne durent pas rester inconnues; les Purpuraires surtout (Lancerotte et Fortaventure (1) ), situées à une si courte dis- tance du continent, et les grandes Fortunées, qui les avoisinent, atti- rèrent sans doute l'attention du chef de l'expédition carthaginoïise ; car leurs productions naturelles pouvaient donner lieu à un commerce important. Du reste, cette hypothèse de la fréquentation de l'Archipel canarien par les Carthaginoiïs, ou du moins par les habitans des colonies atlan- tiques, semble confirmée par un fait digne de remarque: c'est ce pelit temple en pierre que les explorateurs mauritaniens virent encore dans l'île appelée Junonia, du nom de la divinité protectrice de Carthage. Ils ne découvrirent aucune habitation dans l’île que Pline désigne sous le nom d'Ombrios, et que nous avons reconnue pour celle de la Palma (2); mais l'intérieur du pays était-il aussi désert, et les autres îles ne leur (1) Por. tom. 1, °° partie ( Géog. descript. Introd. de la Chorograph. des îles Fortun.), p. 17 et 18. Nous avons pensé qu’il était important de reproduire ici Le texte de Pline. Juba de Fortunatis ita inquisivit : « Sub meridie positas esse propè occasum à Purpurariis pexxv m. » passuum sic ut cez suprà occasum navigatur : deimdè per Lxxv. M. passuum ortus petatur. Primaun » vocari Ombrion nullis ædificiorum vestigiis ; habere in montibus stagnum , arbores similes Ferulæ, » ex quibus aqua exprimatur, ex nigris amara, ex candidioribus potui jucunda ; alteram insulam Juno- » niam appellari ; in eâ ædiculam esse tantüm lapide extructam. Ab eâ in vicino eodem nomine mino- » rem, Deindè Caprariam lacertis grandibus refertam. In conspectu earum esse Nivariam, quæ hoc » nomen accepit à perpetuâ nive nebulosam, Proximam ei Canariam vocari à multitudine canum ingen- » tis magnitudinis, ex quibus perducti sunt Jubæ duo : apparentque ibi vestigia ædificiorum. Cum » autem omnes copiâ pomorum, et avium omnis generis abundent, hanc et palmetis caryotas ferentibus, » ac nuce pineâ abundare. Esse copiam et mellis. Papyrum quoque et siluros in amnibus gigni ; infes- » tari eas belluis, quæ expellantur assiduè, putrescentibus.….» (Pun., Lib. vr, cap. xxxtr.) (2) Foy. la première partie du second vol. de cet ouvrage, p. 12. (8) offrirent-elles que des ruines comme la grande Canarie? Les popula- tions du littoral s'étaient-elles enfuies dans les montagnes à l'approche de la flotte mauritanienne? Et que doit-on conclure à cet égard du silence de l'historien? Telles sont les questions qui se présentent natu- rellement à l'esprit quand on lit le passage de Pline. S'il n'a pas fait mention d'habitans, rien ne prouve cependant qu'il n’en exista pas; du reste, le peu de lignes qui sont parvenues jusqu'à nous ne résument pas tout le livre du prince numide (1), et l’on doit considérer ce passage comme un fragment d'une relation plus étendue. Cet argument ne saurait suffire, il est vrai, pour résoudre la question d’une manière affirmative, mais d'autres inductions nous portent à croire qu'à cette époque les îles de l'archipel canarien avaient déjà reçu des colons, et que plusieurs même étaient encore habitées. Le nom de Capraria, imposé à l’une d'elles (l’île de Fer (2) }, était allusif aux troupeaux de chèvres qu'on y trouva, et ces troupeaux devraient avoir leurs pas- teurs. Les chiens étaient en grand nombre à Canaria (Canariam vocari à multitudine canum ingentis magniludinis, ex quibus perducti sunt Jubæ duo), et l'on sait que ces animaux, essentiellement domestiques, ne se rencontrent presque jamais à l'état sauvage et suivent toujours l'homme dans ses migrations. Les dattiers chargés de fruits (Palmetis caryolas ferentibus) croissaient en abondance; or, il est peu probable que le dattier soit d'origine spontanée aux Canaries, et aujourd'hui que sa culture est généralement négligée dans ces îles, il est rare de trou- ver des arbres fructifères; par conséquent, leur remarquable fécondité (1) Juba, fils du roi de Numidie du même nom, qui vit son empire envahi par les armées romaines, fut élevé à Rome, où il s’instruisit dans toutes les sciences qu’on cultivait alors. Il s’appliqua plus spécialement à l’étude de la géographie, dont il avança les progrès; et après avoir obtenu le royaume de la Mauritanie, qu'Auguste lui céda en échange des états que l'empire venait de conquérir, il se concilia l'affection de ses sujets par sa modération et sa sagesse. De toutes les œuvres qu’il écrivit, il ne nous est resté que quelques fragmens de ses Commentaires sur la Libye. Foy. Pline, lib. vu, cap.57. Vossius, Hist. gr. 2, 4. (2) Fey. tom. 11, °° part., p. 14, (Géogr. descript.) (9) à l'arrivée des Mauritaniens indique assez que ces îles n'étaient pas entièrement dépourvues décultivateurs. En se bornant à ces réflexions, ne peut-on pas penser avec quelque vraisemblance qu'au temps de la puissance de Tyr et de Carthage, la partie de l'Archipel la plus rap- prochée d'Afrique ait servi d'échelle de relâche ou de station commer- ciale à des expéditions parties des ports voisins dü détroit de Gadés et que la colonisation des îles Fortunées ait commencé avec ces pre- mières entreprises? S'il faut en croire Diodore (1), il convenait aux intérêts de ces nations ambitieuses de laisser ignorer les avantages qu'elles retiraient de leurs établissemens lointains, afin de s'en assurer le monopole. Plus tard, lorsque la puissance de Carthage fut anéantie, quand les Romains étendirent leur domination jusqu'aux colonnes d'Hercule et qu'ils prirent possession des ports de la Bétique, les con- quérans du monde ne se hasardèrent pas plus loin; leurs trirèmes n osèrent sillonner ces routes inconnues que les galères carthaginoises avaient explorées pour arriver aux îles Atlantiques. Le récit séduisant des navigateurs lusitaniens firent bien désirer à Sertorius d'aller finir ses jours dans ces heureux climats, mais les vicissitudes de la guerre et la part qu'il avait prise dans les dissensions politiques qui agitaient la république ne lui laissèrent pas le temps d'exécuter son projet (2); et quand vingt ans plus tard Statius Sebosus entreprit de faire con- naître ces îles oubliées, dont le beau nom avait traversé les siècles, il n'en parla que sur de vagues renseignemens (3). Cette ignorance expli- querait en quelque sorte l'état d'abandon dans lequel les envoyés de Juba trouvèrent des établissemens fondés probablement à une époque (1) Diod., lib. v, cap. xvr. (2) Plutarq. 2n Sertorio, t. 11, p. 407-408. Sallust. ist. fragm. Voy. aussi notre première partie du t. 1, p. 6-8. (3) Stat. Seb. ap. Plin., lib. vr, cap. 36. Gosselin, Recherches sur la géog. syst. et posit. des anciens, tom. 1, p. 146-151. « Les erreurs de cet écrivain, dit-il, ont influé pendant plus de quatorze siècles sur la situation des côtes occidentales d'Afrique. » /’oy. aussi notre premiere partie du tom. "1, p. 8-9. 1.—(1% PARTIE.) (ETHNOGRAPH. ) — 2 (10) très-antérieure, et la solitude qui régnait alors sur des plages désertes, du moins en apparence. Mais sous l'empire d'Auguste, le prince afri- cain, qui savait apprécier l’heureuse situation de ces îles qu'il avait fait explorer, ne tarda pas sans doute à répandre sur tout l'archipel les nouveaux germes de cette colonisation qu'il avait restreinte d'abord au Purpuraires (1). Peut-être, dans le cours de nos recherches, trou- verons-nous des preuves assez évidentes pour confirmer plusieurs con- jectures que nous n'osons émettre encore sur des migrations qui nous paraissent s'être renouvelées à différentes époques. | Après l'encyclopédiste latin, on ne trouve plus, en parcourant l'his- toire, d'autres documens sur les Fortunées que la relation des Arabes Maghrourins partis de Lisbonne au commencement du douzième sie- cle, ou peut-être même long-temps auparavant, car Edrisi, qui fait mention de cette entreprise dans sa géographie (2), nen parle pas comme d'un événement récent. (1) Pline nous apprend que Juba avait fondé dans ces îles des établissemens pour la teinture en pour- pre. « Nec Mauritaniæ insularum certior fama est. Paucas modo constat esse ex adverso Autalolum, a Juba reperlas, in quibus Getulicam:purpuram tingere instituerat, » lib. vr, cap. xxxvi. La situation des îles de Lancerotte et Fortaventure presque en face du pays qu’habitaient les-Getules Autaloles confirme l’opi- nion de Danville (Géog. anc. abrégé, t. 1, p. 117) et de Gosselin, qui ont considéré aussi ces deux îles comme les anciennes Purpuraires. La relation des envoyés de Juba les place à l’orient des grandes For- tunées, et l'itinéraire des explorateurs doit être compté à partir de ces îles. Voyez la première partie de notre tom. 11, p. 16-19. (2) L'ouvrage d’Edrisi ( Abou-abd-Allah-Mohammed Æl-Edrisi, qu’on a souvent désigné sous le nom de Geographe de Nubie ) fut terminé dans les derniers jours du mois de Chewäl, l’an 548 de l’hé- gire ( correspondant à la mi-janvier de l’an 1154 de J.-C. ). IL porte pour titre : Délassement de l’homme désireux de connaître à fond. les diverses contrées du monde. Il existe plusieurs copies mss. de ce livre si curieux par les renseignemens géographiques qu’il ren- ferme. 1° Le manuscrit de la Bibliothèque Royale (-copie d’Almeria, 1344 ), traduit par M. P. Amé- dée Jaubert (Voy. Géographie d'Edrisi, vol. v et vr du Recueil de voyages et de mémoires de la Soc. de Géog.) 2 Le manuscrit de la collection Asselin, rapporté d'Égypte et acquis par la Bibl. Roy. en 1830, avec les 69 cartes géographiques qui l’accompagnent. 3° Deux autrés manuscrits de la Bibliothèque Bodleyenne d'Oxford, l’un rapporté d'Egypte par Greaves, et l’autre de Syrie par Pococke. À ces copies complètes de la géographie d’Edrisi, il faut joindre l’4érégé du texte arabe, imprimé à Rome en 1592 d’après le ms. n° 334 de la Bibl. du Roi, selon M. Jaubert. (11) « Ce fut de Lisbonne, dit-il, que partirent ces navigateurs lors de leur expédition » ayant pour objet de savoir ce que renferme l'Océan et quelles sont ses limites. » Ainsi que nous l'avons dit plus haut, il existe ( encore ) à Lisbonne, auprès des bains chauds, une rue qui porte le nom de rue (ou de chemin) des Maghrourins (1). » Voici comment la chose se passa : ils se réunirent au nombre de huit, tous pro- ches parents ( littéral. cousins-germains ), et après avoir construit un vaisseau de transport, ils y embarquèrent de l’eau et des vivres en quantité suffisante pour une navigation de plusieurs mois. Ils mirent en mer au premier soufile du vent d’est. Après avoir navigué durant onze jours, ou environ, ils parvinrent à une mer dont les ondes épaisses exhalaient une odeur fétide, cachaient de nombreux récifs et n'étaient éclai- rées que faiblement. Craignant de périr, ils changèrent la direction de leurs voiles et coururent vers le sud durant douze jours, et atteignirent l'île des Moutons, ainsi nommée parce que de nombreux troupeaux de moutons y paissent sans berger et sans personne pour les garder. » Ayant mis pied à terre dans cette île, ils y trouvèrent une source d’eau courante et des figuiers sauvages. Ils prirent et tuèrent quelques moutons ; mais la chair en était tellement amère qu'il était impossible de s'en nourrir. Ils n’en gardèrent que les | peaux, naviguèrent encore douze jours, et aperçurent enfin une île qui paraissait habi- tée et cultivée; ils en approchèrent afin de savoir ce qui en était; peu de temps après ils furent entourés de barques, faits prisonniers et conduits à une ville située sur le bord de la mer. Ils descendirent ensuite dans une maison où ils virent des hommes de haute stature, de couleur rousse et basanée, portant des cheveux longs ( littéral. non crépus ), et des femmes qui étaient d’une rare beauté. Ils restèrent trois jours dans cette maison. Le quatrième, ils virent venir un homme parlant la langue arabe, qui leur demanda qui ils étaient, pourquoi ils étaient venus, et quel était leur pays. Ils lui racontèrent toute leur aventure; celui-ci leur donna de bonnes espérances et leur fit savoir qu'il était interprète. Deux jours après ils furent présentés au roi (du pays ), qui leur adressa les mêmes questions, et auquel ils répondirent, comme ils avaient déjà répondu à l'interprète, qu’ils s'étaient hasardés sur la mer afin de savoir ce qu'il pouvait y avoir de singulier et de curieux, et afin de constater ses extrêmes limites. » Lorsque le roi les entendit ainsi parler, il se mit à rire et dit à l'interprète : Explique à ces gens-là que mon père, ayant ( jadis ) prescrit à quelques-uns d’entre ses esclaves de s’'embarquer sur cette mer, jusqu’à ce que la clarté (des cieux ) leur ayant tout-à-fait manqué, ils furent obligés de renoncer à cette vaine entreprise. Le (1) « L'expédition des Arabes aux îles des Brebis amères et des Hommes rouges, dit M. de Humboldt, » avait acquis tant de célébrité qu’une des rues de Lisbonne prit le nom du Quartier de ceux qui ont éte » trompés. C’est la traduction exacte que de Guignes donne du mot 4/magrurin, mal interprété par les » traducteurs maronites et les écrivains modernes, qui nomment les Almagrurins les frères errans. » Exam. critiq. de la géog. du nouv. cont., tom. 11, p. 141, édit. in-8°. (12) roi ordonna de plus à l'interprète d’assurer les Maghrourins de sa bienveillance, afin qu'ils conçussent une bonne opinion de lui, ce qui fut fait. Ils retournèrent donc à leur prison, et y restèrent jusqu'à ce qu’un vent d'ouest s'étant élevé, on leur banda les yeux, on les fitentrer dans une barque, et on les fit voguer durant quelque temps sur la mer. Nous courûmes, disent-ils, environ trois jours et trois nuits, et nous attei- gnimes ensuite une terre où l’on nous débarqua, les mains liées derrière le dos, sur un rivage où nous fümes abandonnés. Nous y restâmes jusqu’au lever du soleil, dans le plus triste état, à cause des liens qui nous serraient fortement et nous incommodaient beaucoup. Enfin, ayant entendu des éclats de rire et des voix humaines, nous nous mines à pousser des cris. Alors quelques habitans de la contrée vinrent à nous, et nous ayant trouvés dans une situation si misérable, nous délièrent et nous adressèrent diverses questions auxquelles nous répondimes par le récit de notre aventure. C’étaient des Berbers. L'un d'eux nous dit : Savez-vous quelle est la distance qui vous sépare de votre pays? Et sur notre réponse négative, il ajouta : Entre le point où vous vous trouvez et votre patrie il y a deux mois de chemin. Celui d’entre ces indi- vidus qui paraissait le plus considérable disait (sans cesse ) : Wasafi ! (hélas ! ), voilà pourquoi le nom du lieu est encore aujourd’hui Asaf. C’est le port dont nous avons déjà parlé comme étant à l'extrémité de l'Occident. » Telle est la traduction littérale, qu'un de nos plus savans orientalistes, M. Amédée Jaubert, a donnée du texte de l'Edrisi (1). Ebn-al-Ouardi a décrit presque dans les mêmes termes les aventures des Maghrourins : « Huit personnes de la même famille, dit-il, partaient du port d’ Aschbona (Lisbonne) sur un vaisseau qu’elles firent équiper et dans lequel elles mirent des provisions pour long-temps, etc. » De Guignes a donné des extraits d'Ebn-al-Ouardi accompagnés de commentaires sur le voyage des navigateurs maghrourins (2). On peut lire aussi le passage que nous venons de transcrire dans la iraduction latine de l'Afrique : d'Edrisi, par Hartmann, et dans la version de Gabriel Sionite et Jean Hesronite, publiée à Paris, en 1619, sous le titre de Geographia nubien- sis, id est accuratissima totius orbis, in septem climata divisi, descriptio, d'après le texte arabe incomplet imprimé à Rome en 1592, Il existe (1) Voy. Géog. d’Edrisi, tom. 11, p. 26 et suiv. (vi® vol. des Recueil de voyages et Mém. de la Soc. de Géog. ) (2) Voy. Notices et Extr. des Manusc. de la Bibl. du Roi, t. , et Notice sur le FER Khaledat-el- Adgiaib. Journal des Savanrs, avril 1758. CS encore une traduction espagnole abrégée de l'Edrisi, où l'on peut voir le même passage : c'est celle de Joseph Conde, sous le titre d'EZ deseoso de peregriner la tierra (À). Nous avons eu occasion de consulter ces différentes versions de l’Abrégé tronqué de la géographie d'Edrisi; la plupart nous ont offert des variantes ou des omissions dans le passage intéressant que nous voulions commenter, et nous nous sommes empressé de profiter de l'excellente traduction que M. Jaubert vient de publier du texte com- plet du géographe arabe, pour reproduire en entier tout ce qui se rapporte au voyage des Maghrourins. Nous répéterons ici les réflexions du savant traducteur sur l'importance des passages qui avaient été omis dans des manuscrits mutilés et transcrits par d'ignorans copistes: « Plus j'apportais d'attention à déméler le vrai du faux, plus Je restais » convaincu que les passages omis par l'abréviateur étaient en général » ceux qui pouvaient répandre le plus de lumière sur létat des connais- » sances géographiques au moyen âge, sur l’histoire des productions natu- » relles et des monumens des pays décrits, sur les mœurs, les coutumes et » l’industrie des habitans. J'étais d’ailleurs frappé de la naïveté du style, » du ton de bonne foi et de l'esprit de défiance et de doute qui caractérisent » l'Edrisi, et il m'était facile de voir à chaque page que l'auteur écrivait » avec conscience, et qu’il ne donnait pour certain que ce qu'il croyait étre » la vérité (2) ». Le voyage des Maghrourins, dont nous allons interpréter la relation, fut exécuté avant 1147, époque de l'expulsion des Maures de Lisbonne. La mer aux ondes épaisses qui exhalaïent une odeur fétide et cachaient de nombreux récifs était vraisemblablement celle des Açores que les aventuriers arabes atteignirent après onze jours de navigation, poussés par le vent d'Orient. Le phénomène qui les effraya dans ces parages (1) Voyez les compilations de J. Conde sur les auteurs arabes, tom. 1, chap. ax, p. 526. (2) Géog. d'Edrisi, tom. 1. Préface du trad., p. 1x. + (14) dut être celui des volcans sous-marins ; car l'archipel des Açores et la mer adjacente ont été bouleversés à différentes époques par des érup- tions volcaniques, et l’histoire en fournit plusieurs preuves. Celle qui eut lieu peu après la découverte de l’île de San Miguel, en 1444, fut des plus terrible : elle détruisit le pic de l'ouest que Gonçalo Velho Cabral avait relevé comme un signe de reconnaissance lors de son premier voyage. Ce navigateur trouva la mer, dans les alentours de l'île, encore toute couverte de pierres ponces, quand il retourna pour coloniser le pays avec une autre expédition ordonnée par le prince Don Henri (1). L'ile de la main de Satan (le Satanaxio d'Andréa Bianco (2), Sarastagio de Bedrazio?) est peut-être la même que l’île des Démons (isla de los Demonios) indiquée dans le voisinage des Açores sur d'anciennes cartes espagnoles et françaises (3). Cette dénomination allégorique semblerait allusive aux éruptions sous-marines qui volcani- sèrent ces parages de temps immémorial et dont la recrudescence se manifesta à plusieurs reprises, de 1638 à 1811, par le soulèvement de petites buttes volcaniques autour des îles de Saint-Michel et de Saint- Georges (4). En s'éloignant de ces parages, les Maghrourins frent route au sud pendant douze jours, Ce trajet, à une époque où l’art de la navigation n'était pas encore en grand progrès, ne put les conduire bien loin, attendu surtout que le vent ne leur était pas très-favorable, ce que du moins on doit inférer de ce qu'ils changèrent la direction de leurs voiles. 1 faut admettre aussi qu'en s'aventurant sur ume mer inconnue, ils faisaient peu de chemin pendant la nuit. Par conséquent, l'{e des Moutons, où ils abordèrent le douzième jour, ne peut être que celle de (1) Voy. tom. 11, re partie, Géologie, p. 326, note. (2) Voy. les fac-simile qui ont été publiés de l’atlas qu'il dessina à Venise en 1436 et que Formaleoni a illustré par ses remarques dans le Saggio sulla Nautica antica dé Weneziani con una illustrazione d'aul- cune carte della bibliotéca di san Marco, parte n. (3) Voy. Précis de Grégr., t. 1, p. 531. (4) Voy. Humboldt. Exam. crit., t. n, in-80, p. 245, note. (15) Madère, alors inhabitée. Mais la rencontre de troupeaux dans une île déserte nous paraît fort douteuse (1), et, si à l'exemple de l'Edrisi on admet ce fait sur la foi des navigateurs arabes, l'amertume de la chair des moutons ne saurait s'expliquer que par la pâture des her- bes sauvages. Aux îles Canaries, la chair des brebis et des vaches qui se nourrissent des feuilles de l'Orobal (Physalis aristata) et d'an- tres espèces de la famille des solanées, acquiert une odeur putride et un goût des plus détestables. Or, des plantes analogues pouvaient exister à Madère lorsque la nature laissait un libre essor à la végétation, Du reste, l'indication des eaux courantes et des figuiers sauvages semble désigner aussi l'île située entre les Açores et les Canaries. Il est encore question de cette {le des Moutons dans un autre passage de l'ouvrage d'Edrisi en traitant de la première section du troisième climat (2). « Dans cette mer, dit-il, il existe également une île d'une vaste éten- » due et couverte d'épaisses ténèbres. On l'appelle l'île des Moutons, » parce qu'il ÿ en a beaucoup en effet ; mais la chair de ces animaux est » amère, à tel point qu'il n'est pas possible d'en manger, s'il faut ajouter » foi au récit des Maghrourins. » Puis il ajoute : « Près de l’île que nous » venons de nommer se trouve celle de Raca, qui est l'ile des Oiseaux. » On dit qu'il s'y trouve une espèce d'oiseaux semblables à des aigles, » rouges (fauves?) et armés de griffes ; ilsse nourrissent de coquillages et » depoissons, et nes'éloignent jamais de ces parages (3).» Ainsi, par l'#/e d’une vaste étendue, couverte d'épaisses ténèbres, on doit entendre encore celle de Madère, qui à environ cinquante-cinq lieues de circonférence et que les brouillards voiïlent sans cesse. La petite île que le géographe arabe désigne sous le nom de Raca et où stationnent des oïseaux de (1) On sait qu’en 1420 les Portugais trouvèrent cette île dépeuplée d’hommes et d’animaux. (2) « Lapremière section du troisième climat commence à l’océan ténébreux ( mer ténébreuse ), qui baigne la partie occidentale du globe terrestre. » Op. cit., tom. r, p. 197. (3) Op. cit., tom. r, pag. 200 et 201. (16 ) proie aux habitudes ichthyophages, serait dès lors celle de Porto- Santo, qui avoisme la première et que fréquentent les aigles pécheurs. Ebn-al-Ouardi indique cette île de Raca sous le nom de Thouïÿour (ou des Oiseaux) : « Elle est habitée, dit-il, par des aigles rouges munis » de grandes griffes qui s'y rassemblent pour aller chasser loin des côtes » en pleine mer. Houcaïli prétend qu'un roi des Francs y envoya un » vaisseau pour se procurer de ces aigles, mais ce bâtiment se per- » dit (1). » La dénomination d'île des oiseaux, des vautours ou éper- viers, des aigles, griffons, corbeaux ou pies de mér, fut appliquée indis- tinctement à plusieurs îles auxquelles les géographes modernes assignèrent souvent des positions non moins arbitraires que celles tracées où décrites par leurs devanciers du moyen-âge. Déjà, avant la découverte des îles de Corvo et Flores en 1449, le nom de Corvos ma- rinos était inscrit sur des cartes vénitiennes et désignait une île de l'Océan. Dans l'atlas d'Andrea Bianco (1436), on trouve parmi les Aco- res une île Ornithonyme ({sola di Columbi) qui n'est pas celle d'Ebn- al-Ouardi. Bordone, dans son Zsolario , fait mention d'une île des Pies qu il place dans le voisinage des Canaries (2). En rapportant ces différens noms à certaines îles des Archipels atlantiques qui furent découverts ou retrouvés successivement par les navigateurs européens dans le cours du quatorzième et quinzième siècles, quelques commen- tateurs ont pensé que les groupes des Açores (insulæ Accipitrum) n'é- taient que la traduction portugaise de l'île Raca ou des oiseaux de l'Edrisi (Dgeztrat-el-Thoïour); mais l'indication du géographe arabe en signalant cette île à côté de celle des Moutons ou des Brebis (Dgezirat alghanam) nous a paru assez explicite pour pouvoir rapporter cette dénomination à l’île de Porto-Santo. (4) Voy. De Guignes. Ext. des Mss. de la Bibl. du Roi, t. n, p. 6. (2) « …. Sene sono tre altre, ma picciole e diserte, l’une delle qual isola Bianca se nominata » l’altra delle Gaze, da gl’ucelli , che quivi (cosi detti) si ritruovano.. » Jsolario di Benedetto Bordonne nelqual si ragiona di tutti l'isole del mundo, etc. Venetia. M D XLVIT, f° xvn, verso. (1T ) En partant de Madère, les aventuriers arabes poursuivent leur route, et pendant douze jours leur exploration est infructueuse, maïs ils découvrent enfin une île habitée et cultivée. Les naturels, qui les retiennent prisonniers, possèdent des barques, vivent réunis dans des villages et obéissent à un roi. Ce sont des hommes de haute stature, de couleur rousse et basanée (1), c'est-à-dire, plus ou moins bruns, maïs indubitablement de race blanche, puisqu'ils portent des cheveux longs (non crépus) ; leurs femmes sont d'une rare beauté. Ils trouvent Rà des gens parlant leur langue et conférant dans un autre dialecte avec le prince qui les fait interroger. Ces indications nous démontrent assez que les Maghrourins abordèrent aux Canaries, probablement à Lan- cerotte ou à Fortaventure, où ils furent poussés sans doute par les courans et les vents alizés. Nous ne pouvons supposer qu'ils soient arrivés autre part; car si, d'après l'opinion d'un savant orientaliste de Gottingue (2), répétée par Malte-Brun, on les fait débarquer à une des îles du Cap-Vert, comment expliquer alors la présence de ces hommes de race blanche et de ces femmes d'une rare beauté dans un archipel voisin de l'Ethiopie occidentale. M. de Guignes, dans ses extraits d'Ebn-al-Ouardi, à pensé que les Maghrourins abordèrent à un des archipels de la côte orientale de l'Amérique, trompé sans doute par l'expression d'hommes rouges dont s'est servi l’auteur arabe pour désigner les habitans de l’île où débar- quèrent les voyageurs, et peut-être aussi par une navigation qu'il a supposée constamment dirigée au sud-ouest, d'après le projet des Maghrourins à leur départ de Lisbonne : « Leur intention étant de s’embarquer sur l'Océan et de ne point revenir qu'ils n'eussent décou- vert les terres qui devaient le terminer à l'occident. (Voyez la trad. d'Ebn- (1) Hommes rouges , dit Ebn-al-Ouardi, selon de Guignes. Op. cit. « Homines coloris rufi cum quâdam » cutis albitudine. » D’après la traduct. d’Hartmann. Op. cit. « Hombres rojos, de pelo largo, y statura procer. » Hommes rouges, à longs cheveux et haute stature, selon la version de Joseph Conde. Op. ct. (2) M. Tychsen, Neue oriental. und exegetische Bibliothek, t. vx, p. 54. L.—(1"* PARTIE.) è (ETHNOGRAPH, ) — 3 (18) al-Ouardi, d'après les Notices et Extr. des Miss. de la Bibl. du-Roi, par de Guignes, t. 11.) M. de Humboldt, s'en rapportant à la version que Hartemann a donnée de l'Edrisi, reconnaît la race guanche dans les caractères de la peau et la nature des cheveux des insulaires dont parlent les naviga- teurs. Le savant auteur de l'Evamen critique ne pense pas qu’on puisse se prévaloir de l’objection « que les îles Canaries étaient trop intime- nent connues des Arabes sous le nom des Khaledat, pour que les aven- turiers de Lisbonne n'eussent pas deviné où ils étaient parvenus au terme de leur course; et, bien que l'existence des îles Fortunées ne se fût pas effacée entièrement depuis les Grecs et les Romaïns, et que quelques explorateurs, sortis des ports de la Lusitanie ou du bas- sin de la Méditerranée, se fussent hasardés parfois dans l'Océan, il voit dans la description vague et confuse des Maghrourins la preuve de la rareté des communications dans le moyen-âge entre l'Europe occidentale et les îles atlantiques (1). » Dans la première partie du troisième climat, Edrisi désigne l’île où les Maghrourins furent détenus sous le nom de celle des deux frères mâgiciens Cherham et Cheram (2). Elle estsituée, dit-il, en face du port » d'Asafi, et à une distance telle que lorsque l'atmosphère qui environne » la mer est sans brouillard, on peut, dit-on, apercevoir du continent » la fumée qui s'élève de l'île (3). » IL faut reconnaître à ce signalement (1) Voy. Humboldt, Exam. crit. de hist. de la géog., tom. 11, p. 139-140, édit. in-8e, ® (2) « … On raconte, dit Edrisi, que ces deux frères exerçaient la piraterie sur tous les vaisseaux qui » venaient passer auprès de l’île; ils réduisaient en captivité les navigateurs et s’emparaient de leurs ‘» biens ; mais Dieu, pour les punir, les métamorphosa en deux rochers que l'on voit s'élever sur les » bords de la mer. Après cet événement, l’île redevint peuplée comme auparavant. » Op. cit., tom. 1, p. 200. Ce mythe arabe peut trouver son explication dans les formes bizarres de certains he basal- tiques dont l’aspect frappa les premiers navigateurs et que personnifièrent ensuite des écrivains naturellement portés vers le merveilleux. (3) « Cette particularité, ajoute Edrisi, a été racontée par Ahmed-ben-Omar, surnommé Raceam-el- » Avez, qui, chargé par le prince des fidèles, Ali-ben-Jousouf-ben-Taschfin, du commandement de sa » flotte, voulait y aborder ; mais la mort le surprit avant qu’il eût pu accomplir ce projet. On a recueilli (19) l'île de Lancerotte ou mieux encore celle de Fortaventure, qu'un petit bras de mer sépare de l'Afrique. Quelques heures de navigation suffisent pour atteindre les bords du Sahara en partant de la côte orientale de cette dernière. C'est ce qui fait dire aujourd'hui aux pêécheurscanariens: De Tuineje en Berberiase va y se vuelve en un dia (de Tuineje en Barbarie l'on va et l'on retourne en un jour). En effet, la distance entre le petit port de Tuineje, situé sur la bande orientale de Fortaventure , et le point le plus rapproché du littoral du grand désert n’est guère que-de dix-huit lieues, et bien qu'à cet éloignement il soit impossible de dis- tinguer la famée, on pourrait facilement apercevoir la terre si la côte était plus élevée. La position que l'Edrisi donne à l’île des deux frères magiciens, par rapport à Asafi, semble plutôt applicable, il est vrai, à Madère et à Porto-Santo, mais la distance de ces îles à la côte d'Afrique ne saurait correspondre à la seconde partie de l'indication. Du reste, en additionnant les journées de navigation des Maghrourins, nous trouvons que, le onzième jour de leur départ de Lisbonne, ils reconnu- rent la mer des Âcores, d'où ils s'éloignèrent aussitôt pour atteindre l'île d'Alghanam ou de Madère, après douze jours de trajet vers le midi; or, celle des deux frères magiciens, dernier terme de leur explo- ration, etqu'ils abordèrent après douze autres jours de voyage, en con- tinuant de faire voile au sud, nous signale évidemment une des Cana- ries , et sa situation en face d'Asafñi est sans doute une erreur du géo- graphe, puisque cette position ramènerait les navigateurs vers le nord par la parallèle de Madère, au lieu de leur faire gagner du chemin vers le midi. Le prince de l’île où les Maghrourins furent retenus, et qui les ren- voya sur la côte d'Afrique dans des barques conduites par ses gens, leur parla d'une expédition -de découverte qui avait été ordonnée par » des détails curieux, relativement à cette île, de la bouche des Maghrourins, voyageurs de la ville » d’Achbouna. » Op. cit., p. 20. | (20 ) le roi son père, et ce fait est d'autant plus notable que tous les histo- riens assurent qu'au temps de la conquête les habitans des Canaries ignoraient entièrement l'art de la navigation, et n'avaient jamais construit des pirogues pour communiquer d’une île à l'autre. La méfiance que montrèrent les sujets du prince qui les fit interro- ger, et les précautions que l’on prit pour les éloigner au plus tôt de ces parages, sont aussi des circonstances remarquables, Cette méfiance nous semblerait motivée par les invasions que ces peuples avaient déjà souffertes, et qu'ils craignaïent de voir se renouveler. Nous ne savons rien sur les événemens antérieurs à l’arrivée des Maghrourins ; maïs, à partir de cette époque, les insulaires des Canaries eurent à se tenir en garde contre les Européens, et ce fut le plus souvent sur Lancerotte et Fortaventure que les navigateurs du moyen-âge exercèrent leurs pirateries. | Si le vague récit des Arabes n'a guère avancé nos connaissances sur les anciens habitans des îles Canaries, les explorations entreprises dans le treizième siècle ne nous ont pas instruils davantage. Nous savons seulement, d’après Foglietta, Pierre d'Albano et Pétrarque, que vers l'an 1291, deux capitaines génois, Tedice ou Teodisio Doria (Auria) et Ugolino ou Agostino Vivaldi, tentèrent un voyage de découverte et se dirigèrent d'abord sur les îles Fortunées. Selon toutes les apparences, les galères de Doria et de Vivaldi se perdirent sur la côte occidentale d'Afrique, et l'on n'a jamais rien su de leur relâche aux Canaries, si toutefois ils y abordèrent. Pétrarque s'exprime en ces termes : £ù (ad insulas Fortunatas) ef patrum memorid genuensium armata classis pene- travit, et nuper Clemens VTilli patriæ principem dedit (1). M. J. Ciampi, qui a savamment commenté ce passage, pense que l'expédition faite pairum memorié doit se rapporter à celle dé 1291, mais que le reste de la phrase : nuper Clemens VI illi patriæ, etc., doit s'entendre proba- (1) Pétrar. in Pit. sout., Uib. n, sect. vi, cap. 3. (21) blement d'une autre entreprise (1). Lorsque Pierre d'Albano faisait mention dans ses écrits de l'expédition génoise, il y avait trente ans qu'on n’en avait aucune nouvelle, et ce qu'il en dit ne nous éclaire pas plus que les souvenirs traditionnels de Pétrarque : Parèm ante ista tempora januenses duas paravere omnibus necessartis munitas galeas, qui per Gades Herculis in fine Hispaniæ situatæ transiere. Quid autem illis contigerit, jam spatio ferè trigesimo ignoratur anno (2). Quant à Foglietta , voici ce qu'il rapporte dans son histoire de Gênes : Tedisius Auria et Ugolinus Vivaldus duabus triremibus privatim comparatis et instructis.… aggressi surt marilimam viam, ad eum diem orbt ignotam, ad Indiam patefaciendi, fretumque Herculeum egressi cursum in occiden- tem direxerunt quorum hominum.…… qui fuerint casus nulla ad nos unquèm fama pervenit (3). Le P. Augustin Justiniani ajoute seulement que deux religieux de l’ordre de saint François avaient pris part à cette entreprise hasardée (4). Mais, plus récemment, M. Graberg de Hemso est venu jeter quelques nouvelles lumières sur le malheureux sort des navigateurs liguriens, par la publication de plusieurs frag- mens, en latin barbare, d'un manuscrit de 1456, conservé aux archives de Gênes. Ces documens nous apprennent qu'Antonioto Uso- dimare (5),gentilhomme génoiset écuyer de l'infant don Henri le navi- gateur, ayant poussé ses explorations jusqu'au cap Vert, six ans avant le voyage de Cadamosto, c'est-à-dire vers 1455, rencontra à une jour- née de la zone où l’on cesse d'apercevoir l'étoile polaire, et sur les con- fins du royaume du prêtre Jean (6), un Génois de l'équipage perdu des (1) Voy. Monumenti d’un manoscrüto autografo, par S. Giampi, p. 99 note (a) (Florence, 1827). (2) Petro d’Albano, Conciliat. dissert., Lxvix. (3) Fogl., Hist. Genuens., lib. v. (4) Casoni, Annal di Genova, lib. 1, an 1506. (5) Voy. la lettre de cet aventurier. Grab. de Hemso, Anrali di geog. e di statist., tom. 1, p. 286, 287. (6) On croit généralement que ce prêtre Jean, dont il est si souvent question dans les vieilles chro- niques, était le Lama du Thibet que les historiens du moyen-äge prirent pour un roi abyssin. C'est ainsi qu’on a confondu plusieurs régions de l’Inde, et notamment la Chine ou le Cathai avec l’Ethiopie ou l’Abyssinie. (22) galères de Vivaldi :.…..Reperuit ibidem unum de natione nostré, ex illis galeis credo Vivaldæ, qui se amiserit sunt anni 170, qui mihi dixit non restabat ex ipso semine salvo ipso (1). D'après cette indication, si l'on s'en rapporte à la date de l'expédition de Vivaldi et Doria (1291), le Génois dont il est ici question ne pouvait être un des marins des deux galères qu'on supposait perdues depuis cent soixante-quatre ans, comme le pense M. Graberg de Hemso (2), et il est bien plus probable, selon M.'de Humbold (3), que cet individu fut un des descendans des marins naufragés. Toutefois, si l'on s'en tient à la date de la lettre d'Usodimare (1455 die 12 decembris). et à sa remarque sur le nombre d'années écoulées depuis le nau- frage (sunt anni 170), cet événement remonterait à l'an 1285, épo- que antérieure à l'expédition de 1291. Dès-lors , le Génoiïis dont Uso- dimare n'indique qu'avec doute l’origine (ex illis galeis credo l’ivalde), proviendrait plutôt d'une autre entreprise qu'il faut rapporter à l'an 1281, et dont il est fait mention dans les mêmes documens. C'est celle de deux galères génoiïses commandées par les frères Vadino et Guido de Vivaldi, qui furent explorer les côtes de Guinée. L'une s'échoua dans ces parages, et l’autre s’'avança, dit-on, jusqu'à une ville d'Ethio- pie, que la relation indique sous le nom de Mena (4). En suivant l'ordre chronologique, d'après les documens que nous avons consultés, nous arrivons à une relation du quatorzième siècle, extraite d'un manuscrit autographe du célèbre Boccace. Ce précieux (1) Voy. la lettre d’Usodimere, op cit. (2) Voy. Annales des voyages, tom. vur, 2e éd. p. 205. (3) Examen critique de l'hist. de la géog., tom. 11, p. 151, édit. in 8. (4) « Anno 1981, recesserunt de civitate Januæ duæ galeæ patronisatæ per D. Vadinum et Guidum de Vivaldis fratres, volentes ire in Levante ad partes Indiarum, quæ duæ galeæ multum navigarunt. Sed quando fuerunt dictæ duæ galeæ im hoc mari Ghinoia una earum se reperit in fundo sicco per modum quod non poterat ire nec ante navigare; alia vero navigavit et transivit per istud mare usque dum venirent ad civitatem unam Ethiopiæ nomine Menam , etc. (Ann. di geog. e di stistist., par Grab. de Hemso, tom. 11, p. 291, docum. n° 6.) ( 23 ) document, qui commence à jeter un grand jour sur l'ethnographie canarienne, s’est conservé dans la Bibliothèque des Magliabechi de Florence, et a été publié, en 1827, par M. Sébastien Ciampi (1). On lit . en marge du manuscrit: « Le Florentin qui commandait les vaisseaux » de l'expédition s'appelait Angiolino del Tegghia de Corbizzi, neveu » de Gherardino di Gianni (2). » Cet avertissement joint au titre, De Canarié et de insulis reliquis ultrà Hispaniam in Oceano noviter repertis, prouve que celui qui a transcrit la relation connaissait bien les rap- ports de famille du chef de l’entreprise, et qu'il était probablement contemporain des personnages cités, car l'expression de noviter repertis (nouvellement retrouvées) se réfère sans doute à l’année de l'expédi- tion dont la date est ainsi énoncée : 7/11 Kal., decem. anno ab incar- nato verbo MCCCXLIT. Ce voyage fut ordonné par le roi de Portugal Alphonse LV, prince très-éclairé. Angiolino del Tegghia, qui avaït sous ses ordres trois grandes caravelles, partit de Lisbonne le 17 décembre 1341, et se dirigea sur les îles Canaries. Nous allons donner la traduction littérale de la relation que nous reproduirons en note d'après le texte latin. DE LA CANARIE ET DES AUTRES ILES NOUVELLEMENT DÉCOUVERTES DANS L'OCÉAN PAR DELA L'ESPAGNE (3). « L'année de l’incarnation 1341, des lettres arrivées à Florence et écrites par cer- tains marchands florentins établis à Séville, cité de l'Espagne ultérieure , sous la date du 17 des calendes de décembre de la dite année, contiennent ce qui suit : (1) Monumenti d’ur manuscritio autografo di Messer Gio. Boccacct da Certaldo trovati ed illustrat da S. Ciampi, Firenze 1827. 5e de Ge recueilautographeest une espèce de mémorial dans lequel Boccace transcrivait les choses les plus notables de son temps et des extraits de certains ouvrages qui devaient lui servir pour son étude. (2) « Florentinus qui cum his navibus præfuit est Angelinus al Tegghia de Corbizzis consobrinus filio- rum Gherardini Giannis. ( "L. (3) DE CANARIA ET DE INSULIS RELIQUIS ULTRA HISPANIAM IN OCEANO NOVITER REPERTIS- « Anno ab incarnato verbo mocexzr, à mercatoribus florentinis apud Sibillam, Hispaniæ ulterioris civi- tatem, morentibus, Florentiam literæ allatæ sunt ibidem clausæ XVII. Kal, decembris anno jam dicto, in quibus quæ disseremus inferiüs continentur. (24 ) « Le 1* du mois de juillet de cette année, deux bâtimens chargés par le roi de » Portugal de tous les avitaillemens nécessaires, et avec eux un petit navire bien » armé, monté par des Florentins, des Génois, des Espagnols de Castille (Hispano- » rum Castrensium ) et d’autres Espagnols, ont mis à la voile de la ville de Lisbonne, » et pris la haute mer, amenant de plus avec eux des chevaux , des armes et diffé- » rentes machines de guerre pour prendre les villes et les châteaux , à la recherche » de ces îles qu’on dit communément avoir été retrouvées. Favorisés par un bon vent, » ils y ont abordé après le cinquième jour, et enfin, au mois de novembre, ils sont » rentrés chez eux avec un chargement ainsi composé : premièrement , quatre hom- » mes, habitans de ces îles, et une grande quantité de peaux de boucs et de chèvres, » du suif, de l'huile de poisson , et des dépouilles de phoques; du bois rouge qui temt » presque comme le verzino (ou bois de Brésil), bien que ceux qui s’y connaissent » disent que ce n’en est pas (1); de plus, des écorces d'arbres pour teindre aussi en » rouge ; puis de la terre rouge et d’autres choses semblables. » Nicoloso da Recco, Génois, pilote de l’expédition, ayant été interrogé , a dit que » de cet archipel à la ville de Séville il y avait presque 900 milles; mais qu'en » comptant de l'endroit qu’on appelle aujourd’hui le cap Saint-Vincent, ces îles sont » beaucoup moins éloignées du continent, et que la première de celles qu'ils ont » découverte avait 140 milles de circonférence; qu’elle était toute une masse de pierres » inculte, mais abondante en chèvres et autres bêtes, et remplie d'hommes et de fem- » mes nus, qui ressemblaient aux sauvages par leurs manières et leurs coutumes. » Il a ajouté que lui et ses compagnons firent dans cette île la plus grande partie de « Aiunt quidem primo de mense julii hujus anni duas naves, impositis in eisdem à rege Portogalli opportunis ad transfretandum commeatibus, et cum ïisnavicula una munita, homines Florentinorum, Genuensium, et Hispanorum Castrensium , et aliorum Hispanorum, à Lisbonä civitate datis velis in altum abiisse, ferentes insuper equos et arma, et machinamenta bellorum varia ad civitates et castra capienda, quærentes ad eas insulas, quas vulg repertas dicimus , et ad has favente vento secundo post diem quintam pervenisse omnes : et demüm mense novembris ad propria remeasse, secum hæc pariter afferentes : primo quidem nn homines ex incolis illarum insularum duxere : pelles prætereà plurimas hircorum , atque caprarum, sebum , oleum piscis et phocarum exuvias, ligna rubra tingentia ferè ut verzinum, licet esse dicant experti talium illa non esse verzinum. Insuper et arborum cortices æquo modo in rubrum tingentes, sic et terram rubram, et hujusmodi. Verum Niccolosus de Recco Genuensis, alter ex ducibus navium illarum, rogatus aiebat à Sibillä civi- tate usque ad prædictas insulas, esse millia passuum fere nongenta. A loco verè cui hodiè nomen est caput Santi-Vincentii longè minüs à continenti distare; et primam ex compertis insulis ferè cz millia passuum habere circuitüs , lapideam omnem, atque sylvestrem, abundantem tamen capris et bestiis aliis, atque nudis hominibus, et mulieribus asperis cultu et ritu; et in hâc dicebat se cum sociis majorem partem pelliumet sebi sumpsisse, non ausi nimiüm insulam infrà ingredi. Indè ad aliam insulam ferè majorem (1) Le Brésil fut ainsi nommé parce qu'il produisait une espèce de verzino ou bois de Brésil (en portu- gais Brasil, c’est-à-dire rouge comme la braise.) Au reste, le nom de Brésil avait été appliqué à d’autres pays, bien avant la découverte de l’Amérique. (25) » leur chargement en peaux et en suif, mais qu’ils n’osèrent pas s’interner bien avant » dans le pays. Ayant passé ensuite à une autre île presque plus grande que la pre- » mière, ils aperçurent une multitude d'habitans qui s’avancèrent sur la plage à leur » rencontre ; les hommes et les femmes étaient aussi presque tous nus ; quelques-uns » d’entre eux paraissaient commander aux autres, et étaient vêtus de peaux de chè- » vre peintes de couleur de safran et de rouge, et, autant qu'on pouvait le distinguer » de loin, ces peaux étaient très-fines, douces, et cousues assez artistement avec des » fils de boyaux. À en juger par leurs actions, ils paraissaient avoir un prince , auquel » ils témoignaient beaucoup de respect et d'obéissance. Tous ces insulaires faisaient » entendre par leurs signes qu'ils désiraient commercer avec les gens des vaisseaux, et » entrer en relation avec eux ; mais lorsque les chaloupes s’approchèrent de la plage, » les mariniers ne comprirent rien de leur langage, et n'osèrent pas descendre à » terre. Pourtant leur langue est très-douce, et la prononciation en est vive et préci- » pitée comme l'italien. Quand les insulaires s’aperçurent que les gens des équipages » ne voulaient pas aborder, quelques-uns tentèrent en nageant d'arriver jusqu'à eux , » mais on en retint quatre à bord , et ce sont ceux qui ont été amenés. » En côtoyant l'ile pour en faire le tour, ils la trouvèrent beaucoup mieux cultivée » du côté du nord que du côté du midi. Ils aperçurent un grand nombre de petites » maisons, des figuicrs et d’autres arbres; des palmiers qui ne portaient pas de fruits, » puis d’autres encore; des jardins avec des choux et des légumes. On se décida alors » à descendre à terre, et vingt-cinq marins débarquèrent avec leurs armes, exami- » nèrent les maisons, et trouvèrent dans une d’elles à peu près trente hommes tous » nus, qui s’effrayèrent en voyant leurs armes, et s'enfuirent aussitôt. Les gens des » équipages pénétrèrent alors dans l’intérieur, et reconnurent que ces édifices étaient » construits en pierres carrées, avec beaucoup d'art, et recouverts de grandes et prædictà transeuntes quantitatem gentium maximam ad se venientem in littore videre, homines pariter et mulieres, ferè nudi omnes. Esse aliquos qui videbantur aliis prominere , tegebantur pellibus caprinis pictis croceo atque rubro colore, et, ut poterat à longè comprehendi, delicatissimis et mollibus, sutis satis artificiosè ex visceribus ; et, ut in eorum actibus poterat comprehendi, videbatur hos habere prin- cipem, cui omnes reverentiam et obsequium exhiberent. Quæ gentium multitudo ostendebat se cupere cum is, qui in navibus erant, habere commercium, et morem trahere ; sane cùm ex navibus naviculæ quædam magis littori propinquassent, non intelligentes aliquo modo illorum linguam , minimè descen- dere ausi sunt. Est quidem, ut referunt, idioma eorum satis politum, et more italico expeditum ; qui tamen videntes quôd nulli ex navibus descendebant, aliqui natantes ad eos pervenire conati sunt , ex quibus quosdam cepere, et ex iis sunt, quos adduxerunt. Demüm cùm nil ibi utilitatis cernerent nautæ , discessere. Circumdantes verd insulam invenere eam longè meliùs à septentrione, quäm ab austro cultam , videntes ibidem casas plurimas, ficus et arbores et palmas datilo steriles, palmas et hortos et caules et olera ; et ob id ibidem ex nautis xxv deposuere cum armis, qui perscrutantes, qui in domibus illis essent , in eis invenere circa xxx homines nudi (sic) omnes , qui perterriti visis armatis, illico aufugere; hi ver intrantes domos eas videre ex lapidibus quadris compositas mirabili artificio , et lignis ingentibus ac pulcherrimis tectas; et cüm ostia clausa invenissent , cupientes introrsùm videre, lapidibus infringere ostia cœpere, quam ob rem in iram versi qui abierant, altissimis clamoribus I.—(1"° PARTIE.) (ETHNOGRAPH. } — 4 (26 ) » belles pièces de bois. Mais comme ils trouvèrent plusieurs maisons fermées, et » qu'ils désiraient aussi les voir en dedans, ils se mirent à rompre les portes avec » des pierres, ce qui irrita les fugitifs, dont les cris retentirent dans tous les envi- » rons. Enfin les portes ayant été enfoncées , ils entrèrent dans la plupart de ces » habitations, et n’y trouvèrent que d'excellentes figues sèches conservées dans » des corbeilles de palmier, telles que nous voyons celles de Césène. Elles renfer- » maient aussi du blé beaucoup plus beau que le nôtre, à en juger par la longueur et » la grosseur de son grain , qui était très-blanc. Ils y virent aussi de l'orge et d’au- » tres céréales , qui devaient servir probablement à la nourriture des naturels. Les » maisons étaient toutes fort belles , couvertes de très-beau bois, et d’une telle pro- » preté dans l’intérieur, qu’on eût dit qu’elles avaient été blanchies avec du gypse. » Ils trouvèrent de plus une chapelle ou temple dans lequel il n’y avait aucune pein- » ture et nul autre ornement qu’une statue sculptée en pierre, qui représentait un » homme avec une boule à la main. Cette idole était nue, et portait une espèce de » tablier en feuilles de palmier (femoralibus palmeis) qui lui couvrait les parties » obscènes. Ils enlevèrent la statue et l'emportèrent à Lisbonne. L'ile leur parut très- » peuplée et bien cultivée : elle produit du grain, du blé, des fruits, et principale- » ment des figues. Le grain et le blé, ils le mangent comme les oiseaux, ou bien ils en font de la farine, dont ils se nourrissent sans la pétrir, et ils boivent de l’eau. » En partant de cette île, ils en virent plusieurs autres à 5, 10, 20 ou 40 milles » de distance, et se dirigèrent vers une troisième, dans laquelle ils ne remarquerent » que de beaux arbres en très-grand nombre, qui s'élevaient tout droit vers le ciel. De » là ils passèrent à une autre qu'ils trouvèrent abondante en ruisseaux et en excel- Ne vd Z LL complere loca cœpere. Tandem üs fractis clausuris ferè per omnes illas domos intravere, nec aliud in eisdem invenere præter ficus siccas in sportulis palmeis bonas, uti Cesenates cernimus, et frumentum longè pulchrius nostro ; habebat quippe grana longiora et grossiora nostro; album valde. Sic et hordeum, et segetes alias, ex quibus, ut rati sunt, vivebant incolæ. Domus verd cum essent pul- cherrimæ , et lignis pulcherrimis contectæ, introrsüm omnes erant albissimæ ; tanquäm ex gypso vide- rentur albatæ. Invenerunt et insuper oratorium unum seu templum, in quo penitüs nulla erat pictura, nec aliud adornamentum præter statuam uuam ex lapide sculptam, imaginem hominis habentem, ma- nuque pilam tenentem, nudam, femoralibus palmeis, more suo, obscœna tegentem, quam abstulerunt, et impositam navibus Lisbonam transportarunt redeuntes. Hæc quidem insula habitatoribus plena est et colitur, et ab incolis granum, segetes, fructus, et potissimè ficus colliguntur. Frumentum autem et segetes aut more avium comedunt, aut farinam conficiunt, quam et absque panis confectione aliquä manducant , aquam potantes. Ab hâc ergô insulä discedentes nautæ cùm multas distantes ab hâc per v millia, vel x aut xx vel xL passuum cernerent, ad tertiam navigarunt, in quà nil aliud præter proceras arbores plurimas atque directas in cœlum invenerunt. Indè ad aliam navigantes eam rivis et aquis optimis copiosam invenerunt, et in eâdem ligna plurima et palumbes, quos baculis et lapidibus capiebant et come- debant, invenerunt. Hos dicunt majores nostris, et gustui tales aut meliores. Ibidem etiam viderunt esse falcones plurimos, et aves alias ex raptu viventes. Hanc autem non multüm perambularunt, cùm deserta videretur omnino. Indè tamen ante se viderunt insulam aliam , in quâ lapidei montes erant (27) » lentes eaux. Là aussi il y avait beaucoup de bois et de pigeons sauvages, qu’ils man- » gèrent après les avoir tués à coups de bâtons ét de pierres. Ces pigeons étaient » plus grands que les nôtres, mais ils avaient le même goût, ou peut-être meilleur. » Ils virent aussi beaucoup de faucons et d’autres oiseaux de proie. Toutefois , 1ls ne » se hasardèrent guère dans le pays, parce qu'il leur parut entièrement désert. Ils » découvrirent ensuite une autre île devant eux, dont les montagnes pierreuses étaient » d’une immense élévation et presque toujours couvertes de nuages. Les pluies y sont » continuelles. Cependant la partie qu'on peut apercevoir dans les temps clairs leur » parut très-agréable , et ils la jugèrent habitée. Ils virent ensuite plusieurs autres » iles, quelques-unes peuplées et d’autres désertes au nombre de treize, et plus ils” » avançaient, plus ils en voyaient. La mer qui les sépare est beaucoup plus tran- » quille que sur nos côtes, il y a bon fond pour l’ancrage, quoique ces îles aient » peu de ports ; mais elles sont toutes bien pourvues d’eau. Des treize qu'ils abor- » dèrent , cinq étaient habitées, mais elles ne sont pas aussi peuplées les unes que » les autres. Ils disent en outre que le langage des habitans diffère tellement, qu'ils » ne s'entendent pas ensemble, et qu'ils n'ont, du reste, aucune espèce d’embarca- » tion pour communiquer d’une île à l’autre, à moins de traverser à la nage. Une de » celles qu'ils découvrirent leur offrit quelque chose de merveilleux qui les empêcha » de débarquer. Dans cette île, disent-ils, il y a une montagne qui, d'après leur » estime, s'élève à la hauteur de 30 milles pas ou davantage, et qu’on peut voir de très- » loin. Quelque chose de blanc se montrait sur sa cime, et, comme toute la monta- » gne était rocailleuse, cette blancheur se présentait sous la forme d’une forteresse ; » cependant ce n’en est pas une, mais bien un roc très-aigu, dont le sommet est terminé » par un mât de la grandeur de celui d’un vaisseau , avec une antenne à grande voile excelsissimi , et pro majori temporis parte nubibus tecti, et in eà pluviæ crebræ; quæ tamen sereno tempore apparet pulcherrima , et existimatione videntium habitata. Indè ad alias plures insulas, alias habitatas, alias omnino desertas adiere numero x, et quant ulteriüs incedebant, tantô plures vide- bant, apud quas mare tranquillum longè magis, quäm apud nos sit; et in eodem fundum anchoris aptum , et si modicüm portuosæ sunt, fertiles tamen aquarum omnes. Et apparent quoque insulæ v numero habitatæ, quas ex xin ad quas iverunt, invenerunt, et sunt habitatores .plurimi ; non tamen æqualiter habitantur, nam una plüs alterâ incolas habet. Et ultrà hoc eas dicunt idioma- tibus aded inter se esse diversas, ut invicem nullo modo intelligantur, ac insuper nullis navi- sium, aut aliud instrumentum esse per quod possint de un insulà ad alias pertransire, nisi natatu facerent. Invenerunt insuper et aliam insulam, in quâ non destenderunt, nam ex eâ mirabile quoddam apparet. Dicunt enim in hâc montem existere altitudinis, pro existimatione xxx millia pas- suum , seu plurium, qui valdè à longè videtur, et apparet in ejus vertice quoddam album : et cüm omnis lapideus mons sit, album illud videtur formam arcis cujusdam habere ; attamen non arcem, sed lapidem unum acutissimum arbitrantur, cujus apparet in summitate malus magnitudinis in modum mali cujusdam navis; ad quem apprehensa pendet antenna cum velo magnæ latinæ navis in modum scuti retracto, quod in altitudinem tractum tumescit vento, et extenditur plurimüm; deindè paulatim videtur deponi, et similiter malus in morem longæ navis, demüm erigitur, et sic continuè agitur; quod undiquè cireumdantes insulam fieri advertere. Quod monstrum cantatis fieri carminibus arbitrantes, ( 28 ) » latine. Cette voile, gonflée par'le vent, affecte la forme d’un écusson tourné » en haut et prend beaucoup de développement, puis peu à peu elle s’abaisse et » le mât de même comme dans les galères ; ensuite elle se redresse pour s’abattre » et se relever de nouveau. Ils firent le tour de l’île, et de tous les côtés ils virent se » renouveler le même prodige : alors, croyant que c'était l'effet de quelque enchan- » tement, ils n’osèrent pas descendre à terre. Ils ont vu aussi beaucoup d’autres » choses que ledit Niccoloso n’a pas voulu raconter. Cependant, il paraît que ces îles » ne sont pas riches, car les matelots ont à peine couvert les frais de leur voyage. Les » quatre hommes qu’ils ont amenés sont jeunes, sans barbe, d’une belle figure ; ils » vont nus et portent seulement des espèces de tabliers (/emoralia) qu'ils font avec une » corde dont ils s’entourent les reins et de laquelle pendent un grand nombre de fils » de palmier ou de jonc de la longueur d’une palme et demie, ou tout au plus de deux. » Ils s’en servent pour se couvrir les parties honteuses par devant et par derrière, de » manière que le vent ni aucun autre accident ne puisse les découvrir. Ils ne sont pas » circoncis , et ont des cheveux longs et blonds dont ils se voilent , et qui leur arri- » vent presque jusqu’au nombril; ils marchent nu-pieds. On dit que l’île d’où ils ont » été enlevés s'appelle Canaria , et qu’elle est plus peuplée que les autres. On leur a » parlé plusieurs langues, mais ils n’en ont compris aucune; ils n’excèdent pas notre » stature; ils ont les membres robustes, ils sont forts, assez courageux, et d’une » grande intelligence , à ce qu’il paraît. On leur a parlé par signes, et ils ont répondu » de la même manière comme les muets. Ils se portent respect, et il en est un parmi » eux qu'ils paraissent honorer plus particulièrement. Le tablier de ce chef est en » feuilles de palmier , tandis que les autres le portent de jonc peint en jaune et en » rouge. Leur chant est fort doux ; ils dansent presque à la manière française ; ils sont » gais et rians, assez Civilisés et moins sauvages que bien des Espagnols. Quand on in eamdem insulam descendere ausi non sunt. Cæterüm et multas alias res invenere, quas hic Niccolosus noluit recitare. Tamen apparet eas non dites insulas, nam et nautæ vix expensas viatici exportandi resumpsere. Quatuor verd homines, qui portati sunt, ætate imberhbes , decorä facie, nudi incedunt, habent tamen hujusmodi femoralia ; cingunt autem lumbos cordâ, ex qu fila pendent palmæ, seu jun- corum in multitudine grandi, longitudine palmi cum dimidio, seu duorum ad plüs ; iis quidem tegunt pubem omnem, et obscæna ex anteriori ac posteriori parte ni vento, vel casu alio eleventur. Sunt autem incircumcisi, et crines habent longos et flavos usquè ad umbilicum ferè, et cum his teguntur, nudis pedibus incedentes. Insula autem, ex quâ sublatisunt, Canaria dicitur, magis cæteris habitata, Hi nihil penitüs ex idiomate aliquo intelligunt , cm ex variis et pluribus eis locutum sit; magnitudinem vero nostram non exce- dunt; membrosi, satis audaces et fortes, et magni intellectüs, ut comprehendi potest. Nutibus loquitur eis, et nutibus ipsi respondent, mutorum more, Honorabant se invicem, verm alterum eorum magis quäm reliquos, et hic femoralia palmæ habet, reliqui vero juncorum picta croceo et rufo. Cantant dulciter et ferè more gallico tripudiant, ridentes sunt et alacres, et satis domestici, ultrà quäm sint multi ex Hispanis. Hi postquäm in navi positi sunt, panem et ficus comederunt, et eis sapit panis, cüm antè . nunquäm comedissent ; vinum omnind renuunt, aquam potantes. Comedunt similiter frumentum, et hordea plenis manibus , et caseum et carnes; quarum eis, et bonarum permaxima copia est; boves (29) » les amena sur le vaisseau, ils mangèrent du pain et des figues et parurent aimer » le pain , quoiqu'ils ne l’eussent jamais goûté auparavant ; ils refusèrent absolument » le vin, et ne voulurent boire que de l’eau. Ils mangeaient aussi du blé et de l'orge à » pleines mains, ainsi que du fromage et de la viande qu’ils ont chez eux en abondance » et de bonne qualité ; toutefois ils ne possèdent ni bœufs, ni chameaux , niânes, mais » beaucoup de chèvres, de moutons et de cochons sauvages. On leur a montré de la » monnaie d’or et d'argent dont ils ignoraient entièrement l'usage; ils ne connaissent » pas davantage les aromates. On leur a montré des bagues d’or, des vases ciselés , des » épées, des sabres; maisil paraît qu’ils ne les avaient jamais vus, et qu'ils ne s’en étaient » jamais servis. Ilsse montrèrent d’unefidélité et d’une loyauté remarquables, car si lun » d’eux recevait quelque chose bonne à manger, avant d'y goûter, il la divisait par por- » tions qu'il avait soin de répartir à chacun. Le mariage est en usage parmi eux, et » les femmes mariées portent des tabliers comme les hommes, mais les vierges vont » toutes nues, sans paraître honteuses de leur nudité. Ils comptent comme nous, en » mettant les unités devant les dizaines , ainsi qu'il suit : 1— nait. 9— alda morana (marava). 2 — smetti. 10 — maravya. 3—amelotti. 11 —nait-marava. % — acodetti. 12 — smatta-marava. 5 — simusetti. 13— amierat-maravya. 6 — sesetti. 14— acodat-marava. TA | 15 — simusat-marava. 8 — tamatti. 16— sesatti-marava, etc., etc. Le but principal de cette expédition est indiqué d'une manière très-explicite au commencement du récit. C'était bien vers les an- autem, aut camelos vel asinos non habent, sed capras plurimüm et pecudes, et sylvestres apros. Ostensa sunt eis aurea et argentea numismata, omninô eis incognita; similiter et aromata nullius materiei cognoscunt. Monilia aurea, vasa cælata, enses, gladii ostensi eis, non apparet ut viderint unquäm, vel se penes habeant : fidei et legalitatis videntur permaximæ ; nil enim esibile datur uni, quin, antequàm gustet, æquis portionibus diviserit , cæterisque portionem suam dederit, Mulieres eorum nubunt, et quæ homines noverunt more virorum femoralia gerunt. Virgines autem omnino nudæ incedunt : nullam verecundiam ducentes sic incedere. Hi autem habent, prout nos, numeros, unitates decinis præponentes hoc modo. j 1-Nait. 2-Smetti. 3-Amelotti. 4-Acodetti. 5-Simusetti. 6-Sesetti. 7-Satti. 8-Tamatti. 9-Alda mo- rana 10-Marava. 11-Nait-Marava. 12-Smatta-Marava. 13-Amierat-Marava. 14-Acodat-Marava. 15- Simusat-Marava. 16-Sesatti-Marava, etc. N.B. Le manuscrit n’en donne pas davantage; mais M. S. Ciampi, qui l’a mis à jour, pense que cette relation n’a pas été copiée en entier, une partie de la dernière page étant restée en blanc, comme pour la continuer. ( 30 ) ciennes Fortunées que se dirigeait l'armement ordonné par le roi de Portugal, c'est-à-dire vers ces îles célèbres qu'on disait avoir été retrou- vées (quas vulgo repertas dicimus). Favorisée par un bon vent, cinq jours de navigation suffisent à l'expédition pour se rendre sur les côtes de cet archipel, et ce trajet, à partir du cap Saint-Vincent , est estimé à 900 milles par Niccoloso de Recco, pilote génois, second chef de l'en- reprise. Voilà donc une donnée qui lève toute incertitude sur les parages de l'exploration. L'île où abordent premièrement les naviga- teurs ‘est celle qui leur fournit la plus grande partie de leur charge- ment. « Elle abonde en chèvres; on y trouve du bois et de la terre pro- » pre à la teinture rouge ; ils s'y procurent du suif, de l'huile de pois- » son, et des dépouilles de phoques. » A ces divers renseignemens nous reconnaissons l'île de Lancerotte ou mieux encore celle de Fortaven- ture, où les chèvres étaient en si grand nombre au temps de la con- quête. Le pays en est fort peuplé et plus que nulle des autres îles, écri- vaient en 1402 les Chapelains de Bethencourt (1). On pourrait en pren- dre chaque an soixante mille, et mettre à profit les cuirs et graisses, car c’est merveille la graisse qu’elles rendent.» C'était dans le canal de la Bocaña, qui sépare les deux îles, que les aventuriers normands allaient chasser les phoques ou loups marins, pour la nécessité de chaussure qu'il fallait aux compagnons , comme il est dit dans leur histoire (2). Ils en parlent aussi au chapitre LXXT, en donnant la description de l’isle de Loupes (Vilot de Lobos), el ajoutent que ces animaux y étaient si nombreux, que leurs peaux et leur graisse pourraient bien rapporter cinq cents doubles d’or ou plus. Maïs les phoques , trop inquiétés par les aventuriers, abandonnèrent bientôt les rochers qui leur servaient de retraite, pour aller chercher ailleurs un meilleur gîte. L'huile de poisson ne pouvait manquer d'être recherchée par les (1) Hist. de la prem. Descow. et Conquest. des Can., par Bontier et le Verrier. Ch. 1xx, p. 131. @) Id. Id. Id. xI, p. 23. (31) navigateurs européens, et devait provenir des grandes baleines qui venaient s'échouer sur les plages de Fortaventure. Nous avons vu, d’après la relation des envoyés du roi Juba , que Pline avait eu soin d'en faire la remarque : nfestari eas belluis, quæ expellantur assiduë, putrescentibus. Le bois propre à la teinture était probablement le Taginaste des indigènes (Echium giganteum), à la racine d'un rouge violacé. Peut-être aussi que par l'expression d'arborum cortices, on a voulu désigner une espèce d'orseille qui croît sur les vieux troncs. Quant à la terre colo- rante ({erra rubra), il faut croire qu'il est question de cette argile oxi- dée , si commune aux Canaries, qui a fait donner le nom de Coloradas, Montaña roja, Punta roja, à plusieurs parages de la côte, et dont on se sert encore dans quelques villages pour teindre les soubassemens des chapelles et d'autres édifices publics, | Enfin, les 140 milles de circonférence, que le pilote Recco donne à la première île où il aborda, sembleraient confirmer notre opinion sur Fortaventure, considérée comme point d'arrivée, Si le narrateur n'avait nommé lui-même la seconde île qu'on visita (insula autem Canaria dicitur), nous l’aurions reconnue tout d’abord pour la grande Canarie à ses édifices, au costume de ses habitans, et surtout aux dimensions qu'il lui donne, férè majorem prædicté. Parmi les naturels qu'on eut occasion de voir, les uns, moitié nus, portaient des espèces de tabliers courts, en fibres de joncs ou de palmier, les autres étaient vêtus de peaux de chèvre peintes en jaune ou en rouge, et cousues avec art. Ce costume a été décrit à peu près de la même manière par les historiens de la conquête. Les chapelains de Bethen- court en parlent ainsi : {ls vont tous nus, fors les brayes qui sont de feuil- les de palmier, et dans le chapitre LXIX en traitant DE LA GRAND CANA- RIE ET DES GENS QUI Y SONT, ils les dépeignent, affublez de peaux pour couvrir leurs membres honteux. Viera, qui à résumé dans son ouvrage toutes les notions extraites d'anciens documens, s’est exprimé en ces (32) termes : « Le costume des naturels de la grande Canarie était plus soi- » gné que celui des habitans des autres îles. Des jupons ou tabliers de » feuilles de palmier et de jonc, des tamarks ou cabas de peau admira- » blement travaillés, et teints avec une terre rouge ou avec des sucs » d'herbes et de fleurs; tout cela indiquait déjà un certain progrès de » civilisation (1) ». On dirait que l’auteur des Notices a copié sa description dans le manuscrit de Boccace, tant on y trouve de ressemblance. Ces espèces de jupons, qu'il désigne sous le nom de ropillas, correspondent bien aux femoralia dont il est fait mention dans le récit des explorateurs de 1341, et pourtant ni Viera, qui écrivait en 1780, ni ses devanciers, nont eu connaissance de cette relation, puisque la découverte du manuscrit de Boccace n'a eu lieu qu'en 1827. Les constructions civiles, en nous offrant d'autres points de com- paraïson, nous montrent aussi les mêmes rapports. Aïnsi, ces mai- sons bâties avec art en pierres carrées, dont les explorateurs admi- rèrent les belles charpentes, sont encore citées par les historiens espa- gnols. Galindo en fait mention au livre 11, chap. 5 de son manuscrit. Viera en parle aussi dans son premier volume, page 151. « Les habita- » tions des Canaries, dit-il, s'annonçaïent avec plus de magnificence : » leurs murailles étaient droites et unies (pulidas), et comme tirées au » cordeau : la toïture offrait une charpente bien liée. » Ajoutons que deux anciennes maisons, qui existent encore à la grande Canarie (dis- trict de la Gaeta), et que nous avons visitées, étaient construites de la même manière. » En partant de la Canarie, poursuit le narrateur, ils virent plu- sieurs autres îles qui en étaient éloignées de 5, 10, 20 où 40 milles. » On ne saurait rapporter ces données approximatives aux distances (1) Voy. MNoticias de la hist. gen. de las isl. de Can., t. 1, p. 149. (33) relatives; mais, en suivant les navigateurs,on peut déduire de leur explo- ration des conclusions assez vraisemblables sur les différentes terres qu'ils découvrirent successivement. Ainsi, après avoir laissé la Canarie, les vents les portèrent sur une île couverte de beaux arbres, probable- ment l'île de Fer, renommée pour ses superbes mocans, ses pins élevés et ses genévriers. De à, ils passèrent à une autre, abondante en ruis- seaux, garnie de bois, peuplée d'oiseaux de proie et de pigeons sauva- ges, plus grands que les nôtres et meilleurs (majores nostris et gustui tales aut meliores). Ce passage de la relation désigne évidemment l’île de Gomère, voisine de la précédente et arrosée par de nombreux tor- rens. Ses sombres forêts servent de retraite à une belle espèce de co- lombe, {a Torcasa des Isleños (1), qui se nourrit de baïes de laurier, et dont la chaïr est très-savoureuse. L'île qu'ils découvrirent ensuite aux montagnes rocheuses, très-élevées, et presque toujours couvertes de nuages, ne peut être que la Palma, la plus haute des Canaries après Ténériffe, dont le pic les épouvanta, et qu'ils n'osèrent aborder. Nous ne reviendrons pas ici sur les formes bizarres des nuages blancs qui couvrent ordinairement la cime du Teyde,et sur tout ce que ce phéno- mène naturel offrit d'extraordinaire aux yeux des navigateurs. On peut voir dans la partie géologique de cet ouvrage les explications que nous avons données à ce sujet (2). | En résumé, les navigateurs portent à treize les îles de l'archipel découvert, et ce nombre est bien exact, si, avec les sept habitées, on comprend les six désertes, savoir : Lobos, Roquete del Este, Roque del Oeste, Graciosa, Montaña Clara et Alegranza, la Joyeuse de Bethen- court. Îl est vrai qu'ils n’en indiquent que cinq de peuplées, mais cette erreur dépend sans doute du défaut d'exploration. Cette relation de l'expédition portugaise, envoyée aux Canaries en (1) Columba laurivora. Webb et Berth., voy. Zoologie, tom. n, 2e partie, pl. 3. (2) Voyez t. 2, 1'° partie, p. 321-322, note. I. —(1"® PARTIE. ) (ETHNOGRAPH. ) — 5 (34) 1341, est d'une grande importance historique; les anciens habitans de cet archipel y sont dépeints de manière à ne plus laisser aucun doute sur la race à laquelle ils appartiennent. Ce sont des hommes de moyenne taille, audacieux, intelligens, d'une forte constitution, aux cheveux longs et roux (rr7agnitudinem nostram non excedunt, mem- brosi, satis audaces et fortes et magni intellectés... et crines habent longos el flavos). Leur méthode de numération, indiquée par le narrateur, est celle usitée chez les Arabes; il nous donne leurs noms de nombre jusqu'à 16, et la plupart, ramenés à leur véritable orthographe, con- cordent avec ceux des Berber-Scheloukh du Marok occidental , à s'en rapporter du moins aux catalogues de Chénier, de Venture et de Gra- berg de Hemsoë. Ces insulaires étaient déjà dans un état de civilisation assez avancé; ils possédaient de nombreux troupeaux, cultivaient le blé, l'orge, les figuiers, les légumes et les herbages; leurs maisons étaient solidement bâties; ils savaient travailler les charpentes, et la statue de pierre qu'on trouva dans un de leurs temples nous prouve que les arts ne leur étaient pas tout-à-fait inconnus. L'usage de manger le grain sec est un fait presque sans exemple, et auquel nous aurions peine à croire, s'il n'en était question deux fois dans la relation (come- dunt similiter frumentum, et hordea plenis manibus.—Frumentum autem et segetes aut more avium comedunt...). Toutefois, nous pensons que ce froment devait être lorréfié, car il est facile de reconnaître le 20/0 des Guanches aux explications que le narrateur donne ensuite sur la manière de manger ce grain en farine sans le faire cuire. (Farinam conficiunt, quam et absque panis confectione aliqu& manducant.) On doit regretter que celui qui recueillit de la bouche de Niccoloso de Recco tous ces précieux renseignemens n'ait pu en obtenir davantage, le pilote génois n'ayant pas voulu s'expliquer sur beaucoup d’autres cho- ses (cæterùm et multas alias res invenere, quas hic Niccolosus noluit rectitare). C'était sans doute de ce voyage d'exploration, exécuté en 1341, que (35 ) voulait parler Alphonse IV, dans la réponse qu'il fit au pape Clé- ment VI, lorsque ce pontife suprême donnait avis aux princes chré- tiens de l'investiture du royaume des Canaries, octroyée à l'infant d'Espagne don Louis de la Cerda, sous le titre de Prince de la Fortune par sa bulle du 17 décembre 1344 (1). Le roï de Portugal, en protes- tant contre cet acte, s'exprimait en ces termes dans sa lettre datée de Castro-Montemayor-Novo, le 12 février 1345 : « Voulant mettre à exé- » cution les projets que nous méditions (sur les îles Fortunées) , nous » avons expédié nos gens et quelques-uns de nos vaisseaux, dans l'in- » tention de faire explorer le pays. Cette expédition y ayant abordé, et » s'étant emparé par la force de quelques hommes et animaux et de » diverses productions, elle est retournée dans nos domaines avec » grande satisfaction (2). » Après l'expédition de 1341, les autres entreprises qui furent dirigées sur les îles Canaries, dans le restant du quatorzième siècle et pendant le cours du siècle suivant, jusqu à l'époque de la conquête, n'ajoutè- rent guère de nouvelles notions à celles dont nous venons de donner l'analyse. Dès l'an 1351, les cartes des cosmographes nous signalent les îles Fortunées : elles sont tracées sur un portulan de cette époque, dont le comte Baldelli a donné une notice curieuse (3); puis on les retrouve sur la carte de Picigano, dressée à Venise en 1367, et conser- vée dans le cabinet du duc de Parme. On les a représentées de nouveau dans le fameux atlas catalan de 1375 (4). Jacques Ferrer dut traverser (1) Clément VI écrivait à cette occasion à Alphonse XI de Castille, à don Pedro IV d’Aragon , à Alphonse de Portugal, à Philippe de Valois, à André et Jeanne de Sicile, à Humbert, dauphin de Vienne, et au doge de Gênes. Voyez le père Oderic Raynaldi. Annal. ann., 1344. (2) « … Cm cogitatum nostrum ad effectum perducere cupientes , gentes nostras et naves aliquas » illüc misimus ad illius patriæ conditionem explorandam, quæ ad dictas insulas accedentes , tàäm » homines quàm animalia et res alias per violentiam occuparunt, et ad nostra regna cum ingenti » gaudio apportarunt. » Oder., Raynald, Ænnal. ann. 1344, no 39. (3) S'toria del milione, cap. 42, note. (4) Voyez, au cabinet des cartes de la Bibliothèque royale, n° 6816, in-f° me, la carte hydrog. à la fin de l’atlas, | (36) ces parages, lorsqu'en 1346 1l fut à la rivière d'Or (rio de Oro), puis- que son navire est figuré dans le voisinage des Canaries, sous deux légendes historiques arrangées selon le goût du temps. Dans la pre- mière on lit les mots suivans en langue romane catalane : « Le navire » de Jac. Ferrer partit pour aller au rio de Oro le jour de Saïnt-Lau- » rent, qui se trouve au 10 août, et ce fut l'an 1346 (1).» Dans la seconde, Pline, qu'on appelle maître en géographie (Maestre de mapa-mundi), est cité comme autorité relativement aux arbres odorans dont le par- fum nourrissait les âmes des justes après leur mort, mais on a soin d'observer qu'il n’en faut rien croire. Les notions moins erronées d'Isi- dore de Séville (2) composent une partie de cette seconde légende, dont voici la traduction (3) : « Les iles Fortunées se trouvent dans la grande mer, du côté de la main gauche , » près de la limite de l'Occident , mais sans s’éloigner beaucoup en mer. Isidore dit, » dans son XV: livre , qu’on leur a donné le nom de Fortunées parce qu’elles abon- » dent de tout, comme blés, fruits, herbages et arbres. Les païens croient que » C'est le paradis, à cause de la douce chaleur du soleil et de la fertilité de la terre. » Isidore dit encore que les arbres y croissent au moins de cent cinquante pieds, » et qu'ils portent beaucoup de fruits et d'oiseaux. On y trouve du miel et du lait, sur- » tout dans Pile de Capria (Capraria), ainsi appelée du grand nombre de chèvres qui » l’habitent. » On trouve ensuite l’île de Canaria , dont le nom provient de la multitude de chiens » grands et forts qui l’habitent. L (1) « Partich luxer den Jac. Ferer per anar al Riu del Or, al gorn de sen Lorens, qui es a X de agost , » e fo en lany MCCCXLVI. » (2) « Fortunatæ insulæ vocabulo suo significant omnia ferè bona, quasi felices et beatæ fructum uber- » tate.…. unde gentilium et sæcularia carmina poëtarum propter soli fæcunditatem easdem esse Paradi- » sum putaverunt. » Origin., lib. XILII, p. 198. (3) Texte original. « Les yles Beneventurades son en la mar gran, contra la ma squera, prop lo terme » del Occident ; mes prop son dintre la mar. Isidori ho diu al seu xv libre que : aquestes son dites » Beneventuradas , quar de tots bens, blats, fruyts , herbes, arbres son plenes; e los pagans se cuiden » que aqui sia paradis, per lo temprament del sol e habundancia de la terra. » Tiem diu Isidorius, que los arbres hi crexen tots al meyns cxL pes, ab molts poms e mols aucels. » Aqui ha mele let, mojorment en la ylla de Capria, que ayxi es apellada per la multitud de les cabres » que hi son. » liem es apres Canaria ylla, dita Canaria per la multitud dels cans que son en elha , molt grans e » forts. ES (37 ) » Pline, ce maitre en géographie, dit que, parmi les îles Fortunées, il y en a » une qui produit tous les biens de la terre , ainsi que tous les fruits sans les semer » ni les planter. Sur le sommet des montagnes les arbres ne sont jamais dégarnis de » feuilles ni de fruits, et répandent beaucoup d’odeur. On en mange une partie de » l’année, puis on coupe le blé au lieu de l'herbe (1). C’est pour cela que les païens de » l’Inde croient que leurs àmes, après la mort, s'envolent vers ces îles, et qu’elles y » vivent éternellement du parfum des fruits, et ils pensent que c’est là leur paradis ; » mais, à dire vrai, c’est une fable. » Si nous devons nous en tenir aux remarques de M. J. Tastu sur la date de l'atlas catalan (2), il reste prouvé qu'en 1375 on avait déjà des données assez précises sur le gisement des Canaries. L'expression de la deuxième légende, en signalant ces îles dans l'Océan, du côté de la main gauche, nous montre de prime-abord un des archipels situés sur la côte occidentale de l'Afrique, relativement à la position du navigateur lancé dans la grande mer (/a mar gran), à sa sortie de la Méditerranée; et ces mots, « près de la limite de l'Occident, sans s'éloi- » gner beaucoup en mer », signifient qu'on les plaçait alors vers l'ouest au terme des connaissances géographiques de l'époque, et quelles étaient assez rapprochées de la côte adjacente. L'aménité du climat, la fertilité du sol, l'abondance de miel et de laït qui faisaient de ces heu- reuses contrées un lieu de délices, où se rassemblaïent les âmes après la » Diu Plinus, maestre de mapa-mundi : que en les yles Fortunades, a una ylla un se leven tots los » bens del mon, com sense semrar, e sens plantar leva tots fruyts. En les altees dels monts los arbres » no son nulh temps meyns de fulla e de fruyts, ab molt gran odor ; dasso menyen una part de lany, » puis segen les messes en loch dherba. Per aquesta raho tenen los pagans de les Indies que les lurs » animas , con son morts , sen van en aquelles yles, e vieun per tots temps de la odor daquels fruyts, e » allo creen que es lur Paradis ; mes segons veritat , faula es. » (1) C’est la traduction littérale de : « Puis segen los messes en loch dherba. » L’auteur de la légende a voulu sans doute faire allusion à l’idée qu'Horace avait exprimé dans ce vers : Reddit ubi Cererem tellus inarata quotannis, (Voyez à la page suivante.) La terre se couvrait de moissons sans avoir été ni ensemencée ni labourée, puis, au lieu de mauvaises herbes, ou récoltait les dons de Cérès. (2) Voyez ses explications du deuxième tableau, p. 30-31, note 1 de la Notice d'un Atl. en langue catal., par MM. Buchon et Tastu. (Extrait des Notic. et Ertr. des Mss., t. xiv, 2 partie.) ( 38 ) mort, sontautant de notions empruntées aux anciens. Plutarque avait dit auparavant : « Rien n'altère dans ce climat la tranquillité de l'at- » mosphère; tout y croît sans culture... On assure que ces îles sont » les Champs-Élyséens, séjour des âmes heureuses qu'Homère à tant » célébré dans ses vers, et cette opinion s'est répandue même parmi » les nations les plus barbares (1). » Virgile avait chanté ce séjour des bienheureux : Devenere locos lætos, et amæna vireta Fortunatorum nemorum , sedesque beatas. ÆNEID., Nb. 6. Il avait parlé des lauriers odorans : AE Lætumque choro Pæana canentes , Inter odoratum lauri nemus. Horace, retraçant les horreurs de la guerre civile, invitait les Ro- mains. à se retirer dans ces îles Fortunées : Nos manet Oceanus circumvagus ; arva , beata Petamus arva, divites et insulas. Epod. xvi. Il leur vantait la fertilité fabuleuse de cette terre prodigue de tous biens ; le miel parfumé, les sources limpides, les chèvres fécondes, le lait délicieux, le doux zéphyr, les moiïssons, les fruits et les fleurs croissant partout sans culture : Reddit ubi Cererem tellus inarata quotannis, Et imputata floret usque vinea , Germinat et nunquàm fallentis termes olivæ, Suamque pulla ficus ornat arborem ; Mella cavà manant ex ilice ; montibus altis Levis crepante lympha desilit pede. (1) Voyez Plutarque, Vie de Sertorius, édit. grecque-latine de Francfort, 1620, p. 571-572. «3 Us Con Rss Fond lie nuLEe (39) Illic injussæ veniunt ad mulctra capellæ, Refertque lenta grex amicus ubera; Nec vespertinus circumgemit ursus ovile , Nec intumescit alta viperis humus : Pluraque felices mirabimur ; ut neque largis Aquosus Eurus arva radat imbribus, Pinguia nec siccis urantur semina glebis ; Utrumque rege temperante Cœlitum. Epod. xvi. Le chantre de Tibur eut ses imitateurs parmi les poètes modernes, et le Tasse le premier, en reproduisant un fragment de l’ode qu'Horace adressait à ses concitoyens, ajoutait ces deux vers à sa belle descrip- tion (1): Ben son elle feconde, e vaghe e liete ; Ma pur molto di falso al ver s’aggiunge. observation non moins naïve que celle qui termine la légende de notre carte catalane : Æ allo creen que es lur paradis; mes segons veritat; Jfaula es. Aux renseignemens historiques consignés dans les cartes du moyen- (1) RE Ru ol a elle ie e li lettre lee he she nc oe Ro one 1 ee Le Ed eran queste l’isole felici ; Cosi le nomino la prisca etate, A cui tanto stimava i cieli amici, Che credea volontarie, e non arate Qui partorir le terre, e in più graditi Frutti, non culte germogliar le viti. Qui non fallaci mai forir gli olivi, E’1 miel dicea stillar dall’ elci cave : E scender giù da lor montagne i rivi Con acque dolci , e mormorio soave : E zefri e rugiade i raggi estivi Temprarvi si, che nullo ardor v’è grave : E qui gli elisj campi , e le famose Stanze delle beate anime pose. Gerus., liber, can. xv. Ta ( 40 ) âge, il faut ajouter encore ceux fournis par les aventuriers qui, dans des voyages prémédités ou des relâches fortuites, abordèrent aux Canaries. En 1360, les équipages de deux navires espagnols débarquèrent, dit-on , dans l’île de Canaria. On a supposé que cette expédition avait été dirigée sous les auspices de don Louis de la Cerda. Le Prince de la Fortune, s'autorisant d’un nouveau bref de Clément VI, recruta quel- ques aventuriers pour procéder à l'armement des galères que don Pedro d'Aragon lui avait cédées (1). On assure même que l'archevêque de Neopatria et Rodolphe Loferia, nonces du pape, contribuèrent aux frais de cette entreprise. Mais Alphonse XI, roi de Castille, arréta linfant d'Espagne dans ses projets de conquête, prétendant que les îles Fortunées appartenaient à sa couronne comme dépendance du diocèse de Marok suffragant de l'église métropolitaine de Séville, au temps de la dynastie des rois goths (2). Quoi qu'il en soit, il paraît que deux bâtimens de l'expédition projetée se dirigèrent vers les Canaries. Benzoni rapporte le fait dans son Histoire du Nouveau-Monde, et pré- tend que les navigateurs abordèrent à la Gomère, d'où ils furent repoussés avec perte. Le père Abreu Galindo, qui en parle d'une ma- nière plus explicite (3), assure, au contraire, que les équipages des deux galères, composés de Mayorquais et d'Aragonais, débarquèrert à la grande Canarie par le port de Gando, et que, s'étant trop internés sans assurer leur retraite, ils furent tous faits prisonniers, y compris cinq moines franciscains qui les accompagnaient. Les services que ces aven- turiers rendirent au pays, en plantant des figuiers et en construisant des édifices plus commodes, leur gagnèrent la bienveillance des Cana- riens pendant les premières années de leur captivité; maïs, plus tard, (1) Zurit, Anal., Vib. 20, cap. 39. (2) Voyez Salazar de Mendoza, Monarq. de España, Ub, 3, cap. 7 et 8, p. 340. (3) Gal. Mss., lib. 1, cap. 7. (41) ceux-ci, ne pouvant supporter des exigences qui compromettaient leur honneur, furent contraints d'en venir à des mesures extrêmes, et les mirent à mort. Suivant la tradition, les cinq moines furent précipités dans le gouffre de Ginamar, genre de supplice réservé aux traîtres et aux adultères. Ces religieux avaient construit deux petits ermitages dont on montre encore les ruines. Le chanoïne Viera a fait mention de cet événement d’après l'historien Galindo : « Lorsqu'on considère, » dit-il, les services que les chrétiens avaient rendus aux naturels, il » faut croire que leurs vices surpassaient leurs vertus. » Cependant l'ordre de Saint-François des îles Canaries fit bâtir depuis, sur l'empla- cement des ermitages occupés jadis par les moines mayorquais, deux nouvelles chapelles dédiées à sainte Catherine et à saint Nicolas, et il adopta pour écusson, sur sa bannière, cinq têtes en croix, en mémoire des frères auxquels on accorda les honneurs du martyre (1). M. Graberg, qui a cité cette tentative de Louis de La Cerda dans son Histoire de la géographie, l'a rapportée à l'an 1334. (Voy. Annal. di geog. e di stat., tom. n1, p. 219.) Une autre entreprise dont les résultats furent moins tragiques eut lieu en 1377. Le capitaine biscayen Martin Ruiz de Avendaño, qui commandait une croisière sur la côte de Portugal, fut jeté par une tempête sur l’île de Lancerotte (2). Le séjour d'Avendaño dans le pays se réfère à des événemens que nous nous réservons de relater dans un chapitre plus spécialement consacré aux renseignemens ethnographi- ques et à tout ce qui tient à l'histoire des Aborigènes !{3). Don Pedro del Castillo, écrivain canarien, fait encore mention d’un autre débarquement exécuté vers la fin du quatorzième siècle. D'après sa relation, le capitaine Francisco Lopez, qui se rendait avec son navire (1) Voy. Viera, Noticias, tom. 1, p. 299. (2) Viera, Noticias ex Galindo, t. 1,p. 191 et suiv. (3) Voy. le chapitre suivant. I, —(1"e PARTIE. ) (ETHNOGRAPH. )— 6 (42) de Séville en Galice, aurait été entraîné au sud par la force de la tour- mente, et se serait vu contraint de chercher un refuge, le 5 juin 1382, à l'embouchure du ravin de Guiniguada, où l’on a fondé depuis la capitale de la grande Canarie. Lopez et douze de ses compagnons furent traités d'abord avec humanité par le guanartème de cette par- tie de l'île, et passèrent sept ans occupés paisiblement du soin des trou- peaux qu'on leur avait cédés. Ils profitèrent de ce séjour forcé pour donner une instruction chrétienne à plusieurs jeunes Canariens, dont quelques-uns avaient appris d'eux la langue castillane ; mais les natu- rels, changeant tout-à-coup de conduite à leur égard, les massacrèrent tous sans exception (1). [Il paraît cependant qu'avant de recevoir la mort les malheureux Espagnols confèrent un écrit à un de leurs néo- phytes, et c'est sans doute de ce même événement que les chapelains de Bethencourt ont voulu parler dans leur histoire en traitant de la première tentative du chevalier Gadifer de La Salle sur la grande Ca- narie, Un jeune insulaire étant venu à bord de la barque de Gadifer pour lui remettre un parchemin qu'il avait attaché à son cou : « Nous avons trouvé, disent les chapelaïins, le festament des frères chrestiens qu'ils tuèrent ores à douze ans, qui estoient treize personnes... lequel tes- tament dit ainsi, que nulne se doit fier à eux pour beau semblant qu'ils fassent, car ils sont traîtres de nature. » Si de la date de l’incursion de Ga- difer (1404) on retranche les douze années qui s'étaient écoulées depuis la mort des Espagnols et leurs sept ans de captivité, l'on retrouve l'époque du débarquement de Lopez (1382) citée par Castillo. Il est probable que la méfiance qu'inspirèrent aux Canariens les relations qu'entretenaient leurs hôtes avec les aventuriers qui fréquentaient ces parages, et la crainte de quelque surprise de la part des Européens, les déterminèrent à se débarrasser de ces étrangers, pour lesquels ils (1) Castil. Mss., cap. d et 9. (43) s'étaient montrés d'abord si débonnaires; car, d'après les historiens de la conquête, /s avoient transmis lettres en terres de chrestiens à l'en- contre d'eux avec lesquels ils avoient demeuré sept ans (1). Quatre ans après cette triste aventure (1386), don Fernando Ormel, comte d'Ureña et d'Andeyro, qui croisait sur les côtes du Portugal avec des vaisseaux du roi de Castille, fut contraint, par la force du vent, de gagner la pleine mer ,et ayant été chassé au loin vers le sud, il aborda à la Gomère après plusieurs jours de bourrasque. Les auteurs canariens ont rapporté ce fait avec des variantes. D'après le P. Ab. Ga- lindo, l'équipage d'une des caravelles de guerre, commandé par un don Fernando de Castro, aurait seulement débarqué dans l'île par le port d'Hipare. « Les Espagnols, ajoute notre auteur, en vinrent aux » mains avec les insulaires, et le frère du roi Amalahuige périt dans » ce combat. Mais bientôt toute la population prit les armes ; Ama- » lahuige, excité par la vengeance, attaqua vigoureusement les étran- » sers, et les forca de se retrancher dans les rochers d'Argodey. où il » les tint bloqués pendant deux jours, au bout desquels ceux-ci ,à demi » morts de faim et de soif ,se rendirent à discrétion. » Le prince barbare fit preuve de clémence en traitant ses prisonniers avec une géné- rosité que les Européens ne surent pas imiter depuis (2). Don Fernando de Ormel, selon les uns, ou Fernando de Castro, selon les autres, voulant prouver sa reconnaissance à son vainqueur, lui offrit des ar- mes et de riches habits; il lui fit aussi accepter le baptême et lui donna son propre nom, De son côté, Amalahuige, répondant à ces avances, permit aux Espagnols de retourner en Europe, et ne garda auprès de lui que l’aumônier qu'ils avaient amené. D'après la tradition, cet ecclé- siastique ne survécut que peu de temps à son apostolat (3). (1) Conquest. des Can., ch. 11, p. 74. (2) Viera, Op. cit.,t. 1, p. 278. (3) Galindo, #s., lib. 1. (44) L'expédition aux îles Canaries, que les uns rapportent à l'année 1393 et d'autres en 1399 (1), redoubla l'audace des aventuriers et fut un premier pas vers la conquête. Quelques marins du golfe de Biscaye, ayant formé à Séville une association avec des Andaloux, équipèrent , sous les auspices de Henri LIT, une escadrille de cinq caravelles, com- mandée par Gonzalo Peraza Martel, seigneur d'Almionaster, et par- coururent toute la côte occidentale de l'empire de Marok. Durant cette excursion, ils reconnurent l'archipel des Canaries , et n'ayant pas osé s'approcher de Ténériffe, dont le pic était en éruption (2), ils tom- bèrent sur Lancerotte, qu'ils saccagèrent, emmenant en esclavage le roi, la reine et 170 habitans, après avoir chargé leurs navires de cuirs, de bestiaux, de cire et d’autres marchandises. L'on assure que Jean de Bethencourt eut connaissance des succès obtenus par ces na- vigateurs, et que, sur les renseignemens de quelques Français qui fai- saient partie de l'équipage de don Alvaro Becerra , un des capitaines de l'expédition, il prit la résolution de s'emparer de ces îles, devenues le point de mire de presque toutes les entreprises maritimes de cette époque. Nous ne savons pas si parmi les aventuriers de l'expédition de 1399 se trouvait ce Lancelot de Maloysel qui, selon Viera, donna son nom à l'île de Lancelot, comme l’appellent les chapelains du baron nor- mand , et y fit construire le château dont il est question dans leur his- toire (3). Les différens documens que nous avons pu consulter ne nous ‘ont fourni à cet égard aucune espèce d'indication. On voit, d'après l'analyse de ces différens voyages, que les uns ne (1) Voy. Gonzales d’Avila , Hist. de Henri III , chap. 79 ; Ortez de Zuniga, Anal. de Sevilla ; Marian, Hist. gen. de Esp., lib. 16, cap. 14; Gomar., ist. gen. de Ind., cap. 293; Galindo, Mss. , lib. 1, cap. 8. (2) On prétend qu’effrayés par les flammes qui sortaient du volcan, ils donnèrent à Ténériffe le nom île d’Enfer (Jsa del Infierno). (3) « Ils assemblèrent une grande quantité d’orge et le mirent en un chastel que Lancelot de Maloysel » avoit jadis fait faire, selon que l’on dit. » Bont. etle Verrier, Conquest. des Can., chap. 32, p. 59. (45) furent qu'accidentels, tandis que les autres au contraire eurent pour but direct l'exploration de ces îles célèbres, alternativement perdues et retrouvées. La plupart de ces tentatives n'eurent pas en Europe un bien grand retentissement, et jusqu'au commencement du quinzième siècle, les îles Fortunées furent considérées comme des terres vague- ment indiquées par les navigateurs et dont la recherche devait exciter l'ardeur des aventuriers de l'époque. Nous lisons dans Gonzalo de Oviedo (1) : « Qu'on resta long-temps sans reprendre la navigation de ces îles, dont on avait fini par oublier la route, jusqu à ce quelles furent retrouvées en 1403, le roi d'Espagne don Juan IT étant alors en Cas- tille sous la tutelle de la reine Catherine sa mère. Ce fut parson ordre, dit-il, et avec sa licence qu'on en fit la conquête, comme on peut le voir dans la chronique de ce prince. » Lorsque les chapelains de Bethen- court écrivirent leur relation, ils l’intitulèrent en effet : Æistoire de la premiere descouverte et conqueste des Canaries. En 1456, Cadamosto dé- crivait aussi ces mêmes îles comme un archipel jusqu'alors inconnu. Son voyage , traduit par Madrignano, se publiait en 1532 sous le titre de Navigatio ad terras ignotas, dans un recueil où l'on consignait les dé- couvertes du temps (2). Enfin, Pierre Martyr d'Angleria, en traitant du débarquement exécuté à la grande Canarie par Pierre d’Aria en 1514, parlait encore de cette île comme d'un pays nouvellement dé- couvert (3). En reprenant l’histoire de plus haut, nous avons vu que Pline n'a- vait fait qu'indiquer les anciennes Fortunées sous le rapport géogra- (1) Voy. dans Ramusio, part. ur, Lib. 2, p. 66. (2) Voy. ibid. Nopus orbis reg. ac insul. veteribus incognitarum ; Basileæ ap. Joann. Hervag. , 1532. La relation de Cadamosto fut d’abord imprimée à Venise en 1507 sous ce titre : Æ7 Xibro de la prima napiga- tione per oceano e le terre de’ Negri de la Bassa Æthiopia per comandamento del illustrissimo sig. Infante Don Enrico de Portogallo, in-4° Jobst Ruchamer en inséra ensuite une traduction dans son recueil : Unbekannte Leuthe und une newe W'ellin kurz vergangenem Zeiten erfunden , fol. , Nuremberg , 1508. À peu près à la même époque, Pierre Redoner en donnait une traduction française. (3) Voy. De rebus Ocean. et orbe novo, Dec. , id. (46 ) phique. Après plusieurs siècles de silence, le vague récit des Arabes maghrourims nous fournit la première notion sur le peuple qui habi- tait cet archipel; maïs, à mesure que nous nous rapprochons de l’épo- que de la conquête, les renseignemens deviennent plus précis et mieux circonstanciés, la physionomie des Aborigènes se dessine moins va- guement; dégagée d'hypothèses et de fictions, cette nation, trop long- temps oubliée et souvent méconnue, se montre sous son vrai caractère et dans un état de civilisation qui correspond aux descriptions des historiens contemporains. Nous désignons sous ce titre Bontier et Le Verrier, le Vénitien Cadamosto, et les navigateurs portugais qui explorèrent l'archipel canarien sous les auspices de l'infant don Henri, enfin Fray Alonzo Espinosa, ce moïne espagnol qui con- signa religieusement toutes les traditions des vieux Guanches de Guimar. Les deux premiers, s'occupant beaucoup plus des faits et gestes du baron normand et des aventuriers qu'il avait entraînés à sa suite, que de l’histoire du peuple conquis, ne nous ont transmis que fort peu de détails sur tout ce qui a trait aux usages; mais l'on peut saisir de loin en loin, dans leur récit simple et naïf, quelques traits généraux de physionomie , de mœurs et de caractère. Cette relation, escrite du temps mesme de la conqueste, comme ils ont soin de l'annoncer, est un journal authentique des événemens qui se passèrent depuis l'arrivée de Jean de Bethencourt aux Canaries jusqu'à sa mort. Elle traite des suc- cès obtenus dans cette première invasion, de l'occupation de Lance- rotte, Fortaventure et l'île de Fer, des différentes excursions des Nor- mands dans les autres parties de l'archipel , des courses du conquérant sur la côte d'Afrique et de ses voyages en Europe. Les deux auteurs parlent longuement des querelles des aventuriers, de leurs combats avec les indigènes et du système d'administration établi par Bethen- court dans les îles conquises. F. Pierre Bontier et Jean Le Verrier prennent humblement dans leur livre la qualification de domestiques (AT ) de leur seigneur et maître (1). Le premier était religieux de l'ordre de Saint-François de Saint-Jovin de Marne, et desservit à Lancerotte l'église de Saint-Martial de Rubicon, que Bethencourt avait fail con- struire dans le château du même nom. Le second, qui était prêtre, fut installé d’abord à Fortaventure, en qualité de curé, dans la chapelle de Sainte-Marie de Bethencourie, et retourna ensuite en France avec son seigneur, quil assista à son lit de mort comme chapelain. Le ma- nuscrit où ils consignèrent tous leurs souvenirs paraît avoir été achevé par le F, Bontier, car il dit à la dernière page, en parlant de son com- pagnon : Messire Jean Le Verrier, son chappellain (de Bethencourt), qui l'avoit mené et ramené des isles de Canare, escrivit son testament , et fut à son trespas tout du long. Ce manuscrit fut commencé en 1402 et achevé en 1406, sauf le dernier chapitre, qui, d'après l'observation que nous avons déjà faite, nous semble une addition de Le Verrier. Il fut mis en lumière par Galien de Bethencourt, conseiller au parle- ment de Rouen, et publié à Paris en 1630 par Bergeron, dont l'opi- mion sur le mérite de cette œuvre se trouve formulée en ces termes dans son Traicté de navigation (2) : Pour ce qui est de ceste histoire, es- crite selon l'ignorance et la simplicité du temps, on a trouvé plus à propos | de la laisser dans son langage rude et naïf, mais assez intelligible, que de la mettre en un plus élégant, aussi que cela fait plus de foy de la vérité, que tout ce que l’on en a voulu dire depuis. Elle a été tirée d’un ancien ma- nuscrit fait du temps mesme, bien peint et enluminé , qui est gardé en la bibliothèque de monsieur de Bethencourt, qui en a voulu faire libérale- ment part au public, dont il mérite que un chacun lui en sçache bon gré, pour l’intérest que la France y peut avoir. (1) Voici le titre de cet ouvrage : Histoire de la premiere descouverte et conqueste des Canaries , faite dès l'an 1402 par messire Jean de Bethencourt, chambellan du roy Charles VI; escrite du temps mesme par F. Pierre Bontier, religieux de St-François , et Jean Le Verrier , prestre, domestiques du dit sieur de Bethencourt, etc., in-8°, Paris, M. DC. XXX. (2) Edit. in-8v, imprimée à la suite de l’Æist. de la cong. des Canr., p. 283. (48) Si, sous le rapport du style et de l'exposé des faits, Bergeron s’est montré bon appréciateur de l'histoire, il n'a pas fait preuve de grand jugement en malière artistique, et nous devons croire que ses connais- sances à cet égard étaient, sinon bornées, du moins fort restreintes. Les vignettes du manuscrit qu'il se chargea de reproduire, bien que fai- sant allusion quelques-unes aux événemens ou aux personnages dont il est question dans le texte, sont du plus mauvais goût et d'un dessin très-incorrect. Ces petites figures, en camaïeu brun rehaussé d'un peu de blanc, paraissent avoir été exécutées après coup pour l'ornement obligé du manuscrit original. Elles n'offrent aucun caractère précis et ne peuvent fournir aucune espèce de renseignement sur la race à la- quelle appartenaient Îles anciens indigènes ni sur les productions du pays. On n'a pas même songé à rendre les costumes. Les rois guanches sont figurés nus avec des couronnes d'or, comme celles que portaient les monarques d'Europe au quinzième siècle. Une de ces vignettes, sans contredit la plus passable, et qui probablement aura été copiée sur quelque ancien missel, représente le Saint-Esprit descendant sur les apôtres. Sans doute que les bons chapelains ont voulu montrer par là qu'ils avaient été éclairés par la lumière divine pour écrire leur his- toire. Cette idée prouve leur bonne foi, maïs, au lieu de ce frontispice, nous aurions préféré quelque chose de plus local. Quoi qu'il en soit, l'ouvrage publié par Bergeron est la reproduction fidèle du manuscrit original que possède actuellement M. de La Guchurie, juge de paix du canton de Clères, près de Rouen. Toutefois, l'auteur du Traité de Na- eigation à jugé à propos desupprimer un chapitre relatif à une querelle de ménage qui eut lieu entre Jean de Bethencourt, sa femme et son frère, et tout-à-fait étrangère à la conquête des Canaries. Les peuples qui habitaient l'ancien archipel des Fortunées à l'arrivée du conquérant sont dépeints dans cet ouvrage comme des hommes de belle race, courageux et rusés , à la fois pasteurs et guerriers, SOUMIS à des chefs héréditaires , reconnaissant une sorte d'aristocratie, parlant (49) divers dialectes, tous issus évidemment d’une langue - mère. {lez partout le monde, disent-ils, ef vous ne trouverez nulle part plus belles gens , ne mieux formez qui sont es isles de par deçà, hommes et femmes; et sont de grand entendement s'ils eussent qui leur monstrast (1). Dans le chapitre LXIX (de la Grand’ Canarie et des gens qui y sont), ils ajou- tent: Ceux qui habitent cette île se disent gentilshommes , sans ceux d'autres conditions; ils portent leurs cheveux liez par derrière ainsi qu'en manière de tresses, et leurs femmes sont bien belles. XIs signalent la po- sition des bourgs de Telde, d'Argoñes et d'Arguinegy, dont les ruines révèlent encore de nos jours le mode de construction des maisons ca- nariennes. En traitant des naturels de Fortaventure, ils s'expriment en ces termes : C'e sont gens de haute stature; à peine les peut-on pren- dre vifs, car ils courent comme des lièvres. Xs parlent de ceux qu'ils convertirent à la foi chrétienne; mais ils ont soin d'observer qu'ils sont moult fermes en leur loy, et qu'ils ont temples où ils font leurs sacri- fices. Dans différens endroïts de leur récit, les chapelains de Bethen- court nous montrent ces insulaires jaloux de leur liberté, et combat- tant souvent avec avantage des ennemis bien armés et aguerris. Aussi, disent-ils, 1/s nous renvoyèrent maintes fois les têtes sanglantes , les bras et jambes rompus de coups de pierres, car il semble que ce soit un carreau d’'arbalestre quand ils les jettent. Nous aurons plus d'une fois occasion de recourir dans nos recher- ches ethnographiques aux renseignemens que nous avons puisés dans cette histoire si curieuse des entreprises du baron normand. Conti- nuons maintenant à rendre compte des expéditions exécutées après la première conquête. L'infant don Henri de Portugal, qui avait su apprécier la situation favorable des Canaries pour le progrès des découvertesen Afrique, s'é- (1) Bont. et Le Verr., cap. 58, p. 107. 1.—(1" PARTIE. ) (ETENOGRaPH,)— 7 (50) tait empressé d'accepter les premières propositions que lui avait faites Maciot de Bethencourt de lui céder tousses droits sur les îles conquises par son cousin (1). Ce fut en vertu de cette cession qu'en 1424 le prince confia le commandement d’une flotte à Fernando de Castro, grand- maître de sa maison, et qu'il l'envoya aux îles Canaries, afin d'en pren- dre possession. Cette expédition, forte de 2,500 hommes d'infanterie et de 150 chevaux, n'ayant pu débarquer à Lancerotte, tenta une re- connaissance sur l'île de Canarie, alors encore indépendante; mais Fernando de Castro fut vivement repoussé par les naturels dès qu'il voulut mettre pied à terre avec sa troupe, et, contraint de se rembar- quer précipilamment, il retourna en Portugal sans avoir retiré le moindre avantage de son entreprise. L'infant ne tarda pas à envoyer une autre expédition sous les ordres d'Anton Gonzales, l’un des offi- ciers de sa garde-robe ,avec le titre de gouverneur de Lancerotte; mais il paraît que cette seconde tentative ne fut guère plus fructueuse. Viera, qui n'a pas manqué de citer tous ces faits dans ses excellentes Notices, a dit, à l'occasion de ces débarquemens malencontreux, que les Portugais purent alors se convaincre que la grande Canarie n’était pas une île déserte comme Madère et Porto-Santo (2). Nous ne discuterons pas ici les prétentions de don Henri à la suzerai- neté de ces îles, que Maciot n'avait peut-être pas plus de droit de lui vendre que Jean de Bethencourt n'en avait eu d'en faire hommage au roi de Castille. Les longs débats auxquels donna lieu la cession des Ca- naries tiennent à des intérêts politiques dont il n’est pas encore temps (1) Quelques auteurs ont prétendu que Maciot était neveu de Jean de Bethencourt , né d’une de ses sœurs ; mais nous devons nous en rapporter à cet égard à Bontier et Le Verrier, dont l’autorité nous semble irrécusable. (Voy. Conqueste des Can., chap. Lxxxvn, p. 183.) (2) « Entonces conoscieron los Portugueses que no estaba desierta la Gran-Canaria como la Madera y Puerto Santo. » (Moticias, t. 1°", p. 409.) Le même auteur fait mention d’une troisième tentative des Portugais : « En 1466, l’infant don Fer- nando , faisant valoir à son tour les droits qu’il prétendait avoir acquis sur les îles Canaries, y envoya Dieso de Sylva, qui, ayant débarqué de nouveau à la Gran-Canaria, se vit forcé presque aussitôt de se retirer avec perte. » (Voticias, t. 1°, p. 459.) (51). de nous occuper; disons seulement que l'Espagne et le Portugal virent à cette époque plusieurs maisons puissantes revendiquer tour à tour le domaine dont messire de Bethencourt avait confié l'administration à son cousin Maciot, et celui-ci, s’autorisant du droït de conquête sur des îles à demi subjuguées, les vendre successivement à l'Espagnol don Pedro Barbas, seigneur de Castro-Forte, puis à l'infant de Portugal, et ensuite au comte de Niebla, don Henri de Gusman. Mais tous ces événemens appartiennent à une autre partie de l'histoire que nous dis- cuterons en traitant de la conquête des Canaries. Pour le moment, il doit nous suffire de signaler, d'une part, la résistance opiniâtre de ces braves insulaires, qui défendirent avec tant de courage un dernier reste d'indépendance, et, de l’autre, les tentatives d'un prince qui, dans sa noble ambition, voulaitétendre au loin la gloire du nom portugais, et posséder à tout prix un groupe d'îles admirablement situées pour y faire stationner des forces navales toujours prêtes à soutenir au besoin l'hon - neur de son pavillon, et favoriser ses entreprises sur la côte adjacente. Dès le commencement de ce siècle géographique, dont l'immortel Colomb devait illustrer la fin par la découverte d'un nouveau monde, l'infant don Henrin'avait cessé d'exciter l'ardeur des navigateurs por- tugais. L'amour de la gloire, la passion des voyages et le désir d'ac- quérir des esclaves et de l'or, attiraient chaque jour vers le prince une foule d'aventuriers qui venaient s'offrir à lui pour tenter la fortune et pousser plus avant les explorations le long de la côte africaine. Don Henri habitait alors dans une maison de plaisance à l'extrémité du royaume des Algarves, près du cap Saint-Vincent. De ce promontoire élevé le génie entreprenant du prince navigateur planaït sur l'océan Atlantique et méditait sur les routes nouvelles que devaient sillonner ses vaisseaux. Sa résidence de Sagres, assise au pied du cap Sacrum (1). était l'avant - poste des découvertes; et la petite ville de Lagos, située (1) Le cap St-Vincent des modernes. (52) dans le voisinage, et qui comptait dans son port les meilleurs pilotes des Algarves, devint bientôt le rendez-vous des marins étrangers. Lagos était à cette époque le point de départ et le quartier-général de presque toutes les grandes expéditions que don Henri favorisait de son influence et soutenait de ses richesses ou de son crédit. En 1443, une nouvelle association se forma sous les auspices de l'infant. Elle était composée de six caravelles, qui explorèrent la baie d'Arguin et une partie des côtes du Sahara; mais il paraît que l’entreprise ne rapporta pas un bien grand profit, car Azurara raconte, à peu près en ces termes, l'excursion que deux de ces caravelles tentèrent, dans les îles Canaries, pour faire des esclaves en s'emparant des naturels du pays : «Deux de ces bâtimens, à leur retour de Guinée , dit le chroniqueur (1), en rencon- trèrent unautre , commandé par Jean de Castille , qui se rendait dans les mêmes pa- rages , etles capitaines l’engagèrent à les suivre à l’île de Palma. Jean de Castille hésita d'abord , parce qu'il savait que les habitans de cette île ne se laissaient pas prendre facilement ; néanmoins, cédant aux insinuations de ses collègues, il suivit avec eux le rumb des Canaries, et les trois caravelles , naviguant de conserve , se présentèrent en vue de la Gomère. Un grand nombre de naturels s'étaient réunis sur le rivage dès qu'ils avaient été aperçus, et les équipages portugais jugèrent à propos de s’assurer de leurs intentions avant de mettre pied à terre; ce qu'ils effectuërent bientôt après sans le moindre empêchement de la part de cesinsulaires. Deux de leurs chefs vinrent même (1) Gomez Eanez d’Azurara, premier archiviste de Portugal et un des hommes les plus remarquables de son temps, fut l’auteur de la Chronique de la conquête de Guinée. Ce manuscrit précieux , que possède la Bibl. du roi (voy. au n° 236 des suppl. français) et dont nous avons déjà indiqué l’origine et l’heureuse découverte dans notre Avant-Propos, fut écrit en 1458, par ordre d’Alphonse V, surnommé l’A- fricain ; il contient l’histoire complète de toutes les découvertes entreprises sous les auspices du célèbre infant de Portugal don Henri, le navigateur. (Voy. les renseignemens que M. Ferdinand Denis, biblio- thécaire du ministère de l’instruct. pub., a insérés, sur ce sujet , dans ses Chroniques chevaleresques de l'Espagne et du Portugal, &. x1,p. 43-53.) M. le vicomte de Santarem , qui s’occupe dans ce moment de la publication du manuscrit d’Azurara, a bien voulu, par anticipation, nous en communiquer plusieurs fragmens que nous reproduisons ici. Ils se réfèrent aux chapitres 68 , 69, 79, 80 et 81, et nous fournissent des notions fort curieuses sur l’état de civilisation dans lequel les navigateurs portugais trouvèrent les habitans des îles Canaries vers le mi- lieu du quinzième siècle. Nous sommes heureux de pouvoir annoncer que M. de Santarem ajoutera une introduction à la Chronique de la conquête de Guinée, et l’accompagnera de notes dans lesquelles il pourra développer, sur un vaste champ, cet esprit de judicieuse critique qui l’a si bien guidé dans ses autres écrits. (53) à leur rencontre et les reçurent avec des démonstrations d'amitié non équivoques. L'un s'appelait Bruco et l'autre Piste. Les capitaines des caravelles, profitant des bonnes dispositions qu'ils venaient de montrer, leur demandèrent leur concours dans l'excursion qu’ils allaient tenter sur l’île de Palma , et un des chefs (Piste), qui s’offrit avec une troupe choisie pour prendre part à l'entreprise, fit embarquer aussitôt, à bord des navires, autant de monde qu'ils en pouvaient contenir. Alors, l'expédition ainsi renforcée, fit voile pour la Palma, et aborda sur une bande de l'ile qui paraissait très- abondante en troupeaux ; mais les pasteurs prirent la fuite dès que les Portugais et les gens de Gomère voulurent sauter à terre. On se disposait à les poursuivre, lorsque les Canariens de Gomère conseillèrent aux Portugais de s'attacher platôt au bétail qu'on conduisait vers la montagne, afin de s'emparer des femmes et des enfans. Toutefois les aventuriers préférèrent courir après les pasteurs, qui étaient descendus avec leurs brebis dans un ravin d’une immense profondeur, et dont les barbares franchirent les escarpemens avec une telle audace et une légèreté si extraordinaire qu’ils ne pouvaient revenir de leur étonnement. Cependant les Portugais et leurs auxi- liaires les poursuivirent avec tant d’ardeur que, lorsqu'ils arrivèrent dans le fond du ravin., ils furent sur le point de les atteindre; mais les pasteurs s’élancèrent aussitôt sur les rochers de l’autre berge, et les femmes qui les suivaient paraissaient si exer- cées à ces courses périlleuses, que les enfans à la mamelle ne quittaient pas leur sein du- rant ce pénible trajet. » Un des nôtres et plusieurs de ceux de Gomère ( ajoute Azurara), entraînés par leur impétuosité, roulèrent au milieu des précipices, et, dans cette rude journée, le plus grand danger fut bien moins le combat que les nuées de pierres que les Palmeros lancèrent contre leurs ennemis, car ils sont en cela d’une telle adresse qu'il leur arrive rarement de manquer leur coup, tandis qu'ils évitent ceux de leurs adversaires par les mouvemens de souplesse et de contraction qu'ils savent imprimer à leurs corps. Enfin , après bien des fatigues, les Portugais parvinrent à s'emparer de dix-sept de ces insu- laires, parmi lesquels se trouvait une femme d’une haute taille, qu'on disait être la reine du pays. Les capitaines des caravelles mirent ensuite à la voile pour retourner à la Gomère, où ils débarquèrent les gens de l'ile et le chef qui leur avait prêté son aide, etqu'ils remercièrent au nom du prince Henri. » Telle est la relation circonstanciée qu'Azurara nous donne dans sa fameuse Chronique (chap. 68). Au 69° chapitre, il nous apprend que Piste, ce chef gomérite qui avait servi d'auxiliaire dans l'excur- sion à l’île de Palma, vint ensuite en Portugal avec d'autres naturels de l'île de Gomère. Le chroniqueur dit avoir éte témoin de l'accueil bienveillant qu'il reçut, avec les siens, de l’infant don Henri, et il s'ex- prime en ces termes : (54) « Jean de Castille ayant eu la témérité d'enlever de force et de conduire à bord de sa caravelle vingt-un habitans de cette île (Gomère ), le prince s’indigna de cet infäme procédé et se mit fort en colère contre les capitaines qui les avaient amenés (Foy muy iroso contra aquelles capitanes). 11 logea ces malheureux captifs dans son propre palais, les habilla somptueusement et les fit reconduire dans leur pays. » Il paraît donc, d'après ces renseignemens, que ce Jean de Castille. qui s'était montré d'abord peu désireux de prêter main-forte à ses deux collègues dans leur coup de main sur la Palma , avoit fini par prendre goût à ces pirateries, et qu'il était retourné sur ses pas, afin d'agir pour son propre compte; mais, moins audacieux que ses compa- gnons, et craignant d'attaquer des insulaires toujours sur la défensive, il avait préféré s'emparer lâchement de ceux qui l'avaient reçu avec amitié et qui ne pouvaient le soupçonner de félonie. Jean de Barros, qui a donné de longs extraits de la Chronique d’A- zurara, a fait mention de cette excursion des Portugais dans les îles Canaries, au retour de l'expédition commandée par Lancerotte. page de la chambre de don Henri : « Divers Portugais, dit - il, commandés par ce Lancerotte , allérent à ces mêmes côtes d'Afrique ( depuis le cap de Barbas jusqu’au cap Blanc) , où ils firent quelques es- claves; mais leur prise ne répondant pas au bruit et à la dépense de leur armement, ils voulurent tenter la fortune sur l’île de la Palma : ils n’en rapportèrent que dix-sept esclaves, et entre eux une nègre d’une taille surprenante par sa grandeur, qu’on leur dit être la reine de la meilleure partie de l’île. Ils retournèrent à l’île de Goméra, peu satisfaits de cette entreprise, se jetèrent sur les insulaires et en firent vingt esclaves , quoiqu'ils se fussent déclarés d’abord pour eux , et qu'ils les eussent même aidés à faire la descente dans l’île de Palma. L’infant, à leur retour, châtia un procédé si mal- honnête, et renvoya ces esclaves bien vêtus en leur pays (1). » Ces pauvres Gomérites, enlevés si indignement à leurs foyers par Jean de Castille, et les malheureux Palmeros, qu'on jugea de bonne prise, figurèrent sans doute parmi les captifs qui furent exposés sur la (1) Voy. l'Asie de Barros ou l'Histoire des conqg. des Portug., p. 4, dans les Relations de div. voyag. curieux de Melch. Thevenot, t. 1. ( 55) | plage de Lagos en 1444, après ces razia inhumaines exécutées en Afri- que et dans les îles adjacentes. M. Ferdinand Denis nous à donné la description de ce premier jour de traïte dans ses Chroniques chevaleres- ques, et nous croyons faire plaisir à nos lecteurs d'en reproduire ici un fragment. Sous le rapport du style et de l'importance des faits, ce morceau, plein d'éloquence, servira à faire apprécier tout le mérite de l'œuvre d'Azurara , d'où il a été extrait. Dès le début de cet infâme trafic, auquel donnèrent naissance les premières entreprises des Por- tugais sur les côtes de l'Afrique occidentale, il est beau de voir un des grands écrivains du quinzième siècle déplorer ces actes de barbarie, invoquer le ciel au nom de l'humanité outragée, et faire preuve de cet ardent philantropisme qui, de nos jours, a fait la gloire des Clarkson, des Wilberforce, des Broglie et des Tocqueville : « O toi , père céleste , qui de ta main puissante et sans mouvement de ton essence divine gouvernes l'innombrable compagnie de la cité sainte ; toi , qui retiens immobiles les essieux des mondes supérieurs, roulant dans les neuf espaces ; toi, qui donnes l'impulsion au temps, qui partages les âges rapides et les âges infinis à ton gré, je t'en prie, que mes larmes n’oppressent pas davantage ma conscience! J'oublie la loi qu'ils gardaient , mais ils appartiennent à l'humanité, et je me vois contraint à pleurer amè- rement leurs souffrances ; et si les animaux, dans leur sentiment brutal, mais poussés par l'instinct, connaissent les maux de leurs semblables, que veux-tu que fasse mon humaine nature, quand j'ai devant les yeux cette misérable compagnie, et quand je sais que ces hommes appartiennent à la génération des fils d'Adam ? » Un jour done, qui était le 8 d’août (144%), et de fort bonne heure dans la matinée, à cause des chaleurs, les matelots commencèrent à rassembler leurs bateaux et à en faire descendre les captifs, pour les conduire où il leur avait été ordonné. Ils furent donc tous réunis en une espèce de champ, et c'était chose merveilleuse à voir. Là donc, parmi eux, il y en avait de raisonnable blancheur, fort beaux et dispos, d'au- tres basanés, ou, pour mieux dire, presque jaunes, d’autres encore presque aussi noirs que les taupes de la terre. Ils étaient aussi divers par le vêtement que par le corps, et il semblait aux hommes qui les gardaient qu'ils avaient devant les yeux l'image de l'empire inférieur. Mais quel est le cœur si dur qu'il pût être, qui ne se fût point senti atteint d’une émotion de pitié en voyant ainsi cette multitude! Les uns avaient la tête basse, et leur visage était baigné de larmes quand ils se regardaient entre eux; d’autres étaient là à gémir fort douloureusement et regardant les hauteurs des cieux : ils y attachaient leurs regards en criant comme s’ils eussent demandé se- (56) cours au père de la nature; d’autres encore se frappaient le visage de leurs mains, en se jetant avec accablement au milieu de la plage. Il y en avait qui faisaient leurs lamentations en manière de chant , selon la coutume de leur pays; et, bien que les pa- roles de leur langage ne fassent pasentenduesdesnôtres, elles exprimaient parfaitement tout le degrédeleur tristesse. Etcommeleur douleur allaittoujoursaugmentant, survin- rent ceux quiavaient la charge du partage, et ils commencèrent à les éloigner les uns des autres, afin de séparer les lots également; et en faisant cela, il fallait nécessairement arra- cher les fils aux pères, les femmes à leurs maris, les frères à leurs frères. Aucuneloine fut gardée à l'égard des parens etdes amis, chacun tombait où le poussaitle sort. Oh ! Fortune puissante ! toi qui montes et descends sur tes roues en diversifiant les choses du monde de la manière dont il te plait, ce fut ainsi que tu mis devant les yeux de ces êtres mi- sérables certaines connaissances des choses dernières, afin qu'ils pussent recevoir quelque consolation en leur grande tristesse. Et vous, qui vous occupez de ce partage, regardez avec pitié tant de misères ! Voyez comme elles se lient les unes aux autres! c’est à peine si vous pouvez les envisager ! Mais qui aurait pu accomplir une telle sé- paration sans douloureux travail! Tandis qu’on avait mis d’an côté les enfans , et que de l’autre les pères allaient gisant, on les voyait se lever tout-à-coup , et ils s’élançaient les uns contre les autres. Les mères serraient leurs enfans entre leurs bras et s’en- fuyaient avec eux ; elles recevaient des blessures en leur chair, et cela sans pitié pour elles-mêmes, afin que leurs fils ne leur fussent point enlevés, et ce fut ainsi que s’a- cheva le partage , avec un pénible travail, car, outre celui que leur donnaient les cap- tifs, le champ était tout plein de gens venus des environs pour voir cette chose si nou- » L’infant était là, monté sur son puissant cheval et accompagné de ses gens, répartis - sant ses faveurs, comme un homme qui, pour sa part, se mettait peu en peine d’aug- menter son trésor... (1) » Dans le 79° chapitre de sa Chronique, Azurara décrit toutes les îles Canaries; il traïte de leur population, des mœurs et coutumes de leurs habitans, et d'autres particularités extraites de documens qu'il fait re- monter au temps que régnait en Castille le roi Henri, fils de Jean [*, qui fut vaincu au fameux combat d'Aljubarrota; mais il paraît que le grand chroniqueur avait eu aussi connaissance de l'expédition por- tugaise envoyée aux Canaries, en 1341, sous Alphonse [V, bien qu'il n'en parle pas, et tout nous porte à croire même qu'il a profité des renseigne- (1) Voy. Chroniques chevaleresques de l'Espag. et du Portug., par F. Denis, t. 11, p. 45 et suiv. (57 ) mens de Cadamosto, comme il est facile de s'en apercevoir en compa- rant sa narration avec celle du navigateur vénitien, dont pourtant il ne dit rien non plus; car, bien que son manuscrit n'ait été commencé qu'en 1453, il est probable qu'il n'aura été achevé que quelques années plus tard, après le premier voyage de Cadamosto en 1455. Azurara fait d'abord mention de la conquête de Bethencourt,de son retour en France, et des dispositions qu'il prit , avant son départ des Canaries, lorsqu'il laissa le gouvernement des îles à son parent Maciot. « La population des trois premières, dit-il, se trouve répartie maintenant de la ma- nière suivante : dans l’île qu’on appelle Lanceroile habitent 60 hommes, dans celle de Fortaventure 80 , et dans l'ile de Fer 12. » Il est à présumer que le chroniqueur n'entend parler ici que des nouveaux colons, c'est-à-dire des aventuriers que le conquérant avait laissés dans les trois îles après leur entière soumission. En effet, il ajoute ensuite : « Ges îles sont celles qui ont été conquises par le grand seigneur de France, et tous leurs habitans sont chrétiens et célèbrent le service divin; ils ont des églises et des prêtres; maisil y a en outre une autre île, nommée Gomera, qui a été conquise par Maciot, bien qu'il n’ait pu la soumettre entièrement; et là vivent aussi des chrétiens. Sa population est de 700 âmes. » « Dans l’île de Palma , continue-tl, il y aura environ 500 combattans, et dans celle de Ténériffe ou d'Enfer, qui est la sixième, on en compte 6,000. La septième, qui s'appelle /a Gran-Canaria, en contient 8,000. Ces trois îles n'ont jamais été conquises, mais on a eu connaissance des mœurs de leurs habitans par les Canariens qui ont été pris dès les temps antérieurs. » Chap. 79. De l’île de Canaria et de la manière de vivre de ses habitans. « De toutes cesiles , la plus considérable est la Gran-Canaria. Elle aura trente-six lieues de tour ; . ses habitans sont intelligens, mais peu loyaux; ils croient à l’existence d’un Dieu qui récompense les bons et punit les méchans. Ils ont deux princes auxquels ils donnent le titre de roi et de duc, mais tout le gouvernement de File est entre les mains de certains chevaliers dont le nombre ne peut être moindre de cent, ni dépasser celui de deux cents. Lorsque cinq ou six de ces chevaliers viennent à mourir, les autres se réunissent pour procéder à l'élection de ceux qui doivent remplir les places vacantes, et le choix doit tomber sur les fils des chevaliers, de manière que le nombre cent soit toujours complet. I,— (1e PARTIE.) (ETHNOGRAPH. — 8 (58) » Ces chevaliers sont considérés comme appartenant à la première noblesse (la plus pure), n’ayant jamais contracté des alliances avec les classes inférieures. Eux seuls conservent et gardent les traditions des croyances religieuses, dont ils ne divulguent et ne laissent croire aux autres que ce qui leur plaît. Ils ont droit aux prémices des vierges, qui ne peuvent se marier sans avoir satisfait à cette loi ; mais, avant d'aller les offrir au seigneur, les parens les engraissent avec du lait, car les femmes grasses sont celles qu’on préfère le plus, et, lorsqu'elles ont acquis tout l’embonpoint néces- saire , on les présente au chevalier. Si celui - ci les trouve à son goût, les parens les conduisent sur le rivage de la mer pour qu’elles se baignent plusieurs fois, puis elles sont livrées à leur seigneur, afin qu’il en dispose. » Les Canariens défendent vaillamment leur pays ; ils ont l'habitude de combattre avec des pierres et des bâtons très - courts; ils sont fort courageux et d’une agilité surprenante. Ils vont tous nus etse couvrent les parties naturelles avec des feuilles de palmier. Ils n’ont ni or, ni argent , ne connaissent pas la monnaie, ni les bijoux, ni les armes à feu. Ils fabriquent pourtant des coutelas de pierre, et savent construire les maisons. Ils estiment beaucoup le fer, qu'ils travaillent avec leurs coutelas de pierre, et dont ils fabriquent des hameçons. Ils cultivent le blé et l'orge , ne savent pas pétrir le pain, mais ils font de la farine qu’ils mangent avec la viande et avec le beurre. Ils possèdent des figuiers , du sang de dragon, des dattes qui ne sont pas bonnes. Ils ont aussi des brebis, des chèvres et des porcs. Ils se rasent avec des pierres tranchantes. Les Canariens méprisent les bouchers : ceux qui se vouent à cette profession sont très-mal considérés, et personne ne voudrait les admettre à sa table. C’est par le frot- tement de deux morceaux de boïs sec que ces peuples ont coutume de se procurer du feu. » Chap. 79. De l’ile de Goméra. « Les habitans de l’île de Goméra combattent avec de petits dards, dont la pointe aiguë est durcie au feu. Ils vont tous nus et possèdent aussi de l’orge , des porcs et des chèvres, mais en plus petite quantité. Leur principale nourriture consiste en laitage , herbages et en racines de jonc (1). Ils mangent rare- ment de la viande et ne dédaignent pas les choses les plus dégoûtantes, telles que les rats, les puces, les poux et les tiques. Ils n’ont point de maisons et vivent dans des cavernes ou dans des huttes. Un des premiers devoirs de l'hospitalité chez ce peuple est d'offrir sa femme à son hôte; le refus serait regardé comme une insulte (2) : aussi les enfans n’héritent pas , et ce droit est réservé aux neveux (fils de sœurs). Les ha- bitans de Goméra passent tout leur temps à chanter et à danser : vivre sans travailler, dans la joie et les plaisirs, est pour eux leur suprême bonheur (Em fornizio prem toda a sua Benaventurança ). Ils ne suivent aucune loi ; néanmoins ils croient à l’existence (1) C'est plutôt la racine d’une foupgère, le Pteris aquilina. (2) Marco-Paulo dit que dans le royaume de la grande Tartarie il y a des hommes qui ont les mêmes usages. (Note d’Azurara.) Le chroniqueur rapporte à ce sujet tout le passage du célèbre voyageur. (59) d’un Dieu, L'ile contient 500 combattans , parmi lesquels on compte un duc et certains personnages d’un rang élevé. » Chap. 80. De l’île d’Enfer ou Ténériffe. « On remarque une meilleure manière de vi- vre chez les habitans de cette île. Ils ont du blé, de l'orge en abondance, des légu- mes, des troupeaux de brebis, de chèvres et de porcs. Ils sont vêtus de peaux , mais ils n’habitent que les grottes ou les chaumières. Ils sont divisés en huit tribus ou peu- plades , et chacune d’elles a son roi, qu’elle conserve toujours , même après sa mort, car, lorsqu'un autre prince le remplace, ils se trouvent avoir alors un roi mort et l’autre vivant , et, lorsque le second vient aussi à mourir, ils portent le premier dans un en- droit où ils le déposent. Les hommes de Ténériffe sont très-robustes et très-hardis ; ils n’ont qu’une seule femme ; ils sont continuellement en guerre entre eux, et les com- bats les occupent sans cesse. Ils croïent aussi à un Dieu suprême. » Chap. 81. De l’ile de Palma. « Les habitans de cette île n’ont ni pain ni légumes , et ne se nourrissent que de lait et d’herbages. Ils n’ont aucune idée de l'existence de Dieu. On ditqu'ils obéissent à certains chefs, auxquels ils donnent le titre de rois. Ils se servent de la lance pour combattre , comme font ceux de Ténériffe, mais la pointe, au lieu d’être en fer, est en corne très-aiguë. Ce peuple ignore l’art de la pêche et ne mange jamais de poisson , bien que ceux des autres îles aient su inventer divers pro- cédés pour s’en procurer. » On voit, d'après les renseignemens qu'Azurara a réunis dans cette suite de chapitres où il traite des mœurs et coutumes des Canariens, qu'il a compilé tout ce qui avait été dit ou écrit, à diverses époques, par différens explorateurs. En effet, lorsqu'il fait mention des usages des habitans de Canaria, dont on avait eu connaissance depuis long- temps par des esclaves du pays, il veut parler probablement des Ca- nariens amenés à Lisbonne en 1341 (1). Ce qu'il dit des productions de l'île, des figuiers et des dattiers stériles, est bien conforme à la re- lation du pilote génoiïs Nicoloso da Recco : Ficus et arbores et palmas datilo steriles (2). Le pain, que les Canariens ne savaient pas pétrir et qu'ils mangeaient en farine, rappelle le passage que nous avons déjà cité de la même relation : Farinam conficiunt, quam et absque panis confectione aliqu& manducant. Et cette phrase : « Ils n'ont ni or, (1) Voy. ut suprà, p. 25, (2) Voy. id. ( 60 ) ni argent, et ne connaissent pas la monnaie, » ressemble fort à celle- ci: Ostensa sunt eis aurea et argentea numismata , Omnind eis in- cognita (1). | Mais la description de Cadamosto, en nous offrant bientôt d’autres points de comparaison, confirmera mieux encore notre opinion sur les différentes sources où Azurara paraît avoir puisé les notions con- signées dans sa Chronique. Faisons observer seulement que l'expres- sion de ducs, quil emploie pour désigner les chefs de la Canarie et de la Gomère, expression inusitée dans la langue portugaise comme synonyme de prince, nous paraît évidemment empruntée à l'ita- lien. En effet , le Vénitien Cadamosto est le premier qui s'en est servi en parlant des insulaires qui tenaient le premier rang , et qu'il voulut qualifier sans doute du titre qu'on donnait dans sa patrie au chef de la république; c'est pour cela qu'il a dit : Hanno signori chiamati duchi (2). Faisons remarquer aussi qu'Azurara remplace cette ex- pression par celle de rois, lorsqu'il s'agit des princes de la Palma, précisément celle des îles Canaries que Cadamosto ne put visiter , et sur laquelle il ne donna aucun renseignement : Ma in questa non dis- montai per seguir il nostro viaggio. Enfin, cette espèce de droit de seigneur en honneur chez ces insulaires, et dont fait mention le grand chroniqueur portugais, se trouve rapporté à peu près dans les mé- mes termes par le voyageur italien : E non togliano femine vergini se prima non dormissero col signor suo una noïte, e questo lo reputano grande honore (3). Aloise de Cadamosto, ou mieux Da Ca Da Mosto, naquit à Venise d’une famille noble, et quitta sa patrie en 1454, poussé par la passion des courses lointaines. La date de ses voyages, si souvent cités, à été indiquée avec de nombreuses variantes dans différens ouvrages. (1) Voy. ut supra, p. 29. (2) Voy. dans Ramusio la relation de Cadamosto , p. 98, verso. (3) Voy. id. (61) D. M. F. de Navarrete, dans sa Colecc. de viag. y descub., l'admet sous le millésime de 1444 (voy. t. 1°, Introd. ); dans la Biog. univers. (art. Cadamosto), M. de Rossel donne celui de 1455 ; Viera, dans ses Noti- cias , reproduit cette même date (1455 ), maïs il fait partir le naviga- teur vénitien le 2 mars au lieu du 22 du même mois (voy. t. 1°", p. 447); M. de Humboldi, dans son l’oyage aux régions équinoæ. (t. 1", p. 386), rapporte l'exploration de Cadamosto à l'année 1505, et nous - mêmes, dans notre second vol. (1* part., Géolog., p. 323), nous adoptàmes la fausse date de 1444, avant d’avoir fait sur ce sujet des recherches plus approfondies, Cadamosto, d'après son propre récit (Voy. Ramu- sio, Delle navigationi et viaggi del sig. Akise Da Cadamosto), partit de Venise le 8 août 1454; il relâcha au cap Saint-Vincent, après sa sortie de la Méditerranée ; et, ayant accepté les propositions que lui fit le prince Henri, il remit sous voile de Lagos le 22 mars 1455 avec une caravelle de l'infant. Ce fut durant ce voyage qu'il visita les îles Canaries et une partie de la côte occidentale d'Afrique , jusqu'au Séné- gal. Il en fit ensuite un second en 1456 avec Antonioto Usodimare , doubla le cap Vert, reconnut les îles de ce nom et pénétra dans la ri- vière de Gambie. Les lettres Mss. d'Usodimare, qu'on a retrouvées aux archives de Gênes , et que cet aventurier écrivit une année en- viron avant sa rencontre avec Cadamosto (1), donnent la date de 1455 (12 décembre). (Voy. Ænnal. di geogr. e di statist. de Giac. Gra- berg ,t. 1, p. 286.) | « Je voulais acquérir à tout prix, dit Cadamosto en commençant sa relation, le bien et l'expérience qui devaient m’ouvrir plus tard la porte des honneurs et des emplois dans notre république. J'étais jeune et capable de résister à toutes les fatigues des voyages ; je désirais courir le monde pour voir des choses qu'aucun de mes compa- triotes n’eût vues, et je pris la résolution de partir sur la caravelle que le prince Henri avait fait armer à Lagos, et que commandait Vincent Diaz. Nous appareillâmes (1) C’est aussi par erreur typographique qu’en référant l'exploration d’Usodimare au voyage de Ca- damosto on a inscrit six ans avant: c’est un an auparavant qu’il faut lire. (Voy. pag. 21, lig. 21.) (62) le 22 mars 1455 avec le vent du nord en poupe, et nous arrivames le 25 mars à Porto- Santo. Le 28 du même mois , nous fûmes mouiller à l’ile de Madère , puis nous conti- nuâmes notre route en nous dirigeant sur les îles Canaries. Ces îles sont au nombre de sept, dont quatre au pouvoir des chrétiens ; savoir : Lancerotte , Fortaventure , Gomère et Fer; les idolätres habitent les trois autres, c’est-à-dire la grande Canarie, Ténériffe et Palma. Le seigneur des quatre îles chrétiennes se nomme Herrera, gentil- homme et chevalier de la cité de Séville, et sujet du roi d’Espagne. Leschrétiens qui vivent sous son gouvernement se nourrissent d'orge, de viande et de lait , qu'ils ont enabon- dance , surtout de celui de chèvre. Ils ne récoltent pas de vin ni de froment , et ne peuvent s’en procurer s’il ne leur en arrive pas du dehors. Ces îles possèdent peu d’ar- bres fruitiers ni ne produisent rien autre chose; mais on y voit des ânes sauvages en grande quantité, principalement dans l’île de Fer. Elles sont éloignées les unes des au- tres de quarante à cinquante milles, et sont toutes situées les unes à la suite des autres, de manière que le gisement de la première, relativement à la dernière, est d'est à ouest. On y recueille beaucoup d’herbe appelée orseille , avec laquelle on teint le drap, et qu'on expédie à Séville, puis de là au Levant. Elles fournissent aussi bon nombre de peaux de chèvres d'excellente qualité , quantité de suif et d'excellents fromages. La population de ces quatre îles conquises se compose en grande partie de naturels du pays , qui ne peuvent s'entendre les uns les autres, à cause de la différence des dia- lectes. Il n'existe dans le pays aucune ville fortifiée, mais des villages et des redoutes sur les sommets des plus hautes montagnes, et des défilés difficiles à franchir : toutes les forces du monde ne pourraient suffire pour débusquer les naturels de ces retran- chemens , à moins qu’on ne les prit d’assaut. Les trois îles habitées par les idolâtres sont plus grandes et beaucoup plus peuplées , surtout deux, la grande Canarie , qui renferme environ 9,000 âmes, et Ténériffe, la plus importante des trois, qu’on dit contenir de 14,000 à 15,000 habitans. Quant à la Palma, c’est une belle île à ce qu'il paraît, mais sa population est peu considérable. En général, les escarpemens de la côte et l’aspérité du terrain ont retardé la conquête de cette partie de l'archipel. Je vais d’abord faire mention de Ténériffe, qui est la plus peuplée des Canaries et l’île la plus haute du monde, car on l’aperçoït de très-loin en mer par le temps clair, et des marins m'ont assuré l'avoir vue , d’après leur estime , à la distance de 60 à 70 lieues d'Espagne, qui valent 250 milles des nôtres. Du milieu de cette île s'élève jusqu'aux nues une montagne en pointe de diamant , qui brûle sans cesse, et les chrétiens qui ont été détenus prisonniers à Ténériffe affirment que ce mont a 15 lieues portugaises depuis la base jusqu’à la cime, c’est-à-dire 60 milles d'Italie. L'île est gouvernée par neuf seigneurs, appelés ducs, qui ne sont pas élus par droït de succession ou d’héré- dité, mais par celui de la force ( non sono signori per natura , che succeda il figliuolo al padre, ma chi piu puote signore ) : c'est pour cela qu’ils sont toujours en guerre et qu’ils se tuent comme des bêtes. Leurs armes sont des pierres et des espèces de jave- lots ou lances d’un bois aussi dur que le fer, et dont la pointe est armée d’une corne aiguë ou bien durcie au feu. Les uns vont tout nus, hormis quelques -uns, qui sont (63) vêtus de peaux de chèvres par devant et par derrière. Ils s’enduisent le corps de graisse de bouc, mélée de sucs de certaines herbes pour se défendre du froid, bien qu'il soit peu rigoureux dans ces climats méridionaux. Ils ne construisent pas de maisons et n’habitent que les grottes des montagnes; ils se nourrissent d'orge, de chair et de lait de chèvre, qu'ils ont en abondance. Ils mangent aussi des fruits, mais plus spécia- lement des figues; et, comme les chaleurs sont plus fortes dans ce pays, ils récoltent leur blé en mars et avril. Ils sont idolâtres et vénèrent le soleil , la lune , les étoiles et diverses autres choses. Ils prennent autant de femmes qu’il leur plaît, mais ils ne tou- chent à leurs épouses vierges qu'après qu'elles ont passé une nuit avec leur seigneur, ce qu’ils considèrent comme un honneur insigne. Les habitans des quatre îles conqui- ses , à ce qu'on m'a dit, ont fait souvent, à la faveur de la nuit, des incursions dans les îles libres, afin de s'emparer des naturels et de les envoyer en Espagne pour être vendus comme esclaves. C’est dans ces entreprises que plusieurs chrétiens ont été faits prisonniers, et les idolâtres, au lieu de les mettre à mort, se sont contentés, pour leur prouver leur mépris, de les employer aux travaux les plus avilissans : ainsi, ils leur ont fait tuer, écorcher et dépécer les chèvres, et remplir d’autres soins encore plus vils. 11 existe chez ces insulaires une coutume des plus barbare : à l'avènement d’un de leurs princes, il arrive souvent qu’un de ses sujets se dévoue en son honneur. Le peuple se rassemble alors dans une vallée profonde, et après certaine cérémonie, accompagnée de quelques paroles, celui qui s’est offert comme victime se précipite du haut des rochers qui dominent le vallon. On dit que le nouveau prince , sensible à cet acte de dévouement, ne manque pas de récompenser les parens du mort. » Ces Canariens sont des gens rusés et alertes, accoutumés à courir au milieu de rochers inaccessibles , et à franchir les précipices les plus dangereux avec autant de légèreté que les chevreaux : les sauts qu'ils font surpassent tout ce qu'on pourrait croire. Ils lancent une pierre avec une force et une adresse étonnantes, et ne man- quent jamais leur but : la vigueur de leur bras est telle que quelques coups leur suffi- sent pour mettre un bouclier en mille pièces. J'ai vu dans l’île de Madère, continue Cadamosto , un Canarien converti qui pariait de se placer à huit ou dix pas de distance de trois hommes ayant chacun douze oranges, ainsi que lui, et de leur tirer les sien- nes successivement sans manquer un seul coup, tandis qu’il parerait avec ses mains toutes celles qu’on lui tirerait; mais personne ne voulait parier avec lui , parce qu’on savait bien ce dont il était capable. Je conclus de là que cette race d'hommes est la plus adroite et la plus leste qui soit au monde. Hommes et femmes, ils sont dans l’u- sage dese peindre le corps avec des sucs d'herbes de diverses couleurs, verte, rouge et jaune. J'ai visité deux de ces îles , dit en terminant le narrateur, celle de Gomère et celle de Fer qu'occupent les chrétiens; j'ai abordé aussi à Palma , mais sans y dé- barquer, afin de continuer mon voyage (1). » (1) Voy. dans Ramusio la relation originale Delle sette isole delle Canarie, e delli loro costumi, p.98. (64) Nous ne saurions mieux terminer cette intéressante relation de Cadamosto, qu'en empruntant à M. de Rossel un fragment de l’excel- lent article qu'il a donné, sur ce voyageur, dans la Biographie uni- verselle : « La relation de ses voyages, dit-il, la plus ancienne des » navigateurs modernes, est un véritable modèle : elle ne perdrait » rien à être comparée à celles des plus habiles navigateurs de notre .» temps. Il y règne un ordre admirable ; les détails en sont attachans, » les descriptions claires et précises : on reconnaît partout l'observa- » teur éclairé. Parmi les choses qu'il a entendu dire, ils'en trouve à Y » la vérité qu'il est difficile de croire, maïs il a la bonne foi d'en » convenir lui-même. IL rend un compte exact de l'apparence des » côtes et de tout ce qui peut être utile à la navigation. Enfin, il s'ex- » prime avec tant de propriété et de précision que, d'après son récit : S » l'on peut le suivre sur les cartes construites plusieurs siècles après » Jui. » | Mais arrivons à Fray Alonzo Espinosa, qui écrivit quatre-vingts ans environ après la reddition de Ténériffe. Ce moine dominicain , ori- ginaire d'Alcala de Henares , était prédicateur de son ordre au cou- vent de Candelaria, vers la fin du seizième siècle. IL avait connu les Guanches de la tribu de Guimar, qui, s'étant faits les auxiliaires des conquérans , furent épargnés après la soumission des autres districts. L'ouvrage qu'il fit imprimer à Séville en 1594 est consacré en grande partie à l'Histoire de la miraculeuse apparition de la Vierge de la Chan- deleur (1) ; cependant il contient aussi le précis des événemens de la conquête de Ténériffe, avec plusieurs renseignemens curieux et au- thentiques sur les anciens habitans de cette île. Fray Alonzo décrit la manière d'embaumer, et nous apprend qu'une sorte d'infamie pe- (1) Del origen y milagros de la S'anta imagen de Nuestra Señora de Candelaria, que aparecid en la isla de Tenerife, con la descripcion de esta sla; por el R. P. Fr. Alonzo de Espinosa, etc. (Sevilla , en casa de Juan de Leon, año de 1594.) (65) sait sur ceux qu'on employait à vider les cadavres. La forme du gou- vernement de Ténériffe, les neuf principautés ou Menceyats qui sub- divisèrent l'héritage de Tinerf, l'ordre de succession, la formule du serment à l'avènement des Menceys et les cérémonies en usage dans ces grandes solennités, tout cela se retrouve dans son livre. Espinosa nous parle aussi de la force prodigieuse de ce peuple, dont il nous dé- peint les coutumes avec tant de naïveté. On montrait encore de son temps, dans les environs d’Arico, une énorme pierre qu'aucun Euro- péen ne pouvait remuer, et que les Guanches élevaient au-dessus de leur tête (1). Arrétons-nous ici pour résumer les notions que nous avons déjà acquises, et interrogeons encore l'histoire pour y chercher de nou- veaux enseignemens. Les chapelains de Bethencourt , qui virent l'ancien peuple des îles Fortunées combattre pour son indépendance, purent l'apprécier lorsque , tout à ses coutumes, il n'avait pas encore éprouvé l'influence d'une autre civilisation. Les navigateurs portugais, qui visitèrent les Canaries un demi-siècle après l'invasion des aventuriers normands, observèrent ce même peuple régi par d’autres lois. Toutefois, à cette époque, les explorateurs du prince Henri ne virent le pays libre que très superficiellement , et Cadamosto n'en parla que sur le rapport de quelques prisonniers chrétiens échappés à l'esclavage. Le fief que Be- thencourt s'était adjugé par droit de conquête avait passé en d’autres mains .et la moitié de l'archipel reconnaissait don Diego de Herrera pour son seigneur et maître. Ténériffe, Grand-Canaria et Palma, qui tenaient encore pour les Guanches, avaient su défendre leur liberté contre d'injustes agressions : mais quarante ans plus tard, la domina- tion étrangère étendaït sa puissance, les trois dernières îles subissaient le joug, et Fernandez de Lugo plantait l'étendard de Castille jusque (4) P. Espinosa; lib. 1, cap. 8, pag. 26. [1 —(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPH. ) — 9 ( 66 ) dans les derniers retranchemens de ce peuple de braves, qui lui avait disputé le terrain pied à pied. Un siècle s'était écoulé depuis cette vic- toire, lorsque Fray Alonzo, transporté d'un saint zèle, vint prêcher l'Évangile aux malheureux débris de la nation guanche , et recueillir des anciens pasteurs de Guimar les traditions de leurs aïeux Après les écrivains de ces trois époques , plusieurs autres s'occupè- rent des primitifs habitans des Canaries ; mais ce n'est qu'avec beau- coup de réserve qu'on doit admettre , à titre de renseignemens, cette foule d'ouvrages, imprimés ou inédits, qui, dans le cours du dix- septième et du dix-huitième siècle , vinrent grossir les annales d'un peuple que la guerre et l'esclavage avaient décimé. Ces différentes productions ne méritent pas toutes la même confiance, et il n'est pas facile de reconstruire tout un passé avec des matériaux puisés à des sources obscures. Pour arriver à la connaissance de la vérité avec ces élémens hétérogènes . il faut faire la part à chacun des notions tra- ditionnelles qu'il a pu recueillir , de ce qu'il a tiré des actes notariés , des archives des premières municipalités (ayuntamientos) , des registres des conseils - généraux (cabildos) ou des écrits de ses devanciers ; car , à partir de la conquête , et après ceux qui racontèrent ce qu'ils avaient vu, nous n'avons plus, pour nous servir de guide, que les livres ou les manuscrils de ceux qui compilèrent les auteurs contemporains. Or, les compilateurs procédèrent tous de la même manière : ils se copiè- rent successivement en admettant tout sans examen , et souvent sans citations. Il est cependant plusieurs distinctions à faire parmi ces écrivains : nous nommerons d'abord le bachelier don Antonio Viana, auteur d'un poème historique sur les antiquités canariennes (1), dans lequel :l (1) Antigucdades de las islas Afortunadas de la gran Canaria; en verso suello y octava rima: Diri- gido al Capitan Don Juan de Guerra de Ayala; Señor del Mayorazgo del Valle de Guerra, por el Bachiller Don Antonio de Viana, natural de la Ciudad de la Laguna en Tenerife. Impreso en Sevilla por Bartholome Gomez de Pastrana. Año de 1604. (67 ) traite plus spécialement de la conquête de Ténériffe, sa patrie. Cet ouvrage, qu'on imprima à Séville en 1604, est devenu aussi rare que le manuscrit. L'auteur le dédia à don Juan Guerra de Ayala, seigneur du Val de Guerra et noble descendant d'un des compagnons de l'A- DELANTADO don Alonzo Fernandez de Lugo. Viana puisa la majeure partie de ses renseignemens dans le livre du Père Espinosa et dans les archives de la famille des A yala. Nous devons à ses recherches un grand nombre de noms propres qu'ila sauvés de l'oubli, quelques phrases de l'ancienne langue transmises en rimes, et les traditions des con- quérans embellies du charme de la poésie. S'il n’y avaït trop de danger pour l'historien à croire un poète sur parole, l'ouvrage de Viana pour- rait nous fournir les renseignemens les plus variés. Cependant, à part ses nombreuses licences, on doit lui tenir compte de ce qu'il a écrit d’après des témoignages authentiques. En continuant à passer en revue les auteurs canariens dont les ou- vrages peuvent servir à éclairer nos recherches, nous citerons en second lieu Cayrasco de Figueroa, né en 1540 dans l'île de Cana- ria, et contemporain de Viana. Cet écrivain célèbre, qui mérita le nom de divin poète, fut l'inventeur des Esdrujulos, nouveau rhythme auquel Cervantes rendit hommage dans une de ses pastorales (1). Mais ce n'est pas seulement à des poésies fugitives que le Cayrasco doit sa renommée ; des écrits plus sérieux le placent au rang des premiers poètes de son siècle (2), et c'est dans sa traduction manuscrite de la (1) C’est dans sa Galatée que l’auteur de Don Quichotte adresse au chantre canarien ce gracieux éloge qui commence ainsi : « Tu que con nueya musa extraordinaria, » Cayrasco , cantas del amor el animo. (2) Le Temple militant (Templo militante, triumfos de virtudes , festividades y vidas de santos) mit le comble à la gloire de Cayrasco. Parmi les nombreuses éditions qui ont été faites de cet ouvrage, celle de Lisbonne, imprimée en 1612 par Pedro Crasbeeck, est ornée du portrait de l’auteur avec cet éloge en latin : « Donni Bartholomæi Cayrasci de Figueroa, insulæ Canariæ oriundi, nobilis genere , ipsiusque (68) Jérusalem délivrée (4) qu'il faut chercher ses plus belles inspirations. Dans un passage de ce poème où il est question des îles Fortunées, le chantre de Ferrare avait dit : « Elles sont fécondes, riantes et belles; mais, en lonant ce séjour enchanteur, le mensonge a trop souvent caché la vérité (2). » Et le poète canarien s'arrête à ces deux vers du Tasse ; il trouve son jugement trop sévère , et fait appel à ses sentimens patriotiques pour l'honneur des îles où il reçut le jour. Alors, oubliant sa traduction, le pays parle seul à son cœur, et son âme ardente s'épanche comme un fleuve débordé. C'est que lui aussi ressent le feu sacré : de nobles pensées , de tendres affections, des idées de bonheur et de gloire exaltent sa verve; il se laisse entraîner à tout le charme des beaux lieux où il rêva ses Esdrujulos ; il chante la forêt de Doramas, ses su- perbes lauriers et leurs frais ombrages ; il s'enflamme au souvenir des héros de la conquête et de tous les hommes qui honorèrent la patrie par leurs vertus et leur courage ; il raconte leurs actions, signale les plus dignes de ses éloges ; puis, après cette poétique digression , qu'on » insulæ sanctæ cathedralis Ecclesiæ Prioris , et emeriti Canonici, sacræ et humanæ doctrinæ sapien- » tissimi, musarumque tubæ , et novi Hispani saphici (esdrujulos vocant) inventoris, eloquiique oratoris » eloquentissimi , Minervæ filii, de Sanctorum laude preconis , perpetuæ famis, laudis et gloriæ dignis- » simi, ab invido Zoylo ob ingenii claritatem , et præstantiam laudati, catholicæ fidei amantissimi, » hæresis persecutoris accerrimi, virtutis doctoris, et stimuli vera efligies : 1600. Ætatis suæ » anno LX.» Viana, dans un sonnet remarquable, que nous avons reproduit dans nos Miscellanées canariennes, a aussi rendu hommage au talent de son compatriote. Voy. tom. 1‘", 2° partie, p. 206 et 207. (1) Le manuscrit original de sa traduction de la Jérusalem délivrée porte le titre suivant : « GorREDo ramoso. Poema Héroico de Torcato Tasso, Caballero Ferrarès, do se trata la conquista » de Hierusalen : traducido de lengua Toscana en Castellana por Bartolome Cayrasco de Figueroa, » cénonigo de la santa iglesia catedral de Ganaria. Dirigido al ilustrisimo y reverendisimo Señor » Don Rodrigo de Castro, por la divina miseracion, Presbytero Cardenal del titulo de los doce Apostoles » y Arzobispo de la santa iglesia de Sevilla, del conejo deS. M., etc. » Don Joseph Miguel de Flores, secrétaire de l'académie d’histoire de Madrid , possédait, du temps de Viera, le manuscrit autographe de l’auteur. (2) « Ben son elle feconde, e vaghe e liete ; » Me pur molto di falso al ver s’aggiunge. » Gerusal. liber, can. xv. ( 69 ) croirait écrite de volée sous une influence improvisatrice , Cayrasco revient au Tasse, et poursuit la description de cette île enchantée où le plus vaillant des croisés s'enivrait de volupté et d'amour. Mais il faut le dire, le poète de Canaria à tout sacrifié à l'histoire contemporaine, il a peint les hommes de son époque et a. décrit le pays tel qu'il le voyait alors. Rien de ce qui a rapport à l'état de chose avant l'invasion ne se retrouve dans l'épisode national dont il à enrichi sa traduction du Tasse : il a laissé à Viana le soin de chanter la vie pastorale de l’ancien peuple , et n’a parlé de la guerre dans laquelle il succomba que pour célébrer la victoire des con- quérans. Parmi les écrivains espagnols qui ont traité des anciens habitans des Canaries, on doit placer aussi en première ligne Fray Juan de Abreu Galindo, dont le manuscrit, conservé dans l’île de Palma, à été reproduit presque textuellement en 1764 par l'Ecossais Georges Glas (1). Galindo, qui écrivit en 1632, a donné un grand nombre de renseignemens sur les mœurs et coutumes, sur le culte, le langage et l'organisation politique du peuple dont nous allons retracer l'histoire. Les mémoires inédits de ce moiïne franciscain doivent être considérés comme les documens ethnologiques les plus précieux, et Viera, qui partageait notre opinion (2), s'en est servi avec succès dans la rédac- tion de ses Notices. Nous aurons aussi plus d'une fois occasion de citer le savant histo- riographe Nuñez de la Peña, qui naquit à la Laguna, dans l’île de Ténériffe, et publia en 1676 une histoire de la conquête et des anti- quités de sa patrie (3). Cet ouvrage, que l'auteur dédia à la vierge (1) The history of the discovery and conquest of the Canary islands : Translated from a spanish ma- nuscripl, lately found in the island of Palma, etc. By Gcorge Glas. London. mpcezxiv. (2) « Pero ninguno que yo sepa ha tenido estrella tan extraordinaria como el P. Fr. Juan de Abreu de Galindo, religioso de S. Francisco » Viera, Noticias , tom. 1, prologo. (3) Conquista y Antiguedades de las islas de la gran Canaria y su descripcion, con muchas adver- (70 ) de la Chandeleur, patrone générale des îles Canaries, manque un peu de critique, car Nuñez ne confronta pas ses documens avec ceux de ses devanciers. [l paraît avoir ignoré la relation des chapelains de Be- thencourt et les mémoires mss. de Galindo; mais on lui doit pour- tant plusieurs bons renseignemens sur les généalogies des anciennes maisons et les alliances contractées réciproquement entre les indigè- nes et les premiers colons. Il profita de la visite pastorale de l'évêque Ximenez pour explorer toutes les îles de l'archipel, et procéda, dans les différentes municipalités, au dépouillement des archives qui pouvaient lui fournir des matériaux pour son histoire ; il porta ses investigations dans les bibliothèques des couvents, examina tous les registres des presbylères et les actes notariés conservés dans les familles des con- quérans. Ses laborieuses recherches lui valurent le titre de CAroniste général de Castille et de Léon , auquel il ajouta encore celui de fami- lier du Saint-Ofice. Bien que son style se ressente du scolasticisme qui dominait alors, on doit lui savoir gré du zèle et du patriotisme qui lui dictèrent ses annotations; mais il faut se tenir en garde contre ses assertions, car Nuñez, n'appréciant pas toujours les faits à leur juste valeur, en à souvent déduit de fausses conséquences. Toutefois Viera a porté peut-être un jugement trop sévère sur son compatriote en l'ac- cusant d'ignorance et d'incapacité (1). La lecture de l'ouvrage de Nu- ñez de la Peña nous a prouvé au contraire que l'auteur était loin de mériter ce reproche. Le jésuite don Louis d Anchiela, compatriote de Nuñez et parent du vénérable P. Joseph d'Anchieta, surnommé l'Apôtre du Brésil, écrivit aussi un ouvrage intitulé Excelencias y Antiguedades de las islas Canarias, qu'on imprima à Xerez de la Frontera en 1679, et qui tencias de sus privilegios, conquistadores , pobladores y otras particularidades en la muy poderosa isla de Tenerife : dirigido à la mulagrosa 1magen de nuestra Señora de Candelaria, in-4°. Madrid, imp. roy, 1676. (1) Voy. Noticius, tom. 1, Prologue. (7) a été faussement attribué au docteur Christoval Perez del Christo (1). Le P. Anchieta possédait une vaste érudition, mais ses savantes re- cherches n'ont guère ajouté que des conjectures nouvelles sur plu- sieurs questions historiques qui nous jetteraient hors de notre sujet, si nous entreprenions de le suivre dans ses dissertations. Discutant d’abord les différents noms que reçurent les îles Fortu- nées, à partir des temps fabuleux, et l'origine de leurs habitants d'après. les opinions erronées de Denis d'Alexandrie (2), de Nuñez de la Peña, de Pierre de Medine (3), et de quelques autres, il énumère tous les. auteurs qui ont parlé de ces îles, et cette longue légende, qui com- mence à Homère et finit à Nuñez, ne contient pas. moins de cent seize noms! Le savant jésuite, réfutant tour à tour les objections qu'on pourrait lui faire, s'attache à prouver ensuite que les Canaries sont à la fois les îles Fortunées, les Champs-Elyséens, et les Gorgades. Le rêve de Platon sur la trop fameuse Atlantide ne pouvait manquer de séduire un esprit naturellement porté vers la haute antiquité, et qui se plaisait à retrouver sur ses pas tous les souvenirs des anciens. mythes. Aussi les riantes vallées de Ténériffe furent pour le P. Anchiéta le jardin des Hespérides, et le pic de Teyde devint à ses yeux l'Atlas des poètes. Cette thèse en faveur des Canaries, où l’auteur a accumulé tant de vieilles citations, se trouve élaborée dans une brochure d'une centaine de pages, que terminent, comme par complément, des des- criptions poétiques tirées de Virgile, d'Horace et de Tibule, quelques fragments historiques pris dans les écrits du moyen-âge, et plusieurs. relations modernes de peu de valeur. Il existe aussi un manuscrit d'un autre membre de cette famille des Anchieta , qui a tant contribué à l'illustration des îles Canaries ; ce: (1) Voy. id., tom. 1v, pag. 528. (2) Dion. Alexand., Geographia, vers. 554. ed. de Med., De las graändezas y cosas memorables de España, cap. 52, fol, 47. 3) Ped. de Med., De las grandezas y bles de Esp p. 52, fol, 4 (72) sont les Notices historiques de don Joseph Anchieta d'Alarcon (1), ré- digées, par ordre alphabétique, en plusieurs cahiers que le docteur Saviñon voulut bien nous communiquer. Cet ouvrage, fruit de lon- gues recherches, a été écrit vers le milieu du siècle passé, et nous a fourni quelques bons renseignemens sur l'administration du pays, l'organisation judiciaire, et la marche de la civilisation dans les deux premiers siècles qui suivirent la conquête; maïs nous n'y avons rien trouvé d'important sous les autres rapports. Garcia del Castillo (don Bartholomé), originaire de Ténériffe . d'abord capitaine de milice, puis curé bénéficier, est auteur d'un ma- nuscrit sur les Antiquités de l’île de Fer (2). Cet ouvrage, écrit au com- mencement du dernier siècle, ne justifie pas son litre; car, en fait de choses anciennes, il n'y est guère question que du vieux Garoé, ce fa- meux arbre distillateur mentionné par tant d'hisioriens, et auquel l'auteur des Notices à consacré tout un chapitre (3). Viera, dans son catalogue des auteurs canariens, cite en outre plu- sicurs ouvrages que nous n'avons pas eu occasion de consulter (4), et dans ce nombre, nous regrettons surtout la Topographie de fray Jo- seph de Sosa; et les Dissertations historiques du savant don Antonio Porlier. « Fr. Joseph de Sosa, dit l'auteur des Notices, était religieux de l'or- (1) Voticias historicas pertenescientes à las Canarias. Mss. (2) Antiguedades de la isla del Hierro. Cet ouvrage est dédié au comte D. J. B. de Herrera. (3) Viera, Noticias, tom. 1, lib. 1, 6 var, pag. 140. (4) Descripcion hisiorica y geografica de las islas de Canaria. Manuscrit in-4 divisé en trois livres renfermant 67 chapitres, par Castillo Ruiz de Vergara (D. Pedro Augustin), naturel de Canaria. : L'ouvrage est dédié au prince des Asturies , sous la date de 1739. Representacion historico-politica por la villa de la Orotava, par D. J°.-B" Franchy-Lugo, de Ténériffe, Ce manuscrit, du milieu du dernier siècle, traite de la fondation de la ville de l’Orotava, des premiers colons qui s’y établirent , de la répartition des terres qui leur furent faites et des alliances qu’ils contractèrent. (Voy. Viera, MNoutcias , t. 1v, pag. 549.) Historia natural, y moral de las islas de Canarix, par P. Alonzo Garcia, jésuite. Get ouvrage fut écrit vers la fin du xvi siècle, durant la résidence de l’auteur aux îles Canaries ; il est cité dans Ja Biblioth. du P. Philippe d'Alegambe, 35. Voy. Viera, Noucias, t. 1, prolog. not. (0) » dre de Saint-François et originaire de la grande Canarie. Écrivain » laborieux, passionné pour l’histoire, et jaloux de la gloire de sa patrie, » il composa un excellent ouvrage (1), qu'il dédia au P. Fr. Diego Gri- » maldo, dignitaire de l'ordre. L'auteur assure avoir extrait les rensei- » gnemens relatifs à l'arrivée des Espagnols dans l’île de Canaria, d'un » ancien manuscrit du commencement du seizième siècle, et rédigé » d'après les notions obtenues de plusieurs chefs indigènes contempo- » rains de la conquête (2). » Don Antonio Porlier, chevalier de l'ordre de Charles IE, et premier fiscal du suprême conseil des Indes, avec titre de Protecteur des In- diens, naquit à la Laguna de Ténériffe. Ses succès à l'univer- sité de Salamanque, où il étudia plusieurs années, le portèrent bientôt au premier rang dans la carrière de la magistrature. Nommé membre des deux Académies de Madrid (San Fernando et de la Historia), 1 fut chargé, avant son départ pour l'Amérique, de rédiger divers mémoi- res, dont voici les titres : 4° Dissertation historique sur l’époque de la première découverte, expé- dition et conquête des îles Canaries, 1695 (3) ; 2 Discours sur les premiers habitans des îles Canaries, sur l’état du pays avant la conquête, et sur la question de l'existence de l'île Aprosi- tus, San Brandon, ou l'Enchantée (à) ; 3° Addition à la fameuse question de l’ Arbre de l’île de Fer (5). (1) Topografia de la isla Afortunada de gran Canaria, Cabeza de toda la provincia, comprehensiva de las siete islas llamadas vulgarmente Afortunadas , su antiguedad, conquista è invasiones ; sus puertos, playas, murallas , y Castillos, con relacion de sus defensas 1 tom, in-4°, 1678. (2) Voy Viera, JVoticias, tom. 1v, pag. 574. (3) Disertacion historica sobre la época del primer descubrimiento , expedicion J conquista de las islas Canarias. (4) Discurso sobre los primeros pabladores de las islas de Canaria, y què pais era en los tiempos primie tiyos , con la question de la existencia de la isla Aprositus, San Brandon à Encantada. (5) Adicion sobre la famosa question de la existencia del arbol de la isla del Hierro. (Voy. Viera, Not- cias , tom. 1V, pag. 568 et suiv.) 1. —(1"t PARTIE. ) (ETHNOGRAPH. ) — 10 (74) Tous ces mémoires font partie des archives de l'Académie d'histoire de Madrid. Toutefois, à défaut des textes originaux, nous avons profité des re- marques du commentateur, et c'est ici le cas de rendre hommage à lillustre Viera lui-même, celui des auteurs canariens qui nous a fourni le plus de renseignemens ; car nous avons trouvé dans ses intéressantes Notices les principaux élémens de l’histoire que nous écrivons. Don Joseph de Viera y Clavijo, archidiacre de Fortaventure et digni- taire de la cathédrale de Canaria, joïgnait à une vaste érudition une grande aptitude au travail. Il consacra une partie de son existence à l'accomplissement de l'œuvre qui fit le plus solide fondement de sa ré- putation, et lui valut l'honorable titre de membre de l'Académie d'histoire de Madrid. Il prit à cœur de vérifier les anciens documens relatifs à l'histoire de sa patrie. Le gouvernement des îles, jaloux de protéger son entreprise littéraire, mit à sa disposition toutes les archi- ves des municipalités ; les familles les plus puissantes de Ténériffe, de Canaria et de la Palma, les nobles descendans des Herrera, des Pe- raza, des Lugo et des Saavedra, voulurent contribuer à ses succès en lui fournissant de précieux matériaux, et Viera sut faire un bon choix au milieu de ce pêle-mêle de livres, d'actes, de registres, de manuscrits et de vieux parchemins. Historien fidèle, il remplit sa tâche avec con- science et talent, montrant les hommes sous leur véritable jour, met- tant chacun à sa place, racontant les choses telles qu'elles furent, sans chercher à les décrire comme elles auraïent dû se passer. Il ne dissimula rien en présence de l’histoire; les succès de la con- quête ne l'exaltèrent pas au point de lui faire méconnaître tout ce que cette guerre eut d'injuste et de barbare dans son principe et dans ses résultats ; il blâma ces conquérans fanatiques qui violèrent toutes les lois humaines sous le prétexte de servir Dieu (servir a Dios). Loin de cacher ses sympathies pour les malheureux Guanches, il fit appel à leur bon droit. En matière religieuse, l'illustre chanoïne écrivit avec (75) indépendance, sagesse et modération ; son esprit tolérant s'éclaira au flambeau de la raison et de la saine philosophie ; il se plaça à la hau- teur de son siècle, et ne craignit pas de combattre les superstitions et les contes populaires qu'Espinosa, Viana et Nuñez de la Peña avaient pris au sérieux. En présentant au public les quatre volumes de l'Æistoire générale des îles Canaries sous le modeste titre de Notices (), l'auteur s'était réservé la faculté de pouvoir insérer tous les renseignemens qu'il réu- nirait dans le cours de sa rédaction. L'ordre de la narration a dû né- cessairement se ressentir de cette marche. Il est facile de s’apercevoir, en effet , que bien des choses ont été intercalées après coup, et ce n'est pas sans peine quon peut suivre le fil des événemens, trop souvent interrompus par de nombreuses digressions. Malgré ces imperfections, l'œuvre de Viera se recommandera de tout temps à la gratitude des isleños : le style en est élégant et noble, parfois empreint de poésie, mais toujours en harmonie avec le sujet. Historien scrupuleux sur la préci- sion des dates et des citations, Viera a relevé des erreurs importantes: bien que réservé dans ses éloges, il a rendu hommage à ses devanciers, et a commenté leurs travaux par une savante critique : 4 nadie se elo- gia con mentira, ni se critica sin verdad, dit-il lui-même dans un de ses prologues; et cet esprit de justice a constamment guidé sa plume dans le cours de sa rédaction. La plupart des écrivains canariens, qui l'avaient précédé, n'étaient pas sans reproches : injustes les uns envers les autres, Nuñez de la Peña avait douté de la véracité de Viana tout en le copiant presque mot à mot, et Viana , qui prit à tâche de réfuter Espinosa, redit en vers ce que le moine historien avait écrit si modes- tement dans sa vieille prose; mais: Viera fut juste envers tous, et pres- que toujours impartial. ‘ (1) Noticias de la historia general de las islas de Canaria, etc., 4 vol. in-4°, esp. Madrid, imp. de Blas Roman. MDCCLX XIII. (76 ) Aux renseignemens puisés dans les divers ouvrages imprimés ou manuscrits que nous venons de passer en revue, nous avons ajouté d'autres notions non moins importantes, et dont nous Sommes rede- vables au zèle d'un des plus savans bibliophiles de notre époque. Nous voulons parler de celles que nous avons tirées de la belle bibliothèque de M. Ternaux-Compans, si riche en documens relatifs aux anciennes possessions de l'Espagne et du Portugal. Nous sommes heureux de pouvoir donner ici un témoignage de notre gratitude à celui qui a bien voulu nous aider dans cette partie de nos travaux. Grâce à l'érudition de M. Ternaux, à ce jugement presque infaillible qui le guide comme par instinct dans les recherches bibliographiques , nous avons trouvé, parmi le grand nombre de documens qu'il a mis sous nos yeux, plu- sieurs renseignemens d'un haut intérêt. Pour continuer l'ordre chronologique que nous avons suivi dans nos annotations, nous citerons d'abord Divers fragmens pour servir à l’histoire des îles Canaries, recueillis par Fray Pedro de Quesada , religieux carmelite (1). Ces documens manuscrits sont sans contredit les plus importans de tous ceux que nous avons vérifiés. Fray Pedro Quesada de Molina, que Gerardo Franckenau appelle, dans sa THEMiS HISPANA , Sumo varon y jurisconsulto de gran nombre, était originaire des îles Canaries (Té- nériffe ). Viera , qui le cite dans son catalogue des auteurs isleños (2), donne les titres des ouvrages qu'il composa sur les institutions cano- niques et sur la biographie sacrée ; mais l'auteur des Notices paraît avoir entièrement ignoré les annotations curieuses dues aux recher- ches historiques de son compatriote, durant sa résidence en Anda- lousie dans le couvent de Saint-Albert de Séville, où il mourut l'an 1661. (1) Diversos fragmentos para la historia de las islas de Canaria, etc. La copie que nous avons eue sous les yeux est en entier de la main de Muñoz. (2) Viera, Op. cit., tom. IV, p. 570. (TT) Les documens recueillis par le P. Quesada remontent à l'année 1479 ; ils se composent de six chapitres extraits de l'Histoire (inédite ) des rois catholiques (A), par André Bernal ou Bernaldez, plus parti- culièrement connu sous le nom du curé de los Palacios (2) , et au- mônier de don Diego Deza , archevêque de Séville. : Nous donnerons ici un sommaire des six chapitres de cette histoire de Bernaldez, nous réservant de les faire connaître plus en détail à far et mesure que nous traiterons des matières qui s'y rapportént. I. 34 caaprrre. Comme le roi don Fernando erwoya conquérir la grande Canarie. L'auteur explique dans ce chapitre les motifs qui firent donner d'a- bord à Jean Rejon et à Pierre de Algava, puis en dernier lieu à Pierre de Vera, le commandement de cette expédition. IL. 63° cuaritRe. Des sept îles Canaries. Ce chapitre contient une description succincte du pays conquis, plusieurs renseignemens très-curieux sur les mœurs et contumes des anciens habitans , et quelques notions intéressantes sur leur théogo- nie. Il est question d'une sculpture en bois , trouvée à Canaria, re- (4) Par une note insérée dans le manuscrit, à la suite des six chapitres, le P: Quesada a pris soin de nous instruire de leur origine : « Ces fragmens, dit-il, sont extraits à la lettre d’un livre manuscrit in-f° intitulé Hästoria de los Reyes » catolicos Don Fernando.y Doña Isabel, par le curé de los Palacios. Maïs ce manuscrit n’est pas l’auto- » graphe de l’auteur : l'écriture en est trop fraîche et la lettre est de forme moderne. Je le crois une » copie faite par quelque amateur d’histoire. Le licencié Rodrigo Caro en fut possesseur vers l’an 1630. » Dans la transcription que j'ai faite de six chapitres de cette histoire, je les ai notés.en marge de un à » six, en ayant soin toutefois d'indiquer leur numéro d’ordre dans le manuscrit original , afin qu’on » puisse les confronter en tout temps pour témoignage de la vérité, et c’est à cette fin que je signe ces » fragmens au collége de St-Albert de Séville, de l’ordre de N.-D. du Carmel, le huitième jour du » mois de février de l’an 1638. E7 M° Fray Pedro de Quesada. » (2) André Bernaldez, qui fut l’ami de Christophe Colomb; occupa l'emploi de curé de los Palacios de 1488 à 1513. Il était né à Fuentes, ville de la grande commanderie de Léon, où son grand-père était notaire public. Ce dernier, ayant examiné les annotations de son petit-fils sur les affaires du temps, l’engagea à poursuivre ses remarques. Le jeune Bernaldez, encouragé dans ses premiers travaux par les éloges de son aïeul, continua l’œuvre qu’il avait commencée sur les principaux événemens du règne de Ferdinand et d'Isabelle, dont il eut une information véritable ( de que hovo vera informacion ), comme il le dit lui-même. (78 ) présentant un groupe d'animaux devant lequel on faisait des libations de lait et d’autres offrandes. II. 64° cuAprTRE. De la conquête de ces îles. Les entreprises de Bethencourt et l'hommage qu'il fit de sa con- quête au roi de Castille , la cession des îles en faveur du comte de Nie- bla , les droïts acquis par Fernand Peraza et transmis à ses successeurs, enfin les distordes des conquérans espagnols, telles sont les principa- les matières traïtées dans ce chapitre. IV. 65° cHArITRE. De la grande Canarie et des événemens qui s'y passèrent. L'auteur explique le système de gouvernement de la grande Cana- rie; il raconte de quelle manière le prince de Galdar fut envoyé en Espagne pour être présenté au roi, puis ramené à Canaria, afin d'engager les naturels à faire leur soumission. Il donne des détails circonstanciés sur les deux combats de Bentagai , sur la victoire que remportèrent les Espagnols et sur la soumission définitive des Cana- riens. André Bernaldez entre à ce sujet dans des particularités igno- rées jusqu ici des autres historiens, et même de Viera, si habile à re- chercher tous les anciens documens qui pouvaient illustrer ses Notices. Ainsi les annotations du P. Quesada nous apprennent que les. insu- laires de Canaria , ayant été embarqués par supercherie à bord des caravelles espagnoles, furent, contre la foi des traités, envoyés à Sé- ville, où on leur assigna pour résidence le faubourg de Mijohar (1). Plus tard, lorsqu'on les jugea assez civilisés , et qu'on ne redouta plus leur présence aux îles Canaries , ils furent reconduits dans leur pays. Parmi les précieux renseignemens que nous a fournis cet extrait du 65° chapitre du curé de los Palacios , nous citerons encore une liste de 68 noms de l'ancienne langue, qui se référent aux villages et aux différens lieux habités par les indigènes avant la conquête de l'ile. (1) Aujourd’hui de la Porte de la Carne. (Note du P. Quesada., ) ( 79 ) V. 129° caariTRe. De l'ile de Palma. Nous trouvons dans ce chapitre une notion qui n'est pas sans inté- rêt pour l'histoire des Canaries : c'est le chiffre des habitans de la Palme et celui de leurs troupeaux à l'époque de la conquête. L'auteur porte ce nombre à 1,200 ames et à 20,000 têtes de bétail, entre chè- vres et brebis. VI. 131° cHarrTRe. De l’île de Ténérife. Ce chapitre, un des plus remarquables de ceux dont nous donnons l'analyse, est écrit avec une grande simplicité de style. L'auteur as- sure ingénument « que les Guanches de Ténériffe proposèrent de se » soumettre au roi de Castille et d'embrasser le christianisme, mais » que ces propositions furent rejetées, 1° à cause des grandes dépenses » qu'on avaït déjà faites pour la conquête (Lo primero, por los grandes » gastos que ya estaban echos de la gente que sobre ellos wa); 2 parce » qu'ils auraient pu ensuite secouer le joug qu'on leur imposait, et » revendiquer leurs droïts comme possesseurs naturels du pays (Sendo » ellos naturales y señores de su tierra); 3° enfin pour plusieurs autres » raisons que leur donnèrent ceux qui , possédés de l'amour du gain, » avaient plutôt le désir de faire des esclaves et de profiter de leurs » dépouilles que de servir Dieu. » Un autre fragment de l’histoire d'André Bernaldez, transcrit par le P. Quesada , a rapport à l'arbre de l’île de Fer. L'auteur donne son opinion sur la source qui fit regarder l'arbol santo comme une mer- veille ; il discute les circonstances atmosphériques qui produisaient autour du garoe (1) une plus grande masse de vapeurs, et explique le phénomène sans avoir recours au miracle. Les Recueils des extraits de Muñoz de la collection de M. Ternaux nous ont fourni aussi plusieurs autres documens. Feu Jean - Baptiste Muñoz, auteur d'une Æistoire du Nouveau- (1) C’est le nom que les habitans de l’île de Fer avaient donné à l’Arbol santo, le Zaurus fœtens. ( 80 ) Monde, dont il na été publié qu'un volume , aïda le savant don F.-M. Navarrete dans ses recherches historiques pour la Collection des voyages et des découvertes des Espagnols. W fui chargé de procéder au dépouillement des archives des Indes de Séville, de celles de Si- mancas, de Madrid et des autres bibliothèques du royaume. Les an- notations de Muñoz, classées par ordre chronologique, comprennent plusieurs recueils dont M. Ternaux a fait récemment l'acquisition. La vérification que nous avons faite sous sa direction de cette masse de manuscrits n'a pas été infructueuse pour l’histoire des Canaries. Parmi les documens des archives de Séville qui contiennent les cé- dules royales de 1475 à 1480 , nous cilerons : 1° Celle de 1479, datée de Truxillo ( 15 févr.) et relative aux ma- nœuvres ( inirigas y maniobras ) des Portugais pour soulever les insu- laires de la grande Canarie contre les Espagnols qui occupaient alors plusieurs châteaux-forts construits sur certains points de la côte de l'île. 2° Par celle de Tolède (4 février 1480), la reine, au nom du roi mi- neur , fait armer à Séville 100 albalétriers de montagne, pour aider Pedro de Vera dans la conquête de Canaria. 3° Par celle de Medina del Campo (24 novembre 1480). elle renforce ce corps de troupe de 50 fantassins. 4° Enfin, par une autre cédule de Medina del Campo du 12 décem- bre de la même année, elle ordonne d'héberger à Séville le capitaine Pierre de Saint-Estevan , qui doit prendre part à l'entreprise avec une compagnie de gens à cheval (1). Sous la date de Cardoue (30 août 1485 ), nous trouvons un ordre adressé à l'alcade mayor de Séville, qui vient confirmer le fait men- tionné au chapitre 65 de l'histoire d'André Bernaldez. Le roi et la reine écrivent à ce magistrat, « qu'ayant été informés par Fernando (1) Recueil des Ext. de Muñoz, f. 42, 93 et 96. (81) le Guanartème, que les Canariens résidant à Séville recevaient des in- sultes et des mauvais traïtemens de la part des habitans de cette ville, qui leur enlevaient leurs femmes et leurs enfants pour s'en servir comme des esclaves, sous le prétexte qu'ils n'étaient pas chrétiens, et, même alors qu ils avaient accepté le baptême, les traitaient comme des captifs et des prisonniers de guerre ; à ces causes, voulant remédier à ces plaintes et empêcher les Canariens de se réunir dans les mai- sons qu'on leur avait assignées d'abord pour l'exercice de leurs céré- monies païennes , leurs majestés enjoignent à Juan Guillen, alcade mayor de Séville, de veiller particulièrement sur le sort des Cana- riens, de les protéger contre toute insulte, de leur laisser. choisir ( conjointement mari et femme ) les maîtres qu'ils voudraient servir, de séparer de leurs femmes ceux qui ne voudraient pas se marier in Jacie ecclesiæ, de châtier avec prudence ceux qui se comporteraient mal, et de faire en sorte qu'on leur enseigne la doctrine chrétienne et les bonnes coutumes , etc. (1). » Quelques autres renseignemens, extraits du recueil de Muñoz, nous font apprécier les ressources que l'Espagne retira des îles Cana- ries pour le succès de ses entreprises en Amérique. Déjà, en 1496, trois caravelles,expédiées pour les Indes occidentales, chargeaient dans l'île de Gomère une centaine de brebis et de chèvres, qui coûtaient 8,400 maravedis du pays, ou 6,548 mds de Castille (2). (1) Texte original d’après les annotations de Muñoz « Por provision de Rey i Reyna. — Cordova, » 30 agosto 1485. À queja de Fernando Guardurteme hecha en Nuestro propio, i de los Canarios i Cana- » rias residentes en Sevilla, sobre agravios que les hacian tomandoles mugeres é hijos para servirse de » ellos so color de no ser cristianos, i aun siendolo de haber sido reducidos, despues de presosi cautivos » de buena guerra, sobre otros malos tratamientos, etc. Para remedio de eso, i tambien para que ellos » no sigan juntandose en las casas que les señalaron haciendo los actos é comunidades é gentilidad que » solian ; se dà comision à Juan Guillen Alcalde Mayor de Sevilla, para que privativamente entiende en » el regimen de dhos Canarios, les defienda de todo daño, obliga à buscar señores à quien servir, cada »-UnO con su amo, i juntos maridos i muger; à Los no casados separe de las mugeres à no casarse in facie » ecclesiæ ; à los que mal hicieren castigue prudentemente mientras no tuvieran dotrina 1 conocimiento » de leyes i pena; cuide se les de dotrina i costumbres cristianos, etc. » (2) Ainsi le rapport entre le maravedis des îles et celui d’Espagne était comme 300 : 239. 1. —(1"e PARTIE.) (EraNoGrapu )— 11 TV + (82) En 1509, d'après les ordres du roi, on pouvait armer pour le Nou- veau-Monde aux îles Canaries comme à Séville, et cinq ans plus tard, Jean de Camargo, qui suivit la flotte de Pedrarias à la conquête du pays qu'on appela Castilla de Oro, prenait, en passant par la Go- mère, 56 insulaires pour renforcer cetteexpédition, tandis que Guillen Peraza, seigneur de l’île, lui faisait compter une assez forte somme d'argent par les regidors de la ville de Saint-Sébastien. L'Histoire générale des Indes, par le célèbre Barthélemy de Las Casas, est un autre manuscrit précieux qui nous a élé communiqué par M. Ternaux. Cet ouvrage contient aussi plusieurs chapitres rela- tifs aux îles Canaries. Le manuscrit original avait été conservé d'abord dans le couvent de Mont-Serrat, à Madrid. Las Casas, après avoir achevé ce grand travail, en fit don au collége de Saint-Grégoire, et le remit sous la sauve-garde du recteur, auquel, par une déclaration écrite, qu'on lit en tête de l'ouvrage, il enjoignit l'obligation de ne le publier que quarante ans après, à partir de l'année 1560. « Je ne veux » pas, disait-il, qu'avant cette époque il soit connu dans ce collége, » ni moins encore au dehors. La conscience de ceux auxquels je le » confie en reste chargée (sobre lo cual les encargo la consciencia) ; passé » quarante ans, si on le croit utile à l'intérêt des Indiens et de l'Es- » pagne, on peut le faire imprimer pour la gloire de Dieu et surtout » pour la connaissance de la vérité. Toutefois, il ne me paraît pas con. » venable de le laisser lire à tous les étudiants, mais seulement aux » plus prudents. (sino à los mas prudentes). » Le collége de Saint-Grégoire fut au-delà des prévisions de l'auteur ; la Historia general de Indias, de l'illustre évêque de Chiapa, est restée inédite ; quelques extraits seulement ont été traduits (1). (1) Le manuscrit original forme trois gros volumes, qui se trouvent actuellement, les deux premiers à la Bibliothèque de l’Académie d’histoire de Madrid, et le troisième dans celle du Roi. La copie que nous avons consultée de la collection Ternaux est celle que fit prendre l’infatigable Muñor. (83 ) Las Casas était né en 1474: il avait déjà atteint l’âge mür lorsqu'il commença son manuscrit en 1527, et ce ne fut qu'en 1559, vers la fin de sa longue carrière, qu'il l'acheva complètement (1).Une étude appro- fondie des chroniques de son temps, et l’intime connaissance des hommes et des choses, lui acquirent cette expérience nécessaire pour écrire l'histoire et juger des faits sur lesquels elle se fonde. Bien 1in- formé, et souvent témoin de la plupart des événemens qu'il raconte, il nous dit les succès des premières navigations sous Henri IIT de Cas- tille, nous parle de Jean de Bethencourt et de l'hommage que le baron normand fit au roi don Juan IL, des trois îles conquises. C'est à ce su- jet que, se posant en défenseur du pauvre peuple dont on usurpait les droits, il plaide sa cause avec cette éloquence chrétienne qu'il em- ploya ensuite si courageusement en fa veur des Indiens d'Amérique : « ….. Ne faut-il pas s'étonner d’un pareil aveuglement, s’écrie-t-il! Eh quoi! ils » portaient la guerre et l'esclavage ceux qui professaient la loi du Christ! Etait-ce là » marcher sur les traces de leur divin maître ? attirer vers lui par l'amour , la bonté, » Ja douceur et l'exemple de toutes les vertus? Etait-ce là faire aux autres le bien » qu'ils auraient voulu pour soi? Était-ce ainsi édifier le genre humain? Non, non, la » paix en tous lieux et pour tous les hommes, la paix sans distinction de race, car » il n’est qu'un seul Dieu, unique et bon pour tous les peuples. Indiens, Gentils, » Grecs ou Barbares, c’est pour tous qu'il s’est sacrifié... Soyez-en certains, la con- » quête de ces îles, aussi bien que celle d’autres terres lointaines, fut une injustice. Vous » vous assimiliez aux tyrans; vous alliez envahir pour mettre tout à feu età sang, pour » faire des esclaves et avoir votre part du butin, pour ravir la vie et le patrimoine à » ceux qui vivaient tranquilles sans penser à vous nuire... Et croyez-vous que Dieu » ait établi des priviléges parmi les peuples, qu'il ait destiné à vous plutôt qu'aux au- » tres tout ce que la prodigue nature nous accorde de biens ici-bas? Serait-il juste que » tous les bienfaits du ciel, que tous les trésors de la terre ne fussent que pour vous? » (1) À la fin de son prologue, il s'exprime en ces termes : « Par la miséricorde de Dieu, je suis le plus » ayancé en âge, et celui auquel Les années ont acquis le plus d’expérience de tous ceux qui vivent au- » jourd’hui, si par hasard il en existe un ou deux de plus vieux que moi dans ces Indes occidentales. » Las Casas mourut à Madrid en 1566, où il était retourné pour la sixième fois. Il avait atteint alors sa 92e année. (2) Nous n’avons voulu donner ici qu’une idée sommaire de ce beau passage qu’on peut lire en entier dans la copie du manuscrit de l’Hist. de Indias, p. 116-117. (8t) Ce simple fragment suffirait pour faire juger du caractère de cet homme de bien qui voua son existence à la défense de l'humanité, si l'histoire n'avait déjà proclamé ses vertus. | Les chapitres xvin et xx du manuscrit de Las Casas sont entière- ment consacrés aux débats qui s'élevèrent entre les rois d'Espagne et de Portugal pour la cession des îles Canaries. L'auteur discute les pré- tentions des deux couronnes, reproche souvent à Barros d'avoir omis dans cette affaire plusieurs faïts en faveur de Castille, et cite à l'appui des prétentions de Jean IT plusieurs lettres de ce monarque à Al- phonse V. Ces curieux documens, qu'il reproduit dans tout leur contenu, viendront éclairer une question que nous nous réservons de traiter plus tard. | Enfin, dans les chapitres xx et xx1, Las Casas rapporte, avec quelques commentaires, tout ce que disent Azurara et Jean de Barros sur les mœurs et coutumes des Canariens, d'après la relation des explora- teurs du prince Henri. Divers ouvrages fort rares de la bibliothèque de M. Ternaux n'ont pas moïns servi nos recherches. La plupart appartiennent à des au- teurs du seizième siècle qui ont consacré quelques pages aux îles Canaries. Parmi ceux qui nous ont paru mériter le plus de confiance , nous citerons d'abord Antoïne de Lebrixa , docteur de Salamanque, plus connu sous le nom d'AElius Antonius Nebrissensis. Cet écrivain , un des plus savans de son époque , a résumé dans un chapitre tout ce qu'on savait, vers 1500, sur les îles Fortunées, c’est-à-dire quatre ans après que les conquérans eurent établi leur domination dans tout l'archipel canarien. Son récit est simple et rapide. « [ya environ un siècle, dit:il, qu'on a connaissance de ces îles en » Espagne. » Au commencement du règne de Jean second, un certain Bethen- ( 85 ) » court, de nation française, se présente aux tuteurs du roi, encore » enfant, et obtient la permission d'explorer la partie de l'Atlantique » qui baïgne la côte de l’Afrique occidentale. Guidé par la fortune ou » bien par les renseignemens de quelque navigateur, cet aventurier » aborde à Lancerotte et à Fortaventure; il civilise les habitans de » ces deux îles et les convertit à la foi chrétienne. Les héritiers de Be- » thencourt vendent ensuite sa conquête à des seigneurs espagnols, » qui la revendent à d'autres, et cet héritage , après avoir passé de » main en main, vient échoir à Fernand Peraza. Guillen du même » nom, dont les ancêtres conquirent les îles de Fer et de Gomère, » gouverne aujourd'hui ces contrées à titre de comte. Toutefois, Gran- » Canaria , Ténérifle et Palma , terres sauvages et sans arts, maïs ri- » ches des produits de leur sol et des bienfaits de la nature, restaient » encore indépendantes : une expédition est ordonnée, commandée » par des hommes actifs et exercés au métier des armes ; Canaria est » envahie sans coup férir, et les Barbares se préparent au combat. » Suivant leur coutume, leurs lances ne sont pas garnies de fer; mais » la pointe est durcie au feu ; ils n'attaquent pas avec des frondes et des » balistes, mais ils savent se défendre avec des pierres lancées d'un » bras vigoureux. Nullum oculis signum designabant, ajoute-t-il , quod » non telo contingerent. » Pour preuve de cette adresse étonnante, Ant. de Lebrixa raconte les prouesses qu'il a vu faire à un des Canariens prisonniers à Sé- ville (1) , puis il continue ainsi : « C'était à de tels hommes que nos capi- » taines avaient affaire. Il était difficile de les débusquer des rochers » accessibles où ils se tenaient retranchés; maïs la fortune en ordonna » autrement. Deux de leurs chefs se disputaient l'autorité, et les Es- » pagnols , profitant de leur querelle, en mettent un dans leur parti. » Alors, celui-ci leur prête son aide avec les siens, et bientôt tout le (1) Voir au chapitre des Mœurs et Coutumes. ( 86 ) » pays tombe au pouvoir des rois catholiques. Ténériffe et Palma ne » tardent pas à compléter cette conquête; Alonzo de Lugo se charge » de les convertir à la religion et de les soumettre à la loi. » Tels sont les principaux faits que cet habile écrivain expose sans commentaires dans un ouvrage publié en 1519 (1). Antonio Galuao, qui écrivit en 1550 (2), n'a parlé des anciens ha- bitans des Canaries que d'après des notions erronées (3); mais, en revanche, il paraît avoir été instruit des longs débats qui survin- rent entre les cours de Castille et du Portugal pour le droit de pos- session de ces îles, dont plusieurs prétendans se disputaient la seigneurie (4). Aux renseignemens quon peut tirer du vieux livre de Galuao, nous avons ajouté ceux extraits du manuscrit de Thevet, conserve à la Bibliothèque royale. André Thevet est auteur d'une Cosmographie, in-4°, qu'il ne faut (1) Ælu Anton Nebrissensis, Rerum hispanar. et Hispaniens. hist., decad. secund., lib. 2, cap. 1. De Canari insulâ Regis et Reginæ auspiciis à Pedro Vera duce expugnatä. (2) Voici le titre de son ouvrage : Tratado que compos o nobre e notavel Capitäo Antonio Galuao, dos diversos e desvayrados caminhos, por onde nos tempos passados a pimenta e especearia veyo da India as nossas partes, e assi de todos os descobrimentos antigos e modernos, que sûo feitos ate a era de mil e quinhentos e cun- coenta, Obra certo muy notavel e copiosa. (Bibl. Ternaux. ) Cet ouvrage, imprimé à Lisbonne par Juan de Barreira, Fe du roi en 1550, fut publié par François de Souza Tavarez, et dédié au duc Daveyro. (3) « Em tempos passados adoravà os ydolos, comià carne crua, por falta de fogo, nam tinham ferro, semeavà sem nada, lauravà a terra con cornos de bodes e cabras, etc. » (Op. at., p. 18.) (4) « L’an 1424, dit-il, l’Infant (Don Henri) fit équiper une flotte pour aller conquérir les Canaries et en donna le commandement à Don Fernando de Castro; mais, comme les naturels de ces îles étaient belliqueux, ils opposèrent une vigoureuse résistance, et Don Fernando, prenant en considération les grandes dépenses qu’occasionnait cette guerre, s’en retourna en Europe. L’Infant céda alors les îles à la couronne de Castille pour l’assistance qu’elle avait prêtée à Bethencourt. Mais les Espagnols comptent les choses différemment, et prétendent que ni les rois de Portugal, ni l’Infant Don Henri, ne voulurent les céder, etqu'ilsen appelèrent au jugement du pape Eugène IV le Vénitien, lequel, ayant examiné la question, adjugea la conquête de ces îles au roi Don Juan de Castille, l’an 1431, et fit cesser ainsi cette dispute. « Mas o Gasteilhanos contan isto doutra maneira, que nem os Reys de Portugal nem o infante » Dom Inrique as quiser alargar, até chegarem a direito diante do Papa Eugenio IV Veneziano, ho qua » vedo isto deu a conquista daquelas ilhas por sentença a el Rey Dom Ioam de Castella no anno de 1431, » por onde cessou esta contenda. » (Op. cit., p. 17.) (87) pas confondre avec le manuscrit que nous citons (1). Ce voyageur visita les îles Canaries en 1555, avec Guillaume-le-Testu, un des plus célèbres pilotes de son temps. Les renseignemens qu'il se pro- cura sur les mœurs et coutumes des Guanches nous ont semblé dignes d'être notés. Sa relation est en mauvais style, et s'appuie souvent sur de fausses citations; maïs le défaut d'érudition y est remplacé par beaucoup de naïveté. «Il ÿy a une tradition en Afrique, dit-il, qu'un roi fit la descou- » verte de cesisles, et les peupla. Toutefois, celui qui les descouvrit à » bon escient, et qui y envoya ou y fut luy mesme en personne pour » Savoir Ce que c'estait (au moins que l'on sçache), ce fut un ancien Roy » de Fez, nommé Juba, qui n'y trouva pas ce que l’on disait, et si » croyons Pline, au trente-deuxième chapitre du sixième livre de » son histoire, ny vit autre chose que des dogues et des chevres... » Le Roy castillan n'en prit entière possession qu'à la fin de l'an » 1486, et en jouit dès ce temps-là en paix, le tout par le moyen » de ceux qui les conquirent, et qui furent (comme j'ai dist), des sei- » gneurs de France, chose qui fait bien à noter, pour d'autant plus » surhausser la louange de nos Français, et qu’on ne donne la gloire » des conquestes à autres qu'à ceux à qui elle appartient, et qui en » ont eu la peine, apprestant le prosfit pour autruy. » Pour ce qui concerne les anciens habitans, qu'il désigne comme es plus grands mangeurs de viande qu'on sçache trouver (2), il ajoute : « Ils espoussaient plusieurs femmes, mais le Roy et seigneur en avait » la première pointe. Lorsqu'ils allaient en bataille, ils se peignaiïent » de diverses couleurs. Ils assaillaient de nuit leurs ennemis, afin de (1) Sous le titre de GranD Insuzaire DE M. Anpré Tuever. Histoire d'André Thevet, Angoumotïsin, Cosmogr. du Roi; de deux voyages par lui faits aux Indes australes et occidentales, ete. (Bibl. roy., n°655 et 656, Mss. St-Germ. Franç.) (2) « Car, dit-il, ils en dévoraient autant que six de l’Esclavonnie , qui étaient réputés fort grands » sarcophages. » ( 88 ) » les surprendre. C'était lorsqu'ils vivaient à la moresque et qu'ils » n'estaient chrestiens, non plus que ceux d'Afrique, qui leur estaient » voisins, etc., etc. » Nous reviendrons en temps et lieu sur ces ren- seignemens. Le bachelier François Thamara, auteur d'une compilation sur les coutumes de toutes les nations du globe (1), a parlé aussi des habitans des Canaries. « C'étaient des hommes très-forts, écrivait-il, »et bien qu'ils manquassent d'armes de fer, ils se servaient de bâ- » tons, dont la pointe était taillée à l’aide de pierres tranchantes, » et avec lesquels ils traversaient les rondaches et les boucliers. [ls » lançaïent aussi les pierres avec une violence extrême... Ils adoraient » un seul Dieu, et le priaient en élevant les mains vers le ciel. Ils » avaient des endroïts pour accomplir leurs prières; et ces temples » (oratorios) étaient arrosés chaque jour avec du lait de certaines » chèvres, qu'ils appelaient animaux sacrés. » De ces insulaires, ajoute Thamara, il en reste peu. Destos isleños » pocos han quedado. » Ces notions sur les mœurs et les usages des Canariens, que l'auteur des Coutumes des peuples iranscrivait vers le milieu du dix-huitième siècle, se trouvent reproduites presque mot à mot dans un fragment de Lucius Marineus, comme il est facile de s'en convaincre par nos citations (2). Lucius Marineus, de Sicile, que les écrivains espagnols appellent Lucio Marineo Siculo, fut un autre professeur de Salamanque non moins recommandable par son savoir. Il exerça l'emploi de chapelain — (1) El libro de las costumbres de todas las gentes del mundo y de las Indias. Traducido y copiado por el Bachilles Francisco Thamara. Anvers, 1556. (Bibl. Ternaux.) (2) « Eran de mucho esfuerço lors Canarios, los quales aunque no tenian armas usavan de varas que » aguzavan con piedras muy agudas, con lasquales como dardos pasavan las adargas y escudos, y tiravan » asi mismo piedras con grande fuerça.… Adoravan un solo Dios, Alçando las manos al cielo : tenian sus » oratorios, los quales cada dia rociaban con leche de cabra. Estos Ilamaben Animales santos. » (Op. cit., lib. nr, p. 151, verso.) (89) du palais à la cour de Charles-Quint, et composa, sous le titre de Obra de las cosas memorables de España (1), un ouvrage fort es- timé, dont Nicolas Antonio et Mongitorre ont fait mention dans leur Bibliothèque (2). C'est au dix-neuvième livre, où l’auteur traite des droits acquis sur les îles Canaries par les rois catholiques, qu'il est question de la con- quête de Canaria, de la manière de combattre de ses habitans, de leur caractère belliqueux et de leurs cérémonies religieuses. Quant à la description du pays, Marineus s'en tient à la narration de Pline, mais il faut croire quil avait obtenu ses autres renseignemens des conquérans espagnols, puisqu'il dépeint la physionomie des Canariens avec assez de détail (3). Nous reproduisons en note (4) un fragment de ce dix-neuvième livre, dont nous aurons occasion de rappeler plusieurs passages remarquables dans le cours de nos recherches. Le Milanais Girolaneo Benzoni, qui parcourut plusieurs contrées de l'Amérique, et publia en 1572 (5) une Histoire du Nouveau Monde, (1) L'édition originale espagnole fut imprimée à Alcalä en 1563. Cet ouvrage, comme la plupart de ceux des écrivains espagnols et italiens, fut ensuite traduit en latin. (2) Voy. Bibliot. Esp., t. 11, p. 359, et Bibliot. Sic., vol. u, p. 16. (8) « Los hombres no son de color blanco ni negro, la nariz llana y ancha, el ingenio alegre y sutil, » Par nariz llana, Marineus n’a pas voulu désigner sans doute un nez plat et écrasé, mais un nez efilé, et sans cette protubérance qui distingue les nez aquilins. Nariz Ülana y ancha, en un mot, nous paraît un équivalent des expressions dont le poète Viana s’est servi plusieurs fois dans son poème historique ; telles que aftlada nariz proporcionada, nivelada nariz ; nariz en proporcion, ventanas anchas (chant 3), c’est- à-dire nez droit, à larges narines, (4) «....Los naturales de esta isla (Canaria), aunque carecian de armas y de yerro para hazerlas, » usavan con todo eso de unos dardos que hazian de 16s ramos de los arboles y aguzavan con piedras » sutilissimas. Con ellos, como con dardos de yerro, y agudos, facilmente passavan de parte a parte qua- » lesquiera armas de yerro. Demas de esto, arrojavan piedras fortissimamente.... Adoravan à un solo » Dios levantadas las manos a el cielo. Tenian lugar cierto, y determinado de orar, a el qual rociavan » todos los dias con leche de cabras, y à las cabras con cuya leche hazian esto, las tenian escogidas, y » apartadas de las demas, y las Ilamavan : Los animales santos. » Dans un autre passage, Marineus répète un des renseignemens erronés d’Ant. Galuao en parlant dela manière de labourer la terre avec des cornes de bœuf ( Cultivavan la tierra con cuernos de buey). On sait que le gros bétail ne fut introduit dans les îles qu'après la conquête. (5) La historia del Mondo Nuovo di M. Grirolaneo Benzoni, Milanese, la qual trattu delle isole e mari nuo- [.—(1"t PARTIE.) (ETHNOGApH, ) — 12 | ( 90 ) visita aussi les îles Canaries. Benzoni n'avait que vingt-deux ans lors- qu'il entreprit ce voyage, en 1541, Sa relation se trouve consignée dans le troisième livre de son ouvrage (1). Après avoir traversé l’Es- pagne et s'être arrêté quelque temps à Medina del Campo, il fut s'embarquer à San-Lucar de Barrameda, et vint faire échelle à la Grande-Canarie, pour passer ensuite à l’île de Palma. S'il faut en croire le voyageur, un seul homme, dernier débris d’une nation va- leureuse, traînait encore son existence sur cette terre conquise ; mais, abruti par les vices contractés au milieu d'une société d’aventuriers et de soldats, il avait perdu jusqu'au souvenir de ses malheurs. « Cet » insulaire, dit Benzoni, pouvait avoir environ quatre-vingts ans; » et, comme il descendait des anciens princes de l’île , le roi d'Espagne » lui faisait une pension. Je l'entretins plusieurs fois pour connaître » les coutumes et la manière de vivre de ses ancêtres; mais ce fut peine » perdue ; la passion du vin faisait ses plus chères délices, et il passait » tout son temps à s'enivrer. Je fus donc obligé de me contenter du » peu de notions que j'acquis par moi-même et par mes relations avec » les conquérans espagnols qui vivaient encore... (2). » Toutefois, Benzoni aurait pu se procurer des renseignemens très- importans s'il eût prolongé son séjour dans l'île, Quarante ans s'étaient à peine écoulés depuis la conquête , et bien qu'Alonzo de Lugo, après vamenle rürovaii e delle nuove città da lui propio vedule per aqua e per tierre in Quattordiet anni. In Venecia, M.D.Lxxn1 (in—12). Urbain Calvet donna, six ans après, une traduction latine de cet ouvrage, avec des illustrations, sous le titre de Novæ nopt orbis listoriæ, etc. M.D.Lxxvirr. Il existe aussi une traduction française du même livre, faite à Genève en 1600. 4) Lib. sr, Breve discorso di alcune cose notabile delle isole di Canaria. Op. cit., p. 176. (2) ss 11 quale poteva essere di età ottanta, e per essere de” successori de’ principali dell’ isola, il » Re di Spagna gli dava un tanto all’anno per lo suo vivere. Raggionai io alcune volte con costui, » per intendere il modo del vivere, e ï costumi loro, ma non lo potei trovare sincero dal vino, perché » havendolo la prima assaggiato, tutta la sua dilettatione era nell’ ubbriacarsi. A tale, ch'io non posso » dar noticia se non di quel poco chio ho visto, e delle relationi ch’io ho havuto da aleuni Spagnuoli » anciani..…..» ( Benz., Op. cit., liv. nr, p. 176. ) (91) sa vicloire, eût déporté en masse la majeure partie de l'ancienne popu- lation , la proscription n'avait pas été générale. La race indigène n'é- tait donc pas anéantie, comme l'avance le jeune voyageur (1). Le nom de Mayantigo (2), que portent encore aujourd'hui quelques insu- laires du district d'Aridane, en fournit la preuve évidente, et il est à regretter qu'un écrivain aussi consciencieux que Benzoni ail négligé tout ce qu'il pouvait tirer, à cette époque, des souvenirs traditionnels. Casteillanos, auteur d’un ouvrage connu sous le titre d'Elegias de V’arones ilustres, dans lequel il traite des entreprises des Espagnols aux Indes occidentales, nous a donné quelques notions intéressantes sur les Canariens qui prirent part à ces conquêtes. Les descriptions de cet écrivain servent à faire apprécier le caractère belliqueux des braves insulaires que les aventuriers espagnols sempressèrent d'en- rôler sous leurs drapeaux, pour aller porter la guerre dans le Nouveau- Monde. Le premier volume des Élégies de Casteillanos est le seul qui ait été publié en 1589; le second et le troisième, restés en manuscrit, font partie de la collection de M. Ternaux; les bibliophiles ignorent encore le sort du quatrième, qui complétait ce curieux recueil. Toutes les fois que Casteillanos trouve l'occasion de parler des Canariens, il les dépeint comme des hommes d'un grand courage et dignes d'éloges pour les services qu'ils rendirent en Amérique, Cest ainsi qu'en traitant de ceux qui partirent de Canaria, sous les ordres des trois frères Silva, dans l'expédition de Diego de Ordas au Paria, il s'exprime en ces termes : Isleña gente, suelta, bien granada, Qu’ en peligros ocultos y patentes Salieron todos hombres excelentes (3). (1) «...Questi Canari sono ormai quasi che spenti affatto. » ( Op. cit., Liv. mr. ) (2) Mayantigo, nom d’homme qui signifiait morceau du ciel. C'était celui du chef de la tribu d’Ari- dane qui se soumit le premier à Alonzo de Lugo. (Voy. plus avant l’histoire de la conquête de la Palma.) (3) Eleg. de Var. ilus., 1"° part., pag. 165. (92) Un autre écrivain du seizième siècle, Pierre de Medina, nous a fourni quelques bonnes notes sur l’histoire de nos îles, bien que son livre (1) ne soit en grande partie qu'une compilation des œuvres d'Antoine de Lebrixa et de ses contemporains. Nous rangeons aussi dans cette catégorie Lopez de Gomara, Antoine de Herrera et Ma- riana, dont les travaux (2) ont tant contribué à l'illustration de la grande époque des découvertes et des conquêtes des Castillans. Désireux de connaître tout ce qui a été écrit sur le sujet que nous traitons, par les auteurs espagnols et portugais des siècles suivans, nous ayons consulté leurs ouvrages; mais, dans cette dernière série, nos recherches n'ont pas été aussi fructueuses. Lope de Vega, qui fut le Scribe de son époque, trouva dans la con - quête de Ténériffe le sujet d'un drame héroïque, et sa verve facile ne recula devant aucune difficulté. Préférant le prestige du merveilleux aux réalités de l'histoire, le poète dévot (3) a recours à l’intercession de la Vierge et de l'archange saint Michel pour assurer la victoire aux conquérans, et le miracle qui termine sa fameuse comédie (4) vient mettre fin à la résistance opiniâtre des Guanches. Esteban de Garibay confirme, dans son Æbrégé des chroniques espa- \ gnoles (5), plusieurs faits que d'autres écrivains nous avaient déjà (1) Voy. Primera Y SEGUNDA PARTE DE LAS GRANDEZAS Y COSAS NOTABLES DE ESPANA, compuesla primera- mente por el maestro Pedro de Medina, vezino de Sevilla y agora nuevamente corregida y muy ampliada por Diego Perez de Meza, cathedrätico de mathem. en la univers. de Alcalé de Henares, cap, XIV, p. 117. Alcala, 1595. (2) Voy. Primera, segunda ÿ tercera parte de la historia de las Indias, etc. por Francisco Lopez de Go- mara. In-f. Medina, 1552. Herrera, Hist. gen. de Indias, etc. Madrid, 1601-1615. Mariana, His! gen. de Esp. (3) Lope de Vega était familier du Saint-Office. (4) La Famosa Comedia de los Guanches de Tenerife y conquista de Canaria. DEciu. PART. DE LAS coME- pras DE LOPE DE VEcA, f° 128, ano 1621. Canizares, autre auteur dramatique du théâtre espagnol, cherchant aussi dans les annales de la con- quête des Canaries un sujet digne de sa plume, à mis en scène un descendant de Bethencourt, dans sa comédie du Picarillo en España. (5) Compendio hüstorial de las Chronicas ÿ universal historia de todos Los reynos de España, por Est. de Garibay y Camalloa de nacion Cantabro, t. 11, cap. 1, p. 385, ano 1698. (93 ) signalés au sujet de l'invasion des aventuriers biscayens el guipuz- coans, dans l'ile de Lancerotte, en 1399, et des esclaves qu'ils enle- vèrent. Don Christoval de la Camara, évêque des Canaries en 1628, a donné une description statistique des sept îles dans ses Constitutions synodales (1), et nous à transmis quelques nolions sur un édifice qui existait encore de son temps à Canaria, et qu'on appelait le palais du prince de Galdar, E7! Alcazar del Guanarteme (2). Ortez de Zuniga, dans ses Annales de Séville (3), traïte des îles Ca- naries sous l'administration de Diego de Herrera, bien qu'à cet égard Viera nous fournisse des renseignemens plus étendus. Le jésuite Cordeyro, dans son Histoire insulaire (4), a rappelé les droits de la couronne de Portugal sur l'archipel Canarien; mais sa description des îles, qu'il a divisée en cinq chapitres, ne nous à rien appris de nouveau. Enfin, le père Joseph Freire, de l'Oratoire, qui publia à Lis- bonne, en 1758, sous le pseudonyme de Caxpino EwsirAno, la 7’ie de l’infant don Henri de Portugal, à reproduit en d’autres termes tout ce qu'Azurara et Jean de Barros nous avaient déjà dit. Îl serait donc inutile de pousser plus loin cette nomenclature bi- (1) Constituciones sinodales del obispado de la gran Canaria y su santa iglesia, por D. Ch. de la Ca- mara y Murga. Madrid, in-40, 1634, 2° éd. ( La première édition de cet ouvrage fut imprimée en 1631.) Les renseignemens statistiques que l’évêque de Canaria consigna dans cet ouvrage ont été reproduits par Me Gil Gonzales Davila dans son Histoire de Henri III (Häst. de la vida y hechos del rey D. Hen- rique III de Castilla). (2) « En este lugar (Galdar) viven muchos en cuevas a donde moravan los Canarios. Dizen estä alli la » Casa del que solia ser su Rey antes de la conquista, y estä labrada con sola piedra, sin cal : Ilamése Don » Fernando guanarteme. (Murga. Op. cil., p. 339 verso.) (8) « Llamose señor y aun Rey de las Canarias (como ya adverti) Diego Garcia de Herrera, marido de » Dona Ines Peraza, señora proprietaria de ellas ; pero destituido de poder y fuerças para su conquista - » y para su defensa, casi con solo señorio en la apariencia, y el titulo con que la afectava, era ofensivo a » los reyes y le dañava para su comercio. » (Anales de Sevilla, ib. xu, p. 387, ano 1677.) (4) Historia insulana das ilhas à Portugal sugeytas no Oceano occidental, composta pelo padre Antonio Cordeyro, da companhia de Jesus. Lisbonne, 1717. (94) bliographique, car nous n'aurions à citer dorénavant que de faibles autorités. Nous avons recherché toutes les notions et les documens que l’histoire avaït conservés sur un peuple trop long-temps méconnu: l'étude des auteurs contemporains, et de ceux qui ont écrit d'après une tradition récente, nous a guidé dans l'appréciation des faits rapportés par les commentateurs d'anciennes chroniques. C'est en nous aidant de ces matériaux que nous espérons remplir notre tâche, et, sans nous attacher à réfuter ce qui a été avancé par d'autres, il nous suffira de citer les sources où nous puiserons nos renseignemens, toutes les fois qu'ils révèleront quelque fait important, ou qu'ils con- trediront des opinions admises sans examen sur une nation que les conquérans traitèrent en barbares, et dont les vertus héroïques et les mœurs patriarcales méritaient un autre destin. MOEURS ET COUTUMES. « Ces barbares qui estoient si remplis de vertus naturelles et d’honneste simplicité... » (Chronique de la conquest. des Can.) DES PEUPLES QUI HABITAIENT LES ILES CANARIES AVANT LA CONQUÊTE. Les insulaires qui habitaient l'archipel canarien avant l'invasion des Européens et l'établissement de leur puissance dans cette partie de l'Atlantique, s'offrirent aux premiers explorateurs avec des mœurs et des usages divers; leur langage et leur physionomie présentèrent même des différences remarquables. Il nous importe de signaler ces dissemblances, car elles laissent entrevoir de prime abord deux races distinctes qui avaient conservé tous les traits de leur origine. Rameaux isolés de deux grandes souches, ces insulaïires ne formaient pas un même corps de nation, mais deux peuples séparés par démembremens et dont les migrations, vers les îles qu'ils étaient venusoccuper, s'étaient opérées probablement à différentes époques. Renfermés dans certaines limites, privés de relations inter-sociales, sans communication avec le dehors et presque ignorés du monde, des causes locales les avaient maintenus dans leurs circonscriptions respectives. Subdivisés en plu- sieurs tribus, les uns étaient gouvernés par des cheféligibles et indépen- dans, les autres reconnaissaient un pouvoir absolu et obéissaient à des princes héréditaires. Chacun vivait dans sa loi et gardaït ses coutumes ; la plupart s'ignoraient entre eux, et dans les îles où les deux races se trouvaient réunies, un état de guerre permanent manifestait leur mutuelle aversion ; souvent même desdissensions intestines divisaient entre elles les différentes tribus. Si ces peuples avaient pu faire cause commune, si un pacte fédératif eût créé chez eux cette unanimité d'action qui seule garantit le succès, (96 ) s'il leur eût été donné de se défendre en masse, alors ils auraient pu opposer aux Européens une plus longue résistance, et peut-être seraient- ils sortis triomphans de la lutte (1). Mais leurs ennemis tirèrent parti de leur isolement, et dans leurs différentes mvasions ils employèrent successivement les populations vaincues à la conquête des îles qui étaient restées indépendantes. C'est ainsi qu'en les entraînant tour à tour au combat, ils firent tourner à leur avantage leur caractère belliqueux. Les Lancerottains servirent contre ceux de Fortaventure et devinrent les auxiliaires de leurs vainqueurs. Après la reddition-de ces deux îles, les nouveaux seigneurs du pays prétèrent le secours de leurs vassaux pour soumettre la Grand’ Canaria, et dès que celle-ci eut passé sous le joug, Alonzo de Lugo, le conquérant de Ténériffe et de la Palma, enrôla sous ses drapeaux ces intrépides Canariens dont il avait éprouvé le courage et auxquels il fut redevable d'une partie de ses succès. Lorsque Ténériffe, ce dernier boulevard de la liberté guanche, tomba en son pouvoir, l'alliance du Mencey de Guimar et des autres princes qui se détachèrent de la ligue d'Orotapala, lui fut encore d'un grand secours. Même après la soumission du chef Ben- como, il eut besoin de son assistance pour en venir à une entière pacifcation et réduire un reste de braves qui voulaient mourir les armes à la main. TRADITIONS HISTORIQUES SUR LILE DE LANCEROTTE (1377). Parcourons d'abord les îles les plus rapprochées de l'Afrique, et voyons quelles sont les notions recueillies par les historiens sur leurs anciens habitans. (1) Le poète Viana, en terminant son premier chant , a fait une réflexion analogue et s’est exprimé en ces termes : Si un solo Capitan los gobernase : Siendo como éran todos tan valientes, Fuera muy mas dificil la conquista. (97) En 1377, le capitaine biscayen Martin Ruiz de Avendaño croisait sur la côte de Portugal avec plusieurs galères du roi de Castille, lors- qu'une tempête, qui dura plusieurs jours, l'entraîna vers les îles Cana- ries. À vendaño, séparé de sa flotte, aborda à Lancerotte, où Zonzamas, qui régnait dans cette île, l'accueïllit avec bonté. Durant son séjour sur la terre hospitalière, le capitaine biscayen s'éprit des charmes de Fayna, l'épouse du prince. La belle insulaire ne dédaigna pas l'amour du jeune étranger, car neuf mois après elle mit au monde une fille quon nomma /co, et à laquelle on nia le noble titre de Guayre, «attendu, dit l'historien, que la blancheur de sa peau et ses blonds cheveux ne laissaient aucun doute sur son origine. » Après la mort de Zonzamas, Tiguafaya (1), son premier fils, lui succéda; mais ce nouveau chef, ayant été enlevé par des pirates espagnols qui envahirent la contrée, fut emmené en esclavage avec sa femme et cent soixante et dix des siens (2). Un autre fils de Zon- zamas, Guanarame, qui avait épousé la blanche Ico, sa sœur, vint remplacer le roi captif. Mais les vicissitudes que ce prince éprouva pendant la guerre qu'il lui fallut soutenir pour résister aux inva- sions des aventuriers, accelérèrent sa mort. Guadarfia, fils de Gua- narame et d'Ico, allait faire valoir ses prétentions, lorsqu_Æfchen, son parent, et un des chefs les plus puissans de l’île, revendiqua pour lui les droits que l’adultère de la reine Fayna avait rompus. Le conseil des Guayres s'étant assemblé pour décider cette question de légitimité, soumit Ico à une épreuve barbare en usage dans ces sortes de cas. On la conduisit dans un caveau, où elle fut enfermée avec trois femmes du peuple, et dans lequel on introduisit une fumée épaisse el continue. Ico devait supporter cette épreuve si sa descendance n'était pas équi- (1) Viera l’appelle indistinctement Timanfaya, ou Tiguafaya. (Noticias, tom. 1, pag. 191.) (2) Cette invasion des pirates espagnols, qui eut lieu en 1399, et dont nous avons déjà fait mention, est rapportée par plusieurs historiens. Voy. p. 44. I.—(J"e PARTIE. ) (ETENOGRA PH.) — 13 (98) voque, tandis que ses trois compagnes devaient succomber. Une vieille femme la sauva, dit-on, de cette cruelle alternative, en lui conseillant de tenir dans sa bouche une éponge imbibée d'eau. Un résultat aussi inespéré salisfit les Guayres ; les trois innocentes victimes moururent suffoquées : Ico seule sortit triomphante de cette espèce de jugement de Dieu. Estimée dès-lors de noblesse pur sang, on ne contesta plus son origine; s0n fils Guadarfia fut proclamé, et Atchen, abandonné de ses partisans, se vit forcé de le reconnaître pour son souverain légitime. Plusieurs faits importans ressortent de cette histoire rapportée par Viera (1), d'après les mémoires inédits du père Abreu Galindo. D'abord la forme du gouvernement de Lancerotte se trouve bien indiquée : l'ile était sous la dépendance d'un roi, dont le pouvoir héréditaire devait se transmettre au premier né de ses fils. Ce droit, auquel les femmes ne pouvaient prétendre, passait au second en cas de mort du premier. Les alliances entre frères el sœurs étaient permises parmi les grands. Des castes bien tranchées existaient chez ces insulaires : les Guayres, ou les nobles, exerçaient une grande influence et jouissaient de certains priviléges, puisqu'ils pouvaient contester au prétendant son droit de succession. Le reste du peuple, au contraire, était esclave ; “les grands disposaient arbitrairement de son sort; nous en avons une preuve convaincante dans les trois jeunes filles qu'on enferma avec co et qui périrent victimes d'une loi barbare pour une cause qui n'était pas la leur. Une physionomie nationale distinguait cette race d'homme; la couleur brune de la peau et des cheveux formait sans doute son principal caractère : de là les soupçons qui s'élevèrent à la naissance de la blanche Ico sur son origine bâtarde. Enfin l'épisode d’Avendaño nous fournit encore matière à une autre remarque rela- tive à l'hospitalité qu'on lui accorda. Accueilli avec confiance par le chef de l’île où la tempête lui avait fait chercher un refuge, l'auda- (1) Voy. Noticias, tom. 1, Gb. 11, $ xx1, pag. 191 et suiv. (99 ) cieux étranger n'eut aucun respect pour les mœurs patriarcales de son hôte, et viola impudemment les droits sacrés de l'asile. Maïs laissons pour le moment les traditions de l'histoire, et cher- chons, à l'appui de nos inductions, des renseignemens authentiques dans la relation des chapelains de Bethencourt. ÉTAT DU PAYS À LARRIVÉE DE BETHENCOURT, EN 1402. À l'arrivée du baron normand à Lancerotte, l'île était gouvernée par un roi, et c'était ce Guadarfia, fils de Guanarame et d'Ico. Non moins fidèle que son aïeul aux devoirs de l'hospitalité, ce prince reçut les aventuriers, et leur accorda sa protection : « Si vint le Roy du » pays vers messire de Bethencourt, en la présence de Gadifer et plu- » sieurs autres gentilshommes, » disent les narrateurs, «et leur promit » qu'on les garderoiït à l'encontre de tous ceux qui leur voudroïent mal » faire et demeurèrent le dit roy sarrasin et M. de Bethencourt d’ac- » cord. >» Maïs l'on ne lui tint pas compte de ce bon accueil : la honte avait été le prix de la loyauté de Zonzamas; l'esclavage devait être la récompense de la générosité de Guadarfia. Observons en passant que l'épithète de roi sarrasin est souvent employée par les chapelains de Bethencourt pour désigner le prince de Lancerotte, et un de ceux qui régnaient à Fortaventure. Il nous suffit maintenant d'en faire la remarque, afin d'y revenir plus tard. Aïchen (1), ce Guayre qui n'obéissait qu'à regret à Guadarfa, et lui avait disputé son droit de succession, figure encore dans les san- olants conflits qui troublèrent Lancerotte à l'époque de la conquête. Bontier et Le Verrier nous le montrent toujours puissant et ambi- tieux, nourrissant dans son cœur des projets de vengeance, et prêt à tout entreprendre pour semparer d'un pouvoir chancelant, que (1) AHist. dela prem. descouv. et conqueste des Can. Chap. 1v, pag 12. ( 100 } toute l'énergie de Guadarfia ne put sauver de sa ruine. Atchen (1), à la tête de ceux de sa faction, trahit son prince, et le fait tomber entre les mains de ses ennemis; mais Guadarfia parvient à rompre ses chaînes, et son antagoniste reçoit le châtiment infligé aux traîtres : il meurt lapidé et son corps est livré aux flammes. La ruse et la mau- vaise foi des Africains barbaresques se retrouvent dans le caractère du Guayre Atchen. Infidèle à son roi, il en impose à ses alliés par une soumission astucieuse, et les trompe ensuite malgré la foi jurée. « Or, »estoit cette traïson double (écrivaient en 1402 les auteurs qui » ont rapporté ces faits), car il vouloit traïr le roy, Son seigneur, et il » estoit son propos et son intention de traïr après Gadifer et toutes » ses gens (2). » DES NATURELS DE LANCEROTTE ET DE FORTAVENTURE, Bontier et Le Verrier nous fournissent aussi plusieurs notions inté- ressantes sur les habitans des deux îles les plus rapprochées d’Afri- que. Ceux de Lancerotte se battaïent vaillamment , et Bethencourt, comme nous l'avons déjà observé, sut profiter de leurs dispositions guerrières en les entraînant à la conquête de Fortaventure. Mais lais- sons parler les historiens eux-mêmes avec cette naïveté de langage qui a tout le ton de la bonne foi : « Les habitants de l'isle de Lancelot se prennent à estre archers et » gens de guerre, et se sont très-vaillamment maintenus avecque les » chrestiens contre ceux d'Erbanie (Fortaventure), et font encore de » jour en jour, et ont esté morts plusieurs d'eux en la guerre comba- » tans et aidans aux nostres (3). » « L'isle de Lancelot, disent-ils ailleurs, est de la grandeur et de la (1) Les auteurs de la relation écrivent Asche. (2) Conquest, des Can., ch. xxx1, pag. 56. (3) Conquest. des Can., ch. zxx1n, p. 139. ( 101 ) » facon de l'isle de Rhodes. Il y a grand foison de villages et de belles » maisons, et souloit estre moult peuplées de gens : maïs les Espagnols » et les autres corsaires de mer les ont par maintes fois prinses et me- » nez en servaige, tant qu'ils sont demeurez peu de gens; car quand » monsieur de Bethencourt y arriva, ils n'estoient environ que trois » cens personnes qu'il conquista à grand’ peine et à grand travail, et » par la grâce de Dieu, baptisez ont esté.... Les habitants sont belles » gens ; les hommes vont tous nuds, fors qu'un mantel par derrière » jusque au jaret, et ne sont point honteux de leurs membres. Les » femmes sont belles et honnestes, vêtues de grandes houppelandes » de cuirs traïnans jusques à terre (1). » Nous lisons encore dans la Relation française que les Lancerotaines étaient très-fécondes, mais que n'ayant pas de laït au sein pour nourrir leurs enfans, elles les faisaient allaiter par des chèvres (2) :« La plupart » d'entre elles ont trois époux, ajoutent les chapelains, et servent par » mois; et celui qui la doit avoir après, la sert tout le mois que l’autre » la tient, et font toujours ainsi à leur tour (3) ». Ainsi, dans ce trium- virat de maris, chacun était alternativement le maître absolu et l'humble serviteur de la femme. Pedro Luxan assure, dans ses Dia- logues (4), qu'une coutume semblable existait à la Grande-Canarie, et Galindo conteste le fait sans l’'appuyer toutefois de raisons suffi- santes (5). (1) Conquest. des Can., chap. 1xx1, p. 133. (2) « Les femmes portent moult d’enfans, et n'ont point de laict en leurs mamelles, ainsi allaitent leurs en- » fans à la bouche, et pour ce ont elles les baulievres de dessoubs plus longues que celles de dessus, qui est » laïde chose à voir. » C’est ainsi que s'expriment les deux historiens(ch. zxx, p. 134) ; mais Bergeron, qui publia leur manuscrit , et l’accompagna de beaucoup d’autres renseignemens dans son Traicté de la navigat. et des voyag., imprimé à la suite de la relation des chapelains, dit seulement qu’elles faisaient allaiter leurs enfans par des chèvres. Cette seconde version nous a semblé plus probable que la pre- mière. , (3) Conquest. des Can., ch. zxxr, p. 134. (4) Didlogos matrimoniales. (5) Gal. ms. bib. 2, cap. 3. (1102) Nous avons déjà fait connaître, d'après Bontier et son collègue, ce qui a rapport au costume du peuple : il paraît que celui du roi se dis- tinguait par des ornemens particuliers, puisque les historiens de la conquête s'expriment en ces termes (chap. xxxn, pag. 59) au sujet de la trahison d'Atchen : Æprès vint Asche au chastel de Rubicon, et se veslit comme roy. Nous n'avons rien trouvé pourtant, dans leur livre, de relatif au costume du prince, mais Viera et Galindo décri- vent le bonnet royal, la corona de pieles caprinas esmaldadas de con- chas (1), sorte de mitre de peau garnie de coquillages. Jean de Bethen- court, qui prit le titre de roi des Canaries par droit de conquête, adopta en partie cette coïffure, en ornant aussi de coquilles sa toque de baron. C'est ainsi qu'il est représenté dans un vieux portrait de Mancornet, gravé par Palomino. Ce que les deux chapelains nous racontent de Guadarfia, qui par- vint trois fois à rompre ses chaînes et à se soustraire à ses ennemis, peut nous donner une idée de la force et de l'adresse de ces insulaires. Quant à l'état de civilisation du pays. ils nous apprennent qu'on y cultivait l'orge, que les habitans élevaient des bestiaux et recueillaient les eaux pluviales dans de grandes citernes (2). La plupart vivaient réunis dans des villages ; des édifices solidement construits, que les auteurs de la relation désignent maintes fois sous le nom d’Aostels (3), servaient de résidence aux personnages d'un rang distingué. De toutes ces constructions, on ne trouve plus aujourd'hui que des ruines. Ce sont celles du château de Zonzamas, situées vers la partie centrale de l'île. De grands blocs de pierres brutes forment dans cet endroit une enceinte circulaire. Leur disposition n'a rien de bien artistique; cepen- (1) Viera, Noticias, tom. 1, pag. 190. (Geog. Glas. hist. of. the can. is, ex Ab. Galindo, pag. 8.) (2) « Il y a grand foison de fontaines et de citernes, et de pâturages, et de bonnes terres à labourer, et y croût grand quantité d'orge, de quoi on faict de très-bon pain. » (Op. cit., ch. zxm, pag. 133.) (3) Les historiens de la conquête s'expriment en ces termes, au sujet des concessions que Béthen- court fit au roi de Lancerotte, après avoir pris possession du pays: « Le dit seygneur luy bailla ung hos- tel qu'il demanda et qui estoit au mulieu de l'ile. » (Op. cit., ch, zxxxwi, pag. 185.) ( 103 ) dant ces quartiers de rochers sont entassés là dans un certain ordre, et leur assemblage décèle encore quelque chose de monumental. Viera , sur l'autorité de Galindo, fait mention d'une forte muraille qui parcouraïit l'île dans toute sa longueur. Nous nous sommes con- vaincus par nos recherches que ce boulevard cyclopéen n'avait jamais existé; on n'en voit du moins nulle trace, et les habitans de Lance- rotte n'en ont conservé aucun souvenir traditionnel. C'est seulement à Fortaventure quon rencontre encore des débris de ces grandes constructions. Le rempart gigantesque qui traversait l’isthme de la Pared d'Orient en Occident, sur un espace d'environ quatre lieues, divisait le pays en deux principautés : celle de Maxorata, au nord, embrassant la majeure partie de l'île, et celle de Zandia, au sud, com- prenant toute la presqu'ile de ce nom. Ces deux petits états avaient été long-temps en guerre (1) : les chapelains de Bethencourt dési- gnent plus spécialement le chef de Maxorata comme le Bot sarasin, tandis qu ils appellent l’autre le Roi payen, c'est-à-dire, d'après leur indication, celui qui estoit du costé de la Grand’'Canare @). Is ne don- nent aucun renseignement sur les mœurs et coutumes des habitans de la presqu'île ; mais tout porte à croire que ces péninsulaires for- maient un peuple distinct de celui de la grande terre. La nature mon- tagneuse du pays, les cavernes qu'on y voit encore, font présumer que les habitans de cette partie de l’île vivaient en Troglodites comme les Guanches de la partie occidentale de l’Archipel, car il n'existe dans les profondes vallées de Handia aucun vestige d'habitation. Peut-être pourrons-nous tirer plus tard quelques inductions sur l'origine de ce peuple ; pour le moment, nous terminerons À nos remarques. (1) «Il est vray qu’ils sont en icelleisle d’Erbanie deux roys qui long-temps ont eu guerre ensemble, ; » en la quelleguerre il y en a eu par plusieurs fois beaucoup de morts, tant qu’ils sont bien affoiblis. …. » et ont, comme au milieu du pays, ung très-grand mur de pierre qui comprend là en droit tout en » travers d’une mer à l’autre. » (Conquest. des Can., pag. 153.) | (2) Op. cit., chap. xxx , pag. 156. ( 104 ) À Fortaventure comme à Lancerotte, il y avait des lieux fortifiés dans lesquels les insulaires se défendaïent contre leurs ennemis. Bon- tier et Le Verrier parlent de ces enceintes inexpugnables : « Ils ont les » plus forts chasteaux édifiez, selon leur manière, qu'on pourroit » trouver nulle part (1). > Les naturels de ces deux îles étaient des hommes bien constitués, forts et courageux ; ceux de la partie de Fortaventure, qu'on désignait sous le nom de Waxorata, se distinguaient par leur haute stature. Ils ignoraient en général l'usage -du sel et se nourrissaient de viande boucanée qu'ils faisaient sécher dans leurs maisons (2). Les présens étaient chez eux un premier signe de concorde, et pré- cédaient toujours le traité de paix. Les princes de Fortaventure obser- vèrent envers Bethencourt cette courtoisie orientale, et, avant de rendre les armes, ils lui envoyèrent un fruit odoriférant qu'ils lui firent offrir comme un gage de leur bonne foi (3). La coutume de se coucher par terre en témoignage de respect et de soumission était com- mune dans les deux îles (4). Le père Abreu Galindo a réuni aussi dans ses Mémoires un grand nombre de renseignemens sur les naturels des deux premières îles con- quises. « Ces peuples, dit-il, étaient humains, sociables et fort joyeux. » grands amateurs du chant et de la danse; leur musique, qu'ils ac- (1) Op. cit., chap. Lxxvu , pag. 153. (2) « Ils ne mangent point de sel, et ne vivent que de chair, et en font grand garnison sans saler, et la pendent en leur antieux, et la font seicher jusque tant qu’elle est bien fanée, et puis la mangent, et est icelle chair beaucoup plus savoureuse et de meilleure condition que celle du pays de France, sans nulle comparaison. Les maisons sentent très-mal, pour cause des chairs qui y sont pendues. » ( Conqueste des Canar., chap. 1xx , pag. 130.) (3) « Et envoyèrent ung beau présent de je ne sçay quel fruict qui croist en païs bien lointain, et odoroit si fort que c’estoit merveille. » (Ib., chap. cxxviu, pag. 155.) (4) « Là y vindrent les Canariens (Lancerotlains) qui s’estoient faict baptiser, qui se couchoient à terre en lui cuidant faire reverence , disant que c'est la coutume du pays, et c’est-à-dire quand ils se couchent que du tout ils se mettent en la grâce et à la mercy de celuy a qui cela se faict. » (Ib., chap.xLx, pag. 80.) ( 105 ) » compagnaient de claquemens de mains et de battemens de pieds, » exécutés en mesure, était toute vocale (1). » Ces excès de gaîté qui les animaïent dans les grandes réjouissances tenaient évidemment au caractère africain. Bontier et Le Verrier en citent un exemple au sujet du retour de Bethencourt à Lancerotte, en 1405, et des ménestrels qu'il avait ramenés avec lui. Les habitans de cette île, alors déjà conquise, se pressaient en foule sur le rivage et manifestaient leur joie en se laissant tomber par terre, criant, s'en- tre-choquant et se jetant les uns sur les autres pour s'embrasser (2). Les deux princes de Fortaventure furent admis à la table du baron, «et, » tandis que le seigneur soupoit (disent les historiens), il y avoit des » menestrés qui jouoyent, de quoi iceux roys ne pouvoient manger du » plaisir qu’ils prenoient à ouyr les dits menestrés. » Galindo a donné la description d'un des exercices gymnastiques les plus en vogue à Fortaventure. Deux hommes, soutenant une longue lance par ses extrémités, l'élevaient au-dessus de leurs têtes aussi haut que possible , tandis que leurs compagnons tâchaient de sauter par- dessus. Ces insulaires étaient si lestes et si adroïts à ce jeu, qu'ils pou- vaient franchir, par bonds successifs, trois lances placées parallèle- ment à différentes distances. Querelleurs d'habitude, ils avaient entre eux de fréquens duels. Les champions préféraient dans ces sortes de cas le combat au jave- lot appelé £ezzeres. La loi ne pouvait atteindre celui qui se présentait dans la maison de son ennemi en entrant par la porte, alors même qu'il vint à le tuer ou à le blesser; mais s'il pénétrait chez lui inopi- (1) Voy. Georg. Glas., d’après les Mém. de Galindo. (Hist. Can. isl., pag. 6.) (2) « Vous eussiez vu les Canariens (Lancerotiains), femmes et enfans, qui venoient aux rivages au devant de lui, et estoient si joyeux qu’ils failloient et s’entre-boutoient et s’entre-accolloient et paroist bien clairement qu’ils avoient grand” joye de sa venue... Les instrumens qui estoient ès barges fe- soient si grand mélodie que c’estoit belle chose à ouir, et les Canariens en estoient tous esbahys et leur plaisoit terriblement. » (Conquest. des Can., chap. cxxx1, p. 165.) 1,— (1e PARTIE.) (ETHNOGRAPH.) — 14 ( 106 ) nément en sautant par-dessus le mur, ou en faisant bréche sur les toits pour l’attaquer en traître, il était puni de mort (1). Toutefois, la loi se montrait moins rigoureuse envers les altahas ou les guerriers qui s'étaient distingués par des actions de courage et des services ren- dus à leurs concitoyens. Ces altahas jouissaient de grands priviléges ; ils occupaient le haut rang , et leur personne était sacrée. L'auteur des Mémoires inédits décrit en ces termes le supplice des criminels. Le coupable était conduit au bord du rivage, où on le couchaït par terre, la tête appuyée sur une pierre plate, puis on la lui écrasait avec un gros galet. L'infamie du supplice retombait sur ses enfans. Dans leurs maladies, ils prenaient le suc de certaines herbes dont l'expérience leur avait prouvé l'efficacité; maïs, pour la guérison des douleurs aiguës, ils scorifaient la partie affectée avec des pierres tran- chantes, ou bien ils ÿ appliquaient le feu , et pansaïent ensuite la plaie avec du beurre de chèvre. Celui qu'on employait à cet usage était con- servé dans des vases recouverts de terre. Galindo assure que, de son temps, on en retrouva plusieurs encore intacts dans une excava- tion (2). Nous savons encore, d'après Galindo, que ces insulaires étaient excellens nageurs et qu'ils se servaient de dards pour harponner le poisson le long de la côte. Ils construisaient leurs maisons en pierre sans ciment ; l'entrée en était si étroite qu'un homme n'y passait qu'a- vec peine en se courbant. ( Voyez pl. 1, de la partie EtAnographique.) Ces maisons étaient en partie souterraines ; de là le nom de casas hondas que l'on donne aujourd'hui à celles qui existent encore; mais il paraît qu'ils en avaient aussi avec des cours extérieures dans les- quelles ils renfermaient leurs troupeaux. COS EC URSS D D D EE Sn Se nm — — (1) G. Glas., d’après les mss. de Galindo, pag. 6 et 7. (2) G. Glas. ex Galindo, pag. 8. ( 107 ) L'orge qu'ils récoltaient dans leurs champs, la chair et le lait de leurs troupeaux, formaient la principale nourriture des anciens ha- bitans de Lancerotte et de Fortaventure. Ils réduisaient le grain en farine après l'avoir torréfié; deux petites pierres volcaniques, rabo- leuses et taillées en forme de meule, leur servaient de moulin à bras. Ils faisaient tourner celle de dessus avec un bâton, dont ils assujettis- saient une des extrémités sur la meule, tandis que l’autre bout se mouvait dans une planchette percée d’un trou et maintenue contre le mur. (Voyez pl. 1, de la part. Æthnog.) Is pétrissaient ensuite . la farine avec de l'eau ou du lait, quelquefois avec du miel, dans des vases d'argile cuite. Cette espèce de polenta, qu'ils appelaient gofo, était en usage dans toutes les îles. Ils ne cultivaient que l'orge: les autres céréales leur étaient incon- nues. De longs bâtons, garnis à l'une des extrémités avec des cornes de bouc, leur servaient à ouvrir le sillon qui devait recevoir la se- mence. Après la récolte, ils battaïent les épis, puis ils éventaient le orain avec leurs mains. Leurs fruits étaient les dattes et les figues qu'ils faisaient sécher ou qu'ils mangeaient fraîches avec de la farine d'orge. Leur méthode pour obtenir le feu consistait à frotter vivement un petit bâton dur et lisse sur un morceau de bois tendre et bien sec, de manière à creuser un sillon, ou un trou, si le mouvement se faisait par rotation. Galindo décrivit ie costume des habitans de Lancerotte à peu près dans les mêmes termes que les chapelains de Bethencourt, dont il ignora la relation. Le tamarco (famark) de peau de chèvre était cousu avec des ligamens de euir aussi fins que le fil commun. Ce man- teau, qu'ils taillaient avec leur fafiague, espèce de tranchet d'obsi- dienne, ne dépassait pas les genoux. L'auteur des Mémoires inédits ajoute que les souliers où maho étaient aussi de peau de chèvre avec le poil tourné en dehors, et qu'ils portaient des bonnets de la même ( 108 ) substance, ornés par devant de trois grandes plumes. Les femmes avaient une coiffure semblable, maïs leurs bonnets étaient serrés autour de la tête avec une bande de cuir qu'elles teignaient en rouge. Les hommes laissaient croître leur barbe et leur moustache: ils por- taient les cheveux longs, et les femmes les laissaient pendre en tresses par derrière. | Des jaquettes de peau de mouton, qui descendaient jusqu'à mi- cuisse, distinguaient les habitans de Fortaventure de leurs voisins ; mais les manches n'arrivaient pas jusqu'aux coudes, et laissaient les bras à demi nus. Le bonnet variait aussi, et sa forme était plus co- nique. MŒURS ET COUTUMES DES HABITANS DE LA PARTIE CENTRALE ET OCCIDENTALE DE L'ARCHIPEL CANARIEN, Les auires îles du groupe des Canaries étaient occupées par des hommes de même race que ceux de l'île de Fer; mais différens degrés de civilisation et quelques variantes dans les mœurs et les usages distinguaient entre elles ces fractions d'un même peuple. Cepen- dant, parmi les coutumes que les historiens ont décrites comme spé- ciales à certaines îles, parce qu'on n'eut pas occasion de les remarquer dans les autres, plusieurs probablement devaient être plus générales. L'examen comparatif des différentes tribus, observées dans leurs cir- conscriptions maritimes, donne lieu à plus d’un rapprochement, et ce nest pas seulement de l'étude ethnographique de chaque popula- tion isolée et prise en détail, mais bien plus encore de l’ensemble de cette étude appliquée collectivement à toutes les îles du groupe occi- dental, que doit ressortir le caractère essentiel et distinctif de la nation guanche. ( 109 ) DES HABITANS DE LÎLE DE FER. Bontier et Le Verrier n'ont presque rien dit sur les mœurs et coutumes des naturels de l’île de Fer, ou Ben-Bachuir, dont les auteurs espagnols corrompirent le nom en celui de Bimnbachos (1). C'est aux ouvrages de ceux qui ont écrit d'après les traditions qu'il faut avoir recours, et tout ce que Viera lui-même rapporte dans ses ÂNofices est extrait du manuscrit de Galindo et de Garcia del Castillo. D'après ces historiens, les habitans de cette île étaient de moyenne taille, mais forts, agiles et audacieux (fuertes, agiles y animosos, selon l'ex- pression de Galindo) (2). Naturellement enclins à la mélancolie, leurs poésies roulaient sur des sujets graves et tristes, qu'ils chantaient d'un ton plaintif en dansant en cercle, se tenant par la main, et sautant tous ensemble à divers intervalles de temps. Les pasteurs herreños (3) imitent encore de nos jours cette ronde nationale. La polygamie n'avait pas lieu chez ces insulaires; ils ne pouvaient non plus choisir leurs épouses dans leur propre famille, mais, bien qu'ils reconnussent une sorte d'aristocratie de rang, les alliances entre les deux castes étaient assez fréquentes. Le prétendant obtenait ordi- nairement le consentement de la famille par un présent de quelques têtes de bétail. Ce peuple obéissait à un prince pacifique qui, n'ayant personne à combattre, gouvernait paternellement sa petite principauté, et ne recevait de ses sujets qu'un tribut volontaire, selon la richesse de cha- cun. Armiche était le nom de ce prince que Jean de Bethencourt emmena en esclavage avec la majeure partie des habitans de l’île (4). a—— (1) Nous reviendrons plus tard sur cette expression dont notre savant confrère, M. d’Avezac , nous a indiqué l’étymologie. (@) Gal. ms., liv. 1, chap. 1v. (3) C’est le nom qu’on donne aujourd’hui aux habitans de l’ile de Fer. (4) Viera ex Galindo. Moticias, t. 1, pag. 168, note. ( 110 ) Le costume de ces insulaires était presque identique avec celui des habitans de Fortaventure; leur manteau de peau de mouton, qu'ils portaient le poil en dehors pendant l'été, leur servait de fourrure en hiver. Armés de longs bâtons, pour s'aider à gravir les rochers, ils vivaient entre eux dans une parfaite union. Leurs maisons étaient des édifices circulaires, soutenus par une forte mu- raille et surmontés d'un toit en rotonde qu'ils consolidaient avec des Branches d'arbres recouvertes d'une couche de feuillage et de paille. Chaque habitation pouvait contenir une famille d'environ vingt per- sonnes:; mais, vers le littoral, ils avaient établi leurs demeures dans des grottes spacieuses qui servent encore aujourd'hui pour renfermer les troupeaux. De grands tas de fougères, sur lesquels ils étendaient des peaux de chèvre, étaient leurs lits de repos. Lorsqu'ils tombaient malades, ils se couvraïent de peaux de mouton afin de transpirer, et se frottaient le corps avec du beurre. L'eau de leurs citernes (eres), et celle d’une source providentielle qui coulaït au pied du fameux Garoé, faisaient leur principale boisson. Toutefois, Garcia del Castillo assure qu'ils savaient extraire une liqueur fermentée du fruit du mocan (1). Leur nourriture consistait en gofo et en viandes rôties, chevreaux ou moutons. Il est cependant un dicton populaire qui rendrait pro- bable leur goût pour la chair de lézards (herreño come lagartos). On sait que ces animaux étaient très-communs dans l'île (2), et qu'ils y atteignaient presque la grosseur des iguanas d'Amérique, dont les Indiens sont si friands. Mais l'aliment le plus estimé des Ben-Bachirs était la chair des brebis grasses qu'ils appelaient juhaques. Is se réu- (1) Viera, qui a rapporté le même fait, ne cite pas le fruit du mocan; il parle seulement, d’a- près Garcia del Castillo, «d’une boisson spiritueuse faite avec un certain petit fruil sauvage qui ressemblait à la cerise. (Voy. Noticias, tom. 1, pag. 139.) Cette explication indique assez le fruit du Visnea Mocanera, arbre très-commun dans l’île de Fer et dont les Guanches de Ténériffe et de Canaria tiraient leur chacherquen. Toutelois, il serait possible aussi que Garcia eût voulu désigner les fruits du dragonier qui abondent également dans les mêmes localités. (@) Voy. Bontier et Le Verrier. (Conquest. des Can.) ( 111 ) nissaient dans des festins de famille, et se plaçaient autour de trois ou quatre juhaques rôties, qu'ils dévoraient en commun à l'époque des guatatives (1), fêtes nationales dont les historiens nous ont laissé igno- rer l'anniversaire et le motif. Les coquillages étaient aussi très-goû- tés parmi eux, et les amas de patelles désignés par les modernes her- reños sous les noms de Concheros où de Lapas, signalent encore les endroits où leurs devanciers venaient autrefois s'aiguiser l'appétit. Les fruits du figuier étaient aussi une grande ressource pour ces insu- laires, et la racine de fougère (Péeris aquilina), réduite en farine, rem- plaçait le goño dans les temps de disette. DES NATURELS DE LA GOMÈRE. Les habitans de la Gomère différaient peu de ceux de l'île de Fer, quant à la taille et à la physionomie; mais en général leur temt était plus brun. Très-affectionnés aux exercices gymnastiques, et moïns pacifiques que les Ben-Bachirs, les Ghomerythes s'acquirent un grand renom par leur force et leur courage. La légèreté et la hardiesse qui les distinguaient étaient le fruit de l'éducation guerrière qu'ils recevaient presqu'en naissant. Dès l'âge le plus tendre, les jeunes Ghomerythes devaient faire leurs preuves. Placés à une certaine distance, sans écar- ter les pieds de l’espace qu'on leur avaït tracé, on leur lançait de peti- tes boules d'argile qu'ils évitaient par des mouvemens de corps ; puis, une fois familiarisés à ce jeu, on commençait à leur tirer des pierres. Ces premiers exercices étaient remplacés par des essais plus dangereux: il leur fallait d'abord se garantir contre des javelots sans pointe, et en éviter ensuite d'autres acérés par le bout. Elevés à une pareille école, ils ne manquèrent pas d'acquérir bientôt l'adresse audacieuse, l’in- (1) Viera (tom. 1, pag. 137) écrit guatativoas, sans doute avec la désinence castillane. Pour nous, : n’osant encore rétablir ce pluriel d’après la syntaxe , nous pensons que la terminaison française doit être aussi admissible. ( 112 ) trépidité et la promptitude d'exécution qui les rendirent si redouta- bles dans les combats (1). Aussi ces insulaires conservèrent, long- temps après la conquête, cette humeur belliqueuse qui les assimilait aux Guanches de Ténériffe, leurs plus proches voisins. Jaloux de leur liberté, on ne les soumit qu'avec peine, et ils tentèrent plu- sieurs fois de reconquérir des droits usurpés, en se soulevant contre ces seigneurs féodaux auxquels Charles-Quint avait cédé leur île à titre de fief héréditaire. Du temps d'Abreu-Galindo, ils conservaient encore dans leur chant national la mémoire de ceux de leurs compa- triotes qui s'étaient rendus célèbres par leur héroïsme. Tels furent Igualgim, Aguabarahezan, Agualeche, Aguacoramas, Amanhuy et Gualhegueya, qui léguèrent leurs noms à divers districts de l’île. I est surtout question de ce dernier dans une poésie dont Viera a donné le sens (2), et que nous traduisons ici d'après la version naïve de Gar- cia del Castillo (3). « Un jour Gualhegueya , suivi de plusieurs compagnons , avait gagné à la nage un » rocher solitaire pour y ramasser des coquillages, lorsqu'une troupe de requins » affamés vint cerner le ressif. » Les féroces poissons avaient coupé la retraite aux Ghomerythes (4) et se prépa- » raient à les dévorer ; mais Gualhegueya, se dévouant pour ses frères, se précipita » sur le plus grand de la bande et le saisit de ses bras nerveux. » Le monstre se débat sous le fort qui le presse et frappe la mer de sa large queue. » La mer gronde, écume, bouillonne , et la bande vorace s'enfuit épouvantée. » Alors les Ghomerythes profitent de la lutte pour traverser le détroit. Gualhe- » gueya redouble d'efforts, il tourmente son ennemi, le laisse à demi expirant, et _ » s'élance triomphant sur la plage. » Gualhegueya vainquit le monstre et sauva ses frères. » Il fut brave ce jour-là. » (1) Viera, Noticias , tom. 1, pag. 162. (2) Viera , Noticias, tom. 1, lib. u, chap. xx, pag. 188. (3) Antiguedades de la isla del Hierro, ms: (4) Viera et les autres auteurs canariens ont écrit Gomeros, pour désigner les habitans de l'ile. Nous leur restituons ici le nom de leur tribu. (Voy. plus avant. ) (1497) Ainsi, comme l'observe l'historien (1), les Guanches n'admettaient pas de vertu constante, le plus vaillant pouvait foiblir; ils disaient seulement du guerrier : Tel jour il fut brave; maïs, en prenant date du service rendu, ils ne lui en tenaient compte que pour le lui rappeler dans l’occasion. Ce chevron de gloire, acquis sans garantie future, ne répondait pas de l'avenir ; souvenir d'un fait honorable, un fait con- traire pouvait le ternir. Etre brave une fois ne suffisait pas à la répu- tation d'un homme ; l'opinion publique exigeait plus : Haï { uù cantanaja (2): Faites comme les braves! tel était le cri de guerre en commençant le combat, et cet appel au courage, qui réclamait de nouvelles preuves, s'adressait à tous indistinctement. Les Ghomerythes étaient subdivisés en quatre tribus qui avaient reconnu une autorité suprême. Amalahuyhé conservait encore cette suprématie vers la fin du quatorzième siècle. Mais, à la mort de ce prince, les chefs des tribus se déclarèrent indépendans, et leurs dis- sensions accélérèrent les succès de la conquête. Déjà à demi vaincus par la guerre civile que leurs ambitieuses prétentions avaient soule- vée, ils ne purent opposer aux étrangers qu'une faible résistance (3). Les notions que l’histoire nous a transmises sur les mœurs et les coutumes des anciens habitans de la Gomère se bornent à peu de chose. On à prétendu qu'hospitaliers jusqu'à l'excès, ils faisaient à leurs hôtes et à leurs amis les honneurs du lit nuptial. De là, dit Viera, cette loi qui appelait les frères à la succession avant les en- fans. Galindo est le premier qui aït fait mention de cette coutume; il en est question aussi dans un passage du Traicté des Navigations et des Voyages de Bergeron, édition in-8°, pag. 209. Cet auteur s'y exprime (4) Viera, MVoticias, tom. 1, prologue. (2) Ces mots ont été traduits avec des variantes. Viera, d’après la version du P. Sosa, Topog. des Can., dit: Hombres haced como buenos! Hommes, faites comme les braves! ( IVoticias, t. ur, prologue.) Viana et Galindo ont traduit : Mostranse con animo : Faïtes preuve de courage. (3) Viera, Noticias, tom. 1, pag. 195. 1.—(1"t PARTIE.) (ETHNOGRAPHLE. ) — 15 ( 114) en ces termes : « En la Gomère, ils tenoïent à grand’ faveur et signe » d'hospitalité de mettre leurs amis coucher avec leurs femmes (comme » Marc Polo raconte, 1. 1, c. 46, du pays de Camul en Tartarie), et de » recevoir les leurs en pareille courtoisie ; el à cette occasion, les enfans » des sœurs, non les leurs, estoient héritiers, ainsi qu'à Calicut, et » autres endroits d'Orient. » Le costume des Ghomerythes offrait aussi quelques différences avec celui de leurs voisins; ils portaient le tamark plus long et le teignaient en rouge ou en violet avec la racine de tahinaste (Echium giganteum?), ou avec d'autres substances colorantes qu'ils savaient extraire de plusieurs plantes. Les jupes des femmes étaient en peau de mouton ; elles se coiffaient avec des toques légères qui leur tombaient sur les épaules (1), et se chaussaient avec des sandales en cuir de porc. Ces insulaires étaient tous troglodytes ; les grottes naturelles leur ser- vaient d'habitation. Ils possédaient de nombreux troupeaux : l’île abondaït en gras pâturages, qu'arrosaïient une multitude de torrens. De superbes forêts ombrageaient les montagnes, et les palmiers crois- saient en foule dans leurs riantes vallées. La liqueur fermentée, con- nue sous le nom de Miel de Palma, que les paysans de la Gomère tirent encore aujourd'hui de la sève du dattier, était très-estimée des primitifs habitans. DES HABITANS DE LÎLE DE PALMA. L'ancienne population de l'île de Palma appartenait à la grande tribu des Haouarythes ( Beny haouarah), et cette filiation explique l'étymologie du nom primitif de l’île que le père Abreu Galindo a corrompu en celui de Benahoave, et qu'il a traduit par mon pays. Les anciens Haouarythes étaient subdivisés en douze tribus secondaires (1) Viera dit : Adornaban sus cabezas con tocas de los pellicos mas suaves, ( Noticias, tom. 1, p. 148.) Ces fourrures délicates devaient être probablement en peau d’agneau. ( 115 ) qui obéissaient à leurs chefs respectifs (1). Des rivalités avaient sou- vent amené des querelles sanglantes entre ces différens cercles. Echen- tive, prince d'Æbenguarème, en était venu aux mains avec Mayan- tigo, souverain d'Aridane, et des attaques à l'improviste avaient eu lieu entre les tribus d'Hrscaguan et d'Acero (2). Toutefois, malgré l’es- prit inquiet et turbulent qui portait ces insulaires à s'armer les uns contre les autres, Espinosa et Nuñez de la Peña les ont accusés de lâcheté (3); mais, mieux appréciés par les autres historiens, Galinde et Viera leur ont rendu pleine justice (4). En effet, les Haouarythes de la Palma surent résister à toutes les invasions jusqu à la fin du quin- zième siècle, et si la plupart des tribus n'opposèrent à don Alonzo-le- Conquérant qu'une faible résistance, c'est que, séduites par des con- ditions avantageuses, elles comptèrent trop sur la foi des traités. Unies entre elles pour la défense commune, elles furent long-temps indomp- tables. Bethencourt et ses Normands ne purent gagner un pouce de terrain (5) ; plus tard, Guillen Peraza, comte de la Gomère et seigneur de l’île de Fer, qui envahit la Palma avec des forces considérables, fut battu à la première rencontre, et perdit la vie. Lorsque les Aerreños tentèrent de venger la mort de leur seigneur en pénétrant de vive force dans le territoire d'Abenguarène, le prince Echentive trompa encore toutes leurs prévisions, et la sœur de Guarchagua, le chef de Tigalate, qu'ils amenèrent prisonnière, leur donna un premier exemple de ce que pouvait la force et le courage chez les femmes de race guanche. L'herreño Jacomar ayant voulu la traiter en esclave, (4) Voici les noms de ces douze tribus : bande occidentale de l’île, Aridane, Tihuya, Tamanca ; bande orientale, Abenguareme, Tigalate, Tedote, Tenagua et Adeyahamen ; bande septentrionale, Tagaragre, Galgen, Hiscaguan ; centre, Ecero ou Acero. Ces noms ont été la plupart conservés et correspondent aujourd’hui à douze districts ou paroisses. (Voy. tom. u, 1'° part., Geog. deseript., p. 125.) (2) Viera, Moticias, tom. 1, lib. 2, 21, 5, pag. 199. Ab. Galindo, Mss., Lib. 8, cap. 5. (3) P. Espinosa, Hist. de la aparic. ÿ milag., ib. 3, cap. 4, pag. 71. (4) Viera ex Galindo, Moticias, tom. 11, liv. 8, (13, p. 148. (5) Bontier et Verrier, Conqueste des Canaries, chap. 84, pag. 176. ( 116 ) la fière insulaire le saisit à la gorge et allait l'étouffer, quand celui-ci sauva sa vie en la poignardant. Maïs ce crime ne resta pas impuni. Jacomar , profitant d'une trève, était retourné à la Palma, et Guar- chagua, auquel il racontait un jour sa tragique aventure, reconnais- sant en lui l'assassin de sa sœur, lui traversa le cœur avec son ja- velot (1). L'histoire fait aussi mention d'une autre femme célèbre, douée d'une force prodigieuse, et non moins résolue que la sœur du chef de Tigalate. Les Espagnols venaient de débarquer à Tazacorte : Gua- rynfanta se présente et les défie au combat. D'abord, forcée de fuir devant le nombre, elle les trompe par sa fausse attaque ; mais bien- tôt, revenant sur ses pas, l'intrépide amazone abat celui qui la suit de plus près, et l'emporte comme une proie. Les Espagnols s'achar- nent à sa poursuite : déjà Guarynfanta a gagné les bords escarpés d’un ravin, lorsque entourée par huit combattans, elle tombe brisée de coups, au moment qu'elle allait se précipiter avec son ennemi (2). Certes, de pareils traïts d'héroïsme témoignent assez de la bravoure de cette nation, et justifient bien l'opinion de l’auteur des Notices : « Ils étaient tous gens de cœur, dit-il; et les femmes palmaïses, douées » la plupart d'un courage viril, s'élevaient au rang des hommes par » leur force et leur audace (3). » Ce caractère résolu qui distinguait si éminemment les Haouarythes se retrouve à chaque page dans la rela- tion de Galindo. Le mépris de la mort fondé sur des idées de fata- lisme, la résignation dans la souffrance, et le courage poussé jusqu'à la témérité, telles furent le svertus stoïques qu'ils opposèrent à la bar- barie des conquérans. Citons encore deux exemples : Victime d’une infâme trahison, Tanausu, prince d’Acero, ne rend les armes qu a- (1) Viera ex Galindo, tom. 11, pag. 149. (2) Ab. Galindo, Mss., lb. 3, cap. 6. (3) Viera, Nouicias, tom. 11, pag. 149. ( 117 ) près une défense désespérée, et avoir vu tomber autour de lui ses plus braves compagnons. Fait prisonnier au mépris des traités, on l'envoie en Espagne pour être présenté aux rois catholiques comme un trophée de la victoire de l'Ædelantado. Maïs le malheureux prince ne veut pas survivre à sa disgrâce ; il refuse toute espèce d'aliment, et se laisse mourir de faim (1). Mayantigo, le chef de la tribu d’Aridane, reçoit en combattant une grave blessure, et bientôt la gangrène atta- que son bras fracassé. Alors le guerrier, voulant prévenir les ravages du mal, s'arme de son tafrigue, et opère lui-même l’'amputation par la désarticulation du coude (2). Mais il était des maux contre lesquels ils ne connaissaient pot de remèdes, et pour ceux-à ils s'abandonnaïent au destin. Bien pius affectés des peines de l'âme que des douleurs du corps et naturelle- ment enclins à la mélancolie, ils avaient recours à la mort pour terminer leurs souffrances. Dans les cas désespérés, lorsque le malade ou le vieillard pressentait sa fin prochaine , il convoquait ses pa- rens et leur faisait ses adieux en prononçant le fatal : Faca guaré : « Je veux mourir! » Cette volonté dernière était religieusement obser- vée ; on le transportait dans la grotte sépulcrale, et là, étendu sur un lit de peaux, un vase de lait au chevet de sa couche, le moribond s'éteignait dans son agonie (3). Ce n'est donc pas sans raison que Viera appelle les insulaires de la Palma , les Spartiates des Canaries. Si en effet, sous certains rap- ports, leur intrépidité dans les combats, et cet amour de la patrie dont ils donnèrent tant de preuves, les égalaient aux héros de l’an- cienne Grèce, nous retrouvons aussi dans leurs mœurs certaines habitudes qui les rapprochaïent encore davantage des Lacédémo- (1) Viera, Noticias, tom. 17, pag. 162. (2) Galindo, Mss., lib. 8, cap. 5. (3) Viera (ex Galindo), Nouicias, tom. 1, pag. 181. (118 ) niens. Celui qui savait le plus adroïtement piller son voisin, lui enle- ver ses bestiaux ou lui dérober ses armes, recevait des éloges; on le proclamait le plus hardi (1). L'ancienne population de la Palma s'était établie dans des grottes ; celle de Carias, qu'habita le prince de Tedote, était une des plus spa- cieuses. Après la conquête de l’île, les officiers de l'armée espagnole. présidés par l’Ædelantado, y tinrent leur premier conseil (cabildo). On avait cru reconnaître des caractères gravés sur un rocher taillé en forme de sépulcre, qui avoisinait une autre grotte située dans le ravin de Velmaco; mais nous n'avons rien trouvé dans cet endroit qui res- semblât à une inscription. Parmi les usages décrits par les historiens, il en est un qui paraît particulier aux Haouarythes de la Palma. Ces insulaires avaient uti- lisé la semence d’une espèce de Chenopodée qu'ils appelaient Æma- gante, et qu'ils faisaient bouillir dans du lait. Ils se servaient, pour manger cette pâtée liquide d'un goupillon nommé Æguamante , qu'ils fabriquaient avec des racines de mauve réduites en fila- mens par la macération (2). Ils en faisaient aussi avec des racines de fougères qu'ils imbibaïent de lait ou frottaient dans du beurre pour donner ensuite à sucer aux petits enfans (3). Ces sortes de biberons, qu'on employait pareillement à l’île de Fer et à la Gomère, semble- raient indiquer que les femmes de cette partie de l'archipel canarien, comme celles de Lancerotte et de Fortaventure, ne pouvaient non plus allaiter leurs enfans, et qu’en général, dans ce climat, elles avaient recours pour les nourrir à des moyens artificiels, lorsqu'elles ne les confiaient pas à des chèvres. Les Haouarythes de la Palma portaient le même costume que les (1) Viera (ex Galindo), Noucias, tom. I, pag. 182. (2) Viera, tom. 1, pag. 135. (3) Viera, tom. 1, pag. 133. ( 119 ) Ghomerithes : ils étaient grands et robustes de corps; leur visage n'avait rien de disgracieux ; les traits en étaient réguliers, et le prince Mayantigo fut appelé, dit-on, morceau de ciel, à cause de sa belle phy- sionomie, Quant à la couleur de leur teint , il paraîtrait qu'elle était généralement assez blanche, puisqu'un des princes d'Abenguarème avait été surnommé Æzuquahé, qui signifiait le brun (1), sans doute pour le distinguer des autres. DES GUANCHES DE TÉNÉRIFFE. Mais hâtons-nous d'arriver aux Guanches de Ténériffe pour con- naître à fond ce peuple de braves, car ce fut dans cette île qu'il con- serva le plus long-temps son indépendance, et avec elle ses mœurs pastorales et ses vertus guerrières. Ténériffe (Tehinerfe où Chenerfe, selon les variantes de l’ortho- graphe), offrit aux conquerans une organisation politique à peu près semblable à celle de la Gomère et de la Palma. Suivant la tradition, l'autorité d'un seul avait prévalu d'abord, et Tinerfe-le-Grand fut le dernier prince qui jouit du pouvoir souverain cent ans environ avant la conquête. Mais, à sa mort, ses neuf fils se partagèrent le royaume (2), et le divisèrent en autant de principautés indépendantes, auxquelles il faut ajouter une autre fraction de territoire concédée à un bâtard du roi nommé Aguahuco. Les enfans légitimes prirent le titre de Men- cey ou seigneur, et Aguahuco reçut celui d’ÆAchimencey, c'est-à-dire de simple gentilhomme, d’après la version de Viera. (1) Ab. Galindo, Mss., lib. 3, cap. 5. Viera, Noticias, tom. I, pag. 197. CORRE CN 5 Hay fama comun que antiguamente Un solo Rey la isla sojusgaba , Y el ultimo Ilamado el guan Tinerfe, Dejb, cuando murio, nueve 6 diez hijos ; Los cuales, cadacual reynar queriendo, Se alzaron cada uno con su termino : Y asi fué el Reyno en nueye dividido. (VIANA, cant. 4.) ( 120 ) Toutefois, il paraît que les différentes tribus de Ténériffe reconnu- rent de tout temps la suprématie du prince de Tahoro, un des neuf Menceys de l’île. Le titre de Quebehi, grandeur ou majesté, ajouté à son nom propre, le distinguait des autres (1). Quebehi Fmobach, qui régnait à Aurotopala (Orotava) en 1464, est le seul désigné dans l'acte de possession d'Herrera le Vieux, sous le nom de grand : el gran rey Ymobach de Tahoro (2); son fils Quebehi-Bencomo, qui lui succéda, est qualifié de très-puissant par l'historien de la conquête : En Tahoro Bencomo el potentissimo. ( Viana, cant. I.) Et dans un autre passage le poète a soin de faire remarquer qu'il était le plus redouté, qu'il jouissait de l'estime générale, qu'on avait pour lui la plus grande vénération, et que le nombre de ses vassaux et l'étendue de ses domaines lui donnaient sur les autres une prépon- dérance marquée : Mas de todos Bencomo el de Tahoro Fué el mas temido, amado y estimado, De mas vasallos, tierras y distritos. (Vrana, cant. I.) Ce nom de Tahoro ou Taoro, par lequel les historiens de la con- quête ont désigné le territoire du Mencey Bencomo, semble une cor- ruption du mot Tagoror, qui signifiait le lieu où l'on se rassemblait pour tenir conseil, rendre la justice, et se livrer aux grandes réjouis- sances. La dénomination de Tahoro, particulièrement appliquée au domaine du Mencey, le plus puissant de Ténériffe, indique assez la suprématie que ce prince exerçait sur les autres districts, suprématie qui, du reste, acquiert de nouvelles preuves par les faits historiques. I est vrai qu'il existe vers la partie méridionale de l'île, dans l'enceinte (4) Viera (ex Gallindo) tom. 1, pag. 210. (2) Voy. Nuñez de la Peña, lib, 1, cap. 9, pag. 71,.et la 2° part. de notre 1* vol, Miscellances, p. 182. (591 ) du bourg de Guia, un petit espace de terrain envahi par la lave, et qu'on appelle le Tagoror. Ce même nom se retrouve aussi à la grande Canarie, où il sert à désigner une plate-forme entourée de grottes tail- lées dans le tuf. C'est le Tagoror de Galdar, ancienne résidence de Guanartèmes de Canaria ; mais nulle part dans l'archipel canarien, si ce n’est sur la Bande N. 0. de Ténériffe, où commandait en maître le Mencey Bencomo, cette dénomination est appliquée à tout un dis- trict. D'après Espinosa et Viana, c'était toujours au grand Tagoror d'Aurotapala, ou bien en d'autres termes dans la vallée de Tahoro ou du Zagoror, que se réunissaient les Menceys de l'île pour conférer ensemble. Les plus grandes solennités avaient lieu dans ce district, et ce fut là que se débattirent les grands intérêts de la patrie à l'époque de l'invasion étrangère. Toutefois, les princes et les nobles de Ténériffe avaient leur Tagoror particulier, où ils siégeaient d'habitude (1). C'était là qu'ils tenaient conseil, réglaient les différends , assistaient aux réjouissances, et rece- vaient ceux qui venaient les visiter. « Un vieux Mencey assis à l'entrée » de sa grotte,-sur son banc de pierre, et présidant son Tagoror, dit » l'auteur des Notices, me rappelle les héros d'Homère. Je crois voir » Nestor, roi des Pyliens. Ce fut dans un lieu semblable que le ren- » contra Télémaque, fils d'Ulysse (2). » « Quand la fille du matin, l’Aurore aux doigts de roses, vint annoncer le iour, » l'illustre Nestor se leva pour aller s'asseoir sur les pierres blanches et polies placées » devant sa demeure. C'était là que s’asseyait autrefois le sage Nélée, son père... » Hom., Odyssée ( livre in, vers 404 ). Couronnement du Mencey. — À l'avénement d'un nouveau prince, dit Viera, la cérémonie de l'installation avait lieu dans le Tagoror. (1) L’assertion de Viera, que nous rapportons ici, est contredite par Viana, qui nie ce droit aux chefs guanches, qui n'avaient pas le titre de Mencey. (Voy. plus avant ce qu'il dit, à ce sujet, du prince de Tegeste, p. 131.) (2) Viera, Noticias, tom. I, p. 218. 1. —(1* PARTIE.) (ETHNOGRAPE. ) — 16 ( 422 Des branches de palmiers et d'autres rameaux verts décoraient l'en - ceinte ; le sol était jonché de fleurs, et le peuple accourait en foule de toutes les vallées voisines pour assister à cette grande solennité. Le Mencey, salué par acclamation, s'asseyait sur une pierre taillée en forme de siége et recouverte de peaux : alors un de ses parens les plus proches lui présentait le royal humerus (1), relique vénérée qui tenait lieu de sceptre, et qu'on conservait dans un étui de cuir. Le Mencey le baisait avec respect; puis, l'élevant au-dessus de sa tête, il prononçait en ces termes la formule du serment : « Je jure, par l'os de celui qui a porté la couronne , de suivre son exemple et de » faire le bonheur de mes sujets (2). » Les chefs, par rang d'âge, prenaient ensuite le sceptre des mains du nouveau prince, et le plaçaient tour à tour sur leurs épaules en disant : « Nous jurons, par le jour de ton couronnement, de nous constituer tes défenseurs » ainsi que de ceux de ta race (3). » Selon Viana, ce n'était pas sur le royal humérus que le Mencey et les chefs prononçaient leurs sermens, mais sur le crâne d’un des an- ciens princes (4). (1) Cétait los du bras droit du chef de la dynastie régnante. Era el mondado hueso Zancarronico Del diestro brazo, todo guarnecido Y cubierto de pieles gamuzados, Y al Rey se presentava solamente, Cuando en consulta en el Tagoro estaba. (Viana, cant. 1.) (2x Achoron, Nunhabec, Zahochat Reste, Guañac Saur Banot Gerage Sote. (D'après l’orthographe de Viana, chant 1.) (3) Agoñec Acorom Inat Zahaña Guañac Reste Mencey. (D'après Viana , chant 41.) (4) Guardaba cada reyno con recato La calavera para el propio efecto (123) Après le couronnement, le Mencey, le front ceint de laurier entre mêlé de fleurs, invitait les assistans à prendre part au festin; les danses, les luttes et les jeux terminaïent ensuite la cérémonie, et se prolongeaient pendant la nuit à la clarté des torches et des feux de joie qu'on allumait de toute part. En temps de guerre, on suspendait les hostilités pour que rien ne troublât la fête, dont le prince faisait tous les frais. | Respect dû au prince — Lorsque le Mencey parcourait ses do- maines, il était précédé du sigoñe portant l'añepa, espèce de bâton de commandement orné à son extrémité d'une banderole de jonc (1). Dès qu'on apercevait la royale bannière, on accourait au-devant du prince pour le saluer au passage en se prosternant à ses pieds. Les plus empressés secouaient la poussière de ses sandales avec la fourrure de leur tamarck, puis les baisaient avec respect. Ce témoignage de sou- mission et de vasselage élait de rigueur à l'anniversaire du couronne- ment qu'on célébraïit toujours en grande pompe. Alors le peuple était admis auprès du Mencey et venait lui rendre hommage. « Les uns, dit Espinosa, lui apportaient un tribut de peaux recherchées; les autres lui offraient des fleurs odoriférantes et des rameaux de fruits; les plus riches lui baïsaient la main gauche, les chefs et les nobles la Del mas antiguo rey de aquel estado, Del cual linage y sangre descendiese Aquel que por entonces se elegia. - (Viana , cant. 1.) (1) Voy. la vignette de la partie ethnographique et la pl. 1. Ce bâton que nous avons fait figurer dans la planche indiquée, et celui qui l'accompagne, mais dont la forme est différente, ont été retirés d’une grotte, aujourd’hui presque inaccessible, et qu’on nous désigna comme l'habitation de l’ancien Mencey de Tahoro (/a cueva del principe). Elle est située dans la vallée de l’'Orotava, aux environs du village du Realejo, contre les berges escarpées d’un grand ravin de la montagne de Tygayga. Cette grotte, qu’un hardi pasteur voulut explorer avec nous, malgré les difficultés des abords “était très-spacieuse, et offrait à l'entrée douze ou quinze siéges grossièrement taillés en un seul bloc de pierre. Un siége plus élevé que les autres occupait le milieu de la grotte. Ce fut près de là que nous trouvâmes le bâton représenté dans notre planche, et dont la forme particulière figure assez bien la lance d’une ban- nière. Les autres bâtons, d'une plus petite dimension, étaient placés contre le mur de la grotte, der- rière les autres siéges. ( 124 ) main droite; mais tous s'agenouillaient devant lui en lui disant : Je suis ton vassal! (4) Dans ces fêtes solennelles, l'élite des guerriers défilait devant le prince, et témoignait sa joie par de bruyantes acclamations, que Viana rapporte dans les termes suivans, d'après la version du P. Espinosa : « Vive Bencomo, notre seigneur et notre soutien ! » Qu'il vive, malgré la rigueur du destin! » (2) Châtimens. — C'était dans l'enceinte du Tagoror que le Mencey administrait la justice et présidait le conseil des Sigoñés. Le délin- (1) Le poète Viana, reproduisant en vers les renseignements fournis-par le moine historien, s’est ex- primé en ces termes : Cuando el primero dia en cada Reyno Se convocavan todos los Vasallos, Ante su Rey.llegavan a obediencia Los Hidalgos y nobles de rodillas ; Todos le vesaban la derecha mano, Y los honrados ricos la sinistra, J Diciendo con humilde acatamiento : « Zahañat Guayohec, » que significa, « Soy tu vasallo, » en castellana lengua. La otra gente comun pleveya y baja Traïan blandas y curiosas pieles, O bellos ramos de olorosas flores, Y al Rey besavan ambos pies, limpiandolos: Senal de vasallage y. cbediencia. (Viana, chap. ur.) (2) IL est question de ces deux phrases dans le poème de Viana : c’est à l’occasion d’une fête guerrière. à laquelle présidait Bencomo. « Mille soldats défilaient devant lui, dit le poète : Vive Bencomo, ete., » était le cri de l’avant-garde ; et le reste de la troupe répondait : Qu'il vive, » etc. : Luego resuena el éco vozinglero, De voces, silvos, algazara y gritos, Y entra Tigaiga, Capitan valiente, Con mas de mil soldados esforzados, Todos armados con pesadas suntas, Mazas muy gruesas de nudosas porras, Diciendo en orden la vanguardia à voces Achit Guañoth Mencey, Reste Bencom; Que dice vuelto en Castellana lengua, « Viva Bencomo, Rey y amparo nuestro! » À quien la retaguardia respondia : Guéyax echey, Ofiac Nasethe Sahana, Que significa, « Viva, aunque le pese Al rigor de los hados y fortuna. » (Viana, ch. nr.) ( 125 ) quant, amené devant ses juges, était étendu par terre, où on lui ap- pliquait la bastonnade avec la houlette pastorale du prince, quiavait toujours soin de faire panser ses blessures après l'exécution. Ce chà- timent était celui qu'on infligeait ordinairement aux voleurs (1). Galindo assure que les Guanches de Ténériffe ne connurent pas la peine de mort (2); mais cette assertion semblerait démentie par les traditions historiques qui ont servi de texte à un des épisodes les plus touchans du poème de Viana. Bencomo irrité venait d'ordonner le supplice du prince Gueton et de la belle Rosalva : les deux inno- centes victimes allaient être précipitées des rochers de Tigayga, lors- que le Mencey leur fit grâce, à la sollicitation de sa fille Dacil, d'Alonzo de Lugo, et de Beneharo, roi de Naga (3). Dans un autre passage, le poète parle des châtimens infligés aux enfans qui insultaient leurs pères, et qu'on condamnait à être lapidés : | Era ley, que muriesen crudamente,. Y lo mas ordinario apedrados. (Gant. L.) L'homicide recevait la peine du talion, et ceux qui se rendâäient coupables d'adultère étaient enterrés vifs. La jeune fille pervertie expiait ses fautes dans la prison, jusqu'à ce qu'un de ses amans se pré- sentât pour l'épouser (4). Viera , suivant la version du P. Abreu Galindo, dit que le meurtrier perdait tous ses troupeaux, et qu'on l'envoyait en exil à perpétuité. « Peut-être, ajoute-t-il, que le législatèur, en agissant ainsi, avait » voulu soustraire le coupable à la vengeance des parens‘du défunt. » La loi imposait le plus grand respect pour les fémmes : celui qui en (4) Viera, tom. I, p. 184. (2) Galin., Mss., lib. 3, cap. 13. (8) Viana, chant xvr. (4) Viana, chant 1 ( 126 ) rencontrait quelqu une sur son chemin devait s'arrêter et la laisser passer sans lui adresser la parole (1). La bigamie n'existait pas parmi les Guanches ; mais ceux de Téné- riffe pouvaient répudier leur épouse pour en prendre une autre. Les garçons s'appelaient Æchicuca et les fille Cucaha (2). Viana nie cette loi de répudiation. Toutefois le passage de son poème, où il traïte du mariage, laisse beaucoup à désirer. (Voy. chant 1.) Distinction de rang. — C'est à fray Alonso de Espinosa que nous sommes redevables des croyances des Guanches sur la distinction des castes. « Au commencement du monde, disaient-ils, Dieu créa un certain nombre d'hommes et de femmes avec de la terre et de l'eau, et leur répartit les troupeaux nécessaires à leur subsistance. Plus tard, il en créa d’autres et ne leur donna rien, Alors ceux-ci ayant réclamé leur part, Dieu leur répondit : Servez les autres , et ils vous donneront. De là proviennent les maîtres et les serviteurs, c'est-à-dire les nobles et les roturiers (3). » Ainsi l'aristocratie fondait sa prérogative sur le principe du droit divin; la religion était sa sauvegarde, et la caste nobiliaire poursuivait le cours de ses destinées en s'appuyant sur la sainteté des traditions. Certes, la noblesse guanche fut plus avisée que la nôtre, et les Men- ceys de Ténériffe pouvaient mieux encore que les monarques d'Eu- rope se dire rois par la grâce de Dieu. Cette noblesse n'était pas seule- ment une haute distinction que de glorieux services avaient rendue héréditaire ; en dehors des conventions humaines, elle avait sa source dans une région sacrée inaccessible au vulgaire ; elle émanait de Dieu même, et formait une race privilégiée tout-à-fait distincte. Dans l'ordre de cette hiérarchie nobiliaire , qui divisait la nation en deux corps, le Quebehi était le plus haut placé. Le titre de Mencey ou (4) Viana, chant 1. (2) Viera ex Galindo. ( Vouicias, tom. 7, p. 173.) (3) Espin., lib. 1, cap. 8, pag. 29. ( 127 ) seigneur s'appliquait au prince dont les chefs de la tribu avaient reconnu l'autorité souveraine, et ce titre était héréditaire. Par celui d'ÆAchimencey, on désignaiït un personnage d'un rang inférieur, mais issu de famille régnante. Les Sigoñés étaient tous gentilshommes : grands-vassaux des Menceys, ils commandaient les gens de guerre, et prenaient place au fagoror où tribunal de justice. Enfin, de même que dans les autres îles, les achicaxna ou les roturiers formaient la masse du peuple; pauvres serfs soumis aux seigneurs, et cultivant les domaines du prince, qui leur en cédait l’usufruit ; le travail faisait leur bien-être, et la véritable richesse ne consistait pour eux que dans l’ac- croissement du troupeau (1). Ces distinctions de rang et de classe ont fait dire au poète Viana : Habia entre ellos hidalgos de linage Escuderos honrados‘y villanos. { Chant. r.) Droits du Mencey.— Toutes les terres appartenaient au Mencey, qui les distribuaït à ses sujets suivant leur rang et leurs besoins ; mais ces concessions n'étaient que temporaires; elles rentraient dans le domaine du prince à la mort des usufruitiers ou prenaient plus d'extension par l'accroissement des familles. L'impossibilité d'acquérir et de dominer les autres par la fortune contenait l'ambition , et, sous ce rapport, cette loi agraire, favorable à la politique des Menceys, faisait leur force et leur stabilité. Mœurs pastorales. — Les soins du troupeau et le choix des meil- leurs herbages étaient pour les Guanches des devoirs importans; aussi y mettaient-ils toute leur science. Ces hardis pasteurs rassemblaient en quelques instans tout le bétail dispersé dans la montagne; ils le comptaient d'un coup-d'œil, et savaient distinguer entre mille brebis l'agneau de chaque mère (2). Le berger charmait ses loisirs sur sa flûte (1) Viera, Noticias, tom. 1, pag. 155 et 219. (@) Viera, Notieias, tom, 1, pag. 166. (128 ) champêtre, chantaït ses amours ou les-combats de ses pères (1). Cette vie pastorale, cette existence des premiers temps ont inspiré à Viana les plus belles pages de son poème, et l'on nous saura gré, sans doute, de reproduire en note quelques fragmens de ces bucoliques que Cer- vantes et Cayrasco n'auraient pas désavouées (2). (1) Viera, Noticias, tom. I, pag. 158. (2) Nous n’entreprendrons pas de reproduire dans notre langue toutes les antithèses dont Viana a fait un emploi si gracieux dans Pinvocation de son quatrième chant. Les difficultés qu’il a vaincues avec tant de bonheur seraient insurmontables en français, si nous nous attachions à le traduire mot à mot. Dans cette faible imitation de la pensée du poète, on pourra juger de la portée de son génie; mais il faut le lire pour apprécier à sa juste valeur toute l'originalité de son style inimitable. 4 Quien celebrara Amor tus obras buenas ? Mitiga mis ardores rapazuelo O quien podra huir tus obras malas? Porque no olvidando agora males propios Que facil eres en dificultades ? En los agenos tus asañas cante ; Y en las facilidades, que dificil? No quieras que sea solo mi egercicio Que posible y constante en imposibles? Quejarme en vano de que soy tu martirio. Y enlos posibles, que imposible y fragil ? Olvidate de mi, de ti me acuerdo, Eres engaño de desengañados Que si de ti me acuerdo,a mi me olvido Y de los engañados desengaño; Porque no estoi en mi, si en mi consistes ; Bien de los males, y aun el mal de bienes, Sigote agora, porque no me sigas, Osado, ciego, y fuerte en el peligro, Oye mi canto, y mi lamento escucha! Debil y temeroso en lo seguro. (Ch. 1v.) Traduction libre. Amour ! qui célébrera tes bienfaits, qui pourra se soustraire à tes attaques ? L’im- possible n’est rien pour toi, car tu peux tout vaincre ; et pourtant tu rends difficile ce qui ne l’est pas, et sais élever des difficultés insurmontables là où il n’existe aucun obstacle. Puissance bizarre ! tu détrompes les dupes et trompe ceux qui se croient à Pabri de tes séductions. Antidote d’un mal cruel et douleur de nos plus douces jouissances ; aveugle, téméraire Fi fort dans le danger, on te voit faible et craintif lorsque tout est calme et tranquille. Malin enfant! viens calmer mon délire ; et, bien que je ne puisse oublier mes propres douleurs , inspire-moi.. Je vais chanter tes autres victoires ! Ce n’était donc pas assez d’avoir fait mon martyre? Ah! si j’invoque ton souvenir, je m’oublie moi-même, car tout mon être t'appartient dès que tu pénètres en mon cœur. Eh bien, je m’abandonne à toi, pour que tu cesses de me poursuivre. Ecoute mes accens et prends pitié de mes larmes! Zagal hermoso, el cielo te mantenga Cansado vienes, sientate y descansa Venturoso te haga y prosperado, En este prado ameno que convida Y en muy buena hora tu presencia venga À quien cual yo ha perdido la esperanza, Que en verte siente alivio mi cuidado. Que aqui aventure el resto de la vida, ; Habrà en aqueste bosque do entrega Tengo por gloria y bien aventuranza Mi vida, que guardar algun ganado ? La soledad del alma apetecida, Que aunque jamas ba sido mi egercicio Que como sola pena le acompaña Le elijo agora por mas grato oficio.— La compania del placer estraña. (Chant 1x.) Traduction libre. Gentil berger, que le ciel te bénisse et soit propice à tes désirs. Ta présence en ces lieux me semble d’heureux augure ; car en te voyant mes craintes sont déjà dissipées. Dis-moi, trou- ( 129) Tradition historique. — L'épisode du prince Zebensuïi, quil a rappor- tée d'après la version de Espinosa, nous fournit un exemple de cette simplicité de coutumes et de mœurs qui distinguait les anciens Guanches. « Zebensuî , que les Espagnols surnommerent le Pauvre Hidalgo, commandait en despote dans le district qui s'avance sur la côte septentrionale de Ténériffe , entre les montagnes d'Anaga et de Tegueste. Jeune et andacieux, il poussa la témérité et l'abus de la force jusqu'aux actions les plus coupables, opprimant ses vassaux et leur enle- vant le fruit de leurs labeurs. Des rapines sans cesse renouvelées dans les bergeries du voisinage l'avaient rendu le fléau de la contrée, lorsque les pasteurs alarmés résolurent. d'aller implorer le puissant Bencomo pour mettre un terme au brigan- dange dont ils étaient les victimes. Mais le vieux Mencey, voulant concilier l'honneur de sa race avec les devoirs de la justice, prit soudain une résolution digne de son noble caractère. Il part de la vallée de Taoro , et s’engage seul dans des sentiers peu fréquentés pour traverser en quelques heures une distance de sept lieues et surpren- dre Zebensui en flagrant délit. Arrivé brusquement dans la grotte du prince , il le trouve achevant son repas et dépeçant encore les restes d’un chevreau qu'il avait dé- robé la veille. A Cette apparition subite Zebensui reste comme pétrifié. Il reconnaît le grand Bencomo, que ses vertus et sa sagesse ont élevé au rang suprême. « Quebehi, lui dit-il en se prosternant, ta présence en ces lieux et à cette heure me remplit de confusion : toi, le premier parmi les Menceys de l’île, dans cette humble demeure! Que puis-je t'offrir dans ma misère pour me rendre digne de cet honneur ? Permets du moins que je m'absente quelques instans, et bientôt je te traiterai comme tu le mérites en te rendant les devoirs de l'hospitalité. » Mais Bencomo le retient par le bras au moment qu'il allait franchir le seuil de la grotte; et, fixant sur lui un regard sévère , il lui répond en ces termes : « Reste, Zebensui, et ne va pas voler le bien verais-je dans cette forêt à occuper mon existence? Pourrais-je garder quelque troupeau? Bien que ce soin me soit étranger, il me serait doux aujourd’hui d’y consacrer ma vie. Tu parais fatigué, prends place à mes côtés et repose-toi dans cette prairie, dont Le riant aspect invite ceux qui, comme moi, ont perdu l'espérance et veulent y passer le reste de leurs jours. Heureux celui qui recherche la paix de l’âme ! son cœur est tout entier à ses peines, et les plaisirs ne sauraient l’arra- cher à sa mélancolie. Mira los altos arboles crecidos Si aquestos de la tierra mantenidos Que de viciosa yedra estan tramados, | Y en sus entranas duras airayzgados Del tiempo y su braveza combatidos | Resisten los combates de braveza, Y pocos de su curso quebrantados ; | Como en un corazon falta firmeza ! “ (Viana,chant 1x.) Traduction libre. Regarde ces beaux arbres, dont le lierre parasite recouvre les vieux troncs ; ils ont bravé le temps et les orages ; pourtant ils sont encore debout. En voyant la terre les soutenir toujours, leurs fortes racines pénétrer jusque dans ses flancs endurcis, leur front superbe résister aux tempêtes, ton cœur pourrait-il manquer de courage ! 1. —(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPH. )— 17 ( 130 ) d'autrui pour m'en faire offrande; reconnais ton égarement, et souviens-toi que le prince ne doit pas se nourrir aux dépens de ses vassaux. Donne-moi de l’eau et du gofio : c’est la nourriture du pasteur. » Alors Zebensui , tout confus, lui présente le gofio et l’eau, en s’excusant de man- quer de sel. Le Mencey le délaie lui-même, et continue ainsi en savourant ce mets grossier : — «O Zebensuî, si tu savais apprécier le goût de la farine pétrie par des mains pures, et que les larmes du pauvre n’ont pas humectée! Les brebis grasses, cuites dans le lait, les tendres agneaux, arrachés violemment du sein de leurs mères et ravis au berger sans défense, sans te faire plus riche, misérable prince , te rendront l’opprobre des tiens et l’exécration de tes sujets: » Le Mencey se lève en achevant ces paroles, et, s’élançant hors de jE grotte , il: reprend le chemin de la montagne et disparaît aussitôt. Zebensui n’osa lever les yeux ni faire un pas pour le suivre : le discours du noble vieillard avait touché son âme ; il croyait entendre encore cette voix sévère lui reprocher ses méfaits, et lorsque, re- venu de sa stupeur, il voulut implorer son pardon en se précipitant aux pieds de Bencomo, celui-ci était déjà loin. Alors, dans l’espoir de le rejoindre, il vole sur ses traces, et arrive haletant dans le vallon de Tejeste , sans avoir pu le rencontrer. Le chef de ce district , auquel il raconta son aventure, le traïita avec bonté, s’offrit garant de son repentir et intercéda auprès du Mencey pour obtenir sa réhabilitation. Zeben- sui , dit-on, changea de conduite et mérita la confiance de son protecteur, qui lui con - fia l’intendance de ses nombreux troupeaux » (1). (Voy. Viera, Noficias, t. 1, p. 215 et suiv. Viana, chant x.) « Cette simplicité de mœurs des anciens Guanches, dit l’auteur des Notices, est digne d'attention, car elle rappelle ces coutumes antiques que le chantre de l’Iliade a tant célébrées dans ses vers. La visite du Mencey de Tahoro à Zebensui, le chevreau que le prince fait rôtir lui-même, le gofo pétri de la main du Roi, tout cela ne ressemble-t-il pas aux temps homériques, et ne croiraït-on pas voir Achille visité sous sa tente par le vieux Nestor (2)? » Viana prétend que le prince de Tegueste, dont le domaine était limitrophe des possessions de Zebensui, n'avait pas le titre de Mencey. Aguauco (le bâtard), qui avait eu la plus petite part à l'héritage de \ (1) Les troupeaux du prince de Tegueste étaient confiés à la garde de cent pasteurs. (Voy. Nuñez de la Peña , lib. 1, cap. 15, p. 150.) (2) Noticias, t. 1, p. 218. ( 131 ) Tinerfe-le-Grand , et auquel on avait conféré le titre d'ÆAchimencery. laissa deux fils. L’aîné lui succéda dans la principauté du nord de l'île, et le second, nommé Tegueste, épousa la princesse Tegina, fille d'Acaymo, Mencey de Tacoronte. Celle-ci eut pour dot deux vallées voisines, dont une porta son nom, et l'autre celui de son époux. Ces deux noms ont été conservés dans les localités respectives. « Quelques auteurs, ajoute le poète, ont érigé gratuitement cette principauté en menceyat; mais le seigneur de ce territoire ne porta jamais pour scep- tre le royal humerus, ni n'eut l'honneur de présider un #agoror (1). » Viana était fondé dans son assertion : il avait puisé ses renseignemens dans les traditions de son Mécène, le seigneur don Juan de Guerra y Ayala, possesseur du Val-de-Guerra , et auquel il dédia son poème. Ce fief, qui faisait partie de l'ancienne principauté de Tegueste, fut érigé en majorat sous Philippe IT. Il avait été acquis par le père de don Juan de Guerra, un des compagnons d'armes d'Alonzo de Lugo-le-Con- quérant , lors de la répartition des terres entre les officiers de l’armée castillane, et Viana eut occasion de vérifier l'acte de possession. Habitations. — Le sol de Ténériffe, par sa nature volcanique et ses cavités souterraines, offrit aux primitifs habitans un grand nombre de grottes spacieuses dont ils firent leurs demeures habituelles. En hiver, ils préféraient celles qui étaient situées sur le littoral; mais, pendant l'été, ils allaient s'établir dans l'intérieur de l'île, sur les berges des grands ravins, pour y respirer l'air frais de la montagne. Ces grottes d'hier, qu'on voit encore à Ténériffe, ont été la plupart creusées de main d'hommes. Les Guanches les taillaient dans le tuf; les plus belles sont celles du district de Guimar, connues sous le nom de /as cuevas de los (1) Y aunque algunos afirman que era reyno, Se enganan, y es error, que solamente Fué senorio, y nunca jamas tubo Cetro de hueso antiguo, ni Tagorér. (Viana, ch, x.) (132) reyes. On les trouve à la sortie du bourg, en descendant vers le ravin de Chimisay; elles sont toutes situées le long de la même berge; quel- ques-unes offrent, dans leurs compartimens, plusieurs" chambres carrées, dont la principale reçoit le jour par la porte d'entrée; les autres ne devaient servir que de chambres de repos ou de celliers à provisions. Des banquettes, taillées dans le massif de la roche, ont été ménagées tout le long des soubassemens de la première chambre, où l'on voit encore des espèces de niches creusées dans l'épaisseur des parois, et destinées sans doute à y placer des vases d’eau ou de lait. Industrie. — Viera assure que les Guanches de Ténériffe vivaient aussi dans des maisons construites en pierre et recouvertes de paille et de fougère (1). Îls étaient très-habiles à tresser des cloisons en roseaux ; ils fabriquaient des filets de jonc, des nattes, des paniers et des espèces de havre-sacs en feuilles de palmier. Leurs autres ustensiles consistaient en vases d'argile ou en bois dur, en aïguilles et hamecons d'os ou d'épine de poisson, et de cordes de boyaux. Ils savaient mouler aussi des petits grains cylindriques en terre cuite d'une couleur brune, rou- geâtre, qu'ils perçaient d'un trou pour les enfiler ensemble, et en faire des colliers. (Voy. pl. 1, partie ethnogr.) Les Guanches excellaient encore dans le tannage et dans tout ce qui tenait à la préparation des peaux dont ils faisaient usage comme vêtemens, chaussures, tapis, couvertures, fourrures de meubles, sié- ges , etc. Les couleurs qu'ils employaient et la manière de travailler les peaux ne les rendaient pas moins estimables, par leur éclat et leur souplesse, que les meilleurs maroquins de Mogador et de Tafilet. Quelques auteurs canariens ont assuré aussi qu'ils avaient certaines idées de l'art du dessin et de la peinture. Viera fait mention de plu- sieurs ornemens peints avec de l'ocre rouge et d’autres terres colo- (1) Moticias, tom, 1, p. 152. és LA » 2 ( 133 ) rantes. (Pintores que pintaban en piedras bruñidas con almagre , gis, ocre yotras lierras de color, &. 1, pag. 158.) Il est question, dans le poème de Viana, du portrait de la princesse Guacimara, fille de Beneharo d'Anaga , que les envoyés de ce Mencey offrirent à Bencomo. « Ce portrait, dit le poète, était peint sur bois avec du noir de charbon, de l’ocre, des sucs d'herbe et du lait de figuier sauvage. » (Ch. 3.) Costume.— Leur costume était presque le même que celui des habi- tans des îles voisines. Viana a décrit dans les vers suivans celui du Mencey Bencomo : Un tamarco curioso gamuzado De delicadas pieles le vestia ; À los brazos las huirmas como mangas Y Guaicas en las piernas como medias. (Ch. ur.) « Le tamarck, dit-il autre part, était une sorte de chemise de peau légère, sans col et sans manches, cousue avec des courroies (1); mais, d'après Galindo et Viera, on doit entendre par famarck le manteau qui leur servait de surtout, et dont les manches étaient très-courtes. C'est le même vêtement que les chapelains de Bethencourt désignent sous le nom de houppelande. Les huirmas étaient des manches ou mitaines longues, qu'ils por- taient aussi aux jambes en guise de guêtres, car Viana, dans un autre passage, s'exprime ainsi : Y en las piernas Huirmas, que como medias sin plantillas IT: à CR Nous ne saurions bien définir la forme et le véritable emploi des guaicas ou guaicos, dont il est question dans la description du cos- tume de Bencomo; mais, selon les apparences, on peut supposer qu'il (1) Viana, ch. 1. ( 134) s'agit de bottines de peau. Ils portaient'aussi des xercos (1), espèces de sandales à peu près semblables à celles dont les Valenciens font usage en Espagne, et qu'ils ont imitées des Maures. Les renseignemens de Viana sur le costume des femmes se rappor- tent à ceux des autres historiens de la conquête. On retrouve dans sa description les longues jupes de ‘fine peau, dont parlent Bontier et le Verrier, de même que le tamarck court et serré à la ceinture. C'est ainsi qu'il dépeint celui que portait la princesse Dacil (2). Le poète n oublie pas non plus les colliers de petites coquilles entremélées d’am- bre, qui ornaient son cou : De pequeñas veneras y conchillas, Pulidos caracoles y juguetes, Que cria o tiene el mar en su ribera, Llenos por dentro de olorosas âmbares, Una gran sarta le enlazava el cuello Como cadena de preciosas perlas. ( Ch. 10.) Nourriture. — Les ressources alimentaires des Guanches de Ténériffe n'étaient pas moins abondantes dans cette île que dans les autres par- ties de l'archipel. Ils tiraient de leurs troupeaux leur principale nour- _riture, préférant la chair de chevreau à toutes les autres; celle des lapins sauvages était aussi très-estimée, s’il faut en croire les auteurs canariens. Ils faisaient cuire ces viandes au four, en les renfermant, sous terre, dans une petite fosse sur laquelle ils allumaïent un bûcher. Ils ne la mélaient jamais dans leur repas avec les autres mets, afin de ne rien perdre de son goût. Le gofo se mangeait après, et on le pétris- sait avec du lait, du miel de palme ou de mocan. Quelquefois aussi (1) Viana, ch. 1. (2) Id. Un curioso Tamarco 6 vaguernelo, Y de lo mismo un apretado cingulo, Haciendo delicada la cintura, Y otro que al modo de vasquiña 6 saya, Debajo le cubria hasta el tobillo. (Ch. m1.) (135) ils nemployaient que l'eau, dans laquelle ils jetaient alors un peu de sel. Les terres qu'ils cultivaient leur fournissaient le grain nécessaire pour leur g0fo. Îls conservaient ce grain dans des silos, et après la récolte commençaient les réjouissances publiques, qui avaïent lieu à l'époque du beñesmen, c'est-à-dire en juillet. Les dattiers, les arbou- siers (1), les figuiers, le mocan (2) et le vicacaro (3) leur donnaient des fruits savoureux. Ceux du mocan, qu'ils désignaient plus particuliè- rement sous le nom de Loya, étaient les plus recherchés; ils les man- geaient frais, ou bien ils les faisaient fermenter pour retirer de leur suc une boisson douce qu'ils buvaient pure, et avec laquelle ils pé- trissaient leur farine. La liqueur astringente qu'ils appelaient cha- cherquen se faisait aussi avec le même fruit, et leur servait pour cica- triser leurs blessures. Usages. — La méthode en usage à Ténérifle pour faire le beurre était fort simple : une outre, à demi remplie de lait, était suspendue à l'extrémité d'une petite corde, tandis que deux femmes, placées à huit ou dix pas de distance, se la renvoyaïient alternativement en la faisant balancer, jusqu'à ce que la partie butyreuse eût acquis le degré de consistance nécessaire. ; Pour fournir à la grande consommation de laïtage, les pasteurs ne laissaient prendre aux jeunes chevreaux que fort peu d’alimens, en les empêchant de teter les chèvres mères, lorsqu'elles étaient au pâturage. À cet eflet, ils remplissaient un plat d'euphorbe douce (Euphorbia balsamifera), dont le suc, en se figeant, formait une pâte gluante qu'ils étendaient sur de petites bandelettes de peau souple , (1) Arbutus Canariensis. Les fruits orangés de cet arbre sont plus gros et beaucoup plus sucrés que ceux de l’arbousier d'Europe. (2) Visnea Mocanera. (3) Canarina Campanula. Les fruits de cette plante ont un goût assez semblable à celui des figues fraîches. ( 136 ) pour les coller ensuite autour du mamelon des chèvres nourricières. De cette manière, les chevreaux qui essayaient de teter ne pouvaient rien tirer des mamelles, et chaque soir, en ramenant les troupeaux au bercail, les pasteurs enlevaient les bandelettes après les avoir hu- mectées avec de l’eau , pour en extraire tout le lait dont ils avaient besoin , et abandonner le reste aux petits chevreaux. Les Guanches n'eurent aucune idée de la navigation; ils ne pensè- rent jamais à construire des barques ou des pirogues, et ne s’adonnèe- rent à la pêche que le long du littoral. Cette industrie, bien que fort peu avancée, dut leur offrir cependant de grandes ressources dans une mer caillée de poissons (1), selon l'expression originale de l'auteur des Notices. Viera décrit plusieurs sortes de pêches : premièrement , la pêche à la ligne, qui n'a pas besoin d'explication ; secondement, celle au flambeau, que les pêcheurs faisaient la nuit sur le bord du rivage. Ils entraient dans l'eau avec des torches enflammées, puis, avec les dards dont ils étaient armés, ils harponnaïent les poissons que l'éclat de la lumière attirait autour d'eux. La troisième espèce de pêche était celle à la tabaïba, qui consistait àempoisonner, avec du suc d'euphorbe (Euphorbia piscatoria), les flaques d'eau que la mer formaït dans les anfractuosités de la côte, en se retirant à la marée basse. Le suc caus- tique de cette plante sauvage, appelée fabaïba par les naturels, étour- dissait le poisson , que les pêcheurs faisaient ensuite détremper dans l'eau claire, après l'avoir retiré des mares où il était resté renfermé. Viera parle d'une quatrième méthode; mais il paraît qu'elle n'était propre qu'aux habitans de la Grande-Canarie et de la Gomère, qui avaient, sur les Guanches de Ténérifie, l'avantage d'être excellens nageurs (2). L'auteur des Notices la décrit en ces termes : « Aussitôt que (1) « Mar casi cuajado de peces. » (Viera, t. 1, p. 138.) (2) Les Guanches de Ténériffe ignorèrent l’art de la natation. Ce fait est confirmé par l’histoire : à la bataille d’Acentejo, ceux d’entre eux qui s’acharnèrent à la poursuite d’un détachement de l’armée ( 137) ces insulaires apercevaient sur l'eau une de ces grandes bandes de sardines, de bogues ou de tassards qui s’'approchent de la côte pour y déposer le frai, ils se jetaient tous à la nage, afin de cerner le poisson en agitant les flots de manière à le faire fuir vers la côte. Alors, une autre troupe de pêcheurs postés sur le rivage saïsissaient la proie dans des filets de jonc, dont les extrémités étaient garnies de pierres. » Art militaire.—Un peuple prèsque toujours sur la défensive à cause des fréquentes querelles que soulevaient entre eux les chefs de tribus, des guerriers doués d'un courage à toute épreuve , d'une légèreté sans exemple, d'une force corporelle que les exercices gymnastiques ren- daient encore plus puissante, prompts à se soustraire à tous les coups avec cette rapidité de mouvement et cette hardiesse qui leur faisaient braver le danger, de pareils hommes ne devaient s'assujettir à aucune tactique régulière lorsqu'il s'agissait d'entrer en campagne pour avoir raison d’une insulte ou se défendre contre un agresseur. Aussi leurs attaques se faisaient -elles toujours à l'improviste, en poussant de grands cris, et c'est ce que Viana a exprimé dans ces vers : Hacian en la guerra un fiero estrépito Con voces , silvos, gritos y alaridos. (Ch. 1.) L'avantage du lieu pour engager l'action était ce qu'ils recher- chaïent le plus. Ingénieux en stratagèmes, ils disposaient leurs embus- cades. se divisaient en plusieurs bandes pour tomber sur l'ennemi à un signal convenu. En iemps de guerre, les tribus confédérées se communiquaient les avis au moyen de feux quelles allumaïent au som- met des montagnes, et des vedettes, placées de loin en loin, s'avertis- saient par des sifflemens qui se faisaient entendre à une grande dis- espagnole, et voulurent imiter leurs.ennemis, en franchissant un bras de mer pour atteindre le rocher sur lequel ils s’étaient réfugiés, périrent victimes de leur inexpérience. [,—(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPH, ‘ — 18 ( 138 } tance (1). Les prisonniers étaient toujours respectés, et chaque parti les échangeait contre ceux des siens qui avaient eu le même sort. Les armes étaient la massue ou magado; la hache, dont un mor- ceau d'obsidienne formait le tranchant; la lance, de huit à dix pieds de long, et faite de bois durcei au feu; le javelot, qu'ils lançaïent avec une grande adresse; le banot, espèce de dard très-redoutable et dis- posé de manière qu'une de ses entailles restait dans la blessure à me- sure que le manche pénétrait dans les chaiïrs (2). Ils se servaient aussi comme défense de rondelles en écorce de dragonnier; mais, dans le combat, avant d'en venir aux mains avec leurs ennemis, les pierres étaient leur premier moyen d'attaque et leur principale ressource pendant la durée de l'action , soit qu'ils les lançassent d'abord avec des frondes, comme Viana le prétend, ou qu'ils n'employassent que la force du bras, en se fiant à leur adresse. Ils combattaient ordinai- rement presque nus, et ceux qui ne se servaient pas de bouclier avaient coutume de rouler leur tamarck sur le bras gauche pour se garantir des coups qu'on leur portait. Batallavan desnudos las mas veces, Con una sola piel por la cintura, Rodeando el tamarco que vestian En el siniestro y valeroso brazo. (Viana, ch. 1.) Les luties et les combats simulés, qui fimissaient souvent par devenir très-sanglans, étaient le programme de presque toutes les réjouissances publiques. Les lutteurs se frottaient le corps avec de la graisse, et se roidissaient les membres en embrassant le tronc d'un jeune arbre! afin de se donner de la souplesse et de se disposer à l’action. Le pugilat, à la manière des Grecs, nétaït guère en usage qu'à la Grande- (1) Viera, Noticras, t. 1, p 187 et 188. Où lit dans une relation de 1650, insérée dans les Transactions de la Soc. roy. de Londres, qu'un voyageur anglais, ayant invité un Guanche (ou plutôt un des descen- dants de cette race) de siffler à son oreille, éprouva une surdité qui dura plus de quinze jours. (2) Viera, Noticias, t. 1, p. 187. ( 459 ) Canarie (1). Avant de commencer le combat, les athlètes deman- daient licence au chef des sigoñes, espèce de juge de camp, puis ils se présentaient dans l'arène accompagnés de leurs parens et amis, qui devaient rester spectateurs impassibles. L’arène était ordinaire- ment un petit tertre relevé en forme de plateau, d'où les combattans pouvaient être aperçus de toute la multitude. À chaque extrémité de ce champ d'honneur, on plaçait deux grandes pierres plates d'environ deux pieds de large. Après la lutte, les deux champions, armés de plu- sieurs cailloux, de la longue lance, et de leur hache bien affilée, se postaient à chaque bout de l'arène, et à, sans remuer les pieds de la même place, ils devaient d'abord parer réciproquement les coups de pierre. Il était rare qu'un des deux fût touché dans ce premier essai d'adresse, tant ils mettaient l’un et l’autre de légèreté dans leurs mou- vemens. Après ce début, ils commencçaient à se rapprocher pour s'at- iaquer avec la lance et la hache. Alors ce n'était plus qu'un combat à outrance, et souvent de graves blessures venaient mettre fin à leur fureur guerrière. Dans ce cas, le chef des sigoñes interposait son autorité en criant: Gama! gama! (assez! assez!) Une lance brisée suffi- sait parfois pour terminer le combat ; ou bien, si aucun accident n'était survenu, et que les champions parussent fatigués, on faisait suspen- dre l'attaque; leurs amis leur apportaient de l'eau et des vivres; puis après qu'ils s'étaient rafraichis et reposés un instant, on leur donnait encore le signal pour recommencer de plus belle (2). Morale des Guanches.— Après avoir décrit les coutumes guerrières de ce peuple célèbre, examinons ses vertus morales, et rapportons ici, d'après Abreu-Galindo, les préceptes de cette doctrine si simple et si pure que les Guanches enseignaïent à leurs enfans : (4) Viera, Nouicias, t. 1, p. 161. (2) Viera, Moticias, tom. 1, p. 162. L’auteur des Motices décrit ce combat à outrance comme parti- culier aux Canariens ; il cite le chef des Guayres et le faycan comme les juges du camp, mais Viana (chap. 1) assure que ces sortes de tournois avaient lieu aussi chez les Guanches de Ténérifte. ( 140 ) « Fuyez celui que ses vices rendent méprisable aux yeux du monde, si vous ne » voulez devenir le scandale et la peste du genre humain. » Soyez bons, pour qu'on vous aime ; méprisez les méchants , et méritez l'estime » de tous les hommes de bien qui honorent le pays par leurs vertus et leur cou- » rage. » (1) Funérailles et embaumemens.— Aussi les princes guanches, doués la plupart d'une grande valeur, et élevés dans ces principes de justice et de haute sagesse, surent s'attirer le respect et l'amour de leurs sujets. Le peuple vénérait le Mencey, et après sa mort il conservait pour sa mémoire ces sentimens d'affection sincère dont il lui avait donné des preuves durant sa vie. Son corps, soigneusement embaumé et cousu dans plusieurs peaux, était renfermé dans un sépulcre de gené- vrier ou de pin qu'on déposait dans une grotte escarpée (2). Ce respect pour les morts et le soin que l'on prenait de leur con- servation s'étendaient presque sur toutes les classes de la société. Les plus pauvres étaient simplement enveloppés dans leur tamarck; on les entassait dans des cavernes où l'on retrouve encore leurs ossemens que le temps a blanchis. Les Guanches possédèrent le secret des embaumemens, et leurs momies, qu'ils appelaient xaxos, étaient préparées d'après une mé- thode analogue à celle des anciens Égyptiens. Suivant la tradition, il existait à Ténériffe une classe d'hommes et de femmes qui exerçaïit le métier d'embaumeurs. « Ces gens-là, dit le père Espinosa, ne jouis- saient d'aucune considération ; ils vivaient isolés, on fuyait leur con- tact, car on les regardaït comme immondes, n'élant employés qu'à vider les cadavres (3). Ceux, au contraire, qui se chargeaient spécia- lement d'embaumer le corps avaient droit au respect de leurs conci- toyens. » (1) Galindo, Mss., lib. 2, ch. 3. (@) Viera, Noticias, tom. 1, p. 177, 219 et suiv. (3) P. Espinosa, lib. 1, chap. 9, p. 27. (Viana a rapporté cette même tradition dans le premier chant " de son poème ) ( 141 ) Voici ce que cet auteur rapporte sur la manière d'opérer : « Le corps du défunt était placé sur un banc de pierre pour procé- der d’abord à sa dissection par l'extraction des intestins. On le lavait deux fois par jour avec de l'eau froide mêlée desel, en ayant soin de bien imbiber les oreilles, les narines, les doigts des mains et des pieds , et toutes les parties délicates; on l'oignait ensuite avec une composition de beurre de chèvre, d'herbe aromatique, d'écorce de pin pilée, de résine, de poussière de bruyère et de pierre-ponce, et d'autres ma- tières astringentes el dessiccatives, puis on le laissait exposé au soleil pendant quinze jours. Pendant cet intervalle les parens du mort chan- taïent ses louanges et se livraient à la douleur. Lorsque le corps était bien desséché , et qu'il était devenu très-léger, on l'enveloppait dans des peaux de brebis et de chèvres tannées ou crues, suivant son rang, et on lui faisait une marque pour le reconnaître au besoin. Après cette opération, il était porté dans une des grottes sépulcrales destinées à ce pieux usage et situées dans des endroits presque inaccessibles. Les corps qu'on enfermait dans des sépulcres étaient placés debout contre les parois de la grotte, les autres étaient disposés les uns à côté des au- tres sur des espèces d'échafaudage en branches de genévrier, de mo- can, où d'autres bois incorruptibles.» Quelquefois les momies ne repo- saient que sur de simples couches de petites bûches, et c'est ainsi que nous les avons retrouvées nous-mêmes dans une caverne que nous visitèmes durant notre séjour à Ténériffe (1). Viana , qui a décrit la manière d'embaumer d'après les renseigne- mens d'Espinosa, suppose que la pâte aromatique et astringente qui servait à oindre le corps extérieurement était aussi introduite dans l'intérieur; mais il a omis les bains d'eau saline qui rapprochent si essentiellement la méthode des Guanches de celle des Egyptiens, dé- crite par Hérodote. (1) Voy. tom. 1, 2 part. Méscell. can., p. 103. ( 142 ) L'auteur des Notices croit que l'ouverture des cadavres se faisait au moyen de pierres tranchantes qu'on tirait de ces obsidiennes désignées sous le nom de fabona par les anciens habitans, ce qui rappellerait en quelque sorte les pierres éthiopiques employées pour ouvrir le corps sur le côté, et dont il est aussi fait mention dans Hérodote On a ob- servé en effet l'incision pratiquée sur le flanc dans plusieurs momies qui ont été ouvertes. On lit dans les Transactions de la Société royale de Londres une re- lation d'un voyageur sur les momies guanches, écrite peu d'années après la conquête. Quelques anciens habitans de Ténériffe voulant témoigner leur reconnaissance à ce voyageur pour les services qu'il leur avait rendus en sa qualité de médecin (1), et lui donner en même temps une preuve de confiance, lui firent visiter une grotte sépul- crale où étaient ensevelis leurs aïeux. La caverne était située dans le district de Guimar, encore peuplé à cette époque par les Guanches qui avaient été épargnés après la pacification de l’île. Les momies en- tassées dans cet antre étaient toutes disposées par couches : les chairs, en parfait état de conservation, étaient recouvertes d'une peau aussi sèche que du parchemin. Il y en avait environ trois ou quatre cents, les unes debout, les autres étendues sur des brancards d'un bois aussi dur que le fer. Les pieds et la tête restaient en dehors de l’échafaudage, et deux pierres, placées à l'extrémité, servaient à les soutenir. On voyait à côté de ces momies des vases de terre qui avaient été remplis de lait ou de beurre. Les Guanches qui accompagnèrent le voyageur dans cette visite funèbre, luidirent qu'il existait à Ténériffe plus de vingt grottes où l’on conservait les corps de leurs princes et d’autres person- nages de distinction, mais qu'ils ne connaissaient pas eux-mêmes (1) Bergeron, qui a traduit la relation anglaise d’après le recueil d'Hakluit et de Purchas, nous ap- prend que le voyageur dont il est ici question était Thomas Nicols, qui visita les Canaries en 1526, ( 143 ) l'entrée de ces catacombes, attendu que le secret en était gardé par des vieillards d'une discrétion à toute épreuve. Ce n’est plus que de loin en loïn qu'on parvient à découvrir de nos jours ces anciennes cavernes dont les Guanches muraient l'entrée avec tant de soin dans la crainte des profanations. Viera fait mention de la fameuse grotte du Baranco de herque, située à Ténériffe, entre Arico et Guimar, qui fut explorée en 1770, et qu'il eut occasion de visiter lui-même. « Elle était très-vaste à l'intérieur, dit-il, bien que son entrée fût fort étroite. Les parois offraient plusieurs niches creu- sées dans le roc. Plus de mille momies y avaient été déposées. Je pus admirer pour la première fois l'art avec lequel nos Guanches embaumaient les morts qu'ils voulaient rendre éternels, et j'étais peut-être en présence de ces anciens habiïtans des Fortunées, contem- porains du roi Juba (1). » Au commencement de ce siècle, des orseilleurs firent la découverte d'une autre caverne située dans un des ravins de la côte, entre les bourgs de Tacoronte et du Sauzal. Ces catacombes ont fourni des momies à presque tous les cabinets d'histoire naturelle de l'Europe. Nous fümes nous-mêmes assez heureux pour visiter une ancienne grotte sépulcrale; mais cette exploration ne répondit pas entièrement. à notre attente (2). | Nos observations sur des momies retirées de diverses cavernes nous portent à croire qu'il existait chez les Guanches des différences dans la manière d'embaumer, suivant le rang et la richesse des individus. On a trouvé des momies qui avaient jusqu'à six enveloppes, tandis que d'autres n'étaient cousues que dans une seule peau de chèvre. Ces peaux tannées paraissaient avoir été appliquées humides sur le cadavre, car quelques-unes avaient si bien pris les formes de l'indi- (1) Moticias, tom. 1, pag. 127. (2) Voy. tom. r, 2 part, Miscellan. can., pag. 108. ( 144 ) vidu, qu'après la destruction du corps elles étaient restées moulées comme des cuirasses. Dans les momies d'une classe supérieure, les peaux mortuaires sont très-finement tannées, fort souples , cousues de plusieurs pièces, et avec une délicatesse admirable ; leur couleur tire au brun rouge; les bandelettes qui les entourent et les tiennent liées ensemble, sont aussi de la même matière; quelquefois un crochet, en corne de chèvre ou en os, est noué à l'extrémité de la bandelette, et sert à la fixer autour du corps. On peut de prime-abord distinguer les deux sexes à la position des bras : les hommes les ont étendus le long des cuisses, et les femmes les tiennent croisés sur le ventre. Parmi les momies que l'on retira de la grotte de Tacoronte, il s'en trouva une dont le corps avait appartenu à une vieille femme, et qui avait été disséquée dans une position accroupie, les jambes repliées aux genoux, à la manière des momies péruviennes. La tête était aussi recouverte d'un capuchon, et paraïssaït assez bien conservée; les pom- mettes des joues étaient très-saillantes, le front étroit et ridé, le nez petit et la bouche très-fendue. En général, on retrouve les momies guanches dans un parfait état de conservation ; les chairs seulement ont acquis une couleur brune, mais sans une grande altération des formes; les dents sont toujours d'une extrême blancheur; les sourcils existent encore; le visage à conservé les principaux traits; la tête porte ses cheveux et le menton sa barbe; chez plusieurs individus la chevelure est assez longue et d'un châtain clair tirant sur le roux. Viera dit avoir vu des momies avec des cheveux d'un roux doré : « Hé visto algunos esqueletos d momias de estas Guanchinesas en cuyos cra- neos se conservaban los cabellos dorados (1) ». On trouve dans les cavernes qui ont servi de catacombes un grand nombre de ces petits grains cylindriques en terre cuite dont les (4) Noticias, tom. 1, pag. 127. ( 145 ) Guanches faisaient des colliers, et qu'on a faussement assimilés aux Quipos des Péruviens. DES HABITANS DE L'ÎLE DE CANARIA. Tradition historique. — L'île de Canaria, que les conquérants nom- mèrent la Grande-Canarie , avait éprouvé une révolution politique dans la forme de son gouvernement quelques années avant l'inva- sion dés Européens. Pendant long- temps les populations de cette île avaient été divisées en dix tribus indépendantes qui obéissaient à leurs chefs respectifs. Galdar, Telde, Aguimez, Texeda, Aquexata, Agaete, Tamarasayte, Artebirgo, Artiacar et Arucas sont les noms que les historiens donnent à ces dix tribus, et que portent encore aujourd'hui les petites villes ou les bourgades dont le territoire était occupé par les aborigènes. | Une femme douée d'un courage au-dessus de son sexe, dit l'auteur qui a recueilli celte tradition (1), sut profiter avec habileté de l'em- pire qu'elle exerçait sur l'esprit de ses compatriotes pour changer tout-à-coup la constitution de l'état. Andamana était son nom : au- dacieuse autant que rusée, elle se disait inspirée du ciel ; le peuple la consultait comme un oracle, et avait foi en ses prédictions. Anda- mana décidait à son gré de la paix et de la guerre; tous les jugemens étaient soumis à son approbation. Cependant quelques chefs, jaloux du rôle que cette femme jouait à leurs dépens, tentèrent de la dis- créditer aux yeux du peuple : ils essayèrent d'abord de la tourner en ridicule, et voulurent ensuite s'opposer ouvertement à ses desseins. Mais Andamana ne leur laissa pas le temps d'achever leur œuvre, et associa à ses projets ambitieux un de ses plus grands admirateurs, en épousant Gumidafe, vaillant guerrier de la tribu de Galdar. Ce chef, qui + (1) Abreu Galind. Mss., liv. 2, chap. 8. Viera (ex Galind.), Noticias, tom. 1, Liv. 2, pag. 199. I. —(1"° PARTIE.) (ETHNOGRAPHIE. ) — 19 ( 146 ) l'aimait passionnément, se montra prêt à la seconder, et les Canariens ne tardèrent pas à avoir un maître. Gumidafe, à la tête d'une petite armée recrutée par l'ascendant d'Andamana, et que de nouveaux partisans rendirent bientôt plus nombreuse, soumit successivement toutes les tribus de l'île à son obéissance , et remplaça l'oligarchie par le gouvernement d'un seul. | Gumidafe et Andamana, proclamés premiers Guanartèmes de Ca- naria, fixèrent leur résidence à Galdar : ils réunirent autour d'eux les guerriers les plus illustres, et en général tous les hommes les plus distingués par leur naissance et le rang qu'ils occupaient. Leur règne fut pacifique; sa durée est restée inconnue; mais, d’après les rensei- gnemens que nous fournit l'histoire à partir du règne de leur succes- seur, il paraît que Gumidafe et sa femme moururent vers la fn du quatorzième siècle. Leur fils Artemi Semidan, qui les remplaça, avait hérité de la valeur de son père, et ne tarda pas à en donner des preuves en re- poussant avec avantage les premières invasions des Européens ; car ce fut de son temps que lesaventuriers commencèrent leurs pirateries sur les côtes de l’île. Ce prince accrédita parmi eux le nom et le cou- rage des Canariens. Il fut blessé, dit-on, dans le combat d'Arguine- guin, en 1406, et mourut vers le milieu du quinzième siècle, laissant à deux jeunes princes l'exemple d'une vie qu'il avait entièrement consacrée au service de la patrie. Tenesor Semidan et Bentaguayre Semidan, fils de l’_Artemi, furent reconnus comme guanartèmes, et se partagèrent le gouvernement de l'île. Le premier conserva le pays de Galdar, depuis le bourg de Tamarasayte jusqu'à la vallée appelée aujourd'hui l’Ældea de San-Ni- colas, y compris le district d'Arguineguin et de Tunte; le second prit possession du pays de Telde et des cantons d'Argones, de Cendro et d'Aguimez, Ces deux états, bien qu'indépendans, restèrent quelque temps unis d'intérêt. Ils formaient chaque année, par la réunion de ( L4T ) l'élite des guerriers et des nobles, une espèce de diète sous le nom de sabor où tabor, dans laquelle on traitait des affaires publiques. Le sabor se tenait toujours dans l'ancienne principauté de Galdar:; il était présidé par le guanartème de Telde, assisté de ses guayres ou con- seillers. Cependant Bentaguayre, déjà possesseur de la plus belle partie de l'île, ne put modérer son ambition, et se crut assez fort pour s'empa- rer des districts qui obéissaient à son frère. Ce fut dans cette inten- tion quil rassembla dix mille hommes, et envahit à leur tête la principauté de Galdar. Mais Tenesor fit bonne contenance avec quatre mille guerriers qu'il put réunir à la hâte, et, profitant de l'avantage du terrain, il mit son ennemi en déroute complète. Tou- tefois, cette victoire ne rétablit pas la tranquillité du pays, et les dissensions qui s'étaient élevées entre les deux ‘princes enhardirent un nouveau prétendant. C'était Doramas, antagoniste redoulable, qu'une ancienne querelle excitait à la vengeance, et qui attira dans son parti plusieurs guerriers non moins entreprenans (1). Retranché avec les siens dans une caverne de la montagne qui a conservé son nom (2), le fier Doramas bravait impunément ses ennemis de cetté position inexpugnable, lorsque la mort de Bentaguayre vint favori- ser ses prétentions. Les fils de ce guanartème, soutenus un instant par leur oncle Tenesor, furent bientôt forcés de céder devant l'usur- pateur, qui, appuyé par de nombreux partisans, fut reçu en triom- phe aux acclamations du peuple de Telde. Cette révolution, dit l'his- torien, se fit sans effusion de sang, et les Teldiens, qui redoutaient alors l'invasion étrangère, virent avec joie marcher à leur tête un homme dont le courage héroïque leur offrait une puissante garantie pour la défense de leur territoire. (1) L'histoire a conservé les noms des principaux chefs qui embrassèrent le parti de Doramas: Viera, d’après Ab. Galindo, cite Gayfa, Tixandaste, Nayra et Guararaza. | (2) El monte de Doramas. ( 148 ) Tenesor donna asile à ses neveux. Trop faible pour rien entrepren- dre en leur faveur, il laissa le nouveau guanartème tranquille posses- seur de l'État qu’il venait de conquérir. Cependant quelques anciens guayres de Telde, les plus marquans parmi les guerriers de race no- ble, ne voyaient pas sans dépit l'élévation de Doramas, qu'ils regar- daïenti comme un parvenu dont ils méprisaient l'autorité. Bentaguaya, renommé par sa force et sa valeur, et un de ceux que l'orgueil de Doramas avait froissé davantage, voulut en avoir satisfaction. Un jour que le guanartème était sorti seul pour aller visiter ses troupeaux, Bentaguaya l'attendit dans un chemin étroit, et, dès qu'il l'eut re- connu à sa rondache écartelée de blanc et de rouge, il affecta de se tenir debout au lieu de lui rendre les honneurs dus à son rang. Le prince allait passer outre sans paraître s'inquiéter de ce mépris, lors- que le guayre audacieux lui jeta à la face une poignée de sable en signe de défi; et, comme Doramas relevait sa rondache pour éviter la pous- sière, Bentaguaya, profitant de ce mouvement, le saisit en dessous, el l'abattit à ses pieds. Doramas, se voyant à la merci de son ennemi et prêt à perdre haleine sous ses rudes étreintes, s'écria à demi-suffoqué : «Qui es-tu, toi qui me tiens sous tes serres comme l'épervier qui a saisi le faible oiseau? » — « Reconnais d’abord qui tu es, lui répondit le guayre, et tu sauras ensuite qui Je suis !» Alors le guanartème, tout confus, dit d'une voix défaillante : « Doramas, fils de Doramas, avoue qu'il n'est qu'un fondu, » voulant désigner par À les Achicaxna ou les roturiers qui portaient les cheveux courts. Cet aveu calma l'arrogance du guayre qui, satisfait d'avoir humilié un guerrier que son courage avait élevé sur le pavois, promit de garder le secret sur celte aventure. Mais Doramas avait le cœur plus noble que le sang, et, pendant la guerre qu'il eut à soutenir contre les Espagnols , on rapporte qu'il dit plusieurs fois à ceux qui vantaient sa bravoure « Ne me louez pas tant, car il en est parmi nous qui m'ont tenu sous leurs pieds, » ( 149 ) Ce prince se montra digne de la confiance que ses compatriotes avaient mise en lüi, et fit preuve dans toutes les occasions de cette audace guerrière qui avait fait sa fortune. Son exemple ranima sou- vent le courage prêt à faillir, et sa mort priva le pays d'un de ses plus intrépides défenseurs. Tenesor Semidan, moins heureux que le guanartème de Telde , eut un règne orageux dont il supporta avec résignation toutes les vicissi- tudes. Ses sujets l'avaient surnommé le bon prince à cause de ses vertus patriarcales, et les Espagnols, qui l'appelèrent du même nom (Gua- nartème-el-Bueno), purent apprécier sa franchise et sa loyauté. Un seul exemple suffira pour faire connaître toute la noblesse de son caractère. Ecoutons les historiens de la conquête : « À la seconde invasion des Espagnols dans l'île de Canaria, le ca- pitaine Diego de Silva pénètre avec deux cents soldats dans le district de Galdar, ravage le pays, s'empare des bestiaux, et enlève les femmes. Tenesor Semidan rassemble ses guerriers, attaque Silva avec des forces supérieures, et l'oblige à se retirer dans un édifice carré qui ser- vait, dit-on, de lieu de supplice. L'Espagnol, investi de toute part, tâche de se défendre durant deux jours ; mais, privé de secours dans l'endroit qui lui sert de refuge, il demande à capituler en réclamant la générosité de Semidan. Ce prince s'avance suivi de ses guayres, les laisse en dehors des retranchements, et se présente seul devant son ennemi. Alors, touché du triste état où il le voit réduit, il lui adresse ces paroles : « Je te plains! car mes troupes sont décidées à ne point te faire quartier. Tu es venu nous faire une guerre injuste, ravager notre pays, et nous enlever notre bien; mais Alcorac (Dieu) nous venge, puisque tu t'es enfer mé toi-même dans un lieu destiné aux cri- minels. Jure-moi d'abandonner ton entreprise, et peut-être pourrai- je te sauver. »— Silva embrasse ses genoux, et promet de se retirer. Alors le bon guanartème fait appeler ses principaux chefs, et leur an- nonce du haut des retranchemens que les Espagnols l'ont pris par ( 150 ) ruse, et que sa vie dépend de la capitulation qu'il leur. accordera. Les guayres, irrités en apprenant cette trahison, voulurent donner l'assaut ; maïs les Galdariens aimaïent Semidan, et son salut l'emporta. Silva se vit libre, et le prince de Galdar lui prodigua sur-le-champ toute sorte de secours. IL fut convenu que l'on conduiraïit les Castil- lans jusqu'à un endroit de la côte, où étaient mouillées les caravelles qui les avaient apportés. Arrivés près de ce lieu, appelé aujourd'hui encore la Cuesta de Silva, le capitaine espagnol et ses gens, toujours suivis du guanartème et de ses troupes, aperçoïivent des falaises d’une hauteur effrayante. Une terreur panique s'empare de leurs esprits ; déjà ils voient la mort sous le plus horrible aspect, et s'imaginent qu'on va les précipiter du haut de ces rocs escarpés. Semidan lit sur leurs visages la frayeur qui les agite, et, se retournant vers Silva avec un sourire de pitié : « Ne crains rien, lui dit:il ; nous connaissons les sentiers qui conduisent au rivage... Donne-moi la main, je t'aiderai à descendre.» Chaque Galdarien ümite l'exemple du prince, et les Espa- gnols arrivent sans accident au pied des falaises. Silva embrasse son libérateur, lui remet son épée comme gage de ses sermens, et se rem- barque pénétré de reconnaissance. Cependant, à peine les Espagnols se furent-ils embarqués, que les guayres de Galdar, moins généreux que leur prince, désapprouvèrent sa conduite. Mécontents d'avoir laissé échapper leurs ennemis en cédant aux instances du guanartème, ils l'accusaient d'abandonner les intérêts de la patrie et le soupçonnaïent d'intelligence avec les étrangers. Tels furent les motifs de la conspi- ration qu'ils tramèrent sourdement contre la vie de Tenesor , et dont l'exécution devait avoir lieu à la première réunion du sabor ou conseil d'état. Le sol de l'enceinte où se tenait l'assemblée était couvert ordinairement de feuillage, sous lequel les conjurés eurent soin de cacher d'avance leur magado ou massue de guerre. L'occa- sion paraissait bien choisie, mais le destin en ordonna autrement. Un des affidés de Tenesor venait de dévoiler le complot; et le gua- (151) nartème, qui avait devancé l’arrivée des guayres en se rendant le premier au sabor, attendait les conjurés à la porte de l'enceinte, et, à mesure qu'ils entraïent pour prendre place, il les interpellait en leur disant : Où as-tu caché ton magado ? Eh bien, ramasse-le donc, et donne la mort au guanartème ! V'aïtitude noble et fière de cet illustre chef, le ton de franchise et de bonne foi avec lequel il accom- pagnait ces paroles, désarmèrent l'animosité des guayres, et les forcèrent à implorer la clémence de celui qu'ils avaient voulu sacri- fier. Ce fut, dit-on, depuis lors que Tenesor mérita le surnom de bon prince (1). Ces traditions, en nous faisant connaître les principaux événemens qui se rattachent à l’histoire politique de la Grande-Canarie, nous font apprécier en même temps le caractère des principaux chefs de l'ile. Nous trouvons en outre dans ces anciennes chroniques plusieurs indications importantes sur les mœurs et coutumes. De même qu'à Ténériffe, ce sont ici des chefs ambitieux et toujours habiles à profiter des dispositions belliqueuses d'un peuple prêt à courir aux armes à la première levée de boucliers. La même hiérarchie existe dans les rangs de la société ; d'abord les guanartèmes au lieu des menceys, puis les guayres qui remplacent les sigoñes, et ensuite les achicaæna, ou les roturiers qui portaient les cheveux courts. Le sabor ou tabor à une analogie remarquable avec le fagoror que présidaient les princes guanches. Comme à Ténériffe c'était l'assemblée des états, et peut-être aussi le lieu où chaque chef rendait la justice. Du reste, nous avons déjà fait observer que l'on désigne sous le nom de #agoror, dans la Grande-Canarie, une enceinte du district de Galdar. Enfin l’anecdote de Doramas et de Bentaguaya nous montre, chez cette nation, des mœurs pastorales unies à des habitudes guerrières, puisque le gua- (1) Galind. Mss., lib. 1, cap. 26. Casull. Mss., cap. 31. (Viera, Noricias, tom. 1, Lib. 6, p ag. 462.) CMS) nartème de Telde allait soigner ses troupeaux lorsqu'il fut défié avec tant de hardiesse par un de ses guayres. Mais cherchons dans les écrits des historiens de la conquête les renseignemens qui nous manquent encore. Noblesse. — Parmi les guerriers de race noble on comptaitenviron dix mille combattans. « Bethencourt, s'adressant à un de ses compa- gnons d'armes, disent ses chapelains, et voulant le détourner de l'en- treprise qu'il lui proposait de tenter sur la Grande -Canarie, lui répondit en ces termes : « Je suis adverty qu'ils sont dix mille gentils- hommes, et ne sommes pas gens pour eux (1).» Azurara ne porte ce nombre qu'à deux cents, maïs peut-être que par le titre de chevaliers ilna voulu désigner que les guayres. Les nobles, dit Viera , se reconnaissaient à des distinctions particu- lières et jouissaient de certains priviléges. Îls portaient la barbe et les cheveux longs. Le faycan ou le grand-prêtre, dont l'autorité ba- lançait celle des princes (2), avait seul le droït de conférer la noblesse et d'armer les chevaliers. La loi exigeait que l'aspirant fût reconnu possesseur de terres et de troupeaux, descendant de noble, et en état de porter les armes. Le jour de la cérémonie, il se présentait devant l'assemblée des guayres, les cheveux flottant sur les épaules. Le fay- (1) Hist. de la prem. desc. et conqueste, pag. 171. (2) Dans les fragments historiques recueillis par F. Pedro de Quesada, sur le manuscrit d’Andrès Bernaldes, il est question de l’autorité des faycans que le chroniqueur appelle Fagzanes. Nous tradui- sons littéralement ce singulier passage qui établit la distinction entre les grands-prêtres et les guanar- tèmes, ou guadartèmes, d’après l’orthographe du copiste ; « Dans la Grande-Canarie il y avait deux gua- » nartèmes et deux faycans ; les guanartèmes étaient rois, exerçant la suprématie sur le temporel; » l'autorité des faycans s’étendait sur le spirituel, comme celle des évêques. Aïnsi, l’un était roi et » l’autre évêque de Galdar ; l’un était roi et l’autre évèque de Telde. L'île se trouvait donc divisée en » deux royaumes : celui que gouvernait le roi de Telde était plus étendu et comptait un plus grand » nombre d'habitants. » En la Grand-Canaria havia dos Guadartemes é dos Fagzanes, los Guadartemes eran Reyes en lo seglar é en todo mayores : los Fagzanes eran ansi como en lo espiritual como obispos. El uno era Rey, t'elotro obispo de Gualdar, iel otro Rey de Telde, i el otro obispo de Telde, que erar dos parcialidades é dos Reïnos en toda la isla, i era maior el Rey de Telde de mas gente queel otro... (Fragments mss. du P. Quesada, d’après A. Bernal., chap. 4, chap. 65 de l’Æist. de los Reyes Catol.) ( 153) can, interpellant l'assemblée, disait à haute voix : « Vous tous qui » m'écoutez, je vous conjure, au nom d’_Æ/corac (Dieu), de déclarer » si vous avez vu {el, fils de tel, entrer dans une bergerie pour traire » où tuer des chèvres (1), si vous l'avez vu préparer lui-même son re- » pas, commettre des rapines en temps de paix; s'il s'est montré dé- » loyal ou insolent par paroles ou par actions, surtout envers les fem- » mes. » Lorsqu'on répondait négativement à toutes ces questions, le faycan faisait approcher le récipiendaire et lui coupait la pointe des cheveux un peu au-dessus des épaules, l'armait du magado ou javelot de guerre pour qu'il s'en servit à la défense du prince. Dès cet ins- tant le jeune guerrier pouvait s'asseoir parmi les nobles; mais s'il se trouvait parmi les assistans un seul témoin qui prouvât qu'il avait manqué à une des conditions exigées par la loï, le faycan lui coupait toute la chevelure, et il rentraït dans la classe plébéienne des achi- caxna où des tondus (2). Il paraît qu'Azurara eut connaissance de ces réceptions chevaleresques par les renseignemens des navigateurs por- tugais, puisqu'il s'exprime en ces termes dans sa Chronique : « Lorsque les chevaliers viennent à mourir, les autres se réunissent pour pro- céder à l'élection de ceux qui doivent remplir les places vacantes, et le choix tombe toujours sur les fils de chevalier, afin d'en compléter le nombre. Ces chevaliers, ajoute Azurara , ne s'allient Jamais avec les classes inférieures et appartiennent à la noblesse la plus pure. Eux seuls conservent et gardent les traditions des croyances religieuses, dont ils ne divulguent et ne laissent croire aux autres que ce quil leur plaît (3). » C'était toujours entre les guerriers les plus nobles et les plus vail- (1) C’est sans doute cette disposition de la loi qui a fait dire à Azurara : « Les Canariens méprisent les bouchers : ceux qui se vouent à cette profession sont très-mal considérés ; personne ne voudrait les admettre à sa table. (Voy. nos citations, pag. 58.) (2) Viera, Noticias, tom. 1, pag. 154. (3) Voy. nos citations, pag. 57. 1. —(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPH, }— 20 ( 154 ) lans que les guanartèmes de Canaria choisissaient leurs guayres ou conseillers. Chaque prince en avait six auprès de lui qui remplissaient les fonctions de ministres. | Force et adresse. Parmi les guayres dont l'histoire a conservé les noms (1), {dargoma, aux épaules de rocher, fut un des plus célèbres. Cet Hercule canarien abattait, dit-on, d’un seul coup de pierre la palme qu'il avait prise pour but sur le daitier le plus élevé, et l'on sait la résistance que ces grandes feuilles opposent même à la hache la plus effilée. I pouvait lutter deux heures consécutives sans se repo- ser. Nul homme, disent encore les historiens qui nous fournissent ces détails, ne pouvait, de toute la force de ses deux bras, l'empêcher de porter à ses lèvres un vase rempli d'eau sans en verser une seule soutte, ni lui faire vaciller la main tandis qu'il buvait (2). Dans un combat singulier qu'il soutint contre Gariraygua, un des plus vaillans guerriers de Telde, pour décider la querelle qui s'était soulevée entre les deux principautés de l'île, on raconte qu'il tomba sous son antagonisie au milieu de la chaleur de la lutte; mais en même temps, il l'étreignit avec tant de force entre ses bras ner- veux, quon entendit presque aussitôt le craquement des os, et que le malheureux Gariraygua, prêt à rendre l'âme, se vit forcé de de- mander quartier. Ce redoutable athlète fut fait prisonnier par l'alfe- rez Sotomayor, au combat de Giniguada, après avoir eu la cuisse tra- versée par la lance de Juan Rejon, général de l'armée conquéranie. Le robuste Adargoma, envoyé à Séville avec d'autres captifs, se fit admirer des Espagnols par sa force extraordinaire. Guanhaven et Caytafa furent aussi deux guayres de Telde d'une in- (1) Les guayres de Galdar les plus renommés furent Adargoma, Tazarte, Doramas, Tijama et Gayfa. Parmi ceux de Telde on cite Maninidra, Nenedan,, Bentaguaya et Gariraygua. (Viera ex Galindo,) tom. 1, pag. 203. (2) Galindo, mss., lib. 2, cap. 8. (Viera, Op cit.) ( 155 ) trépidité héroïque. Ces barbares, engagés ensemble dans une lutte, pendant des réjouissances publiques, combattaient depuis long-temps sans qu'il leur füt possible de remporter le moindre avantage l'un sur l'autre , lorsque Guanhaven, irrité de cet assaut sans résultat, dit à son antagoniste : « Tu es vaillant, j'en conviens; maïs serais-tu capa- ble de me suivre? —Je suis prêt!» répond Caytafa; et les deux cham- pions marchent ensemble d'un pied ferme jusqu'au bord d'un affreux précipice. Guanhaven, transporté de fureur, s'élance dans l'abime : Caytafa, possédé d'une égale exaltation, imite son exemple , et leurs corps vont se briser sur les rochers qui bordent la côte. Parmi les combats gymnastiques, celui du pugilat était le plus usite à la Grande-Canarie les jours consacrés aux exercices du corps; mais de toutes les prouesses la plus audacieuse consistait à gravir des escar- pemens presque inaccessibles pour y planter d'énormes poteaux de bois qui restaient fixés au rocher conime d'honorables souvenirs. Le P. Abreu Galindo assure avoir vu encore de son temps plusieurs de ces poteaux placés sur les plus hautes crètes de l’île et tellement enfoncés dansle roc qu'aucune force humaine n'aurait pu les ébran- ler (1). Danses et chants. La danse était aussi un des exercices favoris de ces insulaires, et celle qu'on connaît en Espagne sous le nom de danse canarienne (bayle canario) fut introduite en Andalousie avec les cap- tifs qu'on amena à Séville. | | « Les îles Canaries, dit Gomara dans son Æist. des Indes, on1 fait » connaître au monde deux choses qui leur assurent la célébrité : ces » jolis oiseaux si estimés par leur chant et cette danse canarienne si » variée et si gentille.» Viera nous apprend que les anciens natu- rels s'accompagnaient parfois avec des petits tambours et des flûtes (1) Galindo, mss. lib. 2, cap. 2. ( 156 ) de roseau ; mais lorsque ces instrumens leur manquaïient, les chants et les battemens de maïns suivaient la mesure en quatre temps. « La danse canarienne, (ajoute-t-il,) s'exécutait deux à deux ou plusieurs ensemble, et consistait dans une grande légèreté de pieds accompa- gnée de mouvemens de corps très-expressifs. » Ce fut probablement cette même danse qui fixa l'attention des ex- plorateurs partis de Lisbonne en 1841. « Leur chant est fort doux, » écrivaient-ils en parlant des naturels de Canaria ; ils dansent presque » à la mode francaise. » (Cantant dulciter et ferè more gallico tripudiant.) Selon Viera , les élégies que les Canariens déclamaïient en chantant, avaient été traduites en espagnol, et auroient attendri les cœurs les plus froids (1). Ces petits poèmes, dans lesquels les guerriers exprimaient leurs amours et leurs infortunes, rappelaient parfois des souvenirs historiques, et ressemblaient beaucoup aux Zambras moresques (2). Armes. Les principales armes des Canariens étaient le nagado ou magote et la lance. Il ÿ avait deux sortes de magado : le premier était le javelot de guerre ; le second, qu'on trouve cité par Viana sous le nom de moca où mocaz, avait la forme d'une petite massue armée à l'ex- trémité de deux fortes boules garnies de pierres tranchantes. Ce fut d'un coup de magado, lancé d'une main sûre, que l'intrépide Dora- mas tua, en combat singulier, l'hidalgo Juan de Hazes, monté sur son cheval andaloux, et qu'il lui perça le cœur, après lui avoir tra- versé de part en part sa rondache et sa cotte de maille (3). La hache, en jaspe verdâtre, faisait partie de l'armure des guerriers. Elle portait une pointe à l'opposé du tranchant, et figurait assez bien celle des anciens Gaulois. (1) Noticias, tom. 1, pag. 161. (2) « Asi como lo hacian los moros en sus Zambras. » Viera, Noticias, tom 1, ib. (3) Galindo, mss. lib. 2, cap. 18. Viera, Noticias, tom u, pag. 70, ( 157 ) L'usage du bouclier était commun parmi les Canariens. Il avait la forme d'un écusson décoré de dessins de différentes couleurs (1). Costume. — Le costume des chefs se distinguait des autres. Dans la relation de Nicosolo da Recco, il est question de tabliers (fémoralia ) faits avec une espèce de natte dont ces insulaires s'entouraient les reins et de laquelle pendaïient un grand nombre de fils de palmier ou de jonc. Le narrateur,en parlant des Canariens qui furent amenés à Lisbonne, s'exprime en ces termes : « Le tablier du chef est de feuilles de palmier, tandis que les autres le portent en jonc peint en jaune et en rouge. » Hic femoralia palmæ habet, reliqui verd juncorum picta croceo et rufo (2). Nous retrouvons encore ce même tablier dans les annotations d'An- dré Bernaldez (3), et nous avons vu que cette partie de l'habillement des anciens Canariens avait été décrite par les chapelains de Bethen- court (4). Ces insulaires portaient aussi le tamarck. Viera, d’après les rensei- gnemens de ses devanciers, parle en outre de bonnets de peau de chèvre faits d'une seule pièce, et qu'on portait le poil en dehors, de manière que les pattes de derrière de l'animal tombaient sur les oreilles, tandis que celles de devant se croiïsaient sur le cou (5). Les femmes faisaient usage de jupes courtes ; leurs cheveux étaient tressés avec des joncs en couleur et attachés par derrière. À ces ornemens extérieurs, les Canariens ajoutaient une espèce de tatouage qui représentait différens dessins. Bontier et le Verrier ont (1) Voy. ce qui a été dit pag. 148, des couleurs qui distinguaient la rondache de Doramas. (2) Ces mêmes couleurs, jaune-safran et rouge, servaient aussi à teindre les peaux de chèvre em- ployées comme vêtemens. (Voyez la relation, pag. 25.) (3) «… En la gran Canaria traian unas bragas de palmas como por pala ellos ï ellas , empero no cu- brian bien los lugares inhonestos porque no eran cerradas por abajo, salvo una cuerda ceñida por las caderas, i de alli colgaban una hocadura de palmas ripiadas. » Fragm. mss. du P. Quesada, d’après A. Bernal. ch. 2. (Cap. 63 de l’Hist. de los Reyes Catol.) (4) Voy. pag. 101. (5) .… Las monteras de pellicos de aquellos cabritillos que desollaban sin romper, Y Cu yas garras unas caian sobre las orejas, y otras se afianzaban al cuello. » Noticias tom. 1, pag. 149. ( 158 ) les premiers signalé ce fait : « La plus grande partie d'eux, disent:ils, portent devises entaillées sur leur chair de diverses manières chacun selon sa plaisance (1) ,» et Viera n'a pas omis cette particularité (2). Habitations et Monumens.— Les Canariens, comme les Guanches de Ténériffe et les naturels des autres îles, eurent en général une grande prédilection pour les grottes; mais ils se distinguèrent aussi dans l’art des constructions civiles et surpassèrent, dans ce genre, les habitans de Lancerotte et de Fortaventure, leurs plus proches voisins. Il existe encore dans l’île quelques-unes de leurs maisons, principalement dans le ravin d'Arguineguin, où l'on retrouve les restes de la petite ville ci- tée par les chapelains de Bethencourt. Ces habitations sont placées sur plusieurs rangs autour d’un grand cirque ,au milieu duquel on voit les ruines d'un édifice plus considérable que les autres et présentant, devant la porte d'entrée, un énorme banc demi-circulaire, avec son dossier, le tout en pierres sèches, ce qui a fait présumer que celte maison avait été la résidence d'un chef et que le conseil des guayres s'assemblait dans cet endroit. De longues et fortes solives en laurier (barbusano), bois presque incorruplible, recouvrent encore quelques-unes de ces habitations, dont la forme est elliptique et qui offrent intérieurement trois alcôves prati- quées dans l'épaisseur de la muraille, qui a de huit à neuf pieds de lar- geur. Ces alcôves paraissent a voir été destinées à recevoir des lits. Le foyer est placé près de la porte d'entrée, qui fait face à l'alcôve du fond. La mu- raille est sans ciment, en pierres brutes et très-grosses à l'extérieur, mais parfaitement taillées et alignées à l'intérieur. Ces pierres blanches sont aussi bien unies que pourraït le faire le meilleur de nos maçons. Les na vi- gateurs d'Alphonse IV, qui visitèrent un village canarien pendant l'ex- ploration de 1341, furent étonnés de l'art qui avait présidé à la con- struction de ces édifices: « A5 verd intrantes domos eas videre ex lapidibus (1) Hist. de la prem. descouv. et conqueste, pag. 127. (2) « Su cutis adornado de diferentes dibuxos y figuras impresas, » (Nozicias , tom. 1, pag. 149.) Ç 1591) quadris compositas mirabili artificio, et lignis ingentibus ac pulcherrimis tectas, » dit la relation que nous avons traduite (1). D'après le même document, il paraît que les portes qui fermaient ces habitations étaient des plus solides, puisque les aventuriers furent obligés de les briser à coups de pierre pour pouvoir passer outre : (Et cùm ostia clausa incenissent, cupientes introrsèm videre, lapidibus infringere ostia cæpere.…..» La description de l'intérieur est tout-à-fait d'accord avec ce que nous avons vu nous-mêmes : « Les maisons étaient toutes fort belles (ajoute le narrateur), couvertes de très-beau bois, et d'une telle proprete en dedans qu’on eût dit qu’elles avaient été blanchies avec du gypse (2). > La petite ville d'Arguineguin pouvait contenir environ quatre cents maisons de la forme indiquée plus haut ; mais dans la partie occiden- tale de Canaria et non loin du bourg d’Agaeta, nous avons visité deux autres édifices parfaitement conservés et qui nous ont offert quelques différences dans leur mode de construction. L'extérieur est plutôt carré qu'elliptique, bien que l'intérieur soit semblable aux édifices d'Argui- neguin. Ces deux maisons sont habitées aujourd'hui par de pauvres familles; le toit s'est conservé intact depuis plus de trois siècles, et la charpente qui le soutient ne paraît pas devoir s'ébranler de sitôt. Les grandes solives sont d'un beau poli, et l'équarissage semblerait avoir été fait avec un instrument tranchant. Le plafond est formé de tra- verses que croisent avec régularité de petites pièces de bois. On retrouve dans l'intérieur de l'île quelques monumens qu'on prétend avoir été destinés à l’ancien culte. Le premier est situé à deux lieues environ de Telde, au sommet d'une montagne volcanique désignée sous le nom des Quatre portes (r#sco de las cuatro Puertas). C'est une grotte spacieuse, ouverte dans le rocher, longue de quatre- vingts pieds et large de quarante. On y entre par quatre grandes (1) Voy. pag. 25. (2) Voy. le texte latin, pag. 26. ( 160 ) ouvertures de quatorze pieds de haut, larges de plus de six et sépa- rées entre elles par des piliers dont la largeur varie depuis sept jusqu'à neuf pieds. Devant chaque pilier, sur une esplanade taillée dans le roc et servant Comme de péristyle à la grotte, l'on voit des espèces de niches, les unes rondes et les autres carrées, qui paraissent avoir été destinées à renfermer des objets du culte. Ces niches sont à plus de cinq pieds du sol. Plus loin, le rocher à été entamé sur un espace cir- culaire de onze pieds de diamètre. Un autre cirque, beaucoup plus grand, existe sur le revers de la montagne, du côté du sud. Le sol, dans cet endroit, est creusé en sillon demi-circulaire de huit pouces de longueur sur dix de profondeur. Deux autres fossés, beaucoup plus larges, ont été pratiqués dans la même enceinte. Don Pedro del Castillo à donné, à sa manière, la description d’une grotte assez semblable à celle des Quatre-Portes, que Viera appelle le couvent des vestales de Canaria (convento de las harimaguadas que eran como unas virgenes vestales). Cette caverne est située sur les rochers escarpés du ravin de Valeron; « Son entrée présente un grand portique qui communique dans une vaste salle où l'on aperçoit de chaque côté des petites cellules placées les unes au-dessus des autres, ayant chacune une fenêtre du côté du ravin. Sur le devant de la grotte, on voit deux grosses tours avec un escalier intérieur. Les filles des nobles étaient élevées dans ces sortes de séminaires jusqu'à l'âge de vingt ans, et en sortaient alors pour se marier (1). » La demeure de l’ancien guanartème de Galdar, dont l'évêque Don Christoval de la Camara nous à transmis quelques renseignemens (2), (1) « La entreda es un grande arco, al que sigue un largo salon, y a uno y otro lado se ven con per- ’fecta simetria ciertas celdillas, 6 aposentos, calocados unos sabre otros, cada qual con su ventana al barranco. Estân en la misma entrada dos torreones, à los quales se sube por dentro. Las hijas de los nobles se educaban en estos seminarios hasta los veinte años , de donde no salian sino para casarse. (D. P. del Cast. cap. 20.) (2) Voy. nos citations pag. 93. ( 161 ) était, à ce qu'il paraît, un édifice fort remarquable. C'est sur son emplacement qu'on a bâti la belle église de Galdar. Les Canariens avaient encore, pour les exigences du culte, des monumens en pierre sur les sommets vénérés de Tirma et d'Umiaya; les traditions historiques nous apprennent en outre que l'enceinte murée dans laquelle se réfugia Silva était destinée aux exécutions (1). Ressources alimentaires. — Les habitans de la Grande-Canarie, comme ceux des autres parties de l'archipel, retiraient de grandes ressources de leurs troupeaux ; maïs ils se livraient aussi avec ardeur à l'agriculture. Bien avant la conquête, la bande septentrionale de l'île présentait un aspect des plus rians, et les navigateurs d’Al- phonse IV trouvèrent là d'abondantes provisions : des figues sèches aussi bonnes que celles de Césènes, du blé beaucoup plus blanc et plus beau que le nôtre, de l'orge et plusieurs autres céréales (2). La mer four- nissait aussi aux Canariens d'excellens poissons, dont ils savaient s’em- parer d’après le procédé que nous avons décrit (3); cependant, au rap- port des historiens, ces insulaires préféraient la viande à toute autre nourriture, Viera cite les petits cochons rôtis, dont ils étaient si friands, les grillades de chair de chèvre frottées de graisse de porc et saupoudrées de goño, les tamaranonas où fritures au beurre de chair de brebis, enfin la viande de petits chiens châtrés qu'ils estimaient par-dessus tout (4). Le même auteur assure que les Canariens ne buvaient que de l'eau. et cette assertion semblerait confirmée par la narration du pilote Da Recco, dont Viera pourtant n'eut jamais con- naissance : Ÿ’inum omnind renuunt, aquam potantes (5). (1) Voy. pag. 149. (2) « Circumdantes verd insulam invenere eam longè melius à septentrione, quäm ab austro cul- tam, videntes ibidem casas plurimas, ficus et arbores palimas et hortos et caules et olera.…. ficus siccas in sportulis palmeis bonas, uti Cesenates cernimus et frumentum longè pulchrius nostro....» (3) Voy. pag. 137. (4) Noticias, tom. 1, pag, 137. (5) Voy. la relation pag. 28. I. —(1"€ PARTIE.) (ETHNOGRAPH,) — 921 ( 162 ) Mariages et droit du seigneur. — Dans l'ile de Canaria, la loi n’ac- cordait aux hommes qu'une seule femme; toutefois, elle leur donnait la faculté de la répudier, et le cas de stérilité chez l'épouse était tou- jours un motif de divorce. Les Canariens n'avaient aucun penchant pour les femmes maigres et d'un tempérament délicat ; un petit ven- tre, selon eux, ne pouvait produire un enfant robuste (1). Aussi, dès qu'une jeune fille était fiancée, les parens la tenaient renfermée pen- dant trente jours pour la nourrir avec du lait, du gofo, de la viande et d’autres mets très-substantiels, afin qu'elle acquit cet embonpoint qui devait faire son principal mérite aux yeux de l'époux. Mais, avant de la remettre en son pouvoir, elle était présentée au faycan, au gua- nartème ou à d'autres grands personnages quien avaient les prémices. La plupart des auteurs qui ont écrit sur les habitans des îles Canaries parlent de cette coutume; nous avons déjà cité ce qu'en disent Azu- rara, Cadamosto et Thevet (2); Andrès Bernaldez ajoute que, dans les cas de grossesse, l'enfant qui provenait de ce sacrifice obligatoire était réputé noble (3). (1) Viera, Moticias, tom. 1, pag. 171 et suiv. (Ab. Galindo s’exprime en ces termes : Vo casandolas flacas porque decian tenia el vientre pequeño, y estrecho para concebir. Mss., lib. 2.) (2) Voy. nos citations, pag. 58, 60, 87. (3) Nous rapportons ici, d’après le texte original, tout le passage relatif au mariage et au droit du seigneur. « Quando havian de casar alguna doncella, ponianla, despues de concertado el matrimonio, ciertos dias en vicio à engordar i salia de alli i desposavanlos, i venian alli los cavalleros é hidalgos del pueblo ante ella é havia de dormir con ella uno dellos primero antes quel desposado, qual ella quisiere , i si quedava preñada de este cavallero, el hijo que nacia era cavallero , ï sino los fijos de su marido eran comunes , i para ver si quedava preñada de este, el esposo no Ilegava à ella hasta » saberlo de cierto por via de la purgacion. Estas i otras costumbres gentilicas i como de Alimañas » tenian i asi como bestias no havian empacho de sus verguenzas ellos i ellas,.… etc. » Æist. de los Rey. Cathol., cap. 65 (fragm. mss. du P. Quesada). La relation de Galindo, touchant le droit du seigneur , n’est pas moins curieuse, « Entre la gente » principal, ÿ noble (dit-il) se tenia costumbre con las Doncellas que quando las querian casar las te- » nian echadas , y les daban beberages de leche y gofio , y otras viandas que ellos solian comer, rega- » landolas para que engordasen. Ÿ primera que se entragase la doncella 4 su esposo, la noche antes se » le daba y entragaba al Guanarteme para que le Ilevase la flor de su virginidad , y si le parecia bien » Ilevarle la flor, y si no entregabala al Faycas, 6 al mas privado , como fuese noble... Esta costumbre » de dar al Guanarteme las doncellas desposadas primero que 4 sus maridos la primera noche, no que- » rian confesar los que descienden de los Naturales Canarios : Y no es de marabillar hubiese entre los » » » » ( 163 ) Cette facilité que la loi accordait de changer de femme, et le droit du seigneur exercé par les princes et les grands, furent cause de cet excessif accroissement de population que l'état de concentration, dans lequel vivaient ces insulaires, rendit très-alarmant. Privés, comme ils étaient, de moyens d'émigration et de toutes les ressources qu'ils au- raient pu tirer de l'extérieur, la famine vint les assaillir. Viera, s'ap- puyant sur les traditions, assure qu'avant la conquête, on compta à la grande Canarie jusqu'à quatorze mille hommes en état de porter les armes, ce qui supposerait dans ce climat une population totale d'environ quatre-vingt-dix mille âmes. Ce fut pour arrêter cette propagation croissante, que les membres du grand sabor ordonnèrent de tuer tous les enfans de naïssance et de ne conserver que les pre- miers-nés : mais cette mesure barbare ne fut pas de longue durée : l'épidémie qui vint ravager le pays fit périr plus d'un tiers des habi- tans, sans distinction d'âge ni de rang, comme si la nature eût pris soin de châtier ceux qui avaient voulu anticiper sur ses lois (1). Baptiseuses. — Dès qu'un enfant était venu au monde, on appelait une des femmes de la classe des Maguadas pour laver la tête du nou- veau-né. Certains historiens, considérant ces lotions comme une espèce de baptême, ont cru y retrouver les restes d'un ancien chris- tianisme; bien que le poète Viana se soit expliqué de manière à lever tous les doutes à cet égard, puisqu'il a dit: Aquella ceremonia acostumbravan Con intencion de simple lavatorio, Y no de sacramento de Bautismo. (Ch. 1.) Nuñez de la Peña a prétendu que ces baptiseuses (Bautizadoras à » Canarios esta costumbre, pues entre cristianos, partes hubo donde la habia, como refiere Bogerio » autor grave jurista, /ndicion 197, num. 17, Y la misma preeminencia tiene hoy en el Ducado de Bra- » bancia un varon señor de Leon, que todas las Doncellas, quando las casan, se les dén la primera noche, » aunque no usa de ellas. Pareceme mala costumbre. (mss., lib. 2.) (1) Noticias, tom. 1, pag. 172. ( 164 ) harymaguadas) contractaient une sorte de parenté avec la famille de l'enfant (1). Quoi qu'il en soit, nous pensons, avec l’auteur des Notices, que cette pratique, aussi ancienne que salutaire, n'avait d’autres titres au respect que l'antiquité de l'usage. Sépultures. — Viera affirme que les Canariens connurent l’art des embaumemens et qu'ils le mirent en pratique; il dit même que les corps, préparés d'après la méthode des Guanches, étaient liés avec des bandelettes de peau, puis enveloppés de leurs tamarcks et placés debout dans les grottes sépulcrales (2). Rien n'appuie pourtant cette assertion , car jamais il n'a été trouvé de momies dans les cavernes de Canaria. Les habitans de cette île avaient la coutume d’enterrer leurs morts d'une manière particulière; ils choisissaient pour cela les nap- pes de lave connues aujourd'hui sous le nom de Mal pais, où les érup- tions volcaniques ont accumulé beaucoup de scories. Nous avons visité les anciennes sépultures de la presqu'île de La Tsleta (3). Ce lieu solitaire, que le feu des volcans à frappé d'une longue stérilité, paraît avoir été destiné à servir de cimetière. C'était là que les anciens insu- laires déposaient leurs morts dans de grandes fosses qu'ils creusaient jusqu'à une profondeur de six ou huït pieds ,et qu'ils garantissaient des éboulemens en les garnissant avec des planches de pin, ou bien au moyen d'une voûte en pierres sèches. Ils recouvraient ensuite le tout avec d'autres pierres accumulées en forme de pyramides. Quelques - uns de ces tumulus ont d'assez grandes dimensions, et il faut plusieurs heures avant de pouvoir déblayer la fosse de l'énorme tas de scories qui la recouvre. Le squelette est toujours placé dans le tond, la tête vers le nord. On trouve ordinairement autour du corps beaucoup de fruits d'une plante très-commune dans les environs. C’est le Cneorum —_—_———————.. (1) Conquest. y Antig., Lib. 1, cap. 3, p. 27. (2) ANoticias, tom. 1, pag. 180. (3) Voy. la carte, pl. 1x, de notre Atlas. ( 165 ) pulverulentum où V'Orixama des aborigènes, espèce de térébinthacée qu'on employait probablement pour retarder la putréfaction et dont les petites baïes paraissent avoir rempli toute la cavité abdominale du cadavre. Les squelettes sont presque toujours entiers, les os se sont bien conservés. Les proportions de la charpente, en général, et surtout les dimensions de la tête, mdiquent que ces ossemens ont appartenu à des hommes d'une belle race, d'une taille au-dessus de la moyenne et d'une forte constitution. Nous avons encore remarqué dans ces fosses quelques. débris de vêtemens d’un tissu végétal assez semblable aux fibres du palmier et d'une trame très-serrée, ainsi que des fragmens de chaussure et de nattes. Les haches de pierre, dont nous avons déjà indiqué la forme, ont été trouvées dans le même lieu ; on y a ramassé aussi des morceaux de terre cuite provenant sans doute de vases brisés, et des petites pierres basaltiques taillées en pyra- mides, dont la base, incrustée de lignes transversales, figure une multitude de losanges avec un point au milieu. Ces espèces de cachets ont douze à quinze lignes de hauteur sur une largeur à peu près égale. Il existe, à peu de distance de l'ancien bourg d'Arguineguin, un cimetière pareil à celui de la Isleta, où l'on remarque plusieurs tumu- lus plus élevés que les autres. M. Despréaux, qui en a fait déblayer quelques-uns, a observé que les squelettes, renfermés dans les plus grands, avaient la tête placée du côté du nord, tandis que dans les petits les corps gisaient d'est à ouest. On voit aussi des sépultures semblables dans les terrains volcaniques qui s'étendent entre la pointe du Juncal et le petit port de las Nieves, sur la côte occidentale de l'île (1). Enfin, il y a quelques années qu'on découvrit dans une caverne des environs de Telde un grand vase de terre rempli de disques de diffé. (1) Voy. la pl. 1x de notre Atlas. ( 166 ) rente grandeur, tous percés d'un trou au milieu et formés avec les spirales d'une coquille, Le soin qu'on avait mis à enterrer ces objets dans le fond de la caverne pourrait faire présumer qu'ils furent autrefois d'une certaine valeur et qu'ils, servirent peut-être d'orne- mens où même de monnaie courante. NOTIONS GÉNÉRALES SUR LA RELIGION DES ANCIENS HABITANS DE L'ARCHIPEL CANARIEN. Pour adopter une opinion probable sur la théogonie de l'ancien peuple qui habita les Canaries avant la conquête de ces îles il est nécessaire d'exposer ici les différentes notions que l’histoire nous à fournies sur cette matière importante. Les chapelains de Bethencourt ne s'attachèrent guère à étudier les croyances des insulaires qu'ils voulaient convertir. Tout ce qu'on peut tirer de leur relation se trouve résumé dans cette phrase : {s sont moult fermes en leur loy et ils ont temples où ils font leurs sacrifices. (Op. cit., p. 132.) Dans le catéchisme que ces deux missionnaires rédigèrent pour leurs néophytes, on remarque plusieurs passages écrits dans l’in- tention de détruire des coutumes immorales (1) : mais ce serait en vain qu'on y chercherait quelque chose de relatif au système religieux des habitans de Lancerotte et de Fortaventure. Ilsse contentent de décla- (1) Dans le chapitre du Paradis terrestre, il est dit : « Là, fut premièrement une seule femme, con- Joincte en un seul homme , et qui autrement le croit, pêche. » Les chapelains insistaient sans doute sur ce point pour éloigner de la polygamie les insulaires de Lancerotte, car dans cette île une seule femme avait jusqu’à trois maris. Le catéchisme de Bontier et Le Verrier est écrit en général avec beaucoup de simplicité ; on y remarque même certains passages dans lesquels les auteurs ont consigné leur igno- rance comme preuve de leur bonne foi. Nous citerons entre autres une erreur populaire du bon vieux temps, qu’on retrouve dans cette phrase au sujet de l’arche de Noë : « Dieu lui coummenda qu'il fist une arche de bois carré, poly, et qu'il loindroit dedans et dehors de betun. Betun est un glu si fort et si tenant, que quand deux pièces de fait en sont assemblées et jointes, on ne les peut par nul art desassembler, sinon par sang naturel de fleurs de femme. » (Op. cit., p. 86.) ( 167 ) rer que « l'instruction chrestienne bailléepar messire de Bethencourt aux Canariens baptisez, n’a. été faite et-ordonnée qu’afin. d’oster leurs cœurs de la mauvaise créance:en quoy ils ont longuement esté et sont encore. (Op. cit. p. 94) Viera, qui a eu recours aux renseignemens d'Espinosa et de Galindo pour la rédaction de ses Notices, nous apprend qu'il existait à Forta- venture: de grands édifices de pierre destinés au culte. Ces temples, qu'on appelait Æfequenes, étaient circulaires; deux murs concentri- ques formaient une double enceinte, dont l'entrée principale n'avait guère plus de largeur que celle des habitations ordinaires. C'était dans ces temples, situés la plupart sur le sommet des montagnes, qu'ils déposaient des offrandes de beurre et faisaient des libations avec du lait de chèvre en l'honneur d'une divinité protectrice à laquelle ils adressaient leurs prières en élevant les maïns vers le ciel. Des pré- tresses, dont les mystérieuses révélations entretenaient leur crédulité, exerçaient chez eux une grande influence. L'histoire a conservé les noms de deux de ces femmes devineresses, Tbabrir et Tamonante, sa fille, qui prédisaient l'avenir, apaïsaient les dissensions et présidaient aux cérémonies religieuses (1). Les traditions historiques citent encore plusieurs personnages qui jouirent d'une grande faveur par leurs prédictions et leurs prétendues relations avec un pouvoir surhumain. Nous avons dit tout ce que valut à la Canarienne Andamana son audacieuse imposture. À "Féné- riffe, le vieux Guagnamegné (Guañameñe) s'acquit aussi une terrible célébrité (2), et, s'il en faut croire le P. Abreu Galindo, les habitans de l'île de Fer respectèrent la prédiction du devin Yoñe, qui leur avait annoncé l'arrivée des hommes envoyés par Eraoranhan. Ces insu- (4) Moticras, tom. 1, pag. 167. (2) Le Mencey Bencomo fit pendre à un laurier le devin Guañameñe, pour lui avoir prédit, au milieu du Tagoror, tous les désastres de l’invasion étrangère. (Viana, ch. 3.) ( 168 ) laires (les Beny” Bachirs) vénéraiïent deux divinités tutélaires, arbitres souverains de tout bien, Eraoranhan, qui protégeait les hommes, et Moreyba, qui veillaït sur les femmes. Il est à remarquer que lesnaturels de l’île de Fer, après leur conversion au christianisme, continuèrent à invoquer Jésus et la vierge Marie sous ces deux noms (1). Eraoranhan et Moreyba siégeaient, disaient-ils, sur les deux rochers élevés de Ben- tayga, que l'on désigne encore aujourd'hui sous le nom de Santillos de los antiguos. Dans les temps de sécheresse, la population se portait en masse vers Bentayga, et chaque sexe se groupait autour de son rocher protecteur, priant à la fois les deux divinités pour obtenir la pluie et avec elle l'abondance et le bonheur. Un jeûne de trois jours accom- pagnait ces vœux expiatoires durant lesquels le fanatisme, excité par la faim, donnait un libre essor au désespoir et s'exhalait en cris de rage. Mais, lorsqu'en dépit de tous ces témoignages solennels le ciel restait sourd à leurs prières, un vieillard, vénéré par sa piété et sa sagesse, entraînait le peuple vers la grotte d'Asteheyta, située dans le district de Tacuetunta, et pénétrait seul dans l'antre sacré où l'on nourrissait l_Aranfaybo protecteur. C'était un porc de la petite race, qui avait le privilége d'intercéder auprès de la divinité pour mettre fin à la cala- mité publique. Le sage d'Asteheyta ne tardaït pas à reparaître à l'en - trée de la grotte; il portait lÆranfaybo sous son tamarck et le présen- tait au peuple qui l'accueillait avec des transports de joie. Le porc réstait libre et courait les champs tant que le ciel refusait ses bien- faits à la terre, mais on le ramenait en triomphe dans son premier gîte dès que la pluie commençait à tomber (2). Les naturels de la Grande Canarie reconnaissaient un être suprême, conservateur du monde, qu'ils appelaient Æ//corac ou Acoran, et auquel ils rendaient un culte dans de petits temples de pierre (oralo- (1) Viera (ex Galindo), Moucias, tom. 1, p. 168, note. (2) Moticias, tom. 1, pag. 167. ( 169 ) rios) ou sur le sommet des montagnes les plus escarpées, Le faycan présidait à toutes les solennités, mais les harimaguadas, ces jeunes vierges qui habitaient dans les grottes que nous avons décrites, pre- naient aussi une part très-active aux cérémonies religieuses. « Les harimaguadas, dit Viera, vivaient d'aumônes; elles portaient LL Ÿ des robes de peau blanche, plus larges que celles des autres femmes; » elles jouissaient de grands priviléges. Leurs principales fonctions D a consistaient en libations de lait qu'elles faisaient chaque jour dans » le temple en l'honneur de la divinité, et ce temple était un asile » sacré que personne n'aurait osé violer impunément (1). » Les hautes cimes de Tirma dans le pays de Galdar, et les rochers d'Umiaya dans celui de Telde, étaient aussi des lieux de refuge contre les persécutions. On invoquait dans les sermens ces sites mystérieux : jurer par le Tirma et l'Umiaya était un engagement sacré qu'il fallait accomplir sous peine d'infamie, Dans les grandes calamités et surtout quand les pluies se faisaient trop long-temps attendre, le faycan ordonnait une procession en grande pompe à l'un des deux rochers : le peuple s’y rendaït de toutes parts, portant des branches d'arbre et des feuilles de palmier ; les harimaguadäs ouvraient la marche, et dès qu'elles étaient arrivées sur la haute cime, elles brisaient, avec certai- nes cérémonies, des vases remplis de lait et de beurre, puis on dansait la canarienne (e/ bayle canario) et l'on entonnait des complaïntes usi- tées en pareille circonstance. Après ces manifestations, la procession se dirigeait vers la mer pour frapper les ondes avec les branches qui ‘avaient servi à la fête, tandis que le peuple faisait retentir les airs de ses cris et de ses lamentations. Quelques auteurs assurent que l'on vit parfois dans ces occasions des guerriers se dévouer comme des victimes expiatoires et se précipiter du sommet du Tirma (2). Ces assertions, il (1) Noticias, tom. 1, pag. 170. (2) Gomara est un de ceux qui ont cité ce fait. (Voy. Hist, gener. de las Ind., cap. 294.) Mais Cada- 1. —(1"° PARTIE.) (ETHNOGRAPHIE. ) — 22 ( 170 ) est vrai, sont contestées par Galindo; mais il est de fait que, pendant la guerre de la conquête, plusieurs Canariens exaltés par l'amour de la liberté et voulant acquérir un glorieux renom, exécutèrent ces sor- tes de résolutions désespérées (1). Les habitans de Canaria vénéraient les idoles : nous avons fait mention de celle de pierre que les navigateurs envoyés par Al- phonse IV en 1341, retirèrent d'un temple canarien et qu'ils trans- portèrent à Lisbonne. Cette statue représentait un homme nu por- tant un globe dans sa main. Les annotations d'André Bernaldes nous signalent un autre fait qui donnerait à la religion de ce peuple une apparence d'idolâtrie. « Dans la Grande-Canarie, dit cet historien , il y » avait un édifice destiné au culte, qu'ils appelaient Tirma. C'était là » qu'on vénérait une idole en bois de la longueur d'une demi-lance, » représentant une femme nue et sculptée de manière à montrer » toutes ses formes. Devant cette femme se trouvait une autre sculp- » ture qui figurait une chèvre disposée à l'accouplement ,ayant der- » rière elle un bouc prêt à la couvrir pour la féconder. C'était devant » ce groupe qu'on faisait des libations de lait et de beurre, en manière » d'offrande, de dîme ou de prémices. Tout ce laïtage (ajoute le curé » Bernaldes) répandait une fort mauvaise odeur (2). » Il paraît que d'autres écrivains espagnols eurent connaissance de cet hommage rendu au pouvoir propagateur par les naturels de Canaria, puisque le bachelier François Tamara, dans ses Coutumes des mosto , qui en parle aussi, dit que ces sortes de dévonements étaient un hommage rendu au prince à l’époque de son avènement. (Voy. nos cit., pag. 63 ) (1) Viera, Noticias, pag. 170 et 171. (2) « En la Gran Canaria tenian una casa de oracion, Llamavan alli a Tirma , è tenian alli una ima- » gen de palo tan lunga como media lanza, entallada con todos sus miembros de muger, desnuda con » sus miembros de fuera, é delante della una cabra de un madero entallada con sus figuras de hembra » que queria concebir, i tras della un cabron entellado de otro madero, i puesto como que queria » subir à engendrar sobre la cabra. Alli deramavan leche é manteca, pareceque en ofrenda à diezmo Ô , » primicia. E olia aquello alli mal à la leche é manteca. » (Hist. de los Reyes Catal., cap. 63.) (171) Peuples, faït mention de temples (oratorios) arrosés chaque jour avec du laït de certaines chèvres qu'on appelait animaux sacrés (animales sanios), et Lucius Marineus confirme le même fait (1). Le P. Abreu Galindo, en parlant des chèvres destinées au service des petits temples qu'il appelle Æ/mogaren, dit qu'on les laissait toute l'année avec les boucs, afin qu'elles ne manquassent jamais de lait. Lorsqu'après la soumission de Canaria, la population de Telde fut déportée en masse à Séville, les Canariens conservèrent encore dans l'exil leur apparente idolâtrie, et nous avons vu qu'il fallut que le roi d'Espagne, par un ordre adressé de Cordoue (30 août 1485) à l’alcade mayor Juan Guillen, enjoignît à ce magistrat d'empêcher les Cana- riens de se réunir dans les maïsons qui leur avaient été d'abord assi- gnées pour l'exercice de leurs cérémonies païennes; (para que ellos no sigan juntandose en las casas que les señalaron haciendo los actos è comunidades è gentilidad que solian (2). Enfin, dans le catalogue canarien du P. Ab. Galindo, nous trouvons le mot Gabio ou Gabiot pour désigner l'esprit malin,ce qui semblerait indiquer que le génie du mal jouait un certain rôle dans les croyances de ces insulaires. Il est aussi question, sous les noms de mahio et de tibicen, de fantômes ou d'êtres surnaturels. Telles sont les notions que nous avons pu recueillir sur la théogonie des habitans de Canaria. Les Haouarythes de l’île de Palma adoraïent un être suprême sous le nom d’/bora, ou le dieu de l'univers, qui siégeait au plus haut des cieux et faisait mouvoir tous les astres. Ils lui avaient élevé des pyra- mides en pierres sèches , autour desquelles ils se réunissaient à diffé- rentes époques, pour assister à des fêtes religieuses qui se terminaient toujours par des chants et des exercices gymnastiques. Au centre de l’île, dans la profonde vallée d'Acero, aujourd'hui la (4) Voy. nos cit., p. 88 et 89. (2) Voy. nos cit., p. 81. ( 172 ) Caldera, où la tribu de Tanausù vint s'établir, il existe un roc escarpé qui se dresse comme un immense obélisque. Les naturels l'appelaient Idafe et avaient pour lui la plus grande vénération. La crainte de voir l'énorme monolythe s’écrouler tout à coup et les écraser sous ses rui- nes, motivaient sans doute l'espèce de culte qu'ils lui avaient voué, et c'était probablement pour prévenir ce désastre, qu'ils lui apportaient des présens et lui adressaient leurs prières. Pleins de respect pour ce roc redoutable, ils ne s'en approchaïent qu'en tremblant et déposaient à sa base le cœur, le foie et les poumons des animaux dont ils faisaient leur principale nourriture. Les offrandes étaient toujours présentées par deux personnes. La première s'avançait en chantant ces paroles : « Yeuida yguan Idafe (1) — Tomberas-tu, Idafe ? » et la seconde répon- dait : « Donne-lui et il ne tombera pas ().» D'autres fois, c'élaient des victimes entières qu'on sacrifait au rocher de la vallée en les précipi- tant du haut des escarpemens (3). Le mot yrueñe, que le P. Ab. Galindo à donné dans son catalogue du dialecte des Haouarythes et qui signifiait le diable ou une apparition fantastique, prouve assez que les idées religieuses des naturels de la Palma étaient aussi mêlées de superstitions. Les historiens ne nous ont transmis que fort peu de renseignemens sur la théogonie des Guanches : on sait seulement qu'à Ténérifte, on adorait Achaman, le Dieu suprême, qu'on invoquait sous différens noms, tels que : Æchguayaxiraxi, le conservateur du monde, Æcha- hurahan, le grand, Achicanac, le sublime, Achguarergenan, celui qui soutient tout, Æ/guoychafunataman, celui qui soutient le ciel et la terre. On l’appelait encore coran ou Alcorac, comme à la Grande- (1) Nous reproduisons ici la phrase d’après l’orthographe des historiens espagnols, mais c'est FYwan ydir Idafe qu'il faut écrire , selon G. Glas. (Voy. Hist. can. 11.) (2) FYguida gueryerte yguan tard , d’après l'orthographe de Viera. (3) Noticias, tom. 1, pag. 168 et 169. ( 4459 Canarie, et s'il faut en croire Viana, le titre de WMencey ou Seigneur lui était aussi dévolu (1). Tous ces noms ont été diversement orthographiés par les auteurs espagnols, et le même les a souvent écrits de plusieurs manières. Nous ferons connaître ces variantes en traitant des différens dialectes. Viana parle de certains lieux affectés aux cérémonies religieuses, et d'un édifice dans lequel on se rassemblait pour adorer le Dieu tout- puissant, clément et juste : En una casa todos concurrian Creyendo y adorando à un Dios solo Cuyo ser infinito omnipotente, Justo , clemente y pio confesaban. " (Ch.r.) Viera fait mention, d'après Espinosa, d'une cérémonie touchante qui avait lieu, à Ténériffe, dans ces temps de calamité publique où la sécheresse amenaït avec elle la disette et la désolation. On rassemblait tous les troupeaux dans une vallée profonde, en ayant soin de tenir les petits séparés des mères pour qu ils fissent retentir les airs de leurs bélemens. Alors commençait un concert de cris plaintifs que répé- taient les échos du vallon, et ce peuple pasteur, qui fondait tout son espoir sur la fertilité des pâturages , croyait que l'intercession des inno- centes victimes de la faim était un moyen efficace pour implorer les bienfaits du ciel et le faire compatir à ses maux. # - Les Guanches disaient que Guayota, le génie du mal, habitait au centre de la terre, ou bien se tenait caché dans le volcan formidable dont ils redoutaient les éruptions. Teyde était le nom de la montagne ignivome; par Echeyde, ils désignaient l'enfer ou l’ardente fournaise (1) Liamendole en su lengua hucanech, Guayageraz, acucanac, Menceyto, Acoron, acaman, acuherajan, Que son sublimes y altos epitetos. (Viana, chant 1.) ( 174) que Guayota ne cessait d'attiser. C'était par l'Echeyde et par Magec, le soleil, qu'ils prononçaient leurs sermens : Ignoravan que fuesen immortales Las almas , y que hubiese pena y gloria Aunque afirmavan cierto haber infierno Que Ilamaban Echeyde, y al demonio Guayota ; y per el alto monte Teyda Y por el sol à quien Magec Ilamaban, Juravan con recato y gran respeto. (Vian, ch. 1.) Avec des idées pareïlles, il serait difficile d'admettre que les Guan- ches n'aient eu aucun soupçon de l’immortalité de l'âme. Le peuple qui déposait du lait et des gâteaux de farine à côté des morts devait croire à une autre vie; les adorateurs du conservateur du monde, du Dieu clément et juste, ceux qui redoutaient le génie du mal et juraient par l'enfer ne pouvaient mourir sans crainte et sans espoir; ils pen- saient sans doute qu'il survivaït quelque chose de ce corps qu'ils étaient si soigneux de conserver après le trépas, et nous ne partageons pas, à cet égard, l'opinion de ceux qui bornent les dogmes des Guanches à la simple croyance de la divinité, sans étendre les bienfaits de la religion au-delà de la vie (1). Il y a, dans ce peu de notions que l'histoire a con- servées sur la théogonie canarienne, des idées analogues à celles qui dominent chez tous les peuples : le respect pour un être suprême uni à la crainte qu'inspire la colère de ce dieu puissant. Sans chercher ici à tirer aucune conséquence des analogies qui exis- tent dans le système religieux de deux nations d'origine diverse, nous ferons remarquer des croyances à peu près semblables chez les insu- laires de l'Océanie, que les premiers navigateurs ne rencontrèrent guère dans un état de civilisation plus avancé que les Guanches. Aïnsi Taa- (1) « Solo se puede decir queeran Deistas, à que tuvieron alguna idea obscura de un ente todo poderoso y eterno, à quien deben su existencia las criaturas : pero sin mas nociones de la inmortalidad del alma. ni mas idea de otra vida que la presente. » Noticias, tom. 1, pag. 165. ( 175 ) roa (Teneroa où Tangoroa), le Dieu suprême, dont on connaissait le nom dans tous les archipels de la mer du Sud, depuis les Sandwich de Cook jusqu'à la nouvelle Zélande, et qui avait partout les mêmes attributs, rappelle l'Æchaman des Guanches avec ses nombreux syno- nymes. Chez les insulaires de l'Océanie , Taaroa, le Dieu créateur, et Hina, sa femme (la Nature), enfantent Zioua, le dieu des étoïles ou le ciel, Rit (l'air), Fatou (la terre) et Oro (le pouvoir régénérateur (1). La théogonie canarienne nous offre quelque chose d'approchant : Achaman (Alcorac où Acoran) représente le grand principe, le Dieu sublime et tout-puissant qui se multiplie et se reproduit sous d’autres noms, tels que le conservateur du monde (2), celui qui soutient tout (3), le régulateur des mouvemens célestes (4), Eraoraham et Moreyba, qui font pleuvoir et fertilisent la terre (5). L'infernal Guayota des Guan- ches n'est pas moins redouté que l'ardente Pele , la déesse des volcans des Hawaïiens; celle-ci exerce sa puissance dans l'immense cratère de Kirau-ea (6); celui-là établit son empire dans les flancs caverneux du pic de Teyde. Le spectacle des éruptions, les envahissemens de la lave, les convulsions du sol, les bruits souterrains, précurseurs d'affreux sinistres, tout ce que les phénomènes volcaniques, en un mot, offrent d'imposant et de terrible, avait jeté l'épouvante dans l’âme et donné naissance au culte de la peur. Le génie du mal, personnifié dans le volcan qui brûle et ravage, est une allégorie à la fois poétique et reli- sieuse. Dans les archipels de la mer du Sud, comme aux îles Canaries, la nature semble avoir emprunté les formes les plus grandioses et. les (1) Voyages aux îles du grand Océan, par M. Moerenhout, tom. 1, p. 423 et suiv. (2) Achguayaxiraxi. (3) Achguarergenam. . (4) L’Abora des haouarythes de l’île de Palma. (Voy. précédem. p. 171.) (5) Les deux divinités qu'imploraient les Beny’-Bachirs de l’île de Fer. (Voy. précédem. pag. 168. ) (6) Voy. dans le Voyage pittor. autour du monde, de M. D. d’Urville, l’excursion au volcan de Kirau-ea, tom. 7, pag. 426. | ( 176 ) plus heurtées pour parler à l'imagination. À Ténériffe, c'est une mon- tagne pyramidale s'ébranlant sur sa base et versant des fleuves de feu par ses flancs entr'ouverts ; à Canaria, les rocs escarpés de Tirma et d'U- miaya ; à l'île de Fer, les crêtes sourcilleuses de Bentayga, couronnées de nuages, et se dessinant comme deux fantômes à travers la vapeur du brouillard; à la Palma, le morne d'Idafe qui s'élève menaçant au-dessus des rochers de l'Ecero, mystérieuse enceinte dont le pâtre redoute les abords, Les insulaires de l'Océanie avaient leur Fatou, le dieu des éruptions et des bruits souterrains, Mahoui, qui présidait aux tremblemens de terre ,et avec eux les génies des tempêtes et des orages (1). Mais aux Canaries comme aux îles Sandwich, le fétichisme n'était que l'expression figurée des vœux adressés à l'être invisible, principe et fin de toute chose (2); les prières se rapportaient toujours au Dieu unique et suprême qui crée et anéantit, à ce pouvoir surnatu- rel, vivifiant et fécondateur comme le soleil, terrible et implacable comme le volcan, toujours prêt à écraser le coupable, comme le rocher suspendu sur l’abîme, Les traditions canariennes se taiïsent, il est vrai, sur le culte adapté à cette théogonie que l'histoire n'indique qu'à peine; il n'est guère question que d'offrandes, et pourtant, malgré la supposition toute gratuite de quelques écrivains , ces hommages ren- dus à la divinité sous une forme matérielle prouvent assez que l'ado- ration avait franchi les bornes du spiritualisme (3). Quant à nous, D (1) Moerenhout, Voyages aux îles du grand Océan, tom. 1, pag. 561. (Voyez aussi les légendes, pag. 427 et 460.) (2) « Decian que en lo alto estaba una cosa que gobernaba las cosas de la tierra , que Ilamaban Æ4co- ran, que es Dios. » P. Ab. Galindo ss. Viana, en citant les différens noms que l’on donnait à la divi- nité, s'exprime en ces termes : Que son sublimes. y altos epitetos , Que significan todo poderoso Sustentador y autor de lo criado, Sin principio y sin fin, causa de causas. (Chr) Ghoe En Teneriffe se conservaron puras las opiniones en orden à la esencia divina, porque si (177) nous ne voyons dans les bizarreries de ce grossier panthéisme que l'a- doration des forces physiques de l'univers créé, et cette adoration se résumait dans les vœux adressés à l'Étre suprême, soit qu'on l'invo- quât sous le nom d’Æchaman ou d’Acoran, c'est-à-dire du Dieu créa- teur, ou bien sous celui de WMagec (le soleil), sa brillante image. Aïnsi encore, de même que Z'aaroa et Hina, les deux grandes divinités de l'Océanie, l'Eraoranhan de l’île de Fer, qu'imploraient les hommes, était l'être actif ou mâle, peut-être l’astre du jour, le principe de la chaleur, de la lumière et de la vitalité; et dès lors, dans Woheyra ou Moreyba, sa compagne, ne pourraït-on pas reconnaître le satellite de la terre, l’astre des nuits, le plus apparent du ciel après le soleil, celui enfin dont l'influence est connue de tous les peuples. Rappelons, en passant, ce que Cadamosto disait des anciens habïtans de ces îles: « [ls sont idolétres et vénèrent le soleil, la lune, les étoiles et diverses autres choses (1). Ce ne sont là que de simples conjectures ; nous les livrons aux réflexions de ceux qui voudront approfondir ces sortes de matières. Maïs que pourront-ils conclure de ces rapprochemens? si ce n'est que la théogonie des Guanches, de même que celle des Océaniens et en général de tous les peuples de la terre, laisse entrevoir une pensée morale, élément constitutif de tout système religieux, se modifiant sous diverses formes et qu'on retrouve partout dans l'histoire de l'humanité. Il existait même chez les insulaires des Canaries certai- nes croyances qui pourraient donner matière à un long examen. Lorsque les conquérans interrogèrent les vieillards de Canaria sur leur origine, ceux-ci répondirent : « Nos ancêtres nous ont dit que Dieu nous mit dans cette île et qu'il nous y oublia ; mais que du côté de l'Orient creemos à nuestros escritores , los Guanches la adoraban filosoficamente y en espiritu , atribuyen- dole nombres sublimes y pomposos. » Viera, Moticias, tom. 1, pag. 165. (1) Voyez nos citations, pag. 63. 1,—(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPH.) — 93 ( 178 ) viendrait la lumière qui doit nous éclairer (1). » Les légendes tradition- nelles recueillies par le P. Espinosa ne sont pas moins curieuses : « Au commencement du monde, Dieu créa un certain nombre d'hommes et de femmes avec de la terre et de l'eau. » On retrouve ici, en d’autres termes, le texte biblique de la formation de l'homme avec le limon de la terre ; seulement, l'acte de la création est exprimé dans un sens collectif : cest à la fois un certain nombre d'hommes et de femmes qui reçoi- vent l'existence (2). « Cette race primitive fut privilégiée, nous dit encore la légende, mais Dieu frappa de dégradation celle qui vint ensuite : à la première il avait donné tous les troupeaux; à la seconde, qu'il créa plus tard, il ne donna rien. » Ces croyances, que des traditions infidèles n'ont pu rendre sans doute dans leur véritable expression, ne semblent- elles pas puisées à des sources sacrées? Des remarques analogues pour- raient s'appliquer aux notions religieuses des peuples de l'Océanie, qui, avec certaines modifications, se reproduisent dans la région polyné- sienne, comme aux Canaries, pour témoigner de la parenté des sociétés humaines, malgré leur excentricité relative et les distances qui les sé- parent aujourd'hui de leur point de départ (3). Quels que soient donc les rapports qui résultent de la comparaison entre deux peuples dont les croyances, les coutumes où les institutions nous offrent plusieurs points de contact, on ne saurait tirer de ces analogies aucune consé- quence en faveur de l'identité de leur race ou de leur communauté d'origine. Reconnaïissons seulement que s'il existe entre eux une con- _formité de pensée pour ce qui tient au dogme, c'est-à-dire à lacroyance d'un Dieu créateur, unique, universel, qui commande aux élémens, donne la vie et dispense les biens de ce monde, il est aussi des rapports d'idolâtrie qui se font remarquer dans leurs superstitions, et que cette (1) André Bernaldes, op., cit., ©. Lx. (2) Voyez nos citations, pag. 126, (3) Voy. Mocrenhout, op. cit , tom. 1, pag. 556. ( 179 ) conformité de pensée ne peut être que le résultat d'une imagination frappée des mêmes phénomènes. L'intelligence des hommes placés dans les mêmes conditions d'existence a dû rouler dans le même cer- cle d'idées, lorsque, saisie d'admiration devant les œuvres de la créa- tion et les prodiges de la nature, elle a cherché une cause première pour but de ses hommages (1). DE L'ANCIEN LANGAGE DES HABITANS DE L'ARCHIPEL CANARIEN. Les anciens habitans des îles Canaries parlaient divers dialectes, tous dérivés évidemment d'une langue mère, si on en juge du moins par les catalogues de mots que les historiens nous ont transmis. Ces catalogues, distribués par séries d'après les dialectes de chaque île, offrent des analogies notables dans la racine des mots comme dans leur construction. On y remarque plusieurs mots identiques qui étaient usités dans tout l'archipel pour exprimer une même chose, et cette observation, en donnant plus de valeur au principe fondamental d'une langue mère dont les réminiscences traditionnelles se retrou- vent dans les divers jargons, fournit aussi une preuve de la commu- nauté d'origine des insulaires qui les parlaient. L'état d'isolement dans lequel vivaient les anciens habitans des Canaries , par l’impossi- bilité des communications d'une île à l’autre, donna lieu, sans doute, aux modifications de l'idiome. « Les hommes concentrés dans un » même canton (a dit un célèbre philologue) ont pu, par la force (1) M. Moerenhout s’est exprimé en ces termes au sujet des Océaniens : « L'étude du système reli- » gieux de l'Océanie, si piquant et si original par la singularité des aperçus qu'il présente, m’a conduit » à une conclusion morale de la plus haute importance pour l’histoire philosophique de l'humanité : » c’est qu’en dépit même de ses bizarreries locales, il est susceptible d’une interprétation qui lui est » commune avec la plupart des autres systèmes religieux les plus célèbres du monde ancien et moderne » et s’y rattache, d’ailleurs, par plusieurs faits des plus analogues , sinon tout-à-fait identiques ; d’où » résulterait , au besoïn , une démonstration de plus de cette vérité , depuis si long-temps devenuetri- » viale, qu’à de très-légères nuances, les hommes sont toujours et partout les mêmes. » (7 oyage aux iles du grand Océan , tom. 1, pag. 556. ( 180 ) » d'une habitude continuelle, surmonter les obstacles que la nature CA » mettait à l'identité de leur langage; mais dès qu'ils se sont trouvés sé- » parés , la nature a repris ses droits, le langage s'est altéré insensible- » ment et ses altérations ont augmenté de génération en génération, » au point que le premier peuple n’a plus entendu le langage du » second (1). » Toutefois, les dialectes que parlaient les habitans de l'archipel qui nous occupe n'offrirent pas de si grandes différences qu'il fût impossible à ces insulaires de s'entendre, comme l'ont pré- ÿ tendu quelques écrivains; l'histoire nous apprend , au contraire, que les Européens purent successivement se mettre en relation avec eux, au moyen des interprètes qu'ils avaient amenés des premières îles conquises. On doit au père Espinosa les plus anciennes notions sur le langage des Guanches de Ténériffe, mais malheureusement elles se réduisent à quelques phrases dont peut-être il n’a pas donné le sens littéral. Viana les a reproduites dans son poème avec des variantes et des alté- rations d'orthographe. Abreu Galindo fut celui des historiens qui réunit le plus de renseignemens sur les divers dialectes usités aux îles Canaries avant la conquête. Ces renseignemens, dont l'Écossais Geor- ges Glas forma un catalogue publié en plusieurs séries, se composent de 122 mots (2), que Viera réduisit à 107, sans en expliquer le motif. M. Bory de Saint-Vincent publia à son tour, dans ses Essais sur les Iles Fortunées, une liste de 148 mots dans laquelle figurent tous ceux de Viera et quelques autres qui, dit-il, lui furent communiqués (3). Le catalogue que nous donnons nous-mêmes se compose d'environ 1,000 mots, en y comprenant les phrases citées par les auteurs cana- riens. Les noms substantifs s'élèvent à 200 (4) et se réfèrent à ceux de a (1)3. Delille, Traduct. des Georgig. Discours prélim. (Note), p.23. (2) Voy. The History of the discov. and conq. of the Can. 11. (3) Op. cit., pag. 49. (4) Dans ces 200 mots , il faut comprendre ceux dont l'emploi s’est conservé jusqu’à nos jours et que ( 181 ) Galindo et de Viera, auxquels nous en avons ajouté plusieurs autres que ces deux historiens auraient pu noter comme nous, puisqu'on les retrouve tous dans les ouvrages du P. Espinosa et de Viana. Du reste nous avons eu soin d'indiquer leur origine. Nous distribuons en deux séries 38 noms de nombre puisés à des sources différentes. 467 noms de lieux et 242 noms propres nous ont fourni aussi des renseignemens que nos devanciers avaient négligés et qui ne sont pas sans importance. On peut tirer en effet d'intéres- santes notions de cette nomenclature qui est restée attachée aux loca- lités, aussi bien que de celle dont l’histoire seule a conservé le souvenir et qui rappelle encore les hommes d'une autre époque. Nos remarques relatives à ces deux dernières catégories de mots (les noms de lieux et les noms propres) reposent : 1° sur la valeur qu'on doit attacher à ces noms lorsqu'ils sont significatifs, c'est-à-dire lorsqu'ils qualifient une personne ou une chose; 2’ sur la similitude qu'on observe entre cer- tains noms propres ou de lieux dans plusieurs îles du groupe des Canaries; 3° sur l’analogie ou l'identité de quelques-uns de ces noms avec certaines dénominations topographiques, nationales où indivi- duelles qu’on retrouve dans l'Afrique occidentale et plus particulière- ment dans le pays occupé par les Berbers; 4 enfin, sur les preuves que nous fournit, pour l'ancienneté d'origine, la transmission héréditaire de plusieurs de ces noms propres dans des familles contemporaines. Quant à l'arrangement de notre catalogue, nous avons préféré grouper les mots par catégories distinctes, dont les titres indiquent les rapports. Les mots sont distribués ensuite par ordre alphabétique dans leur série respective. Chaque mot du catalogue est suivi au les historiens n'avaient pas cités. Les dénominations que les modernes /sleños donnent à certaines plan- tes indigènes nous en ont fourni 17, auxquels nous avons ajouté les suivans que nous n’admettons . , LORS ES k TA , « 1 h toutefois qu'avec doute : Burgado, employé généralement pour désigner un coquillage ; Bubango, qui signifie une petite citrouille; Chivato, nom que l’on donne aux jeunes chevreaux. ( 182 ) besoin de l'initiale du nom de l'île où il était employé: ainsi, C désigne Canaria ; T, Ténériffe; L, Lancerotte; F, Fortaventure; G, Gomère; P, Palma ; H, l'île de Fer(Æierro). Lorsque la lettre T est suivie de etc., on doit entendre que le mot était employé dans toutes les îles. Les mots qui nous ont offert des variantes dans les ouvrages imprimés ou ma- nuscrits , d'où nous les avons extraits, sont répétés avec leurs différen- tes orthographes, et, dans ce cas, la variante est toujours indiquée en plus petit caractère. Les abréviations suivantes (en ifalique) indiquent les sources, savoir: Esp. Espinosa, Ja. Viana, Gal. Galindo, /r. Viera, T7. B. Bontier et Le Verrier, Bern. Bernaldez, Nuñ. Nuñez de la Peña. Enfin l'astérisque * désigne quelques noms usuels qui nous ont paru appartenir à l'ancienne langue et que nous avons recueillis pendant notre séjour aux Canaries. Tous les noms sont écrits d’après l'ortho- graphe espagnole. CATALOGUE DES DIFFÉRENS DIALECTES DES ANCIENS HABITANS DES CANARIES. QUALIFICATIONS DE LA DIVINITÉ. ABORA, Dieu, ou le régulaleur des astres. P. Vr. ACAMAN, Dieu, lrès-haul. T. Via. Achaman, Dieu supréme. T. Vr. ACHAHURAHAN, Dieu grand. T. Vr. Achxuraxan, id. id. Achahuaban, id. Gal. Acuhurajan, id. Via. ACHGUOYAXIRAXI, le conservaleur du monde. T. Vr. Guayagiraxi, id. Via. Guarirari, celui qui habile l'univers. Gal. ACHGUARERGENAN , celui qui soutient tout. T. Gal. Aguayarerar, id. re Aguarerac, id. Via. Guyageraz, id. id. ACHAXUCANAC, Dieu sublime. T. Vr. Ahicanac, id. id. (183) Achicanac, Dieu sublime. Via. Achucana, id. Gal. AcucanacC, id. Via. Hucanec, id. id. ACHMAYEC-GUAYAXIRAXI-ÀCORAN-ACGHAMAN, Mère du conservaleur du ciel et de laterre (1), T. Via. Vr. ACHoRAN, Dieu créateur. C. T. Via. Acoran, id. Gal. Alcorac, id. CAO. ATGUAYCHAFUNATAMAN, celui qui soulient les cieux. T. Gal. ERAORANHAN, le Dieu des hommes. H. Vr. Eraoranzan, id. Gal. MoreyBA, la déesse des femmes. H. Vr. Moneyba, id. Gal. Moheyra, id. Via. Mexcevro, un des noms de la divinité. T. Via. NOMS EN RAPPORT AVEC LA RELIGION. ALMOGAREN, /a maison sainte ou le temple. C. Gal. Vr. ATUMAN, le ciel. T. Gal. Ataman, td. Vr. EFEQUEN, le temple (Oratorio). L. F. Gal. Ecueypey, l'enfer. T. Via. Echeyde, id. Vr. Faycas, le grand-prétre. C. Gal. Faycan, id. Vr.. Fagzan, id. Bern. Faycayg, id. Glas. GaBio, le malin esprit. C. Gal. Gabiot, id. Vr. GuayA, l'esprit. T. Vr. GuAxoTA, le diable. T. Vr. HaRANFAYBO, le cochon sacré ou le médiateur. H. Vr. Oranfaybo, id. Via. Aranfayro, id. Gal. Hirani, le ciel, l'univers. T. Via. Xiraxi, id. Vr. MaGapas, vierges ou vesiales. C. Gal. (4) Qualification que les Guanches convertis donnaient à la Vierge, ( 184 ) Maguadas, vierges ou veslales. Via. Harimaguadas, id. : Nur. Mamo, espril ou fantôme. C. Gal. MaGec, le soleil. T. Vr. SERFACAHERA, [a prétresse. C. Gal. TAMONANTE, id. F. Pr. TAMOGANTACORAN, la maison de Dieu. C. Gal. Tamonantacoran, id. Vr. TIGOTAN, les cieux. P. Vr. Gal. Tigot, le ciel. Id. VRUENE, (Yrueñe) le diable. P. Vr. Irvene, apparition. P. Gal. TITRES ET QUALIFICATIONS DE RANG ET DE CASTE,. Acuic, fils, descendant ou tribu. T. C. Via. Gal. Atchi ? ACHICIQUISO, le noble ou chevalier. T. Via. Chilhisiquizo, id. Gal. Chihisiquico, id. id. ACHIMENCEY, le descendant d’un prince. T. Via. Vr. Archimenci, id. Gal. ACHICAXNA, le rolurier ou le tondu. C. Vr. Achicarnay, id. Via. ALTAHA, le guerrier ou le noble. F. Vr. Altihay, id. Gal. ALTAYCAYTE, le brave. C. Gal. ARTEMI, l'allesse, le prince. C. Vr. Arteme, id. WTA FARUTE, l’ambassadeur. C. Via. Guayre, le noble ou conseiller. C. Vr. Gayre, id. Gal. GUANARTEME, le prince souverain. C. Vr. Guadarteme, id. Gal. . Guanore, le protecteur de l’État. T. Via. Mauey, le héros. L. F. Gal. Mencey, le seigneur ou le roi. T. Vr. QUEBEuI, sa grandeur, sa majesté. T. Vr. Quebechi, id. Gal. QUEBECHIERÀ, son aliesse. T. Gal. Kabeheira. SiGonE, le noble, le capitaine ou le conseiller. T. Via. Vr. ( 185 ) DISTINCTION DE SEXE ET DE PARENTÉ. ACHiCuCA, le fils légilime. T. Vr. ACHIMAYA, la mère. T. Vr. Achimayec, id. Gal. CHAMATO , {a femme. T. Gal. Coran, l’homme. T. Gal. Guan, fils de. T. C. P. Vr. | PounapraL, le fils de la première femme. C. Gal. Zucaua, la fille. T. Vr. Zucasa, td. Gal. DÉSIGNATIONS HYDROGRAPHIQUES. : ADEYAMEN, lieu submergé. (Sous l’eau). P. Vr. Adexamen, td. Gal. AYADISMACAYA, sous les rochers. P. Vr. ADIJIRJA, le ruisseau. P. Vr. AEMON, l’eau. L. H. Vr. Ahemon, id. Gal. HERO, la cilerne. H. Vr. Heres, td. Gal. TABERCORADE, bonne eau. P. Vr. Tabecorode, td. Gal. TAGARGIGO, eau chaude. P.Gal. Tabegigo, id. Vr. ARMES. AMODAGAC, bdlon pointu durci au feu. T. Vr. ANEPA (Añepa), béton de commandement ou bannière. T. Vr. BanoT, arme de guerre. T. etc. Vr. MAGADo, massue. C. Vr. Moca, javelot. P. Vr. SunTA, arme de guerre. T. Vr. SUSMAGO, javeline. C. Gal. TAFIAQUE, couleau de pierre. L. F. Gal. Tafrigue, id. PRE re TAMASAQUE, long bälon, lance. H. G. Vr. TABONA, pierre tranchante. C. T. Vr. Tezezes, béion noueux. L. F. Gal. [.—(1'* PARTIE.) (ETHNOGRAPHLE. ) — 24 ( 186 ) Tezeres, bdlon noueux. Vr. VERDONE, grand bâton. H. G. Vr. VÊTEMENS ET USTENSILES. AuiICo, chemise de peau. F. Vr. CARIANA, corbeille de jonc. CG. Gal. GANIGO, vase de lerre.T. elc. Vr. GUAPIL, chapeau ou bonnet. L. FE. Vr. Guaycos, bottines. T. Vr. Guayca, . id. Via. Horguy, cuir. L. EF. Vr. Harhuy, sac de cuir. Id. Val. HUuERGUELÉ, chaussure. C. Gal. Hurrmas, manches longues. T. Vr. Maxo, soulier ou sandale. L. F. Vr. Maho, id. Gal. TaBiTe, petil pot à anses. F. Vr. TaauyAN, jupe de femme. G. Gal. Tamarcrk, manteau. T. elc. Vr. Gal. Via. Tamarco. TASUFRE, grande outre. H. Gal. TenugrTe, pelit sac de peau. L. F. Vr. Torio, marmile de terre. id. id. XERCo, soulier. T. Vr. COMESTIBLES. ACHEMEN, lait. H. Gal. AGuLAN, beurre frais. H. Gal. ADAGO, lait de chèvre. P. Gal. AGUAMAMES, suçoir de racine de fougère imbibé de lait, qu'on donnail aux jeunes enfans. H. G. Vr. Ano, lait. L. C. Gal. Ahof, id. T. Vr. AHOREN, farine d'orge. T. Vr. ARAHORMAZE, figues vertes. C. Vr. Achormaze, id. Gal. ARAMATANOQUE, orge pélrie. C. Vr. Azamotan, id. L. Gal. * BupanGo, cürouille. T. etc. * BurGanos, coquillages. T. elc. ( 187 ) CHACHERQUEN, sirop de mocan. T. Vr. Chacerquen, id. Via. * Gorto, farine d'orge ou de blé torréfié. Y. elc. Vr. elc. HAGICHEY, fèves. T. Gal. Huesco, racine de mauve battue. P. Vr. Xuesto, LT Via. Ocue, beurre fondu. T. Gal. OrARO, grain. T. Vr. Afaro. TAHARENEMEN , figues sèches. C. Vr. Tehahunemen, td. Gal. TAMAZANONA (1), viande frile. C. Gal. Vr. Tamozanona. TAMOZEN, orge. L. F. Gal. TANO, C6 NNE TOME à Taro, td. Gal. TEQUIBITE, chair de chèvre ou de brebis. P. Gal. TEZZEZES , orge ou froment. H. Via. (Mot douteux.) VRICHEN, /roment. T. Vr. Yoya, fruit de mocan. T. Vr. ANIMAUX. * ALCAYRON, pie-grièche. T. ANA, mouton. T. Gal. ARA, chèvre. T. Gal. Hara, brebis. T. Vr. AA, TU: Via. ARIDAMAN, chêvre ou {roupeau. C. Vr. ATINIVIVA, porc. P. Gal. Atinaviva, id. Vr. CANCHA, chien. T. Vr. * Cnivaro, chevreau. P. elc. CIGuENA, brebis ou chèvre. L. P. Vr. * CoruJA, chouette. T. GuanIL, chèvre sauvage. L. F. Pr. * GuiRRe, vaulour.T. etc. (1) G. Glas a fait observer avec raison que cette expression est fort douteuse, car Aramatonoque où Azamolan , qui n’est qu’une variante de T'amazanona , signifiait orge à la Grande-Canarie, et Tamozen exprimait la même chose à Lancerotte. ( 188 }) HAGUAYAN, chien. P. Vr. Aguayan, td. Gal. HUGANCHA , fantôme sous la forme d’un chien. P. Vr. JUBAQUE, brebis grasses. A. G. Vr. TAGUACEN, cochon. C. Gal. Taquazen, id. Vr. Tamacen, id. TEQUEVITÉ, chèvre. P. Vr. TIBICENA, /antôme sous la forme d'un chien barbu. C. Gal. TIHAxAN, Moulon. C. VÉGÉTAUX. AMAGANTE, espèce de mauve. T, P. Vr. ANAFERQUE, absinihe. P. Vr. (Beninarfau, lieu rempli d'absinthe. P. Vr.) BALo, Plocama pendula. T. BERODES, plantes grasses. T. elc. Verode ou Verdl. Fr. BICACARO, canarine. T. * BuBo, nom d’une graminée. T. * Carisco, laurier. HI. * CxayorA, espèce de thym. T. * Corf-Coré, chenopodée. T. GAROE, l'arbre merveilleux. H. Vr. Garse, id. Gal. * GuaxDiz, Convaloulus floridus. T. HaRAN, fougère. T. Vr. Aran, ‘td. Gal. HIBALBERA , TUSCUS. T. Vr. Gilbarbera. Vr. JorrapA, Buphihalmum. C. * Mocan, Visnea mocanera. T. C. P. * MOoRIANGANA, /raises. T. Nora (Gnota). Digilalis canariensis. C.. * ORiIxAMA , Cneorum pulverulentum. C. P. * TapaAyBA, euphorbe. T. elc. TamiNASTE, echium ou un arbre en général. T. Vr. Gal. Tajinaste. * TasayGo, espèce de garance. T. TinAMBUCHE, Bryonie. P. * ze * ( 189 } MISCELLANÉE: ACHANO, année. T. Vr. ACERO, lieu fort. P. Gal. _Asero. * ApaaR, /ülaises escarpées.T. * ARMENIME, l'endroit de la bergerie. T. Armegnime. Aya, moniagne. Vr. AYSURAGAN, la grolte où l’on gèle. P. Vr. Aisouragan. BENESMEN, {a saison des récolies. T. Vr. Benismer, le mois d'août. Gal. Brmpacuos, nom des habitans de l’île de Fer. Vr. Beny Bachir. BENICHIN, nom des habilans de Ténériffe. Gal. Bentcheni. Bentinerfe. Vr. * Caguco, l’endroil où l’on renfermait les chèvres. T. GAMBUEZA, la chasse du troupeau sauvage. L. F. Vr. GuANAC, l’Élat ou la République. T. Via. Vr. GUANCATINERFE , habitant de Ténériffe. Vr. Guanche. GuATATIBOA, le festin. H. G. Vr. Guyon, le navire. T. Vr. Ire, blanc. P. Gal. Ilfe. ; MAsreGA, {oit de paille. G. Gal. Mayan, morceau, partie. P. Gal. Vr. RESTÉ, défense, appui. T. Via. SABOR, le lieu du conseil. C. Gal. Taboror, td. T. Vr. Tagoror. Tahoror. TAMOGANTIN, la maison. C. Vr. Tamoganten, 4. Tamonanten. Gal. Tamogitin, td. TaruA, marque pour les souvenirs. G. Gal. TEDATE , /a colline. P. Vr. THENeR, a montagne. P. Gal. ( 190 ) TirMA, sommel escarpé. C. T. Via. Vr. Dyrma. TOCANDE, la terre du volcan. P. Gal. Tacande. Vr. XAxO, la momie. P. Vr. Haho. Via. Noms de nombre du même dialecte d'après rès les renseignemens du Geénois INicoloso À P 8 Abreu Galindo. Noms de nombre du dialecte canarien d'a- | da Recco, pilote de l'expédition portugaise de 1541. 4. BEEN (Ben?). 2: EInr. 4. NAIT. 3. AMIAT. 2. SMETTI. 4. ARBA. 5. AMELOTTI. 5. CANsA. 4. ACODETTI. 6. SUMOUS. 5. SAMUSETTI. 7. SAT. 6. SASETTI. 8. SET. 7. SATTI. 9. AcoT. 8. TAMATTI. 40. MaArAGo. 9. ALDA-MORANA (marava). 41. BENI-MARAGO. 40. MARAVA. 42. LINI-MARAGO. A4. NAIT-MARAYA. 20. LiNAGO. 42. SMATTA-MARAVA. 24. BENI-LINAGO. 43. AMIERAT-MARAVA. 22. LINI- LINAGO. 44. ACODAT-MARAVA. 50. AMIAGO: 45. SIMUSAT-MARAVA. 51. BENI-AMIAGO. 46. SESATTI-MARAVA. 52. LinI-AMIAGO. 47. SATTI-MARAVA ( probablement ?) 40. ARBIAGO. 48. TAMAT-MARAVA, id. 50. CANSAGO. 47. ALDA-MARAVA, id. 100. BEEMARAGOIN ( Ben’marago ?). 200. LIMARAGOIN (Eïmarago?), Observation sur les noms de nombre. — ‘Les noms de nombre que nous donnons ici en deux listes ont été recueillis à des époques très- éloignées l'une de l'autre. La première liste provient des renseigne- mens obtenus des Canariens transportés à Lisbonne avec l'expédition portugaise de 1341, et doït nous offrir une certaine garantie. La seconde, qui a été faite par Ab. Galindo vers l'an 1630, n'est que le souvenir de la tradition. Malgré les différences que présentent ces deux listes, on y trouve, en les comparant entre elles, des analogies et même des concordances fort remarquables. Ainsi, le nombre rois exprimépar le mot amelotti dans la première, a certaine ressemblance avec celui d'amiat qui lui correspond dans la seconde. Nous avons ( 191 ) aussi plusieurs noms qui paraissent de même origine, bien qu'ils ne représentent pas les mêmes nombres : par exemple, samuselti, sesetti et satti, qui expriment d'une part cing, six et sept, sont remplacés de l'autre par sumous, sat et set, qui se rapportent à six, sept et huit. Il y a eu sans doute transposition de noms dans l'ordre de la série d’une des deux listes. La même remarque a lieu pour acodetti (quatre) de la liste de Recco , qu'on peut assimiler, sauf la terminaison, à acot qui indique le nombre neuf dans la liste de Galindo. Une égale ressem- blance , accompagnée de la concordance de chiffre ,se fait remarquer entre marava et marago qui servent l'un et l’autre à exprimer le nombre dix dans les deux listes. En parcourant celle de Galindo, on est frappé surtout du rapport qui existe entre les nombres 20, 30, 40, 50, 100, 200 et 1, 2, 3, 4, 5, etc. : ainsi de f ben, on a formé 100 ben’ ma- rago; de 2 Jni, on a fait 20 ou Znago et 200 Emarago; de 3 amiat, on a dérivé 30 amiago et probablement 300 amarago? Le même principe a produit 21 beni-linago, dérivé de 1 ben et de 2 lini, puis 31 beni- amiago et probablement encore 41 ou beni-arbiago? Nous revien- drons plus tard sur l'origine linguistique de ces différentes expres- sions. EXCLAMATIONS. TAMARAGUA, bonjour! C..Wr. ATIS-TIRMA, (cri de dévouement). C. 7r. SAnsort, soyez le bienvenu. CG. Gal. Atis dyrma. Gal. Haï, courage! L. F. Gal. FORE TRONCQUEVÉ , ah! traître, infâme! L. B. F, DATANA, (cri de guerre). 777. ARGUIHON, voici les navires! T. Gal. Haï T'UHU GANTANAJA, courage, faites comme les Arguyhone. Pr. braves! Pr. VAGAGUARÉ, je veux mourir ! P. Gal. GAMA, GAMA, assez, assez! C. Gal, Pr. Vacuagare. Pr. AMENACORAN, mon Dieu, ayez pitié! T. Via. AGONEC, je jure.T. Via. Agoïey. (Agognez.) PHRASES. TEXTE. TRADUCTION. Yguida vguan Idafe? — Guergerte yguan taro. P. Gal. Tomberas -tu , Idafe? — Donne lui, il ne tombera pas. P. Gal. Chucar guayec atchimencey reste Benchom sahec ten- der relac nazet sahañec. T. Pr. Ne tue pas le noble frère naturel de Bencomo qu se Variante. Chusar guayec archimencey reste Ben- rend prisonnier. Via. com sanat velac nacet zahañe. 774, ( 192) Zagana guayoch archimencey nahaya dirhanido sahet chunga pelat. T. Jia. Agogney acoron inat zahaña chaconametch. T. Y3a. Achoran nunhabec zahaña reste guañac sahur banot gerage sote. T. 73a. Variante. Atchoran nounhabech sahagna reste gouagnac saour banot hirahi sote. Agoñec acorom inat zahaña guañac reste mencey. T. Via. Achit guañoth mencey reste Bencom. T. 774. Guayax echey ofiai nasethe sahaña. T. 74. Zahaïiat guayohec. T. Va. Menceyto acoran inat sahaña chacometh. T. Æsp. Ahehiles huhaques abentourames. G. Gal. Le vaillant père de la patrie est mort, et laisse ses Jrères orphelins. Via. Je jure par l'os de celui qui me rendit grand. Vr. Je jure par l'os de celui qui a porté la couronne , de suivre son exemple et de faire le bonheur de mes sujets. ( Version de Via.) Je jure par l'os de celui qui occupa le trône, de l'i- miter, en prenant soin de la république. (Version de WT.) Nous jurons par le jour de ton couronnement de nous constituer tes défenseurs ainsi que de ceux de ta race. Via. Vive Bencomo, notre seigneur et notre soutien! Via. Qu'il vive, malgre les rigueurs du destin! Via. Je suis ton vassal. Via. Ce roi et ce dieu m'ont élevé au trône. Esp. Échappe vite, car il court après toi. Gal. Observation. — 11 est facile de s'apercevoir, par les variantes des mots qui se répèlent dans plusieurs phrases, que l'orthographe est ici généralement très-arbitraire. Les historiens de la conquête, en nous transmettant ces fragmens traditionnels d'un langage qui leur était étranger, ont tâché de rendre par l'écriture les expressions barbares que quelques naturels leur avaient dictées, el la version qu'ils en ont donnée n'est sans doute que le sens de la phrase. Nous avons renoncé, après bien des essais et des tàätonnemens, de rétablir cette orthographe incorrecte, afin d'en venir à une traduction mot à mot. Certaines phrases, dont la version est évidemment une erreur complète, nous font douter de l'exactitude des autres. Ainsi, par exemple, agogney acoran inat zahaña chaconametch ressemble trop à menceyto acoran inat sahaña chacometh, pour que l'un puisse signifier : « Je jure par l'os qui me rendit grand » et l’autre « Ce roi et ce dieu qui m'ont élevé au trône; » car, sauf les variantes de l'orthographe, nous ne voyons là qu'un seul mot de différence, agogney pour menceyto, et, à tout prendre, nous préférons sans contredit la version du P. Espinosa , qui recueillit de la bouche même des vieux guanches de Guimar les tra- ditions de leurs aïeux. (193) NOMS D'HOMMES QUI ONT UNE SIGNIFICATION PARTICULIÈRE. ADARGOMA. C., épaule de rocher. Gal. BENRIMON. T., le fils du boiteux. Gal. AGANEYE. P., bras coupe. Id. DoraAmaAs. C., grandes narines. Vr. AGUAHUCO. T., le bâtard. Id. Ecxepey, ou ben’ Echeyde. P., Ze prince de l'enfer ARABISENENQUE. C., le sauvage. Pr. (4) Pr. Atrabisenen. Gal. GAREHAGUA. P., méchant comme un chien. Gal. ATACAYCATE. C., le grand cœur. Gal. Huauiro. P., le blanc. Vr. AZUQUARÉ. P., Ze brun. Vr. MAYANTIGO. P., partie du ciel. Gal. Azuguanche ? Observation. — Ces noms propres, dont les historiens nous ont donné la signification, étaient des espèces de sobriquets. La même remarque peut s'appliquer avec assez de probabilité, à Lous les autres. C'est, du reste, ce qu'il est facile de juger par la construction de ceux que nous rangeons dans les listes suivantes. NOMS DE FEMMES TIRÉS DES DOCUMENS HISTORIQUES. AGONAGONA. T. FaynA. L. MESEQUERA. C. ANDANAMA. CG. FEMESs. L. RAMAGuA. T. ANIAGUA. L. GuACIMARA. T. Rosazva. T. ARIAGONA. L. GuARACOSA. H. TAZiRGA. C. ARMINDA. C. GUAYRINFANTA. P. TAMONANTE. F. AQUEHATA. C. Guayanfanta. Teyina. T. ATIDAMANA. T. GUAYARMINA. C. TENAGUANA. C. AUTINBARA. C. Hanaua. T. TEevesoyA-VipinA. C. Autindara. IBALLA. G. TiBABRIN. F. DAOINT SR: Ico. L. TinaBuwa. P. NOMS PROPRES D'HOMMES , TIRÉS DES DOCUMENS HISTORIQUES. ÎLE DE TÉNÉRIFFE. ACAYMO, prince. ATxONA, (le fils de l’antérieur). BENTENUHYA, éd. ADRONA, guerrier. BABEL, guerrier. ? CACONAYMO, prince. Adiona. BADAMOHET, éd. CALEYDO, guerrier. AFUR, id. BADAYCO, id. CALUCA, id, AGANEGUIA, éd. BADENOL, id. CARETO, id, AGUABENQUE, éd. BANDALA, id. CERDETO, id. AGUAHUCO, éd. BED0, id. Serdeto. ANCOR, id. BELICAR, prince. CHINCANAYRO, éd. ANGOCOR, id. Pellicar. CrrDo, id. ANATERVE, prince. BENcoMo, id. CiRMA, id. ARAFO, guerrier. Benchomo. COTAX, id. ARICO, id. BENDIDAGUA , guerrier. CUMAHUN, id. ATBITOCASPE, Prince. BENEHARO, prince. DAxAGA; id. AÂTGUAXONA, id. BENRIMON, guerrier. DADAMO, id. (1) Ce nom avait été donné à un des princes de l’île de Palma , qui gouvernait le district de Zocande (la Terre du Folcan). Son sobriquet était dérivé d’Echeyde (Enfer), nom que les Guanches de Ténérifte donnaient au pic de Teyde pendant ses éruptions. [.—(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPHIE. ) — 95 ( 194 ) GAMON, guerrier. HANUGO, guerrier. RUCODEN, guerrier. GODERETFO, id. HAYNETO, esclave. RuYMAN, id. GUADAFRETA, éd. HUCANON, guerrier. SANUGO, id. GUADITUCO, id. HuEGA, id. TANAGAGE, id. GUADUCTCHE, id, HUNICAHO, éd. Tauco, id. GUAHUNCO, id. IMOBATCH, prince. TEGayco, éd. GUALDA, id. LEOCOLDO , guerrier. Teguaco. GUALDAROSCO, éd. MALAGUA, id. TEGUESTE, éd. GUANAMENE, augure. MANTENOR , id, TiGAYA, id. GUANON, guerrier. PELIGADENE, td. TINERFE, prince. GUANTACUZA, éd. PELINOR, prince. TINGUARO, à. GUANTACARA, éd. RAYCO, guerrier. TuPICEN, id. GUAYONJA, éd. REDO, id. TQUICINE, éd. GUETON, prince. Roporo, éd. LEBENSUI, prince. HAMA, guerrier. RUMEN , prince. Benzebuy. ÎLE DE CANARIA. ABENTAHAR, guerrier. CAYTAFA, guerrier. GUMIDAFE, id. ACOROÏDA, id. Guytafa. GARIRUQUIAN, éd. ACHUTINDAC, id. CHAVENDER, sacerdote. Hama, id. ADARGOMA, id. DAZA, guerrier. IsAGO, id. ADEONA, id, DorAMAS, prince. MAzAGuA, id. ÂLCOIDAN, id. EGONAYGUACHE, guerrier. MANCANAFIO, éd. ANCOR, id. EÉGENENACA, ëdl. MANINIDRA, id. ÂAOUTCHO, id. Egoneynaca. NayrA, id. Ahouteho. ECHERHAMERATO, éd. NENEDAN, id. ARABISENEQUE, cd. GARARAZA, guerrier. NAUZET, id. ARTENTEYFAC, éd. GARIRAYGUA, éd. RUTINDANA, id. ARIDANY, zd. GANANA, id. SEMIDAN, prince. AÂTACAYCATE, id. GAYFA, id. TAUFIA, guerrier. AYMEDEYACOAN, id. GUANRIRAGUA, sacerdole. TAZARTE, éd. AYTAMI, sacerdole. GUANHAVEN, guerrier. TAZIRGA, id. BAYANOR , prince. Guayhaven. TENESOR, prince. BENTAGUAYRE, guerrier. GUARINAYGA, id. TIYAMA, guerrier. BENTAGUAYA, id. GUAYASEN, id. TiNAGUADO, id. BENTAOR, id. GUAYAHUN, éd. TIXANDASTE, éd. BENTEJUI, id. GUAYADAQUE, éd. BILDACANÉ, id. GUINIGUADO, id ÎLE DE PALMA. ALY, aom d'homme. DAHETIRE, guerrier. MAYANTIGO, prince: ACUBARA, éd, DoGuEN. id. SUGUAHÉ, guerrier. AGACENCIÉ, chef. ECHEDEY, prince. TANAUSA, prince. AGANEYÉ, id. ECHENTIVE, éd. TARIGUO , guerrier. ATABARA , id. ECHENUCO, guerrier. TiMABA, chef. ATOGMATOMA, id. GAREHAGUA, chef. TINIABA, guerrier. AZUQUAHÉ , id, Harehagua. TiNISUAGA, id. BEDIESTA, id. Hueurro, id. UGRANFIR, id. BENTACAYCE, ë. JARIGUO, guerrier. YUFIRO, id ÎLE DE LA GOMÈRE. ABERBEQUEYÉ, guerrier. ACHUTEYGA;, id. AGUABARAHEZAN, éd. ABGUABUQUE, id. AGONEY, id. AGUACORAMAS, id. AGUALECNE, il, AGUANCHUTCHE, 4. ÂGUACHICHE, id. Agachinche. ALGUABOZEGUE , chef. ALMABICE, guerrier. ALSAGAY, id. AHUHERON, z0m d'homme. ARMICHE, prince. ( 195 ) AMALARUYGE, prince. AMANHUY, guerrier. AUHAGAL, chef. BRuCo, chef. GALGUN, guerrier. GUALHEGUEYA, id. HAUTACUPERCHE, éd. ÎLE DE FER. HAcOMAR , 20m d'homme. IONE, devin. HERA , td. HuPALAPU, id. IGUALGIN, üd. MATEGUANCHIPE, chef. Mateguantchyre. ORENEYAGANA, id. PISTE, id. Yoïe. ÎLES DE LANCEROTTE ET DE FORTAVENTURE. ABBY, zom d homme. L. Alby. ÂCHE, Ed. [Le Atchen. AGABO, id. 1Ee AHUARGO, id, 11e AYOZE, prince. F. BAHANOR, chef. L. GUADARFIA, prince. L. GUANARAME, cd. L. Guanareme. GUIZE, LANDES TIMANFAYA, td. L. Tiguafaya. ZONZAMAS, CAO Sousamas. Observation. — Quelques-uns des noms propres que nous venons de mentionner ont des analogues dans certains noms de lieux, comme on pourra le remarquer par les listes suivantes. NOMS DE LIEUX TIRÉS DES DOCUMENS HISTORIQUES ET GÉOGRAPHIQUES , OU RECUEILLIS ABONA, rocher. ABIMARCHE, "10rne. ABONA, désirict. ACBINICO, grotfe. Acbbinico. ACAYRO, ravin. ACENTEJO, éd. . ADAAR, haute falaise. ADEXE, district et bourg. Adeje. AFOUR, val. AGACHE, montagne. AGNASO, port. AGUIRE, lac (aujourd. /a Laguna). ALCHACO , ravin. ALMAÏDA, id. Almeïda. ALMERCHIGA, éd. ANAGA, Cap. Naga. ANAZA, port (aujourd. Santa-Cruz). ARAFO, village, DANS LES DIFFÉRENTES ÎLES. TÉNÉRIFFE. ARAUTAPALA , Orotava). Aurotapala. Orotapala, ARAY, localité! ARAZA, monlagne. AREZA, ravin. ARCHEFE, morne. ARCHENCHE, cd. ARCHIMENI, localité! ARGUAYO, hameau. ÂARICO, id. ARIPE, id. ARMENIME, localité’. ARONA, boure. ATCHINETCHE (nom de l'île d’après ‘Gal). Achineche. Vincheni. AVACHE, morne. AYA DYRMA (nom guanche du pic de Ténériffe). district (aujourd. - BENICHÉ, ravin. BENICODEN, district. Benicore. BENIO, vallee. BENIÉ, montagne. Benké. BENTAGAY, éd. Bentayga. BILMA, éd. Vilma. BISECHÉ, ravin. BUJAMÉ, vallée. CAMISOU, pointe. Camizo. CARIZAL, vallee. CHABADO, localité! CHABESQUE, montagne. CHAHORA, id. Chajora. Calahora. CHASALANE, id, CHASNA, bourg. CHAVENA, montagne. CHAYIQUE, td. CHAXANE, ravin. CHICAYCO, td. CHICHIMANE, localité! CHIMAQUE, montagne. CHIMISAY, ravir. CHINAMADA, éd. CHINGUARO, grotte. Cu10, village. CuiPercui, localité! CHIrAMA, id. CHIRCHE, id. CISNERA, id. CUESCARO, ravin. DAUTE, district. EpinA, localité. FasnrA , village. Fasnea. FAYNAVÉ, ravin. FONTCHÉ, cd. GarACHICO, ville. GENETO, hameau. Jeneto. Heneto. Zenetho. GODINEZ , ravin, GORDEJUELA, id. GuAMA , montagne. GUAMAZA, id. GUANMOHETE, r'avin. Guadamoxte. GuaAncA, localite. GUAZE, id. Guetza. GuAxARA, monlagne.. ACAYRO, localité. ACUZA, hameau. ÂGAETE, port. Gaeta. AGANA, localité. AGANDO, rocher. AGuIMEZ, village. AGUMASTEL, port. AJO'DAR, rocher. AMODAR, r'avin. AMURGA, éd. ANSITE, Montagne. AQUEXATA, district. ARGONEZ, bourg. ARGUINEGUIN, village. Argayniguy. Arginegy- AREINAGA, r'avin. ARINAS, localité. ( 196 ) GUAYEDRA, id. Guadayedra. GUAYONJA, ravin. Goyonjé. GurA, village. GUIMAR, bourg. Goymar. GUINCHO, côte. HABIBA, ravin. HAxAB0, localite!. HENICHÉ , ravin. Yeneche. HERQUE, cd. Xerque. HuHiQUuE, localité! HY0, montagne. IroyBo , localite! Itoba. Icon, ville. ICODEN, district. Benicoden. ICORE, localite!. IFONCHE, localité’ Yfench. IGUESTE, vallée. Ygueste. IsorA, localite. ÎTITABA, ravin. IzANA, localite! JACO, id. Xaco. JAMA, td. . Xama. MANsA , plateau. MAscA, val. MENCEYNA, localite’. GANARIA. ARGUERETA, éd. ARTASO, id, ARTEARA, r'avin. ARTEBIRGO, cd. Artebeje. ARTENARA, éd. ARTIACAR, id. ARUCAS, hameau. ASUAGE, ravin. AYACATA, éd. AYRAGA, Village. BANDAMA, volcan. BENTAYGA, montagne. BENTOTEY, localite. BEGUERODE, td, BETANGUAYRE, id. BILCAMADE, éd. CanarrA (nom de l’ile). CHAMORICAN, ravin. OROPEZA, id, OTCHOXE, id. Oucanca, défile. Ucanca. QUIQUIRA, r'avire. Kikira. SoxaA, localité. TABORNO, ravin. TACO, montagne. TACOHEYRE, localite. TACORONTE, village. TAFURIASTE, r'avin. TAGANANA, village. TAHODIO, ravin. TAMADAYA, id. TAMAYMO, éd. TAOoRO, district. TARUCHO, morne. Tahucho. TaurtA, localité. Tahufia. TauzE, défile. TEGUESTE, village. TEGInA, id. Tejina. Texina. TENERIFE, l’{le. Chenerif, Chenerfe. TENO, cap. TEYDE, pic. TYGAYGA, montagne. Tixoco, localite! TREBEJO, éd. TuNEz, id. EBERCON, localité! ELAGUMASTE, port. FALAYRAGA, localite!. FATAGA, hameau. FrrGASs, id. FUREY, vallée. Furrey. Furel. GALDAR, district. Galda. GANDI'A, hameau: GANDO, port. Gaxauy, localite. GAZAGA, id. GINIGUADA, ravin. GuAYro, localite. GUADALUP, rapin. GuADAYA, localité! GUAMA, montagne. GUAYADETE, localité. GUAYEDRA, id. Goyedra. GuIA, bourg. Hrmar, vallon. HINAMAR, localité! Ginamar. Xinamar. HiTAyA, id. HiITAYAMA, montagne. HiTora, id. HITOUTAMA, id. HoumiAGA, district. IxAGuA, localite’. LAYRAGA, id. LUZANA, cd, MoGaAw, hameau. MoyA, id. OmA, rocher. ABALO, pori. ACEYSELE, localite. AGANA, district AGUATAR, localité’ AGULO, hameau. AHOMASTE, port. AJUGAR, montagne. ALAXERO, localité! ALBARADA, éd. AMURGA, hameau. ANSOSA, montagne. Ansona. ARAGERODE, éd. ARAGIGUAL, éd. ARASARODE, id. ARGODEZ, hameau. ARGUAYADA, monlagne. ARINULE, localité. ARMGONA, port. ARURE, localité. AYAMORNA, 7'avin. BENTCHIHIGUA, 720nlagne. BORBOLAN, port. ABENGUAREME, district. ADAMANCGASIS, défile. Adamacansis. Amacasis. ADEYAMEN, Mmarécages: ADIHIRA, ruisseau. AGACEME, ravin. Ayacencio. ALY, pointe. AMAR, grolte. ( 197 ) OmIAGA, id. Umiaga. RonronA, localité, Rehoya. SATOTEIO, cd. SAUTCHE, id. SORUEDA, id. TACAOUTCHO, id. TAGATA, ravin. TAFIRA, village. TAMADAVA, ravin. TAMARASAYTE, village. TAoZ0, id. TARA, localite’ TARIFA, éd. TAyA, id. TAYDIA, id. TAZARTE, ravir Tasarte. GOMÈRE. CHEGERE, #2ontagne. CHEHELAE, fontaine. CHEMELE, montagne. CHEREPIN, id. Chererepi. CaimpPA, rocher. CHINGUXRIMA, port. CuiPUDÉ, localité. CüBABIA, éd. ENCHERADE, id. ERENA, port. GAROJONA, monlagne. GARAGONACHE, localite! GoMERA (nom de l’île). GORVADAN, pointe. GUAHEDUM, grotte. GuANGHA , localite! GUARINES, montagne. HAOUTAYOUPETCHE, district. HEREDIA, port. HERMIGUA, vallee. HERQUE, ravin. Hire, localite’. PALMA.. AMATIHUYA, id. AMOGAR, localité! ARGUATAR, 24. ARIDANE, district. Adirane. AYMEDIUAN , localité AYSOURAGAN, grotte: AXERO, vallée. Axerjo. Acerjo. “ TELDE , ville. TemisA, hameau. TEXNEFE, cap. TENOYA, localité. TENTENIGUADA, vallée. TERORE, bourg. Terror. TESEN , localité. TExEDA, village. TEXEXAS, ravin. TiyAMA , rocher. TirAXANA, vallee. TiIRMA, rocher. Dyrma. TITANA, td. TuNTE, bourg. ÜrraAcaA, localité’. Outiaca. Hipare. HiLA, cap. IGUALE, port. IMADA, localite’. IPALAN, district. LEPE, localité! MEQUESEGUE, éd. MosAGa, td. MurAGuA, id. ORENEYAGANA, montagne. OrorA, localite!. ORONE, district. TAGALUCHÉ, localite. Tagulache. TAMARGADA, id. Taso, id. TECHIADE, id. TEGOA, source, TEGUERGUENCHE, montagne. Teguerguanche ? TERDUNE, localité. TEROHUNE, cd. TEXIADE, éd. BELMACO, ravin. BENEHOARE (nom de l'ile, Gal). BENINARFAOU, localité. BERGOYO, ravin. - DAUTINAMANARE, localité. GALGUEN , district. GARAFIA, id. GARAGUALCHE, localité GAROME, ravin. GUEREVYEY, mnare. Guchevey. HiscAGUAN, district, IDAFE, rocher. TABURIENTE, localité. Tabuventa. TACANDE, volcan. Tocande. AÂCOFE, ruisseau. ÂJONE, hameau. AMOCO, bourg (aujourd. F’alvcrde), Amaca. ARBONA, localite. ASTEHEYTA, grolte. BENTANAMA, localite. BENTAYGA, rocher. ERESE, localité. FAMADUSTE , port. FInoR, hameau. ACATIFE, ravin. L. AFACHE, montagne. L. ADEGE, localité. F. AGuzA, hameau. L. ALCOCETE, localite. L. AMENAY, port. F. Amanay. AMPUYENTE, hameau, F. Hampuyenta. ARGANA, localité. L. BARHOLA, éd. | L: CHACHÉ, montagne. L. CHACABONA, id. [L, CAFARIZ, source. L. CHAMATISTAFE, Aameau.F. Chamoristafe. CirecuA, localité. F. Chelegua. Conix, village. L. Dramar, localité. L. EDUEGUE, id. F. ÊMINE, id. FE. FawarA, montagne. L. FEMESs, hameau. L. Fiquen, localité. F. FiQuiINiNco, éd. L. Fmcas, hameau. L. Fuste, port. EF. GAGlME, localité. L. Guajimé. GAYA, “ls x GeriA, hameau. L. Jeria. Heria. (CHOSR) TAGALGUEN, localité. TAGARAGRE, district. Tagiragh. TAMANCA, montagne. TARIGUA, localité. TAZACORTEY, bourg. TEDOTE, district. ÎLE DE FER. GUAPRASOCA, éd. INAMA, localité: Mocax, £1. NISDAFE, montagne. SALMORA, id. TACUETURTA, localite!. TAGUASINTE, id. TAJASTO, id. TAYSIQUE, id. TECOROKNE, id. TEFIRAFE, id. LANCEROTTE ET FORTAVENTURE. GINATE, TAN P GiniciNAMA, éd. L. Hinihinama. GUADALIQUE, id. L. GuAauaARo, localité. L. GUANAPAYA, port. L. GUARDILAMA , montagne. L. GUARIAME, vallon. F. Guriame. GuAYRIA, montagne. F. GUATIFAY, éd. FE: GUATIZA, id. 1e GuEnïA, localité. L. GUESTAYADE. éd. L. GUIME, TULRITe HAISA, hameau. L. Yaiza: HaAxDiA, presqu'ile.F, Jandia. HaRIA, district. L. H1zE, localité. L. INAGUADEN, id. L. Yniguaden. Iguadin. JABLE, morne. F. Hable. JAcomar, localité. FE. Hacomar. JANUBIO, port. F. Xanubio. JAMPUYENTA, hameau. F. Yampuyenta. Hampuyenta. JaRES, localite. F. TENAGUA, id. TENIBUCAR, localité’. TIGALATE, district. TrauyA, id. TIMÉ, montagne. TIXARAFÉ, village. ZAMORA, plage. TEGUEJETE , hameau. TEGULACHE, montagne. TENESEDRA, id. TESsBABO, localité’. TIGADAY, éd. MIGOR Su TT TIMÉ, cd. Tinor, id. TIVATAIE, hameau. Toxo, id. Xares. JARITAS, id L. LAJARES, ëd. FE. MAGINTAFE, id. L. MAGuA, RL, Maguez. MAL, village. L. Malha. MAMORA, localité. L MANENIGRE, village. L. MANIQUE , hameau. L. Munique. MARAJO, localité. F. MARGUIO", montagne. L. MARSAGANA, localité! L. Masaca, MEN UUE Mosaga. MasconA, EE: MASDACHE, hameau. L, Mandache. MAxORATA (nom de l'ile). F. MAZO, hameau. L. MEsquiR, localité. F. Mesquer. OsoLA, LT OvurA, Ua TACEGEYRE. id. F. TAFIA, CADRE TAHICHE, village. L. Taguiche. TAMASITE, hameau. EF. Tamacen. Temecen. TAMIA, montagne. L. TAo, village. L. TARAJAL, vallee, F. Tarahis. TAVAYSECQUÉ, localite. L. TAYGA, id. JP: TECEGERAGUE, id. FE. Teserague. TEGUISE, ville. L. TEGURAME, port. F. TEMISA, localite. L, TESEQUITÉ, hameau. L. TESTEYNA, KG mr TETEGA, LAS TETIL, LR Tetir. (06092) TETuY, vallee. F. TraGuA, hameau. 1. Tras, id. Tia. TIEMÉ, éocalite. K TieuiTER, cd. EF. TIMANFAYA, éd. L. L 1 E TINAMALA, éd. TiNASOKIA, éd. Tenesoria TINAIO, hameau. L TiNDAYA, cd. FE. Timbaya. TiINGAFA, éd. EL, TisALAYA, montagne. L. TISCAMANITA, village. F. TITE-ROY-GATRA (nom de l'ile). ToMmazin, localite!. L. Torcusa(nom de l'ile) (4). Toro, village. EF. TRIQUIBUATE, éd. F. TUINEJE, id. F. TunEz, localité’. F. Ua, IN ET Unique, éd. L. YE, péturage. K. YEGRE, localité! X. ZONZAMAS, ruines. L, NOMS DE LIEUX EXTRAITS DES DOCUMENS HISTORIQUES D'ANDRÉ BERNALDES. ADFATAGAD. Adfatagael. AERAGRACA. AFAPUNIGE. AFURGAD. ARACUSEN. ARAGINES. ARAGUIMES. ARAHUACAG. ARANTIAGATIA. ARARIMIGADA. Araremigado. ARAUTIAGAZA ARBEMUGAMIAS. AREACASUMAGI.. AREACHU. Arcachu. Remarque. — Les noms de lieux de la liste précédente sont extraits AREAGAMASTEN. AREAGANIGI. Areaganigui. AREAGRAHA. AREACANEMUG-À;: ÂREFUCAS. AREGAIEDA. AREGALDAR. AREGORAJA. AREPALDAN. AREREHUI. Areruhuas. ARTEGUEDE. Artegade. ARTENARAN. Artenara. ARTUBURGUAIS. Artubrirguins. ARUENUGANIAS. ATAGAD. ATAIRIA. ÂTAMARASEID. ATAMARIA. ATASARTI. ATENORIA. ATENOYA. ATEREBITI. ÂTERURA. ‘ATIRMA.. THEMINSAS. Temensa. Tauris. Turio. L 1. des fragmens historiques du P. Quesada, que nous avons eu déjà occa- sion de citer. André Bernaldez en fait mention dans son Æistoire des rois catholiques, ch. 65. « Tous ces divers lieux étaient peuplés (ait-i) au commencement de la conquête (2). » {1) Nom que les habitans de Fortaventure donnaient à l’île de Lancerotte, d’après Galindo. (2) André Bernaldez, en donnant dans son ouvrage cette liste de noms que les conquérans espagnols qui communiquèrent, la fait précéder de l'indication suivante, pour prévenir sans doute que les divers lieux qu'il va mentionner dépendaient des deux principautés de Telde et de Galdar gouvernées cha- cune par un guanartème auquel il donne le titre de roi , et par un faycan ou grand-sacerdote qu’il ap- pelle évêque : « Habia en Gran Canaria los Lugares è aldeas sigutente poblados. ( 200 ) Nous avons suivi dans cette transcription une orthographe qui nous à semblé plus conforme, pour la plupart des mots, au génie de la langue berbère et plus particulièrement au dialecte schilah, auquel nous rapportons le langage des anciennes populations canariennes. Il nous à paru important de reproduire aussi les variantes telles qu’elles se trouvaient dans les annotations du P. Quesada, d'après la copie autographe de Muñor. Les indications que fournit cette liste de noms de lieux canariens présentent plusieurs particularités dignes d'attention : 1° Sur 40 mots, 38 commencent par af, ad ou ar, et tiennent évi- demment aux formes du dialecte schilah. On sait, en effet, que l'a’y1 (a° aspiré) des Schellouks précède ordinairement beaucoup de noms de lieux (1). Cette syllabe a‘y£, que les Européens ont écrite différemment sui- vant leur manière de la prononcer (2), répond en berbère au bent et à l'aoulad des Arabes, et signifie enfans, fils ou tribus. Ainsi, par a'yt- Zemüre, a'yt-Erma., a’‘yt-Kerwan, etc., on doit entendre les tribus de ZLemüre, d'Erma et de Kerwan. Dans la liste des noms de lieux que nous avons recueillis des différentes îles, nous en comptons environ « Telle, de donde se intitulava un Rey à ur Obispo « Gala, de donde se intitulavan elotro Rey è el otro Obispo. » La liste des noms de lieux vient ensuite, puis l’auteur ajoute : « Todos estos lugares lenian poblados al tiempo que la conquista se comenzo’. » (1) Voy. Graberg de Hemso, Specchio geogr. e statist. dell imp. di Marocco , p. 60, etles Renscïgne- mens mss de Hodgson sur les tribus berbères. Bibl. de la Soc. de géog. de Paris. (2) Ait, aith, aer, ath et eit, sont autant de variantes de l’ay”4. Dans un üinéraire fourni par M. Cochelet, on trouve le mot Talendaretegerrer, qui n’est, d’après M. d’Avezac, que l'expression suivante : Talent, « yt-Gerär, c’est-à-dire, Talent (ville) appartenant à la tribu berbère de Gerär. Notre savant confrère de la Société de géographie a aussi rétabli une autre expression analogue don- née par Le matelot Adams, qui fut à Ten-Boktoue. Sa dernière étape , avant de gagner Ouädy-Noun, se nomme d’après lui Aieta-Mouessa-Aly, qui n’est autre chose que A’yt-Abou-l'sày-A’ly. (Bull. de la Sootde gcog., sept. 1834, p. 171.) M. Davidson (4/rican Journal) écrit eit pour a’yt, d’après l’orthographe anglaise ; ainsi, par eit-Ba- märan, il faut entendre la tribu de Bamäran. ( 201 ) une centaine qui commencent par @,et quil faut prononcer peut- être comme s'ils étaient précédés de l’a’yé berbère. Quant aux noms de lieux qui commencent par fhe, te, outhu, un très-erand nombre nous semble aussi d'origine berbère. Outre ceux de la liste de Bernaldez, on en trouvera plus de cent dans notre cata- logue, presque tous précédés de la lettre #, comme cela à lieu pour les dénominations topographiques du Moghreb el Acsà, telles que Tevrert, Tafilelt, Tesset, Tarudent, Talent, Tednest, Tassremut, Teselegt (1), et Thaguth, Thamudah, etc. @). 2° Si l'on retranche de la plupart des noms de lieux de la liste de Bernaldez la première syllabe, on retrouve des analogues dans notre catalogue des localités de la même île (Canaria). Ainsi, par exemple : ADFUTAGAD nous rappelle le hameau de Fataga. À TAMARASEID nous rappelle le ham. de Tamarasayte. ARAGUIMEZ id. Aguimez. ATASARTI id. Tazarte. ARANTIAGAZA id. Utiaca et Gazaga. ATENOYA id. Tenoya. AÂREGAIEDA id Gayedra. ÂATERURA id. T'eror. AREGALDAR id Galdar. ATIRMA, id. Tirma Cette observation tendraït à faire supposer que la syllabe appella- tive correspondant à l'a’yé berbère, a été supprimée par corruption dans beaucoup de noms de lieux de notre catalogue. 3° Enfin, plusieurs autres noms de la liste de Bernaldez, sans avoir recours à la suppression de la première syllabe et moyennant une légère modification, trouvent des analogues dans les noms de lieux canariens, ou dans des substantifs du dialecte de la même île. Exemple : ARAMIGADA pour Harimagada (vierges). AREAGANIGUI pour Arganigui (hameau). AREAGAMASTEN pour Azamotan (orge). ARTENARAN pour Artenara (id). (1) Voy. Graberg de Hemso, Specchio geog. e stalist. dell” impero di Marocco, pag. 72. (2) Voy. ’ocab. of names of places in Moghribu-l-Aksà, etc., par le meme auteur. (Extrait du Journal de la Soc. roy. géog. de Londres. 1. —(1"e PARTIE.) (£THNOGRAPH,) — 96 ( 202 ) OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LES DIFFÉRENS DIALECTES CANARIENS. Nous n'entreprendrons pas une étude approfondie du langage que parlèrent les anciens habitans des Canaries, car nous n'en saurions retrouver tous les élémens dans le peu de données qui sont parvenues Jusqu'à nous. Quelques phrases incorrectes citées par des auteurs qui les écrivirent sans les comprendre, les versions traditionnelles dont ils accompagnèrent cette suite de mots mal articulés, les fragmens des dialectes qu'ils nous transmirent, les noms propres que l’histoire a conservés, ceux que quelques familles portent encore, et les anciennes dénominations topographiques affectées à certaines localités, tout cela ne saurait servir à reconstruire un idiome après plus de trois siècles d'oubli. Noûs livrons aux philologues les matériaux que nous avons rassem- bles; des recherches plus spéciales nous éclaireront sur les règles d'un langage dont il nous suffit d'indiquer la forme, c'est-à-dire, le carac- tère particulier de nationalité. Telle est notre tâche comme historien. 1 nous importe de faire connaître les analogies qu'avaient entre eux les divers dialectes usités dans les îles de l'archipel qui nous occupe, afin d'en tirer la preuve de la préexistence d’une langue mère d’où ils dérivaient tous, et celle de la communauté d'origine des insulaires qui les parlaient. Enfin, pour complément de cette étude comparative, nous déterminerons le caractère de l’idiome et chercherons à le rat- tacher au langage avec lequel ïl s'assinilera davantage, afin de dé- duire de cette identité ou de cette analogie une preuve concluante de la parenté ou de la filiation des deux peuples homoglottes. Les rapports d'identité ou d'analogie qui résultent de la comparai- son des mots de notre catalogue, pris dans les catégories et divisions géographiques que nous avons établies, donnent lieu aux observa- tions suivanies : ( 203 ) 1° On y retrouve plusieurs mots employés généralement dans tou- tes les îles, savoir : BANOT, arme de guerre. BERODE, plante grasse. BurGADo, coquillage. GANIGO, pol de terre. GUIRRE, vaulour. Gorio, farine d'orge torréfié. GuaN, fils ou homme. Mocan, l’arbre de ce nom. TAMARCR, Manteau de peau. 2° Parmi ceux qui n'étaient communs qu'à quelques îles, mais dont l'identité n'est pas moins remarquable, on en compte un assez grand nombre, que nous indiquerons avec les initiales des îles aux- quelles ils appartenaient : ACAYRO, nom de lieu. T. C. ACHORAN, Dieu. T. C. AGANA, nom de lieu. C. G. Axo, lait. L. C. AMURGA, nom de lieu. C. G. AMAGANTE, Tacine de mauve. T. P. BuBANGO, citrouille. C. T. P. CiGuENA, brebis ou chèvre. L. P. FirGas, nom de lieu. C. L. GUAYEDRA, td. CT. GurA, id. €. "T. GUANCHA, W. T. G. HERQUE, id. T. G. MALAGUuA, td. T. C. TABoNA, pierre tranchante.T. C. TEmisa, nom de lieu. C. L. TuxEz, id. T.F. 3 Il est, en outre, un certain nombre de mots qui ne varient que par l'orthographe ou la terminaison, et plusieurs autres aussi dont l'analogie est incontestable. Nous les divisons en deux sections: ceux de la première sont : ACUZA, ADEXE, AFUR. ARGUAYO, ARINAS, BENTAGAY, ECBEDEY, GAMA, GUADALUP, GUAYRO, GALDAR, Icon, HERO, HERES, HUHIQUE, . JACOMAR, MALA, TAMADAYA, TiMA, nom de lieu. id. id. id. id. id. nom d'homme. nom de lieu. id. id. id. id. citerne. nom de lieu. id. id. id. id. e F.} C2 . ss & LA D v » w % v vs 2 \s . 9 e s ss DÉS Sn SE Dé) AGUZA, ADEGE, AFURGAD, ARGUAYADO, ARINULE, BENTAYGA, ECHEYDE, GUAMA, GUADALIQUE , GUAYRIA, GUALDA, Ico, HERA, HERïA, UnHIQuE, HACoMAR, MALAGUA, _ TAMADAVA, TIME, nom de lieu. id. id. id. id. id. enfer. id. nom de lieu. id. nom propre. id. nom de lieu. id. nom propre. nom de lieu. id. id. Nous classons les noms suivans dans la seconde section : AMENACORAN , ARGONEZ , AYRAGA, ATIDAMANA ; DAUTE, CHAMATISTAFE , ERENA, FASNEA, GARIRAYGUA , GANARIGUA, IToyB0, ITIBAB, MAGEC , TAUZE, Tauco , TABORNO, TAHORO, TAGOROR, Dieu, ayez pilié! nom de lieu. id. nom propre. nom de lieu. id. id. id. noms propres. le soleil. | noms de lieux. | à. le conseil. | noms de lieux. T., ww s 1 \s \s ww GET EC € \s et et et. et et et et et et et et et ES AYMEDEYACOAN, ARMGONA , ARGONA , AYSOURAGAN, DAUTIMANARA, CHAMATO, ÊRESE, FAYNA, GAREHAGUA, HiTAYA , - HiroBa, HITOUTAMO , MAGuEz, TA070, TASO, | TAO, SABOR, nom propre. nom de lieu. id. id. nom propre. la femme. nom de lieu. nom propre. id. id. nom de lieu. id. le conseil. BONES +SmrOonoppp= e CASA res e TINERFE , kom propre. T., et TENEFE, nom de lieu. C. TACOUTCHE, nom de lieu. C., et TACUETUNTA, id. H. TAGALUCHE, id. G., et TIGALATE, id. 11 TAGANANA , id. T., et TAGARAGRE, id. E: TENAGUA, id. P., et TENOyA, id. C. TACORONTE, id. T., et TECORONE, id. H. TAFURIASTE, id. T., et TEFIRAF, id. H TIGAIGA, id. T., et TiGaADAy, id. H. TENOYA, id. CE et BENTENUHYA, nom propre. T. TACOHEYRE, id. T., et TACEGEYRE, nom de lieu. KF. TAHUCHO, id. T., et TAHICHE, id. L. TAMARASAYTE, id. C., et TAMASITE, id. F. TAYA, id. C., et TayGa, id. 11 TINISUAGA, id. P., et TiNASORIA, id. L. ne noms de lieux. F., et Hvo, id. T. YEGRE, Aux remarques que nous venons de faire sur les analogies des diffé- rens dialectes canariens, nous ajouterons, d'après les renseignemens de Galindo et de Viera , que le langage des habitans de la Gomère et de l'île de Fer était identique, et qu'il existait les mêmes rapports d’homologie entre les naturels de Lancerotte et ceux de Fortaven- iure… Il est quelques autres observations que nous allons exposer : L'expression acoran, par laquelle on désignait la divinité à Téné- riffe et à Canaria, se retrouve avec une léoère modification dans le mot er-aoranhan, de l'ile de Fer, qui avait la même signification. Le mot haranfaybo ou oranfaybo (le cochon sacré H), présente une égale analogie ; faybo, dans le dialecte des Beny Bachir, devait exprimer probablement un porc, et haran ou oran (pour aoran où acoran) était l'épithète appellative de la divinité, qu'on joïgnait, dans ce cas, au mot faybo, pour désigner l'animal sacré et médiateur dont la pré- sence attirait sur l’île les bienfaits du ciel. Tamogantacoran, qui exprimait la Maison de Dieu ou le Temple, était un composé de éamoganten (maison) et d’ÆAcoran (Dieu). Tamo- ( 206 ) nantacoran, la variante du mot canarien, trouverait ainsi son explica- tion et son étymologie dans le nom propre de Tamonante, par lequel on désignaït la prêtresse de Fortaventure. Le mot guan ou gua (fils de), qui avait la même acception dans tout l'archipel, ferait supposer que la plupart des noms propres et de lieux avec lesquels il se lie, étaient encore des composés. La même observa- tion peut s'appliquer aux mots précédés de l'expression achi (atchi), descendant (de a’yt, tribu en berbère). Plusieurs mots composés, malgré leur différence, présentent aussi des rapports de signification remarquables : ainsi, quebehi, suivant les auteurs, était le titre distinctif du Mencey ou du seigneur. « On l'employait, dit Viera, comme synonyme de grandeur ou de majesté,» Quebeki Bencomo signifait, par conséquent, le grand roi Bencomo. L'expression d'artemi était prise aussi dans le même sens, à Canaria, et le titre de guanarteme nous offre un composé des mots guan et ar- teme, c'est-à-dire fils du souverain. Ærtemi était le titre qui précédait le nom du prince; ainsi l'on disait Ærtemi- Semidan. Les Galdariens, reprochant au vieux Tenesor, leur ancien guanarteme, son alliance avec les Espagnols, lui disaient dans leur langage : « Non, tu n'es plus le fils de l_Artemi (1)! » Certains noms, cités par les historiens, nous semblent de construc- tion espagnole; ainsi, par exemple, en appelant guayrinfanta une prin- cesse de l'île de Palma, les conquérans composèrent évidemment ce nom du mot guayre, qui servait à désigner, à Canaria , un prince ou un personnage d'un rang élevé, et du mot infanta (infante, en langue castillane). IL est surprenant que Galindo et Viera aient accepté sans examen cette expression de guayrinfanta (la fille du guayre ou l'in- fante) comme appartenant exclusivement à l’ancien langage, sans s'apercevoir de sa double origine. (1) Viera, Nolicias, tom. 11, pag. 89. ( 207 } DES RAPPORTS ENTRE LES DIALECTES CANARIENS ET LA LANGUE BERBÈRE. Dans cette longue et difficile recherche de l’origine des peuples, l'é- tude de leur langage est, sans contredit, la meilleure voie pour arriver à la connaissance de la vérité, Un nouvel état de civilisation peut amener des modifications dans les mœurs et les coutumes, les effacer même pour les remplacer par d'autres; ces changemens tiennent ordinairement à des causes morales qui influent sur la vie sociale. Le langage au contraire, lié si intimement à la nature des choses, se modifie simplement pour se perpétuer sous d’autres formes. La na- tion entière peut être anéantie, mais ces grandes révolutions qui em- portent tout un peuple ne peuvent détruire le témoignage le plus authentique de son existence, celui qui survit aux hommes, la langue en un mot, qui reste la même, conserve son caractère et se transmet d'âge en âge lorsqu'il n'existe plus rien de cette société qui la parla. Ce fait, dont à chaque pas on retrouve des preuves dans l’histoire, est soumis à trois péripéties distinctes; parfois il arrive que les deux idio- mes se fondent en un seul pour produire un langage mixte, comme cela est arrivé en Angleterre; ou bien, la langue des vaincus domine celle des vainqueurs; ou bien encore, c'est celle des conquérans qui remplace celle du peuple conquis : maïs, dans ce dernier cas, outre les souvenirs traditionnels, les inscriptions lapidaires et monumentales, les documens historiques consignés dans les livres ou les manuscrits, le nouveau langage conserve toujours quelques traces de l’ancien idiome, reconnaissables à l'étrangeté de certaines expressions, aux dénominations topographiques affectées aux localités, et aux noms propres qui se sont transmis par descendance. C'est le sort qu'éprouva la langue des anciennes populations canariennes. Presque tous les mots des dialectes que nous avons réunis dans notre catalogue n'ont pas été écrits dans leur véritable orthographe. ( 208 ) Défigurés par une prononciation vicieuse, qui leur imprima ses inflexions et ses mouvemens, nous ne saurions aujourd'hui les rendre à leur véritable rhythme. La terminaison de la plupart de ces mots tient aux formes du langage castillan; toutefois, malgré cette altéra- tion , le caractère de la langue originaire se retrouve dans les radi- eaux, C’est donc à ce type qu'il faut s'attacher: en tenant compte des modifications qu'il a subies, nous remonterons alors, par la compa- raison, jusqu à la source d'où il dérive. : Mais cherchons, avant d'en venir à cet examen, d’autres données non moins importantes, Il est une question géographique qui domine toutes les autres et se lie naturellement au problème ethnologique que nous nous sommes proposé de résoudre. Quel fat le point de départ de la race primitive que les Européens trouvèrent dans ces îles? D'où provenaient. en un mot, ces populations canariennes isolées entre elles, sans moyens de communication, mais pourtant toutes affiliées par les rapports des dialectes, des mœurs, des coutumes et des caractères physiques et moraux. Considérées sous le point de vue géographique, les îles Canaries se présentent sur la carte comme des satellites du continent voisin, dont elles ne sont séparées que par un petit bras de mer. Placées à la suite les unes des autres, par leur gisement d'orient en occident, elles sont une prolongation du rameau de l'Atlas qui vient aboutir au cap de Gers. Cet archipel se rattache aïnsi à la masse sous-marine sur la- quelle s'appuie la grande terre africaine, et n'est, pour le géologue comme pour le géographe, qu'un fragment isolé de ce continent. Situées à plus de 600 milles de la pointe la plus méridionale de l'Europe, séparées du Nouveau-Monde par la largeur du vaste Océan, il est tout naturel de penser que ces îles ont recu leur popula- tion du continent le plus rapproché de leurs côtes. Or, la contrée d'Afrique située en face des Canaries, fait partie du Moghreb el-Aczà ( 209 ) des Arabes, qui avoisine l'ancienne Mauritanie tingitane , et forme actuellement les plus belles provinces de l'empire de Maroc. | Sans nous arrêter aux Atlantes, vieux peuple dont les annales se perdent dans la muit des temps, et que d’obscures traditions nous signalent comme les premiers possesseurs d’un vaste empire, parcourons rapidement l'histoire plus positive de la terre mauri- tanienne (1) et des contrées de l'antique Libye. Cette région de l'Afrique septentrionale, qui se trouve comprise entre l'Égypte au levant et l'Atlantique au couchant, que traverse la longue chaïne de l'Atlas d'orient en occident, et qui s'étend en largeur depuis les bords de la Méditerranée jusqu'aux extrêmes limites du Sahara; cette contrée parsemée d'oases, de vallées, de montagnes, de vastes plaines et d'immenses déserts, fut habitée de temps immémorial par des peuples belliqueux, jaloux de leur indé- pendance et toujours habiles à la défendre contre leurs ennemis. Quel que soit le nom qu'on leur ait donné, Libyens et Gélules d'abord, puis Numides ou Maures, ensuite Berbers (2), comme on les désigne le (1) Nous donnons ici à la Mauritanie l’acception de Salluste : Cetera loca usque ad Mauritaniam Nu- midæ tenent; proxumè Hispaniam Maur sunt, super Numidiam Gaætulos accepimus.. Gaætulorum magna pars, et Numitæ usque ad flumen Mulucham sub Jugurthä erant; Mauris omnibus rex Bocchus imperita- bat. Bell. Jugurth., xxu. (2) Les Berbers, d’après Ebn-Khaldoun , ont , dès les temps les plus anciens, habité la Mauritanie. « Afrikis, fils de Keïs, fils de Saïfi, l’un des anciens princes hymiarites de l’Yemen, dit cet auteur, donna » son nom à l’Afrique , en arrivant dans cette contrée avec les gens de la postérité de Cham. Mais il y » trouva déjà des peuplades indigènes qui parlaient une langue barbare (berbérah , en arab.), ou mé- » lange confus de sons inintelligibles, et de là leur vint le nom de Berbers. » (Voy. la traduct. de passag. d'Ebn-Khald., liv. ur, ch. 2, par Schulz, Nouv. Journ. asiat., t. n, p. 117). D’autre‘part , on a fait déri- ver le nom de Berbers, de Ber! Ber! (le désert! le désert), exclamation des Ismaélites, en dé- couvrant l’aride contrée , lors de leur émigration en Afrique. Le Maronite Abraham Ecchellensis a pré- féré l’'étymologie syriaque de Bar barray, fils du désert. Enfin , plusieurs savans de notre époque ont pensé que l’appellation de Barbari (barbares) , imposée par les anciens à tous les peuples libres qui avaient résisté à la civilisation romaine et parlaient un langage étranger, pouvait avoir donné lieu à la dénomination de Berbers, appliquée aux peuplades de l'Atlas. (Voy. l’article Berbers, de M. d’Avezac, dans l’Encyclop. nouvel., t. x, p. 606). Quant à l’origine de cette nation, voici, selon Ebn-Khaldoun, les différentes hypothèses admises par les historiens. « Quelques généalogistes, dit-il, Les font descendre » d'Abraham, par son fils Nakschan ; d’autres les font venir de l’Yemen, lors de la rupture de la » digue ; quelques autres leur donnent pour patrie la Palestine, d’où ils furent chassés par un roi de I. — (1 PARTIE.) (ETHNOGRAPH. ) — 27 ( 210 ) plus communément, quelle que soit l’origine que leur supposent les his- loriens,nous ne devons pas moins reconnaître chez cette nation, qui, la première, dressa ses tentes dans les vallées de l'Atlas, la priorilé incon- testable de la possession du sol. Cette terre, habitée primitivement, selon Salluste, par les Gétuleset les Libyens (1), où les hordes dispersées de l'armée d'Hercule vinrent s'établir (2);cescoteaux maritimes, ces mon- tagnes, ces vallées, ces oases où les émigrations des peuples de l'Arabie, Chananéens ou Palestins , Amalécites ou Ismaélites, se fixèrent sans re- tour (3), ont été plusieurs fois convoités par d'autres nations puissantes, à partir de cette époque où l'opulente Tyr vint fonder des colonies sur le littoral des deux mers. Les Carthaginois continuèrent l'œuvre phé- nicienne et portérent leur commerce avec le génie de la navigation jusqu'aux limites du monde connu. Les Romains envahirent à leur tour la terre des Numides depuis la Cyrénaïque ou la Tripolitaine jusqu'à la Mauritanie Tingitane, mais leur puissance n'acquit jamais, dans cette dernière contrée, la force et la stabilité de leurs autres conquêtes. Les Vandales leur succédèrent; toutefois, leur domination fut passa- gère et ne put s'affermir, en présence de ces populations indomp- tables dont les Phéniciens et les Carthaginoïis avaient respecté l’in- dépendance, et que les Romains eux-mêmes ne soumirent jamais complétement (4. Bientôt apparurent les Arabes qui, dans leurs Perse ; d’autres les font remonter à Goliath (Dyabout). Suivant Tabari , ils sont formés d’un mélange de Cananéens et d’Amalécites , qui se dispersèrent après la mort de Goliath, D’autres encore les font descendre de Cham, par Berber, fils de Tamil, fils de Mazigh , fils de Canaan, fils de Cham. Une autre opinion les veut de race sémitique. Mais la version authentique , c’est que les Berbers descen- dent de Canaan, fils de Cham, fils de Noé. ( Voy. Schulz., op. cit.) (1) Africam initio habuére Gætuli et Lybies… Bell. Jugurth., xxr. (2) Te id. (3) Voy. dans l’Encyclopédie nouvelle, t. 1, p. 605, l’excellent article Berbers de M. d’Avezac ; etila note 2 de la page antérieure. (4) « Dès les premiers pas qu’au temps des guerres de Carthage les Romains firent sur la terre d’A- » frique; ils y trouvèrent ces dangereux rivaux, et, huit siècles plus tard, alors qu’ils venaient d’anéan- » tir la puissance des Vandales, ils devaient songer à se défendre contre ces mêmes ennemis dont l’ au- » dace était quelquefois réprimée, jamais abattue. » C’est ainsi que s'exprime M. Noel des Vergers, dans sa belle Zatroduction à l'Histoire de l'Afrique sous la dynastie des Aghlabites , d’après le texte arabe ( 211 ) rapides conquêtes, eurent à eux seuls plus de chance que tous les autres conquérans (1). Les différens états berbers s'étaient fortifiés des dissensions de leurs ennemis, à cette époque de décadence où le peuple-roi achevait son règne, où le sénat de Rome ne dictait plus de lois, alors que la réforme religieuse avait divisé les Romains en deux camps. L'empire grec était frappé au cœur, et les Arabes, en arrivant sur la terre d'Afrique, trouvèrent les provinces romaines aban- données de la métropole, leurs gouverneurs divisés d'intérêt et prêts à recevoir le joug. Mais les Berbers leur restaient à combattre, et ceux-là étaient plus difficiles à dompter. Dans cette lutte sanglante, qui dut décider la querelle entre les deux peuples rivaux, « les » armes étaient égales (dit M. Noel des Vergers), le courage l'était » aussi; un puissant mobile donnait l'avantage aux Arabes: c'était » l'enthousiasme religieux, l'ardeur du prosélytisme. Leur foi est si » forte, leur volonté si ferme, que, tout d’abord, les populations » entières viennent à eux. Fascinés par le triomphe des Musulmans » sur les nombreuses armées de Constantinople, les Berbers croient à » la puissance du Dieu qui a guidé les vainqueurs. En peu d'années, » l'Afrique se soumet à l'islamisme. Mais le prestige disparaît avec » le souvenir de la victoire; bientôt s'organisent cette résistance » partielle, ces révoltes, ces schismes fréquens, dont la succession et » les phases diverses constituent dès lors l'histoire de ces contrées d’Ebn-Khaldoun , ouvrage dans lequel notre savant confrère vient de déployer à la fois l’érudition la plus profonde et la plus brillante. (1) « Plus heureux que les Romains, les Arabes firent adopter leur croyance aux peuplades errantes, dont les habitudes , les besoins , la physionomie se rapprochaïent des leurs ; et bien que cet avantage décisif n’ait pas toujours suffi à les garantir de leurs attaques , ils se trouvèrent , dès les premiers progrès de leurs armes, au centre d’une contrée d’où ils ne devaient plus sortir. Placée entre l'Asie à qui elle appartient par le nom, et l’Afrique dont elle offre les principaux caractères , l’Arabie est la 5 terre de transition entre ces deux continens. L’habitant des plateaux élevés du Nedjd, comme celui des montagnes du Hedjaz, retrouvait dans l’Atlas les souvenirs de sa patrie; le cheval, le chameau, la datte lui offraient , dans Les deux contrées , Les ressources nécessaires à ses habitudes frugales , et cette similitude eut probablement une grande influence sur les rapides conquêtes qui enlevèrent le pays aux Romains. » Noel des Vergers , op. cit. (Introd.), p. 13. ÿ S = ( 212 ) » Ce fut surtout dans ces premiers temps de l'occupation musul- LD » mane que les luttes entre les indigènes et les conquérans furent » plus acharnées, plus fréquentes. On vit alors une reine des Berbers, » juive d'origine, et qui devait le surnom de Kahina au pouvoir » surnaturel dont les peuples de l'Atlas la croyaient douée, obliger » les Arabes à céder à ses efforts... (1). » Aïnsi, comme l'observe ailleurs l'habile historien auquel nous nous plaisons à emprunter ces citations , « Rome dans ses premières luttes avec Carthage, Constan- » tinople sous Justinien, les Arabes sous les premiers khalifes, ont » trouvé chez les habitans de l'Atlas ce que nous y rencontrons » aujourd'hui : courage personnel, mépris de la vie, patience dans les or » fatigues, tempérance extrême; qualités qui les rendraïent invin- » cibles, si l'esprit de rivalité qui règne de tribu à tribu ne permettait » souvent de les désunir pour en triompher (2). » Les Romains surent les premiers employer cette politique à l'avantage de leur domination, dividere ad imperandum ; maïs les astucieux Arabes, bien mieux encore que leurs devanciers, mirent en œuvre cet élément puissant de succès. Des relations plus intimes, une connaissance plus exacte dé l'esprit des populations berbères, certains rapports d’origine , des sympathies de caractère, de mœurs et de coutumes, leur apprirent de bonne heure à mieux juger de leurs ennemis; ils comprirent de suite tout le partiqu'ils pouvaient tirer de ces tribus aguerries en les associant à leurs victoires. Aidés bientôt par ces hordes belliqueuses, actives, agiles, infatigables, ils franchirent le détroit de Gibraltar, et la conquête de l'Andalousie, qui préluda à celle de presque toute l'Espagne, leur devint plus facile. Les Arabes, qui avaient étendu leur puissance jusque dans les plaines du Sousel-Acsà et dont rien n'arrêtait le désir insatiable de domination, penétrèrent peut-être à cette époque (1) Noel des Vergers, op. cit. (Introd.), p. 13 et suiv (2) Id, le LCD 0: ( 213 ) jusqu à cet archipel fameux qui continue, par ses ramifications sous- marines, le prolongement de l'Atlas vers l'occident. Telle est, en abrégé, l'histoire politique de la partie de l'Afrique où dominent encore aujourd'hui ces deux peuples dont les tribus éparses, nomades ou sédentaires , conservent religieusement toutes les tradi- tions de leur origine. Peuples presque semblables par les mœurs et la physionomie, du moins dans certaines lignées (1), bien que différens par le langage, mais qu'un sentiment commun de nationalité et l'amour de l'indépendance unissent aujourd'hui d'intérêts pour com- battre une domination nouvelle. | Le premier de ces deux peuples, c'est le Berber, dont le type de race, formé tantôt par simple agrégation, tantôt par croisement et amalgame, se compose (suivant l'observation de M. d'Avezac) de tous les peuples autochtones ou advènes qu'a portés la terre d'Afrique, Gétules noirs et Gétules blancs où Mazikes, Libyens, Mèdes ou Per- sans, Kouschytes, Amalécites, Cananéens et Vandales (2) : races mélangées, chez lesquelles on reconnaît plusieurs types qui, à partir de la souche originaire, se sont conservés sans altération, en se trans- mettant par hérédité, dans les filiations des nombreuses tribus de la grande famille berbère. Aïnsi, « l’homme au teint blanc, au front large, à la figure carrée, aux traits saillans, aux yeux bleus, à la blonde che- velure (3), » se fait remarquer dans certaines hordes de Schellouks ou Berbers occidentaux, et chez la plupart des habitans des montagnes d'Er Rif (les Rifins), ainsi que parmi les tribus des Zenethàh, des Ghomeràh et des Haouâràh, et même dans certains groupes isolés - des Kabayles de l'Algérie, vers la partie orientale. (1) Ebn-Khaldoun , d’après le généalogiste AI-Kalbi, fait descendre certaines tribus réputées berbè- res des peuples de Yemen , qu'Afrikis laissa en Afrique , avec les gens de la postérité de Cham qu'il y vint établir. « Les S'andädyàh et les Ketämäh, dit-il, doivent étre regardés comme parens et alliés des Ara- bes, maïs Dieu le sait! » (Noy. Ext. d’Ebn-Khald., par Schulz., Journ. astat., t. 11, p. 121 et 124.) (2) Voy. l’article Berbers, de M. d’Avezac. Op. cüt.,t. 11, p. 606. ‘ (3) Id., ae ul, (214 ) A côté de ces populations, dont la physionomie semblerait nous retracer quelque chose des anciens Vandales, se présente « l’homme au teint olivätre, au front étroit, à la figure ovale , aux traits arrondis, aux yeux foncés et cruels, aux cheveux notrs et rudes (1). » Tel est, en général, le Berber, plus particulièrement connu sous le nom de Kabayle (pluriel de Kabyleh, tribu), et qu'on rencontre depuis le désert de Barkàh jusqu'au delà de la Mulvia, ou bien encore désigné sous celui de Schellouhs, depuis Maroc jusqu'au midi, en s'avancant vers lé Saharà : type national, très-répandu dans l'Afrique septen- trionale , et que, de prime abord , on pourrait confondre avec l’Arabe bedouin. Puis, derrière la ligne des oases, où vivent ces races d'anciens Gétules plus où moins blanches ou brunes, se montrent les Toudreks (pluriel de Terka, tribu), « au langage berbère, les uns presque blancs, les autres au teint hälé, la plupart olivétres ou presque noirs (2) » Le second peuple est l’astucieux Arabe, au sourire trompeur, aux manières nobles et affectueuses , au maintien grave, à la physionomie plus uniforme, plus régulière et plus sévère, aux formes mieux arrêtées , plus saillantes et anguleuses , aux lèvres moïns épaisses , aux yeux noirs et fendus , aux sourcils arqués, au regard tantôt pénétrant et scrutateur, souvent perfide et ombrageux, parfois humble et suppliant, suivant l'intérêt qui le touche au cœur. Physionomie vrai- ment belle, quand l'irascibilité des passions n'en vient pas altérer l'expression noble et franche. C'est alors le type sémitique dans sa purété primitive; c'est une figure dont le crayon le moins habile peut saisir le galbe du premier coup, mais qui, sous l'influence locale, s'est empreint de la teinte moresque et de la sécheresse da désert, car, depuis son invasion en Afrique, l'Arabe s'y est, pour ainsi dire, ber- bérisé. (1) Voy. l’article Berbers, de M. d’Avezac. Op. cit., t. x, p. 606. (2) Id., id. id. ( 215 ) De ces deux peuples dont nous venons de tracer l'esquisse ethno- graphique, le Berber est celui sur lequel nous rapporterons pres- que toutes nos observations, dans l'étude comparative que nous allons entreprendre. Nous l'avons montré tel qu'il apparaît dans l'histoire et qu'il est encore de nos jours, dans sa résistance obstinée, avec son caractère énergique, réunissant toutes les qualités qui font le soldat, sobriété, courage et patience, puisant dans le seul amour de l'indépendance les forces nécessaires pour combattre les nations les plus aguerries. C'est ce même peuple que nous allons retrouver aux iles Fortunées, dans cet archipel d'Afrique encore tout empreint de sa nomenclature nationale. Là, malgré son isolement et la pénurie de ses ressources , il n'a pas montré moins de valeur; sa résistance contre les envahisseurs n'a pas été moins opinitre, son patriotisme moins ardent et moins dévoué. Là aussi, à la fois pasteur el guerrier, il était divisé en tribus souvent en querelles; là encore, les conquérans mirent à profit son instinct guerroyeur et le firent concourir à leur triomphe. Ainsi, sous quelque rapport que nous l'envisagions, nous le retrouverons avec les mêmes mœurs, les mêmes coutumes, le même langage et la même physionomie. L'idiome qui sert de lien commun à toutes les populations berbères n'est peut-être qu'une modification de l’ancienne langue libyenne. Cet idiome eut probablement ses caractères graphiques, mais les différens dialectes qui en dérivent s'écrivent aujourd'hui d'après l'alphabet arabe, sauf l'addition des trois lettres {chym, je et gaf pour exprimer des sons particuliers. La langue berbère est tout-à-fait sui generts, comme on l'a observé avec raison (1); elle a fait de nombreux emprunts aux langues sémitiques et plus particulièrement à l'arabe lui-même, (1) Voy. Venture, Grammaire et Vocabulaire de la langue berbère. Mss. de la Bibl. roy., et l’article Bensers, de M. d'Avezac, Encycl. nouv., t. 11, pag. 605. ( 216 ) pour beaucoup d'expressions qui lui manquaient; maïs la plupart de ces emprunts se trouvent déguisés sous des formes grammaticales qui lui sont propres. Les Berbers lui donnent la dénomination de langue noble (aguël amazig) (1), ou de la langue des libres (aotal ‘en tema- ztrgh), selon Venture (2) Si l'on examine les fragmens que nous avons rassemblés du langage des anciennes populations canariennes, et qu'on les compare avec ce que l'on connoît jusqu'ici des divers dialectes berbères, d'après les catalogues des auteurs, il est facile de s'apercevoir que le même génie a présidé à la formation des deux idiomes. C'est en effet de part et d'au- tre une prononciation dure et fortement gutturale, une phraséologie très-coupée par l'absence totale de copulatives. À ces caractères géné- raux viennent sen joindre d'autres qui ressortent de la nature des mots, et dont nous donnons une indication en note (3). (1) Léon Africain, I, 11. (2) Op. cit. (3) Sur 700 mots de notre catalogue , nous en trouvons 208 qui commencent par la lettre T, c’est-à- dire, dont la première syllabe est £a, te, the, ti ou tou, et auxquels on pourrait encore en joindre 35 au- tres de la lettre C, tels que Chamato, Chajora, Chinguaro, Chehelae, etc., qu’on devrait peut-être mieux écrire par Tchamato, Tchajora, Tchinguaro, ete., ce qui porterait le nombre à 243. Parmi les autres mots, 159 correspondent à la lettre À , et sont formés des premières syllabes &4, ad, ach, ag, al, ar, et ay. 71 se forment avec la syllabe gua. Enfin, 38 commencent par #5, it, iou, etc. 11 suit de là que, sur 700 mots environ, l'emploi de la lettre T, en tête du mot et déterminant la con- sonnance de la première syllabe, entre à peu près pour 1/3 dans leur composition. Celui de la lettre À pour 1/5. Celui de la lettre G pour 1/10. Celui de la lettre I pour 1/20. , Les mêmes rapports se font remarquer dans les catalogues que nous possédons des divers dialectes berbères: sur 300 mots du catalogue de Delaporte , nous en trouvons 100 qui commencent par T, et dont les premières syllabes sont ta, tea, tef, tif, tei, tou, etc. 75 commencent par À (ab, ac, af, ai, am, aou, ar, as). 110 commencent par I (ëm, tou, ir, il) ; ainsi la proportion serait à peu près d’un tiers pour T et pour I, et d’un quart pour A. Dans le catalogue de noms de lieux de M. Hodgson, que la Société de géographie possède en manu- scrit, la lettre À sert de première syllabe à 85 mots sur 320, et le T à 48. Il en est de même de celui de M. Graberg de Hemso, publié par la Société géographique de Londres (voy. Focab. of names of places | (217) D'après ces observations comparatives, on peut reconnaître tout d'abord de grandes affinités entre la langue que parlaient les ancien- nes populations canariennes et celle des habitans de l'Atlas; mais c'est de la comparaison des mots entre eux que nous devons tirer une preuve plus concluante de l'analogie des deux idiomes, et déterminer celui des dialectes berbères avec lequel le langage des Guanches s’assi milait le plus. | Bergeron, se fondant sur les renseignemens fournis par les chape- lains de Béthencourt et sur la relation de Scory, fit observer le pre- mier que le langage des Guanches ressemblait beaucoup à celui des Maures de Barbarie (1). Parmi les auteurs canariens, Galindo avait remarqué que les mots Ilfe (blanc), Æho (laït) et Tamosen (orge), étaient identiques dans la in Moghribu-l- Aksà). Ge sont toujours l’A , le T ou l’E qui se présentent au commencement des noms de lieux. Dans le vocabulaire chouïah de Shaw, c’est encore la lettre À qui domine; le T, l’I et l'E sont em- ployés ensuite dans une plus petite proportion. Sur 43 mots du petit catalogue érebe de Chénier, le plus grand nombre commence par A, I et T; celui qu’il a donné de la langue schiläh nous a offert la même remarque. Il en est encore ainsi pour le catalogue de Hornemann de la langue siouàh. Sur 26 mots, 18 commen- cent par T, I ou A. \ Les catalogues des dialectes brebes et mozabites d’Aly bey, de Schultz, de Bezamon et de Bacri (voy. la traduction de l’Esquisse de l Etat d’ Alger de Shaler, par Bian: hi), présentent des résultats analogues , avec cette différence pourtant que c’est toujours le T et l’A qu' dominent ; l’I et l'E tiennent ensuite le second rang. Le catalogue de la langue parlée à Syouäh (voy. Voyage à Méroé, au Fleuve Blanc, ete., par F. Cail- laud. Paris, 1826, t. 1, pag. 409 et suiv.) ; sur 300 mots de ce dialecte libyen , nous en avons trouvé 87 commençant par T, 78 par À et 35 par E, de manière que ces trois lettres forment à elles seules la pre- mière syllabe des deux tiers des mots du catalogue. Le vocabulaire de la langue amazirgh, dressé par M. Graberg de Hemso et publié dans le Journal de la Société asiatique de Londres, n° v, mars 1836 (voy. Remarks on the language of the Amazirghs, ete. p. 106), nous a donné 112 mots commençant par À, 68 par T, 52 par E, et 24 par I ; en tout 255, pour ces quatre lettres, sur 400 mots. Enfin des rapports de nombre , analogues à ceux que nous venons de signaler, se font remarquer en- core dans le vocabulaire de la langue des Kabayles, publié dans les Nouv. Annales des voyages, t. xvu de la 2° série, 1830, ainsi que dans celui de Venture, qui existe en manuscrit à la Bibl. roy. (1) « Le langage des vieux Guanches , qui demeurent encore entre eux jusqu’à cejourd’huy en ceste isle { Ténériffe) , en leur ville de Candelaria, approche fort de celuy des Mores de Barbarie ( Berg. Traicté des Navig., p. 248, éd. 8 faisant suite à l’Æist. de la première desc. et conquest. des Can..). 1,—(1"€ PARTIE.) (ETHNOGRAPH, }— 28 ( 2189) langue des anciennes populations canariennes et dans celles des tribus africaines de l'Atlas, et que les noms de Telde et de Tegueste, par les- quels on désigne une ville de Canaria et une vallée de Ténériffe, se retrouvaient dans le Maroc. Georges Glas, s'aidant des manuscrits de Galindo et des connaissan- ces qu il avaït acquises de la langue berbère, durant ses voyages dans l'Afrique Septentrionale , poussa beaucoup plus loin les recherches de son devancier. En supprimant les mots du dialecte des Guanches de Ténériffe, qui lui parurent s'écarter davantage des langues libyennes, il en trouva, pour les autres îles, 22 sur 80 qui se rapportaient presque tous identiquement ou radicalement à des dialectes berbères, mais plus particulièrement au schilàh. Ce sont les suivants : ACHORMASE , figues vertes. C. ARKARMUSE, en schilàh. ACORAN, Dieu. C. AMOUKRAN, id. ADEYHAMEN, lieu submergé. P. DOUWAMEN, id. AHEMON, eau. L. H. Amon, id. AHO, lait. L. C. AGcxo ou AGno, id. ALMOGAREN, la maison sainte. (C. TALMOGAREN, id. ATAYCATE, le brave. C. TARKISTE, id. ATISTIRMA, cri de dévouement. C. | Av-DpyriM, le sommet de l'Atlas des Ber- AYA DIRMA, | nom du pic. T bères. BENEHOARE, nom de l’île de ..… P. BENI HAOUARAR, tribu berbère. CARIANA, corbeille. C. CARIAN, en schilàh. FAYcAG, le sacerdote. C. FAQUAR, en bebe GAyRE (Gayr), noble ou chef. C. MRGAR ou AMGR, en schilàh. GOMERA, nom de l’île de .… G. GHoMERAK, tribu berbère. IRvENE (Irben?), apparition. P. RIBEN, en berbère. TAGINASTE, un arbre. C. TAcImosr, une branche de palmier. en schil. TAHUYEN, jupe. G. TAHUYOT, couverture ou manteau. id. TAMOGANTIN, maison. C. TIGAMIN, id. TEMASEN , orge. L. TomzEn, id. TEZZESES, bâton. L. TEZEZREAT, une branche. id. TiGoT, ciel. P. Ticor, id. TIGOTAN, les cieux. P. TiIGoTANn, id. Observation. — Parmi ces 22 mots, recueillis par Glas, plusieurs ne se rapportent pas exclusivement au schilàh ; ainsi : ( 249 ) Ligot, ciel, est représenté par Tiguenau dans le dialecte des Kabayles (1), par Tigenouie en Chouiah , et par Tighnooa (les cieux), d'après le Vocab. berb. ou des Chleux de Delaporte. Irvene ou Irben , le diable ou une apparition surnaturelle , que Glas assimile au mot Riben (manifestation divine) des Schellouks, peut être aussi rapporté à leneme, par lequel les Kabayles désignent l’enfer. Adeyamen , sous l’eau, trouve aussi bien son analogue dans Douwamen que dans Aga- demin, ruisseau, du Voc. kabay. Ahemon, eau, se dit Emen ou Amann dans le même dialecte kabayle (2), et dans l’oasis de Syouah , habité par un peuple de race libyenne (3). Aho, lait, Agho en schilàh, d’après Glas, se retrouve dans Acki à Syouàh, et dans Aiki ou Aiefki chez les Kabayles , Ashfai à Ghadâmes et quelques autres lieux de la ré- gence de Tripoli (4), Ifke ou Ohski dans la langue chouiàh, d'après Shaw (5). Temazen , orge, qui a la même signification dans le dialecte des Schellouks et dans celui qu'on parle à Syouàh, se traduit par Themrit dans le dialecte de Ghadâmes , par Thimzin ou Toumsin selon Venture, par Tçamzin d’après le Vocabulaire kab. de Delaporte, par Themzi en Chouiàh d’après Shaw, et par Tiemzin en Mozabi (6). L'expression berbère Hrgar, que Glas désigne comme synonyme de grand ou noble, correspond au mot Amrgar de la langue amazirgh parlée à Ghadämes, et ces deux mots peuvent, tant l’un que l’autre , donner le radical de Gayre ou Gayr, qui avait la même acception dans le dialecte de Canaria et dans celui des Haouarythes de ‘île de Palma. - Mais de tous les rapports que Glas à fait remarquer entre le langage des Guanches et celui des Schellouks, le plus important sans doute se manifeste clairement dans une phrase que les traditions de l'histoire nous ont transmise. Malgré les altérations qu'a souffertes son ortho- graphe sous la plume des auteurs qui tâchèrent d'en transcrire les mots, le navigateur Écossais put reconnaître son origine berbère et son identité. Nous la reproduisons ici : (1) Voy. le Voc. kabayle dans les Nouv. Ann. des voyag., t.xvu, 2° sér., 1830, p. 367. (2) Voy. Z’oc. Berbère-Cabile, par Delaporte. Journ. asiat., 3° série. (3) Voy. oyage à Méroé et au Fleuve Blanc, par Gaïlliaud, t.r, p. 412. (4) Focabul. of the Adems, or amazirgh dialect, spoken at Ghedämis, and other inland provinces of the bas hàlih of Tripoli , à la suite des remarques de M. G. de Hemso sur la langue berbère (JourNaL or THE ror. ASIAT, SOC., no V, mars 1836, p. 118). (5) Voy. ’ocab. des langues africaines. Dans V’Esquisse de l'état d'Alger de Schaler, trad. de Bianchi, pag. 308. (6) Voy. ut suprà. ( 220 ) Y 1GUIDA Y IGUAN IDAFE? P. Tomberas-lu, Idafe ? Y'OUANT Y DIR InAFE, en Schilàh. GUERYERTE Y GUANTARO. P. Donne-lui,ilnetomberapas. IrkAST oREYDER, id. Glas explique, de la manière suivante, les probabilités de l’analogie: Y iguida y iguan doit se prononcer comme Y iwid y tan (I iouid y iouan), et en sup- posant qu'il y à eu transposition de mots et que la phrase était ainsi posée dans son origine « liouan à iouid, » nous y trouverons alors une grande ressemblance avec celle qui a la même signification dans un des dialectes de la langue libyenne : « 1 ouant à dir Idafe? (Tomberas tu, Idafe ?) (1) » Quant à la seconde phrase, sur laquelle Glas ne donne aucune explication, nous ferons remarquer que le mot Gueryerte pourrait bien être une corruption du mot schilàh Oreyder, car en supprimant le G, Ueryerte et Oreyder ont à peu près le même son. Il est probable que la phrase canarienne n'a pas été transmise fidèlement aux écri- vains qui ont tâché de la reproduire. La tradition en aura retenu le sens plutôt que l'expression. Toutefois, ce n'est qu'avec beaucoup de réserve que nous hasardons cette opinion. À ces données, déjà très-importantes dans la question qui nous occupe, nous ajouterons celles que nous ont fournies les recherches de Ritter (2). Le tableau comparatif que ce savant géographe a reproduit des mots guanches et des mots berbères correspondans, comprend quelques-uns de ceux de Glas que nous avons déjà mentionnés, et plu- sieurs autres qu'avaient signalés Jackson (3) et Vater (4), et que nous indiquons 1CI : TAGOROR , place du conseil. © T. TAGARER, place du supplice, en berbère. KEBEHIERA, SG Seigneurie. T. KaBrma, capitaine, id. AHOREN, farine d'orge. T. AHOREN, farine d'orge, id. AZAMOTAN, Orge pétri. L. AZAMITAN, . orge pélri, id. (1) Glas, op. cit., p. 178 et 179. (@) Voy. Géographie générale comparée ou étude de la Terre, dans ses rapports avec la nature et avec l'hist. de l'homme, etc., par K. Ritter, trad. de Duret et Desor., t. ur, p. 188. (3) Account of Marocco. 2e éd., p. 232. (4) Mithridates, ve theil, 1° Abtheil, p. 59. ( 221 ) ARA, chèvre. T. ArA, chèvre, en berbère. TIHAXAN, moulon. C. THirRHSI, moulon, id. TAMACEN, cochon. C. TAMOUREN, cochon, id. Nous ferons encore observer que plusieurs des mots indiqués se retrouvent avec certaines modifications dans plusieurs dialectes ber- bères. Ainsi : Tagoror, la place du conseil, où l’on rendait aussi la justice , qu'on a assimilé à Taga- rer, peut se rapporter également à Tegruat, qui signifie le Divan, dans la langue des Kabayles (1). * Tihaxan , mouton, qui a quelque ressemblance avec Thikhsi, du dialecte des Schel- louks, reparaît sous le nom de Tigsi, dans la langue mozabite (2). Enfin Ahoren ( Aouren d'après Venture ) trouve son synonyme dans le mot Arrenne; par lequel on désigne aussi une farine dans l’oasis de Syouàh. L'examen comparatif que nous avons fait nous-mêmes de notre catalogue des dialectes canariens avec les vocabulaires berbères dres- sés par différens auteurs, nous à fourni de nouveaux rapports. Ce sont les suivans : Agora, Dieu. P. Art, Dieu (Vocab. kabayle). Arcui ou ACHic, fils. T. C. Arcuim, enfant ( Vocab. kab.). Aocniou, petit (Vocab. de De- laporte). Arc, enfant (en schilàh). Apaar, falaise escarpée. T. Anar, rocher où montagne (à Syouàh). EbReR (Vocab. kab.). Aprourar (à Ghadämes). Aprar (en mozabite). Arurarr (en chouiah, d’après Schaw.). Inrar (d’après Delaporte). .Aw1co, chemise de peau. T. F.TAHAYCR, manteau où couverture (en schilàh). AGUAMEME, suçoir de racine de mauve. H. AJARMEGE, racine de mauve (Vocab. kab.) AmopaGA, bâton. T. AMOUTE, bdion (à Syouàh). ANEpa (agnepa), bannière ou bâton de commandement. T. Acnès, béton (à Syouàh). AysuRAGAN , la grotte où l’on gèle. P., de Azumen, froid (Vocab. kayb, d'Aly-Bey) et de Azraou, rocher (Vocab. de Delaporte). AZuQuARÉ, noir. P. (Asar10), noir (à Ghadames). AZETAFFE et AZOTAFFE, noir et nègre (à Syouah) et Asukan (en mozabite). (1) Voy., op. cit. (2) Voy. Voc. chouiah de F, Schultze et J. Benzamon, dans l'Esquisse de l’état d'Alger de Schaler trad. de Bianchi, p. 325. k ( 222 ) CHAMATO Ou TGHAMATOUTH, a femme. T. THamATOUTH, la femme (en chouiah). FaRuTE, ambassadeur. C: EbxFEROUA, ambassadeur (Vocab. kab.) Gua où GuAN (Ouad où Ouan , d’après Glas), fils ou homme. T. C. P. Ouanyip , homme ( à Ghadames). Acnar (d’après Venture). Harguy, sac de peau. L. ERBER, chemise de peau (en syouan, d’après Schalz.). IFe, blanc. P. Ar, blanc (à Ghadâmes). IGuipA, il tombera. P. Oupa, tomber (à Ghadèmes). IRIGHEN, /roment. T. IRDEN, blé (Vocab. kab.). IRDEN et IRDSEN (à Ghadâmes). EARDEN (en chouiah, d’après Schaw.). IRDEN (en mozabi.). Ocur, beurre. T. Ouné, beurre (Vocab. kab.). TABONA, couleau. P. C. T. TAFRIGUE, id. TAmARAGUA , bonjour ! C. TABARARSER, adieu! (Vocab. kab.). TAMASARGOULT, soyez le bien-venu ! (à Ghadâmes). TaruA, marque pour les souvenirs. C. Tina, écriture (Vocab. de Delap.). TiBICEN, fantôme sous forme d’un chien. C. XB1, chien (à Ghadàmes). VACAGUARE, Je veux mourir. P. ARG’RAS, luer (à Ghadames). XERCO, soulier. T. ZERGOST, soulier (à Ghadâmes) TAMAZANONA, viande frile, C., d'après la version de Galindo, et orge pélri, d'après Glas, pourrait donner lieu à un autre rapprochement. En effet, Glas fait dériver ce mot canarien de Aramatanoque, Azamotan et Tamozen, variantes d’une même expression qui servait à désigner l’orge à la Grande-Canarie et à Lancerotte. Or, Tamazanona nous semble avoir quelque rapport avec Taminina , mot berbère qui , d’après Ven- ture, désigne la farine de blé torréfé , pétrie avec du miel et du beurre , et qui sert de provision de voyage dans toute la Barbarie. Il est à remarquer qu’on fait aussi usage aux îles Canaries de ces sortes de gâteaux , imités des Guanches , et connus généralement sous le nom arabe de Al/ajores (A fakjor). Tarouza, couteau (à Ghadâmes). Si nous recherchons encore d'autres analogies avec cette langue berbère, qui a pénétré jusqu'aux dernières limites du désert, et même au-delà de Ten-Boktoue, nous devons espérer en retrouver quelques-unes chez ces peuplades de la Nigritie où la race amzygh à porté souvent ses excursions, et qui ont dû emprunter quelques mots de son langage. En partant de ces données, nous arriverons à des résultats ethnologiques d'autant plus probables qu'ils se trouveront circonscrits dans des faits linguistiques corrélatifs. Ainsi, par exemple: MENCEY, seigneur, prince ou roi, T., est un mot qui nous semble d’origine africaine, ( 293 ) car il nous rappelle celui de Mensa, qui a la même acception dans le dialecte de Bambara, parlé par les Nègres mandingues. SABOR, le lieu du conseil, C., est encore un autre mot canarien qu'on peut assimiler à Cabosir, expression par laquelle les nègres de la Sénégambie désignent la réunion de leurs chefs. Faisons remarquer, en passant, que les Guanches de Ténériffe appe- laient Cabuco l'endroit où ils rassemblaient leurs troupeaux de chèvres. Les rapports que nous venons de signaler, Joints à l'indication des différentes îles dans lesquelles étaient usités les mots qui ont donné lieu à des analogies avec le berbère, prouvent de la manière la plus évidente que cette langue, modifiée par des dialectes particuliers plus ou moins rapprochés du schilàh, était parlée dans tout l'archipel canarien, sans en excepter l'île de Ténériffe où Georges Glas ne reconnaissait aucune trace du langage amazigh (1). Nos recherches (1) Georges Glas ne trouve que trois mots, dans le dialecte de Ténériffe, qui aient quelques rapports avec des langues africaines ; ce sont Æhico et Mensey, qu’il assimile à Tahyck et à Mensa, et Argui- hon (voir les navires), qu’il dérive d’Arghin, parage de la côte occidentale du Sahàra, que fréquentèrent autrefois en très-grand nombre les navires européens , à l’époque du commerce des esclaves. Le naviga- teur écossais reconnaît, au contraire, dans ce même dialecte des Guanches de Ténériffe, certaines ana- logies avec le péruvien et d’autres langues américaines (voy. The Hist. Can. isl., pag. 180 , note). Sans discuter ici jusqu’à quel point peut être fondée l'opinion de Glas , ni chercher à faire ressortir les con- séquences qu’on pourrait en déduire , nous ferons remarquer nous-mêmes plusieurs rapprochemens qui nous ont frappés entre certains mots des dialectes canariens et quelques autres de la langue caraïbe, bien que leur signification correspondante ne s'applique pas souvent aux mêmes choses. N. B. Les mots caraïbes sont tirés des indications du colonel Codazzi (voy. Resumen de la geog. de Venezuela. Paris, 1841). Aux Canaries. Au Venezuela. Argonez, nom de lieu. Araguanez, nom de plante. Arucas, td, Aruacas, nom de lieu. Aragigual, id. Aragua, id. ANSee f | Atisacaymo, id. Acaymo, nom d'homme. | Arabisenenque, (le sauvage. Cherevichenes, nom de tribu. Chinguaro, nom d'homme. Cuneguaros, id. Cherepin. nom de lieu. Cherecheres, id, Chichimane, id. Chichiriviche, nom de lieu. Chinamada, id. Chinacota, id. Chahoro, id. Chanaro, id. Chaco, id. Chacao, id. Chacabona, id. Chacopata, id. ( 224 ) et nos observations démontrent, au contraire, que le dialecte des Guanches de Ténériffe, de même que celui des habitans des autres îles du groupe, se rapporte aussi à cette langue qui, malgré ses nom- breuses variantes, servait de lien commun à toutes les populations de la grande famille berbère (libyennes ou gétules), et dont les ramifica- tions, comme on l'a observé avant nous, se sont étendues depuis les déserts de l'Égypte jusqu’à la mer Atlantique, et des bords de la Médi- terranée jusque vers le Sud, au-delà du grand Sahàra. Mais on remarque aussi dans les différens dialectes canariens un assez bon nombre de mots arabes. Quelques-uns d'entre eux sont faciles à reconnaître, car ils paraissent avoir été admis et s'être conser- Aux Canaries. Au Venezuela, . ? Ce me nne Guarionez, nom d'homme. Garagonache, nom de lieu. Guama, id. Guama, nom de tribu. Guaycos, vêtement. Gaicos, id. Guirre, vautour. Guires, id. Guayro, raÿin. Guayre, ripière. Guayonje, id. Guayona, id. Guanamene, nom d'homme. Guainimanos, nom de tribu. Guadalique, nom de leu. Guasdalite, nom de lieu. Guayre, titre d'honneur. Guaire, rivière. Guaracosa, nom de lieu. Guaracima, nom de lieu. Guacimara, nom de femme. Guaymacuare, nom d'homme. Guayacen, | Guaicaipuro, Guayahun, noms de chefs. Guaypata, noms de caciques. Guayadaque, | Guayquiro, Guariguache, id. Paraguache, id. Harimaguadas, vestales. Arimagua, montagnes. Maninidra, nom d’homme. Maninivitanos, nom de tribu. Moya, nom de lieu. Maya, nom de lieu. Quiquira, id. Quiriquires, nom de tribu. Tariguo, id. Tacarigua, nom de lieu. Toya, id. Tuy, id. - A ces noms, nous pourrions encore en adjoindre plusieurs autres d’origine caraïbe , qui se rappor- tent à des tribus ou à des localités du Vénézuela, et dont la construction tient également aux formes de l’ancienne langue canarienne. Tels sont : Chaguaramas , Chamaira , Charaima , Guaraima , Guara- guaraima, Guirigueripos, Guariman, Guanare, Guarapiche, Guachamaca, Guainia, Tocoyo , Terepaima , Tucutunemo, Teques, etc. ( 225) vés presque sans altération. Plusieurs autres, au contraire, se trou- vent déguisés sous des formes particulières à la langue berbère, ou défigurés par la transcription. Nous citerons les suivans, qui appartiennent à l’une ou à l’autre de ces deux catégories : ADAAR, falaise escarpée. T. Anrar, montagne (en arabe). Mot que les Berbers ont adopté. ERAOHANHAN , le Dieu des hommes, H., paraît une modification de l'expression arabe er Rahhman ou er Rahhim (le miséricordieux ou le compatissant) (1). Ecueypey, l'enfer des Guanches, T., et EcueiTHAN , le Satan des Arabes, sont presque identiques. Faycan ou Faycac, grand-prétre , C., est probablement le représentant de Fakyhh (docteur ou savant), expression adoptée par les Berbers. GuanIL , éroupeau sauvage, L. F., provient évidemment de al-Ghanam (troupeau de brebis, en arabe), dont les Espagnols ont fait e/ Ganado (le troupeau en général). Queseni, sa grandeur ou sa majesté, T., employé par les Guanches de Ténériffe comme titre honorifique, paraît dérivé de Kebir (grand en arabe). TEHABUNEMEN , C., que Galindo a traduit par figues sèches , semble se rapporter à Ta- zerl-troumin, qui signifie figues raqueltes, en arabe. AMENACORAN, Dieu, ayez pitié! T. (suivant la version de Viana), nous paraît une expres- sion que les Guanches auraient empruntée en partie de l'arabe , et qui nous rap- pelle un mot hébreu dont l'emploi et la signification ont varié dans plusieurs lan gues. Bornons-nous, pour le moment, à ces premières indications, aux- quelles nos remarques sur les noms de nombre, les noms propres d'hommes ou de femmes et les dénominations topographiques, vont donner plus de valeur. Parmi les noms de nombre que nous avons donnés d’après les listes de Nicoloso da Recco et de Galindo (voy. page 190), la plupart, quoi- qu'altérés dans leur forme ou par une orthographe vicieuse, se rap- (1) Nous avons déjà donné une autre interprétation à l'expression Eraohanhan (voy. pag. 205). Celle que nous hasardons ici nous à été indiquée plus tard par M. d’Avezac, un de nos collègues de la Société ethnologique, 1,—(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPH, ) — 29 ( 226 ) portent à des dialectes berbères, mais quelques-uns aussi dérivent évidemment de l'arabe. Voici leur relation : 1. BEEN ou VEEN. . d’après Galindo. NAPTAS ERA d’après Recco. DMASNLE D TL SES EL COR UN: id. LAINE A RE RM EEE d’ap. Gal PA CODELFLIE MEN EE d’ap. Rec. AR BA EEE VE LR RERO PR Gal. DEMOAINS AS « RUE EE id. S'AMUSE LD Ir Rec. OASESETUTIER SENTE re id. SUMOUS Le es ee 4 OP SR AE Gal. 7 SNA SENS... : : ON id. SAT N . OORRE. Rec SR TAMAIDDIER EEE CR LU. id. SELS UNE, 1 OR . ZE, Gal. 40: IMARAGO: CRE CR id. MARAVAS COURS." CONTENT. Rec AA: NAT MARAV AOL. QUES id. BEN-MARAGO Ou VEN-MARAGO. Gal. HA ALINT-MARAGO. 20000 OR id. SMATTA-MARAVA . . . . . . . Rec. RO EARPIA GO: Ne TRE Gal. SOLPDANSAGOM MNT RU... OR id. Wax, en berbère, d’après Venture ; OuAËT, à Syouûh ; Iuon ou Voun, en mozabi et en schiläh ; Tan, selon Chenier. ( Singulière ressemblance avec #c ëvoc en grec, unus en latin, un en français, ein en allem.., et one en angl.) SEN ou SIN, à Ghadämes, à Syouàk et en schi- läh. Couz, en berb., d'ap. Vent.; Cos, d’ap. Aly- bey ; AQuOZ, en mozabi. ARBAH, en arabe. KHAMSEH, (4. Souumous , en berb., d'ap. Venf.; Sams, à Ghadämes. Sepis , en berb., d’après Vent.; SEz ou SEDs, à Ghadâmes; SeTTA, d’ap. Chenier ; SE- DisE, en schil.; SÉTIT, à Syouäh. SETTEH, en arabe. SET, en berb., d’ap. Vent.; SA, à Ghadämes et en schil., d'ap. Chenier; ZA, d’ap. Aly- bey. SABAH , en arabe. Ten, en berb., d’ap. J’ent.; Tuam , à Ghadä- mes ; TEMENIA, en schil., d’ap. Chenier. TAMAN1, en arabe. MeraweD, en berb., d'ap. Veni.; MaRAoù , à Ghadämes et à Syouàh ; MeraAouD, en schil., d’ap. Chenier. JAN DEMRAU, en berb., d'ap. Vent. JAN DE MARAOU, d’ap. 4/y-bey. SIN DE MARAOU, en berb., d'ap. Aly-bey. ARBA’YN, en arabe. KHAMSYN, 24. Ainsi, en exceptant les nombres 3 et 9, dont l'expression cana- ( 227 ) rienne ne peut se rapporter à aucune des deux langues avec lesquelles nous avons établi nos comparaisons , tous les autres trouvent leurs analogues dans l'arabe ou dans différens dialectes berbères. Parmi les noms de lieux, nous avons déjà observé que la plupart de ceux qui commencent par {a ou {ha, the ou le, li, to, tau ou tu, parais - saient d'origine berbère, et ce sont Îles plus nombreux. Il en est de même pour les noms propres d'hommes ou de femmes. On peut encore assigner la même origine à ceux des deux catégories qui commencent par cha, che, chi, eic.; par gua, guay, go ou gho, gui, elc.; par ac, ar, az, ag, atch, ay où a’yts. Les noms propres d'hommes ou de femmes et les noms de lieux précédés des syllabes mas et mes, tels que Masaga, Masdache, Mes- quesegue, Masca, Mesequere, Mesquire, etc., qui ont tous une forme numide, pourraient se rapporter aussi à la langue berbère. Nous cite- rons à ce sujet la judicieuse observation de M. Quatremère: « La lan- » gue berbère (dit-il) n'a été importée dans l'Afrique septentrionale » par aucun des peuples qui en ont fait ou tenté la conquête. On peut » donc croire, avec toute apparence de vérité, que cette langue était » parlée, dès les temps les plus anciens, par les peuples nomades » répandus sur cette partie du continent de l'Afrique. Cette langue » est la même que celle parlée aujourd'hui et probablement la même » que parlaient aussi les Numides , c'est-à-dire les Massyliens et les » Massessyliens.. En effet, un grand nombre de noms numides com- » mencent par la syllabe mas, qui se change quelquefois en mis : les » Massyliens, les Massessyliens, Massinissa, Massiva, Massugrada, etc. » Or, dans la langue berbère, le mot Mes signifie fils (1). » Les noms propres ou de lieux de notre catalogue pour lesquels on doit admettre l'origine arabe , ou qui nous paraissent avoir emprunté quelque chose des formes de cette langue, sont : (1) Voy. Journal des Savans, juillet 1838, Obsere, sur les Numides. ( 228 ) Abentahar, Achen, Alcoïdan, Alguabozeque , Almabice , Alsagay, Amalahuyje , Abby, et peut-être encore Arabisenenque, ainsi que Beneharo, Benrimon, Bentenuya, Benia- guayre, Beniaor, Bentejui, etc., pour les noms propres d'hommes ou de femmes. Abenguareme, Almaïida, Almerchiga, Albarada, Beniché, Benijo, Benlayga, Bentotey, Benbolan, Benchihigua, Beninarfaou, Beniamana, etc., pour les noms de lieux. Tarajal est encore un nom de lieu d'origine arabe (Tahäral) qui a élé adopté par les Espagnols, et qui sert à désigner un endroit planté de tamaris. Le lieu appelé du nom corrompu de Tarajal, dans l’île de Fortaventure, est en effet tout couvert de ces arbustes. On ne saurait supposer d'aucune manière que ce nom ait été imposé par les Espa- gnols, car il figure déjà dans l’histoire de la conquête des trois pre- mières îles, écrite par Bontier et Le Verrier en 1402, c'est-à-dire bien avant l'arrivée des conquérans espagnols. Les chapelains de Béthen- court, qui ne savaient ni l'arabe ni le castillan, appellent ce lieu, d'a- près les naturels, Tarhays ou Val Tarhais. « On y trouve (disent-ils) de » grands bocages de bois qui s'appellent Tarhaïs, qui portent gomme de » sel bel et blanc; mais ce n’est mie bois de quoy on peut faire bonne » ousraige, car til est tordu et semble bruyère de la feuille (1). » Cette simple description , bien ‘qu'en vieux langage, ne saurait être plus exacte. Les ravins de Hinamar, Heniche ou Feneché, que parcourent de petits torrens, sont désignés par des noms canariens dans lesquels on retrouve le radical de Fenezar, qui, en langue chouñh, signifie rivière ou ruisseau. — Le mot Thaouwent (fontaine), de la même langue, peut servir à expliquer celui de Tabouventa, par lequel les Haouâry- thes de l'ile de Palma désignaient cette partie du vallon de la Caldera, qui donne naissance à plusieurs sources. Mais on doit plutôt rapporter à l'arabe les noms des ravins à orands cours d'eau pendant l'hiver, et qui commencent par guad, () Bont. et Le Verr., op. cut, ch. 1xx, pag. 129, ( 229 ) tels que Guadalique, Guadaya, Guadayedre, Guadamoëte , et même Giniguada, Inaguad, Yniguaden, qui rappellent les noms de Gua- diana, Guadalquivir, etc. C’est le wad (ouad) des Arabes que les Espa- gnols ont transformé en gvad, et dont les Mozabytes ont fait leur luad (la rivière). Il est en outre beaucoup d'anciennes dénominations topographi- ques canariennes, qui sont représentées par des noms de lieux du Maroc occidental (1) analogues, et souvent presque identiques. Nous citerons les suivantes : ADEXE OU ADEJE, vallée, district et petite ville de Ténériffe. AGACEME , ravin de l’île de Palma. AGuLo, bourg de la Gomère, situé sur une côte tres-élevée et boisée. FATAGA , hameau de la Grande-Canarie. TABORNO, vallée et village de Ténériffe, dans la chaîne N.-E., où les paysans portent plus particulièrement la ManTA, espèce de manteau de laine imitant le tamarck des Guanches , et dont ils se servent pour se garantir du froid et de l'humidité de la montagne. TAGARAGRE, district de l'ile de Palma, très-montueux et coupé par des ravins profonds. TAMARASAYTE, village de l'île de la Grande- Canarie , autour duquel abondaient jadis les oliviers sauvages et où l’on voit en- core beaucoup de palmiers. HEDEJAD, tribu berbère du Maroc. AGarsir, village du Maroc, par 34° 50 lat. N., et 4° 40° 24” long. O. AGULU, cap et village du Maroc, par 29° 49 lat. N., et 12° 8 24” long. O., dans une contrée couverte de végétations. Fag’asan, ville du Maroc, par 35° 20 lat. N., et7 16’ long. O. TABORNOST, village du Maroc, par 30° 0’et 8° 35° 24” long. O. Le nom de Ta- BORNOST signifie le village des burnous ou des manteaux. FAGGARAYIN, montagne du Maroc, par 31° 20° lat. N., et 9° 40° long. O. On peut trouver à la fois plusieurs éty- mologies pour ce nom canarien, sa- voir : 1° BENI-TAMARAR, tribu berbère qui récolte beaucoup de dattes. 2° Ta- MARAH (daites), et EzzEYTOuN (olive), en arabe, (ACEYTUNA, olive, et ACEYTE, huile en espagnol). 3° Tamazrreur, les libres ou les nobles, en berbère. f1) Voy. ’ocab. of names of places in Moghribu-l- Aksa, cic., par Grab. de Hemso. ( 230 ) Taso, montagne de l’île de Gomère. TeGuise, petite ville de l’île de Lance- roîtte. TemisA, village de la Grande-Canarie. TEMECEN, plaine aride et village de Fort- aventure. TESEQUITE, hameau de l’île de Lancerotte. Ten, ville de la Grande-Canarie, et jadis capitale de la partie la plus fertile de l'ile. TiNAMALA , montagne et hameau de Lance- rotte. TisaLaya, montagne de l’île de Lancerotte. Toro, village situé au milieu d’une plaine aride de Fortaventure , où l’on trouve de l’eau. Tasa, village des Berbers, dans le Ma- roc. TeGnasan, village du Maroc, par 33° 30° et 5 5’ 0. TÉMSENA, tribu et province du Maroc. THEMSNA, expression du dialecte de Gha- dâmes , par laquelle on désigne les lieux arides et déserts. TESEGDELT, ville du Maroc, par 31° 0’ lat. N., et 11° 50° O. TEpLan, province du Maroc, située dans une riche contrée. TnamaL, village du Maroc. TEsELEGT, village élevé du Maroc, par 29° 30’ lat. N., et 11° 20° long. O. Tara, station du Maroc sur la fron- tière du Sahàra, ou l’on trouve un puits. Il est à remarquer que ToïTE, dans le dialecte de Syouàh, signifie source (Tir, en schilàh ). Ajoutons, pour complément de ces comparaisons et de ces rappro- chemens, que le nom de Habiba, appliqué à un ravin de Ténérifle , se retrouve dans celui de Æàbibàh, petites îles situées sur la côte de l'Algérie. Tarifa et Tafra désignent un village et un ravin de la Grande- Canarie et rappellent, l'un et l'autre, le nom berbère de l'île de Ta- rifa (1), située sur la côte de l'Andalousie, dans le détroit de Gibraltar Le nom de Agaete, village de Canarie, se retrouve aussi dans celui de Aigaïte (agneau), du dialecte de Syouàh , dont un grand nombre d'expressions sont empreintes des formes de l'ancienne langue cana- rienne , et s'assimilent aux noms de choses ou de lieux de ses différens dialectes. (1) Voy. dans les Cronicas de España, les invasions des Arabes et des Berbers en Andalousie. ( 231 ) Geria où J'eria, hameau situé dans une vallée agricole de Lance- rotte, une des plus fertiles de l’île avant la terrible éruption volcani- que de 1730, pourrait trouver sa dérivation dans le mot Feria, qui signifie grain, en langue berbère. Enfin, le territoire de Beninarfau, dans l’île de Palma, dont Viera à traduit le nom par leu rempli d’absinthe, en le faisant dériver de Anaferque (absinthe), dans le même dialecte de Palma, nous semble une appellation qu'on devrait plutôt rapporter à Benou-larnäten, nom d'une tribu berbère (1). Nous terminerons ces recherches étymologiques par quelques observations sur les noms des îles Canaries et des anciens peuples qui les habitaient à l'époque de la. conquête. Viera fait dériver le mot Guanche de Guan (homme) dans le dia- lecte de Ténérifte; mais nous ne trouvons rien dans les vocabulaires berbères qui puisse garantir cette signification. Il était dû à M. d'Ave- zac, déjà si recommandabie par ses études sur l'ethnographie africaine, de nous signaler la synonymie d'un mot dont les historiens ont fait une dénomination nationale, et qui, par cela même, est devenu des plus importans. C'est d’après ses judicieuses remarques et la note qu'il a bien voulu nous transmettre à ce sujet, que nous avons reconnu l'homophonie du mot Guanches avec celui de Guanscheris où Guan- seris, par lequel on désigne une tribu berbère qui habite les monta- ones du même nom (Djebel ouanseris) , à vingt lieues environ au sud du cap Tenez, de l'autre côté du Cheliff. On sait que, dans la Barbarie, les montagnes tirent en général leur dénomination des tribus qui les peuplent : l'Edrisi les appelle W'anschrys, et dans le nombre des tri- bus de ce territoire ou de cette filiation , il nomme les Haouarythes (2). (1) Voy., dans les Nouc. et extr. des mss. de la Bib. du roi, t, xn, p. 593, la Notice d'un manusc. arabe de El-Bekri, trad. de M. Quatremère. (2) Edrisi, t. 1 (v° des Mém. de la Soc. de géog.), p. 231. ( 232 ) On trouve aussi dans Léon Africain plusieurs renseignemens sur le pays des Guanscheris et sur leur histoire. « Les tribus guerrières qui occupent cette haute montagne ( Guanseris monte), dit-il, ont soutenu la guerre contre le roi de Tlemcen pendant plus de soixante ans... Elles comptent vingt mille combattans, dont deux mille cinq cents cavaliers (1) » Marmol, qui cite les Guanscheris (Guanazxeris) comme une population berbère du désert de Luenziga , ne porte leur nombre qu'à cinq mille guerriers (2) ,et Schaw indique la véritable position de leurs montagnes (3). Le même auteur a dérivé le nom de Ténériffe de Tener (montagne) et de 1f (blanc), du dialecte de la Palma, c'est-à-dire Montagne blanche, par allusion à la neige qui couvre souvent le pic de Teyde. Galindo nous apprend au contraire que l'île de Ténériffe s'appelait Aichinetche, et que ses habïtans avaient reçu le nom de Yincheni. Tâchons de donner l'explication la plus plausible de ces deux noms : D'abord, dans Æ{chinetche, nous retrouvons l'alliance de l'ay’t ber- bère, comme désignation de la tribu. Ainsi, Aichinetche où Æ’yt- Chinetche serait la tribu de Chinetche, dont, peut-être, les Espagnols ont fait Tinerfe ou Chinerfe, comme on le trouve inscrit sur des cartes du moyen âge. Mais 4'y#, dans la langue schih , est un analogue du préfixe Aichi des Guanches, employé devant les noms propres pour marquer la filiation : or, d'après nos vocabulaires, Afchi-netche n'est lui-même qu'un synonyme du mot Guan-netche, dans lequel nous retrouvons les Wénschrys ou les Guanscheris de l'Edrisi. Quant à J’incheni, nous rappellerons que les Espagnols emploient assez indistinctement le 7” pour le B; or, le nom de Y’incheni nous (1) Léon Afric., fol. 68. 2) Marmol, liv. vi. ch. 5. (3) Le mont Wan-nasch-reese (le Guanseris de Samson et le Ganser de Duval) est à huit lieues au SE. de Sinaab. Il sert de direction aux matelots , et s'élève beaucoup au-dessus des montagnes du pays. Schaw, Voyage en Barbarie, t, 1, p. 74. ( 233 ) semble, dans ce sens, une corruption de celui de Beny’ Cheni où de Beny’ Chenerfe, c'està-dire la tribu de Chenerfe ou les fils de Tinerfe, d'après les historiens de la conquête. On reconnaît, dans cette expres- sion de /’inchini pour Beny* cheni, l'alliance des deux élémens linguis- tiques que nous avons déjà signalés (l'arabe et le berber). L'homopho- nie de Beny’ cheni, de Atchinetche, de Guantcheni où de Guanchtinerfe, nous semble assez démontrée, et, en dernier résultat, ce sera encore aux anciens Guanscheris qu'il faudra rapporter les 7’inchini de Galindo et les Guanchineses de Viera. Toutefois Georges Glar, ayant égard à un certain rapport de son entre le Z et le CA espagnols, fait dériver ce nom de l’incheni des Zeneti ou Zenetàk, une des cinq grandes tribus berbères; mais peut-être aurait-il été plus naturel de retrouver les Zenetàh dans le nom de Æeneta, imposé par les anciens habitans de l'île à un village guanche dépendant du menceyat de Guimar. Quoi qu'il en soit, si la première interprétation est admissible, ne pourrait- on pas voir dans la Tenerife où la Chenerife des Espagnols, la réunion de deux noms dont le premier n'est qu'une corruption de celui qu'il représente : Chenetàh pour Zenetàh joint au mot Z&7f, de là Zenet’ rif, c'est-à-dire le rivage ou le pays des Zenetàh? Nous avons déjà donné l'explication du nom de l'île de Palma, déformé par Galindo sous celui de Benhoavé, cest-à-dire Beny- Haouéràh, ou la tribu de Haouârytes. Le rapport de Gomère et de Ghomeràh où Ghoméràh est déjà indi- qué : c'est bien l'île où l'on retrouva, à l'époque de la conquête, un démembrement de l’ancienne tribu des Ghomérytes. Quant à Canaria,son nom doit provenir de ces peuples canariens (Canarü) que Pline plaçait non loin de l'Atlas : Canarü Africæ populi sunt circa Atlantem, habitantes in saltibus plenis elephantorum , ferarum et serpentum ; üà dicti, quèd canum victus ipsis promiscuus sil (1). (4) Vid. Pän., lib. 5, t. 1. I. —(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPH, }— 30 ( 234 ) C'était aussi vers le littoral de l'Afrique occidentale que Ptolémée plaçait sa Canaria extrema, le cap Bojador des géographes modernes. Glas rapporte à cette indication le nom de Ganar ou de C'anar que les Nègres du Sénégal donnent au pays situé entre le fleuve et les monta- gnes de l'Atlas (1). Cependant, en transcrivant le fragment de la rela- tion des envoyés de Juba, l'encyclopédiste latin parle de l’île de la Grande-Canarie comme d'une nouvelle découverte à laquelle on imposa le nom de Canaria à cause des chiens qui s'y trouvaient en grand nombre (2), étymologie que le poète Viana n'a pas manqué de reproduire (3). Les auteurs qui se sont occupés de l'histoire des Canaries ne disent rien de bien précis sur l'ancien nom de l'ile de Fer, la Hierro des Espagnols, dérivée de Heres (citerne) dans la langue des naturels de l'île, dont le nom n'a pas été moins défiguré. D'après l'observation de notre savant confrère M. d'Avezac, nous avons appelé Beny Bachirs le peuple que Galindo et Viera nommèrent Bimbachos. L'île de Fortaventure fut ainsi nommée (Forte Adrenture) par les chapelains de Béthencourt (4); mais ils nous disent aussi que les naturels de la Grande-Canarie l'appelaient Erbania (5), dénomination dont nous ignorons l'étymologie. Au rapport de Galindo, Maxorata fut un autre nom imposé à cette île par ses anciens habitans, dont les descendans sont encore appelés aujourd'hui los Mazxoreros (Makjo- reros). Ne pourrait-on pas retrouver dans ce nom de Maxorata celui (1) .….. And the Blacks, who now live on the banks of the river Senegal, call the country between that river and mount Atlas, Ganar., Glas, op. cit., p. 64. (D). Canariam vocari à multitudine canum..…. Plin. 6, cap. xxxir. (3) Unos afirman ser por muchos canes Que en la gran Canaria hasta hoy se crian. Viaxa, ch. 1. (4) Voy. 2° vol. 1"* part. (Géographie), p. 165. (5) …… L'isle de Fort-aventure que nous appelons Erbannie, ainsi font ceux de la grand’ Canare. Bont. et Le Verrier, op. cit, ch. 1xx, p. 129. Aïlleurs ils écrivent Forte-adventure, voy. op. cit., p. 13. ( 235 ) de Maghréouàh, d'une tribu berbère que Ebn-Khaldoun fait procé- der des Zenetàh (1)? Maïs de toutes ces étymologies que nous hasardons ici, la plus obscure comme la plus problématique peut-être est celle qu'on tenterait d'indiquer pour l'ancien nom de Lancerotte. Bontier et Le Verrier, qui appliquèrent à cette île la dénomination qu'elle porte ('£le de Lancelot) (2), prétendent que les naturels l’appelaient Tite- Roy-Gatra. D'autre part, Galindo assure que les habitans de Fort- aventure la désignaient sous le nom de Torcusa. Nous ne saurions donner une explication un peu plausible de ces deux appellations, sans doute mal comprises et encore plus mal écrites par les auteurs qui nous les ont transmises, qu’en les alliant ensemble. Ainsi, en supprimant le Roy-Gatra, pour nous toutà-fait inintelligible, on pourrait composer l'expression berbère de Tü-n'Arcusa (source d'Arcusa), et supposer qu'on a voulu désigner l’île par la source de ce nom (Fuente d’'Acusa ou d’Arcusa), la seule qui fournisse de l'eau potable aux Lancerottains, et qu'on rencontre à la base des monta- gnes de Famara, vers le cap Farion. Maïs, nous le répétons, tout cela est fort conjectural et ne peut être que d'une importance secondaire dans la question qu'il nous reste à traiter. DES CARACTÈRES PHYSIQUES DES ANCIENS HABITANS DE L'ARCHIPEL CANARIEN ET DE LEUR ORIGINE. Nous avons vu précédemment que les différens dialectes parlés dans l'archipel canarien, avant la conquête, dérivaient tous d'une langue-mère qu'on devait rapporter, par ses formes et par la ressem- blance d’un grand nombre de mots, à l’ancienne langue libyenne ou ————————— —— . (4) Voy. Encyclop. nouvelle, t. 11, p. 607. Art. Berbers, par M. d’Avezac, (2) Voy. 2° vol. 1'° partie (Géographie), p. 179. ( 236 ) berbère. L'étude comparative des noms de lieux des îles Canaries et des contrées de l'Afrique septentrionale habitées par les Berbers, nous a servi à expliquer l'étymologie de certaines appellations et à recon- naître de part et d'autre l'homophonie d'une foule de localités. Ainsi, ces deux nomenclatures géographiques, qui, par dérivation, homony- mie où paronomasie, s'identifient d'une manière si frappante, vien- nent renforcer les preuves de l'analogie de langage et nous dévoiler les rapports intimes qui durent exister entre les deux peuples homoglottes. Toutefois, malgré la valeur que les ethnographes ont attribuée jusqu'ici aux inductions d'origine tirées des rapports linguistiques , nous ne saurions rien trouver de bien concluant dans la question qui nous occupe, si le résultat de la comparaison des caractères physiques de l'indigène des Canaries et de l'habitant de l'Atlas venait contredire les analogies du langage. Heureusement que cela n'a pas lieu : « La communauté dans les langues, a observé avec raison Desmoulins, n'indique que la filiation politique; » maïs si, à ces rapports dans les relations sociales, viennent se joindre ceux de la physionomie, déduits des caractères typiques de race, « alors les res- semblances des langues, soit pour les vocabulaires , soit pour les formes grammaticales, seront significatives d’une double filiation politique et naturelle (1). » Voyons jusqu'à quel point l'étude consciencieuse des anciennes populations canariennes, fondée sur les renseignemens historiques les plus authentiques et les faits encore existans, peut fourair matière à cette double appréciation. (1) Voy. Desmoulins, Hist. nalur. des Races humaines, pag. 349 et 350. M. F. Edwards, dont l'autorité dans cette question est pour nous d’un grand poids, partage, à cet égard , l'opinion de Desmoulins , et s'exprime en ces termes, dans un écrit remarquable adressé au sa- vant auteur de l’Æistoire des Gaulois : « Le physiologiste doit s'intéresser à l’étude de la linguistique, parce que cette étude lui présente de » grands problèmes à méditer, et qu’elle lui sert de guide dans la recherche de la filiation des peuples; » et, quoique la filiation des langues ne coïncide pas toujours avec la similitude des races, elles s’accor- » dent souvent et dans une grande étendue. » Des caractères physiologiques des Races humaines considé- rés dans leurs rapports avec l'histoire, pag. 99. Paris, 1829. ( 237 ) Les chapelains de Béthencourt, contemporains et témoins de la conquête des trois premières îles, ne s'étendirent guère dans leur narration sur les caractères physiques des peuplades insulaires qu'ils tâchèrent de convertir à la foi. On peut cependant déduire de leurs renseignemens l'existence de deux variétés de races assez tranchées, dont les différentes tribus se trouvaient disséminées dans tout l'ar- chipel canarien; fait important que semblent confirmer les notions recueillies par les autres historiens. D'après Bontier et Le Verrier les habitans de Lancerotte, et plus particulièrement encore ceux de Fortaventure, se distinguaient par leur haute stature de leurs voisins des äutres parties de l'archipel, dont la plupart étaient de moyenne taille. Les chapelains de Béthencourt assurent même qu'on tua à Fort- aventure un homme d'une taille gigantesque. Ce fut à l'attaque d'un village où les naturels de l’île furent très-maltraités: 1/ en mourut en place dix, dont l'un étoit géant de neuf pieds de long; nonobstant que monsieur de Bethencourt avoit expressement défendu que nul ne l’occist, s’il leur étoit possible, et qu’ils le prissent vif: mais ils dirent qu'ils ne l’avoient pu autrement faire; car il estoit si fort et se combatioit si bien contre eux que s'ils l’eussent espargné, ils estoient en adventure d’estre tous desconfis et morts. » Bont. et Le Verr., op. cit., pag. 142. Il y a sans doute de l'exagération dans cette relation des chapelains. Abreu Galindo a parlé aussi du tombeau d'un autre géant de Fortaventure ; mais les proportions qu'il lui donne dépassent tellement celles de la taille la plus extraordinaire, qu'on ne peut guère croire que les dimensions du monument colossal eussent été réglées sur celle d'un corps humain (voy. Noticias, tom. 1, pag. 128). Quant à la taille des habitans des autres îles, les Haouârytes de la Palma passaient la plupart pour d'assez beaux hommes ( Norficias , tom. 1, pag. 127); les naturels de la Gomère et de l’île de Fer étaient petits (Galindo, ss. lib. 1, cap. 5), et les momies conservées nous prouvent que beaucoup de Guanches de Ténériffe ne les excédaient guère en stature. Pour ( 238 ) ceux de Canaria, rappelons ici les propres expressions des explorateurs d'Alphonse IV de Portugal, qui observèrent les habitans de cette île en 1341 : « Magnitudinem nostram non excedunt. » (Voy. précédemm., pag. 28.) On sait , en outre, que les naturels de ces deux îles avaient la peau très-brune, tandis que la plupart des habitans de Canaria , de Téné- riffe, de Gomère, de Palma et de l’île de Fer étaient plus ou moins blancs, et même tout-à-fait blonds. À Lancerotte, et probablement aussi à Fortaventure (car les auteurs de la relation s'expriment sou- vent d'une manière collective sur les coutumes observées dans ces deux îles), une sorte de polyandrie existait parmi les naturels: la femme avait jusqu à trois maris. La pratique des mariages monoga- mes avait au contraire force de loi dans les autres îles, et, s'il était permis de changer d'épouse, le second engagement ne pouvait être contracté qu'en vertu d'une répudiation formelle de la première femme, dont la stérilité avait motivé la disgrâce (1). Nous voyons, d'autre part, les habitans de Fortaventure ensevelir les morts dans des tombeaux de pierre (2), ceux de la Grande-Canarie renfermer les (1) Viana assure même, d’après Espinosa, que le divorce n’avait pas lieu à Ténérifle : Licito fuè à una hembra un varon solo, Y al Varon una hembra permitido, Y el matrimonio entre ellos dependia De solo voluntad que los ligava. Durando el si, otogardo hasta la muerte. Sin que se pernutiese haber divorcio. Ch. 1. (2) Plusieurs tombeaux taillés dans le tuf volcanique , qu’on découvrit il y a une quinzaine d’années vers la partie septentrionale de Fortaventure , dévoilèrent d’autres usages chez les anciens habitans de cette île. Les ossemens renfermés dans ces sépulcres furent malheureusement détruits ou dispersés, mais on conserva des vases funéraires dont le travail indiquait des connaissances artistiques assez avancées. Nous ayons été assez heureux pour nous procurer le dessin de celui que nous figurons pl. 1, part. ethnog. Un autre de même forme, qu’on brisa imprudemment, était orné d’une guirlande en relief imitant des feuilles de figuier. Ces petits vases d’argile rouge se rapprochent un peu des urnes antiques, on en voit encore de semblables dans plusieurs provinces de l'empire de Maroc ; et cette même forme s’est conservée chez les Andalous, qui empruntèrent aux Arabes une partie de leurs arts et quelques- unes de leurs coutumes. ( 239 ) leurs dans des tumulus de forme conique ou pyramidale ; les Guan- ches de Ténériffe et ceux de la Palma embaumer les cadavres de leurs parens, ou déposer simplement leur dépouille mortelle dans des cavernes sépulcrales, La forme du gouvernement nous offre aussi des différences notables, Dans la partie orientale de l'archipel c'est le des- potisme bien caractérisé, c'est-à-dire le pouvoir absolu. L'autorité sou- veraine est transmise aux enfans par droit d'hérédité, sans exclusion de sexe. Dans les îles du groupe occidental, où les femmes ne partici- pent jamais au pouvoir, de vagues traditions nous parlent seulement d'une ancienne autorité souveraine, mais l'état politique du pays, à l'époque de la conquête, nous signale un gouvernement patriarcal concentré dans des espèces de républiques aristocratiques; une supré- matie,en un mot, reconnue, consacrée et conservée dans certaines familles, mais assujettie, à chaque avénement, à la sanction d'un corps privilégié. Là les chefs de tribu exerçaient le pouvoir paternel sur toute leur filiation, distribuant les terres de leur domaine à cha- cun suivant son rang et ses besoins. Aïnsi le territoire de la tribu était une sorte de patrimoine commun, dont chaque membre cultivait sa part et retirait l'usufruit; la propriété et l'administration n'apparte- naient qu'au chef. Le respect dû aux anciens se laisse apercevoir dans cette pratique : c'est la vénération qu'inspire l'expérience acquise par l'âge ; la soumission au chef de famille qui se concentre à la fois dans la personne du plus sage et du plus noble, par l'élection des princi- paux de la tribu. Ainsi, de prime abord, nous reconnaissons dans ces îles des hommes différens par l'aspect comme par les institutions. Peut-être appartenaient-ils les uns et les autres à la grande famille berbère et s'offrirent-ils aux premiers conquérans sous deux des nom- breuses variétés du type qui distinguent la race libyenne ou atlanti- que; mais l'on peut admettre aussi que l'archipel canarien était peu- plé, à l'époque de la conquête, par une nation composée de Berbers et d’Arabes , et que des tribus de ces derniers , en infériorité dans les îles ( 240 ) occidentales, avaient conservé la supériorité du nombre, et étaient même parvenues à conquérir la suprématie politique dans la partie orientale de l'archipel. Cette probabilité acquiert plus de valeur lors- qu'on se rappelle que , vers le douzième siècle, les navigateurs magh- rourins rencontrèrent dans une des îles où ils abordèrent (probable- ment Lanceroite ou Fortaventure) des gens parlant leur langue (l'a- rabe), et conférant dans un autre idiome avec le prince qui les fit interroger (1). D'autre part nous voyons, au commencement du quinzième siècle, les chapelains de Béthencourt désigner, dans le cha- pitre Lxxvii de leur histoire, les princes indigènes de ces îles sous le nom de roys sarrazins (2). L'opinion de l'existence , aux îles Canaries, de deux types ou variétés de races, ou bien, en d’autres termes, de deux peuples distincts, déjà appuyée par les rapports que nous avons fait remarquer entre la langue arabe et certaines expressions de nos catalogues canariens prises dans les noms de personnes ou de choses et les noms de nombre ou de lieux, devient beaucoup moins conjectu- rale quand on se livre à l'examen des momies et des crânes qu'on peut encore observer. La plupart des momies provenant de l'île Ténériffe, et qui ont été acquises par divers cabinets d'histoire naturelle, appartiennent à ‘des individus de taille moyenne, dont la tête présente les caractères de forme distinctifs de la race guanche ; caractères que nous rappor- tons à une des variétés du type berber désignée communément dans le Maroc sous le nom de race blonde, et qui distingue certaines tribus mais plus particulièrement encore les habitans de la province d'Er- Rif (les Riffins) (3). Presque toutes les momies que nous avons exami- (4) Voy. précédemment, pag. 11 et 17. (2) Hisr. DE LA PREMIÈRE DESCOUV. ET CONQUESTE. « Comment les deux Roys sarrazins de l'isle d'Erbanie parlementèrent pour eux rendre et faire Chrestiens. » Ch, zxxvii. (3) Voy. précédemment , pag. 213. ( 241 ) nées , et entre autres celle de la femme guänche qu'on peut voir à Paris, dans les galeries du Muséum , ont les cheveux plus ou mois roux, quelquefois d'un blond doré (cabellos dorados), selon l'expres- sion de Viera (1). La forme du crâne et les traits de la face, bien qu'altérés par la dessiccation des chairs, offrent les mêmes caractères de forme que nous n’hésitons pas à considérer comme le type domi- nant aux îles Canaries. Nos observations, sous ce dernier rapport, se trouvent d'accord avec celles de M. Dubreuil, professeur d'anatomie à la Faculté de Médecine de Montpellier, qui a fit un examen appro- fondi des momies guanches rapportées par Broussonet en 1802. M. Flourens, un des secrétaires perpétuels de l’Académie des Scien- ces, qui, dans un rapport à l'Institut, rendit compte des obser- vations du savant professeur et apprécia en habile anatomiste toute l'importance de ses Études ostéologiques , fit remarquer que les deux momies sur lesquelles M. Dubreuil avait fondé son examen, de même que celle du Muséum de Paris, étaient de taille moyenne ou même au-dessous de la moyenne : « Le crâne offre un bel ovoïde » dont la partie postérieure est beaucoup plus volumineuse que l’an- » térieure; ce crâne se fait remarquer encore par sa hauteur, par la » forme arrondie de sa voûte, par l'absence complète d'angles et de » saillies, par des reliefs symétriques et adoucis. Le front domine les » parties inférieures, les fosses temporales sont peu excavées; le trou » auditif se rapproche de la partie postérieure de la tête ou de l’occi- » put, le trou occipital est ovoïde comme le crâne. La face est légère- » ment arrondie, ovale; les fosses nasales, la voûte palatine ont peu » d'étendue:; les dents sont verticales (2). » Ce type, dont nous venons de retracer les principaux caractères, se retrouve sur la majorité des crânes des squelettes renfermés dans les (1) Moticias, pag. 144. (2) Voy. Comptes-rendus hebd. des séances de l Acad. des Sciences. 1837. Ne XVI, 17 avril, p. 575. [. —(1'€ PARTIE.) (ETHNOGRAPHLE.) — 31 ( 242 ) tumulus de la Grande-Canarie , aussi bien que sur les têtes qu'on ren- contre parmi les débris d'ossemens accumulés dans les grottes de Ténériffe et de la Palma. Mais à côté de ces restes d'un ancien peuple on remarque aussi, et principalement dans les cavernes sépulcrales de Ténérifle, certains crânes qui, par rapport aux autres, offrent des caractères de forme dont les différences ressortent de l'examen comparatif que nous allons détailler (1) : Premier examen comparatif de deux crânes d'anciens habitans des îles Canaries, tirés des grottes sépulcrales de Ténériffe. (Voy. pl. 2, part. elhnog.) (*) N° 1. à (Type guanche dominant). Tête moins oblongue et plus élargie que celle du n° 1 8 (Variété du type guanche , très-analogue au type arabe-bedouin), offrant quelque ressemblance avec cette dernière dans les contours de la voûte du crâne , dans la proéminence de la région occipitale, en exceptant cependant une dépression très- prononcée sur le trajet des sutures sagittales et lambdoïdes. Les diamètres de la région moyenne temporale de la base au crâne du premier type (n° 1 x), étant plus lar- ges que les diamètres bi-pariétaux , établissent encore une différence notable avec la disposition des mêmes parties dans la tête du deuxième type (n° 1 B); mais ces diffé- rences sont bien plus sensibles encore en comparant les autres parties de la face de ces deux têtes. Un front plus large, moins inégal, caractérise la première sur laquelle on ne remarque pas les grands sinus frontaux et les grosses bosses sourcilières de la seconde. La saillie nasale de la tête n° 1 « est beaucoup moins prononcée; l’espace inter- orbitaire diffère surtout de l’autre par son parallélisme: d’où il résulte entre les deux trous optiques une largeur presque égale à celle qui existe entre les angles orbitaires internes; tandis que dans le type n° 18, l'espace inter-orbitaire est beaucoup plus large en arrière qu’en avant. Les fosses orbitaires, dans le premier type, ont aussi plus de profondeur ; les vottes sont beaucoup moins inclinées en avant et les angles externes beaucoup plus relevés. (1) Nous avons été guidé dans cet examen, pour l'appréciation des caractères anatomiques, par M. Dumoutier, avantageusement connu par les éminens services qu’il vient de rendre à la science eth- nographique , durant la belle exploration de l’Astrolabe et de la Zélée , sous le commandement de M. le contre-amiral Dumont d’Urville. çt) Les numéros indicatifs par lesquels nous désignons les différentes têtes osseuses se retrouveront sur les dessins de notre planche 2 (part. ethnog..), de même que sur les têtes qui ont servi à nos examens comparatifs. ( 243 ) Le nez, plus court et plus large , est surtout remarquable par l’étroitesse et la brièveté de ses os, qui produisent, près de leur extrémité supérieure, une saillie beaucoup moins prononcée que dans l’autre type, et rappellent assez bien la forme des nez ca- mards. L’orifice antérieur des cavités nasales est plus large et plus court, ce qui sem- blerait indiquer que le nez était élargi à sa base. Les saillies malaires, beaucoup plus prononcées, sont aussi plus distantes l’une de l’autre; les arcades zygomatiques beau- coup plus arquées : d’où il résulte un élargissement de la face et une différence très- sensible de la forme de cette partie comparativement à l’autre type 1 £. Cet élar- gissement s’observe encore bien mieux dans l’arcade dentaire, qui est plus arrondie en avant-et qui présente aussi beaucoup moins de hauteur. 1l est bon d’observer toutefois que cette dernière disposition peut tenir aux caries qui ont altéré les bords de l’arcade dentaire. Enfin , à l'endroit des fosses canines , si prononcé dans le type 1 6, on trouve dans l'autre une saillie qui contribue au moins autant que les os malaires à faire paraître toutes les parties de la face presque dans le même plan, comme on l’observe sur des têtes de momies égyptiennes , chez les individus de race cophte; disposition tout-à-fait différente dans le second type, sur lequel l'examen des formes nous montre au contraire cette rudesse de modelé, et ces fortes saillies qui caractérisent le visage des Bedouins. Nous avons eu occasion d'examiner un assez grand nombre de crânes des deux types dont la comparaison nous a offert les mêmes différences. Les caractères que nous indiquons dans l'examen anté- rieur comme distinctifs du type guanche dominant (n° 1 c), se retrou- vent d'une manière tout aussi prononcée sur les crânes canariens tirés des tumulus de la Isleta (Grande - Canarie), de même que sur ceux quon rencontre dans les cavernes sépulcrales de Ténériffe , et vice versa pour ceux du type 1 6. Nous citerons comme un autre exemple du type dominant une autre tête que nous possédons (n° 1 +), qui paraît avoir appartenu à une femme de cinquante à soixante ans, si l’on en juge du moins par la texture des os, qui sont minces, grêles, et dont les aspérités sont peu marquées, ainsi que par son volume qui est moindre qu'on ne l'observe ordinairement chez l'homme. Les sutures du crâne sont ankylosées, et les dents ont disparu en grande partie. Cette tête pro- vient des tumulus de Canaria. ( 244 ) C'est au même type qu'appartient encore la femme guanche momi- fiée, rapportée par le chevalier de Borda , et déposée aux galeries d’a- natomie du Muséum d'histoire naturelle. | Le crâne canarien 1 B, que nous considérons comme une modifica- tion du type guanche en rapport avec le type arabe bedouïin ou avec une des variétés du type berber (schellouh), ayant été comparé avec deux têtes osseuses appartenant à des individus de ces deux derniers types (1), nous donnons ici les résultats de notre examen : La forme générale de ces trois crânes n'offre aucune différence bien sensible : leur relief est presque identique , et les diverses parties de la face présentent les mêmes analogies ; le visage est oblong, étroit, comme dans la race caucasique , et presque en tout semblable dans l’ensemble comme dans les détails. Cependant, chez le Berber comme chez le Canarien , le diamètre bipariétal ou la distance entre les deux bosses pariétales est beaucoup plus marquée ou plus grande que chez l’Arabe , tandis que les proportions des diamètres de la base restent à peu près les mêmes dans les trois crà- nes. Il en résulte que la tête du Canarien , ainsi que celle du Berber, est un peu plus élargie que celle de l'Arabe dans ses parties latérales et supérieures, de même que dans sa région pariétale. Si l'on peut prendre pour caractère distinctif la forme du front, celui du Berber se- rait plus saillant vers le milieu, plus arrondi à cause de la moindre distance entre les deux bosses frontales , et partant plus étroit, relativement à toutes les autres parties de la tête, que chez l'Arabe et le Canarien. L’angle orbitaire-externe , chez le Canarien , est déprimé en bas et très-saillant comme chez le Berber, mais moins que chez l’Arabe. Chez le Berber, on remarque toutefois moins d’évasement dans les cavités orbitaires. Dans les trois têtes , la racine ou base du nez est étroite; l'os du nez est long , saillant , étroit comme dans les nez a EE 2 2 A HN ls UC AUS EUNNUEE RNA (1) La tête de l’Arabe , qui fait un des sujets de notre comparaison , est celle de Kadou-ben’ Yotto, chef bedouin de la tribu de Beni Moussa. Cet Arabe fut tué le 3 janvier 1836, sur les bords de la Chiffe, par un soldat des chasseurs d'Afrique. IL avait quitté sa tribu en 1833 ou 34 pour faire partie de celle des Hadjoutes. Kadou avait environ trente-six ans à l’époque de sa mort. Sa tête fut préparée par un des chirurgiens de l’armée et envoyée à la Société phrénologique de Paris, avec une notice fort curieuse du général Bro. Quant à la tête du Schellouh , elle a appartenu à un jeune homme qui est.mort , ainsi que plusieurs autres membres de sa famille, pendant la grande famine qui désola, il y a quelques années, l’empire de Maroc. Les tribus montagnardes, pressées par la disette ; avaient poussé leurs émigrations jusqu'aux villes de la côte pour s’y procurer du grain; mais la misère les décima en grand nombre. La tête dont il est ici question fut recueillie, en 1826, aux environs de Tanger, par M. Webb, auquel un renégat avait indiqué l’endroit où les corps de ces malheureux Africains gisaient encore depuis leur désastre, ( 245 ) aquilins; l’orifice nasal-antérieur étroit et allongé de haut en bas; l'épine nasale-anté- rieure très-saillante. Les os de la pommette présentent aussi une disposition très- analogue dans les trois faces, d'où résulte l’étroitesse du visage , et par conséquent une grande ressemblance de forme qui a dû caractériser d’une manière remarquable la sécheresse des lignes et les saillies anguleuses des traits faciaux. Cette conformité est surtout très-apparente entre l’Arabe et le Berber, en ce qui concerne l’arcade den- taire supérieure. Chez le Canarien , les deux paraboles de cette arcade sont très-ar- rondies et un peu moins saillantes vers le milieu, les canines étant plus écartées l’une de l’autre et moins portées en dehors. Quant à la direction des dents, à partir de leur racine , elle est perpendiculaire dans les trois têtes , et ce dernier caractère suffirait presque seul pour établir une parfaite identité de type. Ainsi les résultats de la comparaison de notre second type canarien 1 8 avec le type arabe, et le type berber (pris dans une de ses variétés) nous laissent dans l'indécision, et nous ne saurions déterminer auquel des deux on doit le rapporter, car on ne peut tirer de l'examen com- paratif des têtes osseuses que des caractères différentiels fort vagues, à cause des nombreuses modifications que le type berber a dû subir suivant les alliances qui ont eu lieu dans les grandes filiations des tribus. Cette difficulté de bien déterminer, par l'examen analomique, les caractères du type berber primitif ou pur sang au milieu de ses variétés, nous est démontrée par les considérations qui ressortent des recherches de M. d'Avezac sur l'origine des populations afri- caines de l'Atlas. « Les différences sans nombre dans les traits du » visage comme dans les dialectes, dit-il, témoignent encore haute- » ment de cette hétérogénéité primordiale que la communauté de » demeure, d'habitudes et de langage n’a pu couvrir encore d’une » croûte assez épaisse d'uniformité..... Entre tant de débris de races » si peu homogènes peut-on reconnaître encore le type d'une race » spéciale, vierge d'altération, fortement caractérisée, que l'on ait » lieu de considérer comme le noyau aborigène de la population » atlantique? » | M. d'A vezac croit la question presque insoluble pour nous, quelque profondément que l'on pénètre dans le chaos des origines berbères, ( 246 ) car il fait remarquer avec raison que « ni les généalogistes, ni les his- » toriens des Berbers ne savent rien de précis sur l’ethnologie ni les » annales primitives de ce peuple; les opinions variées, qui les ratta- » chent aux Cophtes, aux Cananéens, aux Amalécites et aux anciens » Arabes, prouvent seulement que des colonies plus ou moins impor- » tantes de ces différentes races sont venues se superposer au noyau » primordial, comme les couches rocheuses des âges secondaires se » sont assises sur le granit de l'Atlas (1). » Nous pensons néanmoins, avec notre savant confrère, qu'au milieu du mélange confus des populations diverses qui se sont amalgamées à différentes époques aux anciens indigènes de l'Afrique septentrionale pour venir se greffer, pour ainsi dire, sur les rejetons de la souche autochtone, c'est peut-être chez les Schellouhs ou chez quelques Touà- reks qu'on doit trouver dans sa plus grande pureté, parmi les popula- tions actuelles, la primitive race des Mazygh (2), d'où sortirent proba- blement les anciens Gétules (3). Or, les preuves physiologiques, qu'ap- puient les rapports linguistiques, confirment la communauté d'ori- gine entre les anciens habitans des Canaries et les Schellonhs. Nos (1) Voy. Encycl. nouv., art. Berbers. (2) La ville de Mazigh’an (Masagan des géographes), située sur la côte occidentale de l’empire de Maroc, un peu au-dessous d’Azamor, où débouche une des rivières les plus importantes du Maghreb- el-Acsà, porte un nom qui nous révèle peut-être le berceau de l'antique race des Mazygh, et c’est préci- sément dans cette contrée, qu’arrose l'Umm er-Ribieh (la Mére de la verdure) , qu'on commence à ren- contrer les tribus de Schellouhs. (3) L’ancienne dénomination de Gétules se retrouve dans celle de Kezulah ou Gezzulah , une des pro- ‘vinces frontières de l’empire de Maroc, sur le versant occidental de l'Atlas, en s’avançant vers le désert. Les tribus berbères qui habitent cette province appartiennent à la branche des Schellouhs. C’est encore à cette filiation qu'il faut rapporter les Amazygh-Oloths des bords du Sebù , dans l’ancien royaume de Fez, qui nous rappellent les Gétules Autolotes (les Autoles de quelques auteurs), de même que la tribu schiläh spécialement nommée Ait Oloth , qui habite les montagnes de Sus , et peut-être aussi les O/e- lei de Græberg de Hemsæ, démembrement des Schellouhs qu’on trouve établis dans les plaines du Cai- roan de ia régence de Tunis. L'auteur du Tableau géog. et statis, de l’emp. de Maroc faït observer, à ce sujet, qu'il n’est pas étonnant de rencontrer des fractions d’une même tribu disséminées à de grandes distances dans toute la région atlantique, C’est ainsi queles Zuaghah , les Ssanhagiah , les Zenetah et plusieurs autres, qui se fixèrent de temps immémorial dans la partie la plus occidentale de l'Atlas, se retrouvent aujourd’hui dans les régences de Tunis et de Tripoli. (Voy. Græb. de Hemsæ, op. cit., p. 78.) ( 247 ) recherches ethnographiques se trouvent donc circonscrites dans des limites moins étendues et mieux déterminées. Quant aux différences qui ont pu exister dans la physionomie des populations canariennes, nous n'oserions assurer si elles caractérisent réellement deux races distinctes,ou simplement deux variétés; mais, en admettant cette seconde supposition, ce serait encore parmi les tribus aborigènes du Maroc occidental qu'il faudrait chercher des ressemblances avec notre second type, car là aussi nous retrouvons des hommes d'une taille au-dessus de la moyenne, aux formes athlétiques ; des visages aux traits anguleux, au teint basané, à la chevelure noire et flottante. Pour ce qui concerne le premier type, que nous avons considéré comme le dominant, rappelons ce que disait, en parlant des Cana- riens, le narrateur de l'expédition portugaise envoyée aux îles Fortu- nées sous Alphonse IV : « …. Et crines habent longos et flavos usquè ad umbilicum ferè, et cum his teguntur (1). » Or, ces cheveux longs et blonds dont ils se voilaient, doivent faire supposer une peau blanche. Viera, qui n'eut aucune connaissance de ces renseigne- mens, assigne la même couleur aux hommes de la Grande- Canarie; mais il nous apprend, d'après Cairasco, que beaucoup de femmes de cette île étaient brunes et avaient les yeux noirs et fendus : « Aunque las personas del otro sexo eran trigueñas, no dexaban de ser hermosas, y tenian los 0jos negros y rasgados. » (Noticias, p.126.) L'examen des momies guanches nous fait voir quil n'en était pas ainsi pour les femmes de Ténérifle, dont la couleur blonde (à en juger du moins par les cheveux) s'assimilait en général à celle des hommes Toutefois l'auteur des Notices fait observer que les Guanches de la partie méridionale de l’île avaient acquis une teinte plus foncée, comme cela a lieu aujourd'hui pour les habitans de cette contrée, qui sont plus bruns que ceux des vallées et de la côte septentrionale. (1) Voy. précédemment, pag. 28. ( 248 ) Nous n'avons aucune donnée historique sur la couleur des anciens naturels de la Gomère; maïs en admettant la probabilité de leur filia- tion avec les gens de la tribu de Ghomérah dont la souche primitive, fixée en Afrique de temps immémorial dans les montagnes de la pro- vince d'Er-Rif, appartient à la variété du type berber qu'on désigne sous le nom de race blonde , il est probable que les Ghomérytes des îles Canaries, leurs descendans naturels, avaient hérité de la même cou- leur. Les Haouâryies de la Palme étaient dans le même cas que les Ghomérytes par rapport à leur provenance, et nous avons déjà fait remarquer que le sobriquet d’Æzuquahé (le brun), donné à un de leurs princes, semblait indiquer assez que la couleur de sa peau était une sorte d’anomalie qui le distinguait de la majorité de ses compa- triotes. Un autre fait, non moins concluant, vient à l'appui de notre opinion sur la couleur cutanée des naturels de ces deux îles (la Gomère et la Palme). Azurara, en rapportant dans sa Chronique les excursions que les navigateurs du prince Henri exécutèrent dans les Canaries (voy. précédem. pag. 54 et 55), fait mention de dix-sept insulaires de la Palme et de vingt de la Gomère qui furent faits esclaves et conduits en Portugal. L'illustre archiviste, s'apitoyant sur le sort de ces mal- heureux qu'on allait vendre avec des nègres de Guinée dans la ville de Lagos, et décrivant de la manière la plus touchante ce premier jour de traite, s'exprime en ces termes : « Il y en avait là parmi eux de rai- sonnable blancheur, fort beaux et dispos; d'autres moins blancs et qui paraissaient bruns... (1) » Ainsi, la blancheur cutanée et la teinte blonde ou rousse des cheveux de la plupart des insulaires du groupe occidental , que nous rapportons au type guanche dominant, ne peut être contestée; maïs il paraît qu'il existait aussi dans ces mêmes îles, (1) « Ca antre elles avya alguñs de razoada brancura, fermosos et apostos ; outros menos brancos, que queryam semelhar pardos... » Ch. xxv, p. 133. Chronica do descobrim. e conquista de Guiné, mise en lumière d’après le manuscrit original par le vicomte da Carreira et illustrée par le vicomte de Santarem. Paris, 1841 (voy. aussi précédem. la traduction du passage de la Chronique, pag. 52 et 53). ( 249 ) comme dans le reste de l'archipel canarien, des hommes et des fem- mes à chevelure noire, au teint plus ou moins brun, peut-être olivä- tre, à la physionomie distincte , comme semblent l'indiquer les histo- riens qui ont écrit d'après les renseignemens traditionnels, et les inductiions que nous pouvons tirer nous-même de l'examen anato- mique des crânes, dont les uns, identiques à ceux des momies guan- ches à cheveux roux, nous offrent tous les caractères de ce type, et les autres , analogues à une des variétés du type berber ou au type arabe- bedouin, nous semblent avoir appartenu à des hommes différens par les traits du visage et la couleur de la peau. Mais toutes ces indications ne sauraient nous suffire pour nous faire une idée juste de la physionomie des anciennes populations. Nous ne pouvons tirer de la couleur et de la nature des. cheveux que des inductions sur la teinte de la peau, ef vice versé. D'autre part, l'exa- men anatomique des têtes osseuses ne nous donne que l'appréciation des caractères typiques primordiaux , car le développement, la proé- minence ou l'abaissement des surfaces des os crâniens, les saillies et les distances relatives des os faciaux, la profondeur, la largeur ou le rétrécissement des cavités faciales, tout cela ne peut guère servir qu'à nous guider dans les distinctions de races ou de variétés de races. En nous bornant à ces considérations générales, nous n'avons encore qu'une idée imparfaiïle des peuples que nous désirons connaître au physique comme au moral. Pour arriver à une connaissance à la fois plus physiologique et plus philosophique, il nous faut des données beaucoup plus précises. Nous voulons parler, d'après les renseigne- mens de l'histoire et nos propres observations sur les descendans d’une nation qui ont conservé les traits de leur origine, de tout ce que la tête osseuse ne peut plus nous dire, de la figure par rapport à ces traits frappans et reconnaissables qui caractérisent chaque peuple, de ce type national que les dissemblances individuelles ni les alliances étrangères ne sauraient déguiser, de ce facies dont le profil du visage 1. —(1'e PARTIE.) (ETRNOGRAPH. }— 39 ( 250 ) dessine les contours, dont le modelé des chaïrs fait sentir les formes, de cette physionomie, en un mot, dont le pinceau le plus habile ne saisit que bien rarement l'expression. Nous voulons:parler encore des inductions qu'on peut tirer du regard qui décèle la pensée, du maïn- tien et de l'allure qui donnent à l'homme et sa pose et sa démarche. Viana est le seul des auteurs canariens qui se soit attaché à décrire, dans son poème de la Conquête de Ténériffe, la physionomie des Guan- ches. Si, dans le drame intéressant dont il nous a retracé les différens épisodes, on n'envisage que la partie historique, dégagée du merveil- leux et de l'enthousiasme poétique, on peut retrouver bien de naïves vérités dans le récit du spirituel bachelier. Ainsi, sans prendre à la lettre le portrait qu'il nous fait de Bencomo, si nous ramenons à de plus simples expressions tout ce qu'il nous dit du vieux mencey d'Oro- tava , nous en déduirons encore un assez bon type. Malheureusement le poète, s'autorisant d'un conte populaire auquel il était loin sans doute d'ajouter foi, a laissé au héros guanche sa taille gigantesque de sept coudées et ses quatre-vingts dents. « Bencomo, dit-il, était bel homme, grand et robuste de corps; les » rides de la vieillesse et les soucis de la guerre sillonnaïent son front » chauve, bien qu'il eût encore de longs cheveux. IL avait l'air riant, » malgré son aspect sauvage et son teint brun. Son coup d'œil était » rapide, ses yeux vifs et noirs , armés de grandes paupières et d'épais » sourcils; son nez bien fait, quoiqu'à larges narines; sa moustache, » bien fournie, n'ombrageait qu'en partie deux grosses lèvres qui laïs- » saient voir l'ivoire de ses dents. Sa barbe blanche lui descendait pres- » que jusqu'à la ceinture, et ses bras nerveux étaient couverts de cica- » trices. Encore leste et actif, plein de hautes pensées, il était sévère. » modeste, grave, prudent, et surtout d'une arrogance extrême (1). » (1) De cuerpo era dispues y gentil hombre, Robusto, corpulento , cual gigante ! ( 251 ) La beauté des femmes sert. souvent de texte aux inspirations poéti- ques du bachelier. Parmi celles dont il dépeint les traits figurent Dacil, Rosalva et Guacimara. « La princesse Dacil , au port noble et » gracieux , à la blonde cheveluze, était fille du mencey Bencomo. » Tiene douaire, gracia, gentileza, Frente espaciosa, grave, a quien circuye Largo cabello mas que el sol dorado. Viana (canto nt). «Ses joues étaient colorées d'un vif incarnat, et quelques légères » taches de rousseur parsemaïient son beau visage. » Cual bello rosicler las dos megillas. Y como à cielo claro las estrellavan Algunas pecas como flores de oro. (Can. 111.) « Nez effilé, bouche gracieuse, dont les grosses lèvres paraissaient Frente arrugada, calva y espaciosa , Partida la melena, poca y larga. Rostro alegre y feroz, color moreno, Negros los ojos, vivos y veloces, Pestañas grandes de las cejas junto, Nariz en proporcion, ventanas anchas, Largo y grueso el bigote retorcido, Que descubria en proporcion los labios Encubridores del monstruoso numero De diamantinos dientes ; larga, espesa La barba cana de color de nieve, Que Ilegava casi à la cintura. Brazos nervosos de lacertos Ilenos, Derechos muslos, gruesas las rodillas , Fuertes las piernas, pies pequeños, firmes ; Temperamento en todo a lo colérico Algo compuesto con humor sanguineo. Era ligero, altivo en pensamientos, Justiciero, modesto, grave, sabio, Prudente , y sobre todo arrogantisimo. (Viana, op. cit., can. 1x1.) ( 252 ) » du corail le plus pur et s'entr'ouvraient au moindre sourire pour » montrer l'émail de ses jolies dents. » Afilada nariz proporcionada, Graciosa boca, cuyos gruesos labios Parecen hechos de coral purisimo, Donde à su tiempo la templada risa Cubre y descubre los eburneos dientes, Cual ricas perlas d diamantes finos. (Can. 1.) En parlant de Rosalva, Viana nous décrit encore les charmes d'une blonde aux yeux bleus (ojos zarcos), au mélancolique regard , et dont la beauté ne le cédait en rien à celle de sa sœur Dacil. Mais dans Gua- cimara, la fille du mencey d'Anaga, le poète nous montre au contraire une variété du même type de race au nez droit, aux lèvres grosses et courtes : Nivelada nariz, boca pequena Minero de preciosas margaritas, Cual de coral cercada de dos labios Gruesos y cortos de color purpureo. (Can. 1v.) « La brune Guacimara , dit-il, était grande et robuste de corps, les » tresses de ses beaux cheveux lui servaient de diadème; la joie ani- » maïit ses yeux noirs, et la nature, en la créant, l'avait dotée de l’éner- » gie des hommes. » Y dello daba verdadero indicio De declinar al masculino género Su gran persona y valerosos hechos. (Can. 1v.) Il est, dans les descriptions du poète, des particularités dignes de l'attention de l'historien : ce sont les taches de rousseur qu'il a soin d'indiquer en dépeignant la physionomie des femmes. Ce même carac- tère se retrouve fréquemment, aux îles Canaries, chez les personnes (253 ) des deux sexes, dont les traits sont loin de reproduire à nos yeux le type espagnol. Or, il est important de faire observer ici que ces rousseurs cutanées, particulières à la race blonde, sont aussi un des caractères qui distinguent , en Afrique, les Berbers de la province d'Er-Rif et du petit Atlas. M. Rey, qui a eu occasion de voir beaucoup de Riffins pen- dant son séjour dans le Maroc, dépeint ces tribus de la manière sui- vante, dans une note qu'il a bien voulu nous adresser: « Ce sont des » hommes de taille moyenne, bien prise et cambrée, à la peau blanche, »couverte, notamment au visage, de petites taches jaunâtres; leur » barbe est peu apparente; leurs cheveux sont longs et rudes, variant » du blond au rougeâtre et au châtain dir. leur nez est droït, mais » parfois un peu épaté à à sa base. » Mais revenons au poète Viana : nous devons croire à la vérité de ses portraits, car, bien qu'il ait mis en œuvre les ressources de la poésie pour flatter ses héros, il est certains traïts caractéristiques, empruntés aux traditions, qu'il s'est attaché à reproduire, et ce sont ceux-là qu'il nous importait de signaler. Du temps du poète canarien, on gardait encore dans les familles des conquérans tous les souvenirs de la con- quête. Plusieurs compagnons de Fernandez de Lugo s'étaient alliés aux filles des princes guanches; le capitaine Gonzalo Garcia del Castillo, qui fut blessé et fait prisonnier au combat d’Acentejo, épousa la belle Dacil. Viana fait mention de ce mariage dans son seizième chant (1): Ze sang de Tinerfe se méla à celui de Castille, dit l'auteur des Notices. Un des anciens menceys de Ténériffe, baptisé sous le nom de Pierre et qu'on appela depuis Don Pedro de Adexe, à cause du menceyat qu'il avait (4) Se celebraron las alegres bodas: Dacil con Don Gonzalo del Castillo Felice fin de su amorosa pena, YŸ principio dichoso de linages! (Can. xvr.) ( 254 ) possédé, contracta mariage avec Maria de Lugo, parente de l’Ædelan- tado, et huit enfans furent les fruits de cette union (1). La princesse Guayarima, fille des princes de Canaria, devint la femme d’un Carva- jal. et son père épousa une Espagnole de Biscaye dont il eut plusieurs fils (2). Maciot de Béthencourt, qui succéda à son oncle (Jean de Béthencourt) dans le gouvernement des trois îles conquises, avait donné l'exemple de ces alliances en épousant la fille du roi de Lance- rotte (3), et Prüud'homme de Béthencourt, qui prit pour femme la nièce d'un guanartème, pespétue aux Canaries le nom du baron nor- mand (4). Les annales historiques, à partir de l'établissement des Européens, fournissent de nombreuses preuves de la fusion des deux peuples. Après la pacification, les soldats suivirent l'exemple des chef et se cherchèrent des compagnes parmi les tribus soumises. Le type guan- che dut se reproduire chez les enfans qui provinrent de ces alliances, et le poète Viana , qui fut contemporain de cette génération, dut s'in- spirer des souvenirs récens et de la physionomie du peuple qui avait conservé tous les traits de son origine. Aujourd'hui encore le temps n’a pu détruire ces caractères de races. « Les principaux caractères physiques d'un peuple, a dit M.F. Edwards, » peuvent se conserver à travers une longue suite de siècles dans une » grande partie de la population, malgré l'influence du climat, le » mélange des races, les invasions étrangères et les progrès de la civili- » sation... Nous devons donc nous attendre à retrouver chez les » nations modernes , à quelques nuances près et dans une proportion {1) Viera, Moticias, t. ur, prologue. CG E M EG ESS 6 (3) Id. 1e tom. 1, p. 387. (4) Prud’homme de Béthencourt ou Maciot Perdomo , comme l’appelle Viera , a été confondu avec Maciot de Béthencourt , neveu du conquérant. Une vieille légende , rapportée FA l’auteur des Motices, a donné lieu à cette erreur. (Voy. Noticias, t. 11, p. 62, note.) ( 255 ) » plus ou moins grande, les traits qui les distinguaient à l'époque où » l'histoire apprend à les connaître (1). » Ces principes de la science ethnographique, ainsi formulés dans un écrit remarquable, trouvent leur application aux îles Canaries, car dans cet archipel les alliances européennes n'ontpas fait disparaîtreles traïts caractéristiques de la race guanche:; les vaincus et les vainqueurs ont formé un nouveau peuple, il y a eu mélange des deux races, mais il est facile de faire la part des deux origines. Le type africain domine sur la masse; on le reconnaît de prime abord chez les pasteurs des montagnes et parmi les popula- tions agricoles des hautes vallées, on le retrouve même dans les familles des citadins. Ce sont des hommes au teint hâlé, plus ou moins blancs, au front saillant et un peu étroit, aux grands yeux vifs, : fendus, foncés, quelquefois verdâtres , à la chevelure épaisse, un peu crépue et variant du noir au brun-rouge. Le nez est droit, les narines sont dilatées, les lèvres fortes, la bouche grande, les dents blanches et bien rangées; le corps est sec, robuste, musculeux, la taille médiocre dans certaines îles, et au-dessus de la moyenne dans quelques autres. Le regard , chez ces insulaires , ne dément pas leur bon naturel, il est plein d'expression chez les femmes et presque provocateur. Humbles et doux en général, mais très-facilement impressionnables, ces yeux mélancoliques s'animent d'un geste ou d'un mot, et décèlent tous les mouvemens de l'âme; le visage s'épanouït aux moindres sensations, la joie éclate de toutes parts: c'est un rire que rien ne peut plus conte- nir, tous les membres trépignent et se mettent à l'unisson pour accompagner cette joie du cœur; ou bien, c'est le désespoir qui s'exhale en sanglots, cherchant des confidens à sa peine et se lour- mentant dans son délire. Aïnsi , suivant les impressions qu'il reçoit, le sentiment qui agite ce peuple se manifeste au plus haut degré; (1) Voy. Des caractères physiologiques des races humaines, considérés dans leurs rapports avec l'histoire, pag. 37. ( 256 ) mais il y a toujours, dans cette facilité de se produire en dehors, un cerlain calcul, une pensée arrêtée d'avance pour intéresser en sa faveur, captiver l'auditoire, flatter l'étranger ou plaire à son hôte, car la ruse perce à travers ce fond de bonhomie et tout cet extérieur de franchise. Le type africain se sera donc propagé dans certaines lignées, tandis que dans d'autres le type européen aura prévalu ; car, dans l'alliance de deux races, une d'elles influe toujours plus que l'autre sur la forme et l'organisation du produit. Quoiqu'affaiblis par les croïisemens dans les générations qui se sont succédé, ces types se seront retrempés, chacun à leur propre source, par les alliances avec les individus qui auront conservé sans grande altération les caractères de leur race. « Si l'accession de nouveaux peuples multiplie les types, elle ne les » confond pas (observe l'habile physiologiste que nous avons cité plus » haut); leur nombre s’'accroît,et par ceux que ces peuples apportent, » et par ceux qu'ils créent en se mêlant, maïs ils laissent subsister les » anciens, toutefois en les restreignant à raison de l'extension que » prennent les races intermédiaires. Ainsi, les types primitifs et ceux » de nouvelle formation subsistent ensemble sans s'exclure chez les v » peuples plus ou moins civilisés, toutes les fois que chacun d'eux fait » une grande partie de la nation (1). » C'est précisément ce qui a dü @)F. Edwards, op. cit., p. 38. Dans un autre passage , le même auteur établit des principes qui viennent à l’appui de notre raison- nement : « En réfléchissant, dit-il, aux rapports dans lesquels se trouvent les races primitives, voici » les conditions qui peuvent faire prévaloir l’un ou l’autre de ces effets. Quand les races différent le » plus possible , comme lorsqu'elles ne sont pas de la même espèce, telles que l’âne et le cheval, le » chien et le loup ou le renard , leur produit est constamment métis. Si, au contraire , elles sont voisi- » nes , elles peuvent ne pas donner naissance à des mélanges , et produire des types purs et primitifs. » Voilà deux principes fondamentaux et féconds en applications. » Les mêmes phénomènes arrivent chez l'homme, et, qui plus est, dans les mêmes conditions indi- » quées. Les races humaines qui diffèrent le plus entre elles donnent constamment des métis. Cest » ainsi que le mulâtre résulte toujours du mélange des races blanche et noire. L'autre observation de » la reproduction des deux types primitifs , lorsque les parens sont de deux variétés voisines, est moins » notoire, mais n'en est pas moins vraie, Le fait est commun chez les nations européennes... Le croise- ( 267 ) avoir lieu aux îles Canaries, car, comme nous le prouverons bientôt, dans plusieurs parties de l'archipel la population guanche à dominé par le nombre long-temps après la conquête, et Lous les accroïssemens que la population européenne à reçus du dehors n'ont pu établir une disproportion numérique contraire aux résultats sur lesquels nous voulons appeler l'attention. Nous dirons plus encore : un des deux types de races a pu se repro- duire dans un nouvel être sans la moindre altération, et avec tous les caractères individuels d'un des ancêtres considéré comme prototype. On sait qu'il existe des ressemblances très-remarquables entre les membres d'une même famille, el que, souvent, ces rapports de physio- nomie se devient de la ligne directe pour passer dans des branches col- latérales. C’est ainsi qu'on a vu des neveux ressembler à leur grand- oncle, qui lui-même ne ressemblait pas à ses frères. Mais ce qui n'est pas moins digne d'attention dans ces sortes de phénomènes, c'est que les traits d'un des aïeux puissent se reproduire dans un de ses descen- dans après plusieurs générations. Ce fait, que tous les raisonnemens ne sauraient expliquer, n'est pas rare; toutefois, il est bon d'en citer un exemple. Parmi les familles qui descendent des anciens conquérans de Ténérifte, celle des Wachado, d'origine portugaise, occupe un rang distingué dans la ville de l'Orotava. Les portraits des chefs de cette lignée ont été conservés avec soin, à partir de Don Pedro Machado, qui servit sous l_Ædelantado en 1494. Nous avons eu souvent occasion de parcourir cette curieuse galerie, qui offre plusieurs tableaux remar- quables pour l'étude des costumes et le caractère des physionomies ; mais ce qui nous à surtout étonné en comparant entre eux les diffé- rens personnages représentés sur la toile, ce sont les rapports qui exis- » ment produit tantôt la fusion , tantôt la séparation des types: d’où nous arrivons à cette conclusion » fondamentale, que les peuples appartenant à des variétés de races différentes , mais voisines, auraient beau » s’allier entre eux, une portion des nouvelles générations conserverait les types primitifs, » F. Edwards, op. cit. pag. 26 et29. | 1.—(1e partis.) - (ELANOGRAPH. | — 33 ( 258 ) tent entre Don Lorenzo Machado, le possesseur actuel du majorat , et Don Pedro, le conquérant. Ces deux figures sont d'une ressemblance frappante ; et si Don Lorenzo n'était encore vivant pour prouver son identité par sa présence ,on croirait, à la première vue, que son por- trait a été copié sur celui de son huitième aïeul; il n'y manque que le costume, Cette ressemblance est d'autant plus extraordinaire que la figure de Don Lorenzo ne présente aucun des traits de son père, ni de son grand-père, ni même de ses autres parents. Ainsi, dans le cours d'une filiation qui a produit huit générations successives, la nature, qui semblait avoir abandonné un type pendant près de quatre siècles, sesi enfin ravisée pour le mouler dans un autre germe. L'esprit humain se perd en conjectures en présence de ces faits, et la raison est forcée d'avouer son impuissance lorsqu'elle cherche la cause de ces mystérieuses reproductions. Quoi qu'il en soit, si nous en jugeons par analogie, des exemples semblables ont dü se présenter aux îles Cana- ries dans les filiations provenant des alliances des conquérans avec le peuple conquis, ou des chefs indigènes avec les filles de leurs vain- queurs, et c'est en effet ce qui a eu liea. Lorsqu'on examine aujourd'hui avec attention la population mo- derne, dans cet archipel qu'habitèrent autrefois les tribus africaines dont nous avons décrit les mœurs, on remarque sur un grand nombre d'individus des traits nationaux et caractéristiques qui les distinguent essentiellement des Espagnols. Nos observations journalières, durant dix années de résidence aux îles Canaries, nous habituèrent à ces visa- ges dont l'étrangeté frappe de suite en arrivant. Plus d'une fois, durant notre séjour à Ténériffe, nous eûmes occasion d'étudier le type euanche sur des insulaires dont l'origine n'était pas douteuse pour nous, car ils descendaient des princes aborigènes, des Bencomo (1), des (1) « Ce ne fut pas seulement la princesse Dacil (dit Viera) qui assura dans ces îles la postérité du mencey de Taoro, par son mariage avec Gonzalo Garcia del Castillo, puisque plusieurs familles portent encore le nom de Bencomo. » Noticias, t, 11, p. 269. ( 259 ) Pelinor (1) et des Doramas, et avaient conservé, avec le nom de leurs aïeux, tout l'orgueil des anciennes races (2). Ces observations multi- pliées nous rendirent facile la connaissance d’un type qui se décelait à chaque instant, à mesure que de nouvelles rencontres venaient nous offrir de nouveaux sujets de comparaison. Ces caractères de race, qui ont traversé les siècles avec les généra- tions, en laissant leur empreinte ineffaçable, se reproduisent dans ces îles comme au dehors, dans les climats où les populations canariennes portent leurs migrations. C'est ainsi que nous avons reconnu récem- ment ce même type de visage, qui nous était devenu familier, chez un Hispano-Américain dont la figure nous rappela les traïts d'un habitant de Ténériffe descendant des anciens Guanches. Les ques- tions que nous lui adressimes confirmèrent nos premiers soupçons : ses aïeux étaient Espagnols, maïs son grand-père, établi au Vénézuéla (pays fréquenté depuis long-temps par les Isleños), avait épousé une femme des îles Canaries. Ce qui nous satisfit surtout dans les rensei- gnemens que nous donna notre Hispano-Américain , ce fut d'appren- dre que son aïeule, de laquelle il tenait säns doute ces caractères de race et un type de physionomie si remarquable, portait le nom de famille de l'individu de Ténériffe auquel il ressemblait. Ainsi la physionomie des Guanches se révèle dans les Canariens de notre époque. La nation valeureuse qui succomba dans la lutte enga- gée avec les envahisseurs, ne périt pas tout entière comme l'ont avancé quelques écrivains. L'histoire est à pour détruire une erreur accrédi- tée par ceux qui acceptent les faits sans examen préalable. Mais les (1) « IL existe aussi de nos jours (ajoute Viera) quelques lignées qui s’honorent de descendre de Pelinor, roi d’Adexe. » Noticias, t. 11, p. 269 (note). (2) Les Bencomo et les Doramas s’estiment bien plus nobles que les titrés de Castille (#tulos de Cas- tilla) , et certes , les seigneurs d’aujourd’hui n’oseraient leur contester cet avantage , car la plupart n'ont été anoblis que depuis la conquête : le domaine usurpé des princes guanches a été converti pour eux en fiefs titulaires. ( 260 ) peuples conquérans, pour barbares qu'ils se soient montrés dans leurs entreprises, ont-ils Jamais anéanti toute une nation, et leur domina- tion ne s'est-elle établie sur la terre conquise qu'après l'extermination des vaincus? La supposition d'un pareil fait serait une anomalie dans l'histoire, et aux îles Canaries comme ailleurs les conquérans furent en trop grande infériorité de nombre pour remplacer tout d'un coup l'ancienne population. Si, à l'époque de la conquête, la force des cir- constances motiva la soumission des tribus insulaires, la loi du vain- queur ne fut pas impitoyable. Bien des actes de barbarie furent com- mis sans doute contre les malheureux Guanches pendant la guerre d'invasion; et si on vit, dans quelques îles, une partie des habitans réduits à l'esclavage, les ordres des rois catholiques firent cesser l'o- dieux régime de l'injustice et de la cruauté. La domination espagnole mit fin aux piraleries qui, jusqu'alors, avaient dévasté ces parages; le gouvernement des îles s organisa dès qu'il fut constitué, et les annales historiques nous fournissent la preuve de la modération et de la pru- dence qui dictèrent les premiers actes de l'administration naissante. On peut conclure de la relation des historiens, qu'après la guerre de la conquête les îles Canaries n'avaient pas perdu un vingtième d’une population dont les données les moins exagérées portent le chiffre à plus de cent mille âmes. Les combats que les Lancerottains et les naturels de Fortaventure eurent à soutenir contre Béthencourt et ses Normands ne leur enlevèrent pas troïs cents hommes, et en moins de quatre ans tout le pays fut pacifié. Les princes aborigènes eurent bonne part aux distributions de terres; la chronique des chapelains en fait foi (1). Dans la partie occidentale de l'archipel, à la Grande- (1) « Le Roy, qui estoit Sarrazin , de l’isle de Lancelot , demanda à son vray seigneur et Roy du païs, Monsieur de Bethencourt, s’il lui plaisoit bailler et donner le lieu là où il demourroit, et certaine quan- tité de terre pour labourer et pour viure. Monsieur de Bethencourt luy octroya qu’il vouloit bien qu’il eust hostel et mesnage plus que nul autre des Canariens d’icelle isle, et des terres suffisamment ; mais de forteresse il n’auroit point ny nul du païs. Le dit seigneur luy bailla ung hostel qu'il demanda , qui ( 261 ) Canarie, à Ténériffe, à la Palma, la résistance fut plus opiniâtre, mais. aussi les combattans étaient à plus nombreux : l'île de Canaria seule pouvait mettre dix mille hommes sous les armes ; et à Ténériffe, le mencey Bencomo, chef de la ligue de l'Orotava, marcha contre Îles Castillans avec six mille Guanches déterminés. Toutefois les dissen- sions qui régnaient depuis long-temps entre les tribus avancèrent les succès de la conquête, et là moitié de la population indigène vint se ranger sous les drapeaux des conquérans. Un des guanartèmes de Canaria fut déporté à Séville, avec les insulaires de son parti qui s'é- taient montrés hostiles aux Espagnols; maïs les documens les plus authentiques nous apprennent qu'on les renvoya dans leurs foyers dès que la colonisation commença à prendre du développeiient et que leur présence aux Canaries n'inspira plus de crainte (1). Ténésor- Semidan, l'autre guanartème de Galdar qui servit sous Alonzo de Lugo dans la conquête de Ténériffe, ne fut pas oublié lors de la répar- tition des terres, el l'auteur des Nofices cite plusieurs Guanches qui jouirent des mêmes faveurs (2). Cinq des menceys du parti de Ben- como, qu'on embarqua pour l'Espagne afin de grossir le cortége de l Adelantado, furent les seuls exclus de ce droit (3). Le prince Aña- estoit au milieu de l’isle, et luy baïlla environ trois cens acres que bois que terres autour de son hos- tel... Le Roy Canarien fut fort content , il ne cuidoit iamais auoir si bien ; et à dire vray, il eut tout des meilleures terres du païs pour labour : aussi il cognoissoit bien le lieu qu’il demandoit. Plusieurs autres y vindrent et de ceux de Normandie et des Canares d’icelle isle, et chacun fut contenté selon ce qu’il le valloit. Les deux Roys qui s ’estoient fait baptiser de l’isle de Fo aventure vindrent vers Le dit sieur de Bethencourt , et pareillement le dit seigneur leur bailla à chacun quatre cens acres que bois | que terres, et furent fort contens… » Bont. et Le Verr., op. cut., p. 185. (yo. Y despues los bolvieron por su grado en las islas en la misma gran Canaria Met estaba poblada de gente de Castilla. » Bernald. Dias, Hist. de los Reyes cathol., cap. 65. (2) Viera fait mention de trente et un insulaires de la Grande-Canarie et de dix-neuf Guanches qui eurent part aux distributions de terres qui furent faites à Ténériffe. Voy. Votcias, t. 1, p. 274. (3) « En los antiguos libros de datas se hallan diferentes donaciones à favor de muchos Guanches particulares, y aun en favor del Guanartème de Canaria; pero ninguna à favor de los Menceyes. Sola - mente se halla cierta donacion de unas tierras , hecha à favor de Don Diego , Rey que fue de Adexe. » — Viera, MNoticias, t. 1, p. 268. ( 262 ) terve (1), qui sétait fait l’auxiliaire des Espagnols dès leur entrée à Ténériffe, obtint de grands priviléges, et l'établissement d'un nouvel ordre de choses ne changea rien à la vie pastorale des Guanches de Guimar. Les habitans de ce district furent favorisés en récompense des services qu'ils avaient rendus, et ils vécurent en paix dans les grot- tes qu'ils s'étaient choïsies pour demeures. Nous en avons la preuvepar les renseignemens que le père Espinosa obtint de leurs descendans. un siècle environ après la conquête, alors qu'il existait encore dans les vallées orientales de Ténériffe des Guanches purs de toute alliance étrangère. Ce dernier reste de l’ancienne population conserva long- temps encore ses mœurs et ses coutumes. C'est à Candelaria , à Fasnea , et dans les autres parties de la bande méridionale de Ténériffe , en remontant de Guimar jusqu'à Chasna, qu'on retrouve encore aujourd huï, parmi les villageois, la plupart des usages décrits par fray Alonzo. Quelques expressions de l'ancien lan- gage qui n'ont pu se perdre et quon emploie généralement dans tou- tes les îles , les noms guanches dont certaines familles se glorifient, les danses populaires, les cris de joie, la manière de se procurer le feu , de traire les chèvres, de préparer le beurre et le fromage, de moudre le grain, tout cela subsiste toujours après trois cent cinquante ans d’une domination étrangère. Bien que les Canaries ne soient plus maïnte- nant ce qu'elles furent autrefois sous le gouvernement paternel des princes indigènes, cependant, au milieu des progrès en tout genre, des perfectionnemens de l'industrie , et du sein même de cette civilisa- tion qui a façonné le pays aux pratiques européennes, d'anciennes cou- tumes percent encore; l'innovation leur a porté respect, et l'invariable habitude les a perpétuées d'âge en âge comme une tradition des temps passés. Ainsi, le système agricole établi dans tout l'archipel et les avantages que l'économie rurale en a retirés n'ont pas fait renoncer (4) Le mencey de Guimar, que les Espagnols surnommèrent Añaterve el bueno. ( 263 ) aux petits moyens. L'habitant de la campagne, le pâtre. le laboureur, tout ce peuple aux mœurs agrestes, toujours fidèle à ses habitudes, continue la vie d'autrefois: il torréfie son orge, il la moud lui-même entre les deux pierres héréditaires placées dans son humble réduit, et préfère au pain du riche le gofo de ses aïeux. Le beurre de chèvre se confectionne à Chasna et dans presque tous les districts du sud de Ténériffe, d'après l'ancien procédé : c'est toujours du lait renfermé dans une outre suspendue, que deux personnes, placées à distance, se renvoient de l'une à l’autre. Les vases qu'on fabrique à Candelaria n'ont varié ni de forme ni de nom ; ce sont encore les anciens ganigos des indigènes. ‘La péche au flambeau , qui se faisait de nuit le long de la côte, s'o- père maintenant au large sur des bateaux; et néanmoins il est encore des pêcheurs de rivage qui, à l'exemple des Guanches, parcourent aux mêmes heures les rochers du littoral a vec des torches enflammées, pour saisir les crabes qu'attire la lumière et les poissons qui s’appro- chent du bord de l’eau. La pêche à la fabaïba est toujours en usage, et la plante qui sert à empoisonner les mares conserve son ancien nom (1). Une partie de la population habite encore dans les grottes, dont les compartimens sont toujours formés par des cloisons de roseaux. Le pâtre excelle encore au tir de la pierre; il imite la manière de siffler des anciens chevriers, il aime ces troupeaux originaires dont il estime la race: intrépide, infatigable et non moins leste que ses devanciers , il saisit les chèvres à la course, se sert de la longue lance et glisse sur ce irêle appui pour s'élancer du haut de la montagne et franchir avec un aplomb étonnant les précipices les plus dangereux. Il témoigne son allégresse par une sorte de rire indéfinissable qui rappelle ces Æ/a- ridos des Guanches, dont parlent les auteurs canariens (2). (1) Euphorbia piscatoria. Vulgd, Tabaïba. (2) Voy. précédem., p. 137. (264) Les berceaux et les guirlandes de feuillage, la verdure et les fleurs qui jonchent le sol dans les réjouissances publiques, l'usage de jeter du grain.au visage des nouveaux mariés, tout cela paraît imité des indi- gènes. Les luttes sont encore ce qu'elles furent autrefois; maintenant cest le curé et l'alcade qui les président et interposent leur autorité pour mettre fin aux disputes, comme le faisaient jadis le Faycan et le Guaryre. Le costume est resté le même quant à la forme; la manta ou la cou- verture de laine plissée autour du col, est venue remplacer à Ténériffe le {amark des Guanches; la longue blouse rayée et le manteau cana- rien sont des variantes de la houppelande de peau décrite par les his- toriens de la conquête; les bas sans dessous de pieds tiennent lieu de hirmas (1), et les souliers de cuir brut lacés à la cheville sont les repré- sentans des anciennes sandales (xercos). Il est toutefois certaines par- ties dans le costume qu'il faut ranger parmi les innovations : par exemple, le bonnet à visière des gens du peuple, à Lancerotte, à For- taventure et à la Grande Canarie, paraît calqué sur l’'armet des soldats de Béthencourt ; le gilet plastronné est une imitation de la cuirasse, et le large caleçon de toile a été emprunté sans doute aux Maghrebins, dans les invasions en Afrique, sous les Herrera et les Saavedra. Ainsi l'on retrouve aujourd'hui, dans l'insulaire des Canaries, le port, la figure, les coutumes et les mœurs du Guanche. Il n'a plus ses croyances, il a oublié son langage dont il n'a retenu que quelques mots, mais il limite encore dans ses vêtemens , il conserve ses habitudes et ses manières. Doux, prévenant et patelin, il est comme lui humble, insinuant et rusé, passant de la joie la plus expansive à la tristesse la plus concentrée; hardi jusqu'à la témérité dans le danger le plus immi- nent, ou méfiant et craintif pour des riens ; ami du jeu. du chant et de la danse, passionné pour tous les exercices gymnastiques, brisé aux (1) Espèce de guêtres. ( 265 ) plus rudes travaux et toujours infatigable; grave dans son maintien, simple dans ses goûts, sentencieux et réservé dans ses paroles, tel est le campagnard des Canaries, habitant le hameau, isolé dans sa grotte ou parqué dans la montagne. Disons:le à l'honneur de ces braves insulaires, le stylet andalou, que les paysans canariens portent habituellement à leur ceinture, ne leur sert guère que pour tailler des courroies ; les coups de couteau sont inconnus des Isleños, et le bâtonest la seule arme à laquelle ïls ont recours pour vider leurs querelles. Deux reparties achèveront cette esquisse : un riche propriétaire, consultant un jour son vieux fermier sur la moralité un peu équivoque du majordome de la ferme, n'en put obtenir que cette réponse : « Si j'avais ma langue à Ténériffe et ma tête à la Gomère, je vous dirais ce qu’il est.» Un labou- reur qui recevait des reproches de sa femme sur la trop grande quan- tité de blé qu'il avaït semée dans un champ de peu d'étendue, lui dit d'un ton d'oracle: « a, sots tranquille, si la terre a trop reçu, elle aura honte de ne pas rendre! » N°3 a-t-il pas dans ce peu de mots quelque chose d'oriental et de très-caractéristique? Maïs examinons aussi les actions de ce peuple dont la physionomie, les costumes et les discours nous révèlent l’ancienne origine. L'hospi- talité la plus franche , la vénération pour la vieillesse, le respect filial et l'amour de ses proches sont des vertus héréditaires que les Guan- ches ont léguées à leurs neveux. Nous avons vu, dans les plus miséra- bles chaumières , de pauvres chevriers partager avec l'étranger leur gofño et leur laïtage, et ne lui demander en échange que sa bénédiction pour leurs enfans. Du plus lom que lIsleño voit venir son vieux père, il s'arrête pour l'attendre, descend de sa mule et s'agenouille pour lui baiser la maïn. Voilà bien les descendans de ces barbares qui estoient si remplis de vertus naturelles et d’honneste simplicité, comme disait ingé- nument un de nos vieux chroniqueurs (1). Il est consolant pour l’his- (1) Bergeron. 1. — (1 PARTIE. ) (ETHNOGRAPH. ) — 34 ( 266 ) toire de l'humanité de voir ces mœurs patriarcales se conserver incorruptibles au sein de la société moderne. Ces belles qualités se sont propagées avec le sang d'une race pure, car les conquérans du quinzième siècle , ces hommes fanatiques qui foulèrent aux pieds les droits des nations, n'auraient pas su inspirer aux vaincus des senti- mens de justice et de sagesse , eux qui leur manquèrent de foi et leur donnèrent l'exemple des mauvaises passions. CONCLUSIONS. Par les rapports linguistiques , nous avons prouvé la filiation poli- tique entre les anciens habitans des îles Canaries et les tribus berbères de l’Atlas occidental; l'examen anatomique et physiologique nous a dévoilé l’origine commune des deux peuples homoglottes : cette dou- ble appréciation va se trouver encore appuyée par les renseignemens de l’histoire et les faits existans, car, dans la question qui nous occupe, le caractère, les mœurs, les coutumes, les penchans, les habitudes de la vie, touten un mot vient confirmer l'analogie qui nous est déjà démontrée. Considérées au physique comme au moral, ces popula- tions sont identiques, et, de quelque manière qu'on les envisage, les résultats de la comparaison ne sont pas moins concluans. « Les Guanches, dit Viana , étaient des gens vertueux, honnêtes et » braves; en eux se trouvaient réunies les plus belles qualités : magna- » nimité, adresse et courage, formes athlétiques, force d'âme et de » corps, fierté de caractère, noblesse de maintien, physionomie riante, » esprit intelligent et dévouement patriotique. » Tenian todos por la mayor parte Magnanimo valor, altivo espiritu, Valientes fuerzas, ligereza y brio ; Dispuesto talle, cuerpo giganteo : ( 267 ) Rostros alegres, graves y apacibles, Agudo entendimiento, gran memoria, Trato muy noble, honesto y agradable, Y fueron con ecseso apacionados Del amor y provecho de su patria. Ch. 1. Le caractère énergique, si prononcé chez les Guanches, a été signalé par tous les auteurs qui ont écrit sur ce peuple de braves : les histo- riens contemporains, qui surent apprécier leur valeur dans la résis- tance opiniâtre qu'ils opposèrent aux conquérans, leur rendirent pleine justice; les annales historiques en font foi, et le long drame de la conquête n'est lui-même que la confirmation du courage indomp- table et des vertus guerrières qui animaïent ces vaillantes tribus. Cette force d'âme et de corps dont la nature avait doté les Guanches, ces deux énergies combinées qui se prêtaient un mutuel secours pour doubler en eux la puissance physique et morale, les rendaient à toute épreuve, capables de braver tous les dangers, de résister aux plus rudes coups, de mépriser la douleur au milieu des plus grandes souffrances, et de survivre même à leur disgràce quand une mort presque inévita- ble semblait devoir terminer leur destin. Une observation que nous devors à un heureux hasard nous en fournit la preuve la plus mani- feste. Parmi les crânes tirés des cavernes de Ténériffe, et qui nous ont servi pour la comparaison de nos types, il en est un très-remarquable. Considérée dans son ensemble, cette tête osseuse se rapproche, par sa forme , de celle de femme déjà mentionnée n° 1 « (Voy. Partie Ethnog., pl. 2, fig. 1 et 2); mais, sous le rapport du volume, elle est beaucoup plus grande et plus forte ; et si l'on suppose que l'individu auquel elle a appar- tenu présentait de belles proportions dans sa stature, il ya lieu de croire que sa taille était d'environ cinq pieds et sept à huit pouces. Sa consti- tution devait être athlétique , à en juger du moins par la texture très- résistante des os crânienset par la vigueur des saillies servant aux in- sertions musculaires, par son poids qui indique aussi une densité irès- ( 268 ) considérable du tissu compacte des os, voisin de l'état d'éburnation, état qui toutefois pourrait être attribué aussi aux lésions et aux fractures consolidées dont cette tête porte les traces. | En effet, l'on observe sur la région frontale une dépression pro- fonde de trois lignes environ sur une étendue de huit ou neuf , qui semble résulter de l'exfoliation d'une portion de la table externe du frontal, par suite d'un choc violent. Deux autres lésions du même genre, mais plus pelites, se font remarquer de l’autre côté de la ligne médiane sur lé même os frontal et sur le pariétal du côté gauche. Une autre trace des graves blessures dont cet individu a été atteint s'observe aussi sur l'os malaire et sur l’arcade zygomatique du côté gauche. Ici une triple fracture a laissé des marques irrécusables de son existence, bien qu'une consolidation assez régulière se soit établie entre les divers fragments. À la racine de l'arcade zygomatique on trouve une solu- tion de continuité anormale, ayant l'apparence d'une fissure dont les bords sont arrondis et qui se dirige d'avant en arrière dans l'endroit où l'apophyse zygomatique se sépare de sa racine antérieure. Sur la face supérieure de cette partie on aperçoit la trace d'un col régulier, et au-dessous, à l'extrémité externe du condyle temporal, on voit les traces d'une carie où d'une altération analogue. Dans la partie de l'arcade zygomatique qui correspond à l'articulation de son apophyse avec l'os malaire, on reconnaît une fracture consolidée, ou tout au moins les marques d'une ankylose produite par la disjonction acci- dentelle des deux os. L'articulation fronto-malaire nous montre une disposition semblable , et l'articulation maxillo-malaire laisse voir la même anomalie avec les traces bien apparentes de la fracture et du déplacement qui a eu lieu lors de l'accident et pendant le travail de la consolidation. Cette fracture ne s'est pas bornée à l'os de la pom- mette et de l’arcade zygomatique, mais elle s'est étendue encore jusque sur lapartie exte rne et postérieure de l'os maxillaire supérieur, dont toute la portion molaire a été détruite, de telle sorte que l’on pénètre ( 269 ) librement, par une large ouverture, de la fosse zygomatique dans le sinus maxillaire, et l'on a la preuve que ce désordre à eu lieu pendant la vie, car les arêtes des parties fracturées du sinus ont été émoussées par la suppuration. Mais on s'étonne bien plus encore que l'individu ait survécu à des perturbations aussi violentes en remarquant l’horrible cicatrice qui existe dans la région mastoïdienne du côté droit. Là, une dépression profonde, dans laquelle on peut enfoncer tout le pouce, s'étend d'avant en arrière et de bas en haut sur l'angle inférieur et extérieur du pariétal, immédiatement derrière son articulation avec Île temporal. Cette dépression mesure à peu près dix-huit lignes d'avant en arrière, douze de haut en bas et six ou huït de profondeur. Elle résulte évi- demment de fracture avec enfoncement des fragmens qui n'ont pu se relever et qui ont conservé l'affaissement que le choc leur a imprimé. A l'intérieur du crâne, ces fragmens forment une saillie anormale, élevée de huït à dix lignes au-dessus du reste de la surface concave du pariétal. La trace de la fracture est effacée par une régénération par- faite du tissu osseux, et l'on observe des sillons artériels et des aspé- rités qui attestent le travail réparateur qui s'effectua pendant la cica- trisation. On remarque en outre deux autres fissures assez apparentes, l’une sur la portion squameuse du temporal et l'autre à la base de l'apophyse mastoïde , immédiatement au-dessous de la racine postérieure de l’ar- cade zygomatique. Ces deux fissures paraissent provenir de fractures incomplètes. Si l'on cherche à se rendre compte de la cause qui a pu déterminer les fortes lésions qu'on observe sur cette tête, il y a tout lieu de croire que le sujet auquel elle a appartenu auraït été renversé peut être par les coups qui l'ont atteint au front, et que, gisant sur le côté gauche, un instrument contondant, dont des coups pareïls à ceux d'une masse d'armes, aurait fracassé les parties sur lesquelles ils portaient avec ( 270 ) violence. Or, dans le cas que nous venons d'indiquer, la tête trouvant son point d'appui contre un corps dur (pierre ou rocher), il en serait résulté la fracture de l'arcade zygomatique et de l'os maxillaire dont nous avons parlé plus haut. Mais il reste prouvé de la manière la plus évidente, par la nature même des cicatrices, que le blessé a survécu à cette catastrophe, puisque toutes les lésions qui ont été mentionnées ont le caractère de cicatrices anciennes, parfaitement consolidées, et dont cet individu avait guéri assez long-temps avant sa mort. Ces considérations, jointes aux conjectures déduites du caractère connu des Guanches et à la circonstance du gisement de cette tête dans les cavernes sépulcrales des montagnes d'Anaga à Ténériffe, pourraient faire soupçonner, avec assez de vraisemblance, qu'elle a appartenu à un des derniers et des plus vaïllants défenseurs de la liberté canarienne, à un de ces hommes d'énergie et de résolution de la tribu de Benhéaro qui, long-temps encore après la conquête, continuèrent leur vie indé- pendante dans les montagnes inaccessibles du nord-est de l’île, « Ben- » héaro, dit l’auteur des Notices, commandait dans les montagnes » d'Anaga : les vallées qu'elles renferment formaient le domaine de ce » Mencey.Ses ruses et son audace, secondées par l'intrépidité et l'énergie » deses vaillants Naguasiens, firent échouer d'abord toutes les tenta- » tives des Européens dans cette partie la plus escarpée de Ténériffe ; » et lorsque, pour la seconde fois après sa défaite, Alonzo de Lugo vint » envahir le pays avec de nouvelles forces, Bencomo, le chef de la » ligue de l'Orotava, trouva dans Benhéaro et ses guerriers des alliés » dont la fidélité et le courage ne faillirent jamais (1). » Du reste, le caractère énergique était chez ce peuple une des qualités que les femmes mêmes possédaient souvent au plus haut degré (2). On (1) Viera, op. ct., t. 1, p. 215. (2} Les historiens de la conquête citent plusieurs femmes canariennes qui étouffèrent leurs enfans avant de tomber entre les mains de leurs ennemis. (271 ) à pu en juger par ce que nous avons rapporté précédemment des ama- zones de la Palme, qui s'élevèrent au rang des hommes par leurs ver- tus guerrières (1). Rappelons aussi l'épisode d'Andamane , de cette au- dacieuse insulaire de la Grande-Canarie, qui se disait inspirée du ciel et soumit à son obéissance toutes les tribus de l’île (2). L'histoire des guerres que les conquérans arabes eurent à soutenir en Afrique contre les indigènes nous offre chez les femmes berbères une égale énergie. Nous en avons un exemple dans la reine Kahina, que les peuples de l'At- las croyaient aussi douée d'un pouvoir surnaturel, et dont le courage héroïque fit chanceler quelque temps la puissance musulmane (3). Il y aurait aussi bien des rapprochemens à faire dans tout ce que Tacite raconte du caractère de Tacfarinas, ce fier Numide qui souleva les tribus africaines contre le pouvoir de Rome et mourut si brave- ment les armes à la main. Le nom de ce chef audacieux trouve encore des analogues aux îles Canaries. (Tafuriaste, Tafira, Tefirafe. Voy. au catalogue.) D'autres rapports non moins curieux ressortent des enseignemens qu'on peut tirer du poème de la Johannide (4). Les noms des tribus berbères, leur manière de combattre, leurs ruses, leurs stratagèmes, sont autant de détails intéressans qui rappellent les coutumes de nos insulaires. Ces rapports, du reste, ne sont pas les seuls qui se font remarquer entre les anciens habitants des îles Canaries et des tribus africaines auxquelles nous les comparons. Il est aussi dans les mœurs, les cou- (1) Voy. précédemment, p. 115 et 116. (2) Voy. précédem., p. 145. (3) Voy. Hist. de l'Afrique sous la dynastie des Aghlabithes , d'après Ebn-Khaldoun , par Noel des Vergers, p 25. (4) Flavi Cresconi Corippi Johannidos , seu de bellis Libyeis, libri vu, editi ex Codice Mediolanensi Mu- sei Trivultir, opera et studio P. Mazzucchelli. Milan , 1820. Ce poème, dû à Gorippe, évêque africain du sixième siècle , est le récit de la guerre soutenue contre les tribus de l’Atlas, par Jean Troglita, successeur d’Artaban. (272) tumes et les institutions des deux peuples de curieux rapprochemens. La forme du gouvernement est presque identique; de part et d'autre les anciens de la tribu , les hommes d'expérience et de savoir, les vieux guerriers qui ont fait leurs preuves, forment le conseil de la nation. L'aristocratie de la parenté établit la puissance des familles et sert de garantie à l'indépendance nationale, Aux Canaries c'étaient des Sigo- nes, des Guayres ou des Altahas qui présidaient les Tagors; chez les Berbers, des Æmucrans (grands) ou des Amrgars (vieux capitaines), dont les décisions ont toujours force de loi; à Ténériffe et à Canaria, des Menceys et des Guanartèmes, princes électifs qui concentraient l'autorité dans leur famille comme les Omzarghs ou seigneurs berbers. À Eancerotte et à Fortaventure nous retrouvons des chefs que les historiens de la conquête qualifient du titre de rois, maïs dont le pou- voir n'était guère plus étendu que celui des scheïkhs arabes. Les exer- cices gymnastiques sont en honneur chez les deux nations, et les fem- mes mêmes s y adonnent a vec passion. Les insulaires de Fortaventure pouvaient franchir, par bonds successifs, trois lances placées parallè- lement à hauteur d'homme et à différentes distances. Le ravin le plus escarpé n'arrêtait pas la fougue du berger guanche, qui s'élançait du haut de la montagne pour atteindre le jeune chevreau. « Les Berbers, hommes et femmes, dit El-Bekri, sont d'une beauté parfaite et d’une complexion robuste. On à vu chez eux une Jeune fille sauter par-dessus trois ânes placés de front, sans que ses habits tonchassent ces ani- maux (1). L'agilité des femmes guanches n'était pas moins remarqua- ble, et, au rapport de tous les historiens, leur beauté pouvait soutenir la comparaison avec celles dont parle l’auteur arabe que nous venons de citer. « On voit dans le Maroc, ajoute-til, des jeunes filles qui se distinguent par une charmante figure, un teint blanc, une taille élégante, un sein qui n'est nullement comprimé, des hanches minces, G) Voy. El-Bekri, traduit par M. Quatremère. (Not. etext. des mss, de la Bibl. roy., t. x1r, p. 587.) Cat + (2480) des fesses rebondies et de larges épaules (1).» Nowaïri nous apprend que lorsqu'Okbah fit la conquête du Sous-el-Akça et que ses soldats se furent emparés des femmes des Berbers, les musulmans avouèrent n'en avoir jamais vu de plus belles. On les envoya en Orient, où on les vendit dans les marchés jusqu'à mille mithkals (2). El-Bekri nous fournit encore d'autres notions qui donnent lieu à de nouvelles analogies entre les deux peuples. Les anciens Berbers ne pouvaient épouser leurs parentes qu'au troisième degré ; il leur était défendu d'avoir des concubines; ils pouvaient à leur gré répudier ou reprendre leur épouse; le voleur, convaincu par son aveu ou par des preuves suffisantes, était puni de mort; la femme qui se livrait à la prostitution était lapidée; le menteur était banni de la contrée (3). Ces Africains combattaient avec de longues lances et des javelots qu'ils lançaient avec beaucoup d'adresse; ils préféraient la mort à la fuite (4). Leur manière de vivre était la même que celle des Guanches; ils confectionnaient leurs aliments comme on le faisait aux Canaries, et l’on retrouve, dans les indications de l’auteur arabe, la viande bou- canée des indigènes de Fortaventure (5). Des analogies semblables existent dans les mœurs et les usages décrits par Cadamosto et par Ebn-Khaldoun. Les Guanches de Ténériffe, selon le navigateur vénilien, pour prouver leur mépris aux prisonniers chrétiens, les employaient aux travaux les plus avi- (1) « Mohammed Ben-lousouf , ajoute encore El-Bekri , donne à ce sujet les détails suivans : Abou- Bekr’ Ahmed Ben-Halouf, natif de Fez, vieillard instruit, et qui avait fait le voyage de La Mecque, m’a assuré avoir entendu dire à un marchand d’Andagast, nommé Abou Roustem Nafousi, qu’il avait vu une femme qui dormait étendue sur le côté , dans la crainte de comprimer une partie dont elles ont à cœur de maintenir l'ampleur. L'enfant de cette femme, jouant à côté d'elle, s’amusait à se glisser sous ses reins , et sortait de l’autre côté, sans que la mère se dérangeât en aucune manière, grâce à la proé- minence de ses fesses et à la maigreur de ses hanches, » El-Bekri , traduct., op. cit., p. 617. (2) Nowaïri, ms. 702, f. d. (3) El-Bekri, traduct., op. cit., p. 586 et 587. (4 Id, id, id, p.628. (5) Voy. précédem., p. 104, et El-Bekri , op. cit., p. 633. 1. —(if PARTIE.) (ETHNoGRAPH, )— 3D ( 274 ) lissans en leur faisant tuer, écorcher et dépecer les moutons, car les Canariens avaient les bouchers en horreur, et l'entrée d’une ber- serie, pour traire ou tuer des brebis ou deschèvres, suffisait seule pour priver du droit de noblesse (1). « Le Berber Kacçila, roi d'Aourba et de Béranis (nous dit Ebn-Khaldoun), avait conçu contre Okbah une haïne violente à cause des humiliations que ce chef arabe lui faisait supporter : on en cite comme exemple que chaque jour il le faisait venir et lui ordonnait d'écorcher les moutons qu'on tuait pour sa cuisine. » Nowaïri rapporte à cette occasion que lorsque Kacila reçut cet ordre, il voulut d’abord le faire exécuter par ses serviteurs; mais le chargeant d'injures, Okbah exigea qu'il remplit par lui-même cet office indigne de lui : il le fit, et comme ensuite il essuyait à sa barbe ses mains remplies de sang, les Arabes qui passaient lui dirent : « Que fais-tu donc À, Berber ?» Il leur répondit : « Ce que je fais est bon pour le poil. » Un scheïkh arabe, qui se trouvait là par hasard, leur dit alors: «Le Berber vous menace.» Abou-el-Mohadijir avertit plusieurs fois Okbah de se méfier d'un homme puissant qui avait le cœur ulcéré par le traitement qu'il lui avaït fait subir. Aussi Kaçila saisit-il l'occa- sion qui se présentait ; 1l envoya vers Tahouda des Berbers qui y dres- sèrent une embuscade et tuèrent Okbah-ben-Naf ainsi que trois cents guerriers d'élite (2). » On peut tirer encore d’autres rapprochemens des relations des his- toriens. Les Berbers, d'après Graberg de Hemso, vivent dans des cabanes ou des grottes ; leurs habitations de la plaine sont construites en pierre et en charpentes, avec des enceintes murées (3). C’est ce qui avait lieu aussi dans la partie de l'archipel canarien où les naturels n'étaient pas troglodytes. (1) Voy. précédemment, p. 63 et 153. (@) Voy. Noel des Vergers, op. cit., p. 21 et note (16). (3) Specchio geogr. e statist. di Marocco, p. 74. (275) « Ces peuples, ajoute M. Graberg , ne sont pas exclusivement dédiés à la vie pastorale ; ils s'adonnent aussi à la culture... » Parmi les gran- des filiations berbères, les Schellouhs, auxquels nous rapportons quel- ques-unes des tribus canariennes, sont les plus industrieux; leurs maisons (#gmin en schiläh, {amogantin ou tamogitin en canarien ) sont mieux construites ; ils vivent réunis dans de grands villages (1). Les habitudes, le caractère et la physionomie des populations berbères, d'après les descriptions de Léon Africain, nous offrent les mêmes rapports avec les anciens habitants des îles Fortunées. « Ce sont des hommes robustes, intrépides et audacieux, dit-il, qui bravent impunément toutes les températures; ils combattent à pied et la cavalerie seule peut les vaincre; mais ils préfèrent mourir les armes à la main plutôt que de se rendre. Leur vêtement se compose d'une tunique de laine et d’un manteau; ils vont tête nue, et portent autour des jambes des morceaux de peau qui leur servent aussi de souliers. Ces montagnards possèdent de nombreux troupeaux. » Marmol confirme ces renseignemens: les notions que nous fournis- sent les voyageurs modernes qui ont observé les Berbers ne les démen- tent pas et donnent lieu aux mêmes remarques. Qui ne reconnaîtrait le Tagoror des Guanches dans la relation de la première entrevue de Caillaud avec les anciens de Syouàh, de cette oasis habitée par une peuplade de race berbère? « Cependant la foule, après nous avoir » quittés, se rendit sur la place du conseil, en sollicitant des explica- » tions. Les scheïkhs s'y réunirent ; je fus appelé avec mon interprète. » Dix onu douze principaux scheïkhs étaient en ligne, sur un banc » coupé dans le roc : derrière eux étaient d'anciens scheïkhs ; tout le » peuple était debout, rangé en cercle : au milieu, une natte jetée à » terre m'était destinée (2). » (1) Graberg de Hemsd, op. cil., p.76. (CO) Caillaud, ’oyage à Méroé et au Fleuve Blanc, etc., p. 62. ( 276 ) Citons un renseignement de Chénier qui va trouver son application : « Les Maures, nous dit-il, font ordinairement leur couscoussou (farine de maïs torréfié) avec un moulin composé de deux pierres rondes de dix-huit pouces de diamètre. Celle de dessus , qui a une manivelle, est fixée et tourne autour d'un axe qui tient à celle d'en bas (1). » Nous lisons dans les manuscrits de Venture les détails suivants sur un usage qui nous rappelle le gofño des Guanches : « Chez les Arabes et dans » toute la Barbarie, après avoir torréfié le blé et l'orge, on le met sur » une très-petite meule à bras: ensuite on sépare la farine du son, et » lorsqu'on veut faire du pain, on fait cuire cette farine pétrie dans » une poêle ou sur la cendre. » Cette farine torréfiée , qui formait sous le nom de gofio la base alimentaire des anciennes populations cana- riennes, et dont l'usage s'est conservé parmi nos modernes insulaires comme chez les habitants de l'Atlas et les Maures de la Barbarie, remonte à la plus haute antiquité. Nous retrouvons une substance analogue, simon identique, dans un des plus touchans épisodes de l'Ancien Testament : ce furent des gâteaux de farine torréfiée qu’Abi- gaïl offrit à David sur les montagnes du Carmel. Virgile nous montre Enée, vers la rive africaine, ordonnant à ses compagnons de rôtir le grain qu'ils doivent moudre entre deux pierres : dr Frugesque receptas Et torrere parant flammis, et frangere saxo. (Æneid., Lib. 1.) Mais les Guanches avaient aussi d'autres coutumes dont les tradi- tions de l'histoire nous signalent l'antique origine et qui leur étaient communes avec les peuples de la Libye. Rappelons par exemple la pratique de répandre du beurre frais sur les blessures et celle d’en- graisser leurs filles a vec du lait avant de les marier. Voici encore quelques notions intéressantes extraites des documens (1) Recherches hist. sur les Maures, etc., t. 1x, p. 104. ( 2717 ) de Venture, et que l'on pourra comparer à celles que nous avons données en traitant des mœurs et coutumes : « Les montagnards de » l'Atlas ne se servent pas de linge ; un simple manteau et un morceau » d'étoffe de laine qui leur couvre le corps, depuis le nombril jusqu'aux » chevilles, forment tout leur costume. Le reste du corps est nu sous » leurs burnous..... Ces peuples ne connaissent pas l'usage des serrures, » leurs portes ne peuvent se fermer qu'en dedans par le moyen d'une » barre de bois (emder taghijdit); ils ne s'éclairent pendant la nuit » qu'avec du bois allumé. Leur industrie consiste dans la fabrication » des lissus de laine , des nattes, des poteries grossières et des gamelles » de bois. Leur chaussure est en peau de bœuf qu'ils lient par des cour- » roïes à leurs pieds et à leurs jambes en forme de brodequins. Leur » nourriture est très-simple et très-frugale : des figues sèches, de la » grosse semoule , des fèves, du miel, du laït, de la farine d'orge faite » avec un moulin à bras, farine qu'ils font rissoler dans une marmite » et qu'ils pétrissent ensuite avec de l’eau ou du lait. C'est à peu près là »en quoi consistent leurs ressources. Ces moyens, quelque bornés » qu'ils soient, suffisent à leurs besoins, parce qu'ils ne sortent pas de » leurs montagnes et qu'ils ne s’imaginent pas qu'il y aït des gens plus » fortunés dans cet univers (1). » Ne diraït-on pas que cette simple des- cription est imitée de Galindo ou de Viera, tant on y trouve de res- semblance ? D'autres analogies ressortent des notions que nous possédons sur la physionomie des deux peuples. Graberg de Hemso, en parlant des Berbers, s'exprime en ces termes : « Ce sont des hommes de moyenne stature, aux belles formes athlétiques, nerveux, robustes, actifs, pleins d'énergie, vifs et spirituels. Leur teint est blanc ou presque blanc, leurs cheveux sont quelquefois blonds ou se rapprochent de cette couleur, et de prime abord on les prendrait plutôt pour des (1) Pocab. de Venture. Mss. de la Bibl. roy. ( 278 ) hommes de l'Europe boréale que pour des Africains (1). «Les Schellouhs (ajoute-til) sont moïns robustes; leur peau est ordinairement plus brune; ils passent pour les plus civilisés; leur intelligence est plus développée, et leur disposition naturelle pour les arts et métiers leur donne une certaine supériorité sur les autres populations berbères. » « Les Mozabytes, nous dit Schaler, ont les traits et l'air des Arabes (2). » On a vu précédemment que les Riffins étaient généralement blonds, qu'ils se distinguaient en outre des autres filiations berbères par un caractère de physionomie particulier, plus analogue avec certaines tribus guanches. Les considérations que nous avons exposées dans le cours de cette dissertation nous portent à croire que les Berbers de race blonde furent la souche originaire de ces Guanches au teint blanc et aux cheveux roux, si répandus dans la partie occidentale de l’archi- pel canarien avant la conquête de ces îles. Toutefois, nous ne saurions, à l'exemple de quelques ethnographes, assigner une origine vandale aux Africains de race blonde ni à leurs descendans ; les renseignemens de Shaw démentent tout à fait cette opinion. Des tribus semblables aux Riffins par la couleur de la peau, la teinte des cheveux et les traits du visage, habitent de temps immémorial les montagnes d'Auresch ; le voyageur que nous venons de citer en parle en ces termes : « Je ne » dois pas quitter ces montagnes sans faire remarquer que ceux qui les » habitent ont un air et une physionomie différents de leurs voisins; » leur teint, loin d'être basané, est au contraire blanc et rouge, et » leurs cheveux sont d'un jaune foncé, au lieu que ceux des autres » Kabayles sont tout noirs. Ces hommes blonds parlent la langue des » Kabayles (3). » Or, comme l'observe Demoulins, on ne rencontre pas dans cet idiome la moindre trace de langue germanique, ce qui serait (1) Specchio geogr.. e statist. dell imp. di Marocco, p. 74. (2) Id., P- 67. (3) Shaw. Voyage en Barbarie, t. 1, ch. 8. C2) presque immanquable si ces Kabayles blonds descendaïent des Van- dales. Procope nous prouve lui-même que ces peuples du nord ne peuvent avoir propagé leur race en Afrique: 11 n'en existait de mon temps, dit-il, nt souvenir ni nom (1). L'on saït du reste que toutes ces hordes avaient été transportées en Grèce et en Asie par Bélisaire. L'auteur de la Guerre des Vandales, qui eut connaissance, par les ren- seignemens du Maure Athaïa, des tribus de race blanche établies au delà du mont Aurasius, dans cette partie du désert occupée aujour- d'hui par les Touarechs, en parle comme d'une population très- ancienne (2). IL y a donc lieu de croire que les Berbers blonds, Touarechs, Riffins ou Guanscheris, sont autochthones, de même que tous les autres Africains de race libyenne ou atlantique, Les mêmes différences observées chez les Berbers dans la stature, le port, la teinte de la peau, la couleur des cheveux et les traits du visage, existaient parmi les anciennes populations canariennes, et de ces différences résultent les mêmes rapports. On peut donc admettre qu'un naturel de Fortaventure ou de Lancerotte ressemblait aussi bien à un Mozabyte qu'à un Bédouin. Les Guanches blonds de Téné- riffe devaient avoir l'air de Riffins, tandis que les indigènes de la même île qui avaient la peau brune et les cheveux noirs s'assimilaïent peut- être aux Guanscheris. Il est probable que les Berbers Haouarythes et Ghomerythes reproduisent à nos yeux les anciens insulaires de la Go- mèreet de la Palme, et que certaines tribus parmi les Kabayles del’Al- gérie, lesSchellouhs du Maghreb ou les Tuariks ou Touarechs du Sahara nous représentent les primitifs habitans de Canaria et de l'île de Fer. Ces différences, qui distinguèrent les anciens insulaires des Canaries, sont encore très-tranchées de nos jours, dans cet archipel, parmi les populations modernes ; elles existent même au physique comme au moral. (1) Procope, Bell. Vand., Lib. 1, cap. 22. (2) Id. id, lib. u, cap. 3. ( 280 ) Les Lancerottains, par exemple, sont des hommes assez bruns, d’une taille souvent au-dessus de la moyenne , pleins de sagacité, vifs. turbulens et ombrageux. Les habitants de Foriaventure, auxquels on donne l'épithète de Castellanos (Castillans) à cause de leur droiture et de leur loyauté, sont d'une haute stature; leur teint est basané; ils sadonnent plus particulièrement aux exercices gymnastiques et pas- sent pour les plus adroits lutteurs : doux, humbles, pensifs, imdolens par caractère et peu affectionnés au travail, on les dit pourtant capa- bles d'énergie lorsqu'ils sont poussés à bout. Les Canariens passent pour les plus astucieux et les plus rusés parmi ces insulaires; leur taille s'approche de la moyenne, leur teint est blanc, ils sont forts et replets, très-constants dans le travail, quoïqu'amis des plaisirs, surtout de la lutte et de la danse. Leurs femmes sont d'une beauté et d’une blancheur remarquables, le surnom d’Ændalouses leur est bien acquis, et un vieux proverbe du pays leur accorde une supériorité incontes- table sur celles des autres îles: De Fortaventura trigo, De Lancerote cebada, De Tenerife los hombres, Las mujeres de Canaria (1). Les hommes de Ténériffe ont la franchise et la bonté en partage: ils sont gais, aïmables, spirituels et braves; leurs facultés intellec- tuelles paraissent plus développées ; leur taille est bien prise et élancée; ils sont en général assez blancs, et l’on remarque parmi eux beaucoup de gens blonds aux yeux bleus, bien qu'ils aient le teint un peu hâlé. Les cheveux roux (brun-rougeâtre) sont communs chez les monta- onards: Dans la partie méridionale de l'île, on rencontre des honimes bruns, grands, secs et nerveux, aux formes athlétiques et d'une force (1) Le blé de Fortaventure, l'orge de Lancerotte, les hommes de Ténériffe et les femmes de Canaria. ( 281 ) extraordinaire. Les naturels de la Gomère sont petits de taille; leur teint est blanc, leur esprit vif et leur caractère querelleur. La plupart sont d'une agilité remarquable. L'habitant de l’île de Fer (plus connu sous le nom d'Æerreño) a le teint pâle; il est de moyenne stature, modéré dans ses désirs, soumis, plein de douceur, intelligent , actif et bon à tout. Les Æerreños sont pour les Canaries ce que les Riffins sont pour les villes du Maroc, des gens qui vendent leurs services et sen retournent chez eux quand ils ont amassé quelque argent. On pourrait les comparer à nos Auvergnats, surtout pour l'amour du gain, l'excessive économie et la grande probité, qualité qu'on ne rencontre pas toujours chez les Riffins. La capacité industrielle et mercantile, l'humeur inconstante, l'esprit soucieux, les passions con- centrées, caractérisent les naturels de la Palma. Leur stature est mé- diocre, leur complexion sèche et nerveuse, leur teint plutôt blanc que brun. Mais en général tous ces insulaires sont pleins de sagacité, jaloux de leurs droïts, très-hospitaliers et d'une bravoure à l'épreuve. Ils se rendirent redoutables aux Maures du Maghreb dans leurs excur- sions sur la côte d'Afrique au temps de la puissance des Adelanta- dos (1) ; les rois catholiques leur furent redevables d'une partie de leurs conquêtes dans le Nouveau-Monde (2); et lorsque l'Espagne, envahie par la France impériale, appela aux armes ses populations d'outre- mer, les fidèles Isleños ne démentirent pas leur antique origine. Le bataillon de Canarias fut un de ceux qui se distinguèrent le plus pen- dant la guerre de l'indépendance espagnole; l’histoire n'a pas à lui reprocher des actes inhumaïns, et plusieurs beaux faits, au contraire, figurent honorablement sur ses états de service (3). Ce bataillon for- (1) Voy. t. ir, Le partie, p. 253. @) Id, id, id, p. 260. (3) On cite un sergent du bataillon de Canarias , natif de la ville de l’Orotava , qui sauva deux pri- sonniers français qu’on voulait massacrer. Ce brave, par son courage et son généreux dévouement , parvint à contenir une populace furieuse qui voulait envahir la prison , et donna ainsi le temps à ses camarades de venir lui porter secours. t.—(1"e PARTIE.) (grawocrapx.) — 36 ( 282 ) mait l'avant-garde de la division Lacy, la seule que lord Wellington voulut agréger à son corps d'armée. En bornant nos remarques aux caractères physiques, nous ferons observer que ces caractères, transmis avec le sang originaire, doivent s'être reproduits chacun avec les modifications que nous avons signa- lées chez les tribus indigènes de la Barbarie et du Maroc. La concen- tration des tribus canariennes dans les îles qu'elles occupaient à l'épo- que de la conquête, et l'isolement dans lequel elles vivaient depuis des siècles, durent contribuer à la conservation des types originaires. À Fortaventure, c'étaient des Maxoreros appartenant peut-être à des gens venus d'Afrique avec des Arabes; à Canaria, des peuplades qui conser- vent encore leur ancien nom; à Ténériffe, des Guanscheris; une érmi- gration de la tribu de Ghomerah à la Gomère, et des Haoüarythes à la Palme. Toutes ces diverses filiations ont transmis leur type aux générations qui se sont succédé. En eflet, en comparant entre eux les caractères généraux de la physionomie de chaque population insu- laire, on retrouve encore aujourd'hui les différences qui, d’après les souvenirs historiques ou traditionnels, caractérisaient les tribus primitives, et ces différences sont d'autant plus tranchées que les cir- constances locales ont isolé les centres de reproduction et les ont maintenus dans cet isolement. Les alliances étrangères ne peuvent avoir produit ces modifications d'un même type; il est un fait qui le prouve de la manière la plus évidente. En admettant l'opinion con- traire, les îles de Lancerotte et de Fortaventure seraient celles où l'on devrait rencontrer le plus de gens blonds, aux yeux bleus, aux cheveux roux, au teint coloré et à la peau blanche, car Béthencourt, qui conquit ces deux îles, y établit tous les aventuriers qu'il avait re- crutés en Normandie et ceux encore qu'il continua d'y envoyer. Pour- tant, si on excepte deux ou trois familles qui prétendent descen- dre des conquérans, nous pouvons assurer que les individus de race blonde sont en bien petit nombre dans cette partie de l'archipel, C'est ( 283 ) à, au contraire, que la population est le plus brune : hommes et femmes, tous ont le teint basané et semblent tenir bien plus, par les traits du visage, du Maure ou du Bédouin que de l'Européen. Nos remarques sur les ressemblances qui existent dans les caractères physiques entre les populations canariennes et les tribus berbères désignées plus haut, appuient nos opinions sur leur origine commune. Pendant notre séjour à Oran, avant l'occupation française, nous eùmes occasion de voir des Kabayles de l'intérieur faisant partie d'une caravane de marchands qui devait se rendre à Ten-Boktoue. Un bazar improvisé, pour traiter de l'achat de diverses marchandises, avait été établi dans la cour de la maison du vice-consul d'Angleterre. Quatre Berbers, un nègre de Soudan, quelques Maures, et plusieurs Arabes de la plaine qui étaient venus pour vendre du grain, se trouvaient là réunis. Leurs différentes physionomies fixèrent notre attention, mais les Kabayles surtout nous frappèrent par leurs traits de ressemblance avec les Canariens. Quelques années après nous étions à Marseille au moment de l'ar- rivée des prisonniers de la Tafna; il y avait dans cette bande de mal- heureux Africains que le destin de la guerre venait d'amener sur nos côtes, des Kabayles des montagnes de Tlemcen, de l'Ouetchdâh, et des Berbers du Maghreb que les intrigues d'Abd-el-Kader avaient attirés dans son parti. Les uns étaient basanés et presque olivâtres, à _ la figure ovale, aux traits saïllans, au front étroit, aux cheveux noirs et rudes; un plus grand nombre avaïent le teint blanc, parsemé de taches de rousseur, les yeux gris ou bleu-clair, la face ronde. Si ce n'eût été la différence de costume et de langage, nous aurions pu nous croire en présence d'une troupe de villageois des îles Canaries, car ceux-ci nous rappelaient les Waxoreros de Fortaventure, ceux-là res- semblaient à des paysans de la Palme ou de la Gomère, d’autres enfin avaient le port et la physionomie des bergers de Chasna et des hautes vallées de Ténériffe. ( 284 ) Mais à quelle époque les émigrations des différentes tribus berbères, : qui ont propagé leur race dans l'archipel Canarien, vinrent-elles s'établir dans ces îles? Cette question n'est pas facile à résoudre et le champ des conjectures est ouvert à ceux qui voudront la traiter, car le silence de l’histoire leur laïsse le choix des hypothèses. Nous nous bor- nerons par conséquent à quelques observations. Plusieurs auteurs espagnols, prenant leur point de départ des origines bibliques, ont tâché de déterminer l'époque d'une race post- diluvienne aux îles Canaries. Viana, sans remonter aussi haut, veut que cet archipel ait été peuplé par des Ibères, 1549 avant Jésus-Christ, alors qu'une affreuse disette désolait la péninsule hispanique, sous le règne fabuleux d'Aabis où d'Habibes (1). Il serait inutile de nous arrêter aux différentes opinions émises par des écrivains qui ne se sont appuyés que sur des traditions apocryphes, car leurs citations sont trop obscures ou trop vagues pour nous éclairer dans. une question aussi importante. Nous avons fait entrevoir la possibilité de l'existence d'une ancienne population aux îles Fortunées, ou du moins dans la partie orientale du groupe, au temps des expéditions maritimes des (1) Fuertaventura y Lanzarote se poblaron De aquella gente desterrada de Africa, Por distar menos leguas de su costa ; Llamäronlos despues los Mahoratas Y agora por memoria Mahoreros. Eran valientes, fuertes, belicosos, Diestros, y en las costumbres, lengua y talles Muy semejantes à los Africanos; Mas no tuvieron rastro de su secta, Pues esta poblacion fué muchos siglos Antes que las torpezas de Mahoma , Guando reinaba en la Vandalia Bética Abis, antiguo Rey, y tantos años Neg6 à la tierra el cielo el agua y pluvias, Con notable perdicion de España. (Vrana. Can. 1.) | ( 285 ) Phéniciens et des Carthaginois (1). Pline, qui cite les établissemens fondés par le roi Juba dans les îles Purpuraires. nous laïsse ignorer, 1l est vrai, si les Grandes Fortunées étaient habitées à l'epoque où les explorateurs mauritaniens les visitèrent ; mais il est pour nous d’au- tres circonstances historiques qui nous font croire à la colonisation de ces îles avant les premiers siècles de l'ère chrétienne. L'Afrique occi- dentale était alors et depuis long-temps en contact avec la civilisation romaine; les deux Mauritanies étaient devenues des provinces de l'empire, la jeunesse de ces contrées servait dans les légions latines, Tacfarinas lui-même, avant de se soulever contre des dominateurs puissans et implacables, s'était distingué dans leurs rangs. En réflé- chissant à ces circonstances, peut-on croire qu'à cette époque un peu- ple soit sorti de l'Afrique si entièrement dépourvu de connaissances et dans une ignorance originaire telle que les historiens de la conquête ont voulu nous le persuader ? Viera, fondant son opinion sur celle des écrivains dont il à commenté les textes, nous dit que les Guanches ignoraient l'art de la navigation, qu'ils n'avaient jamais eu la pensée de construire de simples pirogues pour pouvoir communiquer d'une île à l’autre, et que même beaucoup d'entre eux ne savaient pas nager. Si ces assertions sont vraies , de pareils faits seraient peut-être uniques dans l’histoire des peuples insulaires. Toutefois on pourrait encore les expliquer en sappuyant des preuves que nous avons données de l'origine libyenne des anciennes populations de cet archipel. En effet, nous avons reconnu, dans cette race, des hommes entièrement adonnés à la vie pastorale, conservant dans leur isolement les mœurs et les coutumes de leurs ancêtres, exclusivement occupés du soin de leurs troupeaux et de la culture de leurs terres, comme ces montagnards de l'Atlas auxquels nous les avons comparés, et dont ils parlaient le langage. Or, il est probable que des émigrations de ces peuples pasteurs, (1) Voy. précédemment, p. 7. ( 286 ) en se fixant dans les îles Atlantiques, y conservèrent leurs habitudes et leurs mœurs. La longue interruption de la navigation d'occident, sous le bas-empire et au moyen-âge, dut maintenir ces tribus africai- nes dans un complet isolement et les laisser dans une ignorance absolue des moyens qu'elles auraient pu employer pour communiquer entre elles. Si ces populations, pour se soustraire à une domination nouvelle, n'étaient arrivées aux Canaries qu’à l'époque de l'envahisse- ment de l'Afrique romaine par les Arabes, leurs dialectes n'auraient pas différé si essentiellement entre eux, car il faut bien des siècles pour qu'un idiome se modifie d'une manière aussi étrange et s’altère au point de perdre presque son type originaire. Tout prouve au con- traire que les iles Canaries furent colonisées long-temps avant l'arrivée en Afrique des Arabes conquérans; s'il en eût été autrement, l'his- toire de ces populations insulaires nous aurait signalé quelques-unes des coutumes de l'islamisme; mais nos auteurs ne citent rien qui puisse, à cet égard , donner motif à la moindre conjecture. Nous avons fait remarquer les rapports qui existaient entre le système d'embau- mement des Guanches et celui des Égyptiens, décrit par Hérodote : ceux qui ressortent de l'examen comparatif des têtes osseuses cana- riennes, appartenant au type dominant (n°14), avec les crânes de momies de race cophte, ne sont pas moins frappans. Ajoutons à ces remarques celle de l'analogie entre un certain nombre de mots de l'ancien égyptien et de mots berbers, d'après les recherches de M. Champollion. Il est donc permis de croire que ces îles ont été habitées, long-temps avant notre ère, par des peuples de race libyenne, qui conservaient encore vers la fin du xv' siècle, avec leur caractère originaire, ces mœurs et ces coutumes primilives dont on retrouve des traces dans la plus haute antiquité. Maïs il est probable aussi qu'après l'établissement des Arabes dans le Maghreb, des émigrations se dirigèrent vers ces îles Fortunées (Gezayr el Khaledat), que l'ima- pination des poètes avait tant embellies. Les caractères physiques ER ( 287 ) des deux variétés de races que nous avons indiquées tendent à con- firmer cette dernière supposition. Telles sont les inductions que nous tirons des connaissances acquises sur ces anciennes populations Nous avons recherché tout ce que la linguistique pouvait nous fournir de preuves dans la question d'ori- gine : les souvenirs traditionnels sur les caractères physiques des insulaires des Canaries comparés à nos propres remarques, et les renseignements historiques sur les mœurs et coutumes, sont venus fortifier nos premières données. Nous avons remonté des observations directes aux faits consignés dans les chroniques, et de ces faïts aux traditions. Bornons là nos investigations; car les pousser plus loin serait nous jeter dans le vague. Mais avant de terminer notre tâche, rentrons encore un instant dans le domaine de l'histoire pour exposer rapidement les différentes phases du long drame de la conquête et signaler les derniers efforts de la nation valeureuse dont on a pu déjà apprécier le patriotisme et l'énergique résolution. ê": fe euf1107 2620 PA0 99 9p af } lof 7 04 EDIg D Arno] À 0 00 UOÏ1Q TT 0 ; 2 | OPIRT DLIIT U9 son brprurg É9 SU70.10 70 PSOUOD 3377270.19 00 1077707 ‘e) 5) ponegeremeu ï WOYSUDNL) SVAIUT SIP 227207 Ÿ 227 27 SAGDUO fr s9p AUTUEPUTULUOI 2, U990Q HO vd WP) £ Ur0LÉ Sp OI INPI APIPUDL0) 0) DARJUIGTILO] 7 NVIGUO} UAITUD UN SUD OVAUOLI 26701 DLLD? UD DITAD ONTOT À CATRIONVPLOT 9P SORA} f" 3 3p U0720)1Q0Y OUUIIIUT 220 prenne eu) [ sb Tenee Le PL onde 19 GARE Lit par A Aulaire, dapres le Dagaerrotype par Bisson,fls . | Imp.Lemeraer BenardetC®, 2% (Wa) type quanche donnant. 5 (N°7/8) pe anarin varié type Arabe où Berber. Z. Ype PBerbder. Gore EAN) type lnarun . 6: type Arabe Bedoun. . 7 Wpe Berber. &. type Canaries. g. type Arabe Bedoue. 10 (N°1 &), Zpe obant ( habitant de le de Palma, descendant. d'Havuuryte.) (NL), Ype vévant(descendnt de lanarier) 007 pag. 259. ëS DE LA CONQUÊT DES ILES CANARIES. ss At Ÿ He ITR ne ANNALES DE LA CONQUÈTE DES ILES CANARIES. ie Ge Nous adoptons l'ordre chronologique pour exposer les faits relalits à la conquête des îles Canaries. Les événemens qui se succédèrent aux différentes époques de l'invasion européenne sont consignés dans les anciennes chroniques et ont été analysés ou commentés par divers auteurs. Leur exposition sommaire suffit pour remplir notre but. En suivant la marche que nous nous proposons, la corrélation des événe- mens nous semble mieux indiquée, et ce qu'on perd sous le rapport des détails se trouve compensé par le rapide aperçu de l'ensemble. Ce qu'il importe en histoire, c'est la précision des dates qui déterminent l'ordre des faits, et le bon choïx des autorités qui les accréditent et les sanctionnent. Ces deux conditions indispensables nous ont préoccupé dans tout le cours de nos recherches. Nos renseignemens sont fondés principalement sur la relation des historiens de la conquête, sur les documens des chroniqueurs de la même époque et sur les notices des auteurs canariens qui ont commenté et mis en lumière les actes, procès-verbaux et autres manuscrits des archives municipales. Du reste nous citons toujours nos autorités avec le plus grand soin. Les entreprises de Jean de Béthencourt doivent constituer, selon nous, le point de départ de la conquête, car ce nest réellement qu à dater de cette époque que nous voyons la domination étrangère com- mencer à s'établir dans l'archipel Canarien. Les tentatives antérieures, rapportées dans notre introduction, ne furent que de simples recon- naissances. Parmi les navigateurs qui visitèrent ces îles avant le XV: siècle, les uns n'y abordèrent qu'accidentellement , les autres ne D —(1"e PARTIE.) (ETHNoGRAPH.) — 37 ( 290 ) les fréquentèrent que pour y exercer leurs pirateries en enlevant des esclaves et du bétail, ou bien pour faire le trafic de l’orseille, du sang- de-dragon et de quelques autres productions recherchées dans ce temps-là. L'investiture solennelle faite , en 1344, à l'infant don Louis d'Espagne par le pape Clément VI, se réduisit à une cérémonie sans conséquence, dont plusieurs historiens ont fait sentir tout le ridi- cule (1). Les Canaries, érigées en royaume feudataire du Saint-Siége. moyennant un tribut de 400 florins d'or bon et pur, du poids et au coin de Florence (2), restèrent ce qu'elles avaient été jusqu'alors, un archipel presque ignoré du monde et à la merci des aventuriers. L'infant d'Espagne, que certains auteurs ont appelé mal à propos don Louis de la Cerda (3), ne jouit qui? partibus du royaume des îles Fortunées dont le pape l'avait investi. Des projets avortés à leurs débuts dissipèrent bientôt ses rêves d'ambition, et le titre de prince de la Fortune, que lui conférait la bulle pontificale, ne servit guère à l'enrichir. CONQUÈTE DE LANCEROTTE, DE FORTAVENTURE ET DE L'ILE DE FER. (1402) — DÉPART DE BÉTHENCOURT POUR LES ÎLES CANARIES. — Messire Jean de Bé- thencourt, seigneur de Grainville-la-Teinturière , voulant augmenter sa fortune et ac- quérir du renom , abandonne son manoir de Normandie, suivi de quelques gentils- hommes , dans l'intention d'aller conquérir les îles Canaries. F. Pierre Bontier, moine de Saint-Jouin-de-Marnes , et le prêtre Jean Le Verrier, tous les deux chapelains de Béthencourt, prennent part à cette entreprise et en écrivent l’histoire (4). L'expédition (1) Voy. Viera, Noticias, tom. 1, Liv. ur, S xxr, pag. 268 et suiv. — Bory de Saint-Vincent, Essais sur les les Fortunées , chap. in, pag. 123 et suiv. — J, José da Costa de Macedo , Memorias par : a historia das Navegagoes e descobrimentos dos Portuguezes (dans les Mémoires de l’Acad. roy. des Scienc. de Lis- bonne, tom. vi). (2) Voy. la bulle de Clément VI. (Raynald. Annal., ad ann. 1344, num. 39.) (3) Voy. J. da Costa de Macedo, op. cit., pars 1. (4) Histoire de la première descouv. et co nquest. des Canaries. ( Voy. précédemment l’inrropucr. Étud bibliogr., p. 46.) Les auteurs s'expriment en ces termes dans leur préface : « Pour ce qui est ce livre nommé le Cana- ( 291 ) relâche d’abord à La Rochelle , où elle est renforcée par le chevalier Gadifer de La Salle et plusieurs autres aventuriers. Elle remet sous voile le 1* mai 1402 (4); les vents contraires l’obligent encore de relâcher à La Corogne, puis à Cadix, où elle sé- journe quelque temps , et se trouve bientôt réduite à cinquante-trois personnes , par la désertion des gens de l’équipage au nombre de vingt-sept. ARRIVÉE DE BÉTHENCOURT AUX ÎLES CANARIES. — Béthencourt , ayant remis en mer dans le mois de juillet, arrive à l’île de Gracieuse huit jours après son départ de Cadix, et fait d’abord une reconnaissance infructueuse dans l’île de Lancerotte ; mais il y revient une seconde fois avec tout son monde et obtient une entrevue avec Guadarfia, le roi de l’île, qui se soumet à son obéissance « comme ami, non mie comme subject » (2). Après ce premier succès, Béthencourt fait construire le château de Rubicon, dans la partie sud-ouest de l’île ; il laisse ce poste sous la garde de Berthin de Berneval , et se dirige sur l'île de Fortaventure. Le manque de vivres et le mauvais vouloir font échouer cette expédition. Béthencourt revient à Lancerotte et se voit forcé , par la mutinerie de son équipage , de retourner en Espagne , afin de se procurer des subsis- tances et des renforts pour continuer l’entreprise, et Gadifer de La Salle , son lieute- nant, reste à Lancerotte en qualité de gouverneur. DÉSERTION DE BERTHIN DE BERNEVAL. — Le chevalier de Gadifer s'étant rendu dans l'île de Lobos pour faire la chasse aux loups marins et se procurer des peaux dont il avait besoin (3), Berthin de Berneval profite de son absence , se met à la tête des mutins, s'empare par surprise du roi de Lancerotte et de vingt-trois des siens, et les amène à l’île de Gracieuse pour les faire embarquer à bord de la barque espagnole {a Tranchemare , dont il avait séduit le capitaine ; mais Guadarfia parvient à s'échapper après avoir rompu ses fers. Sur l’ordre de Berthin de Berneval , le bâtard de Blessi est envoyé avec plusieurs autres rebelles au château de Rubicon , pour s'emparer de tous les avitaillements et » rien, auquel, s’il plaist à Dieu, on trouvera au temps advenir de bien estranges choses en escrit. Et » nous frère Pierre Bontier, moine de Saint-louin de Marnes, et Jean le Verrier Preetre, et serviteurs » du dit de Bethencourt, dessus nommé, avons commencé à mettre en escrit le plus des choses qui lui » sont advenues à son commencement et aussi la manière de son gouvernement, dont nous pouvons » avoir eu vraye connoissance dès qu’il se partit du Royaume de France en 1402. » Voici ce qu’ils disent au début de leur premier chapitre : « Un temps jadis souloit-on mettre en » escrit les bonnes chevaleries, et les estranges choses que les vaillans conquereurs souloient faire au » temps passé, ainsi qu’on trouve ès anciennes histoires ; voulons-nous icy faire mention de l’entreprise » que le sieur de Bethencourt, chevalier et baron, né du Royaume de France en Normandie, lequel » Bethencourt se partit de son hôtel de Grainville de Taincturiere en Caulx... » (Op. cit., pag. 3.) (1) « A donc se partit Monseigneur de Bethencourt et Messire Gadifer, et toute son armée de la » Rochelle, le premier jour de may, mil quatre cens et deux, pour venir ès parties de Canare, pour » voir et visiter tout le pays, en esperance de conquerir les isles, et mettre les gens à la foy chrestienne.…» Op. cit., p. 6.) (2) Op. cit., pag. 12. (3) « Pour la nécessité de chaussures qui failloit aux compagnons. » (Op. cit., , pag. 23.) ( 292 ) des effets de campagne que Béthencourt y avait laissés. Ils rencontrent Raymond de Lenedan et quelques-uns des gens de Gadifer, qui revenaient de l’île de Lobos pour chercher des vivres, et une querelle s'engage entre les deux factions contraires. Sur ces entrefaites , les mutins reçoivent du renfort; Berthin de Berneval arrive de la Gracieuse avec trente hommes de {a Tranchemare , et la barque espagnole aborde sur la plage de Rubicon. Le château est mis au pillage, et tout le butin est transporté à bord. Les deux chapelains de Béthencourt et les gens de Gadifer, restés presque sans ressources , et déplorant le sort de leur chef abandonné avec quelques-uns de ses com- pagnons dans l'ile de Lobos , vont implorer l'assistance du capitaine de la Morelle, qui était alors avec sa nef dans le canal del Rio, entre Lancerotte et Gracieuse. Is obtiennent une chaloupe pour porter secours au chevalier Gadifer, qui se trou- vait dans la position la plus déplorable (1). Berthin de Berneval , peu confiant en sa propre faction , et redoutant son désaveu si elle le suivait en Espagne où il désirait se rendre seul, auprès de Béthencourt, afin de le tromper sur sa conduite, met sous voile avec la Tranchemare, et laisse douze des siens sur la plage de Lancerotte ; mais ceux-ci, craignant le courroux de Gadifer, s'emparent d’une chaloupe et gagnent la côte de Barbarie (2). BÉTHENCOURT FAIT HOMMAGE DES ÎLES CANARIES AU ROI DE CASTILLE. — Sur ces entre- faites, Béthencourt , qui était arrivé à Cadix, se rend à Séville, où se trouvait alors la cour, et fait hommage des îles Canaries au roi de Castille, Henri III (3). Le monarque espagnol accepte cet hommage, et donne à Béthencourt la seigneurie des îles à con- quérir, avec le droit de battre monnaie, le quint des denrées d'exportation, vingt mille maravédis pour subvenir aux frais d’une seconde expédition , et un navire bien (1) Gadifer estant en l’isle de Loupes en grand’ destresse de faim et de soif attendant la mercy de » nostre Seigneur, toutes les nuits mettait un drap de linge dehors à la rosée du ciel, puis le tordoit, et buvoit les gouttes pour estancher la soif... » (Op. cit., ch. xx, pag. 35.) (2) « Ils s’allèrent noyer en la coste de Barbarie près de Maroc, et de douze qu’ils estoient, Les dix » furent noyez et les deux furent esclaves. (Op. cit., ch. xxir, pag. 42.) (3) « Le dit Seigneur de Bethencourt vint faire sa reverence au dit Roy, lequel le receut bien » benignement, et lui demanda qu'il vouloit, et le dit Bethencourt luy dit : « Sire, je viens à secours » à vous, c’est qu’il vous plaise me donner congé de conquerir et mettre à la foy chrestienne unes isles » qui s'appellent les isles de Canare, esquelles j’ay esté, et commencé tant que j'y ay laissé de ma » compagnie, qui tous les jours m’attendent, et y ay laissé un bon chevalier nominé Messire Gadifer » de la Salle, lequel il luy a pleu me tenir compagnie; et pour ce, très-cher Sire, que vous estes Roy » et Seigneur de tout le pays à l’environ, et le plus prez Roy chrestien , je suis venu requerant vostre » grace, qu'il vous plaise me recevoir à vous en faire hommage. » Le Roy qui l’ouyt parler fut fort » joyeux, et dit qu'il fust le bienvenu, et le prisa fort d’avoir un si bon et honneste vouloir de venir » de si loin, comme du Royaume de France, conquerir et acquerir honneur. Et disoit ainsi le Roy : Il » luy vient d’un bon courage, de vouloir venir me faire hommage d’une chose qui est, ainsi que je » peue entendre, plus de deux cens lieues d’icy, et de quoy je n’ouys oncques parler. » (Op. cit., ch. xxvr, pag. 47.) | ( 293 ) armé et avitaillé , monté de quatre-vingts hommes, qui fut expédié aussitôt à Gadifer. TRAHISON D'ATCHEN ET COMMENCEMENT DE LA GUERRE. — Pendant que Béthencourt prenait toutes ses mesures en Espagne pour le succès de son entreprise , son lieute- nant se trouvait à Lancerotte dans une position des plus pitoyables. Les indigènes , profitant des querelles des aventuriers , avaient fait main basse sur ceux qu'ils avaient rencontrés isolés. Gadifer, voulant avoir raison de ces attaques meurtrières, obtient une entrevue avec Atchen, un des principaux chefs de l’île, dont l'ambition et l’astuce pouvaient servir ses desseins. En effet, celui-ci lui donne avis que le roi Guadarfia occupe le village d’Acatif, et n’a auprès de lui que cinquante hommes de sa troupe. Gadifer marche aussitôt sur ce point avec vingt compagnons déterminés , arrive avant le jour, fait cerner la maison où se trouvait le prince , en force l'entrée , s'empare de la per-- sonne du roi, et le fait conduire enchaîné au château de Rubicon. Atchen, profitant de sa trahison, se rend maître du pouvoir et tourne les armes contre ceux qu'il avait paru vouloir servir d’abord ; mais l’intrépide Gnadarfia parvient à s'échapper de sa pri- son , en emportant sa chaîne. Ce prince, justement irrité , fait saisir Atchen et le con- damne au supplice des traîtres : son corps, lapidé , est livré aux flammes. La guerre recommence de nouveau : Gadifer se venge des attentats d’Atchen et de la fuite du roi; plusieurs indigènes sont sacrifiés , des femmes et des enfants sont faits prisonniers, et le reste de la population cherche un refuge dans les grottes. EXCURSION DE GADIFER DANS L'ARCHIPEL CANARIEN, — Tel était l’état des choses à Lan- cerotte , lorsqu’arriva le navire que Béthencourt avait expédié de Cadix avec les avi- taillements et les renforts. Gadifer, voulant mettre à profit des secours si opportuns, organise une expédition pour explorer les autres îles. Il se dirige d’abord sur Forta- venture , débarque à l’entrée du Val de Palma ( Ruissel des Palmes) avec trente-cinq de ses compagnons , et gravit les montagnes qui bordent le Val afin de reconnaitre le pays. Une première rencontre a lieu avec les indigènes , et quatre d’entre eux sont ramenés prisonniers à bord de la barque expéditionnaire. Les aventuriers passent ensuite à la Grande-Canarie, jettent l'ancre entre Telde et Argonnez , et trafiquent avec les naturels réunis dans cet endroit au nombre d’environ cinq cents (1). Gadifer n'ayant pu mettre pied à terre, tente vainement de débarquer sur un autre point, et finit par s'éloigner de ces parages. Après avoir longé les rivages de l’île de Fer, il aborde de nuit à la Gomère, s’em- pare de quelques insulaires, et poursuit sa route vers la Palme ; mais, forcé bientôt de changer de direction à cause des vents contraires , il revient sur l’île de Fer, où, pen- dant une relâche de vingt-deux jours, il n'obtient d'autres résultats que la capture de cinq personnes et de quelques bestiaux. En quittant cette île, il parvient à aborder l’île (1) « Les Canares leur apportaient des figues et du sang de dragon, qu’ils changeoient pour hains » à pescher, et pour vieille ferraille de fer, et pour petits cousteaux, et eurent du sang-de-dragon qui » valloit bien deux cents doubles d’or, et tout tant qu'ils leur baillerent ne valloit mie deux francs. » (Op. cit , pag. 75.) (29%) de Palme pour y faire de l’eau ; puis, de là , il retourne à Rubicon, après une absence de trois mois. Dans cet intervalle, la garnison de Lancerotte avait avancé ses affaires : l'avantage lui était resté dans les différentes rencontres avec les indigènes, dont plu- sieurs avaient été tués et un plus grand nombre faits prisonniers. (140%) — RerTour DE BÉTHENCOURT ET SOUMISSION DE LANCEROTTE. — Ce fut sur ces entrefaites que Béthencourt arriva d’Espagne , à la grande joie de ses compagnons. Peu de jours après, Guadarfia fut pris avec dix des siens. Dès cet instant, la popula- tion entière se soumet aux vainqueurs ; le roi lui-même demande et obtient merci. Le 26 février de cette année (140%), Guadarfia reçoit le baptème ; tous les naturels de l’île sont convertis à la foi, et les chapelains de Béthencourt prennent soin d’instruire leurs nouveaux néophytes (1). INVASION DE FORTAVENTURE. ÉVÉNEMENTS Divers. — Des différends s'élèvent entre Béthencourt et Gadifer. Ce dernier exige pour son compte la cession de trois des iles à conquérir, et reproche à Béthencourt d’en avoir fait hommage au roi de Castille. Toutefois ces premiers motifs de discorde semblent s’apaiser, et Béthencourt se dis- pose à envabir l'île de Fortaventure. Il opère d'abord un débarquement sur la côte et fait un grand nombre de prisonniers qui sont aussitôt envoyés à Lancerotte. Il préside ensuite à la construction du fort de Richeroque, pour en faire son quartier-général. De nouveaux débats ont lieu entre le chef de l’entreprise et son lieutenant (2), jusqu’à ce que Béthencourt ayant ordonné une expédition pour la Grande-Canarie , Gadifer en prend le commandement et aborde au port d’Arganyguy ; mais après une tenta- tive infructueuse il est forcé de retourner à Fortaventure , où venait d'arriver d’Es- pagne un bâtiment avec de nouveaux renforts que le roi de Castille envoyait à Bé- thencourt. Cet événement réveille la jalousie de Gadifer. Les deux chefs échangent quelques paroles, et, mécontents l’un de l’autre, ils s'embarquent pour Séville, où Gadifer, toujours plus irrité, se sépare de son frère d'armes et s’en retourne en France. Béthencourt est de nouveau bien accueilli par le roi de Castille; il obtient des let- tres patentes qui lui assurent la seigneurie des iles Canaries , et revient à Fortaven- ture. Ses gens occupaient toujours le fort de Richeroque ; ils avaient essayé plusieurs (4) « Et le baptisa (le roi Guadarfia ) Messire Jean le Verrier Chapellain de Monseigneur de Bethen- » court, et fut nommé de par ledit seigneur Lovys. À donc tout le pays l’un après l’autre se faisoit » baptiser et petits et grands; et pour ce, on a ordonné une instruction que Messire Pierre Bontier et » Messire Jean Verrier firent le mieux qu’ils peurent... » (Voy Op. cit., ch. xzvi, pag 83et es six cha- pitres suivants. ) (2) Béthencourt occupait Richeroque, et Gadifer s’était fortifié à Val-Tarahal, « Ils s’escrivoient l’un » à l’autre (disent les chapelains); et il y avoit aux lettres que Messire Gadifer rescrit à Monsieur de » Bethencourt seulement pour toute escriture : Se vous J Venez, se Vous ÿ Venez, se vous y venez, et non » autre chose. Et à donc Monsieur de Bethencourt luy rescrit par son poursuivant : Se vous Y trouvez, » se vous y trouvez, se vous 7 trouvez ; et furent un espace de temps en grosse haine et en grosses paroles, » les quelles n’estoient pas fort plaisantes l’un à l’autre. » (Op. cit., ch. zxrr, pag. 114.) ( 295 } excursions dans les environs, et six d’entre eux venaient de succomber dans une rencontre avec les naturels. Le fort de Val-Tarabal (Baltarhayz), qui avait été construit dans une autre partie de l’île, était sous la garde d'Hannibal, bâtard de Gadifer. Bé- thencourt , voyant l'impossibilité de garnir à la fois ces deux postes , se décide à éva- cuer Richeroque afin de renforcer Val-Tarahal; mais dès qu’il a commencé sa retraite les naturels détruisent le fort abandonné et se dirigent ensuite vers un poste voisin , où se trouvait une petite chapelle et un dépôt de vivres et de munitions de guerre. En quelques instans tout est brülé et saccagé. Alors Béthencourt réunit tout son monde et marche contre l'ennemi. Plusieurs combats s'engagent et la victoire reste du côté du chef normand ; quelques insulaires perdent la vie, un plus grand nombre sont faits prisonniers et envoyés à Lancerotte. Les aventuriers s'emparent des troupeaux, et les succès de la conquête sont encore accélérés par les renforts qu'ils reçoivent de Pile voisine , dont les habitans demandent à marcher sous leurs drapeaux (1). Cependant les naturels de Fortaventure ne se découragent pas, et la population entière accourt à la défense du pays. (4 novembre 1404.) — Béthencourt fait reconstruire et ravitailler le château de Richeroque et remporte de nouveaux avantages. Le chevalier d'Andrac et Hannibal- le-Bâtard surprennent les naturels réunis dans un grand village , en tuent dix (2), et rentrent avec un razia de mille chèvres. Cependant les gens de la faction de Gadifer, dont Hannibal et d’Andrac étaient devenus les chefs , ne cessent de montrer leur res- sentiment contre ceux de Béthencourt. Le Courtois est envoyé à Val-Tarahal auprès du bâtard de Gadifer et de ceux de son parti, pour réclamer trente prisonniers que celui-ci voulait garder en son pouvoir. Cette mesure exaspère les mécontens, qui se voient obligés de céder à la force ; mais Béthencourt désapprouve cet acte de violence et s'engage à faire à tous la part du butin (3). (1405.) — SOUMISSION DE FORTAVENTURE. — Les succès que Béthencourt avait obte- nus dans toutes les rencontres avec les naturels de Fortaventure déterminent la sou- mission des deux princes qui se partageaient jusqu'alors le gouvernement de l'ile , et, le 18 janvier, le roi de Maxorata se présente à Richeroque avec une suite de qua- rante-deux indigènes pour recevoir le baptème. Trois jours après , vingt-deux insu- laires viennent augmenter le nombre des néophytes. Le 28 janvier, le roi de Handia, accompagné de quarante-sept des siens, est baptisé à son tour à Val Tarahal, où Béthencourt avait été s'établir, et le reste de la population de Fortaventure imite l'exemple de ses princes. TROISIÈME VOYAGE DE BÉTHENCOURT EN EUROPE. — Le 31 janvier, Béthencourt (1) Op. cit, ch. zxxur, p. 139. (Voy. précédemment Mœurs et Coutumes, p. 100.) (2) Op. cit., pag. 142. (Voy. précédemment, pag. 237.) (3) « ... Je ne suis pas content (dit Béthencourt à Jean le Courtois) que vous leur faciez aucune des- » raison, et veux aussi qu’ils ayent leur part et portion des prisonniers comme les autres. On doit » toujours dissimuler et garder son honneur plus que son profit. » (Op. cit., pag. 149.) ( 296 ) remet le gouvernement de l'île à Jean Le Courtois, qu'il institue son lieutenant, et s’'embarque pour l’Europe , n’emmenant avec lui que fort peu de monde. Vingt-et-un jours après son départ de Fortaventure, Béthencourt arrive à Harfleur et se rend dans sa baronnie de Grainville , où il est reçu avec enthousiasme et fêté par tous les siens qui s'empressent en foule de venir le complimenter (1). Après un court séjour dans ses terres, il se dispose à retourner aux îles Canaries avec quatre-vingts volontai- res dont vingt-trois emmènent leurs femmes. « Tantost après (dit la narration), » tout le pays sceut que Monsieur de Bethencourt vouloit retourner es dites isles de » Canare, et vouloit mener gens de tous mestiers et gens mariez et à marier, et tant » que vous eussiez veu tous les jours venir puis dix , puis douze , puis trente qui s’of- » froient à luy tenir compagnie sans demander nuls gaiges.. Premièrement , Jean de » Bouille , Jean du Plessis, Maciot de Béthencourt et aucuns de ses frères , qui tous » estoient gentilshommes, vindrent avec ledit seigneur, et le demeurant estoient tous » gens méchaniques et de labour. (2). » RETOUR DE BÉTHENCOURT AUX ÎLES CANARIES. — Le 9 mars 1405, Béthencourt prend congé de sa femme, de ses parens et amis , après trois jours de fêtes , et s'embarque à Harfleur, avec tout son monde , sur deux grandes barges. Les vents favorables le con- duisent bientôt sur les côtes de Lancerotte et de Fortaventure , où il aborde en triom- phe, au bruit des trompettes, des tambours et des clairons (3). Son débarquement s’ef- fectue sur la plage de Rubicon ; des transports de joie éclatent de toutes parts; les naturels de l'ile se prosternent devant lui (4) ; le brillant costume des chevaliers de sa suite , la multitude de gens de toute condition qui l'accompagnent , les instrumens de 2 NA (1) « Les gentils hommes d’autour y vindrent, et ceux de la ville qui estoient hommes dudit Seigneur » de Bethencourt. On ne pourroit dire la chere qu’on luy faisoit tous les jours. Il ne cessoit de venir » de ses parens et autres gentils hommes du pays. Il y vint Messire Ystasse d’Erneville et son fils » Ystasse, le Baron de la Heuse et plusieurs autres grands seigneurs que je ne sçaurois dire : ils avoient » bien ouy parler de la conqueste des Isles de Canare, et de la grand” peine et travail que ledit seigneur » y avait eue ; car madame de Bethencourt, qu’il avait renvoyée du royaume d’Espagne, avoit apporté » les premières nouvelles de la conqueste. M. de Bethencourt ne trouva point sa femme à Grainville, » il l’envoya querir; et quand elle fut venue, il ne faut point demander la chere qu'ils firent ensemble : » oncques mais Monsieur ne fit si grande chere à madame...» (Op. cit., ch. zxxv, pag. 159.) (2) Op. cit., pag. 161. (3) « ... Trompettes sonnoient et clairons, tanbourins, menestrés, herpes, rebequets, busines, et de » tous instrumens. On n’eut pas ouyÿ Dieu tonner de la mélodie qu'ils fesoient, et tant que ceux d’Er- » bannie et de Lancelot furent tous esbays, et specialement les Canariens.... Bannieres et estandars » estoient estendus, et estoient tous les compagnons en leur habillement quand Monsieur de Bethen- » court descendit à terre; ils estoient assez honnestement habillez. Ledit seigneur leur avait donné » à chacun ung hocqueton; et à six gentils hommes qui estoient avec lui, ils estoient argentez: nonob- » stant qu'il y en avoit beaucoup d’autres... Et quand le navire fut à demy lieue prez, les gens de l’isle » de Lancelot virent et aperceurent bien que c’estoit leur Roy et leur Seigneur : vous cussiez veu de » la nef les Canariens, femmes et enfans qui venoient au rivage au devant de lui, et disoient et crioient » en leur langage : Voici nostre Seigneur ! » (Op. cùt., ch. zxxxt, pag. 164, 165.) (4) Voy. précédemment Mœurs et Coutumes, pag. 105. ( 20% musique qu'ils font entendre , tout ce spectacle étrange les éblouit. Jean Le Courtois, qui était alors à Fortaventure, se hâte de venir rendre obéissance à son seigneur. Il est suivi de plusieurs de ses compagnons , auquel se joignent Hannibal-le-Bätard et le che- valier de La Boëssière. L’heureux conquérant passe ensuite à Fortaventure , où les deux princes de l’île et tous les naturels s’empressent de lui rendre hommage. Il visite le fort Richeroque, qu'il retrouve en bon état, puis il se rend à Val-Tarabal et ordonne la construction d’une chapelle qu’il consacre à la Vierge, sous le nom de Notre-Dame de Bélhencourie (1). (1405) — EXCURSION DE BÉTHENCOURT A LA CÔTE D'AFRIQUE ET DANS L’ARCHIPEL CANA- RIEN. — Une expédition est résolue pour la Grande-Canarie : l’embarquement s'opère sur trois galères qui mettent sous voile le 6 octobre (1405) ; mais une tempête les jette sur la côte d'Afrique, vers le cap de Bojador. Béthencourt met pied à terre avec son monde et entreprend une incursion dans l’intérieur. Huit jours après, il se rembarque, emmenant avec lui plusieurs Maures, hommes et femmes, qu'il a faits prisonniers, et laissant sur la plage un granG nombre de chameaux qu’il ne peut transporter (2). L'expédition se dirige ensuite sur l'île de Canaria ; mais le mauvais temps sépare de nouveau les trois galères, dont l’une revient à Fortaventure , l’autre se réfugie sur les côtes de l’île de Palme , et la troisième , que montait Béthencourt , aborde seule à la Canarie , où elle est rejointe quelques jours après par celle qui avait été forcée de relâcher à Fortaventure. Le chevalier Guillaume d’Auberbosc se met en marche avec quarante-cinq hommes pour explorer le pays, contre la volonté du chef de l’entre- prise. Un engagement a lieu près du village d’Arganyguy ; d’Auberbosc est forcé de battre en retraite devant un ennemi supérieur en nombre, qui le poursuit à outrance jusqu’à l’embarcadère. Vingt aventuriers perdent la vie dans cette affaire, et parmi eux Guillaume d’Auberbosc, le chef de cette tentative hasardée , Geoffroy d’Anzo- nuilie, Jean Le Courtois, lieutenant de Béthencourt, et Hannibal, le bâtard de Gadifer. INVASION DE L'ÎLE DE FER. — Béthencourt se hâte de remettre sous voile et aborde à l'ile de Palme, où il trouve les gens de l’autre galère expéditionnaire aux prises avec les naturels. Ce nouveau combat, auquel il prend part lui-même, lui coûte encore cinq hommes. Enfin , après six semaines de séjour sur cette côte , il fait route pour l'ile de Fer, où il s'arrête pour inviter le roi de l'ile, par l'entremise de son interprète, de venir auprès de lui afin de traiter de la paix. Le prince, confiant en sa parole, arrive avec cent onze des siens ; mais Béthencourt, sans respect pour le droit des gens, s'empare de ces malheureux insulaires, les distribue comme du bétail entre ses com- (t} « I fit apporter en la chappelle des vestemens, une image de Nostre Dame, et des paremens » d’Eglise, et un fort beau Messel, et deux petites cloches chacune d’un cent pesant : et ordonna qu’on » appelast la Chapelle Nostre Dame le Bethencourt, et fut Messire Jean le Verrier, curé du pays, et y ves- » cut le demeurant de sa vie bien aise, » (Op. cit., pag. 172.) (2) « Ils prindrent plus de trois mille chameaux; mais ils ne les peurent recueillir au navire, et en » tuerent et jarerent et puis s’en retournerent à la grande Canare... » (Op. cit., pag. 173.) 1. —(1"e PARTIE.) (ETHNoOGRAPH, ) — 38 ( 298 ) pagnons , et s’en adjuge à lui-même trente-et-un , y compris le roi, comme sa part du butin (1). ADMINISTRATION DU CONQUÉRANT. — De retour à Fortaventure, après cette expédi - tion, Béthencourt s’installe à Val-Tarahal, dont il fait le siége de son gouvernement. Il procède d’abord à la répartition des terres des îles conquises , rend diverses ordon- nances , affranchit les nouveaux colons de toute redevance pendant neuf ans , établit le droit du quini sur les produits du sol, décrète la dime pour le service du cuite, in- stitue son neveu Maciot de Béthencourt en qualité de son lieutenant et gouverneur des îles, établit des sergens justiciers dont les jugemens devaient passer par le contrôle de l'autorité militaire supérieure (le gouverneur) , crée un conseil de noblesse composé de gentilshommes , recommande l’observance des coutumes de Normandie dans les affaires civiles, ordonne ja fondation de deux églises et consacre un cinquième de ses revenus pour leur construction et pour celle d’autres édifices publics. Après ces me- sures administratives , il parcourt le pays, accompagné d’une nombreuse suite , pour faire reconnaître l'autorité de son neveu, annonçant partout qu’il va bientôt retourner en Europe, et invilant ceux qui ont des réclamations à lui faire de venir à lui avant le 15 décembre (1405) en son château de Rubicon , où il se rend en effet pour y établir sa résidence jusqu’au jour de son départ. Guadarfa , l’ancien roi de Lancerotte , est le premier qui vient lui demander audience, et Béthencour:t lui fait la concession de terre qu'il réclame. Les deux princes de Fortaventure se présentent ensuite et obtiennent chacun la même faveur (voy. précédemment, pag. 260, note). Départ DE BÉTHENCOURT. — Le 13 décembre , un grand festin a lieu au château de Rubicon : les trois princes des îles conquises y sont invités , avec les principaux chefs indigènes. À la fin du repas, Béthencourt monte sur une estrade élevée, adresse à l'assemblée ses derniers conseils et lui fait part de ses intentions (2). Puis deux jours (1) « Et y en eut de vendus comme esclaves ; et ce fit Monsieur de Bethencourt pour deux causes : » pour appaiser les compagnons et aussi pour y bouter des mesnayes (à l’isle de Fer) que ledit sieur » avoit amenés de Normandie, desquels il y en eut six vingts mesnages de ladite compagnie et de ceux » qui cognoissoient mieux le labour. » (Op. cit., pag. 177.) (2) « Et quand ledit seigneur eut disné, il s’assit en une chaire ung peu haut, à cette fin qu’on l’ouist » plus aisé, car il y avoit plus de deux cens personnes, et ledit seigneur commença à parler. « Mes amis » et mes frères chrestiens, il a pleu à Dieu, notre créateur, qu'il a estendu sa grace sur nous et sur » cestuy païs. Je vous ay assemblez pour vous tenir tous ensemble en amour et à celle fin que vous » sçachiez de par ma bouche ce que je veux ordonner; et ce que j'ordonneray, je veux qu’ainsi soit fait. » Et premièrement j'ordonne Maciot de Bethencourt, mon parent, mon lieutenant et gouverneur de » toutes les isles, et de toutes mes affaires, soit en guerre, justice, en édifices, réparations, nouvelles » ordonnances, selon qu’il verra qui se pourra ou devra faire, et en quelque manière qu'il le voudra » faire, ou faire faire, ou deviser sans y rien reserver, en tousjours gardant l’honneur premier et profit » de moi, et du pays; et à vous tous, je vous prie et charge que vous luy obeyssiez comme à ma per- » sonne, et que vous n’ayez point d’enuie les ung sur les autres. J’ai ordonné que le cinquiesme denier » soit à moy, et à mon profit, c’est-à-dire la cinquiesme chievre, le cinquiesme aïgnel, le cinquiesme » boissel de bled, le cinquiesme de toutes choses... En outre je vous prie et charge que tous vous soyez ( 299 } après, le 15 décembre 1405 , il s’embarque avec son chapelain Jean Le Verrier, son écuyer Jean de Bouille, et six autres de sa maison (1). Sept jours d’une heureuse navigation lui suffisent pour arriver à Séville, Il se rend eusuite à Valladolid où se trouvait la cour, obtient une audience du roi Henri HT, lui raconte les succès de la conquête et en reçoit plusieurs faveurs. Albert de Las Casas est nommé, à sa demande, évêque des îles Canaries. (1406) — VoyaGE DE BÉTHENCOURT A ROME ET SON RETOUR DANS SA BARONNIE DE GRAINVILLE. — Le conquérant s’achemine vers Rome, et obtient du pape Innocent VII la bulle d'installation pour l’évêque espagnol. Il reprend ensuite la route de France en passant par Florence, où il reçoit un accueil très-distingué (2), s'arrête huit jours à Paris, et arrive enfin à son château de Grainville (op. cit., p. 197. Viera, L. 1v, p. 25). Sa morr. — L'histoire ne nous donne aucune notice sur Béthencourt depuis son retour en Normandie jusqu'à sa mort, qui eut lieu dans son manoir seigneurial de Grainville-la Teinturière, en 1425, à l’âge de soixante-six ans (3). Quant à l’éloge de ce premier conquérant des îles Canaries, nous ne saurions rien ajouter à celui si » bons chrestiens, et serviez bien Dieu. Aymez-le, et le craignez, allez à l'Église. Or çà (dit-il en ter- » minant), s’il y a quelque ung qui me veuille dire ou adviser de quelque chose, je lui prie que à ceste » heure il le dise, et qu'il ne laisse point soit petit ou grand, et je l’orray très volontiers. » ( Op. cit., ch. cxxxvin, pag. 187 et suiv. ) (1) « Après que Monsieur de Bethencourt eut prins congé de tous ses gens et de tout le pays et se mit » en mer. vous eussiez veu tout le peuple crier et braire, et plus encore les Canariens que ceux du » païs de Normandie. C’estoit pitié des pleurs et des gémissemens que les uns et les autres faisoient. » Leurs cœurs leur disoient qu’ils ne le voirroient jamais plus, et qu’il ne viendroit plus au païs; et il » fut vray, car jamais oncques puis n’y fut... Il y en eut aucuns qui se bouterent en la mer jusqu'aux » aisselles en tirant à la barque là où Monsieur estoit. Il leur faisoit tant de mal qu'il s’en alloit que » nul ne sçauroit penser, et disoient ainsi: « Nostre droiturier Seigneur, pourquoy nous laissez-vous ? » Nous ne vous reverrons jamais! Las! que fera le païs, quand il faut que ung tel Seigneur si sage » et si prudent, et qui a mis tant d’ames en voye de salvation eternelle, qu'il nous laisse ? aymissions » bien mieux qu’il fust autrement, si c’estoit son plaisir : mais puisqu'il luy playst, il faut qu’il nous » plaise. » Le dit Seigneur avoit le cœur si serré qu’il ne pouvoit parler et ne leur pouvoit dire adieu, » et il ne fut oncques en sa puissance qu’il sceust proferer de la bouche et de dire à nul quelconque » ce mot... Or, se part le Seigneur de Bethencourt, et est la voile levée : Dieu par sa grace le veuille » garder de mal et d’encombrié! » (Op. cit., ch. zxxxvrt, pag. 191.) (2) « Monsieur de Bethencourt a tant chevauché qu’il est arrivé à Florence. Quand il vint là, aucuns » demandèrent quel seigneur c’estoit : il y eut aucuns de ses gens qui dirent que c’estoit le Roy de » Canare. Et quand le Maire le sçeut, on luy envoya ung bien honneste present de par ledit Maire » et Seigneurs de la ville... » (Op. cit, ch. xcm, pag. 203.) | (3) « Le dit Sieur mourut saisi et Seigneur de Bethencourt, de Grainville la Tainturière, de Sainct » Sere soubs le Neuf-Chastel, de Lincourt, de Riuille, de Grand Quesnay et Hucquelleu, de deux fiefs » qui sont à Gourel en Caux, et Baron de Sainct Martin le Gaillart, en le comté d’Eu. Il est trepassé » et allé de ce monde dans l’autre; Dieu lui veuille pardonner ! Il est enterré à Grainville la Tainturière, » dans l'Église de ladite ville, tout devant le grand autel de la dite église, et trepassa l’an mil quatre cens vingt cinq. » (Op. cit., ch. xer, pag. 208.) ( 300 ) vrai et si habilement tracé que l’on peut lire dans Viera. Le jugement que l’illustre auteur des Voriees a porté sur Béthencourt honore son caractère. Nous en reproduisons en notes quelques fragmens (1). (1406) — ADMINISTRATION DE Macior pe BÉTHENCOURT. — Le neveu du conquérant, suivant d’abord les conseils que son oncle lui a donnés en partant, prend à cœur la prospérité du pays et fait aimer son gouvernement. Il préside à la construction des églises de Saint-Marcial-de-Rubicon et de Sainte-Marie-de-Béthencourie , et se fait armer chevalier pour donner plus de lustre au caractère dont il est revêtu. L’évèque Albert de Las Casas , étant arrivé à Lancerotte , s'établit à Saint-Marcial, qui devient le siége de l'évêché des Canaries. Toutefois la tranquillité des îles conqui- ses est troublée un Instant par le soulèvement de l'ile de Fer. Les colons que Béthen- court avait laissés dans cette ile se portent à des excès coupables, qui indisposent contre eux les anciens naturels. Le gouverneur, Lazare-le-Biscayen, est sacrifié à leur vengeance , et ce meurtre devient le signal de la révolte. Mais Maciot s'empresse d'a- paiser la population irritée , en envoyant un autre gouverneur chargé d’une mission pacifique. Cinq soldats européens , qui s'étaient rendus coupables de graves outrages envers les naturels, sont punis de mort , et cet acte de justice, en calmant les esprits , fait tout rentrer dans l’ordre (Galindo, mss., L. x, c. x1x. Viera, Noticias, 1. v, $ 1v). Maciot jette ensuite les premiers fondemens de la capitale de Lancerotte, à laquelle il donne le nom de Teguize, de celui de la fille de Guadarfa , l’ancien roi de l'ile, avec laquelle il contracte mariage (2). (1410) — L'évêché de Saint-Marcial-de-Rubicon reste vacant par la mort d'Albert de Las Casas (3). Maciot de Béthencourt, privé des conseils de ce sage prélat, et ne recevant aucune nouvelle ni aucun secours de son oncle , se trouve réduit à ses pro- pres ressources. Il exige despotiquement le droit du quint, et envoie des gens armés sur les côtes de Ténériffe et de Canaria pour enlever les naturels de ces îles et les faire vendre en Espagne comme esclaves. (1) « Las islas Canarias pueden bendecir al que le di un Conquistador, adornado de tan ilustres qualidades. Quando solo volvian a ser conocidas de la Europa en un siglo tadavia bârbéro, y que » iban perdiendo el brillante epiteto de A/ortunadas, quiso la providencia sacar del fondo de la Nor- » mandia un hombre que debia hacerse su primer dueño. Por qualquiera parte que se mire parece grande Juan de Bethencourt. Su prudencia, su valor, su afabilidad, su destreza en manejar los espiritus y ganarse los corazones mas salvages, su ilustre calidad, ÿ aun su misma patria parece que » » » conspirô 4 hacerle glorioso..…. » À una fisionomia varonil, 4 unos pensamientos elevados, 4 un corazon impetuoso, firme y resuelto, » 4 un genio dulce y tolerante, se le agreso el gusto de las hazañas caballerescas..... El verdado caracter » de nuestro héroe era el de su siglo, esto es, el valor y la piedad. » De todos modos debe su memoria ser eterna en nuestras islas, y su nombre tan repetido en alounas » familias que se honran en casi todas las Ganarias con el apellido de Bethencourt, tiene derecho à sonar » agradablemente en los oidos de sus habitadores. » (Viera. Molicias, tom. 1, lib. 1v, 6 xx1x, pag. 373. (2) Viera, Noticias, t. 1, p. 387. (Id Er id, p:29588: ( 301 ) (1414) — L'évêque F. Mendo de Biezma arrive à Lancerotte pour prendre possession du siége apostolique de Saint-Marcial; et ses remontrances n'ayant pu arrêter Îles exactions et la tyrannie de Maciot, il adresse ses plaintes à la reine régente, dona Catherine, sous la minorité de don Juan II de Castille. La reine donne des instruc- tions secrètes à don Henri de Gusman, comte de Niebla, qui fait équiper aussitôt, dans le port de San-Lucar de Barameda, trois caravelles de guerre , dont il donne le com- mandement à Pedro Barba de Campos , seigneur de Castro Forte, avec ordre de se rendre aux îles Canaries et de sévir contre Maciot de Béthencourt (1). (1416-1430) — Macior DE BÉTHÉNOOURT FAIT CESSION DES ÎLES CANARIES. — Pedro Barba, en abordant à Lancerotte , entre en négociation avec Maciot, et celui-ci , con- traint par la force, lui fait cession des îles Canaries (conquises el à conquérir) , puis s'embarque pour la Madère , où il vend à l’infant don Henri de Portugal, ces mêmes îles qu'il venait de céder à un autre (2). Viera , qui fait mention de cet événement, s’exprime en ces termes : « Mais était-il au pouvoir de » Maciot de faire cette cession ? Jean de Béthencourt vivait encore à cette époque , et les pouvoirs qu’il » avait laissés à son neveu ne l’autorisaient qu’à administrer ses états comme régent. Renauld de Bé- » thencourt, frère du conquérant, était désigné pour son successeur. Au reste, l'acte de vente passé par » Maciot ne fut pas le dernier; et de là dimanèrent les contestations qu’on vit s’élever sur le droit de » possession des îles Canaries. Il faut convenir que cette partie de notre histoire n’est pas celle qui nous » fait le plus d'honneur (Noticias, t. 1, p. 396). » (1430-1445) — MUTATION DU DROIT DE POSSESSION DES ÎLES CANARIES. — Durant les vingt dernières années de la vie de Maciot de Béthencourt et même long- temps après sa mort dans l'ile de Madère, à une époque que l'histoire n’mdique pas d’une manière précise (3), la seigneurie des îles Canaries, revendiquée à la fois par plusieurs familles puissantes, passe tour à tour au pouvoir de divers acquéreurs. Maciot avait cédé successivement les droits qu'il n'avait pas à Pedro Barba, à l’infant de Portugal et au comte de Niebla : Pedro Barba transfère ensuite l’acte de cession dontilest (1) Viera, Noticias, t. 1, p. 389-394. (2) Id., id, id., p. 397-401. D’après Abreu Galindo, Pedro Barba, en arrivant à Lancerotte, aurait contraint Maciot à partir pour l'Espagne afin de rendre compte de son administration , et celui-ci, en débarquant à San-Lucar, aurait fait cession des îles Canaries au comte de Niebla. Cet acte , autorisé par don Juan If, est rapporté à la date du 15 novembre 1418. Le neveu de Béthencourt retourne ensuite aux Canaries, qu’il administre au nom du comte de Nieblai. Il exécute quelques excursions dans les îles indépendantes ; mais après neuf années de tentatives infructueuses il abandonne les iles et va s’établir à la Madère , où il cède de nouveau le domaine conquis par son oncle à l’infant de Portugal. (Voy. Ab. Galindo, mss., lib, r, cap. xxl.) (3) Ii paraît toutefois que la mort de Maciot n'eut lien qu'après l’an 1451, puisqu’à cette époque le roi don Juan Il, voulant prévenir les tentatives des Portugais sur les îles Canaries, ordonnait d’ex- pulser de ces parages tous les étrangers suspects qui pourraient s’y présenter et notamment Maciot de Béthencourt, le cas échéant. ( Noticias, t. 2, p. 19.) ( 302 }) nanti à Fernand Perez , rico-homme de Séville , qui le passe de nouveau au comte de Niebla, et celui ci revend les Canaries à Guillen de Las Casas (1). Plus tard Henri IV de Castille fait donation de la conquête des Canaries à un seigneur portugais, le comte d'Artouguia, qui transfère ensuite ses pouvoirs au comte de Villareal, son parent, et ce dernier à l'infant don Fernando, frère d’Alphonse V de Portugal. Ces mutations d’un droit qui n’appartenait qu’au premier conquérant , et dont il avait disposé par testament en faveur de son frère, suscitèrent ces contestations dont les détails se trouvent exposés dans les anciennes chroniques (2). Quoi qu’il en soit, à la mort de Guillen de Las Casas , vers lan 1440 , la seigneurie des îles Canaries passe à son beau-fils Fernand Peraza (3), seigneur de Valdeflores, qui vient prendre possession de son domaine , en amenant avec lui son fils Guillen, jeune chevalier d’une rare valeur. OCCUPATION DE LA GOMÈÉRE ET TENTATIVES D'INVASION DANS LES AUTRES ILES. (1445-1450) — GOUVERNEMENT DE FERNAND PERAZA. — Les Portugais, auxiliés par le prince Henri , tentent de s'établir dans les iles dont leur prince revendique la posses- sion. Ils occupent quelque temps celle de Lancerotte. Fernand Peraza résiste à leurs attaques et se voit forcé de transférer alternativement le siége de son gouvernement (1) Le comte de Niebla céda les îles Canaries à Guillen de Las Casas pour 3,000 pistoles mauresques (doblas moriscas). Maciot de Béthencourt ayant protesté contre cette vente, en 1432, Guillen entra en arrangement et lui laissa la jouissance viagère de l’île de Lancerotte, qui devait rentrer à sa mort dans le domaine seigneurial de Las Casas (:Voticias , t. 2, p. 8). Guiïllen de Las Casas ou Casaus était alcade major de Séville et descendant des vicomtes de Limoges ; il avait épousé dona Înez de Bracamonte, nièce de Jean de Béthencourt. Les historiens espagnols. et Viera lui-même, le reconnaissent comme le sixième roi feudataire des îles Canaries. 11 ne résida que fort peu de temps dans ses domaines , et laissa , en retournant en Espagne , Le gouvernement de Lance- rotte et de Fortaventure à Antonio Luzardo de Franchy, gentilhomme génois, et celui de l’île de Fer à Jofre Tenorio , de Séville. Don Juan IT, par une lettre patente expédiée de la ville d’Ocaña, le 23 juin 1433 , assura en faveur de Guillen de Las Casas, la vente que le comte de Niebla lui avait faite , et cet acte n’était que la confirmation du droit que ce prince avait déjà accordé, le 29 août 1420, à Alphonse de Las Casas, père de Guillen, pour la conquête de Canaria, Ténériffe et Palma, Par ces premières let- tres patentes, le roi de Castille faisait donation audit Alphonse de Las Casas et à ses successeurs des îles Canaries, avec la seigneurie civile et criminelle et la haute et basse juridiction, à la condition de donner cours dans ses domaines à la monnaie d’Espagne , et d’auxilier le roi de Castille avec quatre galères de guerre, qui seraient toujours prêtes à mettre sous voile au premier avis, mais dont les frais seraient pour compte de la couronne dès qu’elles entreraient en service, (Pelliz, Memor., p. 6. Viera, Moticias , t. 1, p. #11.) (2) Voy. Chronu. de don Juan IT p.243. Gomar, Hist, de las Ind., cap. ccxxin. Viera, Noticias , t. 1, p. 415. (3) Ce Peraza était fils du seigneur d’Almonaster, qui envahit l'ile de Lancerotte en 1393 (voir précédemm., p. 44); il avait épousé dona Inès, fille de Guillen de Las Casas. ( 303 ) à Fortaventure, à l’île de Fer et à la Gomère, dontil était parvenu à se rendre maître (1). Nous devons relever ici une ereur de Viera qui a été partagée par plusieurs autres historiens. L’ile de la Gomère ne fut pas conquise par Jean de Béthencourt, et son neveu Maciot ne réussit pas davantage dans ses entreprises de conquête. Les Ghomerytes étaient gens difficiles à dompter, et ce ne fut guère qu'après l’an 1488, comme nous le verrons plus tard, qu’on parvint à les soumettre. Nous ne trouvons rien dans la relation des chapelains qui confirme les faits avancés par l’auteur des Notices, dans le livre v, 6 xvu, p. 353. L'expédition des Portugais, dont nous avons parlé précédemment, p. 52, nous prouve au contraire qu’en 1443, la Gomère était encore au pouvoir des princes indigènes. Azurara dit explicitement que Maciot de Béthencourt commença la conquête de la Gomère et qu’il ne la put achever : « Mas ha hi outra ilha, que se chame de Gomeira , aqual se trabalhou de conquistar Mice » Maciote , con alguns Castellaños que tomou em sua companhya, e nom poderom acabar sua con- » quista.. » (Azurara , Chronica do descob. e conq. de Guiné, cap. xxix°, p. 375 ) Fernand Peraza ne dut s’établir à la Gomère qu'après 1445. A cette époque la majeure partie de la population de l’île était encore insoumise, mais Peraza pouvait la contenir, et résister même aux insur- rections suscitées par les chefs Ghomerytes, avec les forces dont il s’était entouré et qui composaient la garnison de la fameuse tour de la Gomère. La construction de cette forteresse, située près de Saint- Sébastien, lui avait coûté 10,000 pistoles. (Voticias, t. 2, p. 10). Les Portugais s'étant désistés de leur entreprise sur les Canaries , F. Peraza tourne toutes ses vues vers l'agrandissement de son domaine. Il équipe trois bâtimens de guerre, montés de deux cents arbalétriers et de trois cents indigènes armés à la manière du pays. C’est avec ces forces, dont il donne le commandement à son fils Guillen , qu'il ordonne une première invasion dans l'ile de la Palme. Ce fut sous le gouvernement de Fernand Peraza, et dans une de ses excursions sur les côtes de Téné- riffe, que se vérifia l’enlèvement du jeune Guanche Anton, qui devint plus tard l’ermite de Saint- Blas. ( Voy. l’histoire de la Vierge de Candelaria , Miscel., t. 1, n° part., p. 113.) Morr DE GUILLEN PERAZA , FILS DE FERNAND. — L'expédition ordonnée par Fernand Peraza met sous voile de l'ile de Gomère et aborde à la Palme, dans la principauté de Tihuya, où commandait Echedey, un des chefs des douze tribus de Pile. Ce prince ras- semble ses guerriers, les fait marcher sous la conduite de son frère Chenauco et réu- nit ses forces à celles du vaillant Dutinmara , de la tribu de Tagaragre. Les principaux défilés sont occupés aussitôt par cette troupe, qui se maintient dans une position avantageuse jusqu’au moment de l'attaque. Guillen Peraza , emporté par son ardeur, donne ordre à ses gens d'aborder l'ennemi pour le déloger des rochers où il se tient retranché ; mais celui-ci les attend de pied ferme et fait pleuvoir sur eux une nuée de pierres. Guillen essaie vainement de résister à l’impétuosité des barbares, et tandis qu'il s’avance , l'épée à la main, une picrre , lancée avec force, l’atteint à la tête et l'étend mort sur la place. Ce n’est qu’à grand’ peine et en perdant beaucoup de monde (1) À cette époque, Maciot de Béthencourt gouvernait encore à Lancerotte. Fernand Peraza, étant retourné dans cette île après le départ des Portugais, s’empara de Macist, de sa femme Teguize et de Jeanin de Béthencourt et les fit déporter à l’ile de Fer. Maciot parvint à s'échapper avec les siens, se retira à la Madère et ne reparut plus aux Canaries, (Moticias, t. 2, L. vu, Ç 1v-v.) ( 304 ) que Hernan Martel, son lieutenant, parvient à retirer son corps du milieu de la mêlée et à le transporter à bord du navire pour retourner à la Gomère (1). (1452) — GOUVERNEMENT DE DON DIEGO DE HERRERA ET DE DONA INÈSs. — Fernand Peraza étant mort dans l’île de la Gomère, en 1452, dona Ines Peraza de Las Casas, sa fille, et don Diego Garcia de Herrera, son époux, héritent de la seigneurie des îles Canaries. Diego de Herrera vint à Fortaventure en 1446 , et calma les troubles qu’avaient soulevés dans cette ile les différentes translations du droit de possession des Canaries. Il était fils de Pedro Herrera de Gar- cia, maréchal de Castille et seigneur de Ampudia , et de dona Maria de Ayala. (Viera, Noticias , t. 1, p. 428.) (1461) — Herrera fait une tentative sur l'ile de Canaria et met pied à terre dans la presqu'île de la Isleta, où 1l profite d’une entrevue toute pacifique avec les guanartèmes de Telde et de Galdar pour faire dresser, par Fernando de Paragua , secrétaire de ses commandemens , un acte de prise de possession. L'année suivante, il envoie le gou- verneur de Fortaventure ,Alonzo de Cabrera , à la tête de trois cents hommes, pour conquérir la Grande Canarie. L’évêque Diego Lopez de Illescas prend part à cette expédition, que les naturels de Canaria ne laissent pas même débarquer au port de Gando. (Noticias, t. 1, 1. vr, $ xnr.) | (1464) — Don Diego essaie encore d'envahir la même île avec un corps de cinq cents hommes ; mais, forcé de renoncer de nouveau à son projet, il se dirige sur Ténériffe, où une entrevue avec les menceys de l’île donne lieu à un acte non moins ridicule que celui passé trois ans auparavant à la Grande-Canarie. Toutefois , quelque temps après cette vaine cérémonie de la prise de possession de Ténériffe (2), les Guanches du port d’Anaza (aujourd’hui Sainte-Croix) laissent construire une tour qu'il fait élever sur le littoral pour protéger les entreprises qu'il médite ; mais la gar- nison chargée de la défense de ce poste, s'étant portée à des excès coupables envers les naturels , est attaquée par le mencey Serdeto , à la tête de mille Guanches, et se voit forcée de se retirer devant un ennemi outragé qui détruit aussitôt l'ouvrage des envahisseurs. (Noficias, t. 1, l. vr, $ xvr.) (4) Viera, Noticias, t. 1, p. #13 et Al4. Le P. Abreu Galindo rapporte , dans sa Chronique ms. (lib. 1, cap. xxu) , le chant funèbre qu'enton- nèrent les populations de la Gomère aux obsèques du jeune chevalier. Cette vieille poésie , d’un carac- A tère simple et pathétique , nous a paru digne d’être reproduite : Llorad las Damas No eres Palma, Tus campos rompan Guillen Peraza ! Asi Dios os vala ! Eres Retama, Tristes volcanes ; Guillen Peraza ! Guillen Peraza Eres Cipres No vean placeres Do estä tu escudo? Qued6 en la Palma: Detristerama ; Sino pesares ; Do esta tu lanza ? La flor marchita Eres deschida, Cubran tus flores Todo lo acaba De la su cara. Desdicha mala. Los arenales. La mala andarza. — (2) Voy. notre 1° part., 1+ vol., Miscel" p. ( 305 ) (1466-1468) — Dans une autre entreprise sur la Grande-Canarie Herrera passe un traité avec les guanartèmes pour bâtir une tour sur la côte de Gando , où il établit garnison. ( Nolicias , t. 1,1. vI, $ xx.) L'infant don Henri de Portugal, qui, dès l'an 142%, avait tenté plusieurs fois de s'emparer des Canaries , en vertu du droit dont il se disait nanti par l'acte de cession de Maciot de Béthencourt(voy. précédemm.) envoie une nouvelle expédition sous les ordres de Diego de Silva (1). Celui-ci s'empare de Lancerotte, et oblige don Diego de se réfugier dans les montagnes de Famara. Le gouverneur Alonzo de Cabrera est fait prisonnier ; les Portugais mettent tout au pillage et tombent après sur Fortaventure , où ils augmentent leur butin. Silva se dirige ensuite sur la Grande-Canarie, met le siége à la tour de Gando , et parvient à s’en emparer après une résistance opiniâtre. Une fois établi dans ce poste, il pousse ses excursions dans les îles voisines. Enfin, les contestations qui s'étaient élevées entre les cours de Castille et de Lisbonne ayant pris une tournure plus pacifique , on en vient à un arrangement. Don Diego de Herrera et dona Inès de Peraza , sa femme, sont maintenus dans leurs possessions et prérogatives seigneuriales des îles Canaries, et le mariage de Diego Silva avec dona Maria , la fille de Herrera , vient mettre fin à de longs débats. (Noticias, t. 1, L. 4, $ 18.) (1470) — Pedro Chemida , auquel Herrera avait confié la défense de la tour de Gando, envahit le pays voisin, enlève des bestiaux, attaque les naturels par surprise , et fait plusieurs prisonniers qu'il envoie en esclavage à Lancerotte. Les Canariens exaspérés tombent à leur tour sur une troupe de maraudeurs et les tuent, une autre bande de trente Espagnols périt dans une embuscade ; leurs corps sont dépouillés de leurs armures, et les Canariens, après s’en être revêtus, marchent sur la tour guidés par le guayre Maninidra, et conduisant un nombreux troupeau afin de mieux tromper leurs ennemis. Ils ont même soin de faire marcher au milieu du bétail un certain nombre des leurs, vêtus de leur tamark et imitant des captifs. Le commandant de la tour, trompé par ce stratagème , leur ouvre les portes & les Canariens pénètrent dans la redoute et y mettent le feu. Cinquante hommes et six chevaux périssent dans cet incendie, et Pedro Chemida, ainsi que plusieurs autres, forcés de demander quartier, restent au pouvoir des vainqueurs. (1476) — Pedro Chemida, qui était prisonnier des Canariens depuis l'incendie de la tour de Gando, parvient à gagner la confiance des guanartèmes de l'ile et les engage à faire la paix avec Herrera. Les princes barbares cèdent à ses insinuations, et une assemblée générale des deux états de Galdar et de Felde décide d'envoyer une dépu- tation à don Diego. Ce grand sabor, présidé par les guanartèmes, assistés de leurs conseillers , nomme dix députés, pris dans chaque district où tribu (2). Pedro Che- (1) Viera, Noticias, t. 1, p. 459,ett. 2,p. 20. (2) Acorayde pour Telde, Egehenaca pour Aguimez, Vildacane pour Texeda, Aridani pour Aquexata, Isaco pour Lagaete, Achutindac pour Galdar, Adcuna pour Tamarazeyte, Arlenteyfac pour Artebirso , Achuteyga pour Artiacar, et Guriruquian pour Arucas, Moticias , t. 1, p. 474. t. — (17° PARTIE.) (ETHNOGRAPHIE. ) — 39 ( 306 ) mida est chargé d'aller présenter l'ambassade et part pour Lancerotte, où les bases du traité sont acceptées. Par cet acte, passé le 11 janvier 1476, on convient de rendre de part et d'autre les prisonniers et les otages : les Canariens consentent à céder à Herrera et à ses successeurs le droit de recueillir l’orseille dans leur ile. ( Noticias , t.1,1. 6, $ 24.) L'alliance de Diego de Silva avec la maison seigneuriale des Canaries ayant aug- menté les forces de Herrera d’un corps de huit cents Portugais, celui-ci , comptant sur la bravoure de ces auxiliaires , viole tout à coup les engagemens contractés et envahit de nouveau l'ile de Canaria par le port de Gando. Il marche avec son gendre sur le district d’Arguimez, à la tête de cinq cents hommes; mais, attaqué vigoureuse- ment par les troupes du guanartème de Telde, il est bientôt forcé de battre en retraite avec perte de vingt-cinq des siens et une trentaine de blessés. Toutefois, Herrera ne désespère pas du succès de son entreprise ; et, pensant qu'il aurait plus d'avantage en faisant attaquer l'ennemi sur un autre point, il détache Silva avec deux cents hommes pour opérer un débarquement dans les états de Galdar. Mais cette seconde tentative ne lui réussit pas mieux que la première; Silva, cerné dans l’en- droit où il s’est retranché , se voit forcé de capituler, et la générosité du guanartème Tenesor Semidan parvient à le sauver, lui et les siens , du mauvais pas où il avait eu l'imprudence de s'engager (voy. précéd., p. 149). Le chef portugais , de retour auprès de Herrera , lui conseille de se retirer ; mais don Diego, irrité de sa double défaite , veut tenter une autre fois la fortune, et s’avance sur le territoire de Telde. Benta- guayre , à la tête d’un corps de troupe, ne tarde pas à lattaquer ; bientôt l'action devient générale. Tenesor Semidan et le guayre Maninidra sont au moment d’être faits prisonniers , lorsque Silva, se souvenant de sa capitulation et de la dette qu'il avait contractée avec le magnanime prince de Galdar, parvient à protéger sa retraite. Herrera, de son côté, se rembarque pour Lancerotte, et Diego de Silva, fidèle à la foi jurée , se retire à Lisbonne avec sa femme, en emmenant avec lui tous les Portu- gais qu'il avait sous ses ordres. (Nolicias, t. 1, 1. 6, $ 19.) (1477) — La population de Lancerotte, dégoütée de la guerre infructueuse dans laquelle lentraîne l'ambition de Herrera, et déplorant les sacrifices d'hommes et d'argent qu'elle lui coûte, se soulève contre un pouvoir seigneurial dont le despo- tisme lui est à charge. Des plaintes sont adressées à la cour, on fait valoir de nouveau les droits de Jean de Béthencourt sur les îles Canaries ; droits qui , par la mort de ce conquérant , doivent retourner à la couronne de Castille, puisqu’aucun héritier légi- time ne s’est présenté pour les réclamer. La révolte éclate dans les domaines de don Diego ; le peuple veut se faire justice de ses propres mains , et le sang coule dans les rues de Teguize. Des commissaires royaux sont envoyés aux Canaries, et, après une longue enquête ordonnée par leurs majestés catholiques Ferdinand et Isabelle, on parvient à calmer les populations soulevées en leur faisant des concessions. Mais la cour d’Espagne , tout en maintenant don Diego de Herrera et dona Inès dans leurs droits seigneuriaux sur les îles de Lancerotie, Fortaventure, Fer et Gomère, agrège au domaine de la couronne les îles de Canaria, Ténériffe et Palma , dont elle projette ( 307) la conquête. En vertu de cette détermination , Herrera , renonçant à ses prétentions sur la partie de l'archipel encore indépendante , reçoit en dédommagement cinq mil- lions de maravédis (environ 65,000 fr.) et le titre de comte de la Gomère. ( Noficias , tx, 1. 6, 8 24, 26, et t. n, 1. 7, 8 10, 13.) Ce fut à partir de cette époque que l’ambitieux et infatigable don Diego, se trouvant trop à l’étroit dans les îles Canaries , commença ses excursions sur la côte d'Afrique. Une série d’entreprises couron- nées de succès lui fournirent ces esclaves maures dont il peupla ses domaines, et qui remplacèrent les guanches qu’il ne pouvait plus tirer de Ténériffe et des îles voisines. (Voy. notre 2: vol. 1"e part., p. 253.) CONQUÈTE DE LA GRANDE CANARIE. (1478) — DÉBARQUEMENT DE L’EXPÉDITION. — D’après les ordres des rois catholiques, six cents soldats d'infanterie et trente chevaux sont recrutés à Séville , à Cadix et dans les environs. Jean Rejon (1), élu capitaine-général de la conquête, prend le commandement de cette expédition , à laquelle s'associent Alonzo de Sotomayor en qualité de porte-étendard , plusieurs nobles volontaires, et d’autres aventuriers. Le 28 mai l’on met sous voile du port de Sainte-Marie, et le 24 juin, au matin , le débar- quement s’effectue sur la plage solitaire de la Isleta. « Une cabane , formée de bran- ches de palmier, dit l’auteur des Notices, est aussitôt improvisée pour célébrer la messe, que toute l’armée conquérante entend avec dévotion en demandant, les armes à la main, l’assistance divine pour exterminer ce pauvre peuple dont elle venait envahir le territoire... » Après la cérémonie Jean Rejon se dispose à marcher avec sa troupe sur le district de Gando, pour occuper la forteresse construite par Herrera ; mais une vieille femme canarienne , que les historiens de la conquête font intervenir comme un personnage miraculeux , conseille au général espagnol de camper à l’em- bouchure du ravin de Giniguada, dans un endroit ombragé de palmiers et de figuiers, où l’armée pouvait se procurer de l’eau en abondance. C’est là, en effet, que Jean Rejon établit son quartier-général , et le Real de las Palmas devient plus tard la cité des Palmiers (2). COMBAT DE GINIGUADA. — Le 28 juin, tandis que les troupes travaillent à l'enceinte de pierres et de troncs d'arbres au milieu de laquelle s'élèvent déjà une tour et un vaste magasin d’approvisionnement, les Canariens, au nombre de deux mille hommes dont quinze cents portent bouclier, lance et épée , viennent attaquer le camp espagnol. Doramas, guanartème de Telde, avait réuni ses forces avec celles du prince de Galdar, Tenesor-Semidan. L'ennemi se présentait en deux corps: l’un commandé par Dora- mas ; l’autre par Adargoma , chef galdarien d’une rare valeur. Jean Rejon , voulant (1) Jean Rejon était issu d’une famille illustre du royaume de Léon et avait été exercé dès sa jeunesse au métier des armes, (Viera, /Voticias , t. 11, p. 32.) (2) La ciudad de las Palmas , aujourd’hui capitale de la Grande-Canarie. ( 308 ) gagner du temps afin de prendre ses dispositions, envoie un parlementaire vers Doramas pour l'engager à la paix et lui demander son amitié ct sa soumission aux rois catholiques; mais le prince barbare ajourne sa réponse jusqu'au lendemain (1). Au lever de l'aurore , les Canariens se disposent à forcer le camp espagnol; et Doramas harangue les siens en ces termes : « Cette poignée d'étrangers que vous » voyez renfermée dans cette enceinte appartient à la race cruelle qui, depuis un » siècle, porte le trouble et la désolation dans nos foyers. Ce sont ces mêmes hommes » que nous avons vaincus dans tant de rencontres ; ce sont eux que nous châtiâmes » après l’incendie de la tour de Gando ; ce sont ceux-là encore que nous tinmes cer- .» nés dans le tagoror de Galdar, comme des poissons dans les mailles de nos filets. » Point de quartier avec eux! Mettons d’une fois nos femmes, nos enfans, notre hon- » neur et notre indépendance à l’abri de leurs insultes. Souvenez-vous qu’Alcorac » nous donna ce pays, et que le grand Artemi mourut en combattant contre le vail- » Jant Béthencourt (2)! » Les Canariens , excités par ces paroles, poussent des cris de fureur, et se précipitent sur les retranchemens. La victoire reste indécise pendant trois heures d’un combat acharné. Adargoma et les guayres Maninidra et Tazarte, à la tête de leurs Galdariens, attaquent la gauche , commandée par Solarzano, et y jet- tent le désordre; mais Jean Rejon, ‘qui guidait le centre, accourt au galop, blesse Adargoma d'un coup de lance et le fait prisonnier. La perte de ce chef redouble un instant la fureur des barbares; toutefois Doramas voyant tomber les plus braves, et reconnaissant l'avantage que donnent aux Espagnols leur position retranchée, les rava- ges de leur artillerie et l'épouvante produite par les chevaux qu'ils lancent sur sa troupe, se décide à battre en retraite. Trois cents Canariens perdirent la vie dans ce combat. La perte des Espagnols fut de sept morts et vingt-six blessés. Alonzo Fernandez de Lugo , qui s’illustra plus tard par la conquête de Ténériffe et de la Palme, assistait au combat de Giniguada et commandait l'aile droite; le chanoine Bermudez, doyen de Saint-Marcial-de- Rubicon, avait la cavalerie sous ses ordres. Adargoma, après avoir été baptisé et guéri de ses blessures, fut déporté en Espagne et devint l’esclave de l'archevêque de Séville ( voy. précéd., p. 15#).iLes Espagnols, enhardis par cette première victoire, poussèrent des reconnaissances dans l’intérieur de l’île , et ramenèrent de nouveaux prisonniers qu’ils firent aussitôt embarquer pour l’Es pagne. (Noicias, 1. n,1.7,$14,16.) QUERELLE ENTRE LE GÉNÉRAL REJON ET LE CHANOINE BERMUDEZ. — Cependant la con- quête faisait peu de prog rès : les chefs canariens s'étaient retirés avec la majeure partie des populations de l'ile dans des vallées inaccessibles. Les Portugais, qui étaient alors en guerre avec les Espagnols, les inquiétaient dans leurs opérations et auxi- liaient même leurs ennemis. La disette de vivres et le mécontentement avaient indis- (1) Doramas respondi6 à Rejon como un general espartano : « Decid à vuestros capitan que mañana » le Ilevaré la respuesta. » (Galindo, ms., lib. 2, cap. 10.) (2) Viera, Nonicias (ex Galind.), t. T1, p. 37. ( 309 ) posé les esprits contre Jean Rejon , et l'indiscipline commençait à se manifester dans le Real de las Palmas. Bientôt l’insubordination devient plus audacieuse : Bermudez parvient à se faire un parti puissant contre le capitaine-général ; il blâme son système administratif et lui reproche son inaction. Rejon , dans le dessein d’apaiser les mécon- tens et de remédier à la disette de vivres, s'embarque pour Lancerotte et va demander des secours à don Diego Herrera; mais celui-ci ayant appris qu’il amène avec lui certains individus qu’il avait autrefois expulsés de l’île, se méfie de ses intentions et lui intime l'ordre de s'éloigner. Le général castillan, outragé du refus de don Diego , se retire après avoir fait décharger les deux canons de sa caravelle sur la troupe que le seigneur de Lancerotte envoie pour s'opposer à son débarquement. (Nolicias, t. 1, 1. 7, $ 23, 29.) (1479) — A son retour à Canaria, Rejon apprend l’arrivée d’un gouverneur mili- taire, Pedro del Algaba, que la cour d’Espagne , à la sollicitation de Bermudez, avait chargé d'examiner la conduite du capitaine-général. L'astucieux chanoine, qui avait déjà entrainé ce gouverneur dans son parti, lui conseille d’abord de dissimuler ; puis quelques jours après, et à la fin d’un repas qui semblait devoir amener une récon- ciliation , Rejon est arrêté, chargé de fers et envoyé à Séville. Bermudez, une fois débarrassé de son ennemi, se jette étourdiment dans des entreprises hasardeuses. Une expédition qu'il dirige sur le territoire de Tenoya coûte la vie à plusieurs des siens el lui fait perdre cinq chevaux. (Noficias, t. 1x, 1. 7, 8 20, 22.) Le général Rejon , arrivé à Séville, est réintégré dans son emploi, après avoir été reconnu innocent de tous les griefs intentés contre lui. Les commissaires de la con- quête font armer à Cadix quatre bâtimens pourvus de vivres, de munitions de guerre et de quelques nouvelles recrues. Pedro Hernandez Cabron prend le commandement de cette escadrille , et Jean Rejon , accompagné du nouvel évêque de Rubicon, don Juan Frias, reprend la route de Canaria; mais à son arrivée devant le Real de las Palmas , les démarches conciliatrices de l’évêque ne peuvent parvenir à calmer la fac- uon contraire. Le gouverneur Algaba et le chanoïne Bermudez s'opposent au débar- quement du général, qui se voit forcé de retourner à Cadix sur un des bâtimens de lescadrille. (Nohcias , t. 11, 1. 7, $ 23 et suiv.) ATTAQUE DE TirAJANA. — Cependant le gouverneur, ne voulant pas laisser les trou- “pes dans l'inaction et désirant mettre à profit les secours venus d'Espagne , entre- prend une nouvelle expédition , à laquelle prend part l’évêque Frias comme simple volontaire. Un débarquement s'opère sur la côte d’Arguineguin , et les Espagnols par- viennent dans la vallée de Tirajana sans rencontrer d’obstacle. Mais tandis qu’ils rega- gnent leurs navires, en emportant avec eux une quantité considérable d'orge, de figues sèches et de bétail que les Canariens leur avaient abandonnés, ils sont attaqués tout à coup dans les défilés de la côte et mis en complète déroute. *_ Cette fatale journée leur coûta vingt-deux morts, cent blesséset quatre-vingts prison- niers qui, grâce à la générosité du guanartème de Telde, furent renvoyés sans rançon. (Noticias, t. ur, 1.7, $ 28.) (1480) — Rerour DE JEAN REJON 4 CaNariA. — Sur ces entrefaites, Jean Rejon, ayant ( 310 ) obtenu satisfaction en Espagne du mépris qu’on avait fait de sa personne, reçoit de la cour des pouvoirs illimités pour faire respecter son autorité et sévir au besoin con- tre les coupables. Un navire bien avitaillé est mis à sa disposition. Le 22 mai , le capi- taine-général arrive sur la côte de Canaria, met pied à terre au milieu de la nuit, suivi de trente soldats dévoués qu’il a amenés d’Espagne; il marche sur le Real de las Palmas , se fait reconnaitre des sentinelles et introduire clandestinement dans l’en- ceinte du camp à la faveur des ténèbres. Là , après s'être tenu caché jusqu’au lende- main matin dans le quartier d’un chef de son parti, il se montre tout à coup au moment où le gouverneur Algaba se dispôse à sortir de la chapelle , où il vient d’en- tendre la mésse avec ses affidés. Rejon , toujours suivi de ses soldats en armes et de ceux de sa faction qui s'étaient joints à lui, pénètre dans l’église aux cris répétés de Vive le roi! Algaba, arrêté aussitôt, est conduit et renfermé dans la tour. Bermudez et quelques autres de son parti éprouvent le même sort. Les ordres dont le capitaine- général est porteur sont proclamés sur la place d'armes au son des trompettes et des clairons , l’autorité absolue de Jean Rejon est reconnue ; Algaba , jugé par une cour martiale , est condamné à être décapité, et la sentence ne tarde guère à s’exécuter dans l’enceinte même du camp. Le chanoine Bermudez, envoyé en exil à Lancerotte, meurt de dépit peu de jours après son arrivée dans cette île. (Noicias, t. 11, 1. 7, $ 26 et suiv.) JEAN REJON DESTITUÉ ET REMPLACÉ PAR PEDRO DE VERA.— La veuve et les enfans du malheureux Algaba en appellent à la justice d'Isabelle de Castille contre l'attentat judiciaire commis par Jean Rejon, et l'exécution du gouverneur est désapprouvée. Pedro de Vera , élevé à la cour du roi Henri, est nommé gouverneur de Canaria et capitaine-général de la conquête. Il part de Cadix avec trois bâtimens, cent-cimquante arbalétriers et vingt chevaux. Le 18 août , il arrive au camp de las Palmas, intime à Jean Rejon l’ordre de sa destitution, et le fait conduire en Espagne. Le bagage et les effets de campagne de l’ancien général sont confisqués et vendus à l’encan (1). SUITE DE LA CONQUÈTE SOUS PEDRO DE VERA. — Le nouveau gouverneur ne tarda pas à donner des preuves de la politique astucieuse qui devait le diriger dans ses opéra- (1) L’auteur des Notices ajoute que Pedro de Vera se fit adjuger, dans cette vente publique, les meil- leures pièces des dépouilles de son prédécesseur, « y no tomo los peores para su uso. » (Op. cit., t. 11, pag. 66.) L’inventaire des bagages et des biens de Jean Rejon se trouve'consigné dans un vieux manuscrit du temps. La liste en est fort curieuse, et nous la reproduisons ici : à __ « Quatre chevaux avec leur selle et le frein, quatre boucliers, quatre paires de cuirasses, quatre cot_ » tes de mailles , une douzaine de pavois et rondelles , trois douzaines de lances , une caisse de harnois, » savoir : casques, brides , éperons, sangles et étriers ; deux coffres de linge et d’habillement , deux vases ._ » d'argent, deux tasses, deux gobelets, une salière et une douzaine de cuillères d’argent, deux manteaux » de cour, deux housses avec armoiries, deux tables à écrire, une douzaine de chaises et autres ustensiles.» Le lit seul fut excepté de la vente et envoyé à bord avant le départ du général, Voy. Noticias , t. n, p. C6 et 67 (note). : (311 ) tions. À son arrivée au Real de las Palmas, plus de deux cents Canariens baptisés fré- quentaient amicalement le camp espagnol. Vera, se méfiant de leur espionnage et voulant ménager les vivres, les engage à s’embarquer sur une de ses caravelles, sous le prétexte de les envoyer à Ténériffe pour conquérir cette île encore insoumise. Cependant l’ordre est donné secrètement de faire voile pour l'Espagne , où les deux cents malheureux insulaires doivent être vendus comme captifs (1). Mais ceux-ci ont soupçon de cet infâme projet et forcent le capitaine de la caravelle de prendre terre à Lancerotte, où Diego de Herrera les accueille avec humanité (2). Cette perfidie de Pedro de Vera: indispose les Canariens contre lui ; un détachement espagnol, sorti du camp pour chercher des vivres , est attaqué presque aussitôt et se retire avec quarante blessés ; après avoir laissé sept morts sur la place. Morr »E Doramas. — Pedro de Vera prend la résolution d’entrer en campagne , et fait occuper les montagnes d'Arucas. Doramas, le chef des Teldiens, vient se placer avec ses troupes sur les hauteurs voisines, et, confiant en sa valeur, il envoie au géné- ral espagnol un défi conçu en ces termes : «Si parmi ces étrangers efféminés il s’en » trouve un qui veuille se mesurer avec moi, on pourrait éviter une bataille. » Pedro de Vera, qui avait fait ses preuves en Espagne dans ces sortes de combats singuliers (3), veut accepter à l'instant, mais ses officiers s'y opposent, et Jean de Hozes , monté sur son cheval andalou, s’avance sur Doramas. Le prince canarien , déjà posté en avant de sa troupe, l'attend de pied ferme, et, dès qu'il le voit à portée, il lui lance son jave- lot avec une telle force qu'il lui traverse la rondelle et la cotte de maiiles et l’étend mort du coup. Pedro de Vera transporté de fureur s’élance alors contre le guanar- tème. Un second javelot perce le bouclier du général , qui pare le coup par un mou- vement rapide et anime son cheval de l’éperon pour courir sur son ennemi. Un troi- sième dard est évité avec le même bonheur, et Doramas, que Pedro de Vera vient d'atteindre, est abattu d’un coup de lance. Le prince de Telde, blessé mortellement, (1) Plusieurs historiens racontent que les Canariens se méfiant de la sincérité des intentions de Pedro de Vera, exigèrent qu’il jurât sur l’hostie qu’on ne les conduirait pas ailleurs qu’à Ténériffe ; mais que le général espagnol s’entendit avec son chapelain pour qu’il lui présentât, pendant la messe, une hostie non consacrée , sur laquelle il prononça le serment exigé, et qu’il devait violer presque aussitôt. ( Voy. Viana, ch. 2 ; Nuñ. dela Pena, lib. 1, cap. 12 ; Castill., ms., 1. 2, c. 11) (2) Noticias, t. n1, 1. 7, 3°. Castillo assure , dans ses Mémoires, qu’un certain nombre de ces malheureux Canariens furent em- menés en Portugal par Diego de Silva, qui, à cette époque, se trouvait encore à Lancerotte ; et qu’il les débarqua près de Sagre, pour le service de la propriété qu’il possédait dans ces environs. Le reste fut envoyé en garnison au château de Guader, sur la côte d'Afrique, où les uns moururent, et les au- tres restèrent prisonniers des Maures, (Castill., ms., lib. 2, c. 11.) (3) Pedro de Vera s’était acquis une grande réputation dans plusieurs combats de ce genre. Un des plus mémorables fut celui qu’il soutint , en présence de la cour, contre un chevalier de Navarre, qui avait insulté le roi de Castille, Pedro de Vera , qui était alors officier du palais, voulut avoir la gloire de venger cet affront , et, après avoir renversé le Navarrais d’un coup de lance , il lui trancha la tête et l'apporta aux pieds dû monarque castillan. | ( 312) demande merci à son vainqueur ; mais ses compagnons veulent venger sa défaite : les deux camps en viennent aux mains; et les troupes canariennes, presque aussitôt en déroute, effectuent leur retraite en abandonnant un grand nombre de morts et de blessés sur le champ de bataille. (Galindo , ms., lib. 2, cap. t8. Viera , Nolicias, t. mr, p. 70-72.) Après cette victoire ; Pedro de Vera retourne au Real de las Palmas et fait trans- porter le guanartème mourant; mais à peine s’est-on remis en marche que le blessé, épuisé par ses souffrances et la perte de son sang, expire en recevant le baptême (1). CONSTRUCTION DU FORT D'AGAETE. SECOND COMBAT DE TIRAJANA. — La mort de Dora- mas eut de terribles conséquences pour la liberté canarienne, les Espagnols restèrent maîtres des districts de Telde, Satautejo , Arucas et Moya; et l'ennemi, fortifié sur les hauteurs de Galdar et de Tamaraseyte, n'osait plus s’aventurer hors des retraites qu'il s'était choisies. Dans ces circonstances, Pedro de Vera , reconnaissant l’impor- tance d’un poste sur la côte occidentale de l’île , ordonne la construction du fort d’Agaèëte, y met une garnison de cinquante fantassins et de dix chevaux, et en confie le commandement à Alonzo de Lugo; puis, détachant un autre corps de troupes, il le fait marcher sur Tirajana, afin de déloger la population de ce district des rochers presque inaccessibles où eile se tient retranchée. Les Espagnols commencent l'attaque; mais, blessés la plupart par les pierres qu'on fait rouler sur eux, ils sont forcés de battre en retraite avec perte de vingt-cinq hommes. Le capitaine-général , instruit de ce désastre, se hâte d'y remédier. Il fait avancer des renforts , revient plusieurs fois à la charge, et parvient à s'emparer des positions ennemies. Cependant , malgré ces succès, le courage et le patriotisme des Canariens ne se ralentit pas. Bentaguayre, un des plus vaillans guerriers de Telde, ne cesse d’inquiéter le Real de las Palmas ; ses stratagèmes secondent son audace : il surprend les senti- nelles, pénètre de nuit dans le camp espagnol, égorge les chevaux de Pedro de Vera, et met tout en alarmes par ses attaques à l’improviste. (Galindo , ms., lib. 2, cap. 19 : Viera, Noficias, t. 11, p. 72-76.) RETOUR ET MORT DE JEAN REJON. — Sur ces entrefaites , Jean Rejon, qui était par- venu à se faire absoudre de tous les griefs dont on l'avait accusé , se présente en vue du camp de Giniguada avec une division de quatre gros bâtimens de transport bien avitaillés et montés de trois cents fantassins et de vingt cavaliers. Nommé adelantado pour la conquête de Ténériffe et de la Palme, par la faveur de la reine Isabelle, le vieux général , tout fier de cette nouvelle distinction , veut se montrer à ses anciens amis ; mais Pedro de Vera lui fait défendre de mettre pied à terre et l’oblige à continuer sa (1) « Lorsqu'on s’aperçut qu'il allait rendre l’âme , dit l’auteur des Motices , on fut chercher de Feau dans un casque de fer, et il reçut le baptême. L’armée entière assista à ses obsèques ; son corps fut rendu aux Canarieus, qui l’ensevelirent dans la montagne célèbre qui porte encore son nom. Ainsi mourut couvert de gloire ce héros, qui, par son courage et ses brillantes qualités , s'était élevé an premier rang. La patrie en pleurs le salua du nom de dernier des Canariens. » (Viera, t. 11, p. 72.) ( 313 ) route. L'expédition, contrariée par les vents, relâche à la Gomère, et Jean Rejon, voulant prendre quelques instans de repos, se fait débarquer sur la plage d’Armiga avec sa femme , ses deux fils et plusieurs personnes de sa suite. Hernand Peraza , fils de don Diego, qui gouvernait dans cette île, envoie aussitôt des gens armés pour arrêter le général et le conduire en sa présence. Rejon, voyant sa dignité compro- mise , se dispose à la résistance : une lutte s'engage avec les émissaires de don Her- nand, et l’Adelantado est impitoyablement assassiné au milieu de sa famille. Les capitaines des bâtimens expéditionnaires, en apprenant ce tragique événement, renoncent à l’entreprise de la conquête et retournent en Espagne. Dona Elvire de Sotomayor avait repris aussi la route de Séville, pour implorer la justice des rois catholiques contre l’assassin de son époux. Hernand Peraza est appelé à la cour pour rendre compte de sa conduite , mais soutenu par une puissante parenté , il est absous de l'accusation portée contre lui. La reine Isabelle lui accorde la main de dona Bea- triz de Bobadilla, sa première dame d'honneur, et lui impose, pour toute peine, d'auxilier Pedro de Vera avec un corps de troupes , afin d'accélérer la conquête de Canaria. (Gaïindo, ms., |. 2, c. 20-21. Viera, Noficias, t. 11, 1. 7, p. 76-82.) (1482) — ATTAQUE DE GALDAR. SOUMISSION DU GUANARTÈME. — Hernand Peraza , de retour aux Canaries, va renforcer le fort d’Agaète avec quatre-vingts Gomérytes, douze chevaux et soixante-et-dix Lancerottains que son père lui avait envoyés. Pedro de Vera, en apprenant son arrivée , lui donne l’ordre de marcher sur Galdar, tandis qu'il se dispose lui-même à attaquer les Canariens de ce district par Moya et Arucas. D'après cet avis , Hernand Peraza et Alonzo de Lugo sortent de nuit du fort d’Agaète avec leur troupe, surprennent l'ennemi sur le chemin d’Artenara et le mettent en déroute. Au point du jour, ils entrent à Galdar, pénètrent dans le palais (e/ palacio) de Tenesor Semidan et s'emparent de sa personne , de quatre de ses guayres et de onze de ses serviteurs. Une grande quantité de bétail et d’approvisionnemens reste en leur pouvoir. Après cette importante capture, les troupes d’Agaète se mettent en mar- che pour le Real de las Palmas et opèrent leur jonction avec celles de Vera. Tenesor et ses guayres sont livrés au général, qui se décide aussitôt à les envoyer en Espa- gne pour être présentés à leurs majestés catholiques, comme un trophée de sa vic- toire. Le malheureux guanartème arrive à la cour avec ses compagnons d’infortune. Sa réception a lieu en grande pompe, et, sur sa demande, Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille le présentent aux fonts baptismaux dans la cathédrale de To- lède (4). Tenesor Semidan , que les historiens de la conquête ont appelé après son baptême Don Fernando Guanarième , est ensuite renvoyé à la Grande-Canarie, pour engager ceux de ses sujets, qui résistaient encore aux Espagnols, à faire leur soumission avec (1) Tenesor Semidan fut baptisé par le cardinal don Pedro Gonzalez de Mendoza , et don Fernand d'Aragon fut son parrain. Ce monarque le fit vêtir d’un habit de cour, et douna aux guayres qui l’a- vaient accompagné un costume analogue à leur rang. (Moticias , t. 11, p. 85.) 1. —{ 1" PARTIE.) (ETHNOGRAPH, )— /10 ( 314) promesse de concessions et priviléges. (Nebrix , Décad.n,1.2,c. f. Noficias , t. 11, 1. 7, $ 40.) | NOUVEL ARMEMENT POUR LA GRANDE-CANARIE. PROGRÈS DE LA CONQUÊTE. — Toutefois, malgré les avantages remportés par Pedro de Vera, ce général avait besoin de nou- veaux renforts. Les combats multipliés avaient considérablement diminué le nombre de ses troupes , et les obstacles qu'opposait à ses opérations la nature du terrain l’obligeaient de diviser ses forces sur plusieurs points à la fois. La cour d'Espagne ordonna donc de nouvelles levées dans la Biscaye et dans les montagnes de Burgos, afin de se procurer des gens capables de résister aux fatigues d’une guerre pénible et accoutumés aux marches forcées dans les pays montagneux. Trois cents hommes de ces provinces, conduits par Miguel de Muxica, furent destinés pour Canaria. En même temps , il fut enjoint au commandant des troupes de la Sainte-Hermandad d’Anda- lousie de détacher de ce corps deux compagnies de chevau-lésers et une d’arbalé- triers , formant en tout un contingent de deux cent soixante hommes. A l'arrivée de ce renfort, Pedro de Vera ne désespère plus de réduire les tribus encore insoumi- ses. Cependant les Canariens, toujours plus opiniâtres dans leur résistance désespérée, proclament Bentejui pour leur guanartème , et ce nouveau chef, assisté du vaillant Tazarte et d'Hecher Hamenat, deux guayres de renom, prend aussitôt la direction des affaires. D'autre part, l'ancien guanartème , don Fernando , qu'on venait de ren- voyer dans sa patrie, reçoit l'ordre du général Vera de rentrer dans ses états de Gal- dar pour pacifier le pays. Le prince se présente donc au milieu des siens; mais toutes ses insinuations ne peuvent rien sur les esprits. Les intrépides Galdariens lécoutent parler avec un sentiment d’indignation et de honte; son brillant costume espagnol ne leuren impose pas. « Eh quoi! lui répondent-ils, Tenesor Semidan qui aurait dû mou- » rir pour notre indépendance, lui que nous avions surnommé le Bon (1), s’est mis du » parti de nos persécuteurs! Est-ce bien là le fils d'Artémi qui nous défendit contre » Béthencourt? Va ! guanartème dégénéré, indigne de ta race et de ton nom, retourne » auprès des perfides qui te trompent, retourne pour flatter ces chiens affamés... Va- » en , et laisse-nous mourir avec honneur! » Le vieux prince veut protester con- tre les intentions qu'on lui suppose ; il fait valoir qu'il est prisonnier de guerre et qu'il obéit aux ordres d'un vainqueur puissant. Alors le brave Tazarte , lui montrant les hauteurs voisines occupées par ses guerriers , lui dit d’un ton d'assurance : « Eh » bien! reste avec nous; reprends ta dignité! tu retrouveras ici des hommes qui » savent se battre et mourir! Canaria n’est pas encore anéantie : regarde! elle est » toujours debout sur ces rochers.» Après cette scène touchante, le guanartème, con- fus du mauvais résultat de sa mission, retourne auprès de Vera et lui dépeint les dangers d’une attaque dans les hautes vallées, où ses courageux compatriotes se tien- nent retranchés. (Castill., ms., lib. 2, cap. 17. Viera, Nof., L. 11, p. 88 90.) SIÉGE DE BENTAYGA ET DÉROUTE DES TROUPES ESPAGNOLES. — Pedro de Vera veut (1) Voy. précédem., p. 149. (315) pourtant forcer l'ennemi dans ses derniers retranchemens. Il fait cerner les abords de Bentayga (1), enceinte inexpugnable où Bentejui s'était établi avec les siens; mais après quinze Jours de blocus, le capitaine-général se décide à tenter l'assaut et donne l'ordre d'attaquer. Les insulaires se défendent courageusement et combattent avec avantage. Des troncs d’arbres, des blocs de rochers roulent sur l’armée espagnole et portent la mort et le ravage dans ses rangs. Pedro de Vera est forcé de renoncer à une entreprise téméraire ; il fait sonner la retraite et se retire dans les vallées infé- rieures d’Acayro et de Tiraxana. (Noficias , t. n, 1.7, $ 43.) ATTAQUES DE TITANA, AMODAR ET FATAGA. — Après cette action meurtrière, le géné- ral espagnol , ayant enrôlé dans son armée un certain nombre des Canariens qui avaient déjà fait leur soumission , se fait guider par ces auxiliaires pour attaquer le poste de Titana que l'ennemi venait d’occuper. Titana, par sa position, n’est pas moins formidable que Bentayga , mais les guides de l'armée espagnole indiquent les défilés qui conduisent au sommet de la montagne, et Pedro de Vera, parvenu jusqu'aux retranchemens , les emporte de vive force et s'empare de tous les vivres qu'ils ren- ferment. Vint-cinq Canariens, du parti de Bentejui, perdent la vie dans ce hardi coup de main. (Galindo, ms., 1. 2, c. 24. Viera, t. 11, p. 91.) Une affaire plus importante a lieu dans les environs de Cendro. Vera combine une attaque simultanée avec cinq cents Canariens , aux ordres de don Fernando Guanar- tème , et la division espagnole qu'il commande en personne. Le faycan Aytami , avec deux cents hommes de troupes, oppose d’abord quelque résistance, mais la jonction des Espagnols et des Galdariens décide de la victoire et de la défection de trois cents indigènes , qui passent aussitôt dans les rangs du vainqueur. (Castill., ms., L. 2, e. 17. Viera, Nof., t. 11, p. 91.) Cependant , pour terminer cette campagne et obtenir des résultats décisifs, il restait encore à déloger l'ennemi de deux postes importans. Le premier était celui de la montagne d'Amodar, dont les berges, presque à pic, présentaient de toute part une muraille inabordable. Un sentier escarpé et sinueux conduisait à une première assise au-dessus de laquelle s'élevait un rocher couronné d’une plate-forme. Les Espagnols, déjà aguerris contre ces obstacles et guidés par leurs auxiliaires, escaladent cette for- teresse naturelle, parviennent à la cime et tuent tous ceux qu’une prompte fuite ne sauve pas de leur fureur. Dans le plus fort de la mêlée , on vit deux femmes canarien- nes se précipiter du haut des escarpemens , au moment d’être faites prisonnières , et donner ainsi un nouvel exemple du courage qui animait ces malheureux insulaires (2). Ces succès enhardissent les Espagnols, qui poursuivent les ennemis en déroute et les traquent comme des bêtes fauves dans tous leurs repaires. Aytami, faycan de Galdar et oncle de l'ancien guanartème , voyant que toute résistance est inutile , conseille à Tazarte de mettre bas les armes et se rend lui-même avec ceux de son (1) Voy. la description de ce site; t. 11, 1'< part. Géogr. descr., p. 107 et suiv. (2) Ge lieu porte encore le nom de Risco de las mugeres. ( 316 ) parti (1). Tazarte, désespéré de cette nouvelle défection, préfère se donner la mort, et exécute son héroïque résolution en s’élançant dans la mer du sommet du Tirma. (Notcias,t.n,1.7,S$ 4%.) Pedro de Vera , pressé d’en finir avec ce qui restait encore de cette nation belli- queuse , fait attaquer le poste d’Ajodar, où s'étaient réfugiés les derniers défenseurs de lindépendance canarienne. L'ordre est donné à Michel de Muxica de prendre position du côté du rivage et d'attendre le signal de l'attaque; mais cet officier, sans prendre en considération les combinaisons de son général , commence aussilôt le combat, et aborde l'ennemi avec son corps d’arbalétriers. Les Canariens les laissent approcher, et dès qu'ils les voient à portée, ils les accablent sous une masse de rochers et de pierres qu’ils tenaient préparés pour leur défense; puis, sortant de leurs retranchemens, ils massacrent tous ceux qui sont encore debout. Cette mal- heureuse affaire coûta la vie à Michel de Muxica et à la majeure partie de ses Biscayens. Nul n'aurait échappé à ce désastre, si Pedro de Vera et don Fernando Guanartème ne fussent acconrus au secours des fuyards. (Noficias, t. nr, 1. 7, 6 45.) (1483) — FIN DE LA CONQUÊTE DE LA GRANDE-CANARIE. — Tandis que Pedro de Vera opère sa retraite , 1l apprend que trois cents insulaires sont venus renforcer le poste d’Ajodar. A cette nouvelle , le général espagnol accélère sa marche et arrive au Real de las Palmas, où il concentre toutes ses troupes. Le 8 avril , il passe une revue générale de toutes ses forces, qui, en comprenant les Canariens auxiliaires , se composaient alors de mille combattans. Cette petite armée était bien pourvue de vivres, et tout faisait espérer un plein succès pour la campa- gne qui allait s'ouvrir. Les espions étaient venus donner avis que l'ennemi, au nombre de six cents hommes de guerre , était retranché dans la vallée d’Ansite, avec quinze cents femmes , vieillards et enfans, et que ce dernier reste de la population cana- rienne s'était rangé sous l’autorité du guanartème Bentejui et du faycan de Telde. Pedro de Vera se met en marche aussitôt, et va camper au pied des montagnes qui “entourent la vallée. Le 29 avril , don Fernando Guanartème est envoyé en parlemen- taire pour faire des propositions de paix. Le prince pénètre dans la vallée , et prenant piué du triste état dans lequel il trouve réduits ces débris d’un pauvre peuple à la veille de l'esclavage , il ne peut retenir ses larmes et le conjure de ne pas attirer sur lui de plus grandes infortunes , lui promettant la générosité du vainqueur. Les Cana- riens se laissent persuader par leur ancien guanartème et demandent à faire leur sou- mission. Ils jettent leurs armes et veulent que don Fernando les conduise sur le champ au général espagnol , et soit le garant de Ja pacification. Alors Bentejui et le faycan de Telde , voyant que la cause de la patrie est à jamais perdue , montent sur le (1) Le faycan de Galdar, après sa défection , prit le nom de Dor Juan d'Agado, de celui d’un officier de l’armée de Vera qui fut son parrain de baptême. Il assista plus tard à la conquête de Ténériffe , et les services qu'il rendit lui valurent des concessions de terres. (Nun. de la Peña, lib. 1, cap. 17, pag. 179.) ( 317) roc d'Ansite , et, se tenant tous les deux embrassés, se précipitent au cri d’Afis- tirma (1)! Don Fernando, qui venait de retrouver dans la vallée sa fille Guayarmina, la fiancée du malheureux Bentejui , s’avance vers le camp espagnol, accompagné des Canariens désarmés , et adresse au général ces paroles remarquables : « De pauvres insulaires , » naguère indépendans, livrent leur pays aux rois catholiques , et mettent leurs per- » sonnes et leurs biens sous la puissante protection de leurs nouveaux seigneurs. » Ainsi ce jour mit fin à la conquête de l’île; l’évêque Frias entonna le Te Deum , et, vers le soir, l’armée étant de retour au Real de las Palmas , l'alferez Alonzo Jaymez monta au sommet de la tour du camp, déploya l'étendard royal et eria trois fois , au milieu des fanfares et de mille vivats répétés : LA GRANDE-CANARIE POUR LES TRÈS-HAUTS ET TRÈS-PUISSANS ROIS CATHOLIQUES DON FERNAND ET DONA ISABELLE, NOS SEIGNEURS, ROI ET REINE DE CASTILLE ET D'ARAGON! (Galindo, ms., 1. 2, c. 25. Nohcias, t. 11, p. 95-98.) ÉTAT POLITIQUE DES ILES CANARIES DE 1483 À 1488. Cinq ans s'étaient écoulés depuis la conquête de la Grande Canarie, et la colonisa- tion avait fait de rapides progrès dans la partie de l'archipel soumise au pouvoir espagnol. Pedro de Vera recueillait les fruits de sa victoire , et la part qu'il s'était adjugée dans la distribution des terres avait amplement payé ses services. Les alliances des Peraza avec les Herrera et les Saavedra avaient mis Lancerotte, Fortaventure, l’île de Fer et celle de la Gomère sous l'autorité d’une famille puissante et orgueilleuse de ses droits. Les populations indigènes, quoiqu’affaiblies par les guerres passées, conservaient pourtant, sous le joug de la servitude, cet amour de l'indépendance qui avait si long- temps soutenu leur courage. L’envahissement du pays par une race étrangère n'avait pas effacé le caractère national. L'ardeur belliqueuse, les désirs de révolte, les suscep- tibilités qui devancent l’offense , les haines qui conduisent à la vengeance couvaient toujours au fond des cœurs. Déjà , et à plusieurs reprises , les Lancerottains s'étaient soulevés contre un régime féodal qui les livrait aux caprices de leur seigneur ; l’île de Fer avait eu ses insurrections ; Canaria même , après sa conquête , avait conservé dans ses montagnes quelques hommes libres qui inquiétaient les dominateurs (2). Les Gomérytes , de leur côté, tâchaient, par tous les moyens, de se soustraire à une administration despotique ; toujours turbulens et plus difficiles à dompter à mesure qu’on voulait restreindre leur liberté, ils ne cessaient d'inspirer des craintes. (1488) — SOULÈVEMENT DES GOMERYTES ET MORT D HERNAND PERAZA, FILS DE DON Dieco HERRERA. — Une nouvelle émeute venait d’éclater à la Gomère. Hernand Peraza avait été obligé de s’enfermer dans la forteresse de l’île , avec sa femme et ses servi- (1) Cri de dévouement. ( Voy. au Catalogue, p.191.) (2) Gal., ms., lib. 2, cap. 26. Viera, Noricias,t.n,p. 105, (318) teurs. Pedro de Vera, instruit de cet événement, quitte sa résidence de Canaria, accourt avec des troupes , et les rebelles , poursuivis jusque dans leurs montagnes, sont forcés de subir la loi du vainqueur. Mais leur obéissance ne dure qu'un instant, car à peine le capitaine-général est1l de retour dans son ile , avec deux cents prison- niers de guerre qu'il emmène avec lui, que les Gomérytes se révoltent une autre fois. La tyrannie d’'Hernand Peraza et le mépris qu'il affectait envers ses vassaux avait donné lieu à ce soulèvement général. Depuis quelque temps, ce seigneur entretenait des liaisons secrètes avec la belle Iballa, jeune insulaire du district de Guahedum , qui faisait partie de son apanage. Une conspiration, dirigée par Hupalupu, un des chefs les plus influens , se tramait dans la tribu de Mulagua. Il fut décidé qu’on profiterait, pour se débarrasser du tyran , de la première occasion favorable. Elle ne tarda guère à se présenter. Hernand Peraza venait de donner un rendez-vous à Iballa dans la grotte de Guahe- dum , et les Gomérytes, cachés aux alentours , attendaient à la sortie. Iballa , ayant soupçon du danger, prévient le jeune comte, qui endosse aussitôt sa cuirasse , se sai- sit de ses armes , et sort précipitamment pour en imposer aux rebelles; mais Hauta- cuperche , parent d’Iballa, qui se tenait aux aguets sur le rocher de la grotte, lui lance son javelot et le perce de part en part. Deux pages de don Hernand subissent le même sort, et ce triple assassinat est le signal de l'insurrection. Dona Beatriz de Bobadilla, la malheureuse veuve du comte, est obligée de s’enfer- mer de nouveau dans la tour fortifiée avec sa famille et quelques insulaires de la tribu d'Orone qui Jui sont restés fidèles. Les rebelles , guidés par Hautacuperche , assiégent le bastion, mais les serviteurs de dona Beatriz, que commandent Alonzo d'Ocampo et Antonio de la Pena, font une courageuse résistance et tuent Hautacuper- che d’un coup d’arbalète , tandis qu’il veut tenter l'assaut. La mort de ce chef auda- cieux déconcerte les rebelles , qui se réfugient dans les montagnes de Garagonache , dont ils soulèvent les populations. Sur ces entrefaites , Pedro de Vera, qui avait appris ce qui se passait à la Gomère, arrive de Canaria avec quatre cents soldats aguerris. Cependant, ne voulant pas ris- quer un combat inégal contre un peuple en insurrection, il dissimule d’abord et fait publier un armistice, en invitant tous les Gomérytes de se réunir dans l’église paroïs- siale pour assister aux obsèques de leur seigneur. La plupart s’empressent d’obéir, dans la crainte d’être considérés comme coupables s’ils refusent de se rendre à l’ap- pel du général. Mais bientôt la perfidie de Fimplacable don Pedro se démasque : à mesure que les Gomérytes se présentent à l’église , ils sont saisis par les soldats et mis en lieu de sûreté. Pedro de Vera marche ensuite sur le district de Garagonache, s'empare par surprise de ceux qui n’avaient pas obéi à sa première injonction , les fait conduire à la ville sous bonne escorte, et commence alors les plus sanglantes exé- cutions. Tous les habitans du district d'Agana âgés de plus de quinze ans, et qu’on considé- ait comme les plus redoutables, furent condamnés à mort; les uns noyés, les autres (319) trainés sur la claie, plusieurs mutilés aux pieds et aux mains. Un grand nombre de naturels des autres quartiers de l’île furent expatriés et vendus comme esclaves. Les intelligences que les rebelles s'étaient ménagées avec les deux cents Gomérytes exi- lés à Canaria ayant été dévoilées , l’impitoyable général, de retour au Real de las Pal- mas , fit pendre presque tous les hommes en état de porter les armes et vendre les femmes et les enfans (1). Peut-être même aurait-il poussé plus loin sa vengeance, si la cour ne l'avait rappelé en Espagne pour l'employer contre les Maures, au fameux siége de Grenade (2). | (1489) — ARRIVÉE A CANARIA DE L'ÉVÊÈQUE DE LA CERDA ET DU GOUVERNEUR MALDO- NADO. — Cette époque des annales canariennes est signalée par l’arrivée de l’évêque fray Miguel de la Cerda, promu à l'épiscopat de Canaria après le décès de don Juan de Frias. Ce nouveau prélat eut la gloire de rendre à la hiberté les infortunés Gomé- rytes déportés par Pedro de Vera. Ce fut aussi vers. la fin de cette même année que don Francisco Maldonado fut nommé gouverneur de la Grande-Canarie , en rempla- cement de l'ancien capitaine-général. (Nolicias, 1. n, p. 136 et 140.) (1490) — NOUVELLE EXPÉDITION CONTRE LES GUANCHES DE TÉNÉRIFFE. — À peine installé à la Grande-Canarie , le gouverneur Maldonado est tourmenté de se signaler à son tour dans la guerre contre les indigènes. Les îles de Palma et de Ténériffe res- taient encore à conquérir, et c’est sur cette dernière qu'il se dirige, avec Fernandez de Saavedra qui part de Fortaventure en amenant quelques troupes à ses ordres. Les deux aventuriers parviennent à réunir trois cents hommes, débarquent au port d'Anaza ( Ténériffe) et se mettent aussitôt en marche pour la Laguna. Maldonado devance son collègue avec la moitié de la troupe et ne tarde pas à se trouver en pré- sence d’un corps de quinze cents Guanches , guidés par le mencey d’Anaga. L’impru- dent gouverneur, sans attendre l'arrière-garde , commence un combat inégal, mais, cerné bientôt de toutes parts , il allait infailliblement succomber sous le nombre, si Saavedra n’était accouru assez à temps pour le dégager et protéger sa retraite. Cette expédition téméraire coûta la vie à cent Espagnols. Les Guanches, de leur côté, perdirent trois cents hommes, mais leurs ennemis furent forcés de se rembar- quer précipitamment et de renoncer à une conquête qui réclamait d’autres moyens d'action et surtout des chefs plus expérimentés. (Nolicias, t. 11, 1. 8, $ 10.) (1) Galinde, ms., lib. 2, cap. 28-29. Nun. de la Peña, I. 1,c. 12. Viana, cant. 1. Viera, t. 1, L 8, $3 et 4. (2) Les contestations qui s’élevèrent entre Pedro de Vera et l’évêque Frias, et auxquelles donnèrent lieu les actes de rigueur du général, motivèrent son rappel en Espagne. Le conquérant de la Grande- Canarie fut reçu avec distinction par Ferdinand et Isabelle ; il assista à la prise de Grenade , et mourut à Xérez dans un âge très-avancé. (Galin., ms., hb. 2, cap. 26.) ( 320 ) CONQUÊTES DE LA PALMA ET DE TÉNÉRIFFE. Cette entreprise était réservée à Alonzo Fernandez de Lugo , qui avait fait ses preur- ves dans la guerre de Grenade , et dont les talens militaires s'étaient accrus par l’ex- périence dans la conquête de la Grande-Canarie. Depuis la pacification de l’île, cet officier avait conservé le commandement du fort d’Agaète et s'était occupé de l'exploi- tation des terres adjacentes, qui lui avaient été cédées à l’époque des répartitions. Mais cette vie tranquille ne pouvait convenir long-temps à un homme accoutumé dès sa jeunesse au métier des armes , el qui, du bastion où il était relégué , avait en per- spective cette île de Ténériffe , encore indépendante , et dont il n’était séparé que par un bras de mer de quelques lieues. Aussi Alonzo de Lugo , ennuyé de son inaction, abandonna bientôt sa forteresse pour aller solliciter auprès des rois catholiques l’honr- neur de diriger l’entreprise qu’il méditait. Ce fut au camp de Santa-Fé que la reine Isabelle lui accorda son autorisation pour la conquête des îles de Palma et de Ténériffe. Lugo reçut en outre , avec des secours en argent, l'ordre d’équiper à Cadix les bâtimens nécessaires et de réunir tout le matériel de l'expédition. Les troupes dont il prit le commandement se composaient de neuf cents hommes entre Espagnols et Canariens convertis (1). Un grand nombre de gentils-hommes (2) s’associèrent à cette entreprise, qui fut dirigée d’abord sur l'ile de Palma. (Nun. de la Peña , lib. 1, cap. 18. P. Espinosa, lib. 3, cap. 4. Viera, t. 11, 1. 8, $ 11.) (1491) — DÉBARQUEMENT À L'ÎLE DE PALMA ET COMMENCEMENT DES OPÉRATIONS. — Le 29 septembre, le débarquement s’opéra sur la côte de Tazacorte où Alonzo de Lugo établit son camp. Les populations de cette partie occidentale de la Palma étaient depuis long-temps en relation avec les habitants de l’île de Fer, qui venaient fréquemment les visiter pour trafiquer avec elles. Aussi l’armée conquérante , à son entrée sur ce territoire, n’éprouva aucun obstacle dans ses opérations, et les pre- mières propositions du général au prince Mayantigo, qui vint parlementer, furent acceptées presque aussitôt. Ce chef Haoüaryte , de la tribu d’Arydane, une des plus considérables de l’île, s'engagea par un traité de paix et d'alliance, avec les Espa- gnols, à reconnaître l'autorité souveraine des rois catholiques et à embrasser , lui et les siens, la religion chrétienne. Moyennant ces conditions, on lui assurait le gou- vernement de sa principauté avec les prérogatives attachées à son rang. Les formes (1) Parmi ces derniers , on comptait Le fameux Maninidra , les anciens guayres Ibone et Dutindana, et don Fernando Guanartème avec quarante de ses parens ou serviteurs. (Voy. Nun. de la Peñs, lib. 1, cap. 13. P. Esp., L. 3, c. 4. Viera, L. 8, Ç 12.) (2) Tels furent les Benites, les Vergara , les Machado, les Guerra, les Harena, etc., etc., dont les des- cendans existent encore aux Canaries. Les fils de l’infortuné Algaba , exécuté par ordre de Jean Rejon, firent aussi partie de cette expédition , à laquelle s’associa Pedro Benavente Cabeza de Vaca , comman- deur de Sant-lago, et vingt-quatre de Xérès. (IVoticias, t. 11, p. 147.) ( 321 ) chevaleresques et la courtoisie qu'Alonzo de Lugo sut employer dans cette négocia- tion entraînèrent la majeure partie des tribus haoüarytes, dont les chefs s’empres- sèrent de souscrire aux conditions déjà acceptées par Mayantigo (1). Mais le général espagnol ne rencontra pas le même accueil en s’avançant dans le pays de Tigalate, soumis aux princes Jariguo et Garehagua. La population de ce district montagneux accourut aux armes, et il fallut la déloger des hauteurs qu’elle venait d'occuper. Lugo donna immédiatement l’ordre d'attaquer, et l'ennemi se retira avec perte pour aller prendre position au poste de Tinibucar , montagne escarpée située dans le nord-est de l'ile. Toutefois , l’habileté avec laquelle Alonzo de Lugo conduisit les opérations «le cette campagne lui valurent de nouveaux succès ; et, avant d'aller reprendre ses quartiers d'hiver dans son camp de Tazacorte , tous les chefs de l’île (2), à l'exception du vaillant Tanausu, avaient fait leur soumission. (Galindo , mss, 1. 8, c. 7. Viera, t. 11, p. 151-153.) (1492) — ATTAQUE DE LA CALDERA ET RÉDUCTION DE L'ÎLE. — Au commencement du printemps, l’armée conquérante se disposa à attaquer Tanausu. Ce prince s'était retranché avec ses troupes dans l'Ecero, vallée volcanique que les Espagnols appelèrent la Caldera (3), et ‘qui offre, dans ses profondes anfractuosités, un sol bouleversé par les éruptions et d’un accès très-difficile. Les deux seuls passages qui y conduisent sont le ravin de las Angustias, où roule le torrent d’Axerjo, et le défilé d’Adamacansis. Lugo rencontra les abords de ce site sauvage défendus par des guerriers intrépides et décidés à lui disputer vigoureusement le terrain, Sa première attaque fut malheureuse , et il se hâta d'abandonner le champ de bataille dans la crainte d’éprouver une déroute complète. Mais le lendemain il revint à la charge, et, profitant des secours que lui offrirent les tribus déjà soumises, il tenta de pénétrer par le grand ravin qui lui parut moins bien défendu. Guidé par ses auxi- liaires, il s'avança jusqu’à l'endroit le plus étroit, qui reçut le nom de Paso del Capitan , et qu'il passa avec ses officiers, porté sur les épaules des indigènes qui laccompagnaient. Tanausu , instruit de l'approche de l'ennemi, prit aussitôt position sur un des bords élevés du torrent et l’arrêta dans sa marche. Ce chef valeureux avait juré de combattre jusqu’à la dernière extrémité, et, pour que rien ne vint contrarier sa courageuse résolution, il s'était débarrassé des vieillards , des femmes “et des enfants qu'il avait fait cacher dans des grottes inaccessibles aux Espagnols. Lugo, ayant reconnu l'impossibilité de pénétrer plus avant, se décida à traiter avec Tanausu , en employant pour cette négociation un des parents du prince haoûa- (1) Ces chefs furent Echedey, Tamanca, Echentive et Azuquahé, qui gouvernaient les tribus ou principautés de Tihuya, de Guechevez et d’Abenguareme, (Voy. Viera, Noticias, t. 11, p. 152.) (2) Les princes Bentacayre, Atabara, Bediesta, Timaba, Bediesta de Garafia, Atogmatoma, qui com- mandaient les tribus de Tedote, Tenagua, Adehayamen, Tagaragre, Gualguen et Hiscaguan. (Voy. Vo- ticias, t. 11, p. 153.) (8) Voy. la description de la Caldera,t.1, 2e part. Miscellan., p. 223, tom. 11, 1"* part. Géogr. des- cript., p.121. t,—(1"e PARTIE.) (ETHNOGRAPH, ) — 41 (322) ryte, qui, depuis six mois, s'était fait son interprète et lui avait donné des preuves de sa fidélité. Mais Tanausu refusa toute espèce d’arrangement avant que le général espagnol ne se füt retiré avec ses troupes sur le territoire d’Aridane , où il proposait d'aller traiter avec lui. Lugo parut d’abord souscrire à ces conditions et com- mença à opérer sa retraite, en laissant toutefois, en cas de surprise, un fort déta- chement sur les lieux pour occuper le défilé d'Adamacansis. Mais cette manœuvre cachait un piége. Dans la matinée du 3 mai, Alonzo de Lugo, voyant que Tanausu tarde à se présenter, contremarche pour aller à sa rencontre, et le joint dans un endroit du ravin qui offrait une chance favorable pour le succès du combat. Le prince s'avançait sans méfiance, croyant que l'intention du général espagnol était d'entrer en communication avec lui; mais Lugo donne aussitôt le signal de l'attaque, fait entourer l'ennemi, et le combat s'engage de part et d'autre avec le plus grand acharnement. Au même instant, les Espagnols embusqués au défilé d’Adamacansis débouchent dans le ravin et viennent décider la victoire. Les malheureux indi- gènes, écrasés par ce renfort, ne se défendent plus que pour sauver leur prince. Tanausu voit tomber autour de lui ses plus vaillants guerriers, et bientôt, épuisé lui-même et prêt à succomber sous le nombre, il est fait prisonnier. Alonzo de Lugo, formé à l’école de Pedro de Vera, n’agit pas dans cette circonstance avec la loyauté d’un Castillan. Il avait attaqué Tanausu au moment d’une suspension d’armes et tandis que ce prince s’avançait pour traiter avec lui. Après sa victoire, il se montra peu magnanime envers un ennemi vaincu. Tanausu fut envoyé en Espagne avec un grand nombre de captifs ; le malheureux prince ne voulut pas survivre à l’asservissement de sa patrie, et se laissa mourir de faim. Les rois catholiques reçurent avec joie la nouvelle des succès d’Alonzo de Lugo , qui fut nommé gouverneur de la Palma; mais celui-ci, sans s'arrêter plus long- temps dans cette île, s’'embarqua pour la Grande-Cararie , afin de tout disposer pour la conquête de Ténériffe, le but principal de son ambition. Son neveu , Juan Fer- nandez de Lugo Senorino , eut ordre de rester à la Palma en qualité de lieutenant- gouverneur, pour achever de pacifier le pays, procéder à la création d’un ayunta- miento et présider à la distribution des terres. (Galindo , mss., 1. 3, c. 7,8. Viera, t. 11, p. 153-166.) (1493) — DÉRARQUEMENT A TÉNÉRIFFE. PREMIÈRE RENCONTRE AVEC LES GUANCHES. — Le 30 avril de cette année, Alonzo de LEugo, ayant terminé ses préparatifs, part de la Grande-Canarie avec quinze brigantins montés de plus de 1,000 hommes de guerre et de 120 chevaux. Dans la matinée du lendemain, le débarquement s'opère au port d’Anaza, où, après la cérémonie de l'inauguration de la croix (1), les troupes s’établissent dans l’enceinte du camp que le général a fait tracer sur cette plage. Le % mai, l’armée quitte ses cantonnemens et s'avance vers la vallée de la (1) Voy. t.1, 2° part. Miscellanées. p. 21. ( 323) Laguna ; mais , après une heure de marche, elle est forcée de faire halte en pré- sence des Guanches. Quebehi Bencomo, mencey de Taoro, avait été prévenu de l’arrivée des Espagnols et s'était posté sur les hauteurs qui dominent la route, afin d'observer l'ennemi. À peine a-t-il reconnu l’armée conquérante , que , s'adressant à ses guerriers , il leur dit d’un ton d’arrogance en leur montrant les Espagnols : « Regardez ces gens pusillanimes, ils s'arrêtent à notre seul aspect. De par lE- cheyde (1), et les os de mon aïeul, je jure qu'ils se souviendront de moi (2)! » Cependant Lugo s’empresse d'envoyer un parlementaire au vieux mencey et lui fait proposer un traité d'alliance aux conditions acceptées par les princes de la Palme ; mais Bencomo refuse avec fierté (3) et se retire dans ses États de Taoro pour aller délibérer, avec les autres chefs de l’île réunis à Arautapala, sur les moyens à employer contre l'ennemi commun. Le général espagnol, de son côté, voyant les dispositions belliqueuses des Guanches et craignant de s’aventurer plus avant dans le pays, retourne au camp d’Anaza qu'il fait fortifier. (Noticias , t. x, 1. 1x, $ 11 et mr.) CONFÉDÉRATION DES PRINCES GUANCHES, ET ALLIANCE DU MENCEY DE GUIMAR AVEC LES ESPAGNOLS. — Bencomo, en arrivant à Arautapala, entre en délibération avec les menceys de l’île, et demande d’être reconnu chef de la ligue contre les Espa- gnols ; mais la plupart de ces princes, redoutant son ambition, déclarent que (1) L’enfer ou le volcan du pic de Teyde. (2) Nunez de la Peña, I. 1, c. 14, p. 119. (3) Alonzo de Lugo proposait au mencey d’accepter son amitié, d’embrasser le christianisme , et de se soumettre au roi et à la reine de Castille, « Je ne saurais refuser mon amitié à celui qui ne nv’a pas » fait d’offense, répondit Bencomo. Quant à la religion nouvelle, je ne puis l’embrasser sans la con- » naître; et pour ce qui touche à l’obéissance exigée envers d’autres hommes, sachez que les meneeys » de Ténériffe ne se sont jamais avilis. » Le P. Espinosa, qui a rapporté cette réponse , n’a pas craint d’y applaudir. « La guerre que l’on fit aux naturels de ces îles, écrivait-il , de même que celle intentée aux Indiens d'Amérique, fut vraiment fort étrange , car ces peuples étaient sur leurs terres , et les Chrétiens n’y avaient aucun droit. Ils n’é- taient jamais sortis de leur pays pour ravir le bien d’autrui, Pourquoi se présenter chez eux, tambour battant et enseignes déployées, pour leur apporter l'Évangile, au lieu de les persuader par des paroles de paix et de douceur? Il fallait employer la prière et non pas la force. » (P. Espin., 1. 3, c. 4 et 5.) IL est toutefois une autre version sur la première entrevue des Guanches et des Espagnols, qui con- tredit les assertions des auteurs canariens. C’est celle d’André Bernaldez , que nous traduisons d’après le texte original : « Les Espagnols , étant débarqués à Ténériffe , commencèrent à faire la guerre aux Guanches , mais » ceux-ci demandèrent aussitôt à embrasser le christianisme, en conservant leurs biens et leur liberté. » Ils s’engageaient en outre à reconnaître la souveraineté des rois catholiques. Mais leurs propositions » ne furent pas acceptées pour plusieurs raisons : 1° pour utiliser l’armement qui avait coûté de gran- » des dépenses; 2° parce qu'ils s'étaient refusés aux sommations antérieures ; 3 parce qu'on ne se fait » pas à leurs promesses et qu’on craignait qu'ils ne se révoltassent plus tard. Aïnsi ce ne fut pas pour » servir Dieu que les Espagnols leur déclarèrent la guerre, mais hien pour faire des esclaves et leur ra- » vir leurs biens. » (Bernald., Hist. de los Reyes cathol., cap. 131.) ( 324 ) chacun veillera à la défense de son territoire (4). Quelques autres, au contraire, tels que le mencey de Tacoronte, de Tegueste et d’Anaga, ainsi que lachimencey Zebensui, consentent à la confédération et adhèrent aux propositions de Bencomo, qui offre de fournir à lui seul plus de 4,000 guerriers. | Tandis que ces arrangements se passent dans la partie occidentale de Ténériffe, Añaterve, mencey de Guimar, se rendant aux avis de l’ermite Anton, se met en marche à la tête de 600 Guanches pour venir offrir ses services à Alonzo de Lugo. Le général espagnol le reçoit avec de grandes démonstrations de joie et fait célé- brer son alliance au son des fanfares et au bruit de toute l'artillerie du camp. Aña- terve déclare qu'il veut rendre obéissance aux rois catholiques; il demande le baptême, s’oblige à auxilier les Espagnols avec des hommes et des vivres, et désapprouve ouvertement la ligue d’Arautapala. Peu de jours après, il fait avitailler le camp avec 500 chèvres et une grande quantité d'orge, de gofio, de fromages et d'outres de lait. Cependant, malgré ces secours, Lugo n'ose risquer un engagement sérieux avec les princes confédérés, qui, de leur côté, se tiennent sur la défensive; et, durant plusieurs mois, les opérations se bornent à des reconnaissances dans les vallées de Tegueste et d’Anaga , et à la capture de quelques centaines de tête de bétail. (Nun. de la Peña, [. 1, c. 14. Viana, cant. 6. Viera, t. 1, 1. 1x, $ 1v et v.) (149%) — BATAILLE D'ACENTEJO ET DÉFAITE DES ESPAGNOLS. — Au commencement du printemps, l’armée espagnole entre en campagne et se dirige, par la vallée de la Laguna, vers la partie occidentale de Ténériffe , dans l'intention de pénétrer jusque dans le district de Taoro, afin d’attaquer le mencey Bencomo, qui vient de concen- trer ses forces de ce côté de l'ile. Mais celui-ci, ayant eu connaissance des projets d'Alonzo de Lugo, fait embusquer son frère Tinguaro, avec trois cents Guan- ches d'élite, dans le grand ravin d’Acentejo et se prépare lui-même à marcher contre l'ennemi avec un corps de 3,000 hommes, Les dispositions les mieux (1) Les princes qui refusèrent d'entrer dans la confédération furent Adxoña , mencey d’Abona ; Peli- nor, mencey d’Adexe, Romen, mencey de Daute , et Pelicar, mencey d’Ycoden ou Benicod. « Ces prin- ces , dit Viera , par une jalousie déplorable , en affaiblissant la ligue que Bencomo voulait opposer aux ennemis , accélérèrent l’asservissement de leur patrie, et eurent la honte de se rendre sans combat et sans gloire. » « Acaymo , mencey de Tacoronte, dit Viera , fut toujours fidèle au traité d’alliance passé avec le prince de Taoro; il ne se rendit qu’à la dernière extrémité , et se présenta devant le vainqueur avec une jambe mutilée et sa lance teinte du sang ennemi. » Tegueste IT, mencey de Tegueste , fut un vaillant soldat , actif , agile, infatigable; il ne cessa d’in- quiéter les Espagnols dans toutes les rencontres. » Beneharo II, mencey d’Anaga, s'était déià mesuré plusieurs fois avec les aventuriers avant l’arrivée de Lugo , et sa bravoure avait toujours triomphé de leurs eflorts. Dans la guerre de la conquête , Ben- charo se montra digne de sa réputation. » Zebensui , qui commandait la plus petite des principautés de Ténériffe, fut un barbare illustre, qui poussa jusqu’à l’héroïsme la valeur et la simplicité des premiers temps. » (Noticias, t. 1, 1. 2, Ç 23.) ( 325 ) combinées sont prises par le prince ; il veille à tout et fait camper ses troupes dans l'épaisseur des forêts environnantes. Les Espagnols, après avoir traversé la plaine des Rodeos, arrivent sur le bord du ravin. La plus grande tranquillité y règne ; nul indice de surprise... Les Guanches, embusqués, attendent leurs ennemis au retour. Lugo franchit le dangereux passage et parvient jusqu'en vue de la belle vallée d’Arautapala. Toutefois, la solitude qui règne dans les environs le met en alarme; il redoute quelque embüche et revient sur ses pas, en emmenant de nombreux troupeaux abandonnés à dessein pour embarrasser sa marche. À peine les Espagnols sont-ils rentrés dans le ravin, que des sifflements aigus retentissent de toutes parts. Mille cris sauvages répondent à cet appel, et soudain Tinguaro et ses guerriers sortent des rochers et des massifs où ils se tenaient cachés. L'armée est cernée sans espoir de retraite. Embarrassée par les troupeaux qu'elle conduit, engagée dans un espace étroit, sur un sol sca- breux , elle ne peut se développer. Les chevaux , épouvantés par le tumulte général, se cabrent, renversent leurs cavaliers et augmentent le désordre. Les Guanches, profitant de l'avantage du lieu et de la terreur qu'ils inspirent, fondent sur leurs ennemis et font couler sur eux une grêle de pierres qui les écrase. Les soldats de Lugo ne combattent plus que pour défendre leur vie et implorent en vain le secours de saint Jacques. Le capitaine Diégo Nuñez, aux prises un instant avec le prince Tinguaro, est précipité de son cheval et meurt la tête fracassée d’un coup de massue. Le général espagnol täche de ranimer les siens en leur donnant l’exemple du courage : « Amis, leur crie-t-il, c’est aujourd’hui que doit se montrer la valeur castillane ! Point de faiblesse, et Dieu nous assistera ! » Mais ces exhortations ne peuvent rien contre la fureur des assaillants. Des quartiers de rocher et d'énormes troncs d'arbres , détachés des berges du ravin, ravagent tout ce qu'ils rencontrent et emportent des files entières. Plusieurs arbalétriers parviennent à gagner une émi- nence, et combattent quelque temps avec succès ; mais les Guanches réunis sapent la base de l’escarpement, et la roche ébranlée s'écroule dans l’abîme avec les mal- heureux auxquels elle servait de refuge. Cet épouvantable conflit durait depuis plus de deux heures , lorsque Bencomo arrive avec son corps d'armée pour achever le carnage. En pénétrant sur le champ de bataille, il rencontre son frère blessé d'un coup de lance, et assis au bord du ravin. « Eh quoi ! lui dit le mencey, tu te reposes tandis que tes soldats combattent ! — J'ai vaincu , répond tranquillement le guerrier : comme capitaine, ma tâche est finie : maintenant, mes soldats font la leur... ils massacrent, » Cependant Alonzo de Lugo est sur le point de succomber sous le nombre, les Guanches victorieux le pressent de toutes parts. Pedro Mayor s’apercevant que le manteau rouge dont le général est revêtu l’expose à tous les coups, saisit au milieu de la mélée un instant favorable pour le lui enlever sans être vu des ennemis et s'en couvre lui-même. Cet acte de dévouement sublime coûte la vie à ce brave, qui tombe après avoir blessé à mort quatre de ses agresseurs. Alonzo de Lugo, trans- porté de fureur, se précipite sur Bencomo qu'il atteint avec son épée, mais un des ( 326 ) chefs de la garde du mencey terrasse le général d’un coup de pierre, et don Alonzo, prêt à être fait prisonnier , est heureusement secouru par trente Guimariens qui le remontent à cheval et le dégagent du champ de bataille (1). Ces vaillans auxi- liaires lui servent d’escorte et effectuent leur retraite. Ils évitent la plaine des Rodeos gardée par les troupes des menceys de Tacoronte et de Tegueste, gagnent les mon- tagnes de l’Esperanza et arrivent au camp d’'Anaza avec plusieurs officiers qu’ils ont sauvés du carnage (2). Tel fut le triste résultat de cette bataille sanglante dans laquelle Alonzo de Lugo perdit 600 Espagnols et 300 Canariens. L'action avait duré plus de trois heures ; et parmi les deux cents hommes qui rentrèrent au camp, il ne s’en trouva pas un seul qui ne fût blessé. Un détachement de trente hommes, poursuivi par 500 Guan- ches , se réfugia dans une grotte escarpée et s'y défendit jusqu’au jour suivant avec le courage du désespoir. Bencomo , non moins généreux après la victoire qu'il avait été terrible pendant le combat, prit pitié de ces malheureux, accepta leur capi- tulation et les renvoya à leur général. Le capitaine Juan Benitez, retiré du milieu des morts, obtint la même faveur. Enfin, quatre-vingt-dix Canariens auxiliaires et quatre Portugais parvinrent , en fuyant , jusqu’au rivage de Tacoronte, et gagnèrent à la nage un rocher isolé qui leur servit de refuge, jusqu'à ce qu'Alonzo de Lugo, instruit de leur sort, les envoya chercher avec une de ses caravelles. (Espin, I. 3, cap. 5 et 6. Viana, cant. 8. Nun. de la Pena, |. 1, cap. 14. Viera, t. 11, |. 1x, $ vr.) LE MENCEY DE GUIMAR ENVOIE DES SECOURS AU CAMP DES ESPAGNOLS. — Anaterve, ayant appris la triste situation de ses alliés, accourt avec 300 des siens et vient offrir au général espagnol d’abondantes provisions en vivres frais et des herbes médicinales pour guérir ses blessures et celles de ses soldats. Les historiens de la conquête rapportent cette seconde visite des Guimariens auxiliaires avec des cir- constances très-différentes. Le père Espinosa prétend qu’Alonzo de Lugo , violant le traité d’alliance passé avec Añaterve, retint dans son camp une partie des guanches de Guimar, qu’il fit embarquer en- suite pour l'Espagne où il les vendit, afin de subvenir aux frais d’une nouvelle entreprise. L'auteur des Notices , justement révolté à la pensée d’une pareille félonie, après les services rendus aux Espagnols dans une circonstance aussi critique, ne veut pas croire à l’assertion du P. Espinosa, et s’appuie du silence que Viana a gardé sur un fait aussi grave. En effet, le poète canarien n’en dit rien; il énumère seulement les divers genres d’approvisionnemens que le mencey fit apporter dans le camp d’Anaza; il loue la reconnaissance d’Alonzo de Lugo envers son allié et fait connaître les présens que ce général envoie à Añaterve et aux chefs guimariens (3). (1) Les auteurs espagnols n’ont pas manqué de faire intervenir le secours des saints dans cette cir- constance. Viana attribue la délivrance du général à l’archange saint Michel , et le P. Gandara à lap- parition de la Vierge de Candelaria, qui fit obscurcir atmosphère et frappa les Guanches d’une terreur panique. = (2) Les Espagnols ont appelé cette bataille la matanza de Acentejo. De à le nom de Matanza (le ca- nage), qui a été imposé au village situé près du fameux ravin , que les habitans de Ténériffe appellent communément baranco de la Matanza. (3) Voy. P. Espin., L. 3, c. 6, p. 79. Viana, cant. 8. Viera, t. 11, L.1x, Ç vu. Les divers approvisionnemens dont parle Viana se composaient de douze porcs , douze moutons, et ( 327 ) ATTAQUE DE LA TOUR DU CAMP. REMBARQUEMENT DES EsPaGnoLs. — Alonzo de Lugo était à peine remis de sa déroute d’Acentejo, lorsque le 1* juin les Guanches d’Anaga, au nombre de plus de 400, viennent l’attaquer dans la tour où il se tient renfermé. Le vaillant Fayneto , qui les commande, fait cerner la forteresse et donne le signal de l'assaut. Mais ce chef est tué dès le commencement de l’action, et les troupes espagnoles, après une vigoureuse défense, mettent 160 des assiégeans hors de combat et forcent le reste à battre en retraite. Cependant le général, reconnaissant la faiblesse de ses ressources et craignant de ne pouvoir résister à de nouvelles attaques, réunit ses officiers en conseil et leur fait envisager la nécessité de se retirer à la Grande Canarie pour organiser une nou- velle expédition et recommencer plus tard la conquête. Cet avis ayant prévalu , Fem- barquement s'opère le 8 juin, et les débris de l’armée espagnole ne tardent pas d'ar- river au port de la Luz. (Nun. de la Pena, 1. 4, cap. 14. Viera, t. 11, L. 1x, 8$ var, 1x.) NOUVELLE EXPÉDITION CONTRE LES GUANCHES. BATAILLE DE LA LAGUNA. SUCCES DE Luco. — En arrivant à la Grande-Canarie, Alonzo de Lugo passe un contrat avec des armateurs génois récemment établis dans cette île (1), et obtient d'eux les avances nécessaires à l'équipement des navires qui doivent composer la nouvelle expédition. Don Juan de Guzman, duc de Medina Sydonia, que le général fait solli- citer en Espagne, s'intéresse à cette entreprise et fait recruter dans ses États 650 hommes de guerre et 45 chevaux. Cette troupe, conduite par le colonel Bar- tholomé Estupinan , gentilhomme d’une des premières famille de Xérès, et le capi- taine Dieso de Mesa, fils de l’alcade de Ximena, arrive à la Grande-Canarie vers la fin d'octobre. Alonzo de Lugo, de son côté, avait organisé un corps de Canariens et d’autres insulaires des îles conquises, les forces expéditionnaires réunies forment un contingent de 1100 hommes d'infanterie et 70 cavaliers. Le 2 novembre , l'expédition se dirige sur Ténériffe et met pied à terre dans la baie d'Anaza. La tour, en partie démolie par les Guanches, est mise aussitôt en état de défense, et l’on s'occupe à relever l’enceinte de l’ancien camp. Rien n'était changé dans l’état politique du pays depuis le départ des Espagnols. Bencomo, encore tout fier de sa victoire, conservait la suprématie sur les autres princes de l'ile, et son orgueil avait encore plus indisposé ceux d’entre eux qui avaient refusé d’entrer dans la ligue contre l’ennemi commun. Le mencey de Taoro, en apprenant le débarquement des troupes de don Alonzo, reprend son humeur bel- liqueuse et vient s'établir à. la lagune de Aguère, avec 5,000 Guanches, pour être d'autant de chèvres, chevreaux, agneaux , cochons de lait et lapins, et d’un égal nombre de gros pains de beurre , de fromages, d’outres de lait et de sacs de gofo. Les présens offerts au mencey par le géné- ral espagnol consistaient en un casque à panache, une toque en velours, un cheval harnaché , une épée de fine trempe, une ceinture de soie avec ses houppes, une boîte de couteaux, une paire de bas de soie de Grenade, six paires de souliers, une paire de brodequins et un anneau d'or. (1) D'après ce contrat, les armateurs devaient partager avec les conquérans les bénéfices de la con- quête, c’est-à-dire, les captifs, les troupeaux et les autres dépouilles. ( 328 ) plus à portée de surveiller les mouvemens des Espagnols. Bientôt le mencey Acaymo accourt de Tacoronte avec ses guerriers ; Tegueste amène les siens ; Tinguaro, qui gouvernait alors la principauté d’Anaga et l’achimencey Zebensui, viennent aussi fournir leur contingent (1). Le 13 novembre, Alonzo de Lugo, ayant reçu avis des dispositions des Guan- ches, et voulant prévenir leur attaque, quitte son campement au milieu de la nuit et n'y laisse que la garde nécessaire, sous les ordres de don Fernando Guanar- ème. L'armée se met en marche dans le plus profond silence et arrive avant le jour sur la croupe de la montagne qui domine la baie Sainte-Croix. Aussitôt que Bencomo est averti de l’approche des ennemis, il se dispose à livrer bataille. Bientôt les deux armées se trouvent en présence et Alonzo de Lugo donne le signal du combat au cri de Santiago et san Miguel! La première décharge de la mousqueterie et des arbalètes jette la confusion et le ravage dans l'avant-garde des Guanches; mais les barbares reprennent courage et s’excitent en poussant leurs clameurs et leurs sifflemens accoutumés. Ils s’élancent sur les Espagnols, et une horrible mélée succède à leurs appels guerriers. La victoire reste indécise pendant deux heures, les Guanches conservent l'espoir du succès; mais un renfort, arrivé au moment le plus opportun, vient favoriser les Espagnols et faire changer la fortune. Don Fer- nando Guanartème , que Lugo a laissé à Anaza, veut prendre part à l’action ; il aban- donne la garde du camp et se présente sur le champ de bataille avec les troupes canariennes. Au premier choc de ces auxiliaires , les Guanches commencent à faiblir et se retirent en désordre vers les forêts qui bordent les coteaux. Les Espagnols el les Canariens réunis les poursuivent à outrance, en font un épouvantable carnage, et un sauve-qui-peut général vient mettre fin au combat. Les historiens ont sans doute exagéré les résultats de cette victoire. D’après eux , les Espagnols n’au- raient perdu que quarante-cinq hommes , tandis qu’ils portent le nombre des morts du côté des Guan- ches à plus de mille sept cents (2). Bencomo et le mencey de Taccronte se retirèrent grièvement bles- sés. Le fameux Tinguaro fut tué par un soldat de cavalerie ; déjà blessé au commencement de l’action, ce prince se défendit contre sept cavaliers espagnols avec une hallebarde qu'il avait gagnée à Acentejo ; mais une nouvelle blessure l’ayant mis hors de combat, il implora vainement la pitié de son vain- queur (3). Les soldats espagnols insultèrent au cadavre de ce vaillant guerrier et Lugo eut la barbarie de -lui faire trancher la tête, qu'il fit placer au bout d’une pique et promener dans le camp comme ur (1) Les historiens portent les forces de l’armée guanche à 11,050 hommies ; mais nous pensons qu’il faut, avec Viera, diminuer ce chiffre de la moitié, pour nous maintenir dans le vrai. (2) Un des auteurs rapporte que le nombre d’Espagnols blessés dans cette bataille fut aussi très-con- sidérable, Les Guanches croyant que les blessures produites par les traïts et Les jalets d’arbalètes étaient d'autant plus cruelles que le bruit de la décharge retentissait plus fortement , les renvoyaient à leurs ennemis en imitant avec la bouche le fracas de ces armes de guerre. (P. Espin., L. 3, c. 8, p. 85.) (3) Ge fut Pedro Martin Buen-Dia qui blessa à mort le prince Tinguaro d’un coup de pique , tandis que, déjà renversé, il limplorait en lui disant : « Ne tue pas le noble frère du roi Bencomo, qui se rend » prisonnier ! (voyez précédemment cette phrase en langue guanche, p. a ); » mais le soldat espagnol, sans pitié pour le prince, lui traverse la poitrine d’un second coup. (oticias, t. 11, p. 227.) ( 329) trophée de sa victoire. Fernando de Truxillo eut la gloire d'enlever au Guanche Tygayga le drapeau es- pagnol qui avait été perdu à la défaite d’Acentejo. Le chanoine Samarinas et les moines qui accompa- gnaient le général rendirent grâce du sang versé et entonnèrent le Te Deum sur le champ de bataille, où Alonzo de Lugo fit vœu d’élever une chapelle à la Vierge pour perpétuer le souvenir de cette jour- née (1). (1495) — SUITES DES OPÉRATIONS DE L'ARMÉE CONQUÉRANTE. ÉPIDÉMIE DES GUANCHES. — Après la bataille de la Laguna , les deux armées se retirèrent chacune dans leurs cantonnemens. Lugo vint occuper de nouveau son camp d’Anaza et Bencomo retourna dans la vallée d’Arautapala , où se firent en grande pompe les obsèques de la tête de Tinguaro , que le général espagnol avait renvoyée au vieux mencey dans l'espoir de l’'amener à la soumission (2). Cependant le mauvais destin semblait s’appesantir de plus en plus sur le peuple guanche. Une épidémie pestilentielle (3), produite par la corruption du grand nombre de cadavres qui étaient restés sans sépulture, avait attaqué ces malheureux insuiaires vers la fin de 1494. Des populations entières succombèrent à cette cruelle maladie qui , au rapport des historiens , enlevait plus de cent personnes par jour. Le 31 jan- vier (1495), un corps de cinq cents Espagnols, ayant poussé une reconnaissance vers la Laguna , ne rencontra que des cadavres dans tous les environs. Le silence de la mort régnait dans les vallées jadis si populeuses de Tegina et de Tegueste; et pour- tant, malgré cette calamité , l'horreur que les Guanches avaient de l’esclavage était si grande, qu'un vieillard moribond , que les Espagnols surprirent dans une grotte avec ses trois enfans, préféra leur donner la mort, et se percer lui-même le cœur avec son javelot, plutôt que de tomber entre leurs mains. (Nuñ. de la Peña, I. 1, c. 15, p. 154.) Les cinq cents hommes commandés par les capitaines Truxillo et Castillo s'étant emparés d’un troupeau considérable de chèvres, se disposaient à retourner au camp, lorsqu'ils furent attaqués au défilé de las Penuelas, par Zebenzui et le mencey de Tegueste à la tête de douze cents guerriers. Toutefois , les Espagnols , après avoir perdu douze hommes, restèrent maîtres du passage , et les Guanches se retirèrent en laissant quatre-vingt-dix des leurs étendus sur le champ de bataille. Mais le capitaine Castillo , lancé à la poursuite de Zebenzui, ayant eu son cheval tué sous lui, tomba entre les mains des ennemis et fut envoyé prisonnier à Arautapala. Ce fut là qu'il s’éprit des charmes de la belle Dacil, fille de Bencomo , qui implora en sa faveur la générosité du mencey et le fit renvoyer sans rançon. ( Viana, cant. 14.) AVENTURE DES DOUZE PREUX. — Alonzo de Lugo, craignant sans doute que son armée ne füt atteinte de l'épidémie régnante, si elle s'engageait dans les parties de (1) Cette chapelle est celle qu’on voit encore située sur une éminence , avant d’entrer dans la ville de la Laguna , et qu’on appele Santa Maria de Gracia. (Voy. pl. hist., 13.) (2) Nuñ. de la Peña, L 1, c. 15, p. 150. (3) Les auteurs espagnols ont donné le nom de Mouorra à cette épidémie. (Voy. MNoticias, t. n, 1. 1x, 6 12.) | [. —(1f€ PARTIE.) ( ETHNOGRAPHIE. ) — 49 ( 330 ) l'ile où elle exerçait ses ravages , se maintenait à Anaza, dans ses positions ; mais ses officiers , ne voulant pas rester dans l’inaction , douze d’entre eux (1), d’une valeur digne de ces temps chevaleresques, formèrent ensemble une association pour des entreprises aventureuses. Ces braves à l'épreuve, après s'être promis de se porter secours mutuellement , sortirent du camp, gagnèrent la vallée d’Ygeste, pénètrèrent jusqu'à Faganana, où ils s’emparèrent de six pasteurs et firent un butin considérable en bes- tiaux. L’escouade retournait déjà vers Anaza , lorsqu'en traversant le val de Saint- Andrés, elle fut tout à coup entourée par deux cents insulaires sous les ordres du mencey Bencharo. Les douze preux, loin de s’intimider à l'aspect des ennemis, se rangent en bataille, et Rodrigo de Barrios, s'adressant aux Guanches réunis, leur crie d’un ton impérieux : « Barbares, rendez-vous! car nous avons déjà fait notre » compte, et nous savons combien de vos têtes doivent tomber sous chacune de nos » épées ! » Bencharo , ne pouvant s'empêcher d'admirer cet excès d’audace , contient ceux de sa troupe et les engage à laisser le champ libre à cette poignée de braves. Mais Jean de Harena , excitant ses frères d'armes au combat, leur fait envisager la honte de rentrer au camp sans leur butin et quelques prisonniers de plus. Les intré- pides compagnons répondent à ses exhortations par le cri de Santiago! et une décharge de mousquetons et d’arbalètes est le signal de l'attaque. Plusieurs Guanches tombent criblés de coups. Les Espagnols s’élancent l'épée à la main; leur fureur guerrière Jette l’épouvante parmi les barbares , qui fuient vers les montagnes en lais- sant Bencharo engagé au milieu des assaillans, Ce prince magnanime , si digne d’être épargné, se défend quelques instans avec le plus grand courage; mais bientôt, se sen- tant grièvement blessé , il court au bord d’un escarpement et se précipite dans le ravin. Cette aventure des douze preux a été célébrée dans les romances du temps. La chronique rapporte qu'un de ces terribles champions, ayant eu la main mutilée pen- dant le combat, ne voulut pas souffrir qu'un de ses frères lui appliquât une bande sur sa blessure. « Ami , lui dit-il en lui montrant les troupeaux qu'ils avaient capturés, » laisse couler le sang; nous avons assez de viande pour en refaire d’autre. » ( Nun. de la Pena, 1. 1, c. 15, p. 156.) DISETTE DANS LE CAMP ESPAGNOL. SECONDE BATAILLE D'ACENTEJO. — Cependant le butin que rapportaient les bandes détachées de l’armée espagnole dans leurs différen- tes excursions , ne suffisait pas pour apprivisionner le camp. Chaque jour, les vivres devenaient d'autant plus rares qu'il était plus difficile de se les procurer, et bientôt la disette se fit ressentir d’une manière alarmante. Deux mille aventuriers , recrutés dans les îles de Lancerotte et de Fortaventure, arrivèrent à Ténériffe sous la conduite de Diego de Cabrera et ne firent qu'augmenter la pénurie de vivres. Le fidèle Ana- (1) Rodrigo de Barrios, Juan de Guzman, Diego Fernandez Manzanilla , Juan de Harena , Francisco Melian, Francisco del Portillo, Gonzalo Muñoz, Juan Mendez , Diego de Solis, Lope de Fuentes, Ro- drigo de Burguillos et Alonzo Fernandez Gallego. (331) terve s’empressa d'envoyer à $es alliés un secours en bétail, qui fut promptement consommé. La faim faisait déjà déserter un grand nombre de soldats qui s’en retour- naient à la Grande-Canarie , et les armateurs de cette île, voyant que les opérations de la conquête traînaient en longueur, ne voulurent plus rien fournir. Dès lots, le mécontentement , les plaintes et l'indiscipline commencërent à se manifester, et Alonzo de Lugo se vit forcé de rassembler ses officiers, pour prendre les mesures les plus efficaces dans des circonstances aussi graves. Lope Hernandez de la Guerra offrit généreusement de vendre les terres , les esclaves et les deux moulins à sucre qu'il possédait à Canaria (1). Ce généreux capitaine partit en effet pour remplir sa promesse, et revint, avec un bätiment chargé d’abondantes provisions, au moment où les soldats de l'armée conquérante étaient réduits à la ration d’une poignée de farine et de quelques figues sèches. Ce secours, qu’on attendait avec impatience , ranima tous les cœurs ; et Alonzo de Lugo , voulant profiter des bonnes dispositions de la troupe, se décida aussitôt à entrer en campagne. (Noficias, t. it, 1. 9, $ 25 et 26.) Le 2% décembre, l’armée se mit en marche et s’avança jusqu'au fameux ravin d’Acentejo qu’elle traversa sans obstacle , pour aller prendre position sûr les coteaux voisins. Lope Hernandez de la Guerra, ayant poussé une reconnaissance jusqu’à la vue d’Arautapala , on apprit, par un prisonnier qu'il rameña au camp , que Bencomo se disposait à venir attaquer les Espagnols à la tête de trois mille hommes. En effet, ce prince ne tarda pas à se présenter : les Guanches étaient divisés en deux corps , dont l’un commandé par le mencey de Taoro , et l’autre par Afaymo, celui de Taco- ronte. Les deux armées bivouaquèrent toute la nuit , et les Espagnols ; pour se prépa- rer religieusement à la bataille du lendemain , fêtèrent l'anniversaire de la naïssance du Christ, en entendant les trois messes d'usage qui furent célébrées à cette occa- sion (2). Au jour naissant , Alonzo de Lugo prit le commandement de l'aile droite , et confia la gauche à Lope de la Guerra. La bataille s’engagea aussitôt avec le plus grand acharnement. Les Espagnols avaient à effacer sur ce même terrain la honte de leur première défaite. Les Guanches combaitaient pour leur liberté déja compromise , et dont la perte était inévitable si leurs ennemis pénétraient plus avant dans le pays. Après cinq heures d'un action méurtrière , dans laquelle les insülairés avaient vu s'éclaircir leurs rangs , Bencomo et Acaymo reçurent deux fortes blessures, et leurs troupes , privées de chefs , commencèrent à se débander. Le vieux mencey de Taoro , voulant éviter une déroute, ordonna la retraite, et se replia derrière le barranco hondo , pour reprendre le chemin d’Arautapala. Alors les cris de Victoria! retentirent (1) Nuû. de la Peña, 1. 1,c. 16, p. 159. P. Espin., L. 3, c. 9, p. 88. (2) « Tous les officiers et soldats sé confessèrent ét communièrent (dit la relation). Le moine qui » avait officié pendant les troïs messés, exhorta armée à faire bien son devoir contre les infidèles, tan- » dis que les Guanches se préparaient de leur côté à combattre leurs oppresseurs. » (Viera , Moticias, t.u, p. 244) (332) de toutes parts dans l’armée espagnole , et ce nom, répété à l’envi, devint celui du bourg qui prit naissance sur le lieu de l’action (1). La bataille de la Victoria ne coûta aux Espagnols que soixante-quatre hommes. Les Guanches laissèrent près de deux mille des leurs sur le champ de bataille , et parmi eux, le prince Badenol, frère du mencey de Tacoronte , qui fut tué par Pedro Benitez de Lugo. ( Nunñ. de la Pena , 1. 1, c. 16 , p. 160. Viana, cant. 14. Viera,t.n, 1. 1x, $ xvrr.) (1496) — ENTRÉE DES ESPAGNOLS DANS LA VALLÉE D'ARAUTAPALA ET CAPITULATION DE BENcomo. — Toutefois, malgré le succès que Lugo venait d'obtenir, il ne profita pas de suite de sa victoire. La saison pluvieuse et la crainte de manquer de vivres mirent obstacle à ses opérations, et il jugea convenable de retourner au camp d’Anaza pour se procurer des avitaillemens. Il fallut recourir encore au duc de Medina-Sydonia, qui expédia d’Espagne un navire chargé de provisions (2). Enfin, le 1°" juillet, l’armée sortit de nouveau de ses cantonnemens et pénétra cette fois jusque dans la vallée d’Arautapala. Bencomo , guéri de ses blessures, s'était retran- ché sur les hauteurs de Tygayga avec Zebenzui et les menceys d’Anaga, de Tegueste et de Tacoronte. Alonzo de Lugo établit son camp au pied des montagnes, dans la partie supérieure de la vallée, et le 2% juillet Bencomo quitta ses positions et vint occuper la partie inférieure du ravin qui le séparait de l'ennemi (3); mais le len- demain, le vieux mencey, réfléchissant sur sa triste situation et redoutant les résultats d'une dernière bataille avec des troupes aguerries et déjà victorieuses, réunit les princes ses collègues et les engagea, non sans verser des larmes, à faire leur soumission (4). Cette résolution éxtrême , que commandait l’impérieuse (U Le bourg de la 7rctoria , dont l’église est consacrée à Sainte-Marie-de-la- Victoire. Ce bourg avoi- sine celui de la Matanza, où se trouve le grand ravin d’Acentejo. ( Voy. la carte de Ténériffe. Atlas, pl. 11.) (2) Ces provisions de bouche consistaient en 30 barils de farine, 24 sacs de pois chiches, 60 quin- taux de biscuit, 20 tonneaux de vin et 2040 livres d’huile. (Nuñ. de la Peña, L. 1, c. 16, p. 162.) (3) L'endroit de la vallée de l’Orotava, où campèrent les deux armées , est occupé aujourd’hui par les villages des Realejos. Le Realejo de arriba désigne le camp supérieur, comme l’indique son nom , et le Realejo de abaxo rappelle le camp des Guanches , qui était situé au bas du coteau. (4) Nous reproduisons ici quelques-unes des réflexions que le poète Viana prête au mencey de Taoro au moment d’engager ses collègues à la soumission. Ces fragments feront apprécier le mérite de l’œuvre patriotique que nous avons eu déjà plusieurs fois occasion de citer. Ha me puesto Fortuna en tal estado, Tinerfe el valeroso fué mi abuelo Que del que tube un tiempo diferente ; Y su cetro, corona y poderio, À penas me conozco , y4 trocado , Pacifico regio del Nivario suelo, Arruinado , y vencido , aunque valiente, Con absoluto y libre señorio : Tanto en los males mios se hà estremado, Mas contrario se me muestra el cielo Que no me vale la insulana gente (Quizé por remediarme y por bien mio) Y vence la Española valerosa : Que me quita de Rey el ser y nombre, Vincido soy, y en todo es victoriosa, Dulzura amarga , que apetece el hombre. (333 ) nécessité, reçut l'approbation unanime, et Bencomo envoya aussitôt des parlemen- taires à Alonzo de Lugo pour traiter de la capitulation. Le général, transporté de joie, s'empressa de souscrire à toutes les conditions, et Bencomo, accompagné des autres menceys et suivi des principaux chefs de son parti, ne tarda pas à se présenter dans le camp espagnol. Lugo l'attendait devant sa tente, entouré de tous ses officiers. Le mencey de Taoro s’avança à pas lents : « Dans cet instant solennel (dit la narration) sa figure » indiquait tous les tourmens de son âme, et le tremblement de ses membres » décelait la violence de son désespoir. Il s’approcha du général, mit ses deux » mains dans les siennes et lui adressa ce discours qu'un interprète traduisit aus- » sitôt : — « Homme courageux, nous regrettons de t'avoir fait une guerre si cruelle, » alors que nous te regardions comme notre plus cruel ennemi. Aujourd’hui, nous » venons souscrire aux conditions que tu nous fis proposer plusieurs fois. Nous » nous soumettons aux rois catholiques, auxquels nous rendons obéissance et hom- » mage, et nous leur livrons, avec cette île, l'héritage du grand Tinerfe, notre aïeul. » Notre désir est d'être chrétiens. Mais jure-nous, par tout ce que tu as de plus » sacré , que nos fils et nous-mêmes ne serons jamais esclaves , et que nous conser- » verons cette liberté chérie qui nous a déjà coûté tant de sang! » Alonzo de Lugo, en entendant ces paroles, se sentit attendri, et peut-être qu'en présence de tant de résignation et d’héroïsme, sa bouche, dans ce moment, fut l'interprète de son cœur. Il fit apporter un missel par ses chapelains, et, mettant un genou en terre , il jura de garder inviolablement tous les articles de la convention. (Nun de la Pena, 1. 4, c. 16. Viana, cant. 18. Galind., mss, I. 3, c. 19. Viera, t. 11, L. 1x, $ xix-xx.) ENTIÈRE RÉDUCTION DE TÉnéRIFFE. — À la nouvelle de ces événemens, Añaterve , = —— Dichoso el descuidado pastorcillo , Cristiano quiero ser, no mas batalla, Que 4 sombra afable de un laurel se sienta Cese el peligro y daño de la guerra YŸ con quietud el animo sencillo Las simples obejuelas apacienta ; A] son del agua clara un cantarcillo, Placer immenso a su descanso aumenta, Repasta , alegra y mira su rebaño, Lleno de bienes, sin temor de daño. Mas ay ! de mi Pastor de mayor cuenta Y de menor quietud , menor reposo ! Que conbatido hé sido de tormenta , Por conservar un reyno trabajoso. Gran carga tiene aquel que lo sustenta, Ques cuanto puede mas , mas peligroso, Ÿ no hay de si ninguno tan seguro Que no recele y tema lo futuro, Que no puede Nivaria sustentarla Contra el de España, do el valor se encierra. La tierra es suya , al cabo ha de ganarla, Ÿ quiero rendir corona y tierra, Y acabe de Bencomo la memoria , Pues se acabo de Rey el cetro y gloria. Mas , ay! querida patria , que hé de veros Sin libertad , sugeta y gobernada Con otras leyes y con otros fueros, O por mejor decir, tiranizada ? Quien lo podra sufrir ? Mas quien valeros, Si Dios lo ordena asi , si a Dios le agrada Y el gran poder de España al vuestro ecsede ? Que la ayuda de Dios todo lo puede. (Viana , cap. 15.) pen ( 334 ) mencey de Guimar, accourut avec une nombreuse suite pour venir prendre part à la joie de ses alliés. Mais les Guanches d’Anaga et de Tegueste, retirés dans leurs montagnes, refusèrent de souscrire à la capitulation, et il fallut l'intervention de leurs chefs pour achever de les réduire. Les services que les Espagnols reçurent de leurs auxiliaires accélérerent la soumission des menceys d’Icod, du Daute, d'Adexe et d’Abona. Ces princes, réunis dans leur Tagoror , se décidèrent à mettre bas les armes, et bientôt il ne resta plus que quelques guerriers indomptables qui préférèrent mourir dans leur indépendance plutôt que de se livrer aux vainqueurs. Le 29 septembre , toute l’île étant pacifiée, Alonzo de Lugo fit célébrer une messe solennelle et chanter un Te Deum ; puis, prenant dans ses mains l’étendard de Cas- tille, comme il l'avait vu faire à la prise de la Grande-Canarie , il proclama la sou- veraineté de l'Espagne sur l’ile conquise , en répétant trois fois la phrase obligée : « Tenerife, por los cathôlicos reyes de Castilla y de Leon! » (Viana, can. 15. Galin., mss., |. 3, c. 19. N. de la Pena, |. 1, ©. 16. Viera, t. 11, 8 xXxI-XxI.) Ainsi s'acheva la conquête des îles Canaries. Elle avait coûté quatre- vingt-douze années de combats, et les courageux insulaires étaient reslés victorieux dans plus de vingt rencontres. Leur dévouement à la patrie et leur amour pour l'indépendance furent mis à de rudes épreuves pendant près d'un siècle de continuelles alarmes. La guerre qu'on leur déclara fut un combat à mort qu'ils acceptèrent avec un élan sublime, Mais la vigueur de leurs bras, l'adresse, les strata- gèmes et leur merveilleuse agilité ne purent rien contre le fer des conquérans. La valeur la plus héroïque, la résistance la plus opi- niâtre, durent succomber dans cette lutte inégale. La conquête des îles Canaries ouvrit le chemin de l'Amérique aux aventuriers, et des événemens analogues à ceux que nous venons de raconter se passèrent dans le Nouveau-Monde, sans présenter toutefois des circonstances aussi dramatiques. Le grand Colomb fut chargé de fers; Cortès fut renvoyé en Espagne comme l'avait été Jean Rejon. la tête d’Almagro tomba sous la hache du bourreau, comme celle du malheureux Algaba; maïs les Indiens du Mexique et du Pérou, déjà vaincus avant de combattre, n'opposèrent aux envahisseurs qu'une faible résistance. Esclaves de leurs seigneurs et de leurs prêtres, leur faiblesse et leur indolence précipitèrent la chute de deux ‘ag (335 ) empires minés d'avance par la tyrannie et la superstition. Les insu- laires des Canaries étaient des hommes d’une autre trempe. La seule pensée de l'esclavage révoltait cette race fière de ses droits. Les Espa- gnols furent des dieux pour les Mexicains, mais les Guanches ne virent en eux que des hommes dont les actions excitèrent souvent leur mépris. Après la capitulation de Ténériffe, Alonzo de Lugo viola ses sermens, à l'exemple de Pedro de Vera. Bencomo, et la plupart des princes guanches, furent déportés en Espagne pour être offerts en spectacle à la cour. Le vieux mencey de Taoro, promené de capitale en capitale, fut présenté au pape, ensuite aux doges de Venise et de Gênes, comme un sauvage dont les vois catholiques avaient dompté la fierté. Les îles Canaries, en passant sous le joug espa- gnol, perdirent jusqu'au beau nom de Fortunées qui les avait rendues célèbres. Quelques centaines de braves, traqués dans des retraites inaccessibles, moururent martyrs de cette liberté qu'ils n'avaient pu sauver, et le reste de la nation s'amalgama avec les con- quérants pour ne plus former qu'un seul peuple. FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DU PREMIER VOLUME. À: NES «; LA HN spé pur athée sy. ren (late TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME. AVANT-PROPOS . 2 IxrrODUCTION. Études bibliographiques . 4 MOEURS ET COUTUMES. Des peuples qui habitaient les îles Canaries avant la conquête 95 Traditions historiques sur l'ile + ann os (4377) . 96 État du pays à l’arrivée + ent en n 4402. 99 Des naturels de Lancerotte et de Fortaventure. 100 Mœæurs et coutumes des habitans de la partie . centrale et occidentale de l'archipel canarien. 408 Des habitans de l’île de Fer. 109 Des naturels de la Gomère. 411 Des habitans de l’île de la Palma. 114 Des Guanches de Ténériffe. 4i9 Couronnement du mencey. Respect dû au prince. Châtimens. Distinction de rang. Droits du mencey. Mœurs pastorales. Traditions historiques. Habita- tions. Industrie. Costume. Nourriture. Usages. Art militaire. Morale des Guanches. embaumemens. Des habitans de l'ile de Canaria. Tradition historique. Noblesse. Funérailles et 4145 Force et adresse. Danses et chants. Armes. Costume, habitations et monumens. droit du seigneur. Baptiseuses. Sépultures. Notions générales sur la religion des anciens habitans de l’archipel canarien FIN DE LA TABLE 1. —(1"* PARTIE.) Ressources alimentaires. Mariages et 166 De l’ancien langage des habitans de l'archipel canarien. : Catalogue des différens Alebtes 179 182 Qualifications de la Divinité. Noms en rapport avec la religion. Titres et qualifications de rang et de caste. Distinction de sexe et de parenté. Désignations hy- drographiques. Armes. Vêtemens et ustensiles. Co- mestibles. Animaux. Végétaux. Miscellanées. Noms de nombre. Exclamations. Phrases. Noms pro- pres (sobriquets). Noms d'hommes et de femmes tirés des documens historiques. Noms de lieux. Observations générales sur les différens dialec- tes canariens . Nr 202 Des rapports entre les dettes canariens et la langue berbère PRE . 207 Des caractères physiques de anciens ben de l’archipel canarien et de leur origine . 255 Conclusion 266 ANNALES DE LA CONQUÊTE. Conquête de Lancerotte, de Fortaventure el de l’île de Fer, de 1402 à 1445 . À 290 Occupation de la Gomère et tentatives RE acion dans les autres îles, de 14245 à 1478. 502 Conquête de la grande Canarie, de 4472 à 4485. 507 État politique des îles Canaries, de 1485 à 1488. 547 Conquêtes de la Palma et de Ténéritfe, de 4491 à 1496 320 DES MATIÈRES. (ETHNOGRAPH.) — 43 #, Ye AOVPL UE See a ur, 25 et 24, ; — 9Jet413, devraient, PM lisez devaient fiben ET. CONNUE « une nègre, | Oo — unefemme. les Ghomervthes, partout ne er les Goes les Haouärythes, Id. — les Haouarytes. ces grottes d'hier, _— ces grottes d'hiver. Bencharo, ‘ue OP PTT ET ES UN 1 1058 LUI 3 9088 01570 9397 LUE :