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ABBREGE
3)§ £' a é' é' A y
DE MONSIEUR JLiO SUR
3
>;^-£> 'o.-^ \>.x> XB^J^ Traduit de V Anglais par monsieur BOSSET.
Aux Dépens de ^ean Fr. Edman.
PREFACE.
^^L n*ij a jamais eu d'Abbrègé pîus exa££ *^'„ ^ que celui dont je donne la Traduiîion,
^^"^^ Tontes Us penjces ejjhitielks à /'Effây de Mr. Locice fur l'Entendement Humain, s'y trouvent exprimées dans les propres termes de l'Original. On n'a fait ici que retrancher le fn" perflu. Cefî - là le jugement de toute l'Angleter- re : Cej^ celid de Mr. Locke lui-mcme ^ ainji iju'on le peut voir dans quelques-unes de fes LeU très à Mr. Mo lin eux, le père de l'JlIuJîre Mr. MoLiNEUx. Secrétaire de S. A. R. le Prince de Galles. Dans l'une il s'ixprime ainfi: L'abbrégé de mon ElVay eft infini. Il a été fait par un liomnie d'efprit de l'Univerfité d'Oxford, ic'efl Mr. le Dr. Winxe, préfentement Evêque de St. Aj'aph) Maître aux i\rts, qui a be|i>coup de Difciples , & fort eftim&ble pour fa fcience ùc pour fa vertu. II paraît que cet Ouvrage a été entrepris dans la même vue que vous aviez , lorfque vous m'en parlâtes. Partout l'Auteur s'eft fe|\'i, autant qu'il m'en peut fou venir, de mes exprelîions; & lorfque fon Ouvrage a été achevé, il a eu la civilisé de me l'envoyer. Je i'ai parcouru, & autant que j'en puis juger, cet ■^•05 ' ^^ M ^^
Abbrégé eft bien fait, & digne de votre appro- bation, &c.
Bien que Notre Ilhijîre Ahbrèviatcur ait confèrvé les propres expreffions de Mr. Locke, je n'ai pas de même fuivi celles de Mr. Coste, qui a 'traduit en François le grand Ouvrage de Mr. Locke, ^'ai pris une autre route.
J'ai traduit environ deux cent endroits ejjfentiels. au Syftême de Mr. Locke, d'une manière oppofée à la fienne. ^'ai rendu la plu- part des termes d'Art, par des mots François qui y répondent , au-lieu que Mr. C o s x e s'efl contenté d'y donner une terminai/on Françoije,
Je me crois néanmoins obligé de rendre jufîice au mérite de Mr. C o stk. Je fuis très- convaincu que ce Célèbre Tradu^eur ne feroit jamais tombé dans les fautes dont on faccufe , s'il n'eût été gêné par Mr. Locke, qui fenible avoir cru , que moins fon Traducteur s'éloigneroit du tour & des expreffîons de la Langue An^ gloife , & moins il feroit fujet à s'écarter de fa penfèe. Les belles Tradu&ions , que Mr. C o s t e nous a données de divers autres Ouvrages, me portent volontiers à dire de lui ce qu'il a dit du Père Tarteron. Cet habile Tradufteur devroit fervir de modèle à quiconque voudroit s'appliquer au même genre d'écrire que lui , & je m'e/i-imerois fort heureux de pouvoir le fuivre, non d'un pas égal, mais de loin à loin; Vk-
STIGIA SemPER AdORANS.
Afin f^^ défendre plus folidement Mr. Coste, je vais ftmplemmt tranfcrire fa TraduUion du commencement du Chapitre IV Livre UL
qui
qiicje prens quafi au hazard. S'^fe I:ardment,fou- tenir, que s'il eût eu toute la liberté requife il fe ferait exprimé avec plus de clarté & plus de jujfe£e»
Les roms communs des fubllarces, dit-il, em- portent aufll-bien que les autres termes généraux, l'idée générale de forte; ee qui ne veut dire autre chofe finon , qu'ils font faits fignes de telles ou telles idées complexes, dans lefquellcs plufieurs fubftan- ces particulières conviennent ou peuvent conve- nir , & en vertu de quoi elles font capables d'ê- tre comprifes fous une commune conception, & f gnifiées par un feu! nom. Je dis qu'elles con- viennent ou peuvent convenir; car quoiqu'il n'y ait qu'un Soleil dans le monde, cependant l'idée qu'on en forme par abfiraftion, enforte que d'autres fubftances, s'il y en avoit plufieurs» peuvent chacune y participer également, efl: aus- fibien une forte ou ejpece , que s'il y avoit au- tant de Soleils, qu'il y a d'Etoiles —
La mefure & les bornes de chaque efpeci ou forte, par où elle eft érigée en telle efpece particulierre & diftinguée des autres, c'eft ce que nous appelions fon ejfeniie , qui n'eft autre chofe que l'idée abftraite à laquelle le nom eft attaché, deforte que chaque chofe contenue" dans cette idée eft eiîentielle à cette efpece. Quoique ce foit-là toute l'eflence des fubftances, qui nous foit connue , & par où nous diftinguons ces fubftances en différentes efpeces , je la nomme pourtant eflence nominale, pour la diftinguer de la conftitution réelle des fubftances, d'où dépen- dent toutes les idées qui entrent dans l'efîence nominale, & toutes les propriétés de chaque efpece: Laquelle conftitution réelle peut être appellée pour cet effet l'elience réelle, comme il a été dit, &c.
A % Frag-
VI
Fragment d'une Lettre de Sa Gran- deur Mylord EVEQ^UE de St.
ASAPH^ à Mr. CHATELAîNy
Miniftre de VEglifc Françoifc de St. Martin à Londres.
'Ai lu la Traduftlon qu'a fait Mr. B o s- s E T de l'Abbrégé de l'EJJai fitr l'Enten- ''dément Humain par Mr. Locke. Autant que "je fuis capable d'en juger, elle me paroît faite "avec beaucoup d'éxaftitude & de fidélité. —
A St. AsAi»H
le s Août l'^ig.
^. ASAPH.
AVANT-
5P A nature de notre Entmdement mérite CS'^^ toutes nos recherches ^ puifqiie c'ejî par lui que nous avons l'empire & la prééminence.
LE but de cet Ouvrage efî de rechercher P origine , l'étendue, êf la certitude des connoijjan- ces dont l'homme eft capable , & de découvrir les fondemens & les degrés de la Foi, de l'opinion & de l'acquief cernent aux différentes chofes qui fe pré/entent à nous. Foici le plan de tout P Ouvrage.
T. JE recherche f origine des idées on notions dont chaque homme a le fcntinient intérieur, 6? je tache de découvrir par où l'efprit reçoit ces idées, ou notions.
IL ^E montre quelles font les connoijfances qu'on peut acquérir par ces idées , & quelle ejl l'évidence, la certitude , & l'étendud de ces con- noijfances.
Iir. ^E fais quelques recherches fur la nature Ê? les fondemens de la Foi & de l'opinion.
ST je fuis affez heureux pour réiljfir dans
mon projet, j'efpere qu'en découvrant les facultés
A3 de
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de notre Entendement , leur étendue & leurs hor» nés , je porterai auljî notre Efprit à ne s'em- harràjfer plus dans les chofes qui excédent fa- capacité , & à vouloir bien ignorer ce qu'on ne fçauroit conno'ître. Si les hommes étaient con- vaincus de leur ignorance, autant qu'ils devra- ient l'être, jamais le dsfir d'une connoiiTance univerfelle ne les emporterait à fiifciter de nou- velles contejîatians fur des fujets qui ne font point à leur portée , ^ de/quels ils n'ont aucune idée; ils fe contenteraient de cette mefure de con- noijfance quHls peuvent acquérir dans l'état ou ils fe trouvent.
Mats quoique notre Efprit ne fait pas ca- pable de comprendre toutes chofes , on doit avou- er néanmoins que les cannoiffances que D i e tt nous a accordées, avec plus de profufion qu'aux autres Habîtans de cette terre, r\o\is font des motifs affez puiffans pour exalter fes hontes à notre é- gard: Il nous a donné . comme dit S'. Pierre (*), toutes les chofes néce/faires pour la vie préfente & pour la vie future.
Ainsi puifque nous découvrons . par le moyen des cannoiffances où nous pouvons atteindre, tout ce qui peut fervir pour les befoins de cette vie , & pour en acquérir une plus heureufe; puif- que d'aillnirus ces cannoiffances nous procurent affez. de fui et s capables de nous occuper d'une manière également utik & agréable; on fe plaint à tort de la foibleffe de fes facultés, & c'eft une crainte puérile, de négliger toute connaiffance , parcequ'il y a des chofes qu'on ne fçauroit con- noitre. L'Air-.
* Ylccvlct TS^os ^ciiv\v Xflfî ivaèCituy. «. Epii, Çhap. j, V. s.
L'A u T E u R de notre Etre ne fçauroit par- donner cette crainte fi mal fondée. Recevroit- on les excufes d'un valet parejjeux . qui obligé de travailler â la chandelle , fiég Ugeroit fan tra- vail , parceque le Soleil ne ferait pas levé ? Corn- ment donc prétendre s'excifer envers Dieu de ce qu'on a négligé les lumières quHl nous a don- nées ; lumières affez grandes pour fatisfaire, par leur moyen , à toutes nos néceffités ?
VoTci donc en quoi conftfîe le véritable u- fage de l'entendement: i. à connoître bien la pro- portion ou la convenance, qu^il y a entre les objets & nos facultés ; enfuite à ne raifonner fur ces objets qu'autant qu'ils font proportionnés a nos facultés ; enfin à ne pas exiger des démon- flrations , lorsqu'on ne peut avoir que des vraijem- blances, car cette mefure de connoif/'ance /ujfit pour qu'on puijfe là - defj'us régler /a conduite. Etre en doute fur chaque choj'e , parce qu'on ne peut pas les connaître toutes avec certitude, c'efi agir aujfi déraifonnablement qu'un homme qui ne- voudrait pas fe fervir de fes jambes pour fartir d'un lieu dangereux ; mais qui s'y laijferoit pé- rir , parce qu'il n'aurait pas des ailes pour s'en- ftiir avec plus de vitcJJ^e.
Si une fois les Hommes connoiffoient bien leurs forces , les uns ne fe laifferoient pas aller à une Idcht oifiveté, comme défefperant de pouvoir jamais rien connaître: & les autres ne mettrai- ent pas tout en quefiion, & ne décrieraient plus toutes fortes de connaiffances, parce qu'il y en a de certaines aufquelles ils ne peuvent arri- ver. Il n'y a pas une néceffite abfolue que nous connoijjions toutes chafes ; il nous fuffit de trou- A 4 ver
ver des régies, pour diriger nos opinions 6? lesf avions qui en font dfis fuites : Ainfi nous n'avons nulle raifon ds nous inquiéter de ce que phifieurs chofes échappent à notre connoifj'ance.
Ce font là les diverfes confidérations qui m'ont porté à travailler à cet Eifai fur l'Enten- dement Humain, ff'^i toujours cru, que la prs- miere chofe à quoi devait travailler tout hordme qui veut s'adonner à la recherche ds la vérité, ètoït d'étudier les forces de notre Entendement , ^ de difcerner les objets qui lui font proportionnés. Sans ces précautions , on cherchera en vain le doux pfaiftr qui accompagne la poffejjlon des plus intere [fautes vérités; mais, notre EJ'prit, incapa- ble de décider de tout &' de tout compren- dre, s'é'.{arera dans l'infinité des chofes; c'efl-là tout l'effet que peuvent produire les méditations déréglées.
Par cette déniangeaifon de pouffer fes re- cherches au-delà de fa portée , om tombe dans tme confufton plus à craindre que l'ignorance même. Dénué de principes & de fondemens , on agite un nombre infini de qucjîions . qui ne peuvent pas être terminées d'une manière claire, ê? ne font propres qu'à perpétuer, & qu'à augmenter les difputes; & ces difputes ordinairement aboU' tiffent à confirmer phifieurs perfonnes dans un Pyrrhonifmt parfait.
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PE Mr. LOCKE.
L'ENTENDEMENT FIUMAIN.
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LIVRE PREMIER.
EXTRAIT FAIT PAR
Mr. £§ (^£8016.
oNSfEUR LOCKE s'attache dans ce Livre
à prouver, qu'il n'y a point d'idées i\\n''ts
A 5 dans
2 Extr/iit du premier Livre
dans notre Efprît; c'eft-a dire, qui y foient avant qu'il ait fenti quelque chofe , ou réfléchi fur lui- inême. Voici comme il s'y prend.
I. On fuppofe communément, comme une vérité incontefti'.ble , qu'il y a de certains Prin- cipes, foit pour la Spéculation, foit pour la Pra- tique, dans lefquels tout le genre humain s'ac- corde, & qui par confequent font des impref- fîons que nos Efprits reçoivent avec l'éxiftence, & apportent au monde avec eux. Mais quand le fait feroit certain; c'eft-à-dire, que tout le genre humain s'accorderoit en certaines chofes ; s'il y a quelqu'autre voye par laqueDe elles ont pu devenir communes à tous les hommes, qui foit différente de l'imprefilon naturelle que l'on fuppofe, il s'en fuivra que le confentement uni- verfel de tous les hommes ne prouve point qu'el- les font innks. Outre cela, fi le confentement générai eft le caraftére des lumières que l'on a en naiffant, îl n'y aura alTùrément rien que l'on puiffe nommer lumière naturelle , parceque tous les hommes ne confentent généralement en rien.
Par exemple, pour commencer par les no- tions Jpéculaîives on prend pour lumière natu- relle ce principe: // ejî impofjihle qu'ans chofe foit , & ne foit pas en niinie temps. Cepen- dant les Enfdns & les Idiots ne penfent point à ce principe abftraic; d'où il paroît que cette vé- rité n'eft pas naturellement dans leur efprit; car fi elle y étoit, comment ne s'en apperçoivent- ils pas? Comment peut-on dire qu'ils ont naturel- lement dans l'ame un Axiome auquel ils n'ont jamais penfé & ne penferont peut-être jamais?
Que fi l'on difoit que par ces Impreffions
natu-
âe Mr. Locke. 3
raturelles on entend la capacité ou la faculté ds connoître ces vérités, toutes les vérités qu'an homme viendra un jour à connoître, devroient pafler pour innées; parcequ'avant qu'il les fçût il avoit la faculté de les fçavoir, auffi-bien que les principes les plus généraux. Ainfi cette grande queftion fe réduiroit uniquement à dire, que ceux qui parlent d'idées innées, parlent trés- improprement & dans le fond croyent la même chofe que ceux qui nient qu'il y en ait.
On réplique, que les hommes connoifTent ces vérités & s'y rendent, dès qu'Us viennent à avoir l'ufa^e de la raifon , & qu'il paroît par -là qu'elles étoient naturellement dans leur efprit. Mais ceux qui difent cela ne peuvent vouloir dire que l'une ou l'autre de ces deux chofes: C'efl: qu'auffi-tôt que les hommes viennent à fai- re ufage de la Raifon , ils s'apperçoivent de ces vérités; ou, que l'ufage de la raifon les leur fait découvrir. Si l'on reçoit le dernier fens, toutes les vérités que l'on découvrira par le raifonne- ment, feront des vérités innées; & il eft ridicu- le de donner ce nom ù des proportions que l'on découvre par la raifon , qui n'cfl: autre chofe que la faculté de tirer de principes connus des vérités inconnues. Si ces vérités étoient natu- rellement dans l'efprit, on n'auroit pas befoin de les tirer de principes plus connus. Si l'on dit qu'il faut entendre les fentimens vulguaires, dans le premier des deux fens que l'on a marqués, ils fe trouveront faux; car il n'efi- pas vrai que d'à. bord que les enfans commencent à fe fervir de la raifon, ils ayent aucune de ces idées. Com- bien de marques de raifon ne remarque-ton pas daiis les enfans, long-temps avant qu'ils connoif- fent cette Maxime : // eji impojfibU qu'une chofe
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improprement & dans le fond cra_\iir h même chofe que ceux qui nient qu'il y e air.
On réplique, que les homm< connoiflent ces vérités & s'y rendent, dès qus viennent à avoir l'ufagre de la raifon , & qu'il .aroît par -là qu'elles étoient naturellement dan: Inir efprit. Mais ceux qui difent cela ne peront vouloir dire que l'une ou l'autre de cesieux chofes: C'eft qu'aulfi-tôt que les hommes vnnent à fai- re ufage de la Raifon, ils s'appprçi\cnt de ces vérités; ou, que l'ufage de la raifo .'es leur fait découvrir. Si l'on reçoit le dernier*'' ns, toutes les vérirés que l'on découvrira pari- raifonne- ment, feront des vérité? innées; &ii e(l ridicu- le de donner ce nom .. des propofÎDiis que l'on découvre par la raifon, qui n'eft::utre chofe que la faculté de tirer j[kjÉ^jincipe: connus des vérités inconnues. Jùj^^^^^tés ■ nient natu- rellement dans I'et^^^^^^^H|)it ss befcin de les tirer de prin^^^^^^^^nnus qu'i le
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4 Extrait du premier Livre
/oit, & ne /oit pas en même temps? Combien n-y a-t-il pas de gens fans Lettres , & de Peu- ples fauvages , qui non feulement paffent leur en- fance fans y penfer; mais qui n'y font jamais de réflexion en toute leur vie? Ainfî, quoiqu'on dife que dès que l'on fait ufage de la raifon on s'apperçoit de ces Maximes, & on y acquiefce, l'expérience fait voir qu'en effet on ne les con- noît point avant l'âge de raifon; mais elle ne nous apprend nullement quel eft le temps auquel on commence a les connoître. On voit feule- ment que quelques perfonnes viennent à les fça- voir ea un certain temps; ce qui arrive aufii à regard de toutes les autres vérités que Pou ne frauroit regarder comme naturelles.
Mats quand il feroit vrai, que dés que l'on fait quelque ufage de fa raifon on s'apperçoit de ces vérités, on ne pourroît pas en conclure qu'el- les font innées; mais feulement que l'on ne forme ces idées abftraits, & que l'on n'entend les noms qu'on leur a donnés, que lorfque l'on eft déjà accoutumé à raifonner & à réfléchir. Voici com- me cela fe fait Les fens rempliffent, pour ainfi dire, notre efprit de diverfes idées qu'il n'avoit point; & l'efprit fe familiarifant peu- à-peu ces idées, les place dans fa mémoire & leur donne des noms. Enfuite il vient à fe repréfenter d'au- tres idées, qu'il abflrait de celles-là, & il ap- prend l'ufage des noms généraux. En cette forte, l'efprit prépare des matériaux d'idées & de pa- roles, fur lefquels il exerce fa faculté de raifon- ner; & l'ufage de la raifon devient d'autant plus fenfîbie, que ces matériaux fur lefquels elle s'exer- ce, s'augmentent. Il ne paroît point par-là qu'il y ait des idées innées, que l'on connoifîe, en
COBÎ-
àe Mr. Locke. 5
commençant à faire ufage de fa raifon. i^u-con- traire, les idées qui occupant d'abord notre e- fprit, font celles qui lui viennent par les fens, & qui font le plus d'impreiTion fur lui. Il décou- vre qu'il y a quelque difiérence entre elles, appa- remment aufli-tôt qu'il a de la rnerrioire, ou qu'il peut retenir diverfes idées. Ou fi cela ne fe fait pas déslors, les enfans apperçoivent anmoins cette différence long temps avant qu'ils ayent appris à parler, & qu'ils falïent quelque ufage de la rai- fon. Ilsfçavent, par exemple, la différence qu'il y a entre le doux & l'amer, ou que l'amer n'eft pas le doux. Un enfant ne vient àconnoître que trois & quatre font égaux à fept, que lorfqu'il eft capable de compter fept, qu'il a déjà formé l'idée d'égali- té, & qu'il fçait comment on la nomme. Alors d'abord qu'on lui dit que trois & quatre font é- gaux à fept, il n'a pas plutôt compris le fens de ces paroles; qu'il en apperçoit la vérité; nulle- ment parceque c'étoit une véritée innée, mais parcequ'avant que d'entendre ces paroles, il avcit mis dans fon efprit les idées claires & diH-inftes qu'elles fignifient. Quand on dit, que dix -huit & dix - neuf font èsraiix à trente - fept cette pro- pofition eft auffi évidente par elle-n-ême que cel- leci, un & deux font égaux à trois. Cepen- dant un enfant ne connoit pas la première fi-tôt que la féconde, non parceque l'ufage de la rai- fon lui manque; mais parcequ'il n'a pas fi-tôt formé les idées , que les mots dix-huit , dix-neuf^ & trente f pet ligniiîent, que celles qui font iigni- ûées par les mots un, deux &c trois.
Ceux qui fe font apperçus qu'il n'eft pas vrai, que d'abord que l'on a l'ufage de la raifon on coonoiiTe la vérité des Maximes que l'on ap- pelle
6 Extrait du premier Livre
pelle innées , & qui n'ont pas néanmoins voulu abandonner les principes communs, fe font ap- puyés fur cette raifon; c'efl; que dès que quel- qu'un propofe ces Maximes , & qu'on entend ce que les mots figniiîe.nt , on s'y rend. Mais Mr. Locke demande à ceux qui défendent de la forte . les idées innées, fi ce confen^ement que l'on don- ne à une propofition, d'abord qu'on l'a entendue, eft un caraftére certain d'un principe inné? Si l'on dit que non , c'eft envain que l'on employé cette preuve. Si l'on répond qu'oui , il faudra reconnoître pour principes innés une inunité de propofitions dont on reconnoît la vérité dès qu'on les entend dire, telles que font, par exemple, les propofitions qui regardent les nombres, com- me qu'un & deux font égaux à trois, deux 6? deux égaux à quatre, &c. Ce n'eft pas feule- ment dans l'Arithmétique que l'on rencontre de femblables propofitions, il y en a dans la Phyfi- qne & dans toutes les autres Sciences, comme que deux corps ne peuvent pas être en un même lieu, & un million d'autres, dont on ne peut pas douter dés qu'on les entend. Outre cela les propofitions ne peuvent pafler pour innées, que les idées dont elles font compofées ne le foient aufli; & cela étant, il faudroit fuppofer innées toutes nos idées des couleurs, des fons , des goûts , des odeurs , des figures , &c. ce qui eft tout-à-fait contraire à la raifon & à l'expérience.
On ne peut pas dire que les propofitions particulières & évidentes par ellesmêmes, que l'on reconnoît véritables dés qu'on les entend prononcer, comme qu'un & deux font égaux à trois, & que le verd n'ejî pas rouge, font re- çues comme des confequences des propofitions
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de Mr, Locke. 7
générales, que l'on regarde comme des lumières innées. Tous ceux qui prendront la peime de réfléchir fur ce qui le palîe dans notre efprit, lorfque nous commençons à en faire quelque ufige, trouveront que ces propolitions particuli- ères, ou moins générales, font reçues par des gens qui n'ont jamais penfé aux énonciations uni- verfelles que l'on croit être leurs principes, & qu'on les embrafle plutôt que les générales.
Mais outre tout cela, tant s'en faut que le confentement que l'on donne à une propofition, dès qu'on l'entend prononcer à quelqu'un , foit une marque qu'elle eft innée, que c'eft une preu- ve du contraire. Car cette manière de s'expri- ni6«- fuppofe, que des gens qui font indruits de diverfes chofes, ignorent ces principes, & que perfonne ne les fçavoit avant qu'il en eût ouï par- ler. Si l'on dit que l'on en avoit une connoiffan- ^ce implicite , auparavant; on demandera enquoi confifte cette connoillance implicite? Si l'on en- tend quelque chofe par-là, c'eft qu'avant que de les fçavoir on avoit une faculté capable de les apprendre; ce qui eft reconnoître toutes les vé- rités du monde pour innées, comme on l'a déjà remarqué.
L'EXpéRiENCE nous apprend que les enfans, les fauvages , & les perfonnes fans études ne penfent point à ces fortes de proportions; & ce- la étant, il s'enfuit de là quelles ne font point innées. Car enfin, fi elles l'etoient, elles le devroîent paroî- tre , principalement à cette forte de gens ; parcequ'ils font le moins corrompus par las coutume, par les opinions des autres , & par l'éducation. Au- cune doftrine étrangère ou nouvelle ne peut avoir effacé de leur efprit ce que la nature y auroit
gravé.
8 Extrait du premier Livre
gravé, i^infi tout le monde y pourroit apperce- voir ces vérités innées ^ comme les penfees ûes entîms paroiiîent aux yeux de tous ceux de qui ils approchent. Eux-mêmes verroient ces vérités écrites dans leurs âmes, & indépendantes de la difpofition de leurs organes, ne m;mqueroient pas, félon leur coutume, d'en parler à tous mo- mens.
II. Si les maximes fpéculstives dont on vient de parler, ne font pas reçues de tout le monde par un confentement aftucl , on peut encore bien moins l'afTurer d'aucun principe de pratioue, C'eil: ce que tous ceux qui ont quelque connoiffance de l'Hiftoire du genr* humain , peuvent fçavoir. L'une des chofes les plus univerfellement reçues, c'efi: la jujîice , qui confîfte à obferver les accords que l'on a faits, & qui fe trouve même parmi les Larrons & les Brigans. Mais il eft vifible que ces gens-là ne gardent la jullice entr'eux , que par une pure néceffité, & nullement comme un principe naturel; puifque dans le mêmie temps qu'ils font fidèles à leurs cornpagnons , ils affas- fment les pafians qui ne leur font aucun tort.
On dira peut-être que leur conduite eft con- traire à leurs lumières, qui contredifent tacite- ment la conduite des Brigans : Mais outre que la profeffion publique que ces gens font de vio- ler la juftice, eft oppofée au confentement uni- verfel, qui ainfi ne peut palier pour entier; il paroît extrêmement étrange que des principes de pratique fe terminent en fimple fpéculation.
La nature a mis dans tous les hommes l'en- vie d'être heureux, & une forte averfion pour la mifére. C*eft-là un principe de pratique qui agit
cou»
de Mr, Locke. $
conftamment, & fans difcontinnation dans tout le monde. Pliais on n'en peut tirer aucune confé- quence, pour les principes de connoiûance , qui doivent régler notre conduite; au-contraire on peut prouver par-là qu'il u'y a point de fembla- bles principes dans notre efprit; parceque s'ils y étoient, on les appercevroit, de même que l'en' vie d'être heureux, & la crainte d'être milerable.
Une autre chofe qui fait que l'on a fujet de douter s'il y a aucun principe de pratique; c'eft qu'il n'y' a aucune régie de Morale, que l'on puiiTe p^jpofer , dont on ne puifîê pas avec juftice demander la raifon : ce qui ne pourroit être, s'il }■• en avoit quelques-unes qui fuflent innées & évidentes par elles-mêmes. On croiroit defti- tués de fens commun ceux qui demanderoient, ou qui eflayeroient de rendre raifon pourqqoi il ejî impoj/ible qu'une chofe foit 6f ne foit pas en même temps. Cette Propofition porte Ces preu- ves avec elle; & fi elle ne fe fait recevoir par elle même, rien n'eft capable d'en convaincre. Mais fi l'on propofoit oette régie de Morale , qui eft le fondement de toutes les vertus qui regar- dent le prochain : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit ; fi l'on pro- pofoit, disje, cette régie à une perfonne qui n'en auroit ouï parler, & qui ferolt néanmoins ca- pable d'entendre ce qu'elle veut dire; ce pour- roit-elle pas fans abfurdité en demander la rai- fon ? Et celui qui la propoferoit ne feroit-il pas obligé d'en faire voir la vérité ? II paroît par- là que cette loi n'eft pas rée avec nous, puif- que 11 cela étoit, elle feroit claire par elle-même. Ainfi la vérité des régies de la Morale dépend de quelqu'autre vérité antérieure , d'où elle doit B ^tre
lO Extrait du premier Livre
être tirée par la voye dn raiTonnement. L'obfer- vation des Contrats & des Traitc<î eft un des plus grands & d?s plus inconreftubles devoifs de la Morale: mais fi vous demandez à un Chréden, perfu'idé des recompenfes & oes peines de l'aa- tre vie, pourquoi il tient fa parole; il vous dira que c'eft parct'que Dieu, qui eft l'arbitre du bon- heu- & du niulheur étertiel, l'a commandé. Un Hobbiflr à qui on feroit une fembh.ble demande, vou'î diruit que le Public le veut aiiiî, & que Leviathan punit ceux qui en ufent autrement. Un philofophe payen répondroit à la même que- ftion, qu'il eft deshonnéte & contraire à l'excel- lence de la nature humaine, d'être infidèle,
OxNt pourroit dire que la confcience qui nous reproche les fautes que nous commettons contre cette forte de réj^iles, eft une marque qu'il y a dans nos âmes des principes de Morale que la nature y a mis. Mais on doit remarquer que fans que la Nature n'ait rien écrit dans nos cœurs, on peut venir à la connoiflance de certaines ré- gies de Morale , par la même voye que l'on vient à la connoilTance de plufieurs autres vérités; & reconnoître ainfi que nous fommes obligés de fni- vre ces réi^les. D'autres les connoiftent par l'é- ducation, par les compagnies qu'ils fréquentent, & par les coutumes de leur Pays. Enfuite cette opinion étant une fois établi'^ , elle met en aftion leur confcience, qui n'eft autre chofe que l'opinion que nous avons nous mêmes de ce que nous faifons. Si la confcience étoit une preuve qu'il y a des principes innés, ces principes pour- roient être oppoféi les uns aux autres ; puifque les uns fe croyant être obligés en confcience de faire ce que d'autres évitent pour la même raifon.
âe Mr. Locke. il
On ne fçauroit comprendre comment les hommes pourroient vicier les Règles de la Mo- rale, avec la plus grande confiance & le plus grand calme du monde, fi elles étoient gravées dans nos âmes. Que l'on fafle réflexion fur le faccagement d'une Ville prife d'afl;<ut, & que l'on cherche dans le cœur des foldats, animés au carnage & au butin, quelques fentimens des ré- gies de la Morale. La violence, le larcin & le raeurtre ne font que des jeux pour des gens qui n'ont pas peur d'en être punis. N'y a-t-il pas eu de grandes Nations , & même des plus polies , qui ont cru qu'il étoit auffi permis d'ex* poier leurs eufans pour les laifler mourir de faim, ou dévorer par les bétes farouches, que de les mettre au monde? En quelque Pays on les enfe- velit tout vivans avec leurs mères, s'il arrive qu'elles meurent dans leurs couches; ou on les tue, fi un Aftrolûgue dit qu'ils font nés fous une mauvflife étoile. Les Mangreliens qui pro- feffent le Chriftianifme , enfeveliÏÏent leurs enfans tout vifs , fans aucun fcrupule ; ailleurs on les en- grailTe , & on les mange. Çarcilajfo de la FegA dans fon Hijîoire des Incas , rapporte que quel- ques Barbares de l'Amérique gardoient des fem- mes qu'ils prenoient prîfonnieres pour en faire des Concubines, & nourriflbient auffi délicatement qu'ils pouvoient, les enfans qu'ils en avoient, jufqtfâ l'âge de treize ans , après quoi ils les man- geoient, & traitoient, d^ ménne leurs mères dès qu'elles ne faifoient plus d'enfans. Les Toupina- bous croyoient gagner le Paradis en fe veng^int cruellement de leurs ennemis , & en mangeant le plus grand nombre qu'ils pouvoient. On pour- roit rapporter uue infinité d'exemples femblables; par où il pjroit que des Nations entières n'ont B 3 e«
12 Extrait au premier Livre
eu aucune idée des ré;^îes les plus Dcrées de la Morale; & par confequent que ces régies n'é- toient pas nées avec cps peuples. Si l'on recher- choit avec foin ces fortes de chofes dans l'hi- floire, on trouveroit, qu'excepté les d voirs fans lefquels il ne peut y avoir aucune focieté, qui font même trop fouvent négligés par les focie- tés, il n'y a aucun devoir de Morale, dont de grands Peuples ne fe foient mocqués.
Quelqu'un pourroit oppofer à cela, qu'il ne s'enfuit pas qu'il n'y ait point de régie, de ce qu'on la viole. L'objection eft bonne, lorfque ceux qui n'obfervent pas la régie ne laiiTent pas d'en convenir, & lorfqu'il y a quelque peine établie contre ceux qui la négligent. M«.»;s on ne fçau-oit concevoir qu'un peuple entier rejettât publiquement ce que chacun de ceux qui le com- pofent fçauroit être une loi; ce qui feroit. fi ies loix de la Morale étoient naturellement gravées dans l'efprit de l'homme. On peut bien concevoir que des gens feroient profcffion de certaines régies de Morale , dont ils fe moc- queroîent dans le fond de l'ame, feulement pour conferver leur réputation , & s'attirer l'eftime de ceux qui les croyent bien fondées; mais il eft încompréhenfible qu'une focif^té entière rejette & viole publiquement des Loix qu'elle eft convain- cue être juftes, & qu'elle fçait que tous ceux à qui elle peut avoir à faire, regardent comme telles» En agiftant de la forte, elle ne pourroit que s'attendre d'être le mépris & l'horreur de toutes les autres ; car peut-on s'attendre à autre chofe, en violant publiquement des régies con- nues de tout le monde, & doat on reconnoît foi-même l'équité?
On
de Mr. Locke, 13
On convient qae la violation d'une loi ne prouve pas qu'il n'y en a point; mais une per- million publique de faire tout le contraire eft une preuve que cette loi n'eft pas née avec les hora» mes. Prenons' quelqu'unés de ces Régies, qui paroifTe la plus naturelle & la plus univerlellement reçue, & voyons ce que le genre humain en a pcnfé. Il fen.ble que s'il y a quelque chofe que la nature nous apprenne , c'eft qii'il faut que les Pères ^ les Mères chérijjent ê? confervent leurs Enfnns. Si c'eft-là une réi^le hmée^ il faut ou qu'elle foit conllamnient obfervée des tous les hommf*s, ou au moins que ce foit une vérité dont t-out les hommes tombent d'accord. Mais premieremert, les exemples de la Mangrelie & du PfTou prouvent qu'il y a eu des peuples qui ne l'ont point obO-rvée; & fans aller fi loin, les Romains & les Grecs qui étoient infiniment plus éclairés, expofoient communément les enfans dont ils éroient embarraiTés. En fécond lieu, on ne peut pas comprendre que ces paroles renferment un devoir, fi on les regarde comme une loi; & une loi ne peut pas erre fans Légiflateuf, u fans recompenfe & fans peine : deforte qu'on ne peut fuppofer que l'idée d'un devoir foit innée ^ fans fuppof r que les idées d'un Dieu, d'une loi, d'une autre vie, foient aufiî nées avec nous. Il n'eft pas befoin de remarquer qu'en cette occafion une Nation entière ait agi fuivant les pratiques que l'on a rapportées; il n'y avoit point de peine à craindre dans cette vie; pour ceux qui n'ob- fervoiet.t pas les devoirs qui leur font oppofés.
Les principes qui mus font agir font en notre volonté; mais ils font fi éloignés de pou- voir palier pour principes de Morale, que fi on B 3 là-
14 Exttûit du premier Livre
îâchoît la bride à fes defirs, ils feroient violer tout ce qu'il y a de plus iaint au monde. C'eft pourquoi 6n a établi des loix pour les arrêter, par le moyen dts recompenfes & des peines, qui contrebalancent la fatisfaétion que l'on pour- roît trouver à fe laifler emporter à fes defirs. Si donc quelque chofe étoit gr.ivé dans l'efprit de l'iiomme comme une îoi,ilfaudro:t que tous les hom- mes en enflent une ccnnoilTunce certaine. & qu'ils ne pufTent étouffer qu'une peine inévitable fera le partage de ceux qui violeront cette Loi. Mais les hommes ont ignoré & ignorent égale- ment, parmi diverfes Nations ,& les devoirs que la Morale prefcrit, & les peines que fouftriront ceux qui les auront violés.
Ce feroît inutilement que l'on oppoferoit à de fi fortes raifons, ce que l'on dit quelquefois, que la coutume & l'éducation peuvent obfcurcir ces lumières naturelles, & enfin les éteindre tout- à-fait. Si cette réponfe étoit bonne, la preuve tirée du confentement univerfel du geiire humain feroit nulle; à moins que ceux qui parlent ain- fi ne s'imaginent que leur opinion particulière, ou celle de leur parti, doit pafler pour un con- fentement générai; comme il arrive à ceux qui fe croj^ant les feuls arbitres du vrai & du faux, ne comptent pour rien les fuffrages de tout le ïefle du genre humain. Le raifonuement de ces gens-là fe réduit à ceci: ,,Les principes que tout „Ie genre humain reconnoît pour véritables , font ^^innés; ceux que les perfonnes de bon fefls re- ^connoifîent, font admis par tout le genre hu« „main; nous & ceux de notre parti fommes des ^gens de bon fens: donc nos principes font in- „nès. C'eflJà aller tout droit à l'infaillibilité.
Outre cela* fi la coutume & la mauvaife
édU'
ai Mr. Locke. 15
éducation effacent de notre efprit ces principes, c'eft envain que l'on en vante la force & la clar- té. Le genre Ininnain fe trouvera auffi embar- raffé, avec ces notions chancelantes & incertai- nes, que s'il n'en avoit point. Si une Nation prend pour lumière naturelle ce qui ne l'eft point, au rejette ce qui l'eft; cette variété frule eft capable de nous ravir tout le fruit que nous prétendrions tirer de ces principes. J'avoue qu'on peut ê^re très-afluré que l'on a regardé com- me des vérités des chofes trés-fauflesj mais ces fauflVtés , quelqu'oppofées qu'elles fuffent à la raifon , ont été fouvc-nt reçues par des gens de bon efprit en toute autre chofe, & av.'c une fi grande opiniiitrcté , qu'ils auroient plutôt perdu la vie que d'y renoncer, ou de permettre qu'on vînt à les contefter.
Quelque étrange que cela psroiffe, c'eft ce que l'expérience nous apprend cunfiamment-; & l'on n'en fera pas fi fort furpris, fi l'on confidére p.ir quels degrés il peut arriver que des doftri- nes, qui n'ont pas de meilleures reflources que la fuperftition d'une nourrice, ou l'autorité d'uDe vieille femme, peuvent devenir par la longueui' du temps, & le confentement des voifins, des principes de Riligon & de Morale. Ceux quJ veulent bien élever leurs enfans, leur infpirent, dès qu'ils commencent à entendre ce qu'on leur dit, les fentimens qu'ils jugent véritables; & les efprits des enfans é^ant fans connoiflance, font comme un papier blanc, fur lequel on écrit fana confufion quelques caraftéres que l'on veut; ils prenent très-facilement les impreflîons qu'on leur veut donner. Enfuite ils y font confirmez, foifc par la profefiîon ouverte , ou le confentement B 5 tad-
I $ Extrait an premier Livre
tacite de ceux panTii lefquels ils vivent; foît pap l'autorité de ceux pour qui ils ont de l'eftime, & qui ne permettent pas que l'on parle jamais de ces' doftrines, que comme des fondemens de la Religion & des bonnes mœurs, Ainfi pen-à» peu elles palïent pour des vérités incontellables, évidentes & nées avec nous.
Il arrive même fouvent que ceux qui ont été élevés dans certains fentimens, venant à fiiire réflexion fur eux-mêmes, & ne trouvant rien dans leur efprit de plus vieux que ces opinions qui leur ont été enfeignées avant que leur mé- moire tînt, pour ainfi dire, regiftre de leurs aftions & ne marquât la date du temps auquel quelque chofe de nouveau commençoit à leur pa- roître; ils s'ima^inf^nt que ces penfées dont ils ne peuvent découvrir en eux la première fource, font alTûrément des impreffions de Dieu & de la nature, & non des chofes qu'on leur ait ap- prifes,
C'aST ce qui paroîtra três-vraifemblable & prefqu'inévitable , fi l'on fait réflexion fur la nur ture de l'homme, & fur la confi:itution des affaires de cette vie. La plupart des hommes font obli- gés d'employer prefque tout leur temps à travail- ler à leur profefiion pour gagner leur vie, & ne fçauroient néanmoins jouir de quelque repos d'e- fprit, fans avoir des principes qu'ils regardent comme indubitables, & aufquels ils acquiefcent entièrement. 11 n'y a perfonne qui foit d'un efprit fi fuperficieî, ou fi flotant, qu'il n'ait quel- ques propofidons qu'il tient pour fondamentales, & fur lefqnelles il fonde fes raifonnemens. Les uns n'ont ni allez d'habileté ni afiez de loifir pour les examiner; la parefle eo empêche les
au-
àe Mr. Locke, 17
ffutres; il y en a même à qui l'on a dit depuis leur enfance, qu'ils fe dévoient bien garder d'en- trer en aucun examen; deforte qu'il y a peu de perfonnes que l'ignorance, la foiblefîe d'efprit, les dilrraftions , la pareiTe, l'éducation, ou la lé- gèreté n'engagent à embrafler les principes qu'on leur a appris, fur la bonne-foi de ceux qui les ont propofés, C'eft-là l'état ou fe trouvent tous les enfans & tous les jeunes gens ; deforte qu'il re faut pas s'étonner fi dans un •l'^e plus avancé, où ils font ou embarraffés des affaires de la vie , ou attachés aux plaifirs, ils ne penf?nt jnmais l'érieufement à examiner les opinions dont i!s font prévenus, partrculierenient fi l'un de leurs prin- cipes efr, que cet examen eft dangereux. Mais fuppofé même que l'on ait du temps, de l'efprit & de l'inclination pour cette recherclse; qui eil- ce qui ofe ébranler les fondemens de tous ^es raifonnemens & de toutes fes aftions pafTées? Qui peut foûtenir une penfee aufîî mortiiianLe, qu'eft celle de foupçonner que l'on a été pendant fi long-temps dans l'erreur? Combien de gens y at-il qui ayent affez de hardieiTe & de fermeté, pour envifager fans peui- les reproches que l'on fait à ceux qui ofent s'éloigner du fentiment de leur Pays, ou du parti, dans lequel ils font nés? Il faut fe réfoudre à efTuyer les noms de Pyrr- honien, de DéÏÏte, d'Athée, &c. fi l'on témoigne feulement que l'on doute des opinions con^aïu- nes; & ce n'eft pas encore là le tout, il faut s'attendre à être ruïné; & fouvcnt à perdre la vie, fi l'on ne veut pas prendre parti, avar?t que l'on foie pleinement convaincu par des lumières claires, de ce qui cfi: le plus véritable. Après cela doit-on s'étonner fi l'on fait des jugemens précipités ? Quels Juges ne prenonceroic pas tou- B 5 les
! 8 Extrait du premier Livre
tes les Santeno-es que l'on voudroît, & !e plus proni' ptement qu'il leur feroit poifible, fi en balançant, & voulant attendre d'érre bien înftruits, ils ne voyaient pocr recompenfe de leur équité que l'infamie, la mifére, les fupplices & la mort?
Il efi: aîfé de s'imaginer comment tout cela porte les hommes à adorer les Idoles qu'ils ont faites eux-mêmes, & à regarder comme des vé- riiés divines, les plus grandes abfurdités. Quel- ques-unes des difficultés quo i'on vient de dire, Tuffi- fent pour jetter prefqu'inévitablement dans l'er- reur; trouvent l'on ell affiégé par la plus grande partie de ces maximes, & même par toutes, furtout fi l'on eft d'une condition à faire quelque fij^ure dans le monde, où il arrive de-plus que l'on trouve de très-grands avantages à fuivre fans examen les opinions vulgaires.
lïL On fera encore plus convaircu qu'il n'y a point de vêiités innées, fi l'on fait un peu de réflexion fur une chofe que l'on a déjà touchée en pafr?»nt. C'eft que toute propofition étant com- pofée au moins de deux idées, dont elles expri- ment le rapport, fi nous connoifiions naturelle- ment quelque propofition, nous aurions auffi une coîinoisfance naturelle de fes idées. Or fi nous confîdérons les enfans qui font nés depuis peu , nous y trouverons peut-être les idées de la faim, de la foif, de la chaleur, de la douleur, parce qu'ils ont fenti tout cela dans le fein de leurs Mères ; mais il n'y a nulle apparence qu'ils ayent aucune des idées qui répond aux termes des Propofitions générales. S'il y a quelque Prin- *ipe naturel, félon ceux qui les reçoivent, c'eft
celui-
êe Mr. Locke. 19
celui-ci que l'on a déjà rapporté, qu*une chofe ne feitt pas être & n'être pas en m'èmi temps. Cette? Proportion renferme les idées à'impoljibilité & d'identité que perfonne affurément r.e prendra pour des idées in/téss.. Qui pourroit perfuader qu'un enfant fçait ce que c'eft qu'impollibilité & identité, avant que de fçavoir ce que c'eft que blanc ou noir, doux ou amer? Ces mots mar- quent au contraire des idées, qui bien loin d'être naturelles, demandent une grande attention pour les former; & qui font û éloignées des penfées de l'enfance que l'on auroit de ]ï> peine à les trouver dans bien des liommes faits, fl on les éxaminoit là-deiTus.
Si l'idée d'Identité eft naturelle & fi claire que les enfans même l'ont préfente à i'efprit, un homme n'y feroit pas fans doute erabarraffê. Que l'on demande donc à un Vieillard, fi l'on veut, fi un homme qui eft une créature compo- fée de corps & d'aine, eft le même îorfque ion corps eft changé? Euphorbe ^ Pt/tliagore , le Coq dans lequel fon ame pafia enfuite, étoit-ce le même ? Il paroîcra par l'embarras où il fera , que l'idée d'Identité n'eft pas fi claire que l'on croit, & par confequent qu'elle n'eft point née avec nous. Les Pythaf^oriciens auroient répon- du qu'oui, & une infinité d'autres diroient que non. Peut-être que l'on répliquera que la Mé- tempfycofe n'étant qu'une chin.ére, la qucftion que l'on vient de propofer 1,'eiï qu'une fpécuîa- tion. Quand cela feroit, on ne laiileroit pas d'en pouvoir conclure que l'idée d'Identité n'eft pas naturelle. Mais on trouvera que cette que- ftion n'eft pas fi creufe qu'elle paroît d'abord , fi l'on fait réflexion fur la Réfurredion des Morts,
où
ao Extrait du premier Livre
où Dieu fera fortir du tombeau les mêmes homme5 qui feront mores auparavant, po^jr les juger fslon qu'ils auror t bien ou inal fait dans cette vie. Il faudra méditer avec alTez d'applica- tion pour trouver ce qui fait le mêmt homme, & en quoi l'Identité confifte; & l'on ccrr.prendra aifement que les enfans ne fçavent ce que c'eft. On jugera peut-être d'abord que l'Identiré de la matière dont les corps des hommes auror.t été compofés, faffit pour les appeller les mêmes corps; mais comment répondra-ton à cette qutftion? Si une cloche s'êcoit rompue, & que l'on jettât le même métal dont elle étoit faite dans un four- neau pour le fondre, le rafHner, & en faire de nouveau une cloche, feroit-ce la même cloche? Selon le lanf^age commun, c'en feroit une autre. Ainfi, à moins que d'abandonner l'ufage comm^un, il faudroit dire que ce ne feront pas les mêmes hommes qui reûufciteront, puifqu'ils n'auront pas les mêmes corps. On aimera mieux corriger rexpresfion commune; mais quoiqu'il en foit, on peut juger par-la, que l'idée û* Identité n'efi; pas une idée fi diftinéte que tous les hommes en conviennent.
Mr. Locke fait encore voir dans ia fuite de ce Chapitre, qu'on ne peut pas dire que ces Axiomes: Le tout eft plus grand que fc partie: On doit honorer Dieu: U y a un D t e u , quoique de la dernière é^'idence, foient des prin- cipes innés. Oo ne rr.pportera pas ce qu'il dit, parce qu? l'on p?ut alTez connoître fa méthode, & les principes fur lesquels il fe fonde, par les échantillons que l'on vient d'en rapporter. Def- cartes & fes Hifciples , qui ont le plus fortement foûtenus que l'idée de Djeu étoit innée, fem-
bîent
de Mr. Locke.
21
blent n'uvoir pas bien compris ce que ce mot vouloit dire: & fi ceux qui lifent J'ur'; Ecrite y prennent garde, ils s'appercevront qu'ils varient écrangement dans l'idée qu'ils attachent à ce mot,-& qu'ils le prennent le plus fouvent dans un fens trés-impropre.
Fin du premier Livre.
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CHAPITRE I.
Des Idées engénéraly & de leur Origine.
M'AppEt,i.E ïû??^ tout objet qui occupe l'efprit ^i-*'^ lorqu'il peufe. On m'avouera fans peine, que l'homme trouve en lui-même de telles idées. Il n'y a perfonne qui n'en ait le fentiment intéri- eur, & qui ne puisfe juger par les paroles & par les aftions des autres hommes, qu'ils en ont de femblables. Ainfî la première queftion qui fe préfente à examiner, c'eft, comment l'iiomme vient à avoir des idées.
Quelques perfonnes tiennent pour vérité in- conteftable, que l'homme naît avec certains ^rzM- (ipes innés , certaines notions primitives , certains
Des Uhs en gétiéral^ îf àe îfc. 23
cara&éres * qui font comme gravés dans fon ame <3è^ le premier moment de fon éxiflence. J'ai examiné ce fentiment, & je l'ai réfuté au long dans le premier Livre de cet EJj'ai; jy renvoyé le Lefteur qui veut être inftruit à fond fur cett» matière.
P/Iais fans recourir à ce que j'y ait dit, j'e- fpf-re qu'on prendra parti contre cette hypothéfe des Principf>s innés, après qu'on aura vu dans la fuite de ce Livre : Que les hommes peuvent ac- quérir toutes les comioilTances qu'ils ont, & ar- river même à une entière certitude fatis le fecours d'aucun de ces principes; muis par le firople u- fage de leurs facultés luiturdles. Il feroit abfnrde de foûtenir que Dieu, par exemple, a imprimé l'idée des couleurs dans l'efprit d'une créature à qui il a donné la pnifîance de les recevoir par l'imprelTion des objets extérieurs fur fes yeux. Or il ert raifonnable de former la même conclu- fion à l'égard de toutes nos autres connoiflances» Je vais donc montrer par quels moyens & par quels degrés toutes nos idées nous viennent dans l'efprit. Et j'appelle de tout ce que je dirai, à l'expérience & aux obfervations de chaque homme en particulier.
Je fuppofe donc que l'ame au eommence- ment de fon éxifrence el^ comme une table rafe , fans idées , fans caraftéres , & que c'cft par YEx- pêrience feulement qu'elle acquiert Ce grand nom- bre d'idées & de comioitVance qu'elle a dans la fuite. Cette Expérience efl: appellée Sensa- tion, lorfqu'elle nous fait reûfentir l'aiftion des objets extérieurs & fenfiblec. Par cette Voye
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24 T)es làkts €11 ^nhaîy -■
nous avons les idées an froid, du chaud ^ da doux, de l'amer, des couleurs, & de toutes les qualités communément nommées Jenfibles , parce qu'elles entrent dans l'ame par les fens; & on nomme cette même expérience ReFLéxioN, quand elle nous fait réfléchir attentivement aux opéra- tions de notre ame. Parla nous viennent les idées àe perception , penfre , doute , volonté, raifonne- ment. Àinfila Senfation & la Réflexion font les feules fources où notre Entendement puife tou- tes les idées, quelque grand qu'en foijt le nom- bre, quelqu'infinie qu'en foit la variété: Les cho- fes matérielles & fenfîbles lui fourniffent les objets de la Senfation , & les opérations de Pefprit les objets de la Réflexion.
Il eftbien évident que ce n'eft que par de- grés infenflbles que les enfans acquièrent les idées des objets qui leur font les plus familiers : mais comme ils font d'abord après leurs naifiance en- vironnés d'objets qui affectent leurs fens continu- ellement & en diflérentes manières, une grande diverfité d'idées fe trouve gravée dans leur Ame, foit qu'ils le veuillent, foit qu'ils ne le veuillent pas : & pour cette raifon on ne fe refîbuvient pas du temps où on a reçu chacune de ces idées. Quelquefois pourtant il arrive que certains objets peu communs fe préfentent fi tard à l'e- fprit, qu'on peut aifément fe rappeller le temps où on a connu ces objets pour k première fois. Et je penfe pour moi qu'on pourroit élever un enfant de forte qu'il n'auroit que fort peu d'idées, mê- me des plus communes, avant que d'être arrivé à la perte6hion de l'âge.
Pour les opérations de l'Efprit, les enfans n'en ont les idées qu'alTez tard, & de certaines
per-
^ de leur Origine, Liv. II. 15
perfonnes n'en ont jamais des idées dîflinftes, La railbn en eft, que ces opérations, quoique fouvent répétées dans leur ame, n'y font toute- fois que comme des images paflagéres , qui n'y font pas des impreffions affez fortes pour y laif- (er des idées claires & durables. L'efprit n'a «Jonc aucune idée de fes opérations , jufqu'à ce qu'il fe plie fur lui-même, qu'il réfléchiAe fur fes opérations, & quil en- faiTe ainfi l'objet de f«fi contemplations»
On peut dire que l'homme commence à avoir des idées dés qu'il apperçoit ; car avoir des idées & appercevoir c'eft la même chofe. Certains PhiJofophes néanmoins foûtiennent, que l'ame penfe toujours, ou qu'elle a une perception actu- elle d'idées auffi longtemps qu'elle éxifte ; & par confequent que la penfée aftuelle eft aulîi inféparûble de l'ame , que l'étendue" l'eft du corps. Mais pourquoi feroit-il plus néceflaire à l'ame de penfer toujours, qu'il ne l'eft au corps d'être toii- jours en mouvement? Car je pofe quel la percep- tion des idées eft à l'ame ce que le mouvement eft au corps; c'eft-à-dire, que cette perception ne fait point l'eflence de l'ame , mais quelle n'en eft qu'une opération: d'où il s'enfuit que bien que la penfée foit l'aftion la plus propre de l*ame, il n'eft pourtant pas néceflaire de fuppofer qu'elle penfe toujours, ni qu'elle foit toujours en action. C'eft- là peut-être-le Privilège de l'Auteur & du Con- fervateur de toutes chofes. Infini dans fes per- fections, il ne dort, il ne fommeille jamais ; mai» cette qualité de penfer toujours ne fçauroit con- venir à un Etre fini. Nous fcavons par l'expéri- ence, que nous penfons quelquefois; c'eft donc une coufequence infaillible d'en inférer qu'il y a C en
26 Des Idées en général, de leur ^c.
en nous une fubftance qui penfe. Mais de fcavoir fi cette fubftance penfe continuellement ou non, c'eft de quoi nous ne pouvons être affùré* qu'au- tant que l'expérience nous l'apprend.
Je voudrois bien demander à ceux qui pro- noncent fi hardiment que notre ame penfe tou- jours, comment ils le fçavent, & par quel moyen ils peuvent être affurés qu'ils penfent au temps qu'ils n'apperçoivent pas leurs penfées? Ce qu'ils peuvent répondre de plus plaulible, c'eft qu'il eft polFible que l'ame penfe toujours, quoique peut-être elle ne confcrve pas le fouvenir de tou- tes fes penfées. Mais n'eft-il pas également pof- (îble qu'elle ne penfe pas toujours? Ncft-il pas même plus probable de dire quelquefois elle ne penfe pas, que de dire qu'elle penfe fouvent pendant un temps confidérable, fans qu'elle pu- iffe pourtant un moment après fe rappeller aucu- ne de fes penfées.
Je ne vois donc aucune raifon pour me perfuader que l'ame penfe avant que les fens lui ayent acquis des idées fur lefquelles elle puilTe penfer; mais au contraire je conçois fort bien, qu'à mefure qu'elle s'exerce fur les idées qu'elle a acquifes par les fens & que la mémoire a re- tenues , elle perfeftiontie fa faculté de raifonner & de penfer en différentes manières ; & qu'en- fuite combinant ces mêmes idées, & rétléchillant fur fes opérations, elle au^^mente fes connoilTan- ces aufll bien que fa fàcilicé à fe relToaver.ir, à imaginer, à faifonner, & à produire d'autres mo- difications de la penfée.
CHA-
27
CHAPITRE II.
Des Idées Simples,
Nos Idées fo fitnples , les
font de deux fortes, les urîes
fitnples , les autres compofées : l'Idée fimpîe , c'ejl une rcprcfentation nnifonne d'ans l'ame , qui ne peut être diftingiièe en différentes idées. De cette nature font toutes les idées des qualités fenfibles, qui entrent toutes par les fens d'une maniera fimple &- exempte de tout mélange, bipn que les qualités qui les produifent foient tellement unies & mêlées dans les chofes elles- m?mcs, qu'on ne puilTe ni les féparer , ni conce- voir qu'il y ait de réparation entr'elles. Ainli, quoique la main fente par le feul attouchement, la molleffe & la chaleur du même morceau de cire; cependant ces idées fimples de molleffe & de chaleur font aulH diftinftes que fi elles ve- noient par divers fens.
Lorsque l'cfprit a fait une fois provifion d'un certain nombre d'idées fimples , il a la puisfance de ks répéter, de les comparer enfemble, & en les alliant avec une dîvfrfité infinie,, d'en former de nouvelles idées complexes, félon qu'il le trouve à propos; mais il n'ell: pas au pouvoir de l'efprit le plus vafte de former une feule idée fimple, iii d'en détruire- une de celles qu'il a déjà.
Ca CHA-
28
CHAPITRE III.
Des Idées qui nous viennent par un feul Sens,
Nos idées confidérées par rapport aux diffé- rentes manières dont elles entrent dans l'ame , font de quatre efpeces différentes : Quel- ques-unes nous viennent par un feul fens, d'au- tres par plus d'un fens, d'autres par la Réflexion, d'autres enfin par toutes les voyes de la Sen- fation & de la Réflexion.
II. y en a donc qui n'entrent dans l'ame que par un fens difpofé précifement à la recevoir; ainfi les Couleurs n'entrent que par les yeux , les Sons que par les oreilles, les Odeurs que par le nez: Et fi l'on perd quelqu'un de ce* organes, il ne refte plus de moyen pour avoir les idées qu'on recevoit par fon canal.
Il ferait inutile de faire l'énumération de toutes les idées fimples particulières à chaque fens; on n'y pourroit pas même réiiffirj car nous manquons de termes pour les exprimer toutes.
CHA-
29
CHAPITRE IV.
De la Solidité.
PARCEQUE l'idée fîmple que noui recevons par l'attouchement, & qu'on nomme Solidité^ fait partie d'un grand nombre de nos idées com- plexes , il efl à propos d'en parler un peu au long. Nous acquérons l'idée de la Solidité , en obfervant la réfiftance par laquelle un corps em- pêche un autre corps de prendre pofleflîon de fa place jufqu'à ce qu'il l'ait abandonnée. La Sen- fation n'excite en nous aucune idée plus confiante que celle-ci. Dans quelque fituation que noua puiffions être , nous (entons quelque chofe qui nous foûtient, & qui nous empêche d'enfoncer fous nos pieds,
A cette idée que je viens de nommer Soli- dité, on donne fouvent le nom à' impénétrabilité; mais le premier de ces termes me paroît plus propre pour exprimer cette idée : il emporte quelque chofe de plus pofitif que le fécond, qui eft purement négatif, & qui n'exprime qu'une idée, qui peut-être eft plutôt une fuite de la So- lidité que la Solidité même.
Il femble que la Solidité foit la propriété la plus eflentielle au corps , & celle par où l'on conçoit qu'il remplit l'efpace; c'eft-à-dire, que par tout où nous concevons quelqu'efpace occupé par une fubftance folide, nous concevous aufîî que cette fubftance occupe cet efpace, de mani- ère qu'elle en exclut toute autre fubftauce folide; C 3 fa
30 De la Soliâite. Liv. îî.
fa réilftance eft telle, quil n'y a ancnne força capable de la furmonter. Quand tous les corps de l'Unirers prefleroient de tous côtés une goiite d'eau; tant que cette cloute d'eau reftera au milieu d'eux , ils ne pourront jamais vaincre la réfi/lance qui les empêche de s'approcher les uns des autres.
Selon ces Principes la Solidité difiere du piir- efpace, en ce que l'efpace pur eft incapable & de réfifter & de fe mouvoir. Elle difTére de la dureté, en ce que la dureté n'eft que l'union forte de certaines parties folides de la matière, lefquelles compofant des maffes d'une groiïeur fenfible ne changent pas aifément de figure. Eè en effet, on n'appelle les corps durs ou mous que par rapport à l'imprefilon qu'ils font fur nous. Ceux-là font nommés durs qu'on ne peut faire changer de figure qu'en les preffant avec violen- ce ; & ceux-là mous , dont on dérange les par- ties par un fimple attouchement. La difficulté de faire changer la fituation des parties d'un corps extrêmement dur, ne le rend pas plus fo- lide que n'eft le plus moul. Le diamant, quel- que dur qu'il puiiTe être, n'a pas plus de folidité que l'air & l'eau ; ce dont on peut fe convaincre par la réfiftance que font l'eau & l'air dans quel- que chofe de fouple ou qui prête.
Par ces idées il efl: évident qu'on peut di- ftinguer l'étenduF du corps de l'étendue de l'e- fpace. La première eft une union étroite , 6i* une continuité de parties folides, divifibks & capa- bles de mouvement: La féconde, une continuité de parties non folides, indiviftbks & incapables de mouvement. J'entrerois volontiers dans le fentiment d'un grand nombre de perfonnes qui
«roy^
De la Solidité Liv. lï. 31
eroyent que l'idée de l'efpace pur eft trc^s-diffé- rente de celle de la folidité. Ils fe perfuadent qu'ils peuvent penfer à l'efpace, fans fonger à quoique ce foit en lui, qui foit capable ou de faire réfiftance, ou de poulTer quelqu'autre corps; & d'un autre côté , fe repréfenter , féparénient de l'efpace , quelque chofe qui le remplit, & qui peut poullcr les autres corps & leur rcfi{ter» J'ai en effet une idée aufil claire de la diftance qui fépare les parties oppofées d'une furface con- cave, foit que je conçoive folides ou non folides les parties de cet entre-deux,
Si quelau'un me demande ce que c'eft donc que la folidité, je le renverrai à fes fens pour s'en inftruire, il le fçaura, s'il s'efforce de join- dre les mains après y avoir renfermé un caillou.
Au refte , c'eft de la folidité des corps que dépendent leur impulûon mutuelle & leur réfiftance.
CHAPITRE V.
Des Idées fimpïes qui viennent par divers Sens,
IL y a' des idées qui nous viennent par plus d'un fens, comme les idées de l'efpace, de l'étendue, de \a fgure , du mouvement & du re- pos. Nous les recevons par la vue & l'attouche- ment.
C 4 CHA-
32 *^':^r^^^~
CHAPITRE VI.
Des Idées Jimples qui viennent par la Réflexion,
luELQUES autres de nos idées tirent leur origine de la Réflexion feulement; ce font lesTuées touchant les opérations de notre ame. Les principales de ces opérations font la Percep^ lion ou l'aftion d'appercevoir; le Foulair ou l'a- ttion de la volonté. La Volonté & V Entendement font les deux puiil'ances qui produifent ces opé. rations. On appelle également ces deux puilTan- ces du nom de Facultés.
Je rapporte à ce Chapitre les modifications 'de la Tpenjèt.
CHAPITRE Vîl.
Des Jàés jimples qui nous viennent par la Senjaîion & par la Réflexion,
^ES idées de plaip.r , de douleur, de puis- fance i d'éxijience, d'amitié Se àe j'uccejpon ^ nous viennent également par la Senfation oa par la Réflexion.
Le
Dts laies Simples. Liv. II.. 33
Le plaifir & la douleur accompagnent pref- que tontes nos fenfations , auflfi-bien que toutes les acrions ou les penfées de notre ame. Plai/ir & douleur , c'eft félon moi tout ce qui nous de' le&e , ou tout ce qui nous incommode, foit que cette délégation ou incommodité vienne des pen- fées de l'ame ou de l'aftion de quelque chofe fur nos corps. Et du refte je tiens que ce qu'on appelle d'un côté, jot/e , fati s f action , plai- Jir , félicité ; & de l'antre , inquiétude , trouble , tourment, niifere, ne font que des différens de- grés ou de plaifir ou de douleur.
L'Auteur & le Confervateur de notre Etre a attaché ou du plaifir ou de la douleur à cer- taines penfées & à certaines fenfations. Pour- quoi? C'eft afin de nous porter à penfer, à agir, & à nous mouvoir. Sans ce plaifir & cette dou- leur nous n'aurions aucun fujet de préférer une- penfée à une autre, ni le mouvement au repos; & ainfi quoique doués des puifTances de l'enten- dement & de la volonté, nous ferions des créa- tures entièrement inaftives, nous palTerions notre vie dans une léthargie continuelle.
Il y a une chofe digne de toute notre con- fidération; c'èft que les mêmes objets ks mêmes idées qui donnent du plaifir ^ nous caufent très- foi'.vcni de lu dcv.leur. Que cette grande proxi- miié du nj:iifir à la douleur fait adm.irer la f?.geffe &: la bonté de notre Créateur! Pour conferver notre Etre , il a joint le fentiment de la douleur à Vimpreffon que fait fur nos corps un grand nombre de chofcs; afin qu'avertis du mal qu'elles peuvent nous caufer, nous fongeaffions à les évi- ter: mais pour conferver dans leur perfeftion C 5 cha-
34 jDtf/ Ukes Simples, Liv. II.
chaque partie & chaque organe de nos corps, il a attaché de la douleur à ces mêmes fenfations qui nos caufent quelquefois du plaifir, & il • voulu que la chaleur, par exemple, qui dans un certain degré nous efl- fi agréable, nous caufât ÛQs douleurs extraordinaires, quand elle s'aug- mente quelque peu plus. Y a-t-il rien de plus fage que cette loi de la nature, qui fait que lorfqa'un objet, dont peut-être nous attendons du plaifir, met en defordre par la violence de fon imprefilon, les organes de notre fenfatîon, dont la (Iruclure ne peut être que fort délicate. Nous forames avertis par la douleur que nous caufe cette imprefilon , de nous éloigner de cet objet avant que nos organes foient te ut-à-fait dérangés, C'eft-h\ le but pour lequel Dieu a attaché de la douleur à de certaines fenfations. On n'en doutera plus fi l'on confidére, que quoique nos yeux ne puiffent pas fouffrir une lumière bien vive: cependant la plus grande obfcurité ne les bleffe abfolument point, parcequ'elle ne peut eau- fer aucun dérangement dans les organes admira- bles de l'œil ; mais un froid excefïïf nous caufe de la douleur, tout comme une chaleur exceiTive, parce que l'un & l'antre font également capa- blés de détruire l'œconomie de notre corps, la- quelle eft néceifaire à la confervation de notre vie.
Une autre raifon pourquoi D i e xr a annexé & allié difTérens degrés de plaifir & de douleur aux impreiilons des objets fur notre ame, c'eft afin que trouvant de l'amertume & un manque de fatisfaftion parfaite dans les plaifirs que les créatures peavent donner, nous cherchions notre bonheur dans la poflefiion de celui avec lequel il y a rajfafiement de joye, & à la droite duquel il y a des pJaiftrs pour toujours. Peut-
Des laces Simples. Liv. ÎI. 3J
PEUT-être que ces réflexions ne nous don- nent pas fur le plaillr & la douleur des idées plus claires que ne fait l'expérience: mais elles fervent à nous infpirer des juttes fcntiniens fur la Sagefle & la Bonté du Soiiverain Difpenfatcur de toutes chofes. Cette digrcffion ne convient pas mal aa but de cet EJJai; car la connoiflunce & la vénération de l'Etre fupréme doit être tou- jours la principale fin de nos recherches, & la véritable occupation de notre efprit.
L'Existence & VUniic font deux autres î- dées que peuvent exciter en nous chaque objet extérieur & chaque idée intérieure; car l'idéf de réxiftenc® nous vient, & du fentiment que nous avons de l'éxiftence de quelqu'idéo dans notre efprit, & du jugement qus nous faifons qu'il y a des chofes hors de nous, & par confequent qui éxiftent par elles-mêmes. Pour l'Unité nous en avons l'idée par la confidération de chaque chofe unique, n'importe que ce foit un Etre réel ou fimplement une idée.
La Puijfance eft encore une idée qu'excite en nous & la Réflexion & la Senfation. Nous l'acquérons également, foit en obfervant que nous penfons & que nous mouvons différentes parties de notre corps, foit en remarquant les effets que produifent les corps les uns fur 'e.; autres.
J'en dis de même touchant la SucceJJton.*
CHA-
* Voyez le Chap. XTV. de ce Livre , oit cette matière ejl expliquée au long.
3^
CHAPITRE VIÎI.
Autres Conjîderations fur les Idées Jtmples,
Il OUT ce qui peut exciter quelque percep. -"- tion dans notre efprit, y doit par la même'mifon exciter une idée fimple, laquelle nous confiderons toujours comme réelle & comme pofitive, quelle qu'en foit la caufe. Ainfi nos idées de chaleur, de froideur, de lumière ^ de ténèbres , de mouvement & de repos , &c. font pofitives, bien que néanmoins quelquesunes de leurs caufes ne foient que de pures privations.
Par confequent ce n'efl: pas par l'attention qu'on fait à ces idées , en tant qu'elles font dans l'efprit, qu'on peut découvrir les caufes qui les ont produites; ce ne peut être que par l'éxamenfurla nature des chofes qui font hors de nous. Le Peintre & le Teinturier ont des idées auffi diftinftes du blanc & du noir que le Philofophe; mais c'eft le Philofophe qui j<echerche la nature & l'arrange* ment des particules qui forment ces couleurs.
Une caufe privative peut exciter une idée pofitive; ceh eft évident par Nombre, qui n'étant autre chofe qu'une abfence de lumière, fe fait très-bien diftinguer, & produit par confequent une idée claire & pofitive. J'en explique ainfi la raifon. De même que la fonfation eft caufée en nous par les différens degrés, ou les diffé. rentes déterminations du mouvement de nos e-
fprits
j^utres Confidérations fur h s ÎSTc. 37
fprits agités diverfement par les objets extérieurs; ainfi la diminution de ce mouvemt nt doit pro- duire une nouvelle fenftition & une nouvelle i- dée, aulîi néceffliirement que la variation & l'au- gmentation de ce mouvement: Nous avons même des termes négatifs qui n'expriment pas directe- ment des idées pofitives, mais bien l'abfence de ces idées. Tels font les mots d'injipide & de ftlence , qui défignent des idées poficives fçavoir le goût & le fon, avec leur abfence ou leur pri- vation.
Pour avoir une plus grande intelligence fur cette matière, il ne fera pas inutile de diftinf^uer ici deux chofes trés-diftinftes, qui font les idées en tant quelles font des perceptions dans l'efprit, & en tant qu'elles font des qualités dans le corps, ou (ce qui revient au même) en tant qu'elles font des modifications de la matière qui caufe ces perceptions. Cette diftinftion eft né- cefîaire, de crainte qu'on ne fe figure que nos idées confidérées au premier égard, font des images ou des reffemblances parfaites de quel- que chofe d'inhérent dans le fujet qui les pro- duit. Entre la plupart de nos idées de fenfation & leurs caufes , il n'y a pas plus de reflemblance qu'entre ces mêmes idées & leurs noms. Tvlais donnons un plus grand jour à cette matière.
J'APPELLE idée tout ce que l*efprit apperçoit en lui-même , ou tout ce qui ell l'objet immédiat de la Perception , de la Penfée ou de l'Entende- ment, & j'appelle Qualité d'un fujet la puiflance qu'a ce fujet de produire dans mon Efprit une certaine idée: Ainfi dans une boule de neige qui a la pulilance d'exciter les idées deblanclitur,
de
38 Autres ConfiieratÏQns
Aq froideur , de rondeur o:c, j'appelle qualités, les puiirances de cette boule en tant qu'elles font en elle, & je leur donne le nom d'idées, en tant quelles font des fenfations ou des perce- ptions dans mon ame : Et s'il m'arrive quelquefois de parler, comme s'il y avoit des idées dans les chofes mêmes, on doit entendre que je veux dire,, qu'il y a dans les objets des qualités qui produifenc ces idées en nous.
Ces qualitrs font de deux efpcces ; je nom- me les unes originelles ou premières, comme font la folidité & l'étendue, le mouvement, le repos, le nombre & la figure. Elles font telle- ment inféparables du corps, qu'il les conferve toujours, quelques altérations qu'il puifTe fouffrir. Divifez nn grain de fable en deux parties, cha- cune d'elle confer\era toujours Va folidité , l'éten- due', la figure , la mobilité, ô:c. Divifez-le en fix parties, ces fix parties retiendront encore toutes ces mêmes qualités; fubdivifez- le en- fin jufqu'à ce que fes parties deviennent infen- fibles, & chacune de ces qualités reftera toujours dans chacune de ces parties imperceptibles. J'ap- pelle les autres qualités fécondes, telles font les couleurs, les odeurs, les fons &"c. Ces qualités- ci n'ont point de réalicé; car elles ne font que la puiftance qu'ont les corps de produire en nous diverfes fenfations par leurs qualités origi- nelles ou premières.
Nos idées des qualités premières des corps font parfiitement répréfentatives de ces qualités : ainfi les Archetipcs de ces idées éxiftent réelle- ment dans les corps. Pour les qualités fécondes, elles ne reilemblent aucunement aux idées qu'el*. les ont excité en nous. Ce qui dans notre idée
ou
fur les Idées Simples. Liv. II. 39
ou notre fenfation eft bleu ou chaud, n'eft autre chofe, dans les corps appelles de ces noms, qu'un certain mouvement, qu'une certaine ^rof- feur & configuration de leurs parties. Cela pa- roît, de ce que le feu qui ù uue certaine dillarce excite en nous de la chaleur, nous caufe de la douleur fi nous l'approchons de plus prés. Or pourquoi le fentiment de la clialeur feroit-il plu- tôt dans le feu que celui de la douleur; car enfin c'eft le même feu qui produit l'un & l'autre fen- timent en nous. Ces qualités originelles ou premières du feu, qui confiftent comme j'ai dît, en des parties d'un certain nf^mbre & mouve- ment, d'une certaine groiVeur & configuration, peuvent être appellées réelles, parcequ'ellcs éxi- ilent réellement dans le feu, foit que nos fers les y apperçoivent ou non. Mais la conteur ou la chaleur n'y font pas plus réeliemenc que la douleur. Empêchez les corps de produire en vous aucune fenfation, faites que vos }eux ne ▼oyent ni lumière ni couleurs , que vos oreilles ne foicnt frappées d'aucun Ion. que votre nez ne fente aucune odeur: & dés-lors tous ces fons, toutes ces odeurs, &:c. entant q!;e ce font des idées particulières à vous feul , s'évanouiront & celTeront d'éxifrer, elles rentreront dans les eau- fes qui les ont produites; c'efr-à-dire. qu'elles ne feront plus que la configuration & lé mouve- ment des parties des corps.
Ces qualités fécondes font de deux efpeces. Les unes font appc-çues ir,ir.}^d:atenunt , les au- tres niédiatement : je ni'expiique: On apperçoit les unes par elles mêmes, parceque parleur opé- ration immédiate fur. nous, elle font naître des idées dans notre efprit, con:n)e les couleurs:
On
40 Autres Confidcrations
On n'apperçoit les autres qu'en confequence de l'efFet qu'elles produifent fur d'autres corps dont elles altèrent la texture, & qu'elles recdent capa- blés d'exciter en nous des idées différentes de celles qu'ils excitoient auparavant. En regardant le feu nous connoiflons tout d'un coup qu'il eft roug: mais ce n'eft qu'en voyant qu'il rend le plomb fluide , que nous fçavons qu'il a la puis- fance de fondre ce métal.
On juge différemment de ces dernières qua- lités quoiqu'elles ne foient toutes deux que la puiffance qu'un corps a fur un autre en vertu d'une certaine modification de fes qualités origi- nelles. On regarde les qualités qu'on découvre immédiatement comme des qualités réelles, au- lieu que celles qu'on découvre médiatement ne font cenfées que de fîmples puiffanccs, La caufe de cette méprife vient, félon moi, de notre in- capacité à comprendre que nos idées des qualités fenfibles, foient produites en confequence d'une certaine configuration & d'une certaine groffeur des parties des cerps. Entre ces chofes & nos idées, lefquelles nous fentons ne rien tenir de la groffeur ou de la configuration des corps, nous n'appercevons ni conformité, ni liaifon aucune, & même nous ne voyons pas de raifon pour- quoi la groffeur, le mouvement & la configura- tion des particules du corps produifent dans notre am.e les idées & les fenfations des couleurs, des odeurs, &c. Mais à l'égard des qualitées mé- diates, il en cft tout autrement: Alors nous voyons clairement, que la qualité produite, la moUeJJe , par exemple ^ dans la cire, n'a aucune reffemblance avec la chaleur; & cela nous porte faus dfficulté, à regarder la KollelTe de la cire
com=
fur Us îikes /impies. Liv. IT. 41
comme un plur effet de la chaleur; au-lîeu que dans le premier cas, comme nos fens font in- capables de découvrir aucune différence entre une idée fimple , en tant qu'excitée en nous , & la qualité qui l'a produite , nous jugeons que nos idées reflemblent à quelque chofe qui eft dans les objets, & qu'elles ne peuvent être les effets des modifications des parties des corps.
Je viens de m'engager un peu avant dans des recherches Phyliques^ mais cela écoit néces- faire pour apprendre à diftinguer les qualités ré- elles y originelles & infi payable s des corps, d'à- vec les fécondes qualités qu'on leur impute. Cela une fois bien compris, nous connoîtrons lefquel- les de nos idées font ou ne font pas repréfen- tatives de quelque chofe qui éxifte réellement dans les corps, aufquels on donne des dénomi- nations tirées des idées ou des fenfations qu'As produifent en nous.
CHA-
4^ ^5:==^%^=^^=^^^^=^ CHAPITRE IX.
De la Perception,
l'iDE'E de la perception eft la première? idée que nous recevons par la Réflex- ion. * Cette faculté efl: purement pafïive, elle ne peut s'empêcher d'appercevoir ce qu'elle ap- perçoit effectivement. Nous ne pouvons fçavoir en quoi elle confille qu'en réfléchisfant fur ce qui fe paffe en nous-mêmes ^ lorfque nous voy- ons, que nous Tentons, &c.
Les ImpreiTions faites fuf les parties exté- rieurs de notre corps, ne nos caufent aucune per- ception , fi elles ne pénétrent jufqu'à l'ame. Cela fe prouve de ce que ceux qui font appliqués for- tement à la confidération d'un objet, ne s^^pper- çoivent point de plufieUrs imprelîions faites, p^r exemple , fur l'organe de l'ouïe. Ainfî , partout ou il y a fentiment ou perception, il doit y avoir quelqu'idég a&uellement pré/ente à l'Entendement.
Nous devons encore obferver, qu'à mefure qu'on avance en âge le jugement change infen- liblement les idées qu'on a reçu par les fens; l'exemple fuivant en eft la preuve. L'idée qui s'imprime dans notre efprit à la vue" d'un corps
rond
* L'Auteur fait ici une diflinttio^i entre k mot de perception, & celui de penfée; mais cette dxf- titt^ion ne regarde que la Langui Angloife,
De la Perception. Liv. II. 43
fond & de couleur uniforme, comme feroit la couleur d'or ou de jayct, repréfente à nos 3^eux un cercle plat ou diverfement ombrai;é; mais fçachanc par l'expérience , que les corps convexeâ excitent en nous une telle reprèfentation , nous nous formons l'idée d'une figure convexe & de cou- leur uniforme^ bien néanmoins que nos yeux ne nous préfentent^ comme j'ai dit, qu'un cercle plat diverfement ombragé. Et en plufieurs occa- fions ce chanî^ement, par l'effet d'une habitude formée, fe faic d'une manière fi fubîte> que nous prenons pour une perception des fens, ce qui n'fclt qu'une idée formée par le jugement: Defor- te que cette perception étant à peine obfervée^ ne fert qu'à exciter le jugement à former quel- que idée. Un homme qui lit, ou qui écoute lire avec beaucoup d'apph'catiou d'efprit , fait peu d'at- tention aux fons ou aux caraftéres , il n'eft oc- cupé que des idées qu'excitent en lui ces carafté- res ou ces fons , Donc par habitude en fait cleÊ Actions fans s'en apperccvoir. A mon avisj cet- te faculté d'appercevoir , diftingue les Animaux d'avec les Etres d'une efpece inférieure; il eft Vrai qu'un grand nombre de Végétaux ont quel- ques degrés de mouvement, & que félon les différentes manières dont q elques corps font appli- qués fur eux, ils changent à l'inftant & de mouvement & de figure; ce qui leur a fait donner le nom de plan- tts feiijitives: Je crois cependant que tout ce qui fe paffe en elles n'eft pas moins l'effet d'un pur Méchanifme, que le raccourciffement d'une corde plongée dans l'eau. Pour les Animaux, j'eftime qu'ils font tous capables de perception ; mais les un plus, les autres moins; car il fem- ble qu'on peut vraifemblablement. conclure de 1» conformité d'une monte ou d'une huitre, qu'il D 3 s*ert
44 /^^ /^ Perception. Liv. IL
s'en faut de beaucoup que ces deux animaux ayent les fens auffi vifs & en aufTi grand nom- bre que l'homme, que le ftnge, &c.
Le premier degré vers la connoiiïance , & le feul moyen qui puifîe nous fournir de matéri- aux pour Paugmenter, c'eft donc la Perception; & moins un homme a de fens, moins les o'ijets font d'impreffions fur lui ; & plus aulfi il fera é- loigné d'avoir les connoilTances qui fe trouvent dans ceux qui le furpalïent à quelqu'un de ces deux égards.
CHAPITRE X.
De Ja Faculté de retenir fes Idées*
g ETTE faculté, eO: la féconde qui foit néces- faire à l'homme pour avancer dans la con- roiiïance des chofes. Ses fonftions confifl-ent à retenir les idées que l'efprît a nçues; ce qu'elle fait en deux manières : i. en tenant pour quel- que temps une idée perfente à l'efprit: ce que j'appelle contemplation: 2. en rappellant des idées qui avoient difparu entièrement, & dont on avoit écarté la peufés; ce qu'on fait par la mé- moire , qui ell comme le magajin de toutes nos idées.
L'usa-
De la Faculté i £/f. Liv. IL 45
L'rrsAGK de la mémoire, ou fi vous voulez, d'nn réfervoir où l'on piiifife mettre des idées, pour les reprendre quand on en aura befoin , étoit dune nécefllré abfuluë à l'homme, dont IVf- prit efl incapable de confidérer plufieurs chofes à la fois.
Or comme les idées ne font que des per- ceptions aftueilfs dans l'efprit, kTquelles percep- tions ceflent d'ètrç quelque chofe de réel dès qu'elles ne fort plus apperçues, dire qn'il y a des idées en réferve dans la mémoire, c'eft n'af- firmor antre chofe finon , qu'en pîulîf^urs occa- iîobs l'f-fprit a la puillance, & de fe rappeller fes anciennes perceptions, & de fe convaincre qu'il les a eues autrefois. C'f^ft donc à caufe de cette faculté, qu'on elV appelle avoir dans l'efprit des idét-s qu'on peut en fe les rappellant, faire devenir l'objet de fon attet tion , fans l'entremife des chofes qui par leur aftion les ont prtmiere- ment fait naîcre dans notre ame.
Peux fecours qui fervent beaucoup à fixer ]es idées dans La mên.oire, c'eft de les confidérer fréquemment, & d'y être iittentif; & p«r confe- quent on doit oublier alTez vite les idées que l'on n'a eues qu'une feule fois, & qu'on ne re- nouvelle jamais, i^niîi on obferve que ceux qui ont perdu la vue dès leur enfance , ne fçauroit fe faire d'idée des couleurs.
Iiv y a des gens dont la mémoire efl: heu- reufe jufqu'au prodige; toutefois il arrive du dé- chet dans leurs idé°s, dans celles-là même qui ont fait les imprcsfions les plus profondes dans leur efprit, comme celles qui font accompagnées de plaifîr & de douleur. Et fi elles ne font D 3 renou-
^S De la Fû culte
renonvellées de temps en temps, leur empreinte s'efface, & à la fin il n'en refte plus aucune i^ înage» Ce n'eft donc que les idées qui font ra^ fraîchies par le retour fréquent des objets ou des attions qui les produifent, qui s'impriment forte^ ment dans la mémoire, & qui y reftent le plus long-temps. Telles font les idées des qualités originelles des corps, ]a folidité, l'êtenduh', la figuré, le mouvement & le repos, les fenfations pu idées qui agilïent prefque incefîamment fur nous, comme le froid, le chaud, &c. les idées enfin des propriétés qui font communes à toutes d'Etres, comme Véxifîence , la durée, le nombre , &c. Toutes ces idées, dis-je, & leurs fembla- t>ies, s'échappent rarement de la mémoire, tant qu'elle 9 la force d'eu retenir quelques-unes,
La Mémoire eft fouvent a6live; car fouvent l'efprit s'applique avec vigueur, à fe rappeller de certaines idées; mais auffi elle eft fouvent pas- five; car fouvent les idées qu'on n'a voit plus pré- fentes à l'efprit, ou fe préfentent comme d'elles- mêmes, ou font tirées de leurs cachettes par quelque paffion violente,
La Mémoire peut être fujette à deux défauts, fçavoir, r. à perdre entièrement fes idées, ce qui produit une ignorance parfaite; i. à être trop lente, fejl-à-dire , à ne pas rappeller allez vite les idées qu'elle conferve en dépôt, afin de les fournir à l'efprit lorfqu'il en a befoin : fi cette lenteur eft extraordinaire, c'eft Jiupidité; fi on fe rappelle ces idées toutes les fois qu'on le défire, on a de l'invention, de l'imagination , de la viva- cité d'efprit.
Il,
àt retenir [es Idées. Liv. II. 47
Il eft vraifemblable qu'il y a d'autres Animanx <^ui pnfledent au même degré que l'homme la faculté de \?i fouvenance , autrement certains oife- aux pourroient-ils s'appliquer à apprendre des ;iiriS, & à en marquer diftinftement les notes?
CHAPITRE XL
De quelques autres Opérations de Fefprit»
UNE autre faculté de l'efprit eft celle de dîf- cerner Tes idées. C'eft de cette faculté que dépendent l'évidence & la certitude de '^li- fieurs propofitions , & même de celles qui pas- fent pour être des vérités innées : car c'eft par elle que nous appercevons fi deux idées font né- Gesfairement liées ou oppofées entr'elles. Cette appercevance claire efr ce qui fait l'éxaclitu:!e & la clarté du raifonnement. qui fe font remarquer dans les uns plus que dans les autres, d'une manière tout- à-fait fupérieure. Il ne faut pas con- fondre cette judeJJ'e de raifonnement avec ce qu'on appelle Efprit, qui n'eft autrcj ehofe que D 4 U
48 De quelques autres Opérations
la vîteiïe & la variété avec la quelle on rasfem- ble des idées, dont la reflemblance légère peut fournir d'agréables images; au- lieu que le juge- ment toujours occupé à diftinguer foigneufcment les idées entre lefquelles on peut obferver la moindre difféi-ence, ne néglige rien pour ne pas tomber dans l'erreur & dans l'illufion.
Le moyen de' rendre nos idées claires & déterminées, c'eft de les bien diftinguer; & fi elles ont une fois acquis cette clarté & cette précifion, nous ne ferons plus en danger de les confondre & de nous y méprendre, quand même les objets les repréfenteroient à nos fens diver- fement en différentes rencontres.
Une autre opération de notre efprit fur fes idées , c'eft de les comparer entre elles par rap- port à leur étendue, leur degré, leur temps & leur lieu. Cette opération, comme on voit, eft le fondement de toutes les relations, Il ne pa- roît pas que les bétes jouisfent de cette faculté dans un degré fort confidérable ; car fi l'on a quel- que raifon pour croire qu'elles ont plufieurs idé- es allez diftinftes, on n'en a pas moins pour as- fùrer qu'elles ne peuvent comparer leurs idées que par rapport à quelques apparences fenfibles des objets extérieurs ; mais pour la puifîance de comparer des idées générales; on peut conjeftu- rer avec vraifemblance qu'elle ne fe rencontre pas dans les brutes.
Composer fes idées ou les joindre enfem- ble de manière qu'elles ne fasfent plus qu'une Idée complette, c'eft une autre opération de no- tre Efprit. Je rapporte à cette opération celle
d'éteû"
de rEfprit. Liv. lî. 49
d'étsndre nos idées; c'eft-à-dire, de joindre en- femble dili^érentes de la même efpece, comme en ajoutant pluficures imirés enfemble, on forme l'idée d'une douzaine, d'une vingtaine, &c. A cet égard je fuppofe encore les bêtes inférieures de beaucoup aux hommes; elles reçoivent & même elles retiennent plufieurs idées complexes, cela eft vrai : un chien retient dans fa mémoire , pat' exempte , la taille & la voix de fon maître ; toute- fois il eft probable que nos idées font plutôt des marques qui lui font reconnoître fon maître, qu'- une idée qu'il ait compofée de CCS qualités Cmples.
Enfin, c'eft une autre opération de notre Efprit , de compofer des idées générales & repré- fentatives de plufieurs chofes indivijibles. Mais je traiterai au large de cette opération au Chap. III. du Livre fécond d-e cet EJJ'ai. Je dirai feule- ment ici , que cette puisfance de former des idé- es générales & univerfelles , met une valle di- ftance entre les hommes & les bêtes. II paroît que les bêtes raifonnent fur des objets particu- Irers ; mais abfolument parlant, rien ne prouve qu'elles forment des idées générales.
Le défaut d'un imbecille confifîe en ce qu'il eft privé de quelqu'une des facultés dont je viens de faire mention, ou en ce qu'il n'en jouit pas dans toute la vivacité & l'aftivité requife. Celui d'un Fou, en ce qu'il a allié des idées inalliables par leur rature, & qu'il prend ces idées, témérairement alliées, pour une vérité réelle. Le fou fe trom- pe de la même manière que celui qui raifonne jufte fur de faux principes ; & par confequent un homme fage, qui joint des idées incompatibles, & qui raifonne fur ces idées, peut être auiTi fou D 5 fur
50 De quelques autres Opérations ^c.
far cet article que ceux qu'on renferme dans les Petites Maifons. Ainfi le fou allie des idées in- compatibles, & fait par-là des propofitîons ex- travagantes , fur lefquelles néanmoins il raifonne jufte; mais l'imbecille ne fait point de propofî- tions, il ne raifonne point.
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CHAPITRE XII. Des Idées Complexes,
* 'ESPRIT eft abfolument paffif quand il re» •'^^^ çoit quelque idée fimple: je l'ai prouvé ci- deflus; mais il travaille fur ces idées fimples, & par diverfes opérations en forme des idées complexes. Les principales de ces opérations font, I. Raffembler plufieurs idées, fimples en une feule; c'efl: ainfi qu'on forme des idées complexes. a. Se repréfenter deux idées différentes , ou fim- ples, ou compofées, & en les plaçant l'une au- près de l'autre, les confidérer toutes deux en même temps fans les unir enfemble; c'eft ainfi qu'on acquiert les idées des Rilations. 3. Sépa- rer une ou plufieurs idées d'avec celles avec qui tUes éxiftent réellement; c'eft ainfi qu'on forme
les
Des Idées Complexes. LiV. II.] 51
les idées générâtes. Je vais faire quelques ré- flexions fur le premier de ces Actes, & me ré- ferve à parler des deux autres félon leur ordre,
L'foeE complexe^ eft une idée compofée de plufieurs autres idées, comme celles d'homme , de beauté, de gratitude ^ &c. Ces idées complexes font de deux fortes. Les unes font un compofs d'idées fimples , dont les Archetipcs éxiftent réel- lement dans la nature, comme l'idée de quelque fubftance. Les autres font des compofés que î'e- fprit à formés, comme l'idée de gratitude p de fuenfonge, &c.
Par la faculté de répéter fes idées, de les joindre cnfemble , l'hom.me peut diverfifier & mul- tiplier prefqu'à l'infini les objets de fa penfée; mais il ne peut recevoir aucune idée fimple que ,par la Senfation & la Réflexion^ Les idées des qualités fenfibles ne peuvent lui venir que par l'aftion des objets extérieurs fur les fens , & les idées des opérations d'une fubftance penfante que par ce qu'il fent intérieurement en lui-même; mais lorfqu'une fois il a acquis un certain nombre d'idées fimples, il a la puilTance de les joindre enfemble, & d'en fabriquer des idées complexes, qui lui font entièrement nouvelles.
De quelque maîere que nos idées com- plexes font compofées , quelque grand qu'en foit le nombre, quelqu'infinie qu'en foit la variété on peut les réduire toutes à ces trois genres: les Modes ou Modifications ou manières d'are , les Subflances & les Relations.
Modes, modifications ou manières d'êtres ^ font des idées qui repréfentent, non quelque
chofe
s 2 Des Idées Complexes. Liv. îî.
chofe qu'on fuppofe éxifirer par foi-méme; mais des dépendances & Aes ajTeftions des fabftances , le triangle, la gratitude, le meurtre, &c. Ces modes font de deux eÇpeces , ftmples àî. complexes ; Jîmples, quand ils ne font compofés que d'idées fimples de la mêrae efpece, par exemple, une douzaine une trentaine; complexes, quand ils font compofés d'idées fimples de différente efpece, comme la Beauté, qui ell un affemblage de cou- leurs & de traits qui plaît à la vue; le Foi, qui eft un tranfport fecret d'une chofe, fans le coafentement de celui à qui elle appartient.
Les idées des fubfîancss font compofées d'idées Imiples, fuppofées repréfentatives de chofes particulières, & fubfillant par elles mêmes. L'i- dée confufe de la Jubftance en général tient le premier lieu dans cette coinpoficion. Je forme l'idée»de l'homme, par exemple, en joignant à l'idée de la fuh/îance en général, l'idée d'une certaine forme de corps qui a la puilT^nce de fe mouvoir de penfcr , de raifonner , &:c. Nos idées des fubilrances font ausfi de deux fortes. Les unes repréfentent des fubftances fmgulieres, un homme, une pierre, &c. les autres, plufieurs fubftanceg ilngulieres, une araiée, un troupeau. Ces idées raJJ'emblées de pluSeurs fubftances, forment une idée, qui eft auffi unique, auffi une que i'eft celle d'un homme ou de l'unité.
CHA-
53
CHAPITRE XIII.
Des Modes f triples^ & premièrement de ceux de rEfpace.
A'
OUCHANT IfS rrodîfications fimples, nous pouvons obferver en général , que les manières d'être d'une idée flraple quelle que ce foit, font auffi diflinftes dans refprit: que celles de deux idées oppofées. Deux eiî: auffi différent de trois, que le bleu eft diiTérent de la chaleur. Je commence par traiter des modes fîraples de l'efpace.
Norrs acquérons l'idée de fpfpace, qui eft une idée fimple, par la vue & par l'attouche- ment. L'Efpace a plufieurs noms; il eft appelle di^.ance, quand on confdére fa Jon^^ueur entmt que bornée par deux corps; Capacité , fi on le confldere par rapport à (a lonç^ueur. fa largeur & fa profondeur; & Enrendiid , lorfqu'on le re- garde comme renfermé entre les extrémités de la matière, laquelle on fuppofe remplir la capaci- té de l'efpace par quelque chofe de folide, qu'on peut toucher & mouvoir. Donc notre idée fur l'étendue fuppofe l'idée du Corps ; mais on peut concevoir l'efpace fans fonger au Corps.
De même que chaque longueur différente conftitue une modification de l'efpace, de même aulfi les idées de ces longueurs doivent former des idées de diâereates modifications de l'efpace.
lS:lïes
54 Des Modes Jimples^ previieYmtnî
Telles font les idées d'une fitâ d'une aune, &Cf qvù repréfentent certaines longueurs déterminées dont les hommes font convenus pour leur ufage. Quand on s'eft rendu familières ces idées de me- fure, on peut les répéter dans l'efprit aufii foU- vent qu'on le veut, fans faire aucune attention au Corps; & par-là on vient à imaginer un fkd^ une aune, une Jlade ^ au-delà des ciernieres ex- trémités de tous les Corps ; & en multipliant ces mefures par de continuelles additions fans y trou- ver de fin, on forme l'idée de iHmmenfitè.
On fe forme l'idée d'une autre modificatiort de l'efpace, en comparant entr'elles les extrémi- tés de la farface d'un Corps ; c'eft ce qu'on ap- pelle figure. On la découvre par l' attouchement dans les Corps qu'on peut manier, & on la dé- couvre par la vue dans ceux dont nous n'apper- cevôns les extrémités que des yeux. Cette dé- couverte fe fait en cette manière. On obferve d'abord, fi les extrémités de ces Corps fe termi- nent, ou par des lignes droites lefquelles for- ment des angles diftinfts, ou par des lignes courbfs qui ne font aucun angle; & enfuite on confidére le rapport de tous ces angles danS toute la furface du Corps.
L'ioéE fur le lieu nous préfente une autre modification de l'efpace» Cette idée n'eft que référer la pofition d'un Corps à quelque point fixe & déterminé. Cela eft ii vrai, qu'on ne s'i- magine pas qu'un Corps ait changé de place , tant qu'il ne s'approche ni ne s'éloigne des points fixes à qui on l'avoit comparé: & ce qui con- firme bien ce que je viens d'avancer, c'eft qu'on tie ftjauroit avoir d'idés du lieu de 'lUnivers, bien
que
Delà Durée ^ de ffS tfc. j j
que nous en ayibns une de chaque de fes par- ties car dire que l'Univers eft en quelque part, cela n'exprime antre chofe finon qu'il éxifte. Quelquefois néanmoins le terme de lien ou de place, fe prend pour l'efpace que chaque Corps occupe. En ce fens il eft vrai de dire que l'Univers êxifte en un lieu.
CHAPITRE XIV.
De la Durée & de fes Modifications fimples,
^^A Réflexion fur l'écoulement perpétuel des parties périsfables de la Succeafion, nous fait avoir l'idée d'une autre efpece de diftance, nommée durée; les modifications fimples de la durée font fes différentes longueurs, defquelles nous avons des idées fort diftinftes , comme les heures, les jours, les années, l'éternité, &c.
L'inéE de la Succesfton fe forme en ré- fléchisfant fur cette fuite de nos idéos qui fe fuccédent conftamment les unes aux autres dans notre Efprit, pendant que nous veillons. Je le prouve, de ce que dès le moment que nos idées difcontinucnt de fe fuccéder comme il arrive dans le fomraeil, nous n'avons plus de percep- tion
$S De h Durée <f de fes
tion ni de fuccesfion ni de durée; car la dîtlance entre le moment auquel on s'eft éveillé, & celui auquel on s'efc endormi eft entièrement perdue pour nous. Cependant s'il arrive dans le fommeil que quelque fonge préfenfce fuccesiivement à notre Èfprit une grande diverfité d'idées, nous aurons durant es temps une perception, & de la lon- gueur .de cette durée. Ici je ne fais pas difficul- té d'auirmer, qu'un homme qui veille ne s'apper- cevroit d'aucune fuccesfion , s'il lui étoit posfîble de fe fixer fur une feule idée; dumoins m'avouera- t-on qu'on n'apperçoit pas toute la durée qui s'écoule pendant qu'on médite fur quelque fujet avec une application un peu foutenuë.
J'ESPERE que je perfuaderai aifément mon opinion à ceux qui le figurent que l'idée de fuc- cesfîon nous vient des obfervations faites fur le mouvement; furtoat après qu'ils auront confidére, que le mouvement lui-même n'excite dans notre Efpvit l'idée de la fuccesfion, qu'autant quil y excite une fuite continue d'idées différentes les unes des autres. Aucun homme ne pourra jamais conclure, qu'un Corps, qu'il voit en mouvement, fe meuve en effet, fi le mouvement de ce Corps De produit en lui une fuite confiant d'idées fuc- cesTives. Et ce qui confirme merveilleufement mon hypothèfe, c'eft que ce même homme, s'il penfe, fentira la fuccesfion de fes idées, bien qu'il n'apperçoive aucun mouvement.
Par ces principes, je réponds à la queftion qu'on fait pourquoi l'on n'apperçoit pas les mou- vemens fort lents? C'eft que ces changemens de fiiuation fe fout avec tant de lenteur, qu'ils ne peuvent exciter de nouveijss idées qu'après des
ÏDter-
Modifications /impies. Liv. IL 57
intervalles asfez longs. Les Corps qui fe meu- vent rapidement n'excitent pas des idées plus fré- quents; l'impresfion que fait leur mouvement ra- pide fur nos fens n'eft pas asfez dilfirfte pouf produire dans notre efprit une fuite d'idées fuc- cesfives. Un Corps qui fe meut en rond en moins de temps qu'il n'en faut à nos idées poiir fe fucceder les unes aux autres, ne paroît pas ea mouvement; mais resfemble à un Cercle parfait.
l^ovs nommons Durée, la diftance qui eft entre quelques parties de la fuccesfion; nous ap- pelions durée de nous-mêmes , la continuation de notre éxillence; & nous nommons dwée d'une chqfe qui éxijîe avec nos penfèes ^ tout ce qui peut être comraenfurable à la fuccesfion de nos idées. Un injïant tù. une portion de durée, qui n'occupe que le temps auquel une idée efl dang l'efprit: il n'y a donc point de fuccesfion dans l'inftant. La durée en tant eue diftini^uée en cei-- tains périodes eft appellée Temps. Oa le mefure par les révolutions diurnes & annuelles du Soleil, comme étant confiantes , réçrulieres , fuppofées éî^ales entr'elles, &c faciles à être obfervées pi:r tout le genre humain.
Mais il fl'eft pas d'une nécesilté abfoluë, que le temps foit mefuré par le mouvement. Toute apparence conllamment périodique, & qui à nos yeux paroît dîvifer la durée en e- fpaces éfjaux, peut ausfi bien fervir à régler les intervalles du temps qu'un autre moyen quelcon» que. Suppofc, par exemple, que le Soleil, que je confidére dans un repos parfait, foit Çacces- iivement allumé & éteint pendant 12. heures, âc ^ue dans i'efpac€ d'une révolution antiueîje fa D clarté
58 De la DuyU ^ êe [es
clarté augmente par degrés, & diminue de \% inêrae manière; dans cette fuppofîrion il eft vi- fible, que les apparences du Soleil fervent à leurs obfervateurs pour mefurer les diftances de la durée, tout au^fi-bien que Ton mouvement réi^u- licr, La gelée périodique de l'eau pourroit fer- vir à la même fin, & ausfi le retour réglé de quelques fleurs ou de qielques Animaux dans toutes les parties de la terre. Et en effet, on rapporte qu'une certaine nation de l'j^mériqife compte fes années par le départ & le retour réglé de certains oifeaux.
L'Homme ayant acquis l'idée d'une mefiire de temps, pur exemple, celle d'une révolution annuelle du Soleil , il peut appliqut-r cette idée à la durée des chofes qui é.ciftent lors même qu'il ce penfe pas; il peut mefurer le temps pendant qu'il dort; il pout imaginer quelque durée in^- dépendamment de l'éxiftence du Soleil; cela lui eft ausfi aifé que d'ippliquer l'idée d'un pied & d'une a'tnekdes dtftances que l'on conçoit au-delà des limites du monde. Nous acquérons l'idée de l'érernité par la mé.ue vove que nou-; arquerons celle du temps; car nous fermons l'iJée de l'ett^V' tiitéy en additionnant à l'infini, dans notre penfée, une mefure de temps dont nous avons l'idée.
Il eft donc évident, que le^ idées de la durée & de fes mefures, naiifent & de la réflexi- on & de la Jenfation ; car ,
L En obfervant que nos idées fe fuccédent conftamment les unes aux autres, que quelqu^s^ unes viesnent a piroîcre djns le temps que d'au, très s'évanouisftnt , nous formons l'idée de la fuc- «esfîon. II'
J
Modifications /impies. Liv. IT. 59
IL En remarquant de la diftance entre les parties de cette fuccesfîon, nous formons l'idée de la durée,
III. En obfervant certaines apparences di- ftinguées par des périodes qui nous paroisfenfc de diftance égale, nous formons les idées de certaines longueurs, comme les minutes y les heures, les jours &:c,
IV. En répétant ca tnefures de temps ausfi fon- vent qu'il nous plaît, nous imaginons de la durée, là- méme où rien ne dure&c rien n'exifle aftuellement; de cette manière nous anticipons fur l'avenir, nous mefurons la durée de demain, de l*année prochaine.
V. En additiciDhant de certaines mefures de temps, fans imaginer aucune fin de ces additions, nous formons l'idée de l'éternité.
VT. Et en réfléchisfant fur une partie de cette durée infinie, en tant qu'elle efi mefurée par certains périodes , nous acquérons l'idée de 0e qu'on appUe temps en général.
CHAPITRE XV.
La durée & rEfyace-,confiderés entv'^eux,
^ E que le lieu efl: à l'efpace, le temps l'ef> à
la durée; je veux àirr- , de même que le
temps eft une portion de l'éternité, ik de même
E a aiw-
6o la Duréi tEfpace^ ^c.
ausfi le lieu eft une portion de l'efpace: &: d« même encore que le temps fert à décerniiner 1« pofition que gardent entr'eux les Etres finis & réels dans l'infinité de la durée; de méine ausfi le lieu fert à marquer la pofition relative de ces mêmes Etres dans refpace infini. On donne deux fignifications diEérentes aux termes de temps & de lieu^
î. Le mot de temps ^ dans fi^n nfage or- dinaire, marque cette portion de dures infinie qui confifte avec l'Univers, & qui efl meAirée par le mouvement des grands Corps qui le com- pofent; c'eft ainfi qu'on doit l'entendre dans ces phrafes , ay^w^ tous les temps, quand il n'y aura plus de temps. De même celui de lieu fe prend pour cette portion de l'efpace infini qu'occupe ce monde matériel; à cet é^^ard on feroit mifux de l'appeller étendue. Par cette idée fur le temps on mefure la duré^ particulière de tous les Etres corporels, ainfi qu'on détermine leur fituation & leur éteuduè" particulière par cette idée fur le lieu.
îl. Quelquefois le mot de temps eft employé pour déligner certaines portions dans la durée infinie; lefquelles on fuppofe égales à de certaines longueurs d'un temps précis. Ainfi félon la Période Julienne nous imaginons 764. ans qui ont précédé la création: Et quelquefois ausfî le !Tot de lieu marque un efpace dans le vnide infini, lequel efpace nous fuppofons égal à celui que nou« croyons nécesfaire pour contenir un Corps d'une dimenfîon déterminée.
CHA.
==^^= 6i
CHAPITRE XVI. Des Nombres*
DUS formons les idées complexes des nom- bres en joignant enfemble plufieurs unités. Les modes ftmples des nombres font dans leurs différens compofés, deux, trois , ctnt, &c. De toutes les modes ftmples qu'on peut concevoir, ceux-ci font les plus diftinfts; car tout nombre, quel qu'il foit, eft aui-fi diftinft de celui qui en approche le plus, que d^ celui qui en eft le plus éloigné. Deux eft ausfi diftinét de trois que de mille. La même facilité de diftiiifti n n'a pas lieu à l'égard des autres modes Jmpks. Il nous eft bien difficile d'avoir, par exemple, les idées diftinètes fur la dilTércnce de deux Corps prefque égaux; & à caufe de cette raifon, les démonftra- tions fur les nombres font plus déterminées, & d'un ufage plus général que ne le font les dé- monftations fur l'étendue".
Comme toute la différence entre les divcrfes combinaifons des nombres, n'eft que dans la quantité plus ou moins grande des unités dont ils font compofés ; il eft évident qu'il eft plus né- cesfaire d'attacher «n nom particulier à chaque combinaifon de nombres , qu'à celles de quelque autre efpece d'idées. Et en eftet, fans ce terme diftinftif il eft difficile de ne pas tomber dans la confufion. Cela paroît par ces ^mcricains^ qui r'ayant aucune idée diftinfte fur les nombres au- delà de vingt, font obligés de montrer leurs cheveux quand ils parlent d'une grande multitude: Peforte que pour bien compter il eft nécesfaire : E 3 I.
^2 Les Nomlres Liv. lî.
I. Que l'efprit connoisfe la diftinftion qui eft entre deux idées qui ne différent entr'elles que par l'addition ou la fouftraftion d'une feule unité.
IT. Qu'il fçache les noms de tons les nombres, depuis l'unité jufqn'au nombre qu'il veut examiner; qu'il connoisfe éxaftement en quel ordre ils fe fuivent les uns les autres. Si l'on manque par l'un ou l'autre de ces égards, tous les calculs posfibles n'iiboutiront à rien, ce ne fera qu'une idée vague de la multitude.
CHAPITRE XVII. De rinfinité.
■\ ne peut avoir de méthode plus jufte pour découvrir l'idée d'infinité, que d'examiner à quoi notre efprit attribue cette idée, & com- ment il la forme. Or il eft fans doute que le fini & l'infini font regardés comme des manières d'être de la quantité , & font attribués principa- lement aux chofes qui ont des parties & qui font capables du plus ou du moins, comme les idées d'efpace, de durée, & de nombre.
Donc c'eft principalement à caufe que Dnu eft éternel & préfent partout, qu'on lui attribue Kniihité ; fes autres attributs, fa puisfance, fa
fagesfe,
De tlnfinitt Liv. II. ^%
fejTesfe , fa bonté , qui font înépuifabîes & incom* préhenfibleg à notre efprit, rons ne pouvons leur attribuer l'infinité que d'une manière très- figurée. Nous n'avons de cette infinité aucune idée qui ne porte avec foi quelque attention fisr le rorijbre, ou fur l'étendue des aftes ou des objets de la puisfance ou de la HigesPe de DiEn; Sagesfe & Puisfynce à la vérité dont les aftes font conçus fi nobles, & les objets en fi ^rand nombre , qu'ils furpasfent toujours toutes nos idées det;randeur, bien que nous les multiplions par une infinité de nombres multipliés fans fin. Je ne décide pas ici la manière dont ces attributs font dans Dieu, cet Etre furpasfe de trop loin toutes les conceptions de notre efprit : Aluis telle eft la manière dont nous concevons ^^i attributs, & telles font les idé»s que nous avons de leur in- finité. Voyons préfentement comment i'efprit forme l'idée de l'infini»
Tout homme qui a l'idée de quelque efpace d'une IcnjTueur déterminée , comme d'un fiedi d'une aune, &c, peut ausfi doubler, tripler cette longueur, & avancer toujours de même, fsns voir de fin a fes additions. Or par ce pouvoir de lépécer les idées de certaines longueurs, fans trou'.er de fin à fes additions, on atteint à l'idée dfr l'immeufité ; àe même qu'on parvient à celle de l'éternité, par le pouvoir de répéter à l'infini des idées de quelque longueur de temps.
On m'ohjeffera peut-être: Si l'on acqueroit l'i 'ée de l'mfinité, par une répétition fans fin de fes IdéfS, li'jttribueroit-on pas l'infinité aux idées de douceur & de b'anrheur, que l'on peut répéter ausfi aifément & ausfi fréjutmment que celles de t'ej'pate ôc de la durée ? Je réponds , qu'il E 4 »'f
64 D^ tlnfînité Liv. îî.
n'y a q«e les idées d'efpacs & do durée qui puis- fent nous faire avoir l'idée d'infinité, pnrcequ'il n'y a quelles à qui nous puisfions toujours ajouter de nouvelles parties. IVÎais à j'égard des idées du blanc ou du noir, il n'eft point en notre pou- voir de les augmenter, ni de les porter au-delà de ce qu'elles nouj ont été préfentées par les fens. Pfir exemple, quand je joindrois à l'idée que j'ai du blanc le plus vif, celle d'un blanc susfi parfait, mon idée ne feroit pas plus éten- due qu'elle n'étoit auparavant.
Il faut très- foîgneuferaent diflinguer l'idée de flnf.nitt de l'efpace ou des nombres, de celle d'un e/pace ou d'un nombre infini. Nous conce- vons la première, ce n'eft que fuppofer que i'e- fprît a fait une multiplication à l'infini de quel- ques idées de durée ou d'efpace; mais la fé- conde efl: imposfible à concevoir: ce feroit fup- pofer, que l'efprit a aftuellement parcouru toutes les parties d'un efpace ou d'un nombre infini; ce qui implique contradiclion. Une répétition a l'inilni ne fçauroit nous repréfenter l'infini.
CHAPITRE XVIIÏ.
De quelques autres Modifications Jîmpîes.
^^^^^^'esprit a des idées fort diflinftes de Vln<'
tellisTence de ces mots glisfer, rouler,
ramp^, 6lc. Ils mnrquent évidemment des modi-
fica*
De quelques autres Moàifïc. fimpUs. 6$
fications dn mouvement. On pourroit en penfer de même fur ceux de vitesfe & de lenteur; mais comme ils fe rapportent aux diftar.ces du iemps & de l'ePpace confidérées enfemble, je c\-o\4 qu'il faut les regarder comme une idée? coniplexe qui comprend temps, efpace , & moîiVCfnent.
Les modes fimples des fo:is font de même trè.i-divers; chaque mot articulé fuit r:ne difréreiH:e modification du fon, comme chaque note dans un Air.
Les modes des couleurs font ausfî en grmd rombre: Quelques-uns de ces modes font connus fous le nom de couleurs capitales, & d'autres fous celui d'ombres de ces mêmes couleurs. Mais comme on fait rarement des aslerabiar^es de couleurs fms y faire entrer la figure, comme dans un tableau, les modes des couleurs qu'on connoît le plus fe rapportent aux modes mixtes, ainfi que la beauté, l'Arc -en -Ciel, &c.
Toutes les faveurs & toutes k-s odeurs compofées , font ausfi des modes ccmpofés des idées fimples, reçues par le goût & par l'odorat: Mais comme nous n'avons des nomi» qut pour en exprimer une partie, je laisfe le refte aux penfées & à l'expérience de mes Lecteurs,
E s CHA.
66 ^H^^^^^-^^^^m^
CHAPITRE XIX.
Des Modifications de la Penfée.
g .A premi r idée qui fe p-éfentp à l'efprit ' quand il réPleL-hit fur lui-même, c'."ft celle de la peiiféé. 0/"« peut fe former des idées très* diftinftes des différentes rnoJifîcarions qu'elle peut recevoir. En voici quelques-unes avec leurs expresflons.
Q'j/VND les objets extériears font quelque impresfion fir nos corps, & tauf?nt une perce- ption en nous, c'-ft SenJaHon. Quand une idée revient dnns l'efprit fans que l'objet, qui l'a fait naître, a^isfe f.ir les fens, c'e^l: Retninifcence. Si l'efprit la cherche dans fa mémoire, ^ qu'il fe la rappelle ap"ès quelques efforts, t^eft Re- enroulement. S'il s'y applique attentivement^ c*<"ft Cotntemotati'Mt. S'il la laisfe flotter, pour aiiifî dîr?", dans j'-fprit fans s'y arrêter, c'efl Rêverie. L'examiner. & enfuite l'enrefrilî^rer dans la mé- moire, c'eft /itten^iot. Se fixer fur une idée avec beaucom d'applicafon , & la conHdérer par tous fes co.î>, c'eil Etudia ou eontention d'efprit. "Le fojmneil, qu.ind on ne fiiit aucun foni^e, efl la c'^sfdfidn de toutes ces chofes; ^ faire des fondes. c'<^rt avoir la perceociim de quelques idées que l'^ntendpme^t ne choiilt & ne dirige point, &c qui ne font fu-rgerées ni par aucun dbj'^t de d'-hors , ni par aucune caufe connue'. L'Exta/e ne feroit-ce point faire des fonges les yeux ouverts?
L'Esprit peut fe former des idées ausfî claires fur ces difi'é-enteg manières de penfer, que fur le blanc & far Je roulée.
"^ CHA.
^FB^T^ — — ^■— • oy
CHAPITRE XX.
Des Modifications du Plaifir & de la Douleur.
r .^ ous recevons les fentimens de plaifir & de douleur par la fenfation & par la réflexion ; car la plupart de nos penfées & de nos fenfations font fuivies ou de plaifir ou de douleur.
Ce qui produit en nous le plaifir ou la dou- leur, c'eft ce que nous appelions bien & mal; car les chofcs ne font cenfées bonnes ou niau- vaifes qu'en confequence du plaifir ou de la dou- leur qu'elles peuvent nous caufer» Rien n'eft confidéré comme un bien, que ce qui eft propre à produire le plaifir, à l'augmenter, à diminuer quelque douleur, à procurer ou à conferver la posfesfion de quelque bien & l'abfi-^nce de quel- que mal ; comme au - contraire rien n'efi: regardé comme un ntal , que ce que peut caufer ou aug- menter la douleur & diminuer le plaifir ,' ou que ce qui peut nous expofer à quelque mal , & nous priver de quelque bien.
Par les mots de plaifir & de douleur, j'en- tens indifférenunent les plaifirs & les douleurs de l'Ame & du Corps, ainfi qu'on les difiringue communément; bien que dans la vérité l'un & l'autre ne foient que des modifications diverfes de l'ame, occafionnées quelquefois par un défor- dre dans le corps, quelquefois par les penfées de Tame.
Le plaifir & la douleur, le bien & le mal, font les pivots, fur lefquels tournent toutes nos pasfions. Réiléchisfrtnt donc fur les difpofitions
di-
ég ï^is Modifications du Plaifir.
diverfes, que caufeint dans notre ame le plaifir & la doujeur, le bien &; le mal, nous pouvons lions former des idées très-juiles de nos pasfions. Nous avons, par exempte, l'idée de l'amour, en réfléchisfant fur la d-éjeètation que peut nous pro- curer un objet quel qu'il foit; celle de l'averfwn ou de la haine, en confidérant In douleur qu'une chofe préfente ou abfente peut nous caufer. La jouislaiice d'un tel bien nie donneroit du plaifir, & même fon abfence me rend mal à l'aife, c'eft ce qu'on nomme de/lr. 11 y a de l'apparence que je posféderai ce bien, cette probabilité me donne du plaifir, c'eli: ce qu'on nomnie Efperance. Préfentement j'en jouis de ce bien, ou la jouis- fance m'en eft asfurée, cela caufe en moi un grand é[)anchement de plaifir, une faraude déle&O- tion, c'eft ce qu'on comme ^foye: Mais ce bien ell perdu pour moi, & je fnis affligé d'un mal préfcnt, cela me-tonrmente, c'eft ce qu'on nomrae Trijlesft, Je penfe à un mal qui peut m'arriver, cette penfée me rend perplex , c'eft ce qu'on nomme Crainte. Un homme reçoit quelque in- iure, cela le décontenance & ce défordre eft ac- compagné du defir ardent d'une prompte venge- ance, c'eft ce qu'on nomme Colère. Il ne peut obtenir un bien quoiqu'il fasfe, c'eft Dffe/poir. Il defire un bien ; mais ce bien eft posfedé par un autre homme qui à fon avis ne le mérite pas à fon exclufion; il en eft affligé, c'eft Envie,
II. faut remarquer par rapport aux pasfions, que l'éloignemcnt ou la diminution de la douleur eft confidéré comme un plaifir, & en produit en nous les effets; comme à l'oppofite, Is perte ou la diminution du plaifir eft confidéré comme une douleur, &,a dans nous les mêmes fuites.
Les
&* de la Douleur, Liv. II. 69
Les pasfions canfent des chantremens extra- ordinaires fur le Corps de certaines perfonnes; mais comme ces changemcns ne font p;is tou- jours fenfîbles, ils ne font pas esfentieis à l'idée de chaque pasficn.
■ Les Coniîdcrstîons diverfes que l'on pourroit faire fur le bien & fur le mal , pourroient nous fournir un plus grand nombre de modifications fur le plaifir & la douleur, que celles que j'ai indiquées; & même j'en aurois pu propofer d'au- tres plus fimples, comme là douleur que caiife la faim & la foi/, le plaifir de manger & de boire, le charme de la mu f que, o:c. M is les parlions nous interesfant davantage, j'ai ju;;é plus à propos de me fervir des exemples rapportés.
■iMlftogi igtAiXfa..
CHAPITRE XXI.
De la Puisfancc,
■s acqniert l'idée de la Pui^fance , en confî- derant d'une part, ou les altér.itions qui arrivent dans les Corps, ou le changement per- pétuel de fes idées; & en rénéchi'^rant de l'autre, .fur les caufes qui produifent ces changemens, oa ces akératîons. La puisfance ainfî confuiérée eft a^ive ou pasfive. Quand on dit, le feu a Ict puisfniice de foudre l'or, Ef l'or celle d'être fondu; la première de ces pronofitions eft un exemple de h puisfance aiUve; & la fecononde, de la ;.7'.'/.y- fance pasfwe, Tou-
70 De la Puisfance. Liv, î!.
Toutes les chofes fenfibles nous fournisfent des exemples en abondance, & de la puisfance active, & de la puisfance pasiive; de la ^w/^àwr^ pasjive f en ce r^ue leurs qualités fenfibles, leur Etre même, font fujets à une mutation & à une altération continuelle; de la puisfance adfive, en ce qu'il doit y avoir eu quelque puisfance cap.ible d'avoir fait ces altérations. Cependant fi on examine la chofe avec quelque attention , on trouvera que les Corps n'excitent pas une idée delà puisfance aftive ausfi claire, que la réflexion fur les opérations de l'ame. La puisfance fe rap- porte nécesfairement à l'action : nous n'avons l'idée que de deux fortes d'actions; fçavoir, la penfée elle mouvement. Or il eft aifé de fçavoir, fi c'efi: le corps ou lî c'eft l'efprit qui nous fournit les idées les plus diftinctes des puisflmces, qui pro- duifent ces deux actions de penfer & de fe mouvoir.
Le Corps ne nous fournit point l'idée de la penfêe; car elle ne nous vient cette idée que par la réflexion. Il ne nous fournit pas non-plus ridée d'une force mouvante; car lorfqu'il eft en repos nous n'y appercevons rien qui excite l'idée d'aucune puisfance aftive & capable de produire le mouvement: & quand il fe meut il eft plutôt pasfif qu'agent. Nous n'avons donc l'idée d'une force capable de commencer le moHvement, que par la réflexion fur ce qui fe pasfe en nous- mêmes, où nous trouvons par une expérience indubitable, que nous pouvons mouvoir par un fimple acte de la volonté, les parties de notre corps qui étoient dans l'inaction,
La puisfance qu'a notre efprit de fe rappeller une idée, ou de l'écarter, de préférer le mou- vement de quelque partie de notre corps au repos de
cette
De la Pîfisfûtjce. Liv. II. 71
cette même partie, ou dp faire le contraire, e^- ap- pcllée yolonté. L'exercice aftuel dp cette puis- îance ell appelé le roziloir ou la volition; & l'on die que la cesfation ou l'accomplisftn.ent d'une a. ftion eft volontaire , lorfque cette aftion e(l la fuite d'un tel afte do i'Ame. toute aUion qui eft faite fans une pareille direction eft nommée in- volontaire.
Nous appelions? Entendement}^, piiisfance d'ap- perccvoir. La Perception eu l'acte de l'entende n ent. il y a des perceptions de trois fortes, i. Per- ception des idées. 2. Perception de la fgnifîciition des fîtïnes. 3. Perception de la liaifon ou de la ron-lii'ilbn de quelques-unes de i;os idées:. Ces deux piii?f.inces de l'ame, je veux dire celle de la perception & celle de préférer un parti à un autre, on les défiirne comn urément par les ternies d'enttnden'ent & de volonté, qu'on dit être deux facullés dans l'unie. Ce terme de fai'uHé feroit asfez convenable, fi l'on prenoit foin qu'il ne mît aucune confufîon dans les idées, conine je foupçonne qu'il a fait. Plufieurs perfonnes ont enteneiu par ce ternre, qu'il y avoit dans l'ame des Etres réels & produèleurs des afiions de rentendement & de la volonté.
Du fentiment intérieur que chaque homme a de ^d puisfance fur fes afcions , naît l'idée de la Liberté & de la Nécesjlté. Un homrre ffl: li- bre tant qu'il a la puisjancc de penjtr ou de ne fjotfer pus , de Je mouvoir ou de ne fe mouvir pas , conformément à la préférence ou au choix de [on efprit. Mais lorfque fon afrion ou fon ina6tion ne dépendent pas de la prérérence de fon efprit, il eft necesf.té , bien que peut-être fon action foit volontaire. Aiuû. il ne peut y avoir
de
ji De fa Puisfnnce. Liv. II.
de Ifberté où il n'y a ni penfée , ni vouloir oa volition, m volonté; maitj la penjh , le vouloir t< la volonté peuvent fe rencontrer dans an Etre, qui n'eiî: pas libre.
Ainsi lorfqu'un homome frappe Ton ami par un mouvement convuifif de Ton bras, lequel mou- vemeut i! n'a pas la puisfance d'empêcher ou d'ar- rêter, perfonne ne s'avife de juger qu'il eft libre, on le plaint comme agisfant pur nécesficé. Au- tre exemple: Un homme pendant qu'il dort eft tranfport^î diius une cliambre,. où fe trouve une perfonne qu'il fouhaitoit de voir; on l'y enferme de manière qu'il n'eft pas en fon pouvoir d'eu fortir; il-s'éveilie, il irSi r3\i de fe trouver avec une perfonne dont il defiroic la converfation , & il s'entretient volontairement avec elle» Cet homme ne dem.eure il pas volontairement dans la chambre? Perfonne n'en peut douter; cepen- dant il y e(l enfermé; il r/eft donc pas en liberté de demeurer dans la chambre, car il n'a pas la puisfance d'en fortir. La liberté n'eft donc pas une idée, qui appartienne hlA préférence, que donne fe/prit â une action plutôt qu'à une autre; mais elle dépend du pouvoir qu'a une perfonne n'agir ou as n'a^fir pas conformément au choix & la direction de fon efprit'
Il en eft des penfùes de l'efprit comme des Hiouvemens du corps : l^orfque nous avons la puisfance d'arré*"er notre efprit, fur une idée, ou de l'en (îivertir, conformément à la préférence de notre efprit, nous femmes libres. Un homme éveillé n'eft non-plus iibre de penfer ou de ne penfer pas, qu'il eft maître que fon corps touche ou ne touche pas un autre corps. Mais de tran- fporter fes penfées d'une idé© à une autre , c'eft
ce
De la Fuîsfance. Liv. II. 7§
ce dont il a très fouvent le pouvoir; & dans ce cas il eft autant libre à l'égard de fes idées, qu'à l'égard des corps fur Icfqucls il s'appuye , pou- vant fe tranfporter de l'un à Tautre, comme il lui plaît. Il y a pourtant des idées, qui femblables a de certains mouvemens înféparables du corps, font tellement fixées dans Telprit , qu'en de cer- taines circonftances on ne peut pas les éloigner quelque eftbrc que l'on fasfe. Ainfi un homm© à la torture n'eft pas en liberté d'éloigner le fen^ tin>ent de la douleur, pour s'attacher à le coU' templation de choies qui lui font indifférentesi
La Nécesfité a donc lieii partout où la pien^ fée & la puislance d'agir ou de n'agir pas , felori la direction particuh'ere de i'efprit, n'ont aucune part. Lorlque cette néceslîté fe trouve dans un Agent capable de volition, & que le commen- cement ou la continuation de quelque aftion eft contraire à cette préférence de I'efprit; alors il y a contrainte: & li l'interruption, ou fi la ces- fation d'une aftion eft contraire à la volition de cet Agent, alors il y a empêchement. Pour les Agens qui n'ont ni penfh ni volition j ils font nécesfaires à tous égards.
Ces principes pofés, on peut, ce femble, terminer aifément les difputes depuis fi long- temps agitées fur cette matière.
Première Qttejlion. La Voiontc ejîelle libre ou non? Cette queftion me paroît ausfi ridicule que ces deux-ci. Le fommeil ejî-iî rapide? La vertu eft-elte quàrrée ; car je ne vois pas qu'on ait de meilleure raifon pour attribuer la liberté à la volonté, que la rapidité au fommeil, ou la figure quarrée à la vertu. La Volonté eft la F puis*
74 ^^ i^ Piiisfance. Liv. lî,
puisfanôe de réfléchir fur fes aftions , de préféref les unes aux autres , ou de faire tout le contraire, La liberté confifte dans la puisfance de commencer ou de finir plusieurs allions, confortnément à la préférence que l'efprit leur a donnée. La volonté eft donc une puisfance ou faculté, & la liberté une autre faculté une autre puisfance: Ainfi de- mander _/? la volonté a de la liberté, c'eft deman- der Jî une puisfance a une autre puifance , Ji une faculté a une autre faculté. Queftion qui dès la première vue paroît trop abfurde pour avoir be- foin de réponfe; car qui ne voit que les puisfan» ces n'appartiennent qu'à des Agens; & que par confequent elles ne peuvent êtce des attributs de quelqu'autre faculté ou puisfance ? Ainfi cette que- ftion , La volonté ejî-elle libre ? revient en effet à celle-ci , La volonté eJî-elU un Agent proprement dit? car ce n'eft qu'à un Agent que la liberté peut être attribuée.
A cette occafion je remarquerai con^bien font peu confidérables les progrès qu'on peut faire fur la connoisfance de nous-mêmes, par les disfputes fur cette queftion & fur beaucoup d'au- tres , telles que celle-ci : L'Entendement ob'it-il à la volonté , ou la volonté à l'entendement ? Car de même que nous ne connoîfons pas mieux la puisfance qui eft en nous, de marcher , de chanter^. de danfer^ en d'fputant fi la faculté de dcnfer, de chanter , dépend de la faculté de marcher , de parler; de même par des difputes fur les que- fiions propofées , que pouvons-nous apprendre qui aille à perfeélionner nos connoisfences? Telle ou telle penfée peut bien à la vérité mettre en action la puifance de choifir, & le choix aftuel peut être la caufe de ce qu'on penfe aftuelkment à telle
chofe.
De la Fuisfanace» Liv. lï* *t$
chofe, de la même manière que l'aftion de chan= ter actuellement un certain air, peut être l'occa* fion de danfer une telle danfe; mais en tout cela ce n'eft pas une puisfance qui agit fur une autre, c'eft l'efprit qui met en œuvre ces diflférentes puisfances.
Seconde Queflion. L'Homme efi-il libre de vouloir? C'eft ce qu'on vent dire, je penfe, lorf- qu'on demande, ft la volonté ejl libre ou non? Alors je réponds que fi on propofe à un homme de faire une aftion qui eft en fa puisfance , il effi nécesfité de fe déterminer ou pour ou contre cette aftion» Qu'on fasfe la proportion à une homme qui fe promené de cesfer de fe promener , il faut nécesfairement qu'il opte, ou de pourfuivre, ou de difcontinuer fa promenade. Donc il eu. néces- fité à choifir un parti plutôt qu'un autre. Donc la continuation, ou le changement de fon état devient inévitablement volontaire.
Troifiême Qiiejîion, Qu'eft-ce qui détermine la volonté ? C'eft l'Efpyit, Si l'on n'eft pas fatis- fait de cette réponfe, & que l'on pofe la queftion de cette manière: Q_i','e/ï-ce qui incite l'efprit à déterminer fa force mouvante ou dire^rice , plu- tôt pour une action que pour une autre ? Je ré- ponds alors : Qu'il eft porté à demeurer dans le même état, uniquement à caufe qu'il s'y trouve bien; & qu'aucontraire il eft incite à en changer, parce qu'il s'y trouve dans quelque * méfaife» Je vais prouver ce que j'avance, par des raifons tirées de l'expérience & de la chofe même.
F a Par
* Faute de trouver des termes ^ il faut que le Leïïeur me paffe celui de méfaife , je ferai obligé de l'employer plus d'une fois.
j6 De ÎA Puissance. Liv. II.
Par l'expérience : Perfuadez à un homme que l'abondance eft plus avantageufe que la pauvreté; que les commod'tés de la vie font préférables à une trifte indigence; s'il eft fatisfait de ce dernier état, il y perfiftera malgré tous vos difcours. Qu'un homme foit convaincu de l'utilité de la vertu, jufqu'à voir que fi on ne la pratique pas on ne peut-être heureux ni dans cette vie ni dans l'autre; avec tout cela il ne travaillera jamais à la rechercher cette vertu > tant qu'il ne fera point affamé & aUeré de jujlice , tant qu'il ne fe fentira point ce méfaife de ce qu'elle lui manque. Donc il eft prouvé psr l'expérience que ce n'eft pas le plus grand bien, même quand il eft reconnu pour tel, qui détermine la volonté; mais que c'eft quelque mé- faife dont on eft aftuellement travaillé; de quoi voici les raifonSc
Nous ne pouvons être heureux tant que nous nous fentons mal à notre aife.
I. Toutes nos afdons tendent à la félicité, le feul méfaife nous empêche d'en jouir; bien plus, il gâte les plaifîrs que nous goûtons aftuellement; car une petite douleur peut corrompre tous nos plaifîrs. L'exemption de la douleur étant donc Yq premier pas vers le plaifir, il eft naturel que ce foit par-là que l'efprit foit déterminé première- ment.
II. Comme il n'y a rien de préfent à l'ame que ce mèfaife ^ il s'enfuit ausfi, que feul il a la puisfance de nous déterminer. Mais l'efprit ne peut -il pas erre touché d'un bien abfent, par l'examen qu'il en a fait? Oui, l'efprit peut avoir l'idée d'un bien abfent } mais fi cette idée n'excite en nous un defir, àc par ce defir un méfaife qui
foit
De la Puisfance. Liv. U. 77
foit plus puisfant pour nous déterminer que tous les autres, cette idéen'eft dans l'efprit que comme plufieurs autres idées, que comme une fpécula- tion entièrement inaélive.
(Quatrième Quejïion. Qu'eft-ce qui excite te defir? C'efl: le bonheur, ou ce qui revient aa même, c'eft le bien: Mais ce ne font pas toutes fortes de biens , quoiqu'avoués tels qui font naître le defir; l'homme ne defîre que cette portion de bien, qui, félon la difpofition préfente de fon efprit, lui paroît nécesfaire pour être heureux: Hors cette portion , tous les autres biens , quel- que grands qu'ils foient réellement ou en appa- renée , n'excitent nullement fes defirs. Or comme le fentiment préfent de la douleur nous prive des plaifirs que nous fommes capables de goûter, & fait partie de notre préfente mifére; il s'enfuit que nous devons plutôt fouhaiter d'être exempts de douleur, que de jouir du plus grand bien re- connu pour tel. L'exemption do la douleur eft le premier pas vers le pîaifir; aulieu que la priva- tion du plus grand bien ne conftitue pas notre milére préfente: je le prouve.
Si la privation d'un bien faifoit notre mifére préfente, nous ferions infiniment roiférables, étant certain que nous fommes privés d'une infinité de degrés de plaifirs. La joui'sfance d'un petit nombre de plaifirs & dans un certain degré, eft une féli- cité dont nous nous contentons; fans cela, comment l'homme s'amuferoit-il quelquefois à des aftions frivoles &: indifférentes, jirfqu'H y confumer une bonne partie de fa vie ? Pourquoi fouhaiteroit-il de vivre ici-bas éternellement? Toujours quelques maux entrelasfent les plaifirs les plus médiocres, oc il eft plus probable qu'il y aura après la mort F 3 une
7§ De la Puîsfance. Liv. Il,
une éternité bienheureufe . qu'il ne l'eft qu'il con- lervera dans cette vie fes biens, les honneurs ^ ou qu'il les augmentera.
Cinquième ^uejîion : Sur l'ufage de la Liberté.
Avant que d'expliquer cette cueftion, il eft bon de prévenir le Lecteur par quelques ré. flexions. Les maux qui font le plus d'impresfîon fur l'âme. & qui reviennent à certains tennps, font la faim, la foif, la chaleur, le froid, la las- fitiide , l'envie de dormir, &c. fi nous y joignons, les maux qui nous viennent par accident ^ tels que la dérnangeaifon d'acquérir des honneurs, des richesfes, que la mode, l'exemple ou l'édu- cation nous rendent habituels , & enfin mille autres defirs irréguliers qui font devenus naturels par Phabitude; il fe trouvera que ce n'eil que pendant une très-petite partie de notre vie que nous fommes asfez libres de ces maux , pouif être attirés par un bien abfent: on rejette toute penfée des biens éloignés , pour écarter les maux dont je viens de faire mention.
Mais ces maux n'entraînent pas l'homme avec une force invincible. Il a la liberté, c'eft- à-dire, le pouvoir de fnfpendre l'accomplis-, fement de fes defirs, d'en examiner la naturej, de les comparer avec d'autres defirs , jufqu'à ce que reconnoisfant le parti le plus avantageux , il foit mal à fon-aife de ne pas le fuivre. Ainfi l'ufage de la liberté eft de fufpendre fes defirs; & c'eft de l'abus qu'on fait de cette faculté, en fe lais- fant déterminer trop promptement, que procède toute cette diverfité d'égaremens, d'erreurs & de fautes dans la conduite de la vie & dans la j'e cherche du bonheur.
Or
De la Fuis fane e, Liv. ïï. 79
On ne peut pas nous accufer d'avoir manqué â rien de ce qui peut caufer notre véritable bon- heur, quand après un examen foûtenu de la ré- flexion , nous avons pefé le bien & le mal de nos defîrs & des aftions vers lefquelles ils nous font pancber. On avoue que c'eft la connoisfance qui régie le choix de la volonté; pouvons-nous donc faire autre chofe en vue d'être heureux, que de fufpendre nos aftions jufqu'à ce que nous ayïons examiné les confequences? Alors vouloir agir conformément à la dernière réfolution d'un pareil examen, ce n'eft plus une faute en nous, c'eft plutôt une perfeftion de notre Etre.
Et fi quelque trouble excesfif, fi quelque mouvement impécueux d'amour ou de colère, fî quelque douleur violente , &c. viennent s'emparer de notre Ame, enforte que nous ne fo5''ïons pas asfez les maîtres de nous-mêmes , pour confidérer les chofes à fond & fans préjugé, Dieu qui connoît notre fragilité, qui n'exige de nous rien au-desfus de nos forces, & qui voit ce qui eft en notre puisfance, nous jugera certainement comme un Père tendre & plein de compasfîon. II eft vrai néanmoins que les hommes fe plaignent fouvent à tort, de ce qu'ils ne peuvent maîtrifer leurs pasfions, ni les empêcher d'agir; ce qu'ils peuvent faire devant un Prince , ils font les maîtres de l'exécuter quand ils font feuls , ou en la pré- fence de Dieu»
Par ce que j'ai dit fur cette queftion, il eft donc évident que l'homme eft trèsjuftement puni à caufe de fes mauvaifes aftions , bien que fa volonté foif: déterminé nécesfairement par ce qu'il juge le meilleur. S'il a corrompu fou efprit, & qu'il fuive des régies fausfes fur le bien & fur F 4 le
0Q De la Puisfi»2ce. Liv. II.
le mal, fur le jufte & fur l'injufte; il doit être refponfable de cette corruption, & encourir leg peines qui en font des fuites. Eft-ce à la nature à conformer fes loix éternelles aux faux jugemens, aux faux choix des hommes?
Sixiétne Quejïion: Si tes hommes dejlroient également d'être heureux , leurs défirs fer oient- ils fi oppofés? Les uns fe porter oientMs mimait tandis que les autres fe portent au bien ?
Je réponds, que ces choix différens & même oppofés, ne prouvent point que les hommes ne vifent pas à la félicité; mais ils prouvent que la même chofe n'eft pas bonne pour chacun d'eux. L'ame a différens goûts ausfî-bien que le palais , & vous travailleriés ausfi inutilement à faire aimer à tous les hommes la gloire ou les richesfes , qu'à vou- loir fatisfaire le goût de tous les hommes par du fromage ou des huitres; mets non moins dégoû- tans pour certaines perfonnes, qu'exquis pouf quelques autres.
Les anciens Philofophes prenoient donc des peines bien inutiles, quand ils recherchoient file fouverain bien confiftoit dans les richesfes ou dans les voluptés du corps, dans la vertu ou dans la contemplation , ils auroient pu avec autant de raifon difputer, s'il falloit chercher les goûts les plus délicieux ou dans les pommes ou dans les poires , & là-desfus fe partager en différentes feftes: car comme le goût agréable d'un certaint fruit ne dépend point de ce qu'eft le fruit lui- même , mais de la convenance qu'il a avec notre palais; ainfi le plus grand bonheur eft dans la jouïsfance des chofes qui produifent le plus grand plaifir; & on ne fçauroit trouver à redire à la
con=
De la Puis fanée. Liv. II. 8i
ponduite des hommes, quand ils fe portent à des chofes différentes & même oppofées, fuppofé que, femblables aux abeilles, aux moutons & à d'autres animaux, à un certain âge ils cesfasfent d'être, pour ne plus jamais éxifter.
Septième Que/lion. Mais pourquoi les hom- mes préfèrent-ils fouvent le pire à ce qui ejl le tneilleiir? Pour répomdre à cette queftion il faut remonter à l'origine des divers mèjaifes qui dé- terminent la volonté : quelques-uns font produits par des caufes au-desfus de notre pouvoir, comme font fort fouvent les douleur du corps, quelque nîaladie, quelque violence extérieure, telle que la torture , &c. ces douleurs agisfant continuellement fur nous , forcent notre volonté , nous détournent du chemin de la vertu , & nous font renoncer à ce que nous croyions auparavant propre à nous rendre heureux. Pourquoi? Parce que nous ne tâchons pas, ou ne fommes pas capables d'ex- citer en nous, par la contemplation d'un bien é- loigné, des defirs asfez puisfans pour contreba- lancer le mèfaife que caufent ces tourmens du corps; c'efl pourquoi nous avoiTS grand fujet de pri'er Dieu, Q^u'ilne nous induife point en tentation.
QtTELQUES autres de ces mèfaifes ont leur fcurce dans le jugement que l'efprit fait d'un bien abfent; jugement vrai ou faux qui excite un de(ir proportionné à l'excellence que nous concevons dans ce bien. A cet égard , nous fommes fujets à nous égarer en diverfes manières,
A la vérité le choix de l'homme efl: toujours
jude par rapport au bien ou au mal préfent; la
douleur ou le plaifir étant précifément tels qu'on
les fent, le bien & le mal préfent eft réellement
F 5 auslî
82 De !a Puisfance, Liv. II.
ausfî grand qu'il paroît: Et il chacune de no« actions étoit renfermée en elle-même, & qu'elle ne traînât aucune confequence après elle, nous ne pourrions jamais nous méprendre dans le choix du bien.
Mats nous faifons de faux jugemens, ï. dans la comparaifon du bien & du mal préfent avec les maux & les biens à venir; & c'eft pour l'ordinaire fur cette comparaifon que roulent les plus importantes délibérations de la volonté. Noue mefurons ces deux fortes de plaifirs & de dou- leurs par leur diftance différente. De même que les objets qui font près de nous pasfent aifément pour être plus grands que d'autres éloignés, quoique d'une plus vafte circonférence; de même à l'égard des biens & des maux, le préfent prend ordinairement le desfus, & ce qui eft éloigné a toujours du defavantage.
C'est, ce femble, la foible capacité de notre efprit qui eft la caufe de ces faux jugemens. Nous ne fçaurions bien jouir de deux plaifirs à la fois. Or le plaifir préfent, s'il n'eft extrê- mement foible, remplit notre ame de telle forte, qu'à peine lui laîsfe-t-il aucune penfée des chofes abfentes. Ajoutés à cela, qu'on eft porté à con- clure, que fi on en venoit à t'epi-euve de ce bien éloigné, peut-être il ne répondroît pas à l'idée qu'on en donne, puifqu'on a fouvent expé- rimenté que les plaifirs que d'autres ont exalté, nous paroisfent infipides, mais même que ce qui nous à caufé beaucoup de plaifir dans un temps nous a déplu dans un autre,
Eif fécond lieu, nous faifons de faux ju- gemens far le bien & fur le mal que nous peu- vent
De la Puisfance, Liv. lî. 83
vent caufer de certaines chofes. i. Nous jugeons qu'elles ne font pas cypables de nous faire réel- lement autant de mal qu'elles peuvent. 2. Nous nous flatoDS qu'il n'eft pas asfûré que la chofe ne puisfe arriver autrement, ou du moins que nous ne puisfîons l'éviter par quelques moyens, comme par induftrie, par adresfe, par un chan- gement de conduite, &c.
Les caufes de ces faux jugemens font, I. L'ignorance, i. L'inadvertance. 3. La penlee qu'on pourra être heureux fans jouir des biens éloignés que promet la vertu. Ce qui contribue à cette illufion , c'eft le defagrément réel ou fuppofé qui accompagne les actions qui conduifent au bonheur; On s'imagine qu'il eft contre l'ordre de fe rendre malheureux pour arriver à la félicité.
Nous devons donc examiner avec toute l'attention posfible, s'il n*efl pas au pouvoir de l'homme de rendre agréables les actions qui lui paroisfent de/agréables? 11 eft vifible qu'on peut le faire. En de certaines occalîons un jufte examen de la chofe produira cet effet; en d'autres ce fera la pratique , l'application & la coutume. Les aftions font agréables; ou entant qu'on les conftdère en elles-mêmes , ou entant qu'on les re- garde comme des moyens pour arriver à une fin plus defirable. En ce qu'on les confidére en elles-mêmes , il eft certain que fouvent la coutume rend agréable ce que de loin on regardoit avec avcrfion. Les habitudes attachent un fi grand plaifir aux allions que la pratique nous a rendues familières, qu'on ne fçauroit s'en abftenir fans une grande gêne. Et en ce qu'on les regarde comme des moyens pour parvenir à une fin plus excellente, il eft couftant, qu'une adtion devient
plus
84 De la Puisfance. Liv. IL
plus ou moins agréable, fuivant qu'on eft plus ou moins perfuadé qu'elle tend à notre bonheur. Je mange un fruit qui me paroit très-defagréablje; mais la croyance g^u'il doit fervir à rétablir ma fanté, me fait pasfer par-desfus le mauvais goût que j'y trouve; & à force d'en manger, infen^ liblemeut je m'y accoutume, je le trouve moins mauvais, & l'habitude me le rend enfin agréable.
Je ne m'étendrai pas davantage fur le peu de foin que les hommes prennent pour arriver à la félicité. Cet examen pourroit fournir la matière d'un Volume. J'ajouterai feulement, que les recotnpenfes & les peines que Dieu a atta- chées à l'obfervation & au mépris de fes loix, doivent avoir asfez de force pour nous déterminer à la vertu , quand même on ne confidéreroit le bonheur ou le malheur d'une vie à venir que comme posfible; & quand même il feroit vrai, (ce qui néanmoins eft contraire à l'expérience) que les gens-de-bien n'auroient à esfuyer que des maux dans ce monde, pendant que les mé- chans y jouiroient d'une perpétuelle félicité»
S'il eft posfible qu'il y ait après cette vie un lieu où les méchans feront punis de peines infinies , n'eft-ce pas être infenfé que de s'expofer pour des plaifirs vains & de courte durée , à être infiniment malheureux ? Si l'efperance de l'homme-de-bien fe trouve fondée , le voilà éter- nellement heureux; s'il fe trompe, il n'eft pas malheureux', il ne fent rien: mais fi le méchant a raifon, il n'eft pas heureux; & s'il fe trompe, il eft infiniment miférable.
Je viens d'expofer dans cet Extrait raccourci lès idées premières & originelles dont toutes
nos
De la T ni s fane e. Liv. II. 85
iios autres idées font cotnpofées. On peut réduire ces idées originelles à l'étendue, la folidité , la mobilité, que nous recevons des corps; la puis- fance, foit de f enfer , foit de mouvoir, qui nous vient par la réflexion; & enfin, l'exijîence , ta durée i tes nombres que l'on acquiert & par la Senûition & par la Réflexion. Par ces idées nous pourrions expliquer, ce femble, la nature des couleurs , des goûts , des odeurs , & en général de toutes nos autres idées, fi nous pouvions appercevoir les différentes modifications de l'éten- due, <Sr Its divers mouvemens des cor|JufcuIes qui produifent en nous ces idées fenfîbles.
CHAPITRE XXII. Des Modes Mixtes.
LES Modes Mixtes font des compofés d'Idées fimples de difi'crente efpece, comme la vertu, le vice, le menfonge, &c. ils différent des modes fimples, en ce que ces derniers ne font compofés que d'idées fimples de la même efpece, comme une douzaine, une vingtaine &c,
L'jtSPRiT ayant acquis un certain nombre d'idées fimples , peut les joindre & les compofer en différentes façons, fans confidérer aurefte, fi cette compofition eft fondée dans la réalité des chofes. Tellement que pour former un Mode mixte, c'eft aJîez que l'efprit allie certaines idées»
&
8ê Des Modes Mixtes, Liv. îî.
& les juge compatibles entr'elles: Et de-là vient: peut-être qu'on a défigné ces idées ainfi compofées par le terme de Notion. On acquiert les idées de Modes mixtes par trois moyens.
Premièrement, par des obfervations que Pon fait fur les chofes elles-mêmes: ainfi on ac= quiert l'idée de la lutte en voyant lutter deux hommes.
Secondement, par l'invention, ou fi vous voulez, par i'asfemblage volontaire de différentes idées fimples; ainfi le premier Inventeur de l'Im- primerie avoit l'idée de cet art avant que de le mettre en pratique.
TïioisléMEM]%NT, par Texplication ou îe dénombrement des idées qui compofent ces modes ^ ainfi on arrive à la connoisfance du Mode mixte exprimé par le terme de menfoiige, par J'enumé- ration de ces quatre idées dont il efl; compofé. I. Les fons articulés. 2. Les idées qui font dans l'efprit de celui qui parle. 3, Les fignes de ces idées. 4. Ces mêmes fignes employés à affirmer ou à nier une idée différente de celle qu'ils fi- gnifient dans l'ufage ordinaire, depuis que îe lan- gage a été formé. C'eft par ce dernier moyen qu'on acquiert le plus fouvent la connoisfance des idées complexes; & en effet, l'on peut s'en faire une repréfentation très-jufte à la faveur de ce dénombrement,
L'uNiTe des Modes mixtes dépende de cet ftfte de l'efprit, qui confidére comme un feul toutes les idées fimples qui compofent un Mode mixte. La marque de cette unité eft le nom même de ce •Mode; cela paroît, de ce qu'il arrive rarement qu'aucun amas d'idées fimples foit rangé au nom- bre
Des MoJes Mixtes. Liv. IL 87
bre des idées complexes ou des Modes mixtes , s'il n'eft exprimé par un nom. Quoique le crime de celui qui tue un Vieillard, foit par fa nature ausfi propre à former un Mode mixte, que le crime de celui qui tue fon Père; toutefois com- me le premier de ces crimes u'a point de nom particulier, on ne le regarde pas comme une aftion qui foit d'une efpece différente de celle de tuer un autre homme.
GeNCRALEMENT cc n'cft qu'aux modes mixtes, ou qu'aux asfemblages d'idées qui font d'un ufage fréquent dans la converfation, où cha- cun s'efforce de communiquer fes penlees avec toute la promptitude ima.^inable, qu'on a attaché des termes. Pour ces alliages d'idées qui n'en- trent que rarement dans le difcours, on les laiffe fans leur fixer d'expresfîon.
Par ce que je viens de dire on voit la raifon pourquoi chaque Langue a des termes qu'on ne peut pas rendre dans une autre, par un mot par- ticulier; c'eft que chaque Nation, à caufe de fes mœurs & de fes coutumes particulières, eft obli- gée de faire des ccmpofés de certaines idées , ce qu'un autre Peuple n'a pas eu occafion de faire» Tel étoit chez les Grecs le terme d'OJîracifmef & chez les Romains celui de Profcription.
Ce que je viens de dire fert à répondre à la qupftion agitée, Pourquoi les Langues font fuJ£ttes à des changemens continuels ? C'eft à caufe que le changement perpétuel dans les coutumes & dans les oninions des hommes, fait faire de nouvelles combinaifons d'idées, aufquelles eufuite, afin d'év>ter de trop longues périphrafes on eft obligé d'at- tacher un nom: Et par ce fecret, ces combinuifons
r<oa*
88 Dis Modes Mixtes. Liv. U.
nouvelles d'idées deviennent de nouvelles idée^ complexes, ou de nouvelles efpeces de modes mixtes.
La penféé, le mouvement & la puisfancé qui les produit l'un & l'autre, font celles de toutes nos idées fimples dont on a fait le plus grand nombre de modes mixtes; & on ne doil: pas être furpris fi les hommes fe font particuliè- rement appliqués à connoître les ditlerei.'tes ma- nières de penfer & de fe mouvoir; s'ils fe font appliqués à les fixer dans la mémoire, & à leur donner des noms particuliers; car.c'eft fur les aftions que roule la grande affaire du genre hu- main. Si on n'eût pas formé ces modes , & qu'on ne leur eût attaché aucun nom, eût-il été posfible de former des loïx, de s'entretenir fur les manières d'être des aâ:ions ou l'on diftingue xxne caufe , des ino'jens , des fins, le temps , le lieui & plufieurs autres circonftances, & où Ton re- marque ausfi les modifications des puisfances qui produifent ces aftions, comme l'impudence i qui eft la puisfancé de dire & de faire tout ce qu^on veut fans fe décontenancer. Quand cette puis- fancé eft devenue familière, on la nomme habi- tude; & elle eft appellée dispofition , lorfqu'à cliaque occafion on peut la réduire en a6te; ainfi la mauvaife humeur eft une difpofition à la colérei
La puisfancé eft la fource de toutes les aftions; on donne le nom de caufe à une fubftance qui exerce le pouvoir qu'elle renferme en elle-même; & on donne le nom d'effet aux fubftances pro- duites par ce moyen, ou aux qualités fimples incorporées par ce moyen dans quelque Sujet, L'efficacité par laquelle une nouvelle fubftance ou qualité a été produite, eft appellée a^ion dans le
fujet
Des Modes Mixtes, Liv. II, 89
fujet qui a exercé cette pnisfance , & pasjîon dans le fujet où cette qualité eft changée ou produite.
Nous ne pouvons pas concevoir, que cette efficacité, dans les Af^ens intelleélueis , (oit autre chofe que des modifications de la penfée & de la volonté, & que dans les Agens corporels elle fuit quelque chofe de différent des modifications du mouvement. Donc combien de termes qui femblent exprimer quelque aftion , ne fignifient abfolument rien qui tienne de l'aftion ; mais dé^ fignent Amplement l'effet produit dans un fujet, avt?c quelques circonftances touchant le fnjet qui a été agi, ou touchant la caufe qui a agi fur lui. Par exemple, les mots de Création, & d'^ymi- hilation , qu'on croit exprimer l'aftion ou la ma- nière par laquelle les chofes font créées ou anni- hilées, lignifient ils rien autre, finon, qu'une caufe a créé ou annihilé quelque chofe? De même lorfqu'un Payfan dit que le froid fait glacer l'eau , il lui femble que cette expresfion de glacer ex- prime quelque aftion ; cependant elle ne marque qu'un effet, fçavoir que l'eau fluide auparavant, eft devenue dure & ferme.
CHAPITRE XXIII.
Des Idées complexes des Subjlances,
il 'KSPRTT obfervant que différentes qualités il fimples font toujours inféparablement unies,
il juge qu'elles appartiennent toutes à un même G fi:yet;
$0 Des Idées catnpkxes
fujet; enfuite de ce jugement, il nommî ce fujet d'un nom particulier; & par ce moyen il vient a confidérer cet asfemblage de pluiieufs qualités comme une feule idée: Et faute de concevoir comment ces qualités peuvent fubfifter par elles* mêmes, nous fuppofons un ,/b«*/>» , un /ziô/ïraiîMm dans lequel elles éxiftent. Nous appelions ce foutieni ce fubjîraium du nom de Subjîance. L'Idée de la Subjîance en général^ n'eft donc que l'idée de je ne fçai quel fujot qu'on fuppofe être le foûtien des qualités qui produifent dans notre Ame des idées fimples.
Les idées' des fubftances particulières font compofées de l'idée obfcure de cttte fubjîance en général, & de l'asfemblage des qu-ilités fimples, que nous fommes asfùré^ par l'expérience, être très-réel; mais que toujours nous fuppofons émaner de la conjîitution interne, ou esfence inconnue' de ia fubftance en général Ainfî les qualités fimples de l'Or, ou du Diamant, compofent l'idée com- plexe que nous avons de ces fubftances, beau- coup mieux connues des Orfèvres & des Jouail- 1ers que des Philofophes.
Nous acquérons de la même manière les idées des opérations de notre Efprit, la penfée, le raîfonnement, &c. d'un côté, asfûrés que ces opérations ne fublîftent point par elles-mêmes; & de l'autre, ne pouvant pas comprendre comme elles pourroient appartenir au corps , ou être produites par le corps , nous les attribuons toutes à une fubftance que nous appelions Efprit,
D'où il paroît, que nous avons une idée ausfi claire de la fubftance de l'efprit que de la fubftance du corps, L'une eft fuppofée le foutien
des
des Sulftances. Liv. ît. 91?
des qualités que nous obfer' ons dans les objets extérieurs, & l'autre le foittien des opérations que nous Tentons en nous-mêmes. Et par confe- quent l'idée de la fiibftance du corps eft ausfi éloignée de notre compréhenfion , que l'idée de ia fubftance de l'efprit. Nous connoisfons, il eft Vrai, les deux qualités principales des Corps, Vimpuîfîon & la cohéfion de fes patties fol ides ; mais ausfi nous avons des idées claires dès deux qualités principales de l'efprit, la penfée & le pouvoir d'agir. Que fi nous connoisfons encore plufieurs qualités inhérentes dans les Corps , i'e- iprit nous fournit ausfi les idées de plufieurs manières de penfer, comme croire, douter, craindre, efperer, vouloir, &c.
Nous n'aurions pas plus de raifon, pour nier ou pour révoquer en doute l'éxifience des Ffprits, quand même il fe trouveroit dans la no- tion que je viens d'en donner des difficultés mal- aifées à réfoudre, que nier celles des Corps, fous le prétexte que leur notion eft embarasfée de difficultés difficiles, imposfibles même à ap- pianir. La divifibilité à l'infini d'une étendue finie, foit qu'on l'accorde, foit qu'on la nie, engage dans des confequences qu'il eft imposfible d'ex- pliquer ou de concilier; & par confequent nous avons d'ausfi bonnes preuves pour l'éxiftence des Uns que pour l'éxiftence des autres.
Ces principes pofés , j'infère que ceux-là ont l'idée la plus parfaite de quelque fubftance par- tiLiili'^re, q-.i ont rasfemblé le plus grand nombre de fes qualités fimples, parmi lefquelles je compte fes pr'sfanrfs a&ives & fes capacités pas fîtes , quo'qu'à la rigueur ces puisfances ne foient pas des qualités fimples.
Gai L«
5>« Des Idées complexes
Lk plus fouvent nous diftinguons les fub- ftances par leurs qualités fimples; car nos fens font incapables de bous faire appercevoir, la con- figuration ^ la grosfeur, la contexture des parties înfenfîbles de la matière, d'où dépendent néan- moins les véritables différences des Corps.
Nos idées complexes des fubftances corpo- relles font compofées, r. des qualités premières que l'on découvre dans les fubftances , la grosfeur la figure, le mouvement, &c. 2» Des qualités fécondes ou fenfibles , qui confiftent dans la puis- fance qu'ont les Corps d'exciter des idées en nous, 3» Des réflexions fur la difpofition de certaines fubftances, qui peuvent, ou caufer dans les pre- mières qualités, de quelque autre fubftance des changemens tels que cette autre fubftance produira des idées différentes de celle qu'elle produifoit auparavant, ou recevoir elles-mêmes de pareils changemens par quelque autre fubftance. Toutes ces idées, autant que nous les connoisfons, fe terminent à des idées fimples»
Si nous avions les fens asfez pénétrans pour découvrir les plus petites parties des Corps , ces parties exciteroient en nous des idées tout-à-fait différentes de celles qu'elles y excitent préfente- ment. Le fable, que nos yeux jugent coloré & opaque , paroît tranfparent au-travers d'un bon microfcope; & le fang , qui à l'œil paroît rouge, n'eft à en juger par le même microfcope, qu'une liqueur tranfparente , où nagent quelques globules rouges, en fort petit nombre.
Mais nous n'avons pas à nous plaindre de la foiblesfe de nos fens. L'Auteur de notre Etre, par fa fagesfe infinie, a difpofé nos organes de
mani-
des fuhftauces. Liv. II, 93
manif-re qu'ils peuvent nous fervîr pour les com- modités & les befoins de cette vie. Et en effet, nous tirons des fens tous les fecours nécesfaires pour connoître & pour diftinguer les chofes qui nous font ou avantageufes ou nuifibles. Et d'ail- leurs nous pénétrons asfez avant dans l'admirable conftitution des chofes , & dans leurs effets fur- prenans , pour admirer & pour exalter la puisfance & la bonté de leur Auteur.
L'Idce de l'Etre Suprême efl: ausfî une idée complexe qui comprend éxijîencce, pouvoir, durée^ plaifir , félicité , & plufteurs autres qualités €5? a-tributs que nous étendons jufqu'à l'infini. Mais cette idée complexe de Dieu, hors l'inifini, ne renferme aucune idée qui en fasfe partie de l'idée complexe que nous avons des autres efprits; car nos idées , foit des efprits , foit des corps , fe terminent toutes à celles que nous recevons par la Sinfation & par la Réflexion^
CHAPITRE XXIV.
Des Idées colleâives des Subjïances,
NoxTS avons, touchant les Subftances, dei idées que l'on peut appeller collecïives , parce qu'étant compofées de plufieurs Subftances parti- culieres, elles font confidérées en confequence de cette union comme une feule idée, par exem- ple, un troupeau, une année, &o.
G 3 Ces
(^4 ^^^ /^^^J colkEîives des Suhfîances,
Ces idées colleftives ne font que des ta- bleaux artificiels, oùPefprit rnsfemble fous une feule conception & fous un feul nom , des chofes élo- i.L^'^:fc'es & indépendantes, afin de les contempler & d'en difcourir plus commodément; car il efi- à remarquer, qu'il n'y a point de chofes fî éloig- nées que l'efprit ne puisfe rasfembier dans une feule idée: l'idée que fignifle le terme d'Univers en eft une preuve.
CHAPITRE XXV» Des Relations,
NOTRE efprit acquiert une autre efpece d'i- dées, par la comparaifon qu'il fait deux chofes. L'Aftion de l'efprit, par laquelle il tran- fpoFte , pour ainfî dire , une chofe auprès d'une autre, & les confidére toutes deux jeftant les yeux de l'une fur l'autre, efl appeilée Relation. Les dénominations qui font données aux chofes qui dénotent cette relation font appellées relatives ^ & les objets qu'on approche les uns des autres font nommés les fujets de la Rtlation.
On" doit remarquer, que les idées de rela- tions peuvent être les mêmes dans des perfonnçs qui ont des fentimens différens fur les choies qu'on compare. Par exemple, ceux qui ont des fentimens oppofés touchant la nature de l'homme, peuvent néanmoins convenir enfemble far la no- tion de Père.
Des Relations. Liv. IL $j
Il n'y a point d'idée, laquelle étant com- parée à une autre, ne puisfe donner lieu à un nombre prefque infini de confidérations. Un homme peut à la fois foûtenir les relations de Père, Frère ^ Fils, Mari, Ami, Sujet , Gênerai, Anglais, Infulaire , Maître, Valet, plus grand , plus petit, &c. il eft capable de recevoir autant de relations qu'il y a d'endroits par lefquels on peut le comparer à d'autres chofes, & juger fi à quelque égard il convient ou ne convient pas avec elles. Donc on voit que les Relations doivent faire une partie confidérable des difcours ou des penfées des hommes.
On peut obferver encore, que les idées des Relations font plus claires & plus diftinftes que celles des chofes comparées enfemble. La raifon en efl:, que la connoisfance d'une feule idée fimple fuffit très-fouvent pour donner la notion d'un rap- port; au-lieu qu'on ne peut connoître aucune fub- flance, fans avoir fait une coUeftion éxafte de toutes fes qualités.
CHAPITRE XXVI.
De la Càufe^ de l'Effet, & de quelques autres Relations,
.A vicisfitude perpétuelle des chofes nous ' apprend que plufieurs fubftances & qualités reçoivent leur Etre, par l'aftion naturelle de quel- ques autres fubftances : Or nous appelions cuufe ce qui produit, &: effet ce qui eft produit.
G 4 Tou-
$6 De la Caufe^ de TEjfet^
Toutes les chofes qui éxiftent; ou ont été créées y ou ont été produiles. Nous difons qu'une chofe eft créée, lorfqu'auciine des parties qui la comporent n'éxiftoit avant elle. Nous difons qu'une chofe eft produite lorsque les parties dont elle eft for- mée éxiftoient avant fa formation , en ce fens la na- ture produit une roft, une œillet, &c, Lorfque la pro- duftion fe fait, fuivant le cours ordinaire delà na- ture, par un principe interne, mais qui eft mis en œuvre par un agent extérieur, & qui agit d'une façon imperceptible , c'eft ce que nous nommons génération; & nous nous ferverons du terme de faire, lorfque la caufe productrice eft extérieure, & que fon efTet eft produit par une féparation ou un arrangement de parties qu'on difcerne aifément. En ce fens un Ingénieur fait une ma- chine, & nous employons le terme d'altération ^ pour exprimer une qualité produite dans un fujet où elle n'étoit pas auparavant.
La plupart des noms que l'on donne aux chofes par rapport au tefnps ne font que de fimples relations. Par exemple; quand je dis, la Reine EHzabeth a vécu 69. ans & régné 45, je n'affirme autre chofe, finon que la durée de l'éxiftence & celle du régne de cette Princesfe ont été égales, l'une à 69. révolutions annuelles du Soleil , & l'autre à 45. Je pofe les mêmes régies pour toutes les expresfions par lefquelles on répond à la queftion, combien de temps? quand ?
De même encore, les termes de ^^eunt , de Vieux & autres qui regardent le temps, & qu'on fuppofe marquer des idées pofitives, ne font à les bien confidérer que des termes relatifs à une eertaine longueur de temps dont on a l'idée.
Ainfî
y autres Rtîations, Liv. II. 97
Ainfi on appelle un homme jeune ou vieux, fi^i- vant le plus ou le moins de temps qu'il lui re- fte à vivre, pour atteindre à l'âge auquel les hommes arrivent ordinairement. C'eft ce qui pa- roît par l'application qu'on fait de ces termes à d'autres chofes ; un homme eft appelle jeune à l'âge de vingt ans, & on appelle vieux un cheval qui n'en a pas encore dix-huit: de même nous ne difons pas que le Soleil ou les Etoiles foient vieilles, parceque nous ignorons quel période leur a été asfigné.
Il y a plufîeurs autres idées qu'on exprime par des noms eftimés pofitifs ou abfolus , quoi- qu'ils ne foient que relatifs: tels que ceux de grand, de petit, de fort, de foi'ole, lefquels ne délignent qu'un rapport à de certaines chofes. Ainfî un cheval eft lenfé petit, lorfqu'il n'eft pas parvenu à la grandeur ordinaire de fon efpece; & un homme eft dit foible. lorfqu'il n'a pas la force de mouvoir quelque chofe au même de- gré que ceux de fon âge ou de fa taille.
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ÏS»<X
CHAPITRE XX VIL
De Vldentité & de là Diverfité.
♦NM ous acquérons les idées d'Identité & de
Divcrfitc, en comparant une chofe confidé-
rée dans un certain temps & lieu, avec elle-même
confidérée dans un autre temps & un autre lieu.
G 5 Quand
58 De ridentité îf
Quand nous voyons qu'une chofe êxifte en un certain temps, dans un certain lieu, nous fommes asfùrés qu'elle eft elle-même, & qu'elle ne peut pas être aucune autre chofe, quoiqu'à plufieurs égards il y ait entr'elle & quelque autre chofe une resfemblance parfaite; car nous fonn- mes asfurés que deux chofes de même efpece ne peuvent pas être en même temps dans une même place. AinÏ! quand on demande fi une chofe ejî la même ou non, cette queftion revient à celle-ci; cette chofe qui éxiftoit dans un tel temps & dans une telle place, eft-elle la même ehofe qui étoit dans cette place & dans ce temps-là ?
Nous n'avons d'idées que de trois fortes de fubftances. i. Dieu. a. Les intelligences. 3, Les Corps.
Dieu eft Eternel, Immuable & Préfent par- tout; on ne peut donc former de doute fur fon
identué.
Les efprit finis ont commencé à éxifter en temps & lieu; ainfi leur identité fe déterminera toujours par la relation de leur éxiftence à ce temps & à ce lieu ou ils ont commencé d'éxifter.
On doit dire la même chofe de chaque par- tîcule de matière , tant qu'elle n'eft ni augmentée ni diminuée.
Ces trois fubftances étant de différente e- fpece, ne peuvent pas s'entr'exclure du même lieu; mais chacune d'elles exclut du lieu qu'elle oc- cupe toute autre fubftance de fa même efpece.
On détermine l'identité & la diverfité des manieras d'être & des relations , de la même façon
que
àe la Diverjitê. Liv. II, 99
igue l'on détermine l'identité des fubftances. Mais comme les actions des Etres finis qui fe ré- duifent au mouvement & la penfée , fe fuccedent continuellement, il eft imposllble que ces aftions puisfent éxifter comme des Etres perminens , en différens temps & lieux. Par confeqnent aucune penfée, ni aucun mouvement, confidérés en dif- férens temps ne peuvent être les n.ëmes; car chacune de leurs parties a un différent comment cernent d'.'xiftence.
Il paroît de là, que l'é^iHience elle-mpme eft le principe individuel, que détermine un Elre à un temps particulier & à un lieu incommuni- cable à deux Etres delà même efpece. Suppofé, par exemple, qu'un atome éxifte dans un lieu & dans un temps déterminé; il eft évident que cet atome confidéré dans queiqu'inftant de fon éxi- ftence que ce foit, eft & continuera d'être le même, tant qu'il éxiftera de cette manière. On peut dire la même chofe de deux, de trois, de cent atomes, &c. pendant qu'ils éxifteront enfem- ble, ils feront toujours les mêmes, de quelque manière que leurs parties foient arrangées; mais fi un feul vient à être enlevé, ce ne fera plus ni le même asfemblage, ni par confequent la même masfe.
La différence entre les corps animés & les corps bruts, fait ausfi que leur identité confifte en des chofes oppofées. Un corps brut, ou une masfe de matière, n'eft qu'une cohéfion de cer- taines parties, de quelque manière qu'elles foient unies; ainfi l'identité d'un corps brut ne peut être que l'éxiftence continuée de Ces mêmes par- ties. Mais le corps animé, \xn chêne , par exemple, a des parties organifées & propres pour rece. voir & pour diftribuer la nourriture nécesfaire
pour
loo De V Identité î!t
pvitir former le hois ^ fètorce & les feuilles; ainfl tant ^lVù' conferve cette organization de parties, tant que la fére y circule, il eft appelle même chêne, quoiqu'il ait acquis de nouvelles parties à qui il a communiqué la vie dont il jouit. Le cas eft à-peu-près égal dans les Animaux , dont je pofe que l'homme eft une efpece particulière ; fi on leur applique ce que je viens de dire des plantes, on pourra connoître ce qui fait qu'un animal eft un animal , & qu'il continue à être le nié m?.
Outre l'idée de même fubftance , de même Animal, nous avons encore celle de même per- fonne; ce qui forme une troifiéme efpece d'iden- tité.
Le mot de per/onne marque un Etre intelli- gent, qui par le fentiment intérieur de foi-même, lequel eft inféparable de la penfée, raifonne, ré- fléchit &: fe confidére comme étant le même en difîerens temps & en différens lieux. Or par cette confcience ou ce fentiment intérieur que j'ai, & que tout le monde a , on eft ce qu'on appelle foi-même, je fuis ce que j'appelle moi-même ; '&C c'eft-cela, à mon avis, ce qui conftitue l'identité ferfonnelle , ou ce qui fait qwe je fuis toujours le même , & que tout Etre raifonnable eft toujours le même. Et cette identité fubftfte autcnt de temps que j'ai le fentiment intérieur d'avoir fait de certaines aftions, & d'avoir eu de certaines penfées ; car le moi qui a fait une aftion autre- fois, eft le même moi qui s'en resfouvient à préfent.
Ce que j'appelle moi même, c'eft donc cet Etre, ce moi penfant, quelle que foit fa fubftance, qui eft convaincu de mes actions, qui fent du
plai-
àe U Diverfité. Liv. lî. loi
plaifir & de la douleur, qui efl: capable de bon- heur & de mifere, & qui par confequcnt eft inte- resfé pour moi-même ausfi long-temps qu'il a le fentimeut intérieur de loi-même. Et tout ce à quoi fe joint le fentiment intérieur de cet Etre penfant, conftitue avec lui la même perfonue,. le même moi; de forte qu'ausfi long-temps qu'il fe fent joint à cette autre chofe, il s'attribue toutes fes aftions, comme lui étant particulières à lui- même.
Cette Identité perfonnelle eft le fondement des peines & des recompenfes; car c'eft parce- que j'ai un fentiment intérieur du même moi, que je fuis interesfé pour moi-même. Tellement que fi le moi dormant n'avoit pas le même fentiment intérieur que le moi veillant ; le moi veillant & le moi dormant feroient deux perfonnes différentes; & il n'3'' auroit pas moins d'injuilice à punir le moi veillant pour ce qu'a fait le moi dormant, qu'il y en auroit à punir un Jumeau à caufe des crimes de fon frère, parceque leur extérieur fe- roit fi femblable qu'on ne pourroit pas les diftin- guer.
Mais, direz-vous, fuppofé que je perde le fouvenir de quelques actions de ma vie, enforte que je n'en aye jamais plus de connoisfance, ne fuis-je pas la même perfonne qui ai fait ces a- 6tions que j'ai oubliées? On n'en fçauroit douter: Donc l'identité perfonnelle ne confifte pas dans le fentiment intérieur du même moi. Je répons en ôtant l'équivoque que fait l'expresfion ^e ; il eft tout vifible qu'elle fuppofe que l'identité du même homme & de la même perfonne font une même identité; ce font néanmoins deux chofes que nous avons vu qu'il falloit diftinguer foi-
gneu-
103 De ridentkê ^
gneufement. S'il eft posfible, (& c'eft ce ou'ofii ne fçauroit nier) que l'homme puisfe avoir des fen- timens intérieurs qni n'ont aucun rapport l'un à l'autre; il eft hors de doute, que ce même hom- me doit conftituer difrérentes perfonnes en diffé* rens temps; & ilparoitpar des déclarations folem- nelles, que tout le monde eft dans ces fentimens. Les Loix humaines ne punisfent pas l'homme fou pour les actions qu'a fait l'homme de fens rasfis, ni l'homme de fens rasfîs pour ce qu'a fait homme fou; par ou l'on voit qu'elles en font deux per- fonnes» On peut expliquer ce que je dis par ces façons de parler: Un tel n'efî plus de même; ii eft hors de lui-même; expresfions qui donnent à entendre, que ce moi qui conftituoit la même perfonne , n'eft plus dans cet homme-là.
pEUT-étre me fera-t-on encore cette obje- 6lîon. Selon vos principes un homme qui n'efî: pas yvre n'eft pas la même perfonne qui étoit dans l'yvresfe: Or pourquoi le punit-on lorsqu'il n'eft p!us 3^vre pour ce qu'il a fatt dans l'yvresfe? Je réponds, que cet homme eft punisfable pour ce qu'il a fait dans l'yvresfe, par la même raifon qu'il eît punisfable pour ce qu'il a fait dans le fommeil. Les loix humaines punisfent par une juftice conforme à la manière dont les Juj^es connoisfent les chofes. Or dans le cas ranporté ils ne fcauroîent diftinguer ce qui eft réel d'avec ce qui eft disfimulé; ainfi ils ne peuvent point recevoir l'ignorance pour excufe de ce qu'on a fait dans le vin. Il peut être à la vérité qu'un homme hors d'yvresfe a perdu l'idée de ce qu'il a fait étant yvre; mais le crime eft avéré contré lui, & on ne fçauroit prouver pour fa défenfe, le défaut de fentiment intérieur.
Mais
âe h Diverfïte. Liv. lî. 103
Mais au grand & redoutable jour du Juge, ment, où les fecrets de tous les cœurs feront découverts , on a droit de croire que peribnne n'aura à répondre pour ce qui lui eft entièrement inconnu, & que chacun y recevra ce qu'il mé- rite , félon que fa confcience l'accufera ou t'excufera.
Je conclus donc, que toute fubftance & toute manière d'être qui commence à éxifler, doir être la même pendant toute fon éxiftence. J'en dis autant des compoiitions des fubftances, leur compofé doit être le même durant tout le temps que leur union dure; & ce que j'ai expli- qué fait voir, que l'obfcurité, qu'il y avoit dans cette matière, venoit plutôt des m.ots mal appli- qués, que de l'obfcurité de la chofe elle-même; car, quelle que foit la chofe qui conftitue une idée fpécifique, fi cette idée ne change point de nom, fon identité & fa diverfité fera fi aifée à recon- noître, qu'on ne pourra avoir de doute fur ce fujet.
CHAPITRE XXVIII.
De quelques autres Relations.
S ous les fujets qni renferment des qualités •^^ fimples dans l?fqucllps en difvinp;!ie des parties on des degrés, peuvent être con parés par rapnort à ces n ême qu'iiiés fimp'es , conime, plus blanc, plus doux, moins, cfavanfaire, &;c. Ces Relatioi!S qui c é.-'eiideff ainfî d l'ég-lîté, du plus ou du moins d'' ■ e qu^tliré en d!f'é^'-^•^s fujets, peuvent être appelles Relaiions proportionneiUs.
Les
104 ^^ qudques autres
Les circonftances de l'origine d'une chofe, donne lieu à d'autres relations; par exemple, père, fils, frère, &c. je nomme cette efpece de rela- tion. Relations naturelles.
Quelquefois le fujet de notre confidéra- tion, eft une convention qui oblige quelques perfonnes à faire de certaines chofes, & qui leur en donne le droit & le pouvoir moral. Sous cette idée nous confidérons un Capitaine, un Bourgeois, &c. Toutes ces relations, qui dépen- dent de certains accords faits entre les hommes, je les appelle, Rapports d'injîitutiont ou Rt- lations volontaires.
Il eft une autre forte de Relation, &: qui confifte dans la conformité & dans l'oppofltion des aftions volontaires -de l'homme à une certaine régie; on peut appeller cette efpece de Relation, Relation morale.
La conformité ou l'oppofition de nos aftions à cette régie, eft ce qui les rend moralement bonnes & moralement mauvaifes; & ce qui dé- termine le Légiflateur à ufer de fa puisfance pour nous faire ou du bien ou du mal: ce bien & ce mal font appelles recotnpenfe & punition.
Il y a trois fortes de Loîx, ou de régies morales, qui toutes trois ont leurs fanftions, i. la Loi divine, 2. la Loi civile, 3. la Loi d'opi- nion ou de réputation. En référant fes aftions à ia première de ces Loix, on juge fi elles font péchés ou des bonnes aftions; en les référant à la féconde, on connoît fi elles font criminelles ou innocentes; & à la troifiéme, fi elles font des vertus ou des vices.
J'EN'
Relations, Liv. II. 105
J'entens par la Loi divine, la Loi que Dieu nous a prefcrit pour régule de nos actions, & qu'il nous a fait connoîcre par les lumières de la nature, & par la voye de la Révéiv.tion. Que Dieu nous ait donré une telle Loi, il fem- ble qu'on n'en puisle pas douter: i. 11 a le droit de le faire, nous fommes fes Créatures. 2. 11 a la Bonté & la Sagesfe requife pour diriger nos aftions à ce qui eft le meilleur. 3. Il a le pouvoir de nous y engager par des recoiiipenfes & par des punitions d'un poids inlini & d'une durée ècerneile. Cette Loi de Dieu eft la feule pierre de touche, par laquelle on puisfe juger de la bonté & de la méchanceté morale de nos nCcions, <S: fç-ivoir fi eiies nous attireront de la part du Tout-puLïfant, ou la félicité ou la milere.
Les Loix civiles font les Loix que la So- ciété a établie pour régler les allions des Cito- yens. Perfonne ne méprile ces Loix; car la jouisfanoe & la privation de la liberté & des biens, eft attachée ou à i'obfervation ou au mé- pris qu'on fait de ces Loix.
Il y a en troifiéme lieu, la Loi d'opinion ou de réputation : on fnppofe par tout que les mots de vntu & de vue. iîgnifient des aftions bonnes ou mauvaifes dans leur nature. Tant qu'ils ont cette fignification la vertu convient avec ce que la Loi de Dieu ordonne, & le vice avec ce qu'elle défend; mais il eft conftaut, que par ces expresfions chaque N^ation n'exprime autre chofe que les aftions qu'elle répute ou honnêtes ou honteufes. Ainfî dans quelque pays qu'on fe trouve, la régie pour juger fi une aftion y eft ''gardée comme une vertu, ou comme un vicf^ -'t'ft l'approbation ou le blùme dont elle eft fuivie; H car
io6 De quelques autres
car toutes les Sociétés des hommes , & chacune en particulier, font convenues tacitement que certaines aftions feroient eftimées ou méprifées félon le jugement, les maximes & les coutumes du Pays.
Que cela foit ainfi, c'efl: ce qui paroîtra a quiconque voudra réfléchir, que cette même aftion, qui eft confidérée dans mon pays comme une vertu, qui y remporte l'eftime publique, eft re- gardée dans un autre comme un vice & y eft généralement blâmée. Il eft vrai que la vertu & le vice fe trouvent prefque partout conformes aux régies du jufte & de l'injufte, établies par les Loix de Dieu; & en effet il n'y a rien qui asfùre & qui avance le bien général du genre humain, d'une manière ausfi directe & ausfi vifible, que l'obéïsfance à ces Loix divines; au-contraire, il ny a rien qui expofe les hommes à plus de maux , à plus de calamités , que la négligence de ces mêmes Loix; & à moins que les hommes ne renoncent au bon fens. à la raifon & à leur inté- rêt, il n'eft pas probable 'que jamais ils fe mé- prennent asfez univerfellement pour faire tom- ber leur mépris fur des actions bonnes en elles- mêmes, & leur louange fur des aftionS mauvaî- fes en leur nature.
CEUX-là paroisfent peu verfés dans l'Hi' ftoire du g^^nre humain, qui s'imaginent que l'ap- probation & le blâme n'ont pas asfez de force pour engager les hommes à fe conformer aux opinions & aux maximes de ceux avec qui ils converfent. C'eft par les Loix de la coutume que fe gouvernent uniquement la plus grande partie des hommes. Ces Loix touchent bien plus la plupart des hommes, que la Loi de Dieu &
que
Relations. Liv. II, 107
que les Loix civiles; on ne fait que rarement des rélléxions rérreufes fur les punitions que s'at- tirent les infraiîteurs des Loix de I-)iEU, & bien fouvent on contrebalance ces réflexions par l'efpé- rance d'une réconciliation future avec Di£u ; & pour les châtimens qu'infligent les loix civiles , on fe flate de pouvoir les éviter; mais quant aux loix de la coutume, on fçait qu'il n'y a point d'iionime, qui, s'il en ncglijre l'obfervation exacte, puisfe éviter la cenfure & le mépris des autres. Or de dix mille perfonnes il n'y a peut être pas une feule qui foit aifez infenfible pour fupporter conftamment le mépris & la condamûation de ceux avec qui il eft en Société.
La Morale ne coniîfte donc que dans la relation de nos aftions à ces loix ou à ces ré- gies. Or comme ces régies ne font qu'une col- lection de différentes idées fimples^ fe conformer à ce* régies, ce n'eft que difpofer de fes aftions, de forte que les idées fimples qui les compofent répondent aux idées fimples dont la loi exige l'obfervation. Par où l'on voit que les Etres moraux, de même que les notions morales font fondées fur les idées fimples, & qu'elles s'y ter- minent toutes. Par exemple, fur le meurtre ^ la JRénéxion nous fournit les idées de vouloir t délibérer , réfoudre , de malice , de vice , de per- ception, force mouvante, &c. La Senfation, celles d'un homme , «S: de cette aftion par laquelle on met fin & à fa perception &: à fon mouvement. Toutes ces idées font comprifes dans le mot meurtre.
Pour avoir des idées juftes touchant les
aftions morales, on doit les confidérer ou comre
étant compofées de difierentes idées fimples; &
dans ce fens elles font des idées pofitives, tout
H 2 cora-
io8 ^i quelques autres
comme l'avion d'un cheval qui boit, ou d'un ptr' roquet qui parle: ou comme étant bonnes, mau- vaifes, ou indifférentes; & à cet égard elles font relatives à une certaine régie, & par cette rela- tion elles deviennent bonnes, mauvaifes ou in- différentes.
Faute de faire cette différence on fe brouille & on s'égare très-fouvent; par exemple, en- lever à un autre homme faiis fon confentement ce qui lui appartient, c'efi: ce qu'on appelle lar- cin, mais comme ce mot, dans fon ufage ordi- naire , marque la turpitude morale de cette aftion^ en eft porté à condamner tout ce qu'on appelle larcin comme une action contraire aux loix & à l'équité; cependant, fi de crainte qu'un furieux fe tue ou fe blesfe, je lui enlevé en fecret fon épée, quoi- que proprement l'on puisfe donner à cette aftion le nom de larcin, il eft certain pourtant, que (î elle eft considérée dans fa relation avec la loi de Dieu, elle n'eft point un péché, elle n'eft point une transgregfîon de la Loi de Dieu.
Je n'aurois jamais fait, û je voulois par- courir toutes les efpeces de relations. Celles dont j'ai parlé font- les plus confiderables, & elles fufïîfent pour nous faire connoître d'où nous viennent les idées des relations , & fur quoi elles font fondées.
CHAPITRE XXIX.
Des Idées claires & oh/cures^ dijïinâes & confufes,
usQU'ici j'ai montré l'origine de nos idées, & j'ai parcouru leurs différentes efpeces.
Voici
Des Idées claires^ îfc. Liv. II. 109
Voici fur ce même fujet de nos idées quelqu'au- très co'ifiderations : quelques-unes de nos idées font claires, quelques autres font obfcures, quel- que.; unes font diftinftes, quelques autres font confufes.
Nos Idées fimples font claires , lorsque leurs
'-'njet'S les préfentent à notre anne par une per-
ptlon bien v(:g\ée , ou lorsque la mémoire les
iKiiferve de manière qu'elle les reprefente très-
diiîinftement à l'éfprit toutes les ibis qu'il en a befoin.
Nos idées co7nplexes font claires, lorsque les idées qui les compofcnt font claires elles-mêmes, 6c que leur nombre eft certain & déterminé.
Il femble que l'obfcurité des idées fimptes eft caufee, ou par la grosfiereté des organes, ou p^r l'impreslion légère des objets fur nous, ou par la foiblesfe de la mémoire, qui ne peut pas retenir les idées telles qu'elle les a reçues.
Une idée diftiiifte eft celle dans la quelle l'éfprit découvre une difïérence qui la diftingue de toute autre idée: Une idée confufe eft celle que l'on ne peut pas fulTifimment diftinguer de quelqu'autre. Ainfi l'obfcuriré eft oppofée à la clarté, & la confufion à la diftinftion.
Ce qui rend les idées confufes, ce font lef exprcsfions mêmes qui les défignent. Chaque idée eft vifiblement ce qu'elle eft, & diftinfte par con- fequent de tonte autre idée : ainfi elle ne peut ccre confufe qu'en ce qu'elle peut être défignée par un autre nom ausfi bien que par celui qui l'oxprime. Si on me demande pourquoi les homme* re défignent pas toujours leurs idées par les ter- mes les plus propres, c'eft, répondrai-je, parce qu'ils ne connoisfent pas asfez bien les différences H 3 des
xio Des lâhs claires îf ohfcures^
des chofes; différences qui approprient un nom à une chofe plutôt qu'à une autre.
Il n'y a prefque que les idées complexes qui puisfent devenir conrufes; ainfi l'on tombe dans la confufiou :
I. Quand on compofe une idée complexe d'un nombre d'idées fimpies, qui foit ou trop petit, ou commun à d'autres idées; i>ar-là on manque à appercevoir la différence qui fait qu'elle mérite un nom particulier : Par exemple , l'idée du Léopard eff confufe, fi elle ne renferme que l'idée d'une bête tachetée ; car elle n'eft pas asfez diftinguée de celle de la Panthère & de plufieurs autres a-iimaux , qui de même que le Léopard ont la peau femée de taches.
IL LoRSQVE les idées qui compofent une idée complexe font confondues entr'elles, de forte qu'il n'eft pas aifé de difcerner fi nous de- vons exprimer cet amas d'idée, plutôt par le nom qu'on lui donne ordinairement que par quel- qu'autre; on ne peut guéres mieux exprimer la confufion qui fe trouve alors dans nos idées , que par l'exemple de certains tableaux qui repré- fentent des figures bizarres, hétéroclites, qui ne ressemblent à rien , & qui paroisfent être un asfemblage de couleurs fans ordre, & jettées au hazard. On a beau nous "dire que ce font les portraits d'un fmge & d'un chêne, nous regardons avec raifon ces figures comme quelque chofe de confus; car dans l'état où nous les voyons, nous ne fçaurions connoîrre fi le nom de chêne & de fin^e leur convient mieux que celui de quel- qu'autre chofe que ce foit. Mais lorsqu'un miroir cilindrique, placé d'une certaine manière, rasfem- ^ ble
êîfîivMes ^ cofîfiifis, Liv. II. m
ble ces traits irrégnliers, & les fait paroître dans une jurte proportion fur une table; alors l'œil apperçoit qu'en effet ces portrais repréfentent un ftnge & un chêne, & que par confequent ces noms leur conviennent.
III. E>:Fi]sr nos idées complexes font con- fufes, lorsque nous n'avons pas une idée décer- minée & précife des idées qui les compofent, Ainfi un homme qui, incertain des idées précifes qui entrent dans celles d'Eglife ou d'Idolâtrie , en exclut aujourd'hui une idée qu'il y fera entrer demain; tant qu'il ne fe fixera point à un corn- pofé précis d'idées, il n'iiura jamais que des idées confufes fur l'Eglife ou fur l Idolâtrie.
La confufion regarde toujours deux idées, & premièrement celles qui font les plus appro- chantes l'une de l'autre. Pour donc éviter cette confufion, il faut examiner avec foin quelles font, par exemple, les idées qu'il eft dangereux de con- fondre avec celle de courage, & quelles font celles qu'il eft difficille d'en féparer. Or l'on trouvera toujours que ces idées, qu'on confond aifément avec celle de courage, font des idées étrangères à cette vertu, & qui par confequeut doivent être appellées par un autre nom ; mais on les confond avec cette vertu, parce qu'elles ne confervent pas avec elle toute la différence qu'expriment leurs noms différens.
In faut remarquer que nos idées complexes peuvent être d'un côté claires & diftinftes, & de l'autre obfcures & confufes. L'idée d'une figure de mille cùtés peut être fi obfcure dans l'efprit, & celle du nombre de fes côtés fi diftinfte, qu'on pourra raifonuer, former même des démonftra- H 4 tions
iiî Des làhs v celles
tions fur le nombre de looo. & cependant ne pouvoir pas diftingner une figure de looo côtés d'avec une qui n'en a que 999. Il s'eft glisfé de grandes erreurs dans i'erprit des hommes, & beancoup de confufion dans leur difcours , pour îi'avoir par fait attention à cette remarque.
CHAPITRE XXX.
'Des Idées réelles & chimériques,
N ce qu'on rapporte fes idées aux objets qui les ont fait naître , & dont elles font fuppofées repréfentatives, on peut les confidêrer fous cette triple dillinclion, i Réelles ou chimériques. S. Co/nplettes oa iticomptettcs. '^. Vrayesoufausfes.
loeE réelle^ c'eft une idée qui eft conforme ou à fon Ai-chétipe, ou à quelque Etre réel, Idéi chimérique, c'eft celle qui n'a aucune con- formité avec la réalité des Etre-s auxquels elle fe rapporte comme à fon Archétipe. Or fî nous exa- minons les différentes efpeces d'idées dont nous fommes capables ; nous trouverons :
I. Que toutes nos idées fimples font réelles. Il eft vrai qu'elles ne font pas des images , ou des repréfentations de ce qui éxifte; mais elles font, & cela fufifit pour établir leur réalité, elles font les effets conflans des puisfances que Dieu a données aux chofes pour exciter dans notre ame telles & telles fenfations, & elles nous font très-bien diftinguer les qualités qui font ré- ellement dans les chofes.
Nous
^ chimériques, Liv. II. 113
Nous trouvons, TL Qu'il n'y a que nos idées complexes qui puisfent être chimériques. Voici les •^•rques par où l'on pourra difcerner lefquelles de ces idé«s font réelles, & lefqaellcs font chimériques.
Les modes mixtes & les relations n'éxiflent que dans l'efprit, ils font donc des Archétipes; & p ir confequent les idées que nous avons de ces modes mixtes & de ces relations, ne peuvent pas diiTérer de leur Archétipes; donc ces idée^ îbnt réelles. Il y a néanmoins un cas où l'on peut nommer ces idées chimériques, c'eft lors- qu'elles renferment des idées inalliables; & il n'eft pas hiutile d'obferver, qu'afin qu'une idée, quoique réelle, ne foit pas cenfée chimérique par les autres hommes, il faut la nommer paf le nom que l'ufage lui a adapté.
Pour ht s idées complexes des fiibjîances , elles font' réelles quand elles ne renferment que les idées des qualités fimples qui éxiftent ré- ellement enfemble; & elles font chimériques lors- qu'elles font corapofées d'idées représentatives de certaines qualités qui n'ont jamais été unies enfemble dans ia nature. Telle eft l'idée du Centaure.
CHAPITRE XXXI.
Des Idées complettes & tncomphttes.
os idées réelles font complettes ou incom- pleites ; complettes, lorfqu'elles repréfentent parfaitetoent les Archétipes dont l'efprit les fuppofe H 5 repré-
114 Dss Idées eompîettes
repréfehtatives ; incomplettes ^ lorfqu'elles ne ré- préfentent qu'une partie de leurs Archétipes.
I. Toutes nos idées fïntples font eompîettes ; elles ne font que des effets de la puisfance que Dieu a attachée aux objets afin qu'ils produifent en nous telles ou telles fenfations : Donc elles doivent nécesfiiirement quadrôr avec ces puis- fancesj Donc elles font eompîettes,
II. Nos idées des Modes mixtes ne fe rap- portent à aucun Archétipe hors de nous, elles n'ont d'autre Archétipe que le bon plaifir de celui qui les forme; elles font donc eompîettes, & elles ne peuvent devenir incomplettes qu'en ce feul cas, c'eft fi l'on prétendoit qu'elles répondent éxaftement à celle d'une autre perfonne; car il peut arriver qu'elles en difl'érent de bien loin, & .ainfi qu'elles ne repréfentent pas leur Archétipe,
III. Nos idées des fubftances ont un double rapport dans l'efprit: ou elles font rapportées à l'esfence réelle des chofes, laquelle efi fuppofée faire^ devenir ces chofes de telle ou telle efpece; ou elles font regardées comme les repréfentations des chofes, par leurs qualités fenfibles; nous n'' avons point d'idées eompîettes des fubjîances, ni à l'un ni à l'autre de ces égards.
Au premier égard , les esfenceg des chofes nous font inconnues; il n'eft donc posfible de fe former aucune repréfentation de ces esfences, ni par confeqent d'en avoir une idée complette. Quelqu'un pourroit foupçonner peut-être , que comme nos idées complexes des fubftances ne font, ainfi que je l'ai montré, que des asfembluges d*idées fittjples de certaines qualités obfervées ou
fup.
^ inconipîettes. Liv. Il, 115
fuppofées éxifter enfemble dans un même fujet, il s'enfuit que ces idées complexes doivent être l'esfence réelle des fubftances: Mais ce foupçon feroit très-mal fondé j car fi c'étoit là l'esfence ré- elle des fubdances, les propriétés qu'on découvre dans tel ou tel Corps dépendroient de cette idée complexe, elles en pourroient être déduites, & l'on connoîtroit la liaifon de ces propriétés avec cette idée complexe, tout comme l'on connoît que toutes les propriétés du triangle dépendent de l'idée complexe de trois lignes qui renferment un certain eipace, & qu'elles en peuvent être déduites.
Il ne nous efl: pas moins imposfible de for- mer une idée complette des fubftances, par leurs qualités fenfibles; il n'eft au pouvoir d'aucun homme de rasfembler dans l'idée d'une fubflance, ni toutes fes puisfances , ni toutes fes qualités; elles font trop diverfes & en trop grand nombre. La plupart des idées qui compofent nos idées complexes des fubftances , ne font que les puis- fances des Corps les ans fur les autres. Or comment s'asfûrer que nous connoisfons toutes ces puisfances , puisque nous ignorons lès chan- geraens qu'ils peuvent recevoir les uns des autres dans les difiérentes manières dont ils peuvent agir l'un fur l'autre ? C'eft ce qu'il eft imposable d'expérimenter fur aucun Corps, & moins encore fur nous. Concluons donc, que nous ne pou- vons avoir une idée complette de toutes les puisfances & de toutes les qualités d'aucune îubftance.
CHA-
CHAPITRE XXXn.
Des vrayes & des faiisfes Idées,
,A vérité & la fausfetc félon la rigueur du difcours , ne conviennent qu'aux propofi' tions; ainfi quand on appelle les idées vra3'es ou fansfes, c'eft toujours confequemment à une propoiltion tacite ; & en effet , fi nos idées ne ibnt que des appercevances dans notre ame, je ne vois pas qu'on puisfe les nommer vrayes ou fausfes. Je ne vois pas , par exemple , que , l'idée de Centaure, entant qu'elle n'efi: qu'une perception dans mon efprit, renferme plus de vérité ou de fausfeté, que cette même expresfion, lorsqu'elle efl prononcée ou écrite fur le papier. Bien eft-- il certain qu'à prendre le mot de vrai dans un fens métaphyfique, c'eft-à-dire, pour ce qui eft réellement tel qu'il eft, on peut dire que nos idées fruit vrayes; cependant il eft peut-être, que même les chofes vrayes en ce fens ont un rapport fecret avec nos idées, lefquelies on fup- pofe être l'exemple de cette efpece de réalité» c'eft-à-dire que fur ces idées mêmes, on forme une propofition mentale»
Ce qui fait donc que nos idées font vr?.3''es ou fausfes, c'eft que l'efprit les rapporte à des chofes extérieures, & que dans ce rapport il juge tacitement de leur conformité ou de leur oppofition à ces chofes. Or nos idées deviennent vrayes ou fausfes, félon que ce jugement lui- même eft vrai ou faux. Voici les cas les plus ordinaires où l'on porte fur ce fujet des juge- mens fufceptibles de vérité ou de fausfeté.
I. Lors-
Des vrayes Eî* des faits f es Idées, ^-l 1 17
L Lorsqu'un homme juge que Tes idées font conformes à celles qu'un autre homme ap- pelle du même nom que lui, comme l'idée de ^itjlice, de Fer tu, &c.
II. Lorsqu'on fuppofe qu'elles conviennent avec la réalité des choies.
Au premier égard toutes nos idées peuvent être fausies; mais les idé^s fimples moins que les autres : II eft rare qu'un homme appelle bhinc ce qu'un autre nomme noir; mais encore eft-on fujet à confondre les idées de difterens fens, & à nommer du nom d'une couleur ce qu'un autre défigne par le nom d'une odeur. Les idées complexes font donc les plus expofées à être fausfes : celles des modes mixtes le font néanmoins davantage que celles des fubftances; car il eH: facile de diftinguer ces dernières par leurs qualités fenfibles, au lieu que les premières font très-incertaines. 11 eft posfible que nous appellerons juftice ce qu'un autre appellera d'un autre nom; la raifon de cela eft, que les modes mixtes n'étant que des compofés d'idées, lefquels l'efprit fait à fon gré, nous n'avons pour juger de la venté ou de la fausfeté de ces idées, que la conformité ou l'oppofition qui fe trouve en- tr'ellcs & les idées des perfonnes qu'on fuppofe employer les noms des modes mixtes dans leur fignification la plus jufte. Or il eft très-aifé qu'elles en différent, & par coafequent qu'elles foient fausfes.
Au fécond égard, je veux dire lorsque nous rapportons nos idées à i'exiftence réelle des chofes, il n'y a que nos idées complexes des fubftances qu'en puisfe nommer fausfes. Nos idées
des
ii8 Des vrayes Ef* des
des modes mixces ne fe rapportent à aucun Af-» chétipe extérieur, elles font à elles-mêmes leurs Archétipes, elles fout donc vrayes- Nos idées fimplcs font vrayes ausfi; elles repondent aux puisfances que Dieu a imprimées dans les ob- jets, pour qu'ils excitent en nous telles ou telles perceptions : Et ces idées ne doivent pas être accufées de fausfeté, fur ce que i'efprit juge quelquefois qu'elles font dans les chofes mêmes J car Dieu ne les a établies que comme autant de marques par où nous puisfions diilinguer les chofes , & choifir celles dont nous avons befoin. Soit que je juge que l'idée du jaune eft dans le fouci ou dans l'ame même, pour cela elle ne doit pas être cenfée fausfe; caf la "dénomination de jaune que je donne au fouci, ne défîgne que cette marque de diftinftion, par" où je diftingue le fouci des autres chofes.
Nos idées iimples ne doivent pas être non plus foupçonnées de fausfeté, quand même, en vertu de la ftrufture dillérente de nos organes, il feroit établi que le même objet produit des idées disfemblabies dans Tefprit de différentes perfonnes; cela ne pourroit jamais être connu, parce que cet objet agiroit toujours de la même manière; cependant il eft très-probable que les idées produites par les mêmes objets font fort femblables. les unes aux autres. A la vérité on peut mal appliquer le nom «le ces idées. Un homme qui n'entend pas bien le François, don- nera peut-être à la couleur de pourpre le nom d'fcarlate; mais cela ne rend point fausfes fefi idées fimples.
Il, n'y a donc que nos idées complexes des fubftances qui puisfent être fausfes, & elles
peu-
fjuffes Idées. Liv. II. 119
peuvent le devenir en différentes manières, i. Quand on les prend pour des repréfentations de l'esfence inconnue' des choies. 2. Quand elles réiinisfent des qualités fimples qui n'éxiftent point enlomble dans aucan Etre réel: telle eft l'idée du Centaure. 3. Quand d'un asfeniblage d'idées fimples , lefquelles éxillent réellement enfembk , on en fépare une feule qui y eft esfentiellement unie: Par exemple, on aura de l'or une idée très-fnusfe , fi l'on fépare fa couleur de fes autres propriétés qui font l'étendue, la foliditè la qualité, d'itre malléable, fixe, fufible, &c. Cependant fi de l'idée complexe de l'or, on exclut fimpiement l'idée de fa fixation , alors cette idée qui en reftera fera plutôt incomplette & imparfaite que fausfe; car bien qu'elle ne comprenne pas toutes les idées que la nature a unies , cependant elle ne renferme que des qualités qui éxiftent réellement enfemble.
En un mot, de quelque façon que l'efprit confidére fes idées , foit par rapport à leurs noms, foit par rapport à la réalilifé de leurs ob- jets, je crois qu'on feroit mieux de les appeller éxa&ts ^inéxaHes : éxaties, quand elles quadrent avec leurs Archctipes; inexactes, quand elles s'en éloignent: mais nos idées, entant qu'elles font des appercevances dans notre efprit, & pourvu qu'elles ne renferment pas des idées inalliables, font toutes exactes.
CHA-
120 .H-^^^^^^p.^^^
CHAPITRE XXXIII.
De la liai/on des idées.
IL n'y a prefque pcrfonne qui ne remarque dan^ les opinions , dans les raifonnemens & dans les aftions des autres hommes, quelqu'cndroit bizarre ou extravagant. Chacun* a la vue aflez perçante pour découvrir les moindres défauts d'un autre, & affez de précipitation pour les con- damner s'ils différent des fiens, quoiqu'il ait peut-* être dans fa conduite & dans fes opinions des irrégularités plus grandes qu'il n'apperçoit pas ^ & dont il feroit difficile de le convaincre.
On impute communément ce défaut de rai- fon à l'éducation & ù la furce des préjugés , on ie fait fouvent avec juftice; mais ce ne font pas- là les feules racines du mal; ce n'eft: pas mon- trer affez clairement , ni fes caufes , ni en quoi îl confifte. Or comme tout le Genre Humain eft fort fujet à ce défaut, on ne fçauroit prendre affez de foin pour en bien connoître la nature»
Quelques-unes de nos idées ont entr'elles une liaifon néceffaire; & c'eft une des plus nobles fonftions de Pefprit de difcerner ces idées, & de les tenir dans cette union qui leur eft natu- relle. Mais il y a une autre liaifon d'idées, due uniquement au hazard & à la coutume , & par laquelle des idées, de leur nature inalliables^ viennent à fe joindre & à fe cimenter fi forte- ment dans Pefprit, qu'il eft très-difficile de les réparer. Quelque grand qu'en foit le nombre ^ l'une ne fe préfente pas plutôt à Pefprit que fon aflbcile paroît auffi.
On
De la liaison des Idées. Liv. II. isi
Ou ço-mme ces compofés d'idées licentieu- fement alliées Te font, ou par hazard , on parmi© délibération d'efprit; on voit qu'ils doivent difle- rer infiniment félon la diverfté de l'inclination , de l'éducation, de l'intérêt de chaque homme.
Nous contraftons par la coutume de certai- nés manières de penfer, de vouloir & de nous îîiouvoir. Ces habitudes, à mon avis, ne font qne nos efprits animaux , qui s'étant une fois tracés des chemins, coulent dans ces mêmes tra- ces jufqu'ù les rendre des routes battues, & où ils fe meuvent avec autant d'aifince que li le mouvement leur étoit naturel: je ne conçois pas que les habitudes , même celle de penfer , puis- fcnt avoir quelqu'autre caufe. Si je ne me trom- pe, ce que je viens de dire fervira du moins à . expliquer pourquoi, dès qu'on fe relTouvient d'une jdée , toutes celles qui fe font afîbciées avec elle fe préf?ntent auffi ; pourquoi, dès qu'on fait de certains mouvemens du corps, tous ceux qui ont coutume de les accompagner s'exercent auffî fucceffivement: 6l pourquoi, par exemple, un certain air fe préfente à un Muficien dès qu'il Ta commence.
Ces liaifons téméraires d'idées ont une for- ce fi puifTante pour mettre du travers dans notre efprit, fbit par rapport ù nos aftions morales & naturelles, foit par rapport à nos pafllons, à nos raifonnemens , & à nos notions mêmes, qu'il n'y a peut-être pas de défairt qu'on doive tâcher de prévenir de meilleure heure. Les idées à'E- fprits & de Pliantôme's ont-elles plus de rapport avec les ténèbres qu'elles n'en ont avec la lumière?- Cependant qu'une fervante étourdie vienne à in- culquer CCS idées dans l'efprit d'ua enfaiit, com- T me
122 De la tiûifon des Idées, Liv. II.
me fi elles étoient inféparables , il arrivera peut- être qu'il ne les pourra jamais plus Tép-^rer , & qu'il ne fe trouvera jamais d;tns les ténèbres fans être frappé de ces efifrayaiites idéis. Il n'y a aucun ra[)port entre In douleur qu'on a foufferte, & le lieu où l'on a éré malade; cependant l'idée de ce lieu porte toujours avec loi une idée de douleur & de déplaifir, on les confond toujours, on ne peat fouffrir l'une non plus que l'autre.
Les habitudes & les défauts d'efprit, con- tractés de cette manière, ne font ni moins forts, ni moins fréquens , quoique moins obfervé?. Qu'un homme, ou par l'éducation, ou par quelqu'autre principe, foit perfuadé qu'il n'y a point d'Etre qui ne foit matière; quelles notions aura-t-il au fujet des Efprits purs? Que dès fa première t-n- fance il ait attaché une figure à l'idée de Dieit, quelles abfurdités n'admettra-t il pas au re,e^ard de la Divinité? Qu'il attribue j'infaillibilité à une feule perfonne, & que cette perlonne infaillible exige que l'on confente à une propofition fans l'examiner, dès-lors il avalera fans peine cette ab- furdité, qu'un Corps peut occuper deux lieux à la fois.
Par ces bi^îarres compofés d'idées , fe nour- rîsfent ces oppolîtions irréconciliables entre dife- rentes feftes de Philofophie & de Religion. J'avoue que l'intérêt retient plufieurs perfonnes dans des opinions qu'ils voyent bien être erronées ; mais îl feroit injufte de dire que tous ceux qui adhè- rent à ces opinions fe trompent de propos déli- béré, & rejettent contre leur confcience la vérité qui leur eft montrée par des raifons évidentes. Sans doute il y en a qui font ce dont tous fe glorifient, c'eft de chercher fîncérement la vérité.
Donc
De la litiifon des iJces. Liv. II. 125
Donc ce qui captive & ce qui aveugle les plus fincéres perlonnes , jufqu'à les faire agir con- tre le fens commun ; c'eft que l'habitude , l'édu- Ciition , & le préjugé pour le parti , les a fait confondre en une feule idée, des idées inallia- bles, & qui leur paroisfent toujours inféparées & aufii peu féparabU-s , que fi en effet elles n'étoient qu'une ftule idée; & aufli elles agilîént fur l'efprit comme fi elles n'en conAiriioicnt qu'une. Cela fait paffer les galimatias pour bon fens, les ab- furdités pour des démonflrations; & en un mot c'efl- ce qui eft la caufe-'de la plupart des erreurs, & peut-être de toutes les erreurs des hommes. Que fi l'on trouve cette réflexion trop outrée, on m'avouera du moins celle-ci , que ce vice eft de tous le plus dangereux; il en^peche de voir & d'examiner, & par confcquent il ne peut rem- plir l'efprît que de faufles vues, & les raifonne- mens que de confequences peu juftes.
ApRes avoir e'^pofé l'origine, l'étendue & les dijfêr entes efpeces de nos idées, c'eft-à-dire, les moyens & les matériaux de nos connoijfances; il femble que je devrois montrer l'ufage qu'en fait l'efprit, & la connoiflance qu'il en peut reti- rer: mais parce que nos idées abftraites ont un grand rapport aux termes généraux , & qu'en gé- néral nos idées ont une liaifon intime avec les mots ; je crois qu'il eft impofTible de parler clai- rement de nos connoilTiinces qui confiftent dans des Propolltions, fans examiner la nature du lan- gage, fa fignifîcation & l'ufage qu'on en doit fai- re ; ce fera le fujet de mon Troifiéme Livre.
Fin du Second Livre. ■«» s=^* î^^Sf «feas» =»
1 . LIVRE
pf
• CHAPITRE L
Des Mots & du Langage en général,
BFEU ayant deftiné l'homme à être un Ani- 'mal fociable, non feulement loi a infpiré l'amour de la Société, & l'a mis dans la nécelîl- té de commercer avec ceux de fon efpece; mais de plua il l'a doué de la faculté de parler; (cette faculté eft l'ame de la Société) & pour cet effet la nature lui a donné des organes capables de former des fons articulés , qu'on appelle des mots.
Ce n'étoit pss allez pour former un langa- ge, qu'on prononçât des fons articulés; certains oifeaux peuvent en faire autant : il écoit nécellaire de plus , que ces fons ardculés peprérentalfent aux autres hommes nos conceptions intérieures: mais cola ne fuffit pas encore, la perfeftion du langage demandoit quelque chofe de plus; il fal- ioit éviter la confufion où nous auroit jette la multiplication des mots, fi chaque chofe avoit eu un nom particulier. Pour remédier à cet incon- vénient, on â inventé des termes généraux, par
les-
Des Mots^ ^c. Liv. III. 125
lefqnels une feule pnrole oxprime tout à la fois plufieurs chofes particulières.
La diflcrence qui eft entre nos idées, eft 170 le fondement, & de la différence qui eft ti.tre les noms, & de leur ufage fi merveilleux: ctiix-Ià font devenus généraux qui flgnifient des idées générales , & ceux-là font particulières qui rtpréfentent des idées particulières. II y a de certains mots , qui bien qu'ils ne défignent pas immédiaternenf une idée pofltive, ne laiflent pas de s'y rapporter; ils en déiignent l'abfence comnfe ignorance, Jlèrilitc, &:c.
C'est une chofe à obferver , que les mots qui fîgnifient des aftions & des notions toutes oppofées à celles des fens , font néanmoins em- pruntés des idées fenfîbles. Les termes d'imagi- ner, de comprendre, de goûter, de concevoir,
"de trouble, de confusion, &c. & qu'on a appli- oués à dificrcp.tes manières de pcnfer, font tous pris des opérations des cliofes fenfibles. Et les mots d'E/priù & d'Ange, fignillent dans leur pre- mière origine , l'un le foiijfle , & l'autre un mes-
fager. Par le peu d'éxaéfitude dans ces expres- fir,ns , nous pouvons conjecturer quelles étoient les notions de ceux qui les premiers ont parlé les Langues, d'où ils tiroient leurs notions, & comment la nature leur a fuggéré les principes de leur connoilîance.
Mais afin de mieux comprendre la force du langage & l'ufage qu'on en doit faire, il eft récefiaire de voir, i. Quelle eft la fignification immédiate des noms. 2. Et puifque tous les noms, hors les noms propres, font généraux, & qu'ils ne fignifient pas telle ou telle choie parti- I 3 culie-
126 De la Signifie athn
culiere, mais les efpeces des chofe?, ii fera à propos d'examiner ce que c'cft que \-^?, ffpeces & les gonres d^s choies , & commei^t on les forme. Ces confidérations feront le fujet des Chapitres fuivans.
CHAPITRE II.
De la Signification des Mots.
LA grande variété de nos penfées ne peut pas fe manircfl-cr aux anîres hommes n tr elle- même. Donc, pour le foulagement & pour l'uti- lité du Genre Humain , il étoit d'une néceirité abfoluë qu'on inventât des fi^nes extérieurs, par où l'on pût muLUellement fe découvrir cette {gran- de diverfité d'idées invifibles. Pour cet effet on a établi, pour flgmes de ces idées, les fons arti- culés que chaque homme eft capable de former: Il n'y avoit pas de lignes qui fuflent plus pro- pres à ce deiTein que ces fons articulés ; car il n'y en a pas qui foient plus abondans &; plus prompts à fe faire connoître. Ce n'eft donc pas en confequence d'aucune liaifon naturelle entre les idées, qu'un tel mot exprime une telle idée: fi cela étoit il n'y auroit parmi tous les hom- mes qu'un feul langage. C'efr par une inO-itution purement arbitraire, qu'un tel mot eu devenu la marque d'une telle îdèe„ Ainfi fans rendre les mots des fons vuides de toute ifiteliigence, on ne fçauroit les fixer à des chofes Iriconnues; &
par
des Mots, Liv. III. 127
par cette régie, aucun homme n'exprimera ja- mais par aucun mot, ni les qualités des chnfes, ni les conceptions d'un autre homme, lefquelles il ne connoît pas.
Les mots n'expriment donc que les idées de celui qui les employé. On ne parle que pour érr? entendu, je veux dire que pour exciter dans l'efprit de fon Auditeur les idées qu'on veut ex- primer par ces mots. Un Enfant qui ne con- noît de l'or que la couleur jaune , n'a en\ le d'ex- primer par le not d'or que cette couleur; & de là vient que, lorfqu'il la remarque dans la queue d'un Paon, il l'appelle du nom d'or: Un autre, qui connoîtra que ce métal eft d'un certain jaune & d'tme ctrraine pefanteur, exprimera par le mot or ^ l'idée d'un Corps jaune &: pelant; à ces qua- lités de l'or un troifieme ajoute la fixation , & dès-là ce nom marque dans fa bouche, un Corps jaune, pefunc & fixe.
Quoique ks mots ne fignifient immédiate- ment que les idées de celui qui parle, cependant on fuppofe qu'ils marquent, i. la réalité des choies, a. les idées de ceux avec qui l'on s'en- tretient; & fans cette dernière fuppoHtion, on ne pour'oit pas difcourir les uns avec les autres d'une manière intelligible. Et néanmoins, ce qui eft à remarquer , on ne s'arrête pas à examiner fi fes idées font les mêmes que, celles de ceux avec qui l'on s'entretient; on le fuppofe, parce qu'on en^ploy? les mots félon l'ufage le plus ordinaire de la langue qu'on parle.
Observons encore, i. Que l'ufa^c conti- nuel qu'on fait des mots , pour exprimer aux aa- I 4 treg,
123 Be la SignificntioH îfc. Liv. liL
très, ÎC5 penfées, forme dans l'efprit, entre de certains fons 6c leurs idées,- une liaifon telle* que les mots, une fois prononcés & entendus, exci- tent leurs idées avec prefque autanfc de promtitu- de , que fi les objets produ6leurs de ces idées affeftoient aéluellement les fens. à. Que fauté de bien examiner la fignification précife des mots , il arrivé fouvent, même p.u plus fort d'une médi- tation appliquée, qu'on s'arrête plus aux mots qu'aux chofes. Plufieurs même, (& cela vient de ce qu'on apprend les mots avant que connoître les idées qui leur font liées) plufieurs, dis-je, parlent fouvent en Perroquets , c'eft-à-dire , ne forment que de vains fons. Ainfi les mots ne peuvent avoir aucun fens, s'ils n'ont pas une liai- fon conftante avec quelque idée , & fi en même temps ils ne marquent pas cette liaifon. Je nie donc que ceux-là parlent, qui ne joignent point d'idées aux termes qu'ils employent ; ils ne font qu'un bruit deftitué de toute intelligence.
Puisque c'efr par une infiiitution purement arbitraire, que les mots expriment les idées de celai qui parie , c'eft le droit de chaque homme d'exprimer fes idées par les expreffions qu'il lui plaîc. Il eft bien ^vrai qu'on donne tacitement à Tufage l'autorité d'adapter certains fons à de cer- taines idées, & que par confequent la lignifica- tion des mots efl tellement limitée, qu'on parle- roit 'improprement & d'une manière inintelligible, f\ on n'appliquoit pas aux mots l'idée qne l'ufage leur a donné: Cependant quelles que foient les fuites de cet ufa^> des mots détournés de leur lignification ordinaire , il efi: certain pourtant qu'ils ne peuvent être fignes que des peufées de celui qui s'en fert.
CHA^
CHAPITRE III,
Des Termes Généraux,
If o'jTES les chofes qui éxiftent étant ^nvj^n- -*^^*^ lieres, il l>înhic que la fjgnification des rnots devroit être finguliere auHî ; c'eft pourtant tout le contraire clans tous les idiomes du tr.on- de; car la plupart: des mots font t!,cnéraux : ce n'eir point là l'effet du ])a;;ard , mais celui de la raifon &; de 'la néceÛité.
Il étoit împolTible que cliaque clîofe eût fon nom particulier, t. On ne fçauroit a-, oir ûir chaque chofe particulière des idées afiez diltin- ftes, pour retenir fon nom & la liaii'on qu'il a avec elle. 2. Un nom approprié à chaque chofe feroit fort inutile, à moins qu'on ne fuppofe, (ce que perfonne ne fera) que tous les homnies ov.t en effet Iffs idées de toutes les choies. J'ai feul Mdée d'un certain Etre, je lui impofe un nom; mais ce nom efl: inintelligible à celui qui ne con- noït pas cet Etre. 3. Un nom diftincc pour cha- que Etre ne contribueroit pas beaucoup à l'avan- cement de nos connciiTances: elles font foiîdécs, il eft vrai, fur les éxiftences particulières; mais elles ne s'étendent que par des conceptions gé- nérales fur les chofes, pour cet effet rangées en certaines efpeces , & appellées d'un même nom. Ce n'eft qu'aux chofes particulières dont on a oc- callon de parler fouvenc, qu'on a donné desnon.is propres, comme les peyfonnes, \çs pays , les rivières f les montagnes^ &lc. Ainfî les i\laqui- gnons donnent à leurs chevaux des noms particu- liers, parceque fouvent ils ont occafion de par- I 5 1er
130 Des Termes Gêner aux. Liv. III.
îer de tel &: de tel cheval , lorfqu'il n'efl pas fous leurs yeux.
Voyons maintenant comment on forme les Termes Généraux. Les mots deviennent géné- raux , lorfqu'ils font établis pour fignes d'idées générales; & les idées deviennent générales, lorfqu'on fépare de plafieurs idées particulières les circonftc.nces du temps, du lieu, & toute au- tre chofe qui [es fait éxifter d'une telle manière îndivifibie. C'eft ainfi que par abdraftion on fe forme une idée générale & repréfentative de piufieurs individus, lefquejs font tous de même efpece , dès là qu'ils conWennent avec cette idée abftraite ou géoérale.
Mais il ne fera pas inutile de fuivre , dès leur première origine, nos notions & les noms que nous leur avons donné«;, & d'obferver com- ment nous ttenrions nos idées dès notre premiè- re enfance. Les premin-es idées que les et,fai-s* acquièrent font vifiblen ent particulières, mère, nourrice, &c. & les noms qu'ils leur donnent fe bornent auffi aux fons de mère, de nourrice, &c. Obfervant enfuite d'autres Etres en grand nombre, qui reiîemblent à leurs pères & mères par la fornie & par dVii très qualités, iiss forment une idée à laquelle tous ces Etres par icipent éga- lement, & ils appellent cette idée avec les autres, du nom d'homme. En c ^ci ils ne font rien de nouveau, feuh ment ils écartent de leur idée fur Pierre, fur Jacques, fur Marie, &c. ce qui eft particulier à chacun d'eux, & ne retiennent que ce qui eft commun à tou?. C'e?t de cette ma- nière cuils parvi.^nnent à un nom général & à une idée générale.
Par
Des Termes Centraux. Liv. llî. 131
Par la même manière ils forment des idées plus g nérales, & des noms plus ^':énératjx; car obfervant , par exemple, que plufienrs chofes qui différent de l'itlée de Vhoniinr , ont néanmoins nvec cette idcîe des proprieccs communes, ils rruniùent ces propriétés en un feul compofé, &: forment ainfi une idée plus générale , à laquelle ils don- nent aulïî un nom plus général. Ecartant de l'i- dé ' fur l'homme celle de la taille & de quelques autres de fes propriétés, & n'en retenant que celles de corps , de vie , de fentiment & de mn'i- vemer.t fpontané , ils forment l'idée de ce qu'on appelle un animal. Par même voye ils parvien- nent à l'idée de corps, àe fuhUance , enfin d'£- tre , de choje & de tout autre t?rme Ê^énéral. D'où nous voyons que tout ce miftére i^*^ geiirrs & d'efpeces, dont on fait tant de brnit dans l'E- cole , fe réduit à former des idées abftntires plus ou moins étendi-:ès, & à leur donner des noms.
Il paroît de là, t. Qu'on n'employé le jT/?;2r^ dans la définition des noms . qu*..fin de s'épargner la peine d'énumerer les différentes idées fimples que renferme le prochain terme j^énéral. 2. Qu'il n'y a point d'éxiftence réelle qui réponde aux idées {lénéritles & univerfelles: ces idées font uniquement de la formation de l'efprit.
Sur la /îgnif/catinn des Ternies g en rr aux : II eft certain que ces ternies n'exprimenr pas fim- plement une chofe particulière ; fi cela étoit , ils ne feroient pas des termes j^énéraux , mais des noms propres. Ils ne fignitient pas non plus une pluralité de chofes , autrement le nom général d'homme exprimeroit la même idée que celui-ci , les hommes. Mais étant repréfentatifs d'idées abf- traites , ils fignifient les cfpeces des chofes.
Nous
1^2 C^s Termes Gêniraux, Liv. îïî.
, Nous rangeons lés Ghofes fotis telle où tel- le efpec e , {eïon qu'elles conviennent avec telle ou telle idée abllraite; donc ['effence de 'chaque efpe- ce de chofes n'ed qu'une idée abflraîte. On ne nie pas ici, que la nature ait fait pluiieurs chofes reflembhnites , & ait établi elle-même les fonde- mens de ces cfpcces ; mais on foutient que la ré- duftion des chofes fous de certaines claJJ'es ou efpecES , ell l'ouvrai^e de Pefprit feulement, & que chaque • idée abdraite fur quelque efpece a une cfîence particulière, effcnce qui ed auffi diftincle de celle d'une autre idée abftraite , que l'effcnce de la pluye ell diftincle de celle d'un caillou. J'éclaircirai peut-être ma penfée en diitinguant les lignifications différentes du mot EJJhtce.
Ce mot marque, i. Ce qui fait qu'une chofe eff ce qu'elle cft ; en ce fens la conftijiution inté- rieure, mais inconnue, des fubftances eft leur vé- ritiible elîence, & c'ert: ici la propre lignification de ce terme, j'appelle cette efpece d'effence , ejjhire réelle. Dans l'Ecole on a exprimé par le mot é'pjfence, la d'ifpofttion artifcielk du genre & de l'cjpece , laquelle on fuppofoit être fondée dans la nature, & c'eft' ce qu'exprime le terme d'effence dans fon ufage le plus familier. J'ap- pelle cetre efpece d'eiîence , e/feuce nonîinale. En- tre YeJJ'ence nominale & fon expresfîon , il y a une liaifon fi étroite, qu'on ne peut attribuer le noni d'une certaine efpece de chofes à une chofe en particulier, à moins que le norn de cette chofe particulière ne marque qu'elle répond à l'idée ab- ftraite de cette efpece. .
Deux opinions partagent les Philofophes fut Veffence réelle des corps- L'une eft, & l'on ob- fervera que dans cette opinion le terme d'effence
n'a
Des Termes Chûraux, Liv. IIÎ. 133
n'a aucune fîgniflcation précife; l'une efl:, dis-je» qu'il y a un certain nombre a'ellcnces fur lefquel- les font formées les clmfes naturelles, qui devien- nent de telle cj'fîce , félon la nature de l'elTence à laquelle elles participent. L'autre eft , qv.e les parties imperceptibles des corps ont une confti- tution réelle, mais inconnue, de laquelle dérivent les qualités fenfibles qui nous fervent à diftingucr les chofes, & à les ranger en certaines efpeces fous des noms généraux. La première 'de ces opinions ne peut pas s'accorder avep les fréquen- tes produftions des monflres parmi toutes les efpeces d'animaux ; car deux chofes participant ti la même ellence , comment auroîent-elles des propriété-; différente? ? Et d'ailleurs cette fuppo> fition û'eflVnces qu'on ne fçauroit connoïcre, quoi- qu'elles faflent le diflinftif des cj'peces des chofes, ell de fi peu d'ufage , & a fi peu d'influence pour avancer aucune partie de nos connoUfances, que cela feul doit fuffire pour la faire rejetter.
Il faut ici remiarquer, que dans les idées fimples & dans les modes, l'pffence réelle & no- minale ne font qu'une mcme chofe;^.'7r exemple, une figure qui renferme quelque efpacc entre" trois lignes, eft l'eflence d'un triangle tant réelle que rominole; car toutes les propriétés du triangle dépendent de cette figure , & y font inféparable- ment attachées. Mais dans les fubfiances , Vejfen- ce réelle diffère entièrement de Vejfcnce nominale^ far exemple, les propriétés de l'or ne dépendent point de fon ellence nominale, qui eft les quali- tés que nous découvrons dans ce métal, comme la couleur, la pefanteur , la fufibilité, la fixation, Ê?c. mais elles émanent de fon ellence réelle qui ieft la conftitution réelle & igterue de fes parties.
Nous
134 ^^^ Noms des làèes ftmples. Liv. III.
Nous n'avons pas de nom pour exprimer cette conftitution réelle, loin de la connoître, il nous eft impoffible d'en former non pas même l'idée.
Unk autre raifon qui prouve que ce qu'on appelle l'effence des chofes n'ell qu'une idée ab- ftraite, c'ed qu'on croit les effences ing;énérables & incorruptibles; ce qui ne peut être vrai de la conftitution réelle des chofes. Excepté celui qui en eft l'Auteur, elles font toutes également fu- jettes à être altérées & détruites jufques dans leur eiïence & dans leur conftitution réelles, IVIais entant que ces effences font des idées dans l'e- fprit , elles font véritfblement immuablcs^; car quelle qu'ait été la d ftinée d'Alexandre & de Bucephale, l'idée de leur efpece eft toujours la même, & le fera invariablement aînfi.
Donc la doctrine de Vimmutab'dité des ejjen- ces prouve: Que les eifences ne font que des idées abftraites: Que leur immutabilité n'eft fon- dée que fur leur relation à leurs noms: Et enfin. Qu'elle fera certaine, cette immutabilité, auffî Ion£f-temps que le nom d'une effence confervera fa figniflcation.
CHAPITRE IV.
Des Noms des Idées ftmpïes^
|;|uoiQUE les mots ne défignent immédîste- ment que les idées de celui qui parle, cependant les noms des idées fîmples, ceux des
mo-
Des Noms des Idées Jimphs. Liv. III. 135
modes mixtes , & ceux des fubOancps , ont cha- cLin en particulier quelque chofe qui les difiiinfTue k-s uns des autres.
I. Ceux de> idées (impies & des fubfl-ances marquent, outre leurs idées f.Dfl: aitfs , i'éxifteuce réelle de leur Arche.:;pe; an-contr; ire ceux des modes ne défignent qu'une idce duis l'c-fprit.
TI. Ceux des idées & des modes fimples Cgnîfient toujours Vejj'nce réelle & nominale de l'tj'pgce dont ils font repréientatifs; miis ceux des fubftances ne fignifient prelque, & peut-être ja- mais, autre cliofe que l'ejje.ice notrinale de leur ejpece,
ITT. Ceux des idtes fmp^es ne peuvent pas être définis , mais bien ceux des idées coniplet- tes; je le prouve & par la nature de nos idées, & par la lignification même des mots. On con- vient que définir c'cft donner à connoîcre le fens d'un mot p.tr des termes qui ne foient pas fyno- nimes à ce mot. On cxpofe donc la (igniflcation d'un terme, on le définit, lorfqu'on rcpréfente par d'autr^'s termes l'idée qu'on lui a fixé. Donc les noms des idées fimples ne peuvent pas être défi- nis; car les difi"érrns termes d'une définition ex- primant diverfes idées, ils ne peuvent abfolument point repréfenter une idée qui n'a nulle compo- îition.
Pour n'avoir pas fait d'attention à cette difîérence entre nos idées, on a inventé ces fri- voles définitions dont on fait tant de bruit. On a défini le mouvement , l'a2îe d'un Etre qui ejî en la puijfance, entant qu'il efl en puisfance; pou- voit-oa forger un plus grand galimatias ? D'autres
l'ont
1 36 Des Noms des Idées fîmples. Liv. III.
l'ont dctîni, un pasfage d'un lieu à tin autre ; mais où eit la difiérence des mots de paflage & de mouvement? ;D'autres, l'application fiîcce[live des parties de la fnrface d'un corps aux parties ds la fur face d'htn 'autre corps: connoît-on mieux le tnouvement par cette définition?
L'acte du tranfparcnt entant que transpa- renti Cette déllnition fera-t-elle jamais compren- dre le- fens du mot de lumiers , dont les Péripaté- ticiens veulent qu'elle foit une explication très- intellîgibîe ? Et les Cartéfiens feroient-ils connoitre la lumière à un liomme avcnjrle depuis fa naiiTan- ce, en lui difant que la lumière eft l'agitation d'an grand ncvibvc de p$' lis globuk s qui frappent vivement le fond de l'œil?
Les mots n'étant que des Tons , ne peuvent exciter par eux-mêmes que l'idée de leur (on ; & s'ils excitent en nous de certaines idées, ce n'eft que parceque ces idées y ont été attachées par l'ufage. Celui par confequent qui n'a pas reçu Pidée de quelque qualité fimple par l'orjrane qui doit la porter dans Teforit, ce qui eft le feul moyen de l'acqucrif , ne pourra jamais la con- noître, ni par le nom qu'on lui donne ordinaire- ment, ni par d'autres noms ou d'autres fonsj quels que puiflent être leurs arrangemens.
Mais les noms des idées complexes peu- vent être définis ; car les mots qui fignitîent les idées fimples , dont les complexes font compo- fées, peuvent exciter des idées qu'on n'avoit ja- mais eues. Je pourroîs , par exemple , définir l'arc-en-ciel par fa figure, fa grandeur, fa pofitlpn & l'arrangement de fes couleurs, de telle ma- nière gue je repréfenterois parfaitement ce phéno- mène
Des mms âes Idées p,mphs. Liv. III. 137
mène ù un homme qui ne l'auroit jamais vu, mais en connoîtroit les couleurs.
Tl y a encore cette diiTérence entre les noms des idées fimples, ceiLx des modes mixtes & ceux des fubftances. Crux des modes mixtes défigncnt des idées purement arbitraires; ceux des fnbflances fe rapportent à un Arcliétipe, quoique d'une manière un peu vfgue; & ceux des idées fimples font pris abfoîument de l'éxi- ftunce des chofes, & ue Ibnt nullement arbitraires.
Les noms des modes funples difierent peu de ceux des idées fimples.
CHAPITRE V.
Des Noms des Modes mixtes, & de ceux des Relations,
jl KS noms des modes mixtes étant généraux •*iJ— K ne peuvent défigner que des idées abltrai- tes; ils ont cependant quelque chofe q^ii les di- ftingue des autres termes généraux, & qui mérite notre attention.
i. Les esfences de différentes efpeces de modes mixtes qu'ils fignilîent, font formées par l'entendement; en cela ils différent des noms des idées fimples. 2. Ces e&fences font formées arbi- traii'ernent fans modèle, fans r-apport à quoi que K ' ' ce
138 Dss Noms des vioâes mixtes^
ce foît qui éxifte rceHemenfc; & à cet égard leurs noms dilTérent des noms des fcbftances.
Par cette formation des modes mixtes, Te- fprit ne donne l''éxi(tence à aucune idée nouvelle, îl ne fait que rasfembier en une les idées qu'il a déjà reçues. Je conçois que dans cette occa- fion il fait ces trois chofes, i. Il choifit un cer- tain nombre d'idées, a' Il les joint enfembie, 3. Il les lie par un nom. Trois chofes qu'il peut faire , quand mcune aucun individu de cette efpece de modes n'éxifteroit; car on auroit pu former, jiar exemple, l'idée de facriUge & d'adultéré, avant que ces crimes eusfent jamais para : Et l'on ne doit pas douter que les Légiflateurs n'ayent fait de loix toachanr les efpeces d'aftions qui n'étoient que l'ouvrage de leur Efprit.
Mais quoique la formation de ces modes foit uniquement de l'efprit, ils ne doivent pas néanmois leur éxiftence au hazard, & les idées qui les compofent ne font pas alliées fans raifon. Imas^inés pour fe communiquer plus aifément fes penfées, (ce qui eft le principal but du langage,) on ne les a compofés que des idées dont l'asfem- blage revient fouvent en converfation. Par ex- emple, on a fait du crime de tuer fon Père, une efpece d'aftion différente de celle du crime de tuer un autre homme & on a défîgné ces deux efpeces de crimes par deux noms difFérens, afin d'exprimer fais périphrafe & l'atrocité dif- férente de ces crimes, & les chàtimens particu- liers qu'ils méritent.
L'ESPRIT donc rasfemble les idées qui for- tnent un mode mixte; mais c'eft le nom même de ce mode, qui les tisat liées enfembie, qui
lui
^ di ceux des Relations. Liv. ï 1 1. 1 5$>
lui cqnferve à ce mode, fon esfence, & qui lui asfùfe une durée perpétuelle; car il arrive rare- ruent qu'un mode mixte, foit cenfé conftituer une efpece diftinfte, s'il n'a pas un nom particulier.
Les noms des modes mixtes fignifîent tou- JOUF6 l'esfence réelle de leurs efpeces. Ces es- iences ne font que des idées complexes & ab- fîraites, formées fans rapport à Téxiftence -l'éclles des cliofes; ainfi les noms des modes rinixtes ne peuvent marquer que ces idées abftraites & com- plexes: Ausfi n'arrive-t-il jamais qu'on veuille exprimer autre chofe par ces termes. Toutes les propriétés d'un mode mixte dépendent de fon idée abtîraite; & par coiifequent dans ces modes, l'esfence réelle & l'esfence nominale ne font qu'une feule & même chofe»
Ainsi Ton voit qu'il eft non feulement utile, mais même nécesfaire, d'apprendre les noms des modes mixtes avant que de former des merles; autrement on remplira fa tête d'une foule d'idées tomplexes , qu'enfuite l'on fera obligé de négliger & d'oublier, par cela même que l'ufage ne leuf a fixé aucun nom, & que par confequent on n'en peut pas parler avec les autres d'une manière intelligible. Avant néanmoins la formation des langues, il étoit nécesfaire qu'on eût l'idée d'une chofe avant que de lui donner un nom; & j'a- voue que la même régie a lieu à l'égard d'une idée d laquelle la nécesfité nous oblige d'attacher une nouvelle expresfîon. Il en eft autrement des idées fimples & des fubftanccs que des modes i Les idées fimples & les fubftances ont une éxi- ftence réelle dans la nature; ainfi on acquiert leurs noms ayant leur fignification, ou tout au- K 3 cou-
140 Des Noms des Suhftances, Liv. II T.
contraire, félon ou qu'on les entend nommer, ou qu'elles font inipresfion fur nous.
Ox peut appliquer aux relations ce que je viens de dire des modes mixtes, fans y changer que peu de chofe; mais parceque chacun peut de lui-même appercevoir ces différences, je m'é- pargne la peine d'étendre davantage ce Chapitre*
CHAPITRE VI.
Des Noms des SiibJIances,
,ES noms généraux des fubftances, de môme que les autres termes univerfels, fignifient les efpeccs des cliofes, c'eftàdire, des idées complexes aufquelles plufieurs fubftances particu- lier» s conviennent ou peuvent convenir; conve- nance, foit actuelle, foit posfible, qui fait que ces fubftances font comprifes fous une même conception , & font âppellées du même terme général. Je dis que plufieurs fubftances peuvent être comprifes fous une même conception & fous un même terme général, foit qu'elles con- viennent avec une idée complexe, foit qu'elles puisfent y convenir. Quoiqu'il n'y ait qu'un Soleil, cependant l'idée que j'en ai, fi je la con- fidére par abftraftion , conftitue une efpece , ausfi- bien que s'il y avoit autant de Soleils qu'il y a d'Etoiles.
C'EST ce qu'on appelle l'esfence d'une efpece\ qui diftingue certe efpece de toute autre. Or comme cette esfeuce n'eft: qu'une idée abftraite,
il
Des Noms des Sulfîduccs. Liv. lîl. 141
il s'enfuit, que chaque chofe contenue" dans cette idée abflraite e{t esfeiitic-lle ù cette efpece. J'ap- pelle cette efpece d'esfence du nom ctcs/ence namiiiaU. II ue faut 'pas la confondre avec fes- Icnce rét'ile qui e(l la conilitution même des fub- irances, de laquelle dépendent toutes leurs qualicés. Cette esfence réelle nous ei\ entièrement inconnue.
Le terme d'esfence, à le prendre dans fon nfajre ordinaire, fe nippoite aux efpeces ; car û l'on écarte l'idce abflraite, par laquelle on léJuifc les individus fous de certaines efpeces , rien alors n'eft regardé pomme l'esfence de ces individus. Donc l'esfence fe rapporte uniquement aux efpe- ces , puifqu'on ne peut connoitre l'esfence d'une chofe, 11 on ne la range pas fous une efpece* Donc aucune chofe ne peut être rangée fous une efpece, fi elle ne renferme pas les qualicés que cojitient cette efpece de chofes; car l'idée abllraite d'une efpece eft fon esfence véritable. Ainll , frelon ceux qui tiennent que l'idée du corps eit l'idée de la (impie étendue ou du pur efpace, la folidité n'ell point esfentielle au corps; mais félon ceux qui établisfent que l'idée du corps ren- ferme la folidité & l'étendue, félon ceux-là. dis- jp, l'idée de l'étendue, & celle de la folidité eft esfentielle au corps.
C'est par l'esfence nominale qu'on diftingue les fubftances en dilTérentes efpeces; car les noms des efpeces n'expriment que l'esfence nominale* Tellement que diftinguer les chofes en certaines efpeces, ce n'efl: que ranger ces chofes fous des noms diftinfts félon les idées abllraites oue nous avons de ces chofes , & non pas félon leurs esfences précifes, diRinftcs & réelles; car ces esfences nous font inconnues. Nous ne con- K 3 nois-
142 De s Noms des Subftances. Liv. IfL
noisfons les fubftances que par l'asfemblage des propriétés qu'dies font obfervées renfermer; car nous ii^norons entièrement leur conftirution in- térieure: confî-itution néanmoins d'où dépendent toutes leurs propriétés. Qui peut fe vanter de connoitre la Fabrique & la Méchanique des cofps qui lui font les plus familiers, comme les pierres qu'il foule aux pieds, & le fer qu'il manie ivices- famment? Cependant quelle différence, au ju- gement même de tout le monde, entre les quali- tés de ces corps grosfiers & les arrangemens admirables des esfences incompréhenfibles des Plantes & des Animaux ! La Strufture merveil- leufe qu'a donné à cette grande machine de l'Uni- vers, & à toutes fes parties, l'Etre infiniment puisfant, furpasfe de plus loin la compréhenfion de i'homme le plus pénétrant, que la machine la plus fubtile ne furpasfe les conceptions du plus grosfier de tous les hommes. En vain donc, ignorant les conftitutions réelles des corps, pré- tendons-nous les réduire à certaines efpeces en vertu de lear esfence réelle.
Quoique les esfences nominales des fub- ftances foieut l'ouvrage de l'efprit, elles ne font pourtant pas formées fi arbitrairement que celles des "modes mixtes.
Pour former l'osfence nominale d'unç cliofe, quelle qu'elle foit, il faut. i. Que les idées qui compofcnt cette esfence puisfent s'allier de forte qu'elles ne forment qu'une feule idée, quelque compofée qu'elle puisfe être. A cet égard l'efprit fuit uniquement la nature; quand il forme quel- que idée complexe fur les fubftances, il nallie que les idées qu'il fuppofe éxifter nécesfairement cnferable. Il faut, a. Que ^asfembîage des idées,
qui
Des Noms des Suhfîamcs. Liv. lîl. 143
qui compefent quelque esfence, ne renferme précifém^nt que les idées dont il eft: formé; s'il en renfermoit ci'iiutres, ce ne feroit plus le même asfembhige, ni par confequent la même esfence. A cet éî^ard , quoique l'efprit ne réiinisfe jamais dans fes idées complexes fur les fubllances, des qualités qui n'éxiftent ou qui ne fe fuppofent pas éxifter réellement enfemblej cependant le nombre de ces idées dépend beaucoup des di» verfes applications de l'induftrie , de la fantaifie de ceux qui forment ces compofés. La plupart <les hommes fe contentent de fairc^ entrer, dans leur idée complexe des fubftances, ce peu de qualités fenfiblts qu'ils y peuvent découvrir, & en ommettent celles qui y font les plus esfentielles.
C'est par la forme extérieure qu'on déter- mine principalement les ffpeces des corps organi- Çt'S, qui fe perpétuent par femence , & c'eft la couleur qui régie les e/peccs des corps bruts ; car, par exemple, nous fom.mes portés à juger que toutes les qualités renferrrées dans l'idée complexe de l'or, éxiftent réellement dans tous les corps où nous trouvons la couleur de ce mét^l.
Mats quoique l'on fuppofe que les esfen- ces nominales des fubftances font copiées d'après nature, il eft certain cependant qu'elles font im- parfaites, flnon toutes, du moins la plupart. Etant formées par l'efprit, il eft bien certain que ce font les hommes qui fixent les limites de leurs ffpeces; & non pas la nature, fi tant cft que la nature ait jamais pofé des limites ou d*s bornes pour les différentes cjpeccs des chofes.
Il eft vrai qu'il y a un gvând nombre de
fubftances qui fe resfemblent par bien des en-
K 4 droits.
144 -^^-f Noms des Suhfîances. Liv. III.
droits , & que cela nous autorife à les r.>neer fous de certaines efpeces; cependant comme le but de cette riduftion efl d'expnimer plufieurs chofes particulières par des noms généraux, je ne vois pas qu'on puisfe dire, à la rigueur, que la nature fixe les bornes des ejpeces des chofes; ou fi elle fait, asfùrément les bornes que nous donnons aux efpeces des rhofes , ne font pas ex- actement conformes à la nature,
St c'eft l'efprit qui ranime le5? individus fous, de certaines efpeces , il eft bien plus évident que c'eft lui qui forme les clasfes les plus étendues, qu'on appelle des Genres , & qui comprennent différentes efpeces. Pour form.er ces genres , il écarte des ejpeces ce qui les diftingue les une^ des autres; & ainfi ne fait entrer dans cette idée générale que les idées qui font communes à ces dilïérentes efpeces. Par exemple, je forme le genre défigtié par le nom de métal , en écartant de mon idée fur l'or, fur l'argent, fur le cuivre, &c. les qualités particuliers à ces corps , & ne retenant que celles qui leur font communes: Deforte que le genre & Ye.fpece ne repréfentent autre chofe, l'un, qu'une partie des idées renfer- mées dans ^éfpece , &; l'autre , qu'une partie de ce qui eft dans chaque individu. Mais en tout ceci on ne donne l'Etre à aucune chofe, on ne forme que des termes plus au moins étendus, afin d'ex- primer un grand nombre de chofes, félon qu'elles conviennent avec des conceptions plus ou moins générales, formées elles-mêmes par l'efprit, pour abbréger le nombre de fes idées. Et fi ces idées générales ou abftraîtes font eilimées com- plettes , ce ne peut être qu'à l'égard de certaines relations qu'on a établies entr'elles & leurs ex- près-
Des Particules. Liv. III. 14 j
presHons; car elles ne peuvent pas répondre à l'éxifrence réelle d'aucun Etre.
Ainsi la formation des genres & des rfpeees tend à la véritable fin du lant^age, c'eft de fe communiquer fes penfées de la manière la plus aifée & la plus abbrégée. C'eftlà ausfi tout l'ufage qu'on fait des genres & des ejpeces, f.ins fouger aux esfences refiles & aux formes fubrraiitielies , qu'on ne peut abfolument point eonnoître.
CFIAPITRE VIL Des Particules.
^ES mots ne fsrvent pas tous a. exprimer des idées. Il y en a, qui font non feulc- lement connoître la liaifon qu'on met entre les idées & les propofitions; mais qui défignert quelque Aftion particulière de l'cfprit, par rap- port à ces mêmes idées dont on marque la liaifon. De ce nombre font ceux-ci cela efî, cela n^ejl pas; ils marquent que l'efprit affiroie ou nie quelque chofe.
Mats outre l'affirmation ât la négation, l'homme afin de mieux communiquer fes penfées aux autres, lie non feulement les parties d'une propofitîon, mais des périodes entières, avec toutes leurs relations & dépendances , & par-là fait un difcours fuivi. Les mots qui dénotent ces dépendances &: ces relations, font appelles K =ï des
ï4b D^s Particules. Liv. lîî.
des particules; & du jufte emploi qu'on en fait dépendent principalement , la clarté, la juflesfe même & la beauté du Stile; & leur ufage eft abfolument néccsfaire, puifque ce n'eft que par leur moyen qu'on peut exprimer, & la dépen- dence qu'il y a entre nos penfées, & la liaifon, la reftriftion, la dillinftion, l'oppofition <k i'em- phafe de chaque partie du difcours.
On ne peut pas comprendre au jufte le vrai fens des particules, fi l'on ne connoît avec pré- cifion le tour ik la litnation d'efprit de celui qui s'en fert; car les conceptions dont refprit eft capable furpasfent de bien loin le nombre des particules. Pour cette raifon on ne doit pas être îurpris, fi la plupart des particules ont des fignifi- cations différentes, & quelquefois oppofées : Telle eft la particule Mais.
Quelquefois cette particule eft mife à la fiiite de quelque éloge pour y fervir de cor- rectif, & pour faire pasîer la niédifar.ce avec plus d'artifice; c'ffi un beau métier que la guerre, mais il eft fort dangereux. M4.ÏS s'oppofe quel- quefois à non feulement, pour marquer quelque augmentation ou quelque contrariété: Il lui a donné non feulement la propriété de fa terre, mais ausfi l'ufufruit. J'avois pris ce remède pour me rafraîchir; mais il m'a échaufie. JIais fert quelquefois de liaifon ou d'interrogation au diicours : Biais revenons à notre caufe. Mais pourquoi av'ez-vous voulu ufer de violence? Mais fe dit dans des défenfcs & fert d'excufe : Je lui dois telle fomme; mais il m'en doit d'ail-' leurs une plus grande.
A TOUTES ces fignifications j'en pourroîs
ajou-
Des Termes aljlrûiis If concrets. 147
ajouter plufienriî autres, fi c'etoit-là mon desfein» I\l;iis cet exemple, fur la feule particule Mats, fuffit pour nous porter à réfléchir fur l'ufage & la force qu'ont les particules, & fur les pen- fées qu'on fait connojtre par leur moyen. Quel- quesunes renfermeut conflammciit le fens d'une propofition entière comme celles de oui , de tion &c. & quelques autres, lors feulement quelles font placées d'une certaine fiiçcn.
CHAPITRE VIII.
Des Termes ùhjlraits c> concrets,
I 'KSPTiTT, comme je l'ai fuit voir, a la puis- ■" ^ fance d'abftraire fes idées : Par-là il dillingue les chofes en diflerentes efpgces. Or coa.me c'^:ique îdc3 abflraite eft fi diitir6:e de toute autre idée abftraite, qu'elles ne peuvent être les mêmes, l'efprit doit apperccvoir immédiatement leurs diiïérences. Par confequent deux idées génériiles ne peuvent jamais être affirn.ées l'une de l'autre: ausii l'ufage ne le permet-il pas Quoiqu'il foit vrai que l'homme eft un Animal, qu'il eft raifon- nable, &:c. cependant il n'y a perfonne qui ne fente d'abord la fausfeté de ces propofitions : l'Humanité efî yl:nmalitc , Raifonnabilité ^ &c. Ce n'eft donc que fur les idées concrètes que roulent les affirmations ; ce qui eft affirm.rr, qu'une idée abftraite doit être jointe à une idée qui n'eft pas abftraite.
Tou-
148 ^^^ Termes ah/îmits îf concrets.
Toutes nos idé^s fimplps ont des noms abflntits & concrets; ou pour parler en Gram- mairiens, des twms JuhJîanHfs & adjeSiifs ; blanc ^ blancheur; doux, douceur, &c. 11 en eft de même de nos idées des modes & des relations; ^iijîe , ynflice ; E^al, Egalité. Pour nos idées des fublî-ances, elles n'ont que peu de noms abftraîts» Il eO: vrai que l'Ecole a forgé ceux d'Animalité, d'Humanité, &c. mais outre que ces noms & leurs femblables font en petit nombre en compa- raifon de la multitude infinie des noms des fub- ftances , ils n'ont jamais pu être autorifés par l'ufage; ce qui femble démontrer que les hommes reconnoisfent ingénuëment, qu'ils n'ont aucune idée des esfeNces réelles des fubftances. Ce n'eft que la doftrine des formes fubftantiellcs, & la confiance téméraire de certaines pcrfonnes de- ftituées d'une connoisdince qu'ils prétendoient avoir, qui oîit fait fabriquer & enfuit introduire les termes d'Animalité, d'Humanité , &c. Termes qui néanmoins ont été renfermés dans l'Ecole, & qui n'ont jamais pu être de mife parmi les gens raifonnables.
):^^*^
CHAPITRE IX.
De VImperfcâion des mots.
Ip OUR découvrir la perfeftion ou l'imperfection "^ des mots , il eft nécesfaire d'en conlidérer les deux ufages. L'un eft, d'enregiftrer fes peur fées dans l'efprit. Par-là on foulage la mémoire
qui
De r Imper fe cl ion des mots. Liv. III. 149
qui nous fait, pour ainfi dire, parler nvec nous- mêmes. Toutes fortes de mots peuvent fervir à cette fin; étant des lignes arbitraires, on efl libre d'employer ceux que l'on veut pour s'exprimer à foi-mcme fes penfc^-es: Et à ce premier égard ils n'auront jamais d'imperfeftion , tant qu'ils feront des fignes conitans de la même idée.
L'autke ufage des mots, c'eft de commu- niquer fes idées aux autres hommes. Cet ufage efl: ou Civil ou Philojoplùqne. L'ufagc civil , c'elt exprimer fes pènfées de forte qu'on fe fasfe en- tendre dans la converfation* ordinaire qui roule fur les affaires de la vie civile. L'ufige philofo- phique, c'efl: n'employer que des termes qui don- nent des notions précifes des chofes , & qui ex- priment certaines vérités par des propofitions i;énérales. Ces deux ufages font très-dificrens , l'un n'exige pas la môme éxaftitude que l'autre.
Le but de ceux qui parlent c'efl: d'être en- tendus; c\Jl-â-dire , d'exciter dans l'auditeur les idées qa'on a fixées aux expresfions qu'on emplo^'e. Or fi ces expresfions ont une fignilication incer- taine & donteufe, (& c'efl: dans cette fignifi- cation douteufe & incertaine que confifl:e l'imper- feftion des mots ) cette incertitude & ce doute ne procèdent pas de leur incapacité à exprimer leurs idées; car pour cet efiet ils font tous éga- lement parfaits: mais cela procède de l'incertitude & de la confufion même de leurs idées ; confu- fion. & incertitude que doivent par confequent bien connoître tous ceux qui veulent parler d'une manière intelligible, ce qui eft difficile dans les cas fuivans.
I. Lorsque l'dée qu'exprime un mot efi:
fort
î 50 De VîmperftEHon dss m')ts. Liv. ÏÎL
fort complexe; & par cette raifon les noms des modes mixtes font très-fujets à avoir une lignifi- cation obfcure & incertaine. Les Idées qu'ils expriment étant compofées de pduficurs idées corapofées elles-meme de plufieurs autres, il n'eft pas facile de former ces idées complexes, & de les retenir éxaftem.ent. Tels font la plupart des termj-s de Morale , ils marquent rarement les mêmes idées à des perfonnes différentes.
n. Lorsque les idées qu'ils lignifient n'ont aucune éxiilence réelle dans la nature, & par confequent aucun . modèle fixe fur quoi on puisfe les régler & les redresfer. Ce cas regarde encore les noms des modes mixtes i c'eft-à-dire^ de ces asfemblages d'idées que l'efprit a formés à fa fantaifie. 11 eft vrai que d'ordinaire l'ufage détermine les fens de ces mots, autant qu'il eft nécesfaire pour s'entendre dans la converfation, mais non pas autant que l'éxigeroit un difcours philofophique; car à peine y a-t-il une idée com- plexe dont i'impresfion n'ait un feus fort vague dans l'ufage ordinaire, & ne lignifie plufieurs idées différentes.
La manière dont on apprend ces termes eft en partie la caufe «le leur fignifîcatiou obfcure & douteufe. On apprend aux Enfans les noms des qualités fimples & des fubftances, en leur montrant ces objets dont ils répètent fonvent les noms blanc i doux, lait, fucre, &c. Mais pour les modes mixtes on leur enfeigne premièrement les mots, & enfuite ils en apprennent les idées j ou par d'autres, ou par eux-mêmes. Or oomme la plupart des hommes ne s'étudient pas à former des notions précifes de ces modes, il arrive que les expresllons d« ces modes ne font guéres
autre
De ïitnpeyfeSiion des mots. \ay.\\\, iji
autre chofe dans leur bouche que des ions vuides de tout lens. Et parmi ceux qui s'appliquent à le faire des notions précifes de ces modes, plu- lleurs y attachent des termes que l'ufage à iixé à d'autres chofes, ce qui caufe phifieurs difputes»
ITT. Lorsqu'on rapporte la fignification d'un mot à un Archéripe difficile à connoître, les noms des fubftanccs font dans ce cas: Etant fuppofés marquer l'c-sfence réelle, mais à nous inconnue, des fubftances qu'ils défignent , il eft vifible qu'on ne peut appliquer leur fignification à quelque choie de déterminé. Comment fçavoir, far exem- pte, ce qui efl: antimoine, & ce qui ne l'eft pas? Si ce nom marque Pesfence réeUe de ces corps, laquelle nous eft inconnue.?
Mats, dira-t-on, les noms des fubftances n'auront ils pas une fignification déterminée , fi on ne les fait être lignes que des qualités qu'on voit dans les corps? Je réponds que non; car les fubitances ayant un grand nombre de quah'tés, les uns y obfervent de certaines qualités que d'autres n'y apperçoivent pas, quoique perfonne ne les découvre toutes; & par-là il arrive qu'on a fur la même fubflance des idées difterentes, & qu'ainfi la fignification des noms de ces fub- irances eft très-incertaine. Il paroît donc.
I. Que les noms des idées fimples font les moins fujets ù être équivoques, i. Parce que leurs idées n'étant que de fimples appercevances, il ëft plus aifé d'acquérir & de retenir ces apper- cevances, que des idées ausfi compofées que le font celles des fubftances & des modes. 2. Parce qu-ils ne fe rapportent à aucune autre esfence qu'à l'appercevance même, qu'ils figoifient im- wédiatemcDt. 1 1,
152 De ï Impevf'^cHon des Mots. Liv. III.
IL Que les noms des medes fîmples, fur- toGt les noms des nombres & des figures, font après ceux des idées fimples, les moins fujets à avoir un fens douteux & incertain.
ITT. Que les noms des modes mixtes, quand ces modes ne font compofés que d'un petit nombre d'idées familières, font asfez di- irinfts; mais qu'il font incertains & douteux, quand les modes qu'ils expriment contiennent un grand nombre d'idées.
IV. QrrE les noms des Subftances , quand on les employé dans un" ufa"ge philofophique , font très-expoîes à écre douteux; car i]s font fuppofés fignifier des idées qui ne repréfentent ni les esfences réelles, ni les juftes images des chof(?s.
CHAPITRE X.
De ÎAbus â.cs Mots,
ON-feulement le langage a des imperfections naturelles & inévitables; mais on commet plufîeurs abus dans l'ufage qu'on fait des mots.
Premier jâbus: On employé les mots fans leur attacher aucune idée déterminée, ou ce qui cfl: pis, on ne les fait reprcfentatifs d'aucune chofe que ce foit. Combien n'en ont pas intro- duit de ce genre les diftérentes Seftes de Philo- fopliie & de Religion, foit que par-là elles eusfent envie de fe diftinguer, ou d'appu3'er quelqu'opi- tiion bizarre, ou de cacher quelqu'endroit foible
de
De tAbus àes Mots. Liv. III. 153
de leur fyrtême. De ces termes qu'on peut nonuTier infignificatifs , font remplis les Livres des Scholajliques & des Métaphyficiens. D'autres n'attachent auoune idée diftinfte aux mots que l'ufage a approprié à des idées dont il nous im- porte d'avoir des connoislances claires. Or les notions de ces perfonnes étant ainfi confufes & incertaines, leurs difcours ne peuvent être qu'un jar^^on ininteUij^ible, & furtout lorfqu'ils traitent des fiijets de Morale, dont les termes dénotent des asfemblages de plufîeurs idées ^ lefquels n'ont aucun fondement dans la nature.
Second Abus: On employé des mots tantôt dans un fens & tantôt dans un autre. Ce vice eft fi ordinaire, qu'il eft difficile de trouver un difcours, quel qu'en foit le fujet, où les mêmes mots défignent conftamment le même asfemblage d'idées. Ce procédé , s'il eft volontaire , ne peut être attribué qu'à une extrême folie , ou qu'à Une malice qiie je compare à celle d'un homme qui dans la liquidation de fes comptes défigneroit par un chitTre, tantôt une certaine colleftion d'u- nités, & tantôt une autre, -•
Troifiéme Abus : . On affefte l'obfcurité , foit en attachant à des mots furannés des fignifica- tions nouvelles , foit en introduifant des termei nouveau!!c & ambigus fans les définir, foit enfin en alliant les mots d'une manière qui confonde leur fens ordinaire. Ce n'eft pas la Philo fophie Scholaftique feule qui s'eft diftinguée par ce vice; d'autres Seéles ne i5feuvent pas s'en juftifier en- tièrement. Mais on ne fcauroit croire , combien l'art fi vanté de la difpute a augmenté les fhiper- feftions naturelles du langage. On a fait feryir cet art à embrouiller la fignification des mots, L plu-
154 ^^ PAhus des Mots. Liv. ÎÎI.
plutôt qu'à découvrir la nature des chofes. Et en effet, quiconque jettera les yeux fur les E- crits de ceux qui fe font diftingués dans cette fcience, remarquera aifément que leurs expres- fions répréfentent leur penfée d'une manîcrp plus obfcure & moins déterminée, que s'ils s'éroient fervis des termes autorifés par l'ufage.
Quatrième Abus: On croit exprimer la réa- lité des chofes. Ce vice regarde, en un certain degré, tous les noms en général, mais particu- lièrement ceux des fubitances. Par-là les Péri- padciens ont pris lei formes fuhftantleUes , f hor- reur dît vuide , &c. , pour quelque cliofe de réel. Ceux qui fe préoccupent de quelque fyftéme font les plus fujets à tomber dans ce défaut , ils fe perfuadent aifément que leg termes qu'employent ceux de leur Sefte , repondent parfaitement à la réalité des chofes.
Cinquième Abus: On attache rux termes une signification qu'ils ne peuvent pas avoir: Ainfî quand on affirme ou qu'on nie quelque chofe touchant les noms généraux des fubftances, con- nues uniquement par leur effence nominale , on fuppofe tacitement , que ces mots fignifient l'effen- ce réelle d'une certaine efpece de fubftance. Par exemple: Quand on affirme que l'Or ejl mallé- able, on croit exprimer quelque chfsfe de plus que cette fîmple propofition , ce que j'appelle Or ejl malléable, quoiqu'en effet ces mots n'expri- ment autre chofe. On veut infinuer de plus que ce qui a l'effence réelle de l'Or eft malléable, c'eft-à-dire , que la Malléabilité eft inféparable de l'effence réelle de l'Or, & qu'elle en dépend. C'eft-là un abus des mots manifefte; on lae con- çoit
De l'Ahus des Mois. Liv. III. i$%
noît point l'effence réelle des Corps, cela a été prouvé. Sur quel fondement donc peut-on fup- pofer que l'Or dans fon elTence réelle, eft mal- léable. Mais l'efprit , dans l'ignorance où il étoit de l'esfence réelle d^s Ccrp5, a cru y remédier & étendre fes connoiiïances , en fuppofant que les noms des fubftances, lesquels n'en expriment que i'eiîonce nominale, en exprimofent l'effcnce réelle. Mais par-là on augmente l'iraperfeélion des mots, bien loin de la diminuer; car on les fait être figues d'un /f ne fçcfi quoi, dont nous n'avons point d'idée; cela ne peut qu'embrouiller leur fignification.
Or>j ne cw)it pas que les efpeces des fubftan- ces foient changées , Lien que diverfes perfcnnes fasient entrer des qualités difiérentes dans l'idée qu'ils forment de ces efpeces: Mais au contrairej en tient que fi l'on ne fait pas entrer dans la compofition d'un mode mixte le nombre précis des idées qui le compofent , on confi:itue une au- tre efpece de mode, comme il paroît par la di- ftinftion qu'on fait du meurtre en parricide, meurtre commis fans dejfein, ou par dej/'ein, duel, &c. La raifon de ceci efl:, que les modes mixtes ne le rapportent à aucun Archétipe qui foit hors de nous; car ils font à eux-mêmes leurs -Archétipes ; mais les fubltances fe rapportent à lin Archétipe extérieur & fuppofé immuable. Par exemple , quoiqu'un homme renferme dans l'idée complexe de POr ce qu'un autre en exclut, & qu'un .troifiéme y fasfe entrer ce qu'un quatrième n'y fçauroit fouffrir; pour tout cela on ne croit pas Pefferîce de l'or ou altérée, ou changée ; car on la rapporfe à un Archépite réel , imniuabléj, te dont dépendent toutes les propriétés de ce L 2 rnétal
i$6 De rMus des Mots. Liv. III.
métal. Mais , fuppofer que les noms des fub- ftances font repréfentatifs d'un je m fçai quoi qui eft en elles, cela ne peut que nous jecter dans des difficultés infurmontiibles; cette fuppofi- tion eft fondde fur l'opinion que toutes les cho- fes contenues fous le nom de la même efpece, ont auffi la même conflitution intérieure & réel- le ; faulTe opinion qui eft bdcie fur ces deux fon- demens très-foibles ; i. Qu'il y a certaines eflen- ces déterminées , félon lefquelles la nuture forme toutes les chofes particulières, en les diftinguant en différentes efpeces ; 2. Que nous avons Tidée de ces effences. Cette opinion l'infinue; car fts adhérens recherchent, par exemple, û tel ou tel Etre a l'elTence réelle de ce que nous appelions l'Homme»
Sixième Abus: Comve on a attaché de cer-" taines idées à de certains termes, on s'imagine qu'entre ces termes & ces idées il y a nne liai- fon û nécesfaire, que ces termes expriment au jufte ces idées ; comme s'il étoit alTùré , que celui qui parle & celui qui écoute, ont attaché préci- fément les mêmes idées aux mêmes expresflons. Ainfi encore, on fe met peu en peine de connoîcre le fens que d'autres ont attaché à leurs exprès- lions; on fuppofe qu'elles marquent l'afiemblage précis des idées qu'on y a fixé foi-même , & cette fuppofition eft la caufe de bien des difpu» tes inutiles. Le terme de vie eft très-familier k tout le monde ; il fe trouveroit peu de perfonnes qui ne priffent pour un affront la prière qu'on leur feroit, d'expliquer le fens de cette expres- fîon : Mais s'il arrive qu'on mette en queftion , fi une telle chofe eft en vie ou non , alors il fera aifé d» voir qu'une idée déterminée n'accompagne
pas
De PAhus des M^ts. Liv. III. 157
pas toujours l'ufage de ce mot. Cet abus dont je pnrle eft plus t^énéral que les précédens, bien qu'on y fasfe moins d'attention.
Septième Abus'. Les difcours figurés. Il eft vrai qu'il femble qu'on doive les excufer dans les diicours qu'on adrefle au Peuple, & dans ceux où l'on cherche à plaire plutôt qu'à itiftrui- re. Mais par tout où la vérité eft intereffée , il faut avouer, qu'excepté l'ordre & la netteté, tout l'Art de la Rhéthorique, toutes les allufions, toutes les difpofitions artificielles qa'on fait des mots félon les régies que l'Eloquence a inventées; tous ces ornemcns, dis-je, ne fervent qu'à inllvuer de fauffes idées, qu'à érr-.ouvoir les puiTions, qu'à féduire le jugement. Par confequent tous ces traits de Rhétorique doivent être évités dans les difcours deftinés à inftruire. Ils n'y peuvent -être confiderés que comme de pures fupërcheries , & comme de grands défauts «Se du langage & de celui qui les met en œuvre,
J'ajoùteRxM ici quelques réflexions fur le but que nous devons nous propofer en parlant aux autres hommes, c'eft, I. De leur ntaniftjler nos pevfi'cs. Nous manquons à ce but , i. En nous fervant de termes aufquels nous n'avons at- taché aucune idée déterminée. 2. En attachant à des termes ufités des idées qu'ils n'expriment point dans leur ufage arrêté , 3. En leur faifant fignifier tantôt une idée, tantôt une autre. 11. De leur faire connoitri nos pen/èes avee toute la promptitude & toute la facilité foojjible. Nous péchons à cet égard . quand nous manquons de mots pour exprimer nos idées. Cette difette d'exprefTions a pour caufe, ou ift pauvreté de la L 3 Lan-
î^g De l'Abus des Mots. hi\\ lïl.
Langiie qu'on parle, ou l'ignorance où l'on eft de Tes termes. V\. De donner aux antres la connoiJJ'ance des chofes; ce à quoi nous ne fçau- rions paivèuir, lorfque nos idées ne s'accordent pas avec la réalité des chofes»
Donc pour me recueillir: Produire des mots fans y attacher d'idée, c'eft former des fons de- Jlitué^ de toute inî"ellig;ence : Avoir des idées complexes, & manquer de termes pour les e>v- primer, c'eft pécher contre la promptitude de Texpreffion : Faire fîî^nifîer aux mots tantôt une idée, tantôt une antre , c'eft le moyen de n'être pas entendu: Appliquer les mots a d'autres -idées qu'a celles que l'ufage leur a adapté, c'eft ne donner aucun fens i\ fes paroles , c'eft parier jar- gon : Enfin avoir , fur les fubftances des idées qui foient incompatibles avec l'éxiftcuce des cho- fes, c'eft être deftitué des matériaux nécefiaires pour arriver à une connoiflance certaine, & avoir i'efprit plein de chimères.
C*£ST par le langage que les hommes s'en- tre-communiquent leurs découvertes , leurs rai- fonnemens , leurs connoifiances. Ceux donc qui en font un maurais ufage , bouchent & rompent autant qu'il eft en eux , les canaux par où la con- noiffance fe répand parmi les hommes pour leur bien & pour leur avantage: Mais aulTi ils n'en bouchent & ils n'en rompent que les canaux , car il pft hors de leur pouvoir d'en corrompre les fources; elles font dans les chofes elles-mêmes. Donc ufer de certains termes , fans y fixer dœ fens déterminé , c'eft fe tromper foi-mémc , c'eft tromper les autres. De telles gens , û tant eft qu'ili en ufènt ainft de propos délibéré, ne doi- vent-
Di rAhus des Mots. Liv. III. 159
vent-ils pas être regardés comme des ennemis de hi vérité & de la connoilVance ?
Eiv' eflet. qu'on jette les yeux fur les Livres de controverfe, on y verra que les termes ob- Turs, équivoques, indéterminés, ne produifent que des difputes fur les mots fans jamais con- vaincre & éclairer l'efprit: & cela doit arriver ainfi; car fi celui qui parle & celui qui écoute ne convien- nent pas du fens d'un terme, leur difpute ne roule plus fur les chofes , elle ne peut être que fur les mots. Et je fouhaiterois bien qn'on voulût éxaminei* avec attention , fi la plupart des difputes qui par- tagent les hommes ne roulent pas fur les mots , & fi elles ne s'évanouiroient pas, fuppofé que l'on fût foîgncux de définir les termes qu'on em- ployé , & at'.entif à ne leur faire fij;tiifîcr que Vidée particulière qu'ils défignent.
CHAPITRE XL
Remèdes contre les ImperfeBlons & les Abus du Langage,
•N 'ne devroît jamais employer de terme fans y attacher quelque idée- Cette ré- ^le ne paroîtra pas inutile à quiconque fe rappel- lera combien de fois il a vu employés des mots, comme ceux à'injîmfi , de fympathie , û'antipa- 'fhiey &.C, d'une manière qui prouve que ceux L.4 4Vi>
i6o Remèdes contre les impeyfeSiions
qui s'en fervent n'ont dans l'cfprit aucune idée précife.
II. Ces idées qu'on attache aux mots devro- ient toujours être déterminées. Les idées com- plexes ont cette qualité , lorfqu'on connoît les îdé«s particulières qui les compofent; & il ces idées particulières en renferment d'autres plus par- ticulières, qu'on les diiringue encore jufqu'à ce qu'on foit parvenu à leurs idées fimples. Pour les idées des fubftances, il ne fuffit pas qu'elles foient diftinftes , il eft requis de plus qu'elles foient conformes à l'éxiftence réelle des chofes.
III. Autant qu'il efl: pofTible, on devroit fixer aux mots les idées qu'ils lignifient dans l'ufage ordinaire. Aucun homme n'étant le maî- tre abfolu des Langues, de celles fur tout qui font déjà formées , perfonne ne peut avoir , ni le droit de détourner l'ufnge des mots, ni celai de leur faire lignifier l'idée qu'il veut. On doit adapter fon langage à celui qui fait la régie de la communication qui eft entre les hommes; & fi la néceflité oblige de faire fignifier à quelque mot une idée que l'ufage ne lui a pas afiignée , on eft obligé d'en donner avis ; par confequent :
IV. Lorsque l'ufage a négligé de certains mots, en forte qu'ils n'ont qu'une fignification vague, incertaine, ou lorfqu'on les employé dans un fens particulier, ou enfin lorfqu'ils font équi- voques & fujets à être mal interprétés; dans tous ces cas, dis-je; il eft nécesfaire de les définir, & enfuite de fixer leur fens.
ÏL y a des mots qu'on ne peut pas définir,
parce
^ les Ahus du Lnfigifge. Liv. III. i6i
parce qu'ils fignifient des qualités fimples. On doit en faire connoître le fens , ou par des ter- mes fynonimes, ou en nommant le Aijet où fe trouvent ces qualités, on en préTentant: aux fens de celui à qui on veut les faire connoître le fujct qui les renferme: Mais les modes mixtes, on peut les définir avec la dernière jnftefTe, en fai- A.nt le dénombrement des idées qui les compo- fent. Il importe extrêmement que les définitions des modes mixtes , qui rer;ardent les fujets de morale, foient éxaftcs ; car ce n'ed que par leurs définitions qu'on peut en repréfenter le fens: mois aulTi pn peut le faire Q'Cine manière fi prcvifc^, qu'on ne laiffe aucun lieu, ni au doute ni à la chicane.
Pour faire connoître ce que fignifient les noms des fnbftances, il faut très-fouvent recourir aux deux voyes dont je viens de faire mention , c'eft de montrer les fubftances qu'ils expriment, & de les définir. Or elles ne fçauroiert mieux être définies que par leurs qualités difiinftives. Dans les Animaux, c'efi: la figure; dans les corps inanimés, c'eft la couleur; & dans quelques-nns, c'c-ft la figure & la couleur tout enfemble. Ce- pendant le meilleur & peut-être l'unique moyen pour donner à connoître les qualités d'une fub- ftance, c'tft do les montrer; des paroles n'impri- meront jamais dans l'efprit une idée aufîi parfaite d« la figure d'un chtval ou d'un fm^^e , que la vuèf de ces Animaux; & aucune defcription d-^^ l'Or n» nous donnera jamais une idée jufte de la cou- leur oc de la pefanteur particulière de l'Or ; ce n'eft que par une fréquente habitude à confidé- rer ce métal que l'on peut fe repréfenter ces deux qualités.
L 5 Mais
iSl Remèdes contre les impit'feSiiojis
Mais comme la plupart des qualités fimples, qui comporent nos idées fpecifiques des fubftan- ces, ccnfiftent en ces pnilïances lesquelles nos fens ne peuvent pas découv^rir immédiatement; je penfe , qu'on repréfente mieux une partie de la iignification des noms des fnbftances , en faifant l'enumeration de leurs qnulités qu'en préfentant aux Cens la fubftance où elles font. Celui à qui on aura dit que l'Or efi: du&Ue , fufible , fixe, & peut être dijfous dans l'eau régale-, aura par cet- te defcription une idée plus parfaite de ce métal, que s'il avoit vu fimplement une pièce d'Or, par où il n'en auroit obfervé que les qualités les plus ordinaires.
Il fcroit à foubaiter qn'on fepréfentât par de petites tailles-douces la lignification des ter- mes qui expriment des chofes que l'on dillingue par la figure extérieure. Sflon moi un Diciion- naire fait fur ce pian , enfeigneroit plus facile- ment la juile fig'.ufication d'un grand nombre de termes, & furtout de ceux des pays ou des fié- cles fort éloignés , & iixeroit de plus juiles idées d'un grand nombre de chofes dont nous lifons les noms dans les anciens Auteurs Grecs & La- tins, que tous les valles & laborieux Commen- taires des plus fçavans Critiqaes. Les naturali- ftes ont fort bien compris l'avantage de cette Méthode, & quiconque les a confulrés avouera ingénuëment, qu'il a eu une idée plus claire de Vache 6c de la patience , en voyant la fie,ure de ces herbes, que par mie longue définition. De même on auroit une idée plus difiinfce de ce qu'on appelle firigilis & fiflrum , dont on rend fa fignification dans quelques Dictionnaires par les mots à" étrille & de cimbale, fi l'on vo\oit à
la
^ les Ahus dn Lnugn^e, Liv. lîl. 163
la rparsje des petites fîç^ures de ces inftrumen^, tels qu'ils étoient en cifct^e parmi Jes Anciens.
V. Lorsqu'on paris ou qu'on écrit pour convaincre quelqu'un ^ on devroic employer con- ftamment le même terme dans le njcme fens. Si l'on s'étoit conformé à cette régie, (Ce qu'au- cun homme fincére n'oferoit refufer) combien de dilTercations qui n'auroient jamais paru? Com- bipii de Controverfes qui s'en ferolent allées en iun.écy Combien de grands V^olnmes renipHs de mots ambigus , pris tantôc dans un fcns , tantôt dans un aiitre, qui feroient réduits à de tré.^-pe- tics sbbrégés? Et combien d'Ouvrages de Philo, fophie , pour ne parler que de ceux-ci, qui pour- roient être renfermes, de même que les- Ouvra- ges d^'S Poètes, dans une coquille de noix?
Fm du Troifîctiis Livre.
LIVRE
^#z/c^^^ Qvjiirmama.
CHAPITRE I.
Z)(r /fl connotffancc en général,
jîj 'esprit ne peut avoir pour objet de fes aIÎLJ! railonnemens , que fes idées propres. Il eft donc évident, que c'eil fur nos idées que doi- vent rouler toutes nos connoiilances , & il fem- ble que connoltre , ne foit qu'appcrcevoir ou le rapport ou Voppojitioti de quelques-unes de nos idées. Ainfî connoître que le blanc n'efl: pas noir , ce fera appercevoir l'oppofition qu'il y a entre le blanc & le noir; & connoître que les trois angles d'un triangle font égaux à deux droits , ce fera appercevoir le rapport néceflaire de deux angles droits aux trois angles d'un tri- angle. Sur ces principes on a une connoiflance certaine quand on- apperçoit le rapport de fes idées. Sans cette perception nos penfées ne peu- vent être que créance, que conjecture, qu'itnagi- nation; mais jamais connoifficnce ' certaine.
Afin
Di la coî2TjoiJ]arcs j îffc. Liv. IV. 165
Ai'iN qu'on puiile connoître plus au jufte ce que c'eft qu'appercevoir le rapport on l'oppo- fition de fes idées, il fiiu't diftinguer qiu.tre efpe- ces d'opporidon &: de rapport. Rapporc & op- pofition d'identité & de diverfité , de relation, de coêxijîencs , d'éxijîence réelle.
Le premier afte de l'efprit éft d'appercevoir fes idées , & quand il les a apperçues , de con- noitre ce que chacun;* eft; & par cette connois- fance, de découvrir leur différence, c'eft-à-dire , de juger que l'une n'eft pas l'autre. Par cet afte refprir apperçoit non fealemer.t que chaque idée eft ce qu'elle eft; mais d? plus, que les idées qui différent entr'elles ne peuvent pas être les incmes. L'efprit porte ce jugement fans peine , fans déduction de preuves; c'eft-là le droit de fa puiffance d'appercevoir fes idées & de les diftin- guer. Les Logiciens ont cru que l'efprit n'éxer- çoit cet afte que par le fecours de ces régies générales, ce qui eft, eft: U eft imposable qii'Hue chofe foit , ^ ne J oit pas en ?ncine temps. IMais ils l'ont cru fans raiibn. Y a-t il quelque maxi- me , quelque axiome qui puiffe nous apprendre que le rond n'eft pas quarré, avec plus de certi- tude que fait la perception immédiate de l'incom- patibilité des idées de rond îk de quarré.
Il y a une féconde efpece de perception, & que j'appelle relative , qui regarde le rapport ou l'oppofition qu'on découvre entre quelques unes de Tes idées, fuivant qu'où les compare par dif- férentes faces.
Il y • 3:0 perception du rapport & de l'op- pofitioo de fes idées , entant que coofidérées com-
ne
i66 De la Connoifjance
me reprsfentatives des qualitas qui co-éxifl:cnt dans les corps; ceci fe rapporte principalement aux fubilances. Par exemple, quaiid j'affirme que rOr eft fixe, je n'aJlure autre choCe finon que hi fixation de ce corps , ou la propriété qu'il a de demeurer dans le feu fans y être confumé, co- éxifte toujours avec les autres qualitas qui com- pofent notre idc-e complexe fur l'Or; ce font uué certaine pefaiiteur & couleur, h fufibllité , &c.
EnfixV il y a perception du rapport & de i'oppofition de quelques-unes de fes idées à l'éxi- ftence réelle des choies. Ce fimt-là les quatres efpeces de rapports & d'oppofitions qCie l'efprit découvre entre ces idées . & que je fuppofe ren- fermer toutes nos connûifTances, tant celles que nous avons, que celles que nous pouvons avoir; dumoins ne conçois-je pas qu'on puifle rien con- noître fur une idée, ni en rien affirmer, finon; I. Qu'elle eft la même quelle écoit oufr^fois, & qu'elle diffère de toute autre. 2. QiicJIe a telles & telles relations avec une autre. 3. Qu':'ne eft repréfcntative des qualités qui co-exiftent, ou qui ne co-éxifi'ent pas dans un îr.ême fujet. 4 Que fon Archétipe éxifte rellement hors de nous.
Comme l'efprit connoît la vérité en deux ma- nières différentes , il y a auffi deux différentes efpeces de connoiffance, l'une agnelle, l'autre habituelle. ConnoiJJance atîiielle , c'ell confentir à une propefition ou la nier , parce qu'on en ap. perçoit âftuellement ou la vérité ou la fanlleté* ConnoiJJance habituelle, c'eft tenir une propofition pour vraye ou pour fauffe, parce qu'on eft affu- ré d'en avoir eu les preuves autrefois.
en gènévnl. Liv. ÏV. 167
Or cette connoifiunce habituclie eft de deux efpeces : Dans l'une , en même temps qu'on fe rappelle une propofition, on découvre aufïï les rapports de toutt^s les idées qui la compofent: Dans l'autre, on ne rappelle pas ces preuves ; mais on fe fouvient de les avoir connues autre- fois. De cette fécondé manière un homme peut connoîrre tiuc les trois atigles dnn triangle font égaux à deux droits ; car peut être que les preu- ves fur lefquelles il a cru cette propofition véri- table , fe font échappées de fon efprit. Il ne confent p!us à cette proportion, en confequence des preuves qui l'établiflenr; mais en confe- quence de la certitude où il efi: do les avoir ap- perçus autrefois. L'immutubilité des mêmes rap. ports entre les mêmes chofes im.muables , eft à prcfent la feule raifon qui lui prouve que fi les trois angles d'un trian'^^le ont été une fois égaux à deux droits , ils le feront toujours de même.
CHAPITRE II.
Des Degrés de notre ConnoiJJance.
A connoiflance confinant dans la perception du rapport & de l'oppofition de fes idées , on peut, ce femble , conclure que notre connois- fance doit être claire & obfcure, félon la clarté & l'ûbfcurité de cette perception.
Le plus haut degré de connoisfance eft , lorfque Pefprit apperçoit ifninédiateraeKt le rap-
port
i6B *Des Déférés
S'
port & l'oppofition de quelques idées. J'appelle cette perception du nom de connoijjance immédia- te ou de fmip'le vue. Par elJe on connoît que le blanc n'eCt pas noir, que deux font moins que trois, Éîfr. Cette connoilTance immédiate a une force irrefiftible; fembl'able à l'éclat d'un beau Soleil, elle fe fait voir immédiatement dès que l'efpçit y tourne la vue. Ceiï d'elle que dépen- dent' la certitude de la clarté de toutes nos autres connoiffances.
Le fécond degré de connoilîance efl- , lors- que ne pouvant pas arranger fes idées deforte qu'on en découvre immédiatement les rapports & les oppolicions , on e(l obligé de recher- cher ces oppolitions & ces rapports , par l'en- tremife d'une troifién:ie idée; c'eft ce qu'on appelle coiinoître par raifonnement. De cette manière on connoît, par exemple, qu'il y a un rapport d'égalité entre les trois angles d'un tri- angle & deux angles droits ; car nous n'aurions jamais eu connoiffance de ce rapport par une vue immédiate, ou en comparant ces angles par nos yeux. Ces idées moyennes, qui découvrent les rapports des deux idées, font appellées des preu- ves : La perception claire de ces rapports , la- quelle on découvre par ces preuves, eft appellée démon ji ration: Et la promptituJe d'efprit à in- venter des preuves & à s'en fervir à propos , eft', à mon avis, ce qu'on appelle Sagacités
Entbe là connoilîance par fîmple vue, & la connoiflaoce par démonftration , il y a ces deux différences. I. Bien que la dernière foit certaine, cependant elle n'eft pas auffi évidente que la premier^ car afin de découvrir des rap- ports
de notre Cannois [ance. Liv. IV. i ^9
rapports qu'on n'apperçoit pas immédiatement , il faut de l'application, & ce n'efl: que par une progresfion de degrés infenfibles, qu'on peut arriver à cette découverte. II. La connoislance par démon- ftration eft toujours précédée de quelque doute; mais la connoisfance imii:édiate l'exclut entiè- rement. Tout homme qui jouit de la fatuité de la perception dans un degré a.sfez confiderable^ pour avoir des idées diftinftf-s, n'a pas de meil- leure raifon pour douter des vérités qu'il con- noîc immédiatement, qu'il n'en auroit pour met- tre en queftion fi ce papier & cette encre ne font pas de même couleur.
Afin qu'une démon fi-ration foit jnfte, il faut qu'à ciîaqne pas qu'on fait on apperçoivs immédiatement le rapport & l'oppofition entre les. idées, & l'idée moyenne la plus prochaine dont on fe fert comme de preuve; autrement cette preuve auroit befoin d'une autre preuve, & on n'arriveroit jamais à la connoisfance; car fans une perception immédiate nos penfées ne font que doute & conjecture. Donc chaque pas, chaque degré dans la dé.uonftration doit être ap- perçu immédiatement. Donc une telle pprceptinn, tant qu'on fe fouvient de l'avoir eue, produit une certitude immédiate. Mais en vue de découvrir cette certitude dans chaque pas qu'on f^it dans une démonftration, il faut uft r d'une n.é:hode très- éxaéte, & être bien asfùré qu'on a parcourt! tontes les parties du fujct qu'on veut démontrer. Or comme il eft difficile que Tefprit retienne toutes ces parties dans de longu-^s difcusfions, en voit que la démonflration le cède à Ij con- noisfance immédiate; ausfi arrive- r-il fouvent qu'on embfasfe les fausfetés pour d€S démonftrations.
M C'£ST
1^0 Des Degrés
C'est une opinion généralement reçue, qne les Mathématiques feules font capables de dé- monflration. Mais pourquoi ce priviJége feroit-il particulier aux idées des nombres, de l'étendue & de la figure? On parvient à la démonftration, toutes bs fois que par une troifiétiie idée on ap- perçoit inrrédiatement le rapport & l'oppofition de deux idé;^s. Or cette perception immédiate fe termine-t-elle aux idées des figures, des nom- bres, de l'étendnè" & de leurs modifications? Il eft bien vrai, (& c'eft peut-être ce qui a fait fuppofer que les fnjets de I\Iathématique étoient feuls capables de dé tionfiration ) il e\i vriii, dis- je , que ces fujets font plus faciles à démontrer que ceux qui regardent d'autres matières. La difTérence & l'égalité entre les nombres, les fii- gures & l'étendue", eft très-facile à difringuer; & il même il eft difficile d'appercevoir de la dift'é- rence entre deux corps & deux figures d'une grosfeur prefqu'ég^Ue ; ceperdant on a trouvé les moyens pour mefnrer au jufte l'égalifé ou la diffé- rence de deux angles, de deux figures, & de deux corps disfemblables. Les modifications des figures ont néanmoins cet avantage fur celles de l'étendue, qu'on peut les tracer par des marques durables. Pour les modifications des nombres elles font infiniment diftii 6les, & d'ailleurs on peut les tracer de même que celles des figures. Cette facilité de diitinftion n'a pas lieu à l'égard des idées dont les difi'éreoces fe règlent par dt^s degrés, comme font les idées des qualités fen- fibles. Ces idées ne font que des appercevances excirées par la grosfeur, par la figure & le mou- vement des parties infenfibles de la matière: Donc la diverficé de degrés dans ces idées dépend de la co-opération diverfe de toutes ces caufes
en»
âe notre CofJHoi^fwce Liv. IV. 171
«nfetrble, ou de quelques unes l'VuIement: Donc on ne peut avoir de ré,:4les pour jui^er de la dif- férence précife de deux degrés iipproehuns, comme feroic de blancheur; car on ipncre i'.-ftiun qui efl: nécesfi.ire aux p^rti^^s imperceptioles de la matière, pour qu'elles produifent -U'.ie telle blan- cheur précife. Nous n'avons que les fens pour juj^er des degrés de nos ii-é-, s fuiipies : Or il? ne peuvent pas nous faire diftinguer deux de£ rés approchans, par exemple, de blancheur. Mais lorfque les corps excitent en nous des apper- cevances ausfi diftinétes que l'efî:, par exemple, le bleu & le rouge; alors, dis je, ces itiées font ausfi capables de démonftration que celles des nombres & de l'étendue: Et ce que je viens de dire des couleurs eft vrai à l'égurd de toutes les qualités fenfibles.
Ainsi, connoitre immédiatement, & con- ttoitre par demon/Jration, et font b s A nls moytr.s pour arriver à la certitude , fi tant eft q'iiii s'agisfe d'idévS abftraitcs & génénles; c;ir la perception de cette efpece u'idées n'eft pas la fcule dont l'efprit foit capable, il en a une autre, & qui regarde l'éxift» nce des Etres finis & corporels. Cette autre perception pasfe fous le i;om de con- roisfance, & en etTet elle va plus loin que la probabilité, bien qu'elle n'ait pas tonte la certi- tude de la connoisfance ou imn.édiate, ou dé- monftrative.
Nous avons des idées qu'ont excité en TOUS les objets extérieurs, cela eft înconit ftable» Nous en avons une connoij-fance in;U é,,ic,r'^; mais de cela fui que nous avons ces iciées, pouvons -nous inférer qu'il y a hors de nous des objets tels qu'elles les repréfeotent ? C'elt ce M a, que
171 J^es Degrés de notre Connoisjance,
que plufieurs perfonnes mettent en quefîion; parce, difent-ils, qu'il n'eft pas imposfîble qu'on ait les idées de chofes qui n'éxillerent jamais, & qui n'afitefterent jamais les fons. Néanmoins je fuis perfuadé que touchant l'éxiftence àts objets extérieurs, nous avons un degré de certitude qui s'élève au-desfus du doute; car il n'y a per- fonne qui ne foît invinciblement convaincu, que la perception qu'il a du Soleil, lorfqu'il le voit en effet, eft très-différente de celle qu'il en a lorfqu'il le voit en fonge.
J'admets donc ces trois différentes efpeces des connoisfinces, connoisfance immédiate, con- noisfance démoyijîrativet & connois/anct fenfitive. Cette dernière eft fondée fur ce que nous avons le fentiment intérieur des idées qu'ont excité eu nous les objets extérieurs.
Mais , dira-ton, fi notre connoisfance n'a de fondement que dans nos idées, ne s'enfùit-il pas qu'elle doit leur être conforme? Que par confequent elle doit être claire ou obfcure , di- ftin6te ou confufe, fuivant qu'il y aura de clarté ou d'obfcurité dans les idées? Je réponds que la connoisfance n'étant que la perception du rapport & de l'oppofition de quelques idée s , elle doit être claire ou obfcure, diftinfte ou confufe, ftlon qu'il y a de clarté ou d'obfcurité dans cette perception, & non pas félon que les idées elles, mêmes font claires ou obfcures. Un homme peut avoir une idée claire des trois angles d'un triangle, & de deux angles droits, & cependant ce connoîcre que fort confufément que les trois angles du triangle font égaux à deux droits. Mais il eft à remarquer, que des idées obfcures et confufes ne pcuvect jamais produire une con<
Qois-
De retendue de nos Conn, Liv. IV. 173
noisfance claire & diftîiifte; c'eft que l'efprit ne peut pas appercevoir fi elles conviennent, ou fi elles ne conviennent pas entr'elles; ou pour m'exprimer en d'autres termes, quand on n'a pas attaché des idées précifes aux mots dont on fe fert, on ne fçauroit former des propofitions d© la certitude desquelles on puisfe être asfûré.
CHAPITRE III.
De V étendue de nos Connoisfances.
pjKS principes que je uens de pofer fur la / connoisfance, il s'enfuit:
I. Que notre connoisfance ne s'étend point au-delà de nos idées.
II. Qu'il nous efl: imposfible de rien con- noître, fi nous n'jppercevons pas quelque rapport & quelque liaifon entre quelques idées, ou par démonftration , ou par fenfution.
HT. Qu'il efl: au-desfus de notre portée d'avoir une connoisfance de fimple vue fur tout ce que nous foubaiterions de connojtre touchant DOS idées; c'eft qu'il nous efl: imposfible d'apper- cevoir immé-Jiatement tous leurs rapports. J'aî une idée claire de deux difiérens corps; cepen- dant à caufe de leur figure disfemblable, je ne puis ni les comparer au jufte , ni par conft quent découvrir immédiatement leurs grosfeurs différentes, M 3 IV.
174 ^^ l* étendue àe nos
IV. Que la connoisfance par démonftratîon ne peut pas s'étendre ausfi loin que nos idées; car il eft imposfible de trouver toujours une troi- fiéme idée, par laqu^-lle on puisfe , dans toutes les parties d'une difcusfion , découvrir immédiate- ment les rapports & les oppofitions de deux idées différentes.
V. Que la connoisfl^nce par fenff^tion eft moins étendue que les deux ancres; car elle n'a d'aurre objet que l'éxiftence des chofes qui af- feétent aftu^Uement les fens.
VT. Que- par confequent nos connoisfances n'ont pas «utant d'étendue" que la réalité des cho- fes <S£ que le nombre de nos idées. Quoique nous avions , par exemple , les idées d'un quarrê, d'un carde, d'égalité, il fera peut-être, que nous ne pourrons j;imais découvrir la quadrature du ■cercle. ï)e même, nous avons les idées de la penfée; mtiis quoique je prouve dans le Chap. X, de ce Livre IV. que la matière ne peut pas être le preiîiier Etre penfant , parce que de fa nature elle eW vifiblement deilituée de fentimens, peut- être néanmoins qu'il nous fera éternellement im- posfible de connoître fi' Dieu n'a point donné à qui-iques amas de matière, difpofés d'une certaine façon, la puisfance de penfer.
On ne peut affirmer aucune chofe fur fes idées, ni en rien nier, qui ne fe rapporte ou à leur identité & diverfité, ou à leurs relations, ou à la co-éxiftence des qualités des Corps qu'elles reprefentent , ou à l'éxiftence réelle de ces mêmes quiilités. Voyons jufqu'où s'étendent nos con» nuisfdnces dans chacun de ces articles.
I. Sur
Connoiffances. Liv. TV. 175
I. Sur l'identité & la diverfitè He nos idées, notre connoisfance s'érend ausfi loin que nos idées mêmes. Nous nVn fç.iurions avoir aucune, fans appercevoir immcdiarement qu'elle eil ce qu'elle eft, que par confequent elle diffère de toute autre.
IL Sur leurs relations, (& c'eft- ici le plus vafte champ où notre coDnoisfance peut s'exercer) fur cet article, dis-je, il eft difficile de déter- miner jufqu'où nos connoisfances peuvent s'éten- dre; car les progrès qu'on peut y faire, dépen- dent de la f.ii^acité des hommes à inventer des preuves qui mani^'eftent le rapport ou l'oppofition de nos idées. Ceux qui ignorent l'Algèbre ne fçauroient s'imaginer quels Probléaies étonnans on peut réfoudre par cette fcience. Et je n'o- ferois pas nier, que quelque efprit pénétrant ne puisfe encore inventer des moyens de perfection- ner les autres parties de notre connoisfance.
Ici, je ne puis pas m'empécher d'obferver, que ce n'eft pas feulement les fuj^^ts de Mathé- matique que l'on peut démontrer; je fuis trés- convaincu qu'on pourroit démontrer les fujets de Morale, c'ejî-à dire cette partie de nos connois- fances, qui doit être l'objet le plus important de notre étude, fi les préjugés, fi les pasfions & un vil intérêt ne s'oppofoicnt pas à un travail de cette nature, à nous ausfi utile que nécesfiire. L'idée d'un Etre fuprême, infini en bonté & en fagesfe, qui nous a formé de rien, de qui nous dépendons ; cette feule idée , dis-je , étant rappor- tée à nous-mêmes, qui fomnies des Créattires revêtues des facultés de concevoir & de raifon- ner, fuffiroit pour établir des fondemens de nos devoirs fi folides , & des régies de notre conduire M 4 6
sy6 De Pctenàue de nos
fi juftes, que par-là on pourroit placer la Morale au ranfî des Sciences cap.:b!es de démonftration. Et en effet, pourquoi, touchant Ips véritables règles èi\ jujie & de i'injujîe^ ne pourroit-on pas déduire des coiifequences ausfi necesfaires que le font les corfequences des Mathématiques? Si on ne i'a pas fait, c'eft qu'on ne s'y eft pas appliqué avec le même definteresfement, & la même at- tention d'tfprit avec laquelle on s'eft attaché à difctiter les Sujets des Mathématiques. // ne peut y avoir d'injujîice , là où il n'y a point de propriété; cette propcfition n'eft elle pas ausfi évidente qu'aucune démonftration d'Eucîide ? Le mot de propriété marque le droit à quelque chofe; celui ù'injujlice marque la violittion de ce droit. Or ces idées étant ainfî décermir.ées, & ces noms leur étant attachés, ne puis-je pas m'asfûrer de la vérité de cette maxime de droit, ausfi-bien que de la vérité de cet axiûme de Mathématique, les trois angles d'un triangle font égaux à deiix droits. Autre propofition d'une égale certitude; Nul Gouvernement n'accorde une abfoluë liberté: L'if'ée de Gouvernement marque qu'une Société a établi de certaines loix fur lefquelles doivent ré;;ler leurs aftions ceux qui la compofent; l'idée d'jne liberté abfoluè" défigne le droit de faire ce qu'on veut; donc cette propofition n'eft-elîe pas ausfi certaine qu'aucune des Mathématiques ?
Ce qui a fait croire les fujets de Mathéma- tiques plus capables de démonftration que ceux de Morale ; c'cft i. Qu'on peut tracer les pre- miers par des marques qui étant fenfibles ont avec eux un rapport plus proche que tous les mots & tous les fons imaginables : Un triangle tiré fur le papier eft une copie très-
éxaéte
Connoisf.inces. Liv. IV. 177
éxaftc de l'idée que nous en avons, & elle n'efl: point fujette à l'incertitude de la Hgnifîcation des mots. Mais les fujets de Morale ne peuvent pas être repréfentés par des marques fenfibles; on ne peut les faire conncître que par des n ots. Il eft vnn que ces mots font les mêmes tant qu'ils de- meurent écrits fur le papier; mais leurs idées peuvent varier dans le même horr.me, & d'autre côté, il eft rare qu'elles foJent les mcm,es en ditlerentes perfonnes. i. Les fujets àes Mathé- matiques, font plus capables d'une démonflration aifée & facile que ceux de Morale, parce qu'ils ne font pas ausfi con^pofé>î que ces derniers. Les fujets de Morale, à caufe du î;rand nombre d'idées qui les con)pofent,, font expofés à deux inconvéniens très- fâcheux : L'un qu'on ne con- vient que rarement des idées précifes que repré- fentent les termes de morale; par-là ces mots deviennent ambigus, ou fujets à ne pas repré- fenter conftamment la même idée, foit qu'on s'entretienne avec d'autres perfonnes, foit qu'on médite en foi-même. L'autre, qu'il eft imposable de retenir asfez bien l'asfemblage de ces idées, pour examiner tous leurs rapports & toutes leurs oppofitions. Cet inconvénient eft bien dange- reux, quand il faut faire de longues, déductions de raifonnement, & qu'il faut recourir à l'enter- mife de plufîeur.5 idées complexes , afin de con- noître 11 deux idées très-éloignées conviennent, ou ne conviennent pas entr'elles.
On ren édieroit néanmoins à une partie de ces inconvéniens, fi on manifeftoit, par des dé- finitions, l'asfem.blage des idées fimples que ren- ferme chaque terme , &: fi l'on défignoit invari- ablement le même asfemblage par la même ex- presfîon.
M 5 IIL
178 De l étendue de nos
HT. Nous avons une troilléme fource de connoisfùnce, dans la perception delà co-é\iftence de certaines qualités dans un même fujet. De cette perception , laquelle néanmoins eft fort bornée, nous vient la plus importante partie de nos connoisfances fur les corps, & de fait, nos idées des Subftances n'étant, comme j'ui fait voir, que des asfemblages de certaines qualités fimples, lefquellesnousobfervons éxifter dans un même fujet; quand nous voulons connoitre plus particulièrement telle ou telle fubflance, que pouvons-nous faire que rechercher fes propriétés, fes puisfances, ou (ce qui vient au-mêrae ) que rechercher fî quelques autres puisfances quelques autres propriétés, exi- ftent avec celles qui compofent l'idée complexe que nous en avons actuellement? Il nous efi: im- posfible par nos idées, de découvrir quelles font les propriétés , les puisfances qui ont entr'elles une union & une incompatibilité manifefte. Ces puisfances n'étant que des fécondes qualités , lef- quelles émanent des qualités premières , qui font les parties infenfibles de la matière, & peut être quelque chofe qui eft encore plus éloigné de notre compréhenfion; comment peut-on connoître que deux puisfances, deux qualités ont entr'elles une union ou une oppofîtion nécesfaire ?
Mais fuppofé qu'on connût les qualités pfe- mieres; cependant on ignore leur liaifon avec les qualités fécondes qu'elles produifent. Nous fommes fi éloignés de connoître la grosfeur, la configuration , & le mouvement nécesfaires aux parties d'un corps, pour exciter en nous le fen- timent de la couleur jaune, du goût de douceur, du fo'i aigu, qu'il nous eft même imposfible de concevoir comment aucune grosfeur, aucune con- figura-
Connoisfances. Liv. IV. 179
figuration & aucun mouvement peuvent produire le fentimenc d'une certr.ine couleur , d'un certain goût & d'un certain fon.
L'EXPCRiKNCE eft donc le feul moyen pour connoitre quelles font les qualités fîmples qui co- éxiftent dans un fujet. A la vérité, quelques- unes des qualités premières ont entr'elles une liaifon nécesfaire, \à figure, pair exemple, fup- pole l'étendue', & la communication du mouve- ment par l'impulfion , fuppofe Iz foliditc: mais on ne fçauroit fe convaincre de la co-éxillence des qualités indépendantes les unes des autres , qu'au- tant que l'expérience nous en apprend. On fçait parce qu'on l'a éprouvé, que l'Or efl: fixe, qu'il eft fufibie, malléable, de couleur jaunie, fort pefant, &c. mais ces qualités ne dépendent pas les. unes des autres; on ne fçauroit donc prouver que là où il s'en trouve quatre, la cinquième doive s'y rencontrer ausfi. Cela eft fort probable, il eft vrai; mais le plus haut degré de proba- bilité n'emporte jamais de certitude, fans quoi il ne peut y avoir de connoisdmce. Je conclus donc qu'on ne peut être asfùré de la co-éxiftence des qualités indépendantes les unes des autres, qu'autant qu'on l'apperçoit. Or on ne peut l'ap- percevoir dans les fnjets particuliers que par les fens, & dans les fujets généraux que par la liai- fon des idées.
Quant â l'incompatibilité des qualités premi- ères ou originelles dans un même fujet, nous connoisfons avec certitude, qu'un fujet ne peut avoir de chaque efpece des qualités premières & originelles, qu'une feule à la foisj; ou pour m'exprimer en d'autres termes, nous_ concevons très- clairement qu'un même fujet ne peut pas
rea^
igo De l étendue de nos
renfermer dîverfes chofes de même efpere; une certaine fij^ure ne peut pas fubfifter avec une au- tre figure, & une étendue particulière exclut toute autre étendue» Ce que je dis des qualités des corps lefqncUes font de même efpece , je le dis ausû des idé -s ferafibles particulières à chaque fens; aucun corps ne peut exciter en même- temps deux odeurs différentes ou deux couleurs contraires.
Pour ce qui regarde la puifTance des corps, fujet qui fait une grande partie de nos recherciies, & qui n'eft pas une branche peu confidérable de nos connoisfances; fur cette matière, dis- je, je doute que notre fçavoir ait des bornes plus éten- dues que notre expérience; car la texture & le mouvement des parties des corps , ce en quoi confifte leur puisfance, nous eft entièrement caché» Nous devons nous en tenir fur cet ar- ticle à ce que nous en fçavons par l'expérience. Et qu'il feroit à fouhaiter qu'on eût porté la Philofophie expérimentale plus loin qu'on n'a fait! Nous voyons combien les travaux géné- reux de quelques perfonnes ont ajouté de lumières à nos connoisfances Phyfiques. Si tous les Philofophes, & fur-tout les Chi/nnjîes, qui pré- tendent perfectionner cette partie de nos connois- fances, avoient été ausfî éxafts dans leurs obfer- vatîons, & ausfî fincéres dans leurs rapports que devroient l'être des gens qui fe difent Pilofophes , nous connoîtrions beaucoup mieux les corps & leurs puisfances & opérations.
IV. La dernière fource de connoîsfance, c'efl: la perception de l'éxiftence réelle des chofes. Or je tiens que fur notre éxiftence nous avons une connoisfance immédiate, fur l'éxiftence de Dieu
une
Connoifnnces. Liv. IV. igi
une connoisfance démonftrative , & fur l'éxifl-ence des objets qui agisfent fur nos fens une connois- fance jhifttive*
Par ce que j'ai dit , on voit qu'on peut ré- duire les caufes de notre ignorance à ces tmis principales, i. manque d'idées, i. l'ijnposfibiUts de découvrir les rapports de celles que nous avons, 3. le défaut d'attention & de travail.
Nous ignorons donc un grand nombre de chofes, parce que nous n'en avons point d'idées. Nos fens , & le fentiment intérieur de notre efprit fur fes opérations, font les feuls canaux par où nous recevons des idé;^s fîmples. Or quel rapport de ces canaux étroits à la vaile étendue des Etres ! 11 n'y a perfonne qui ne fente invin- ciblement qu'on feroit des découvertes plus con- lidérables dans la nature, fi on pouvoit la dé- couvrir d'une manière plus parfaite. J'ofe dire, qu'entre ce que nos facultés nous découvrent dans le monde des efprits & dans celui des corps, & ce qu'une obfcurité impénétrable nous cache & des uns & des autres, il n'y a point de proportion. Ce que nous en connoi^fons par les yeux & par la penfée, n'tft qu'un point, n'eft prefque rien , en comparaifon de ce qui é- chappe à nos connoisfances.
Nous manquons d'un bon nombre d'idées que nous pourrions avoir; & c'eft-là une autre caufe très-confiderable de notre ignorance, & par où nous ignorons des vérités dont nous fommes capables: Far exemple: Nous avons des idées de grosfeur, de mouvement, de confj'^urarion; mais n'ayant nulle idée de la grosleur, du mou- vement, de la configuration de la plupart des
corps ,
i82 De retendue de fins
corps, nous ignorons? leurs différentes puisfances, leurs diverfes produftions, & la varieré prefque infinie avec laqut-lie ils produifei^t ces effets que nous admirons tous les jours. Cette n^échanique nous eft cachée en de certains corps, parce qu'ils font trop éloignés de nous; & en d'autres, parce qu'ils font trop petits.
Qhand je confidére l'extrême diftarce qu'il y a entre leé? parties de ce monde qui fotît ex- pofées à notre viiè"; quand je pefe les r£.ifons qut" j\<i pour croire que ce que nous voyons n'-ft qu'unr^ très-petite partie de l'Univers; quai d je tâche de découvrir la fabrique des grandes masfes d':^ matirre qui compofent cette prodigieufe ma- chine d'Etres corporels, leur étendue, leur mou- vement, la manière dont fe perpétue ce mou- vement, l'influence qu'ont ces grands corps les un? fur les autres: quand enfuite je ramène mon efprit à la contemplation de ce coin de l'Univers où nous fommes renfermés; que je contemple le tourbillon de notre Soleil , ces grands Corps qui fe meuvent autour de lui, leurs Végétaux, leurs Animaux, différens à l'infini de ceux qui vivent fur notre petite boule, & dont nous ne pouvons rien connoître pendant que nous fommes confinés dans cette terre, pas même la figure & les parties extérieures; (car il n'y a aucune voye naturelle qui puisfe nous les faire connoître) quand , dis-je , je réfléchis fur tous ces grands objets, mon efprit fe perd, fe disfipe, s'éblouît, s'avoue renfermé à leur égard dans un vafte abîme d'ignorance.
Si la plus grande partie des corps échap- pent à nos connoifances, parce qu'ils font trop éloignés de nous, il y en a dautres que leur
ex-
Comioisfances. Liv. IV, 183
extrême petitesfe ne nous cache pas moins; tels font les corpufcules impalpables de la mutiere, qui font néanmoins fes parties aftives, &: les grands moyeos par où la nature produit les opé- rations & les qualités fenfîbles des corps. Notre ignorance , qui à cet é^^ard eft infurmontable , nous empêchera toujours de découvrir tout ce que nous fouhaiterions de connoître des qualités fécondes des corps. Si nous connoisfions la méL^haniqne de la Rlnibarbt & de l'Opium, nous pourrions expliquer les raifons pourquoi la Rhu- barbe purge & l'Opium endort, tout de même qu'un Horloger explique le resfort o'une montre qu'il a faite. La raifon pourquoi l'éau régale ne peut pas disfoudre l'argent, ou pourquoi l'or ne fe disfout point dans l'eau forte, feroit peut-être ausfi f:icile à connoître, que l'eft à un Serrurier la riiifon pourquoi une clef ouvre une certaine ferrure & non pas une autre. Mais tjr.t que nos fens ne nous découvriront p-is la méchanique des corps, nous devons nous refondre de bon cœur à ignorer leurs propriétés, la manière dont ils epérent, &: nous devons nous contenter d'être certains d'un petit nombre de chofes que nous avons apprifes par l'expérience. De Tçavoir au- refte ii ces mêmes expériences réiisfiront une •utre-fois, c'eft ce dont nous n'avons aucune connoisfance certaine. Aînii quelque loin que l'induftrie humaine puisfe porter la Philofophie expérimentale , ]e fuis néanmoins tenté de croire, que fur ces matières nous ne parviendrons jamais à une connoisfance de fcience certaine; cur nous n'avons point d'idée des corps, pas même de ceux qui font les plus près de nous & en notre difpoûclon*
NOTRS
i84 De l'étendue de nos
Notre ignorance n'eft pas moins grande^ peufc-etre même elle l'eft davantage à l'égard de la nature des efprits. Tant s'en faut que nous connoisfions leur nombre, qui eft probablement infini, qu'uu-contraire nous fommes à leur égard dans une parfaite ignorance; ignorance parfaite qui nous cache fous une obfcurité impénétrable prefque tout le monde intelleftuel, plus beau certainement & plus grand que le monde matériel. Hors quelque peu d'idées fuperfîcîelles que nous formons des efprits en réfléchisfant fur le notre, & lefquelles nous appliquons , dans un degré ausfi parfait qu'il nous eft posfible, au Père des efprits, qui leur a donné l'éxîftence & qui nous a fait nous & tout ce qui éxifte, nous ne pou- vons avoir aucune connoisfance de ces Etres , pas même de leur éxiftence, û ce n'eft par la Révélation. Taxer de témérité ceux qui par leurs lumières feules ne craignent point de régler les états, les conditions, les facultés ou puisfin- ces par où ces Efprits difierent, & entr'eux & d'avec nons; eft-ce donc une injuftice?
La féconde caufe de notre ignorance , c'eft Pimposftbilité de découvrir les rapports qui font entre nos idées ; car fans la perception de ces rapports nous ne pouvons pas avoir de connois- fance certaine & générale. Sur les idées dont nous n'appercevons pas les rapports , nous ne pouvons rien affirmer que ce que nous en ap- percevons par quelques obfervations & par l'ex- périence. Ainfi la méchanique des corps n'ayant aucune liaifon avec les idées qu'elle produit, nous ne pouvons avoir connoisfunce des opéra- tions de cette méchanique que par l'expérience feule; & par confequent nous ne pouvons rien
con*
Cannois favee s. Liv. IV. i%$
eonnoître fur ces opérations, fi ce n'eft qu'elles font des elTets produits par rinftitution incompré- henfible d'un Agent intiniment fîge. Ce que j'affirme des opérations des corps, je le dis ausfi des opérations de notre efprit fur notre corps; par la confidération de notre anie & de notre corps nous n'aurions jamais pu comprendre, qu'une penfée put produire des tnouvemens dans le corps.
La troifiéme caufe d'ignorance, c'eft qu'on n'eft ni asfez attentif à fes idées, ni a.sf z la- borieux à chercher des idéfà moyennes qui puis- fent découvrir les rapports de deux autres idées. Ainfi plufieurs ignorent les Mathématiques , parce qu'ils ne fe font jamais appliqués à examiner & à comparer les fujets de cette fcience.
Je ne parlerai pas ici de I*étenduê" de nos connoisfinces univeriVlUs, je dois traiter ce (u]et au long dans les Chapitres de la connoisjanci réelle f ou de la connoisfance générale»
=asi,a?=
CHAPITRE IV. De la réalité de nos Connoisfance^.
JE ne doute pas que mon Le6leur ne foup- çonne que jufqu'ici je n'ai travaillé qu'a bàcir un château en l'air, & qu'il ne foit tenté de m'objpfter en cette matière: Si nos connois- iknceii Qç font fondées que fur U perception du N rap.
ï86 De U Réalité de nos
rapport & de l'oppofîtion de nos idées, qu'elle différence y aura-t-il entre les vidons d'un En- toafiafte & les raifonnemens les plus juftes , entre le bon fi-^ns & les imaginations déréglées d'un cerveau éuhaufré? L'iiomme fou & l'homme fage n'apperçoivent ils pas le rapport, celui-ci de fes ir!ées, & l'autre de fes imaginations? Ne parlent-ils pas confequemment à ce qu'ils appel- lent leurs iaées ? Mais de quel ufage peut être une pareille connoisfance? Quels fecours en peut retirer un homme qui travaille à pénétrer jufqu'à la réalité des chofes?
Je réponds, que fi la connoisfance que nous avons par nos idées fe terminoit à ces idées mêmes , nos penfées les plus férieufes ne pour- roient pas être d'un plus grand poids que les vifions d'un Entoufiafte, & les rêveries d'un cerveau déréglé, quand même nous ferions per- fuadés qu'elles s'étendent à quelque chofe de plus : m<iis avant qne de finir j'efpere démontrer, i. Qu'être asfùré d'une chofe, par la connoisfance qu'on a de f?s idées n'. ft pas une fimple imagi- nation. 2. Que la certitude des vérités générales n'a de fondement que dans la connoisfance de fes idées.
L'Esprit ne connoît pas les chofes par elles-mêmes, il ne le connoît que par leurs idées; & ainfi notre connoisfance eft réelle lorf- que nos idées font conformes à la réalité des chofes. Mais comment s'asfùrer que nos idées conviennent avec la réalité des chofes. Nous en forames asfûrés :
I. A l'égard de nos idées fîmples, (oar l'E- fprit n^a pas la puisfance de les créer ) elles font
les
Comoisfafices, Liv. ÏV. i87
les effets des chofes qui af^isfant fur notre ame par les voyes naturelles , y excitent les percep- tions que notre Créateur a voulu qu'elles y ex- cîtasfent. Donc nos idées fîmples ne font pas des fiftions; mais elles font des productions na- turelles & réglées des chofes qui éxillent hors de nons , & qui agisfent fur nos fens. Donc nos idées fimpIes ont avec notre état préft-nt toute la convenance requife, qui eft de nous repréfenter les ehofes fous des apparences qui nous fasfent juger des effets qu'elles peuvent exciter en nous. Or cette conformité de nos idées fimples avec l'éxiftence des cbofcs, fiiffit pour avoir à cet égard une connoisfance très- réelle.
IL Nos idées complexes, hors celles des fubftances, étant des Archétipes de notre for- mation , & n'étant rapportées à d'autre Archétipe qu'à eiles-mcme, elles ne fçauroient manquer d'avoir avec leurs Archétipes toute la convenance requife, pour qu'une connoisfance foit réelle; car tout ce qui ne doit rejMéfenter que foi-méme ne peut pas être capable d'une fausfe repréfentation. Ici nos idées font des Arcétipes , & on ne conii- dére les chofes que dans leurs rapports à ces idées ou à ces Archétipes. Un Mathématicien , par exemple, examine la nature & les propriétés d'un r e£f angle , d'un cercle, en tant que ce reÈfangif & ce cercle font des idées qu'il a dans jvfprit; car peut-être n'a-t il jamais trouvé de figure qui ré- pondit précifément à celles qu'il fe repréfente: cependant la connoifaftce qu'il a de ce cercle, de ce redtangle, eft non-feulement certaine, mais elle eft réelle; parce que dans cette renccmtre il ne confidére pas ce re&angle, ce cercle, en tant qu'ils éxiftent réellement, raais eu tant qu'ils N 2, 6onj
i88 De îa Tlèaîitè de nos
conviennent avec les Arcbé ipes de fon efprit# Et s'il eft vrai du triangle, en tant qu'on le coiifidére en idée, que fes trois angles forit égaux à deux droits, la même chofe fera certaine, en quelqu'endroit du monde que le triangle éxifte; car tout ce qui eft véritable, t-'uchant les figures qui n'ont qu'une éxiftence idéale , eft véritable ausfl , dès qu'elles viennent à éxifter dans la na- ture des chofcs,
t)È ces principes il s'enfuit, que les fujets de Morale font capables d'une certitude ausfi ré- elle que les fujets de Mathématique. La certitude n'eft que la perception du rapport ou de l'oppo- fition de quelques-unes de nos idées; & la dé- tnonjîration, c'eft la perception de ce rapport & de cette oppofition par l'entremife de quelques autres idées. Donc les idées fur les fujets de Morale étant à elles-mêmes leurs Archétipes, & étant par confequent complettes , il s*enfuit que la perception de leurs rapports doit produire une • connoisfance ausfi réelle que Teft la connoisfance fur les fujets de Mathématiques; car enfin notre connoisfance eft certaine lorfque nos idées font claires; & elle eft réelle lorfque ces mêmes idées répondent à leurs Archétipes,
Mais dira-ton, fi la réjlité de nos con- noisfances fur les fujets de Morale confifte dans la perception du rapport de nos idées, & que ce foit Tefprit qui forme ces idées, quelles rotions extravagantes n'auront pas les hommes fur la jnftice & la tempérance? Quelle confufîon n'y aura-t il pas de vertu & de vice? Je ré- ponds, qu'il n'y aura pas plus de confufion, ni iansjes cnofes elles-mêjnes , ni dans les raifon-
neœens
Connoisfafîces, \av. ÎV. îg^
nemens fur leur fujet, qu'il r'y en auroit dans les propriétés des figures & d.ins leurs relations, fi quelque homme s'avifoit de fuire un triatig,e â quatre coins, & un trapèze à quatre angles droits ; c'ejl à dire, s'il s'avifoit de chiinger le nom de ces fiççures, & qu'il appellàt d'un certain nom ce qu'ordinairement on appelle d'un autre: à la vérité, ce changement de nom troublera d'«ibord celui qui l'ignore; mais dès qu'on verra les fi* gures tirées, alors les déinonftrations de quelques- unes de leurs propriétés paroîtront judes & clai- res. Il en eft de n éme des connoiffànces de Morale. Il a p!ù a quelqu'un de donner le rora àe jujîice , à l'aftion d'enlever aux autres, &: fans leur confentement, les biens dont ils jouisfent à jufte titre ; il eft dore bien certain qu'on fe trom- peroit, fi ignorant l'idée que cet hcmme a atta- .chée au nom de julb'ce, on y jo'g ;oit l'idée qu'on y a fixé foi méme^ mais cotjtidérrz l'irée de cet homme, indépendamment du nom qii'il lui a donné, telle qu'elle eft dans fon efprit, & vous trouverez alors, que tout ce qui convient à l'injtijîice , quadre éxaftemert avec l'adlion qu'il lui a plu d'appeller du nom de jiijîice.
Mais il faut bien remarquer, que dès que Dteu ou les Légiflateurs ont défini certairs ter- mes de morale, quelque vertu, quelque vice, dèflors ils ont établi l'esAnce de ce vice & de cette vertu ; & par cette riiifon il eft extrême- ment dangereux de donner à ces termes un fens différent de celui qu'ils leur ont attaché: Mais pour le refte, employer les termes de morale d'une manière contraire à l'ufige, ce ii'eft pécher que contre la propriété du ftyle»
N 3 Pour
1^0 Le /</ Malitk de nos ^c.
Pour celles de nos idées complexes qu'on rap- porte à des Arcliétipes qui éxiflent hors de nous, elles peuvent différer de ces Arcliétipes; & par cette raifon, il peut bien être que les connoisfances que nous avons des corps s'écartent de la réalité. Voici cependant une régie certaine pour fçavoir fi ces connoisfances font ou chimériques ou ré- elles: C'eft que nos connoisfances fur les corps font réelles, lorsque les qualités fimples qui compofent leurs idées complexes éxiftent véri- tablement dans la nature: Quand, dis-je, nos idées fur les corps ont ce caraftére, elles font réelles, bien que peut-être elles n'en foient pas des copies fort éxaftes.
Ainsi donc notre connoiffance eft certaine, lorfque nous appercevons le rapport ou l'oppoiî- tion de quelques-unes de nos idées; & elle eft certaine & réelle tout enfemble, lorfque nous fommes asfurés que nos idées répondent à 1^ yéalité des chofes.
%i — ï«-f
CHAPITRE V.
Dtf la Vérité en général,
^E terme de vérité marque dans fon fens le plus propre, que les fignes repréfentatifs des chofes font joints ou féparés, félon que les chofes elles-mêmes conviennent ou ne convi- ennent pas entr'elles: & celui de propofition dé- figne fimplement que les lignes d&s chofes font
eu
Delà Féritè en général. "Liw.W, 191
ou joints ou réparés. Il eft donc vifible que la vérité ne p^ut corvenir qu'aux propcfitions. Or comme elles font toutes, ou verbales, ou mentales, elles s'expriment ausfî par deux genres de figues , les idées & les mots.
Il eft difficile de traiter des proportions mentales, fans parler des verbales; i. Parce que le lanjrac^e dont on eft obligé de f(? fervir pour raifonner des premières , les rend inévitablement verbales. 2. Parce que les hommes , dans le temps même qu'ils méditent, lubftituent ordi- nairement des mots à leurs idées, & furtout lorfqu'elles font fort compofées , comme celles de vitriol, de force, de gloire, &c. & qu'ils en veulent former des proportions. La raifon de cela eft, qu'on peut réfléchir avec beaucoup pins de facilité fur les noms de ces liées, comme étant plus clairs, plus diftinftes même, fk beau- coup plus propres à fe préfenter ph's prompte- nient à l'efprit que les idées e!lfs-mérr,es Pour les idées fimples, on peut en former des propoft- tîons mentales, fans réfléchir fur les noms, comme le blanc, le rouge, &c.
Nous fommes donc ccpables de former des propoficions de deux efpeces , des propofitions mentales, & des propofitions verbaks; des pro- pofnioHS mentales, lorfque nous allions ou fépa- rons nos idées, fuivant que nous j'igeons qu'elles ne conviennent pas entr'ejles; ôes propofitions ver- bales, quand nous allions ou feparons des mots par des périodes ou affirmatives, ou négatives.
La vérité, ausfi bien que la ccnnoisfance,
peut être diûinguée très-commodément eu verbale,
N 4 &
ïpî Delà Fêritè en général. Liv. IV.
& réelle: verhak, quand on joint les termes, fuivant que leurs icé.^s conviennent oa ne con* viennent pas entr'elles, & fans examiner fi elles co-éxiflent dans la nature ou non: Réelle, quand on joint les mots , fuivant que leurs idées con- viennent en effet entr'elles, & qu'on eft asfûré qu'elles peuvent éxifter dans la nature»
Ainsi la vérité confîfte à marquer par âes paroles, & d'une manière précife & éxafte , le rapport ou l'oppofiton de nos idées; & la fauS' fêté à ne marquer pas cette oppoficion & ce rapport tels qu'ils font effeftivement. La vérité eft réelle, lorfque les idées d'une propofitioa réoondent à leurs Archétipes; & nous fommes asfùrés d'être en posfesfion de cette vérité réelle, fî nous connoisfcns parfaitement les idées expri- mérs par une propofition, & que nous foyions asfûrés que les termes de cette oropcfltion mar- quent le rapport réel & l'oppofition réelle des idées qu'ils défignent.
CHAPITRE VI.
Des propofitîons unlv erf elles ^ de leur Vérité & de leur Certitude,
Il ^ES hommes «'étant habitués à fubftituer des -" ^ mots À leurs idées , il eft abfolument néces- faire, dans un Difcours qui traite de la conois- fance, d'examiner la nature des mots & des pro- pofitions= Sans cet examen il eft difficile de
dif'
Des Proportions univevfeUes^ ^c. 193
difcourîr far la connoisfance humaine ù'une ma- nière intelligible.
Or les vérités générales étant, comme elles font, & avec raifon, l'objet le plus orcii uire de nos recherches, comme il nous eft in posfible rie faire connoîrre ces vérités aux autres hommes d'une manière précife, & que nous avons de la peine à les comprendre nous-méine, fi eJlos ne font pas exprimées par des mors ; il ne fera pas inutile d'examiner la vérité & la cerritude des proportions générales. M^iis, pour éviter toute illufion , il fera nécesfaire c'obf'rver qu'il y a une double cprtitude, certitude d^. vérité, & certitude de connoisjance. Certitude de vérité t'fll iorfque les termes d'une proportion font arrangés de manière qu'ils expriment, avec la dernière éxaftî- tude, le rapport ou l'oppofition réelle qui eft .entré les idées qu'ils défignent; Certitude de connoisfance f c'eft quand on apperçoic le rapport ou l'oppofition de nos idées, en tant qu'expri- mées par quelque propoficion; c'eft ce qu'ordinai- rement nous appelions connoître la vérité d'une propoficion , ou en être certains.
Cela, pofé, je dis que puifque nous ne pouvons être certains de la vérité d'une propor- tion générale, fi nous ne connoisfon?î l'étendue & les bornes précifes de Ve/pece fignijâée par fon expresfion ; il ell vifible, que pour arriver à la certitude d'une pronofition générale, je parle de la certitude de vérité, il eft nécesfaire de con- noître chaque éfpece avec fa conftitution & fes Ijornes. Cette connoisfance n'eft pas difficile a acquérir à l'égard des idéos llmples & des modes; leurs esfences réelles étant les mêmes que leurs esfences nominales, on peut fçdvoir três-certaine- N 5 ment
I5?4 Des Propofitions univerfelhs ^
ment jufqii'où s'étendent les e/peces de ces modes, de ces idées; ou pour m'exptirner en d'autres termes l'on peut certainement fçavoir quelles font les chofes qui font comprifes fous chaque terme. On voit fans difficulté que ce ne peut être que celles qui ont une éxafte conformité avec les idées que fîgnifient ces termes. Cette même facilité n'a pas lieu à Pégard des fabfi:;in- ces. Comme leur esfence réelle, qui eft diftiufte de leur esfence nominale, eft celle que l'on fuppofe conftituer & limiter chacune de leurs efpeces; il eft bien clair, que les termes géné- raux des fubftances ne peuvent avoir aucune lig- nification précife; car nous ne connoîsfons point cette esfence réelle & conftitutrice des efpeces des corps. Donc, il nous eft imposfible de déterminer ce qui entre ou qui n'entre pas dans telle ou telle efpecs de corps. Donc, nous igno- rons ce qu'on peut certainement affirmer ou nier de cette efpece: Et par confequent on ne fçauroit être certain de la vérité des propofitions généra- les fur les efpeces des fubftances ; car on ignore l'esfence réelle & conftitutrice de ces efpeces. Comment fe convaincre, pir exemple , que telle propriété appartient à l'Or, fi nous ignorons ce qui eft Or ou ce qui ne l'eft pas; c'ejî-à-dire, ce qui a l'esfence de l'Or , ou ce qui ne l'a pas ?
D'ATTTRE côté, ce qui me détermine à croire, que fur les fubftances nous ne pourrons jamais former de propofitions généralement cer- taines, ceft que de toutes les qualités fimples qui compofent nos idées complexes des fubftances , il n'y en a que très-peu qui ayent entr'elles une liaifon & une incompatibilité manifefte. On re- garde, pc^r exemple y comme univerfelleraent
cer-
de leur Fcrite^ ^c. t.îv. ÎV. 193;
certaine cette propofition, Tout Or ejl fixe: Mais fans raifon. Si le mot Or doir "déH^ner fon esfence réelle, alors nous ne pouvons pas affirmer qu'une telle cfpece de clio'es foit géné- ralement de l'Or; car nous ignorons l'esCc-nce réelle de ce métal: Et quand ce mot Or feroit fupporé fitT;nifler une efpece de chofes, déterminée née par fon esfence nominale, que i-ette es- fence nominale fût, par exemple, une icé? com- pofée d'un corps jaune, pefant, fixe, fnfible, Êff. cependant on ne pourroit avoir aucune cer- titude touchant cette propofition univerfeile; car on ne fçauroit affirmer ou nier que la fi- xation de l'Or ait une liaifon ou une incompati- bilité nécesfaire avec quelqu'une des propriétés que je viens de nommer, ou avec toutes prifes enfemble. Mais cette propofition n'efi-elle pas univerfellemer.t certaine: Tout Or eft maUcnble? Je prens l'affirmative, fi la quolité d'être maléable fait partie de l'idée complexe que défigne le mot Or: mais alors on ne dit rien par cette pro- pofition, fi ce n'eft qu'une chofe renferme la qualité d'être malléable; efpece de vérité & de certitude qui efi: femblable à cette affirmation, nn Centaure ejl un animal à quatre pieds.
Je fuis perfuadé que d« toutes les puisfan- ces & de tioutes les fécondes qualités des fub- ftances, hors celles qui affeétent le même fens & lefquelles s'excluent nécesfairement, on n'en fçauroit nommer deux dont on puisfe certaine- ment connoltre ou la liaifon ou riqcompatibilité nécesfaire. Peut-on connoître l'odorat, ou la faveur d'un corps, par la figure, ou par la cou- leur? Il ne faut donc plus s'étonner , touchant les fubftances il n'y a que très-peu de propofî-
tions
1^6 Des Propofjtions uuiverpîles , tfe,
tîons générales , de la vérité defquelles on puifle s'asfùrer. La connoiiïjnce que nous avons fur leurs propriétés ne s'étend guéres au-de là de ce que nos fens peuvent nous en apprendre. Des perfonnes curieufes, appliquées à faire des ob- servations, pourront peut-être par la force de leur génie pénétrer dans la nature des fubitances plus avant qu'on n'a fait jufqu'ici; & par le moyen des vraifemblances déduites de quelques obfervations, former de juftes conjeftures fur ce que l'expérience n'a pas encore appris : Mais ce ne fera toujours que conjefture , ce qui ne pro- duiront qu'une fimple opinion, ne peut s'élever jufqu'à la certitude nécesfaire pour avoir une con- coiiTance aflïïrée.
Pour conclure: Les proportions généra- les, de quelqu'efpece qu'elles puisfent être, ne font capables de certitude que lorfqu'on peut découvrir le rapport & l'oppofition des idées qu'elles expriment; Et nous fçavoDs que ces pro- pofitions font vrayes ou fauffes , lorsque nous appercevons que les idées qui les compofent conviennent ou ne conviennent pas précifément, félon que les différens termes de la proportion le font entendre. D'où nous pouvons conclure, qu'une certitude générale ne peut avoir de fon- dement que dans nos idées. C'eft en vain que par l'expérience & par des obfervations, on la chercheroit dans les chof?s qui font hors de nous; à cet égard, elle ne s'étend qu'à des cho- fes particulières.
CHA-
î^ 197
CHAPITRE VII. Des Maximes,
ÏL y a des propofitions qui, fous le nom de maximes & d'axionies ont pafle pour les principes des Sciences, & qui, à caufe de leur évidence immédiate, ont été fuppofées inntes. Il ne fera pas inutile de recherciier la raifon de leur grande évidence, & d'examiner l'influence qu'elles ont fur les autres véiités»
La connoiflance conCfte, comme j'ii dît, dans la perception du rapport ou de l'oppofition ou de deux ou de plufieurs idées. Notre con- KoiiTiince eft donc évidente d'elle-même, lorfque, fans l'entermife d'aucune autre idée nous apper- cevons ce rapport ou cette oppoficion. Cela étant, je vais démontrer qu'nne infinité de pro- pofitions ne font pas moins évidentes par elles- mêmes , que celles aufquelles on a donné le Bom de maximes ou d\..\iomes.
L'iDENTiré & la diverfîté nous fourniiïent autant de propofitions évidentes par elles-mêmes que nous avons d'idées. Le premier afte cJe l'efprit, c'eft celui d'^ppercevoir fes idées, & de les diftinguer les unes i\es autres. Or chat.un fent intérieurement qu'il connoît fes idées , & le temps auquel chacune d'elle eft préfei.te à foa entendement; mais qu'il les connoît dune ma» niere fi nette, fi précife, qu'il peut les diftint^uer toutes lorfqu'il en a plus d'une. l'ETprit porte ces jugemens fans aucune héfitation. 11 tft forcé d'y confentir dès qu'il peut les corrprt>ndre; i'ejî'à-dirt, dès qu'il en a des idées cUirps.
I9S f^^s Maximes. Liv. IV.
Ces deux prrpofitions, pa^' exemple , un cercle ejî un cercle^ le bien li'ejl pas noir, font-elles nioins évidentes par f !ies-n êirrs que ces deux axionies généraux: Ce qvA eJî, efl ; il eft impojjîble qu'une chofe foit & m foit pas en milsne temps? Et aucune con- fidération fur ces deux axiomes, qu'on fuppofe être le fondement de nos autn^s connoiilances , pourra-telle jamais rien ajouter à l'évidence & à la certitude qui nous démontre que ces deux pro- pofitions, le bleu n'ejî pas rouge, un cercle eft un cercle, font véritables & évidentes par elles- ïTiémes?
'^^ Sur la co- exigence des cliofes notre con» roîffhnce imniéd?ate ne s'étend pas fort loin; & ainfi on ne peut former, à cet égard, qu'un très petit nonibre de propofitions qui foient évidentes par elles mêmes. 11 y en a pourtant quelques- unes. L'idée du corps, par exemple, emporte l'idée de remplir un lieu égal au contenu de fa furface; je crois donc que c'eft une propofition évidente par elle même, Q.ue deux corps ne fçauroient être à la fois dam le même lieu.
Quant aux relations des manières d'être ou des modes, je fçai que les Mathématiciens ont formé plufieurs axiomes fur la feule relation d'égalité; comme celui-ci, fi des chofes égales on en ôte des chofes égales, le refte fera égal; mais quoique cette propofition foit reçue pour un axiome, je ne la crois pas plus évidente par elle-même que celle-ci, nn & un font égaux à deux , ou bien celle-ci , fi on ôte deux doigts de chaque main , le nombre de ceux qui refieront fera égal. Ces deux propofitions, & mille aiP très qu'on pourroit former fur les nombres , ont un degré d'cvideiice qui l'emporte, peut-être
fttC
Dis Maximes. Liv. IV. 199
fur celai qui eft dans ces axiomes de Mathéma- tique tant vantés.
Pour ce qui regarde l'éxidence réelle, comme l'éxiftence d'aucun Etre, hors la nôtre propre qui fuppofe celle de l'Eternel, n'emporte aucune confequence pour l'éxillence d'aucun au- tre Etre: bien loin d'avoir fur cette matière une connoilTance de lîmple vue, nous n'en avons pas même une connoiflance démonllrative.
Examinons préfentement l'influence que ces maximes fi célèbres peuvent avoir fur les autres parties de nos connoîflances. Les Sco- la/ïiqitcs ont pofé pour principe, que tout bon r«iifonnement doit découler de * vérités qu'on connoît avant tout raifonnement, & qu'on ne doit jamais mettre en queftion. Leur fentiment expliqué en termes claires revient à celui-ci, fi 'je ne me trompe, i. Les axiomes font les pre- mières vérités que l'efprit connoilTe. a. Les au- tres parties de nos connoiûances dépendent de ces axiomes»
Mais premiererrt^nt l'expérience nous fait bien voir que ces vérités ne font pas les pre- mières que connoilTe l'efprit. Il n'y a point d'enfant, qui avant de fçavoir qu'il eft impojjihle qu'une même chofe fait €5* ne foit pas en même temps, en connoifie avec certitude qu'une étran- gère n'eft pas fa mère. Et combien l'efprit n'a-t- il pas conuu de vérités touchant les nombres, & cela avec une entière certitude, avaîit que de fonger à les appliquer à des maximes générales? Tout cela eft inconteftable, & il n'eft pas diffi- cile d'en voir la raifoa. On ne confent à aucun
axior * Ex ftrœcognitis ^ frcesoneejjis.
200 Des Maximes. Liv. IV.
ax-tome que parceqn'on découvre le rapport de fes^ idées ; il s'enfuit donc que les premières T ités évidentes que l'efprit connoiffe, doivent regarder les idées qui font dans l'eTprit avant toute autre. Or qui ne fçait que l'on connoît les idé'r'S pirticulieres avant les univerfelies, & que nos connoiffances, quelque générales qu'elles fuient, ont commencé par des chofes particuliè- res?- Les idées abllraites ne fe préfentent aux enfans, & à ceux qui ne font pas accoutumés à penfer de cette manière, ni auffi tôt, ni auffi faci- lement que les idées particulières. Si ces idées générales paroiiïent aifées à former à des perfon- nes âgées, cela vient d'un grand ufage que ces perfonnes fe font fait de raifonner par ces idées.
On a donc connu un grand nombre de ■vérités particuliers, & qui font évidentes par elles-mêmes, avant que d'avoir feulement fongé à ces maximes générales. Donc ces maximes ne peuvent pas être les premiers principes d'où nous déduifons toutes nos autres connoilT^nces. Je fuis perfuadé que cette vérité , un & deux font égaux à trois, eft auffi évidente, & même eft plus aifée à découvrir que celle-ci, le tout ejl égal à fes parties: Et je crois qu'après avoir découvert que le tout eft égal à fes parties , on n'en eft pas mieux convaincu de l'égalité qu'il y a entre le nombre de trois & ceux d'un & de deux: Que digje? I/ldée des nombres trois & deux, n'eft ni fi obicure, ni fi difficile à découv- rir que celle du tout & de fes parties. Conclu- ons donc, ou que nos connoiffances ne dépen- dent pas ni de certaines vârités qu'on connoiffe avant tout raifonnement, nî de ces maximes géné- rales qu'on nomme principes; ou que ces propo-
fltions^
Dés MiixitfKs. Liv. TV. 20 r
ftions un & un, font deux, & celle-ci deux & deux font quatre, & pliifidirs autres ton hant les nomrre.s, font autant de principes ou de ma- ximes i^éuérales.
On p;rnrfira très-confidérnble ent le noirbre des propodiions évidentes p;ir < lics-niêmcs , &: qii doivent par conftquent T rvir de principes pour nos autres connoilTances , fi aux vériié> tourh:int Ips nonibres, on ajoute cette grande multitude d'idées inné-S qui fouvent ne purvit-nnent jim;iis à la connoiîTance des !io;vimes, & de plus toi'tes les propofirions évidentes par ellïs-memes qu'on forme en diflértns temps, car erfi), pour qu'u- ne propofiiio'-i puisfe p-Qer pour un principe ^ un axiome, il fulHc qu'rile loir connue paf fa propre évidence, & qu'elle ne reçoivp , ^^ n.ê- me ne puiflV recevoir de qurlqii'.Mutre ni lunaere, ni preuve. Il eft fur tout i.é lAT ire que les pro- pofitions les plus fimples ne reçoivent aucun jour des propofitions p;énér.des ou compofées; car enfin les plus finiples ik les moins nblrraîtcs, étant les plus familières, font apperçues & plu- tôt , «S: plus aifément.
Ces maximes générales ne font-elles donc d'aucune utilité? Je répons, qu'elles fervent d.n s 1-es difputes à fermer la bouche aux chicaneurs: mais elles contribuent bien peu à nous déc(.i'\rir des vérités inconnues. Il y en a n.éme qui font purement verbales, & qui n' pprennent que le rapport de certains noms. Telle eft celle ci, U tout ejî égal à [es parties , elle ne contient rien de plus que ce qu'emporte la lijjnilication de tout & de parties.
Q N«-
ao2 Des Maximes. Liv. IV.
Néanmoins je ne defapprouve pas la mé- thode des Mathématiciens, qui établisfent dès l'entrée de leurs cours cette maxime là , & quel- ques autres femblables. Par-là iJs accoutument leurs Ecoliers à appliquer ces maximes à tous les cas particuliers: non pas qu'à confidérer de près ces propofitions, elles paroiflent plus clai- res que les exemples particuliers qu'on confirme par elles; mais c'eft qu'étant plus familières à i'efprit, il fuffit de les nommer pour convaincre l'entendement.
Ces principes établis, on peut aflurer que lorfqu'on a une idée claire & diftinfte fur une propofîtion , ces maximes font fort peu néceffai- res, ou plutôt ne font d'aucun ufage pour en établir la vérité. Le fecours de ces maximes a-t-il jamais découvert à aucun homme la vérité ou la fauffeté d'une propofîtion évidente par elle-même? Celui à qui il faut une preuve pour s'aiTiirer que deux font égaux à deux j que le blanc n^ejî pas noir f pourra-t-il admettre fans preuve ces pro- pofitions-ci , ce qui ejl , ejî ; il ejl imposfible que Ici même chofe fait £5* ne foit pas?
Mais fi ces maximes nous font de très-peu d'ufage, quand nos idées font déterminées, elles font très-dangereufes lorfque nous avons des idées incertaines , vagues , confufes : Du mauvais ufage que l'on en fait, pour établir des propo- fitions dont les idées font indéterminées, s'eniui- vent plufieurs (erreurs ,. plufieurs méprifes , dans lefquelles on fe confirme par leur autorité»
CHA-
Des Propojîtions frivoles» Liv. IV. 203 CHAPITRE VIII. Des Propofitions frivoles,
Ir. y a des Propofitions générales qui n'ajou- tent rien à notre connoiffance, bien qu'elles foitînt certaines. Telles font.
T. Les Propofitiong purement identiques ; c'eff- à-dire, celles où un terme eft affirmé de lui-mê- me, comme celle-ci, Vluiitre ejî un huitve. Que pouvons -nous apprendre de ces propofitions, (bit que nous les formions nous-mêmes , foit qu'oa nous les propofe ?
IL Celt.es où l'on affirme le tout de quel- qu'une de fes parties, comme fi l'on affirmoit à un homme qui connoît tous les métaux , que le plomb eft du métal. Il eft bien vrai qu'à un© perfonne qui connoît la figniiîcation du mot de métal , mais qui ignore celle de plomb, on ex- pliqueroit d'une manière bien plus abbrégée 1# fens du mot de plomb , en lui difant que c'eft du métal , qu'en lui contant une par une le» qua- lités qui en font l'idée complex?.
TIL Celles où l'on affirme qu'une qualité fimple qui fait paitie d'une idée complexe, entre ^n effet dans la compofition de cette idée. Tel- le eft cette propofition , tout or eft fufihle. Tout le monde f(,'ait que la qualité fufible fait partie de l'idée complexe de l'or; qu'apprend-on donc è un homme, en lui difant ce qu'on fuppofe qu'il fçait déjà? Car enfin quand on parle à quelqu'un, on doit fappoft-r qu'il entend la fignification des termes, ou ou dgit les lui expliquer.
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2^4 Z?^i Propùfiîhns frivoles. Liv. IV.
Les PropofitionE générales far les fatibtDces font Bonr 'i • • ' - - ^ . ' ^ -- f^rit certai-
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fble de s'^Fû^-e-r de leur vérité réelle , qatJODes grands qae fcnent les feconrs qce des expériec- ce» conèante* & j'iinalopie coéroe pnî^ect fonr- Xïir , pour fiire des conjectares. Par cette raifon OP re doit pas être Jarprifi, fi qaeiOîiefois l'on trïiilje 'Tor dfg djfcoar» fort elsirs , fort fmAns , & cnij pourtant, fe véànKeiit à rien. On a fixé aux ternies des fubiïances, de même an'à tons les antres, nne certaine intelligence. Lt^nt donc jornts par d'-s propofitions , on afi6,nnatjves , ou cégatives, ils peuvent repréfenter quelques véri- téi, fekm qne l^Tir* difinîtions le permettent; & ces propcjfitions peuvent être dédoites l'une de l'aatre avec autant de clarté que ceUes qui foorriLTent à J'efprit les vérités Je» plus réeJles; lïiiii» on petit faire toutes ces déductions , fans connolwe ]ii nature & la réalité des fubftances» Celui QDÎ aura a:>pris ]e£ nriots , âSM^y?fl»ff , //c/«- #»f, Animal, F'jrmt , Ame , yègi^tzhle , Stnjitif, àic^ avec leurs fij;riifitatioEis ♦ pourra former fur l'aine no ^rand tonobre de propofîtJons indubita- bles, & vtit?Ziài*rA. igrjorer ce qu'elle eft dans fon Etre. ' • ;. .: remarqutr dans les Ecrits des Métap- de? Th?oloHi^''»f Scliolafti-
qnet, & de c- = ...,-.. ■ -i rt
pTfjpufjf'youi & ■ - . • : -, r V - : 'OU-
chant la nature ûe Djev, ceiie oes rj'prits & de» corps, èi aprèi. tout, r'étre pas plus fçavarit fur ces queftione qu'on étoit avant cette leéturc.
tJwK «utre manière de fe jouer des nooti, &
 eft plus daDgeretjfe que les précédeotei , c'rft
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204 I^es Proportions frivoles. Liv. IV.
Les Propofitions générales fur les fubftances font pour la plupart frivoles, fi elles font certai- res ; & fi elles difent quelque chofe de nouveau, elles font tellement incertaines , qu'il eft irnpos- fible de s'affùrcr de leur vérité réelle, quelques grands que foient les fecours que des expérien- ces confiantes & l'analo?ie même puiflent four- nir, pour faire des conjeftures. Par cette raifon on re doit pas être Jurpris, fi quelquefois l'on tombe fur des difcours fort clairs , fort fuivis , & qui pourtant , fe réduifent à rien. On a fixé aux termes des fubftances, de même qu'à tous les autres, une certaine intelligence. Etant donc joints par des propofitions , ou affirmatives , ou négatives , ils peuvent repréfenter quelques véri- tés, félon que Irurs définitions le permettent; & ces propofitions peuvent être déduites l'une de l'autre avec autant de clarté que celles qui fourniflent à l'efprit les vérités les plus réelles; mbis on peut faire toutes ces déductions , fans connoître la nature & la réalité des fubftances» Celui qui aura appris les mots , Siibjîance , Hom- me, Animal, Forme ^ Ame , VégHcMe , Scnfitif, &:c, avec leurs fi£;nifications , pourra former fur l'ame un grand nombre de propofitions indubita- bles , & cependant ignorer ce qu'elle eft dans fon Etre. On peut remarquer dans les Ecrits des Métaphyficiens, des Théologiens Scholafti- ques, & de quelques Naturaliftes, une infinité de propofitions & de raifonnemens femblables tou- chant la nature de Dieu, celle des efprits & des corps. & après tout, n'être pas plus fçavant fur ceg queftions qu'on étoit avant cette lefture.
Une iutre manière de fe jouer des mots, & qui eft plus daogereufe que les précédentes , c'eft
quaod
Des Propojîtions frivoics Liv. IV. 205
quand on fe fert de termes vagues & indétcrmirés. Ces termes, au-lieu de nous communiquer la vérité que nous y cherchons, nous en écartent de bien loin. Si on me demande ce qui a dor né lieu à ce défaut ; c'eft , répondrai-je , qu'on a voulu Ci^cher l'ij^t^o- rance & l'opiniâtreté fous l'obfcuiiré ^ l'eu bar- ras des termes ; vice dans le quel on peut croire que font tombés plufieurs perfonres, ou par in- advertance , ou par quelque m:iuvail> habitude.
En un mot, voici deux nnarques pour recon- noître les proportions purement verbales. T. Tou- te propofition qui affirme deux termes alftraits , l'un de l'autre , ne peut être que verbale. Au- cune idée abftraite ne peut être la même qu'une autre. Il s'enfuit donc , que toutes les ^nis que fon nom qui efl: abftrait, eft affirnié de quelque autre nom abftrait , il ne peut (Igniiier autre cho- fe,- fi ce n'eft que fon idée doit ou peut être appellée de cet autre nom , ou que ces deux noms ne fignifient que la même chofe,
II. Toute propofition où l'on aflirHc d'une idée con-.plexe une partie de cette même idée, eft récelïairement verbale, comme d;uis ces exem- ples , i'Or eji un métal , l'Or cfî pcfant ; pur con- fequent toute proportion à^us laquelle le terme le plus général qu'on appelle genrt , eft: aiTivaié de ceux qui lui font Aibordonnés, ou qui ont moins d'étendue que lui, & qu'on appelle, efpe- ces, individus, ne peut qu'ci.re verbale. Si par ces deux régies nous examinons l^s dilbours éjrits ou prononcés, nous trouverons peut-êrre qu'il y a beaucoup plus de propofit'or.s qu'on ne fe l'imagine d'ordinaire , qui ne roulent que fur la figrification des mots, & qui ne marquent rien, finon la manière dynt on les employé.
O 3 CHA<
%q6 De la Connoijfance ^e. LîV. ÎV.
CHAPITRE IX.
De la Connoijfatice que nous avons de notre Exijïcnce.
JUSQU'ICI nous n'avons confidéré que les es- fences des chofes; mais comme ces eflen- ces rie font que des idées abftraites , elles ne peuvent donner la connoifîance d'aucun Etre réel. L'o'dre que nous nous fommes prefcrit , veut que préfentement nous pafrions à l'examen , foit de la connoilTance qu'on a de l'éxiftence des chofes, foit de la manière dont on y parvient.
On eft afiuré. aînfi qa'il a été dît cî-dclTus, de fa propre éxiftence, par une connoiflance de fimple vue ou immédiate; de l'éxiitence de Dieu par démondratlon , & de celle des autres chofes par fenfation. Je dis qu'on a une connoiffance immédiate de fa propre éxiftence. Il eft telle- ment certain qu'on éxifte , qu'il n'eft pas befoin de le prouver, & même on ne fçauroit le faire. Je penfe , je raîfonne , je fens du plaifir , de la douleur , &c. aucune de ces chofes peut-elle être plus afîurée que mon éxiftence? Je révoque en doute réxiftence de toutes les chofes ; mais ce doute ne me perfuade-til pas que j'éxifte? Me permet-il d'en douter? Or- fi je connois que je doute, ne dois -je pas être perfuadé de l'éxiften- ce de cette chofe qui doute, auffi-bien que de cette penfée qu'on appelle doute? Nous avons donc par l'expérience une connoiflance immédia» te, une perception intérieure mais infaillible , de-- notre éxiftence. Chaque afte & de fenfation & de raifonnement, & de penfée, nous aiTure de notre
éxi=
De h ConniJJance îfc. Liv. IV. 207
éxiftence : Donc nous parvenons fur cet Article au plus haut degré de certitude qu'on puiffe imaginer.
CHAPITRE X.
De la Connoijfance que nous avons de rExîJîence de Dieu»
QUOIQUE Dieu n'a inné de lui-même
'ait grave aucun prmcipe dans l'efprit des hom- mes , il eft pourtant certain , qu'à leur égard il ne s'ejl pas iaijje fans témoignage. Enrichis des facultés & d'appercevoir , & de fentir , & de rai- fonner , ils ne peuvent pas manquer de preuves pour fon éxiftence , tact qu'ils ont la puiffance de réfléchir fur eux-mêmes; & ils peuvent le connoître , autant qu'il leur eft nécefiaire pour atteindre & au but pour lequel ils éxiftent, & à la félicité qui eft le plus grand de leurs intérêts. C'eft donc une bien criante injuftice de fe plain- dre de fon ^norance fur cette grande vérité. Hais quoique l'éxiftence de Diffu foit une de tes vérités qu'on découvre le plus aifément; néan- noins il faut que l'efprit s'applique à la démon- ter par de juftes raifonnemens , & qu'il déduife toutes fes preuves de quelque partie incontefta- lie de fes connoiffances : '.utrement l'on fera fur ette vérité dans une ignorance aufll crafl'e qu'on hft fur ces proportions des Mathématiques, qui ft démontrent aifément, mais qu'on ignore, fau- te d'y avoir appliqué fon efprit.
O 4 Pour
20g De la Conncijjance ^ue nous avons
Pour montrer qup nous fomiTîes capables de connoître, mais avec fcience certaine, qu'il y a un Pieu, & pour l'aire voir en niéme tems la manière dont nous parvenons à cette vêrjré; nous D'avoDS qu'à réfiécliir fur nous-mêmes, & fur la conno'fTince indubitable que nous avons de no- tre éxiii-encp. Nous connoiffons invinciblement que nous éxiftons , que nous fommes quelque chofe, que ]e pur lênt n'Jl pas plus capible de produire un Etre réel qu'd ne pput être égal à Hfux angles droits. Donc il efr d'une éviden- ce M.ïthématique, que quelque chofe a éxifté de toute éttrni é; car tout ce qui i/éxin-e pas de toute éccrnité a un commencement: or tout ce qui a un comuiencesnent doit avoir êcé produit par quelque cliofe qui l'ait précédé.
Jl eff de la même évidence, que tout Etre qui tient foi éxiflence di- quelque autre , doit auffi tenir de cet autre toutes les qualités, toutes bs puifiances qu'il contiei t dans fon Etre; c'tft à lui feul qu'il lui eft redevable, car il ne peut les avoir reçues d'une autre caiife. Par confequent la fource éternelle de tous les Etres eft aufli li fuurce de toutes les puisfai ces qui éxift-enr; & pt r confequtnC encore cet Erre éternel doit être plus puilTart que tous ks autres.
Outre cela, l'homme trouve en lui mênB les facultés d'i.ppercevoir & de connoîcre. Il ei donc c^rtuîn non fculemtnt, qu'il y a des Etres qui éxiflent dans le monde; mais de-plus, qull y en a quelques uns qui apperçoivent & qui co«- roiffent. Donc un Etre revêru des facultés le la perception &: de la connoiflance , é.\ifte le toute éternité. Il faut prendre ce parti, ou ^-
ie tExiflence àe Drsu. Liv. IV, 209
re , qu'il y avoit un temp!? où il t.'j,' avoit an- cun Etre revêtu de connoin'uice. Miis comment foûtenir cette propon:ion véi-itablement abftird?-, puifqirelle ne peut pas montrer l'orir^j-ip de la connoilTunce? Car il efi: auffi imnoirible q .'.me chofe aveugle, fans perception, fan^ coT^nniiTim- ce, produire un Etre intelligent, qu'l eil: impos- fible qu'un trian^^le f.ide trois angles qui foient plus grands que deux droits.
C'est ainfî qu'en réfléchifTant fur ce que nous Tentons invinciolement en nous mêmes , nous par- venons à la connoilTance de cette vérité égale- ment certaine & indubitable, Il y a nu Etre E- ffrnel, Trés-puif/'ant, & Très intelligent ; n'im- porte de quel nom on i'.ippelle, que ce Toit de celui de Dieu; ou de quelque autre. Il fuffit que fon éxiftence foit établie fur des preuves in- conteftabies, & qu'en confidérant l'idée qu'on en a , on puifle déduire toutes les qualités qu'on doit lui attribuer.
De ce que je viens de dire il me paroît évi- dent, que l'affurance où nous fommes de l'éxi-. ftence de Dieu eft plus certaine que celle où rous fomraes de ré.xifl-ence des chofvs que les fens ne nous ont pas dé^-ouverts immédiatement. Et même je ne crois pas de me tromper fi j'a- joute, que nous fommes plus aflurés de l'éxiften- ce de Dieu que de l'éxiftence d'aucune chofe extérieure. Quand je dis être aflurés, je parle d'une aflurance que nous ne pouvons manquer d'avoir, pourvu que nous en recherchions les preuves , avec un foin égal à celui avec lequel rous nous appliquons à la recherche de quelques autres véritéo.
0 5 DONQ
2IO De la Connoiijftnce que nous avons
Donc tout homme raifonnable doit avouer qu'il y a quelque chofe qui éxifte de toute éter- nité. L'ordre demande que j'examine préfente- ment quelle doit être cette chofe. Nons ne con- noilTons, & ne pouvons concevoir que deux gen- res d'Etres; les uns font purement matériels, & deftitués de tout fentiment , de toute perception, comme l'extrémité des cheveux , les rognures des ongles ; les autres ont du fentiment & de la perception. Nous nous reconnoiflbns dans cette clafle d'Etres. J'appellerai, dans la fuite, ces deux genres d'Etres , Etres penfans & Etres non-pen/ans. Ces termes me paroiiïent plus pro- pres pour le deffein que j'ai préfentement, que ceux d'Etres matériels & d'Etres immatériels^
Je dis donc que l'Etre Eternel eft vifiblement un Etre penfant; car il eft auffi impoffible de Concevoir que la matière, qui eft non p enfante ^ produife un Etre revêtu de la penfée, qu'il eft impoffible de comprendre que le néant puifîe don- ner l'éxiftence à la matière. La matière ne ren- ferme point en elle-même la puiflance de pro- duire quelque chofe; car fuppofé qu'une portion de matière éxifte de toute éternité, & que tou- tes fes parties foient dans un repos parfait, s'il n'y a point d'autre Etre dans la nature, ces par- ties refteront viGblement dans cet état, toujours dans un repos éternel, toujours dans une entière înaftion; car par elles-mêmes il nous eft impos- able de concevoir qu'elles puiffent jamais , ni fe donner le mouvement, ni produire aucune chofe. Donc puifque la matière ne peut produire aucu- ne chofe par fes propres forces, pas même le mouvement, il faut ou que ce mouvement lui foit éternel , ou qu'un Etre plus puiiîant le lui
ait
àe VExifîence àe Dieu. Liv. IV. an
ait imprimé. Mais quand même on fuppoferoit que le mouvement lui eft éternellement effertiel; cependant il fera toujours imposable que la matière, cette matière ce mouvement, qui ne penfent abfoiu- ment point, produifent jamais la penfée. 11 n'ert pas moins au-delTus de la capacité de la matière & du mouvement de produire la connoiûançe , qu'il D'efl: au-deffus des forces du néant de donner rèxiftence à la matière. Divifez la matière en autant de parties qu'il vous plaira ; donnez-lui les mouvemens & les formes que vous voudrez , el- le n'agira pas autrement fur les corps dont la grojGTeur lui eft proportionnée , qu'elle ne faifoit auparavant. Les plus petites parties des corps fe heurtent , fe pouflent , fe refiftent les unes aux autres comme les plus grandes j c'eft-là tout ce qu'elles peuvent faire.
Par confequent , s'il n'y avoit pas quelque chofe d'Eternel , la matière n'auroit jamais pu éxifter. Si la matière étoit éternelle, m.ais defti- tuée de mouvement , le mouvement n'auroit ja- mais pu commencer; & s'il n'y avoit d'autre E- tre éternel que la matière, quand même elle fe- roit mue de toute éternité , il n'y auroit jamais pu y avoir de penfée; car la matière, qu'on la fuppofe ou mobile , t)U immobile , ne peut être conçue renfermer originellement en elle le fcn- timent, la perception, la connoiffance ; car fi on pouvoit la concevoir en cette manière , alors la connoiiTance, le lentiment & la perception en feroîent des propriétés éternellement infèparables d'elle , dis-je , & de chacune de fes parties. Le premier de tous les Etres , l'Etre éternel , doit donc être une fubftance penfante ; il doit donc renfermer, damoins, tentes les perfeftions qui
peu-
212 De la Connoi (pince que mus avons
peuvent éxifter dans la fuite. Donc la matière ne peut pas être le Premier de tous les Etres, l'Etre Eternel.
II. nous fera facile de parvenir à la connoisfance de Djeu , il une foi? nous fommes convaincus de l'éxiftcnce néceffiiire d'un Efprit éternel. L'éxi- ftence de cet Etre une fois poiee , il s'enfuivra: Que s'il a créé des Etres inteljigens, il a aufii donné l'éxi/lence aux parties les moins confidé- rables de cet Univers, je veux dire aux corps inaninnés : Que tous les Etres intelli<;ens , qui ont commencé à éxifter , doivent dépendre de lui , & n'ùvoir de connoiiTunce & de puiffance qu'autant qu'il leur en a donné. Par-là on établira Sa Tou- te-Science , Sa Puiflance & Sa Providence ; attri- buts defquels , par des confequences néceffaires , on peut déduire toutes fes autres perfeélions.
CHAPITRE XI.
De. la ConnoîJJance que nous avons de féxiJJence des autres chofes.
Nous fommes convaincus de notre éxiftence par connoisfance immédiate, de l'exiftence de Dieu par démonftration: mais celle des autrejs chofes ne nous eft conuuë que par fenfatîon; car hors l'exiftence de Dieu, qui eft démontrée nécelïaire dès là que nous éxiftons , il n'y a au- cune liaifon que ce foit, entre l'exiftence d'aucu- ne chofe particulière & l'exiftence des autres cho- fes,
de l^Exijîince^ 6rV. Liv. IV. 213
fes , oa les idées que la mémoire nous en coh- ferve. On ne peut donc fe convaincre que telles o'.i telles chofes éxlftent, qu'autant qu'elles agis- fent fur l'ame; car on ne dé.r.ontreroit pas mieux l'éxiftence d'une chofe par Ton idée , qu'on ne démontreroit l'éxifrence d'un homme p .r {or\ por- trait, ou la véiité d'une hiftoire par les rêveries d'un fonge-
Ce n'eft donc que par la réception aéljelie des idées qui nous vipnnent de dehors, quc nous femmes aflurés de i'éxilronce des chofes rni ont produit en nous ces idées; csr peut-être igno- rons-nous la manière dont fe fait cette impres- fion , ou peut-être eft-il qu'on n'y fait aucune ré- flexion. Mais fuit qu'on ignore ce coininsnt , foit qu'on n'y fafTe pas d'attention , cela ne di- minue rien ni de la certitude des fens, ni de la réalité des idées que nous recevons par leur mo- yen ; car bien que la connoilTance qu'on a par fenfation ne foit pas auffi certaine que celle qu'on a par fimple vue & par démonflration ; cependant elle mérite le nom de connoilTance , 11 néanmoins nos organes, que je fuppofe n'être pas dérangés, nous inftruifent avec éxaftitude dans leur tén)oi- gnage, touchant l'éxiftence des objets extérieurs. Mais outre le témoignage de nos fens , lefquels nous aifûrent de leur fidélité dans leur rapport de la manière la plus forte, nous avons d'autres! preuves qui concourent à rendre certaines leurs depofitions.
I. Il eft certain que les idées des chofes qui font hors de nous , font produites en nous par des caufes extérieures & qui affectent nos fens; cela fe prouve , parceque ceux qui foot privés des
ôrga-
214 De la Connoifjance que nous avons
organes d'un fens ne peuvent pins avoir les idées de ce fens. Ce fait ne peut pas être révoqué en doute; & par confequent il eft démontré, que les idées particulières à un fens ne viennent que par fon canal. Il n'y a point d'autre voye par où elles pourroient être introduites dans notre ame.
II. Souvent on ne fçauroit s'empêcher d'a- voir les idées de certaines chofes : Ayant, far exemple f les yeux fermés, je puis à plaifir me rappelier l'idée du Soleil, que des fenfations pré- cédentes avoient laiiîees dans mon efprit; mais fi je les tourne en effet vers cet Aftre, je ne puis que je ne fois frappé des fenfations qu'il produit en moi. Donc il y a une différence ma- rifefte entre les fenfations que la mémoire con- fwTve, & celles que la force nous oblige de re- cevoir. Donc il y a quelqne caufe extérieure, qui par fon aftion irréfiftible produit en moi ces idées que je fuis forcé de recevoir, bongré mal- gré que j'en aye.
III. Ajoutez , que plufieurs fenfations font produites avec douleurs , bien que leur fouvenir ne caufe aucune incommodité. Un fentiment des- agréable de chaleur, de froideur, n'eft fuivi d'au- cune impresfion fâcheufe lorfqu'on le rappelle dans la mémoire , quoiqu'il fût très-incommode lorfqu'on l'a fenti effeftivement. Or fi ces fen- timens de douleur, fans être produits par aucu- ne caufe réellement êxiftante, n'écoient que des fantômes de l'imagination lefquels viennent trou bler l'arae, ou ils n'incommoderoient jamais, oa ils incommoderoiont conftamrnent toutes les fois qn'on y penfe,
IV.
ât rexifience^ tfc, Liv. IV. 215
IV. Nos fens, en plufieurs occafîons , fe ren- dent mutuellement témoignage de la certitude de leurs rapports. Celui qui foupçonne que le feu qu'il voit n'a point de chaleur , pourra éclair- cir Tes doutes en s'en approchant d'aflez près ; & j'efpere qu'alors il conclura, fans une grande fuite de raifonnement , que le feu n'eft pas une pure idée, un par fantôme.
Si après tout ce que je viens de dire , il fe trouve quelqu'un encore alTez fceptique pour fe délier du témoignage de fes fens , pour révoquer en doute l'éxiftence de toutes les chofes ; & pour s'imaginer qu'on n'en fçauroit connoître aucune; qu'il fçache que la certitude que nous a\Gns de l'éxift-ence des chofes par les fens, eft aulTi gran- de que notre nature peut le permettre, & que notre condition le requiert. Nos organes ne font pas proportionnés, ni à la vafte étendue de tous les Etres, ni à une compréhenfion de toutes cho- fes , qui foit claire & exempte d« doute ; mais ils font proportionnés à nos befoins dans cette vie. Or à quiconque veut y réfléchir, il eft in- dubitable qu'ils nous fervent aflez bien pour cet- te fin: ils nous font connoître, & d'une maniè- re très-certaine, les chofes qui nous font ou a- vantageufes ou nuifibles. Quiconque aura éprou- vé la douleur que lui a caufé la flamme, doutera- t-il que cette flamme éxifte hors de lui ? Or cet- te connoiflance, exempte de doute, fuffit pour qu'on puiffe là-deflus fe régler; car perfonne ne peut fouhaiter des régies de fes aftions plus cer- taines que le font fes aélions elles-mêmes. Donc la connoiflance qu'on tire des fens eft auflî gran- de qu'on peut la dcfirer. Efle eft aufll certaine que le plaifîr & la douleur, c'efi-à-dire, que no- tre
21 s De la Connoiffance que mus ûvom
t-e bonheur & rotre mifére, les feules chofeâ dont la connoiiTance & l'éxiftence nous intéres- fent.
Attstst fions fommes aiîurés , que lorfquenos fens iniictiuirtnt quelque idéf^ dans notre efprif", il y a dans ce même inftart quelque chofe qui éxiilre hors de nous : mais nous ne pouvons avoir une telle certitude ; qu'autant que nos fens font aftueliement agités par quelque objet j car de ce que j'iii vu un homme il n'y a qu'un ii-ftant, i! r.e s'enfuit pas qu'il éxifle dans ce rr.oment pré- cis. J'infère encore de^ principes pofés . que les; chofes qui autrefois ont afftÀé nos fens, onfe auffi éxifté. Nous fommes certains de cette éxi» ftence puffée, auffi long-tcrrips que nous en avonU un fouvenir allure. Je viens à réxiftecce des Efprits.
L'ioeK de ces Etres prouve à la vérité l'éxi» ftence de Dieu; mais non pas celle d'aucun efprit infini , ou d'aucun autre Etre fpiritue!. La Ré\tlation, & d'autres preuves, nous as- furent de l'éxiftence des efprits finis ; mais nos fens ne pouvant pas les découvrir, il nous efl: impoffible de ('é^errrâner la nature de cha- cun d'eux; & l'idé.- que nous en avons, ne prou- ve pas ni qu'ils éxiftent, ni qu'ils y répondent^ non-plus que l'idée des Fées & des Centaures ne démontre pas que les Etres qu'elles repréfentenl! éxirtent vériteblement.
De ce que je viens de dire, foit dans ctt Chapitre , foit dans les pércédens, il ert clair qu'il y a des propofitions de dewx fortes. Les uneS affirment que nos idées font repréfentatives de qqclqae chofe qui éxifte hors de nous , ou bien
De la ConnoîJJance que mus yfc. 217
elles le nient, comrae dans ces exemples, il y a des Anges qui éxiflent, il n'y a point de Cen- taures. La connoiflance que nous avons de ces propofîtions ne regarde que les chofes particuli- ères, & ce n'eft que par les fens que nous pou- vons l'acquérir; car, excepté Dieu, nous ne pouvons connoîcre aucune chofe extérieure que par les fens. Les antres expriment, ou le rap- port, ou i'oppotition de nos idc«s abftraites, & la dépendance où elles font les unes à l'égard des autres: Ces proportions peuvent être certai- nes & univerfelles. Ayant l'idée, par exemple , de Dieu & de moi-même, de crainte & d' obéis- fance, je ne puis m'empécher de confcntîr à cette propofition , je dois craindre Dieu & lui obéir. Et cette propofition fera véritable ù l'égard de •tous les hommes que j'aurai renfermé, par ab- ftraétlon , dans cette efpece d'Etres dont je fuis Un fujet particulier. Mais quelque certaine que foit cette propofition, elle ne prouve point l'éxi- ftence du Genre Humain, elle prouve feulement que tous lés hommes feront obligés au même devoir que moi, dès qu'ils exigeront.
Dans les propofitions de la première efpe- ce, notre connoiilûnce naît des idées qu'ont ex- cité dans notre ame les objets extérieurs. Dans les propofitions de la féconde efpece , la con- noiffance efl: la fuite des idées qui font dans i'e- fprit; car c'efi: par elles uniquement qu'on forme ces propofitions générales & certaines , dont Ist plupart font nommées vérités éternelles, quoiqu'en efi'et elles le fuient toutes. Non pas qu'elles foient toutes, ou quelques-unes d'entr'elles, gra- vées dans l'efprit, eu qu'elles y ayent été for- mées en propofitions, avant que d'avoir acquis P leS'
21 3 •^^•f ^nnyens d'augmenter
les idées qui les corr.pofent, &: avant que d'avoir nppns les rapports de ces idées; mais parceqa'il eîl imposfible qu'un homme, enrichi des facultés & des icces ù^q nous avons, ne connoifle in- vinciblement la vérité de ces propoficions , dès qu'il réfléchira fur leurs idées. Car les noms étant fuppofés lignifier toujours les mêmes idées; & les mêmes iuéos a3^ant conflamment le même rapport entr'elles; il eft vifible que des propofi- tJons , qui fornriées fur des vérités abftraites font une fois véritables, doivent être nécellairement des vérités éternelles.
CHAPITRE XII.
DiS moyens cT augmenter nos Connoiffances,
'1' i/^^^ Scholaftiques ayant établi, que les axio- mes font les fondemens de toutes nos connoiflanci'S, & que chaque fcience eft bâtie fur de certaines mérités, qui étant connues avant tout raifonnement font l'unique fource où l'on puife toutes fes connoiflances , & le feul moyen de les porter plus avant; on a cru dans l'Ecole, qu'avant d'entrer dans l'examen d'une matière , il éroit nécelfaire de pofer certaines propofitions, comme autant de principes, fur lefquels on alloit établir toute la connoiûance qu'on pouvoit avoit fur cette matière.
Ce qui vraifemblablement a donné cours a cette méthode, a été ie grand fuccès qu'elle a
eu
nos Connoîfjnficss. Liv. IV. 219
eu dans les Mathématiques, dans ces fciences à qui nulle autre ne peut fe comparer, ni pour la certitude, ni pour l'évidence: Mais on recon- noîtra aifément, fi on confidére la chofe de plus près, que ce n'efl- pas à l'influence de ces prin- cipes que les Mathématiques doivent leurs grands proférés, & la connoifrance réelle que. perfonne ne leur contefle. Cette connoiflance réelle, ces ervT'ids prostrés font dus, foit aux idées claires & précifes qu'on a fur ces matières , foit à ce qu'on découvre immédiatement le rapport ou d'égalité, ou d'inégalité, entre quelques idées des Mathématiques, & par ce rapport celui de quelques autres idées. Un Enfant ne peut-il connoîrre, que tout fbn corps eft plus grand que fon petit doigt, qu'en vertu de cette maxime, h tout efl pins grand que fa partie? Ici ie prie mes Leftpurs de fe rappeller ce que j'ai dit, lorsque j'ai la traité queftîon , Si la plus gravide partie des hommes ne connoif/ent pas plutôt , wais avec une pleine évidence, les chafes particulières que les vérités ab/îraites & générales. Ces vé- rités ab/lraites, ou éternelles, "ne font que des comparaifons entre ces idées les plus générales; idées que l'efprit a formées, & auiquelles il a fixé des noms , uniquement afin d'avancer avec plus de facilité dans fes déduftions. Mais ce n'efl: pas par ces idées que peut avoir commencé la connoifPance; car elle eft toute fondée iar des chofes & des idées particulières. Et fi on rai- fiDune dans la fuite fur ces vérités générales, fans faire attention à leurs idées, c'efl: qui l'efprit, afin de décharger la mémoire d'un tas embar- rafl'ant d'idées particulières, a rangé ces idées fous des notions générales, & qui les repréfen- tent toutes en même temps.
P s Le
220 Des moyens d'augmenter
Le grand fecret pour augmenter nos con- noiffances , ce n'eft pas non-plus de recevoir aveug- lément certains principes & par une fois implicite. C'efr-là s'écarter de la vérité, plutôt que s'en approcher: Mais le grand moyen pour faire de& progrés vers la vérité, c'eft d'acquérir des idées aufli claires , aaiîi complettes qu'on peut les avoir, & enfuite de leur alïigner des noms particuliers & d'une fignifîcation conftante; alors par la fim- ple coniîdération de fes idées , & en les com- parant entr'elles, on parviendra à une connoirian- ce plus certiàne, plus évidente, qu'en époufant de certains principes , & foumettant ainfî fon ju- gement à \\ difcrécion des autres.
Tout homma qui veut fe conduire fuivant Jcs avis de la railon, doit régler fes recherches fur la nature des idées qu'il examine, & des vé- rités qu'il tâche de découvrir. Les vérités géné- rales & certaines ne font fondées que fur les diffé:ens rapports de nos idées abftraites: par confequent s'appliquer avec une bonne méthode & une grande fugacité d'efprit à trouver tous ces rapports, c'eft le feul mo^^en de découvrir, îi ce que Ton peut former en propofitions géné- rales eft véritablement certain ou non. Et du refte, on peut avec fuccès apprendre les degrés par oii l'on doit avancer dans les recherches de cette nature , des mathématiciens ; des mathémati- ciens , dis-je , qui par des principes clairs & faci- les arrivent enfin par des degrés infenlîbles, & par une enchaînure liée de raifonnemens, jufqu'à la démonftration de certaines vérités, qui parois- foient d'abord au-deiîus de la capacité humaine : & je ne balance point ù dire , qu'on pourroit por- ter plus avant ïqs connoiiTances générales, &
Tîos Connoijfames, Liv. ÎV. 221
même avec plus de lumière qu'on ne fçauroît J'itnaginer, fi fuivant cette triéthode on vouloit éxatTiiner toutes les idées dont on connoît l'es- feiice nominale & l'eflence réelle. C'eft ee qui n.'a fait dire avec tant de confiance au Omip. IIT. ne ce Livre, Que la Morale cji ca;:able de dé- vionft.ration au(fi-bien que Us A/allu'ir.aHqites. Les idées de Rlorale font des cillnces révlles, on en connoît les rapports & les oppoft'ons; pour- quoi donc, toutes les fois qu'on cécouvre ces oppofitions & ces rapports ne ftriors nous pas alVurés de vé.-i'.és certaines & géi éra!e^?
A regard des fubftances nous devons tenir viDe route toute oppofée. En conten. plant leurs idées abftraites qui ne font que des tffe nces nominales, il n'eft pas pc ffîble de porter fort loin nos connoi fiances fur ce qu'elles font dans leurs eilcnces réelles. Les expériences feules doivent. nous apprendre ce que la raifon ne fçau- roit nous découvrir; & de fait ce r'eft que par ce moyen que nous pouvons connoître que cer- taines qualités fimplrs co éxiflent dans un même fujet; que, par exemple, ce corps qui eu jaune ^ pefant , fufible , & que j'appelle or, eft un corps fixe. Mais de quelle manière que reiiirjlïe cette expérience, dans le corps particulier que j'exami- ne, je ne fuis pas certain qu'elle réiifllra de mê- me fur tous les corps jaunes, pe/ans & fufibles; c^^r la fixation d*? l'or n'a aucune liaifon avec 1rs autres qualités de ce métal. J'avoue cepen- dant qu'un obfervateur judi ieux efl: incompara- blement plus capable de pénétrer dans la nature des corps & dans leurs propriétés inconnues, que ceux qui ne fe font jamais appliqués à faire des expériences; mais que par-là il puiJSe parve- P 3 nir
22 2 Des moyens (TaugmeVitev
nir à la connoiffince, ou à la certitude, c'eft ce quo je nie. jCe ne fera jamais qu'opkiion , que coijjcftnre ,- que vraifeiTiblance. Par cette . railbn je foapçonne que la phifique eft incapable de devenir une fcience certaine. ï)cs expériences & des obr^-rvations qu'on a faites , on peut tirer de très .c;rands fecours pour l'es corriUiodités de la vie civile, de la fanté même; mais on me pcr. mettra de douter , que par nos facultés nous puif- flous connoîcre parfaitement la nature des corps.
Puis donc que nos facultés ne peuvent pas nous découvrir l'effence réelle des corps; mais puifqa'elles nous découvrent afifez de la nature de Dieu, & de celle de nous-mêmes, pour nous inftraire de nos devoirs & de nos plus grands intérêts, avouons-le, (nous qui vou- lons êcre des créatures raifonnables ) que nous ne devrions faire ufage de nos faculrés que pour les rhofes avec qui elles ont le plus de rapport. Nous devrions fuivre les directions de la nature, & nous laifler conduire là où il femble qu'elle veut nous mener. Y a-t-il rien de plus raifonna- ble que de conclure, que notre occupation prin- . cipale dans ce njonde confifte à recherche^ les vérités, dont la dê::ouver-te efl: proportionnée à notre natnr? & d'où dépend ce qui nous intereffe le plus, je veux dire notre fort pendant toute l'Eternité. T'infère donc que tous les hommes, quels qu'ils foient, font obligés de faire de la morale, leur occupation la plus férieufe, puifqu'ils font tous intereffés à rechercher le foaveraiu bien. & qu'ils ont pour cet effet tous les fecours néceffaires: comme d'autre part les Arts & les Métiers de toute efpece font le partage des par- ticuliers, & ce à quoi ils doivent employer leurs
talens
vos Cowwilfiinces. Liv. IV, 223
talens , pour les commodités de la vie civile, & poui kur propre fubOftance.
Nous n'avons que ces deux moyens d'éten- dre ms connoill'inces. Le premier tlt d'.a quérir autant qu'on le peut des idées claires & diftin- cbes ; car nos connoiflances ne pouvant pas s'é- tendre au-delà de nos idées, c'eft envain qi''on pretencroic connoître avec certitude, des choies dont ot n'a que des idées ou imparfaites, ou qb- fcures, ou confufes. LeJ'econd, c'eft de trouver des idées moyennes qui manif'eftcnt le nipport ou l'oppidtion des idées qu'on ne peut pas comparer immédiatement.
Que ces deux moyens foient les feuls que nous ayVons pour perfeccionner nos connoiflarues, & même cel'es qui regardent d'autres obj'.-ts que ks modifications de la qualité; c'eft ce dont on peut s'ailurer , en refléchiftant ftir les connoiftan- ces qu'on acquiert dans les Mathématiques. Peut-on connoiVe abfolument rien ni des angles, ni des autres fit^ires, fi on n'en a pas une idée claire? Celui qui fe tourmenteroit à former quel- que démionftracion fur l'angle droit & le fcaiene, avant que d'avoir des idées diftincVes de ces figu- res , perdroit & fa peine & fon temps.
CHAPITRE XIII.
Autres Conficiévùtions fur nos Connoijfances.
NTRE la vue & ]a connoiflance il y a plu- P 4 fieurs
224 Antres Covfîàeratios ftiy
fleurs rapports, dont ]p plus confjdérabic eft que ces deux facultés ne font ni entièrement volon- taires, ni entièrement réceffaires: Car de .Tiémc que celui qui ouvre les yeux. en plein joui', ne peut pas s'empêcher de voir des objets & de les difcerner; de même anffi il n'ell pas zn pou- voir d'un homme qui a l'ufage des fens, de ne pas recevoir quelque idée par leur mo^'en; &- s'il a de la mémoire, il ne f^anroit ne pas en retenir quelques-unes; & s"il n'cft pas privé de la faculté de les didin^uer, il ne r(,-auroit s'em- pêcher d'en apperccvoir le rapport & l'oppofitioh. De même encore que quoique nous en foyïons. pas les maîtres d'appercevoir les objets autrement que nous ne faifons, de juger blanc par exem- ple, un corps qui nous paroît jaune; cependant il eft en notre pouvoir de tourner jios yeux vers un objet plutôt que vers un autre. & de le con- fidérer avec plus ou moins d'attention: de même auffi. nous pouvons tourner nos réflexions vers un fujet plutôt que vers un autre , nous pouvons y réfléchir avec un efprit plus au moins attentif; mais dès qu'une fois nous le connoiffons , il ne dépend plus de nous de déterminer la connoîs- fance que mous en pouvons avoir- Nous fommçs forcés de le connnîrre felou les idées que nous en avons eues. Par exemple, ayant compté les nombres de deux & de trois avec celui de cinq , puis-je m'empecher d? connoître que deux & trois font é^aux à cinq? Autre exemple: J'ai l'idée d'un Etre întellig-ent qui eft foible, fragile, & qui dépend d'un autre Etre qui lui s. donné l'éxi'lence; l'idée que j'aide cet Etre qui lui a donné î'éKiftence, eft l'idée d'un Etre Eternel, d'un Etre Tout puiffant infiniment bon, & parfiiitement fagç; avec ces idées-là je np puis non plus refufer
mon
Du Jugemeni. Lîv. ÏV. 225
mon acquiefcement à cette vérité , l'homme doit honoi'er Dieu", le ftrvir & lui oh:'ïy, que je ne Duis m'enipécher d'être afluré que le Soleil luit, jorfqne je le vois aclueliement. Mais quelques ccrtaiurs que foi^nt ces vérités, & quelque gran- de qu'en foit l'évidence, un horeme les ignorera éternellement, s'il ne te donne îa peine d'y ré- fléchir avec quelque atteniîon.
CHAPITRE XIV.
Du jugement.
^ ,K n'eft pas funplemcnt pour que nous rai- ^^ fonniilTions fur des vérités fpeculatives , que le Créateur nous à doués de diverfes facultés; mais encore afin de nous en fervir pour la ccn- duite de la vie- Dans quelle trifte copuition i'nomme ne fe verrcit-il pas réduit, s'il ne vou- loit fe gouverner que fur ce qu'il connoît très- certainement? S'abandonnant à une molle oiOve- té, il fe verroit bien-toc réduit à périr miférable- incnt. Ce foroit là lans doute le fort d'un hom- nie, qui ne voudroic manger qu'après avoir eu des preuves certaines cp'une telle viande le nour- rira, ou qui n'ofrroit entreprendre aucune action qu'après s'être afiuré du uiccès.
Dieu u'a mis dar.s une lumière t-c'atante qu'un certain nombre de vérités, fans doute afin de nous donner deSj' avnnt-goùts de ce que peu- vent comprendre des Créacures purem.enc fpiritu- elleS; & de nous exciter par-là à dcfirer, a cher- P 5 cher
2 26 Du Jugement. Lîv IV.
clier un nicilkeur état. Rlnis pour la plus gran- de partie de nos aftions, il ne nous a accordé que des apparences de probabilité, mais néanî-no- ins conformes à i'étac de niédiocrité & d'épreu- ves où nous fommes datîs ce monde.
La premier faculté' que Dieu a accordée aux hommes, pour les échiirer au défaut de la connoiiTance, c'eft le Jugement ; c'eft-à dire , cet^.e aftion de l'efprit; par laquelle il fuppofe , mais fans avoir de certitude démonftrative , que cer- taines idées conviennent ou ne conviennent pas entr'elles. L'efprit a fduvent recours à cette, mari 're de connoître. Quelquefois c'eft par né- ceflîté ; car dans plufieurs "occafions on ne peut avoir de connoiflance certaine; mais fouvent c'eft par négligence, par manque d'habilité, ou par la précipitation avec laquelle on juge des chofes même qu'on peut connoître par démonftration.
Ci':TTE faculté dont je parle eft nommée jugement^ lorfqu'eile s'exerce imm.édiatemeHt fur les chofes; & quand on l'employé à découvrir des vérités exprimées par des paroles, on l'ap- pelle comm.unément ajjentiment, ou diffentimeiit. C'efî donc par le fecours de deux facultés, qu'on découvre la vérité ou la faufleté. i. Par îa con- noiJJ'ance, ce qui ed appercevoir certainement le rapport ou i'oppofition de quelques-unes de nos idées. 2. Par le jugement, qui confifte à joindre ou à féparer des idées, fuivant qu'oti préfume qu'elles conviennent ou qu'elles ne con- viennent pasi car dans le jugement il n'y a point de perception immédiate.
Le jugement eft droit , lorfqu'on unit, ou qu'on fépare les idées félon la réalité des chofes.
CHA-
CHAPITRE XV. De h Probabilité.
A Probabilité n'efl: autre chof^? que le rap- port ou l'oppcfition qu'on découvre entre deux ou plufieurs idées; mais par l'entremife des preuv^^s, dont la connexion., ou n'eft pas certaine & imrauHble; ou du moins . n'eli pas apperi^'oe comme telle; mais néanmoins fuifit , foit purce que d'ordinaire elle cft immuable & certaine, Icit parce qu'on l'i)pper(,'oit telle le plus fouvent; fuffic, dis-je, pour porter l'efprit à juger qu'une propùfitiûu cil Vra\-e ou faufie, plutôt que fa contraire.
Dans la probabilité ou la vrailV^mblance , il y a donc un grand nombre de det^rés , depuis ce qui approche le plus de la certitude & de la démpnflration, jufqu'à fimprohable , ik. h. ce qui touche le plus près de l'impoflible: & par con- fequent il doit y avoir plufieurs depjrf^ d'aflenti- ment, depuis la connoiffance certaine & (ce qui en approche le plus ) depuis une pleine afïTiran- ce, jufiu'A la conjoncture, au douif , & au defe- fpoir de connaître.
Toute propofition eft donc probable, lorC qu'à l'aide de quelques raifonnemens & de quel- ques preuves on peut la faire palier pour vérita- ble; & à cette aftion de l'efprit, par laquelle on reçoit comme vraye nne propofition de cette na- ture, on donne le nom de créance, d'à gentiment, d'opinion. AinCi la probabilité étant deftinée à fupuléer à nos connoiflances certaines, elle ne peut avoir d'autre objet que les matières incapa- bles de certitide, mais que des motifs nous
folli-
228 De la FrohahUitL Lïv. IV.
foilicitent à recevoir comme véritables, Je pen- fe q i'on peut rapporter tout les fondemens du probable à ces deux.
Le premier, efi: la convenance d'une chofe avec nos connoiffances, nos expériences &: ros obfervations. Le fécond, c'eft le témoignage des autres hommes, quand il ed appuyé fur ce qu'ils connoiffent & far ce qu'ils ont éprouvé. Il faut confidérer fur le témoîgna3;e des autres hommes, I. le î'ombre des témoins, 2. leur intégrité, 3, leur foin' à s'informer du fait en queibion , 4. leur deffein, fnr tout quand on l'apprend dans quelque Livre, 5. la manière doiit ils le foLiLiennent dans toutes les parties & dans toutes les circor.ftances de leur relation 5 enfin les témoignages contraires.
Avant que donner ou refufer fon confen- tement à quelque propofition probable, on de- vroit, pour agir raifonnab'enaent, examiner tous les fondemens de probabilité, & voir jufqa'où & comment ils peuvent établir cette propofition 01 la renverfer; & après avoir duëment pefé les r.nfons pour & contre, on devroit la recevoir pour véricable , ou k croire fiiulTe , avec un aA'en- timent proportionné aux raifons qu'on a eues pour i'embraûer ou pour la rejetter.
CHAPITRE XVI.
Des Degrés c?AJfentlment.
7f ce que les fondemens de probabilité, éta- blis dans le Chapitre précédent, font les
prin-
Def Degrés d'AjJentiment. Liv. IV. 225
principes en confequence defquels nous confen- tons à une opinion probable; en cela mêmej ils doivent régler & limiter les degrés de notre confentement. Aucun fondement de • probabilité ne doit incliner l'efprit d'un homme qui recherche- la vérité, au-delà de la vraifemblaï'ce qu'il y a découvert, aumoins dans le premier jugement qu'il en a porté, & dims la première recherche qu'il en a faite. Je dis duns la première recher- che qu'il en a fixité, & dans le premier jugement qu'il en a porté; car en plnfieurs rencontres il eft: ou difFiciie , ou impoflible, à crux-là même qui ont la mémoire lu plus tenace, de retenir les preuves qui les ont engagés, & néatimoins après un mur examen , à en.bi-ifler tel ou tel fentimient. On peut donc être filTùré qu'un fait eft plus vrai* femblable qu'un autre, fur ce que la n::émoire nous rend certains qu'une fois nous avons éplu- ché la matière avec toute l'exactitude pcfilble, & reconnu que le parti que nous embrafîbns comme étant le plus vraifcmblable nous paroif- foit etïeclivement tel. i\pvés dis-je, ces précau- tions on peut, pour le refre de fa vie, erre fù- rement convaincu fur le témoignage de la mé- moire, qu'une teiie opinion mérite tel ou tel de- gré d'aflentiment. Si on n*avoit pas ce privilège, ou l'on tomberoit inévitablement dans le fcepti- cifme, ou l'on changeroit d'opinion à l'ouVe de chaque raifonnement, duquel , faute de mémoire oa ne découvriroit p^is le foible dans l'inftant même.
Il efl: vrai que fouvent les hommes s'obfti- nent dans l'erreur, pour adhérer trop opiniâtre- ment à leurs jugemens paiîës : mais ce défaut ne conllfte pas dans la mémoire, mais dans la pré. cipitation téméraire avec laquelle on a jugé.
Et
230 Des Degrés
Et la vérité eft, qu'en fait de vraifembîance, il n'v a rien de moins ralfonnable que cette opinl- ât^'eté ; car pent-étre qu'il n'efl perfonne qui ait le loifir, la patience &: les autres moyens nécef- faires , pour rafiembler les preuves de fes opini- ons, enforte qu'il puifie conclure, avec affùrance, qu'il connoîc fi parfaitement toutes ces preuves , qu'on n'en peut avancer aucune qui Toit capable de l'inflruire. Les néceiiltés preffantes & in- dilDenHibles de cette vie , nous forcent à nous déterminer incellamment, elles ne nous permet- tent pas d'examiner la matière à fond ; & d'ail- leurs il eft à rémarquer , que celles de nos a6\ions qui regardent la conduite de la vie. & fur leC quelles par confequent il eft nécefiaire de fe déterminer promptement, font de nature qu'elles dépendent pour la plupart de ces décidons du jugement, fur lefquelles on ne peut avoir de connoilTance certaine.
Les propofitions que quelques fondemens de probabilité nous folicitent à recevoir, font de deux fortes : Les unes regardent l'éxiftence par- ticulière de quelqu'Ètre, ou quelque matière de fait : Les autres regardent l^s chofps que nos fens ne peuvent découvrir, & qui par-là font incapables d'être prouvées par aucun témoignage humain. Voici ce que j'ai à dire des prem'eres.
L Lorsqu'un fait ert: rapporté d'une mani- ère miiforme par tous ceux qui le racontent, & qu'il convient de plus avec nos obfervations con- ftantes & avec celles des autres hommes ; alors nous le recevons avec une affilrance égale à celle que nous avons par une <;onnoiflance cer- taine, Ainil, fur le rapport des François, je ne doute non-plus qu'il ait gelé en France l'hyver
paiïe',
dJJferitiment. Liv. IV. 251
pnrié, que je ne douts de la vérité de cette pro- poficion fept & quatre font onze. Donc le pre- mier & le plus haut degré de probabilité, c'efl: lorfqu'Lin fait eft contbrine à nos obfervations , & de plus que nous coi^noiiTons (autant qu'une chofe de cette nnture peut être connue) ope ce fait eft appuyé du témoignage général de tous les hommes dms tous les temps. Les faits ca- pables d'une certitude de cette efpece regardent, ou les conftitutions & les propriétés des corps, ou les productions rég ilieres de certains effets par leurs caufes naturelles. Nous nommons ^les preuves de ces faits, des argnmtns pris de la nature mente des chofes. Sur cet article, notre créance s'élève jufqu'A Piiffurance,
II. Le premier degré de probabilité , après celui dont je viens de pnrler, c'eft lorfque je trouve par m.a propre expérience, & par le rap- port unanime de tous Les hommes, qu'une chofe atteftée par des témoins irréprochables eft com- munément tflle qu'ils rapportent. Ainfi l'expéri- ence & l'hiftoire m';ipprenant que la plnoart des hommes préfèrent & ont toujours préféré leur intérêt particulier à celui du public, je crois qu'il eft probable que Tibère a donné dans ce vice, comme tons les Hiftoriens de fa vie l'en ont accufé. En ce cas-ci notre affentiment va jufqu'à un degré qu'on peut appeller confiance.
IIî. Nous ne pouvons refufer notre con- fenteraent à des faits indifterens, comme celui- ci, un oi/eaii â volé du côté du midi; ni à ceux qui font unanimement atteftés par des témoins d'une autrorité non fufpefte , tels que font les dpux faivants ; Il tf a en Italie une ville nommh Rome, ou vivait il y a environ 1740. ans un
homme
233 Dis D agi es
hoimne qu'on appelloit ^'ules-Cefar, On ne fçau- roit douter de ces faits & d'autres femblables, non-plus que de l'éxiftence & des aftions des perfonnes qu'on voit tous les jours.
La probabilité, quand elle eft établie fur de pareils fondemens, porte avec elle un degré d'é» vidcnce li lumineux, qu'il nous efi: auffi impoflîble de croire ou de ne croire pas , que de connoitre ou de ne pas connoiitre ce qu'une démonfiration claire nous fait voir. Aiiifi la difficulté de fe fier au témoignage des autres, c'eft lorfque leurs téraoign;iges, ou fe contredifent ou font contre- dits, foit' par des témoignan;es oppofés, foit par l'expérience, foit par le cours ordinaire de la nature. Dans ces fortes de cas la diligence, l'attention & l'éxaftitude font abfjlur/^.er.t néceflaires , foit pour former un jugement droit, foit afin de pro- portionner fon confentement aux preuves & aux vraiferablances qui établiiTent le fait en queftion. Et comme pour juger de la validité de ces preu- ves, de ces vraifemblances , il faut faire un grand nombre de réflexions fur les obfervations oppo- sées, les circonftances, les rapports, les defieins, les négligences, &c. de ceux qui rapportent quelque fait; on voit qu'il eft impoffible de rég- ler les degrés de confentement pour df^s faits de cette nature. Tout ce qu'on peut ici dire de certain & de général, c'eft que les preuves d'un fait, félon qu'elles paroilTent, après un mûr exa- men rétablir plus ou moins, doivent produire dans l'efprit ces différens degrés d'alTentiraent que nous appelions, créance, conjecture, doute, incertitude, dcfiance de comioltre^
Il y a fur cette matière une régie généra- lement approuvée; c'eft qu'un témoignage s'affoi-
blit
à^yélfentimeiîi. Liv. ÎV. 333
bîît â mefare qu'il s'éloigne de fa fource; caf les preuves d'un fait connu par tradition ne peu- vent que perdre de leur force à chaque degré d'éloîgnement. Il eft pourtant des perfonncs qui établilTent de» re!3jles tout oppofées. Cluz eux les opinions acquièrent de nouvelles forces à snefure qu*elles vieillif^nt. Par-ià, des propofî- tions évidemment faufles dsns Jf ur prerr;iere ori- gine, ou tout au moins douteuf^s , vienneric à être adopté^^s comme des vérités autentiques. Par- là, un fait qui e(l incertain dans la bouche de fes premiers auditeurs; devient vénérable en vieil- lilTant, & ainlî il eft cité pour inconteftable.
Un fait , avancé par un feul témoin , doit fe foùtenir ou fe détruire, félon qu'il y a de force ou de foibUfTe dans ce témoignage. Que cent Auteurs divers le citent dans la fuite tant s'en faut qu'ils y donnent de la force, qu':iu contrai- re ils l'affolblifllnt ; car il efl- certain que leg paflions , l'.nadvertMice , Tinterec Ujêine, une faus* le interprétation du fens de l'Auteur. & raille bizarreries par où l'cfprit e 11: fou vent dé.ermitié, peuvent porter un homme à citer à faux les fen- timens d'un autre.
Je viens préfentement à la féconde efpece de probabilité. J'ai dit qu'elle regardoit ce qui ne tombe pas fous Ips fens & par confequent ce qui ne peut pas être attefté par des témoins. Telles font les chofes qui regardent, T. l'éxiften- ce, la nature & les opérations des Etres infinis & immatériels qui font hors de noue , cotnn;e font les efprits & les Anges. Telles funt enco- re les chofes ^qui regardent l'éxiftence de ces E- tres matériels qui font cachés à nos fens, ou ^ caufe de leur extrême petitefle, ou à caufe de Q leur
134 ^^^ Degrés
leur éîoî^nement prodi^îenK , comme font le» pljntes & les animaux qa'il y a dans les Planè- tes & dans les autres lieux habités de l'Univers,
TI. Telles font encore les chofes qui re- gardent la manière d'opérer de la plupart des ou- vrages de la nature. Les effets da ces opérations font fenfîbles, mais leurs caufes font inLonnuè's, Nous voyons que les Animaux font engendrés , qu'ils aflouviffent leur faim, qu'ils fe meuvent; mais les caufes de ces effets & de plufieurs au- tres dans les corps naturels, nous n'en pouvons former que des conjeftures. L'analogie eft le feul fecours que nous ayïons à cet eifc-t. C'efl: fur quoi font fondés tous les principes de la vrai- fembiance. Ayant obfervé, par exemple^ que le frottement violent de deux corps produit de la chaleur & fouvent du feu, nous fommes fondés à croire , que la chaleur & le feu confident dans une agitation violente des parties irrperceptibles d'une matière brûlante. Mais comme j'ai dit, ce n'eft-là qu'une conjeclure. Néanmoins cette efpe- ce de probabilité, & qui dans le fond eu le meil- leur guide pour f lire des expériences , & pour former des hvpothéfes raifonnables , ne luilTe pas d'avoir fes uf^ges & fon influence. Un r.iifon- nement circonfoeft , fordé fur ranalo?ie, déf^ou- vre fouvent des v 'rites & des confequences très- utiles , qui fans cela demeureroient écerueiieuient dans les ténèbres,
Qttoiqub l'expérience & la vue da cours ordinaire des chofes influe beaucoup fur notre confentement, il y a pourtant un cas où l'extra- ordinaire de quelques f^ùts, rapportés néanmoins par des témoias dignes de foi, ne doit pâs les
faire
à'Âjfentiment, Liv. ÎV. 235
faire rejettei* comme faux ; car lorfque ces cvéncâ Uicns lurnaturels conviennent avec les Hns de celui qui a le pouvoir de changer le cours de la nature, alors plus ils font au-delà de no<; obfer- vations, ou même plus ils y font oppofés , & plus ils ont de force pour obtenir notre créance. Tel eft le cas des miracles. Une fois fitteliés comm'e certains, ils s'attirent P'V eux-;i ê.)ics la créance des hommes, & donreiit k a'cUtr à \é- rirés toute l'autoricé nécellaire pour que l'on y confente»
Il y a des propofitîon* qnî s'emparent du plus iiaut degré d'aflentiment , quoique pourtant elles ne foient fohdéejs que fur un Hmple témoij^n^ge, & de plus que la chofe établie fur ce téuioit^nage ne con- vienne , ni avec l'expérience, ni avf c le cours cr* dinuire des chofes. La raifon de cette aiîYirjpce au-deiïus de tout doute , & de cette évidence au- deffus de toute conteftution , eft foi dée fur ce que ce témoignage vient d'un Ecre qui ne fç ,it ni ne veut tromper; c\ft Dieu iui-niéme Ce témoignage fe nomme révélation , & l'a/Tenciment qu'on y donne s'appelle foi. La foi a autar.c de certitude que notre connoiir;:'ce; car nous ne pouvons non plus douter qu'une révélation de DiEXi foit vérituble , que nous ne pouvons dou- ter de notre propre éxiftence. Mais avant que d'admettre un fait conime de révélation Divine, on doit bien s'afiVirer qu'il eft véritablemeut tel, & on doit bien comprendre le vrai fens; autre- ment, on s'emportera à toutes les extravi.ganees du fanatisme, & on fera gouvcri-é uniquemeuC par des principes d'erreur & d'illufion.
Q 3 CHA.
23^ De la R îfofj, Liv. IV., CHAPITRE XVII.
De là Raifon,
Jn entend plufieurs chofes par le terme de raifon. Quelquefois des principes évideti»s & véritables; quelquefois des coi.fequences clai- res & juftes déduites de ces principes ; quelque- fois la caufe même, & paticulierement la caitfe finale. Ce n'eft à aucun de ces égards que je veux préfentement traiter de la raifon. Je vais en parler, autant que ce terme fignifie cette fa- culté par où l'on fuppdfe que l'homme eft diftin- gué des brntes, & par où il eft évident qu'il les furpalTe de bien loin.
La raifon nous eft- d'un ufage abfolu, tant pour étendre nos connoiiTunces , qne pour régler notre affentiment; car elle nous eft réfelTaire, & pour la démonftration , & pour la vraifemblance, Bailleurs , elle aide à tontes nos facultés intelle- ^"aelles , elle leur eft même nécelTaire, & à le bien prendre, elle en conftitue deux; fçavoir, la fagacité & finàuction, ou la faculté d'inférer ou de tirer des confequences. Par la première de ces facultés on trouve des idées moyennes ; & par la féconde on arrange ces idées de ma- nière qu'on puijfTe , en découvrait toutes les par- ties d'une déduftion , & l'endroit par où ces par- ties ;s'unilTent , qu'on puilTe, dis je, amener fcU jour la vérité en queftion. Ce que nous appel- Ions inférer f n'eft donc autre chofe qu'ypperce- v-oir la liaifon qui eft entre les idées que renfer- me chaque degré d'une déduftion , & par cette appercevance découvrir fi deux idées ont entr'eî-
les
De la ËaifiTj. Liv. IV. 037
les ou un rapport ou une oppcfrion recciTaire. Lorfqu'on eft airuré que lu liaifon de cîfux idées ei\ certaine , con nie il arrive di^ns la déruoiftra- tion, alors on parvient à Va connoifBtnce. Mais fi cette iijifon n'dl: que probable, on ne connoît que par opinion ; & dans cî' eus on doit rc;;ler fo!i afl'-ntiî.ient fur la force des divers det;rés de vr..ifembiaf,ce. Mais qu'on connoifî'e, foir p;>r dcmo llration , foit par opinion, la faculté qui trouve & qui rriénage à propos les moyens né celfiires pour découvrir ou la certitude ou . !a plus t^rande vraifemblance , on l'appelle ra'ifon Dans la raifon , on peut donc remarquer ces qim tre degrés : r. Découvrir des idées moyennes , an des preuves. 2. Ranger ces preuves dans un or dre qui ai faffe voir Ux liaifon. 3. yjppercevoir cette liai/on. 4. Tirer une jiijle conclujîon de tout
Sur le fnj^'t de la raifon, il y a une chofe que je foiihaiterois fort qi.''on voulût approfondir, qui eft, fi le Syllojzifi'.e eft, comme on le croit communément, le feu! moyen par où la raifon puilTe fe perfectionner. & arriver à la connoiflan- ce du vrai, j'en doute, voici pourquoi»
I. C'EST que le Syllogifne n'aide. la raifon que dans un des qnatre degré<5 en quoi j'ai dit qu'elle confiftoit. Ce degré, c'eft le fécond, qui confiftoit à montrer la li lifon qui . eft entre les idées d'une propollcion ; & même à cet é^ard le Syliogilme ne peut pas être de grand ufige; car fans y recourir on jpperçoit cette iiuifon ans- fi facilemcMit, & pcut-»}rre n.'-"ux, que par fon moyen» Combien de .\ rfonnes incap bies de former un Syllogifme, & qii ne iailk-ni pas de raifonner d'une manière précifp? Et à ceux mê- mes liui fij'avent former des Syliogifmes, leur ar- Q 3 rive-
$3S De la Raifon. Liv. IV.
rive-t-il fouvent, lorfqu'ils raifonnent en eux-mê- mes, de réduire leurs penfées à une certaine forme d'argumentation.
IT. Parce que les Syllogîfmes font fufcepti-^ blés de faux, aullî-bien que les manières de raU fonner les plus triviales. En effet, l'expérience, appr-.^nd que ces méthodes artificielles font plus propres à furprpnc^re rrfprit & à l'embrouiller, qu'à rinftruire & à l'éclairer. Si donc il eft cer-^ tain que dans le SN'llogisme on peut envelopper des raifonnemens fr^'ix, captieux, équivoques, &c» il eft clair auffi, qi'on doit découvrir ces défauts par quelqu'autre moyen que par le Syllogifme.
Si pourtant les perfonnes accoutumées à ces formes d'argument, trouvent que par-là ils aident à la raifon pour découvrir le vrai , ma penfée eft qu'ils font obligés de s'en fervir. Mon unique deffein , c'eft de leur prouver qu'ils ne devroient pas donner à ces formes plus de poids qu'elles n'en méritent , ni fe figurer que fans elles les hommes ne feroient que très-peu ou point d'ufa- ge de la faculté de raifonner.
Le Syllogifme n'eft-îl donc d'aucun ufage? Je réponds qu'il fert a découvrir le faux d'une propofition , caché fous l'éclat brillant de quelque figure de Rhétorique; qu'il fert à faire paroître un raifonnement abfurde dans toute fa difformité naturelle, il le dépouille du faux éclat dont il fe couvre, & de la beauté de l'exprelTion qui en ÎHipofe d'abord. Mais il n'y a que ceux qui ont étudié à fond les modes, les figures du Syllogif- me , & les différentes manières dont trois propofi- tlons peuveût être jointes enfemble, quipuifîeut dé-
ccuvrif
De h Rnifon. Liv. IV. 239
«ouvrir la foiblefle ou la fauffeté d'un pareil rai- fonnement, par la forme artificielle qu'on lui donne. Pour ceux qui ne connoiflent ritn a ces formes, ils ne feront jamais convaincus par la force d'aucun Syllogifme que ce foit, qu'une conclufion découle certainement de fes prèmijfes. Ce ti'eft: point par ces règles qu'on apprerd à raifonner. L'homme renferme en lui la faculté d'appercevoir fi deux idées ont entr'elles ou un rapport ou une oppofition néceflaire; & il peut les ranî^er dans un certain jour, dans un certain ordre , fans toutes ces répétitions en.barraflantes. Sans le fecours du Syllogifme , on céconvrira a coup fur la fanflVté d'un raifonnement, fi d'abord on le dépouille des idées fuperfluè's, qui mêlées & confondues avec celles dont dépend la force de la confquence, fcmblent faire voir une liai- ion où il n'y en a point, & enfuite , fi on pla- ce ces idées nues dans leur ordre naturel : car l'f fprit , venant alors à confidérer ces idées dans une telle pofirion , il appercevra aifément,& fans le fecours du Sylloc;ifme, ou le rapport ou i'op- pofition qui eft entr'elles.
Mais quel que foit le fecours du Syllogifrae pour arriver à la connoiflance ou â la démonftra- tion , il eft néanmoins vrai qu'il eft d'un bien petit ufajre, ou plutôt, qu'il n'eft abfolument d'aucun ufage pour faire connoître les degrés de vraifeniblance par où une propofition emporte fur une autre. L'on ne confcnt à une propofition piutôr qu'à fa contraire, qu'en vertu de la fupé- riorité de fes preuves. Or rien r'eft moins pro- pre à déterminer cette fupériori'é que le Syi'o- gifme; comme il ne peut embrafler qu'i.re fi ul« preuve vraifemblable , il fe aonne carrière, il Q 4 pouÛe
3 ^0 D^ h Rai f on. Lîv» î V.
pouffe cette preuve j^rqu'à ce qu'il ait fait ,per« dre de vue" la chofe en queftion,
iiiîîST donc j'avoue que !e Syllogiftne peut être utile pour convaincre les hpnmes de leurs n^éprifes ; mais je nie qu'il -ai^e à trouver des preuves , & à faire des découvertes nouvelles ; ce qui eft la fonftion la plus pénible de Kfprit, quoique peut-être cette même foiiélion ne foit p^s ù qualité îa plus parfaite. Tout l'art du Syl- loçrifiiie confifte à arranger les preuves qu'on fçait déjà. On connoît premièrement une vériié, en- fuite on peut la prouver à un antre homme par voye de SyllogiTme. Le Syliogifme fuit donc la connoiflance , & par confequeîit il eft d'un u» fage bien, borné pour nous faire parvenir au vrai, ou plutôt il ne peut être à cet égard d'aucun u- fage que ce foit, Ce n'eft qu'en découvrant des preuves qui montrent la linifon ou l'oppofitioti de ces idées, qu'on au.::^m-ente fes coniioiiïances, & que les Arts & les Sciences fe perfeftionnent»
Ce que nous co.nnoifTons immédiatement & par (enfation efl: très-peu de chofe. La plupart de nos connoilTmces nous les acquérons par le* fecours de la raifon» Mais <]uoique fon empire foit très étendu, il y a néanmoins des occafions où elle ne nous eft d'aucun ufage. i. Elle nous manque lorfque nous n'avons point d'idées, a. El» le fe perd qmmd elle s'exerce fur des idées obi fcures , confufes, imparfaites. Par exemple , îîous manquons d'idée complette fur la plus pe» tite étendue de la matière & fur l'infinité; donc toutes les fois que notre raifon s'exerce fur la éivifibilité de la matière. à l'infini, il faut qu'elle fê perde & fe diflTipe, 3, Quelquefois elle eft
arri-
J)e la Rûîf'j», Liv. IV. 241
arrêtée, fuite de trouver une trnifléme idée qui puille montrer ou la liaifon , ou l'cppofition cer- taine ou probable de deux autres icérv;. 4. Sou- vent pour avoir bâti fur. de faux piimipes, cv Ce trouve engflgé dans des cor.tradiftioi s, dans des abruVdités & des difîîcultés iiifirmontublt'S, 5. Enfin la raifon eft confondue & pouffee a bout par des mots équivoques , douteux & in- certains.
Quoique déduire nne prnpôfition d'une au. tre , foit l'occupation la plus fréquente de la r.ù- fon ; cependant le premier & le principal pfte du raifonnement, cVft de trouver le rapport & l'op» pofition de deux idées p.u* l'entremife d'une troî- fiéme, tout de n.éaie qu'on trouve par le moyen d'une toife, que la même longueur convient: à deux maifutis , dont on ne peut pas découvrir pap les yeux la jufte égalité.
Quand il s'agit de convaincre un homme, on employé d'ordinaire l'une de ces quatre efpe- ces d'^irgumentation.
La première efl de citer les opinions des perfunnes, qui par leur efprit, par leur fçavoir, par l'éminence de leur rang, par leur puiffance, ou qut {qu'autre endroit, fe font fait un grand Xiom , & ont établi leur réputation avec certaine autorité. J'appelle cette efpece d'argument, Ar^ gument ad verecundlam.
La féconde eft d'éxî,g;er de fon adverfaîre qu'il admette la preuve alléguée, ou qu'il en aS' figne une meilleure; C'eft ce que j'appelle, Ar-. gument ad ignorantiam.
QS ^^
44* D^ ^^ RaiJoT7, Liv. IV.
La troîfiéme eft, de preffer un homme par des confequences qui découlent de Tes principes oa de fes conceffions. Cette cfpece d'argument eft connue fous le nom d'Argument ad honiinem.
La quatrième confifte à employer des preu- ves tirées de quelqu'une des fources ou de la connoiffunce , ou de la probabilité. C'eft ce que j'appt-ilé , Argument ad judicium. Et cette der- nière voye de raifonner eft la feule des quatre qui porte avec elle une indruction rédle, & qui puilTe faire avancer dans la connoilT.nce du vrai; car I. par un Argument ad verecundiam ; ou ce qui revient au même, de ce que par quelque confidération ou d'intérêt ou de refpeft pour un homme, je ne veux pas lui contredire, s'enfuit- îl aucuiement qu'il foûtienne la vérité? a. Sen- fuit-il par l'Argument ai igiiorantiam^ ou de ce que mon adverfaire ne peut pas inventer de do- ftrine plus vrafemblante qu'eft la mienne, s'' n- fuit-il , dis-je , que je profeiïe la véritable? 3. Par P Argument ai hominfm , ou parce qu'un autre m'a fait voir que je me trompois , s'enfuit il qu'il ait la connoiffance du vrai? L'aveu que je fais de mon ignorance & de ma méprife , peut me dif- pofer à recevoir la vérité; mais il ne contribue en rien à m'en donner la connoiffance. Donc , puifque ma timidité, que mon ignorance & mes égaremens ne peuvent pas me conduire à la con- noiffance du vpai , je n'y puis parvenir à ce vrai, que par des preuves , par des ars^mens , & par une "lumière qui naît de la nature même des chofes.
P\ncE que je viens de dire dans ce Chapt- ti6 ) oa peut £xer avec âilez de juÂ^iTe les limi- tes}
De h Fûifon. Liv. IV, 243
tes , foit des chofes qui font conformes à la rai' fon, foit de celles qui la furpajfo.nt , foit enfin de celles qui lui /ont contraires ? Les chofes qui font conformes a la raifon: ce font des propo- rtions defquelles on découvre ou la vérité, ou la vraifeuibiance par les ioées qu'on a reçues, foit de la fenfition . foit de la réflexion. Lis cho- fes qui furpaffent la raifon : ce l'ont les propo- rtions defquelles , par les principes du vrai ou du vraifemblable on ne peut pas découvrir ou la vérité , ou la vraifemblance. Les chofes contrai' res à la raifon: c'cft lorfqu'une propofition eft înconiD^tible avec nos idées claires & dillinftes, Vcxijlence d'un Dieu unique ell: conforme à la r;iifon , celle de plufeurs Dieux lui eft contraire, & la réfurred^ion des morts la furpnfle. Cette expreffion 4^ chofes an-di'Jfus de là raifon , eft . prife dans un double fers; elle marque ce quî eft au-deflus de la probabilité, & ce qui eft au- deftjus de la certitude. Ce eue je dis du fens étendu de l'expreffion des chofes au-deflus de la raîfun , eft vrai auffi de l'expreiTion de chofes con- traires à la raifon.
L'usage a autorifé que le terme de raifon figQJfieroit ce qui eft oppofé à la foi. Cette ma- nière de parler ne peut qu'être très-impropre. La foi n'eft autre cbofe qu'un ferme aflentiment, lequel il eft de notre devoir de bien régler, & ainfi , qui ne fçauroit être donné à aucune pro- pofition fans de bonnes preuves. La foi ne fçau- roit donc être oppofée à la raifon. Celui quî croit, fans avoir de fondement pour fa créance, fe repaîtra peut-être de fes imaginations propres; mais il eft certain qu'il ne cherche pas la vérité somme il devroit, & qu'il décline par €onfequent
244 ^^^ l orne s àifrincles âe la Foi
de rendre à fon Créiteur l'obeuTance qu'il luî doit. - Ce bienfaifant Auteur de notre Erre nous ordonne de faire uf.ige àç?, facultés dont il nous a enrichis , pour nous preferver des méprifes & des erreurs. Mais parceque certaines pprfonnes s'obftinent à mettre en oppofition -la raifog avec la foi, je penfe qu'il eft nécefl'aire de confidérer la raifon & la foi en tant qu'oppofées l'une » l'autre.
-^ms^^'^^m^
CHAPITRE XVIII.
J^es bornes dijlinâes de ïa Foi & de la Raifon.
LA -Raifon, fi on la confîdére en oppofitioa à la Foi, n'eft autre chofe que découvrir la certitude ou la vraifembiance de certaines pro- pofitions , par des raifonnerr.ens compofés d'idées qu'on a acquifes par la fenfation & la réflexion. La Foi d'un. autre côté, c'eft confentir à une propofition, parce que far l';iucorité de celui qui la propofe on la tient pour une vérité qui vient immédiatement de Dieu. Cette manière de con- vaincre les hommes , eft appellée Révélation. Voi- ci quelques obfsrvations fur ce fujet,
I. Nul homme infpiré de Dieu , na fçauroit intro- d'iire dans l'ejprit des hommes, par aucune ré' vélatioi que ce fait , une Idée fiin pie qu'ils ne^coti' noijjeiit ni par la fenfation, ni par la rêfcxiott.
Pour;
'^ de la Raifon, Liv. IV. 245
Pourquoi? C'efl: que les mots par eux-mêmes ne peuvent exciter que leur ,f*^m naturel , & qu'en qualité des fignes repréfentatifs de nos idées, ils ne fçauroient produire d'autre efiVt que de rappeikr dans i'efprit les idées que l'ufage leur a lix«. Ce que je dis des mots, je le dis de tous IcS autres fignes imaginables. Il n'y en a aucun qui puiiTe nous donner à connoître des chofes dont nous n'avons jamais eu d'icié:-s : & par confequent nos facultés naturelles feules tious fourniilent les icérs (impies dont nous fommeS capables, & il. nous eft iuipolTible d'en recevoir aucune par Révélation traditionnelle. Révélation traditionnelle c'efr, félon moi, les doftrines qu'on enfeigne aux autres par des difiours & par des voyes ordinaires de la coinmunication mutuelle entre les hommes. On ne doit pas confondre cette efpece de Révélation avec celle que je nomme originelle , qui eft une impreïïion de Dieu lui-même dans I'efprit des hommes, & à laquelle on ne fçauroit aflîgner des bornes»
II. La Révélation peut nous manifejîer les mê- mes vérités que la raifon; mais à cet égard la Révélation n'ejî pas de grand ufage. Dieu noua a donné toutes les facultés néceflaires pour arri- ver à la connoiflance de ces vérités; & par con- fequent la connoiiîance en elT: plus certaine, quand on les découvre par les faculté- naturelles, que lorfqu'elles font enfcigréos par Révé.ation tradi- tionnelle. Fondé fur une Révélation Divine, je confentirai à cette propofition , les trois angles du trianqle font égaux à deux droits; mais la connoiffance que j'ai de cette vérité , par la vue du rapport dé deux angles droits aux trois angles du triangle, eft plus certaine que ctUe que j'en
pour-
â4<5 Des hevnes âiflMes de la Fn
pourroîs avoir par la Révélation. Ce que je dîâ des vérifés de raifonnenicnt, je le dis auiïï des vérités de fait. L'Hifl-oire du Déluge nous a été trat:fii)ife par d* s Ecrivains infoirés de Djeu; cependant quelqu'un oferoit-il prérendre avoir fur c- fi.it une connoiffance suffi claire qu'en avoiC Noé , ou quil en auroit eu lui-même s'il en eûÊ été le témoin ;
TIT. Contre une grande èvîdencue dt la rai/on , en ne doit rien admettre comme étant Révélation Divine. Les preuves qui nous portent à em- braflVr une certaine Kévélation comme Divine, ne peuvent pas être plus certaines que les véri» tés qu'on connoît immédiatement, iî tant eu qu'el- les le foîent autant ; & ainfi nous ne pouvons recevoir comme article de foi, des chofes dire- élément oppofées à nos connoiflances claires & diftinftes. L'idée du corps, par exrmple, fe rap- porte fi intimement à ceile d'une certaine place, qu'il nous ff^ra toujours impoflible de conffntir à cette propofirion, le même corps peut cire en deux différens lieux à la fois, quand même oa «ott; aflùreroit qu'elle eft d'autorité Divine ; car l'aflurance , i. Que l'on comprend fort bien le fens de cette propoiltion, 2. Qu'on ne fe trompe point en difant que Dted en eCt l'Auteur; cette âlTûrance , dis-je , quelque grande qu'on puilTe la concevoir, ne peut être auiTi certaine que la con= noifllmce immédi.ite que nous avons qu'un même corps ne peut pas être en deux endroits à la fois. C'eft- donc un principe certiiin , qu'à une connois- fance immédiate on ne doit pas préférer une Ré- vélation dont les preuves ne font pas aufii évi- dentes que le font les preuves des vérités qu'oa «onnojit par ia raifon«
IV.
tf de la Raffofi. Liv. IV. 247
IV. Les Matières de la Joi font donc des cho- fes dont nous n'avons que peu ou point de notions parfaites , ou dont i'éxijfence fajjee , prejente Êf future , nous cjî abjolumrnt cachée. Te!« fi^ t le? dogmes delà rébellion des j^nges contre Dieu, de la rèfiirreàion de nos corps & autres fembla- h!es, qui font hors la portée t'e la rs-ifon. Dore, toute propoficion révé'ée doit être cei^fée du rcs- fore de la foi & au-delTus de la raifon , fi on ne peut pas fe convaincre de fa vérité p;ir 1» s facul- tés & par les notions natureliesi iv:us anlH, tonte propofition doit être cerfé^ ou r- fTort de La raifon', fi on peut l'éclaircir & la terniii.er par foi-mê- me, et par les idées qu'on a acquifes natur< Ikment. Et il faut bien remarquer, que des prfipofiriors fon- dées fur des principes de vraift mblance feultment, doivent le céder à des propofitions qui paroifTent moins vraifemblables , mais qui font néanmoins enfignées par une Révélation Divine. On fft obligé de confentir au témoignage de celui qni ne peut & re veut pas nous tromp-r. plutôt que de recevoir une propofition dont la • éri^é n'efi: pas aflurée. Mais cependant , r-'efi: ronjours à la raifon à juger fi cette fropcfrion tir de foi Divine; c'eft à elle à en bien examiner le vrai fens.
TjEL eft- l'empire de la foi; telle en efl l'é- tendue. Il ne violente aiacnnement la raifon , Il ne la déprime, il ne la brouille point; mais plu- tôt elle eft aiïïfiée & perfectionnée par des véri- tés à elle découvertes par la fource éttrntlle de toutes les connoifl'ances. Tout ce que Diku a révélé eft objet de foi, & efl: par confecuent véritable: mais c'efl: à la raifon uniquement à ju- ger, fi telle on telle propoûtion eft véritablement ée Révélation Divine. Dostc ,
243 I^^ PEnthoufiûfme. Liv. IV.
Donc, pour finir cette matière , il eft îma pofîilïle qu'aucune Révélation traditionnelle noua paroiffe plus claire & plus évidente que les prin» cip'r'S înconteftiibles de la rai Ton : Donc aucune doftrine, qui eft contrake aux décifions irrefifti- bles de la raifon, ne doit être reçue comme ar- ticle dp. foi. Mais anin , tout ce qui tfr véritable-» ment <î^ Kévélation Divine doit prévaloir fur nos préjut,é' & nos intérêts. Une pareille f*. umiffion ne rtnvrrfe point les droits incontcftables de la raifon , ni ne nous ôte point la force d'en-ployei? nos facultés pour l'ufage auquel elles nous onfc été donnéeSi
CHAPITRE XIX. De r Enthoîifiùfme».
Q'
IrricoNQT-TE veut férîeufemenfc s'adotinef â la recherche de la vérité, doit avant tou- tes chofes concevoir un grand amour pour elle« Qui ne l'aime pas ne fçauroit prendre la peine qui eft néceffaire pour la trouver, & fe foucie- foit peu de l'avoir manquêe. II eft vrai, il n'y a perfonne qui ne profelTe de l'aimer fincérementj & qui ne fe crût deshonoré, s'il fçavoit qu'il pafle dans l'efprit des autres hommes pour avoir d'autres fentimens; cependant, malgré toutes ces proteftations, qu'il y en peu, même parmi ceux qui font profefirion d'en être de iincéres amateurs ; qu'il y en a peu, dis-je, qui aiment la vérité à caufe de la vérité mêmel
lu
De VEnthovfiajne, Liv. IV. 249
Il eft donc digne de toutes nos recherches d'examiner comment on peut connoître fi on aime la vérité pour l'amour d'elle-même. En voici je penfe une marque infaillible, c'oft de tie pas croire une propofition plus fermement que ne le peuvent permettre les preuves fur lefquelles elle eft établie. Tout homme qui croit une proportion au-delà de cette régie, n'embrafle pas la vérité par a- mour pour elle, mais à. caufe de quelque pallîon ou intérêt. Or comme la vérité ne peut recevoir aucune évidence de nos intérêts ou de nos paf- fions, elle ne devroit pas non plus en recevoir la moindre altération.
Uk^e fuite néceflaire de cette mauvaife dirpo- fition d'efprit. c'ell de s'attribuer le droit de pre- fcrire les opinions aux autres. Celui qui en a inlpofé à fa créance, comment pourroit-ils s'empê- cher de vouloir régler l'opinion d'un autre homme?
A CETTE ôccafion je vais examiner un troi- fiéme principe d'affentiment, & auquel certaines perfonnes donnent la même autorité qu'à la foi & à la raifon. Ce troiféme principe c'eft l'Ent- houfiafine , qui dédaignant la raifon, voudroit fans elle' établir la Révélation. On détruit ainlî la raifon & la révélation pour y fubitituer de vai- nes imaginations d'un cerveau déréglé , & lefquel- les néanmoins on tient enfuite pour être de vé- ritables fondemens de conduit & de créance.
Il efl: bien plus aifé d'établir fes opinions, & de régler fii conduite fur une Révélation im- médiate que fur les raifonnemens juftes, dont la découverte efl: fi pénible & ii ennuyeufe: Et c'eft pourquoi il ne faut pas s'étonner s'jl y a eu des perfonnes qui ayent prétendu à ces Révélations R imuié-
250 De J*EtithoufiafîJu. Liv. ÎV.
immédi:\tes , fur tout quand il s'a,L;iir.)it de jufti- fîer ce;iles de leurs aftions & de leurs opjnîorrs dont ils ne pouvoient alléguer aucune raifoii foli- de; car en effet, on remarque dans tous les âges, que ceux en qui la mêla; cholie a été rr.êlée avec la dévotion , ou ceux dont la haute opinion d'eux-mêmes leur a fait accroire qu'ils avoieiit une plus étroite familiarité avec DiEi7 que le refte des hommes, font ceux qui, le plus fou- venc, ft font flattés d'un commerce particulier svec DiKU, & de fréquentes commurications avec rCfprit Divin. Prév nus aitiil, leurs bizar- res fantaifies ont toutes c:é des illuminations de l*Ef>>rit de Oteu; & l'aiTouviflement de leurs pafiions a été une direftion du Ciel, à laquelle ils étoient tenus d'ouéïV. Et c'cft proprement ert ceci que confiite l' Enthoufii^fim , en ce qu'il ne procède que de l'imagination d'un efprit échauffé Ci rempli de lui-i-ncaie; & que néanmoins il n'a pas plutôt pris racine, qu'il a plus d'iiïiluence que la raifon & la révéljtion prifes enfemble. Si une forte imagination s'empare une fois de î'efprit, fous l'i.lée d'un nouveau principe, elle emporte aifément tout avec elle; fur tout lorfque délivrée du jou^^ de la raifon & de l'importunité des réflexions , elle eft parvenue à une autorité Divine, & fe trouve foûtenue de quelqa'inciina- tion , de quelque penchant, du tempérument, &c. Il eft extrêmement difficile de defabufer ceux qui une fois fe fout entêtés de cette efpece de Révélation immédiate, de cette illumination fans recherches de cette certitude fans preu- ves. La raifon eil perdue pour eux, & ils fe font élevés au deffus d'elle. Ils voyent la lu- mière infufe dans leur entendement, elle y paroît femblable a l'éclat d'un beaa Soleil, elle fe mon- tre
De ÏEnthouCiafme, Liv. IV. 252
tre elle-même, & n'a befoin d'antres preuves que de Hi propre évidence. Ils fentent la main de Dieu, les impulfions de l'efprit qui les meut intérieurement» Or, difentils, nous ne pouvons pas nous tromper fur ce que nous fentons.
AI^'ST parlent ces ^ens, ils font aflurés parcequ'ils font aifùrés , & leurs perfualions font juftes, parce qu'elles font fortement étabKes dans leur efprit. Voilà à quoi fe réduifent tous leurs TLiifonnemens, quand ils font dépouillés des méta- phores prifes de la vue & du fentiment. Ils ont, dilent-ils, une lumière claire, ils la voyent. Ils ont un fentiment vif, ils le fciitent , ils en font allures, & ils ne conçoivent pas qu'on puîlTe 1« leur difputer. Cependant, qu'ils me permettent d.e leur faire ici quelques quefîions- Cette vue eft-elle une perception de la vérjcé de quelque propofition , ou feroit-elle funplement une per- ception qu'elle eft d'orii;,îne Divine? Ce fentiment eil-il la perception d'un p;nchant vers quelque chofc, ou ne feroit ce qu'ur.e perception que Dieu nous meut efteétivement ? Ce font-là deux efpeces de perception qu'il faut didinguer très- foigneufement. Je puis apperc(>voir la vérité d'une propoucion, & pourtant r.'étre pas afluré qu'elle vient de Dieu. Des Efprits peuvent exciter en moi cette idée, peuvent m'en foire appercevoir les liaîfons, fans en avoir reçu com- miffion Divine. Donc connoître une propofition, & ignorer la manière dont on y eft parvenu, ce n'ell pas appercevoir qvi'elle vient de Dieu". A la connoiffanoe d'une telle propcfitîon, on donnera fi l'on veut le nom de lumière, de vue; mais ce ne fera tout au plus qu'opinion & aj/û- 'irance ; car tout homme qui ignore les motifs de R 2 . ... fa
252 De rEfithoufî/ifme. \av. IV.
fa créance , ne voit pas, il croit fimplement. Voir, c'eft connoître une chofe par l'évidence des raifons : CroîV^. c'eft la fuppofer véritable fur le témoignage d'un autre; niais il faut, pour que ma foi foit appuyée fur de folides fonde- mens , que je fçache que ce témoignage a été rendu,. que je connoiffe que Dieu me l'a révélé. S;:ns cela, toute ma créance, quelque grar.de qu'elle foit, eft fans fondement, & toute la lu- mirre. dont je précens êcre éclairé, n'eft qu'Ent- houfiaÛTie.
Tout ce qui eft de Révélation Divine efl- cert.iinement vérit;ibl8 ; car Dieu , qui en eft l'Anteur, ne peut p;is nous tromper. IMais le moyen de cornoître qu'une propofition, eftin éé véricuble, eft une vérité révélée de Dieu? C'eft ici qne les Enthoufiaftes manquent cette évidence à laqu;-!le ils pré::endent; ce n'eft que fur l'un de ces deux fondemens qn'ils peuvent être perfuadés que telle propofition eft véritable, I. Parce qu'elle eft évidente, ou far elle même, ou par des preU' ves naturelles. M.iis fi c'eft ici tout le fotide- ment de leur cré nce , c'eft en vain qn'ils fuppo- fent cette propofition comme état>t de Révéla- tion Divine; C:ir de cette manière les hommes non infpirès parviennent à la connoiftance du vrai î IL Parce que Djew l'a révélé; mais quelles raifons ont-ils de le croire? C'eft à caufe, (car peut-être fe retrancheront-ils à le dire) que cette propofition porte avec elle une lumière qui prou- ve qu'elle vient de Dieu. Cette réponfe fignifie- t-elle antre chofe, finon qn'ils croyent que telle propofition a été révélé, parce qu'ils en font fortement perfuadés ? Une forte perfuafion eft donc toute la lumière dont ils nous parlent?
C'eft
De r Enthoii/ïnfme: Liv. IV. 253
C't (l wn fondement bien dangereux tant pour nos opinions, que pour notre conduite, que celui de ces gcns-là.
La vraye lumière, r'eft dé'^ouvrir, & d'une manière bien nette, la vé-ité d'une propofition, Reconnoître dans l'entendement qatlqn'.iutre lu- mière, c'eft fe jetter dans l'obfcurité . t'eft s'aban- donner au pouvoir du Prince des Ténèbres. Si nos aftions & nos opinions doivent être réglées fur l;i force de la perfuafion, cuinraent diftin£;uer les illuflons de Satau d'avec les infpirations de l'Efprjt Saint?
Tout homme, par conféquent, qui ne voudra pas donner tète baillée dans l'illn^on & l'rreur, doit examiner cette lumière, intérieure, avant que de la pr -ndre pour la réale de fes attions & de fes opinions. Dieu ne t'éruit pas l'homme en le faifiint Propliéte, mtiis lui lailTe toutes As facultés dans leur état naturel , afin de pouvoir ]\vrvv fi fes infpirations fn-it nu ne font pas d'oris^ine célcfi-e. Qu'.nd il é\;i;e notre confentpn\rnt pour une e-ertaine propcnriou, il nous en f it voir la véri'é par di<? prenv-^s tirées de la raifop. 0:1 pnr des niarqnes arif" on ne fç.niroit fe mép-endre C'eH- c raifon, qui' en toutes chofes doit être rotri- ■ - nier Juge. Je n^^ veux pas dire par-'à. qu'i :: doive examiner fi une propofition ré' élée de DiErr, peut être démontrée prtr des princines naturels; & fi elle ne peut pas l'être, qu'or fnit en droit de la rejpfi'er: Mais je dis, que par les principes de la ruTon on df>ir examiner, î'^ t^lle ou telle propofitinn efi- véritablement de Révéla- tion Divine; tV fi on la croit telle , :!lors on doit fe déclarer pour cette propofition aulû fortement R 3 que
2^4 ^^ VEnîhouFi [uie. Liv. IV.
que pour aucune autre vérité. Dès-lors elle devient ré^le d'opinion & de conduite.
Les Hommes Ajints à qui X)teu a autrefois' révèle de cert.iines vérités , avoient d'autres preu- ves pour la Divitiiré de leurs révélations que la lumière inténVure qui éclairoit dans leur efprit. D^s ii>nes exérieurs les uiTùroient que Dieu etoit l'/\utenr de ces Révélations; & s'ils dé- voient en convaincre les autres; ils recevoient le pouvoir de vérifier leur miiîîon par des figues vifibles. Mdife vit un buiflon qui brûloit fans fe coplumer, & il entendit une voix du milieu d'an buiiTon, Il vit fa verge changée en ferpent, & eut le pouvoir de confirmer fa miirion par ce même niirac]e, qu'il pouvolt toujours répéter: Et quoiqae TEcriture ne remarque pas toujours que les Hommes infpirés ayent demandé ou reçu de pareilles preuves , cependant cet exemple & quelques autres, dans les Prophètes du Vieux Teftament, prouvent allez qu'ils ne croyoient pis qu'une vue" intérieure, une forte p?rfu;.fion faas preuves, fuflent des marques de Divinité.
Je ne nie pas que Dieu, fans qu'il le falTe remanjuer par des figues extraordinaires , n'excite fouvent les hommes aux bonnes aftions par Paffiilance i. unédiate de l'Efprit Saint, & n'illu- mine quelquefois leur entendement, afin qu'ils puiffent mieux comprendre certaines vérités. Mais no;-. •" n-is la rnifon & l'Ecriture, deux réiWe-; :^r,' ■■.IcF, poîTr connoître fi cette ex- tin^ioii ■"/: •- '.':e iUii.Kiination viennent en effet de Dieu. TvOïi ^u'iinî* propofition fe trouve conforme «ux dt'étrines enf-ignées dans l'Ecriture Sainte; lorfquei'accompliiTement de quelqu'un de nos defirs s'accorde avec les préceptes, & de la raifon, &
de
De VEnthoftfiafme, Liv ÎV. 255
de la révélation; alors, bien que Dieu" ne nous ait pas révèle en ainlTant fur notre efprit d'une manière extraordinnire, qu'une t«'lle propofinon & une telle aftion s'accorde avec la révélation Divine; cependant nous ne courons aucun rifque en le croyant ainfi; car & cefte afl-jon & certe propofitian font conformrs aux réj^les infaillibles qu? DtKU nous a données pour découvrir le vrai; c'eft l'Ecriture & la Raifon. .Mais jamais la force de la perfnafion ne pourra donfier de l'.iUtorité à nos actions & à noire créance . Quel- qu-- penchant vers ce que nous dïM»- cette forte perfuafion , nous incliticra p( at-être à la regarder avec un œil trop pli-in de tendit. Te; ;i!ais ii ne fçauroit prou.»r qu'elle tient foR origine du Ciel.
CHAPITRE XX.
T)i l* Erreur.
y\ 'KrRKTjn, c'cfl: lorfqup le jugemen^, par ^?i JH quei'Tie méprifc, confewt à ce qui n'eft pas vrai. Toutes les caufes de l'erreur peuvent fe réduire à ces quatre, r. Mnnaupr d" frcMVPS.
2. N'avoir pas ajfez d'habileté pour s'en fervir.
3. Ne vouloir pas en faire uJOi^e. 4. Suivre de fauJJ'es régies de probabilité.
I. La première caufe d'erreur eil donc te
manque de preuves, non ■feulement de celles qu' >tt
peut avoir, mais encore de celles qu'on pourrait
découvrir, La plupart des honaaies n'ont ni le
R 4 temps,
^5^ J^^ l'erreur. Liv. IV.
temps , ni les occafions propres pour rarnafier leg téinoii^iur^es des autres , ou pour fuire des expé^ rtences eux-méraes, Afiervis à quelque baffe condition, ils font obligés de paiTer leur vie ^ chercher de quoi la foûtenir, & fe trouvent ainfi inévitablement engagés dans une ignorance in- vinrible des preuves fur lefquelies d'autres éta- blilT'iic leurs opinions; preuves néanmoins dont la connoiflance fA\ néceiîaire pour fçavoir la vé^ rire de ces opinions.
Cependant il n'eft point d'homme fi oc- cupé du foin de pourvoir à fa fubflitance , à qui il ne refre affez de temps pour penfer à fon ame, & p^ur s'inftruire dans la Religion. 11 n'eft au- cun homme que la néc'eflité prefie fi fort, qu'il ne puifle ménager quelques heures de loifir, où il fe perfeftionneroit dans ces matières quil rcr gardent de fi près notre félicité; mais on s'ap- plique plutôt à des ba.gatelles , à des chofes d'une affez petite confequence.
II. Une féconde caufe d'erreur, c'eft îe peu. d'adrejfe à faire valoir les preuves qu'on a en tnri'n. Plufieurs perfonnes font incapables de retenir une lon<rue Aiite de confequences, & ou- tre cela inhabiles à fer tir la fupériorité de certai- nes preuves. Ces gens ne peuvent ni difcerner le p.^rti le nlus probable , ni par conféquent l'em- braffer préférablement à tout antre. Cette diver- fité de génies qui eft û fort à Pâvantage de cer- taines perfonnes, me porte à croire que fans faire tort au Genre humain , on peut affùrer qu'il y a plus de différence entre certaines per- fonnes & d'autres, qu'il n'y en a entre certains hommes & certains animaux. Je n'examine pas la caufe de cette diverfité, bien que pourtant
[l'ex
De r Erreur, LiV. IV. 257
l'examen de cette qneftion fpéculative fiât de très- grande confequence ; cela ne fait rien à mon def- iein préfent.
Iir, La rroifiéme caufe d'erreur cft qiCon ne veut pas faire iifage des moyens d'avancer (es connoijjances. Bien des gens négligent de s'in- ftruire , quoiqu'ils ayent aRez de bien, de loilir, de talens même pour arriver à la connoiflance de diverfes vérités. A l'égard de quelques-uns, c'eft-là un effet d'un trop violent attachement aux plaifirs , à l'égard de quelques autres, c'ell une fuite d'une certaine négligence , ou bien d'une averfion particulière pour les Livres & pour l'E- tude; d'autres négligent les Ecudes par une trop fcrvile application aux allaires de cette vie; & d'autres enfin , par la crainte qu'une recherche trop impartiale ne fût défavorable à celles de leurs opinions qui s'accordent avec leurs préju- gés , leurs manières de vivre , leurs deffeins , &c. C«s gens-là me font rtflouvenir de ceux qui ne veulent pas arrêter leurs comptes , afin de ne pas voir ^ue leurs affaires font dans un très-pitoya- ble état.
Une chofe qui m'étonne, c'efi: que parmi ceux à qui de g-andes richefles donnent le loi- flr de cultiver leur entendement , plufieurs , ou même la plupart puiffent s'accommoder d'une molle, d'une lâche ignorance. Il faut avoir une opinion bien balle de fon Ame, pour dépcnfer tous fes revenus à foigner le corps fans en em- ployer aucune partie pour acquérir de la con- noiflance.
Jr ne dirai pas ici combien cette conduite eft
{^éraifonnable pour des gens que leur intérêt ob-
R 5 IJge
S58 ^é l Erreur. Liv. IV.
lige à penfer quelquefois à «ne vie à venir , ce qu'un homme raifonnable ne peut pas s'empêcher de faire quelquefois. Je ne m'arrêterai pas non- plus à faire voir combien il eft honteux à ceux qui profeilent de dédaisrner toute connoiffance ,, de fe trouver î.2,noi:ins dans les chofes qu'il nous importe extrêmement de connoître. M^is une chofe à laquelle je fouhaiterois que v-'ulufient faire attention ceux qui fe difent Gentilshommes ^ c't^ft qu'ils fe voypnt enlever par des gens d'une condition plus obfcure , mais plus fçavans qu'eux, le crédit, les honneurs & la puiffance; app^ma- ges prétendus de leur nailTance & de leur for- tune. Un aveuççle , à moins qu'l ne veuille tom- ber dans quelque précipice , doit fe laiiTtr con- duire par celui qui voit. Or celui dont l'enten- dement eft aveu}u,le, eft de tous les hommes le plus efclave ; & le plus dépendant.
TV. La quatriéne caufe d'erreur ce font les fn^jjes régies de probahilité. On p?ut les rap- porcer toutes à ces quatre.
I. On p'jfe pour principes des propoJtHons ou àouteufes ou faujfes. Un axiome, cenfé être un principe-, a une telle influence fur les opinions, que c'eft -par lui qu'ordinairement on jut^e de la vérité. Tout ce qui ne s'y accorde pas eft re- gardé comme impofTible. Le refpecc qu'on y porte va jufqu'à rejetter & le témoignage des autres hommes , & celui de fes propres fens , îorfqu'ils dépofent quelque chofe qui y foit con- traire. C'tft donc une confequence né-^eftaire , que l'obftination des hommes dans différentes Seftes, à croire des opinions direftement oppo- fces. quoiqu'également abfurdes, vient de ce qu'on adhère à ces principes traufmis par tradition avec
un
De PErrsur. LïV. IV. 259
un erpi-It trop opiridtre: plutôt que d'admettre quoique ce foit qui y loit iiitorRpatible, on c'e- favoue fes proprrs yeux & le témoignage de fes fens, on donne fans peine un démenti à (li pro- pre expérience.
2. On fe renferme dans certaines hyfothf-fes. Ceux qui donnent dans ce défiiut diJlérent de ceux dont je viens de parler tout à l'heure, en ce qu'ils conviennent avec leurs adveîn.ires des faits qu'on leur prouve ; mais ils ne peuvent s'accor- der , ni fur les raifons de ces faits , ni fur la ma- r>itre d'en expliquer les opérations. Ils ne fe défient pas ouvertement du tcmoignay;e des fans comme les prenàcrs : Ils écoutent avec patience les preuves qui font pour la vérité d'un fait; mais ils ne veulent pas fe laifier convaincre par des preuves fupérieures aux leurs, ni entendre parler d'aucune autre manière d'expliquer les chofes , que de celle qu'ils ont adoptée pour la véritable.
3. On fe laiffe aller à fcs pajjwns & à frs jocnchans. 11 eft aifé de prévoir de quel côté le dérerminera un avare, fi on lui préfente d'un cô- té les motifs les plus preflans contre l'avarici», & de l'autre l'tfperance de gagner des richrffes par de fordidcs moyens. Il ne peut pas i\m- pcciicr de connoître la force dfs motifs conk-e le vice qui le gouverne, il ne peut pas les élu- der; mais il n'en veut pas avouer la coi il ]uen- ce. Ce n'eft pas qu'il ne foie porté à fuivre le parti le plus probable; mais c'f^ft qu'il a la pu- iffance de fufpendre fes rechercnes, de les limi- ter & d'arrêter fon efprit , afin qnil ne s'engage pas trop avant dans l'examen de la matière en queftion. Or tandis que l'on ne fe permettra pas ce libre examen , on pourra toujours s'échap- per
$6o De r Erreur. l.i\'. W,
per aux preuves les plus évidentes par l'une de ces deux voyps que je vais indiquer, i. Les raifonnemens étant expriii é.> par des paroles , il eft bien peu de difcours nii l'on ne puiffe trou- ver à redire, ou fur qu'^lque expreffion qui peut- être conduit au faux , ou fur ce qu'il n'y a peut- être pas toute la liaifon reqnife entre quelqu'unes de ces nombreufes confequences que renferme quelquefois un raifonr^ement- Et en effet, il y a peu de difcours adVz juftes & afîVz clairs, pour ne- p^s fournir à un Sophifte des prétextes afTï'Z plaufiDles,'6c qui puilTent le mettre à l'abri du reproche d'a^jr contre la fîncérité & la rai- fop. 2. On peut s'échapper aux preuves les plus évid^^ntes, fous le pré: xre qu'on ne fçait pas tout ce qui peut écre dit en faveur du parti op- pofé ; & alors bien qu'on fe voye vaincu, on ne croie pas être obligé de fe rendre; car on ne connok pas toutes les forces qu'il y a en réfer- ve. Ce refuo;e contre la conv'ftion eft d'une fi grande é-endtiè', qu'il cft diffiriîe de déterminer un cas où l'un ne peut s'en fervir^
4. On règle Jon confentement fur les opinions reçues pour fes amis & [es voijîns, par ceux & de /a Secîe & de fan Pat; s. Combien de per- fonnes qui n'ont d'autre . fondement pour leurs opinions que le grand nombre, l'érudicion & la prétendue bonne-foi de ceux de leur parti ! Corn- me s'il étoit impolTible qu'un Sçavant, qu'un hon- nête homme ne pût pas être trompé, & que la vérité dût être établie pjr les fuffrages de la multitude. Tou«î les hommes peuvent fe trom- per; & en effet il y en a plufieurs qui emportés uniquement pîir des motifs de pafîlon & d'inté- rêt, ont donné dans des erreurs très groflleres.
Une
Ds ï Erreur. Liv. IV. 2^
Une chofc dn moins très certaine. c\ft qu'il r'y a point d'opinion fi abfiirde qu'on ne puiiTe eni- brailer par ce principe , puifqu'il efi: inipollîble de nommer aucune erreur qui n'ait pas tu Tes par- tifans.
Cependant malgré le grand bruit qu'on fait fur les opinions erronnées des homnies, je me crois obligé de dire , dans la vue de rendre jufti- ce au Genre humain, qu'il n'3^ a pas un fi grand, nombre de p' rfonnes dans l'irreur qu'on fe l'iroa- gitie comn unément. Ce n't-ft pas que la plupart ayent embr^ide la vérité ; mais c'eil qu'ils n'ont ni créance, ni penfée pofidve fur les doftrines qu'ils prétendent de croire. Qui voudroit inter- roger le plus grand nombre des Partifans d'une Secte, trouveroit eue ces matières qu'ils foû- tiénnent avec tant d'ardeur, ne font que des opi- nions qu'ils ont reçues des autres fans en avoir examiné les preuves. Mais il font réfolus à fe tenir atrat-hés au parti où l'éducation & l'intérêt les a engagés , & là comme de fimples foldats & fans connoiiTance de caufe , ils veulent faire éclater leur chaleur 6>' leur courage, félon la di* i:e6lion de leurs Capitaines.
CHAPITRE XXI.
Divifioji des Sciences,
^'HO>rME ne peut connoîrre que ces trois chofes : i. La nature des Etres avec leurs relations &: leurs m.auieres d'opérer: 2, Ce qu'il
eft
262 Divifloît dss Sciences. Liv. IV.
eiL obligé de faire en qualité ti'iigent raîfonnablô & libre peur obtenir quelque but, & particuliè- rement la félicite : 3. Le moyen d'acquérir la connoiffance de ces chofes, & de la commtïni- quer aux autres. On peut donc rapporter très- Gonnmodément les Sciences aux trois efpeces fui- vantes.
La première, & que je r\Qm.me Phyfique , ou Philofophie Naturelle , (en prenant ces mots dans un fens p'us érendu qu'on ne fait ordinairement) a pour objet la conftitui ion , les propriétés & les opérations de toutes chofes, foit matérielles foit immatérielles. Le but de cette fcience n'eft que la (impie fpéculation, & elle a pour objet toutes les chofes qui peuvent fournir. à l'efprit quelque fujet de méditation, Dieu, les Anges y les Efprits finis , les corps ou quelque s-iiues de leurs propriétés comme le nomb/e & la figu- re êff»
La Seconde, que je norame Pratique , en- feigne comme il faut aj^ir, pour obtenir ce qui nous efl: le plus avantageux. Ce qu'il y a de plus confldérabîe dfttis ce fécond Ch:f, c'efc la Morale; c'efi:-à-dire , l'art de découvrir les régies des aftions dont l'obfervation conduit au bon- heur , & les moyeïTS de mettre ces régies en pratique. Le but de cette fcience n'efi- pas la fpéculation feule, mais après nous avoir fait con- iioître le ju/ïe, elle nous porte auffi & y confor- mer nos aftions.
La Troiftéme , que je nomme Logique, con- fiée à confidérer la nature des lignes dont on fait ufage, foit pour entendre les chofes, foit pour, en communiquer la copnoiitanee aux autres. Les
Ghofes
Divifion d^s Sciences. Lir. îV. ±G^
chofes fe préfentent à l'efprit par leurs idées, & c'eit par des mots qu'on s'entrecommuniqne Tes idées; ainfi pour tout homme qui vcudroit envi- fa;j;er la connoiflance rrui^iaine dans toure fun éren- duë, ce iei'oit une chofe importante d'éxan iner & nos idées & kiirs cxpr-. (Tions; cf font-là les deux grands moyens de toutes nos connoiiTances.
VoTLà, ce me fenible la première, la plus générale & la pins naturtUe divifion de» objets de notre Enteniicment ; car l'efprit hun-.ain n'en peut avoir aucun autre. Or comme ces trois fciences , &: qui confiftcnt comme j'ai dit: i. à rechercher là nature des chofes, en tant qu'elles peuvent erre connues: 2. ù diriger fes aftioiis, afin de parvenir au bonheur: 3. à foire emploi des mots, enforte qu'on arrive à la connoilTîin- çe, &: qu'on puilîe la commu'^iquer aux autres: comme , dis je , ces trois fciences de l'efprit dif- férent entr'elles du tout au tout, il me femble qu'elles partagent le Monde mtelltUiiel en trois grandes Provinces entièrement féparécs & diitin- ctes l'une de l'autre.
Fia du Qualriémc & âcrnier Livre,
NOU'
Ç^'^'^^-^ . %
SUR LES IDÉES,
^^ E Cœlo defcendit, yy^ôi csocvrov. Juven^
CHAPITRE I.
Des idées en général.
'sA V9IR l'idée d'une chofe , & en avoir la ^\*. perception ou l'appercevance , ce font-la deux expresfions que je tiens fynoniniGS.
Ce qu'il importe le plus de fçavoîr fur les idées, c'eft i. Quelles idées on peut dèûnir, a. D'où viennent nos idées. 3. Ce que c'ijl qu'une idée claire & obfcure, complette & incompîette.
Nos connoîflances n'ont d'autre fondement ^ue nos idées: C'eft donc une confequence indu- bitable , qu'à tout homme qui fouhaite de péné- trer avec fuccès dans quelque matière de raifon- feement, il eft d'une nécesfité abfoluë d'avoir un
Si-
Dt'S idées en général. 26$
Siftéme fixe, & bien jufte, fur les propriétés les plus intimas des idées, comme font leur origine & la pojfibiUté ou impo(Jibi}ité â les dcjïnir , leur clarté & objcurité , leur dijîinïïion & confufîon» Comment donc s'ell-il prefque univerfi lleinenc éta- bli, que ces matières étoient infruftueufes , ou tout au moins dans une obfcurité impénétrable ? Je réponds, que c'eft prévention dans les uns > & parefle dans les autres. Dans les uns c'eft prév'^ention , parce qu*indiib'nftenient, mais néan- moins à faux, ils les funpofent toutes dans une élévation fi fublime , que l'efprit avec toutes fes forces, toute fa fouplefle, n'en fçaUroit jamais att<^indre la hauteur. Dans les autres c'eft pa- rère, car ils n'y veulent point méditer. D'ordi- naire ces gers-ci honorent du titre de derniers efforts de l*..fpric humain , les décifions des Phi- lofophes, qui ont trouvé le fecret de plaire oU par le ttilc, ou de quelque autre façon. Ces déci- fions font étourdies le plus fouvent & d'une fauf- feté palpable. Y a-t-il donc à s*étonner, s'ils méfeftiraent ces matières s'ils les calomnient^ comme étant ou obfcures ou infruftueufcs ? La vérité eft, quil ne peut y avoir de n.é.hode plus érrorée que celle de la plupart des IVèt^phyfi- ciens, qui ont cru de pouvoir tern.iner toutes les queftions fur les idées, par des réHéxions fur ce qu'on nomme les idées en général. Parvicn- droit on à la cotinr iffance des idées par des ré- flexions vagues , plutôt qu'on ne parvient à con- noître les fubftances particulières par des réfle- xions fur la fubftance, fur l'Etre en général?
Donc, pour démêler ces queftions. il À-mble
qu'il faudroit fe rapprocher de la méthode des
Nominaliftes, Ces Philofophes, felou qa'ils ce-
S cou-
266 Des îàé^s en général,
ccuvroient dans l'atr.c de différentes manières d'appcrcevoir, diftinguoient ifulii les idées ou les îjppercevances en divcrfes dalles, fixoient à ces cJaffes des noms particuliers, & pofoient pour régie: De ne pas ajjirmer de toutes nos idées , ce qui n'étoit pas particulier à quelqu'une d'en- tr'etles. Sage principe! S'ils ne s'en fulTent ja- mais écartés , il les auroit garenti de ces trois téméraires conclufions : Q^ue l'ame produit toutes fes idées: Qu'on les peut définir toutes, même celles du mouvement , de la liber lé, de i'ejprit , &c.
Et fi la Philofophîe moderne a abandonné cette méthode , ce n'eft pas fans des raifons bien puilTintes. Au Ton des termes concept, intelled(, fimillititde , intention première , & intention fé- conde , prifes toutes deux quelquefois en un fens étendu, quelqurfois en un fens refferré; & plu- fiears autres pir lesquels on exprirnoit dans l'E- cole les manières d'appercevoir; au Ton, dis-je, de ce grand nombre de termes barbares, où eft l'homme, qui n'étant pas au fait de ces matiè- res, ne fe trouve efiarouché, ne prononce bien vite que la fcience des idées eft non feulement obfcure, mais que fon langage eft oppofé même au beau ftile & aux belles manières de parler? C'étoient les préventions que faifoient naître les diftinftions & le ftile des Scholaftiques. Loués foient donc à jamais les Réformateurs de la vi- eille Métaphifique , de ce qu'ils l'ont purgée de ce prodigieux nombre de diftinftions trop fub- tiles, & de termes grofTiers, fauvages , gotiques mêmes , pour y fubftituer avec fa ftgniiîcation générale , l'expreffion charmante d'idée. Cette méthode qui abbrége fi fort , peut-elle occafion- aer de facheufes préventions contre l'étude? Et
faut?
Des Idées en gcnhaî. iSj
fans montrer une extrefne irjuflîce, peut-elle être accufée, comme fi elle ne condeicendoit pas af. fez à la véhémence qui porte l'homme à abbré- ger fes étodss? Non-feulement le terme d'idée eft d'un fon agréable ^ aifé jufqueslà même qu'il eùtre dans les converfations , où il ne s'af^jt de rien moi>is que de Métaphyfique; mais de-plus il débarraûe l'ciprit de je ne frai combien de dilHn- ^tions & de termes ; & enfin quelques réflexions fur ce qu'on nomme les idées en général, font fuppofer qu'on a approfondi la matière jufqu'au fond. Rien étoit-il plus propre à attirer les hom- mes à la fcience de foi-méme? jAinfi doitent s'ex- primer les Seftateurs de la Métaphyfique moder* ne, s'ils veulent parler fincérement.
Mais bien que je me départe de la voye or- -diiTaire da traiter la matière desideps; néanmoins puifque l'autorité inflexible de l'ufage a établi qu'on parleroit en termes connus, je me tiendrai, autant qu'il fe pourra faire, au fiile des Métaphy- ficiens modernes ; mais toujours , fans quitter de vue, ni la régie des Philofophes Nomînalifl-ps, ni l'efprit de leurs principes. J'efl:ime donc , qu'en vue de terminer Its queftions propofées , il faut civifcr nos idées ou nos appercevances en ces quatre genres, & qui répondent aux quatre dif- férentes manières dont je conçois que l'ame peut appercevoir. i. Quelques-unes de nos idées nous préfentent les objets extérieurs. 2. Les autres pous préfentent les objets de notre formation. 3. D'autfes ne font que des fentîmens intérieurs des aftions de notre am.e. 4. Il y en a enfin qu'on ne peut ranger fous aucune de ces trois claffes : tellas font les idées de l'infini, de i'efpa- ce, & peut-être quelques autres.
S 2 GHA-
CHAPITRE IL
Quelles Idées on peut définir,
BEFiNiR une idée, c'eft en exprimer les diverfes parties.
Sans faire trop d'honneur à cette qneftion^ j'ofe dire qu'il n'y en a pas de plus importante dans tout l'art de raifonner, & d'arriver au vrai. En effet, que le nombre des idées qu'on peut définir foit une fois bien fixe, & dès-lors on ver- ra tous ceux que l'amour du vrai a fincérement touché, on les verra, dis-je, au regard des ma- tières de fpéculation, vivre dans une paix, dans une concorde toute divine. La preuve en eft claire. Les idées fimples, comme elles n'ont point de parties, il eft impoffible de les définir, & par confequent d'en difputer. L*envie dévo- rante de la difpute ne trouve à s'acharner que fur les idées compofées ou complexes ; mais ces idées on peut les décompofer jufqu'à leurs fim- ples, avouées non-fufceptibles & de définition & de difpute. Que fi enfuite d'une pareille décom- pofition , on ne s'accorde pas , c'eft aflurément ou malice, ou ignorance bien groffîere. Ainfî donc, j'efpere qu*au même temps que je fatisferai au Texte de ce Chapitre , je mettrai dans tout fon jour ce grand & infaillible moyen d'union & de concorde.
I- Les idées des objets compofés , de quelque manière qu'ils foient connus , peuvent être défî- tïies ; mais non pas celles des objets fimples,
IL On peut définir toutes les idées qu'on nomme abftraites , & qui repréfentent des objets de notrt formation, comme les vertues , les vices,
&c.
Des Idéis qiCon peut àcfimr. 269
&c. Perfonne ne difconvient fur ces deux régies, & pour cette raifon je ne m'y arrête pas davan- tage.
III. Les idées ou plutôt les fentimens inté- rieurs des aftes de l'ame , ne peuvent point être définis. Je le prouve : i. l'Eflence de l'ame n'eft pas affez connue, pour faire une repréfentation jufte de fes manières d'agir. Que connoiffons- nous touchant notre Ame? Je penfe , je veux, j'apperçois , je fuis libre, & autres pareilles pro- pofitions, mais en petit nombre, mais incapables de toute extenfion: C'eft-là toute la fcience de l'Entendement humain : C'eft-là le fyftême le plus étendu de la Métaphyfique. Les décifions des Philofophes, quelque autorité qu'elles femblent avoir, paflent-elles ce point de certitude? Ce n'eft qu'imagination , que conjeélure , que faufletés.
Dans l'Ecole, une doftrine étroit eftiméebien folide, quand eile fe trouvoit fondée fur l'axiome parmi eux fi célèbre: Hœc fententia vera pjl, qnîci aîioquin non pojjent falvari miiltorum oplniones. Autant que cette maxime favorife peu les fenti- mens des fchohiftiques , autant fait-elle pour mon opinion touchant l'ignorance de notre ame. Hors un petit nombre de Métaphyficiens, interrogez tous les hommes fur ce qu'ils fçavent d'eux-mê- mes, ils repondront tous de la même manière. Tous diront, qu'ils penfent, qu'ils apperçoivent , qu'ils agifîent librement , &c. Demand-z leur en- fuite ce que c'eft que penfer, agir librement!, &c. ils n'en fçauront rien, ils déclareront Ingé- nument leur ignorance. Or fi l'on pouvoit con- noître le jeu des aftions de l'ame, le Vulgaire, les femmes , les enfans , eux à qui les préjugés n'ont point altéré l'efprit fur ces matières, ne connoîtroient-ils pas ce méchaoifme d'une manie- S 3 re
zyo De^ Idées qiion peut définie.
re plus vive & avec plus d'anurance que pfefqo? tous les Sçavsns. qui ne fe conndiflent plus que par le fyûeme du collé,L^e. Qui en croirons-nous plutôt , ou Sancho pança , quand il fait le récit de l'intréniditô avec laquelle fon maître enfonça deux troupeaux de chèvres & de brebis; ou Don Qtdxotte , quand il dit que c'étoient deux armées innombrables qui alloient en venir aux mains , & décider du fort de deux très vaftes Empires?
Seconde raifon. Définir un fujet, c'eft en marquer les diverfes parties , les diverfes proprie- tés; mais les a6les de l'ame vouloir, appercevoir, agir librement , nous les fentons d'une manière indiviuble. Donc on ne peut point les définir.
De toutes les erreurs des hommes, fi tant efi: que définir les aftes de l'àme foit une erreur, il n'y en a aucune bien affàrément , qui ofe fe promettre des fuccez plus heureux, & qui foit. plus afîarée de mettre fes défenfeurs en réputa- tion de Bel-Efprit Peuvent-ils la maintenir dans fon antique pofleffîon? Les voilà dans le plus haut cotnble de la gloire. Mais vient-elle à tom- ber ? Jamais on ne les accufera d'avoir tenté l'ex- plication de la nature. Leurs fyftemes feront des jeux d'v'fprit, des exercices de poëfîe; & comme d'attrihner à Jupiter, à Mars, à Venus, ce qui ne convenoît qu'aux hommes, il n'y avoit rien dans cette doftrine d'aufil poétique qu'à attribuer des parties à ce qui ti'en fçauroît avoir, comme la volonté, la liberté, &c. Il efl: de la dernière évidi^nce, que pour l'invention des fujets de la Poëfie on éievpra les Théologiens & les Philo- fonhes définiffeurs de |a liberté, au-delîus d'un Borner e, d'un Héftod' , d'un Firgile, & de tout ce que le monde cn*":er a jamais produit de Poè- tes les plus illuftres. Je n'oferois pas même jurer
qa'uq
Des Idces qu'on peut définir, 271
]n'un jour on n'allé;^orire leurs Poèfies, & qu'on v.'y trouve renfermées toutes les connoijSîinces
jumaines.
Tfoijii:me raifon. Ces deux preuves font gé- . érales: Il y en a de plus contre la dcllnition û^ cbvTque :>.Cte en particulier; mais elles font trop ailées pour s'y arrêter. Kéanmoins, la quc- llion de i:i liberté étant de la plus haute confe- qaence , & comme elle iniîuue fur les matières de Théologie & de Morale qu'il importe le plus de bien f(^::!Voir, il eft à propos de s'y arrêter un peu plus particulièrement. Je dis donc, que li elle pouvoit être définie, ou. ce qui revient au niêri;e , fi elle éroit compof6e de parties connues; ces parties devroient être la perception , le juqe- îiient , la volonté, agir en confequence de la der- nière rèfohttion du jugement. Nous ne connnis- funs rien autre dans ce monde, qui puiHe êcre corjecturé faire cette prétendue définition : du mo'ns toutes celles des Philofophes en différentes Se- ntes ne font elles qu'un alliage difî'érent de ces quitre facultés, ainfi qu'on les nomme mal à-pro- pos. Or toutes quatre elles font néceffaires. Donc il efl iinpoflible, alliez-les de la manière qu'il vous plaira, qu'elles forment la liberté; la liberté, dis je, qu'un fentiment intérieur & invifîble, uous force d'avouer exempte de toute nécefTité, de tou- te contrainte. J'ai dit que la perception , le ju- gement ^ la volonté, & ce que trrs-improprement on appelle agir en confcquence du jugietnent , étaient vccejfaires ; ou ce qui ell- la même cliofe, ne ren- fermoient aucune force mouvante : je vais le dé- montrer en trois mots. La perception eft néces- faire, perfonne n'en doute. Le jugement, c'eft décoiwrir qu'une opinion efl fupérleure en preu- ves à une autre opinion ; ainfi, à le bien prendre , "' S 4 cette
27? Des Idées qiCon piut définir.
cette faculté ne difîere point de la perception , eiie eft dooc néceflaire auffi. La volonté fe tour^ ne l'écefiairement vers le plus grand bien reconnu pour tel; car il n'eft pas à Ton pouvoir de préfé- rer un moindre bien à un plus grand; elle eft donc néceffitée. Pour la quatrième faculté , il fe voit par fon expreffion feule, qu'elle doit être ranu,ée dans la même catégorie.
Il fe trouve des Auteurs qui croyent avoir folidenient établi une doftrine , s'ils l'ont appuyée de cp qu'en termes de l'art on appelle argument ad Hominem. Cette voye de prouver eft , je l'avoue, erronnée & frauduleufe; & fi je vais pro- pofer des raifonnemens de cette efpéce, ce n'eft qu'à deflVin de porter plus efficacement le Le- cteur à être attentif aux preuves ci deffus mention- nées, & que je fortifierai encore dans la fuite. Donc, pour m.e fixer à la liberté, je prierois fes Déiinifleurs de dire pourquoi cette faculté pour- roit être définie plutôt que la perception & la penfé? qu'on avoue incapables de toute explica- tion? D'où vient que les Saintes Ecritures ne dé- finiliVnt cett^e faculté nulle part, bien pourtant que fclon des Théologies, foi-difuit Chrétiennes, fon explication foit article de foi? D'où vient au-con- traire, que la définir, c'eft s'éloigner de l'efprit du Chriftianifme? Car cette P^iilofophie contre la- quelle s'écrient avec tant de véhémence les Ecri- vains Sacrés , que pouvoit-ce être que les difpu- tes, principalement fur le libre arbitre? Enfin je les prierois d'en produire une définition, qui ne mène pas direftement au Fatalifme, cette erreur inonftrueufe, fî fouvent oppofée , & toujours in- viné-iblement contredite par un fentiment intérieur & irréfiftible. Qu'ils fouillent dans les Livres de toutes les Sectes , Stoïciens ou Epicuriens , (^'a«-
fénijîes
Des idées qùon peut définir, 273
fèniftcs ou Molinijîes & autres , ils n'en déter- reront aucune où le Fatalille ne trouve renfer- mées , dans leur entière plénitude, toutes fes pernicieufes erreurs.
J'kxcepte néanmoins la définition qui dit qu'être libre , c'ell: avoir la puijjance d'agir ou de n'agir pas. Il eft tout vifîblf^ que ce n'eft ici qu'un galimatias tout pur. Aftion, puiflance, liberté, font entièrement fynonimes: En effet l'action fans liberté, fans puiffance, n'eft plus aftion, c'eft palïîon: De même la puiffance fans liberté, fans action, ce n'eft plus puilïance, c'eft être forte; & la liberté fans puifiance & aftion, cV'ft- être néceftîfé, c'eft être contraint, ^t, ainfi cette définition prétendue revient en efiét à celle- ci : La liberté eft ta liberté de la liberté; La puijfance ejl la ■puijfance de la puiffance, &c. Je ne dis pas toutefois qu'une expreffion ne puifle, ne doive même s'êclaircir par fes fynonî- tnes ; mais les arrani!;er d'une manière auiîi illi- cite, aufli peu grammaticale que dins la définition dont il s'agit, c'eft contre ce défordre qu'il fera toujours permis de s'écrier.
Selon donc toutes les apparences, les aftes de l'ame, & particulièrement la liberté ne peut point être céfinie. Nous n'avons aucun modèle, aucun Archétipe pour régler, pour corri- ger ("d définition. C'eft donc dire vrai, d' ".ùrer que l'obftination à la définir nourrit un fond inta- riiTable de difputes & d'aigreurs ; que la viftoire ne fera jamais à ceux qui profeft*ent la vérité, ou qui y touchent de plus près; mais qu'elle leur fera toujours enlevée par des difputeurs de profelîion , ces Sophiftes qui font un emploi fi criminel de l'art dangereux de fubtilifer. Si je prophécife jufte, l'expérience des difpuces paflees peut nous en inftruire. Jk
274 ^^^ ^^^'^ qu'on petit définir.
Je préjuge bien , que l'on donnera plufîears attaques à ces principes. Je vois d'abord & les Fst;ali(l-es , & les Partifans des divers fyftéraes far la liberté, entrer contre moi en \\g\XQ offen-r five, & tous enfemble s'écrier que ma doftrihe eft du dernier abfurde; qu'ils ont des preuves que la liberté confifte dans telle & telle chofe, & doit- par confequent être définie.
Le Fataliile par exemple, ne manquera pas de dire d'un ton de viftoire afl'ûrée: Dieu a prévu tentes nos acïùins: Ce que cet Etre tout parfait Ci prévu doit nêcrjjaireiiient arriver:. Ce qui ar- rive nécejjairement ne fçaiivoit être un effet de la lihtrtè : Donc, l'hom-'ne ejl nècr[Jîiè aux avions que Ditu a prévues: Donc, ce qu'on appelle être libre, ce n'ejî tout au plus, qu'ion confequence de certaines raijons, de certains motifs, être invin- ciblement porté à telle, ou telle action parhculicre; & la liberté ne peut être qu'une néceffité exempte de contrainte extérieure. E'ie peut donc fe dé- finir : îl n^ij a que l'ignorance- qui puijfè affûrer le contraire.
Pour repouffer cette première attaque, je n'ai qu'à montrer, que bien qu'il y ait dans ce raifonnement quelqu'ombre de vraifemblance, il doit néanmoins céder à la force invincible dû fenciment intérieur que nous avons tous de rotre liberté. Je dis donc, en remontant à des princi- pes un peu éloî::^nés, qu'il y a trois divers de- grés de connoiffance.
Le premier: Quand on apperçoit les chofes immédiatement & fans déduction ; de cette ma- nière l'on fçait qu'on éxiile , qu'on penfe , qu'on eft libre, &:c. Le fécond: Lorfque par l'enter^ mife de certaines idées, de certaines proportions, on apperçoit d'une manière immédiate, que telle
chofe
Des iàkes quon peut définir-: 275
thofe doit être ot? ainrmée ou niée de telle on telle propofîtion, ou idées; c'eft ce qu'on appelle conuoître par démonftratior. ; de cette manière on eil certain que les trois angles d'un triangle font égaux à deux droits. Ls troi/léme, & qui ne porte le nom de connoiflance que trcs-abufive- ment : C'eft n'avoir la démonftration que de quel- ques parties d'un Tujet, & toute fois fuppofer , mais fans avoir de connoiflance démonftrative, que telle ou telle chofe doit être affirmée tou- chant les autres parties du même fujet; c'efl: ce qu'on nomme conjrcfurc. Cela pofé: Bien cer- tainement il cfi: d'un homme fage & philofophe, quand il s'ai^it d'opter entre deux opinions, de ne pas permettre que la conjecture & la démonftration pré- valent jamais à la connoiflance immédiate, qui eftie plus haut degré de certitude où l'homme puifle atteindre en cette vie. Conjefrures donc intrérî- eufes , vraifemblance.? bien foûtenuës. argumens apparens, &'fi vous voulez, démonftrations clai- res 6: évidentes, aucune de ces choies ne peut rcnverfer la doftrinç de la liberté an fens que \e l'ai prife: Elle eft établie, cette doftrine, lur la connoilfance immédiate; c'efl-à-dire, fur des fon- deinens qu'il efl auffi impoffible de renverfer, que de renoncer à ia nature de fon Etre même.
UxE autre confîdération à faire contre cet argument efl, qu'il ne fçauroit être élevé jufqu'au genre de la connoiffance démonf^rative. Con- noiffîirce démonftrative, je le répète, c'eft ap- percevbir par une troifiéme idé'»; mais apperce- voir TMMéDiATKMKNT, Oue telle chofe doit être affirmée de telle idée. Or je vous prie , dans l'objeftion propofée, avons-nous une idée com- plette de la prévoyance infaillible de Dieu, de j'Etre fans bornes & fans reftriftion, qui eîl: in- finie
2y6 Des idées qu'on peut àêfinir,
finiment infini, & dont les manières de penfer furpaffe autant notre foible portée, que le Ciel furpaffe la Terre, ainfi que parle le St. Efprit? Connoiflbns-nous de fcience immédiate, & la nature de notre Ame & fes manières d'agir? Nous ne faifons que conje6hirer fur ces t^rands objets. On n'y connoit rien de fcience affùrée; & par c.onfequent, c'efl: peut-être honorer trop cette Objection, de la laiffer palier comme une allez miferable conjefture. Que ceux-là font pea propres à l'étude de la Philofophie, qu'une cru- elle fatalité oblige de préférer à la connoiflance immédiate, ou la démonftration , ou la conjecture! Il demeure donc ftable que l'homme eft libre, & qne cette objeftion, qu'on prédifoit devoir être la machine fatale du renverfement de mon fy- ftême, ne fait pas feulement autant qu'y toucher.
Les Philofophes des autres Seftes, par des raifonnemens aufii éloignés , prétendent de même que la liberté confifte dans la définition précife qu'ils en donnent, & confequemment qu'on doit la définir. Je n'aurois jamais fait fi je voulois les fuivre; & après tout, leurs raifonnemens ne font pas de nature à pouvoir dérober leur fallace à une médiocre attention.
Seconde Objection. N^ejî-il pas vrai que les Hommes dif courent fonvent de la liberté ^ avec une telle évidence , qu'il n'y a perfonne qui fe méprennt, fur leur penfée, qui n'en attrape an jujle et le but et la force ? Cela ne peut fe faire néan- moins, fi la liberté efl incapable d'être expliquée; cjtr un difcoiirs , ou le fens des paroles efl entiè- rement perdu, ne fçaiiroit être qu'un alliage con- fus ou inintelligible de mots & d'expreffions; 6? il ne fert de rien de vouloir échapper à la force de l'obje^iony fur ce qu'on ne définit point les
cou-
Des idées qiton peut (définir, 277
couleurs, & que pourtant on en parle d'une ma- nière très-intelligible; car il faut Jç avoir, qu'en montrant les couleurs , ou en indiquant les Jiijets où elles fe trouvent, on les fait connoUre d'une manière bien claire & bien certaine. Mais au regard de la liberté, fi on ne doit pus la définir, comment en avoir la con;w:JJance ? Comment la communiquer aux autres?
Voici comtnerit. Sans y être forcé, je fine promené, enfuice je me repofe, & fais d'au- tres atlions de cette nature : Je les appelle libres, & donne le nom de libet-té au principe qui en efl: la caufe. Un autre homme fait les mêmes aétionSj ou d'autres de iiiême efpece, & à mon imitation il les nomme libres, & leur principe liberté. Par la voye des définitions & des ex- plicatioîis, oferoit-on dire qu'on parvient à l'intel- ligence des mots, ou plus promptement, ou plus certainement?
TROisiéME Objection. Que d'abfurdités dans ce nouveau Syfléme ! ^''y inventerai les opinions les plus ridicules , je les foûtiendrai avec le plus de hauteur, & que perfonne ne foit fi o/é que d'en exiger une explication nette. li rece- vroit pour toute rèponfe , que ces do&rines ne peuvent pas fe définir. On les connaît, dirois- je , par fentiment intérieur, & du refîe il eft té- méraire & d'une craffc ignorance de ne pas tes embrafj'er comme véritables. L* Enthoufiafme a-t-il jamais inventé rien de plus pitoyable ?
Toute la force qui paroît dans cette ob- jeftion , vient peut-être des faufles idées fur la nature de la connoiflance. S^ns m'arrèter à ce qu'en peuvent avoir dit les autres, il me paroît évident que nos idées , comme les unes viennent de dehors & qu'on trouve les autnes en foîmême,
que
278 ^^s idées qu^on petit àè finir.
qu9 les unes font-fimples & les autres ccmpo- fées; alnfl la connoiiïance doit être fufceptible de nouvelles propriétés, de nouveaux attributs, à proportion de fes objets. Sur ces principes, je lerois incliné à croire, que la connoiflance des objets compofés & la perception ou du rapport ou de l'oppofition de leurs idées , que celle des aftes dé l'ame eft le fentiment intérieur de foi- iTiême, & que celle des objets extérieurs & fim- ples doit confifter en quelqn'.^utre chofe. On pourroit nieme, ainfi que je le conçois, combiner nos idées en tant de diverfes manières , qu'il y auroit néceffité abfoluè' de donner, à la connoif- fance de chaque combinaifon, une définition in- dividuelle. Si l'on n'admet pas ces diftincdons, on bouleverfe l'eflence des cliofes; ce que la nature a diilingué on le confond , & par «^es confequences né jeffaires on peut fe voir prefTé , jufqu'à faire aveu qu'en efiet il n'y a point de connoi.Tunce. Or pour revenir plus particulière- ment à mon fujet, quand par plufieurs raifons j'ai établi que la liberté ne peut pas être définie, je n'ai point autorifé les imaginations déréglées des Enthoufiaftes, &' qui contiftent en ce qu'ils ne veulent poipt définir les connoiffances compo^ fce5, ni en rendre de raifon. La liberté eft d'un tout autre genre de chofi^g : Elle n'elt point un objet compofé; & fi mon fyftéme ne convient pas avec la doftriue de quelques Philofophes d'un grand nom, que l'on ne connoit rien que par la vu'è ou du rapport ou de l'oppofition de nos idées, d'où à la vérité il fiiivroit, que fi on ne dent pas la définir , on ne fçauroit avoir de con- doiiïance; qu'on fçacbe néanmoins, qu'il n'eft nonné aux hommes aucun autre moj'en pour s'inftruire de la liberté, que l'inexplicable fenti- ment intérieur de foi- même. Qua-
Des idées qi^on peut définir. 2 i
QiiATRicixîK Objection. Qui a Jani'y -^ oui parier que l'on pût agir avec libti-té, >uaè- pendninment de toute perception, aucint tucive gîte le jugement ait balancé la force des preuves y & qne la volonté fe Joit portée vers tel ou tel parti ? Ce font-lâ néanmoins les abjurdes coufe- qïiences du fyficiv.e qu'on nous débite ; ce bidu fij- jlcme qui nie que la liberté foit compofcp dis faail- tés de vouloir , de juger , &c. C'ejt ici où toute fn fnihlcffe fe décourre, & où certainement l'on ne pourra jamais donner de rêponfe jatis-f ai faute.
L'on me permettra néanmoins de dire, (mais en tranchant cette invincible objection en trniç mots) que parmi les Philofopbes il efl unû vcrreilfment avoué, que la perception, le juge- ment, la volonté, la liberté, font quatre facultés dixTércntes. Je fuis de cet avis. Or l'ufage qui me vient de cet aveu, je prie le T.eftenr de le prendre de la bouche vérérable de- M, Locke ^ Liv. IL Chap, XXL quand il agite la queftion - Si une faculté peut agir fur une autre faculté? Ou ce qu'après une légère attention on verra bien être la même chofc; Si trois, quatre, ou tant de facultés peuvent faire qu'une Jcule?
IV. Je viens aux idées de la quatrième efpece , Vefpact & finfni. Commenrt:, diront quelques-uns, des idées d'une quatrième efpece? Nous n'y pouvons plus tenir; c'eftlà introduire tout le fatras des diftirftions de l'Ecole; ce jou"" infupportable , dont prcfque cent ans de Philo- fopbes de premier ordre ont eu peine à nous tirer. A la bonne heure ces plaintes: mais suffi qu'on fe rcfolve à n'avoir jamais d'idée jufte, ni fur l'efpace, ni fur l'infini; Car je pofe que
les
â8o Des idées iju'on peut définir.
les rapporter à quelqu'un des trois genres d'idées^ ci-deffus mentionnées, c'eft tout conime fi l'on jugeoit des hommes par ]es animaux brutes. Le folide raifonnement que feroit celui d'un Ora- teur qui , de ce que la plupart des animaux nég- ligent leurs petits peu de temps après leur naif- fance , déclameroit de toutes fes forces , que de ne p:is abandonner de même fes enfans , c'eft le dérèglement le plus effréné, c'eft le dernier com- ble du Vice !
VouDRdiT->oN, far exemple, (& c'eft l'unique parti différent du mien , qui puifle fe revêtir de quelqu'air de vraifemblance ) voudroit- dUj dis- je, rapporter l'idée de rinfiiii aux idées de notre forme par des additions continuelles dont on ne voit jamais la fin ? Mais eftil bien vrai qu'on ne puifle jamais arriver aux derniers termes (3e ces additions? Quelqu'un a-t-il entre- pris ce travail ? Non , repartira-t-on bien vîte« Un moment de réflexion nous en h\t voir toute la témérité. Donc, répondrai-je, c'eft une aflu- fance qu'on ne peut jamais voir la fin de ces ad- ditions qui fiût l'idée de Tinfinî. Donc cet- te idée n'eft point une fuite d'additions fans nombre; car elle prévient toutes ces additions^ elle montre toute rimpoffibilité, & fe fait fentir à ceux qui ne fçavent pas compter jufqu'à mille j non pas même jiifqu'à vingt. Donc il faut ad- mettre un quatrié:7ie genre d'idées; car celle de l'infini n'eft point de notre formation , & ne vi- ent ni des objets extérieurs, ni des fentimens de notre ame.
J'en dis autant de celle fur l'efpace : Et pour preuve je ne ferai que rapporter, mais fans tirer aucune induftion , ce que nous dit fur cette ma- tière M. le Doéteur Cl arc*
Des Idées qu'on peut àkfîràr, 281
^e crois, dit cet iiluftre Philofophe, *) que toutes les notions qu'on a eues touchant le nature de i'fjpace , ou que l'on s'en peut former , fe ré- duijent à celles ci. L'efpace êfl un pur néant, oit il n'ejl qu'une Jlmpie idée , ou une jUnple relation d'une ch'ù}e à une' autre ; ou bien il ejl la matiè- re, ou quelqu'autre Jnbftance, ou la propriété d'une fubjlance. Jl eft évident que l'ejpace n'ejl pas un pur néant ; car le néant n'a ni quantité, ni dimen/ton , ni aucune propriété. Ce principe ejî le premier fondement de toutes fortes de Jci- ences , & il fait voir la feule différence qu'il y a entre cfi qui éxifie & ce qui n'i'xifte pas,
Jl efl aufji évident que l'eipace n'e/l pas une pure idée ; car il n'ejî pas pofjible de former une idée de l'efpace qui aille an delà du fni , & ce- pendant la raifon nous enffigne que c'efl un», con- 'tradicîion que Vejpace lui-même ne foit pas a^nel- lement infini.
il n'efî pas moins certain que l'efpace n'efî pns une (impie relation d'une cho/'e à une autre , qui réfulte de leur fituation , ou de l'-^rdre qu'ellfs ont entr'elles , puifque l'efpace eft une quantité: ce qn'an ne peut pas dire des relations tel es que la fitua- tion & l'ordre, (^'ajoute, que fi le monde ma- tériel ffî, ou peut être borné, il faut néceffairf- ment qn'il ait un efpace a^uel ou po(fible au-dilà de t' Univers.
Jl efl aujjt très évident que l'efpace n'efî ' pas la matière: car en ce cas In matière fer oit néces- fairement infinie, & il n'tf aurait aucun efpace qui ne réfijlât au mouvement ; ce qui eft contraire a l'expérience. Il n'tfî pas moins certain . que T l'efpa-
*) ofe me fers de la TraduBUon du fçavant M^
DE LA RoCHS.
282 De rGrÎQ-we de vos Idées,
i""fpace^ n'eft aucune forte de fuhflnnce , puijque î l'pice infini ejî i'iivmenjité ^J non pas l'umnen- fe; au lieu qu'une fi.b fiance infinie efi l'immenfe 6? iion pjs l'tmmfnftfé. Comme la durée ■ ti'ejt pas uns Jubflance , par-e qu^ une durée' infinie efî l'E- ternité Sf non un Etre Eternel; mais vue fubfian- ce infinie, efi un Etre E'rrnel , & non pas l'Eternité.
Il s'enfuit donc nkeffiiirement de ce qu'on vietit de dire, que l'e/pace efi une propriété de la mê- me manière qiip la durée. DImmenftté efi une propriété de l'Etre immenfe,' comme l'Eternité efi fine propriété de l'Etre Eterm h
Pu rpfl-e il n'y d nas d'apparence qu'on pui£fë jamais définir ces idées.
CHAPITRE m.
De rOri^lre de nos Idées,
'ù>
'oMME il en eft de pli fi urs autres queftions, de même en eit il de celle-ci. Onelques-unes de leurs branrhes font connues de fcicnce certai- ne; mais on ne fait que conjecturer les autres. Développons ce qu'il y a dans cette matière de certain & de douteux. Cette connoiflance ne fçauroic manquer d'avoir fes ufages.
T. Sur l'origine des idées des objets exteri~ ews. La n échanique interne des corps & les Loix en vertu defquelles elle produit en nous de certaines idées; ces deux chofes font au-deflusde toutes nos connoiflances. Il feroit donc ici d'une téniêrité impardonnable de vouloir erre pofitif fur L'origine de ces idées. Tout ce qu'on a d'aiTùré
dans
De r Origine de nos Idées, 2S3
dans cette matière , le voici : Que c'.Jl m con^ e- qnence des Luix tvesfages & à houj inconnues, de la Divine Bonté, que les corps ex.ueht cette infiniment mervciLenje awerjité u'iû-'-ls & dUijpeâs,
II. Les idées de totre foruiation . pius parti- culièrement conruès fous le tuur, d'idces ahjlrai' tes, comme font les vertus 6f les vices, les gen- res & les cfpects des cliojes^ ^z. il tft tout vilî- ble que nous en femmes les cré tteurs & les con- fervateurs ; nogs en avons tout l'honneur & tou- te la CTloire. 11 ne peut donc y avoir de doute fur leur origine.
TIL Les icées d^^s ferfimers intérieurs des aftes de l'ame font itifén.irabli^s de nuu>-iriê:nes Nous en fommes néceflMrc ntent touché*; elles font même une bonne partie de notre ( flVnce. Quel inconvénient donc à dire qu'elles font in- 'nées ?
IV. Que de conjoftures fe préfentent 'a l'ef- prit fur l'origine des idées de la quatrième efpe- ce , comme l''efpa:e & l'infini. La plus vraifun- blable de toutes , ne feroit-ce pas qu'on n'en peut rien fçavoir : Et la moins abfurde^ q.'on les voit en Dieu en prenant cette exprcfnon dans le ftns le plus nifonnable qu'on peut y donner?
L'iDCE des Chrécicns fur lu nature de Diku, comme ils l'acquièrent ou par le raifonnen-ent, ou par ce que leur en ont appris les autres hom- mes & l'Ecriture Sainte , ne prouve point ]'é\i- ftence de cet objet Inimenfe: Mais l'idée de l'in- fini dé.nontre à nion fens au moins l'éxiOence d'an Etre pins p^ruiit que nous, d'un Erre dont les perfections font incomprelienfibles; qui nous a formé & qui a imprimé dans nos efprits ctS impénétrables f'ntiniens d'infinité. Si la rioclrine de plufieurs Philofoplies ne femble pas conduire
a cet
284 ^^^ ^^^^^ compUttes ^ incompJettes tfc'.
à cet aveu , c'eft par une confequence néceflaire de leur Syftêine, que l'idée de l'infini eil One idée de notre formation.
N^ "-rt^^r s% S«-v
CHAPITRE IV.
I)cs Idées compleftes & incomplettes^ claires & obfciires,
(( l) E veulent dire les Pliilofophes par les idées ^^^ qui font en elles-mêmes complettes ou in- coiny ettfs , claires ou objcures, êic. ? Car y a-t-il de telles idées ? Y m a-t-il iuicune qui ne puiiîe être fiifceptible à même temps & dans le même Jiomme, quoiqu'ù divers ét^ards , de clarté & d'imperfeftion , &c. .le didingue donc nos idéeg- ou en tant qu'on réHé^^hit en foi même fur le rap- port avec leurs Archécipes, ou en tant qn'i-n en parle avec les autres hommes. En ce qu'on les confidére oar rapport à leurs Archétipes, elles font complettes ou incon plettes : Et en ce qu'on en parle avec les autres hommes . elles font on claires ou obfcures. Leur clarté & obfcurisé ne regarde que le difcours; & leur perf^ftioii & im- perfe<ftion n'a de rapport qu'à leur convenance avec leur Archéripe. Voi-là tout le myflére de cette queftion; & ce qu'on a dit des idévs diftin^ ftes & confufes , vrayes & faufîes, exactes & inéxaéles, &:c. ne peut guéres fervir qu'à brouiller.
FIN,
■.==3
TA-
TABLE
DES CHAPITRES
ET
DES MATIERES.
J^RÉ.
lEFACE. Page r.
AVANT-PROPOS. 7.
EXTRAIT, /i7i7 par M. Le Clrrc, du Pre- mier Livre par M^ Locke , fur l'Entendemenû Humain. ' ii,
LIVRE SECOND.
Chap. T. Des Idées en général, & de leur ori- gine. 22.
Chap. II. Des Idées fimplrs^ 27/
Chap. III. Dis laces qui nous viennent par un feiU Jtns. 28.
Ch. p. IV. De la foliditè. 2Ç*
Chiip. V. Des ïdéis Jimplcs qui viennent par di' vers fens. 3r.
Chan. vr. Des Idées fniples qui viennent par la Réflexion. 32.
Chap. vu. Des Idées finip'.es qui nous viennent par la Stnfation ^ par in R-Jîcxion. 32,
Chap. VI II. Autres conjidérations fur les Idées fwtpies. 36.
Chap. IX. De la Perr-^ption. 42.
Chap. X. De la faculté de retenir fes Idées. 44,
Ch..p. XI. De quelques autres opérations de l'E.
/prit. 47-
T 3 Chap.
Tûhîe des Chûpitres
Chap. XII. Des Idées complexes. Page go.
Cbap. XI II. Des Modes fimples , & première- ment de ceux de Vefpace. 53.
Chap. XIV. De la Durée & de fes Modifications fimpks. ^ 55»
Chap. XV. La durée & l'efpace , confidcrés entr'eux. 59.
Chap. XVI. Des Nombres. 61.
Chap. XVII. De f Infinité, 62.
Chap. XVIII. De quelques autres Modifications fimples. 64.
Chap. xjx. Des Modifications de la Penfée. 66.
Chap. XX. Des Modifications du Plaifir et de la Dqulrur. 6j.
Chap. XXI. De la Puijfance. 69.
Chap, XXII. Des Modes mixtes. 85.
Chap. XXIII. Des Idées complexes des fubfian- ces. • 89.
Chap. xxTv. Des Idées collectives des fubfia}i- ces. 93.
Chap. XXV. Des Relations. 94*
Chap. XXVI. De la Caufe, de l'Effet , & de quel- ques autres Relations, 95.
Chap. XXVII. De l'Identité & delà Diverfité. 97,
Chap. XXVIII. De quelques autres Relations. 103.
Chap. XXIX. Des Idéeslclaires & obfeures , difiin- Ses & confufes. 10 g.
Chap. XXX. Des Idées réelles &? chimériques. 112.
Chap. XXXI. Des Idées complettes & incomplet, tes. ^ 113-
Chap. xxxTi. Des vraies & desfauffes Idées. 116.
Chap. XXXIII. De la liai/on des Idées* 120.
LIVRE TROISIEME.
Chap. I. Des Mots 6? du Langage en gênerai. 12.^*
Chap*
et des Matières.
Chap. II. De la lignification des Mots. Page 126. Chap. iij. Des 1 innés i^énêranx, 129.
Chop. IV. Des Noms d s Idées ftmples. 134.
Chiip. V. Des Noms des Modts mixtes & de
ceux des Relations. 137*
Chiip. VI. Des N'ouïs des fubftances. 140,
Cli-ap. VII. Des Particuks. 145.
Chap. viJi. Des Termes abflraits & concrets. 147. Chap. IX. De Vlntperfcïïion des Mots, 148.
Chap. X. De l'Abus des Mo's> 352.
Chap. XI. Rentédes contre les Imper ferons & its
yibiis du Langage^ 159.
LIVRE QUATRIEME.
Chap. I. De la Connoijfance en générnl. " 164. Chap. II. Des degrés de notre Connoijjance. if-', ChL.p. III. De Vélendm de nos Connoijjance s, 173. Chap. IV. Delà Réc^Uti^ de nos ConnoiJJances* 18-. Chap. V. De la l'hérité en général 190.
Chap. VI. Des Propofitions univerfelles. 192.
Chap. VIT. Des Maximes. j',7.
Chap. VIII. Des Propo/itiflvs frivoles. cr ].
Chap. IX De la Connoijjance que nous avo 7
de notre Exifïrnce. zc\
Chap. X. Dp la Cuunoîjfance que nous ai o.s de
l'Exiflence de Pieu- r 7.
Chap, xr. De la Corino'Jjf'ance qve nous jl, ui dt
l'ExiJIence des autres cho''es. 212,
Chap. XII. Des Moyens d'augmenter 1:0s Coii-
noijjances, • ?i8.
Chap. xriT. .Autres Confidé rations fur nos Cr>n-
noiffances, -2?.^^
Chap. XIV. Du ^itp-ewenf. 2:5,
Chap. XV. De la ProbahH'té. £27.
Chap. XVI. Des degrés d'JJJ'entiment. 228.
T 4 Chap.
TâUe des Chapitres ^ des Matières,
Chap. xvir. Be h Rai/on. Page 236,
Chap. XVIII. Ues bornes di/ïin&es de la Foi & de la liai/on. 244.
Chap. XIX. De l' Enthoufiafme . 248.
Chap. XX. De l'Erreur. ^ 255*
Chap. XXI. Divijion des Sciences. ' a6x.
NOUVEAU SYSTEME.
S UT les Idées.
Chap. I. Dfs Idées en généraL 264,
Chap, II. (Quelles Idées on doit définir. 268.
Chap. m. De l'Origine de nos Idées. 282,
Chap. IV. Des Idées compkttes & mcompiettes , claires ^ obfcurts. 284.
Fin de la Table.
A u p s A r.,
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