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VOYAGE

L'AMÉRIQUE CENTRALE

PARIS, - IMPRIMERIE DE J. GLAYE

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VOYAGE

L'AMÉRIQUE

CENTRALE

LMLE DE CUBA ET LE YUCATAN

ARTHUR MORELET

Sentir et connaître sont les plus vires « aspirations de notre nature. »

TOME PREMIER

PARIS

GIDE ET J. BAUDRY, LIBRAIRES-ÉDITEURS

5 RUE BONAPARTE 1857

A LA MEMOIRE

DE MON FRÈRE RAOUL MORELET

ENSEIGNE DE VAISSEAU

mort sur la côle d'Afrique le 30 octobre 1846

PREFACE

Vers la fin de l'année 1846, à une époque la paix générale laissait une carrière libre à toutes les entreprises, j'effectuai le voyage dont on va lire le récit; je partis seul, entraîné par l'amour des sciences naturelles et par un sentiment d'émulation nationale que je nourrissais depuis longtemps dans mon esprit.

Je fus assez heureux pour réaliser mon projet dans les termes je l'avais conçu et pour recueillir, dans une région inexplorée, des collections précieuses que j'offris plus tard au Muséum de Paris; mon abandon fut absolu, c'est-à-dire que je me dessaisis non seulement des objets, mais du droit qui m'appartenait de les décrire et de les publier.

Je devais cette courte explication au lecteur, qui pourrait s'étonner avec raison que mes travaux se soient bornés à un simple journal de voyage , et que le feu sacré dont je sembiais brûler pour l'histoire naturelle, n'ait pas produit de plus importants résultats; tout effort a ses limites : réduit à mes propres ressources, j'ai renoncer, mais non pas sans regret, à une récolte que j'avais laborieusement préparée. Néanmoins la science n'y aura rien perdu; s'il ne m'a pas été permis

4 PRÉFACE.

de réunir en un seul corps d'ouvrage les éléments que j'avais rassemblés et de les développer aussi largement que je l'eusse désiré, on les trouvera disséminés dans les publications scientifiques de l'époque où, sous une forme plus modeste, ils ont pris rang parmi les faits.

Les pages qui suivent ont été écrites sur les lieux ; j'aurais pu les livrer depuis longtemps à la publicité, si je n'eusse été retenu par un sentiment de méfiance que j'ai fini par surmonter. En les relisant, j'ai beaucoup retranché, mais je n'ai rien ajouté ni rien changé, pas même la distribution que j'avais adoptée dès l'origine et qui concorde avec les phases de mon voyage.

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VOYAGE

L'AMÉRIQUE CENTRALE

CHAPITRE PREMIER

L'OCBAS ATLANTIQUE

Par une matinée froide et brumeuse du mois de novembre ÏS10, la Sylphide, qui depuis plusieurs jours ai tendait un vent favo- rable, sortait enfin des bassins du Havre en déployant successive- ment ses voiles. Quoique la température fut loin d'être agréable, les quais et la jelée étaient garnis de spectateurs, attentifs à celte petite scène dont ils observaient les détails. Quand le navire, rasant

6 CHAPITRE PREMIER.

l'extrémité. du môle, tourna sa proue vers l'Océan, des mouchoirs et des chapeaux s'agitèrent parmi les groupes qui suivaient des yeux la manœuvre : c'était un dernier adieu et un dernier vœu ; c'était aussi un hommage que les populations maritimes rendent au bâtiment qui entreprend un voyage de long cours : la Sylphide était frétée pour la Havane.

Dans ce moment suprême se rompent à la fois tous les liens qui forment ce que Ton appelle la patrie, le cœur le plus aguerri est saisi d'une invincible tristesse, et la sensibilité la moins expan- sive se trahit ; alors les rêves dorés qui avaient séduit l'imagination se dissipent et ne laissent après eux qu'un sentiment de vide et de regret , les souvenirs du passé se ravivent , ils se pressent en foule comme des ombres muettes ; toutes les facultés de l'âme se concen- trent en eux : telle était du moins la situation de mon esprit, tandis qu'appuyé contre les bordages , j'attachais un regard mélancolique sur la terre dont nous nous éloignions rapidement ; absorbé dans la contemplation intime de tout ce j'aimais, de tout ce que j'avais abandonné , j'éprouvais cette émotion grave qui succède aux grandes résolutions et aux longs adieux.

Cependant l'agitation et le mouvement du départ avaient cessé; on n'entendait plus que le bruit sourd des eaux au milieu du silence universel; la ville, le port, le môle couvert de spectateurs, tout était loin , tout avait disparu ; néanmoins on distinguait encore les côtes de Normandie découpées comme une pâle silhouette sur la teinte grise de l'horizon. Le soir vint : des stries d'un rouge ardent déchirèrent les vapeurs dont nous étions environnés, et l'orbe du soleil entièrement dégagé descendit avec majesté dans l'Océan. Au moment les derniers rayons du jour s'effaçaient, nous vîmes briller dans la direction opposée le fanal de Barfleur, dernier vestige de la terre natale que nous ne devions plus contempler.

Nous naviguâmes pendant toute une semaine sur une mer hou- leuse, entraînés vers le nord bien loin de notre route, souffrant du mal de mer et attristés par l'âpre du climat. Les bâtiments qui sillonnaient la Manche et dont le fréquent passage nous avait

L'OCÉAN ATLANTIQUE. 7

procuré quelques distractions, devenaient de plus en plus rares depuis que nous avions franchi le détroit; bientôt nous voguâmes dans la solitude, et nous éprouvâmes à la fois le sentiment de l'im- mensité et celui de notre isolement.

Le huitième jour, une forte brise souffla du sud et fraîchit à l'entrée de la nuit; le ciel et l'eau changèrent d'aspect; nous ser- râmes toutes nos voiles en remettant à la Providence le soin de nous conduire. Rien n'est triste comme le spectacle d'un bâtiment qui renonce à marcher pour songer uniquement à sa conservation , et qui, roulant de vague en vague, devient littéralement le jouet des éléments. Au craquement des cloisons ébranlées par le roulis , au bruit affreux des lames qui s'abattent sur le pont, le passager novice se persuade que la frêle barrière qui le sépare de l'abîme va s'en- tr' ouvrir, et les fortes émotions qu'il éprouve font sourire le marin plus expérimenté.

Au matin le vent fléchit, mais la mer était bouleversée dans ses profondeurs; des montagnes liquides d'un gris métallique soule- vaient alternativement le navire et le renversaient sur le flanc ; le ciel était plombé comme les eaux. Nous vîmes passer à quelques pieds du bord des débris entraînés par la houle ; ces signes irrécu- sables d'un naufrage éveillent toujours de mélancoliques pensées dans l'âme du navigateur, mais leur impression passagère s'évanouit au premier beau temps.

Après trois semaines de calmes , de bourrasques , de brises con- traires ou favorables, incidents journaliers qui prêtent à la navi- gation à voile un certain air d'aventure et dont les vicissitudes ne sont pas sans quelque charme , nous franchîmes le parallèle des Açoreset nous entrâmes dans une région nouvelle. L'Océan, mal- gré son apparente uniformité , varie d'aspect avec la longitude et le climat; nous laissions derrière nous des solitudes brumeuses , régnaient les vents froids du nord , pour nous rapprocher du tro- pique , et pénétrer, si je puis m'exprimer ainsi , dans l'empire même de la lumière. Déjà la douce influence de la chaleur commençait à se faire sentir; le ciel était radieux, la mer d'un bleu d'azur : rien

8 CHAPITRE PREMIER.

n'égalait la sérénité du matin, quand le soleil se dégageait des nuages roses et violets qui ceignaient l'horizon. La phosphorescence des eaux devenait aussi plus manifeste ; des poissons traversaient leurs couches diaphanes; des vélelles, des méduses et d'autres radiaires flottaient à leur surface; enfin le désert s'animait, l'éten- due perdait sa monotonie , l'équipage avait retrouvé sa gaieté.

Un jour que, penché sur les lisses du gaillard d'arrière, je suivais machinalement des yeux le sillage du vaisseau, je remarquai, à plusieurs pieds de profondeur, des taches d'un bleu vif et lumineux dont la nature me parut d'abord indécise, mais dans lesquelles je ne tardai pas à reconnaître des poissons. Ils voyageaient en troupe nombreuse, et peut-être depuis longtemps, avec nous. La nouvelle de cette découverte s'étant propagée rapidement, produisit un grand mouvement dans le quartier des passagers ; on prépara des lignes , on garnit des hameçons , dix amorces effleurèrent en même temps la vague. Le succès ne semblait pas douteux; et comme l'heure du déjeuner était proche, chacun se félicitait d'un aussi heureux à-propos. Mais vain espoir et vaine émulation ! un poisson se déta- chait de la bande, venait reconnaître le piège, le flairait un instant et poursuivait sa route avec indifférence. Ce jeu dura longtemps; les spectateurs avaient perdu patience et les pêcheurs eux-mêmes étaient découragés, lorsque le capitaine, brandissant une fouine d'une main qui n'était pas novice, atteignit une dorade du poids de dix livres environ et la jeta sanglante sur le pont. Ce poisson, au sortir de l'eau , était argenté et moucheté d'azur ; on le vit , pendant sa courte agonie , revêtir successivement les nuances métalliques les plus riches , jusqu'au moment elles se confondirent en une teinte d'or éblouissante.

Il nous est arrivé souvent de prendre des dorades à la ligne, surtout dans le voisinage du tropique; singulièrement voraces, ces poissons s'attachaient au bâtiment et le suivaient avec persévérance, pour profiter des débris qui tombaient à la mer. Quand l'appât était de leur goût, quand, par exemple, c'était un morceau de dorade, de la dorade toute palpitante qui venait d'être prise à

L'OCÉAN ATLANTIQUE. 9

l'instant, ils happaient avidement l'hameçon aussitôt qu'il touchait la vague. Rien de plus amusant que cette pêche dont on suit les moindres incidents à travers la transparence de l'onde : le poisson se précipite, se débat, étincelle, résiste, cède enfin à la ligne qui l'entraîne, et bondit sur le pont qu'il frappe violemment de sa queue. On ne réussit pas toujours à le hisser à bord; soit qu'il rejette l'ha- meçon , comme l'affirment les matelots, par suite d'une contraction de l'estomac , soit que le poids et les mouvements du corps déter- minent une rupture dans les muscles du pharynx. Lorsque les dimensions de la dorade font appréhender un pareil échec, on l'asphyxie en lui maintenant la tête pendant quelques minutes hors de l'eau. Remorquée ainsi à l'arrière du navire, elle change rapi- dement de couleur ; l'argent dont brillaient ses écailles prend la nuance éclatante de l'or, tandis que la nageoire çlorsale conserve sa belle teinte d'azur. C'est alors qu'elle justifie pleinement le nom que les Grecs lui ont donné et que nous avons emprunté des Latins 1. La chair de la dorade est ferme, blanche , un peu sèche , plus délicate cependant que celle du thon et de la bonite. C'est un poisson très-inférieur aux bonnes espèces qui hantent les côtes de l'Océan. L'apparition des dorades était d'un bon augure; elle annonçait la proximité de la zone des vents alises que nous nous efforcions depuis longtemps d'atteindre. Déjà flottaient par groupes solitaires ces plantes marines qui embarrassèrent les vaisseaux de Colomb et qui causèrent une telle consternation parmi ses équipages; les pre- mières tiges que nous nous procurâmes piquèrent notre curiosité, comme les productions d'une contrée nouvelle ; quelquefois un crabe voyageur passait sur les fragments que le vent avait arrachés aux bancs épais qui croissent sous les latitudes tropicales 2. Une foule de

1. Xpûacopuç, Aurata des Latins.

2. « Sur l'une de ces espèces de prairies mobiles, était un crabe vivant que Colomb con- serva avec soin. » W. Irving. Hist. de Colomb, 1. m, c. 3. Il m'arrivera plus d'une fois de citer les voyages de Colomb; que le lecteur veuille bien me pardonner cette érudition facile; on aime à suivre l'Odyssée du grand navigateur dans les parages du Nouveau Monde, comme on se plaît à parcourir l'ancien, Homère ou Hérodote à la main. Colomb est le premier de nos classiques lorsqu'il s'agit de cette terre qui n'a pas d'histoire anté- rieurement à lui.

40 CHAPITRE PREMIER.

petits crustacés, d'annélides, de mollusques, se fixent, vivent et meurent sur ces prairies mouvantes, attirant dans leur voisinage d'autres êtres qui s'en nourrissent. Le naturaliste étonné de ces prodigieux amas , semblables à des îles de verdure , se demande si la plante dont ils sont formés végète à la surface des eaux ou se détache accidentellement de leurs profondeurs d.

« Voyage de poissons, voyage long, » disent les marins dans leur langage figuré ; cet axiome était pleinement confirmé : aux bourrasques dont nous avions profité pour atteindre ces latitudes avaient succédé des brises d'une extrême mollesse, puis un calme désespérant. La mer était sans rides et le ciel sans traces de vapeurs ; quand la nuit arrivait avec son cortège d'étoiles, la brume fine qui montait des eaux enveloppait l'étendue d'un voile semé de paillettes d'or ; ce spectacle était prestigieux , surtout lorsque la couche dia- phane se laissait pénétrer par quelques rayons isolés qui se réflé- chissaient en traînées lumineuses autour de nous. Parfois de longs éclairs embrasaient l'horizon, mais le vent se taisait; les voiles assoupies se soulevaient paresseusement et retombaient le long des mâts; enfin le bâtiment, immobile, semblait enraciné sur l'Océan.

La journée s'écoulait lentement au gré des passagers, qui déjà soupiraient pour la terre sans oser le manifester. Pour moi , grâce au plan de vie régulier que j'avais adopté dès l'origine , je prenais assez philosophiquement mon parti ; les instants dérobés à la lec- ture et au travail acquéraient un prix relatif: que d'heures n'ai-je point passées, accoudé sur le pont, à contempler le bleu liquide des eaux et les spirales de neige que la carène traçait dans leur profondeur ! Je mesurais la vitesse de notre marche et je calculais l'intervalle que nous franchissions en un jour; l'image de la terre natale, dont chaque souffle nous éloignait, me charmait comme une douce et mélancolique vision; mon âme n'était plus comprimée, comme au jour du départ, entre les regrets du passé et les appré- hensions de l'avenir ; je me sentais plein de confiance , d'ardeur et

\ . C'est aux petites vésicules sphériques qui se développent le long de leur tige que ces singuliers fucus doivent le nom de ratiins des tropiques.

L'OCÉAN ATLANTIQUE. 41

de courage, quoique mon cœur ne fût pas entièrement dégagé de l'étreinte qui le serrait encore.

Le soir est arrivé ; le soleil s'est éteint dans les brumes violettes de l'horizon ; le dîner se termine , chacun monte sur le pont pour jouir des lueurs du crépuscule et du spectacle que promet la nuit ; le cigare brille , on cause , on rit , on se promène ; circonscrits dans les limites étroites d'un bâtiment, les éléments sociaux se sont bien- tôt ralliés; une communauté passagère d'intérêts et de dangers donne à ce rapprochement les apparences de l'intimité : on vit en- semble comme si l'on se connaissait depuis longtemps, car on peut échanger un certain nombre d'idées , de vœux et d'espérances.

Tandis que le café circule, que le punch flambe et que la discus- sion s'anime, les âmes tendres et poétiques s'isolent pour chercher une étoile qui scintille dans la direction de la patrie ou pour prêter l'oreille aux harmonies de l'Océan. L'Océan a ses concerts comme les forêts; à cette heure mystérieuse qui n'appartient plus au jour et qui n'est pas encore la nuit, on croit parfois entendre, au milieu du frémissement des vagues , des sons indescriptibles qui montent des profondeurs. Pendant que l'imagination s'égare à la poursuite de ces voix inconnues , un chant réel et mieux articulé résonne à l'avant du navire ; moins harmonieux que celui des sirènes, il a du caractère et fait aussi rêver ; c'est un air du pays natal , l'air favori de quelque matelot. Aux refrains succèdent des récits : écoutez l'histoire lamentable d'un novice dévoré par les requins ; la pauvre mère attend toujours son fils et murmure son nom dans une prière, sans se douter qu'elle a perdu l'espoir de ses vieux jours. D'autres racontent le naufrage de la Magicienne, la pêche de la baleine dans les mers du Japon , les campagnes aventureuses de l'Astro- labe et de la Zélée; il y a des hommes ici qui ont vu de terribles choses, qui ont été grillés sous l'équateur et gelés sur le pôle, qui ont lutté vingt fois avec la mort, qui peut-être sont des héros; pauvres diables dont l'existence obscure n'attire pas même un regard de curiosité.

Voici la pleine lune qui monte aux deux : le pont est inondé de

12 CHAPITRE PREMIER.

lumière; on distingue jusqu'aux agrès les plus déliés, jusqu'aux aiguilles des derniers mâts. L'avant seul est noyé dans l'ombre que projette la voilure. Quel spectacle que celui d'un vaisseau qui , par une nuit calme et radieuse , poursuit sa route sur le vaste Océan ! se concentrent et se manifestent à la fois toute notre grandeur, toute notre faiblesse. Nous éprouvons un légitime orgueil en contemplant un aussi beau triomphe; mais nous sentons aussi notre néant, lorsque isolés sur ces espaces immenses la volonté qui nous guide peut aussi nous abandonner, nous comptons chaque heure qui s'écoule comme une victoire remportée sur l'abîme.

Ainsi se passaient les soirées et une partie des nuits dans le sud des Açores ; il y avait un mois que nous avions quitté le Havre, et il nous restait encore plus de mille lieues à parcourir. Enfin nous par- vînmes à franchir le trentième parallèle, qui limite de chaque côté de l'équateur la zone des vents alises; favorisés par une brise du nord- ouest, nous nous trouvâmes bientôt à trois degrés du tropique. Là, nous fûmes assaillis par des grains multipliés. On connaît la violence et la soudaineté de ces tempêtes éphémères ; elles ne res- semblent pas aux froides tourmentes du Nord, qui impriment à la nature un caractère durable de tristesse ; une moitié du ciel est tou- jours radieuse , quand l'ouragan s'apprête sur le point opposé. On voit les vapeurs monter lentement dans cette direction et se con- denser en nuées orageuses; le soleil pâlit, l'air devient suffocant, les voiles battent lourdement leurs mâts ; puis tout à couple vent gronde, rugit, la mer change de couleur, la pluie fouette dans les manœu- vres, les éléments se confondent en un tourbillon impétueux qui vient fondre sur le navire et balayer le pont. Heureusement la Syl- phide a diminué de voiles : l'ouragan redouble de violence, le capi- taine donne l'ordre de carguer ; quand soudain l'un des petits huniers se déralingue avec un bruit terrible, et disparaît comme une légère vapeur. Cependant de beaux nuages dorés flottent dans l'azur du ciel à l'horizon opposé.

C*es cataclysmes, par bonheur, ne sont jamais durables ; la tran- quillité renaît à bord ; nous marchons enfin avec les vents alises.

L'OCÉAN ATLANTIQUE. 43

Une chaleur douce pénètre l'atmosphère; les vêtements d'été ont remplacé ceux d'hiver; enfin une tente, installée sur la dunette, nous abrite contre l'ardeur toute nouvelle du climat. Les phéno- mènes qui nous avaient frappés dans le voisinage des Açores se prononcent davantage et deviennent plus variés; le coucher du soleil est d'une magnificence inouïe; la mer a des reflets violacés; le fucus ne flotte plus par petites masses isolées, mais par bancs continus. De rares poissons volants jaillissent du creux des vagues; semblables à l'hirondelle, ils rasent la surface des eaux en humec- tant de temps en temps leurs nageoires pectorales. Quelquefois, effrayées par la proue du navire , leurs bandes s'élèvent comme un essaim. A leur vol rapide, à leur ventre argenté , à leurs ailes trom- peuses, on les prendrait pour des oiseaux. Ces poissons, dans leur impétuosité irréfléchie, s'élancent parfois jusque sur le pont des bâ- timents, ou viennent, pendant la nuit, se briser contre les bor- dages1. Nous vîmes aussi d'énormes cétacés qui parurent un instant dans nos eaux. Enfin un paille-en-queue , habitant de la zone tor- ride, vint planer au-dessus de nos mâts ; nous étions à quatre cents lieues des Açores.

Mal préparés à une aussi longue traversée, l'ennui commençait à nous gagner. La mer n'avait plus pour nous de distractions ni surtout d'illusions : nous connaissions trop bien la distance qui nous séparait du port. Le temps se consumait à consulter le vent , à observer le loch, à interroger le compas et à calculer les probabilités de l'ave- nir. Nous ne marchions qu'à la faveur de quelques grains passagers entrecoupés de calmes. Une pareille existence, au bout d'un mois et demi, devient très-lourde à supporter; la première période du voyage se partage entre les regrets et l'espérance ; insensiblement le pre- mier sentiment s'affaiblit , et le second devient dominant. Quand la

1 . Les matelots en prirent un qui n'avait pas franchi moins de cinq mètres pour atteindre li! bord. Ces poissons, par leur goût, se rapprochent du rouget. Leur élan est extrêmement impétueux; ils parcourent d'assez longues distances, mais en rasant toujours la surface des eaux. Je n'ai jamais vu leur vol dépasser 3 ou 4 pieds de hauteur, et je pense qu'ilst n'arrivent sur les bâtiments qu'à la faveur du vent qui les enlève. J'ai effectivement remarqué qu'ils embarquent toujours par le hord qui est au vent, quoique ce soit le plus élevé.

*l CHAPITRE PREMIER.

limite que les calculs les mieux fondés ont assignée au temps est atteinte et que le but se montre toujours éloigné, alors commencent l'ennui et le découragement : l'énergie diminue ; le cerveau con- centre toutes ses facultés sur un seul ordre d'idées ; la susceptibilité nerveuse prend un accroissement maladif; on personnifie les élé- ments, qui semblent ennemis, et l'esprit, abattu sans être résigné, passe de l'irritation à un état de prostration complet. J'ai observé ces symptômes nostalgiques chez plus d'un passager ; à mille lieues du Havre , l'île de Cuba leur paraissait plus éloignée que jamais ; ils demandaient à grands cris une tempête pour sortir à tout prix des calmes qui nous enchaînaient.

Ces vœux furent exaucés : le 14 décembre, une forte brise souffla du nord ; la mer se couvrit d'une neige éblouissante que le vent dis- persait en poussière ; en ce moment nous aperçûmes une trombe dont la cime amincie se perdait dans les nuages ; l'Océan bouillonnait sous l'aspiration puissante du météore que l'orage emporta vers le sud.

Cependant le soleil se couchait derrière une masse imposante de vapeurs; de tristes lueurs percèrent un moment ce rideau, puis s'étei- gnirent dans l'ombre qui croissait. La brise était tombée et le silence morne des éléments nous tenait tous dans l'anxiété. Bientôt les rou- lements du tonnerre vinrent troubler ce calme inquiétant ; le feu semblait jaillir de tous les points de l'horizon ; nous distinguions à la lueur des éclairs les vagues monstrueuses qui bondissaient autour de nous, puis l'Océan s'ensevelissait de nouveau dans une vaste et effrayante obscurité ; spectacle émouvant et sublime, que l'instinct de la conservation ne permet guère d'apprécier dignement. On sent trop bien dans de pareils moments que la vie et toutes ses espérances dépendent de la solidité d'une planche ou de la résistance d'un clou. La nuit fut mélangée de rafales violentes et de calmes subits ; les lames qui franchissaient le pont semblaient vouloir l'écraser de leur poids; à chaque nouvel assaut, le navire s'affaissait en gémissant, comme une vieille forteresse ébranlée par une machine de guerre : ce fut ainsi que nous fîmes notre entrée dans la mer orageuse des Antilles.

L'OCÉAN ATLANTIQUE. 45

Trois routes s'offrent au navigateur d'Europe lorsqu'il se rend à la Havane et qu'il approche du terme de son voyage : deux au midi et une au nord. La première s'engage immédiatement dans l'Archipel, reconnaît les caps avancés d'Haïti et laisse la Jamaïque au sud pour doubler la pointe occidentale de Cuba; c'est celle des bâtiments d'un fort tonnage ; elle n'est pas sans péril, car pendant cinq cents lieues on navigue dans le voisinage des terres. La seconde, celle du vieux canal de Bahama , est à peu près abandonnée à cause des difficultés qu'elle présente. La troisième enfin se dirige sur la grande Abaco, la plus septentrionale des Lucayes, pénètre dans le canal de la Providence et coupe obliquement le grand banc de Ba- hama. C'est la voie que préfèrent les petits bâtiments qui ne tirent pas au delà de treize pieds d'eau ; plus courte que les deux autres, elle offre aussi plus de sécurité , car elle n'a guère que cinquante lieues de dangers; mais Péloignement des terres lui donne de la monotonie. Ce fut la route que nous suivîmes. Aux périls que la nature a semés libéralement dans ces parages s'ajoutait, il y a vingt- cinq ans, celui des pirates espagnols ; retirés dans les anses inacces- sibles qui découpent le littoral de Cuba , ils trompaient les naviga- teurs par des signaux perfides ou surprenaient les bâtiments arrêtés par le calme. Mais la marine américaine, de concert avec celles de France et d'Angleterre, a mis fin à un brigandage dont l'Espagne ne prenait nul souci , en exerçant une surveillance rigoureuse sur ces mers1.

Le 21 décembre, à dix heures et demie du soir, le sommeil com- mençait h fermer mes yeux, lorsque j'entendis une rumeur inaccou- tumée sur le pont. Jugeant au bruit et au mouvement qu'il s'agissait d'un événement de quelque importance, je m'habillai à la hâte, sortis de ma cabine et montai l'escalier. Le ciel était couvert, l'air vif, la mer unie ; la Sylphide portant toutes ses voiles courait par une bonne brise de l'est au milieu d'une écume phosphorescente; les passagers

1. Les Jardins de la Reine, au sud de Cuba, et toute la côte, de Maisi à Matanzas, ser- vaient de repaires à ces pirates, qui équipaient leurs bâtiments dans le golfe de Régla, à côté des arsenaux du roi, el vendaient effrontément sur le marché de la Havane les produits de leurs courses.

46 CHAPITRE PREMIER.

étaient réunis sur la dunette, le regard dirigé vers l'avant du navire; immobiles et muets, ils semblaient absorbés dans la contemplation d'un objet invisible. Au moment je m'approchai d'eux pour recueillir quelques informations, une lueur parut vers l'occident, grandit, jeta un vif éclat, et diminuant graduellement de volume , s'effaça dans l'obscurité de la nuit. Ce fut un moment solennel : l'Amérique était devant nous; le phare tournant d'Abaco brillait à six lieues de distance Notre estime nous avait trompés de deux jours (A).

Au milieu des émotions diverses qui vinrent m' assaillir, je me souvins du fanal de Barfleur que j'avais vu luire ainsi pendant une nuit déjà bien éloignée; quel intervalle entre ces deux sentinelles avancées du nouveau et de l'ancien monde! La joie la plus extrava- gante s'était emparée de mes compagnons ; ils ne pouvaient détour- ner leurs regards de cette lueur tantôt vive et tantôt mourante , qui signalait un premier écueil sur la terre lointaine que nous étions venus chercher. L'image du bâtiment qui touche au port après une traversée laborieuse n'était plus une fiction banale, mais un fait réel et saisissant. Ceux qui saluaient pour la première fois l'Amérique éprouvaient en outre une vive curiosité ; ce sentiment , chez moi, finit par dominer tous les autres; mais j'interrogeais inutilement l'obscurité ; la terre et l'Océan demeuraient confondus dans les mêmes ténèbres. Cependant la plus grande activité régnait à bord; on changeait les manœuvres; on plaçait une vigie sur le petit hu- nier; on préparait les ancres et les sondes; le capitaine ne devait plus quitter son poste ni le jour ni la nuit. Ses fonctions emprun- taient au danger une autorité grave que nul n'était tenté de décliner. Une carte du canal déployée sur la table traduisait fidèlement les moindres accidents de la route , et permettait à chacun de suivre les évolutions que la sûreté du navire allait nécessiter.

Le temps se montrait favorable; à minuit et demi nous attei- gnîmes l'embouchure du passage; le phare d'Abaco n'était plus qu'à deux milles de distance, mais sa lumière rayonnait dans le vide et n'était reflétée par aucun objet ; nous crûmes cependant distinguer

L'OCÉAN ATLANTIQUE. 17

une ombre plus obscure à travers la transparence douteuse de la nuit. Ce fanal solitaire, cette ombre mystérieuse, exercèrent un certain prestige sur nos imaginations ; nous étions pour ainsi dire sur le seuil d'un monde inconnu, qui d'un instant à l'autre allait se mani- fester à nos yeux.

Mon sommeil vingt fois interrompu fut peuplé de rêves fantas- tiques; l'aube blanchissait à peine que déjà j'étais sur le pont; mais la terre avait disparu ; nous avions franchi le canal et nous voguions paisiblement sur le banc de Bahama; l'air était vif, le ciel marbré de blanc et d'azur; on sentait à la placidité des eaux qu'une barrière invisible nous séparait de l'Océan. La silhouette grise de plusieurs vaisseaux , qui se montraient sur divers points de l'horizon , fixa bientôt notre attention comme un spectacle tout nou- veau. Peu à peu le soleil se dégagea des nuages, et la mer prit cette nuance d'opale qu'elle emprunte généralement aux bas fonds. Nous marchâmes pendant tout le jour en sondant, avec des précautions infinies, la limpidité des eaux était effrayante ; on distinguait nette- ment les éponges et les hydrophites qui tapissaient leur lit et qu'une illusion d'optique rapprochait encore de nos yeux; la quille du bâti- ment semblait raser le tuf, quoiqu'elle en fût à plus d'un mètre; à chaque interruption du banc, l'Océan reprenait sa couleur bleu foncé. Il est facile d'apprécier les risques d'une pareille naviga- tion lorsqu'elle est entreprise par un temps douteux.

Ces parages sont extrêmement poissonneux : à peine y eûmes- nous pénétré, que nous prîmes une espèce du genre clupea, nommée par les marins iassard, et selon eux, la meilleure de ces mers. En même temps, une bécune, semblable à un formidable brochet, mordait à un second hameçon. Une tête allongée et de puissantes mâchoires dont l'inférieure est armée à son extrémité d'une dent conique et solitaire, donnent à cette habitante des ondes tropicales une physionomie étrangement menaçante. La bécune est un pois- son suspect dans l'opinion des matelots ; ils lui attribuent des vertus malfaisantes qu'elle acquerrait, dit -on, en vivant à l'ombre des mangliers, dont les racines lui servent d'abri ; mais nous ne nous i. * 2

18 CHAPITRE PREMIER.

arrêtâmes point à ce préjugé ; l'abstinence que nous avions subie nous persuada qu'il était mal fondé.

En poursuivant notre navigation , nous vîmes flotter des débris de palmier et de petites oranges que la mer avait arrachés sans doute aux îles voisines ; puis, comme des bulles d'opale, ces animaux vésiculeux que les naturalistes appellent physalies et les navigateurs du nom pittoresque de galères portugaises. Quoiqu'on n'aperçût point la terre, tout la faisait pressentir; chacun était attentif aux indices qui en révélaient la proximité ; on se communiquait mille suppositions, mille remarques, on causait avec effusion, on était enivré ; pour moi, je croyais faire un rêve.

Sur les trois heures du soir, le 23 décembre, nous coupâmes le tropique. Déjà le pan de Matanzas, élevé de quatorze cents pieds, apparaissait , comme une légère vapeur arrêtée sur les eaux ; puis les hautes terres de Jaraco se montrèrent sur plusieurs points à la fois ; les contours devinrent plus fermes , les masses détachées se relièrent, et bientôt le profil lointain de la côte ne forma plus qu'une ligne immense et continue. Il était trop tard pour nous hasarder plus avant; nous mîmes donc à la cape à trois lieues du littoral. A neuf heures, je montai sur la dunette ; une ceinture de nuées blanches reposait à l'horizon; la voûte du firmament, d'un bleu vif et profond, étincelait d'étoiles; au zénith brillait le croissant de la lune; au sud -ouest enfin, une lueur rougeâtre signalait l'entrée du port. La pureté du ciel, l'éclat des constellations, la tiédeur de la température , tout concourait au charme de cette nuit, la 'première que nous eussions passée au delà du tropique. Mais le calme dont nous jouissions fut de courte durée ; le vent s'éleva , la mer grossit, et le roulis épouvantable du navire, qui n'était plus sou- tenu par sa voilure, vint corriger l'excès de notre satisfaction. Une heure avant le jour, je tombai dans un profond sommeil , et quand j'ouvris les yeux, la Sylphide était mouillée en face de la Havane, après cinquante -quatre jours d'une navigation laborieuse.

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CHAPITRE II

LA TERRE

Avant do poursuivre ce récit, je dois faire connaître en peu de mots Je but et, le plan de mon voyage. L'île de Cuba, que nous venions d'atteindre, n'était pour moi qu'un point de relâche, je devais me retremper et recueillir quelques informations indis- pensables; l'objet que j'avais principalement en vue était l'explora- tion du Guatemala, pays peu visité qui, par son isolement, son accès difficile, sa situation intermédiaire entre les deux grandes masses du continent américain, piquait vivement ma curiosité. Je m'étais pro- posé d'y pénétrer par le Vucatan, d'en étudier l'histoire naturelle et la géographie, enfin d'ajouter, autant qu'il dépendrait de moi,

20 CHAPITRE IL

aux connaissances que Ton possédait déjà sur la constitution phy- sique , les productions et l'état social de cette contrée. La tâche était bien vaste et peut-être un peu ambitieuse ; livré à mes seules ressources, atteint d'ailleurs par la maladie presque au début de mon voyage , je l'ai remplie fort imparfaitement ; mais je n'ai pas dévié de mon itinéraire, et j'ai essayé jusqu'au bout de lutter contre les difficultés qui naissaient de mon isolement.

Mon projet était donc nettement arrêté , quoique les voies d'exé- cution fussent encore vagues dans mon esprit, lorsque je débarquai àl a Pavane, je résolus de séjourner pour m'initier aux mer- veilles de la végétation tropicale, épancher le premier flot de mon admiration, et m' orienter enfin avant de m'engager dans une entre- prise dont je ne me dissimulais pas les hasards.

La dernière nuit qui s'était écoulée à bord de la Sylphide avait paru fort dure à tous les passagers; on devine aisément ce que l'on peut attendre d'un navire à la cape, c'est-à-dire condamné à l'immobilité par une forte houle ; le roulis et le gémissement d'un mât qui plongeait dans la salle commune , nous avaient donc tenus tous en éveil, jusqu'à ce que la fatigue nous eût enfin fermé les yeux.

Quand nous nous éveillâmes, l'agitation de la mer avait cessé : le calme le plus profond succédait au tumulte des vagues et au siffle- ment du vent dans les agrès; nous nous habillâmes à la hâte et cou- rûmes sur le pont : la terre nous environnait de toute part ; nous étions à l'ancre au bord d'un immense bassin , formé par une cein- ture de collines dont la courbe embrassait les trois quarts de notre horizon. Ces hauteurs nous apparaissaient couronnées de palmiers et de forteresses rougeâtres; à l'opposé, on découvrait la ville à travers une forêt oscillante de mâts et de cordages. Les édifices peints de vives couleurs et surmontés d'ornements capricieux, sem- blaient porter le cachet de la fantaisie plutôt que celui du bon goût. Une population bigarrée se pressait sur les quais, dans le costume léger des pays chauds ; les eaux et le rivage retentissaient du choc des avirons, du grincement des poulies, du chant des travailleurs,

LA TERRE. 21

de tous les bruits enfin qui accompagnent le mouvement maritime et qui annoncent la vie d'un peuple industrieux. Le soleil du tropique manquait seul au tableau ; le ciel était couvert, et la pluie tombait par intervalles.

Tandis que nous jouissions de ce magnifique panorama, dont les détails se présentaient successivement à nos regards , nous aper- çûmes tout à coup un objet indéfinissable qui flottait à quelques brasses de notre bord ; c'était une frégate française de soixante canons, dépouillée de ses agrès et horriblement mutilée ; un peu plus loin, on voyait un second vaisseau, appartenant également à notre escadre , dont les mâts avaient été rasés à la hauteur du pont ; puis, çà et là, des débris et des ruines que nos yeux commençaient à distinguer, attestaient une longue série de désastres. Nous apprîmes qu'un ouragan avait ravagé l'île peu de jours avant notre arrivée et qu'un grand nombre de bâtiments avaient sombré dans l'enceinte même du port. Les circonstances de ce récit , que les traces fla- grantes du sinistre rendaient plus saisissant encore , nous impres- sionnèrent fortement; tant de sécurité semblait régner autour de nous, que nous conçûmes une idée extraordinaire d'un pays de pareils gages pouvaient s'évanouir en un instant *.

Cependant la Sylphide avait reçu la triple visite des préposés de la police , de la douane et de la santé ; le teint jaunâtre de ces der- niers, leurs yeux vitreux, leurs traits flétris, contrastaient si plai- samment avec leur ministère, que nous nous demandâmes s'ils n'étaient pas eux-mêmes porteurs de quelque redoutable épidémie. On nous apprit que l'administration des douanes se disposait à célé- brer les fêtes de Noël par des loisirs plus ou moins prolongés; comme il nous restait peu de temps pour nous mettre en règle avec

1. L'ouragan des 10 et 11 octobre 1846, un des plus violents dont on ait conservé le sou- venir, détruisit 1872 maisons, tant dans la ville qu'à la campagne; 19 vaisseaux de guerre, 105 bâtiments marchands, 111 de cabotage, en tout 235 navires furent anéantis ou considé- rablement avariés; enfin 114 individus perdirent la vie. Le mois d'octobre semble ramener plus fréquemment ces grandes perturbations atmosphériques ; sur 24 ouragans qui ont été observés dans l'île pendant un intervalle de 134 ans; 14 ont éclaté en octobre. Le plus ancien remonte à 1498, époque du troisième voyage de Colomb; celui de 1527 détruisit l'expédition de Pamfilo Narvaez dans le port de Trinidad.

n CHAPITRE II.

elle, chacun fit ses préparatifs afin de quitter le navire. Je serrai donc la main du capitaine Drinot , qui nous avait conduits si heu- reusement au port , un de ces hommes trop rares qui savent allier à la froide énergie du marin les plus aimables qualités du cœur ; et m'étant assuré d'une embarcation, je voguai bientôt vers la ville. Nous passâmes entre les hunes d'un bâtiment américain qui avait coulé bas, et nous touchâmes presque aussitôt la terre. Ce fut alors que je pus apprécier toute la violence de l'ouragan : le quai, construit en madriers solides, avait été rompu et fracassé par la proue des vaisseaux, sur une partie de son étendue. Sans m'arrêter longtemps à considérer ce désastre , je m'élançai hors du bateau et je foulai enfin le sol du nouveau monde. En moins d'une heure et demie, grâce à l'activité d'un intermédiaire officieux, j'eus satisfait aux minuties puériles qui gâtent par tout pays les joies de l'arrivée, et je pus m' acheminer en quête d'un domicile, accompagné de mon bagage ; il m'en coûta six piastres pour jouir librement de tout ce qui m'appartenait 4.

On m'avait averti que la vie était fort chère à la Havane ; je m'estimai donc heureux de trouver dans une maison particulière la nourriture et le logement au prix de deux piastres par jour. L'aspect de ma nouvelle résidence m'eût appris, si je l'eusse ignoré, que je vivais sous un climat nouveau. Des pièces vastes et un peu sombres donnant sur une cour intérieure, des murs épais, des portes et des fenêtres d'une dimension exorbitante, des jalousies partout, des revêtements en faïence à hauteur d'appui , point de papiers ni de tentures, peu de meubles, quelques chaises en bois ou en rotin, un lit soigneusement clos d'une moustiquaire, tels furent les signes extérieurs qui me frappèrent dès le début. Le thermomètre cen- tigrade marquait dix -huit degrés; nous étions en hiver, le soleil s'inclinait de l'autre côté de l'équateur.

A peine eus-je terminé les arrangements les plus indispensables, que je sortis pour jeter un coup d'œil sur la ville. J'éprouvais une

\. La valeur intrinsèque de la piastre est de 5 fr. 4B c.

LA TERRE. 23

soif de voir et de m'imprégner, pour ainsi dire , des choses tropi- cales, que je n'avais jamais ressentie avec autant de vivacité dans mes précédents voyages. Je me dirigeai d'abord vers le môle , sans m'inquiéter de la pluie qui tombait par petites averses, afin de contempler sous un nouvel aspect le tableau magnifique que j'avais entrevu le matin , la vaste étendue de la rade perdue dans l'intérieur des terres, la ceinture de collines ondulant jusqu'à l'horizon , et le bourg de Régla , arsenal de la marine marchande , dont les maisonnettes blanches se réfléchissaient dans l'eau. Quant aux quais bâtis sur pilotis , ils ne répondirent point à mon attente, peut-être parce qu'on me les avait trop vantés : en entendant nommer les bois précieux employés à leur construction , à peine avais -je songé qu'il devait exister beaucoup de ressemblance entre une solive brute d'acajou et une solive de chêne. Je fus donc un peu désappointé à la vue d'un assemblage de madriers gros- sièrement équarris, raboteux , disjoints par l'ouragan et souillés du limon que le flot y avait laissé; il était facile de juger que même avant la tempête, le mérite de cette construction n'était pas pré- cisément l'élégance. Je remarquai plus loin de légers magasins., formés d'un toit en zinc élevé sur des colonnettes de fonte; ils abritaient les marchandises soumises à l'inspection de la douane. La Bourse se tient aux alentours ; aucun édifice spécial ne lui est consacré; c'est en plein air, sous cet heureux climat, que s'assem- blent à certaines heures les négociants, les courtiers, les oisifs, pour traiter d'affaires ou pour apprendre les nouvelles. On distingue facilement les créoles, gens de petite taille et d'un tempérament sec, des robustes Catalans, ces Auvergnats de l'île, qui y débar- quent avec un écu, et parviennent à force d'économie, d'union et de persévérance , à fixer sur eux les faveurs de la fortune. A côté de cette population blanche, élégamment vêtue, je vis un peuple noir, nu jusqu'à la ceinture, qui travaillait en s'animant d'un chant plaintif; il déchargeait les navires amarrés contre la charpente raboteuse des quais. étaient entassés les farines des États-Unis, les vins d'Espagne, le riz de la Caroline, le beurre de New- York,

24 CHAPITRE IL

le tassao de Buenos- Ayres1, tandis que de petites charrettes traî- nées par des mulets apportaient en échange les trois produits de l'île, le sucre , le tabac et le café. L'activité qui régnait en ces lieux annonçait un grand mouvement commercial ; l'odorat y était saisi par des émanations étranges, et l'oreille assourdie par mille bruits et mille rumeurs confuses. Après cet examen rapide, j'aban- donnai les quais dont les édifices mesquins et délabrés ne m'inspi- raient qu'un médiocre intérêt, pour m' enfoncer dans la cité, au hasard et sans but , voyage de découverte dont je me promettais un plaisir infini. Deux heures de pluie avaient suffi pour rendre les rues impraticables ; des ruisseaux ou des mares , suivant l'inclinai- son du sol, envahissaient la voie publique, ne laissant subsister qu'un trottoir exigu, glissant et dégradé, se traînait pénible- ment la classe infime de la population : c'était à qui s'effacerait contre la muraille pour éviter le choc des équipages qui faisaient tourbillonner la boue. L'étranger court bien quelques hasards , lorsqu'à la nuit close il s'aventure dans ce dédale fangeux, sans autre guide que la clarté fumeuse d'un réverbère ; mais de pareils obstacles ne pouvaient m' arrêter, surtout à la lumière du jour.

Les créatures humaines qui cheminaient dans ces dures conditions étaient presque toutes noires ou basanées, vêtues avec le sans-façon des pays chauds ou l'insouciance de l'esclavage. Peu de blancs se montraient à pied ; des négrillons tout nus imprimaient leurs dents blanches dans des tronçons de canne à sucre, tandis que leurs mères, chargées d'un hideux embonpoint, fumaient effrontément au nez des passants. Je cherchai vainement sur ces visages d'ébène la trace des facultés divines qui sont l'apanage de notre race, faite à l'image du Créateur; je n'y lus que l'abrutissement, l'imbécillité, l'abjection. Les mulâtres au contraire me fixaient avec des yeux pleins d'au- dace qui brillaient sous leur chapeau rabattu. Je bornai mes ob- servations ; le soir était venu , la pluie avait cessé , une fraîcheur agréable se répandait dans l'atmosphère; les vastes fenêtres qui

1. Chair de bœuf découpée en lanières et sécbée au soleil, qui sert principalement à la nourriture des esclaves.

LA TERRE. 25

donnent de plain-pied sur la rue se peuplaient d'apparitions gra- cieuses , tandis que les volantes emportaient de ravissantes toilettes dans la direction du théâtre ou de l'Alaméda. C'était assez pour une première excursion ; je regagnai sagement mon domicile, afin de ral- lier mes idées un peu troublées par le conflit de tant de sensations nouvelles.

Avant d'entrer au lit , je passai l'inspection minutieuse de tous les coins de mon appartement sans rien découvrir de suspect ; ce ne fut que plus tard, hors de l'enceinte des villes , que je fis connais- sance avec les insectes hideux qui pullulent entre les tropiques. Néanmoins, il n'y a pas de maison à la Havane qui ne soit infes- tée de blattes; j'ai constaté maintes fois aux dépens de mes collec- tions l'existence de ces ennemis invisibles 4.

Quoique les préliminaires de mon installation réclamassent tous mes soins et que j'eusse même quelques visites assez pressantes à rendre, mon impatience était trop vive pour s'accommoder du moindre délai ; je résolus donc d'explorer la campagne dès le lendemain ma- tin et de monter en volante aussitôt après mon réveil.

Rien de plus coquet et de plus original que ces légers cabriolets nommés fort justement volantes. On voit bien quelque chose d'ana- logue à Lisbonne, mais la longueur des brancards et la hauteur des roues donnent à la volante havanaise une physionomie toute locale. L'attitude que l'on y prend sans effort est en harmonie parfaite avec la langueur du climat :-le corps à demi renversé, les pieds légère- ment exhaussés , les jambes avec toute l'extension désirable , on se sent entraîné rapidement, tandis que la caisse, suspendue entre l'essieu et l'attelage, prend le mouvement d'un palanquin. Les nè- gres ont le privilège exclusif de diriger ces sortes d'équipages qui reflètent quelque chose de l'existence créole dans son caprice et dans son abandon fastueux ; ils conduisent à cheval , chaussés de bottes énormes dont la forme et les ornements surannés appartiennent à une autre époque. Lorsqu'ils mettent pied à terre , ces écuyers

1. Blatta Americana L. On la retrouve aux Canaries et en Egypte; mais elle ne sup- porte pas, fort heureusement, la température de notre climat.

26 CHAPITRE IL

grotesques reproduisent assez fidèlement l'image du chat botté. Je descendis d'abord à la porte de la cathédrale, édifice de peu de mérite construit, en 1724, de matériaux passablement grossiers. L'intérieur, quoique dallé en marbre, me parut mesquin et négligé; aucune œuvre de prix , aucun ornement remarquable ne vint dis- traire mon attention, tandis que je cherchais le tombeau de Colomb, dont les restes, en 1796, furent transférés de Saint-Domingue à la Havane. Ma perquisition demeura longtemps infructueuse ; la nef était déserte et vide de monuments ; je passai sucessivement en revue les chapelles latérales, et déjà je ne savais plus m'adresser, lorsque je découvris , en approchant du chœur, un médaillon de marbre blanc encastré dans le mur à gauche du maître -autel : je fis quelques pas en avant et je lus l'inscription suivante :

O RESTOS É IMAGEN DEL GRANDE COLONÎ

MIL SIGLOS DURAD GUARDADOS EN LA ORNA

Y EN REMEMBRANZA DE NUESTRA NACION1

Mon émotion était profonde en présence de cette tombe illustre ; je repassai dans ma mémoire une vie si mélangée de grandeur et de misère : c'était l'île de Cuba que Colomb avait surtout aimée; avec quel enthousiasme il peignait dans ses lettres la merveilleuse beauté des rivages, l'aspect imposant des forêts, les parfums, les oiseaux, la pureté de l'air qui n'engendrait alors aucune épidémie, et ce peuple hospitalier et doux qui l'avait accueilli sans méfiance ! Ces lieux il repose, Colomb ne les reconnaîtrait plus ; l'industrie les a couronnés d'un diadème , mais en les dépouillant de la parure virginale dont il fut si vivement épris. Pour moi , qui contemplais ce monument mesquin, érigé au bout de trois siècles à la mémoire du grand navigateur, je ne pouvais m'empêcher de penser aux fers dont l'Espagne paya le don du Nouveau Monde2.

1 . 0 dépouilles et image du grand Colomb î

Demeurez mille siècles dans cette urne

Comme dans la mémoire de notre nation. % Rien de plus pauvre que cette œuvre et rien de moins digne, sous tous les rapports, de la munificence et du patriotisme des Havanais. La figure de Colomb, sculptée en demi-

LA TERRE. ri

Après avoir accompli mon pèlerinage, je remontai dans ma vo- lante et me fis conduire au Cerro, un des faubourgs les plus impor- tants de la ville. La voie publique, au delà du mur d'enceinte, était bruyante et animée ; une population de toutes couleurs se croisait sur l'avenue poudreuse ; des cavaliers passaient au galop ; des monteros cheminaient par petites caravanes ; des mules suivaient, chargées de productions diverses , et notamment de tiges vertes de maïs , desti- nées à la nourriture des chevaux, que dans mon enthousiasme je pris pour le roseau précieux qui nous donne le sucre. Comment imaginer qu'un objet si vulgaire eût quelque prix à la Havane? Lorsque nous fûmes à une certaine distance et que j'eus reconnu à des signes évidents le voisinage de la campagne, je congédiai mon équipage pour observer plus à mon aise en poursuivant à pied. A cette extré- mité du Cerro, le mouvement s'était ralenti; le bruit n'était plus qu'un écho; aux boutiques et aux échoppes succédaient de jolies habitations, largement espacées , bordées de galeries couvertes qui projetaient leur ombre sur les côtés de la route. Plusieurs de ces villas se faisaient remarquer par leur caprice ou par leur élégance : à travers de larges ouvertures protégées par des barreaux massifs et garnies en verres de couleur pour tempérer l'éclat du jour, on distinguait des pièces pavées en marbre , donnant sur des jardins fleuris ; j'entrevis même, malgré ma préoccupation , des yeux noirs et des épaules blanches qui ajoutaient encore au charme mysté- rieux de ces demeures. Les végétaux singuliers dont la route était ombragée fixèrent aussi mon attention : c'étaient des casuarinées semblables à de grands cyprès ; des alamos à écorce lisse et blan- châtre, parés d'une verdure tendre et touffue1; des bananiers aux

relief, sous les traits d'un adolescent, choque le bon sens en même temps que la tradition. Il n'est pas aisé de deviner que le héros pose l'index sur un globe et montre Y Amérique ; à le voir cuirassé de toutes pièces, on prendrait le globe pour un écu. La place d'armes eût été parfaitement choisie pour l'érection d'un monument en l'honneur de Christophe Colomb ; cette grande image y eût produit un magnifique effet, tandis que la statue que l'on y voit ne contribue pas même à l'embellir.

1. L'arbre connu sous le nom à'alamo dans File de Cuba est le ficus populifolia Desf., dont le feuillage sert à la nourriture des bestiaux. On le plante à la Havane dans les promenades publiques, parce qu'il croit vite et donne promptement de l'ombre.

28 CHAPITRE IL

feuilles lacérées par lèvent; des haies d'opuntias ou des massifs d'agaves; enfin le majestueux oréodoxa, dominant de son panache royal les yuccas, les cactées et une foule de plantes plus humbles qui m'étaient inconnues. A l'aspect de cette nature d'un caractère si fortement tranché , je sentis avec ravissement que je vivais dans un monde nouveau; le gazon môme que je foulais aux pieds était distinct de toutes les graminées d'Europe.

Enfin je laissai derrière moi la dernière maison et je découvris la campagne ; mais ainsi qu'il arrive souvent quand l'imagination a pris un essor trop élevé , je fus un peu désappointé. Le paysage n'était ni riche, ni pittoresque, ni varié; je vis une plaine mon- tueuse, d'un vert grisâtre, d'un aspect monotone, cultivée çè et là, ailleurs abandonnée et couverte de plantes flétries : de loin en loin quelques maisonnettes blanches, et partout des palmiers. Il me sembla que cet arbre élégant perdait toute sa valeur lorsqu'il était dominé; le palmier doit régner sur le paysage; il couronne admi- rablement les hauteurs; mais dans la plaine, son tronc grisâtre s'efface, son panache gracieux n'est qu'une tache indécise, il produit réellement peu d'effet. Je ne tardai pas à m'apercevoir que les environs de la Havane étaient dépourvus d'un agrément fort appréciable sous les tropiques, je veux dire d'ombrage; L'Espagnol, comme l'Arabe, ne plante pas volontiers; mais au moins celui-ci protège avec un soin religieux le figuier, l'acacia, le sycomore, que la main prévoyante de la nature a semés dans son pays brûlant ; ici, malgré l'ardeur du ciel, pas un arbre, pas un abri. L'instinct me dirigea vers une mare d'eau douce, qui s'épanchait dans une exca- vation voisine ; des joncs et des cypéracées végétaient au bord du marécage; je m'assis à l'ombre des rochers qui bornaient circulai- rement la vue, n'apercevant de la campagne que la cime égarée de quelques cocotiers. A cette heure accablante du jour le soleil atteignait son zénith, tout était silencieux, tout semblait assoupi; cependant un souffle imperceptible m'apportait le bruit lointain de la ville : j'écoutais ces rumeurs avec une tristesse indéfinissable ; la mélancolie du paysage avait fini par me gagner, ou plutôt j'éprou-

LA TERRE. 29

vais pour la première fois le sentiment de mon isolement. Pendant que je m'abandonnais à la rêverie, de nombreux lézards, enhardis par mon immobilité , couraient familièrement autour de moi ; les uns étaient verts avec le ventre blanc; les autres, d'un bleu clair, tachetés de brun; tous avaient la tête allongée et le goitre desanolis1. En observant les évolutions de ces jolis sauriens , je remarquai une quantité de rainettes tapies dans les cavités du rocher ; à peine pou- vait-on distinguer de la pierre leur dos blanchâtre marbré de gris2. Ces animaux dormaient paresseusement à l'ombre ou contemplaient en soulevant la paupière , avec une expression de béatitude parfaite, l'eau verte qui baignait leur domaine. C'étaient les premiers abori- gènes qui s'offraient à mes yeux. Je les examinai curieusement comme des êtres appartenant à une création distincte ; et mon ima- gination, les associant au monde nouveau qui m'environnait, alla jusqu'à leur prêter une existence différente de la mienne. On sourira de cette naïveté ; je lui ai de bien vives jouissances, qu'une inti- mité plus étroite avec la nature américaine a fini malheureusement par émousser.

Lorsque j'eus terminé mes observations et recueilli les objets qui me parurent dignes d'intérêt, je repris par un autre chemin la direc- tion de la Havane. Sur ma route se présenta une plantation de cafiers, évidemment abandonnée, car elle formait un épais hallier et les graines étaient éparses sur le sol , sans que personne prît la peine de les ramasser. Ce furent les émigrés de Saint-Domingue qui propagèrent la culture du cafier dans l'île de Cuba, lorsqu'ils s'y réfugièrent après les désastres de la colonie ; ils reconnurent ainsi la généreuse hospitalité du gouvernement espagnol3. De Cuba, la plante se répandit aux alentours du golfe du Mexique et pénétra dans l'Amérique Centrale elle fit la fortune du petit État de Costa-Rica ;

1. Les anolis, famille américaine, offrent une particularité physiologique qui les rap- proche des iguanes; leur gorge, sous l'empire d'une vive émotion, a la faculté de s'enfler comme un goitre, en se colorant d'une belle nuance rouge.

2. Trach. marmoratus. Dum.

3. Le cafier avait été transporté de Porto-Rico à Cuba dès 1769; mais la culture indus- trielle de cette plante , remonte seulement à l'arrivée des réfugiés français , qui lui don-

30 CHAPITRE II.

insensiblement elle franchit l'équateur et s'implanta même au delà du tropique ; dès lors la production du café , avilie par la concur- rence, commença à décliner dans l'île la main-d'œuvre est excessivement chère , et tomba même tout à fait dans le rayon de la Havane.

Mais comment s'est naturalisé cet arbuste précieux qui alimente l'industrie coloniale sur tant de points du continent américain ? Le cafier n'était encore qu'une plante rare et curieuse , cultivée dans les serres du muséum de Paris, lorsqu'en 1723 le lieutenant du roi Declieu en obtint un pied qu'il transporta à la Martinique ; ce pied y fructifia, et il a produit des forêts. On raconte, et j'aurais tort de l'oublier, que le philanthrope lieutenant partagea avec son arbris- seau la modique ration d'eau à laquelle il fut réduit pendant une traversée difficile.

Je continuai mes excursions aux alentours de la Havane pendant plusieurs journées consécutives , sans rencontrer un point de vue qui répondît pleinement à mon attente. Mes yeux commençaient à se familiariser avec la nature tropicale ; je m'arrêtais moins aux détails et me préoccupais davantage de l'ensemble. Le pittoresque s'est évanoui avec les bois , qui , en disparaissant sur un rayon considé- rable , n'ont laissé qu'un sol nu, médiocrement accidenté, d'une apparence négligée, mais doué d'une inépuisable vigueur ; et cepen- dant il y a je ne sais quelle grandeur mélancolique, dans l'aspect de ces plaines montueuses, plantées d'innombrables palmiers, à l'heure le soleil commence à les abandonner. Pour rencontrer des sites vraiment extraordinaires, qui étonnent et confondent l'imagi- nation, il faut explorer les rivages inhabités ou s'enfoncer dans les régions montagneuses de l'île. Quoique j'aie joui de cette bonne fortune à mon retour de l'Amérique Centrale, je m'abstiendrai de

lièrent la préférence sur la canne à sucre. Ce furent eux qui apprirent aux habitants à se servir d'une machine pour dépouiller la cerise de sa pulpe , procédé qui active la dessic- cation de la graine et donne la qualité recherchée dans le commerce sous le nom de fin vert. Le cafier se plaît dans les ravins humides et ombragés; il a dégénéré dans les plaines de la Havane, la récolte ne vaut plus qu'une piastre Yarroba (25 livres) ; tandis qu'à San Yago, au nord de 111e, il a conservé de la qualité et de la valeur.

LA TERRE. 31

toute description, dans la crainte de me répéter, le continent voisin m' ayant offert des scènes non pas identiques assurément , mais au moins analogues.

Depuis les hauteurs de Casa Blanca , qui dominent le port , on découvre un admirable point de vue et l'on embrasse l'étendue de la ville , dont les maisons , peintes de couleurs variées , se pressent et s'accumulent en face du spectateur. Les forts échelonnés de col- line en colline , les rivages découpés par des baies ou des promon- toires, le canal d'Atarés qui brille à l'occident, les flottilles de pêcheurs abritées dans les anses lointaines, les grands navires endormis sur leurs ancres, enfin l'éclat éblouissant de la lumière et le reflet des eaux, tout concourt, avec l'animation, le bruit et le mouvement maritime, à composer une scène grandiose et à produire un magnifique effet. Mais à peine a-t-on perdu de vue ce bassin remarquable, en descendant le versant opposé, que le tableau change subitement de caractère; la campagne prend un air de tristesse et d'abandon ; ce ne sont que halliers entrecoupés de marécages ; le silence règne partout, et le promeneur égaré dans ces lieux solitaires il cherche vainement une habitation ou un sentier, peut oublier qu'il est a deux pas de la ville, et que cette ville est la Havane.

CHAPITRE 111

PSEMUEBE EXCURSION SOOS LES TROPIftWES

La ville de Matanzos, située à vingt -deux lieues dans Test, fut le bul de ma première exploration. Une pareille course était presque un voyage, il y a peu d'années; ce n'est plus qu'une promenade aujourd'hui; non pas que la voie de terre se soit améliorée; niais il s'est olabli un service de bateaux à vapeur qui, pariant (le la Havane et de tiatabaiw, de chaque côté de l'île» embrassent clans leur par- cours l'ensemble du littoral et relient entre eux les principaux points maritimes. La largeur moyenne de Cuba étant environ de seize.1: lieues, il est facile, du port, l'on débarque, de gagner les localités intermédiaires. En général, tes Havanais profitent modérément de ces

31 CHAPITRE III.

facilités ; leur curiosité n'est pas très-vive à l'égard de la terra ignota qui les environne , et il faut une circonstance sérieuse pour les arra- cher à la douce monotonie de leurs habitudes; mais les populations éloignées de la capitale commencent à apprécier un moyen de loco- motion qui les rapproche du foyer commercial se concentrent les grands intérêts du pays.

L'ouragan avait détruit la majeure partie des paquebots. Toute- fois celui de Matanzas tenait encore la mer en dépit de ses avaries ; j'y pris place avec un jeune ecclésiastique piémontais, passager comme moi de la Sylphide, qui cherchait à employer ses loisirs en attendant une occasion pour la Vera-Cruz. Une certaine communauté de goûts et d'intérêts nous avait rapprochés pendant la traversée ; il était passionné pour l'histoire naturelle et ne rêvait qu'aux mer- veilles du Nouveau-Monde. Loin du terrain battu de la Havane, nous nous promettions une riche moisson , et je crois même que nous nous bercions de l'espoir de quelque découverte. La première chose qui nous frappa fut l'aspect singulier du paquebot, dont le pont était entièrement couvert, à l'exception d'un petit espace angulaire venaient respirer les passagers de l'avant lorsqu'ils se sentaient défaillir dans l'atmosphère stagnante de leur cabine ; ils y prenaient une douche d'eau salée qui achevait de les ranimer, chaque fois qu'une vague brisait contre la proue du navire. Une galerie exté- rieure qui régnait à l'arrière, permettait aux voyageurs de première classe de faire le tour de leur prison ; la machine fonctionnait à la hauteur des mâts ; enfin le timonier, abrité sous une espèce de pavillon chinois, gouvernait à l'avant, conformément aux règles de la logique, mais contrairement à l'usage habituel. La forme inusitée de ce bâtiment excita notre gaieté et nous disposa joyeu- sement au voyage ; néanmoins toute idée irrévérencieuse disparut lorsque nous sûmes que ce genre de construction navale était em- prunté à la marine américaine.

Les premières lueurs de l'aurore illuminaient les vitres de la ville et répandaient une teinte vermeille sur les vieux édifices du môle quand nous nous mîmes en route. Tout sommeillait encore sur la

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terre et sur l'eau ; nous rasâmes la forteresse du Morro , qui com- mande l'entrée du port, et mettant le cap à l'est, nous commen- çâmes à longer le rivage septentrional de l'île. Nous vîmes d'abord passer une côte d'un vert sombre, inculte et uniforme, accidentée de loin en loin par une cabane ou par un arbre solitaire; ce morne paysage empruntait un nouveau degré de tristesse aux carcasses démâtées de plusieurs navires qui étaient échoués sur la plage, ils avaient péri , sans doute , dans la dernière tempête.

Au bout d'une lieue, le sol se redressa. Divers groupes de collines, dorées par le soleil levant , se détachèrent des ombres qui couvraient encore les vallées; leurs cimes étaient couronnées de palmiers; à leur pied coulait une rivière ; un village de pêcheurs, dont les mai- sonnettes blanches étaient entremêlées de bananiers, se mirait aux eaux limpides de l'embouchure. Cette petite scène était empreinte d'un caractère de fraîcheur et de quiétude qui modifia nos impres- sions. Deux lieues plus loin , les collines se rattachèrent l'une à l'autre et formèrent une terrasse continue , médiocrement élevée , inclinée en pente douce vers la mer, sans escarpement et sans rochers. A travers les coupures qui livraient passage aux fleuves de l'intérieur, on voyait poindre des sommités bleuâtres et lointaines; le rivage, complètement désert, était parsemé de cactées, d'euphorbes et d'autres plantes d'une physionomie singulière ; nous brûlions d'ex- plorer ces plages inhabitées qui fuyaient derrière nous avec mille formes indécises, que nos yeux , toujours occupés, cherchaient inu- tilement à saisir.

Tandis que ce mirage exerçait une sorte de fascination sur nous, on annonça le déjeuner; il fallut s'arracher aux merveilles de la côte et quitter la longue-vue pour la prosaïque fourchette. Comme le grand air nous avait aiguisé l'appétit, nous nous y résignâmes sans trop nous faire presser et allâmes prendre place à la table du bord. Là, nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que l'on ne se piquait pas d'un raffinement de politesse ; chacun s'emparait preste- ment des mets qui se trouvaient à sa portée et en faisait passer une notable portion sur son assiette, sans se préoccuper de ses voisins;

m CHAPlTlUi 111.

en un instant les plats furent vides et le service devint superflu ; nous crûmes voir les terribles aventuriers qui jadis affamèrent le sobre et imprévoyant peuple des Antilles. Ces habitudes, je me hâte de le dire, ne sont point naturelles aux créoles espagnols, qui ont généralement conservé les formes courtoises et même un peu cérémonieuses de leurs ancêtres; c'est un emprunt, sans doute fort malheureux, mais peut-être justifié par la nécessité, qu'ils ont fait à leurs voisins du nord, dont le rustique égoïsme est connu du monde entier.

Deux heures après le déjeuner, nous voguions paisiblement dans la baie de Matanzas. La ville commençait à poindre derrière un rideau de palmiers; les terres étaient boisées; quelques cimes bleuâ- tres apparaissaient à l'horizon. L'arrivée du paquebot mit bientôt en mouvement tous les canots du port. Tandis que les rameurs luttaient de vitesse pour se supplanter mutuellement, nous étions occupés à contempler les pélicans qui péchaient autour du navire. On les voyait fondre impétueusement dans la mer, le poids de leur corps soulevait une nappe d'écume , puis remonter à la surface et reprendre pesamment leur vol pour se précipiter de nouveau. Une centaine de ces oiseaux se livraient au même exercice, volant, plongeant , nageant sur toute l'étendue de la baie.

Nous trouvâmes dans la ville une auberge passable ; il y régnait même un certain mouvement entretenu par le séjour de quelques spéculateurs américains; le dîner réunissait habituellement de vingt- cinq à trente convives ; le service était fait par des noirs , car les blancs , dans l'île de Cuba , n'exercent guère que des professions indépendantes : la domesticité s'allierait mal avec leurs prétentions à la noblesse ; mais les habitudes qui prévalaient à table nous rem- plirent d'étonnement et de dégoût. Un quart d'heure avant le repas, chacun avait déjà pris poste et se tenait prêt comme pour un assaut. Malheur à l'imprudent retardataire! Au premier coup de cloche le service était investi , l'action s'engageait avec une espèce de rage famélique, et la table, surchargée de mets, se* trouvait bientôt balayée comme un champ d'orge après la chute d'une avalanche.

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Jamais mon compagnon ni moi n'avions été témoins d'une telle voracité. C'étaient bien au fond les principes du paquebot; mais ici nulle considération, nul respect humain n'en mitigeait l'application ; l'homme enfin se montrait dans toute sa brutalité primitive. On assure que les choses ne se passent pas autrement dans l'Amérique du nord.

Dès que nous eûmes achevé ce funeste repas, pendant lequel notre rôle avait été fort secondaire , nous nous empressâmes d'aller chercher un dédommagement dans la campagne. Une rue que nous prîmes au hasard nous conduisit au bord du Yuinuri, petite rivière qui tombe dans la baie à l'ouest de la ville, après s'être frayé une issue à travers les rochers. Rien de plus singulier que les escarpe- ments à pic, blanchâtres, caverneux et couronnés de bois au pied desquels s'épanche le Yumuri en sortant de la gorge étroite qui retient un instant ses eaux. Ce terrain est en grande partie l'ouvrage des animalcules du corail. Nous crûmes d'abord la formation récente ; mais bientôt nous reconnûmes notre erreur. J'ai observé, à mon second voyage, le même calcaire dans l'intérieur de l'île ou il con- stitue des masses considérables qui appartiennent h une époque fort reculée. Celui de Matanzas est exploité pour les besoins de la ville; il est si tendre au sortir de la carrière, qu'on peut le tailler à la hache ; mais il durcit à l'air et fournit de bons matériaux de construction. La formation s'efface à mesure qu'on s'éloigne de la côte , et disparaît sous une couche de débris végétaux éminemment fertile. Nous parvînmes, en nous accrochant aux lianes et aux buissons, à gagner le sommet de ces escarpements. Ce que nous vîmes alors nous parut fort étrange : le rocher portait une forêt qui croissait littéralement dans la pierre ; implantées dans les cavités dont elle était criblée, les racines semblaient n'avoir d'autre fonc- tion que de maintenir la tige dans une position verticale. En pénétrant dans le taillis , qui était passablement fourni et l'on remarquait des arbres de quinze à vingt mètres de hauteur, nous trouvâmes quelques centimètres d'une terre sèche et rougeâtre sur les points les mieux favorisés. Ailleurs, la nutrition s'opérait direc-

CHAPITRE III.

tement par les surfaces, sans le concours d'aucun agent intermé- diaire; et comme si la vitalité eût été encore exubérante, mille plantes parasites étreignaient les écorces de leurs fibres radicales et surchargeaient les branches; en un mot, le règne végétal pour- suivait ici son existence dans des conditions tellement extraordi- naires, que nous aurions refusé de les admettre si nos yeux n'en eussent été témoins. Nous traversâmes plus loin un espace le bois avait été coupé pour faire place à une plantation de bananiers et d'ananas; ces végétaux croissaient aussi dans le rocher et se développaient avec vigueur; seulement on avait pris soin de garnir leurs pieds d'un peu de terre ramassée dans les fissures voisines.

Un écrivain du temps de la conquête , Bernai Diaz del Castillo, nous a conservé l'étymologie du nom de Matanzas. 11 raconte qu'un bâtiment allant de Saint-Domingue aux îles Lucayes, fut sur- pris par le mauvais temps et vint se perdre dans la baie ; les naufra- gés parvinrent à se sauver ; comme ils erraient à l'aventure, cherchant des aliments pour apaiser leur faim , ils rencontrèrent une troupe d'Indiens sur le bord d'une rivière (probablement le San Juan). Ces sauvages, auxquels ils demandèrent des vivres, indiquèrent leurs maisons que l'on apercevait sur la rive opposée et proposèrent aux étrangers de les y conduire en bateau : l'offre fut acceptée ; mais parvenus au milieu du fleuve, ils submergèrent leurs passa- gers et les massacrèrent tous, à l'exception d'une femme et de trois hommes. Vingt et une personnes perdirent ainsi la vie , et le nom de Puerto de Matanzas (Port des Massacres) , que la localité a con- servé, a perpétué jusqu'à nos jours le souvenir de cette catastrophe 1.

La ville de Matanzas occupe au fond de la rade une position fort heureusement choisie ; les maisons suivent la déclivité d'une colline qui descend en pente douce vers la mer; deux petits fleuves, le Yumuri et le San Juan, l'arrosent à ses extrémités; les rues sont larges, mais sans pavés; profondément ravinées sur les hauteurs, elles ressemblent au lit desséché d'un torrent. Moins belles qu'à la

1. Bern. Diaz. Hist. verd., c. vin

SOUS LES TROPIQUES. 39

Havane, les habitations , sont construites dans le même goût et d'après les mômes principes; un grand nombre de barraques éle- vées par la population flottante qu'attire le mouvement maritime, nuisent à l'harmonie générale et donnent aux quartiers qu'elles envahissent une apparence précaire et misérable. Matanzas est la seconde place commerciale de Cuba; peuplée principalement d'étrangers, car les nationaux la délaissent, lorsqu'ils y ont fait for- tune, pour aller jouer un rôle à la Havane, il y règne une certaine activité relative, et l'on y compte environ vingt mille âmes. De vastes magasins, approvisionnés par les deux hémisphères, servent d'entrepôt aux denrées coloniales , ainsi qu'aux produits du dehors destinés à la consommation de l'île. Le commerce réside principa- lement ici entre les mains des Américains ; ils importent des farines, du riz, des bois de construction, etc., et reçoivent en échange le café, le sucre, le tabac qui leur manquent, en sorte que ces rela- tions d'échange sont fondées sur les meilleures bases *.

Le lendemain de notre arrivée , nous résolûmes , mon compa- gnon et moi, d'explorer le San Juan, dont le cours est un peu plus considérable que celui du Yumuri. Nous nous entendîmes donc avec un batelier qui nous prit à son bord munis de nos fusils, de nos instruments de pêche, de tout l'attirail enfin d'un voyage de découverte. Les rives du fleuve, jusqu'à une certaine distance de l'embouchure , sont planes et envahies par la mer ; un bois épais de mangliers, qui croît au bord de ces lagunes, intercepte partout la vue. On connaît le mode de propagation de ces végétaux , dont les branches donnent naissance à des racines aériennes qui s'abais- sent vers la surface de l'eau, s'enracinent dans la vase, poussent à leur tour des tiges qui accomplissent les mêmes évolutions, en sorte qu'un seul arbre a bientôt produit une forêt 2. Lorsque nous eûmes dépassé la partie marécageuse du fleuve, les mangliers

1 . Le commerce que l'île de Cuba entretient avec les États-Unis, figure dans la balance des dernières années pour plus d'un million de piastres, malgré les droits différentiels exorbitants qui frappent les pavillons étrangers , et qui semblent une réminiscence de l'ancien système colonial.

2. On confond généralement sous le nom de mangliers ou palétuviers des arbres de

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firent place à de gigantesques roseaux dont les panicules argentées s'inclinaient comme autant d'aigrettes; on voyait des arbres déra- cinés former en travers du courant des barrages et des ponts pitto- resques, sans que la vie parût se ralentir en eux. INous remar- quâmes aussi des crabes aux pattes écarlates , tapis et comme en sentinelle au bord de certaines cavités qu'ils avaient creusées sur les berges de la rivière. Parmi ces crustacés il en est une espèce qui abandonne le voisinage des eaux, quand arrive le printemps, pour se répandre dans la campagne ; leurs troupes s'enfoncent dans l'intérieur et traversent même l'île, du moins l'assure- 1- on , sans se laisser déconcerter par l'obstacle des montagnes. II n'est pas rare alors de rencontrer ces animaux , qui poursuivent invaria- blement leur route , poussés par je ne sais quel instinct , sans fuir et sans dévier à l'approche des passants. Pendant leur migration, les crabes manifestent une grande voracité; ils s'introduisent dans les basses-cours, dévorent les œufs et même les jeunes poulets, assiègent les toits, pénètrent par toutes les issues, se logent dans les maisons, ils creusent des terriers, et se rendent enfin extrê- mement incommodes; mais dès que l'hiver approche, ils regagnent le bord des fleuves ou des marais et se blottissent dans de pro- fondes cavités dont ils bouchent soigneusement l'ouverture. Ces terriers invisibles ne sont pas sans danger pour les bêtes et pour les cavaliers.

A mesure que le bateau s'éloignait de la ville, l'odeur nau- séabonde des marécages s'affaiblissait sous le parfum des fleurs; les clochettes des convolvulus se mariaient aux corymbes dorés des banisteries , aux grappes pendantes des fuchsias et aux larges corolles d'un beau rouge violacé de la ginore d'Amérique, la rose du fleuve, comme on la nomme dans son pays natal; des hérons blancs comme la neige s'élevaient du milieu des roseaux; des commandeurs tachés de feu, des ictérus au ventre jaune et noir

genre très-différents, tels que Yavicennia, le conocarpus, etc., qui croissent dans les mêmes circonstances et qui jouissent d'un mode de propagation analogue.' Celui dont il est ici question est le manglier proprement dit, rhizophora mangle. L.

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sautillaient de branche en branche, et des anis au cri plaintif sui- vaient le bord de l'eau pour saisir quelque vermisseau dans la vase. Nous vîmes aussi des poissons fort étranges, au museau grêle et allongé, au corps délié comme celui d'un serpent 1. Chaque objet nouveau [était une découverte; chaque découverte nous enchan- tait, et les dispositions heureuses dans lesquelles nous nous trouvions répandaient une magie singulière sur toute la nature. De temps en temps un oréodoxa solitaire déployait son panache sur nos têtes, ou bien un groupe de cocotiers projetait une ombre passagère sur le bateau; puis tout à coup la rive s'aplanissait et nos yeux erraient sur la campagne à travers la verdure ondoyante des cannes à sucre. Le San Juan, dont la pente est très- faible, coule ainsi pendant plusieurs lieues dans une vallée que le soleil embrasait alors de ses feux , sans que la végétation parût en souffrir ni dans sa fraîcheur ni dans son éclat.

A deux milles environ de l'embouchure, nous atteignîmes un point la rivière se divise en deux bras et forme une île plane couverte de palmiers. Ce fut le terme de notre navigation , car le batelier, qui ne partageait pas notre enthousiasme, nous annonça que ses forces étaient à bout. En cet endroit nous vîmes pour la pre- mière fois l'oiseau-mouche, cette charmante miniature de la créa- tion tropicale, bourdonnant comme un sphinx autour d'un hibiscus en fleurs. L'île de Cuba n'en compte que deux espèces : l'une, modeste dans son plumage et vraiment indigène, ne quitte pas la région circonscrite elle est née; l'autre émigré pendant l'été, traverse le détroit de la Floride, s'avance jusqu'au Canada, elle arrive en mai, et repart en septembre pour hiverner au Mexique et dans les grandes Antilles. C'est le rubis , qui doit son nom à la tache de feu dont resplendit sa gorge 2.

Nous virâmes de bord avec un regret sensible , mais en nous pro- mettant de poursuivre notre excursion le lendemain. Le bassin du San Juan, jusqu'au point nous l'avions suivi, nous avait paru

1. Sans doute une espèce d'ophie.

2. Orth. Ricordi, Gerv. et orth. colubris. L.

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désert et négligé ; il faut pénétrer plus avant dans l'intérieur pour rencontrer les établissements agricoles qui fournissent un aliment sérieux au commerce de Matanzas. Au retour nous croisâmes plu- sieurs barques chargées, qui profitaient de la marée pour remonter le fleuve; les rameurs étaient nus et ruisselants de sueur; tandis que leurs muscles d'ébène se raidissaient contre les avirons, un blanc au teint jaunâtre, accoudé sur le gouvernail, le chapeau rabattu, l'œil à demi fermé, jetait nonchalamment au vent la fumée de sa cigarette.

Le temps s'écoulait fort agréablement pour nous à Matanzas; explorant le pays dans toutes les directions , nous revenions chaque jour avec des impressions et des conquêtes nouvelles. Un seul nuage troublait la sérénité de notre horizon; c'était l'obligation d'assister aux repas communs. Tout délai était irréparable : quand les miettes de la table avaient été recueillies par les nègres, il ne restait rien, mais rien absolument à la maison. Vainement essayâmes-nous de réclamer contre cette discipline rigoureuse et insistâmes -nous pour obtenir à tout prix d'autres conditions; notre hôte fut inflexible ; il déclara que le régime de sa maison ne com- portait aucune modification, nous exhorta poliment à l'exactitude, et finit par tirer sa montre pour régler la marche des nôtres et nous mettre en état de profiter de ses conseils.

Ce fut cependant à cette table inhospitalière que nous goûtâmes le premier ananas, le meilleur fruit que produise l'Amérique et en même temps le seul, avec l'orange et la goyave, qui soit doué de quelque parfum. L'ananas est cultivé sur une large échelle dans le rayon de la Havane, d'où on l'exporte par masses considérables aux États-Unis. Cueilli avant l'époque de la maturité, afin que la con- servation en soit moins difficile ? il perd la moitié de sa valeur ; c'est un fruit qui profite des rayons du soleil jusqu'au dernier moment. L'amateur attend, pour le séparer de sa tige, que le principe sucré s'échappe en gouttelettes par quelques déchirures de la surface. Il y a plus de trente ans que les Anglais et les Allemands ont appris à cultiver l'ananas , par des procédés économiques qui leur permettent

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do livrer ce fruit sur la place à des prix très -modiques. Nos jar- diniers ne se sont point piques d'émulation, car ils n'ont fait aucun progrès dans cette branche de l'horticulture. Je n'ai jamais rencontré l'ananas à l'état sauvage parmi les nombreuses espèces de broméliacées qui végètent dans la partie de l'Amérique que j'ai visitée; l'opinion générale attribue à cette plante une origine asia- tique et l'on croit qu'elle s'est propagée de l'Inde au Nouveau- Monde en suivant la zone tropicale i. Cependant le témoignage des historiens espagnols contredit formellement cette présomption : les compagnons de Gortès remarquèrent l'ananas en débarquant sur le territoire mexicain 2 ; Herrera mentionne ce fruit parmi ceux dont se nourrissaient les indigènes de la Nouvelle -Espagne et du Chili 3 ; enfin un voyageur illustre, dont l'assertion n'est pas suspecte, l'a cueilli au bord de l'Orénoque, bien loin de tous les lieux habités 4.

Les environs de Matanzas sont extrêmement agréables par la va- riété des aspects. Le coup d'œil de la rade est fort beau ; les eaux m'ont paru riches en productions marines; il suffit du mouvement de la marée , sans qu'il soit besoin d'un coup de vent, pour accu- muler sur la plage une infinité de coquillages, de radiaires et d'échi- nodermes. Au milieu des débris organiques abandonnés ainsi par le reflux, nous remarquâmes un jour une physalie aux couleurs irisées qui se détachait sur la verdure des algues. Curieux d'examiner un être dont l'organisation obscure échappe encore aux classifications, mon compagnon s'empressa de s'en emparer; il avait oublié, dans sa précipitation, une particularité bien connue; à peine eut-il saisi le corps vésiculeux qu'une douleur cuisante, comme celle de la brû- lure; lui arracha une vive exclamation; la sensation se propagea h l'avant-bras, qui demeura même engourdi jusqu'au lendemain ma-

1. Le contraire serait la vérité, si Ton en croit M. de Humboldt. Le savant voyageur affirme que cent ans après la découverte de l'Amérique, l'ananas se cultivait en Chine, il avait été transporté du Pérou. Humb. Essai polit., liv. iv, c. 9, p. 478, en note.

2. Tuvieron unas pinas rojas de la tierra muy olorosas y las dieron a Cortéz. Bern. Diaz, Hist. verdad, c. xxxiv. Cette description ne peut s'appliquer qu'à l'ananas.

3. Herrera, Hist. gén., dec. vin, 1. 4, c. 10 et 1. 5, c. 10. Lorenzana, Hist. de Nueva Espana, p. 122 en note.

4. Humboldt, Essai polit., 1. iv, c. 9, p. 478.

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tin. Ce fut ainsi qu'une créature en apparence inerte et sans défense nous manifesta le soin particulier que la Providence avait pris de sa conservation. L'océan Atlantique nourrit plusieurs espèces de phy- salies , toutes remarquables par la beauté de leurs couleurs et par l'action vésicante que leurs tentacules exercent sur la peau.

Dans la direction du nord, les contours de la baie sont bornés par une succession de roches madréporiques , formant une longue chaîne de récifs constamment battus par les flots. Des coccolobas aux feuilles larges et arrondies inclinent leurs cimes vers la mer, dont ils aspirent l'humidité saline. Les mollusques pullulent dans ces parages : des littorines zébrées, des nérites, des buccins, rampent dans les crevasses à l'abri du soleil ; des oscabrions verdâtres et des oursins violets armés de longs piquants tapissent les cavités ils se tiennent immobiles , tandis que les espèces terrestres suspendent par milliers leurs coquilles aux tiges charnues des opuntias1.

Parmi les curiosités naturelles que nous offrirent les environs de Matanzas, je ne saurais oublier la fameuse araignée des Antilles, qui atteint des proportions si remarquables relativement à celles de nos pays2. Quoique très -multipliée dans la campagne, elle inspire un certain effroi, la mygale est presque inconnue dans l'enceinte des villes. On la rencontre sur la lisière des bois, à l'ombre des vieux murs, et même dans les localités découvertes et arides elle se tapit sous les pierres pendant l'ardeur du jour. Au coucher du soleil., elle sort de sa retraite et retrouve son activité. C'est une chasseuse déter- minée qui fait sa proie d'insectes, et particulièrement de blattes dont elle est très-friande. Je n'ai pu, pendant mon séjour à Matanzas, constater par aucun fait certain le danger de sa morsure; mais

1. Principalement le pupa mumia Brug. et le p. rnumiola Pf. qui n'en est qu'une variété.

2. Les myg. avicularia, Cubana et Blondii, également monstrueuses, se trouvent toutes les trois dans l'île de Cuba. Celle dont il est ici question et dont l'abdomen est d'un roux brillant, est la m. Blondii Latr. {araignée crabe d'Haïti). Le genre est répandu dans les cinq parties du monde; mais les mygales européennes sont très-petites; parmi les trente -six espèces énumérëes par M. Walckenaër, dont la patrie est bien connue, dix-huit sont indi- gènes de F Amérique.

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comme je l'ai retrouvée sur le continent voisin, je compléterai dès à présent les renseignements qui se rattachent à son histoire.

Malgré la force de cette aranéide et son apparence redoutable, elle devient la proie d'une mouche et la pâture d'un vermisseau. Un sphex de grande taille la poursuit , l'attaque et la tue. Vainement elle essaie de lutter , sa défaite est inévitable; elle subit la loi de la nature, qui a destiné sa dépouille, par une prédilection fatale, à la nourriture des larves de cet hyménoptère. Quand le sphex apparaît, la mygale comprend instinctivement le danger et se fait un rempart avec des fils qu'elle attache rapidement aux objets voisins ; mais la mouche a bientôt reconnu le piège , et au premier contact elle re- prend son essor; l' araignée se redresse, la suit des yeux, l'attend et lui oppose ses puissantes mandibules ; tout à coup, après avoir tour- noyé un instant, le sphex fond sur elle à l'improviste , la perce de son aiguillon, et redouble ses atteintes jusqu'à ce qu'étourdie, expi- rante, elle se laisse entraîner sans résistance. Le vainqueur cherche alors un endroit favorable, creuse un trou, y enfouit sa proie, dépose un œuf, et s'envole après avoir nivelé le terrain. La larve , qui ne tarde pas à éclore, se nourrit du cadavre. Tel est le destin singulier de cette monstrueuse araignée; d'autres sphex plus faibles donnent également la chasse à de plus petites espèces qui succombent de la même façon , comme j'en ai été témoin plusieurs fois en me pro- menant dans la campagne.

Les mandibules de la mygale sont armées de deux pinces veni- meuses mobiles; ces pinces, lorsqu'elles pénètrent dans les chairs, y laissent deux empreintes blanchâtres ; la douleur est aiguë ; elle est suivie d'une inflammation accompagnée de fièvre qui dure plus ou moins, selon l'irritabilité de la partie intéressée. Du reste, cette mor- sure est sans danger sérieux pour l'homme ; l'opinion contraire est un préjugé que la physionomie repoussante de l'insecte a fait naître. J'ai ouï dire, il est vrai, qu'au Mexique le venin d'une aranéide ana- logue aux espèces de Cuba , était assez actif pour entraîner la mort. J'en doute, sans rien affirmer néanmoins, car le scorpion, qui appar- tient à la même famille, offre dans sa piqûre, selon l'espèce et le

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pays, des exemples de malignité très-divers. Le climat de Matan- zas paraît favorable à la multiplication des arachnides ; j'en ai re- marqué de brunes, de vertes, d'écarlates, d'autres d'un noir luisant, avec le corps oblong, acuminé ou caréné. J'en citerai une parti- culièrement hideuse, que je vis un jour dans un café de la ville-: son abdomen était triangulaire et tellement déprimé que je dus l'examiner de près pour me convaincre que je n'étais pas le jouet d'une illusion ; je l'avais prise pour une tache bizarre imprimée sur la muraille.

Au bout de huit jours qui s'écoulèrent avec rapidité, et qui furent les seuls de mon voyage pendant lesquels j'aie joui d'un bonheur sans mélange, nous nous décidâmes à reprendre la direction de la Ha- vane. Pendant cette dernière période du mois de décembre, la brise du nord ayant soufflé fréquemment, la température avait été fort agréable ; dans la matinée le thermomètre marquait de 16 à 18 de- grés et dépassait rarement 23 degrés au milieu du jour. Toutefois, dans les chemins creux et dans les vallons abrités, la chaleur était insupportable.

Notre voyage n'avait été marqué par aucun incident, lorsqu'on touchant au port , au moment les chances paraissaient assurées, il nous en survint un assez désagréable. Nous nous trouvions en contravention, à notre insu, comme ayant négligé de nous munir de je ne sais quel visa à Matanzas. Or, toute contravention à la Havane est une aubaine pour la police ; les agents de cette admi- nistration savent môme les faire naître au besoin , afin de toucher la prime qu'on leur accorde sur les amendes, et qui mieux est, de s'en attribuer le montant lorsqu'ils peuvent le faire impunément. En approchant du quai, nous remarquâmes un personnage d'une appa- rence suspecte, qui semblait prendre un intérêt particulier à notre débarquement ; nous n'eûmes pas plus tôt accosté, qu'il sortit de son immobilité et s'élança sur notre bord avec l'agilité d'un chat. Un alguazil, jusqu'alors inaperçu , se précipita sur ses traces le sabre nu au poing ; c'était le seul insigne de l'autorité publique dont ces mes- sieurs paraissaient être revêtus. Sur la réquisition de l'agent prin-

SOUS LES TROPIQUES. \1

cipal, chaque voyageur exhiba son passeport, qui fut examiné d'un œil oblique et d'un visage fort peu gracieux ; mais quand notre tour arriva, le front du personnage s'éclaircit tout à coup, et un demi- sourire égaya sa physionomie sinistre : nous étions en contravention; le fait était parfaitement avéré. Cependant le ton de bienveillance pa- ternelle qu'il prit pour nous admonester commençait à nous rassurer, et déjà nous nous applaudissions d'en être quittes à bon marché , lorsqu'il conclut par une amende collective de huit piastres. Vaine- ment objectames-nous notre qualité d'étrangers et protestâmes-nous de notre profond respect pour les lois de la colonie ; ces moyens ne furent point accueillis , et l'arrêt devint exécutoire. Nous tirâmes donc chacun de notre bourse une double pistole qui passa dans la sienne, et nous reçûmes en échange ses compliments de condoléance avec l'expression de ses regrets. J'aime à croire que nos deniers furent versés dans la caisse publique ; mais comme nous étions sans témoins, je n'oserais pas le garantir. Ce fut dans ces circonstances humiliantes que nous rentrâmes à la Havane.

CHAIMTRK IV

COUP D'ŒIL SUE LA HH.VAHE

Le lendemain de celte, aventure, je tus réveillé de bonne heure

par un vacarme épouvantable; des sons étranges et des clameurs s'élevaient par intervalles, puis se propageaient à travers la ville, qui semblait émue jusque dans ses profondeurs comme h l'approche

d'un ouragan. Surpris et même un peu troublé, je me saisis à la lutte du vêtement nécessaire pour courir aux informations. J'appris alors, avec quelque étonnemont, qu'il s'agissait d'une simple ré- jouissance; les noirs inauguraient le carnaval en vertu d'un ancien usage qui accorde aux esclaves un jour de liberté pour la fête des Rois. Aussitôt que ma toilette fut achevée, je me transportai dons

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la rue. De tous les points de la cité montait une rumeur sourde et croissante : cent mascarades grotesques se précipitaient des fau- bourgs avec une suite bruyante et une formidable musique ; chaque bande prétendait éclipser les autres, et toutes rivalisaient de turbu- lence. Il me sembla que les travestissements qui passaient sous mes yeux ne manquaient pas de caractère et qu'ils pouvaient être ra- menés à trois types principaux : les uns me parurent empruntés aux souvenirs du pays natal; ils reflétaient évidemment quelques-unes des conceptions bizarres que la superstition a fait éclore sur les rives du Niger; les autres portaient le cachet de l'Orient, réminiscence d'une servitude plus douce; les derniers enfin se rattachaient aux an- ciennes traditions de la contrée. C'était donc sous le triple symbole de la patrie, de l'humanité et de la liberté que les pauvres esclaves se réfugiaient, sans doute à leur insu, dans ce jour de joyeux oubli. Tout objet produisant du bruit à l'aide du souffle ou par le choc, s'était transformé dans leurs mains en instrument de musique. Aux sons de cette harmonie foudroyante , les nègres les plus considé- rables, ceux que l'affranchissement avait réhabilités, faisaient d'in- croyables efforts pour maîtriser leurs sensations; on lisait sur leur physionomie mobile la lutte qu'ils soutenaient intérieurement afin d'en comprimer l'explosion et de conserver le décorum que la qua- lité d'hommes libres leur imposait. Quant à leurs femmes et à leurs filles, elles faisaient bon marché de ces scrupules et se trémoussaient en mesure sur les balcons ou les terrasses d'où elles assistaient à la fête. Je vis même à l'angle d'une rue un cuisinier trépigner devant ses fourneaux, sans prendre souci des passants, et régler sur le rhythme des instruments tous les menus détails de son service.

Vainement chercherais -je à donner une idée du coup d'œil que présenta la place quand plusieurs de ces mascarades y firent irrup- tion à la fois, entraînant à leur suite une partie de la population noire en habits de galas. Toutes les variétés de la race africaine s'y montraient confondues, depuis le Mandingue au nez écrasé et aux cheveux laineux, jusqu'à l'Abyssin à la longue chevelure et au profil arabe. Une foule de négrillons se précipitaient sur leurs traces,

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costumés d'une manière fantasque et surannée qui rappelait ces magots d'autrefois affectionnés par l'école vénitienne. La partie fé- minine étalait à son tour un luxe que l'on ne voit nulle autre part qu'à la Havane; mantilles ou crêpes de Chine, bas de soie, souliers de satin blanc, rien n'avait été épargné pour rehausser les dons de la nature, et vraiment parmi les jeunes négresses aux cheveux tressés de fleurs et jouant de l'éventail, il s'en trouvait parfois qui n'étaient pas trop laides; d'élégants petits-maîtres papillonnaient au- tour de ces beautés, une badine à la main, une cigarette aux lèvres, vêtus de coutil blanc et portant du linge fin qui contrastait singu- lièrement avec la couleur de leur peau.

Ce carnaval , par sa turbulence et son étrangeté ? laisse bien loin en arrière tout ce que j'ai vu dans le même genre à Naples et à Rome. Les spiritueux ne sont point épargnés, et ils jouent même un rôle important dans la fête. L'attitude des blancs, pendant ces satur- nales, est celle de spectateurs parfaitement désintéressés ; mais l'au- torité veille, et les mesures sont prises pour déjouer les complots qui pourraient se tramer à. la faveur d'un tumulte aussi général.

Au coucher du soleil, tout rentra dans l'ordre accoutumé; et comme la réjouissance avait pris au bout de quelques heures le caractère d'un fléau public, chacun se félicita d'en voir arriver le terme. Le même jour, un paquebot venant d'Europe mouillait pré- cisément en face du quai; je laisse à juger l'étonnement des nou- veaux débarqués qui surprirent la cité au milieu de cette crise gro- tesque.

La Havane, au point de vue matériel , n'offre rien de saillant; les arts et l'industrie ont ajouté peu de choses remarquables aux avan- tages que cette ville tient de la nature ; les monuments publics qui , dans les grandes cités , reflètent généralement le passé historique et le génie des habitants, n'ont point ici de caractère et portent tous, à l'exception des ouvrages de défense, le cachet de la médiocrité; on voit que la population, courbée sous les sévérités du régime colo- nial , ne s'est jamais élevée aux conceptions originales qui ont leur source dans la liberté. Il est d'ailleurs tout siïnple de retrouver chez

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elle une certaine conformité d'usages et d'habitudes avec ceux du midi de l'Espagne, quoique l'institution de l'esclavage ait introduit de graves modifications dans les mœurs.

Limitée d'un côté par la mer, de l'autre par la ligne des fortifica- tions, depuis longtemps l'enceinte de la Havane n'est plus en har- monie avec le chiffre toujours croissant de la population. Une nou- velle cité mieux aérée , mieux percée, mieux bâtie, s'est élevée aux portes de l'ancienne sous le nom de Ciudad extra muros. Je n'ai point à m'occuper de celle-ci, qui se développe paisiblement à l'ombre de la ville aristocratique et commerçante dans laquelle nous allons pénétrer.

Le lecteur a déjà parcouru ces rues étroites, poudreuses pendant l'été, couvertes en hiver d'une boue liquide et permanente; il se représentera facilement les passants cheminant à la file sur un trot- toir de deux pieds de largeur, et s' effaçant contre les maisons dont les barreaux leur servent de temps en temps d'appui. Chaque pas est une victoire ; chaque rencontre un péril ; les nègres aux pieds nus cèdent la place sans hésiter aux blancs et s'enfoncent résolu- ment dans la vase, mais ceux-ci n'abandonnent pas un pouce du terrain; tandis qu'ils s'évertuent à équilibrer leurs mouvements, et qu'ils se croisent avec toute la circonspection nécessaire , plusieurs volantes effleurent rapidement le trottoir et leur distribuent une part égale de l'élément liquide, trop heureux d'éviter une contusion en se précipitant sous le porche voisin ou dans quelque boutique dont ils enfoncent la porte. Il y a cependant deux bonnes choses à noter dans les rues de la Havane : fabsence de mendiants, et celle de ces passants arrêtés à l'angle des maisons et rendant le public témoin (telle est la singularité de l'usage) d'un acte qu'ils prennent la peine de dissimuler dans leur intérieur. Le climat, il est vrai , favorise ces habitudes de décence et de propreté.

Ce qui précède fait aisément comprendre le rôle important des voitures dans la vie havanaise. Il n'est pas convenable de se mon- trer à pied dans les rues, au moins par le mauvais temps; pour les femmes d'une certaine condition, ce serait même une inconvenance

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choquante; au surplus, aucune d'elles ne se plaint d'un usage qui flatte la vanité et qui convient merveilleusement à l'indolence ; à peine daignent -elles descendre, par un raffinement de bon ton aris- tocratique, à la porte des magasins elles promènent leurs fantai- sies; les commis apportent les étoffes et les font passer sous les yeux de ces fières beautés, qui discutent la nuance d'un satin, la finesse d'une dentelle, choisissent, achètent et paient sans quitter leur volante.

Après le coucher du soleil , quand le mouvement se ralentit , que les bruits du jour s'affaiblissent, qu'enfin l'obscurité s'empare des rues, on voit briller de distance en distance le fanal des serenos. En- veloppés de leurs manteaux bruns, appuyés sur leurs piques, ils veillent comme des ombres silencieuses au repos de la cité. On doit au général ïacon l'institution de cette garde nocturne, qui contribue efficacement à la sécurité publique. Avant l'administration de ce gouverneur, les rues de la Havane, que l'on parcourt librement au- jourd'hui à toutes les heures du jour et de la nuit, étaient pleines de dangers et jouissaient d'une triste célébrité.

Les maisons de la ville sont composées généralement d'un rez- de-chaussée et d'un étage. Quand le rez-de-chaussée n'a pas été approprié au commerce et distribué en magasins ou en boutiques, il est percé de vastes fenêtres tellement rapprochées l'une de l'autre que les murs intermédiaires ne sont plus que de simples pilastres. Pendant la chaleur tout est clos soigneusement, rien ne transpire du dedans au dehors, on pourrait dire que la ville est cloîtrée ; mais quand le soleil commence à décliner, les fenêtres s'ouvrent béantes, et chaque habitation , percée à jour, devient un objet de distraction pour les passants. Les petites scènes d'intérieur qui se succèdent offrent surtout à l'étranger un sujet d'observation et d'amusement: ici la table est mise et la famille prend paisiblement son repas; vous pouvez juger en passant de l'appétit et du goût des convives; plus loin c'est un salon les charmes de la conversation ont réuni quelques personnes , la pièce est éclairée par des bougies emprison- nées dans des cylindres de verre, qui les protègent contre les oscil-

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lations de l'atmosphère. La toilette des femmes est toujours élégante ; celle des hommes est irréprochable. On cause, on rit ou Ton discute sur des choses rarement graves, en se laissant aller au balancement d'un fauteuil mobile, dont les étrangers se moquent d'abord et qu'ils finissent par apprécier. Il règne dans ces cercles intimes un esprit de sociabilité charmant, qui inspire à chacun le besoin de plaire et donne de la valeur aux plus frivoles bagatelles. Ailleurs un bal ou un concert fixe plus particulièrement l'attention du public, qui jouit gratis de ce spectacle. Mais voici qu'aux fenêtres voisines appa- raissent des têtes brunes de jeunes filles; elles viennent, dans un léger déshabillé, respirer la fraîcheur du soir et prêter l'oreille aux accents de l'orchestre, qui sans doute font battre leur cœur. Est-ce la mouche phosphorescente des Antilles qui semble se jouer autour de leurs lèvres?... Non, c'est une cigarette dont elles aspirent la vapeur enivrante pour tromper leur ennui. Plus tard , à l'exception des serenos , nul ne saurait dire ce qui se passe à l'ombre de ces gigantesques fenêtres que la nuit a enveloppées de son manteau.

Les maisons de la Havane n'ont qu'un étage orné de balcons et plus rarement d'une galerie couverte qui règne le long de la façade. Lorsqu'elles sont réduites à un simple rez-de-chaussée, les fenêtres en atteignent le faîte , et s'ouvrent depuis le niveau de la rue jusqu'à la ligne du toit. Le porche sert habituellement de remise, disposition fort incommode pour la circulation ; quelquefois aussi l'équipage est installé, comme un meuble de prix , dans un coin du salon.

Ces habitations ne sauraient rivaliser avec les nôtres pour la commodité, l'élégance et le comfort intérieur. Les pièces, générale- ment dépourvues de plafonds, montrent à nu l'assemblage irrégu- lier de leur charpente; les papiers de tenture en sont d'ailleurs bannis comme favorisant la multiplication des insectes : on revêt simplement les murs d'une peinture à la chaux, relevée par une bordure ou par des arabesques d'une exécution au-dessous du mé- diocre. Le sol est un béton , composé de sable et de chaux , que l'on bat fortement et qui acquiert de la dureté et du poli. La distri- bution varie peu d'une maison à une autre ; le salon prend jour sur

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la rue; sont exposées à l'admiration des passants les raretés, les merveilles transmises par héritage ou récemment arrivées d'Eu- rope; vient ensuite la salle à manger, sorte de péristyle ouvert sur une cour intérieure qui occupe le centre de l'édifice. Adossée à la cuisine, et souvent dans la cuisine même, se trouve une retraite que l'on n'irait pas y chercher partout ailleurs qu'à la Havane, si ce n'esta Naples toutefois, l'excentricité d'un tel usage scandalise également les étrangers.

On retrouve dans le plan de ces habitations et dans leur distri- bution comme une réminiscence des traditions arabes , et l'on ne doit pas s'en étonner puisque l'architecture mauresque non-seule- ment dominait en Espagne à l'époque furent fondées les colonies américaines, mais s'est perpétuée jusqu'à nos jours dans le sud de la Péninsule. On voit effectivement en Andalousie bon nombre de maisons construites d'après les mêmes principes que celles de l'Algérie et du Maroc; seulement la différence des mœurs y a intro- duit quelques modifications accessoires. Les ouvertures se sont multipliées et agrandies, les escaliers se sont améliorés, les pièces ne sont plus isolées, tout le reste , jusqu'aux ornements, porte encore le cachet de la civilisation orientale. Je n'ai pas prétendu , dans la description qui précède, ramener toutes les maisons de la Havane à un type absolu ; il y en a sans doute de plus belles, de plus vastes et de plus richement décorées ; mais elles font exception à la règle commune.

Il ne manque aux promenades de la ville que des arbres et, par conséquent, de l'ombrage. Ce n'est pas précisément la faute des habitants, mais plutôt celle des ouragans. La plaza de armas, dans l'enceinte des murs, est néanmoins plantée de superbes palmiers que la hauteur des édifices a protégés jusqu'ici contre la violence du vent. L'aspect en est réellement merveilleux. C'est un lieu fré- quenté par le monde élégant, et Ton entend tous les soirs une excellente musique. Lepaseo de la Reina, avenue large, irrégulière, poudreuse , se déroule à l'extérieur de la cité et sépare l'ancienne Havane de la nouvelle. Cette promenade, qui m'a paru nue et

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monotone, ne manquait pas, dit-on, de verdure avant le dernier ouragan; quand je la vis, il n'en restait que le souvenir, avec l'espoir fondé sur les plantations nouvelles. Peut-être obtiendrait-on de meilleurs résultats en choisissant, pour l'ornement des lieux publics, des arbres à racines pivotantes et en abandonnant les palmiers, dont l'effet est très - pittoresque , mais la résistance pres- que nulle.

L'Opéra donne sur le paseo de la Reina. On peut citer cet édifice comme un modèle de convenance , de légèreté et de bon goût dans son ordonnance et sa décoration intérieures. Cinq rangs de galeries, supportées par de minces colonnettes , sont divisés en loges par des compartiments à hauteur d'appui ; les parois consistent en une simple persienne qui laisse pénétrer l'air et la lumière des couloirs ; l'appui est à claire-voie, formé d'une balustrade dorée régnant au pourtour de la salle. Cette disposition heureuse permet aux belles Havanaises de se montrer dans tout leur éclat , depuis les bandeaux de leur chevelure noire jusqu'aux pieds mignons dont elles sont hères à juste titre. Rien d'éblouissant comme l'ensemble de ces parures qui se détachent , sans mélange étranger, sur un fond gris et or, à la clarté des lustres et de cent candélabres. Un Turc (si les Turcs allaient à la Havane) comparerait galamment ce riche et gracieux entourage à un semis de tulipes dans des corbeilles d'or. Le parterre, la majeure partie des hommes se rassemble, sans doute pour ne pas troubler l'harmonie des toilettes féminines, est divisé en stalles numérotées, revêtues de maroquin rouge, et par- faitement distribuées pour la circulation. Ce théâtre, construit sous l'administration du général Tacon, peut contenir environ dix-huit cents spectateurs et a coûté près d'un million.

A côté de l'Opéra se trouve le plus beau café de la ville; c'est une construction vaste, à deux étages, communiquant par un escalier de marbre blanc. Le principal luxe de l'établissement consiste dans l'étendue des pièces, l'air circule librement. On y jouit d'autant de fraîcheur qu'il est possible d'en obtenir sous un climat dont la température moyenne est de vingt-cinq degrés. L'hospitalité, dans

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les cafés de la Havane, est plus large qu'en Europe; on entre, on s'assied, on se promène, on sort, sans être exposé à l'importunité d'un garçon qui, sous prétexte de prévenir vos désirs, vous harcèle et vous suit des yeux jusqu'à ce que vous ayez payé votre tribut : il est vrai que , par compensation , le service est fort négligé. On trouve dans ces cafés des sirops, des limonades, des glaces, du chocolat et des pâtisseries sucrées; un double robinet adapté au comptoir verse, au choix des consommateurs, de la bière ou de l'eau gazeuse ; le breuvage s'échappe en frémissant, remplit le verre et déborde à grands flots. Vous êtes étonné de cette prodigalité ; mais rassurez- vous, rien n'est perdu; le surplus retourne au réser- voir par une issue secrète , en sorte que le nectar dont vous vous dé- lectez, a rincé vingt fois la main qui le dispense, lorsque vous l'appro- chez de vos lèvres. La plupart des cafés de la Havane sont pourvus de billards qui , malgré la chaleur, demeurent rarement inoccupés. Quant aux journaux, la lecture n'en est pas considérée comme un délassement; ce que l'on y cherche avant tout, c'est le cours du sucre et des autres produits coloniaux sur les marchés étrangers. 11 n'existe dans la ville aucun cabinet littéraire, et les efforts de quelques hommes sérieux pour y fonder un cercle ont échoué devant l'indifférence générale.

En revanche , la loterie fait briller son amorce dans tous les lieux publics ; incarnée dans les mœurs havanaises , elle offre un appât irrésistible à une population ardente et avide de jouissances , qui dépense sans compter des richesses facilement acquises : tous les vingt jours, il se distribue de vingt à vingt- cinq mille billets, rapportant au delà de 100,000 francs au Trésor. Il faudrait être dénué de toute ressource pour ne pas amasser dans l'intervalle de quoi faire face à cette dépense. Pendant mon séjour, un horlo- ger français, dont le commerce était loin de prospérer, gagna 250,000 fr. avec lesquels il prit fort sagement congé de la colo- nie. Quelque temps après, un des principaux lots échut à une association d'esclaves qui s'étaient cotisés pour faire les frais d'un billet. Ces caprices de la fortune, publiés par les cent voix

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de la renommée, enflamment toutes les imaginations et les rem- plissent d'espérances chimériques , on voit les hommes les plus sérieux ouvrir sur leur budget un compte courant à la loterie et poursuivre un numéro ou une série avec une persévérance que rien ne décourage. Le gouvernement ne néglige pas, bien entendu, d'entretenir un feu qui brûle à son profit et qui produit, non point une vaine fumée , mais en un résultat clair et appréciable.

Les églises de la Havane ne méritent guère une longue descrip- tion; comme en Espagne, les fidèles s'agenouillent sur la pierre, sans distinction de caste ni de rang ; mais ce spectacle est bien plus saisissant encore dans un pays la constitution sociale creuse un abîme entre les habitants. Du reste, cette humilité passagère n'exclut point , chez les classes élevées, un certain appareil aristo- cratique; on voit des négrillons en livrée suivre pas à pas leur maîtresse, recouvrant les dalles d'un tapis ou attendant respec- tueusement un ordre, tandis que la belle dame assise sur ses talons, à la mode de l'Orient, joue gracieusement de l'éventail, tout en récitant sa prière. Ce sujet me conduit à exprimer un regret : qu'est devenu le ceïba qui fut témoin du premier hommage que les Espagnols rendirent au Créateur en abordant à l'île de Cuba? Cet arbre vénérable, au pied duquel s'agenouilla Colomb, méritait d'être respecté comme un monument d'un prix inestimable; il appartenait à l'histoire , il éveillait de grands et religieux souvenirs, tandis que la chapelle mesquine qui lui a succédé laisse le passant froid et indifférent.

Pour en finir avec les monuments publics et les curiosités de la Havane, je citerai la prison, vaste édifice construit au bord de la mer, le cabinet d'histoire naturelle, dont l'importance est secon- daire, et enfin la bibliothèque, qui est petite mais parfaitement tenue. Fondée en 1838, par la Société économique, elle possède environ sept à huit mille volumes ; les insectes , surtout les der- mestes, et un petit coléoptère du genre anobium1, y causent de notables dommages.

1. A. bibliothecarum Poey.

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Quoique l'île de Cuba ne produise ni blé, ni vin, .ni huile, ni beurre, ni fromage, on y vit néanmoins très-bien, surtout à la Havane. L'Espagne y importe ses vins, ses huiles et ses farines; le riz, les pommes de terre, les salaisons, la glace, arrivent sur les bâtiments de l'Union, ces infatigables pourvoyeurs des deux mondes ; la France fournit aussi des vins et des comestibles de luxe ; toutes ces denrées s'échangent contre du sucre , du tabac ou des piastres; la dépendance de l'île est tellement absolue, que l'on ne saurait s'y passer des marchés étrangers sans être réduit à des extrémités fort dures.

La Havane consomme annuellement quarante mille têtes de gros bétail, le même nombre de porcs, et le quart de moutons; il faut ajouter à cette quantité de viande , les salaisons importées par les navires de commerce. Un chiffre aussi élevé eu égard à celui de la population, qui ne dépasse pas cent dix neuf mille personnes libres, manifeste hautement le bien-être dont jouissent les habitants4. Cependant, l'élève du bétail est resté stationnaire dans l'île; aucun progrès n'a été réalisé dans cette branche de l'industrie agricole à laquelle elle fut vouée presque exclusivement dans l'origine; on n'y connaît encore aujourd'hui d'autres pâturages que ceux que la terre donne spontanément; abondants à l'époque des pluies, le soleil les flétrit pendant l'été. Il n'est pas rare alors de voir périr d'inanition la moitié du troupeau, sans que le propriétaire profite de la leçon et cherche à prévenir le retour d'une nouvelle catastrophe , soit en récoltant du fourrage , soit en semant des prairies artificielles comme on le pratique avec succès à la Jamaïque. Tant que les producteurs administreront leurs intérêts avec cette imprévoyance aventureuse, qui est un trait saillant du caractère national, les progrès de l'agriculture seront nuls dans l'île de Cuba.

Le bétail vivant ainsi dans des conditions précaires qui assimilent

1. On a calculé que la quantité de viande fraîche qui se consomme annuellement à la Havane, équivaut à 74 kilogr. par personne. En Europe elle est réglée à 71 kilogr. 1/2 pour Londres, 43 pour Paris, et 11 seulement pour l'Espagne.

Voyez l'excellent mémoire intitulé Informe fiscal sobre fomento de la poblacion blanca en la isla de Cuba, Queipo, Madrid, 1845.

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jusqu'à un certain point son existence à celle des animaux sauvages, ne fournit à la boucherie qu'une viande maigre, coriace, très -infé- rieure en qualité à celle de nos troupeaux ; on peut en dire autant delà volaille et du gibier, dont la fibre est généralement sèche et résistante : l'Algérie n'était pas mieux partagée dans les premières années de notre occupation ? et cependant on y est parvenu, avec de l'industrie, à engraisser passablement la volaille; le gibier même est devenu plus délicat depuis que la culture a pris de l'ex- tension et de la variété.

L'île de Cuba nourrit des chevreuils, des porcs sauvages et des pintades , qui ont considérablement multiplié depuis leur introduc- tion. Le poisson est abondant et varié, et s'il n'entre pas plus large- ment dans la consommation générale, c'est par suite du monopole qui en élève le prix. Le marché il se débite a été construit en effet par un spéculateur, qui jouit du droit d'en affermer les places et même de prélever une contribution sur la marée qui se vend ailleurs. C'est ainsi qu'une ville dont les revenus sont consi- dérables, achète par des concessions exorbitantes les fondations les plus nécessaires à son bien-être, lorsqu'elle ne les tient pas de la générosité des particuliers 1. J'ai visité souvent le marché dont il est question, galerie fraîche, bien aérée, dont les arcades dominent la mer; un comptoir recouvert en dalles de marbre blanc, légèrement inclinées pour l'écoulement des eaux, règne d'une extrémité à l'autre. Je ne me lassais pas d'admirer la beauté des poissons que Ton y voyait exposés et la diversité de leurs couleurs ; il y en avait de noirs , de bleus , de verts et de mar- brés; d'autres, roses ou lilas avec un treillis d'or; quelques-uns d'un jaune vif relevé d'amarante, ou d'un rouge écarlate parsemé de points d'azur; en un mot, toutes les nuances du prisme, tout l'éclat des métaux étincelaient sur la robe de ces habi- tants de l'océan tropical. On vend aussi dans le même lieu des crabes, des langoustes, des crevettes, ainsi que des coquillages

1. Je citerai tous les marchés neufs, l'opéra, la bibliothèque, etc.

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parmi lesquels je remarquai une très-belle espèce de pholade 4.

A la base des rochers qui supportent cette construction, une petite anse creusée par la nature, abrite la flottille des pêcheurs, qui , sautant de leurs barques, n'ont qu'un escalier à gravir pour se trouver au centre de leur commerce. En face, de l'autre côté du port, on a établi dans la mer des réservoirs pour la conservation du poisson. L'ouragan les avait gravement endommagés lorsque je les visitai ; d'ailleurs ils n'offraient rien de particulier. Je n'y vis qu'une demi- douzaine de tortues, qui s'obstinaient à chercher une issue à travers les étroits barreaux de leur prison. Tandis que j'exa- minais leur manège, j'entendis une voix derrière moi, et j'aperçus, en tournant la tête, un homme d'une taille haute, d'une charpente osseuse, d'une physionomie fortement accentuée; il s'avançait accompagné de deux pêcheurs, discutant avec eux le mérite d'un nouvel amphibie que ceux-ci apportaient au réservoir. Aux vête ments noirs et fanés de ce personnage, à sa tournure, aux con- naissances pratiques que sa conversation annonçait , je le pris pour un maître d'hôtel de bonne maison, et après l'avoir salué du titre de caballero, je lui demandai si les tortues étaient communes dans ces parages. « Elles doivent l'être au moins en ce moment, répondit-il en fixant sur l'eau un regard mélancolique; cette enceinte que vous voyez , Seiïor, en renfermait plus de trois cents ; mais l'ouragan a tout brisé, tout fracassé, tout dispersé. Encore, ajouta-t-il avec une expression de regret, encore, à la veille du carême! Mais patience , en voilà toujours une de rattrapée ! »

A ces mots, je reconnus le riche concessionnaire des marchés de la ville, le fermier de la pêche, du théâtre, etc., un de ces hommes aux allures équivoques, dont la vie renferme plus d'un mystère que l'on se dit tout bas, mais que tout haut on feint d'ignorer. Le type n'en est point rare à la Havane, l'on s'occupe fort peu d'analyser les sources de la richesse et la possession paraît un titre suffisant.

1. Ph. costata } h.

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À deux pas de mon domicile, il y avait un marché d'un autre genre, approvisionné surtout en jardinage. Ce fut que je fis con- naissance avec les plantes alimentaires de l'île. Je fus surpris d'abord de la quantité d'herbages et de racines semblables à ceux de nos climats, tels que laitues, carottes, pourpier, radis , asperges , etc., qui étaient associés aux tomates, aux piments et aux aubergines, productions réellement indigènes dont la naturalisation, déjà an- cienne en Europe, nous a fait perdre de vue l'origine. Les capsules de l' hibiscus esculentus, médiocrement recherchées des étrangers à cause de leur viscosité , se mariaient aux haricots verts et aux petits pois que l'on préfère à la Havane lorsqu'ils approchent de la matu- rité ; les patates, les ignames, les cucurbitacées de forme singulière, représentaient plus spécialement, avec quelques racines qui m'étaient inconnues, la végétation des Antilles. À l'exception des bananes, dont les régimes encombraient le marché, on voyait peu de fruits ; la saison n'était pas assez avancée; je remarquai cependant des oranges, des citrons, des cocos, des sapotes et des papayes volumineuses.

Personne n'ignore que le fruit du cocotier est une noix dont l'a- mande, en forme de sphéroïde creux, renferme dans sa capacité une eau laiteuse , légèrement sucrée. La substance charnue qui garnit l'intérieur de la coque est d'un goût analogue à celui de nos amandes ; elle s'épaissit en mûrissant et finit par devenir coriace. Cette pulpe n'est estimée que des enfants , mais on en fait de délicieuses confi- tures qui s'aigrissent malheureusement trop vite pour être exportées. Le coco doit son principal mérite au liquide contenu dans son inté- rieur ; c'est une boisson salubre, agréable et rafraîchissante; j'ai con- servé pour ce fruit bienfaisant de la reconnaissance. La rencontre d'un cocotier est en effet une bonne fortune pour le voyageur altéré ; l'aspect de ce feuillage ami réjouit le cœur et fait tout oublier,... à l'exception du prix que la nature a mis à ses dons , en suspendant si haut des fruits qu'il serait doux de cueillir sans effort.

Tout ce qui concerne la banane a été dit et répété depuis long- temps. C'est un fruit pâteux et légèrement fondant , d'un goût ana- logue à celui de la pomme de rainette. Les ressources qu'il fournit

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à l'alimentation le placent au premier rang parmi les productions de l'île; cueilli lorsqu'il est encore vert, et rôti sur le feu, il remplace le pain dans la campagne. En général, on mange la banane cuite, à l'excep- tion de celle de Guinée, petite espèce renommée pour sa délicatesse

La sapote est une baie ronde, de la grosseur d'une pomme, revêtue d'une peau grise et terne, rougeâtre à l'intérieur, fondante, excessivement sucrée, sans aucun goût bien caractérisé. L'arbre qui la produit atteint environ soixante pieds et s'arrondit par masses vigoureuses d'un bel effet dans le paysage. J'ai vu les plus beaux sapotilliers sur les plages maritimes du Yucatan , particulièrement aux environs de Campêche et de la Lagune.

Les oranges de Cuba, inférieures à celles du Portugal et des Açores, sont chères et naturellement recherchées sous un climat ardent qui produit très-peu de fruits acidulés. Espacés convenablement dans une plantation de cafiers, les orangers sont d'un très-bon rapport et n'exigent d'ailleurs que peu de soins et de travail. Pourquoi donc ce genre de culture est- il complètement négligé? La meilleure raison que Ton puisse en donner, c'est qu'ici les capitaux s'engagent diffici- lement dans des spéculations qui ne donnent pas de bénéfices im- médiats, et dont les résultats sont au contraire graduels et éloignés.

L'étranger habitué aux douceurs et aux commodités de la vie , doit se résigner à quelques sacrifices en débarquant à la Havane. Il n'existe qu'un petit nombre d'auberges dans la ville; encore ces éta- blissements, généralement précaires, ne se distinguent-ils ni par la bonne tenue, ni par la propreté. On est surpris qu'une capitale, peuplée de cent dix-neuf mille âmes (sans compter les esclaves), ouverte à un immense commerce et renfermant de prodigieuses ri- chesses, ne présente pas toutes les ressources matérielles que l'on est en droit d'attendre de la fortune et de la civilisation de ses habi- tants. Les Havanais expliquent cette lacune par le prix élevé des loyers , la qualité des étrangers , et la stagnation du mouvement commercial pendant plusieurs mois de l'année. 11 est vrai qu'à l'ex- ception d'un petit nombre d'Américains, qui viennent se réchauffer au soleil du tropique, quand les vents froids du nord passent sur la

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Louisiane, on voit peu de touristes dans les rues de la Havane; les capitaines de la marine marchande économisent et se confinent à bord ; enfin le reste des étrangers se compose d'aventuriers dont la bourse est légère et qui n'ont pas le droit de se montrer bien diffi- ciles. On ne saurait non plus nier que l'activité commerciale ne diminue beaucoup pendant la période du vomito : de juin jusqu'à septembre , on évite autant qu'il est possible le dangereux parage de la Havane ; les familles riches se retirent à la campagne ; le mouve- ment du port se ralentit; les équipages descendent plus rarement à terre ; la cité devient silencieuse, les hôtels sont tout à fait déserts. Cependant ces raisons ne me paraissent pas concluants, et je crois qu'il faut en chercher de meilleures dans le caractère et dans les mœurs de la population. En effet, la Nouvelle- Orléans, située de l'autre côté du golfe dans des conditions analogues, offre au voya- geur toutes les ressources d'une grande capitale, grâce à l'esprit actif et industrieux de ses habitants.

Le prix , dans les hôtels de la Havane , varie de deux à quatre piastres par jour; on déjeune à neuf heures et on dîne régulièrement à trois ; les repas sont abondants et substantiels; l'huile d'olive et le saindoux forment la base des assaisonnements : quant aux mets, ils ne diffèrent pas de ceux du midi de l'Espagne, sauf les modifi- cations qui résultent d'un régime végétal plus diversifié. Rarement sert-on des fruits au dessert ; mais une profusion de confitures tou- jours excessivement sucrées. Les meilleures se préparent avec la pulpe du coco; la pâte et la gelée de goyave sont également fort appréciées, ainsi que la conserve aigrelette que l'on obtient des fruits du tamarinier. Aucun peuple ne professe pour ces friandises autant d'estime que l'Espagnol; il en mange à toute heure sans se lasser jamais, justifiant ainsi la remarque de Boileau :

Que de tous mets sucrés, secs, eu pâte ou liquides, Les estomacs dévots furent toujours avides.

Il arrive fréquemment aux étrangers qui, pour la première fois , débarquent à la Havane de s'observer pendant quelques jours et de se persuader, à la moindre altération de leurs fonctions , qu'ils éprou-

LA HAVANE. 65

vent les symptômes précurseurs du vomilo neyro. La pâleur bilieuse des habitants, les émanations exotiques, la haute température, tout agit sur leur imagination, que les récits de la traversée ont déjà pré- disposée. Ils oublient que la saison est salubre et que les germes pestilentiels ne se sont pas encore développés , pour se rappeler une seule chose, c'est que la Havane est un de leurs plus redoutables foyers. Il serait superflu de chercher à prémunir les imaginations impressionnables contre une pareille tendance ; il vaut mieux les fortifier, je crois, en leur donnant la véritable mesure du danger.

On prétend à Cuba que depuis 1699, époque la fièvre jaune fut observée pour la première fois dans l'île, ce typhus a perdu beaucoup de sa malignité et qu'il tend même à disparaître , comme d'autres maladies épidémiques qui se sont effacées successivement du globe. Les médecins qui professent cette opinion sont obligés d'admettre que le fléau, dans sa marche décroissante, est con- trarié par des périodes de recrudescence , dont il est impossible d'expliquer la cause.

En 1846, lors de mon premier séjour dans ces parages, le chiffre de la mortalité n'excéda pas 2 pour 0/0 ; l'année suivante, le résultat fut aussi favorable ; mais à la Nouvelle-Orléans , la mala- die éclata avec une telle violence que la moyenne des décès pen- dant le mois d'août s'éleva à 36 1/3 par jour. On remarqua dans cette circonstance que les nationaux eux-mêmes n'étaient pas tou- jours épargnés, et qu'ils perdaient le bénéfice de l'acclimatation , après un séjour prolongé sous une latitude plus tempérée. Depuis, nous avons vu la fièvre jaune étendre ses ravages aux petites Antilles et à la Guyane elle a sévi chaque année avec une déplorable inten- sité. L'opinion des médecins havanais ne paraît donc fondée que sur l'observation de phénomènes locaux, qui ne préjugent malheu- reusement en rien la question générale.

Les symptômes précurseurs du vomito se réduisent à trois prin- cipaux : le mal de tête , un sentiment douloureux dans la région lombaire, et l'invasion de la fièvre. Les signes confirmatifs sont la coloration de la conjonctive en jaune, les nausées et les vomisse-

fi6 CHAPITRE IV.

ments bilieux. Aussitôt que ces indices se manifestent, il faut agir énergiquement ; le succès dépend de la célérité. L'emploi judicieux des laxatifs et des diurétiques constitue , dans les cas ordinaires , la base essentielle du traitement; mais la maladie dont les viscères abdominaux sont le siège, se complique souvent d'embarras au cerveau, de trouble dans les fonctions digestives, et d'autres alté- rations concomitantes. Il est donc essentiel de recourir à un prati- cien expérimenté, capable d'apprécier les désordres d'un coup d'œil prompt et sûr, et de régler sur leur nature la formule des moyens curatifs. Jadis on ne procédait pas avec cet esprit d'ana- lyse ; les médecins étaient habitués à une routine systématique dont ils reconnaissaient naïvement l'impuissance en se présentant au lit de leurs malades, accompagnés du notaire et du confesseur.

Les Havanais n'échappent au vomito que pour courir à leur tour un danger dont les étrangers redoutent beaucoup moins les atteintes ; je veux parler des pneumonies aiguës qui rognent pendant l'hiver et que l'on attribue aux variations subites de température. Les femmes y sont fort exposées lorsqu'elles quittent un bal ou une fête en état de moiteur et légèrement vêtues , pour monter dans un équipage ouvert à tous les vents. C'est ainsi que chaque climat a son germe particulier de destruction , que l'homme s'accoutume à braver par un heureux oubli de sa fragilité. Mais revenons aux conditions normales de l'existence.

Parmi les nécessités de la vie, celle du vêtement coûterait moins que toute autre à satisfaire sous les tropiques, si le luxe elfréné des hautes classes, en pénétrant jusqu'aux dernières couches de la société, n'entretenait en elles une vanité ruineuse, qui paralyse le bénéfice du bon marché et les avantages économiques du climat. L'usage à la Havane tolère à peine les tissus de coton ; tout homme qui se respecte ne porte que du fil ; s'il jouit de quelque aisance, son linge est en toile fine d'Ecosse : raccommoder serait une petitesse; tout objet qui réclame ce soin est bientôt délaissé. Ces habitudes fastueuses ne favorisent que les producteurs étrangers , car l'île ne possède aucune manufacture : on n'y travaille ni la laine, ni le

LA HAVANE. 67

coton , ni la soie ; tous les articles d'habillement proviennent de l'extérieur. L'Angleterre y importe ses toiles et ses coutils; la France , ses soieries et ses draps ; l'Allemagne, des bas et quelques cotonnades ; en sorte que , si , par un événement quelconque , Cuba était privée de ses pourvoyeurs habituels , on se demande à quel expédient la population serait réduite pour se vêtir.

Le commerce français languit à la Havane, en dépit de ces cir- constances favorables; roulant exclusivement sur des objets de luxe, d'un poids et d'un volume minimes , il est insuffisant pour entretenir entre les deux pays un certain mouvement maritime. Indépendamment des draps et des soieries, les articles de mer- cerie, de papeterie, de tabletterie ? les modes , la parfumerie et la bijouterie sont les éléments principaux qui en forment la base, mais chacun dans une proportion restreinte ; on ne voit figurer les vins sur le tableau d'exportation, que pour un chiffre insignifiant. Les retours s'effectuent en numéraire. Cependant l'Angleterre, depuis quelques années, a vu croître d'une manière notable l'im- portance de ses opérations. On ne saurait trop admirer l'esprit industrieux des fabricants de cette nation , qui se pénètrent des besoins d'un pays, en étudient les modes, les moindres fantaisies, et savent approprier leurs assortiments aux goûts et aux caprices de tous les consommateurs étrangers. Ce n'est point par la qualité supérieure, ni même par le bas prix de leurs produits, mais bien par cette pratique intelligente, qu'ils trouvent les moyens de nous vaincre sur nos propres marchés.

Le monopole des comestibles réside à la Havane entre les mains des Catalans, race économe, industrieuse et douée d'un caractère entreprenant. Ces Catalans débarquent ordinairement dans l'île en véritables aventuriers, avec quelques réaux ou une mince pacotille : puis au bout de peu d'années, on les voit dans l'aisance, souvent même à la tête d'une fortune. L'esprit de corps qui les anime ne contribue pas moins à leurs succès que leurs qualités personnelles. Ils forment une association puissante qui est à la tête des cafés, des restaurants, des fonds de pâtisserie, de bonbonnerie, d'épicerie, etc.

68 CHAPITRE IV.

A peine un bâtiment est- il signalé au large, qu'ils en ont déjà con- naissance ; leurs agents sont les premiers à bord ; ils se rendent compte du chargement, et, s'ils trouvent les marchandises à leur gré, ils se concertent, estiment et arrêtent un prix; le marché conclu, la répartition s'effectue proportionnellement à la mise de fonds de chacun des coassociés. Rejeter leurs conditions, c'est s'exposer au risque de manquer la vente ; maîtres du cours et procédant avec un rare concert, ils écartent ou écrasent tous les concurrents étrangers. C'est ainsi qu'ils profitent de l'indolence et de la légèreté des créoles pour exploiter leur propre domaine par des moyens variés , mais légitimes. Que l'on n'aille pas croire cependant que le temps l'on faisait fortune à la Havane avec peu de mérite , peu d'argent , peu de science, ne soit point passé sans retour; cette illusion con- duirait à de grands mécomptes. Depuis que les ports de la colonie sont ouverts au commerce universel , et que la navigation à vapeur a resserré les liens des deux mondes, le désir d'apprendre et de connaître s'est éveillé dans l'île ; l'intelligence naturellement vive des habitants s'est développée, et quoique le savoir dans ces jeunes contrées soit généralement peu profond, il faut mieux que de l'au- dace aujourd'hui pour y réussir.

Au milieu d'une civilisation qui par ses dehors diffère peu de la nôtre, et qui même ne manque pas d'un certain raffinement, le voyageur européen est sensiblement frappé du fait si neuf de l'es- clavage. Vainement il s'y est cru préparé", vainement il a admis ce phénomène social comme un ordre de choses que le temps et l'usage ont pour ainsi dire consacré : son impression n'en est pas moins profonde lorsque le phénomène est flagrant sous ses yeux. Ce fut du moins ce qui m'arriva en parcourant pour la première fois un journal de la Havane je lus ce qui suit au titre des annonces :

« VENTE D'ESCLAVES.

« A vendre au prix de (500 piastres une négresse et sa fille âgée «de quatre ans. Elle est saine, sans défauts, bonne repasseuse, « agile et très -soumise. S'adresser, etc.

LA HAVANE. 09

« A vendre, au prix de 400 piastres une négresse de dix -sept ans, «accouchée depuis dix -huit jours; elle est très -douce et possède » des principes de couture.

« A vendre, un petit nègre de treize à quatorze ans. Dans la même » maison on vend aussi un petit mulâtre de huit ans, très-robuste, etc. »

Ces articles étaient méthodiquement classés après les ventes immobilières ; venaient ensuite, selon l'ordre usité, celles d'animaux, de voitures et d'objets mobiliers. Ma première impression, comme je l'ai dit, fut presque de l'étonnement : ce peu de lignes con- stataient une anomalie si étrange au milieu d'une société chré- tienne et policée! Ensuite, j'éprouvai une commisération profonde pour ces êtres sans nom et sans patrie, qui n'appartenaient plus à l'humanité, mais qui étaient tombés au rang de valeurs mobilières et cotés comme telles sur le marché ; misérables créatures devenues un simple élément de la fortune publique et destinées à passer sur la terre sans y laisser d'autres regrets ni d'autres souvenirs que ceux qu'on accorde à un animal domestique !

Ces annonces, qui dans leur expression laconique résument toute la substance de l'esclavage, m'ont inspiré plus d'aversion pour cette institution barbare que la vue même des esclaves. Je dirai cepen- dant à la louange des Espagnols, qu'en recueillant ce triste héritage de leurs pères , il n'ont rien négligé pour en atténuer le caractère odieux. Non-seulement leur législation s'est montrée plus libérale, plus paternelle, moins exclusive qu'en aucun lieu du monde; non- seulement elle a entouré l'existence des noirs de garanties plus sûres et leur a ouvert une voie plus large pour conquérir leur liberté , mais j'ajoute que la nation s'est prêtée sans effort à l'application de ces principes humains. Il y a une grande différence, je le dis à regret, entre le traitement que subissaient les nègres dans nos colonies et celui qu'ils reçoivent à Cuba, surtout dans l'intérieur des villes la douceur des mœurs, sans effacer l'iniquité flagrante de l'esclavage, le ramène à une domesticité analogue à celle des con- trées européennes. Je n'insisterai pas ; désormais la question est ré- solue en France conformément au vœu de la religion et de l'huma-

70 CHAPITRE IV.

nité; elle aura le même sort en Espagne, par l'entraînement irrésis- tible des idées, dans un avenir plus ou moins éloigné. On peut se demander, alors, ce que deviendra la Reine des Antilles , quand elle aura perdu les bras qui alimentent sa prospérité? Que deviendront eux-mêmes les possesseurs du sol , en face de quatre cent mille affran- chis dénués de tout? A deux mille lieues de la métropole, trouveront- ils dans leur énergie, dans leur union surtout, des ressources pour se défendre? Invoqueront-ils l'appui d'une puissance voisine qui ne cache pas sa convoitise? C'en est fait de la société cubanaise si , au lieu de compter sur elle-même et sur la mère patrie, elle s'en- gage dans ce dangereux centre d'attraction qui doit infailliblement l'absorber. Elle verra sa nationalité, ses mœurs, son langage, tout ce qui lui est précieux et cher, s'effacer dans l'individualité d'un allié dont l'énergie vitale est dix fois supérieure et dont le génie mercantile, très-différent du sien , ne tardera pas à lui être anti- pathique. Sa fortune immobilière , ses capitaux , son commerce , toute cette richesse qu'elle recueille aujourd'hui sans effort, de- viendront l'héritage d'une race plus laborieuse, plus entrepre- nante, plus active, qui apprécie strictement le prix du temps, et qui en applique jusqu'à la moindre parcelle au soin de ses intérêts matériels. En présence d'une situation si grave , les citoyens animés d'un patriotisme sincère doivent oublier leurs griefs contre la métro- pole et attendre de l'action lente et mesurée du gouvernement les réformes auxquelles ils aspirent avec une ardeur irréfléchie peut-être. Le désir secret d'indépendance et de liberté politique que nourrissent quelques esprits inquiets, n'est propre qu'à précipiter une cata- strophe dont ils gémiraient les premiers; car l'annexion, c'est l'annihilation.

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CHAPITRE V

L'ILE »BS PINS

Lorsque Colomb, abandonnant l'espoir d'atteindre les régions civilisées de l'Inde et de rentrer triomphalement en Espagne après

avoir fait le tour du monde, retournait a flispanîola, convaincu plus fermement que jamais de l'identité de Cuba avec le continent asia- tique, il découvrit une île monta gueuse qui s'élevait majestueuse- ment de l'Océan au milieu, d'un labyrinthe de récifs, Y ayant relâché pour y faire du bois et de l'eau , il lui donna le nom iTEnangelista*. Il était réservé au grand navigateur d'éprouver jusque dans la tombe

•I. 13 ju

12 CHAPITRE V.

l'ingratitude de ses concitoyens; les noms qu'il avait imposés avec un droit et une autorité incontestables à ces terres inconnues avant lui , ont été successivement effacés par la postérité oublieuse , et celui d'Evangelista s'est perdu comme les autres dans ce naufrage des vieux souvenirs. Evangelista est aujourd'hui File des Pins, la isla de Pinos.

A douze lieues de la côte méridionale de Cuba , l'île des Pins n'était guère mieux connue au temps de mon voyage qu'à l'époque de sa découverte1; il n'en fallait pas plus pour m'inspirer un désir ardent de l'explorer. Cette idée, que j'avais conçue vaguement pendant la traversée, prit après mon débarquement la consistance d'un projet arrêté : ceux que j'interrogeais sur l'ancienne Evange- lista en parlaient avec admiration, quoiqu'ils ne l'eussent pas visitée ; c'était une contrée vierge , suivant eux, dont les produits avaient un caractère spécial ; une petite ville dont on savait à peine le nom florissait mystérieusement dans l'intérieur ; le sud était couvert de forêts d'acajou; le nord était hérissé de montagnes de marbre blanc. Ces derniers faits n'étaient point une fiction , car ils avaient récemment attiré l'attention des spéculateurs et éveillé quelque mouvement entre les deux îles, circonstance favorable à mon dessein.

Je recueillis cependant des notions plus exactes et plus circon- stanciées dans les Mémoires de la Société économique de la Ha- vane2; les renseignements que j'y trouvai , et dont j'ai profité, sont dus à un Français, M. Lanier, fixé depuis un grand nombre d'années à Cuba et chargé, en 1836, d'une mission scientifique dans l'île des Pins. Cette bonne fortune me vint du hasard , car le travail intéressant de notre compatriote est peu connu dans le pays.

Ainsi préparé au voyage, j'attendis une occasion propice ; mais les jours s'écoulaient sans amener d'incident nouveau; les annonces

1. Du port de Batabano à l'île des Pins, la distance est d'environ trente lieues; mais on n'en compte que douze entre les deux îles , depuis la punta de los Barcos ( littoral de Cuba) jusqu'à la punta del rio de los Palacios.

2. Année 1836.

L'ILE DES PINS. 73

maritimes ne signalaient aucun mouvement dans la direction de l'île des Pins, et Batabano, le seul port qui correspondît directement avec cette petite colonie , était complètement vide de navires. Mon départ devenait de plus en plus problématique, lorsque la Cristina, goélette de la marine royale , reçut l'ordre d'appareiller précisément pour ces parages. La mission de ce bâtiment consistait à reconnaître la partie méridionale de File ; il s'agissait de vérifier si les forêts y étaient d'une exploitation facile et si elles renfermaient des bois propres aux constructions navales. Du reste, le commandant avait, comme on dit , carte blanche; il était maître de son temps et de ses mouvements. La conjoncture me parut inappréciable, et j'eus le bon- heur d'en profiter, grâce à l'amitié de M. de la Paz, homme bien connu à la Havane par ses qualités aimables et par les fonctions impor- tantes dont il était alors revêtu. Curieux lui-même des choses de la nature, et très -capable d'en apprécier les beautés, il se réjouissait au moins autant que moi d'une exploration qui nous promettait du nouveau , et à laquelle il devait présider comme délégué de l'admi- nistration. Nos préparatifs ne furent pas longs ; nous nous munîmes des objets nécessaires à la chasse et à la pêche, et prîmes la voie ferrée qui , traversant l'île dans sa largeur, aboutit au port de Bata- bano , la goélette nous avait devancés.

Je n'avais pas compté, en débarquant à la Havane, sur un mode de locomotion approprié à une civilisation laborieuse qui connaît le prix du temps et n'en laisse pas échapper une par- celle ; cependant un chemin de fer se construisait déjà dans l'île à une époque plusieurs États de l'Europe en étaient encore dé- pourvus. L'Espagne, notamment, avait à peine mis à l'étude la ligne de Barcelone à Mataro 1, que déjà la voie ferrée de Guincs était en pleine activité. L'île de Cuba, entrecoupée de plaines et de vallées, se prête assez naturellement au tracé des chemins de fer, moyen de communication qui est appelé à rendre d'inappréciables services dans un pays la constitution marécageuse du sol met souvent

1. Commencée en 1846 et inaugurée le 28 octobre 1848.

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obstacle à la bonne construction et à la solidité des chaussées ordi- naires. Il est vrai que le fer n'est pas un produit indigène ; mais le bois est abondant et de qualité supérieure-, en outre, les terrains ont très-peu de valeur, et même jusqu'à présent, ils ont été con- cédés gratuitement aux compagnies. Il est regrettable que l'on n'ait pas profité, pour doter l'île d'une voie plus importante , de l'enthou- siasme patriotique qui accueillit les premiers essais et qui depuis s'est grandement refroidi; les travaux exécutés postérieurement ont manqué d'unité et ne répondent qu'à des besoins bornés. A la différence des nôtres, les chemins de Cuba ont pour objet principal le transport des produits agricoles ; la voie est simple comme aux Etats-Unis, en sorte que le convoi du matin fait le service inverse dans la même journée. La marche habituelle est de quatre lieues à l'heure , vitesse qui émerveille les habitants. N'est-ce pas, en effet, un prodige que de franchir aussi commodément des espaces dont le parcours était naguère si lent et si pénible?

La police des chemins de fer est toute paternelle à Cuba ; point de gardes, le plus souvent point de cantonniers sur la voie; l'ad- ministration s'en rapporte à la prudence et à la discrétion des passants; seulement sur les points habités, quand la ligne est coupée par une autre voie de communication, on tend une corde en travers de celle-ci au passage de la locomotive. Le railway retombe ensuite dans le domaine public. On assure qu'il n'arrive jamais d'accidents, ce qu'il faut attribuer à la rareté des convois, à la lenteur de leurs mouvements et à la faiblesse de la population disséminée sur toute l'étendue du trajet.

Nous sortîmes de la ville avec une prudente lenteur et nous em- ployâmes environ vingt minutes à acquérir toute notre vélocité ; le mouvement était irrégulier, saccadé, quelquefois subit et véhément; évidemment nous étions à la merci d'une puissance indocile et très- imparfaitement disciplinée. Bientôt se déroulèrent d'admirables cam- pagnes dont la fertilité est justement célèbre; elles n'avaient point cet aspect monotone qui résulte ordinairement de la culture et qui lasse si promptement les yeux ; la richesse agricole était ici dotée

L'ILE DES PINS. 75

d'une inépuisable variété et conservait je ne sais quelle indépen- dance sauvage qui se manifestait avec une exubérance pittoresque. Pendant plus de six lieues ce fut un jardin continu; au feuillage ondoyant de la canne succédait un champ d'ananas, puis un massif de bananiers aux grandes feuilles lustrées, puis un ceïba colossal ou une plantation de cafiers, quelquefois un lambeau du sol avec sa parure primitive ; enfin sur tous les points d'innombrables palmiers. Cette magnificence passait devant nos yeux avec la rapidité d'un songe. Parcourir ces campagnes paisiblement à cheval , comme je l'ai fait plus tard, est une immense jouissance; mais les franchir une première fois sur l'aile de la vapeur, voler de surprise en sur- prise, de sensation en sensation, être étourdi, enivré, ébloui, sans avoir le temps de se recueillir et sans néanmoins se lasser, est un véritable délire qu'aucune langue ne peut exprimer.

A trois lieues de la Havane nous traversâmes une colline formée d'un grès argileux , à rognons siliceux , dont les assises sont forte- ment redressées; on aperçoit la rivière d' Almendares , qui coule près d'un bois sombre et serpente à travers les coteaux ; ce site est éminemment pittoresque. Bientôt après, le convoi s'arrêtait à YAguada del Cura, sorte de posada déjeunent habituellement les voyageurs. Une petite scène qui survint au départ, montre le caractère créole sous un jour extrêmement favorable. La locomotive était lancée , et déjà nous nous trouvions à un bon quart de lieue , lorsqu'une dame s'aperçut de l'absence de son mari, qui s'était oublié à la table du déjeuner; une pareille mésaventure n'eût pas produit, sans doute, une émotion bien grande sur la route de Paris à Lyon ; il en fut autrement sur celle de Batabano. A peine les do- léances de notre voyageuse eurent- elles mis le public au courant de l'incident, qu'on s'empresse autour d'elle, on la rassure, on la con- sole, on prévient le directeur du train, qui suspend galamment la marche du convoi jusqu'à ce que le retardataire , poudreux et haletant, mais nullement confus, ait enfin regagné son poste. Telles sont en ce pays la bienveillance mutuelle et la simplicité de mœurs qui président aux relations sociales.

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Trois lieues plus loin , nous fîmes halte en face de Bejucal , petite ville renommée par la longévité de ses habitants, assise sur le penchant des dernières collines qui prolongent leurs ramifications vers le sud. Le territoire est sec, mais le climat salubre; c'est le point de partage des eaux. Le sol devient rougeâtre, la culture s'efface peu à peu ; nous approchons des plaines marécageuses qui , depuis la laguna de Corléz jusqu'à Vensenadà de Cochinos, sur un développement de cinquante lieues, s'abaissent presque au niveau de l'Océan. Déjà se déroulaient à perte de vue les savanes couvertes de graminées entremêlées de joncs; des groupes de palmiers d'une physionomie nouvelle accidentaient cette solitude bornée par de lointaines 'forêts. Tout à coup nous entrevîmes la mer; quelques maisons de peu d'apparence se montrèrent; le convoi s'arrêta, nous étions au port de Batabano.

A peine ce point obscur mérite-t-il un souvenir. Le seul objet dont j'aie gardé mémoire est un massif de bambous qui croissait près du débarcadère. Je n'avais pas encore vu le bambou sur son terrain natal, et je fus très-étonné de l'aspect de ceux-ci; en les examinant, je m'aperçus qu'ils avaient eu la tête coupée à la hau- teur de deux mètres , mutilation que l'on pratique pour en obtenir un produit régulier. La plante ainsi traitée devient rameuse au som- met et, avec son léger feuillage , prend de loin l'apparence du saule. Mais lorsqu'elle pousse en liberté au bord d'une rivière et qu'elle balance ses panicules sur des tiges de soixante pieds de hauteur, elle produit un effet d'autant plus remarquable qu'elle appartient à une famille fort humble dans nos climats.

Vers le soir, nous nous fîmes conduire à bord de la goélette, l'on n'attendait plus que le lever de la brise pour appareiller. Le soleil brillait encore à l'horizon; le ciel était orageux, la mer bla- farde et immobile, l'atmosphère étouffante ; pas un souffle ne ridait la surface des eaux, d'où s'élançaient de gros poissons qui retom- baient lourdement autour du navire. Nous contemplâmes pendant quelque temps ce spectacle ; puis quand les ombres commencèrent à envelopper les terres basses de la Cienega et que la silhouette des

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palmiers s'effaça , nous quittâmes le pont pour prendre possession de notre nouvelle résidence. La table était servie, et le cuisinier n'avait rien épargné pour nous donner une opinion flatteuse des ressources du bord ; mais au moment j'allais faire honneur à ces préparatifs, l'appétit faillit m'abandonner. Je venais d'apercevoir, en promenant mes yeux sur la pièce, un nombre infini de taches noires qui s'animaient à la clarté des bougies et disparaissaient successivement : c'était une multitude de blattes , cette peste inévi- table des pays chauds; on les voyait courir sur les lambris, se glisser dans les rideaux de nos couchettes , s'insinuer dans le moindre interstice, et pulluler surtout dans l'office les provisions de tout genre convenaient à leur voracité. Il m'en coûta beaucoup, pendant les premiers jours, pour triompher de l'affreuse répugnance que ces insectes m'inspiraient ; puis enfin je m'y habituai après certaines épreuves dont le souvenir me fait encore frémir. Toute- fois, la grande espèce du continent, qui atteint environ deux pouces de longueur, et que j'ai rencontrée par milliers dans l'État de Chiapa et dans le Tabasco, m'a toujours causé une horreur insurmontable.

Quoique la Cristina fût excellente voilière , la brise mollit telle- ment pendant la nuit que nous n'avions fait que quatorze milles au matin. Mais déjà le rivage de Batabano s'était effacé de notre ho- rizon, et la ligne bleue que l'on voyait encore appartenait aux hautes terres de l'intérieur. La mer sur laquelle nous voguions ressemblait à un lac paisible; à la teinte blanchâtre des eaux et à la nuance particulière dont elles se coloraient aux rayons du soleil , on recon- naissait leur peu de profondeur. Les hauts-fonds rendent la naviga- tion très-périlleuse dans ces parages; on est obligé fréquemment de jeter l'ancre pendant la nuit , et l'on n'avance pendant le jour que la sonde à la main. Çà et verdissent des îles trompeuses, acces- sibles seulement aux tortues et aux oiseaux; elles sont formées de mangliers que les ouragans ont arrachés à la côte : chassés au large, ces arbres flottent à l'aventure, jusqu'à ce qu'une circonstance amène leur fixité. La faculté dont jouit le manglier de croître dans

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l'eau salée, et de se multiplier par ses propres rameaux, explique le développement rapide de ces petites colonies végétales et leur propagation lointaine. Plusieurs de ces îlots , que Ton nomme des cayes (cayos), ont une base solide composée de coraux, sur la- quelle s'amoncellent les sables. Du reste, les tempêtes du nord trou- blent rarement l'heureuse stagnation de ces mers; pendant le jour, le ciel y est d'airain; tout est brûlant, immobile et muet; au cou- cher du soleil , une brise molle souffle du rivage ; la nature se ra- nime, la vie semble renaître, et les rares navires enchaînés sur l'onde paresseuse se chargent de toutes leurs voiles pour filer quel- ques nœuds avant la nuit. Je n'ai pas remarqué que cette brise fût imprégnée des émanations aromatiques vantées par tous les voya- geurs depuis que l'imagination de Colomb crut y reconnaître le parfum des épices.

Un peu avant la chute du jour, nous aperçûmes au sud, à trente milles de distance, une sommité bleuâtre et isolée; c'était la Sierra de Casas , une des montagnes principales de l'île des Pins. D'autres cimes apparurent successivement et se relièrent entre elles par une ligne basse et continue. Pour la seconde fois, le soleil plongea dans l'Océan ; mais nous avions l'espoir de retrouver la terre le lendemain matin avec ses premiers rayons. Cependant ce fut seulement dans la soirée que nous pûmes jouir de ce spectacle, après avoir dévié con- sidérablement dans le sud-ouest. Nous mîmes alors le cap sur le golfe de la Sîguanea et jetâmes l'ancre à cinq milles de la plage. Le sol était couvert de forêts; on distinguait de très- grands arbres dont les rameaux blanchâtres et tourmentés se détachaient en lumière sur la sombre verdure des bois.

La nuit me parut d'une longueur interminable, et mon sommeil fut vingt fois interrompu. Aux premières lueurs de l'aube, je m'ha- billai et courus sur le pont : tout s'apprêtait déjà pour l'exploration projetée; la chaloupe était à la mer; on embarquait des provi- sions; mes compagnons manifestaient une ardeur égale à la mienne; les matelots eux-mêmes paraissaient enchantés, et ceux qui avaient été désignés pour nous accompagner jouissaient d'un privilège

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fort envié de leurs camarades. Ce fut dans ces dispositions que nous quittâmes le bord; le commandant s'assit au gouvernail, le signal fut donné, les avirons plongèrent, et nous voguâmes rapi- dement vers la côte.

Le golfe de la Siguanea est celui que Colomb prit pour un détroit h son second voyage, et dans lequel il s'engagea, un peu témérai- rement, en allant de l'île de Cuba à Saint-Domingue. Resserrée entre une double ceinture de mangliers, la mer forme en effet un canal spacieux, qui se prolonge en se ramifiant dans l'intérieur. La flottille de l'amiral ayant suivi cette direction, arriva dans une baie retirée le vent tomba tout à coup et elle se trouva empri- sonnée. Les vivres manquaient depuis la veille , et l'aspect de ces lieux solitaires , dépourvus de toute espèce de ressource , avait dé- couragé profondément les équipages. Mais la fortune du grand navigateur ne devait pas l'abandonner ; sur le soir, la brise se leva, les bâtiments virèrent de bord et purent sortir sans avarie de ce labyrinthe dangereux. Le succès incroyable des évolutions de Co- lomb , à travers des récifs , des bancs , et des courants dont on n'avait alors aucune connaissance, remplit d'étonnement les marins de nos jours qui , malgré le secours des cartes et l'expérience de plusieurs siècles , ne s'aventurent qu'en hésitant dans les mômes parages.

Nous étions parvenus à l'extrémité du canal, et cette baie histo- rique se développait à nos yeux sous la forme d'un bassin vaste et circulaire, entouré d'une impénétrable verdure; l'eau, calme, trans- parente, réfléchissait les moindres objets avec une admirable netteté ; des poissons argentés se jouaient à la surface ; des ibis aux ailes de ^u et de lourds pélicans se levaient au bruit de nos rames et pre- naient successivement leur essor. Le mystère de cette solitude, la fraîcheur virginale dont elle était empreinte, nous avaient tous plongés dans un ravissement délicieux. Déjà de rares palmiers dominant la végétation maritime, annonçaient la consolidation du sol ; bientôt leurs cimes se pressèrent et formèrent des bosquets ; enfin des arbres de haute futaie apparurent; nous touchions déci-

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dément la terre après avoir franchi près de trois lieues à l'aviron.

Ce fut à l'aide des mangliers dont les branches nous servirent d'appui que nous parvînmes, après quelques petites mésaventures, à gagner un terrain solide. De jolies sylvias, d'un bleu foncé, étaient sorties du bois, comme pour nous faire accueil, et volti- geaient autour de nous sans manifester de frayeur. Nous remar- quâmes sur la plage des traces récentes de capromys et de nombreux coquillages du genre cerithium. J'observais tout avec une vive cu- riosité ; on me montra le premier acajou , et je recueillis précieuse- ment une miniature de ce grand végétal pour le placer comme un trophée dans mon herbier.

L'objet sérieux de notre exploration était de reconnaître, comme je l'ai dit plus haut, la nature et l'étendue des bois, ainsi que toutes les circonstances relatives à leur exploitation. L'administra- tion voulait être éclairée sur les ressources forestières de l'île des Pins, dont on parlait beaucoup depuis quelque temps à la Havane. Nous nous mîmes donc en marche précédés d'un certain nombre d'éclaireurs qui frayaient le chemin, sous la direction d'un guide que nous avions pris à Batabano. Le dernier ouragan avait laissé de si terribles traces de son passage, qu'il était impossible, au milieu des débris accumulés autour de nous, d'apprécier dignement la beauté des forêts. La grande majorité des arbres avaient l'écorce blanchâtre, les feuilles luisantes et quelquefois coriaces, la cime médiocrement fournie , les branches greffées de mille plantes para- sites. On me fit remarquer le cedro (cedrela odorata L. ) , dont le bois incorruptible et facile à travailler sert à la fabrication des caisse de cigares; Yarabo, au cœur noir comme l'ébène ; le yaimùjui achras?), rouge, compacte, pesant, d'un grain fin et d'une rare dureté ; le jocuma (bumelia salicifolia Sw. ) , doué des mêmes qua- lités, mais coloré en jaune; le gayacan (gayacum sanctum L. ), le plus dur de tous, qui jouit en outre de propriétés médicinales; le gaïac est le seul arbre de ces forêts dont le tronc ne soit pas acci- denté à la base, ce qui fournit un assez bon indice pour le distin- guer des autres végétaux de haute futaie , presque toujours munis

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de puissants contre-forts. Je vis encore un grand nombre de plantes peu connues ; plusieurs fournissent des gommes ou des résines, telles que Valmacigo (burseria gummifera Jacq.), Yocuje (calophyllum calaba Jacq. ) , le courbaril , Yayuda ( zanthoxylum Caribœam L. ) , une malpighie appelée peralejo , etc.

Une plante assez commune, que l'on nomme jaguey, peut être considérée comme le fléau de ces bois. Le jaguey a d'abord l'ap- parence d'un fil , rampant misérablement sur le sol il végète inaperçu, jusqu'à ce qu'il ait trouvé un arbre qui lui prête son appui. Une fois fixé, par le moyen de ses racines aériennes, il grimpe le long du tronc, atteint la cime, s'épanouit au soleil et commence à prospérer. Des divers points de sa tige naissent des rameaux qui s'attachent aux branches voisines , grossissent , se rapprochent , se touchent, et finissent par s' entre -greffer. Enveloppé d'un réseau dont les mailles se rétrécissent de jour en jour, l'arbre ne tarde pas à dépérir ; huit ou dix années suffisent pour consommer sa ruine ; le jaguey alors est un arbre lui-même, du moins il en a l'apparence. Quand le temps a détruit le tronc sur lequel il s'était moulé, il est assez fort pour se passer d'appui; on le voit cependant, par un phénomène pour ainsi dire instinctif, diriger perpendiculairement vers le sol, quelquefois d'une hauteur considérable, des rameaux filiformes, qui s'y implantent, grossissent, et assurent définitive- ment sa solidité. Ce figuier, véritable symbole de l'ingratitude, produit un effet très-singulier dans les forêts.

Lorsque nous eûmes rempli notre mission, nous regagnâmes les bords de la mer en nous rapprochant de laSiguanea, colline aride, peu élevée, formée d'un quartz gris, compacte, à texture rugueuse; des palmiers et des pins croissaient aux alentours, mariant, par un phénomène singulier, le feuillage caractéristique du nord à celui de la zone tropicale. Quoique préparé à la vue de ces conifères parle nom moderne de l'île, je n'en fus pas moins frappé de les rencontrer dans une plaine brûlante, presque au niveau de l'Océan1.

1. M. de Humboldt avait déjà signalé ces pins dans son Essai politique sur l'île de Cuba, mais il s'était trompé sur leur espèce , comme on peut le voir dans l'Appendice.

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Nous ralliâmes la Cristina un peu avant le coucher du soleil , très- fatigués , mais enchantés de notre journée. L'équipage avait profité de ses loisirs pour pêcher nombre de poissons dans la baie: l'espèce la plus remarquable était un serranus, de la taille d'une perche, connu dans le pays sous le nom de cabrilla. Nos marins en prirent deux variétés, l'une rouge et l'autre jaune, toutes deux avec des points d'azur entourés d'un petit cercle noir; ce fut presque à regret que je vis ces charmants poissons passer entre les mains du cuisinier, qui les traita avec aussi peu de considéra- tion que le plus vulgaire fretin. Chacun de nous était diversement affecté des impressions de la journée ; mais après souper, nous tombâmes tous d'accord et gagnâmes nos lits, nous nous endor- mîmes du plus profond sommeil.

Quand l'aurore parut, nous avions laissé derrière nous le golfe de la Siguanea et la goélette doublait le cap Français, promontoire dangereux , dont les atterrissements se prolongent à une certaine distance en mer ; nous voguions avec précaution sur un banc sa- blonneux dont on distinguait nettement les moindres particularités. Quelques milles au delà nous trouvâmes assez de fond pour nous rapprocher de la terre, et nous jetâmes l'ancre, h portée de canon, dans une baie circulaire nommée le port Français, qui nous offrit un mouillage passable à l'abri des vents du nord. La chaloupe fut promptement parée, et dix minutes après, nous débarquions sur un point du littoral totalement différent de celui que nous avions visité la veille. Le soleil embrasait une plage de sable blanc acci- dentée par une masse confuse de rochers; des milliers de palmiers, pressés comme le chaume d'une rizière, tranchaient vigoureuse- ment sur l'azur du ciel et formaient un rideau, entrecoupé d'ombre et de lumière , qui nous dérobait l'intérieur du pays. Aucun site ne répondait mieux à l'idée que mon imagination s'était formée des régions tropicales; je m'élançai de la chaloupe et saluai ces pa- rages inconnus, qui effaçaient tous les souvenirs d'Europe de ma mémoire.

Les rochers qui bordaient le rivage avaient une structure sin-

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gulière que je ne puis guère comparer qu'à celle de certains gla- ciers; criblés de cavités cellulaires ou hérissés d'aiguilles, tantôt ils prenaient la forme d'une arche et se projetaient au-dessus des eaux , tantôt ils étaient creusés en cavernes profondes la mer s'engouffrait bruyamment. Des nérites et de jolies littorines ram- paient sur leurs parois humides; des pourpres, des turbos énormes, des patelles, des oscabrions, étaient fixés à leur base dans l'im- mobilité ; enfin les cavités intermédiaires , submergées seulement à la marée montante , donnaient asile à des oursins violets qui les tapissaient de leurs piquants. A l'exception de ces radiaires, proba- blement nouveaux pour la science, tout le reste était sans valeur. On ne saurait d'ailleurs se figurer la quantité d'épongés et de polypiers que le mouvement des flots avait accumulés aux alen- tours.

Je laissai mes compagnons ramasser des coquilles sur la plage, pour jouir seul, d'une manière intime, du spectacle magique de la forêt. Leurs sensations ne pouvaient égaler les miennes , car ils étaient familiarisés depuis longtemps avec les scènes de la nature américaine; mais que n'eus- je pas donné pour presser la main d'un ami qui sentît aussi vivement que moi et dont les impres- sions fussent aussi neuves que l'étaient les miennes! Sans doute le calme de ces lieux solitaires avait été troublé rarement ; quelques pêcheurs y avaient séché leurs filets ; quelques pirates y avaient allumé le feu de leur bivouac; pour le moment, aucun vestige n'indiquait le passage de l'homme. Cependant, j'avançais sur un sable mouvant qui amortissait le bruit de mes pas; d'innom- brables palmiers se succédaient devant moi; tout se taisait, tout était immobile ; pas un oiseau , pas un insecte , pas même un souffle perceptible de la brise. Je m'arrêtai pour m' orienter, et j'allais poursuivre ma route , lorsque mon attention fut éveillée par un mugissement sourd qui se renouvelait à des intervalles réguliers; je changeai de direction afin d'en connaître la cause : évidemment c'était le bruit des eaux ; bientôt je me trouvai au bord d'une exca- vation verticale communiquant avec la mer par quelque issue secrète à travers les rochers. C'était l'heure de la marée basse;

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le fonds était à sec, et l'on distinguait les productions marines que le flot avait apportées ; le ressac se faisait clairement entendre à chaque oscillation de l'Océan. J'eus la curiosité de visiter cette espèce de puits, et je parvins à y descendre en m' aidant des lianes qui croissaient le long des parois; alors je découvris le canal souter- rain et je vis blanchir la vague qui s'y précipitait avec fracas. Lors- que j'eus joui suffisamment de ce spectacle , je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il était moins facile de sortir de ces profondeurs que d'y pénétrer; heureusement il existait une seconde issue , étroite à la vérité, embarrassée d'arbustes, mais aboutissant par une pente douce à la forêt; ce fut la voie que je choisis. Le flux y avait accu- mulé un sable fin, qui formait un talus favorable à la progression. Je me mis donc en route dans une posture peu glorieuse à la vérité , mais justifiée par la circonstance: déjà la voûte s'élargissait; j'aper- cevais la cime des arbres et même un petit coin du ciel , lorsqu'un frémissement inopiné dans les broussailles suspendit mes mouve- ments et ma respiration. Un boa, troublé dans sa sécurité, dérou- lait lentement ses anneaux marbrés de noir et de blanc , et comme moi se disposait à gagner l'ouverture. Pour un naturaliste, l'oc- casion était opportune ; j'aurais m'en féliciter; mais hélas, et j'en suis confus, dans cette conjoncture mémorable, les intérêts de l'histoire naturelle furent complètement abandonnés. L'idée de poursuivre le monstre, de l'attaquer et de m'en rendre maître me vint sans doute , mais ce fut un peu tard. En attendant , je me tins immobile, dans une attitude purement contemplative, les yeux fixés sur le reptile qui poursuivait majestueusement sa route sans précipitation et sans frayeur. Lorsqu'à mon tour je sortis du passage, le serpent avait disparu; je me retrouvai seul , au milieu des palmiers, dont les feuilles rayonnaient sur ma tête comme d'innombrables éventails;

Trois sortes de boas, imparfaitement connus, habitent l'île de Cuba, mais j'ignore si on les rencontre également dans celle des Pins *. Quelques-uns de ces reptiles atteignent jusqu'à cinq mètres

1 Boa melanura Schleg.; leinotus maculatus Coct. et Bib., epicrales augulifer, Coct. et Bib.

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de longueur; du reste, ils ne sont redoutables qu'à l'espèce vola- tile qu'ils poursuivent jusque dans les basses -cours, ainsi qu'aux agoutis ou capromys auxquels ils donnent assidûment la chasse. Les agoutis sont de petits mammifères de la taille d'un lapin , qui vivent de végétaux et se tiennent habituellement sur les arbres ils aiment à se réunir. A l'approche d'un aussi dangereux ennemi, la frayeur s'empare de leur troupe ; on les voit courir de branche en branche en poussant de petits cris plaintifs , comme si le sentiment du danger leur ôtait toute présence d'esprit. Le serpent rampe le long du tronc avec une mesure calculée ; parvenu vers la cime , les agoutis se sont retranchés, il change brusquement de tactique, déploie toute son agilité, et menaçant tantôt l'un, tantôt l'autre, de manière à rendre la retraite impossible, finit par les réunir tous sur une branche isolée. Alors, mesurant l'intervalle, il se contracte, choisit une victime, s'élance... mais l'agouti, d'un bond désespéré, s'est précipité vers le sol, les pattes étendues horizontalement pour amortir sa chute. Au même instant, le boa se détache et fond sur sa proie comme la foudre ; l'évolution est tellement prompte que sou- vent l'infortuné quadrupède est enveloppé dans les anneaux du reptile avant d'avoir touché la terre 4.

Nous mouillâmes le lendemain matin , à quelques milles plus loin, dans l'anse de Carapachivey ; le littoral était parsemé de grands coquillages de la famille des casques, qui multiplient sur les bas-fonds, et de polypiers pierreux de la plus admirable struc- ture. Cette localité , croissent les bois les plus épais de l'île , nous promettait de nouveaux plaisirs , car nous avions l'espoir d'y rencontrer des crocodiles. On avait disserté la veille, pendant une partie de la soirée , sur la chasse de ces amphibies et sur le meilleur procédé pour les dépouiller de leur cuirasse : l'un la voulait intacte avec les griffes et les mâchoires ; M. de la Paz retranchait la tête comme une superfluité incommode ; le domestique du com-

1 Cette espèce de capromys 9 qui se plaît sur les arbres et devient la proie des serpents, est le guabiniquinar des anciens Caraïbes. Gomara, Hist. gen. de las Indias, part. 1, fol. 27.

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mandant, qui devait accompagner son maître, se contentait des pattes dont il se proposait de faire des bottes , mais il avait promis les dents à ses camarades du bord; il n'y avait pas un homme de l'équipage qui n'enviât les lauriers que nous allions cueillir et dont nous nous couronnions par anticipation.

Il arriva qu'au bord de la forêt nous aperçûmes une plante de la tribu des ophrys, qui décorait les arbres de ses fleurs du plus pur carmin. A cette vue, M. de la Paz, amateur passionné d'orchidées, oubliant la chasse aux- crocodiles, mit son fusil sur l'épaule du pre- mier matelot qui passa, et commença une récolte si abondante que j'en fus alarmé. J'ajouterai, puisque j'ai mentionné cette fleur, que nous en retrouvâmes huit jours après un spécimen égaré dans un coin du bâtiment, et conservant encore tout son éclat, quoique la tige fût séparée du bulbe. Cependant la petite troupe dont nous nous étions détachés avait disparu dans l'épaisseur du bois et nous ne songions nullement à la rejoindre. Tandis que mon compagnon d'aventures allait d'un arbre à l'autre et moissonnait avec une ardeur insatiable, tout semblait conspirer, insectes, végétaux, coquilles, pour distraire également mon esprit du véritable objet de notre exploration. A une lieue de la mer, nous rencontrâmes des marécages florissait un joli nymphaea ; la tentation était trop forte , nous ne pûmes pas y résister. Perdus dans les roseaux la passion des découvertes nous tenait enchaînés, nous avions oublié les intérêts de la marine royale et même le monde entier, quand une voix tout à coup retentissant à nos oreilles , nous rappela aux réalités les moins flatteuses de l'existence : « Voulez -vous donc, caballeros , être mangés des crocodiles? » A cette apostrophe, nous levâmes subitement la tête et nous reconnûmes don José , notre guide , qui surveillait tous nos mouvements. Don José ne con- naissait du globe que l'île des Pins , il était , et le port de Batabano ; mais il connaissait à fond ces deux localités. C'était un grand vieillard, maigre et osseux, endurci aux intempéries et rompu à la fatigue; il parlait rarement, à moins qu'on ne l'in- terrogeât, et ne s'abandonnait jamais à d'inutiles digressions. Il

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savait le nom de chaque arbre, de chaque liane, même celui des plantes les plus humbles; il n'ignorait pas non plus leur usage et leurs propriétés. La solitude des bois ne l'intimidait guère; il était sûr de son instinct. Vêtu d'un pantalon de fil et d'une courte blouse serrée par une courroie , il avait pour chaussure des san- dales en peau de chèvre ; un mauvais chapeau de paille dont le fond était troué , laissait flotter , comme un panache, une touffe de ses cheveux grisonnants; il portait un lasso, vieille corde d'écorce, roulé autour de son épaule, un couteau dans une gaine en peau de crocodile, et un sac à tabac enlevé sur une iguane, dont il avait uti- lisé le goitre fort industrieusement.

Nous nous ralliâmes à son appel et le suivîmes sans objection. La végétation changeait visiblement d'aspect ; les joncs et les cypé- racées envahissaient le sol ; nous approchions d'un grand marais, et la dépouille à demi putréfiée d'un crocodile que nous rencontrâmes, prouva que l'avertissement de don José n'était nullement hors de saison. Ce ne fut pas sans peine et sans travail que nous parvînmes à nous frayer une issue à travers ces parages suspects, encombrés d'arbres gigantesques que l'ouragan avait déracinés et infestés d'une sorte de malpighie, dont la piqûre est excessivement douloureuse. Enfin nous atteignîmes une langue de terre cernée de tous côtés par les eaux ; nos gens n'avaient été nullement déconcertés par cet obstacle; ils avaient quitté leur chaussure et s'étaient engagés plus avant; le commandant dormait à l'ombre sous la garde d'un homme de l'équipage; le docteur avait pris une position horizontale à ses côtés ; nous jugeâmes, après une courte reconnaissance , que nous n'avions rien de mieux à faire que de les imiter.

Les bois que nous venions de traverser m'avaient paru tristes et solitaires; aucun oiseau ne les égayait de ses chants; mais la vie renaissait dans la clairière nous nous étions arrêtés; une multi- tude de canards et d'autres palmipèdes, effrayés par la marche de notre avant-garde, se dispersaient autour du marécage qui retentis- sait de leurs clameurs, et de grands vautours fauves planaient cir- culairement au-dessus de nos têtes ou se perchaient sur les arbres

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voisins, d'où ils semblaient nous observer. Le majagva (hibiscus tiliaceus, L. ) est un arbrisseau fort intéressant qui croît en abon- dance dans cette localité ; ses campanules, de la taille d'un lis, sont jaunes au moment de leur épanouissement, orangées au milieu du jour et pourpres sur le soir, en sorte que la même tige porte des fleurs de trois couleurs. L'écorce de cette malvacée sert à faire des cordages ; la couche intérieure du liber fournit un tissu végétal très- fin, que Ton emploie pour lier les paquets de cigares ; le bois enfin, doué de souplesse et d'élasticité, est recherché dans le charronnage: on en fabrique des brancards pour les volantes.

Nos compagnons rapportèrent de leur expédition à travers les marais deux petits crocodiles vivants ; ils prétendirent en avoir vu de plus grands, et même d'énormes, qui s'étaient enfuis à leur ap- proche ; nous dûmes nous contenter de ce modeste trophée et nous préparer aux plaisanteries du bord. Ces reptiles, longs d'un pied et demi, se montrèrent fort irritables lorsqu'ils furent en liberté sur le pont; ils cherchaient volontiers à mordre, et nous fûmes obligés de nous en défaire violemment.

Les différentes excursions que nous avions effectuées dans la partie méridionale de l'île nous avaient procuré les renseignements dont nous avions besoin ; comme la marche du bâtiment devenait de plus en plus difficile au milieu des récifs et des bancs qui se multi- pliaient , nous dûmes renoncer à notre projet de circumnavigation ; il fut donc décidé que l'on virerait de bord et que l'on doublerait une seconde fois le cap Français pour reporter l'exploration dans le nord. Pendant la nuit le vent souffla du sud, et nous fîmes vingt- quatre lieues; à la pointe du jour, nous nous trouvions à trois milles de terre, vis-à-vis l'embouchure du Rio de Casas, un des cours d'eau les plus considérables de la contrée. La scène avait changé ; aux plages basses et sablonneuses, envahies par les forêts, succédaient des mornes escarpés dont la base plongeait perpendiculairement dans la mer; l'île paraissait aussi sauvage, aussi déserte, mais l'aspect en était infiniment plus pittoresque. Nous jetâmes l'ancre, nous prîmes un canot pour remonter le cours de la rivière ; accou-

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tumés depuis plus de huit jours au spectacle uniforme des bois, nous éprouvions un plaisir infini à contempler des rochers, des ravins, des espaces découverts, tous les accidents enfin d'un pays mon- tagneux. Au bout d'une heure et demie, les mangliers qui bor- daient les deux rives cessèrent d'intercepter la vue, la campagne se développa librement, et la petite capitale de l'île apparut sur la droite du fleuve. Nous fûmes agréablement frappés, en débar- quant, de la propreté des maisonnettes, couvertes en tuiles et blanchies à la chaux; l'aisance, le bon ordre, la paix que l'on respirait en ces lieux , annonçaient une population heureuse et bien réglée, qui, peut-être, devait à son isolement la meilleure part de son bonheur.

Nueva Gerona ne comptait en 1836 que 171 habitants; ce chiffre a triplé dans l'espace de dix années, sous l'influence de circon- stances purement accidentelles , car en lui-même, le pays renferme peu d'éléments de prospérité. Je n'avais pas encore contemplé la nature tropicale sous un aspect aussi séduisant; comment peindre ces mamelons couronnés de palmiers, ces grands rochers festonnés de lianes, ces bosquets en fleur au pied de chaque colline, cette variété inépuisable de sites gracieux et singuliers, qui, pendant une lieue , nous remplirent d'admiration , tandis que nous nous rendions à cheval aux carrières de marbre? La route nous parut courte, malgré l'intensité de la chaleur ; et lorsque nous atteignîmes la Sierra de Caballos , l'exploitation principale a son siège, chacun convint, en mettant pied à terre, que l'île de Cuba n'offrait rien de si merveilleux.

La Sierra de Caballos est une montagne boisée, d'un aspect tout particulier; la verdure aérienne et clair -semée des arbres dissé- minés sur ses pentes abruptes, produit l'effet d'un rideau trans- parent, à travers lequel apparaissent, comme de gigantesques esca- liers, les rochers étages depuis la base jusqu'à la cime. Le draeo, espèce résineuse , au tronc droit et conique terminé par une cime diffuse, reconnaissable en outre à son écorce verte, imprime je ne sais quoi d'étrange au paysage. D'autres arbres projettent leurs

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racines dans le vide, du haut d'escarpements à pic, et vont chercher leur point d'appui à soixante ou quatre-vingts pieds plus bas dans la vallée. Sur les parois de ces rochers rampent de fort jolis mol- lusques inconnus dans l'île de Cuba; on remarque surtout une héli- cine, dont la spire est élégamment dentelée, singularité toute nou- velle chez les espèces de cette tribu et même en général chez les coquillages terrestres1. Je ne dois pas oublier, parmi les curiosités naturelles de la contrée , une grotte récemment découverte que nous visitâmes aux flambeaux : aucun signe extérieur n'en trahit l'exis- tence; on y pénètre par une étroite issue que masquent les brous- sailles; bientôt la cavité s'agrandit, la voûte s'exhausse, on dis- tingue des ogives, des colonnades de marbre, des arches qui paraissent suspendues dans le vide ; l'œil entrevoit confusément une succession d'étages communiquant par des galeries aériennes , d'où jaillissent des milliers d'étincelles, quand leur surface, semblable à une neige éblouissante, reflète les rayons de la lumière; la .partie inférieure est baignée par des eaux dormantes les tortues d'un marécage voisin viennent chercher la fraîcheur pendant les heures brûlantes du jour.

Nous revînmes à Nueva Gerona en contournant la Sierra de Caballos. Le sol, dans cette direction, est aride et sablonneux. Mais dans ces climats il n'existe pas de stérilité absolue; une mal- pighie à grandes feuilles oblongues , marquées de nervures saillan- tes, et un mélastome d'une rare beauté, inconnus l'un et l'autre des botanistes, s'accommodent de ce terrain ingrat2. A peine eûmes- nous dépassé la montagne, que nous découvrîmes une vaste lande plantée d'une multitude de pins. Ces arbres, que nous avions observés précédemment dans le sud-ouest, constituent deux espèces nouvelles dans la famille des conifères (B): celle que les habitants nomment pino tea n'est point bornée au territoire de l'île, elle peuple égale- ment les savanes méridionales de la Vuelta de abajo , et sans doute

1. //. Constellata Morlt. On trouve cette charmante coquille sur les rochers delà Sierra de Casas,

2. Sar corner is coriace a Naud.

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elle y formerait de belles forêts si les bergers n'avaient la funeste habitude d'incendier pendant l'été l'herbe des pâturages. Rien de plus singulier que l'aspect de ces pins aux environs de la Cotoma, leurs cimes pyramidales se confondent avec celles d'un palmier (cocos crispa H. et B) qui s'élève presque à la même hauteur et leur dispute âprement le terrain.

Après deux journées agréablement employées à visiter les envi- rons de Nueva Gerona, nous retrouvâmes notre canot au bord du Rio de Casas, et nous nous embarquâmes sur le soir pour rallier la goélette. La pleine lune argentait les rives boisées du fleuve. Plongés dans une rêverie silencieuse, nous aspirions les tièdes éma- nations des végétaux aquatiques et nous prêtions l'oreille au chant nocturne des insectes qui célébraient le départ du soleil et le retour de la fraîcheur; le bruissement continu de leurs ailes, le murmure du courant et l'écho de la marée lointaine, formaient une harmonie confuse, qui remplissait l'espace sans troubler le calme de la nuit. Je songeais, tandis que nous voguions vers le large, à l'enchaîne- ment de circonstances qui m'avait entraîné vers cette île éloignée, aux sensations diverses que j'y avais éprouvées, aux forêts, aux montagnes, aux savanes plantées de pins, que j'avais parcourues et dont j'avais appris les noms: vision charmante et fugitive qui allait rentrer pour jamais dans les brumes de l'Océan! L'idée que l'on ne reverra plus un site que l'on a contemplé, un pays l'on a vécu, inspire à l'âme un sentiment instinctif de mélancolie que l'on peut expliquer, je crois, par la conscience que nous portons en nous, et qui s'éveille alors, de la courte durée de l'existence.

L'île des Pins, dont la superficie peut être évaluée à cent dix-sept lieues carrées et la périphérie à soixante-huit1, est étranglée dans son milieu par le golfe de la Siguanea et par de vastes marécages communiquant avec la mer, qui lui donnent la forme d'un 8. La nature a doté chacune de ces moitiés d'une constitution physique bien différente. La partie méridionale est plane et peu élevée au-

1 De 20 1/4 au degré.

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dessus du niveau de l'Océan; le sol est un calcaire madréporique , caverneux, appelé seboruco, recouvert de quelques pouces d'une terre noire, végétale et entrecoupée de lagunes qu'alimente l'écou- lement des savanes supérieures. Cette région , sur une étendue de quarante lieues carrées, est couverte d'impénétrables forêts dont les essences sont extrêmement diversifiées. M. Lanier, dans le Mé- moire que j'ai précédemment cité, énumère cent soixante et une espèces de végétaux arborescents, qui tous portent un nom dans la langue du pays : vingt-six fournissent des bois de construction ; quarante-six donnent des feuilles et des fruits propres à la nourri- ture des bestiaux; dix-sept sont doués de vertus médicinales, et cinquante-huit trouvent leur emploi dans l'économie domestique. Deux espèces seulement sont utilisées par les teinturiers, et sept pro- duisent des fruits mangeables. 11 faut noter en outre vingt et une lianes distinctes, dont onze servent à fabriquer des cercles, câbles, ruches, paniers, etc.; neuf sont médicinales, et une seule, le cumaraguey, est un poison violent.

Le nord est totalement différent : , plus de grandes forêts, plus de terre végétale ; la majeure partie du territoire n'est qu'une lande sablonneuse, brûlée par le soleil, semée de pins et de palmiers qui en déguisent à peine l'aridité. Du sein de ces savanes remarquables par leur aspect planiforme , s'élèvent brusquement des mamelons isolés ou de petites chaînes escarpées , couvertes de verdure , qui ne se lient entre elles par aucune ramification et ressemblent à des îles jetées sur l'Océan. La base géognostique de quelques-unes de ces montagnes est un marbre blanc cristallin, d'un grain dur et passablement fin; dans le voisinage d'une cité opulente et sous un climat chaud, l'exploitation de ce minéral devrait être une source de richesse; mais les habitudes routinières, les préjugés, l'ignorance et le peu d'estime que les Havanais professent pour les beaux-arts , en diminuent considérablement la valeur, au moins quant à présent. Ce furent les carrières de Paros , île stérile comme celle des Pins, qui, dans l'antiquité, contribuèrent à développer le goût et le sen- timent du beau dont les Grecs nous ont transmis l'héritage; mais

L'ILE DES PINS. 93

ce feu sacré que nous avons précieusement recueilli, ne s'est pas encore propagé jusqu'à Cuba, le culte du dieu Plutus absorbe toutes les aspirations de la société. Qui sait cependant si le bruit des marteaux qui retentissent aujourd'hui dans la vallée de Nueva (îerona ne réveillera pas le génie des beaux-arts endormi depuis si longtemps dans la mer des Antilles?

La montagne la plus importante de l'île est la Canada, élevée de 461 mètres au-dessus de l'Océan; la Daguilla en compte 410; la Sierra de Caballos , 299 ; la Sierra de Casas del Sur, 288, etc. Les seules rivières capables de porter bateau sont celles de Santa et de las Nuevas , ainsi que le Rio de Sierra de Casas , qui conserve deux mètres d'eau à une lieue de son embouchure.

Au pied de ces montagnes, comme au bord des ruisseaux, la terre ne manque pas de fertilité ; on y cultive le tabac avec quelque succès; mais en dehors de ces limites restreintes, le pays reprend sa stérilité. Voilà ce qui explique l'abandon de l'île des Pins, vouée presque exclusivement à la vaine pâture, et peu susceptible de s'élever jamais à de plus hautes destinées. L'exploitation des mar- bres dans le nord et celle des forêts dans le sud , l'ont tirée momen- tanément de son obscurité; mais quand les bois auront été épuisés par un petit nombre de spéculateurs avides, quand les carrières seront abandonnées, l'île retombera dans un oubli profond, et le silence de ses rivages ne sera plus troublé que par l'aviron du pêcheur, ou la barque furtive du contrebandier.

CIIÂPITHE VI

Avant d'abandonner l'île de Cuba» qui olïre un champ d'explo- ration si attrayant au philosophe et au naturaliste, je nie propose

de jeter un coup d'œil sur les conditions générales du pays et soi* l'état social clés habitants; toutefois malgré l' intérêt dont ce sujet paraît digue, comme il tient un rang secondaire dans ta relation de mon voyage, je me bornerai à exposer quelques-uns des faits géné- raux qui m'ont le plus particulièrement frappé.

Placée sur les confins de l'Atlantique, h deux mille lieues du continent européen'1, l'île de Cuba se projette dans l'ouest bien au

1. La Havane toialw prérisement sous le 85e parallèle* iln méridien de Paris, en sorte qm la distance entre lesdenx villes iiest pas moindre «le 2125 linu-s de 25 au depré.

96 CHAPITRE VI.

delà des autres Antilles, et laisse même en arrière toute la grande masse de l'Amérique méridionale; en effet, le parallèle qui passe par le cap Saint-Antoine coupe l'océan Pacifique à cent quatre-vingts lieues au moins des côtes de Guayaquil, les plus reculées de cette partie du monde vers l'occident. La vapeur, en abrégeant l'inter- valle qui sépare les deux hémisphères , a réduit à un mois la durée du trajet entre les côtes d'Europe et la Havane; mais les navires à voile ne se jouent pas aussi facilement de l'espace, et la moyenne de leur navigation est de quarante-deux jours. Les tempêtes du nord (los nortes), qui régnent pendant l'hiver, les ouragans de l'automne et les écueils dont l'île est entourée , sèment de quelques hasards cette route longue et monotone, comme l'attestent les sinistres enregistrés chaque année. Ces catastrophes causent peu d'émotion dans le pays, excepté parmi les personnes qui y sont directement intéressées.

Lorsque je m'embarquai pour exécuter mon voyage, l'île de Cuba me semblait enveloppée d'une mystérieuse obscurité; sans doute je possédais quelques notions sur la Havane , mais aucune sur l'intérieur de la contrée. J'avais lu que d'impénétrables forêts, des marécages pestilentiels et surtout l'abandon du sol opposaient d'in- vincibles obstacles à la circulation, et je me demandais si les petits centres de population, disséminés le long du littoral, entretenaient les uns avec les autres des relations suivies ou végétaient dans l'iso- lement; quel était le degré de culture de leurs habitants, leur industrie, leur mode de subsistance; enfin, si les terres ignorées qui se prolongent dans l'intérieur de l'île appartenaient à d'autres maîtres qu'aux bêtes fauves et à la nature. Les livres étaient muets sur ces questions, et sur bon nombre d'autres qui occupèrent mon imag ination jusqu'au jour je fus en mesure de les envisager et de les résoudre moi-même l.

On possède d'assez bons renseignements sur le relief et la consti-

1. Je ne connaissais point alors Y Histoire physique , politique et naturelle de l'île de Cuba, par M. Ramon de la Sagra, ouvrage considérable, dont la publication n'est pas encore complètement terminée.

CUBA. <j7

tution géognostique de Cuba, quoique les neuf dixièmes du terri- toire soient encore vierges de toute exploration scientifique. Les obstacles naturels , le manque de routes et la rareté de la population, expliquent pourquoi les habitants sont dénués de connaissances exactes sur leur propre pays. Cependant, avec un peu de résolu- tion, un bon cheval et un guide, on peut parcourir l'île dans toute son étendue; le guide surtout est essentiel, car il faut une pra- tique bien sûre, pour suivre à travers les bois et les montagnes la trace des sentiers ou celle des ravins, seules voies de communi- cation ouvertes à travers la contrée. Au milieu de complications qu'il est impossible de décrire et que l'on comprendrait difficilement en Europe, le voyageur chemine à tous les rhumbs de vent et parcourt une distance double ou triple de celle qu'il aurait à fran- chir sur un chemin régulièrement tracé. De vastes marécages, des rivières encaissées ou torrentueuses, des forêts entrecoupées de fondrières, des sierras abruptes, éprouvent tour à tour sa constance et son énergie; enfin, l'étendue solitaire des savanes, que le soleil embrase de ses feux, pénètre son âme d'un senti- ment de lassitude et de découragement.

Ce n'est pas qu'au sein de cette nature sauvage l'absence de l'homme se fasse entièrement sentir; on peut, de distance en dis- tance, rencontrer un gîte pour la nuit; mais quel gîte, bon Dieu! la voûte des bois est souvent préférable. A l'aboiement des chiens, aux clameurs des enfants, on devine que l'arrivée d'un étranger n'est pas un événement ordinaire. Les femmes ont un regard dur et hautain; les hommes, je ne sais quoi de sombre et de sinistre qui bannit la sécurité. Cependant l'hospitalité n'est point méconnue dans ces demeures isolées: accueilli sans empressement, le voya- geur n'est jamais repoussé ; le traitement qu'il reçoit est même aussi satisfaisant que le permet la pauvreté de ses hôtes; mais il cherche vainement sur leur physionomie la cordialité, l'abandon, la joyeuse et libre franchise qui doublent le prix du bienfait, et il éprouve un soulagement secret en s'éloignant, le lendemain, pour rentrer dans la solitude.

i. 7

98 CHAPITRE VI.

Le mode de division de la propriété ajoute une difficulté de plus à la construction de bonnes routes clans l'intérieur de Cuba; il n'en est pas moins étonnant que dans l'intervalle de trois siècles et demi le gouvernement espagnol n'ait pas doté d'une seule voie de communication cette île essentiellement agricole 4. J'ai dit ailleurs que les habitants avaient entrepris de combler cette lacune à l'aide de la vapeur. Lorsque les besoins locaux auront développé sur une échelle plus vaste l'industrie des chemins de fer et lors- que les rameaux isolés se relieront entre eux de manière a former un système général de circulation, on verra un phénomène fort étrange, c'est-à-dire un pays exclusivement pourvu de voies ferrées, et qui aura passé sans transition, sous le rapport de la viabilité, de l'état primitif à celui de la civilisation la plus avancée. En attendant cette époque, dont l'avènement n'est pas encore prochain, on a la ressource des bateaux à vapeur qui, partant de la Havane et.de Batabano, fonctionnent des deux côtés de l'île et mettent en relation les villes les plus importantes du lit- toral. La largeur de Cuba étant assez restreinte, on peut se trans- porter aisément, du port l'on débarque, sur les différents points de l'intérieur2; mais ces déplacements, comme je l'ai dit ailleurs, sont peu du goût des Havanais, qui visitent rarement leur pro- priétés quand elles sont éloignées de la capitale.

Les conquérants espagnols ne rencontrèrent point h Cuba la facile richesse du Mexique et du Pérou : telle était la rareté des métaux précieux, qu'on renonça bientôt à leur recherche. Le mer- veilleux spectacle de la nature tropicale, que Colomb dépeignait avec un enthousiasme si naïf, n'offrait à l'immigration qu'un appât insuffisant; ce fut donc seulement à l'époque le mou-

1. Tel est le haut prix des transports, que le tasajo (viande salée dont on nourrit les esclaves) revient à meilleur marché lorsqu'on le tire de Buenos -Ayres que lorsqu'on l'achète dans l'île.

2. La plus grande largeur de Cuha est de S 9 lieues marines, à partir de la pointe sep- tentrionale dn Sabinal jusqu'aux ensenadas de Mora; cette ligne traverse 7 lieues de mer; la partie la plus étroite n'a que 7 lieues 1/2 de largeur, depuis la baie del Martel jusqu'au bord septentrional du golfe de Mojana.

CUBA. 99

veinent maritime prit un certain développement clans le golfe voisin, que des colonies sérieuses commencèrent à se fonder dans l'île, elles cherchèrent une source de fortune dans la production du bétail. L'espace ne manquait pas aux premiers occupants; mais les progrès de cette population nouvelle et les contestations qui s'ensuivirent, firent sentir la nécessité d'imposer une limite h la jouissance absolue que chacun prétendait s'attribuer. Le gouverneur eut pour mandat de réglementer cet objet de concert avec les corps municipaux ; en conséquence, on exigea de chaque colon une déclaration préalable du lieu qu'il choisissait pour siège de son établissement (asiento) et du rayon qu'il se proposait d'occuper; puis V asiento devint un point central et invariable, afin de fournir, au besoin, un moyen de vérification et de contrôle; enfin, on mit un terme aux abus, en bornant le rayon de toute concession à deux lieues , pour les fermes affectées à la production du grand bétail [halo), et à une lieue seulement pour celles l'on élevait des porcs et des mou- tons [c orrai). Telle fut l'origine de la mesure circulaire qui divise encore aujourd'hui la superficie territoriale de Cuba.

Les limites de ces concessions devinrent tellement incertaines, avec le temps, non- seulement à cause de leur étendue, mais par suite de complications incidentes dont j'omets le détail, qu'il fut impossible de les rétablir,* lorsque plus tard on en sentit le besoin. Après de longs efforts et un immense travail, il fallut y renoncer, pour les neuf dixièmes, au moins, du territoire. On peut donc affirmer qu'il n'existe aucun pays les bases de la propriété soient aussi contestables que dans l'île de Cuba. L'impossibilité matérielle de bor- ner des domaines aussi considérables, de mettre obstacle aux antici- pations et même de les constater, introduisit bientôt un usage que l'on retrouve sur une échelle plus vaste en Algérie : les confins des pro- priétés limitrophes devinrent un terrain neutre où, par une tolérance mutuelle, qui plus tard prit un caractère légal, le parcours fut auto- risé dans un rayon déterminé; puis, par compensation, le côté libre s'étendit et absorba insensiblement toutes les parcelles que la réparti- tion n'avait pas atteintes. Le mal n'était pas sans remède, car la loi

400 CHAPITRE VI.

n'avait institué, originairement, que de simples usufruitiers; et il appartenait au gouvernement, dont les droits étaient réservés, de prendre une mesure décisive qui conciliât les intérêts privés avec ceux du domaine public. L'ordonnance de 1816, en consolidant la propriété à l'usufruit et en légitimant toute usurpation appuyée sur une possession de quarante années, ne semble pas avoir répondu complètement aux besoins et aux vœux du pays ; il en est résulté de nouveaux embarras dont la nature est fort étrange : qui croirait quel' Fiat, jadis maître absolu du territoire, ne possède presque rien aujourd'hui , dans une île qui compte par lieue carrée cinquante-un hommes libres et seulement douze blancs1? L'ancien domaine de la couronne se trouve effectivement réduit aux parcelles isolées comprises entre les cercles tangents des propriétés limitrophes. Ainsi, tandis que de simples particuliers jouissent de concessions sans limites, dont la majeure partie reste inculte et improductive2, tandis que les bois disparaissent, que l'agriculture manque de bras et le pays de bonnes voies de communication, le gouvernement, frappé d'impuissance, ne peut ni ouvrir une grande route, ni con- céder des terres aux étrangers dont il désire favoriser l'immigration. La dissipation des richesses forestières de Cuba, et même leur destruction rapide, sont au nombre des résultats qu'entraîne un tel ordre de choses: ainsi, par exemple, la marine havanaise tirait de Porto-Rico et d'autres points éloignés, les matériaux de construction qui lui étaient indispensables, quand les bois les plus précieux de l'île alimentaient les chantiers de Plymouth et de Liverpool3. L'acajou, le cedrela, le bois de fer, le gayac, devien- nent de jour en jour plus rares; on va chercher à vingt- cinq ou trente lieues l'approvisionnement de charbon nécessaire à la capi-

1. La population totale de File, dont la superficie peut être évaluée à 3,700 lieues car- rées, s'élevait en 1846, d'après un recensement officiel, à 898,732 habitants classés de la manière suivante: blancs, 42,567; hommes libres de couleur, 149,226; esclaves, 323,759.

2. La Hanabana , propriété du marquis de Real Proclamacion , n'a pas moins de cent lieues carrées.

3. De 1825 à 1840, le seul port de Jagua a exporté pour l'Angleterre une quantité de bois sut' lisante pour la construction de 30 frégates; il en est sorti environ le double; des ports de Sagua, Nipe, Muiizanillo, etc. Queipo, Informe fiscal, p. 66.

CUBA. loi

taie, et cependant, au temps de la conquête, l'île entière n'était qu'une forêt. Le déboisement a d'autres conséquences, car quelles que soient les conditions heureuses d'un climat, le sol n'en reste pas moins assujetti à certaines lois physiques absolues : ainsi les pentes, dépouillées de leurs taillis, se dégarnissent par l'effet du vent et de la pluie; les nuages se condensent et se résolvent plus rarement; avec l'ombre, disparaît la fraîcheur qui entretient l'hu- midité; plus d'engrais végétaux pour fertiliser la terre, que l'action prolongée du soleil dessèche et prive de ses qualités nutritives. On a calculé que l'île de Cuba ne renferme guère aujourd'hui que six cent mille hectares de bois ; les sucreries en absorbent annuellement deux mille et l'agriculture n'en détruit pas moins. Cette consom- mation, qui dans l'intervalle d'un siècle et demi doit atteindre le dernier arbre, ne peut aller qu'en progressant, surtout avec le con- cours des machines à vapeur ; et cependant telle est la vigueur de la végétation, dans ces régions privilégiées, qu'il faut toute l'insou- ciance du créole espagnol pour paralyser son élan. Rien ne serait plus facile que de créer à peu de frais des ressources, pour le chauffage : le guacima (pterospermum?), Yateje (cordia collo- cocca LK.), le cedrela et beaucoup d'autres arbres peuvent être exploités à l'âge de quatre ans; le paraiso, après deux années de semis, etc. Déjà, depuis longtemps, on s'est inquiété de l'avenir des forêts ; la Société économique de la Havane, qui compte dans son sein des hommes éclairés, a même fondé un prix dans l'in- térêt de leur conservation; mais ces efforts isolés et d'ailleurs fort languissants, n'aboutiront à rien si le gouvernement ne prend lui- même l'initiative d'une grande réforme. Ce qu'il faut, en effet, pour prévenir la destruction des bois, ce sont des règlements conser- vateurs; un bon code forestier et l'organisation d'un corps d'agents spéciaux, chargés de faire exécuter la loi, produiront des résultats plus sûrs que les primes et toutes les théories élaborées sur la matière. Il est vrai que l'Espagne pourrait difficilement doter sa colonie d'institutions dont elle est dépourvue et dont elle-même n'a pas encore senti le prix.

102 CHAPITRE VI.

Ce territoire qui fut dispensé d'une main si libérale aux premiers émigrants, n'exige pas, pour répondre aux vœux du cultivateur, une grande somme d'application et de persévérance : les principes de l'agriculture cubanaise se bornent à ensemencer et à recueillir; le reste est abandonné à la Providence. Lorsqu'on veut défricher un terrain, on commence par couper la futaie qui l'ombrage; l'opéra- tion se pratique à un mètre environ du sol, afin d'abréger le travail ; si la traite offre quelque avantage, on réserve les plus beaux arbres parmi ceux qui ont été abattus; le feu dévore le reste. Pendant les deux premières années, on sème du maïs dans l'intervalle de ces tronçons noircis, qui encombrent le champ jusqu'à ce qu'ils aient été réduits en poussière par l'action des agents naturels. En deux- jours, la germination s'opère et la jeune plante se produit au dehors ; en vingt-quatre heures, dans la belle saison, la tige grandit de dix- huit pouces; trois mois, enfin, suffisent pour conduire les épis h leur maturité , en sorte que dans l'espace d'une année on pourrait obtenir une triple récolte. Le cultivateur ne se préoccupe ni d'as- solements, ni d'engrais, ces deux bases fondamentales du système agronomique de l'Europe, que les Anglais ont appliquées avec succès à leurs Antilles ; il ne sème point de prairies artificielles et ne recueille aucun fumier; la terre, livrée à ses propres ressources, est assez riche pour donner les mômes fruits pendant un grand nombre d'années consécutives1. Quelle serait donc la mesure de sa fécon- dité, si elle était traitée par des procédés analogues aux nôtres? N'ou- blions pas, cependant, que d'aussi brillants avantages sont com- pensés par l'ardeur d'un climat qui double le poids du travail ; la Providence, en douant le sol d'une fertilité si grande, a voulu sans doute proportionner Ja tâche aux forces du cultivateur (G).

L'organisation administrative de Cuba est assez compliquée ; au point de vue politique, l'île se divise en deux provinces; elle compte aussi deux juridictions et deux diocèses ; au point de vue militaire et financier, en trois départements et trois intendances; enfin, dans

1. Ainsi la carme à sucre, une fois plantée, dure de 40 à 50 ans, sans engrais, sur les terrains voisins de la Havane.

CUBA. 403

ses rapports avec la marine, en cinq provinces. Mais le peuple havanais a simplifié cette distribution complexe, en prenant pour point de départ le méridien de la capitale: tout ce qui est à l'est se nomme Vaelta de arriba, côté d'en haut; tout ce qui est à l'ouest, Vuelta de abajo, côté d'en bas. Ce partage inégal est fort essentiel à connaître, car il est adopté généralement et sert de base à la géographie locale.

Cuba est une île montagneuse, surtout au centre et aux extré- mités, où le relief du sol acquiert une importance considérable. Le pic del Polrerillo, haut de 913 mètres, paraît être le point culminant du système central ; mais c'est aux environs d'Hol- guin et de San Yago, que se montrent les cimes imposantes de la Sierra- Maestra , qui surpasse en élévation les Montagnes -Bleues de la Jamaïque et le Cibao de Saint-Domingue 4. Les rivières qui naissent de ces différentes chaînes sont nécessairement limitées dans leur cours par la configuration restreinte de l'île ; la plus im- portante est le Cauto, qui descend des Montagnes de Cuivre, reçoit les eaux de la Sierra-Maestra , et se perd au bout de cinquante lieues dans le golfe solitaire de Bayamo. Navigable pendant une vingtaine de lieues, le Cauto est obstrué à son embouchure par des atterrissements qui ne permettent pas d'y pénétrer à marée basse. Viennent ensuite Sagua la Grande, qui naît des mon- tagnes iïEseambray et tombe dans l'Atlantique près de Mara- villas ; Jatibonieo, qui s'échappe d'une lagune, se perd au pied des Sierras de Matahambre , et reparaît une lieue plus loin avec fracas; Sasa, Agabama, la Hanabana et Cuyaguale. Parmi ces petits fleuves, ceux qui prennent leur source dans la chaîne de Trinidad, sont renommés par leurs cascades et par la qualité de leurs eaux ; on cite la chute du Moa, dont la hauteur est de 100 mètres : lorsque leur pente les entraîne vers le sud , ils se confondent avec les vastes marais qui baignent le littoral. Le nombre et la beauté des ports compensent largement clans l'île de Cuba le peu d'importance de la

1. 2,500 mètres (pic de Turquino). La hauteur des Montagnes-Bien es est de 2?400 mètres, et celle du pic de Yaque, point culminant du Cibao, de 2,000.

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navigation fluviale; nulle part, en Amérique, la nature n'a creusé d'aussi magnifiques bassins pour la sûreté et la commodité des na- vires: ceux de Cuba, Guantanamo, Jagua, sur la côte du sud; JNipe, Nuevitas, la Havane, sur celle du nord , sont aussi remar- quables par leur étendue que par les conditions de défense et de sécurité qu'ils présentent l.

Trois siècles et demi se sont écoulés depuis l'époque Diego Velasquez achevait la conquête de Cuba, et dans cette île paisible, vouée par la nature à la production agricole , à peine si le régime politique a changé. Le temps cependant et les révolutions contem- poraines ont fait germer de nouvelles idées et développé de nou- veaux besoins. Il y a des hommes qui pensent, à la Havane, et qui ressentent l'ambition légitime d'être comptés pour quelque chose dans leur pays ; mais loin de favoriser ces aspirations et de leur imprimer une direction utile, l'Espagne s'applique à en comprimer l'essor : la politique de cette puissance découle toujours des mêmes principes qui ont amené la désaffection et l'explosion de ses autres colonies. Si, vaincue par la nécessité, elle s'est décidée, au com- mencement du siècle, à briser le vieux monopole qui paralysait le mouvement commercial de l'île, elle n'a pas fait une concession de plus. Un gouverneur militaire, résumant en sa personne toutes les attributions, tous les droits, sans que l'excès de son autorité soit tempéré par le moindre contrôle, telle est la forme simplifiée du gouvernement colonial. Pouvoirs exécutif, administratif, judi- ciaire , tout vient aboutir au capitaine général qui , en un mot , est investi de la plénitude des droits conférés par la loi aux gouverneurs des villes en état de siège2. Dans ces conditions rigoureuses, qui assimilent la colonie à une conquête récente , aucune autorité poli- tique, aucun emploi public ne sont accordés aux natifs, si ce n'est par une rare exception. De ces germes d'antipathie contre l'élé- ment espagnol que les créoles sucent avec le lait et qui se traduisent

1. Le port de Nipe, le plus vaste de tous, mesure 65 milles carrés de superficie; celui de Nuevitas, 57; Guantanamo, 27; Jagua, 25.

2. Ordonnance de Ferdinand Vil, du 28 mai 1825.

CUBA. 405

en une sourde irritation contre la métropole. L'Espagne a cru trouver sa sûreté dans cet antagonisme ; au lieu de chercher à l'étouffer, elle l'a toujours entretenu, comme un contre-poids à l'esprit inno- vateur et au désir secret d'indépendance , qui font ombrage à son autorité jalouse.

Il est rare que le gouverneur général, malgré la rapidité de son passage, ne trouve le temps, avant de quitter l'île, de tirer un parti lucratif de sa charge. Le traitement de ce haut dignitaire n'excède pas, il est vrai, 100,000 francs ; mais il peut l'élever à 500 000, en usant discrètement de son pouvoir, et à plus d'un million lors- qu'il donne libre carrière à sa convoitise. Voilà ce que personne n'ignore à la cour de Madrid, un poste aussi avantageux devient le point de mire de toutes les ambitions; c'est à qui sollicitera un exil dont les ennuis sont compensés par l'exercice du commandement absolu et la réalisation d'une fortune. Cette dernière perspective enflamme surtout l'imagination des élus; ils partent pour leur desti- nation en se berçant de rêves dorés, et ne songent guère, lorsqu'ils prennent possession de leur poste , qu'à donner à ces abstractions une forme sensible et matérielle. Sans parler des fonctionnaires d'un certain rang, sur lesquels rayonne le pouvoir discrétionnaire du chef, il existe dans les différentes branches du service public un grand nombre d'employés avides, nécessiteux, infidèles, qui par de petites exactions quotidiennes s'indemnisent de la modicité de leur traitement: toute plainte serait superflue, car il s'écoulerait des années avant qu'une enquête sérieuse vînt mettre au grand jour leurs méfaits. Une répression aussi incertaine et aussi longuement différée équivaut à l'impunité.

Après trois années d'exercice , le capitaine général cède la place à un successeur qui s'y installe dans les mêmes vues, c'est-à-dire avec le dessein de s'enrichir le plus promptement possible. Les Ha- vanais n'ont donc rien à gagner à l'avènement de ce nouveau per- sonnage. On peut dire de leur île qu'elle ressemble à une ferme dont le propriétaire tire autant qu'il le peut, et dont il s'efforce, à chaque renouvellement de bail, de tirer plus encore ; elle entretient,

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indépendamment de la marine locale, une armée de dix à douze mille hommes, avec un nombreux état-major; elle supporte la dé- pense des fortifications, des routes, des travaux hydrauliques; elle rétribue les autorités civiles et judiciaires, et fait en outre, chaque année, des remises considérables à la métropole1. Au surplus, et pour résumer les griefs des créoles, si l'île est sérieusement menacée dans sa richesse forestière ; si les voies de communication manquent ; si la propriété foncière est mal assise ; si des lois indigestes éternisent les procès et consomment la ruine des plaideurs ; si, à l'abri de certaines juridictions privilégiées, les hommes puissants commettent impunément l'iniquité; si la magistrature n'inspire ni respect ni con- fiance; si enfin l'intelligence souple et vive des habitants se consume dans une oisiveté passionnée ou se repaît de dangereuses chimères, il faut en accuser, avant tout, suivant eux, la politique de la mère patrie et le vice de ses propres institutions, dont le régime colonial porte naturellement l'empreinte.

J'aurais voulu pénétrer d'une manière plus intime dans les mœurs de la société havanaise; je pouvais l'essayer, au moins dans une certaine mesure, car les informations ne m'ont point manqué, et les sources j'avais puisé méritaient toute confiance ; mais comme je suis seul juge de ce point délicat, je préfère m' abstenir, ou plu- tôt me borner à quelques appréciations générales, afin de ne pas m'exposer à une accusation de légèreté, que la brièveté de mon séjour semblerait justifier.

Le mérite personnel , je regrette de le dire , est un avantage très- secondaire à la Havane, la jeunesse, privée de stimulant et d'en- couragement national, languit dans de stériles écoles, sans émulation et sans progrès. Il est vrai que beaucoup de familles riches envoient leurs enfants en Europe ou aux États-Unis, pour y chercher l'aliment intellectuel que leur patrie ne saurait leur offrir ; doués d'aptitude et

1. Les revenus de File de Cuba varient de 8 à 11 millions de piastres (de 40 à 50 mil- lions de francs). L'Espagne en perçoit environ le tiers; le gouvernement local fait face avec le reste aux frais généraux de l'administration et à ceux des différentes branches du service public. Cuba et Java sont les seules colonies assez riches pour donner un excédant de recettes sur le chiffre de leurs dépenses.

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d'esprit naturel, mais habitués à trop d'indépendance pour sup- porter le joug du travail, ils reviennent avec une instruction plus brillante que solide, l'imagination souvent remplie d'illusions et de projets irréfléchis. Au reste , ce premier feu ne tarde pas à s'amortir dans l'oisiveté des mœurs coloniales, à moins que la carrière mé- dicale ou celle du barreau, seules professions qui obtiennent quelque considération dans l'île, ne lui fournisse un aliment. Ceux dont l'éducation est exclusivement nationale et qui jamais n'ont quitté leur pays, ressentent bien moins encore le besoin de cultiver leur esprit et de l'appliquer à une occupation sérieuse ; traités en hommes, dès l'âge le plus tendre, ils s'essaient à en jouer le rôle et prennent de bonne heure l'habitude de céder à tous leurs penchants. A douze ans, ce sont de petits prodiges, on ne se lasse pas d'admirer leur précocité ; mais ils ressemblent à ces plantes hâtives, dont la sève a circulé trop tôt, et qui ne donnent que des fruits avortés. Quant aux classes inférieures, dont les instincts n'ont été épurés par aucune espèce de culture , non-seulement elles végètent dans la plus gros- sière ignorance , mais on peut dire que l'absence de tout principe laisse chez elles une place ouverte à toutes les tentations1. Une alté- ration profonde des notions morales pénètre cette portion du corps social , qui renferme un grand nombre d'individus d'une physionomie suspecte, d'une couleur indécise et d'une race équivoque, prêts a trafiquer de tout, même de la vie d' autrui, si la crainte du châtiment ne les arrêtait (D).

Quoique les Havanais soient naturellement aptes à ressentir toutes les jouissances du goût et de l'esprit, ils font un cas médiocre des artistes et encore moindre des savants. Rarement ils lisent : on cher- cherait inutilement dans leur ville un cabinet de lecture ou une so- ciété littéraire ; leurs journaux sont puérils et dénués d'intérêt ; et comment s'en étonnerait-on, lorsqu'en Espagne, rien ne s'oppose au libre développement de la presse, elle est encore si loin de la

1. Sur 04,000 enfants blancs des deux sexes, âgés de dix ans, existant dans la province de la Havane en 1844, 5,607 seulement recevaient l'instruction primaire élémentaire dans les écoles publiques. Que penser du reste de l'île ?

108 CHAPITRE VI.

maturité? Les feuilles du dehors , à moins d'événements considé- rables, comme ceux qui viennent d'ébranler le vieux monde, trou- vent peu de lecteurs attentifs ; quel que soit le mérite de leur rédaction , c'est un produit dont le débit est presque nul. Un étranger qui suivait le cours de chimie, à l'université de la Havane, me dépeignait un jour la contenance impassible des élèves, tan- dis que le professeur effectuait sous leurs yeux une expérience du plus haut intérêt. Il mettait cette froideur sur le compte de l'or- gueil ; je l'attribue plutôt à l'ignorance. De quoi s'étonneraient des esprits indolents, qui se contentent de jouir des merveilles de la création sans remonter à leur principe? Dans les produits de notre industrie, ils ne voient que le fait accompli , et ne se fati- guent pas à chercher par quelles difficultés, par quelle longue suc- cession de labeurs, de calculs et de combinaisons, l'esprit humain a passer pour réaliser quelques-unes de leurs fantaisies.

On s'explique aisément, au reste, que dans un pays les aspi- rations de la société sont principalement dirigées vers le culte de la richesse, les lettres et les sciences jouissent de peu de faveur. A Cuba, la pauvreté est humiliante, elle flétrit plus qu'un vice , aucun effort ne coûte pour la dissimuler ; la médiocrité s'impose les plus durs sacrifices pour briller en public du même éclat que l'opulence. Que de privations secrètes ont payé quelquefois la toilette des jeunes filles et l'équipage qui les emporte à l'Opéra ! L'harmonie de la fa- mille est à jamais troublée si l'une d'elles fait un riche mariage ; sa nouvelle fortune a creusé un abîme que la plus vive tendresse ne suffira pas à combler ; en outre ses sœurs consentiront difficilement à déroger, et les prétentions qu'elles affichent rendront leur hymen impossible. Le même besoin de luxe et d'étalage remue comme un vertige toutes les classes de la société ; c'est un mal très- .sérieux, qui engendre une extrême profusion, et qui cache, sous des apparences trompeuses , beaucoup de trouble , de pauvreté et de souffrances.

11 est probable que le faste et l'ostentation de la population alba- naise ont leur source, comme partout ailleurs, dans un grand fonds

CUBA. 109

de vanité ; mais combien je préfère cette faiblesse, qui d'ailleurs n'exclut ni l'esprit de sociabilité, ni d'autres qualités aimables, à l'orgueil intraitable des Espagnols de la classe inférieure ! 11 n'en est pas un seul, quelle que soit l'obscurité de son origine, qui, en dé- barquant à Cuba , ne se pique d'être bon gentilhomme et ne se montre pointilleux sur la particule dont il fait précéder son nom. La domesticité s'accorde mal avec ces prétentions à la noblesse; aussi, ceux que la nécessité réduit à entrer en condition, ne s'acquittent-ils de leur service qu'avec une répugnance marquée et s'imaginent- ils en racheter l'humilité par la susceptibilité la plus ridicule. Leur insouciance, leur humeur, l'opinion avantageuse qu'ils ont de leur personne , les rendent excessivement désagréables. Comme la Ha- vane est une ville de ressources, ils s'inquiètent peu du lendemain et sont toujours prêts à rompre leurs engagements sous le moindre prétexte. Dans les cafés , ils prennent des manières familières, ou bien ils remplissent leur office avec une indolence impertinente qu'ils semblent affecter comme pour sauver leur dignité. Quant aux do- mestiques noirs, on ne peut les comparer qu'à des enfants ingrats; quelle que soit la bonté de leurs maîtres, ils y répondent rarement par la reconnaissance , et la mobilité de leur esprit les pousse à en changer aussi fréquemment qu'ils en trouvent l'occasion. Pour citer un exemple de leurs friponneries habituelles, il n'est pas rare de leur voir louer aux passants l'équipage qui leur est confié, en attendant la sortie de leur maître d'une fête ou d'un spectacle. Je fus moi- même, un soir, complice involontaire d'un semblable méfait, et je me convainquis que j'étais retourné chez moi dans la voiture d'un grand seigneur.

Le goût du faste, l'esprit processif qui s'est introduit dans les mœurs et l'antipathie des classes libres pour le travail agricole, sont les trois plaies de l'île de Cuba.

Les procès , coûteux en tous pays , portent ici en eux le germe d'une ruine inévitable. La propriété est, en effet, fondée sur des bases tellement discutables, que la source des contestations ne tarit pour ainsi dire jamais. De une multitude d'avocats, de procu-

HO CHAPITRE VI.

reurs, d'hommes de loi de toute sorte, qui dévorent le patrimoine des plaideurs avec d'autant moins de scrupule, que leur nombre toujours croissant réduit celui de leurs clîents. Au surplus, l'esprit de chicane a fleuri de temps immémorial dans toute l'Amérique espagnole, et l'on peut dire que ce fut un des premiers fruits de la civilisation européenne transplantée dans le Nouveau-Monde 1. Nulle part cependant les abus du barreau n'ont joui d'une aussi triste cé- lébrité qu'à la Havane.

La législation coloniale ne se prête que trop aisément aux con- testations judiciaires ; on se ferait difficilement une idée du nombre infini de subtilités et de chicanes, de petits moyens iniques et dan- gereux, d'exceptions dilatoires, enfin de l'arsenal la mauvaise foi va puiser pour éterniser les procès. Cet amas de ressources in- justes fournit des armes inépuisables aux avocats, qui parviennent à greffer sur une cause mille et une actions subsidiaires, dont il est rare de voir le terme. Le débiteur, par leur conseil, se couvre de son insolvabilité, et il la prouve victorieusement, quel que soit l'état de sa fortune; ou bien il se retranche à l'abri de quelque fuero pri- vilégié, au mépris de la juridiction ordinaire. Le mal consiste moins à payer cher la justice qu'à ne pas l'obtenir après beaucoup de sacrifices; malheureusement l'indolence des fonctionnaires supérieurs et la difficulté de faire parvenir en haut lieu les plaintes les mieux fondées, favorisent toutes les énormités et laissent les tribunaux de second ordre arbitres de la fortune et de la liberté des citoyens.

On a calculé que le montant des frais de procédure atteignait, année commune, dans l'île de Cuba, la somme de 10 millions, et le papier timbré employé dans les actes judiciaires, celle de 160,000 francs2. Au reste, le besoin de plaider est passé dans les mœurs; les incidents se multipliant au gré des adversaires,

1. Les légistes furent considérés de bonne heure comme un fléau dans les colonies espa- gnoles, à tel point que l'an 1526, trente -quatre ans seulement après la découverte de l'Amérique, lorsque Don Francisco de Montejo obtint l'autorisation de conquérir et de coloniser le Yucatan, l'accès de cette province leur fut interdit formellement par un article de la cédule royale.

2. Queipo, Informe fiscal, p. 141.

CUBA. Ml

et le jugement définitif demeurant quelquefois en suspens pen- dant plusieurs générations, les procès deviennent un passe- temps qui engendre rarement l'inimitié, quoiqu'en dernière analyse ils aboutissent à la ruine des plaideurs.

Il me reste, pour compléter ma tâche, à faire connaître le gua- jiro ou paysan de l'île que d'autres voyageurs ont peint sous des de- hors brillants et poétiques, mais qu'à mon vif regret j'ai vu sous un jour un peu différent 4.

Assurément, au point de vue pittoresque, le guajiro l'emporte sur l'habitant de nos campagnes ; dans la physionomie et le maintien il a de la fierté, de l'élégance, je ne sais quoi d'indépendant et de su- perbe qu'il doit à l'exercice d'une liberté sans limites et d'une volonté rarement contestée. Voyez-le, le dimanche, pressant sa jument fa- vorite; ses éperons sont d'argent massif; son couteau de chasse est une arme de prix; sa chemise de toile fine, soigneusement plissée, flotte au vent ; sa mine est haute et résolue ; il se rend à l'église du canton, ou peut-être à une aldea voisine, l'attirent les yeux noirs de quelque guajira; la cantilène dont il charme sa route rap- pelle le chant monotone des Arabes de l'Algérie; c'est le même ton mineur, c'est le même rhythme aussi vieux que le monde. Il existe d'ailleurs plus d'un trait de ressemblance entre ce type particulier de la race espagnole et le peuple guerrier qui foula pendant huit cents ans le même sol ; mais je me borne à énoncer le fait sans établir de parallèle.

Indolent dans les circonstances ordinaires de la vie, le guajiro sait trouver de l'activité quand l'intérêt ou la passion le sollicite ; jaloux, dissimulé, vindicatif, il marche tortueusement au but et se laisse rarement détourner par un scrupule. Nulle part peut-être l'homme des champs ne pousse la vanité plus loin ; mais ce n'est point dans ses récoltes, dans ses enfants, ni dans ses qualités per- sonnelles qu'il place son amour-propre, c'est particulièrement dans ses armes, ses vêtements, le harnachement de son cheval et son coq

1. Voyez notamment la Havane, par Mm« Merlin, t. II , c. xix.

ÎI2 CHAPITRE VI.

de combat; aucun sacrifice ne lui coûte pour satisfaire ce goût d'os- tentation que l'on retrouve au même degré chez l'Arabe.

Quoiqu'il vive habituellement de peu, il est glouton et mange avec avidité, lorsque l'odcasion l'y invite. Si son repas se borne à des haricots noirs et des bananes, c'est qu'il a dévoré dans l'espace d'une semaine le porc qui aurait suffi pendant deux mois à l'ali- mentation de sa famille. Je me suis assis quelquefois à la table des paysans de Cuba, et j'ai toujours été frappé de leur voracité ; il est vrai qu'ils ne s'enivrent pas, quoiqu'ils aiment les spiritueux et en fassent un fréquent usage. Hospitaliers, comme tous les peuples pauvres, ils mettent sans hésiter ce qui leur appartient à la dispo- sition de leur hôte, et dans leur bouche cette phrase n'est point une vaine formule. Toutefois on peut regretter qu'une aussi aimable vertu ne soit pas accompagnée chez eux de la grâce et de la cor- dialité qui pourraient en rehausser le prix.

Le jeu est le passe-temps favori des guajiros ,• ils exposent jour- nellement leur avoir sur les hasards d'une carte ou d'un combat de coqs; mais quoique leur nature soit ardente et passionnée, les querelles ils sont mêlés ont rarement un dénoûment tragique; tout se résout en gesticulations violentes et en vaines clameurs. Ils ne sont pas d'un tempérament gai ; rien n'est moins com- municatif et ne ressemble aussi peu à la joie que l'expansion bruyante des gens de la campagne : leurs cris étourdissants, leurs gestes, leurs regards, inspirent toute autre idée que celle d'une réjouissance; leurs yeux brillent toujours d'un feu sombre, même au milieu d'une fête, et leur physionomie conserve je ne sais quoi d'équivoque et de concentré qui bannit la sécurité.

Les guajiros sont braves, et l'histoire de la piraterie pourrait enregistrer des traits nombreux de leur audace ; durs et patients lorsqu'ils poursuivent un but, leur énergie semble doubler dans la guerre impitoyable qu'ils font aux esclaves fugitifs. Us suivent avec l'instinct du limier la piste de ces malheureux, à travers les sierras les plus inaccessibles, et les attaquent sans se préoccuper du nom- bre, dès qu'ils ont découvert leur retraite. Leur impétuosité paralyse

CUBA. 113

le courage des nègres, qui songent plutôt à fuir qu'à se défendre; cruels par tempérament, ils poussent la barbarie jusqu'à livrer aux chiens le cadavre de leurs victimes, afin d'entretenir les penchants sanguinaires de ces animaux. Néanmoins, dans l'habitude de la vie, ils traitent leurs propres esclaves avec douceur, et vivent même avec eux sur le pied d'une familiarité dont on voit ailleurs peu d'exemples.

Les guajiras passent pour avoir l'esprit dominateur, et les pre- miers nuages qui s'élèvent dans leurs ménages, naissent, dit-on, de leurs prétentions au partage de l'autorité. Il y a parmi ces créoles de ravissantes créatures, douées d'une délicatesse de formes et d'une grâce un peu fière, je dirai même un peu sauvage, qui rend leur beauté plus piquante et que je n'ai vue nulle part ailleurs, si ce n'est dans les montagnes de l'Andalousie.

Il faut qu'un guajiro soit bien pauvre , pour conduire lui-même la charrue et se passer d'un esclave , qu'il loue , quand il ne peut l'acheter, afin de cultiver son champ; car le travail n'entre pas dans ses goûts, et il le méprise même comme un attribut de la servitude. Cette opinion est funeste à l'agriculture; il sera bien difficile, tant qu'elle subsistera, non-seulement de provoquer une large concur- rence entre le travail libre et celui des esclaves, mais encore de sub- stituer graduellement la première de ces formes à la seconde, ques- tion qui intéresse éminemment l'avenir de Cuba. On a mis en avant, il est vrai, pour justifier la nécessité de l'esclavage, la faiblesse de constitution des Européens, et Ton a prétendu que la race africaine était seule apte à résister sous les tropiques aux rigueurs d'une condition laborieuse; mais aujourd'hui, beaucoup d'hommes éclai- rés considèrent ce sentiment comme un préjugé et pensent que l'in- aptitude dont on s'est prévalu pour l'étayer n'est qu'un héritage de l'orgueil. On peut en effet, citer, l'exemple de nos Antilles, qui ont été défrichées par une population européenne , que l'engage- ment fournissait, avant la traite, aux colonies. Aujourd'hui même, les Canariens, les plus pauvres guajiros de Cuba, cultivent leurs champs de leurs propres mains, et possèdent rarement un esclave

1. 8

414 CHAPITRE VI.

qui les aide dans leur labeur. Enfin, si les Indiens, comme beaucoup de personnes le supposent, sont originaires de l'Asie septentrio- nale, la question de l'acclimatation est résolue depuis des siècles. Quanta présent, le travail libre revient à un prix trop élevé pour être largement encouragé; ce n'est d'ailleurs qu'en modifiant le système d'exploitation rurale qui, dans les conditions actuelles, ne peut être appliqué que sur une vaste échelle, et en essayant de nouvelles cultures, susceptibles d'une division plus grande , que l'on aura fait un pas utile et décisif vers la solution du problème agricole *. En attendant , les Européens feront bien de se mettre en garde contre la tentation, jusqu'à ce qu'ils soient parfaitement renseignés sur l'économie du pays : la prime qu'on leur offre et qui peut les séduire, leur suffirait à peine pour louer une chétive habitation et pour payer le médecin , ainsi que les frais de maladie inséparables de l'acclimatation. Tout est nécessairement fort cher au sein d'une petite société qui ne possède pas moins de 75 millions de numéraire en circulation ; la dépréciation de la richesse métallique résultant de cette abondance, produit une élévation proportionnelle dans la valeur des objets d'échange. Les monopoles contribuent aussi à élever le prix des subsistances : celui qui pèse sur les marchés publics a fait hausser de cent pour cent la viande et le poisson ; de plus, les droits énormes dont sont frappés les produits étrangers , sans en excepter les farines, expliquent suffisamment la cherté de la vie et l'élévation des salaires 2, A ces déceptions qui attendent l'étranger, il faut ajouter le taux excessif de l'intérêt et la difficulté de se pro- curer des capitaux, même au milieu de leur abondance. Tels sont les résultats des mauvaises lois, du luxe, des embarras de la propriété

1. Ainsi, par exemple, et de l'avis de tons les économistes, la culture de la canne doit devenir indépendante de la fabrication du sucre, car ces deux opérations sont parfaite- ment distinctes, et elles exigent Tune et l'autre des capitaux considérables. Voy. Y Histoire politique, etc., de Vile de Cuba, par M. Ramond de la Sagra.

2. Les farines sont taxées à 2 piastres et 1/2 lorsqu'elles proviennent d'Espagne, et à 10 quand elles sont importées de l'étranger . La rigueur de ce droit différentiel a provoqué de justes représailles aux États-Unis, pays fécond en céréales, au grand préjudice du commerce cubanais. Une autre conséquence de cette guerre de tarifs, c'est l'extension que la fabrication du sucre a prise à la Louisiane, cette industrie était négligée, et la con- currence qui en résulte sur les marchés étrangers.

CUBA. 415

foncière, et de la compression du régime hypothécaire qui l'enlace d'un inextricable réseau.

Les appréciations qui précèdent paraîtront certainement injustes à la Havane , Ton n'a pas encore pardonné à une femme d'esprit et de talent quelques légères critiques, largement compensées par la prodigalité des éloges; cependant j'ai visité Cuba sans préven- tions; libre de toute influence et ne cherchant qu'à m'instruire, j'ai porté dans mon examen l'esprit d'impartialité qui est le premier devoir du voyageur, et n'ai pas non plus négligé de fortifier mon propre jugement par l'opinion d'hommes éclairés, qu'un séjour pro- longé dans l'île avait suffisamment initiés aux mœurs et au carac- tère des habitants. Si j'ai commis quelques erreurs, ce n'est donc point de mon plein gré, ni surtout avec l'intention de blesser dans son légitime orgueil un peuple qui n'est pas sans défauts, mais qui peut en racheter beaucoup par ses qualités. Le caractère aimable des Havanais, leur aptitude, leur vive intelligence, produiraient d'excel- lents fruits, j'en suis certain, si ces dons naturels étaient fécondés par de meilleures institutions et par une forte éducation nationale.

On ne possédait, il y a quelques années, sur l'histoire naturelle de Cuba, que des renseignements superficiels, souvent dépourvus d'autorité et disséminés dans les traités généraux ; cette lacune a été comblée par un ouvrage d'un mérite incontestable et d'une fort belle exécution , publié sous les auspices du gouvernement espa- gnol1. Quelle que soit néanmoins l'importance de cette œuvre, elle est bien loin d'être complète , et le naturaliste que l'amour des découvertes conduirait dans les mêmes parages ne doit pas se dé- courager. Sans parler du règne inorganique, dont l'étude est à peine ébauchée, combien d'êtres curieux et encore ignorés vivent au sein des sierras, à l'ombre des bois vierges, dans les eaux douces qui arrosent les vallées intérieures de l'île et dans les eaux salées qui en

1. Histoire physique, politique et naturelle de Vile de Cuba, par M. Ramond de la Sagra, Paris, 1842-56. M. Poey> professeur de zoologie à l'Université de la Havane, a entamé éga- lement, depuis quelques années, «ne série de mémoires d'un intérêt extrêmement varié sur l'histoire naturelle de File.

116 CHAPITRE VI.

baignent les contours! Le règne végétal, par exemple, offre un sujet d'observations inépuisable. Que de problèmes physiologiques à résoudre, de propriétés à constater, de dénominations à vérifier ou à rectifier ! Un seul arbre, festonné de lianes et greffé jusqu'au faîte de mille plantes parasites, arrêtera le botaniste pendant toute une journée. On dirait que dans ces régions splendides la diversité semble être une loi de la nature , cette page de la création ait été traitée avec une prédilection particulière ; , chaque plante nous surprend ou nous charme, depuis le majestueux palmier et le puissant ceïba, jusqu'à l'humble rose des savanes qui émaille les prairies de Toue&t, jusqu'à la frêle lobélie penchée au bord des ruisseaux, qui cache sous un air de candeur l'âcreté d'un suc vénéneux.

Les rameaux inférieurs du règne animal sont naturellement ceux dont l'étude est la moins avancée et qui offrent au naturaliste la source d'investigations la plus féconde. Ainsi, les mollusques terres- tres se montrent tellement nombreux et diversifiés, que la moindre excursion au delà du terrain battu de la Havane, conduit à quelque découverte l. Certaines espèces rivalisent avec les productions de l'Océan par la vivacité et l'agréable distribution de leurs couleurs ; je me borne à en citer deux. L'une, voisine de nos escargots, mais seulement par la forme, se plaîtà l'extrémité orientale de l'île, elle vit sur le tronc des palmiers : jaune, rouge, verte, lilas, au- rore ou d'un noir violacé, elle compte un nombre infini de variétés et justifie très-bien le nom d'hélix picla que lui ont donné les con- chyliologistes. L'autre, plus allongée, mais également variable dans sa brillante coloration , habite les taillis impénétrables qui bordent la zone maritime , principalement dans l'ouest, et fournit aux pê- cheurs un appât dont le poisson est très-friand2 ; les pagures s'em- parent ensuite de la coquilfe^ide et s'isolent dans sa capacité, comme de véritables ermites, auxquels l'imagination populaire les

1. I/énumératioii des mollusques terrestres et fluviatiles de l'île de Cuba montait à 97 espèces dans l'ouvrage de M. de la Sagra; depuis, M. Poey a élevé ce chiffre à 385 es- pèces, et je ne doute pas qu'on n'arrive à le doubler un jour. Voy. Memorias sobre la hist. nat. de ta isla de Cuba, par M. Poey, Havane, 1851-54, t. II, p. 11.

2. Achatina fasciata, Mull.

CUBA. 117

a comparés. Les mollusques terrestres ne jouissant que de moyens bornés de locomotion , s'écartent peu du site ils sont nés ; comme leur caractère distinctif le plus saillant réside dans leur enveloppe testacée , et que celle-ci porte généralement l'empreinte des cir- constances locales au milieu desquelles ils ont vécu , il en résulte que dans une île les conditions du sol et de la végétation sont aussi variées qu'à Cuba, il n'est pas un versant de montagne, un bassin ou une plage qui ne recèle quelque spécialité de leur tribu.

Les eaux tièdes de l'Océan sont également peuplées d'une multi- tude d'êtres animés, d'un ordre inférieur, qui par le calme flottent à leur surface ou jonchent le rivage après un coup de vent. J'ai remarqué sur les bancs qui s'étendent vers la pointe occidentale de l'île des oursins d'une belle couleur violette, armés de piquants longs et déliés comme des aiguilles à bas; on y rencontre aussi de larges astéries d'une nuance orangée, relevée d'incarnat, et d'au- tres radiaires dont les formes sont singulières et très-diversifiées. Quand le fond est vaseux, il est hanté par de grands mollusques de la famille des casques, que l'on pêche pour les exporter en Eu- rope où la tabletterie tire parti de leur enveloppe nacrée ; à l'excep- tion des coquillages, qui de tout temps ont été recherchés, la plupart de ces animaux marins, placés sur les derniers degrés de l'échelle zoologique, sont peu connus.

Parmi ceux qui méritent le plus de piquer la curiosité du natu- raliste, je citerai Yencrine, animal fort étrange, participant à la fois des polypiers et des radiaires, dont l'organisation est encore très- obscure et dont la place est incertaine dans la série des êtres animés. Ancienne habitante de nos mers, l'encrine en a disparu depuis des siècles, avec ces races antiques qui se sont successivement éteintes, et dont nous ne connaissons que les débris pierreux. Cependant, une espèce du même genre persiste encore à vivre dans la mer des An- tilles, sur la côte septentrionale de Cuba. Aucun naturaliste réelle- ment compétent n'a observé jusqu'ici cet animal à l'état vivant; je ne me flatte pas d'avoir été plus heureux , quoique je n'aie rien épar- gné pour réussir ; mais le succès est arrivé trop tard, et je suis seu-

148 CHAPITRE Vï.

lement en mesuré de fournir une indication précise aux voyageurs qui me suivront. On chercherait vainement Pencrine dans le rayon de la Havane ; c'est à l'extrémité orientale et septentrionale de l'île, entre le port de Nipe et celui de Nuevitas, et notamment dans la petite baie dol Manati, qu'on la rencontrera adhérant aux rochers par les prolongements radicaux de sa tige. Lorsque le temps est calme, on la voit très-distinctement entr'ouvrir sa coupe viscérale, bordée de ten- tacules, et s'épanouir, commaune fleur sous-marine, à plusieurs pieds de profondeur. Le pêcheur qui m'a fourni ces renseignements était originaire de la localité; il connaissait Pencrine sous le nom depalma di mar. Les habitants du port de Manati la conservent vivante, comme objet de curiosité, dans des vases remplis d'eau salée 1. : Les huîtres de Cuba sont d'une espèce très -distincte des nôtres, mais elles n'en diffèrent point par le goût : au lieu d'adhérer aux rochers, elles se fixent aux branches inférieures des mangliers, s'y agglomèrent, et forment des régimes que le pêcheur peut cueillir comme des fruits, de son bateau. Ces coquillages multiplient surtout à l'embouchure des fleuves la salure de la mer est modé- rée. Un préjugé accrédité parmi les Européens leur attribue des qualités nuisibles; cependant je n'ai découvert aucun fait qui jus- tifiât cette opinion, et j'en ai mangé plusieurs fois sans avoir éprouvé aucune incommodité. Quelquefois ce mollusque donne asile à un crabe rougeâtre et mou d'une petite espèce, qui vit en parasite entre les lobes de son manteau. Les amateurs ne se laissent point effrayer pour si peu; ils prétendent même que l'huître y gagne en qualité; mais les étrangers trouvent rarement cet assaisonnement à leur gré. Quoique les huîtres abondent dans maint parage et que la pêche en soit extrêmement facile, rien de plus rare sur le

1. I/encrine a été décrite et figurée , je crois, pour la première fois, sous le nom de palma animal, par D. Antonio Parra, naturaliste havanais, dans un ouvrage fort rare intitulé : Description de diferentas piezas de historia natural las mas del ramo maritimo. Habana, 1787, p. 181, pi. 70. La comatule, découverte en 1823 dans les mers d'Europe, se rattache par analogie à la famille des encrines ; il ne paraît pas toutefois que l'espèce de Cuba subisse la même métamorphose, et jouisse à aucune époque de son existence de la -faculté de se mouvoir librement au fond des eaux.

CUBA. 119

marché de la Havane , l'indolence des habitants se trahit par leur manque d'industrie.

La classe nombreuse des insectes et des crustacés présente un champ d'étude assez vaste, malgré les rapports naturels qui ratta- chent la faune entomologique de Cuba à celle des autres îles de l'archipel et des portions voisines du continent. Je mentionnerai parmi les crustacés une petite écrevisse, aux pinces grêles et allon- gées, commune autour de la Havane, et une espèce plus grosse, ignorée des naturalistes, que l'on rencontre à l'occident de l'île, mais seulement dans les ruisseaux qui arrosent le versant septen- trional des montagnes. Cette particularité bien connue des giiajiros et des nègres marrons leur fournit un indice lorsqu'ils sont égarés dans les bois.

Les eaux douces nourrissent plusieurs espèces de poissons, géné- ralement peu connues ; on en compte jusqu'à huit dans la région occidentale de l'île (Vaelta de abajo), entre autres une anguille qui habite les cours d'eau du partido de Santa Cruz1. se trouve également une belle et grande salamandre, d'un vert éclatant avec des bandes noirâtres sur le dos. Je tiens ces renseignements d'un véritable ami de la nature, qui vivait isolé dans l'intérieur de la contrée il jouissait pleinement de la création tropicale. Ce phi- losophe, né sous un autre ciel , ne se préoccupait point de classifica- tions ni de systèmes; il dédaignait les livres, se bornait à contem- pler, et négligeait de recueillir; sa collection, c'était l'île tout entière ; doué d'un jarret actif et d'une bonne mémoire, il rapportait de ses excursions une impression durable de tout ce qu'il avait observé. Je lui dois d'intéressants détails qui m'ont prouvé que la faune de Cuba est une mine féconde, que l'on n'épuisera pas de longtemps.

Les mémoires de M. Poey nous ont fait récemment connaître une espèce nouvelle de lepidosteus , répandue dans les lacs et les rivières de la région occidentale. Les lépidostes sont de curieux poissons , au corps allongé, cylindracé, revêtu d'une cuirasse osseuse formée

t . Notamment les rios Tacotaco et Santo-Domingo.

120 CHAPITRE Vï.

d'écaillés imbriquées et articulées entre elles par séries : leurs mâ- choires sont puissantes, leur apparence est formidable; ils se rap- prochent des reptiles et notamment des crocodiles, non-seulement par certains caractères extérieurs, mais par diverses particularités de leur structure intime, qui les distingue de tous les genres vivant actuellement sur le globe. Leur type n'offre d'analogie qu'avec les races antiques qui peuplèrent les eaux pendant les premiers âges du monde , à une époque la limite entre les poissons et les sau- riens n'était pas nettement définie.

Il y a longtemps que le savant auteur des Recherches sur les poissons fossiles a appelé l'attention des naturalistes sur l'organi- sation étrange des lépidostes , et mis en évidence les relations que je viens de signaler, en créant la famille des saur d'ides1 : il résulte de ses investigations cjue ce genre de poissons , circonscrit aujour- d'hui dans certains lacs et certains cours d'eau du Nouveau Monde, était jadis cosmopolite, car on en a trouvé des débris fossiles en Europe, en Asie et même en Australie, dans les plus anciennes formations renfermant des vestiges d'animaux vertébrés. Leur exis- tence exceptionnelle en Amérique, semble prouver que cette con- trée n'a pas été altérée aussi profondément dans sa constitution physique que le reste du globe, d'où leur race a complètement dis- paru2. L'encrine nous a déjà offert un phénomène du même genre, qui vient corroborer cette présomption 5.

Le lépidoste de Cuba, ou manjuari, décrit avec détail par M. Poey, atteint un mètre et demi de longueur ; la chair en est bonne à man- ger, mais les œufs passent pour être vénéneux à.

De tous les êtres animés, les oiseaux sont ceux que la nature a

1. Agassiz, Recherches sur les poissons fossiles, t. II, part. 2, chap. i.

2. Agassiz, Lake superior, p. 259.

8. La découverte d'un pleur otomaire , vivant dans les eaux de la Guadeloupe, est un fait réeent et infiniment curieux à ajouter aux précédents. Les pleurotomaires sont des mollusques marins, qui n'avaient été rencontrés jusqu'ici qu'à l'état fossile, dans les ter- rains secondaires et notamment dans la grande formation oolitique. Déjà le genre phola- domie , trouvé il y a quelques années aux Antilles , avait excité , par les mêmes considé- rations, un vif intérêt chez les naturalistes.

4. Poey, Memorias sobre la hist. nat. de la isla de Cuba, t. I, p. 273 et 438.

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doués des facultés locomotives les plus complètes; aussi leur exis- tence se développe-t-elle rarement dans un cercle borné , comme celle des animaux dont j'ai parlé précédemment. Parmi les cent vingt- neuf espèces observées dans l'île de Cuba par M. de la Sagra, vingt-sept seulement sont indigènes; le reste appartient également au continent voisin, et même, comme la poule d'eau, se retrouve jusque dans l'ancien monde. La pintade, introduite jadis par les Espagnols, a fini par se naturaliser complètement; elle se plaît dans les savanes entrecoupées de bois , et surtout dans le voisinage des plantations, elle trouve plus facilement à se nourrir. C'est un excellent gibier qui coûte moins cher que la volaille sur le marché de la Havane, on la rencontre de temps en temps avec une per- drix, une alouette et un pigeon à tête bleue fort joli1.

Les historiens espagnols qui nous ont laissé quelques renseigne- ments sur les productions naturelles de Cuba au temps de la con- quête, comptaient dans l'île, sans parler du chien, six espèces de mammifères, tous, à l'exception d'un seul , de l'ordre des rongeurs : le hutia, le quemi, le mohuy, le cori, le guabiniquinar et Yayre2. Jusqu'à présent, on n'a retrouvé que quatre de ces quadrupèdes3: le mus porcellus, les capromys Fournieri etPoeyi, et le solenodon para- doœus. Quant à la concordance entre leurs noms scientifiques et ceux qu'ils portaient dans la langue du pays, il est fort difficile de l'établir, la description qui nous en est restée étant sommaire et incomplète.

Le mus porcellus de Linné est un petit mammifère du genre cobaye, naturalisé depuis plusieurs siècles en Europe, il est connu sous le nom vulgaire de cochon d'Inde. J'ai fait mention , dans le chapitre précédent , du capromys Fournieri , la seule espèce que j'aie vue de mes yeux, vivant sur les arbres, au bord des rivières de la Vuelta de abajo. Cet animal a la chair noire, d'un goût analogue à celle du lapin, lorsqu'on lui a fait perdre l'odeur

1. Col. cyanocephala Gm. Espèce particulière aux Antilles, ainsi que la C. leucocephala Gm. On connaît huit espèces de pigeons dans File.

2. Oviedo, Hist. gen. de las Indias, 1. xn, c. \, et 1. xvn, c. 4.

3. Le C. prehensilis Popp. est encore une espèce douteuse.

1^2 CHAPITRE VI.

forte et désagréable dont elle est imprégnée; on le vend sur le marché de la Havane. Le capromys Poeyi se plaît dans les lieux montagneux et habite les cavités des rochers ; il diffère du précédent, non-seulement par ses habitudes, mais par la nuance de son pelage et par une particularité de sa queue, dont l' extrémité n'est pas dénudée inférieurement. Tous deux ils se nourrissent de fruits, de feuilles, d'écorce et de lézards auxquels ils donnent assidûment la chasse; ils ont l'activité de l'écureuil, se dressent comme lui sur leurs pattes de derrière et saisissent les aliments pour les porter à leur bouche.

Le plus curieux de ces petits mammifères est le solcnodon para- doxus que M. Brandt a fait connaître en 1834, d'après un spécimen provenant d'Haïti; plus tard, M. Poey l'a retrouvé dans l'île de Cuba , et c'est à ce savant que nous sommes redevables des rensei- gnements les plus complets que nous possédions sur la conformation de cet animal et sur ses mœurs. Le solenodon est un insectivore carnassier, de la section des musaraignes, et de la taille d'un jeune lapin ; son museau se termine en une trompe longue et flexi- ble dont il se sert pour fouir le sol , à l'instar de certains pachy- dermes; il a la queue nue et écailleuse comme le rat, les ongles saillants, le corps recouvert d'un poil fauve, noirâtre sur le dos et susceptible de se hérisser. C'est un animal nocturne, vivant de lombrics, de larves et d'insectes, qu'il cherche sous les pierres et dans les troncs d'arbres pourris ; on ne l'a rencontré jusqu'ici que dans les montagnes de Bayamo 4.

L'absence de grands mammifères sur le territoire de Cuba , Ton n'en trouve pas même de débris fossiles , n'est point favorable à l'hypothèse d'un voyageur illustre qui suppose que le cap Saint- Antoine a se rattacher jadis au Yucatan, et qui introduit dans l'île par cette voie les pins dont sont peuplées les savanes de la ré- gion méridionale2. Si la géologie peut hasarder une semblable conjecture , la botanique et la zoologie ne la confirment pas : le

1. Poey, Mem. sobre la hisl. nat. de la isla de Cuba, t. I, p. 23 et 433.

2. Humboldt, Essai polit, sur l'ï<e de Cuba, 1. 1, p. 86.

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Yucatan n'a point de conifères ; on ne retrouve ces végétaux qu'en descendant jusqu'au golfe de Honduras; encore l'espèce est-elle distincte de toutes celles qui croissent à Cuba.

On ne saurait douter qu'il n'existât dans l'île un chien que les Indiens avaient plié à la domesticité; le témoignage de Colomb est positif : « Ils ressemblent à ceux d'Espagne, dit-il, mais ils n'a- boient pas; ils ont l'air de petits loups, mais ce sont de vrais chiens; on les trouve aussi à Saint-Domingue et au Darien, ils ont été apportés par les naturels1. » Cette description s'applique à un animal de la section des chacals , qui aurait été , plus vraisem- blablement, importé du continent. J'ai ouï dire que la race n'en était pas éteinte à Cuba et qu'elle s'était perpétuée dans les monta- gnes de Trinidad; mais on peut aisément s'y tromper, car un grand nombre de chiens provenant d'Europe sont devenus sauvages et vivent par troupes dans les lieux les moins fréquentés : leur poil d'un roux uniforme, leur museau pointu, leurs oreilles droites et courtes, leur donnent l'apparence de bêtes fauves et permettent assez difficilement de reconnaître leur origine.

Les Havanais estiment beaucoup une petite espèce domestique dont la patrie est incertaine et qu'ils nomment perrito fino : d'un blanc pur avec le poil long, soyeux, frisé, les oreilles tombantes, la queue fournie, ce joli animal peut être considéré comme une mi- niature du barbet. Il s'en rapproche encore par sa fidélité et par une rare intelligence dont j'ai ouï citer plusieurs traits. Celui que je vais rapporter m'a été conté par un médecin de la Havane, le docteur Leriverend , homme de talent et de cœur, du petit nombre de ceux que l'on est fier en pays étranger d'appeler du nom de compatriote.

Ce médecin possédait un perrito fino qui faisait les délices de la maison par ses grâces et sa gentillesse. Un jour l'animal disparut, et quelques recherches que l'on fît, on ne parvint pas à le retrouver. Le docteur en conçut un véritable chagrin; partout l'appelait son ministère, après s'être informé de ses malades, il ne manquait

1. Journal du premier voyage. Oviedo mentionne également ces chiens muets, qui furent dévorés jusqu'au dernier par ses compatriotes. Hist. gen. de las Indias, 1. xii, cl.

424 CHAPITRE VI.

pas de s'enquérir de son chien , mais toujours sans résultat. Quinze jours s'étaient écoulés, lorsqu'un matin, à l'heure du déjeuner, ïe museau blanc du petit animal se montra par la porte entr'ouverte ; au même instant, il bondit aux pieds de son maître, l'accable de caresses et se livre" pendant une heure aux accès d'une joie folle qu'il est impossible de modérer. On ne douta pas qu'il n'eût été dérobé et vendu à l'autre extrémité de la ville. Réinstallé dans la maison, il y reprit ses habitudes. Cependant on remarqua que chaque soir il donnait , toujours à la même heure , des signes de frayeur que rien ne semblait justifier : il était saisi d'un tremblement convulsif, jetait autour de lui des regards inquiets, et allait se ca- cher sous les meubles , en poussant des gémissements plaintifs. On ne tarda pas à s'apercevoir que ces faits coïncidaient avec le pas- sage d'un négrillon qui vendait du pain dans la rue, et dès lors un soupçon se glissa dans l'esprit du docteur. Ayant appelé un jour le petit marchand, il ferma brusquement la porte, et lui montrant sa canne avec un geste suffisamment expressif, parvint à lui arracher l'aveu circonstancié du larcin. Ainsi fut expliqué l'effroi du perrilo qui, au milieu des bruits confus de la rue, distinguait clairement la voix de son ravisseur.

Je ne terminerai pas ce chapitre sans entrer dans quelques dé- tails sur un objet qui se rattache sans doute à l'histoire naturelle , mais que l'industrie et le commerce de l'île revendiquent comme un des éléments de leur prospérité : je veux parler du tabac, et na- turellement je m'adresse aux fumeurs.

L'usage, ainsi que je l'ai dit précédemment, partage l'île de Cuba en deux portions inégales, la viielta de arriba et la vuelta de abajo, l'une à l'est, l'autre à l'ouest de la Havane. Cette division est précieuse en matière de tabac, car elle correspond exactement aux deux grandes qualités que la culture a développées dans l'île, qualités assez bien tranchées pour qu'il soit impossible de les con- fondre. Le tabac de la section orientale est noir, brûle bien et donne une cendre blanche; on en fait peu d'estime à la Havane, les connaisseurs lui reprochent de manquer de goût et de finesse;

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mais il ne déplaît pas dans la localité qui le produit. On le récolte principalement aux environs de San Yacjo et de Y ara; la France en consomme peu; la majeure partie s'exporte en Allemagne et aux États-Unis. 11 vaut rarement plus de 20 piastres dans les meilleures années, tandis que l'autre qualité se vend 50, 80 et jusqu'à 100 piastres le tertio1.

Les tabacs fins et recherchés de l'île, ceux qui portent par excel- lence le nom de tabacs de la Havane, ne proviennent pas des alen- tours de cette capitale, mais de trente à quarante lieues à l'ouest, ils sont récoltés au bord des rios Hondo, Seco et Feo, depuis San Diego jusqu'à Consolation del Sur. s'étend une contrée monta- gneuse, entrecoupée de petites vallées, dont le sol légèrement sa- blonneux, fertilisé par l'inondation des rivières, paraît éminem- ment propre à la culture du tabac. Ces champs se nomment des vcgas, et Ton appelle vegueros les cultivateurs qui les mettent en rapport. J'ai ouï citer une de ces propriétés, de la contenance d'en- viron dix hectares, dont la valeur s'était élevée de 2,000 piastres à 30,000 dans un intervalle de vingt- huit ans. On peut juger, par cet exemple, de l'importance que la production du tabac a acquise depuis quelques années. Il ne faut pas croire cependant que toutes les vcgas soient estimées au même taux : la nature du sol, l'exposition et la proximité des eaux , influent sur la valeur du fonds comme sur la qualité de la récolte.

Entre les deux variétés principales que j'ai distinguées précé- demment, et qui portent le nom des deux sections de l'île, on peut placer un tabac intermédiaire , cultivé dans le rayon de la Havane sous le nom de tabaco de parlido* Cest une feuille médiocre et dé- daignée , dont une forte partie se convertit en cigares et se débite en France à un prix , comme on le sait, passablement élevé.

On sème le tabac dans les meilleurs crus de la Vuelta de abajo, depuis août jusqu'en octobre; les jeunes plants doivent être repi- qués avant la Chandeleur, et disposés en quinconce pour la com-

1. Mesure que je ferai connaître plus loin.

126 CHAPITRE Vï.

modité des travaux. Lorsqu'ils commencent à s'étaler (platearse); on leur donne une première façon et on les débarrasse des insectes nuisibles, opération très-minutieuse, que Ton doit pratiquer jour par jour, feuille par feuille, jusqu'au moment de la récolte. Aucune plante en effet n'a plus d'ennemis à redouter: une fourmi s'empare de la graine, un puceron attaque la jeune tige, une chenille dévore le parenchyme des feuilles vertes, les limaces enfin et les escargots poursuivent leurs ravages jusqu'à la dernière heure. On a vu des plantations radicalement détruites par le concours de tous ces ani- maux ; le cultivateur est alors obligé de se procurer d'autres plants et de recommencer sur nouveaux frais pour ne pas perdre le revenu d'une année.

Le tabac reçoit une seconde façon avant sa maturité ; on sup- prime le bourgeon terminal, ainsi que les bourgeons axillaires, afin de faire affluer la sève vers les feuilles. Trois à quatre mois plus tard, selon l'exposition et la saison, la plante est arrivée à son point de perfection.

La récolte s'effectue généralement depuis la fin de décembre jusqu'au mois de février; on commence par tronçonner la tige de verticille en verticille : les feuilles supérieures, plus souples et plus fines, sont destinées à former l'enveloppe du cigare (capa) ; celles d'en bas, plus épaisses et rarement intactes, doivent en constituer la substance intérieure (tripa). Le veguero ou cultivateur procède à ce premier triage , en disposant les tronçons de la plante à droite et à gauche de la ligne qu'il parcourt. La récolte se flétrit sur place, puis on la recueille et on la suspend pendant deux ou trois , jours sous un hangar, la maturité se consomme et .où elle prend de la couleur; rentrée enfin dans un grenier bien aéré, elle achève de sécher jusqu'au mois de juin, époque l'on procède au choix des qualités, opération délicate qui exige ordinairement le concours d'un agent spécial (escogidor).

Le tabac mis en tas, légèrement humecté et recouvert de chaume, s'échauffe, fermente, se ramollit et devient maniable. Le choix s'effectue feuille par feuille, et donne six qualités qui portent les

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.noms suivants : qucbrado , libra, première, deuxième, troisième et quatrième; on les classe par paquets de cent feuilles ou manojas sans s'arrêter au poids : quatre-vingts manojas forment un tercio. C'est par tercios que l'on vend et que Ton achète , quand la récolte n'est pas livrée sur pied.

Il faut, pour apprécier le mérite d'un tabac, plus de tact qu'on ne le croit généralement; les connaisseurs de la Havane distinguent (du moins ils le prétendent) le climat, la nature du sol sec ou ma- récageux, et jusqu'au crû qui a produit la feuille. Nos vignerons, en Bourgogne , montrent la même sagacité dans la dégustation des vins; mais pour les vins, comme pour le tabac, c'est une préten- tion mal fondée chez la plupart des amateurs1.

Le quebrado constitue une qualité spéciale , formée dés feuilles que les insectes ont gâtées ou qui ont été lacérées par le vent : ce sont ordinairement les plus larges, les plus mûres et les plus savoureuses. Le prix de la récolte étant basé principalement sur la quantité de feuilles intactes qui peuvent servir d'enveloppes aux cigares, le quebrado est peu recherché des acheteurs; il devient le lot du vegtiero, qui fume sans contredit le meilleur tabac de l'île. Cette particularité n'a pas échappé aux débitants, qui imitent la forme rustique des cigares de la campagne et les vendent fort cher, sous le nom de vegueros , en certifiant au besoin leur origine.

Lorsqu'on veut employer le tabac, on ouvre, le tercio et on humecte les manojas; on étend ensuite avec précaution les feuilles destinées aux enveloppes, afin que l'humidité les pénètre également, et l'on a soin d'en retrancher les nervures; le reste est jeté dans un baril le ramollissement se consomme. Le tabac ne subit point d'autre préparation avant d'être roulé en cigares. Je n'entrerai pas dans le détail minutieux de cette industrie, dont l'intérêt est secondaire ; il suffit de savoir que la feuille précieuse , depuis son introduction dans l'atelier jusqu'au moment elle en sort sous la forme consacrée par l'usage , a passé par les mains d'une douzaine

1. On reconnaît souvent, sans être bien habile, les fameux tabacs de la Vuelta de abajo, aux particules sablonneuses qui demeurent adhérentes à la feuille.

428 CHAPITRE VI.

d'ouvriers différents. Les fumeurs doivent perdre une illusion qu'un écrivain aimable , mais doué d'une imagination trop vive , a pu faire naître dans leur esprit i : ce sont les hommes , je le dis à regret, qui dans l'intérieur des villes se livrent exclusivement à la fabrication des cigares. Un préjugé de la vanité éloigne les femmes de ce genre de travail qui conviendrait sans doute parfaite- ment à leur sexe ; les jeunes guajiras dédaignent même une occu- pation aussi vulgaire , et préfèrent employer leurs loisirs à tresser des chapeaux de paille.

Le cigare, ainsi que je l'ai dit plus haut, se compose de deux parties distinctes, l'enveloppe ou capa, et la substance interne que Ton désigne sous le nom peu poétique de tripa: le mérite du fabri- cant consiste à les associer l'une à l'autre, en consultant la nature de la feuille, afin que la combustion soit régulière. La couleur et la qualité de l'enveloppe servent habituellement d'étiquette au cigare; il y a dans chaque atelier des ouvriers spéciaux qui saisissent avec une subtilité remarquable les nuances les plus fugitives du tabac, et d'une masse de cigares qui paraît uniforme savent extraire des produits de sept à huit couleurs, qu'ils assortissent dans des caisses séparées. On estime à la Havane un cigare dont l'enveloppe est lisse, sans nervures, d'un brun marron foncé, et qui donne une cendre médiocrement tenace, d'un gris plombé, s'effeuillaut aisé- ment. La nuance jaunâtre, qui jouit de quelque faveur en Europe, n'est nullement appréciée dans l'île : elle appartient aux premières feuilles, que le soleil a dépouillées de leur arôme en les flétrissant sur leur tige. J'ai vu cependant, au Guatemala, un tabac naturelle- ment jaune, fortement chargé de principes empyreumatiques ; on a essayé de l'acclimater à Cuba, mais il y a dégénéré.

La forme des cigares usités à la Havane se réduit à trois types principaux, le regalia, lepanatela et le miliare. Le regalia demande plus de façon et coûte par conséquent plus cher ; on préfère , dans le pays, les proportions modestes du miliare, et l'on fait bon mar-

■1. La Havane, par Mlne Merlin, t. II, p. 424.

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ché de l'apparence extérieure qui flatte les étrangers, mais qui souvent n'est qu'une trompeuse amorce. C'est au consommateur à s'assurer lui-même de la qualité du tabac qu'il achète; il en fixe le prix à la fabrique et désigne la forme qui lui convient. On a de fort bons cigares à 80 francs le millier; le commerce britannique ne les paie pas plus cher. A l'époque de mon voyage, le gouver- nement français se procurait au prix de 130 francs les demi- regalias dont il prenait le soin de nous approvisionner, avec un bénéfice de 80 p. 0/0 ; il en est probablement de même aujour- d'hui.

Les qualités médiocres qui forment la base de la consommation en France, perdent en vieillissant une partie de leur âcreté et deviennent en même temps plus combustibles, par l'évaporation de l'élément aqueux qu'elles renferment; mais on aurait tort d'en tirer une induction générale et d'apprécier un cigare en raison de sa dessiccation. Le bon tabac doit être souple, onctueux au toucher, et susceptible de brûler facilement au sortir de la fabrique; trois semaines suffisent pour le conduire à point, et rarement, sous le climat des Antilles, le garde-t-on au delà de six mois; après un intervalle plus long , la feuille se dessèche, les molécules essentielles et aromatiques s'évaporent, et il ne reste plus qu'un brûlot insipide, sans stimulus et sans parfum.

Le tabac, source de richesses, non -seulement pour l'île de Cuba , mais pour le commerce étranger et même pour plusieurs États de l'Europe dont il accroît le revenu, conduit rarement à la fortune le pauvre veguero, qui arrose cette plante de ses sueurs. Aucun cultivateur n'est exposé à plus de chances aléatoires : la récolte est incertaine, la qualité, variable comme celle du vin; les soins sont minutieux et incessants, circonstance qui ne permet guère aux plantations de prendre un large développement. C'est l'indus- trie du petit propriétaire et du petit fermier. Comme les vegas se louent fort cher, ces derniers se font un scrupule de distraire la moindre parcelle d'un territoire aussi précieux, pour l'appliquer à leurs besoins; ils préfèrent, par un assez mauvais calcul, s'approvi-

I. 9

130 CHAPITRE VI.

sionner à grands frais, trop souvent à crédit, quelquefois à une distance considérable, des denrées nécessaires à leur subsistance. Rien n'est plus pauvre, enfin, que les localités d'où nous tirons cette feuille si estimée ; l'existence du cultivateur n'y dépend pas seule- ment des saisons, elle est encore à la merci des spéculateurs havanais, qui s'entendent habilement à exploiter son indigence.

Il y a trente ans environ que la culture du tabac a pris un déve- loppement sérieux dans l'île de Cuba; auparavant, cet objet était trop insignifiant pour intéresser l'aristocratie commerciale , qui en abandonnait le monopole aux petits négociants; mais le rapide essor de la consommation européenne, la dépréciation du café et la concurrence des sucres étrangers ont concouru à réhabiliter un produit dont l'importance est devenue considérable. Quoique le tabac de la Havane soit encore sans rival , il ne faut pas croire avec les habitants qu'il en sera toujours ainsi ; cette plante aura le sort de la canne à sucre et du cafier; l'industrie découvrira ailleurs des sites également favorables à sa culture, ou le hasard les signalera. J'ai remarqué moi-même, clans le cours de mon voyage, cer- taines localités qui m'ont paru aussi heureusement douées que les fameuses vegas de la Vuelta de abajo; l'île del Chinai , par exemple, formée par le rio Ummasinta, entre le Yucatan et le Tabasco, offre, sous la même latitude, une terre d'alluvion légè- rement sablonneuse, que la crue du fleuve fertilise, et qui ne demanderait peut-être qu'un essai pour rivaliser avec le sol privi- légié de Cuba.

Quant à nous, nous ne fumerons de bons cigares que quand le gouvernement, renonçant à son monopole, livrera le commerce du tabac à son cours naturel, en se bornant à le frapper d'un droit. La concurrence saura nous procurer les meilleures qualités à un prix raisonnable, et le trésor retrouvera sous une autre forme une partie des ressources dont on ne peut songer à le priver.

CMAIMTUK VII

LE CONT1NEKT AMERIOAIW

Les premières nouvel lus qui rnVrrivèrent d'Europt? furent d'une nature tellement cruelle, que je faillis renoncer à mes projets H abandonner mon voyage. .Mois il n'y avait point alors de bâti- ment en partance dans les eaux de la Havane: j'eus le temps de réfléchir, de mûrir ma résolution, et de retrouver une partie de la fermeté4 qui m'a soutenu dans mon isolement, comme dans toutes mes autres épreuves. An bout de quelques jours, j'étais décidé à poursuivre ma route et à chercher dans l'exercice d'une vie nouvelle une diversion à mes chagrins.

Vers cette époque, les hostilités qui éclatèrent entre le Mexique et

432 CHAPITRE VIL

les États-Unis produisirent un ralentissement dans le mouvement du golfe, et rendirent les communications plus rares entre l'île de Cuba et la rive espagnole ; cependant, au milieu de février, j'appris qu'une goélette allait appareiller pour Campêche. Les circonstances ne me permettaient pas d'hésiter; j'arrêtai donc mon passage sur ce bâti- ment, qui, le 19 au soir, leva l'ancre et mit à la voile. Aucun lien ne m'attachait à la Havane; néanmoins, en voyant fuir les collines de Régla, les vaisseaux endormis sur leurs ancres, les édifices dorés par le soleil couchant, j'éprouvai je ne sais quoi de triste qui res- semblait à un regret : le dernier anneau qui me rattachait à l'Eu- rope venait de se briser. La sécurité journalière, la certitude du lendemain , l'oubli de tout danger, de tout soin matériel , dont la douce habitude nous enracine si fortement au sol, lorsque nous avons eu le bonheur de naître au sein d'une société policée , s'ef- façaient avec ces rives hospitalières, qui reflétaient encore l'image de la patrie; au contraire, l'horizon opposé paraissait enveloppé d'une vague et mystérieuse obscurité.

Rien de plus incertain que les renseignements dont j'étais muni; les connaissances géographiques des Havanais ne s'étendent guère au delà du cercle de leurs opérations commerciales, en sorte qu'à l'exception d'un petit nombre de points fréquentés par les cabo- teurs, le continent voisin est pour eux une terre inconnue. Lorsque j'en fus bien convaincu, je me crus en droit d'attribuer à leur ima- gination une partie des dangers dont ils semaient libéralement ma route : en tout cas, si mon voyage offrait quelques hasards, j'y étais assez bien préparé.

J'avais senti depuis longtemps la nécessité de m'assurer d'un domestique, ou mieux encore, s'il était possible, de m' adjoindre un compagnon sûr; question fort délicate, car le succès de mon entreprise et ma propre sécurité dépendaient du choix que j'al- lais arrêter. Je crus trouver les qualités que je cherchais dans un matelot de la Sylphide, jeune, actif, résolu, éprouvé par de nombreuses vicissitudes maritimes et notamment par un séjour de deux ans dans le Tabasco, il s'était trouvé confiné à la suite d'un

LE CONTINENT AMÉRICAIN. 133

naufrage. Morin devait à cette dernière circonstance le bénéfice de l'acclimatation et un certain usage de la langue espagnole, deux points essentiels à mes yeux ; industrieux , adroit comme les hommes de sa profession, il pouvait me prêter un concours fort utile. Je lui fis quelques ouvertures après notre arrivée à la Havane, et le trou- vant bien disposé , je m'occupai d'obtenir son débarquement et de faire régulariser sa position à la chancellerie du consulat. Dans cette conjoncture, j'eus beaucoup à me louer de la bienveillance du consul et de la générosité du capitaine Drinot, qui consentit, pour m'obli- ger, à perdre un des meilleurs marins de son équipage. L'arrange- ment ne fut conclu toutefois que quand le digne capitaine eut mis sa conscience en repos , en engageant Morin à ne rien précipiter, mais à considérer qu'il s'agissait d'un voyage hasardeux, bien dif- férent de tous ceux qu'il avait entrepris jusqu'alors. Quant à moi, il me déclara que ne sachant rien du passé de mon futur compagnon, il ne garantissait point l'avenir et il m'exhorta à la prudence; mais cette considération ne devait nullement m' arrêter; il y a telle situa- tion d'où l'on ne sortirait jamais, si l'on ne donnait pas quelque chose au hasard; d'ailleurs, en jetant les yeux sur la population qui m'environnait , je ne pouvais pas hésiter à préférer l'inconnu. Il arriva que je n'eus point à m'en repentir.

Nous étions donc embarqués, Morin et moi, sur une goélette frétée pour Campêche , qui devait, chemin faisant, nous déposer dans la rade de Sisal. Ce petit bâtiment m'avait été vanté comme la perle du golfe mexicain; on ne tarissait pas à la Havane sur la rapidité de sa marche, l'humeur gracieuse du capitaine, et la libé- ralité du traitement : de telles conditions n'étant pas ordinaires dans la marine espagnole, je me consolai des quarante piastres (215 fr.) que coûtait notçe passage, somme exorbitante pour une aussi courte traversée. Cependant, je fus un peu surpris quand, dès le premier jour, on nous mit au régime du biscuit : il est vrai que le biscuit de la Havane, comme on nous le fit observer, est de qualité supérieure et parfaitement sain ; mais quel fut mon désappointement lorsque la nuit survint! point de lit, point de matelas, pas même

134 CHAPITRE VII.

une simple couverture; du reste, nous avions carte blanche pour bivaquer militairement partout bon nous semblerait. Ce fut alors que les hôtelleries de la Péninsule me revinrent en mémoire; je comparai la goélette à une venta flottante, et me roulant dans mon manteau , j'en pris philosophiquement mon parti. Il suffisait au surplus de considérer le costume et la désinvolture du capitaine, son chapeau déformé, ses pieds nus dans des souliers vernis, transformés en pantoufles, pour se former une opinion sur la tenue du bord et sur la propreté de l'équipage.

Notre navigation commença sous de tristes auspices. A peine eûmes-nous perdu de vue la terre, qu'un océan de vapeurs nous enveloppa et nous déroba l'aspect du ciel. Bientôt la pluie descendit par torrents ; le tonnerre couvrait le bruit des eaux , et les éclairs, que l'obscurité de la nuit rendait plus effrayants encore, embrasaient à la fois tous les points de l'horizon. Dans la matinée du quatrième jour, les nuées orageuses se dissipèrent ; un rayon de soleil traversa leurs couches amincies, et nous vîmes poindre, à cette clarté dou- teuse, les côtes lointaines du Yucatan. A dix heures, nous filions sept nœuds par une bonne brise du nord , à trois milles de terre ; on distinguait une plage basse et sablonneuse plantée de cocotiers ; la mer avait pris cette teinte particulière qui annonce les bas- fonds.

Depuis le cap Catoche, extrémité orientale du Yucatan, le littoral, sur un développement de plus de cent lieues, ne présente qu'une solitude inculte, quelques rares Indiens ont fixé leur demeure. Aucun port, aucune baie praticable, n'offre un refuge au naviga- teur qui fuit les vents du nord , le long de ce rivage maintenant silencieux, mais animé par une population nombreuse à l'époque il fut découvert. A la hauteur de Campêche, la cqte est subitement accidentée par une petite chaîne de montagnes qui naît de l'intérieur ; une baie vaste et profonde, que Ton rencontre ensuite, la Laguna de Terminas, marque les limites occidentales du Yucatan et sépare cet État de celui de Tabasco. Le pays, à partir de là, change com- plètement de caractère; fertilisé par de nombreux cours d'eau, il

LE CONTINENT AMÉRICAIN. 435

réunit à un haut degré les conditions d'humidité et de chaleur favo- rables au règne végétal. Quelques-uns des fleuves qui l'arrosent for- ment , à leur embouchure , des petits ports mieux connus par le danger de leur barre que par l'activité de leur commerce; une seule ville, Campêche, est assise dans une situation riante, au bord de cet arc immense qui s'étend solitairement jusqu'à la Vera-Gruz. En remontant, à cinquante lieues dans l'est, depuis ce point central, on rencontre au milieu des dunes le village de Sisal 9 que j'avais choisi comme lieu de débarquement ; de , je me proposais de me rendre à Merida, de visiter les ruines d'Uxmal1 et de Chichén- Itza, puis de gagner Campêche et la Lagune, où, profitant de l'opportunité des rivières, je devais poursuivre ma route dans la direction du Guatemala. Ce plan, que j'avais arrêté en France, fut un peu contrarié, comme on le verra plus tard, dans la première partie de son exécution.

Aucun mouvement de terrain ne variait la plane uniformité du rivage que nous longeâmes pendant toute la durée du jour. Vers le soir, une faible ondulation, couronnée d'un point blanc, se dessina dans la direction du sud-ouest, et j'entendis prononcer le nom de Sisal. Rien n'annonçait un port, pas même une rade foraine; la côte se prolongeait invariablement en ligne droite : une petite goélette que nous vîmes sur ses ancres à trois milles de terre , nous donna la mesure de la sécurité que ces parages inspirent aux navigateurs. En effet, l'ancrage y est mauvais, la lame forte; et par les vents du nord, qui soufflent fréquemment , les bâtiments courent risque de s'échouer à la côte.

Le capitaine mit en panne à une bonne lieue au large et nous donna sa plus chétive embarcation pour nous conduire à terre. Nous prîmes congé de lui avec une satisfaction que nous ne cher- châmes pas à déguiser. Cependant la houle était si grosse, que notre traversée ne s'effectua pas sans péril et le débarquement compta presque pour un naufrage. Au moment d'aborder, le ressac

1. Je dois faire observer dès à présent que la lettre x se prononce ch au Yucatan Ainsi, Vxmaly Ouchmal.

136 CHAPITRE VII.

entraîna la barque et la rejeta violemment contre la charpente du débarcadère; la commotion nous renversa. Un second choc sem- blait inévitable , et déjà l'eau nous envahissait , lorsqu'on nous fit parvenir une amarre au milieu des vagues en fureur ; ce fut à l'aide de ce cordage, auquel nous nous cramponnâmes tour à tour, que l'on nous hala sur la terre ferme comme de véritables poissons. Ce mode de débarquement , aussi nouveau pour nous que pittoresque , paraît fort usité dans la rade de Sisal.

Je foulais donc le continent américain ; ce n'était plus une île bornée, mais un monde qui s'ouvrait devant moi : obstacles , priva- tions, fatigues, maladies, tout ce qui assombrit l'âme du voyageur isolé , se dissipait devant cette perspective magique , comme le brouillard aux rayons du soleil. Déjà mon imagination prenait pos- session de l'espace; je traversais des régions inconnues, je visitais des peuplades oubliées , je moissonnais à pleines mains et presque sans effort dans le champ si attrayant des découvertes. Heureux mo- ments, jouissances trop vives, que l'âme ne goûte pas deux fois, et qui valent toute une existence, si l'on mesure la vie par les sensations qui marquent chacun des instants de sa durée !

La première chose qui me frappa fut le mouvement d'une population nouvelle, au teint cuivré, aux regards bienveillant^, pleine d'animation et de joyeuse humeur. L'aspect de ces Indiens qui s'empressaient autour de nous, surprit agréablement mes yeux habitués au spectacle de la servitude. Dans l'éloignement, j'aperçus une troupe d'hommes d'une apparence sauvage, fort étrangement vêtus, distincts par leur barbe et par la nuance moins foncqe de leur peau; ils accouraient de l'extrémité du village. Mais j'étais trop préoccupé de tout ce qui m'environnait pour donner à ces nouveaux venus une attention sérieuse : les maisonnettes en clayon- nage ombragées de palmiers , les draperies blanches des femmes , les dunes de sable mouvant, les marécages illuminés par les rayons mourants du soleil, le cri des oiseaux d'eau à l'approche de la nuit, composaient un ensemble mélancolique et singulier dont l'effet m'im- pressionnait fortement. Je voulus profiter des dernières lueurs du

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jour pour jeter un coup d'œil sur la campagne , tandis que Morin cherchait dans le village une case hospitalière , il faisait trans- porter nos bagages; quand je revins, tout était convenablement disposé. On me servit une tasse de chocolat , quelques pâtisseries indigènes, des cigarettes enveloppées d'une feuille de maïs, et bientôt après je m'endormis dans un hamac, bercé par le murmure des co- cotiers et par le bruit lointain de la mer.

Quiconque a navigué, ne saurait oublier la douce quiétude et le sentiment de bien-être qui pénètrent les sens, surtout à l'heure du repos, quand, d'un lieu sûr, l'oreille écoute le mugissement des vagues ; cette jouissance , je l'éprouvais pleinement dans ma couche aérienne, la nouveauté de ma situation tenait mes fa- cultés suspendues entre la veille et le sommeil. Une circonstance d'ailleurs contribuait à me faire mieux sentir le prix de la sécurité : ces hommes d'une apparence sauvage que j'avais aperçus à mon débarquement étaient des naufragés; leur visage altéré par la souffrance, leur barbe inculte, leurs vêtements en lambeaux, se présentaient incessamment devant mes yeux, car je savais déjà tous les détails de leur terrible histoire.

La Tweed, un des paquebots de la ligne des Antilles, avait quitté le port de la Havane peu de jours avant celui de mon départ : ce navire allait à la Vera-Cruz; égaré par des brumes épaisses, dans la nuit du 12 au 13 février, il avait porté sur les Alacrans, écueils dangereux qui gisent à quarante lieues des côtes, à peu près sous le méridien de Sisal. .4u craquement qui se fit entendre, à la com- motion qui ébranla le bâtiment, les plus diligents se levèrent et accoururent en toute hâte sur le pont; la nuit était obscure, la mer houleuse, déjà l'eau s'engouffrait dans la cale et envahissait l'entre- pont, d'où partaient des cris déchirants. C'étaient ceux des enfants et des femmes surpris dans leur premier sommeil; le flot , en empor- tant l'escalier de communication, leur avait enlevé tout moyen de salut, et, dans ce moment de confusion et de terreur, personne ne s'en aperçut.

Ceux-là seuls que la destinée a pu placer dans des circonstances

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analogues, se feront une idée de la scène de désolation qui suivit : dix minutes n'étaient pas écoulées, que la Tweed se séparait en trois ; comme la chaloupe avait sombré , il ne resta d'espoir qu'en ces fragments; mais chaque vague qui les balayait, entraînait un infortuné dont les forces étaient épuisées : de vingt-cinq qui s'étaient cramponnés à la proue, vingt furent enlevés successivement, et deux se noyèrent en s'efforçant d'atteindre les récifs.

Ce fut cependant sur ces bas-fonds , la lame déferlait avec violence, que parvinrent isolément, meurtris, ensanglantés et presque sans connaissance, une soixantaine de naufragés, les uns par leur vigueur ou leur adresse, les autres par le caprice des flots qui les y jeta sans les choisir. Quatre-vingts environ avaient péri. Plongés dans l'eau jusqu'à la ceinture, ils élèvent avec les débris de leur navire un rempart contre la fureur des vagues; là, pendant quatre jours, réduits à la plus chétive subsistance, ils disputent opiniâtrement leur vie aux requins et à l'Océan; leurs yeux atta- chés sur l'espace interrogent avec anxiété l'état de l'atmosphère, car le plus léger souffle qui troublera la sérénité du golfe peut être le précurseur de leur destruction. Heureusement la mer s'embellit* le vent se tait, les vapeurs se dissipent; mais le soleil rayonne comme une fournaise ardente et la soif se fait cruelle- ment sentir.

Cependant six marins intrépides de l'équipage avaient résolu de sortir, par une tentative désespérée , de cette horrible position : après avoir réparé de leur mieux une barque délabrée que la mer avait épargnée, sans autres provisions qu'un peu de vin et de farine, sans autre moyen d'action que leurs bras, ils s'aventu- rèrent sur l'immensité des eaux. Mais après trente-cinq heures de lutte et de fatigue , à peine étaient-ils parvenus à s'éloigner de quelques milles qu'épuisés, découragés, l'aviron était tombé de leurs mains : leur barque flottait à la dérive, lorsque la Providence con- duisit sur leur, passage une goélette espagnole faisant route pour Campêche.

Ce qui suivit est facile à deviner : la joie, comme la douleur, a

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des excès qu'il est impossible de peindre au moyen des formules du langage ; c'est de la bouche des naufragés qu'il eût fallu entendre ce récit, tandis que leurs impressions étaient encore toutes palpi- tantes; mais il est des malheurs qui dépassent tellement la mesure ordinaire, que l'imagination se refuse à les concevoir. Un infortuné, nommé John, perdit dans cette nuit funeste, sa femme, sa fille et sa petite fortune. Ce n'était pas assez ; jeté sanglant sur les récifs, le poignet fracturé et menacé de la gangrène, ses compagnons, à l'aide d'un vieux couteau , lui font subir une mutilation doulou- reuse; le malheureux ne profère pas une plainte, il ne sent plus, il est anéanti. Recueilli avec les autres naufragés, ses yeux retrou- vent des larmes en revoyant la terre ; sa sensibilité éclate par des sanglots, il gémit amèrement d'avoir été sauvé. Cependant ses bles- sures s'enveniment : on le transporte à Merida pour y être opéré; là, pendant dix-huit jours, il lutte obstinément contre la mort, et termine enfin sa déplorable existence dans les horreurs du tétanos , sans avoir perdu un seul instant connaissance. J'ai vu cet infortuné, j'ai entendu ses cris.

Une circonstance dramatique accompagna le désastre de la Tweed, et répandit une teinte encore plus lugubre sur cette terrible nuit; l'arrière du bâtiment, est fixée la cloche de quart, demeura jus- qu'au matin cloué sur les écueils, et les coups de mer qui ébran- laient cette masse en arrachaient un tintement 'funèbre qui glaçait le cœur des survivants; chacun croyait entendre le glas des malheu- reux que la vague emportait dans l'éternité.

La population de Sisal et celle de Meridase conduisirent noblement dans cette triste conjoncture; la première, en partageant avec les naufragés ses vêtements et sa subsistance ; la seconde, en ouvrant à leur profit une souscription, qui produisit rapidement 4,000 francs, somme considérable pour le pays.

L'aube du jour pénétrait à peine à travers les interstices de notre habitation, que déjà le chant des troupiales, cachés dans le feuillage des cocotiers, retentissait par tout le voisinage. On se lève et on se couche à Sisal avec le soleil et les oiseaux ; ces habitudes devaient

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être désormais les nôtres. Je me dégageai donc des dernières étreintes du sommeil et je sautai à bas de mon hamac, avec l'intention d'ex- plorer les alentours en commençant parie bord de la mer. La côte offre jusqu'à Gampêche l'aspect d'une plage unie et sablonneuse qui s'abaisse insensiblement sous les eaux ; la profondeur croît en- viron d'un pied en avançant au large. On ne saurait imaginer la quantité d'hydrophites , de polypiers, de coquillages, de débris organisés enfin, dont est jonchée la grève. De grandes pyrules sénestres, des strombes gigantesques, des fasciolaires et de jolies tellines captivent particulièrement les regards, par leurs dimensions et la beauté de leurs couleurs ; les dunes sont couvertes d'euphorbes, de portulacées, d'asclépias aux fruits singuliers, de yuccas et de cactées du genre cereus. Je ne puis exprimer avec quel ravissement je contemplais les moindres objets et surtout les productions végé- tales, qui différaient sensiblement de tout ce que j'avais vu jusqu'a- lors. 11 y avait dans les sensations multipliées que j'éprouvais, quelque chose d'enivrant et de neuf, que je comparerais volontiers aux jouissances du premier âge , si l'enfant arrivait au monde avec les sens perfectionnés de l'âge mûr.

J'ai lu qu'au temps de la conquête le spectacle inattendu du Nouveau Monde impressionna si fortement les aventuriers espagnols, qu'ils ne discernaient plus, dans les écarts de leur imagination, les limites du monde réel et celles du monde fantastique. « Ils se crurent transportés, dit Robertson, dans un pays enchanté, et après les merveilles dont ils avaient été témoins, rien n'était assez extraordi- naire pour leur paraître incroyable1. » C'était alors que Ponce de Léon , sur la foi d'une tradition indienne , consumait les dernières années de sa vie dans la recherche de cette eau merveilleuse qui effaçait les rides du visage et rendait aux vieillards la vigueur de l'adolescence2. J'avoue sincèrement qu'il y avait quelque chose de cette naïve crédulité dans les sentiments confus qui m'agitèrent lorsque je me trouvai pour la première fois en présence de la nature

1. Robertson, The history of America, 1. m, p. 199, édit. 1777.

2. Herrera, Hist. gen., Dec. \, 1. ix, c. 11 et 12.

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américaine ; mais cette source mystérieuse de jouissances s'est tarie par degrés, comme la sensibilité du tact s'émousse par un usage réitéré, comme la nuance délicate s'efface par Faction pro- longée de la lumière.

Derrière les dunes qui bordent le littoral , on voit courir une chaîne de collines boisées , d'une apparence sauvage, dont le pied baigne dans les marais ; mais on ne découvre aucune trace de culture : la campagne est pleine de mélancolie; aucun mouvement, aucun bruit n'attire l'attention du passant , à moins que l'écho de ses pas n'éveille un héron solitaire, qui prend lourdement son essor et va s'abattre dans un hallier voisin. Au delà des marécages s'étend le sol pierreux, inégal et couvert, qui règne généralement dans la partie septentrio- nale du Yucatan.

Le village de Sisal est défendu du côté de la mer par un fortin flanqué de deux tourelles. Je fus tenté de m'incliner devant cette construction de forme surannée, comme devant un monument qui remontait à l'ère de la conquête ; trois canons sans affûts, figurant une batterie avancée, gisaient pacifiquement à l'abri d'une couver- ture de chaume. La garde de ce poste est confiée à une vingtaine d'Indiens, dont le chef n'a d'autre occupation, lorsqu'il est éveillé, que de pointer, de quart d'heure en quart d'heure, sa longuevue sur la solitude des eaux.

Personne, malgré l'inaction générale, ne se plaint à Sisal de la longueur des heures; sous cette latitude, le repos est une nécessité ; les facultés mentales s'assoupissent et le temps semble ployer ses ailes. La population indienne sommeille ainsi de père en fils dans une aisance précaire, et le peu d'Espagnols qui résident parmi elle se sont, pour ainsi dire, indianisés : on travaille juste assez pour subsister et pour se créer des loisirs; le surplus de l'existence se consume à rouler des cigarettes, à pincer de la mandoline et à se balancer indolemment dans un hamac. A de rares intervalles , dans la belle saison , on voit poindre les voiles d'un petit bâtiment qui apporte des nouvelles de Campêche ou de l'île de Cuba ; parfois aussi un coche, traîné par des mulets, amène de Merida de jeunes hidalgos,

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qui ont terminé leurs études et qui vont compléter leur éducation à la Havane , le centre de la civilisation dans ces parages. La ca- tastrophe du paquebot anglais avait un peu troublé l'heureuse stag- nation de ces lieux ; on voyait errer les pauvres naufragés au hasard et sans but, lorsque la gravité de leurs blessures ne les condamnait pas à l'immobilité : le capitaine , désespéré et grièvement blessé , ne quittait pas sa chambre.

Le climat de Sisal est ardent, humide et fiévreux; le vomito n'y revêt point la forme épidémique , pas plus qu'à Campêche et à Me- rida; pourtant les étrangers ne doivent pas s'abandonner à une fausse sécurité, car ils peuvent être atteints à l'improviste sur tout le périmètre du golfe. On trouve de l'eau douce en creusant dans le sable à moins d'un mètre de profondeur ; comme elle provient de la filtration des marais, les débris végétaux s'accumulent, fermen- tent et pourrissent, elle est de mauvaise qualité et contribue sans doute à l'insalubrité du pays.

Je ne donnai qu'une seule journée à l'examen de la localité, et après avoir expédié mon bagage de grand matin sur des mulets, je pris dans une petite voiture la route de Merida , éloignée de onze lieues. Quelque simple que paraisse cet arrangement , il ne fut pas conclu sans difficultés ni sans dommage pour ma bourse, et je compris que les épreuves allaient réellement commencer. Jusqu'alors, j'avais vécu avec l'insouciance du marin qui , tranquille sur ses besoins journaliers et n'ayant que la terre à craindre , traverse machina- lement l'espace sans se préoccuper du lendemain ; il fallait désormais songer moi-même à tout, étudier le pays, complaire aux habitants, calculer mes ressources, avec la certitude, dans un avenir peu éloi- gné, d'être réduit à celles que ma prévoyance aurait su ménager. Ces réflexions me conduisirent à passer l'inspection de mon bagage, afin d'en retrancher toute espèce de superfluité, réforme que je com- plétai à Campêche, et dont je n'eus plus tard qu'à m' applaudir.

Nous roulâmes pendant près d'une lieue , en quittant le village de Sisal , sur une longue chaussée bordée de marécages. Au sable et aux lagunes succéda un terrain pierreux , sec , peu accidenté, formé

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d'un calcaire coquillier caverneux, extrêmement friable, et couvert de bois peu élevés qui , dans cette saison , étaient en grande partie dégarnis de leurs feuilles 1. La route, jusqu'à Merida , présente inva- riablement la même perspective. C'est une avenue droite et plane , tracée au milieu de halliers, dont la triste uniformité se prolonge à travers la campagne ; ceux qui l'ont pratiquée conviennent qu'il n'en existe guère de plus monotone ; cependant , tel est l'attrait de la nouveauté , que je pensais bien différemment. Je ne me lassais pas de contempler ce paysage ingrat, de m'extasier aux moindres acci- dents du sol, et de me confondre à la vue des plantes qui en dégui- saient la stérilité. C'étaient des yuccas et des bromélias rigides, des casses aux grappes dorées, reconnaissables à leurs longues étamines, des bignonias en pleine floraison, des ceïbas malingres dont le coton soyeux jonchait la terre, enfin cet arbuste charmant, qui croît partout sous les tropiques, et dont le nom rappelle un pieux usage2. Ces lieux étaient peuplés d'une multitude d'oiseaux dont la fami- liarité m'étonnait ; je vis des perroquets, des colibris, des geais d'un bleu d'azur, des cardinaux huppés, des tangaras au plumage écla- tant; ils voltigeaient de buisson en buisson, sans manifester de frayeur, ignorant bien évidemment le penchant destructeur de l'homme. La tentation était si forte que nous nous arrêtions à chaque pas, au risque de ne jamais arriver, pour livrer à ces gracieuses créatures une guerre aussi barbare qu'inutile.

Vers dix heures , nous atteignîmes un bourg beaucoup plus im- portant que Sisal , nous nous arrêtâmes pour déjeuner et nous substituâmes des chevaux de selle à notre véhicule. Ce fut dans cette localité, qui porte le nom indien d'Hunucma, que je goûtai pour la première fois le pain de la ticrra calienle, fabriqué avec la farine du maïs. Après avoir dépouillé la graine, par le lessivage, de son tégument coloré, on la broie entre deux pierres dures et l'on en fait

1. Ces bois offrent beaucoup d'analogie avec les catingas du Brésil, dont lavégélation est moins vigoureuse que celle des forêts vierges et qui perdent annuellement leuis feuilles.

2. Vabrus precatorius L. , dont les semences servent à fabriquer des chapelets et des colliers pour les enfants.

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une pâte que l'on convertit en galettes fort minces. Exposées au feu sur une plaque d'argile, ces galettes, appelées tortillas, cuisent en un instant, sans durcir et sans prendre de couleur ; et comme elles perdent par le refroidissement une partie de leur mérite, on les apprête seulement au moment du repas. On les sert enveloppées d'une serviette. Je les trouvai passablement fades, mais j'en admirai la blancheur; la consistance molle de la pâte permet à cette sorte de pain de se plier à toutes les formes et de suppléer à l'absence de cuillers, ustensiles peu usités dans le pays.

Quelques jours avant notre passage, Hunucma avait été le théâtre d'un drame qui peint sous de sombres couleurs les mœurs républi- caines du Yucatan. Un fonctionnaire d'un certain rang avait été arraché de son domicile et massacré par la populace ; vainement demandait-il des juges , le peuple souverain avait prononcé ; on se borna à lui donner un prêtre et dix minutes pour se préparer. J'ai vu la place une multitude féroce usurpa le rôle du bourreau ; la pierre était encore tachée de sang ; et quoique cette journée eût laissé dans quelques esprits une impression sinistre, l'opinion gé- nérale absolvait les assassins, et les troubles qui agitaient la contrée leur assuraient l'impunité.

Les arcades blanches qui encadrent la grande place du village, le

toit plat des maisons > la verdure tranchée des palmiers, les femmes

< au visage brun drapées dans leurs mantes de coton, le calme, le

silence, le rayonnement éblouissant de la lumière , tout rappelle à l'imagination les scènes de l'Orient. La campagne se montre tou- jours plane, pierreuse et tristement boisée.

Ce fut par une avenue d'une perspective désespérante que nous nous acheminâmes vers Merida ; les distractions commençaient à s'épuiser ; les sensations s'étaient émoussées, et la route, dépouillée du prestige de l'inconnu , me parut bientôt parfaitement monotone. Depuis quatre heures nous marchions d'un pas accéléré, lorsque nous distinguâmes deux points blancs sur la bande lumineuse de l'horizon ; quelques instants après, le chemin devint creux, la vision disparut : nous étions à une lieue de la ville. Rien n'annonçait la

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proximité d'un centre de population important; l'aridité du sol n'avait pas varié, et le pays dépourvu de culture montrait toujours le même aspect abandonné. Cependant une ou deux chaumières apparurent sur la lisière du bois ; des arbres fruitiers se mêlèrent à la végétation sauvage; puis les habitations se multiplièrent, la forêt s'effaça : nous étions arrivés sans avoir aperçu la ville. Déjà quelques lumières brillaient dans la rue large et solitaire qui continue l'a- venue de Sisal à travers la cité; les renseignements dont nous étions pourvus nous eurent bientôt permis de trouver un asile , un souper qui ne se fit point attendre, et un lit aussi bon que puisse en offrir le Yucatan.

Merida, ville de vingt-quatre à vingt-cinq mille âmes, occupe avec ses jardins une étendue assez considérable ; les maisons sont basses et sans apparence; elles se composent d'un rez-de-chaussée, habité généralement par une seule famille; les rues, droites, spa- cieuses et bordées de trottoirs, se coupent à angle droit, selon la règle invariable que les Espagnols ont adoptée dans le Nouveau Monde. En été le vent y soulève une poussière fine et pénétrante ; pendant l'hiver, les eaux, privées d'un écoulement suffisant, y séjournent et forment des mares stagnantes. Quelle que soit la direction que l'on suive en partant du centre de la cité, on verra peu à peu les jardins s'agrandir, les chaumières succéder aux mai- sons, les plantes sauvages disputer le terrain aux espèces cultivées, jusqu'à ce que toute trace humaine disparaisse, et que la forêt, comme un impénétrable rideau , s'étende autour du spectateur. Aucune éminence, aucun relief du sol ne permet de dominer cet obstacle et de saisir l'ensemble ou même une portion de la ville ; il faut y pénétrer pour en constater l'existence. Cependant les bois qui en dérobent la vue n'ont point une élévation remarquable ; plantés sur un territoire maigre et rocailleux, voués d'ailleurs à la vaine pâture , ce sont de véritables halliers , domine une sorte d'inga , dont le port et le feuillage rappellent le jujubier de l'Algérie. Un pays aussi couvert et aussi peu accidenté, imprime dans l'âme du voyageur le cachet de sa propre mélancolie; pourtant, le matin, ï. 10

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les avenues qui conduisent à la ville s'animent d'un certain mou- vement pittoresque. On voit d'innombrables oiseaux , quelques-uns d'un plumage éclatant, sortir du bois par troupes et fondre sur les jardins voisins; des iguanes monstrueuses s'étendent paresseuse- ment au soleil , ou font frémir les feuilles en rentrant avec précipi- tation dans leur trou; le chant du coq, le gloussement du dindon , trahissent une chaumière indienne cachée dans la verdure ; vous ren- contrez des bûcherons au corps nu et cuivré , traînant le bois coupé dans la forêt, ou des Indiennes vêtues de blanc, qui portent au marché le produit de leur industrie. Je ne me lassais pas d'admirer le bois de rose, paré de mille corolles orangées, dentelées, coquet- tement plissées, qui précèdent l'apparition des feuilles chez ce végétal, et le frangipanier dont les fleurs magnifiques exhalent une délicieuse odeur1.

Si la campagne de Merida porte l'empreinte de la monotonie, rien ne peut donner une idée de la tristesse qui règne dans la cité : les rues droites et solitaires, prolongées indéfiniment ? l'uniformité des maisons assombries par le temps, les grandes places l'herbe verdoie, l'apparence mesquine des boutiques, la multiplicité des églises et le son perpétuel des cloches, donnent à cette capitale déchue une certaine couleur monastique, qui est en harmonie avec les mœurs des habitants. De loin en loin une volante gothique pré- cieusement enveloppée d'une toile grise qui laisse apercevoir des vestiges de dorure, interrompt le silence solennel de la rue ; ou bien, quand la nuit tombe, une procession sort d'une église et promène à la lueur des flambeaux quelque pieuse image. Trois ou quatre fois l'an, on célèbre par des réjouissances publiques et par des combats de taureaux la fête d'un saint populaire; mais en général, les plaisirs de la société sont bornés, et la vie s'écoule volontiers autour du foyer domestique. 11 est rare qu'à neuf heures du soir le calme de la cité soit troublé; tout s'éteint alors, tout s'endort, on n'entend plus que

1. Arbol de rosa ou ciricote des Espagnols: c'est un tecoma ; les feuilles, âpres au tou- cher, servent dans les ménages à nettoyer l'argenterie. Le plumkra ou frangipanier poite au Yucatan le nom à'amabana ; on prépaie une confiture avec ses fleurs.

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l'aboiement des chiens qui gardent la chaumière indienne sur la lisière de la forêt.

Les édifices que renferme Merida sont peu dignes d'intérêt ; je me bornerai à mentionner la cathédrale , monument vaste , construit en 1598, qui coûta trois cent mille piastres, et le palais de Montejo, dont la façade ornée de sculptures porte encore les armes et le nom du conquérant de la contrée.

Ce qui captive plus particulièrement ici l'attention des étran- gers, c'est la population indigène que l'on voit dominer dans tous les lieux publics et notamment dans les marchés. On retrouve chez quelques-uns de ces Indiens les traits bien accentués de la race au front fuyant et au nez busqué, qui construisit les palais d'Uxmal , de Palenque et de Ghichén-ltza. Je fus frappé de cette analogie, quoique la similitude soit loin d'être parfaite, les artistes nationaux ayant exagéré vraisemblablement certains caractères qui consti- tuaient alors l'idéal de la beauté. Une seule promenade aux marchés de Merida m'en apprit plus sur l'origine des ruines qui couvrent la péninsule, que les savantes dissertations dont mon esprit s'était nourri. Le costume que portent ces Indiens est identique d'un bout à l'autre du Yucatan ; rien de plus simple et de mieux approprié au climat: composé des mêmes éléments et d'un même tissu pour les deux sexes , chez les hommes c'est un pantalon large qu'ils retrous- sent le plus haut possible et une courte chemise flottant à l'extérieur, contrairement aux usages du monde civilisé ; chez les femmes, c'est un étroit jupon [fmtan), serré autour des hanches, et une chemise moins longue, qui laisse voir les broderies dont le bas de la jupe est orné. Aucune ceinture ne dessine leur taille, qui se perd dans l'am- pleur de ce dernier vêtement. Elles s'enveloppent, en outre, d'une sorte de mantille pour venir à la ville, et les hommes d'une cou- verture rayée, mais seulement quand le thermomètre descend à 17 ou 18 degrés. Dans la campagne, l'habillement se simplifie par la suppression des vêtements supérieurs ; les hommes demeu- rent avec leur pantalon et les femmes avec leur jupe, pour tout costume.

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Les Indiennes des environs de Merida sont rarement jolies ; leur stature est médiocre ; elles ont les membres gros, les seins coniques, la face large, la bouche un peu grande, la lèvre supérieure nette- ment arquée, un tendance à l'embonpoint. Leur nez légèrement déprimé, leurs yeux médiocrement ouverts, dont l'angle externe tend à se redresser, leurs cheveux noirs et lisses qui blanchissent diffi- cilement, leur teint cuivré et quelquefois jaunâtre, présentent un ensemble de caractères qui rapproche singulièrement leur race de celle des tribus d'origine mongole1. On ne saurait trop admirer l'extrême propreté de leurs vêtements et de leur personne , ainsi que l'habitude qu'elles partagent avec les hommes, dans un pays l'eau n'est pas abondante, de se laver scrupuleusement tous les jours. Les mestizas2 ont les traits infiniment plus agréables; leur physionomie manque peut-être d'expression et de vivacité, mais elle respire cette langueur méridionale qui tient plus de la volupté que de la faiblesse. Je n7ai point remarqué que les Indiens du Yucatan fussent sombres et taciturnes, comme on nous dépeint ceux de l'Amérique du Nord; au contraire, j'étais émerveillé de leur joyeuse humeur : ma. barbe, par exemple , excitait franchement leur hilarité ; et tandis que cet ornement partout ailleurs inspire le respect, il eût fallu que je m'armasse du rasoir pour sauver parmi eux ma dignité.

Sous le rapport intellectuel , la race indigène m'a paru plus avan- cée au Yucatan que sur les autres points du continent américain je l'ai retrouvée ; cette supériorité tient peut-être à son origine ; toutefois la configuration du pays n'y est pas étrangère. Comme la circulation ne rencontre aucun obstacle d'un bout à l'autre de la péninsule, et qu'il y existait des routes mètaae avant la conquête 3, les relations sociales ont s'y multiplier plus qu'ailleurs et produire

1. Je ne suis pas le premier qui ait été frappé de ces rapports dont je ne prétends rien con- clure. Voy. Cuvier, Règne animal, 1. 1, p. 85; A. Saint- Hilaire, Voyage dans l'intérieur du Brésil, lre partie, t. II, p. 250; 2e partie, t. I, p. 362. Herrera lui-même avait pensé que la population américaine avait une origine asiatique. Hist. gen. , D. 111, 1. u, c. 10.

2. Fille d'un blanc et d'une Indienne.

3. On a retrouvé notamment une route pavée, large de 8 pieds, entre Uxmal et Kabali.

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sur la population leur effet naturel. Les hommes sont fermiers, bûcherons , cultivateurs ; ils approvisionnent les marchés , exercent certaines industries dans les villes, tissent eux-mêmes et savent teindre les étoffes de coton qui servent à les vêtir; les femmes trou- vent un emploi dans l'intérieur des familles espagnoles, il y a toujours une demi-douzaine de servantes indigènes : l'une garde les enfants, une autre s'occupe du ménage, celle-ci prépare les tortillas, celle-là fait la cuisine; il en faut une pour émonder les feuilles de maïs dont on enveloppe les cigarettes, etc. Ce luxe de domestiques s'explique par la modicité des salaires, qui se réduisent à la nourri- ture et à l'habillement.

Merida n'a point de commerce extérieur, et je ne sache rien qui puisse y attirer les étrangers. La vie y coûte moitié moins cher qu'à la Havane; on peut s'y procurer de la volaille, du gibier et du poisson apporté de Sisal; le jardinage est abondant sur le marché, surtout celui des pays tropicaux, tel que gombauds, oignons, con- combres, ignames, patates, tomates, piments et aubergines. Les personnes riches mangent du pain de froment et boivent du vin d'Espagne ou de Bordeaux; chaque maison est pourvue d'un puits qui donne de l'eau suffisamment à cinq mètres de profondeur. On consomme beaucoup en ce pays malgré l'intensité de la chaleur: une tasse de chocolat et quelques pâtisseries ouvrent régulièrement et ferment la journée; dans l'intervalle, à neuf heures et à trois, la table est servie d'une manière substantielle ; ces deux repas sont également sérieux.

Dans l'hôtellerie j'étais installé, vivaient plusieurs naufragés de la Tweed, qui étaient venus chercher à Merida, les uns la gué- rison de leurs blessures, les autres un remède contre l'ennui. En attendant l'occasion d'abandonner le Yucatan, ils avaient formé le projet de visiter les ruines d'Uxmal, situées à dix-huit lieues dans l'ouest; comme j'avais la même intention, nous fûmes bientôt d'accord pour effectuer ensemble cette excursion. Les débris remarquables qui piquaient notre curiosité furent signalés au monde savant par M. Waldeck, dès l'année 1835; mais c'est

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aux publications postérieures de M. Stephens et aux dessins de M. Catherwood, qu'ils doivent surtout leur popularité1. Je me réjouissais de recueillir de mes yeux un témoignage authentique de l'ancienne civilisation indigène, et de poursuivre mes recherches d'histoire naturelle, dans des circonstances qui me paraissaient extrêmement favorables. La saison se montrait d'accord avec mes vues : point de pluie et très-peu de soleil. Le jour du départ était déjà fixé , le bagage prêt, les chevaux arrêtés, quand la veille, sur le soir, s'éleva dans la ville une rumeur inaccoutumée; les cloches venaient de s'ébranler; la trompette résonnait, un trouble inexpri- mable se propageait de quartier en quartier, de maison en maison; enfin les bruits les plus contradictoires circulaient, sans que per- sonne sut exactement ce qui se passait, et encore moins ce qui allait arriver.

De la fenêtre nous étions placés, on voyait des groupes animés se former et se dissiper tour à tour; dans l'éloignement couraient des hommes armés ; des coups de feu retentissaient ; un rassemble- ment tumultueux se portait au Castillo, petit fort qui commande la ville; Merida, si paisible à son réveil, n'était plus que tumulte et confusion.

La nuit fut remplie de perplexité; nous apprîmes, clans la ma- tinée, qu'une révolution venait de s'accomplir: c'était la quatrième dans l'intervalle d'une année. Il n'entre pas dans mon plan d'insister sur les divisions intestines qui, depuis leur origine, déchirent les petites républiques que j'ai visitées; ces événements, pour la plupart, sont peu dignes de l'histoire, et ils ne sauraient inspirer- un intérêt bien vif au delà du cercle qui les voit naître : cependant, ici , la querelle des Espagnols se trouve compliquée de circonstances assez particulières pour mériter quelque attention ; les conséquences

\. Les ruines indiennes du Yucatan ont et 3 reproduites avec un talent consciencieux et sur une grande échelle par un artiste américain, M. Catherwood, sous le titre de : Views of ancient monuments ai Central America, etc., New- York, 1844. Voir pour le texte et les détails: Stephens, Incidents oftravelsin Yucatan, New-York, 1843, et le voyage de Wal- deck publié à Paris dès 1835. L'ouvrage, intitulé Ramblrs in Yucatan, New-York, 1843, n'est qu'une compilation sans mérite et sans intérêt.

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de leur désunion furent si graves , elles ont pesé si cruellement sur le pays , que je ne puis me dispenser d'en faire connaître le principe. Je dirai donc en peu de mots quelle était la situation politique de l'État au moment je m'y trouvais.

Depuis l'affranchissement des colonies, le Yucatan était resté fort étroitement uni à la Confédération mexicaine, lorsqu'en 1840 la ville de Merida donna pour la première fois le signal de l'insur- rection. Les griefs étaient nombreux et légitimes; le soulèvement fut général; on expulsa les garnisons mexicaines, on destitua les fonctionnaires étrangers, on constitua enfin une autorité nationale, qui ne relevait plus que du pays. Cette révolution s'accomplit sans effusion de sang, après une faible résistance. Cependant, vers le mois d'octobre 1842, Je gouvernement fédéral, se croyant en mesure de prendre une revanche, fit investir Campêche par une armée de onze mille hommes. Le siège dura près d'une année, et se termina par la déroute complète des assaillants , qui capitulèrent honteuse- ment et évacuèrent le territoire au mois d'août 1843 4. Le 14 dé- cembre de la même année, le président de la Confédération, Santa- Anna, signait à Mexico, avec les plénipotentiaires yucatèques, un traité dont ils dictaient eux-mêmes les conditions. Le gouvernement fédéral , en vertu de cette convention , perdait le droit de mettre garnison dans les villes de la péninsule; il ne pouvait, à l'avenir, en exiger ni impôts ni* soldats; enfin, il souffrait que les habitants pourvussent directement à l'administration de leur pays et qu'ils réglassent leurs intérêts commerciaux au moyen d'un tarif de douanes dont ils dresseraient eux-mêmes les articles. En échange de ces con- cessions, qui équivalaient à une complète indépendance , le Yucatan rentra dans le giron de la Confédération.

Deux mois étaient à peine écoulés , que Santa-Anna déchirait ce

1 . Ces petites guerres américaines sont quelquefois plus meurtrières qu'on ne le croit en Europe : la perte des assaillants s'éleva pendant la durée du siège au chiffre de 7,400 hommes, et la mortalité atteignit parmi les blessés la proportion de 97 p. 0/0, résultat que l'on doit attri- buer non-seulement à la malignité du climat , mais au dénûment et à l'insuffisance des moyens curatifs. Un rapport officiel constate que 32,000 boulets, 600 bombes, 3,000 fusées à la congrève et un grand nombre d'obus furent lancés sur la ville.

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pacte inconstitutionnel en prohibant, par un décret, l'admission des produits de la péninsule dans les ports de la république. Les députés y ucatèques réclamèrent à Mexico ; mais on leur opposa de nombreuses exceptions dilatoires, sans aborder le fond de la question, et l'in- stance se prolongea jusqu'à la réunion du congrès, qui annula, en décembre 1845, le traité signé par le chef de l'État.

Le 1er janvier 1846, la nouvelle de cette décision parvint à Me- rida et y excita une vive fermentation. Le gouverneur de la ville, Don Miguel Barbachano, homme ambitieux, qui jouissait d'une certaine popularité, se mita la tête du mouvement, convoqua immé- diatement le congrès provincial, et fit prononcer par ce corps poli- tique la dissolution provisoire du lien fédéral. Cependant, dans ce court intervalle, la Confédération elle-même avait eu ses orages, et le président Santa-Anna, banni de son pays, s'était réfugié h la Ha- vane, où il s'efforçait, par de nouvelles intrigues, de rentrer en possession du pouvoir. L'agitation du Yucatan secondait fort à propos ses vues; il y chercha son point d'appui. Ayant mis dans ses in- térêts le gouverneur deMerida, dont l'ambition lui était bien connue, il fit jouer adroitement les ressorts de son esprit inventif, gagna les uns par des promesses, les autres par des libéralités, parvint enfin à s'assurer le concours qui lui était nécessaire. Quelques mois plus tard , il rentrait triomphalement à Mexico , par un de ces retours de fortune qui n'ont rien d'étonnant dans un pays la lice est perpétuellement ouverte aux factions, et il faisait ratifier, au mépris du congrès, le traité du 14 décembre 1843, par le président éphé- mère de la république. Je m'abstiens de toute réflexion ; les faits peuvent se passer de commentaire ; en voyant ces passions rivales, ces tristes luttes personnelles, ces traités consentis, déchirés, rati- fiés, annulés, ce mépris enfin des lois fondamentales de l'État, le lecteur pourra lui-même apprécier et conclure.

Le congrès provincial siégeant à Merida, déclara de son côté, sous l'impulsion du gouverneur et des amis de Santa-Anna, que la ratification du traité faisait revivre le pacte fédéral. Mais la ville de Campêche, jalouse de la prépondérance de sa rivale et du rôle poli-

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tique que cette capitale avait joué pendant le cours des négociations, fit naître ici une complication nouvelle. Les mécontents contestèrent la légalité d'un contrat conclu sans la participation de la représen- tation nationale. En conséquence, ils accusèrent leur propre gouver- nement de trahison , le déclarèrent déchu , instituèrent une admi- nistration provisoire , armèrent leurs milices et marchèrent sur Merida.

Ce fut alors que se révélèrent, à la faveur de ces divisions aussi impolitiques que coupables , les premiers symptômes de la haine héréditaire que les Indiens nourrissent contre les Espagnols, et dont l'explosion, longtemps comprimée, devait mettre en péril l'existence de ces imprudents rivaux. Les massacres de Valladolid et d'autres meurtres isolés ne suffirent pas pour leur ouvrir les yeux : quelques esprits clairvoyants s'alarmèrent; mais la masse persista dans son aveuglement et rejeta ces catastrophes sur les désordres inséparables de la guerre civile. Les calamités dont ces rivalités furent la source affligent encore le Yucatan, après une lutte de plusieurs années dans laquelle l'élément espagnol faillit s'abîmer.

Merida capitula le 22 décembre 1846, et Campêche devint le siège du gouvernement définitif. Un pareil résultat humilia profon- dément la capitale; déchue de ses prérogatives et réduite à un rôle secondaire, elle n'attendait qu'une occasion pour faire éclater son mécontentement : la guerre s'y préparait sourdement, et ce fut le 28 février de l'année suivante, au moment je m'y trouvais, que le mouvement se décida. J'étais alors bien éloigné de soupçonner l'antipathie qui divisait les citoyens de ce petit État, leurs ambi- tions hostiles, leurs querelles compliquées et le danger qui planait invisiblement sur les deux partis.

Il ne suffisait pas, dans cette conjoncture délicate, de renoncer aux ruines d'Uxmal, il fallait encore sortir du mauvais pas j'étais engagé : les étrangers résidant à l'hôtel se réunirent en conseil de iuerre, afin de décider si l'on évacuerait la ville ou si l'on attendrait bavement l'ennemi. D'un côté, les hasards d'une longue route, à travers un pays bouleversé; de l'autre , l'aventure d'un siège avec la

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perspective des scènes sanglantes de Valladolid. Les bruits qui circulaient n'étaient pas d'une nature rassurante : les Indiens du sud s'étaient soulevés et ils marchaient en armes sur la ville; un courrier avait été assassiné dans la campagne ; les routes étaient rompues, les communications interceptées, et cent autres nou- velles qui faisaient vaciller toutes les résolutions de l'assemblée. Convaincu que, dans une circonstance aussi urgente, l'hésitation était une faute, je pris immédiatement mon parti; et, tandis que mes com- pagnons discutaient les probabilités d'un siège, je résolus de m'é- loigner avant que l'incendie n'eût fait de nouveaux progrès. Morin fut expédié pour préparer les voies d'exécution; mais les difficultés étaient sérieuses. En présence du conflit qui menaçait d'éclater, chacun songeait à sa propre sûreté et déclinait l'honneur de nous tirer d'affaire; la crainte de l'ennemi s'était emparée des muletiers et paralysait la bonne intention qu'ils avaient de s'approprier notre argent. Cependant, à force de démarches, nous rencontrâmes un homme entreprenant qui consentit à risquer l'aventure. H s'engagea, moyennant 200 francs, à nous conduire, nous et notre bagage, dans les murs de Campêche. Cette somme ne me parut point excessive dans les circonstances nous nous trouvions, le prix du voyage étant ordinairement réglé à 50 francs par personne.

Le 2 mars, à cinq heures du soir, l'équipage qui nous avait été promis s'arrêtait à la porte de notre hôtellerie; un coup d'œil jeté sur la rue me fit entrevoir un char dans le goût primitif, couvert d'une toile grise et attelé de trois maigres chevaux , les plus chétifs sans doute de l'écurie et peut-être même de la ville. Le tout figurait assez bien un de ces coches malencontreux que Callot aimait à crayonner, et qu'il plaçait toujours dans des situations équivoques. Un Indien dirigeait gravement ce véhicule; un second indigène, trapu et contrefait, chassait devant lui un trio supplémentaire de haridelles, destinées à relayer les premières et à servir de renforJ au besoin. Je fus médiocrement flatté de cet ensemble; mais 5 moment eût été mal choisi pour discuter. On eut mille peinesà disposer notre bagage et l'embarras s'accrut lorsqu'il s'agit de os

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propres personnes. Dépourvu de bancs et de sièges , mais garni d'un matelas, notre chariot était un lit roulant, Ton ne pouvait guère prendre d'autre attitude que celle qui convient au sommeil. Tel est l'usage d'un pays la chaleur du jour fait une loi de voyager la nuit. Nous nous mîmes donc en route dans ces conditions inso- lites. Il y avait une demi-heure que nous étions partis, et nous nous escrimions encore, Morin et moi, à chercher une position tolérable; enfin, après avoir épuisé, pour garder l'équilibre, toutes les com- binaisons de la statique, il fallut en revenir, bon gré, mal gré, à la projection horizontale. La route se déroulait en plaine, mais telle- ment raboteuse et cahotante, que de minute en minute le véhicule semblait près de se briser; cependant nos conducteurs suivaient imperturbablement leur ligne sans prendre souci des obstacles, et nous vîmes clairement que malgré le bénéfice de notre position il ne fallait pas compter sur le sommeil.

Vers huit heures, la lune se leva comme un globe de feu; les vapeurs qui ternissaient la limpidité du ciel se dissipèrent et une splendeur mélancolique se répandit sur la plaine boisée. Nous arri- vions au bourg de Uman, qui nous parut silencieux et désert comme si l'ennemi l'eût déjà saccagé. Tandis que les Indiens organisaient notre premier relais, avec la lenteur qui leur est habituelle, je m'avançai vers l'église , édifice isolé sur les limites de la campagne, et, franchissant un léger obstacle, je me trouvai dans l'asile des morts. Une pierre , sans doute une tombe , se détachait à quelques pas sur la verdure; je m'approchai de cette sépulture inconnue, et, le cœur rempli d'émotion, je tombai à genoux et je priai. Les souvenirs de la patrie lointaine, le sentiment profond de ma fai- blesse et la grandeur de la création qui m'environnait, pénétraient à la fois mon âme comme une harmonie douce et triste produite par l'accord de plusieurs instruments. Tout à coup un bruit léger vint me tirer de ma rêverie ; je levai les yeux et tressaillis : était-ce une illusion de mes sens? Des formes blanches se dégageaient suc- cessivement des ténèbres qui enveloppaient l'église, et passaient aux rayons de la lune comme des ombres dans leur linceul. J'éprouvai

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(pourquoi ne l'avouerais- je pas?) une émotion très-vive; l'heure , le lieu, la nature de mes pensées, tout disposait mon imagination à une surprise. Mais l'hésitation ne pouvait être longue ; je me levai et j'avançai : c'étaient de pauvres Indiennes qui venaient de prier comme moi sur les tombeaux.

Trois quarts d'heure avaient à peine suffi pour renouveler notre attelage ; je repris mon poste sur le char et m'y accommodai de mon mieux, calculant avec un soupir la longueur d'un voyage dont le terme était encore bien éloigné. Au milieu de la nuit, nous atteignîmes le bourg de Chochola , un des plus importants de la route : nous le trouvâmes occupé par l'arrière -garde des insurgés et brillant du feu de leurs bivacs. Ce fut notre première étape ; le commandant du détachement ne voulut pas permettre que nous poursuivissions, jusqu'à ce que lui-même se fût porté en avant. Nous nous rési- gnâmes donc à prendre quelques heures de repos; on détela, et le char se renversant sur ses brancards, nous fournit un plan incliné sur lequel nous dormîmes en attendant l'aurore. Cette première entrevue avec les troupes de Merida nous permit d'espérer qu'au moins les obstacles ne viendraient pas de leur côté; c'était déjà un commencement de sécurité.

Dans la matinée, nous rejoignîmes l' arrière-garde, qui nous parut forte d'environ trois cents hommes , appuyés par deux pièces de campagne. Ces guerriers marchaient à la débandade , sans autre règle que leur bon plaisir; ils étaient tous armés de fusils; leur habillement consistait en un pantalon blanc retroussé jusqu'au milieu des cuisses et une chemise flottant au vent , tenue qui nous parut peu militaire. Quelques-uns même avaient trouvé moyen de simplifier cet uniforme; à leur peau bronzée, à leurs muscles saillants, à leur constitution plus vigoureuse, on reconnaissait ceux dont le sang était croisé et qui participaient de la race africaine. Les officiers, en petite veste ronde et en chapeau de paille, ressem- blaient à d'honnêtes planteurs; la plupart étaient mal chaussés et cheminaient d'une allure assez triste, par un soleil ardent et 40 de- grés de chaleur. Engagés au milieu de cette horde par l'ineptie

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de notre conducteur, il fallut régler nos mouvements sur les siens ; heureusement le bourg de Maœcanû, nos belliqueux compagnons devaient rallier le corps principal, n'était éloigné que d'une lieue: nous partageâmes, en y arrivant, l'ovation qui leur avait été pré- parée, et notre chariot fit triomphalement son entrée, au bruit des cloches et des pétards, entre deux haies de beautés un peu cuivrées, mais parées de tous leurs atours. Ces démonstrations officielles n'en imposaient, hélas! à personne; les chefs étaient visiblement sou- cieux, les soldats indifférents, le reste de la population assez peu rassurée. Les marchands se hâtaient de faire disparaître leurs éta- lages; ils avaient été taillés à merci par les deux parties belligérantes dans la dernière campagne, et leur enthousiasme patriotique en paraissait fort attiédi ; à peine déguisaient-ils leur peu de sympathie pour la cause nationale. Du reste, on ne savait rien des mouve- ments de l'ennemi, et chacun aimait à se persuader qu'il n'était pas encore sorti de Campêche.

La plaine que nous venions de traverser se soulève aux environs de Maxcanû, et l'on voit courir plusieurs petites chaînes de mon- tagnes dans la direction du nord-est; le terrain est un calcaire compacte ou tuffacé, quelquefois bréchiforme, comme près de Merida; il renferme de nombreux débris testacés et paraît se ratta- cher à l'époque jurassique1. Malgré l'intensité de la chaleur, je parcourus activement les alentours; la campagne, couverte de forêts rabougries, me parut pleine de tristesse et d'abandon; la sécheresse avait flétri les feuilles; la plupart des arbres étaient dépouillés; enfin une teinte grisâtre et monotone régnait jusqu'aux limites de l'horizon.

Les bourgades et même les simples villages du Yucatan , m'ont paru construits d'après un plan' régulier et uniforme ; j'ai été frappé

\* Les fossiles de cette localité, sans offrir de particularités saillantes, paraissent différer néanmoins des espèces qui vivent actuellement sur le globe; leur détermination spécifique est, du reste, trrs-difficile à établir, la plupart se réduisant à des moules intérieurs grossiers, ils appartiennent à un terrain tertiaire moyen, semblable par sa contexture à la roche fossi- lifère de la Guadeloupe. Voy. dans le Bulletin de li société géologique de France, 2e série, t. X, p. 506, une notice de M. Deshayes sur cet objet.

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de leur bonne ordonnance, de leur propreté, des édifices publics dont ils sont ornés et du luxe de leurs jardins, dont la nature, il est vrai, fait presque tous les frais. Les rues sont spacieuses, orien- tées et sévèrement alignées ; au centre règne la place , dominée par une église qui n'est pas dénuée d'architecture. Sur le front opposé se développent les bâtiments municipaux, découpés en arcades, pour abriter les passants du soleil ; puis viennent les principales habitations, parmi lesquelles figurent un ou deux magasins pourvus de tout ce qui est nécessaire à la vie. Il y a peu de villages en France , je n'hésite pas à l'affirmer, qui puissent offrir les mêmes ressources et dont l'aspect flatte aussi agréablement les yeux.

La route que nous prîmes dans la soirée , après quelques diffi- cultés diplomatiques dont nous finîmes par triompher, était encore plus rocailleuse que celle de la nuit précédente; notre cocher n'en tenait compte, et. malgré nos avis, fouettait obstinément, comme si son bras eût été par un mécanisme invisible. Il arriva ce que nous avions prévu : de secousse en secousse, un des brancards craqua et se rompit; il fallut mettre pied à terre et continuer au pas, après avoir constaté une avarie à peu près sans remède. L'om- bre commençait à s'étendre lorsque nous fîmes halte pour changer de chevaux, au milieu d'une clairière accidentée par des rochers; mais José Maria , qui dirigeait les relais, ne se montrait pas encore ; j'envoyai Morin à sa rencontre, et je gravis moi-même une émi- nence d'où l'on découvrait la campagne. Un quart d'heure s'écoula, puis un second qui me parut un siècle; enfin, n'étant plus maître de mon impatience, et ne sachant comment expliquer ce qui se passait, je quittai mon poste d'observation pour tacher d'éclaircir le mystère. Tout à coup, en tournant les yeux, par un mouvement instinctif de prudence, je vis notre équipage qui s'éloignait au trot. Prendre ma course , arrêter les chevaux et saisir le conducteur par- le bras, fut l'affaire d'un instant. Aux questions que je lui adressai, cet homme balbutia , se troubla et me devint suspect ; je le fis descendre assez rudement et lui défendis de s'écarter. La conduite équivoque de ces deux Indiens, dont l'un avait disparu et dont

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i'autre prenait la fuite, la nuit qui survenait, la solitude, la fer- mentation du pays, tout contribuait à m' inquiéter. Qui me garan- tissait que, pendant cette journée d'oisiveté, aucun complot n'avait été tramé entre nos guides et les bandits de Maxcanu? Heureuse- ment le retour de Morin dissipa mes appréhensions; il avait recueilli José Maria sur la lisière du bois, il dormait en homme dont la conscience paraissait fort tranquille, tandis que ses chevaux brou- taient à quelques pas de lui ; le drôle s'était enivré complètement, et nous ne tardâmes pas à nous apercevoir qu'il avait un complice en la personne de son camarade; en etïet, à peine fûmes-nous en route que les rênes échappèrent des mains de celui-ci, et qu'il tomba, comme un bloc, dans l'intérieur de la voiture, sans qu'il fût possible de le réveiller. Morin dut remplir son office et diriger le malencontreux équipage, tandis que notre ivrogne s'étendait fort à l'aise sur le matelas qui garnissait le char.

Je pouvais apprécier de mes yeux les effets d'un poison qui a contribué plus puissamment peut-être que la guerre et la servitude au dépérissement de la race indigène : la passion des liqueurs fer- mentées sollicite l'Indien d'un bout de l'Amérique à l'autre , sous les tropiques comme vers le pôle , avec une énergie qui domine tous ses autres penchants. Comme aujourd'hui sa condition n'est nulle- ment malheureuse, au moins dans les colonies espagnoles, on ne saurait lui pardonner un vice qui trouve tout au plus son excuse dans l'excessive misère de l'humanité. Il est rare que l'ivresse se manifeste chez lui par l'expansion et par la turbulence; ses eifets ordinaires sont ceux d'un narcotique puissant; le sommeil physique en est souvent la suite ; celui de l'intelligence se prolonge quelquefois pendant plusieurs jours. Dans les pays la race indigène est comptée pour quelque chose , sa propension à l'ivrognerie est une calamité qui affecte très -sérieusement les intérêts du corps social. Ce sentiment est partagé au Yucatan , cependant jus- qu'ici on n'a rien fait pour extirper le ma! ou tout au moins pour l'atténuer. Il n'en est pas de même au Tabasco; le gouverne- ment de cet État a pris un parti décisif, en interdisant la vente des

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spiritueux aux indigènes; les considérations les plus graves ont fait adopter cette mesure, car on a constaté, indépendamment de tout autre résultat funeste, que l'abus des liqueurs alcooliques annihilait chez l'Indien les facultés viriles dès l'âge de vingt-sept ans.

Morin conduisait donc avec toute la prudence que réclamait l'état de notre véhicule, sur une route qui nous était inconnue, mais que la lune argentait de ses rayons, et moi je commençais à m'assoupir, grâce au changement de notre allure, lorsqu'un Qui vive! suivi de Tordre d'arrêter nous surprit tous deux à l'improviste ; nous ve- nions de donner sur l'avant-garde ennemie, qui était campée près du bourg deJalaxo, à six lieues seulement de Maxcanû. Les Cam- pêchiens n'avaient point perdu de temps, et je me sus bon gré d'avoir agi de même, car une rencontre entre les deux partis paraissait im- minente. Aussitôt, nous fûmes environnés par une troupe d'hommes armés qui sortirent de leur embuscade, et qui nous conduisirent, après un interrogatoire sommaire, au quartier général dont nous étions peu éloignés. Lorsque nous débouchâmes sur la grande place de Jalaxo , illuminée par les feux du bivac, chacun accourut pour nous examiner ; le bruit s'était répandu qu'on avait fait des prison- niers, et la nouvelle passant de bouche en bouche, avait pris, selon l'ordinaire, des proportions considérables. Les curieux furent donc un peu désappointés. Nous n'eûmes, au reste, qu'à nous louer des procédés dont nous fûmes l'objet, et de la courtoisie des chefs, qui nous laissèrent maîtres de poursuivre notre voyage comme nous le jugerions à propos.

Tandis qu'on s'occupait de la réparation du char, je parcourais les rangs de cette petite armée , forte d'un millier de soldats, appuyés par une artillerie respectable, et je songeais à la troupe exiguë qui campait bravement à Maxcanû sans se douter que P ennemi fût si proche ; encore n'était-ce que la moitié des forces que le gouverne- ment dirigeait contre l'insurrection. Les résultats de la campagne furent tels qu'on devait le prévoir; les défenseurs de Merida n'atten- dirent pas leurs adversaires; ils se replièrent sur la ville, qui capi- tula le 9 mars, au milieu de la désertion générale. La cause insur-

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rectionnelle n'avait effectivement aucunes racines dans la population : chacun paraissait las de ces rivalités de famille et de ces luttes sans gloire et sans profit , qui ensanglantaient le pays au gré d'un petit nombre d'ambitieux. Mais la race indigène, que les factions avaient armée et aguerrie, entreprit bientôt pour son propre compte une croisade nationale qui embrasa toute la péninsule, et dont le foyer longtemps couvert est à peine éteint aujourd'hui.

Le reste du voyage s'accomplit sans incident remarquable; José Maria avait disparu avec ses trois chevaux dans la nuit de notre arrivée à Jalaxo, et quant à son camarade, il ne sortit de la lé- thargie où il était plongé que sur le pavé de Campêche. Nous attei- gnîmes cette ville dans la matinée du 5, soixante heures après avoir quitté Merida. La distance peut être évaluée à une quarantaine de lieues.

A mesure que l'on approche de la capitale, on voit grandir la végétation qui , malgré la sécheresse du sol , prend une vigueur et un éclat inaccoutumés. La route serpente sous de profonds massifs de myrtacées, de sapotées, d'ingas d'une merveilleuse fraîcheur; bientôt l'azur du golfe découpe çà et le feuillage ; des bois de cocotiers rayonnent sur tous les points ; les jardins se succèdent , les maisonnettes se multiplient , on traverse les faubourgs , on entre enfin dans l'enceinte des murs.

Nous trouvâmes à Campêche une auberge passable ; la chère ne valait pas celle de Merida, mais elle était aussi bonne que le permet- taient les ressources d'un pays sec et brûlant, dans la saison la plus inopportune. Ma curiosité fut éveillée à table par un mets particulier, le cazon, sur la nature duquel je conçus quelques doutes. Les éclair- cissements que j'obtins du cuisinier ne m'ayant point satisfait, je me rendis au port, je vis, après une courte reconnaissance, un pê- cheur qui lavait dans la mer certains poissons d'une apparence suspecte : « De grâce, lui dis-je en l'accostant, comment nommez- vous ces poissons ? » Le pêcheur leva les yeux sur moi avec une expression d'étonnement ; et comme je réitérais ma question : « Eh ! senor, me répondit-il , ne voyez-vous pas que ce sont des cazôns ? »

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« Halte-là ! repartis-je; vos cazons9 mon ami, sont de véritables requins ! » Mais le pêcheur n'en convint pas ; il reprit son occu- pation d'un air d'incrédulité malicieuse, et je poursuivis mon chemin. Bientôt j'en vis de toutes les dimensions, de toutes les formes et de toutes les couleurs : des cazons à marteau , des cazons en fer de hache , des cazons à museau pointu , blancs , noirs , chagrinés , en tout cinq espèces de requin. 11 y en avait de frais et de salé , de rôti et de bouilli, enfin pour tous les goûts. Je savais que ces squales fourmillent sur le banc de Campêche, mais j'ignorais le culte gas- tronomique dont ils sont l'objet. J'appris en outre, pendant mon excursion , que le cazon blanc, autrement jaquelon, requin d'un gris blanchâtre, à peau lisse et à tête pointue, était un morceau parti- culièrement apprécié des connaisseurs. Quant au mot tiburon , qui dans l'idiome espagnol désigne tout bonnement le requin , il est banni de la langue gastronomique, comme une expression mal- sonnante dont les convenances ont fait justice.

Le marché public est situé dans le voisinage du port ; il m'a paru qu'il ne laissait rien à désirer au point de vue de la propreté et du bon ordre; comme à Merida, j'admirai, en le visitant, la tenue parfaite des Indiennes que l'on voit accroupies par longues files, au nombre de deux à trois cents, près des objets de leur commerce. Ce sont des fruits, des fleurs, des piments variés, des oignons, des haricots noirs, des citrons sauvages, des pommes de terre , médio- cres en ce pays; des patates, des ignames, une grande diversité de cucurbitacées et de solanées, enfin des œufs, quelques poulets et l'inévitable cazon. Le mercredi et le vendredi on peut aussi s'ap- provisionner de tortues; j'hésite à dire en quel état ces animaux sont offerts aux chalands, carie traitement qu'on leur inflige révolterait sans doute le lecteur. Parmi les fruits exposés en vente , le caïnito et Yanone étaient tous deux nouveaux pour moi.

Le caïnito est rond , de la grosseur d'une pomme , avec la peau lisse et violette de l'aubergine; la pulpe rouge, plus rarement blanche, est molle, visqueuse, douée d'une légère saveur qui rap- pelle un peu celle de la fraise ; les semences sont enveloppées d'un

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parenchyme blanchâtre, gluant et insipide. C'est un fruit médiocre, très -commun dans les jardins de Campêche, l'arbre qui le donne (chrys. Jamaïcensej Jacq.) se distingue par ses feuilles lus- trées, couleur de rouille sur leur face inférieure.

L'anone (a. reticulala L. ) appartient à une famille nombreuse sous les tropiques , celle des anonacées , dont les fruits , souvent délicieux, n'offrent aucune analogie avec ceux de nos climats. L'espèce dont il est ici question, doit à sa forme et à sa couleur le nom de cœur de bœuf que les Français lui ont donné dans les colonies. La peau mince dont elle est revêtue cache une pulpe blanchâtre, onctueuse, d'un goût très-fin et très-particulier, qui produit sur le palais l'impression d'une crème parfumée.

En continuant ma promenade, j'observai par quelle industrie les habitants suppléent à la rareté du numéraire. Dans la majeure partie de l'Amérique espagnole, la monnaie la plus faible est le medio, petite pièce d'argent équivalant à 30 centimes. A Cuba, le peuple s'en accommode; mais on n'est pas si magnifique au Yucatan, l'argent est moins abondant et coûte plus d'efforts à gagner. Pour établir une balance exacte entre les espèces courantes et les denrées de mince valeur, on coupe le medio en deux, en trois et même en quatre fragments. Chaque moitié vaut un cuartillo, et chaque cuartillo deux chicas. Je vis aussi, avec un certain intérêt, que le cacao sert encore à faciliter les échanges sur le marché de Campêche , exactement comme au temps des Indiens. Le cours de cette monnaie varie dans la proportion de 80 à 160 grains pour un medio, selon son abondance sur la place : cinq grains de cacao sont la dernière expression du système monétaire.

La situation de Campêche est une des plus riantes que j'aie vues en Amérique ; la ville proprement dite ne se distingue par aucune particularité , si ce n'est par les murailles crénelées qui en forment l'enceinte ; la grande place est fort laide, la cathédrale mesquine, aucun monument enfin n'attire l'attention du voyageur; mais il règne partout un esprit d'ordre et une tenue qui contrastent avan- tageusement avec la négligence fastueuse de la Havane. On sent que

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l'administration est animée ici d'autres vues et qu'elle procède d'une autre source. Rien de charmant comme la perspective des faubourgs, une population de dix mille âmes vit dispersée sous de magni- fiques ombrages, depuis la plage semée de cocotiers jusqu'à l'am- phithéâtre de collines qui ferme l'horizon* Du haut de YEminencia, d'où l'artillerie mexicaine foudroya la ville en 1843, on peut se former une idée nette de l'assiette et du développement de Cam- pêche; mais pour jouir d'un coup d'œil véritablement enchan- teur, il faut gravir, au lever du soleil, le Cerro de San Francisco, qui domine les faubourgs dont j'ai parlé précédemment. Depuis ces hauteurs, le regard plane, sur une masse de verdure et de mai- sonnettes blanches de l'aspect le plus pittoresque ; on aperçoit dans l'éloignement les édifices saillants et les clochers de la cité, qui se détachent en lumière sur la nappe azurée du golfe ; on découvre aussi le ravin qui sert de lit au Rio de San Francisco, égout des eaux pluviales, d'une lieue tout au plus d'étendue, auquel nos géo- graphes ont donné une importance imaginaire et qu'ils ont mal à propos placé à l'ouest de la ville. Il est inutile d'ajouter que l'on ne rencontre point de crocodiles sur les bords de ce ruisseau fangeux, quoi qu'aient dit certains voyageurs.

On remarque, à la porte Santa Anna, une promenade plantée d'orangers entretenus avec le plus grand soin; c'est un objet de luxe pour une ville dont les alentours sont autant de promenades naturelles. La culture des jardins était fort négligée des habitants de Campêche, il y a peu d'années ; elle doit beaucoup à l'impulsion intelligente d'un de nos consuls, M. Laisné de la Ville -l'Évêque, qui s'était appliqué à enrichir le pays d'une multitude de plantes utiles ou d'agrément. La campagne, dans la saison je la parcourus, n'offrait pas une grande diversité de fleurs; je vis au bord des haies des cléomés ligneuses; sur la plage, des pervenches, l'anthémis à feuille odorante, le cierge quadrangulaire et un cactus, le pitaja, qui grimpe aux troncs des arbres et suspend à leurs rameaux ses fruits, les plus beaux et les plus savoureux parmi ceux que pro- duisent les végétaux de cette tribu; enfin, l'argémone mexicaine,

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sorte de papa véracée caractéristique des tropiques, étalait ses corolles dorées jusque dans les rues de la ville.

Le climat de Campêche est ardent, et insalubre dans la saison pluvieuse ; les fièvres intermittentes qui se déclarent alors, simples et sans complication au début, sont fréquemment suivies de lésions organiques et prennent volontiers un caractère pernicieux. Le vomito est aussi une des maladies du pays. A. ces conditions fâcheuses il faut ajouter l'incommodité des insectes qui vivent en guerre avec notre espèce, lesquels multiplient prodigieusement sous l'influence de la chaleur combinée avec l'humidité saline. Les blattes, les scorpions, les myriapodes, les moustiques, infestent les habitations, surtout hors de l'enceinte des murs.

Le scorpion de Campêche ne jouit pas d'une bonne renommée dans le rayon du golfe; on prétend qu'il n'en existe point de pire; c'est un préjugé qu'il faut attribuer sans doute à la répétition des accidents sur les points l'on charge et l'on emmagasine le bois de teinture, dont les cavités servent souvent d'asile à cet aranéide malfaisant. Sa piqûre, comme j'en ai acquis l'expérience, détermine une inflammation passagère, accompagnée de mouve- ments fébriles , qui se dissipe naturellement lorsque la blessure n'intéresse pas un organe le système nerveux prédomine.

Quant au moustique et mieux mosquite1, il n'est pas nécessaire de traverser l'Atlantique pour savoir combien son bourdonnement et ses atteintes sont insupportables. Dans les pays chauds néan- moins, cet insecte se propage d'une façon bien autrement active, et le venin qu'il distille acquiert aussi plus d'âcreté. Il faudrait renon- cer au sommeil, si l'on négligeait de s'abriter pendant la nuit derrière un rideau de gaze hermétiquement clos. Mais c'est princi- palement au bord des rivières et dans le voisinage des bois que la multiplicité des moustiques est un fléau; on voit en Amérique de vastes territoires rendus inhabitables et soustraits au domaine de l'homme par ce misérable pygmée.

1. Du latin musca.

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Il me reste à parler du garapata , insecte de la famille des tiques (iœodes), qui se plaît dans les lieux boisés, et dont il existe plu- sieurs espèces que les naturalistes n'ont pas distinguées nettement jusqu'à présent. Le garapata pullule dans la péninsule yucatèque; je ne l'ai pas rencontré à Cuba ni à l'île des Pins, il doit cepen- dant exister, mais j'ai constaté sa présence sur tous les points du continent que j'ai visités. Cet animalcule, un de ceux que la Pro- vidence a tirés du néant dans un but qui échappe à notre intelli- gence, ressemble volontiers, abstraction faite des pattes , à une outre vide et déprimée. Si l'on en juge par sa maigreur habituelle, il doit supporter de longs jeûnes; aussi accourt -il avec un empres- sement famélique dès qu'on a mis le pied sur son domaine. C'est naturellement par les jambes qu'il prend possession de votre per- sonne, à moins qu'en froissant un buisson, vous ne l'ayez vous- même recueilli. Bientôt il a choisi son poste : son bec s'introduit dans la peau; sa tête pénètre dans les chairs ; ses pattes deviennent adhérentes, il n'est plus aisé de le déloger. Tandis qu'il pompe activement votre sang, vous voyez l'outre se remplir ; d'un état de maigreur extrême, l'insecte passe à une obésité exagérée ; les parois de son abdomen se distendent, et son volume s'accroît de jour en jour, jusqu'au moment pleinement saturé, il se détache de son propre mouvement, et roule à terre comme un ivrogne.

Cette espèce de tique a l'odorat très-fin ; elle flaire de loin sa proie et arrive directement au but. J'ai souvent observé ses allures dans nos haltes au milieu des bois : elle accourait à nous avec toute la célérité que comportaient les accidents du sol, sans se laisser décourager par les obstacles. C'est une calamité pour les troupeaux, dont elle suit activement la trace. Quoiqu'elle pullule particuliè- rement sur leur trajet, on la rencontre aussi dans les solitudes les moins fréquentées. Il n'est pas aisé de concilier avec cette circon- stance l'instinct qui la stimule aussitôt qu'une créature humaine ou un animal domestique se trouve à sa portée. Les anciens avaient observé déjà la même singularité chez le moustique : «Comment la nature, dit Pline, a-t-elle allumé dans ce petit être une soif aussi

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ardente de sang et surtout de sang humain 4 ? » question qui date de dix-huit siècles et qui est restée sans réponse. La piqûre du gara- pata n'est nullement douloureuse; à peine y prend-on garde au début ; mais une fois que l'animal est bien établi, l'irritation occa- sionnée par sa présence se traduit par des démangeaisons cruelles. Le remède le plus sûr, c'est en rentrant chez soi de procéder à une perquisition minutieuse et d'arracher un à un ces odieux parasites: leur extraction, au bout de quelques heures, présente déjà certaines difficultés, car ils préfèrent se laisser mettre en pièces plutôt que de lâcher prise ; leur tête ou leur suçoir demeurent presque toujours engagés dans les chairs, ils provoquent une légère tumeur sup- purante. Il ne faut pas en outre négliger d'exposer au soleil les vêtements que l'on a portés ; le garapata en redoute les atteintes et vide immédiatement la place ; le contact de l'alcool ou celui d'une infusion de tabac, lui déplaisent encore plus, et les frictions que l'on pratique avec l'un ou l'autre de ces liquides déterminent sa chute, pourvu que son installation soit récente.

Il existait à Campêche, au temps de mon voyage, une collection assez précieuse d'antiquités américaines, recueillies dans les envi- rons par deux ecclésiastiques, les frères Camacho, hommes d'une instruction bornée, mais d'un esprit curieux et d'un caractère bien- veillant pour les étrangers. On y remarquait des figurines et des vases d'argile portant encore des traces de peinture et de vernis , des instruments de musique, de menus objets de parure, des haches, des fers de lance en silex ou en obsidienne, etc. L'examen de ces antiquités me confirma dans l'opinion que l'art plastique et celui du dessin étaient encore bien arriérés au Yucatan, à une époque l'architecture avait déjà fait de. remarquables progrès chez les habitants. L'objet le plus intéressant que possédassent les deux archéologues était un groupe en terre cuite qui, selon eux, devait être considéré comme l'expression d'un fait réellement accompli. Un homme nu, les reins entourés d'une ceinture, tient un

1. Pline, Hist. nat. , 1. xi, c. 2. Voyez le passage remarquable qui sert d'introduction à Tliistoire des insectes.

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linge déployé de la main gauche, et lève la droite armée d'un silex à double tranchant ; h genoux devant lui, se tient un second personnage dans l'attitude de la résignation ; deux autres figurines représentent, l'une un magistrat reconnaissable à ses insignes, et l'autre une jeune fille qui n'a pas encore atteint l'âge nubile. La liaison entre les différents acteurs de cette scène est facile à saisir, surtout en se rappelant qu'au Yucatan, comme au Mexique, la loi punissait de mort tout attentat sur une fille vierge. On remarque cependant ici deux particularités qui ne paraissent point conformes aux usages habituels : la nature du supplice et la qualité de l'exé- cuteur. Ordinairement la peine de mort était accompagnée de circonstances atroces que l'on ne retrouve pas dans la représenta- tion de ce petit drame judiciaire ; le criminel était livré aux prê- tres, qui le sacrifiaient, comme une victime expiatoire, dans l'ap- pareil lugubre de leurs fonctions. Reconnaissables à leurs cheveux flottants et à leurs longues robes noires, les personnages de la caste sacerdotale ne sauraient être confondus avec l'homme nu que nous voyons armé du silex fatal. Cependant le supplice de la décol- lation n'était pas inconnu au Yucatan , et nous savons aussi que la loi du pays instituait des officiers publics chargés directement de l'exécution des sentences; cette tâche en outre, dans certains cas particuliers, revenait de plein droit à la partie lésée1. Rien ne contredit donc l'explication que j'ai précédemment donnée d'après les deux antiquaires de Campêche. Le groupe dont il est question est en terre rougeâtre, et d'un travail passablement grossier; il a été trouvé dans un tombeau, avec un squelette humain, à quelque distance de la ville; le crâne, que j'ai vu, portait une légère entaille à la base, mais je n'ai jamais su s'il était séparé des vertèbres lors- qu'on en fit la découverte.

Parmi les objets de curiosité réunis dans le cabinet des frères Camacho, il y en avait un sur lequel ils jugèrent à propos de fixer plus spécialement mon attention. « Voici, me dirent-ils, les flèches

1. Herrera, Dec. III; 1. m, c. 12. Torquemada, Monarchia Indiana, t. II, 1. xn, c. 6.

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qui transpercèrent un voyageur anglais sur la route du Petén ; vous le voyez, elles sont encore teintes de sang. » En effet, je crus remarquer des taches couleur de rouille près du silex qui gar- nissait l'extrémité du roseau. Pour compléter l'effet de cette exhi- bition, les bons pères, dont l'intention était] certainement excel- lente, me lurent une note explicative qui surmontait ce funeste trophée. Quels doutes auraient pu résister à de tels témoignages? Il arriva cependant qu'en poursuivant ma route, je recueillis des renseignements certains sur la mort de l'infortuné Brown, et découvris que les Indiens féroces de la légende, étaient deux Espagnols du Tabasco. Ces misérables convoitaient un diamant dont on croyait Brown possesseur, mais qu'ils ne trouvèrent pas dans les dépouilles de leur victime ; la petite somme qu'ils lui volèrent et qu'ils cachèrent au coin d'un bois, fut déterrée par un troisième bandit, qui avait observé leurs allures. J'ai rencontré les assassins au bourg de la Palizada, ils vivaient paisiblement de spéculations sur les bois.

Mon voyage dans la péninsule yucatèque n'a pas été assez com- plet et assez prolongé, pour que je puisse entrer dans des détails approfondis sur la constitution physique du pays, ses ressources et ses habitants; néanmoins je ne terminerai pas ce chapitre sans présenter quelques aperçus et quelques renseignements nouveaux sur une contrée d'autant plus curieuse qu'elle est moins souvent visitée.

Le Yucatan occupe une situation heureuse à l'entrée du golfe mexicain, non loin des plus grands centres commerciaux du Nou- veau-Monde ; mais la nature lui a refusé les ports dont elle a doué si libéralement les îles voisines, et les magnifiques cours d'eau qui arrosent le continent opposé. Un seul port, celui de la Laguna, un seul fleuve, le Rio Usumasinta, situés tous deux à l'extrême limite de l'État, méritent une mention particulière; encore l'un n'admet-il que des bâtiments d'un faible tonnage, et l'autre ne baigne-t-il qu'une portion restreinte du territoire. La côte du golfe est basse, uniformément plane, excepté dans l'ouest, elle est accidentée

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par de petites sierras qui sont autant d'écueils ; la lame y est forte , la mer sans profondeur, l'ancrage détestable. Du côté de l'Atlan- tique, le rivage est entouré d'une ceinture d'îlots et de récifs qui rendent l'attérissage très-périlleux ; dans ces conditions désavan- tageuses, la navigation n'a pris aucun essor au Yucatan ; elle se réduit à un faible cabotage, qui suffit, quant à présent, aux besoins commerciaux du pays.

Si l'on pénètre dans l'intérieur de la contrée, on ne trouve plus, en approchant des frontières indécises du Tabasco et du Guate- mala, qu'une solitude boisée, souvent dépourvue d'eau , qui isole la péninsule de la grande masse du continent. C'est dans cette direction cependant, en inclinant à l'est, que l'on doit chercher la fertile province d'Acalan et les ruines de cette ville industrieuse , habitée par une population de marchands, qui choisissaient pour roi le plus habile, et qui, du temps de Cortès, étendaient teur trafic jusqu'aux dernières limites de l'Amérique Centrale4. Il existe encore aujourd'hui, dans le sud, un chemin conduisant au Petén à travers l'épaisseur des forêts; mais comme il aboutit à un pays plus pauvre, plus dépeuplé et plus profondément isolé, le Yucatan n'en tire aucun bénéfice. Quoi qu'il en soit, l'État, sagement admi- nistré, occupait un rang fort honorable parmi ceux de la confé- dération, lorsque les discordes civiles dont j'ai fait connaître l'origine, vinrent le détourner de sa véritable route et le faire dé- choir, peut-être pour longtemps (E).

Autrefois plus nombreuse et plus également répartie 2, la popu- lation du Yucatan s'est concentrée, depuis la conquête, sur le versant de la méditerranée mexicaine, comme si, malgré l'infé- riorité du sol , elle devait attendre de sa fortune et son avenir. Je ne crois pas néanmoins que ce soit l'effet d'un calcul ou d'une

1. Le commerce de la province d'Acalan était très-varié; il consistait en coton, cacao, sel, esclaves, or en petite quantité, coquillages, résines et parfums pour brûler dans les temples, bois de pin propre à l'éclairage, couleurs et teintures pour les jours de fête et de combat, ainsi que pour garantir le corps contre le froid ou la chaleur, etc. Herrera, Dec. III, 1. vu, c. 9.

2 Herrera, Dec. IV, 1. x, c. 2 et 3.

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prédilection , mais plutôt le résultat naturel des anciennes restric- tions qui lui interdisaient le séjour des côtes orientales, trop favo- rable au commerce de contrebande. Ces deux bassins, inégalement peuplés et presque inhabités vers le sud, sont séparés par une chaîne de collines qui traverse obliquement la péninsule, depuis la petite baie de Champoton jusqu'à Salamanca elle vient expirer. On ne connaît qu'imparfaitement ce système, qui se rattache aux montagnes du Petén ; mais on sait que le versant oriental est le mieux arrosé, le moins pierreux et le plus fertile ; le sol se nivelle complètement en approchant du Tabasco, et le bassin de la Lagune se présente dans des conditions physiques toutes nouvelles : c'est un terrain d'alluvion , entrecoupé de rivières et de marécages, que l'on pourrait appeler le Delta du Yucatan. croissent les bois précieux qui empruntent leur nom à la ville de Campêche, jadis entrepôt principal de cette marchandise sur le golfe, comme l'atteste l'his- toire du flibustier Grandmont, lequel, en 1684, ayant surpris la place, y célébra la Saint-Louis par un feu de joie fut brûlé pour plus d'un million de bois de teinture. La création du port de Carmen a déplacé ce genre de commerce, et c'est par la Lagune que s'écoule aujourd'hui la majeure partie du produit des forêts.

En dehors des limites étroites que je viens d'indiquer, le Yucatan est un pays fort sec ; les indigènes surent mettre à profit la structure caverneuse du sol , pour recueillir et conserver les eaux pluviales qui disparaissaient promptement de la surface, et de vastes réservoirs, appelés Seaotes, distribués sur toute l'étendue de la contrée, four- nissaient aux besoins de la population pendant la période de séche- resse. De nos jours ces senotes remplissent encore leur objet. Quel- ques-uns sont en grande partie l'œuvre de la nature ; d'autres n'ont pas été creusés sans efforts; celui de Bclonchen , par exemple, frappe d'étonnement par sa capacité et par la complication de ses gale- ries souterraines. Les Espagnols, pendant un intervalle de trois siècles, n'ont rien fondé dans le pays qui puisse rivaliser avec ces grands travaux d'utilité publique.

Le Yucatan , quand je l'ai visité , était une petite république

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oligarchique, dont l'aristocratie se composait d'agriculteurs et de marchands. A peu près dégagé du pacte fédéral, par suite des événements que j'ai précédemment relatés, il suivait une politique indépendante, et n'obéissait guère qu'à sa propre impulsion. Le gouvernement procédait avec mesure; économe et circonspect, il avait , chose rare , la conscience de son inexpérience , ne négligeait aucune occasion de s'éclairer, et donnait le moins pos- sible au hasard. Peut-être les hommes qui dirigeaient l'État ne jouissaient-ils pas d'une liberté suffisante pour s'élever résolument à la hauteur de leurs fonctions, et pour dégager complètement des intérêts généraux ceux de leur propre caste ; au surplus, le régime politique du pays ne pouvait pas être considéré comme fixe et défi- nitif à une époque la guerre civile éteignait à peine son flam- beau. Le commerce du Yucatan réside principalement entre les mains des Espagnols nés en Europe, qui possèdent tout ce qui est nécessaire pour réussir dans une contrée dont ils connaissent de longue date les ressources et les besoins. A côté de ces marchands économes, végètent les créoles, sur les débris de leur ancienne opu- lence. Ujie antipathie pour ainsi dire traditionnelle divise ces deux classes de citoyens, dont l'une hérite peu à peu des richesses et des dignités de l'autre; elles contemplent d'un œil jaloux l'étran- ger qui exerce son industrie dans le pays ; le succès de ses opé- rations leur cause un déplaisir secret , et le bénéfice qu'il en retire leur paraît un préjudice porté à leurs intérêts et même à leurs droits légitimes. Cet esprit exclusif n'est point particulier au Yucatan; on le retrouve dans toute l'Amérique espagnole.

Un recensement officiel , publié en 1846, porte à 546,350 âmes la population de la péninsule, indépendamment de 30 à 40,000 no- mades qui échappent au cens et se dérobent à l'impôt. Ce chiiïre donne à peu près ill habitants par lieue carrée, population bien inférieure à celle de Cuba, mais qui l'emporte sur celles du Mexique et des États de l'Amérique Centrale/Les Espagnols ne figurent que pour un douzième dans ce dénombrement; ce sont les indigènes qui en forment l'élément principal ; mêlés depuis trois siècles à

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leurs vainqueurs , ils ne se sont point confondus avec eux ; et cependant, par une sorte d'abandon dont on a trop tard senti l'imprudence, la force militaire de l'État résidait presque unique- ment entre leurs mains: la loi, sans -doute, appelait sous les dra- peaux l'universalité des citoyens; chacun, depuis 16 ans jusqu'à 50, devait en principe contribuer au maintien des institutions et à la défense du pays ; mais le bénéfice du remplacement déga- geait les Espagnols de cette obligation directe lorsqu'ils ne bri- guaient pas les insignes du commandement, dont leur caste avait le privilège. 11 est probable que les événements de ces dernières années auront amené quelque changement dans cette partie de l'organisation sociale.

Pendant la guerre que soutint le Yucatan contre le gouverne- ment fédéral , toutes les fractions de la population puisèrent dans le sentiment du danger l'union qui leur était nécessaire ; mais cet accord, qu'une communauté d'intérêts passagère avait produit, cessa bientôt avec la crainte de l'ennemi. Du reste, que l'on ne s'y trompe pas, dans les révolutions de l'Amérique espagnole les questions de principes ne sont qu'un vain mensonge; le relâ- chement du lien social, l'ignorance, les haines héréditaires, la cupidité, l'ambition, telles sont les causes réelles des agitations périodiques qui bouleversent et ensanglantent ce malheureux pays ; le plan, les incidents varient; le fond reste toujours le même. Au Tabasco, le mouvement se concerte pour alléger le trésor public de ses épargnes; à Mexico, théâtre d'un ordre plus élevé, c'est le pouvoir suprême, ce sont les dignités, les honneurs, les emplois, que les factions se disputent et s'arrachent , au nom de la con- stitution violée; au milieu de ce conflit immoral, plein de rapines et de violences, l'armée se vend au plus offrant , sauf à déserter au profit du plus fort ; et quand la misère est au comble, le peuple, que ces perturbations ont ruiné, s'indemnise par le brigandage des calamités qui Y accablent.

Les traits saillants de ce tableau ne s'appliquent point, je me hâte de le dire, à la république yucatèque; j'ajouterai même que malgré

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les faits qui se sont passés sous mes yeux, j'ai conservé pour ce petit pays une estime toute particulière : aucun de ceux que j'ai visités en Amérique, ne m'a paru animé d'une émulation plus louable ni d'un patriotisme plus sincère; nulle part je n'ai vu la jeunesse plus désireuse d'apprendre, ni les familles mieux disposées à se- conder cette inclination, en assurant à leurs enfants, même au prix de l'expatriation, les avantages d'une éducation libérale. Je ne saurais, du reste, en m' exprimant ainsi, être suspect de partialité, comme le voyageur qu'a ébloui une réception brillante: à Merida je vis des bourgeois importants, qui m'entretinrent longuement de leurs avantages personnels et des autres faveurs qu'ils avaient reçues de la fortune, et ce fut à ces communications intéressantes que se borna tout leur accueil; à Campêche, j'arrivai muni d'excel- lentes lettres de recommandation et de crédit, à peine satisfit- on envers moi aux exigences de la plus stricte politesse ; il est vrai que j'emportai de chaque maison des vœux nombreux pour le succès de mon voyage, et rien ne m'autorise à penser qu'ils manquassent de sincérité.

Nous étions aux premiers jours de mars, et la température deve- nait accablante; pendant la nuit, le thermomètre centigrade se maintenait entre 28 et 29 degrés; pendant le jour, il montait à 37 ; à peine le soleil brillait-il à l'horizon, que déjà la terre était em- brasée ; les nuages avaient tous disparu de l'immense coupole du ciel; dans les rues de la ville, le rayonnement était insupportable, et quand la brise manquait, chacun semblait anéanti. Je commen- çais à ressentir l'influence pernicieuse du climat; une langueur inaccoutumée enchaînait mon activité; mon appétit s'était éteint; d'autres prodromes enfin qui se manifestèrent, me firent appréhender l'invasion de la fièvre; convaincu qu'il était temps de m' éloigner et de gagner une région plus salubre, je procédai, de concert avec Morin, aux préparatifs du départ.

La ville de Campêche était le dernier point qui nous offrît quel- ques ressources; j'en profitai pour introduire dans notre matériel de voyage les modifications que l'expérience m'avait fait juger néces-

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saires. Je remplaçai mes malles par des caisses solides de dimen- sions égales, qui, réunies deux à deux, complétaient la charge d'un mulet; j'abandonnai sans balancer tout ce qui me parut superflu; au lit de camp je substituai le hamac ; j'ajoutai quelques drogues à ma pharmacie, sur l'avis des médecins du pays; enfin j'envoyai Morin s'enquérir d'un canot, et pris congé, dans l'intervalle, du petit nombre de personnes qui, pendant mon séjour, m'avaient donné des marques d'intérêt. Je ne saurais omettre parmi celles dont je reçus un bienveillant accueil, le consul de France, M. Laisné de la Ville -l'Évêque, qui ne négligea rien pour encourager mes recherches et me faire oublier que j'étais loin de mon pays; carac- tère loyal , esprit aimable et conciliant, il avait su mériter dans un poste que les susceptibilités nationales et les circonstances politiques rendaient fort délicat, l'affection de ses compatriotes et la confiance des propres habitants, mérite assez rare, dont la révolution de 1848 l'a payé par le retrait de son emploi.

Je me propose d'exposer dans le chapitre qui va suivre les prin- cipaux faits de la conquête du Yucatan, dont l'histoire est générale- ment peu connue, et de jeter un coup d'œil sur la condition passée ainsi que sur l'état actuel des anciens habitants de la contrée. En traçant cette esquisse, je m'efforcerai de ne rien omettre d'essentiel, sans m'écarter toutefois des limites que m'impose la nature de cet ouvrage.

CHAPITRE VIII

LES 1H&I&HS

Lorsqu'on ouvre l'historié du Nouveau Monde, on est frappé de la date récente que les meilleures autorités assignent à Popparifjon de l'homme sur ce grand continent; la plus ancienne peuplade dont la tradition ail. gardé le souvenir, celle des Toltèqucs, se montre pour la première fois dans PÀnalruac vers le milieu du vir siècle. L'Amérique était -elle déserte h cette époque? possédait- elle des habitants? d'où tiraient-ils leur origine? ces questions demeureront h jamais insolubles, malgré tous les efforts de notre intelligence. Nous manquons de renseignements sur ces temps primitifs, et les théories qu'on essaierait d'y substituer, quelque séduisantes qu'elles

I. 4 2

478 CHAPITRE VIII.

puissent être, laisseront toujours notre esprit indécis1. Bornons- nous à faire remarquer que l'existence d'une race d'aborigènes, sur une portion du globe qui emprunte à son isolement et à ses pro- ductions naturelles un caractère d'individualité incontestable, n'est contredite par aucun fait et paraît même assez plausible.

Quel que soit le berceau des tribus américaines, leur destinée, sur la majeure partie du sol qu'elles occupaient, est un nouveau pro- blème dans l'histoire de l'humanité : il semblerait qu'elles n'aient été dotées que pour nous transmettre leur patrimoine , et que leur existence même, par un privilège exclusif, ait été subordonnée à notre propre fin. Cependant nous ne pouvons assimiler leur rôle à celui des peuples du vieux monde qui se sont également éteints en léguant à leurs successeurs un héritage de connaissances utiles ; elles ne nous ont laissé que leurs savanes incultes, leurs forêts vierges, leurs cordillères abruptes, et quelques ruines éparses que le voyageur heurte par hasard, et dont l'énigme préoccupe en vain les savants. Au reste, ces considérations appartiennent tout au plus à la philosophie ; je les abandonne pour rentrer dans le domaine de l'histoire, et pour recueillir les lumières qu'elle répand sur des événements moins éloignés; je me propose seulement, avant d'intro- duire le lecteur sous la voûte des forêts qui abritent la chaumière indienne, de résumer ce que j'ai appris pendant mon voyage sur la condition actuelle des indigènes, et d'emprunter pour compléter ma tâche quelques souvenirs au temps passé. La chronique du Yucatan est généralement peu connue ; si elle ne brille pas du même éclat que celle du Mexique ou du Pérou, la culture des anciens habi- tants, leur résistance, les désastres et la persévérance invincible des Espagnols, enfin le caractère romanesque de la conquête, lui assignent encore une place considérable dans les annales du Nou- veau Monde.

1. Les renseignements que nous possédons sur les origines américaines, se bornent aux faits consignés dans les tableaux hiéroglyphiques des Aztèques et aux traditions orales re- cueillies par les anciens annalistes à une époque voisine de la conquête. La chronique péruvienne est encore plus insuffisante que celle du Mexique , car les Incas n'ont point laissé d'archives nationales, ni même de documents sur la période de leur domination.

LES INDIENS. 479

Vingt et un ans s'étaient écoulés depuis le premier voyage de .Colomb; la Côte Ferme, le Brésil, l'embouchure de l'immense Maranon, le Darien, l'Océan Pacifique, avaient été successivement découverts; mais ces conquêtes géographiques n'avaient répondu ni aux espérances des navigateurs, ni aux prévisions des savants : on n'avait rencontré que des peuplades grossières, plus ou moins indi- gentes, vivant dans un état voisin de la barbarie, et rien ne faisait présumer qu'il existât une civilisation américaine1, lorsque dans les premiers mois de l'année 1517, trois petits bâtiments sortirent du port de Cuba, aujourd'hui San Yago, pour effectuer un voyage de découverte. L'expédition était commandée par un riche hidalgo, d'un caractère entreprenant, nommé Don Hernandez de Gordova; elle doubla le cap Saint-Antoine, et d'après l'avis du pilote Àlami- nos, qui avait navigué sous Colomb, fit voile directement à l'ouest. Le vingt et unième jour, on aperçut une terre que personne ne connaissait : c'était la pointe nord-est du Yucatan, nommée depuis le cap Galoche i ; un grand village apparaissait à deux lieues environ dans l'intérieur.

Cette perspective surprit beaucoup les Espagnols, qui se mirent à chercher sur la côte un lieu propre au débarquement. Tandis qu'ils s'occupaient de cet objet, cinq canots pourvus de voiles et d'avirons, se détachèrent du rivage et s'approchèrent de la petite escadre; ils étaient montés par des Indiens décemment et même richement vêtus, spectacle neuf en Amérique ; leurs armes, leur costume, leurs haches de cuivre étincelantes comme de l'or, le maintien plein de dignité des chefs, émerveillèrent les aventuriers de Cuba, On leur fit bon accueil, et l'on n'épargna rien pour les gagner ; à leur tour, ils offrirent des vivres, et après un échange

1. Il faut noter cependant que Colomb, à son quatrième voyage, avait rencontré près de l'ile Guanaja , dans le golfe de Honduras, un canot chargé de différents produits indus- triels, tels que cotonnades teintes, armes, haches de cuivre, creusets pour fondre le mé- tal, etc. Tout porte à croire que cette embarcation venait du Yucatan, éloigné seulement d'une quarantaine de lieues. Herrera, Dec. 1,1. v, c. 5.

2. La côte orientale de la péninsule avait été reconnue dès Tannée 1506 par Juan Diaz de Solis et Yanez Pinzon; mais cette découverte incomplète était tombée dans l'oubli. Herrera, Dec. I, 1. vi, c. 17.

480 CHAPITRE VIII.

de démonstrations amicales, ils proposèrent aux étrangers de les conduire à leur village. L'étonnement des Espagnols s'accrut, lors- qu'ils virent en descendant à terre la culture du pays et les grands édifices en pierres de taille qui s'élevaient çà et dans la cam- pagne; ils marchaient sans défiance, sous la direction de leurs guides, fort occupés de tout ce qui frappait leurs yeux, lorsqu' en traversant un bois sombre , ils donnèrent dans une embuscade quinze des leurs furent grièvement blessés; heureusement, le bruit <Jes armes à feu épouvanta les indigènes, qui prirent la fuite sans poursuivre leurs avantages. On sut plus tard que cinq ans aupa- ravant, un petit bâtiment espagnol avait échoué dans les mêmes parages , et que cet événement avait éveillé la sollicitude des Indiens, qui se tenaient sur leurs gardes d'un bout à l'autre de la contrée.

Cette première reconnaissance du Yucatan, prolongée jusqu'à l'embouchure du Rio-Champoton, un peu au delà du site actuel de Campêche, eut une fin déplorable; les Espagnols, reçus partout en ennemis, décimés par la maladie, manquant d'eau et réduits à un équipage insuffisant, après avoir été forcés de brûler un de leurs vaisseaux, finirent par regagner Cuba, leur chef, mortellement blessé, expira en touchant la terre.

Malgré ce mauvais succès, lorsqu'on vit dans la colonie les haches de cuivre, les idoles, les ornements en or, que les soldats de Cordova avaient pillés pendant leur déroute, et qui étaient alors autant de nouveautés extraordinaires; lorsque les prisonniers, pressés de questions qu'ils ^comprenaient à peine, eurent avoué, par crainte ou par suite d'un malentendu, que les métaux précieux étaient une production de leur pays1, chacun se sentit animé d'une ardeur invincible, et comme le bruit de ces merveilles se répandit de proche en proche avec l'exagération ordinaire, ce fut à qui s'en- rôlerait pour aller conquérir le Yucatan. Vers la fin de l'année, une expédition considérable, dont le gouverneur Velasquez avait

1. Bern.4Diaz, Historia verdadera c. v.

LES INDIENS. 481

fait en partie les frais, s'apprêtait à mettre à la voile; le chef, Juan de Grijalva, était un homme jeune encore, qui s'était distingué dans plusieurs occasions par son courage et qui jouissait dans l'île d'une certaine popularité.

La violence des courants ayant entraîné la flottille vers le sud, la première terre qu'on aperçut fut l'île de Cozumel1. C'était un lieu vénéré des Indiens, qui s'y rendaient en pèlerinage de divers points du continent ; on, y remarquait plusieurs temples, dont un en forme de tour carrée, percé de quatre ouvertures et orné d'un grand nombre d'idoles, dominait au loin l'Océan.. Après une courte recon- naissance, l'expédition fit route au nord, doubla le cap Catoche, et se bornant à observer la côte, prit terre au bout de quelques jours à l'embouchure du Rio Champoton, elle reçut un aussi rude accueil que celle qui l'avait précédée. Poursuivant sa marche dans l'ouest, sans perdre de vue le littoral, elle pénétra dans la rivière de Tabasco, où, pour la première fois, les Espagnols entendirent parler du florissant empire de Montézuma. Enfin elle atteignit l'extrémité du golfe, reconnut Culhua, aujourd'hui San Juan d'Ulua, et s'arrêta à l'embouchure du Rio Panuco. Ce fut pendant cette navigation intéressante, que les rivages américains apparurent sous un nouveau jour aux compagnons de Grijalva, et que dans la cha- leur de leur admiration, ils donnèrent le nom de Nouvelle Espagne à la côte méridionale du golfe. Plus tard, cette dénomination s'étendit au Mexique, et s'y restreignit ; mais elle est maintenant surannée2.

Les incidents de ce voyage et les renseignements importants qui en furent le fruit, produisirent une impression très-vive dans les colonies espagnoles et imprimèrent un nouvel essor au génie aven- tureux de la nation. Le corps expéditionnaire qui s'organisa à Cuba dans la même année, et qui mit à la voile le 10 février 1519, sous

1.. Cozumel ou Cuzamil, île des Hirondelles. Cogolludo, Historia de Yucatan, 1. irc. 3.

2. Les «États de Montézuma, ou le Mexique proprement dit, étaient bornés, dans la direc- tion du golfe, par les rivières de Guazacualco et de Tupan, et du côté de l'océan Paci- fique nar les plaines de Soconusco et le port de Zacatula. Clavijero, Storia del Messico, t. IV, p. 265; Bern. Diaz., c. 102, 103; Cortès in Lorenz., c. 1, p. 92.

482 CHAPITRE Vîlt.

le commandement de Fernand Cortès, ne se borna plus cette fois à effectuer une simple reconnaissance : il ne déposa les armes qu'après avoir conquis un empire. On sait comment cette troupe d'aventuriers, se dérobant à l'autorité du gouverneur Velasquez, s'appropria les fruits d'une entreprise qu'il avait lui-même conçue et préparée.

Parmi les principaux officiers attachés à la fortune de Cortès, se trouvait un gentilhomme de Salamanque, nommé Don Francisco de Montejo, qui déjà l'année précédente avait fait partie de l'expé- dition de Grijalva. L'histoire nous a conservé son portrait : «C'était un homme de moyenne taille, d'environ trente-cinq ans, d'un visage gai, ami du plaisir et bon compagnon; il était plus versé dans les affaires que dans l'art militaire; du reste, libéral et dépensant au delà de ses revenus1. » Cortès le choisit pour négociateur près de la cour d'Espagne et le chargea de présenter au roi la première lettre qu'il data du Mexique et les.premiers témoignages matériels de la civilisation du Nouveau Monde2. Il ne suffisait pas à cet homme extraordinaire d'accomplir de grandes choses; il fallait encore qu'elles fussent approuvées à Madrid, les plaintes légi- times de Velasquez, qui comptait de puissants amis dans le conseil des Indes, pouvaient faire avorter les conceptions de son génie. Le procès entre les deux rivaux fut longtemps incertain, et il était encore pendant après la prise de Mexico ; mais l'éclat de cette vic- toire et les faits héroïques qui l'avaient préparée, effacèrent les irré- gularités du passé et emportèrent définitivement la balance en faveur du conquérant heureux.

Ce fut quelques années plus tard que Don Francisco de Montejo, qui s'était fait connaître avantageusement à la cour de Madrid, obtint du roi l'autorisation d'entreprendre à ses frais la réduction du Yucatan. Cette péninsule, indépendante des États mexicains,

1. Bern. Diaz. , c. 205. L'auteur le fait naître à Séville, ce qui a peu d'importance; j'ai suivi la version d'Herrera, Dec. III, 1. x, c. 1.

2. Parmi ces objets figuraient les deux magnifiques plats d'or et d'argent représentant le soleil et la lune, chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie mexicaine. Gomara, Hist. gen. de las Indias > part, n , fol. 27.

LES INDIENS. 483

distincte par son idiome et par son régime politique, avait été si profondément oubliée, au milieu des grands événements qui s'ac- complissaient à l'autre extrémité du golfe, qu'on la croyait une île, complètement détachée du continent1.

Quelle que fût l'opinion de l'ancien confident de Cortès sur ce point de géographie, il n'avait pas oublié le spectacle dont il avait été témoin pendant la croisière de Grijalva; les villages échelonnés le long de la côte, la culture du pays, les édifices en pierre de taille, indices d'une civilisation plus ou moins avancée, semblaient pro- mettre une fortune à son ambition. 11 avait emporté de ces rivages, en échange de quelques bagatelles ses compagnons avaient recueilli pour quinze mille pesos de bijoux, une idée très-exagérée et même très-erronée de leur richesse ; d'ailleurs il comptait sur la politique, au moins autant que sur les armes, pour lui en faciliter l'accès. Si les habitants s'étaient montrés parfois hostiles, dans d'autres circonstances ils avaient accueilli les Espagnols avec des marques de respect extraordinaires, comme des êtres supérieurs à l'humanité. Plein de ces espérances, qu'il fit partager aisément à un certain nombre d'aventuriers, et se croyant déjà, comme son glorieux émule, à la veille de gagner un empire, il vendit ses pro- priétés, qui lui rapportaient un revenu de deux mille ducats, fréta trois bâtiments, enrôla quinze cents hommes, acheta des armes, des munitions, des chevaux, et mit à la voile dans le cours de l'année 1527, six ans après la prise de Mexico2.

Le corps expéditionnaire toucha d'abord à l'île de Cozumel, puis débarqua sur le continent voisin, dont il prit possession, au nom du roi d'Espagne, avec les formalités usitées. Aucun incident ne troubla ces opérations préliminaires; les habitants s'étaient enfuis à l'ap- proche des vaisseaux ; ils avaient reconnu ces redoutables étrangers,

1. Bernai Diaz prétend que ce problème géographique fut résolu pendant l'expédition de Grijalva, à laquelle il assistait; mais il résulte des termes de la cédule royale, qui confère à Don Francisco de Montejo le droit de conquérir et de peupler les îles du Cozumel et de Yucalan, que cette assertion est inexacte. B. Diaz, c. 10.

2. L'armement, selon Cogolludo, se composait de quatre bâtiments avec un effectif de 400 hommes. On préférera, sans doute, la version d'Herrera, qui, en sa qualité d'histo- riographe de la couronne, devait être bien informé.

484 CHAPITRE VIII.

dont la renommée avait encore grandi, depuis la chute de Monté- zuma. Dépourvu d'interprète et de guide, le chef espagnol résolut d'agir avec une extrême circonspection ; il s'avança donc de village en village, sans perdre de vue la côte, aujourd'hui silencieuse et déserte, mais florissante alors par sa population et sa culture. Ce fut ainsi qu'il atteignit Conil, il s'arrêta pour recueillir des rensei- gnements et méditer son plan de campagne.

La péninsule que les Espagnols venaient d'envahir était alors fractionnée en différentes principautés, gouvernées par des caciques indépendants, souvent en guerre les uns avec les autres. Le nom de Yucatan, qui lui fut appliqué de bonne heure, n'a pas une origine certaine : Bernai Diaz l'explique par les deux mots Yuca et Taie, champ de Yuca (manioc) ; mais cette étymologie est peu satisfai- sante, et il vaut mieux croire avec Herrera que ce fut le résultat d'une équivoque entre gens qui cherchaient inutilement à se com- prendre1. Un pays qui manquait aussi complètement d'unité poli- tique, ne devait pas, suivant cet historien , être compris sous une dénomination générale2. Toutefois les indigènes, appartenant à une même race et parlant un langage identique d'une extrémité du terri- toire à l'autre, prenaient le nom de Mayas, qu'ils se donnent encore aujourd'hui

Convaincu par l'exemple récent du Mexique que la prise d'une ville considérable entraînerait la soumission de la contrée, Montejo s'informa des divers centres de population, des chefs les plus puis- sants, de leurs inimitiés, de leurs alliances, des forces dont ils pou- vaient disposer, et après avoir mûrement délibéré, il se décida à prendre la direction de Choaca. On commença, dès lors, à entrevoir

1. Le fait s'est reproduit souvent : lorsque Cordova aborda pour la première fois au Yucatan, les indigènes l'ayant accueilli par les mots de Conéx Cotorh, venez à notre village, on comprit qu'il s'agissait du nom de la localité , qui prit dès lors celui de cap Coloche ou Catoche. Stephens, Incid. of trav. , t. I, c. m, p. 49. Gomara, Hist. de las Indiasy part, i, fol. 27.

2. B. Diaz, Hist. Verdad. , c. vu; Herrera, Dec. II, 1. n, c. 18. Herrera cependant se. fonde sur une mauvaise raison, comme nous le prouve l'exemple de son propre pays ; on sait d'ailleurs que le Yucatan fut soumis, à une certaine époque, au régime monarchique et gouverné par un seul chef.

LES INDIENS. 485

toutes les difficultés de la conquête ; cette partie du Yucatan n'était qu'une solitude pierreuse, brûlante, infestée de broussailles, sans route, sans abri et sans eau; le soleil avait tari les sources,: et les Indiens avaient emporté dans leur fuite le secret de leurs réservoirs souterrains. Cependant l'ennemi ne se montrait nulle part; mais on avait à lutter contre la fatigue, le besoin, la maladie, et lorsqu'au bout de plusieurs jours on atteignit la ville de Choaca, on la trouva déserte et dénuée de toute espèce de ressources.

Les Espagnols, trompés dans leur attente, poursuivirent leur route sur AkéK La contrée était toujours solitaire; le silence, l'abandon continuaient à y régner; ces circonstances ne semblaient pas d'un favorable augure, et plusieurs eussent préféré l'attaque directe d'un ennemi au danger invisible dont ils étaient envi- ronnés. Tout à coup, au milieu des bois, s'élève une rumeur ino- pinée : le bruit grandit, ce sont les Indiens ! Une multitude furieuse se précipite sur la petite armée en poussant d'effrayantes clameurs. A l'aspect de ces guerriers sauvages, peints d'une mainière bizarre et bondissant comme des lions, les compagnons de Montejo s'arrê- tent indécis; le son rauque des instruments de guerre, le sifflement des flèches* la confusion, la soudaineté, cet appareil barbare, paralysent un instant le courage des plus aguerris. Avant qu'ils aient pris l'offensive, une grêle de traits pénètre dans leurs rangs et blesse un grand nombre d'entre eux. Enfin le combat s'engage des deux côtés; il se prolonge jusqu'à la nuit avec le même achar- nement; les Indiens, que la supériorité des armes et la tactique européenne ont accablés mais non vaincus, bivaquent sur le champ de bataille sans perdre de vue l'ennemi.

Le général espagnol, ne connaissant ni les ressources ni le nombre des assaillants, attendit avec anxiété le retour de l'aurore; au matin il fait sonner la charge, et le combat se renouvelle avec des succès partagés. Cependant, vers le milieu du jour, découragés par tant de résistance, les Indiens commencent à plier sous le feu de la

1. L'itinéraire d'Herrera, relativement à ces différentes marches, diffère un peu de celui de Cogolludo ; nous suivrons ici de préférence l'historien national du Yucatan.

486 CHAPITRE VIU.

mousqueterie et finissent par abandonner le terrain jonché d'une multitude de morts1. On n'osa pas les poursuivre dans les bois ils se dispersèrent. Tel fut l'accueil que nos aventuriers reçurent au Yucatan ; leur résolution n'en fut point ébranlée ; mais les rêves dorés dont ils s'étaient bercés pendant la traversée, furent assom- bris par quelques nuages.

Cette première rencontre fit juger , et la suite des événements le confirma, que les indigènes de la péninsule étaient plus belliqueux que ceux de l'empire mexicain. Ils possédaient une certaine tactique militaire; leurs combattants se rangeaient sur deux ailes, appuyées sur un corps de bataille; ils se servaient de frondes, d'arcs, de longues lances terminées par une pointe de silex, de haches et d'épées à deux mains d'un bois très-dur et très-pesant; pour armes défensives, ils portaient des casaques de coton piquées et fortement doublées; ils connaissaient en outre l'art d'élever des retranchements pour défendre un passage, et ils y pratiquaient des meurtrières, d'où ils incommodaient beaucoup leurs adversaires, car ils étaient excel- lents archers.

Maître d'Àké, le chef espagnol commença par s'y fortifier; puis il poursuivit l'exécution de son plan et s'avança à petites journées jusqu'à Çhichén-Ilza, évitant avec les Indiens toute rencontre inu- tile. La ville dont il s'agit était une des plus considérables du pays; on y voyait de grands édifices en pierres de taille, dont les ruines sont demeurées célèbres. L'importance et la solidité de ces construc- tions, susceptibles d'être converties en forteresses inexpugnables, décidèrent Mon tejo à fixer dans cette place le siège de ses opérations; au bout de quelques mois, sa politique adroite et conciliante avait calmé le ressentiment des habitants, qui consentirent à approvi- sionner la colonie et même à concourir aux travaux qu'entraînait son installation.

Ce fut alors qu'il commit, sous l'influence de ce léger succès, une faute dont les conséquences furent très-graves, car elles faillirent

i. La chronique du pays porte à 1,200 le nombre des Indiens qui restèrent sur le champ de bataille.

LUS INDIENS. 18?

ruiner ses espérances et elles en retardèrent considérablement 1 avè- nement. Ne découvrant, dans le rayon qu'il occupait, aucune trace de métaux précieux, et ayant appris par ouï-dire qu'il existait des gisements aurifères dans la province de Ba-Khalal (Bacalar?), il divisa imprudemment ses forces, déjà trop affaiblies, en donnant à l'un de ses lieutenants la mission d'explorer cette région. A dater de ce jour, toute communication cessa entre la colonie naissante et le corps expéditionnaire, qui se virent exposés l'un et l'autre aux plus sérieux périls. Nous ne suivrons point la troupe du capitaine Davila, qui, réduite à une poignée de combattants, ne parvint qu'au bout de deux années, après d'incroyables épreuves, à rega- gner la côte.

Ceux qui restèrent à Chichén-Itza , occupés de soins agricoles, eurent bientôt à leur tour de plus graves soucis. Les indigènes, jugeant à ces travaux que le séjour des étrangers devait se prolon- ger, commencèrent à manifester leur mécontentement. Ils refusèrent d'abord toute espèce de prestation et de subsides, puis se tinrent à l'écart et finirent par insulter les Espagnols lorsqu'ils les rencon- traient isolés ; ces symptômes étaient les précurseurs d'un soulève- ment général qui ne tarda pas à éclater. On vit une multitude armée accourir de tous les points de la province; la ville fut investie, les communications interceptées, la garnison gardée à vue, mais pas un acte d'agression ne fut tenté : la tactique des Indiens était plus sûre et plus inquiétante ; ils tenaient leurs ennemis blo- qués , et semblaient décidés à les réduire par la famine. Montejo comprit le^ianger, et résolut de le conjurer par un effort suprême ; abandonnant des retranchements inutiles, il offrit la bataille en rase campagne. Le combat fut un des plus meurtriers que les Espagnols aient soutenus dans le Nouveau Monde ; cent cinquante des leurs y perdirent la vie ; le reste, couvert de blessures, épuisé, découragé, se replia sur la ville, et trompant', au milieu de la nuit , la vigilance des assiégeants, s'échappa dans la direction de Campêche, sans que l'on ait jamais su par quel chemin.

Un désastre si grave et si inattendu fit naître de tristes

188 CHAPITRE VIII.

réflexions dans l'esprit des survivants; on n'avait rencontré nulle part autant de résistance, et la conquête d'un pays pauvre sem- blait peu digne de tant d'efforts; cependant, comme la réputa- tion et la fortune de Montejo étaient engagées dans cette entreprise, il n'hésita pas à la poursuivre jusqu'à ce qu'il fût à bout de res- sources. Après une nouvelle tentative, qui faillit lui coûter la vie, il laissa les débris de sa petite armée à Campêche, point obscur alors et même inhabité, pour aller recruter des renforts au Mexique, la célébrité du nom de Cortès et la richesse des provinces qu'il avait annexées à la couronne , attiraient une foule d'aventuriers.

L'absence du chef consomma la ruine de l'expédition : aban- donnés sur une côte déserte entre la mer et l'ennemi, harcelés sans relâche, manquant de vivres et de munitions, les Espagnols per- dirent bientôt courage; ils comparaient d'ailleurs la pauvreté du Yucatan à la richesse fabuleuse du Pérou , dont la renommée com- mençait à se répandre, et ils regrettaient amèrement d'avoir épuisé leurs forces et prodigué leur sang dans une entreprise aussi peu profitable. Ces dernières considérations agirent si fortement sur leur esprit qu'ils saisirent une occasion favorable et qu'ils éva- cuèrent le pays.

Tels furent les commencements d'une lutte qui devait aboutir à la conquête, mais par une route plus sanglante et plus difficile qu'on ne L'avait jugé. La constance de Montejo n'en fut point ébranlée, car il appartenait à cette race: énergique qui savait non- seulement oser, mais supporter patiemment l'infortune. On le voit, quelques années plus tard, reprendre l'offensive sur un autre point de la péninsule; une seconde expédition débarque à Champoton sous le commandement de son fils, tandis qu'il rallie lui-même, dans le Tabasco, d'autres aventuriers que l'ambition et la cupidité bercent encore de leurs chimères.

Là, de nouveaux désastres les attendent : surpris par les Indiens au; milieu de la nuit, ils échappent miraculeusement à une com- plète destruction ; leurs sentinelles sont égorgées ; les soldats isolés que la faim attiré hors du camp sont enlevés et immolés sur l'autel

LES INDIENS. 189

du Dieu de la guerre. Sans abri contre l'intempérie des saisons, dénués de tout, harassés par des veilles et par des luttes" toujours renaissantes, couverts de plaies ou de blessures qu'irrite la ma- lignité du climat, ils se maintiennent < obstinément sur le point flotte leur drapeau , quand une ligue générale des Caciques rassemble en un seul corps d'armée tous les guerriers de la con- trée : le camp est assailli, enlevé, puis repris; les assauts se succèdent avec acharnement ; tout effort pour avancer devient inutile; c'est un prodige de ne pas* reculer. Comment ne pas admirer, malgré l'injustice de ces guerres, la constance de tels hommes qui résistent pendant trois années, sans être secourus, à tant de privations, de dangers, de souffrances, quoique la mort éclaircisse leurs rangs au point de réduire leur nombre à dix-neuf combattants!

Vers cette époque, des renforts parvinrent à Champoton, et Ton en profita pour quitter ce poste incommode et gagner les hauteurs de Campêche, l'on se fortifia; le site paraissant favorable aux opérations ultérieures, les Espagnols y jetèrent les fondements d'une ville qui par la suite devint florissante. L'année d'après, un détache- ment en partit pour investir le bourg indien de Tihoô. Je n'insisterai pas sur les nouveaux combats qui ensanglantèrent cette période de l'occupation, et qui furent les derniers : la discorde s'était glissée parmi les défenseurs du Yucatan ; la défection d'un chef puissant avait rompu l'unité nationale ; chacun d'ailleurs était fatigué de la guerre; le règne de la politique commençait, et préparait à ce peuple simple un danger plus sérieux que les armes. Le 6 janvier 1542, après seize ans de luttes opiniâtres, les Espagnols fondèrent, sur l'emplacement de Tihoô, la ville actuelle de Merida; dès lors ils furent les maîtres du pays. Vingt-cinq ans s'étaient écoulés depuis le jour la flottille de Cordova, doublant le cap Catoche, frayait la route aux conquérants futurs de la contrée ; pendant cet inter- valle, Cortès avait détruit l'empire des Aztèques; Pizarre, celui des Incas ; Alvarado , celui des Kachiquels : résultats incroyables qui coûtèrent moins de temps que la réduction du Yucatan. Désormais

490 CHAPITRE VIII.

tous les peuples du Nouveau Monde, qui se distinguaient par leur civilisation , étaient connus et subjugués.

Tels sont les faits sommaires de cette histoire ; le lecteur curieux d'en connaître les détails peut consulter les annales d'Herrera et la chronique volumineuse du moine franciscain Cogolludo , l'his- torien national du pays i. Il est regrettable que ce dernier, préoc- cupé surtout de la gloire de son ordre, n'ait pas approfondi d'une manière plus complète l'origine et les antiquités de la population indigène, quand le flambeau de la tradition jetait encore quelques lueurs autour de lui. On peut néanmoins conclure des renseigne- ments qui nous sont parvenus et des témoignages matériels qui se sont perpétués jusqu'à nos jours, que la civilisation du Yucatan n'était pas inférieure à celle de FÀnahuac, et que toutes deux avaient une origine commune. C'étaient les mêmes progrès dans les arts mécaniques, avec la même imperfection dans les moyens ; des lois civiles parfaitement analogues, sous une constitution politique différente ; le même culte enfin, ensanglanté par le sacrifice de vic- times humaines.

Les mœurs des Mayas étaient moins sanguinaires toutefois que celles de leurs voisins; ce ne fut même qu'avec le temps qu'elles s'imprégnèrent, pour ainsi dire, de la barbarie des Aztèques, mais en gardant toujours quelque chose de leur primitive douceur. Ainsi les femmes n'assistaient point parmi eux aux exécutions capitales, et l'office de sacrificateur, considérable dans l'Anahuac , n'était entouré d'aucune estime au Yucatan2. L'anthropophagie, odieuse superstition , qui déshonorait l'état social des Mexicains , n'y était également pratiquée que d'une manière accidentelle; mais elle y existait, le fait n'est pas douteux, malgré la dénégation de Cogol- ludo, que réfute suffisamment l'aventure de Valdivia et de ses com- pagnons3. Nous trouvons d'ailleurs dans un historien qui manifeste assez de bienveillance pour les Mayas, l'aveu de leur complicité :

1. Diego Lopez Cogolludo, Historia de Yucatan. Madrid, 1688.

2. Herrera, Dec. IV, 1. x, c. 3 tt 4.

3. Voyez l'histoire de Valdivia dans W. Irving, Voyages of the comparions of Co- tombus, t. I, p. 281. Édit. Baudry.

LES INDIENS. *94

« Ils mangeaient quelquefois leurs prisonniers, dit Herrera, quoi- qu'ils ne fussent pas aussi grands mangeurs de chair humaine qu'à Mexico. i » Enfin , une autre chroniqueur, contemporain du père Gogolludo, affirme que cette pratique n'était pas inconnue des Itzas, tribu originaire de la péninsule2. Mais aucun de ces écrivains ne nous fait assister au spectacle des hécatombes humaines qui affli- geaient d'un deuil perpétuel l'empire de Montézuma.

L'art de transmettre et de perpétuer les faits au moyen de pein- tures hiéroglyphiques et même de caractères symboliques consacrés à l'expression des idées, était connu au Yucatan comme au Mexique; les ruines de Kabah, de Kewich et de Chichén-Itza, en gardent de précieux témoignages, qui ont échappé aux ravages du temps et au fanatisme de la conquête 3 ; indépendamment des légendes gravées sur la pierre et sur le bois, il existait chez les Mayas de véritables livres, étaient figurés la marche des saisons, les animaux, les plantes utiles et la topographie de la contrée. Quelque imparfaites que fussent ces ébauches, elles constatent un premier succès dans les efforts de l'intelligence humaine pour se dégager des langes qui l'enveloppent à son berceau A. Enfin l'éducation de la jeunesse se complétait dans des écoles l'on confiait à sa mémoire tous les faits relatifs à l'histoire du pays, les poésies nationales, les recettes médicales, la somme enfin des connaissances acquises, dont le dépôt se conservait ainsi par une tradition continue.

La civilisation du Yucatan se rattachait encore à celle de l'Ana- huac par une particularité essentielle, qui, même isolée, semblerait concluante : je veux parler de la méthode usitée par les deux peu- ples pour mesurer le temps, et de la rédaction de leurs calendriers, qui différaient seulement par de légères nuances de détail5. Us avaient la même année solaire de 365 jours, divisée d'abord en

1. « Algunas veces se lo comian, antique los de Yucatan no fueron tan grandes come- dores de carne humana. » Herrera, Dec. IV, 1. x, c. 4.

2. Villagutierres , Hist. de la conquista del Itza , 1. v, c. 8.

3. Stephens Travels, 1. 1, c. 17, p. 406; t. II, c. 4, p. 74, et c. 17, p. 292.

4. Herrera, Dec. 111,1. h, c. 18.

5. Cette observation n'avait pas échappé à Herrera. Voyez Dec. IV, 1. x, c. 4.

492 CHAPITRE VIII.

18 mois de 20 jours chacun, avec 5 jours complémentaires, puis en 28 semaines; chacune de 13 jours, avec un jour additionnel ; c'était par une combinaison identique de ces deux séries, qu'ils fixaient les jours de Tannée; enfin leur cycle, soumis aux mêmes calculs, se résumait en une période de 52 ans. Cet accord singulier prouve évidemment que malgré la différence du langage et celle du régime politique, ils avaient puisé à une source commune les prin- cipes de leur civilisation. On peut en effet rencontrer chez des nations d'origines différentes, mais ressentant des besoins et subis- sant des influences analogues , plusieurs traits de ressemblance dans les institutions et dans les mœurs ; mais un calendrier est une œuvre savante, fondée sur des calculs, des symboles, des signes de convention; ici la concordance ne saurait être l'effet du hasard, surtout quand les mêmes idées, quelquefois arbitraires, correspon- dent aux mêmes phénomènes1. Était-ce un legs de ces fameux Toltèques, qui semblent avoir présidé à l'émancipation intellec- tuelle de l'Ànahuac, ou le produit d'une civilisation plus ancienne, appartenant à une race d'aborigènes que les migrations étrangères avaient absorbé? Les connaissances que suppose une telle œuvre dépassent, il faut l'avouer, la sphère bornée les deux peuples se mouvaient quand leur pays fut découvert : quelle qu'en soit l'origine, constatons que l'un et l'autre les possédaient et les appli- quaient d'une manière conforme à ses besoins.

Il suffit d'interroger les vestiges épars sur le sol du Yucatan, depuis les solitudes du Petén jusqu'aux plages désertes de Bacalar et jusqu'à l'île abandonnée de Cozumel , pour se convaincre que cette contrée nourrissait une population nombreuse, qui vivait dans des conditions bien éloignées de l'état primitif et possédait même, outre le goût du luxe, l'instinct du beau et du grandiose. Les recherches archéologiques d'un voyageur moderne, qui a suivi à travers la péninsule les traces de cette civilisation éteinte, ont amené la découverte de quarante -quatre villes, dont les ruines,

1. Stephens Travels,t. II, c. 6, p. 119.

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presque toutes intéressantes, gisaient au sein des bois, ignorées de la génération actuelle. Quelques-unes, comme Tuloum, étaient ceintes de murailles, ou comme Uœmal, renfermaient de vastes édifices dont les façades étaient enrichies d'arabesques et de reliefs en stuc ; à Labna , des terrasses élégantes et solidement assises , d'un développement de 190 mètres, supportent des palais à moitié écroulés; puis, au milieu de la plaine, s'élèvent des tumulus sem- blables à des collines, avec de gigantesques escaliers. Ailleurs, ce sont des monuments analogues à nos arcs de triomphe, comme celui de Kabah; des colonnes, des portiques, des bas-reliefs en pierre, des pilastres sculptés, des solives curieusement travaillées. (Kabah, Labphak, Àké, Tuloum.) Plusieurs de ces constructions ne lais- sent rien à désirer au point de vue du bon goût et des règles de l'art; on peut citer entre autres la porte de Labna, ouvrage remar- quable par la justesse des proportions et l'élégante simplicité des détails. J'ai mentionné déjà les réservoirs souterrains appelés senotes, destinés à conserver les eaux pour le temps des sécheresses ; ces grands travaux d'utilité publique ont encore leur prix aujour- d'hui.

Les voies de communication, chez un peuple qui ne possédait aucune bête de somme (et même aucun quadrupède domestique), devaient être fort défectueuses; cependant on a reconnu entre Uxmal et Kabah, les restes d'une chaussée large de huit pieds et anciennement pavée, qui servait, suivant la tradition, à la circu- lation des courriers1. Je ne sache pas qu'un seul ouvrage de cette nature ait été découvert dans l'empire de Montézuma. Enfin, je noterai les singuliers vestiges qui jonchent la plaine aux environs d'Aké et les petites colonnes multipliées par groupes près de Chi~ chén-Itza, débris auxquels il est impossible d'assigner une destina- tion, et qui sont pour nous un mystère. Ces monuments exhumés de nos jours, et depuis si longtemps oubliés que le savant auteur de V Histoire de l'Amérique refusait aux indigènes toute capacité pour

1. Stephens Travels, t. II, c. vir, p. 122.

i. 13

494 CHAPITRE VIII.

l'architecture1, furent justement appréciés des anciens écrivains espagnols, qui ne peuvent s'expliquer comment de pareilles œuvres avaient été fondées, dans un pays dénué de toute espèce de métaux. Mais il est hors de doute que le cuivre et l'étain fournissaient aux Mayas, par leur alliage, une ressource presque aussi précieuse que le fer. « Les Indiens du Tabasco, dit Bernai Diaz, portaient tous des haches de cuivre très-brillantes que nous prîmes pour de l'or et dont nous acquîmes bon nombre par échange2. » En trois jours, les sol- dats de Grijalva en réunirent plus de 600. Ces armes et les outils de même matière dont se servaient les artisans, étaient sans doute importés du Mexique, l'on rencontre abondamment le cuivre et l'étain qui manquent au Yucatan. Il est étonnant qu'aucun objet de cette nature n'y ait été recueilli de nos jours.

Nous possédons peu de renseignements sur le régime politique des Mayas. Les Espagnols trouvèrent la péninsule divisée en plu- sieurs petites principautés qui portaient des noms différents, et qui étaient l'apanage de caciques indépendants. Aucun lien politique ne les rattachait l'une à l'autre, quoique les chefs eussent agi souvent de concert et combattu sous la même bannière contre l'ennemi com- mun ; mais déjà la constitution du pays avait éprouvé un change- ment considérable : l'unité monarchique en avait disparu, à la suite de révolutions intestines, dont il subsiste encore des traces, non-seu- lement dans l'histoire, mais sur le sol de la contrée.

Le voyageur qui traverse la plaine au sud de Merida, peut remarquer une éminence conique et isolée que l'on aperçoit à trois lieues de distance; c'est un monument religieux, appartenant au temps passé. Quatre escaliers gigantesques, dont on retrouve encore les vestiges, conduisaient au faîte de ce monticule, d'où la vue plane sur une campagne solitaire, parsemée de débris, de fragments de sculpture, de colonnes renversées, à demi cachées par la végétation. Ce sont les ruines de Mayapan, siège de l'autorité souveraine au temps de la monarchie yucatèque. Ceinte d'un fossé dont on peut

1. Robertson, The Hist. of America, 1. vu, p. 275 et suiv.

2. B. Diaz, c. 16. L'emploi de cet alliage a précédé également en Europe celui du fer.

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suivre encore la trace sur un développement de trois milles, cette ville fut certainement un centre de population important; c'était que les différents caciques, qui se partageaient le territoire, relevant tous d'un chef suprême par une sorte d'investiture féodale, appor- taient le tribut annuel, consistant en cacao, miel, maïs, résines odori- férantes , habillements de coton , poudre d'or en petite quantité, plumes et peaux de jaguar. Le gouvernement était féodal dans la forme la plus absolue, comme il le fut chez les Aztèques avant le premier Montézuma. Mais tandis que l'aristocratie, dans l'État mexicain, était humiliée et opprimée par l'autorité suzeraine, le Yucatan, vers la même époque, se débattait dans une lutte ana- logue , d'où l'élément contraire sortait vainqueur. Ce dernier fait n'est qu'une conjecture, assez vraisemblable toutefois dans le silence de l'histoire ; ce qui est bien certain , c'est l'existence de Mayapan et la destruction de cette capitale par la ligue des caciques rebelles, 70 ans environ avant l'arrivée des Espagnols. Le récit des anciens annalistes est ici confirmé par un témoignage matériel.

Il serait peut-être hors de propos d'entrer dans de plus longs développements sur la condition sociale des anciens habitants de la péninsule ; je me bornerai donc aux conclusions suivantes : c'est que la douceur des Mayas avant que leurs mœurs eussent été alté- rées par le contact des Aztèques, leurs vertus hospitalières, leurs égards pour la vieillesse, leur piété pour les morts *, attestent un profond respect pour les lois de la morale et une perception fort nette de ses principes. La croyance à l'immortalité de l'âme et à une juste répartition des récompenses et des peines, l'usage de se confesser publiquement dans les maladies et dans les grands dan- gers2, enfin une cérémonie remarquable par son analogie avec le

1 . Ils renfermaient dans des statues de bois creux les cendres de leurs parents , et pla- çaient ces simulacres parmi ceux de leurs dieux domestiques , usage bien curieux par sa ressemblance avec les pratiques de l'Egypte et surtout avec celles de l'Étrurie. Chez les Étrusques, l'effigie était enterre cuite; les sépultures de Clusium et de Corneto en offrent différents exemples.

2. Cette coutume avait son mauvais côté : « S'ils ne mouraient pas, dit Herrera, il en résultait de rudes querelles dans les ménages, »

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baptême, cérémonie qui n'a été observée qu'au Yucatan, et qui avait pour objet de purifier l'enfant de toute souillure morale et de le disposer au bien, suffisent pour réhabiliter une race que la politique, l'intérêt et des préjugés obstinés ont injustement con- damnée1,

La suite de cette histoire est bien connue; elle diffère peu, d'un bout de l'Amérique à l'autre, entre les diverses peuplades qui pendant trois siècles et demi ont vécu sous le joug du despotisme militaire et du fanatisme religieux. Mais à quoi bon consulter les écrits? on peut la lire sur le front des Indiens, que l'humilité a courbés; dans leurs regards craintifs, dans leur intelligence dont les rayons se sont obscurcis : astreints depuis la conquête de leur pays à une discipline à peu près uniforme, ils ne portent plus les cheveux longs, les pendants d'oreilles, la coiffure de plumes, et ces manteaux de coton fin qui distinguaient les classes supérieures. La danse, la musique, indices d'une vie libre et facile, sont des délassements qu'ils ne connaissent plus, ou s'ils exécutent par hasard quelques mélodies sur leurs instruments grossiers, ce sont des chants plaintifs, qui semblent pleurer les jours d'un bonheur éloigné et perdu 2.

C'est une opinion généralement admise au Yucatan, que les facultés intellectuelles des Indiens de nos jours, de ceux dont les ancêtres ont élevé les monuments de Palenque, d'Uxmal et de Ghichén-Itza, sont inférieures à celles des nègres. Mais qui recon- naîtrait dans les fellahs de la moderne Egypte les descendants du peuple sage qui nous communiqua les premiers éléments de la civilisation, ou dans les Maures^ barbares et fourbes, du Maroc les petits-fils de ces brillants Arabes qui introduisirent la chevalerie en Europe3? La condition actuelle des indigènes est le seul point que

1. La plupart de ces renseignements ont été puisés dans la IVe décade d'Herrera, 1. x, c. 4.

2. Voir la note G 2 dans le second volume.

3. On ne saurait nier que Tépée de Cortès n'ait anéanti une civilisation en voie de pro- gression. Sans doute, el e n'eût jamais fourni une carrière aussi brillante que la nôtre, mais elle pouvait se développer dans ses limites naturelles, sous une forme originale comme celle des Chinois, par exemple, ou des peuples de la Malaisie. Chez les divers ra-

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je veuille examiner : j'oublie ce qu'ils furent et ce qu'ils pouvaient être, pour les peindre, tels que je les ai rencontrés.

On ne peut attribuer qu'aux vues intéressées des premiers maîtres de l'Amérique, l'opinion qui s'est enracinée partout sur l'incapacité des indigènes. Comment expliquer en effet, après le tribut d'éloges et d'admiration qu'ils payèrent spontanément à la civilisation du Mexique, du Pérou et même du Yucatan, la flétrissure qu'ils impri- mèrent plus tard à des populations qui avaient fourni des preuves irrécusables de leur aptitude, en proclamant qu'elles étaient nées' pour la servitude, et en les ravalant au-dessous de l'humanité? C'est qu'une pareille sentence rendait l'oppression plus facile et semblait presque la justifier. L'influence de cette politique a con- tribué dans une mesure plus large à l'annihilation de la race améri- caine, que les violences de la conquête et le zèle aveugle des ordres religieux qui, pour combattre l'idolâtrie, anéantirent les monu- ments et l'histoire du pays.

Rendons justice cependant au gouvernement espagnol ; il ne négligea rien pour mettre un terme aux excès1; les ordonnances et le Code spécial émanés du conseil des Indes, les instructions réité- rées et les décrets du souverain, attestent une haute sollicitude, tou- jours-en lutte avec le mauvais vouloir des colons; malheureusement l'esprit qui dictait ces lois, destinées à de lointaines contrées, ne pré- sidait point à leur exécution ; empreintes d'ailleurs du préjugé fatal qui stigmatisait les Indiens, elles contribuèrent à creuser l'abîme qui sépare encore aujourd'hui les vainqueurs des vaincus. Tous les privilèges accordés à ceux-ci étaient autant de témoignages de leur

meaux de la race humaine, les facultés intellectuelles paraissent aussi variables que les caractères physiologiques sur lesquels on fonde leur classification ; la civilisation, qui n'est autre chose que le jeu et le développement de ces éléments, leur est subordonnée dans son expansion, comme le volume d'une sphère à la grandeur de son rayon.

1. Les conquérants ne faisaient point les choses à demi, car ils débutaient par le partage du sol et des habitants, (Lorenzana, Hist. de Nueva Espana, p. 319 en note.) On peut juger, en outre, par le récit d'un témoin oculaire qui visita la Nouvelle Espagne et le Guatemala au commencement du xvue siècle, du traitement que les colons infligeaient aux indigènes, cent ans après la conquête, en dépit des règlements , des lois et de tous les efforts de la couronne. Voy. Gage, A New survey ofthe West Indias, c. 19, p. 138 de la deuxième édition.

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infériorité : assimilés à des mineurs en matière civile, exempts du service militaire, mais assujettis à un travail forcé, soumis en outre à un tribut, à des punitions humiliantes, ils formaient dans l'État une classe sans nom, sans avenir et bientôt sans passé, comparable aux ilotes de Sparte. La législation coloniale alla plus loin encore ; en prohibant toute alliance légitime entre les deux races, elle scella la perpétuité de l'oppression. Jamais l'Indien ne s'est relevé de cet état d'avilissement auquel il a été voué pendant tant de généra- tions, et qui a fini par énerver les facultés viriles qu'il possédait au temps de la conquête. Habitué de longue date au mépris ou à la pitié, il se considère comme un être d'une espèce inférieure, et pour le réhabiliter à ses propres yeux, il faudrait une succession d'efforts aussi persévérants que la servitude a été prolongée1.

Ce fut après l'émancipation des colonies que l'on apprécia claire- ment les funestes effets de cette politique : on espérait y remédier, mais le mal était trop profond; l'État avait besoin de citoyens, on ne trouva que des esclaves. Chez une race douée d'une organisation médiocrement flexible, et d'une rare persévérance dans les habi- tudes et dans les mœurs, il était plus facile d'effacer des souvenirs que de substituer des idées nouvelles aux anciennes ; les indigènes se montrèrent rebelles à l'impulsion qu'on essaya de leur commu- niquer. Déjà, dans un mémoire qui remonte à 1811, la munici- palité de Guatemala avait appelé l'attention du gouvernement sur cette grave question, dont elle faisait dépendre la prospérité du pays; elle indiquait, entre autres moyens de régénération morale, l'abrogation des punitions corporelles, qui dégradent l'homme, et la suppression des débits de spiritueux, dont l'usage immodéré l'abrutit. Les Indiens, dans cette note, sont peints sous des couleurs extrêmement favorables; mais ils furent peu sensibles à cette solli- citude tardive, car leur première démarche, à l'avènement du pré-

1. J'emprunte aux Espagnols leur propre aveu : « Le mépris dont ils sont l'objet vient de l'opinion. Déclarez tant que vous voudrez que l'Indien a une àme raisonnable, l'Espagnol l'entend et ne contredit pas ; mais dans son for intérieur il garde sa conviction et la trans- met à son fils, si ce n'est par ses paroles, au moins par ses actes et son exemple. » Gazeta de Guatemala y 1846.

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sident Carrera , eut pour objet de réclamer le rétablissement de la bastonnade.

Telle était la triste condition des anciens possesseurs du sol , lorsque les colonies espagnoles rompirent le lien héréditaire qui les attachait à la mère patrie. Au cri de liberté qui retentit d'un bout de l'Amérique à l'autre, et dans l'enivrement du premier succès, les chaînes tombèrent, les castes s'effacèrent, les privilèges furent abolis, enfin les droits de l'homme, proclamés par la révolution française, devinrent la base d'un nouvel édifice social, composé des éléments les plus hétérogènes. Voilà donc les Indiens au niveau de leurs anciens maîtres et jouissant d'une indépendance que leurs ancêtres n'avaient pas même connue sous la domination des caciques; des hommes ignorants, abrutis, dégradés par une longue servitude, furent honorés du titre de citoyens, et la loi fondamentale de l'État les appela à en exercer les droits. Mais cette émancipation, à laquelle ils n'avaient été préparés, ni par les leçons, ni par les exem- ples de leurs pères, bien loin de tourner à l'avantage du pays, devint la source d'un grave préjudice. Incapables de comprendre et d'apprécier une situation aussi nouvelle, les indigènes n'ont été sensibles qu'au relâchement immédiat de leurs liens et à l'exoné- ration de toute espèce de prestation et de tribut; aucun sentiment généreux, aucun germe d'émulation, d'ambition, de progrès, ne se sont révélés parmi eux; dégagés d'une tutèle qui leur était trop nécessaire, ils se sont abandonnés sans mesure à la paresse, à l'ivro- gnerie, et lorsqu'ils ont été sommés de remplir leurs obligations, ils ont déchiré le contrat en résistant ouvertement ou en retournant à la vie des forêts. On vit ainsi dépérir des villages qui étaient populeux et florissants sous l'administration coloniale; la culture diminua, la disette se fit sentir, les abris que la prévoyance du gouvernement entretenait pour les voyageurs tombèrent partout en ruine; les voies publiques se dégradèrent, les écoles cessèrent d'être fréquentées, la guerre civile même s'alluma, sans que la légis- lation nouvelle fût armée de moyens suffisants pour rétablir l'an- cien équilibre.

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On peut excuser, dans une certaine mesure, la rigueur oppressive des anciens maîtres du Nouveau Monde ; quoiqu'elle blesse aujour- d'hui tous nos instincts et tous nos sentiments, elle appartient bien moins à une nation qu'à une époque l'erreur religieuse était un crime impardonnable 1. D'ailleurs on ne peut refuser au gouverne- ment espagnol de s'être préoccupé sérieusement et même incessam- ment du bien-être et de la sécurité des Indiens. Vers la fin du règne de Charles-Quint, leur condition malheureuse fut l'objet d'une nou- velle enquête; on chercha avec une noble émulation dans le conseil et à la cour un remède propre à cicatriser leurs blessures ; enfin un code de lois, las nuevas leyes, fut promulgué dans le but avoué de briser définitivement leurs fers. Les résultats de cette politique réparatrice sont appréciables aujourd'hui, malgré tous les obstacles que lui suscita la cupidité des colons; à côté de la postérité des conquérants a crû et multiplié celle des aborigènes, qui, au Pérou, forme le quart de la population , le tiers au Mexique, et les quatre cinquièmes dans les États de l'Amérique Centrale. Les Anglais, au contraire, par leur froid égoïsme et leurs calculs impitoyables, ont justement mérité le blâme de la postérité 2. Jamais ils ne prirent le souci d'élever et de gouverner les Indiens ; jamais ils n'eurent l'idée de les initier par degrés aux bienfaits de la civilisation ni de leur garantir, par quelques lois spéciales, la protection dont leur faiblesse avait besoin ; l'unique objet qu'ils se proposèrent fut de s'approprier le sol et d'en chasser les anciens maîtres au fur et à mesure de leurs progrès. Quelquefois ces usurpations furent colo- rées par des transactions illusoires dont la faim était le mobile,

1. Il va sans dire que je fais allusion au système du gouvernement espagnol, et nulle- ment aux actes de cruauté que les mœurs d'aucun temps ne sauraient justifier.

2. Ils ne sont pas plus que les Espagnols à Tabri du reproche de cruauté; seulement, comme le théâtre était moins brillant et moins vaste, les faits ont eu moins de retentisse- ment. Dans la guerre, par exemple, qu'ils firent au roi Philippe, sachent des Pakanoketts, 7,000 Indiens furent exterminés dans une seule rencontre, et les restes de la tribu exportés et vendus comme esclaves. Plus inhumain cent fois que le clergé mexicain, celui de la Nouvelle Angleterre déclara dans cette circonstance que les fils des rebelles devaient par- tager le sort de leurs pères et être mis à mort. Ces faits se passaient au commencement du xvne siècle.

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et dont le prix fut du poison i. C'est ainsi que de vastes pro- vinces n'ont coûté à leurs possesseurs qu'une bagatelle insigni- fiante 2. Enfin , à l'époque de leurs discordes civiles, ils abusèrent de la simplicité de cette race innocente pour en faire un instrument politique, qui fut anéanti par la jeune république américaine. Ajou- tons, pour être justes, que si la France, dans ses rapports avec les indigènes, n'a montré ni la môme cruauté ni la même convoitise, elle n'est pas néanmoins à l'abri de tout reproche, et mérite particu- lièrement le dernier.

La confédération de l'Union a procédé avec moins de violence dans l'origine, mais autant d'inhumanité, en poursuivant philoso- phiquement, sans blesser les formes extérieures de la justice, la destruction des possesseurs du sol 3. Sans doute, il s'est rencontré des hommes généreux qui ont élevé de temps en temps la voix en faveur des Indiens ; le gouvernement s'est ému lui-même de leur décroissance rapide , et il a manifesté quelque sollicitude à leur égard, soit en prohibant le commerce des spiritueux, soit en interve- nant comme médiateur dans leurs querelles, et même en consacrant des fonds à l'entretien de missionnaires qui se sont évertués à les convertir; en un mot, il a repris, dans une mesure restreinte, l'œuvre que les Espagnols accomplissaient il y a trois siècles. D'ailleurs il a fait étudier divers projets qui ont pour but de régé- nérer la race indigène et de lui préparer un rôle dans une société

1. L'usage des liqueurs fermentées, suivant un dicton de l'Amérique du Nord, « fait fondre les Indiens, comme la neige fond au soleil. »

2. Le territoire situé le long de la rivière Rouge, par exemple, comprenant 177 milles carrés ou environ 30 millions d'hectares, n'a coûté aux acquéreurs que les frais du contrat. Voyez les curieux documents publiés par Cadwallader Colden, dans l'ouvrage intitulé : The history ofthe five nations of Canada. London, 1750.

3. Il s'en faut néanmoins que cette république soit pure du sang indigène. Dans la guerre qu'elle fit aux six nations, en 1779, 40 villages indiens furent détruits, dans un seul district, et les habitants furent pourchassés comme des bêtes fauves, jusqu'à ce qu'il ne restât pas une maison, pas un arbre fruitier, pas un épi, pas un homme enfin dans tout le pays. Telles étaient les instructions formelles du général Washington. W. Stone, Histoire des races aborigènes de l'Amérique du Nord.

Le voyageur Stephens a donc mauvaise grâce lorsqu'il s'indigne en termes magnifiques contre les conquérants du Yucatan, qui étaient en arrière de deux siècles et demi sur ses compatriotes. Stephens Travers, t. II, c. 24, p. 447.

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civilisée. Mais ces froides théories et ces efforts mesquins ne res- susciteront pas un peuple qui n'est plus; d'autant moins que la cir- conspection politique du gouvernement américain ne lui permet d'avancer qu'avec une extrême réserve dans cette voie de répara- tion tardive.

Aujourd'hui les débris de la famille indienne, repoussés vers les limites extrêmes du territoire, poursuivent dans l'Amérique du Nord cette existence précaire et misérable que l'imagination d'un écri- vain national a revêtue de couleurs romanesques ; je n'ai pas à m'en occuper davantage : les appréciations qui vont suivre s'appliquent exclusivement aux peuplades de l'Amérique Centrale parmi les- quelles j'ai voyagé, et que j'ai observées de mes yeux.

Dans un pays l'homme n'a jamais eu que des besoins bornés, la fertilité du sol favorise son indolence, la difficulté des communications, le condamnant à l'isolement, lui apprend à se passer d' autrui, il est bien difficile de lui faire échanger son indé- pendance contre la perspective d'un sort meilleur, car les bénéfices de la civilisation ne lui paraîtront pas une compensation suffisante de la contrainte et des restrictions qu'elle impose.

L'Indien de l'Amérique Centrale vit dans ces conditions sur la majeure partie du territoire, et particulièrement dans la région brû- lante que l'on nomme Tierra caliente; c'est lui qui coupe, trans- porte et met en œuvre les matériaux de sa chaumière ; il cultive ou recueille dans les bois les végétaux dont il se nourrit ; son mobilier et ses vêtements sont également l'œuvre de ses mains; l'expérience de ses pères, dont il a hérité, lui apprend à pourvoir aux nécessités de la santé comme à celles de la maladie, et à tirer parti des ressources variées que lui offre le domaine de la nature sauvage : ces connaissances lui suffisent, et il n'aspire nullement à les . étendre. Peu soucieux du passé comme de l'avenir, le teipps n'a pas de prix pour lui; il considère le repos des sens et de l'esprit pomme le suprême bonheur. De vagues idées de fatalisme four- nissent une excuse à son indolence et l'affermissent dans ses revers ; il supporte stoïquement l'altération de sa santé et la mauvaise for-

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tune; la mort même, lorsqu'elle se présente, le trouve presque toujours préparé : « L'heure est venue, dit-il , je ne puis éviter le sort qui a présidé à ma naissance ; » ou bien : « Je vais me reposer, mon travail est accompli. » Sans doute , il est soutenu dans cette dernière épreuve par des croyances qui ont survécu à la persécu- tion monastique, car je doute qu'il emprunte sa résignation au christianisme et à la lumière que répandent les dogmes de la foi sur le grand mystère du tombeau. La conversion des indigènes, il faut bien en convenir, est plus apparente que solide; elle se réduit, aujourd'hui comme au temps passé, à l'abandon ostensible de leur idolâtrie : ils reçoivent* sans doute le baptême, sollicitent le sacre- ment du mariage, et se montrent assidus aux offices quand l'église n'est pas éloignée, mais ces démonstrations extérieures, qui suffi- saient aux ardents missionnaires, n'ont ni valeur ni portée, si le christianisme consiste dans l'initiation de l'esprit humain aux vérités de la révélation et aux principes de la plus pure morale. Ce serait une étrange illusion que d'espérer une autre moisson quand le terrain n'a été préparé par aucune espèce de culture i.

La mère indienne , en berçant son enfant , lui transmet mille superstitions puériles qu'elle a sucées elle-même avec le lait, et elle imprime à sa jeune intelligence le cachet de sa propre crédu- lité : c'est un être mystérieux et habillé de rouge qui siffle dans la forêt pour égarer le voyageur ; ce sont des esprits invisibles qui hantent les ruines des vieux édifices, des enchanteurs errant dans la campagne sous la forme de bêtes fauves, etc. Elle lui apprend que certains hommes méchants confient au vent des poisons invi- sibles qui frappent leurs ennemis de mort ou de folie2; pour le préserver du danger, elle lui attache au bras un amulette3. Que lui dit-elle de l'Être suprême, de l'âme immortelle, du mystère de

1. Voyez, sur l'instruction religieuse des Indiens à Fépoque; florissaient les ordres monastiques, l'opinion d'un missionnaire catholique. Gage, New survey, etc., c. 19, p. 149,

2. J'ai trouvé ces superstitions établies dans le haut Tabasco; je ne prétends pas les généraliser, mais elles sont remplacées ailleurs par des croyances équivalentes.

3. C'est un bel insecte de la tribu des mélasomes {Zopherus Moreleti, Lucas), dont les téguments coriaces se conservent longtemps sans altération.

204 CHAPITRE VIII.

l'avenir? On n'en sait rien, car une longue tyrannie religieuse a appris à cette race faible, mais obstinée, à dissimuler profondément ses croyances. Elle lui inspire pour les hommes blancs un sentiment de méfiance craintive, mais elle lui communique en même temps cette soumission passive qui a sa source dans la conscience de leur supériorité. Tout porte à croire qu'elle fait aussi pénétrer dans sa jeune intelligence quelques rayons des traditions antiques et qu'elle murmure à son oreille des noms que l'on croit oubliés. Il est certain que rien n'a pu effacer de l'esprit des indigènes le sou- venir injurieux de la conquête ; ils ont perdu le fil des événements, mais ils conservent la mémoire de l'antériorité de leurs droits.

De dix à douze ans, on met un machete1 entre les mains du jeune Indien, un fardeau léger sur ses épaules, et il accompagne son père dans ses excursions et ses voyages. Celui-ci lui apprend à s'orienter dans la forêt et à reconnaître sa route aux plus légers indices, à prévenir d'un œil vigilant l'atteinte des reptiles veni- meux , à recueillir le miel des abeilles sauvages, à manier un aviron si le fleuve est prochain; il lui montre les lianes qui ont la propriété d'endormir le poisson, celles qui sont utiles par leur flexibilité ou qui fournissent de l'eau au voyageur altéré ; le lecce Maria, baume précieux pour la guérison des blessures; le guaco aux feuilles d'un vert pourpré, qui paralyse la morsure des serpents; il le conduit dans les lieux écartés croît le cacao, etc. C'est ainsi que l'enfant s'accoutume à trouver ses ressources en lui-même et qu'il se façonne à cette vie d'indépendance et d'aventure qui exerce plus tard un charme irrésistible sur lui.

Le jeune Indien, à dix-sept ou dix-huit ans, est en état de pour- voir à tous les besoins de son existence ; à l'aide du feu et du machete, il se ménage un espace libre dans la forêt, défriche le sol, sème un champ de maïs, construit à proximité une chaumière, et cherche bientôt une compagne, s'il n'a pas été fiancé dès sa première enfance. Il n'est point vrai, comme on l'a prétendu, qu'un pareil choix lui

i . Couteau de chasse, dont on se sert principalement pour se frayer une route dans les bois.

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soit indifférent, et qu'il ne se préoccupe ni de l'âge, ni des traits, ni des qualités de celle qu'il veut associer à son sort. Sans doute la passion de l'amour n'est pas comprise, au milieu des forêts du Nou- veau Monde, dans le sens moral que nous attachons à ce mot ; en Europe même , la classe qui vit du travail de ses bras envisage surtout l'association conjugale au point de vue de l'assistance mu- tuelle que doivent se prêter les époux; mais l'attraction dont le germe est universel, n'en produit pas moins ses effets, qui se tradui- sent chez l'homme par des soins inaccoutumés et chez la jeune fille par d'innocentes coquetteries. On ne voit ces symptômes dispa- raître que chez les peuplades grossières la force physique est exclusivement honorée, et la femme occupe une place infime et méprisée dans la société. Telle fut sa condition chez les tribus sau- vages de l'Amérique du Nord; mais elle jouissait déjà d'égards et de considération dans l'ancien État mexicain, et le portrait qu'Her- rera nous a laissé de celles du Yucatan, fait présumer que les Mayas ne rejetaient pas absolument dans l'ombre la faiblesse, la délicatesse et l'influence morale de l'autre sexe i.

L'Indien montre pour ses foyers un attachement très-remarquable et que l'on s'explique aisément : sa chaumière est un asile il jouit, environné des siens, d'une autorité incontestée qui le dédom- mage du mépris et de la supériorité des blancs. Là, rien ne trouble sa sécurité, ne contrarie ses goûts, ne gêne ses habitudes : la sou- mission et le dévouement de sa compagne sont absolus; ses enfants le respectent et l'écoutent avec docilité; il leur témoigne lui-même de l'affection, surtout dans leur bas âge, s'en occupe et leur donne des soins jusqu'à l'époque ces liens mutuels s'affaiblissent par l'émancipation. L'amour de la patrie et les vertus civiques sont rem- placés depuis longtemps chez cette race déshéritée par un sentiment unique, mais profond, celui de la famille.

La sobriété des indigènes a été comparée par les Espagnols eux- mêmes à un jeûne rigide et perpétuel; des haricots grossièrement

1. Herrera, Dec. TV, 1. x, c.

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apprêtés, dès tortillas de maïs, quelques bananes, des piments crus pour assaisonnement et de l'eau pour boisson, telle est leur nourri- ture habituelle (F); la chair de bœuf découpée par lanières et se- chée au soleil, celle de porc dans les grandes occasions, les œufs, le chocolat, les bourgeons de palmier et un petit nombre de fruits ou de racines, complètent à peu près l'ensemble de leurs ressources alimentaires; mais il faut bien le confesser, leur sobriété n'est qu'une vertu négative, née de la nécessité et prête à succomber à la première occasion.

L'Indien n'est point prodigue de ses épargnes; aucune priva- tion ne lui paraît trop dure pour les garder intactes, aucune séduction ne le fait chanceler; il vit misérablement à côté de son trésor, emportant souvent dans la tombe le secret d'un dépôt que ses enfants ont ignoré: c'est ainsi qu'une certaine quantité de numéraire disparaît pour toujours de la circulation et retourne au sein de la terre. Son avarice est inintelligente ; entre un impôt léger et une prestation onéreuse, il choisira sans hésiter le tra- vail ; mais il a de la probité et il se fait un point d'honneur de remplir fidèlement ses engagements envers l'homme dont il reçoit un salaire et qu'il nomme son maître : à cet égard, on le prendrait difficilement en défaut, au moins tant qu'il demeure à jeun. Du despotisme des caciques il est tombé sous le joug espagnol, et sa nature s'est identifiée avec la domesticité, aujourd'hui même, la constitution du pays est basée sur l'égalité, ses rapports avec les blancs n'ont pas changé de caractère ; il les envisage avec cette méfiance instinctive de la faiblesse qui se sent à la disposition de la force. Jamais on ne l'entend parler de ses enfants, de sa famille, de ses intérêts les plus chers. Il ne discutera pas avec vous, quoi- qu'il soit obstiné dans ses idées, mais il formulera son opinion avec une réserve prudente, ou la mettra en harmonie avec celle de son interlocuteur; dès lors il n'est pas difficile de le prendre en contra- diction avec lui-même , sans parvenir cependant à pénétrer le secret qu'il veut garder. Telssont les résultats d'une longue et douloureuse servitude.

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L'appareil de la sensibilité est comparable à certains instruments de musique ; lorsqu'il est rarement exercé, les objets extérieurs ne lui communiquent qu'un faible ébranlement. Chez les Indiens, la somme des peines est donc limitée comme celle des jouissances ; ils ne ressentent ni les unes ni les autres avec beaucoup de vivacité ; le sommeil de leur intelligence leur procure d'ailleurs un bénéfice, celui de ne pas connaître l'ennui : on les voit, oisifs et silencieux, supporter le poids des heures avec une incroyable facilité, mais s'il survient un compagnon, ils s'animeront et déploieront une loquacité singulière. On ne sait comment concilier l'abondance, qui leur est naturelle; avec le cercle restreint de leurs idées. C'était pour moi un sujet d'étonnement toujours nouveau, lorsque je voyageais avec des guides indigènes, que le flux de paroles qu'ils épanchaient entre eux avec des rires immodérés , pendant une partie de la nuit. J'aurais donné beaucoup pour connaître le sens de ces propos, et pour pouvoir juger du caractère plaisant de leur esprit; mais igno- rant leur langue et n'ayant nulle envie de l'apprendre, je n'ai point joui de cette satisfaction.

Le gouvernement du Yucatan n'a pas trouvé de meilleur expé- dient pour combattre la paresse et l'imprévoyance des indigènes, que d'exiger, par une dérogation au principe fondamental de l'État, que chaque père de famille cultivât et ensemençât annuellement 60 metkates de maïs1. Les alcades des différents partidos veillent à l'exécution de cette prescription et transmettent à l'autorité supé- rieure les résultats de leur recensement annuel. Ceux qui contre- viennent à la loi sont condamnés à des prestations en nature qu'ils effectuent sur les chemins publics ; mais il existe un autre moyen de tirer parti des Indiens, qui dérive de l'ancienne législation colo- niale [mita) et qui perpétue sous une forme moins violente les énormités du temps passé : tout homme de couleur ayant une dette dont il ne peut se libérer, est obligé de l'acquitter par son travail et devient jusqu'au remboursement l'esclave de son créan-

1. Le metkate = 24 varas = environ 20 mètres carrés. 60 metkates font à peu près 12 ares.

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cier, qui s'indemnise de ses avances par les services qu'il en reçoit, et jouit même du droit de le vendre ou de le mettre en location. Le seul adoucissement que la loi accorde au débiteur, c'est de pou- voir changer de maître lorsqu'il est mécontent, pourvu qu'il en trouve un autre disposé à solder son débet. Celui-ci ne néglige pas de lui faire contracter de nouvelles obligations, lesquelles s' ajoutant successivement au compte des années précédentes, rendent bientôt sa libération impossible. C'est ainsi qu'une race imprévoyante, qui proportionne habituellement son labeur à la mesure de ses besoins journaliers et cède facilement à l'attrait du crédit, tombe dans un piège tendu à sa simplicité et se trouve fatalement réduite à une servitude perpétuelle. Dans certaines localités, comme la Palizada et le bas Tabasco, les quatre cinquièmes de la population indigène végètent dans ces conditions misérables. Les capitaux ainsi placés à fonds perdus rapportent de gros bénéfices, surtout aux industriels qui exploitent le bois de Campêche; mais l'institution ne saurait être trop sévèrement jugée, car elle fournit à des hommes avides et sans principes des moyens d'oppression dont ils font le plus dé- testable usage : les avances , les caresses qu'ils prodiguent aux Indiens, ne sont qu'une amorce trompeuse pour les entraîner dans un piège dont ils ne voient pas le danger. Le sentiment de la famille, principale vertu de cette race, est ainsi détruit pour toujours; les jeunes gens engagés dans une voie aussi funeste, renoncent géné- ralement au mariage : comment songeraient- ils à associer une compagne à leur triste destinée? Libres de tous liens et de toute affection, ils continuent à escompter leur avenir et contractent le goût d'une existence vagabonde qui favorise le dérèglement de leurs mœurs.

Les détails qu'on vient de lire s'appliquent d'une manière spéciale à l'Indien de l'Amérique Centrale qui habite le climat énervant de la Tierra'caliente; on trouvera des mœurs différentes sur les hauts plateaux de la Cordillère guatémalienne , désignés particulièrement sous le nom de los Altos. Là, sous un ciel moins doux, mais plus favorable à l'exercice des facultés physiques, se perpétuent les des-

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cendahts des anciens Kachiquels, race active et courageuse, dont la tête ne grisonne jamais, et qui sait trouver dans le travail non- seulement le pain de chaque jour, mais une augmentation pro- gressive de bien-être1; là, de vastes cultures succédant aux forêts, attestent, sur un sol moins heureusement doué, les efforts d'une industrie persévérante. L'intervention du gouvernement n'est ici nullement nécessaire pour stimuler la production; de nombreux métiers occupent la population sédentaire, et alimentent d'étoffes de laine et de coton les marchés de l'Amérique Centrale ; maçons, tailleurs de pierres, fabricants de briques et de poterie, ces Indiens construisent pour leur usage des habitations confortables et ne sont point étrangers aux autres jouissances matérielles qui deviennent la récompense de leur labeur. Mieux vêtus que les autres indigènes, on les reconnaît aisément aux traits plus mâles de leur visage, à leur barbe mieux fournie, à leur démarche enfin, plus fière et plus indépendante; bien loin d'avoir déchu depuis l'émancipation du pays, leur importance s'est accrue dans l'État, sous l'influence d'une liberté dont ils ont su comprendre l'usage.

Je résume par un petit nombre de considérations cet aperçu, qui trouvera son complément dans la suite de mon voyage. On a vu le gouvernement espagnol, inspiré par une politique réparatrice, tendre la main aux malheureux Indiens, et protéger leur existence contre l'avidité violente des colonies ; sous l'influence des lois nou- velles qui garantissaient aux vaincus une faible liberté, ils conti- nuèrent à multiplier avec la race des conquérants ; mais réduits aux éléments de la civilisation, étrangers au mouvement des inté- rêts publics, relégués dans une sphère obscure et méprisée, ils ne constituaient dans l'État qu'une caste infime, sans autres liens avec les véritables citoyens que ceux d'une demi -servitude; puis tout à coup une révolution inattendue, modifiant profondément leur

i. Ces Indiens seraient d'origine toltèque, si Ton en croit un auteur national. Voy. la relation d'Ixtlilxochhitl, p. 145, dans Ternaux Compans, Recueil de pièces relatives à l'his- toire de l'Amérique. Les traits spéciaux qui les distinguent n'avaient pas échappé aux con- quérants. Voy. dans Ramusio la lettre d'Alvarado à Cortès, t. III, p. 247, édit. de Venise. I. 44

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condition sociale, est venue combler l'abîme qui les séparait de leurs maîtres. Quelles seront les conséquences d'une semblable transformation dans l'Amérique Centrale, cette population, dont le chiffre est redoutable, nourrit toujours une animosité secrète contre ses anciens oppresseurs? comment remédier à la généreuse imprudence qui a brisé ses fers sans ménagement et sans pré- paration ?

En considérant cette dernière question au point de vue du danger qui menace l'harmonie sociale, on ne voit que deux partis à prendre : ou ramener les Indiens à la condition subalterne qui était leur partage sous l'ancienne administration coloniale; ou s'efforcer de les éclairer, de les rallier au corps politique, en d'autres termes, d'identifier leurs sentiments et leurs intérêts à ceux de la race espa- gnole. Le premier moyen n'appartient plus à notre temps ni à nos mœurs ; le second est plein de difficultés : d'abord, un obstacle moral qui a ses racines dans les préjugés nationaux ; puis , un obstacle matériel résultant, surtout au Guatemala, de la configu- ration du pays. Le gouvernement est-il doué d'une volonté assez persévérante et jouit-il de la stabilité nécessaire pour entreprendre d'effacer toute inégalité sociale en faisant passer dans les mœurs les dispositions libérales du Code? possède-t-il des ressources suf- fisantes pour aplanir la cordillère, c'est-à-dire pour doter la con- trée de bonnes voies de circulation? 11 est permis d'en douter. Ce n'est qu'à ce prix cependant que les deux races marcheront à l'assi- milation et que la menace permanente qui naît de leur isolement s'évanouira. En attendant, la vitalité du pays s'épuisera en per- turbations et en luttes intestines, jusqu'à ce que, l'équilibre étant décidément rompu, le triomphe reste aux mains de la race pré- pondérante. Or, si les Espagnols dominent par leur intelligence et par la variété de leurs ressources, les Indiens l'emportent infini- ment sur eux par le chiffre de leur population, et nous ne sommes plus au temps la détonation d'une arquebuse mettait leurs armées en déroute.

N'a-t-on pas vu le Yucatan désolé récemment par une guerre

LES INDIENS. 2H

d'extermination faillit s'abîmer l'élément européen ? Le Guate- mala n'a-t-il pas été ravagé et conquis par les bandes indiennes de Carrera? Comment donc se résoudra cette situation critique? On n'oserait le conjecturer; mais on peut affirmer qu'un État placé dans des conditions si anormales, si aléatoires, ne saurait s'élever à un haut degré de prospérité.

CHAPITRE IX

LES LAGUNES

Le golfe du Mexique, cette Méditerranée du Nouveau Monde, est exposé pendant six mois de l'année, depuis l'équinoxc d'automne

jusqu'à celui du printemps, à de violentes tempêtes; si la mer, dans

cet intervalle, présente quelques dangers, la côte en revanche est parfaitement solubre. Mais aussitôt, que les vents du nord ont cessé de souiller, 1c soleil, dans la plénitude de sa force, commence à embraser la terre; bientôt les premières pluies viennent activer la fermentation générale; des mélanges gazeux plus ou moins délétères se dégagent du sol, surtout dans le voisinage des forets; un poison

244 CHAPITRE IX

invisible circule dans l'atmosphère : quelles que soient la pureté du ciel et la magnificence de la campagne, l'étranger doit fuir ces rivages dangereux, jusqu'à ce que les vents froids, qui descendent de la baie d'Hudson, aient balayé les miasmes dont ils sont im- prégnés.

Les communications entre les différents points de la côte espa- gnole baignés par cette mer intérieure, sont peu actives et fort irrégulières, même dans la belle saison ; elles roulent sur un cabo- tage hasardeux qui, de cap en cap et d'abri en abri, conduit le navigateur à sa destination par une ligne maintes fois brisée. Les petits bâtiments gréés pour cet usage ont conservé le nom indien de canoas; rarement pontés, ils portent deux voiles latines et jau- gent au plus, de 30 à 40 tonneaux. Les cayucos sont de simples pirogues faites d'un tronc d'arbre, et employées sur les rivières1, La marine du pays se réduit à ces frêles embarcations qui, malgré la circonspection habituelle de leur marche, sont loin de présenter toutes les garanties de sécurité désirables ; il est rare qu'elles pren- nent la mer quand le temps est douteux, et lorsqu'elles sont sur- prises par la tempête, on les voit fuir comme des mouettes effarées et chercher leur salut à l'embouchure des fleuves, ou au fond des petites baies que la nature a distribuées parcimonieusement sur la côte. On peut ainsi faire escale depuis la Pointe des salines, à l'extrémité orientale du Yucatan, jusqu'au port de la Vera Cruz; par Sisal, Campêche, Champoton, Carmen, Tabasco, Guazacoalcos et Àlvarado ; ces voyages sont rarement des parties de plaisir.

Morin, qui surveillait les mouvements du port, avait arrêté notre passage sur un de ces petits bâtiments, prêt à faire voile pour la Lagune et pour l'île de Carmen. J'eusse préféré la voie de l'intérieur, qui m'eût offert un intérêt plus vif; mais je craignais de perdre un temps précieux au début de mon voyage, car la marche est excessi-

1. Les bois dont on se sert le plus ordinairement sont ceux de cedrela, d'acajou et de ceïba. Je signale, en passant, l'analogie des deux mots cayuco et cayeq qui ont la même signification , et qui appartiennent , le premier à la langue maya , le second à la langue turque

LES LAGUNES. 215

vement laborieuse dans cette partie déserte de la contrée; nous nous exposions d'ailleurs, en nous y engageant, à demeurer long- temps prisonniers, faute de moyens de transport, sur le rivage de la Lagune. Je me décidai donc pour la voie maritime.

Le ciel se couvrit dans la matinée de notre départ, et Morin pré- tendit, d'après certains indices, que nous aurions un coup de vent. Je remarquai moi-même, en me rendant à bord, que l'horizon était fort assombri ; cependant les embarcations sortaient du port comme d'habitude, favorisées par une brise du nord-est qui ridait la surface des eaux, rarement agitées devant Campêche, grâce au banc qui amortit la lame. Notre navigation débuta sous de fâcheux auspices, car en virant de bord nous échouâmes sur le sable. Il nous fallut une heure pour nous remettre à flot et pour prendre le large. C4ette petite scène divertissait un groupe de spectateurs, composé de quel- ques personnes de ma connaissance qui, depuis le môle elles étaient arrêtées , me souhaitaient joyeusement un bon voyage : je venais de leur serrer la main et de leur dire un long adieu, dans une disposition d'esprit bien différente; quoique nos relations eussent une date récente, il me semblait, en me séparant d'eux pour ren- trer dans mon isolement, que je perdais d'anciens amis.

Nous croisâmes jusqu'à huit heures du soir à quelques encablures de terre, en attendant le curé de Carmen, qui avait pris passage sur notre canoa; la nuit était obscure, le vent avait fraîchi; des gouttes de pluie tombaient par intervalle, symptôme d'assez mau- vais augure en cette saison. Au milieu des imprécations de l'équipage que ce genre de manœuvre commençait à impatienter et qui, sans respect pour la robe ecclésiastique, donnait au diable celui qui la portait, je me laissai glisser tout doucement dans la cale et m'ac- commodant de mon mieux entre deux sacs de riz, je fis tous mes efforts pour m'endormir. La chaleur était suffocante; baigné de sueur et respirant à peine, je sentais mon cœur défaillir dans cette atmosphère méphitique, tandis que mille insectes inconnus bourdon- naient ou frémissaient autour de moi : c'était un noviciat pénible, mais il fallait bien le subir. Au bout d'un certain temps, il me

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sembla qu'on hélait depuis notre bord ; il se fit un mouvement sur le pont : le tumulte cessa ; je sentis virer le bâtiment, qui s'inclina sur le flanc opposé; la lame brisait avec violence et les membrures cra- quaient comme si leur assemblage eût été prêt à éclater. Ce départ, je l'avoue, me semblait un peu hasardé, et l'état de la mer, que je jugeais fort agitée, ne me permettait guère de goûter le sommeil. Ce- pendant le vent parut se calmer ; le roulis diminua, le bruit des vagues devint un clapotis insignifiant, je m'endormis. Au point du jour, je fus réveillé- brusquement par une voix rude qui retentit à mon oreille : « Scnor, vous plairait-il d'aller à terre? » Je secouai les derniers songes du matin, et me frottant les yeux, je reconnus le. patron de la barque : « Serions-nous arrivés, Don Felipe? » demandai-je; et sans attendre sa réponse, j'escaladai les sacs de riz et me hissai sur le pont. Quel ne fut pas mon étonnement, quand je vis en face de moi le môle, les murs crénelés, enfin les clochers de Campêche ! Je me tournai vers le marin sans articuler une syllabe; mais ma physionomie en disait probablement assez, car il s'écria joyeuse- ment comme pour me consoler : « Nous sommes mieux ici, Senor, que sur les rochers du Morro. » J'étais naturellement de son avis, mais à peine voulus-je en convenir. En débarquant, je trouvai sur le môle les amis qui m'avaient accompagné la veille ; ils me reçurent avec une explosion de gaieté que je fus obligé de partager. Le mau- vais temps dura trois jours; c'était le dernier souffle des vents du nord; la nappe azurée du golfe, dont l'équilibre est à peine rompu par l'action des marées, allait s'endormir pour six mois, tandis que le soleil franchissait l'équateur et s'avançait vers le tropique.

Lorsque nous reprîmes la mer, le ciel était empreint d'un carac- tère de sérénité durable; la température s'était rafraîchie, et l'équipage manifestait bruyamment sa satisfaction, sous l'influence du beau temps, qui jamais n'est mieux assuré qu'après l'orage. Le coup d'œil dont nous jouissions était enchanteur; les éminences boisées qui dominaient la ville, les bosquets de cocotiers, la cam- pagne parsemée de maisonnettes et noyée dans la vapeur harmo- nieuse du matin, composaient une scène tropicale d'une suavité et

LES LAGUNES. 247

d'une finesse de tons incomparables ; tous les pêcheurs des alen- tours avaient profité de la renaissance du calme pour donner la chasse aux requins, et mille petites voiles lumineuses étincelaient sur l'azur du golfe, comme des étoiles au firmament.

La côte, jusqu'au village de Champoton, éloigné de 14 lieues, présente une succession de collines boisées dont la base est hérissée de rochers. Le plus redouté de ces écueils est le Morro : « Ici, me dit le patron de la barque en désignant les parages voisins, les bâtiments se perdent, il est vrai, mais l'équipage se tire quelque- fois d'affaire; là-bas, ajouta -t-il en indiquant du doigt la masse bleuâtre du Morro, il n'y a point de salut à espérer. » J'examinais avec curiosité ce cap dont nous approchions rapidement, et qui plonge par une triple ramification dans la mer : c'était un morne grisâtre, d'un aspect sinistre, pelé comme la tête d'un vautour ; on distinguait les assises parallèles du rocher, interrompues par de larges crevasses ou par des cavités irrégulières ; la base, battue par le ressac, disparaissait de temps en temps sous une nappe éblouis- sante d'écume1. Une végétation sombre et vigoureuse envahissant les gorges adjacentes, contrastait avec la nudité des hauteurs. Au delà, la côte décrit un arc assez profond et forme une baie bordée d'une grève sablonneuse blanchissent quelques maisonnettes; 'est la rade du Ceïba, refuge des navigateurs surpris par le mauvais mps dans ces parages.

Notre voyage en était là, quand on servit le déjeuner : du biscuit, ^requin assaisonné d'un filet de vinaigre, de l'eau claire, un petit vte de rhum et un cigare pour activer la digestion; tel était For-- diire de l'équipage et tel fut le nôtre pendant la traversée. Les voyeurs plus délicats auront raison de prendre leurs mesures , lorsqis s'embarqueront avec les caboteurs du golfe; la chère que l'on v, à leur bord mérite à juste titre d'être appelée primitive : un iïh» piat réunit les matelots et les passagers; le fragment d'un biscuit^ £ chacun d'assiette, et grâce à la nature qui a pourvu à

1. Cet e^ egt probablement ie même qu'Herrera a désigné sous le nom de Montagne des diableyro de lo$ diabloSt Dec ÏUy L vlIj c# 9#

248 CHAPITRE IX.

tout, l'absence de fourchette se fait à peine sentir. Pour moi qui ne crains pas de donner au hasard une petite part dans mes spécula- tions, je ne m'effraie jamais de ces misères; réservant pour d'au- tres circonstances mes ressources et mon activité, je m'abandonne, en pareil cas , aux bontés de la Providence. C'est un système dont mon indolence s'accommode et qui m'a épargné tant d'ennuis que je lui pardonne volontiers quelques mécomptes.

Aussitôt que nous eûmes achevé, le curé tira des cartes et me proposa une partie de monte: je m'excusai sur mon inexpérience, mais il trouva dans l'équipage les dispositions qu'il souhaitait et il sut les mettre à profit pendant toute la durée du voyage. C'était un homme d'un extérieur vulgaire et d'un tempérament jovial; d'une ignorance toute mexicaine, ennemi des mortifications, fort léger de bagage : il n'avait cependant pas négligé d'embarquer avec lui quelques bouteilles de vin d'Espagne. Quand nous arri- vâmes à Carmen, une partie de la population l'attendait sur la plage: c'était à qui toucherait sa robe ou baiserait sa main. Dans le tumulte de l'ovation, notre curé, qui avait encore un pied dans le bateau, perdit fâcheusement l'équilibre et compromit sa dignité; mais la revanche qu'il prit fut éclatante : s' élançant prestement sur la plage, sans hésiter, sans parlementer, sans choisir, il procéd? du pied et du poing à une distribution générale, qui apprit à qi l'ignorait que le zèle même a des limites que l'on ne transgres pas toujours impunément. Ce fut par cette correction paternel» dont le spectacle était assez divertissant, que le pasteur inauP son retour et reprit possession de son troupeau.

Depuis la rade du Ceïba, une zone de sable blanc comi^ce à régner le long du rivage ; les collines s'abaissent , s'enfcent dans l'intérieur, et disparaissent tout à fait un peu au A de Champoton. Ce village, que nous aperçûmes bientôt, est ,1S au bord d'une rivière qui porte le même nom et prend /Source dans les marais à quatorze lieues vers le sud. Nous vima * em~ bouchure un banc d'huîtres assez considérable ; l'espèce Srande, allongée, raboteuse, à talons fort saillants et à valve^erement

LES LAGUNES. 219

arquées1; elle a bon goût, et elle est mieux connue des gourmands de Campêche que des naturalistes. Champoton, jadis Polomhan, est un site justement célèbre dans l'histoire de la conquête : les indigènes disputèrent avec obstination aux Espagnols la possession de ce poste militaire qui, dans un pays sec, tirait une grande importance des eaux vives dont il était pourvu; trois fois, dans un intervalle de vingt ans, ceux-ci tentèrent de s'y établir, trois fois ils en furent chassés après avoir essuyé des pertes sensibles. Il faut lire dans Bernai Diaz, qui assista aux deux premières expé- ditions, le récit de ces rudes combats : « Je raconterai, dit-il, ce qui se passa pendant la bataille ( et certes on peut dire bataille et même des plus terribles ainsi qu'on le verra)... Les Indiens fon- dirent sur nous comme des chiens enragés; ils nous enveloppèrent de toute part et nous accablèrent d'une telle grêle de flèches, de pierres et d'autres projectiles, qu'au premier choc dix des nôtres furent blessés2. Ce fut à l'embouchure du fleuve que Cordova, atteint de sept flèches, donna l'ordre d'appareiller pour regagner Cuba, il expira en débarquant. Le nom de Mala Pelea (combat malheureux) que la baie porte encore aujourd'hui, perpétue le souvenir de ces luttes acharnées. Du reste, le site de Champoton n'inspire au voyageur que des idées riantes ; on se persuade diffi- cilement que ces vertes collines baignées par la rivière, furent arrosées de sang, et que ces frais ombrages régnent main- tenant la paix, le calme et la sécurité, furent témoins de tant de fureurs.

Depuis le point du jour, j'avais l'esprit fort occupé des crocodiles du Rio Champoton qui, disait-on, étaient extrêmement nombreux; je brûlais de contempler ces monstrueux lézards dans leur domaine, de me signaler par quelque exploit à leurs dépens, et d'enrichir l'histoire naturelle de leur dépouille. A peine eûmes-nous pris terre, que sautant sur la plage, armé de mon fusil et d'un couteau de chasse , je m'enfonçai dans le taillis et remontai le cours de la

1 . Ostrea Virginica, Gmel. ?

2. B. Diaz, Hist. verdad, c. 5, 33, 34.

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rivière. Je marchais avec précaution, prêtant l'oreille au murmure du courant, et me promettant d'ajuster ma victime à l'œil et d'éviter le danger bien connu de sa queue. Cependant l'ombre des mangliers, traversée par quelques rayons brisés du soleil, entre- tenait mes yeux dans une perpétuelle illusion ; chaque racine à fleur d'eau et chaque tronc couché dans la vase qui reflétaient une par- celle de lumière, me faisaient palpiter en m'inspirant une secrète horreur; je croyais distinguer le dos grisâtre de quelqu'un de ces monstres, et même sentir les émanations musquées qui révèlent, dit-on, leur présence; mais en réalité je ne vis que des morceaux de bois ou des pierres moussues, et je n'entendis d'autre bruit que celui des feuilles mortes que la sécheresse détachait de leurs rameaux.

Sur le soir, nous remîmes à la voile, emportant avec nous un essaim de moustiques qui concoururent, avec les cuearachas et le roulis du bâtiment, à nous faire passer une détestable nuit ; l'ho- rizon, au matin, n'offrait plus qu'une ligne continue de forêts. Vers le milieu du jour, nous vîmes poindre dans le nord-ouest l'île plane et sablonneuse de Carmen, dont l'extrémité était couverte de hauts taillis ; nous étions engagés dans le chenal qui sépare cette terre du continent; le rivage s'effaçait à notre gauche; la Laguna de * Terminos se développait en face de nous. Les premiers navigateurs qui reconnurent ce parage (1518), crurent voir un bras de l'Océan replié autour du Yucatan, et limitant à l'ouest cette péninsule qu'ils considéraient comme une île ; plus tard on constata la continuité du littoral et le véritable caractère de la Lagune ; mais le nom de Terminos (confins) ne lui en est pas moins resté, comme un témoignage des tâtonnements qui en ont accompagné la décou- verte i.

L'eau était trouble et parsemée de débris végétaux entraînés par le courant des rivières; de petits îlots d'un vert éclatant, distribués

1. Llegamos a una boca como de rio grande; parecia como estrecho; tan gran boca tenta que dezia elpiloto Anton de Alaminos que era isla e partian terminos con la tierrat y a por esta causa lepusimos nombre Boca de Terminos. Bern. Diaz, Hist. verdad , c. 10.

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comme autant de satellites autour de l'île principale, servaient de refuge aux oiseaux aquatiques qui s'y précipitaient à notre ap- proche. Après trois heures de navigation au milieu de cet archipel , ayant doublé la pointe occidentale de Carmen , nous aperçûmes le feuillage des cocotiers et les premières maisons de la ville. Je mis pied à terre sur la plage , avec moins de pompe que le curé, mais avec un meilleur succès, et je trouvai bientôt, dans la maison du consul anglais, M. Johnson, une hospitalité cordiale, qui me dédom- magea de mes tribulations maritimes.

L'île de Carmen est une terre basse, plane, sablonneuse, un véri- table banc de sept lieues de longueur sur une à deux de large, qui ferme la lagune du côté du golfe, en laissant un passage à chaque extrémité. Le canal oriental par lequel nous étions arrivés n'est accessible qu'aux canoas, et fréquenté seulement par les caboteurs du Yucatan ; la passe occidentale, avec treize pieds d'eau et un fond de vase, peut être franchie sans danger par les bâtiments de commerce d'un tonnage moyen qui, pour plus de sécurité, s'allègent en dehors de la barre. C'est ici que se tient le grand marché des bois de teinture, principalement de l'heematoxylon , essence précieuse qui peuple les terres d'alluvion au sud de la Lagune. Le bois coupé, façonné en billes et dépouillé de son écorce, descend le cours des rivières et vient s'entreposer dans les maga- sins de Carmen, d'où il est exporté sur les différentes places de l'Europe. La population, composée de deux mille habitants, vit uniquement de ce genre d'industrie, car le territoire de l'île est ingrat et produit peu; il est rare qu'un champ y donne deux ré- coltes consécutives, à moins d'être amendé par des engrais, mé- thode presque inconnue dans cette partie de l'Amérique. La plupart des objets de consommation viennent du dehors et s'échangent contre du numéraire; mais de telles relations ne sauraient subsister longtemps sur les mêmes bases, car la richesse forestière, qu'aucun règlement ne protège , décroît avec rapidité , et Ton peut prévoir le moment l'avidité des propriétaires, exclusivement préoccupés d'un gain actuel et immédiat, aura tari la source qui les alimente.

228 CHAPITRE IX.

La nature a déguisé la pauvreté de l'île de Carmen sous un man- teau de verdure qui trompe agréablement les yeux. A l'aspect de cette végétation dont l'expansion est parfois vigoureuse, il semble que les habitants aient manqué d'industrie ou de persévérance. En effet, l'habitude de recueillir sans effort est si bien établie dans le nouveau monde espagnol, qu'on y délaisse toute terre qui ne répond pas subitement aux exigences du cultivateur. Les landes de Carmen , revêtues d'un taillis serré ou de graminées, pourraient produire sans doute quelque chose de plus utile à l'homme : la sécheresse du sol n'est que superficielle ; partout, à une légère profondeur, on trouve l'eau ou au moins l'humidité saline entretenue par l'attraction capillaire du sable; les pluies en outre, accumulées dans les bas-fonds, y forment des marécages pérennes qui débordent pendant l'hiver, et laissent après leur retraite une couche de dé- tritus aux alentours. Ces observations ne seraient point perdues en Europe ; mais le mal réside bien moins ici dans la qualité du terrain que dans le caractère de la population. Le travail , sans doute, est une dure condition de notre existence ; cependant l'ambition , l'amour de la famille, le désir d'accroître notre bien-être, triom- phent de la répugnance naturelle qu'il nous inspire, au point de donner du charme au labeur le plus rigoureux. Il faut aller dans l'Amérique espagnole pour trouver des gens que leur pauvreté rend si riches, qu'elle les place au-dessus de tous les besoins; aucun mobile ne les stimule dès qu'ils ont le strict nécessaire ; le bien-être pour eux, c'est l'acte du repos; leur ambition se borne à la subsistance quotidienne, et quant à leur famille, ils s'en remettent à la Providence du soin de veiller sur son avenir. C'est ainsi que chez eux l'insouciance du lendemain se prolonge, sans amélioration, sans progrès, depuis le berceau jusqu'à la tombe.

On pourrait croire que dans une île pauvre, les habitants n'ont d'autre fortune que leurs bras, les salaires sont peu élevés; il n'en est rien, par le motif que je viens d'énoncer ; une forte rémunération triomphe à peine de l'apathie des plus nécessiteux : ainsi le gain d'un manœuvre n'est pas moindre d'une piastre par jour; s'il con-

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sent. à poursuivre sa tâche pendant la durée d'une semaine, c'est pour acheter le droit de ne rien faire pendant un mois. Dans une petite ferme des alentours, je vis un préposé qui recevait 1,200 fr. de gages, outre le logement et d'autres accessoires, uniquement pour garder la maison, cultiver un petit jardin, et surveiller une exploitation de trois à quatre hectares; encore le propriétaire s'es- timait-il fort heureux de le posséder. Je parle de M. Johnson , qui faisait de louables efforts pour convaincre cette population inerte qu'avec un peu d'industrie et de courage elle obtiendrait du sol qu'elle abandonne, des ressources suffisantes pour ses besoins.

La ville de Carmen n'est rien moins que remarquable au point de vue de l'architecture; comme la pierre manque dans le pays, les matériaux de construction sont empruntés aux bois du voisinagq,. On couvre en chaume, plus rarement en tuiles provenant du lest des navires. Au bord de la Lagune, les maisons se pressent et s'agglomèrent, ces toits rustiques ne brillent pas à leur avantage ; mais en dehors du centre commercial , dans les quartiers plus retirés , le chaume est en harmonie avec les bananiers qui l'om- bragent , et avec les jardins primitifs qui isolent chaque habitation. Les rues, bordées de pervenches roses et blanches, deviennent alors des avenues champêtres aboutissant à la forêt , percée de sentiers irréguliers et semée de mille accidents qui séduisent une imagina- tion européenne en la berçant dans les régions de l'inconnu. Ce bourdonnement qui frappe l'oreille, c'est celui de l'oiseau-mouche ; à peine l'avez-vous entrevu , il étincelle et disparaît comme un brillant scarabée, ou plutôt comme le sphinx, dont le vol a le même caractère. Quand le soleil approche de son zénith et que la nature est plongée dans le silence et l'affaissement, vous pouvez surprendre l'iguane sur la branche il s'est arrêté dans un état de demi- sommeil : toutefois la vigilance du reptile ne l'abandonne pas com- plètement ; au moindre bruit , il redresse la tête , son goitre se dilate , sa crête dorsale se hérisse, il écoute dans l'immobilité ; les variations de sa couleur trahissent son inquiétude; son dos, d'un bleu céleste, est devenu violet, puis il reflète les nuances de la

224 CHAPITRE IX.

verdure qui l'environne et au sein de laquelle il ne tarde pas à dis- paraître» Mais le sentier s'efface au milieu d'impénétrables halliers, formés d* arbustes épineux et de plantes sarmenteuses ; des gousses noirâtres et velues, entr' ouvertes par la maturité, pendent à l'ex- trémité des rameaux et laissent échapper leurs semences qui s'ac- cumulent sur le sol. Il faut en approcher avec circonspection : c'est la negretia urens, espèce de légumineuse, armée d'imperceptibles aiguillons qui se détachent au moindre contact et se fixent sur la peau ils provoquent une irritation douloureuse. La plupart des beaux arbres sont tombés sous la hache ; cependant on voit encore quelques grands ceïbas, aux cimes largement étalées, ressemblant dans l'éloignement à des cèdres antiques. Le mancenillier, nommé dans le pays chechém, est reconnaissable à la verdure foncée de son feuillage et à ses fruits trompeurs, semblables à de petites pommes. Sans doute la crédulité populaire a calomnié ce végétal en accusant jusqu'à son ombre ; mais les bûcherons connaissent fort bien la causticité de son poison , qui produit sur la peau l'effet d'une brûlure. Les forêts de ces contrées offrent un champ d'étude et d'expérimentation infini, et je suis étonné que l'amour des décou- vertes, qui y entraîne incessamment les naturalistes, n'exerce pas la même attraction sur d'autres classes de savants. La nature n'y produit rien d'insignifiant ; le rôle des fluides végétaux n'y est point exclusivement borné aux fonctions de l'espèce; la sève ardente qui vivifie les plantes et qui pénètre leurs tissus est presque toujours douée de vertus spécifiques, susceptibles de lier par de nouveaux rapports ces corps organisés au reste de la création. Combien de principes in- connus , parmi tant de résines , de gommes , d'essences aromatiques ou huileuses, de sucs lactescents presque animalisés, attendent pour féconder nos arts ou notre industrie, pour enrichir le domaine médical, qu'une circonstance fortuite ait révélé leurs propriétés! Telles étaient mes réflexions en parcourant ces bois, ma curio- sité constamment éveillée ne se lassait jamais. Pourtant , je dois l'avouer, mes jouissances furent souvent gâtées par l'incommodité des insectes et par l'atteinte de certains végétaux, dont la piqûre

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était suivie d'inflammations cuisantes ou de démangeaisons insup- portables, surtout à l'heure consacrée au repos.

J'aimais, dans mes excursions solitaires, à m' arrêter près des habitations, quand j'entendais tinter la cloche de l'Angelus : je voyais la famille agenouillée, le père récitant la prière, et la mère unissant sa voix à celle de ses enfants ; puis tous se levaient à la fois et se souhaitaient réciproquement une bonne nuit, usage pieux qu date de |la conquête et qui revêt un moment le père de famille de cette dignité patriarcale dont il se dépouille trop souvent. Il m'arriva un soir, d'être attiré par des chants religieux vers une église dont l'apparence était plus que modeste, et qui s'élevait non loin de la plage : on célébrait je ne sais plus quelle fête ; l'autel resplendissait de lumière, le copal parfumait la nef, et le peuple chantait, pros- terné dans la poussière. Il y a dans les cérémonies du culte catho- lique une poésie incontestable qui va directement au cœur, et les circonstances qui m'environnaient me rendaient particulièrement accessible à ce genre d'impression. En voyant cette pauvre trib.u , oubliée sur une parcelle du globe, confondre ses vœux et ses aspira- tions dans une même prière, je fus ému spontanément; la pensée de mon propre isolement venait d'éveiller un mouvement sympathique dans mon âme ; je sentais, comme je ne l'avais jamais senti, le prix de cette doctrine divine qui console toutes les afflictions, qui raffer- mit tous les courages, qui établit une communion touchante entre tous les membres de la famille chrétienne, et qui n'oublie pas même le voyageur dans ses pieuses formules... En ce moment, un son mélodieux s'élevant des profondeurs de l'église, effaça les dernières notes du chant que je venais d'entendre : le contraste était si marqué * et l'effet en fut si imprévu que je demeurai un moment interdit, comme un homme qui passe sans transition de l'obscurité à la lumière. J'avais reconnu, dès les premiers accents, une contredanse qui n'est pas neuve de l'autre côté de l'Océan ; ce prélude fut suivi d'une valse et couronné par une polka d'un style tout à fait dégagé. Le curé s'était procuré pour la solennité un orgue de Barbarie ré- cemment importé dans l'île, cet instrument avait excité de vifs

I. 45

226 CHAPITRE IX.

transports d'admiration. Heureusement les idées profanes qu'il éveilla dans mon esprit demeurèrent un mystère pour le reste des fidèles qui , plongés dans une admiration respectueuse , ne voyaient dans cette harmonie que l'expression des sentiments dont ils étaient eux-mêmes animés.

L'île de Carmen jouit d'une grande renommée de salubrité dans le rayon du golfe ; elle doit cet avantage à la constitution sablon- neuse et à la sécheresse superficielle d'un sol qui renferme, d'ailleurs, peu de débris organisés. Mars, avril et mai sont les mois les plus secs de l'année sur tout le littoral ; pas une goutte d'eau ne tombe dans cet intervalle, et les rivières descendent à leur plus bas étiage. Vers le milieu de mai arrivent des pluies quotidiennes, presque tou- jours accompagnées d'éclairs et de tonnerres. En novembre, les vents du nord commencent à souffler et à dissiper les orages, qui deviennent de plus en plus rares jusqu'au retour de l'équinoxe. On pourrait donc, en se basant sur les phénomènes atmosphériques, dont la périodicité est remarquable sous les tropiques , diviser l'année en trois saisons, celle de l'humidité, du vent et de la séche- resse. Avril et mai président généralement à la floraison, quoique plusieurs plantes, favorisées par la douceur de la température, ne cessent jamais de fleurir et de fructifier. Transplantées sous ces lati- tudes, celles de notre hémisphère se plient aux lois qui régissent les espèces indigènes ; mais les modifications qu'elles subissent dans les phases de leur existence sont bien plus remarquables de l'autre côté de l'équateur. On a observé que les phénomènes de leur végé- tation se règlent dans leur série, sur le cours du soleil, et que l'époque de leur floraison est déterminée, comme chez nous, par le retour de cet astre vers le tropique le plus voisin i.

On ne rencontre ni dans l'île de Carmen ni sur les bords de la Lagune aucun tumulus, aucune ruine, aucun vestige enfin de l'in- dustrie des temps passés. C'est une terre toute sauvage, que la nature semblait s'être réservée, en lui refusant les dons les plus

1. A. Saint-Hilaire, Voyage dans l'intérieur du Brésil, ne partie, t. I, p. 54.

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utiles à l'homme. Cependant, à l'époque de la conquête, il existait aux alentours des oratoires construits en pierres de taille, ornés d'idoles, ainsi que de bois de cerfs qui y avaient été déposés, vrai- semblablement, à titre d'offrande ; l'érection de ces monuments, dont les débris ont disparu, fut attribuée à la dévotion des chasseurs ou à celle des marchands qui traversaient parfois ces lieux déserts1. J'éprouvais un charme singulier, lorsque les excitations de la journée ne me permettaient pas de goûter le sommeil , à contempler depuis ma fenêtre cette nappe d'eau solitaire, circonscrite par des terres inexplorées; mon imagination s'égarait sur la route mysté- rieuse qui s'ouvrait devant moi, et qui de fleuve en fleuve, de forêt en forêt, devait me conduire au terme de mon voyage. Quel- ques vagues appréhensions de l'avenir, quelques souvenirs tristes et doux traversaient aussi ma pensée ; enfin l'aspect solennel de la contrée, le calme auguste qui l'enveloppait, finissaient par me pénétrer d'un sentiment profondément religieux; je me sentais entraîné, avec une irrésistible puissance, vers celui qui préside à l'harmonie des nuits comme aux splendeurs du jour, et je me per- suadais que sa bonté infinie veillait aussi sur moi. A cette heure de quiétude et de repos, le silence n'était troublé que par le chant nocturne du grillon et par le bruissement des vagues ; une fraîcheur délicieuse arrivait des horizons lointains et ranimait le sentiment de la vie allangui par le fardeau du jour.

La Lagune de Terminos peut avoir 15 lieues de longueur sur 8 à 10 de large ; elle ressemble à un lac par sa tranquillité et par la teinte limoneuse de ses ondes. Le territoire voisin n'offre qu'un sol mouvant, entrecoupé de dangereux marais. Rien n'est plus compliqué que l'hydrographie de ce petit coin du monde les eaux, indécises, s'écoulent lentement de lagune en lagune et semblent se contrarier par une divergence dans leur cours. Au temps des sécheresses, chaque système a son lit distinct; on peut cheminer dans -l'intervalle, pourvu que l'on soit familiarisé avec les

1. B. Diaz, c. 10. Herrera, Dec. Il, ]. m, c. 2.

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embûches de la route ; quand viennent les pluies, les lagunes se remplissent, se gonflent et s'épanchent par leurs déversoirs natu- rels; le sol disparaît peu à peu, et les communications par la voie sèche deviennent impraticables. Il faut encore ici toutes les res- sources de l'expérience pour suivre avec sécurité le fil de ce laby- rinthe aquatique. On peut, à cette époque de l'année, de l'Usuma- sinta passer dans le Tabasco, et du Tabasco dans le Chiltepéque, sans que la navigation souffre d'interruption.

Le cours d'eau le plus considérable de ces parages est l'Usuma- sinta, dont le bras principal , sous le nom de Rio Palizada, débouche dans la Lagune de Terminos 4. À partir de ce fleuve, en remontant à l'est, on rencontre cinq autres rivières, qui se présentent dans l'ordre suivant : le Rio de San José , le Balchacaj , le Chumpan, le Chiboja grande et le Rio Candelaria. Je compléterai plus tard les notions que j'ai recueillies sur PUsumasinta, dont le nom est peu connu et dont le tracé présente une grande incertitude sur nos cartes. Le périmètre de la Lagune, au contraire, a été relevé avec assez d'exactitude; c'est un foyer commercial célèbre dans le rayon du golfe, quoique son existence soit à peine soupçonnée en Europe. Aux yeux des riverains, rien n'est au-dessus de la Lagune; ce bassin, les canots, la coupe et le transport des bois de teinture, résument dans leur esprit l'étendue, la richesse et le mouvement commercial du morde. Outre les espadons et différentes espèces de squales qui fourmillent dans ce grand lac salé, on y voit, par les temps calmes, une raie vorace, gigantesque et tachetée sur le dos, nommée dans le pays mania. Ce poisson que les pêcheurs redoutent et dont ils parviennent rarement à s'emparer, guette sa proie dans l'immobilité à l'ombre des plantes aquatiques, et l'étouffé, dit-on , entre les lobes de ses vastes n%ëoires, comme dans les replis d'un manteau {manta). Vers les limites de la Lagune, le domaine de la nature commence; les animaux sauvages rugissent dans les bois;

\. Dampier est, je croie, le premier voyageur qui ait fait connaître le véritable nom de ce fleuve, qu'il appelle Summasenta. Damp., A new voyage round ihe World, t. II, part, h, p. 51. Londres, 1699.

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les reptiles s'enlacent au tronc des arbres; les moustiques prennent possession de l'atmosphère; l'homme n'est plus le maître de la création , mais un voyageur égaré, qui doit suivre avec circonspec- tion sa route.

Dans la soirée du 24 mars, nous nous embarquâmes, Morin et moi , sur un canot frété pour l'intérieur, avec une brise très-faible qui nous chassa insensiblement vers l'autre rive. Un peu avant la nuit nous atteignîmes l'embouchure du fleuve, mais nous n'osâmes pas nous hasarder plus avant; on jeta l'ancre, et, comme distrac- tion, nous pûmes contempler le lever de la lune. Tandis que j'observais les progrès de l'astre nocturne dont les rayons com- mençaient à scintiller sur l'eau, j'éprouvai tout à coup une vive douleur entre les deux épaules : m'étant débarrassé de mon habit par un mouvement tout spontané, je vis tomber à mes pieds un scorpion qui prit la fuite en redressant la queue, mais qui n'en reçut pas moins le châtiment que je lui réservais. Morin me fric- tionna avec quelques gouttes d'ammoniaque , et le lendemain j'étais guéri. Le patron du canot, vieux zambo1 vigoureux, au teint bronzé et aux cheveux crépus, doué d'une humeur joyeuse, assez rare en ces tristes régions, l'acte de la vie est une demi- souffrance, prétendit que j'avais introduit cet insecte à son bord dont il vantait fort plaisamment la propreté. Pendant qu'il s'égayait à mes dépens, un nouvel ennemi , en tout point semblable au pre- mier, courait sur le bordage et menaçait sa propre sécurité. En ce moment on çarguait la grande voile, et les rayons de la lune tom- baient directement sur le pont; on vit alors fourmiller dans la cale des milliers de blattes noires que la lumière semblait épouvanter. A cet aspect, je frémis de dégoût; les autres passagers, quoique plus aguerris, manifestèrent aussi beaucoup de répugnance; chacun contait un trait de la voracité des cucarachas, et tout le monde déclara qu'il était rare d'en rencontrer une collection pareille. Don Pancho, le patron, finit par en tomber d'accord, mais il ajouta,

1. d'un noir et d'une Indienne.

230 CHAPITRE IX.

comme correctif, que ces insectes lui servaient de baromètre, et que leur activité, dont nous étions témoins, présageait un change- ment dans le temps. Nous n'en prîmes pas moins la résolution de fermer l'écoutille, et de dormir à la belle étoile, quoi qu'il pût arriver; le vent souffla avec violence, mais nous n'eûmes point de pluie à essuyer.

La fraîcheur me réveilla d'assez bonne heure pour que j'assistasse au lever de l'aurore qui ne promettait pas un beau jour. Une bande grisâtre s'étendait à l'orient; çà et flottaient par petites masses opaques les vapeurs condensées pendant la nuit; plus haut, les nuées amoncelées remplissaient toute l'étendue du ciel. Au moment le soleil parut comme un point lumineux, les plans inférieurs s'embrasèrent et les nuages se colorèrent successivement à leur base d'une lueur triste et rougeâtre comme celle d'un incendie ; en un instant, l'orbe se détacha de la ligne d'horizon; un reflet pas- sager se joua sur la Lagune, encore tout enveloppée des brumes du matin; les eaux se nuancèrent d'opale; puis la lumière s'éteignit par degrés dans la sombre uniformité des vapeurs.

Nous avions atteint la passe dangereuse connue sous le nom de Boca chica ; les atterrissements qui en rétrécissent l'embouchure et les troncs d'arbres accumulés par le courant y occasionnent de loin en loin quelques sinistres. Don Pancho assura que jamais on n'en- tendait plus parler des embarcations qui faisaient naufrage dans cette partie du lac, dont les profondeurs, suivant lui, étaient peuplées de monstres effrayants. Notre canot glissa fort heureusement entre une double ceinture de mangliers aussi hauts que des chênes, et nous entrâmes dans une nouvelle lagune, celle de las 'Cruccs. Les premières terres sont à peine des îles; l'élément liquide dispute obstinément le terrain ; il s'épanche et envahit l'espace partout il trouve une issue ; mais peu à peu les atterrissements prennent de la consistance, se développent, s'enchaînent et emprisonnent les eaux; leur cours se discipline, elles ne sont plus qu'un accident. C'était l'heure de la marée basse; le fleuve reprenait ses droits, et, suivant naturellement sa pente, courait en frémissant le long de nos

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bordages. Bientôt nous pénétrâmes dans une troisième lagune habitée par des myriades de mouettes au plumage argenté, qui nageaient et volaient d'île en île, en faisant retentir la solitude de leurs clameurs ; plusieurs canots croisaient contre le vent et cher- chaient à descendre, après avoir attendu comme nous le lever du soleil 5 pour franchir le passage de Boca chica. Ce parage me rap- pelait un point de vue que j'avais admiré naguère en abordant à l'île des Pins ; mais ici la végétation , qui n'avait point souffert l'injure des ouragans , se montrait dans toute sa magnificence. D'ailleurs la route que nous suivions, animée par le mouvement des bateaux , surpassait en grandeur et en intérêt le canal sans issue Colomb égara son navire1. Rien ne peut donner une idée des forêts qui bordent le rivage et qui puisent dans la fraîcheur des eaux une éternelle jeunesse ; de la hardiesse pittoresque des troncs, de la diversité des masses, des promontoires, des criques, des îles qui se succèdent et s'effacent tour à tour; des arbres renversés qui persistent à vivre et des milliers d'oiseaux qui peuplent ces lieux retirés. Je regrettais qu'un rayon de soleil ne mît pas en relief toute la valeur d'un semblable tableau, mais je gardai cette opi- nion pour moi, car chacun s'en félicitait. Nous remontions ainsi paisiblement, favorisés par une brise du nord-est, lorsqu'un alli- gator de grande taille traversa la rivière en avant de notre embar- cation. Je courus à la proue pour mieux considérer le reptile dont la crête dorsale ondulait au fil de l'eau ; il s'arrêta, comme pour flairer le vent, le museau redressé, et la gueule dans la direction du courant , puis il plongea tout à coup sans que mes yeux pussent se détacher du point il avait disparu.

Cependant les nuées avaient envahi peu à peu l'étendue du ciel ; la terre même s'effaça sous un voile de brouillards ; l'eau changea de couleur, et prit un teinte verte; la pluie se déclara, il fallut chercher un refuge dans la cale; on ferma tout, on étendit une toile goudronnée sur le pont, et nous demeurâmes dans les ténè-

1. Voy. chap. v, p. 79.

232 ' CHAPITRE IX.

bres, au milieu des émanations fétides que la chaleur dégageait de ce détestable lieu. L'équipage, au contraire, dans le costume primitif de ces contrées, témoignait bruyamment sa satisfaction, . comme les grenouilles manifestent la leur en pareille occurrence. Le vent sifflait dans nos agrès, le clapotis de la pluie se mêlait au bruissement des vagues, la coque du bâtiment craquait, décidément c'était une tempête d'eau douce. Au bout de deux heures, qui nous parurent deux siècles, nous pûmes enfin sortir de notre cachot et respirer un air plus pur. Dans l'intervalle, nous avions franchi les lagunes et nous voguions sur la rivière, dont les sinuosités commen- çaient à se dessiner. Les berges étaient taillées à pic ou en talus rapide dans un sol mélangé de sable et d'argile; les rives, planes, couvertes de joncs et de graminées, entrecoupées de magnifiques ombrages. On apercevait à travers la verdure, la nappe bleue des lagunes qui baignaient de lointaines forêts. J'eus le temps de com- pléter mes observations, car le vent nous manqua et nous n'avan- çâmes plus qu'à la palenque: c'est ainsi que l'on nomme une perche longue et fourchue dont on se sert pour côtoyer les fleuves, en l'appuyant contre l'épaule et en marchant le long du canot. Trois hommes sont nécessaires à l'exécution de cette manœuvre; les deux premiers donnent l'impulsion, en poussant alternativement, tandis que le troisième, muni d'une espèce de gaife, maintient l'embar- cation le long du bord à l'aide des branches qu'il saisit au passage. Cette manière de voyager n'est pas expéditive ; comme la voile reste toujours larguée afin de soulager les rameurs, il arrive que le vent, dont la direction varie suivant les détours de la route ou dont l'action est paralysée par les bois, tantôt chasse le canot sous les arbres il s'embarrasse avec ses agrès, et tantôt l'abandonne au milieu du fleuve la profondeur des eaux rend la palenque inutile. Il faut alors redoubler d'efforts , ou attendre patiemment un nouveau souffle de la brise. Ce travail ingrat et opiniâtre est du petit nombre de ceux que les Indiens exécutent bien, et pour lesquels ils ne mon- trent pas d'aversion.

La végétation prend une physionomie de plus en plus intéressante

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à mesure que l'on avance dans l'intérieur; de grands saules aux rameaux pleureurs, des bambous gigantesques, de belles cypé- ridées semblables au papyrus, des palmiers aquatiques aux tiges grêles et annelées, des cécropias aux larges feuilles, concourent à l'ornement des deux rives ; puis des masses de verdure nuancées de grappes violettes, des troncs blanchâtres et prodigieux, des lianes minces et tendues comme les agrès d'un navire, passent sans inter- ruption sous les yeux. Je remarquai le palmier jagualc, aux gra- cieuses ombelles inclinées sur le fleuve, aux fruits acidulés et pen- dants par régimes, de la grosseur et de la forme d'un gland, que les enfants recherchent et qui fournissent même une distraction au voyageur/Une variété considérable d'oiseaux jouit en paix de l'exis- tence dans ces lieux solitaires; c'est l'ibis au plumage éclatant; l'aramus à la voix retentissante; le porphyrion bleu, nommé par les habitants poule de Montézuma, etc. Le martin -pêcheur à collier, espèce beaucoup plus grosse que la nôtre, rasait continuellement la surface des eaux, tandis que des faucons jetaient des cris aigus, plongeaient dans la rivière, et s'élevant perpendiculairement avec leur proie, tournoyaient à une grande hauteur. Nous laissâmes sur la droite un bois touffu d'oréodoxas et plusieurs rameaux sans im- portance qui se détachent du Rio Palizada pour se perdre dans les marais; des caïmans grisâtres semblaient nous observer du fond des petites anses ils se tenaient immobiles; à peine distinguait-on ces amphibies des troncs déracinés que le fleuve avait couverts de son limon. Enveloppé de mon manteau et couché sur le pont, je jouissais délicieusement d'un spectacle dont la nouveauté m'enchan- tait, et qui suppléait, par son excitation, à l'absence de souvenirs qui est l'attribut de ces contrées. J'ai procédé avec le même bon- heur pendant toute la durée de mon voyage; l'intérêt le plus vif en a marqué les périodes successives, car je marchais vers l'inconnu avec cette ardeur passionnée dont la nature a mis le germe dans nos âmes. Cependant, en exceptant la première impression que produisit sur moi le Nouveau Monde, je dois avouer que les scènes de PUsumasinta, par leur grandeur mélancolique et leur poésie pri-

VU CHAPITRE IX.

mitive, sont celles qui ont laissé les traces les plus profondes dans mes souvenirs.

Nous atteignîmes sur le soir une terre basse cernée par des flaques d'eau, que Ton nomme Y île des Oiseaux, et qui mériterait mieux d'être appelée l'île des moustiques. Aussitôt que l'on eut amarré le canot, chacun fit ses préparatifs pour la nuit et se mit à dresser une sorte de petite tente, de forme rectangulaire, fabriquée avec quel- ques mètres de calicot. Cet appareil est fort usité dans le pays; une fois dans l'intérieur, l'on se glisse aussi prestement que l'on peut, on ferme toute issue en repliant les bords libres de l'étoffe sous la natte qui doit servir de lit. Je n'étais pas assez novice pour me trouver au dépourvu ; j'avais acheté en France une moustiquaire que je considérais, sur la foi du marchand qui me l'avait vendue, comme le dernier mot du progrès; mais je ne tardai pas à me convaincre que l'inventeur de ce système n'avait jamais navigué sur l'Usuma- sinta. A peine étais-je parvenu, avec toute l'adresse et toute la cir- conspection nécessaires, à m'introduire sous mon rideau de gaze, que l'ennemi, guidé par son instinct, pénétrait victorieusement dans la place. Ce fut d'abord un simple moucheron, puis un second, puis un troisième, puis une centaine, puis un nombre infini. J'entendais, avec une terreur croissante, comme le murmure d'une ruche à mon oreille, et je sentais, à n'en pouvoir douter, mille aiguillons qui tra- versaient ma peau. Ce fut en vain que j'essayai d'opposer à cette invasion toutes les ressources de mon industrie; furieux et à bout d'expédients , je finis par vider la place en donnant au diable la moustiquaire et même, je dois l'avouer, son inventeur. Un long bourdonnement régnait sur l'étendue du fleuve, et les essaims qui se jouaient dans l'espace, eussent obscurci la clarté du soleil. Les heures se consumèrent douloureusement à lutter sans succès contre des myriades d'ennemis invisibles; je contemplais avec indifférence l'aspect nocturne du paysage, les grandes ombres projetées sur l'eau et les spirales phosphorescentes que décrivaient les insectes lumineux. Les partisans des causes finales ne manqueront pas d'expliquer d'une manière satisfaisante le rôle du moustique dans

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la création; pour moi, je le confesse, après y avoir réfléchi mûre- ment pendant toute cette nuit, et pendant bien d'autres, hélas! je n'ai rien pu conclure et laisse la question dans son intégrité.

Les étoiles disparurent successivement à l'horizon, et j'eus enfin la satisfaction d'éveiller tout le monde. Bientôt après nous fûmes en route. Le temps était charmant, mais le vent se taisait, et comme nous avancions avec lenteur, je pus goûter sans quitter le bord le plaisir de la chasse. Don Pancho manœuvrait de fort bonne grâce pour repêcher le gibier qui tombait; non pas qu'il partageât mes vues et qu'il prît un intérêt bien vif aux progrès des sciences naturelles , mais il voyait un supplément de provisions dans chaque pièce nouvelle que j'ajoutais à ma collection. Nous faisions effecti- vement maigre chère; le biscuit moisi, le tassao et les haricots noirs composaient tout notre ordinaire, en sorte que parfois je me prenais à soupirer en songeant au requin de Campêche. Vers le milieu de la journée, nous atteignîmes la ferme de San Geronimito, située à l'embouchure d'un ruisseau nous vîmes une grande quantité bois de teinture empilé sur la rive en attendant l'em- barquement. L'Usumasinta reçoit en cet endroit le Rio Viejo, un de ses propres bras, qui circonscrit un vaste territoire entrecoupé de lagunes, nommé VUe de San kidro. L'inclinaison du sol est tellement indécise, que le Rio Viejo décrit les trois quarts d'un cercle et coule pendant près de deux lieues dans une direction opposée à celle de la branche principale.

En approchant du bourg de la Palizada, terme de notre navi- gation, la rivière devient plus étroite et plus rapide ; les bois s'éclair- cissent, l'œil peut errer en liberté sur la nappe onduleuse des savanes. Les rayons du soleil couchant inondaient ces prairies régnait un immense repos; les saules inclinés sur la rive, les flaques d'eau lumineuses, les troupeaux , les lointaines forêts com- posaient un ensemble qui me captiva singulièrement, en produisant sur moi la plus délicieuse illusion. C'était bien un paysage d'Europe que je croyais revoir, un paysage que ma mémoire ne saurait oublier. 11 me sembla que je reconnaissais les plaines j'avais

236 CHAPITRE IX.

joué dans mon enfance, les saules, les marécages, la rivière au cours incertain; et, mon imagination remontant dans le passé, j'essayai, par une heureuse fiction, d'y transporter mon existence. Mais, phénomène étrange, les souvenirs les plus récents et les plus chers, me paraissaient d'une date extrêmement éloignée, comme si beaucoup d'années se fussent accumulées dans l'intervalle. La dis- tance des lieux produit le même effet que la distance des temps; la perspective est à peu près la même : jamais je ne l'avais aussi tristement éprouvé. Bientôt la végétation, qui imprime aux diffé- rents climats leur véritable caractère, fit évanouir toute illusion. Le bojon, arbre droit, élancé, que je n'ai observé qu'à distance, montra sur plusieurs points sa cime en parasol , qui rappelle celle du pin d'Italie; le cecropia étala sur la lisière des bois ses rameaux semblables à d'immenses candélabres; des mimosas à fleur rose, de beaux convolvulus, ornèrent le bord des eaux, et des massifs d'arums, aux feuilles sagittées, pressèrent leurs tiges mobiles dans la direction du courant.

Il était dix heures du soir, lorsque nous aperçûmes à la clarté de la lune les cocotiers, qui annoncent ordinairement, dans cette partie du monde, le voisinage des lieux habités; quelques lumières éparses et des formes confuses que nous entrevîmes dans la nuit, signalaient le bourg de la Palizada, que nous venions d'atteindre après cinquante -quatre heures de voyage. Nous avions franchi dix-huit lieues qui se réduisent à sept en mesurant directement l'intervalle. L'heure était bien tardive pour chercher un asile; heu- reusement un des passagers, habitant de la localité, nous tira d'em- barras en nous offrant son propre domicile. On eut bientôt disposé des hamacs, chacun de nous s'installa et s'endormit avec une satisfaction très-réelle. L'hospitalité est facile à exercer sous les tropiques ; avec deux clous et quelques aunes de toile , le maître du logis est toujours en mesuré de recevoir et de contenter ses hôtes.

Le lendemain, je me présentai chez le curé, muni de mes lettres de recommandation. Je trouvai dans le père Alberti un homme

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bien supérieur à la généralité des ecclésiastiques, qui sont fort igno- rants et mènent un genre de vie assez peu édifiant, dans toute l'Amérique espagnole. Il était au Guatemala, et il devait à ses voyages, peut-être même à ses malheurs, une expérience du monde et une instruction libre de préjugés, que je fus surpris de rencontrer en pareil lieu. Je n'ai point su par quel enchaînement de circon- stances il exerçait d'obscures fonctions dans un pays aussi éloigné du sien, et sur un théâtre aussi peu digne de son mérite ; quoi qu'il en fût, il les remplissait dignement , car dans cette bourgade isolée dont il était à la fois le pasteur, le magistrat et le médecin, chacun l'aimait et l'honorait.

11 y a peu d'années, la Palizada n'était encore qu'un misérable hameau, exclusivement habité par des Indiens. L'exploitation des bois de teinture, en atteignant ces parages, y créa un mouvement inaccoutumé, et changea rapidement les conditions de la popu- lation. Un certain nombre de jeunes gens de couleur, sans famille et sans fortune, race déshéritée que le relâchement des mœurs multiplie dans l'Amérique espagnole, vint y chercher des moyens de subsistance ; puis on vit arriver des tailleurs, des barbiers, des marchands, attirés par l'espoir de partager les bénéfices de la petite société nouvelle. La guerre que nous fîmes au Mexique en 1838 eut pour effet d'introduire dans la Palizada quelques Français, victimes de l'animosité que le succès de nos armes avait excitée parmi nos adversaires1. Je ne fus pas médiocrement surpris de rencontrer des compatriotes dans ce delta marécageux et ignoré ; ils sp tiraient passablement d'affaire, et ne regrettaient point ce qu'ils avaient perdu. Le commerce du bois de Campêche est ici, comme dans l'île de Carmen, la source des fortunes et l'élément unique du travail; tous les capitaux, tous les efforts, toutes les res- sources se concentrent sur ce genre de spéculation , qui consiste à acheter au plus bas dans la localité, pour revendre le plus cher

1. Le gouvernement se vengea de la prise de San-Juan-d'Ulua, en enjoignant aux Fran- çais, par un décret daté du 1er septembre, de vider le territoire de la république dans un délai de quinze jours.

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possible à la Lagune. L'opération est bonne ordinairement lors- qu'elle se traite au comptant, car les propriétaires espagnols, toujours aux expédients pour satisfaire leur passion dominante, celle du jeu, résistent difficilement à l'appât des espèces sonnantes, et souscrivent, pour s'en procurer, à des rabais considérables. Lorsque le produit est en baisse, la misère se fait rudement sentir; mais on ne saurait plaindre une population qui possède un territoire d'une fertilité incomparable, et qui refuse d'en tirer parti.

Le rio Palizada, comme je l'ai dit précédemment, est le bras le plus oriental et le plus important de l'Usumasinta. Sa profondeur, en face de la bourgade, varie de quatre brasses à six brasses et demie, selon la saison. A l'époque des crues, le pays est noyé fort avant dans l'intérieur; il ne subsiste plus sur le trajet de l'inondation qu'un petit nombre d'îlots , outre les rives du fleuve que leur exhaussement met généralement à l'abri i. La plupart des habitants abandonnent alors la partie inférieure de leurs maisons, pour se réfugier sur un plancher temporaire qu'ils élèvent à une certaine hauteur. La volaille, encore plus à plaindre, n'a pour asile que le chaume incliné des toits. Au mois de mai, le dessèchement est com- plet; c'est la période des fièvres endémiques qui frappent sans mé- nagement les étrangers, et dont les indigènes eux-mêmes n'évitent pas toujours les atteintes.

Les vastes marécages qui enveloppent la Palizada, méritent tout l'intérêt du naturaliste, et peuvent être considérés comme Y Eldorado du chasseur. Une plante particulière, munie de longues racines fibreuses, végète à la surface des eaux, qu'elle transforme en prai- ries mobiles, de manière à tromper un œil qui n'est pas exercé. Cette nappe de verdure flottante s'arrête à la limite des courants et laisse subsister à travers les lagunes un réseau de communication libre de toute entrave. On voit fleurir çà et de magnifiques nym- phœas blancs, ainsi qu'une espèce de gentianée, dont la corolle est délicate et veloutée. De loin en loin, de petites îles boisées sont

1. La crue est de 3 mètres à la Palizada.

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habitées par des écuretfils noirs et par diverses tribus de Tordre des passereaux. J'y trouvai, dans une de mes excursions, un nid de colibri artistement fixé à la branche épineuse d'un citronnier; il contenait trois petits, que je parvins à élever en les nourrissant d'eau sucrée, jusqu'au moment ils prirent leur essor.

Il serait difficile de donner une idée de la multitude d'oiseaux qui vivent et multiplient dans ces parages, sans doute depuis le pre- mier âge du monde. Une quantité innombrable de palmipèdes et d'échassiers nagent, plongent et traversent incessamment les airs: c'est le tantale au bec osseux et recourbé ; l'aigrette, d'un blanc pur comme la neige; la spatule au plumage rose, dont l'instinct est particulièrement sauvage ; le flamant au long cou et aux ailes de feu ; une variété infinie de sarcelles et de canards ; enfin la grue, qui se promène solitairement ou qui épie dans l'immobilité. Différentes espèces de rapaces jettent des cris aigus et décrivent de grandes courbes au-dessus des bois; on les voit fondre sur le marais, mais au lieu de la proie qu'ils convoitent, ils trouvent souvent la gueule du caïman caché sous la végétation flottante. Le vautour aura, perché sur une branche morte, surveille les évolutions de cette mul- titude emplumée; partout, jusqu'aux limites de l'horizon, on voit nager, voler, courir; le bruit d'une arme à feu retentissant sur la lagune, y soulève des myriades de points blancs, noirs et gris, qui montent de la surface comme un brouillard, et qui s'abaissent avec la même rapidité. La plupart de ces oiseaux vivent sur le pied d'une rare familiarité avec le bétail qui parcourt leur domaine ; j'ai vu maintes fois le héron blanc, profiter, pour traverser les courants, du passage d'une vache ou d'un taureau; perché sur le dos du quadrupède et faisant de plaisants efforts pour garder l'équilibre, l'oiseau n'abandonnait son poste qu'en abordant à un lieu sûr. Les tortues, également nombreuses, contribuent, malgré la timidité de leurs allures, à l'animation générale ; tantôt elles nagent dans les eaux libres, à peine ridées par le mouvement de leurs pattes, tantôt elles flottent à la surface, tantôt enfin elles débarquent sur la plage, en traînant laborieusement leur carapace.

240 CHAPITRE IX.

Au milieu des espèces volatiles qui peuplent ces régions humides, le jacana se distingue par sa grâce et par sa vivacité. Toujours en mouvement, il effleure, suivi de sa femelle, la verdure mobile des lagunes, courant d'une feuille à l'autre avec une dextérité circon- specte, comme s'il craignait de mouiller ses longues jambes. Les querelles naissent à tout propos dans le ménage ; mais ce sont de légers nuages qui ne deviennent orageux que quand la jalousie s'en mêle. La nature a doté cet oiseau d'une arme formidable, en ca- chant sous son aile un éperon acéré, dont il frappe son ennemi au point de le blesser à mort. Le jacana est peu farouche : lorsqu'il est inquiété, il s'élève en poussant un petit cri, et va s'abattre un peu plus loin, après avoir plané sur la sommité des hautes herbes, comme pour s'assurer du terrain; puis il demeure un instant immobile, les deux ailes étendues, tout prêt en cas d'alarme à prendre de nouveau son essor. Ce charmant échassier est répandu dans toute F Amérique tropicale ; il pond des œufs marbrés de noir sur un fond d'une nuance fauve rembrunie1.

Le tableau de la civilisation naissante est loin d'offrir, à la Pali- zada, un intérêt aussi touchant que celui de la nature sauvage; la population est composée en grande partie d'hommes de couleur, sans énergie et sans principes, qui mettent à un prix exorbitant le travail que la nécessité leur arrache; ainsi la journée d'un manœuvre ne s'abaisse pas au-dessous d'une piastre ; et cependant, malgré le taux élevé des salaires, le propriétaire n'a pas d'autre ressource pour tirer parti de ses bois, que la servitude personnelle dont la loi frappe le débiteur. J'ai fait connaître ailleurs comment les indigènes se laissent entraîner dans le piège2 ; j'ajoute ici qu'avant de recevoir la moindre rétribution en numéraire, ils doivent rembourser à leur maître le prix de leur entretien, sur lequel ce dernier ne manque pas de réaliser un bénéfice de 60 à 80 pour cent. Il arrive ainsi que le malheureux ouvrier demeure endetté et par suite esclave toute sa

2. Les Espagnols nomment cet oiseau gallerote, et les Indiens chechelnab , oiseau du nâb (nymphaea. ) 1. Chap. vin, p. 207.

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vie; on n'objectera pas que cette servitude est volontaire, car la volonté perd son caractère essentiel lorsqu'elle est arrachée parla séduction à l'ignorance.

Un autre résultat de ces mœurs, c'est la cherté de la vie et la difficulté de pourvoir aux plus simples besoins de l'existence. Il est très-malaisé de se procurer à la Palizada les produits qui abondent dans le voisinage, comme le poisson, le gibier, etc. J'étais étonné de ne pas rencontrer de marché public au milieu d'une société qui avait de nombreux besoins, et dont l'importance était déjà considé- rable; mais je reconnus bientôt que les exigences de l'exploitation absorbaient, comme dans les contrées aurifères, tous les bras dispo- nibles. Ainsi, dans un pays doué d'une fécondité prodigieuse, la soif de l'or rend inutiles les plus précieuses faveurs de la nature.

J'ai vu aux environs de la Palizada une grande quantité de manguiers. Cet arbre, originaire de l'Inde, s'y est acclimaté, et si bien propagé de ses propres semis, qu'il se confond aujourd'hui dans les bois avec la végétation indigène. À la maturité des fruits, le sol est jonché de leurs régimes* qui pourrissent sur place, faute d'industrie pour en tirer parti. Rien cependant ne serait plus aisé que d'en extraire de l'alcool par la distillation. La mangue est un fruit bienfaisant, doué de vertus dépuratives, dit- on, et en outre fort agréable. La pulpe, d'un beau jaune, est ferme et pleine de sucs; le noyau est gros et filamenteux; la peau lisse, d'un vert jaunâtre, exhale une légère odeur de térébenthine.

Je fis connaissance, à la table du père Alberti, avec une espèce d'anone, que les Espagnols appellent guanabana, et les Français corossol (A. muricata L.). Reconnaissable à sa couleur verte, à sa forme pyramidale, à sa grosseur, et aux protubérances spini- formes qui hérissent sa surface, ce fruit est doué d'une saveur spé- ciale, très-agréable, quoique imprégnée de je ne sais quoi d'aigrelet et de sauvage, qui sent la forêt vierge et dénote l'absence de culture. On mange aussi, à la Palizada, l'extrémité de la tige du palmier royal; c'est le chou palmiste des anciens voyageurs, nom bizarre et qui pèche contre toutes les règles de l'analogie. Cette production

i. 16

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n'est point l'apanage d'un palmier spécial; tous les végétaux de la même famille développent un bourgeon terminal assez tendre et assez volumineux chez quelques-uns pour fournir une substance alimentaire. Malheureusement il faut abattre un arbre magnifique pour cueillir ce prétendu chou, dont le goût, après la cuisson, rap- pelle celui de l'artichaut.

Le Rio Usumasinta et les lagunes voisines nourrissent une grande quantité de poissons, et notamment une espèce singulière, qui atteint un mètre de longueur, et porte dans le pays le nom de pesce lagarto (poisson caïman)1. Sa forme est celle du brochet, avec la tête plus étroite et plus allongée : le corps est revêtu d'écaillés adhérentes, taillées en losanges, distribuées par séries obliques, excessivement coriaces et résistantes. Les pêcheurs font rôtir ce poisson dans sa cuirasse, dont ils le dépouillent ensuite pour l'accommoder. Les tortues d'eau douce offrent également une ressource à la population ; j'en ai compté cinq espèces, parmi les- quelles celle que l'on nomme hicotea (emys ornata, Gray) est la plus grosse et la plus estimée. La chair de ce reptile a beaucoup de rapport avec celle du poulet et l'emporte en délicatesse sur celle des tortues marines. Ces avantages naturels sont compensés par la plaie des moustiques, qui oblige les habitants à clore hermé- tiquement leurs demeures aux approches de la nuit. Chaque maison est en outre le réceptacle d'une multitude de créatures malfaisantes qui, dans les climats chauds, se rapprochent de l'homme et pro- fitent de l'abri qu'il a disposé pour son usage. Outre les rats, les lézards et les chauves-souris , on y trouve des scorpions , des blattes énormes, des fourmis, et plusieurs espèces de hideuses araignées.

Je fus obligé de reconnaître ici que les recherches auxquelles je me livrais, dans l'intérêt des sciences naturelles, demandaient plus de circonspection que je n'en avais apporté jusqu'alors; j'entendais parler fréquemment, sous le nom de culebras de hueso,

1. Lepidosteus gaviaîis? Lacep J'ai déjà parlé de ce genre remarquable dans le cbap vi , p. 119.

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des serpents h sonnettes qui infestent les bois voisins, et je ne tardai pas h m'expliquer, par l'insuffisance des moyens curatifs dont on dispose dans le pays, la terreur que ces reptiles y inspirent. On m'avait signalé, dès l'île de Carmen , une espèce encore plus redoutable, dont le nom frappait de temps en temps mon oreille et qui piquait vivement ma curiosité; comment triompher, pour me procurer ce serpent, de l'indolence des indi- gènes et surtout de leur antipathie? «Nous avons des remèdes, disaient-ils, contre la morsure de la culebra ; mais le venin de la nahuyaca ne pardonne jamais. » Les renseignements que j'ai recueillis, en effet, partout ce reptile était connu, s'accordent sur les résultats foudroyants de sa morsure ; en quelques heures l'homme le plus valide, de l'état de santé passe à la mort; l'exci- tation du système nerveux est suivie d'une prostration totale de l'organisme ; le sang s'échappe par les orifices extérieurs et s'exhale même à la surface de la peau ; enfin le principe de la vie s'éteint avec une effrayante rapidité 2. Les Indiens ajoutent que la nahuyaca ne se borne pas à mordre lorsqu'elle est provoquée, mais qu'elle attaque hardiment les passants et s'élance même sur les embarca- tions qui côtoient la rivière. Je ne garantis pas ces particularités, qui me paraissent peu conformes aux mœurs des serpents ; le mode de navigation usité sur l'Usumasinta, les canots, rasant la terre, s'embarrassent fréquemment dans la végétation riveraine, suffit pour expliquer l'apparition à bord de ces hôtes dangereux qui épouvantent les équipages.

1. Les symptômes qui accompagnent la morsure de ce trigonocéphale avaient été remar- qués par les Espagnols dès les premiers temps de la conquête. « Il y a à Chiapa, dit Her- rera, des grandes vip'res brunâtres comme du bois pourri. L'une d'elles ayant piqué un cheval, l'animal commença à l'instant à suer du sang par toutes les jointures, et il ne vécut pas plus d'un jour. » Herrera, Dec. IV, 1. x, c. 12.

CHAPITRE 1

LES EWIME8 DE PÂLENQt) E,

Un matin, après avoir acheté quelques provisions, du biscuit, du riz, de la viando salée, je fis transporter mon bagage sur un vayuco que j'avais frété, et je- m'y installai avec Morin à la garde de Dieu. Nous allions visiter les ruines de Palenque, éloignées d'en- viron trente-cinq lieues. On peut, au temps de la sécheresse, abréger l'intervalle en coupant directement à travers le pays; mais quand les eaux sont grandes, il est plus sûr de remonter le (louve jusqu'au village de las Playas, l'on trouve un chemin passable qui con- duit au bourg de Sanlo- Domingo. Les ruines giseni à deux lieues et demie plus loin.

246 CHAPITRE X.

Je remarquai, au delà de la Palizada, que l'Usumasinta avait perdu son caractère primitif et qu'il offrait sur l'une et l'autre rive des vestiges de culture accidentés par quelques maisonnettes. Nous profitâmes de l'opportunité pour nous procurer des mangues , des melons d'eau et du pozol : les Indiens ne s'embarquent jamais sans pozol; c'est une pâte de maïs que l'on délaie dans l'eau en ajoutant du sucre si l'on veut, et qui sert à la fois de boisson et de nourri- ture. Nulle provision de bouche n'est plus économique ni moins embarrassante en voyage.

Nous remontions avec une excessive lenteur, lorsque nos bate- liers, qu'aucun encouragement n'avait pu stimuler, avisèrent un cayuco parti de la Palizada une demi-heure avant le nôtre, et que les sinuosités de la rivière nous avaient jusqu'alors dérobé.. C'était pré- cisément ce qu'il fallait pour exciter leur indolence ; ils se mirent en tête de gagner les devants, avec l'obstination qui appartient à leur race ; ceux qui nous précédaient ne voulurent point céder ; il en résulta une lutte désespérée qui se soutint* à notre satisfaction, pen- dant toute la durée du jour. Dans ces embarcations, on court bien quelques risques quand le rameur d'avant n'est pas très- attentif , et surtout quand les vapeurs de l'alcool ont troublé sa vue ou sa rai- son : la profondeur des eaux ne permet d'avancer qu'en serrant de fort près l'escarpement du rivage , encombré de racines , de troncs penchés , de débris enfoncés dans la vase , qui forment une succes- sion d'écueils; il faut garder, d'ailleurs, un équilibre exact, car le cayuco n'est qu'un tronc d'arbre creux, étroit, léger, par suite exces- sivement mobile; la rivière, profonde, encaissée, limoneuse, est infestée de caïmans; une chute y serait déplorable. Pendant la cha- leur du jour, un taon aux ailes mouchetées poursuit incessamment le navigateur, de même que les moustiques le harcèlent sans relâche aussitôt que vient la nuit.

A huit lieues de la Palizada, le Rio Usumasinta reprend son véri- table nom , après avoir envoyé un bras considérable dans la direc- tion du nord-ouest; au delà de cet embranchement, le pays redevient sauvage , la culture disparaît, et le fleuve , dont le volume a doublé,

LES RUINES DE PALENQUE. 247

s'écoule majestueusement entre une double ceinture de forêts. Nous touchons aux confins du Yucatan ; la rive gauche dépend déjà du ïabasco ; Tune et l'autre offrent des scènes d'une inexprimable gran- deur. Ce fut en approchant de ces régions boisées que nous enten- dîmes pour la première fois les singes araguates qui les remplissent matin et soir de leurs hurlements effrayants. Le soleil touchait à son déclin; nous prîmes terre dans une anse écartée, et gravîmes un escarpement s'élevait une pauvre chaumière : ce parage porte le nom (TOrtega. Nous y trouvâmes tout ce qu'on peut espérer en pareil lieu, du feu, de l'eau et un abri.

Tandis que Morin s'occupait des préparatifs du souper, je pris mon fusil, et traversant l'espace découvert qui environnait l'habita- tion, je pénétrai dans la forêt ; mais comment peindre le spectacle qui m'y attendait? Dès les premiers pas, je me crus dans un monde enchanté : c'était une profusion de palmiers , de végétaux étranges et monstrueux, de lianes qui se tordaient dans un désordre inexpri- mable, de rameaux séculaires chargés de plantes bulbeuses, comme autant de jardins aériens, une splendeur, en un mot , une richesse, une diversité à confondre l'imagination la plus exagérée. Toute cette magnificence m'apparut dans un rayon de lumière qui filtrait à tra- vers le feuillage; au delà régnait un crépuscule que le soleil ne dissipe jamais. A l'aspect de cette scène extraordinaire qui semblait appartenir au premier âge du monde, je m'arrêtai, confondu, ébloui, comme celui qui, dans une nuit obscure, est frappé par l'éclat subit d'un météore. Dans l'extase j'étais plongé , je ne sentais pas , la piqûre des moustiques qui bourdonnaient autour de moi. Cependant, comme l'ombre s'épaississait, je n'osai pas me hasarder plus avant, dans la crainte des serpents à sonnettes.

J'avais fait quelques pas vers la lisière du bois, lorsqu'un fruit, celui d'une espèce de figuier, vint effleurer le sol à mes pieds. En me baissant pour le ramasser, je ne fus pas médiocrement surpris d'en voir tomber plusieurs autres, dont un me toucha légèrement. Pas le moindre souffle n'agitait la cime des arbres; ces fruits d'ail- leurs étaient encore éloignés de leur maturité ; un soupçon traversa

248 CHAPITRE X,

mon esprit : je levai la tête, et, promenant mes yeux sur la voûte étendue de la forêt, je crus apercevoir, après avoir longtemps cher- ché, un corps noir, immobile, à demi caché par le feuillage. Com- ment aurais-je pu résister au désir d'éclaircir mes doutes? J'armai mon fusil : le plomb siffla dans les hautes branches; l'objet que je visais tomba, se raccrocha, tomba plus bas, s'accrocha de nouveau et disparut dans le fourré. J'en avais assez vu pour reconnaître un singe à queue prenante de la tribu des araguates. Au bruit de la détonation, une demi-douzaine de visages noirs et grimaçants, dont je n'avais pas soupçonné la présence , se montrèrent subitement à travers la verdure et s'effacèrent avec la même rapidité. J'étais cer- tainement dans mon droit ; toutefois je regrettai la sévérité de la correction et quittai le champ de bataille sans molester davantage ces enfants gâtés de la nature.

En sortant de la forêt, je m'arrêtai pour considérer le spectacle imposant que l'Usumasinta présentait à cette heure tardive. Ma vue plongeait sur un vaste .bassin les eaux, comme fatiguées de leur course, se reposaient avant de suivre la pente qui les entraîne pares- seusement vers le golfe. Le calme du soir n'était troublé que par le cri lointain des araguates ; je voyais l'ombre des grands bois s'al- longer rapidement ; tout prenait un aspect grave et mystérieux ; quand ïe bord supérieur du soleil atteignit l'horizon, les dernières clartés s'éteignirent, la nuit tomba précipitamment comme un voile, et la rivière seule garda quelques lueurs fugitives, qui ne tardèrent pas à pâlir et à s'effacer.

Je faillis suffoquer à mon retour dans la chaumière , au milieu d'une épaisse fumée produite par des nids de termites que nos bate- liers brûlaient afin d'écarter les moustiques; accroupis près du feu, ils dévoraient un héron que nous avions tué dans la matinée , et qu'ils assaisonnaient de piments verts, tandis que Morin mettait la dernière main à je ne sais quel mets composé. Heureusement l'ap- pétit ne me manquait pas , car ces apprêts l'eussent difficilement éveillé. A l'issue du repas , lorsque chacun eut allumé une cigarette, j'interrogeai notre hôte sur son existence solitaire. Sa famille se corn-

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posait d'une femme et de deux enfants en bas âge; son mobilier de deux hamacs, d'une natte, d'un fusil , de quelques ustensiles de mé- nage et d'un petit nombre de provisions. Il vivait de sa pêche, de sa chasse et du produit d'un champ qu'il avait défriché ; de loin en loin, il échangeait avec les bateliers le superflu de sa récolte contre les objets qui lui étaient indispensables; il préférait son indigence aux douceurs de la civilisation qui , trop souvent dans ces parages , conduit les hommes de sa race à une véritable servitude. J'appris qu'un petit nombre d'existences analogues à la sienne étaient ense- velies dans la profondeur de ces déserts. Il achevait à peine de nous donner ces détails, qu'un son, parti des bords de l'Usumasinta, nous fit tous tressaillir; c'était un cri humain ; un seul, mais lamen- table. Nous nous regardâmes avec anxiété et courûmes dans la direc- tion du fleuve ; mais les tiges pressées des bambous nous opposèrent d'invincibles obstacles ; d'ailleurs la nuit était excessivement ojbscure; ce fut inutilement que nous prêtâmes l'oreille ; on n'entendait que le bruit du courant et le bourdonnement des insectes sur les plantes aquatiques ; peut-être un voyageur égaré avait-il glissé sur ces pentes dangereuses, et était-il devenu la proie des caïmans. Après avoir long- temps appelé, sans éveiller un écho dans la solitude , nous reprîmes le chemin de la case , le cœur serré par les plus tristes émotions.

Cet incident nous valut de nouvelles communications de notre hôte, qui nous entretint, sans se faire trop prier, des hasards de sa position. Les jaguars se montraient fréquemment aux alentours de sa demeure ; les caïmans s'y traînaient pour surprendre dans les ténèbres ses chiens et sa volaille; enfin les reptiles venimeux se glis- saient jusque sous son toit. Ces détails nous intéressèrent sans nous charmer, car nous devions passer la nuit hors de l'habitation, sous un hangar ouvert à toutes les agressions; je glissai donc deux balles dans mon fusil , et je fis allumer un grand feu du côté de la forêt. Mais l'ennemi qui nous attendait se riait- de ces dispositions ; j'étais particulièrement destiné, comme jadis dans l' Ile des Oiseaux, à lui servir de jouet et de pâture. Vainement avais -je fait réparer ma muistiquaire , dont on avait cousu les bords sur la natte qui me

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servait de lit; ces précautions furent inutiles et tournèrent à ma con- fusion. Ceux de mes lecteurs qui ont partagé le même sort me par- donneront quelques redites ; le magnanime Cortès, en pareille occur- rence, s'est plaint fort amèrement lui-même, sans que les luttes héroïques qui remplirent sa carrière lui eussent fait perdre le sou- venir d'aussi méprisables ennemis i. Il était environ neuf heures ; j'avais d'amples loisirs pour méditer. La pleine lune donnait sur le fleuve ; rien n'égalait la splendeur de la nuit; on entendait par inter- valle la voix des singes hurleurs dont les tribus se répondaient à des distances infinies. L'étranger écoute avec un sentiment de stupeur ces accents effrayants qui dominent tous les bruits de la forêt, et qui couvriraient même le rugissement du lion ; mais à peine en connaît-il l'origine, qu'ils n'excitent plus en lui qu'une sorte d'horreur agréable dont le plaisir finit par s'émousser. Toutefois, ils retentissent long- temps dans la mémoire de ceux qui les ont entendus; il est aussi difficile d'en perdre le souvenir, que de s'en former une idée s'ils n'ont jamais frappé l'oreille. L'aube me trouva debout, accablé de sommeil et de lassitude, parcourant le cercle restreint la crainte des serpents me tenait enchaîné. Dès que je vis l'horizon s'em- pourprer, je réveillai mes compagnons et nous nous disposâmes au départ.

Au lever du soleil , ces solitudes retentissent du ramage des oiseaux; c'est un mélange de toutes les langues, une confusion inouïe de sons étranges et discordants. Les pénélopes, connues dans le pays sous le nom imitatif de chachalaca, qui reproduit exactement leur cri, se distinguent surtout par leur bruyant caquetage 2. Il me sembla que les forêts qui passaient sous nos yeux présentaient , même dans l'éloignement, un aspect différent des nôtres; au lieu de s'arrondir par masses uniformes, leurs cimes se découpaient en silhouettes bizarres sur la vive transparence du ciel ; quelquefois on

1. «Los mosquitos que lo picavan de diacomo de noche, que a lo que despues le oa dezir, ténia con ellos tan malas noches , que estava la eabeça sin sentido de no dormir » (B. Diaz, HisL verdad. , c. 181.)

2. Ort.motmot h {Phasianus).

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voyait apparaître des sommités élancées, au feuillage rare et extrê- mement menu ; ou de vastes parasols , forme qui appartient ici à beaucoup de végétaux arborescents. Le cantémon , dont le bois est incorruptible, domine ces horizons de verdure qui s'abaissent, pour ainsi dire, sous la grandeur majestueuse de ses rameaux. Nous pas- sâmes à l'ombre d'un de ces arbres magnifiques, dont les branches tenaient suspendus à des fils une multitude de nids que le vent ber- çait comme de légers hamacs. Ces petites cités aériennes, qui doi- vent leur fondation à un instinct société et leur position singulière à la prudence des architectes, appartiennent aux carouges , oiseaux de l'ordre des passereaux, particuliers au Nouveau-Monde. Tandis que nous rasions l'escarpement du fleuve, des ingas, inclinés sur la rive , inondaient le bateau de leurs fleurs argentées qui exhalaient une suave odeur j. Mais déjà le soleil nous dévorait de ses rayons : les chants avaient cessé; nos [ndiens étaient silencieux; on n'en- tendait que le bruit de leurs rames, le frôlement du feuillage au pas- sage du bateau, et la chute des caïmans, qui plongeaient à notre approche en laissant sur la vase l'empreinte de leur queue massive. Je fus saisi tout à coup d'un sommeil léthargique, et mes yeux se fermèrent invinciblement aux scènes que le rivage déroulaitdevant nous , toujours avec la même libéralité ; le thermomètre marquait trente et un degrés à l'ombre et quarante au soleil.

Nous atteignîmes à la fin du jour un point l'Usumasinta envoie vers le nord un nouveau bras que l'on nomme le Rio Chico. Ayant pris terre au pied du promontoire formé par la divergence des cours d'eau, nous amarrâmes solidement le cayuco, et nous nous dirigeâmes, gui- dés par nos bateliers , vers une chaumière cachée derrière un épais massif de feuillage. L'hospitalité nous fut accordée sans difficulté; on alluma du feu, on apporta les provisions du bord, c'est-à-dire la chasse et la pêche de la journée ; nous obtînmes des tortillas en échange de quelques cigarettes, chacun se mit à l'œuvre, et l'espoir du souper devint bientôt une certitude. Les habitants du promon-

1. Espèce remarquable et inédite, nommée bits par les indigènes; le fraitest une silique comestible, comme celle du tamarinier, et qui mûrit au mois d'août.

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toire, accroupis en silence, nous regardaient avec la curiosité mé- fiante qu'éveille chez les hommes de leur race la présence d'un étranger. Déjà nous préludions, avec un appétit que l'heure avancée justifiait, lorsqu'on entendit au dehors le hurlement des chiens : aux approches de la nuit, dans ces parages déserts , de pareils accents ont toujours une signification. Notre hôte se leva brusquement, prêta l'oreille, et prenant son fusil : « C'est un jaguar», dit-il , et il s'élança hors de la case. A ces mots , chacun se fit une arme de jl' objet qui s'offrit à lui et se précipita sur les traces de l'Indien. L'obscurité était profonde , car la lune ne se montrait pas encore ; mais le plus jeune des enfants, ayant allumé une torche de roseaux, se mit courageusement à notre tête et nous guida vers un hallier d'où partaient des gémissements plaintifs. Aussitôt, à grands coups de machete, une trouée fût pratiquée dans le fourré, et l'on découvrit au plus épais un chien qui gisait sur le flanc. A la voix de son maître, le pauvre animal essaya de se dresser sur ses pattes, tourna un œil mourant vers le faîte des arbres, fit un effort pour aboyer, et retomba inanimé sur le sol ; les vertèbres cervicales avaient été brisées par la dent du jaguar, qui s'était dérobé sans doute de branche en branche avec l'agilité des espèces félines. Il était inutile de pour- suivre la chasse ; nous revînmes donc fort désappointés sur nos pas , tandis que les Indiens , avec leur insouciance habituelle , mettaient le feu à repaire sans s'inquiéter de la chaumière voisine. Les bambous s'enflammèrent en pétillant comme l'herbe sèche , et l'in- cendie se propageant au loin , nous crûmes voir sortir mille formes effrayantes du chaos qui nous environnait.

J'espérais goûter dans l'habitation de notre hôte un repos dont j'avais grand besoin; profitant donc de ses bonnes dispositions, j'y fis transporter ma natte et m'y installai. Cette demeure se compo- sait d'une pièce unique dont le sol était en terre battue; on y voyait, outre un hamac, plusieurs compartiments soigneusement clos d'une moustiquaire , assez semblables aux cadres d'un navire , et servant de lit aux jeunes membres de la famille. Un fusil , deux machctes , des vases en terre et en bois, et quelques provisions dispersées ou

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pendues aux solives, résumaient toute la fortune mobilière des habi- tants; en revanche, leur domaine était considérable, car il n'avait pour ainsi dire aucune limite. Dans un coin brûlaient des tisons qui répandaient une épaisse fumée destinée à écarter les moustiques; mais en dépit de cette précaution, qui rendait le séjour de la pièce à peu près intolérable, ces insectes pénétraient avec le vent du soir à tra- vers les interstices de la case, et leur nombre allait toujours crois- sant. Les imprécations de notre hôte , qui s'agitait furieusement dans son hamac et qui frappait le vide de ses deux mains, me prou- vèrent que l'épiderme des indigènes n'est pas mieux que la nôtre à l'épreuve de ce genre de supplice.

Enfin la patience m'échappa ; je me levai et sortis de cette abo- minable tanière. Pedrito, le fils aîné de la maison, jeune homme de quatorze à quinze ans, qui s'était familiarisé avec moi depuis l'alerte de la soirée , me suivit au bord de la rivière , nous allâmes tous deux respirer. Un cigare dont je le gratifiai le disposa aux con- fidences; je l'eus bientôt mis à son aise en le questionnant sur ce qu'il savait le mieux, c'est-à-dire sur les productions du pays, les animaux de la forêt, les occupations de la famille; il parlait cou- ramment l'espagnol ; et comme il paraissait intelligent et assez expan- sif pour un Indien , je prenais un certain plaisir à provoquer ses reparties. Au bout d'une demi -heure, nous étions grands amis ; il m'interrogeait à son tour et il m' écoutait sans méfiance. Nous jouis- sions ainsi l'un et l'autre de la fraîcheur nocturne , lorsque mon compagnon, interrompant je ne sais quel propos et me montrant du doigt un massif de verdure que nous dominions depuis l'escarpe- ment où nous étions assis : « Chut!... me dit-il, senor; n'avez-vous rien entendu?»

«Je crois avoir entendu, répondis -je, le sifflement d'un serpent ou d'un oiseau. »

«Ce n'est pas un serpent», répliqua-t-il d'un ton mystérieux en allongeant l'index sur ses lèvres. En effet, quelques notes plus clai- rement accentuées me prouvèrent qu'il avait raison.

« En ce cas, dis-je, c'est donc un oiseau? »

254 CHAPITRE X.

Le jeune homme, penché sur la saillie du promontoire, le cou tendu et l'oreille aux aguets, paraissait absorbé dans une contem- plation profonde et ne répondait pas; cependant, comme je renou- velai ma question, il se retourna et me dit à voix basse qu'il dis- tinguait l'oiseau dans la broussaille.

L'intérêt qui semblait le dominer commença à me gagner moi- même; convaincu qu'il s'agissait d'une espèce rare et curieuse : « Ne bouge pas, lui dis-je en me levant doucement, je vais aller chercher mon fusil; » mais Pedrito, d'un geste suppliant, me con- jura de n'en rien faire.

Au reste, j'aurais pris une peine inutile, car l'oiseau, comme s'il eût soupçonné mon dessein , s'échappa du buisson et vola vers la rive opposée son cri s'éteignit dans le murmure du courant.

« Bon! m'écriai-je, le voilà parti! Au moins tu m'apprendras son nom.

C'est un buho, sefior, répondit Pedrito avec animation ; il est impossible que vous n'ayez pas entendu parler du buho1.

En effet, dis-je, il m'a semblé reconnaître un oiseau de cette espèce; mais celui-ci a-t-il quelque mérite particulier? »

Pedrito leva les yeux timidement et rencontra les miens; je crus voir dans son regard un nuage de doute ou de méfiance que je m'empressai de dissiper par l'offre d'un second cigare.

« Ignorez-vous donc, se^or, reprit-il en serrant précieusement ce présent, que le buho connaît tous les trésors cachés, qu'il peut enrichir son maître, le guérir de la maladie, et lui gagner le cœur de la jeune fille qu'il aime ?

En vérité, repartis-je, je l'ignorais; voyons, donne-moi quelques explications, afin que je puisse en profiter dans l'occa- sion. »

Alors le jeune Indien , sans se faire prier davantage, me commu- niqua libéralement ce qu'il savait. Il eut grand soin de m'avertir qu'une fois en possession du merveilleux oiseau, on devait l'en-

1. Espèce de chouette.

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tourer de soins très-attentifs, car sa mort, lorsqu'elle résultait d'un mauvais procédé ou même d'une négligence, était suivie de grands malheurs; mais, pour s'en emparer dans de bonnes conditions, il fallait un concours de circonstances si rares, que Pedrito, avec tout son désir, n'avait pas encore réussi.

Ces détails m'intéressèrent, malgré leur puérilité, en me rappe- lant une ancienne pratique superstitieuse mentionnée par les écrivains espagnols. Les indigènes du Honduras possédaient, suivant Herrera, l'art d'évoquer l'esprit malin , qui se manifestait à eux sous l'appa- rence d'un quadrupède ou d'un oiseau; il s'ensuivait un pacte si intime, que la mort d'un des deux entraînait infailliblement celle de l'autre l. C'était bien au fond la même croyance que je retrou- vais au bord de l'Usumasinta, quoiqu'elle eût subi en traversant les âges quelque modification dans la forme.

Quand Pedrito eut terminé, je voulus connaître la source il avait puisse d'aussi rares connaissances. Il me nomma un de ses oncles qui demeurait à Jonuta: « Mais, poursuivis- je en souriant, la solitude me paraît bien profonde ; peuvent être les belles que tu prétends charmer ? »

Tandis qu'il préparait sa réponse , une vive lueur se refléta sur la rivière, et nous vîmes, en tournant la tête, des torches qui s'agi- taient autour de la maison : il en partait une rumeur confuse, comme celle d'un camp surpris par l'ennemi. Persuadés que le jaguar avait fait une nouvelle apparition, nous nous rapprochâmes prudemment; mais quand nous fûmes à une courte distance, une voix que Pedrito reconnut pour celle de son père , nous enjoignit de ne pas avancer. Nous obéîmes, pleins d'anxiété, cherchant en vain l'explication de ce mystère; tout à coup le jeune Indien, dont l'oreille et les yeux étaient également exercés, saisit mon bras, et d'une voix brève que l'émotion rendait tremblante : « Ne faites pas un mouvement, dit- il, c'est un serpent. »

1. Herrera , Dec. IV, 1. vin, c. 4. Voir aussi Torquemada, qui dit positivement : « Vi- niendo a los agueros que tenian, digo que eran sin cuento; creian en aves nocturnos, especialmente en el Bubo y en los inochuelos.... » etc. (Monarch. Ind., t. Il , 1. vi, c. 48.)

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S'il ne s'agit que d'un serpent, lui répondis-je , ce bâton suffit pour nous défendre. »

Non, non! s'écria-t-il en redoublant d'efforts pour m' arrêter, c'est une nahuyacci; la nahuyaca ne pardonne jamais. »

A l'instant même un coup de feu retentissait; nous courûmes : Morin avait tiré; le reptile, dont les vertèbres étaient brisées, se tordait dans les convulsions de l'agonie. Immobiles et comme pétri- fiés, les Indiens contemplaient ce spectacle sans articuler une syl- labe; quant à moi, j'éprouvais un transport de joie extraordinaire en me voyant en possession de l'objet que je convoitais avec tant d'ardeur. J'allais savoir enfin quel était ce serpent redoutable dont personne n'avait parlé depuis les historiens de la conquête ; ce ne fut toutefois qu'à mon retour en France que je fus bien fixé sur sa détermination.

Lacépède est le premier naturaliste qui ait décrit sommairement l'espèce dont il est ici question sous le nom de vipera Brasiliana, d'après un spécimen conservé au Muséum. Plus tard le voyageur Spix l'ayant rapporté du Brésil, on en eut une connaissance assez exacte ; enfin M. Schlegel , dans son Essai sur la physionomie des serpents , a complété par une excellente critique les renseignements recueillis jusqu'alors sur ce trigonocéphale, auquel il donne le nom de jararaca. Au Brésil, il est très- répandu, on le voit fré- quemment varier de couleur, circonstance qui a introduit quelque confusion dans son histoire ; les individus que j'ai observés pendant le cours de mon voyage étaient tous exactement semblables, et ils m'ont paru correspondre au bothrops surucucu de Spix; très- voisins du crotale par la taille et par la disposition des couleurs, leur dos était orné d'une série longitudinale de taches brunes , en forme de trapèzes, rehaussées par un bordure jaune de soufre ; le ventre était de cette dernière nuance; la tête triangulaire et largement aplatie, l'appareil venimeux développé au plus haut degré, le corps déprimé, anguleux et doué d'une grande force musculaire, tout annonçait chez ces reptiles une espèce des plus redoutables. Celui que j'avais sous les yeux mesurait à peu près deux mètres de longueur ; il avait

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été dépisté par les chiens sur la lisière d'une plantation de bananiers que nous avions traversée dans tous les sens *.

Les crochets du jararaca, minces, allongés et susceptibles, par la mobilité des maxillaires, de s'ériger considérablement, ne pro- duisent, en entamant la peau, que deux piqûres à peine visibles d'où s'échappent quelques gouttelettes de sang ; mais le membre blessé se tuméfie rapidement. L'absorption du poison se manifeste par une prostration générale, une soif ardente, un sentiment d'an- goisse, des vomissements, enfin d'autres symptômes plus particuliers que j'ai signalés précédemment; bientôt apparaissent autour de la plaie des taches livides, précurseurs de la gangrène, qui se pro- page dans toute l'économie et détermine une mort plus ou moins prompte.

Ce n'est pas dans les spécifiques qu'on doit chercher en pareil cas son salut, car rien n'a démontré jusqu'à présent l'efficacité des remèdes préconisés contre la morsure des serpents ; la pratique la plus sûre consiste , après avoir lavé la plaie et après l'avoir circon- scrite entre deux ligaments pour prévenir l'invasion du virus dans la circulation , à scarifier, à appliquer une ventouse s'il est possible, et à cautériser. En un mot, il faut neutraliser un poison dont il est impossible de combattre utilement les ravages. Les sudorifiques administrés à haute dose complètent le résultat d'une opération qu'il est facile de pratiquer soi-même. Un voyageur, et surtout un natu- raliste, qui, dans ses investigations est souvent exposé, ne doit jamais se laisser prendre au dépourvu, car le succès dépend de la célérité et le moindre délai peut être irréparable.

Nous quittâmes dans la matinée ce dangereux rivage ; notre petite caravane s'y recruta d'une jeune chienne dont l'acquisition nous parut

1. La découverte d'une espèce de trigonocéphale dans l'Amérique Centrale comble une lacune dans la dissémination de cette tribu ; on rencontre effectivement le tr. atrox L. à la Guyane; le tr. lanceolatus Opp. à la Martinique et à Sainte-Lucie; enfin le tr. cenchris Sch. dans les provinces méridionales des États-Unis; ainsi ces dangereux ophidiens sont répandus dans toute la région intertropicale et orientale du Nouveau Monde, depuis le Brésil jusqu\à la Caroline du Sud. On n'en a point trouvé jusqu'à présent en Europe ni en Afrique, mais il en existe dans l'Hindoustan.

i. 17

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fort utile. Fida était une bête à poils courts et rudes , d'une nuance fauve, obscurément zébrée, à oreilles droites, à museau effilé, voisine du lévrier, mais un peu plus ramassée dans sa taille, appar- tenant sans doute à une race européenne acclimatée depuis long- temps sous les tropiques, et descendant peut-être (qui le conteste- rait?) de la fameuse levrette oubliée dans l'île de Carmen pendant l'expédition de Grijalva1. Cet animal était plein de courage et doué d'une intelligence fine que l'éducation développa. Je fus assez heu- reux , après beaucoup de vicissitudes , pour le ramener en France , l'élégance primitive de ses formes s'altéra peu à peu sous l'in- fluence du bien-être, du repos et de la civilisation. J'aurais emmené également Pedritq, qui ne demandait pas mieux, car ce jetine Indien m'avait intéressé ; mais son père ne voulut pas y consentir, et j'ai pensé souvent qu'il avait eu raison.

Nous laissâmes le bras principal de l'Usumasinta pour entrer dans le rio Chico, et trois lieues plus loin dans le Chiquito, ruisseau fangeux, encaissé, stagnant, dont le lit, creusé en pleine forêt, fournit un déversoir naturel à la lagune de Catasaja. Ces parages peu fréquentés me parurent encore plus sauvages que ceux que nous avions visités jusqu'alors; à notre approche, des singes fauves se cramponnaient aux lianes et grimpaient jusqu'au sommet des arbres avec tous les signes de la terreur ; des tapirs , surpris dans leur sommeil , fuyaient en broyant les roseaux ; des lézards se détachaient des branches et tombaient en frémissant dans la vase ; une quantité d'iguanes, verts, bleus, violets, brunâtres, gravissaient les parois du canal et disparaissaient dans leurs trous ; nous en tuâmes plu- sieurs, un surtout d'une grande taille et d'une nuance remarquable, que je jugeai digne d'être conservé; mais par inadvertance, ayant tiré le coup destiné aux jaguars, le reptile fut si cruellement traité qu'il fallut le céder à notre chef de cuisine. Plus loin , sur le faîte d'un ceïba que la vieillesse avait complètement desséché, nous aperçûmes le roi des vautours2, bel oiseau au plumage noir et blanc,

1. Herrera, Dec. II, 1. m, c. 2.

2. Sarcoramphus papa L.

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dont la tête et le cou resplendissent, au temps des amours, des plus admirables couleurs. Il nous vit sans manifester de frayeur,* et nous ne troublâmes point sa quiétude. A l'aspect de ces prodigieuses futaies, domaine des animaux sauvages, de ces plantes sarmenteuses enroulées comme des câbles ou tordues en spirales comme de gigan- tesques boas, de ces eaux mornes et sinistres dont l'immobilité n'était rompue que par la chute d'un caïman, de ces troncs décré- pits, blanchâtres , menaçants , qui se dressaient dans la vase comme pour nous entourer d'écueils, j'éprouvais une sorte d'excitation nerveuse qui tenait mon imagination constamment en éveil ; toutes mes facultés étaient dirigées vers l'attente d'un incident nouveau ou d'un spectacle plus extraordinaire encore. A mesure que nous avan- cions, la forêt perdait son animation par degrés; tout devenait silencieux ; point de vent , point de courant : le soleil , à son zénith , étincelait sur les eaux mortes comme sur un miroir d'airain et déga- geait une vapeur chaude de leur limon ; nos rameurs semblaient anéantis; Morin et moi gisions sans mouvement, baignés de sueur, au fond du Caynco. Cependant , de loin en loin , le jolocin , arbre de première grandeur, égayait la tristesse du bois avec ses grandes masses de fleurs roses qui s'épanouissent avant l'apparition des feuilles. Nous débouchâmes vers les trois heures du soir dans la lagune de Catasaja, vaste nappe d'eau environnée de forêts. A l'horizon, la montagne de Palenque dessinait un trapèze d'une régularité irréprochable ; une heure plus tard, nous débarquions dans la province de Chiapa , après une navigation de vingt-six lieues depuis le bourg de la Palizada.

Le village de las Playas, que nous venions d'atteindre, est bâti sur un pli du sol formé par la dernière ondulation des montagnes. Dans la saison des pluies, cette côte cernée par les eaux ne se rattache aux terres voisines que par son extrémité méridionale; correspondant à la route de Palenque ; le rayon s'agrandit au retour de la sécheresse, et la lagune, qui n'est plus alimentée par la petite rivière de Catamja, abandonne peu à peu le terrain et cesse d'emprisonner les habitants» On nous logea dans la maison corn-

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mune (cabildo), espèce de caravansérail établi dans chaque village par la prévoyance de l'ancien gouvernement, pour la commodité des voyageurs. Une vingtaine de lazzaroni indigènes en obstruaient Fentrée, couchés pêle-mêle sur le sol, ils jouissaient de l'exis- tence dans un état voisin de celui de nature. Nous dûmes leur passer sur le corps pour prendre possession de notre domicile. Ces sauvages, originaires des montagnes de Tumbala, descendent de temps en temps dans la plaine, afin d'y échanger leurs produits contre les denrées qui leur manquent. Leurs traits n'étaient nulle- ment attrayants : ils avaient la tête pointue vers l'occiput ? le front étroit, les membres gros, l'épiderme d'une nuance assez claire ; ivres du soir au matin , ils parlaient un idiome que peu de personnes entendaient. Je donnai dans cette localité ma première consultation médicale : mon client était un Espagnol d'une corn- plexion lymphatique, qui se plaignait d'obésité ; il entrait dans sa quarante- cinquième année, et s'étonnait de ne pas conserver les formes de l'adolescence; je lui conseillai la diète et l'exercice, et il se retira peu satisfait, avec une opinion probablement fort mince de mon mérite. J'eusse montré plus d'habileté sans doute en lui admi- nistrant d'innocentes pilules. Mais on ne devient pas charlatan tout d'un coup; je m'en suis mieux tiré plus tard, sans alarmer sérieusement ma conscience. Au surplus il serait imprudent , dans des pays d'ignorance et de préjugés, de décliner la qualité de médecin dont l'opinion publique revêt infailliblement l'étranger; un voyageur doit être toujours prêt à jouer ce rôle, qui du reste n'est pas difficile.

Tout étant disposé pour notre excursion aux ruines, nous mîmes en sûreté nos bagages, et nous nous procurâmes un guide et des montures. Le chemin de Païêlicjue est tracé sur un sol d'alluvion qui s'élève en pente douce vers les montagnes. On traverse pen- dant les deux premières lieues une forêt vierge entrecoupée de fon- drières, où les chevaux s'engagent avec beaucoup de répugnance et d'où ils ne se tirent pas sans efforts. A l'issue du bois, on dé- couvre la Sierra de las Naranjas , éloignée de huit lieues. Le pays

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prend l'aspect d'une savane montueuse et solitaire. Lorsque nous y passâmes, la chaleur était accablante; on n'y entendait aucun bruit, pas même un bourdonnement d'insecte, les plantes fermaient tristement leur calice et reployaient leurs feuilles. Mais en appro- chant du bourg de Santo-Domingo, nous vîmes la contrée s'em- bellir; le terrain devint très- accidenté, la verdure reparut avec tout son éclat ; bientôt la routç s'enfonça à travers un massif de collines boisées; nous franchîmes le Chimichibol, ruisseau d'une limpidité remarquable; les chevaux hennirent en redressant la tête; nous touchions au terme de notre voyage.

Tout ce que j'avais lu sur ce coin retiré du monde m'avait laissé sans opinion sur son véritable caractère. Les érudits qui m'y ont précédé , préoccupés d'une énigme historique dont le mot a échappé jusqu'à présent à leur sagacité, ont traité comme un accessoire sans valeur le cadre qui entourait l'objet de leurs spéculations ; je fus donc aussi surpris qu'émerveillé de l'aspect pittoresque et de la beauté du pays; les maisons, dispersées au gré de leurs habitants, avec de magnifiques ombrages et des eaux vives, occupaient un plateau verdoyant à la base des montagnes. Encore tout pénétré de l'impression sinistre que m'avaient laissée les plaines et les lagunes, j'étais charmé de contempler des lignes plus accentuées , une popu- lation nouvelle, des scènes enfin d'un genre entièrement différent. Il est vrai que plus tard, en visitant ces chaumières qui empruntaient à l'éloignement le vernis qui m'avait séduit , ces jardins négligés et dépeuplés de végétaux utiles, en voyant percer la misère à travers les clôtures délabrées , je revins sur mon premier sentiment , et je pensai que le bonheur ne résidait pas encore en ces lieux. J'ai connu cependant un véritable philosophe que l'amour du repos y avait enchaîné , et qui semblait , par la sérénité de son existence , pro- tester contre un pareil jugement. Les troubles politiques l'avaient chassé de son pays; un caprice du hasard le conduisit à Santo- Domingo, et, lorsqu'il aperçut la riante perspective du village, à demi caché par un repli de la montagne, il s'écria : Si la paix règne au monde, assurément ce doit être ici ! Il s'y fixa , s'y trouva

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bien, finit par s'y marier, et n'en est plus sorti. C'était an homme déjà d'un certain âge, lorsque je devins son hôte; il ne manquait nullement d' intelligence, ni même d'une certaine élévation de caractère. Les discordes civiles qui agitent fréquemment les États voisins n'ont jamais eu un grand retentissement dans ces mon- tagnes; le sol y est productif, le climat agréable et salubre, au moins relativement à la plaine, la paix y règne enfin, et c'est déjà beaucoup pour le bonheur.

Sous l'administration de don Antonio Calderon (1752), Santo Domingo del Palenque, qui compte aujourd'hui 600 âmes, en renfermait le triple et passait pour une petite ville florissante ; mais 'émancipation de l'Amérique espagnole a tari la source de cette prospérité en fractionnant l'unité coloniale , et en modifiant les an- ciennes traditions commerciales qui n'étaient plus d'accord avec les intérêts nouveaux. L'abandon d'une route d'où Santo Domingo tirait le mouvement et la vie, quand les marchandises du Guatemala et du Cbiapa se dirigeaient sur la Lagune et s'entreposaient à Cam- pêche , a frappé mortellement cette bourgade , et rien ne fait pré- sumer que le génie de ses habitants fasse revivre de longtemps l'heu- reuse situation du passé.

Cependant la Providence, en dotant libéralement ce territoire, n'a pas voulu le condamner à un stérile isolement ; au contraire, elle l'a rattaché aux pays circonvoisins par des voies de communication faciles: l'une conduit presque sans obstacle jusqu'au centre du Yucatan; une autre traverse les Sierras de las Naranjm et de Tumbala, pour aboutir à San Christobal, chef- lieu de la province; on peut se rendre au Petén par le Rio Usumasinta en s' embarquant soit à Chablés, soit à Balancan; enfin, on gagne le Tabasco par le chemin de las Playas, que nous avons suivi. Le Michol et le Chaeamas, qui naissent des menas voisines et coulent dans une direction opposée , deviennent navigables à quatre lieues de Santo Domingo, et fournissent de nouvelles ressources à la circulation : le premier de ces cours d'eau communique avec le Grijalva par la rivière Tulija, mais il ne reçoit aucun affluent, et ne porte que des

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tayucos; le second, plus profond, se rend directement à l'Usu- masinta.

Malgré la fertilité d'un terroir qui le cède à peine aux alluvions de la plaine , ce sont les troupeaux qui constituent toute la richesse delà population. Le sol, mêlé de sable et de détritus végétaui, amendé, rafraîchi par de nombreux petits cours d'eau, est émi- nemment propre à la culture du tabac; celui qu'on y récolte a de la qualité, et je ne doute pas qu'il ne soit susceptible d'être encore bonifié par des soins et par une préparation mieux entendue. Malheureusement l'esprit d'initiative manque complètement aux habitants; ils sont incapables de sortir de leur apathie et de leurs routines traditionnelles, à moins d'être stimulés par une impulsion étrangère. Cette circonstance s'est produite quelquefois; mais je dois ajouter que l'ingratitude et l'envie se sont presque toujours liguées pour décourager des efforts qui méritaient une autre récom- pense.

La première chose que je fis en arrivant à Santo Domingo, fut de boire un verre d'eau qui me parut d'une fraîcheur délicieuse. Les habitants préfèrent à l'eau limpide de leurs ruisseaux celle qu'ils recueillent dans des cavités pratiquées à la base des collines. L'humidité des bois entretient ces réservoirs situés à proximité de la bourgade. On voit aussi, dans les lieux retirés, des excavations plus profondes, les femmes prennent le plaisir du bain pendant l'ardeur du jour; c'est à l'ombre des hautes futaies et au murmure des sources vives, qu'elles aiment à se réunir et qu'elles passent agréablement leur temps à blanchir leur linge, h peigner leurs longs cheveux noirs, à vaquer enfin aux soins de leur toilette, avec tout l'abandon que permet la solitude. Quand le soleil s'abaisse derrière la frange mobile des bois, elles rattachent leur pagne bleu, se hâtent de laver leur maïs, remplissent leurs cruches, et reprennent en babillant le sentier qui mène au plateau. Ces femmes sont vraiment belles, mais d'un genre de beauté moins propre à toucher le cœur qu'à émouvoir les sens.

Je rendis dans la même journée ma visite à l'alcade, afin d'en

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obtenir l'autorisation de visiter les ruines. Ce magistrat m'avait été dépeint comme un cerbère inexorable : il goûtait peu les explora- tions scientifiques , et appréciait médiocrement les étrangers ; c'était lui qui avait été l'instigateur d'une mesure disciplinaire en vertu de laquelle l'accès du sanctuaire ne leur est permis que sous l'égide d'un notable de la localité. Plus tard, lorsque j'eus constaté de mes yeux la mutilation de ces précieux débris , je ne pus m'empêcher d'approuver la sévérité de l'alcade. Que l'on arrache au sol de la Grèce ou de l'Italie les chefs-d'œuvre de l'antiquité, je le com- prends encore : ils portent en eux leur valeur; mais dévaster par un sot amour-propre les grossières sculptures américaines, qui n'ont d'autre mérite que leur origine mystérieuse, c'est profaner sans l'ombre d'une excuse la religion des ruines et contribuer en outre à obscurcir le voile qui nous en dérobe la signification. J'admire les bas-reliefs de Palenque sur la façade de ses vieux palais ; ils m'in- téressent, m'émeuvent, et occupent mon imagination; qu'on les transporte au Louvre, je ne vois plus que d'informes ébauches qui me laissent froid et indifférent. De pareils actes de vandalisme ont fait un tort irréparable aux voyageurs , en provoquant à leur égard les sévérités de l'administration, et en indisposant les habitants qui , par forme de représailles, se sont rendus coupables d'injustice. C'est ainsi qu'ont été brisés des plâtres moulés sur place par un archéologue américain, quoique les types n'en eussent nullement souffert, et que la science a été frustrée d'une collection d'em- preintes dont l'intérêt était considérable1.

L'alcade auquel j'étais recommandé, ayant bien auguré de mes dispositions, m'accorda toutes les licences que je souhaitais. Nous partîmes donc, Morin et moi, dans la matinée du lendemain, en

1. La cupidité n'est pas toujours le mobile de ces actes de spoliation ; il faut y ajouter la manie qu'ont certaines gens de rapporter des souvenirs matériels de leurs* voyages. Nos voisins, sous ce dernier rapport, ont acquis une célébrité redoutable; on cite des monu- ments qu'ils ont emportés par morceaux; rien néanmoins n'est comparable à l'excentricité de cet Anglais qui, mutilant dans la vallée du Nil toutes les statues qui tombaient sous sa main, fut arrêté par ordre du vice-roi, au moment il s'apprêtait à briser le nez du grand Sésostris lui-même. V. V Egypte, par M. Gisquet, t. II, p. 160.

LES RUINES DE PALENQUE. 265

compagnie d'un vieil hidalgo, qui depuis trente années s'était constitué le cicérone des ruines et qui avait conservé , au milieu de la génération nouvelle , les formes dignes et les vertus hospitalières du temps passé, Nous fîmes une lieue à cheval sur un sol inégal, montueux et généralement couvert ; le reste de la route s'effectua à pied dans la forêt. Chemin faisant, Morin tua un second trigono- céphale et Don Gonzalès , notre guide , nous confirma tout ce qui nous avait été rapporté précédemment sur la morsure de ce serpent. Il ajouta que la Providence avait placé le remède à côté du danger, et il nous fit cueillir, à dix pas du reptile expirant, le guaco, anti- dote célèbre dans toute l'Amérique équinoxiale. Cette plante croît en grande abondance sur les terrains ombragés aux environs de Palenque; les connaisseurs en distinguent trois espèces : le blanc, le vert et le violet, particulièrement estimé; en réalité, ce sont de simples variétés qui diffèrent uniquement par la nuance de leurs feuilles. Le guaco s'administre à l'intérieur en infusion, en esprit ou en teinture; je suis peu convaincu de l'efficacité de ce médica- ment, quoique j'en aie ouï conter des merveilles. Nous rencon- trâmes, un peu plus loin, un arum colossal qui m'arracha un cri d'admiration. Don Gonzalès attribuait à cette plante une vertu sin- gulière : celle de faire tomber, par le simple attouchement, les crochets des serpents venimeux. Sans discuter avec lui le mérite de cette opinion , je m'approchai respectueusement du végétal et je le mesurai : chaque feuille, longue de deux mètres sur un mètre et/demi de largeur, pouvait abriter trois personnes; les fleurs étaient flétries sur leur spadice.

Déjà des signes irrécusables annonçaient la proximité des ruines, mais l'épaisseur # du bois nous les cachait encore ; nous gravîmes un escarpement les débris étaient accumulés, et nous nous trou- vâmes sur le seuil d'un vaste édifice que nous n'avions pas même aperçu : c'était la façade principale du palais. Une double galerie de 80 mètres de longueur, soutenue par des piliers massifs, se déroulait devant nous; les murs, par une disposition singulière, s'inclinant à partir de l'architrave, formaient un angle aigu dont le

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sommet, à sept mètres du sol, était tronqué par une dernière assise horizontale* Cette construction vraiment originale, le prin- cipe de la voûte se laissait entrevoir , ne manquait ni de grandeur ni de hardiesse , quoique les architectes eussent méconnu l'emploi des surfaces courbes et se fussent arrêtés, pour ainsi dire, à la dernière limite du problème. Solidement assise sur une base pyra- midale de 20 mètres d'élévation, elle était dominée par une tour quadrangulaire , dont il subsistait trois étages, séparés l'un de l'autre par autant de corniches. Un sentiment de surprise mêlé d'ad- miration nous retint immobiles; aucune tradition ne se rattachait à ce monument et n'en expliquait l'origine : il était , debout, au sein de la solitude, dans toute la majesté des choses qui ont long- temps vécu* Depuis le seuil nous étions arrêtés, nos regards plongeaient sur une cour intérieure, peuplée de simulacres gigan- tesques à demi voilés par la végétation sauvage; le reste de l'édi- fice disparaissait dans les profondeurs de la forêt et il n'était pos- sible d'en saisir ni le développement ni l'ensemble. Au nord de ce palais, à une faible distance, sont groupés sur des éminences iso- lées, d'autres monuments également remarquables par la solidité de leur construction, la simplicité grave de leur architecture et le mystère qui enveloppe leur destination primitive. Des broussailles et des plantes grimpantes les revêtent d'un manteau de verdure, et des arbres énormes se sont développés sur leur faîte, sans que l'on puisse comprendre comment ils en supportent la pression. Le pla- teau offre en outre, sur un rayon d'une étendue considérable, des vestiges qui n'ont été qu'imparfaitement explorés. Nous consacrâmes toute la première journée à l'examen de ces antiquités, et Don Gon- zalès nous ayant quittés le lendemain matin , nous demeurâmes , Morin et moi, en possession de la solitude. J'avoue que je vis partir cet homme obligeant avec une satisfaction secrète; j'avais besoin de recueillement et d'indépendance pour jouir pleinement de tout ce qui m'environnait.

â peine fûmes- nous seuls, que nous nous , mîmes à déblayer la place avec une ardeur incroyable* Nous choisîmes pour résidence

LES RUINES DE PALENQUE. 267

la galerie orientale, et nous nous installâmes dans la région moyenne, qui ouvre directement sur la forêt. Avec les matériaux ^dispersés aux alentours , nous construisîmes un âtre et toutes les dépendances d'une cuisine; une pierre large et polie nous fournit une table; le bois nous procura de grandes feuilles coriaces, des écorces, des lianes qui trouvèrent leur emploi; nous disposâmes nos lits dans les pièces souterraines qui furent, dit-on, des lieux de sépulture ; puis , l'escalier rendu praticable , nous ouvrîmes une tranchée pour obtenir de l'air et du soleil, nous allumâmes du feu afin de dissiper l'humidité , et, retranchés dans cette en^- ceinte comme dans une forteresse, nous résolûmes d'y séjourner aussi longtemps que nous nous y plairions. Ces travaux remplirent toute la seconde journée ; lorsque les ombres commencèrent à des- cendre, de nombreuses chauves-souris sortirent de ces débris et voltigèrent autour de nous. Dans la suite, je reconnus deux espèces distinctes, d'inégale grosseur, l'une et l'autre du genre vespertilio.

Il serait superflu de donner une description des monuments de Palenque et surtout du palais, vaste parallélogramme extrêmement compliqué dans sa distribution, qui couvre une superficie de 3,840 mètres carrés. Je ne répéterai donc pas ce que le lecteur peut trouver avec des détails circonstanciés dans les ouvrages spé- cialement consacrés à l'étude des antiquités américaines -1: tout a été dit, ou à peu près, sur le présent ; mais le passé est un champ inépuisable il est permis à chacun de glaner, et j'userai de ce privilège pour hasarder à mon tour quelques conjectures que l'aspect des lieux et certains rapprochements historiques m'ont suggérées.

Que ce soit une rencontre fortuite ou plutôt une révélation des Indiens qui ait amené, comme on l'assure dans le pays,, la décou- verte de ces ruines célèbres , il est certain que nul n'en avait ouï parler avant Tannée 1750 , époque Don Antonio Calderon

1. Voyez notamment les trois mémoires de Dupaix dans le Recueil dtes antiquités mexi- caines, le voyage de Stephens avec les vues de Catherwood, et le grand ouvrage d'Au- gustino Aglio, publié aux frais de lord Kingsborongh , livre splendide, mais un peu cher (3000 fr. ).

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administrait l'intendance de Chiapa. Comme la tradition était muette sur le nom qu'elles avaient porté , on leur donna celui du village le plus proche, Santo Domingo del Palenque. Il y a donc* un peu plus d'un siècle que leur existence est un fait constaté.

La nouvelle de cette découverte excita un certain intérêt en Espagne, comme le prouvent les deux explorations effectuées par ordre du gouvernement en 1784 et 1785 4. On reconnut dès lors que la ville antique occupait un espace considérable , sur le versant septentrional d'une cordillère qui sépare le Guatemala des pro- vinces de Tabasco et de Chiapa. Ce ne fut néanmoins que dix - huit ans plus tard que le roi Charles IV fit procéder à une reconnais- sance sérieuse, dont les résultats demeurèrent longtemps ignorés. Oubliés dans les archives de Mexico pendant la période révolution- naire, les trois Mémoires du capitaine Dupaix et les dessins de son collaborateur Castaiieda, devinrent par un échange la propriété d'un Français, M. Baradere, qui les publia en 1834 dans l'ouvrage intitulé : Recueil des antiquités mexicaines. Ce document est encore aujourd'hui le plus curieux et le plus intéressant que nous possédions sur les ruines de Palenque. Après un laps de vingt- six années, deux voyageurs entreprenants, MM. Waldeck (1834) et Stephens (1843) complétèrent l'œuvre de Dupaix en y ajoutant de précieux détails, et en reproduisant notamment les tables hiéro- glyphiques que leur prédécesseur avait négligées.

11 existe sur plusieurs points du Yucatan des vestiges matériels de la civilisation indigène aussi remarquables que ceux de Pa- lenque; par quel privilège ces derniers ont -ils fixé l'attention exclusive des Espagnols et celle du monde savant? C'est que l'ori- gine des monuments Yucatèques n'était pas un mystère ; tandis qu'à Palenque, rien ne parlait aux souvenirs, et tout à l'imagination. La grandeur imposante des ruines , la majesté des bois , le silence des Indiens et celui de la tradition, concouraient à faire naître l'idée d'une antiquité reculée ; on savait que ces parages étaient

1. Celles de Bernascom et de del Rio. La seconde seule produisit quelques résultats, consi- gnés par l'auteur dans un mémoire sommaire et superficiel.

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déjà déserts lorsque Cortès les traversa dans sa marche sur le. Honduras. «Aucun chemin ne s'ouvrant devant nous, dit Bernai Diaz , qui nous en a laissé la description , nous dûmes en frayer un avec nos mains et avec nos épées ; le bois était si haut et si pro- digieusement fourni qu'à peine pouvions- nous apercevoir le ciel; vainement essaya- t-on de monter sur les arbres pour reconnaître le pays; l'épaisseur du feuillage interceptait partout la vue1». Cortès venait de franchir le Grijalva à Istapa ; par conséquent il se trouvait à une courte distance de Palenque, qui déjà ne subsis- tait plus, car le mouvement d'un pareil centre de population n'au- rait pas échappé à une armée pressée par la disette , cherchant des vivres avec l'activité du désespoir et guidée par des indigènes. Ce fut après une marche aussi longue que pénible , que le corps expé- ditionnaire sortit enfin de ces effrayantes solitudes.

Mais si dès l'an 1524 il existait déjà des ruines dans les forêts du Chiapa , ce n'est pas un motif pour assigner à ces débris une origine et une antiquité fabuleuses : j'essaierai de le démontrer avec autant de brièveté que le comporte l'obscurité du sujet.

Le Yucatan , lorsqu'il fut découvert, était un pays florissant, populeux, orné d'une profusion d'édifices publics construits en pierre de taille et en mortier, dont l'aspect frappa vivement les Espagnols ; outre le témoignage des historiens contemporains , nous avons celui des soldats de Grijalva, qui, dans l'élan de leur admiration, donnèrent à la contrée le nom de leur patrie, dont ils crurent retrouver l'image.

Ces monuments ne subsistent plus : la guerre, le fanatisme et la politique se sont ligués pour les détruire 2 ; mais on rencontre des ruines éparses sur toute l'étendue de la péninsule , depuis l'île de Cozumel jusqu'aux frontières du Petén et du ïabasco. Évidem- ment, ces restes sont ceux des édifices qui fixèrent l'attention des

1. B. Diaz,c. 176.

2. La ville de Merida, poufme borner à un exemple, a été construite en partie aux dépens des anciens monuments indigènes , et le couvent actuel des Franciscains occupe la place

rl'nn ri oc nilrnk'ntnvinQ (\a l'iinniprinP. TihfuV

270 CHAPITRE X.

conquérants, et dont le nombre effrayait l'imagination , suivant l'ex- pression cTHerrera *. Or, il serait facile de démontrer, par une comparaison raisonnée des ruines du Yucatan et de celles de Pa- lenque, que les monuments dont elles perpétuent le souvenir avaient un même caractère architectonique ; qu'ils étaient ordonnés selon les mêmes principes et construits d'après les mêmes règles de l'art. i,e plan des édifices, leur base pyramidale, l'absence de voûtes, la forme particulière des plafonds, le mode de couverture, l'emploi du stuc et de la peinture dans la décoration , les bas-reliefs sculptés sur place2, la ressemblance des symboles hiéroglyphiques, dénotent chez les architectes, jusque dans les moindres détails, une confor- mité d'idées, de goût et d'origine, dont l'expression a pu varier selon l'époque et le besoin, sans perdre son caractère primitif et éminemment national* On ne saurait méconnaître davantage l'ana- logie qui relie ces débris à ceux des monuments du Mexique attri- bués par la tradition aux Toltèques 3. Cette étude comparative , qui ne saurait être poussée plus loin ici , rend manifestes l'action et la prédominance d'une même race sur tout le territoire compris entre la cap Catoche et le plateau mexicain.

La question d'origine ainsi résolue, il est possible d'émettre quelques conjectures sur l'ancienneté de Palenque. Nous voyons effectivement les Toltèques, au milieu du vne siècle, en possession de l'Anahuac, leur civilisation se développe paisiblement; plus tard, vers l'an 1052, ils abandonnent cette position et se répandent dans la direction du sud-est, c'est-à-dire dans les provinces actuelles d'Oaxaca et de Chiapa : il paraît assez naturel de rattacher à cette période la fondation de la ville qui nous occupe et de la considérer comme contemporaine de Mitla.

1. « En todas las provincias se han hallado tantos y tan grandes edificios de canteria que espanta. » (Herrera, Dec. IV, 1. x, c. 2. )

2. Ruines de Labphak, Palenque, Xochicalco.

3. Que Ton compare aux temples de Mitla, par exemple, les ruines de Zayi, de Tuloum et de Chunchurn, on retrouvera non-seulement le caractère simple et noble de l'architecture toltèque, mais jusqu'aux colonnes qui ont émerveillé les savants. (Stephens, t. Il, p. 17, 21 132,413.) '

LES RUINES DE PALENQUE. 274

On sait que la migration toltèque s'avança jusqu'au Guatemala et jusqu'au Yucatan, avec sa culture elle introduisit son archi- tecture nationale et son goût pour les monuments pyramidaux, constructions gigantesques, empreintes d'une grandeur indigène, et sans analogie avec celles de l'Egypte. L'histoire se tait sur l'état de la péninsule à cette époque ; nous ignorons si elle comptait déjà des habitants; comme on n'en retrouve aucune trace, il est permis de supposer que la nationalité toltèque absorba, s'il en existait, les élé- ments qui lui furent étrangers. Ainsi, la ville de Mayapan, qui, deux siècles plus tard, devint la capitale d'une société bien ordon- née, remarquable par la douceur de ses mœurs et par la sagesse de ses institutions, fut l'œuvre, vraisemblablement, du peuple intelli- gent auquel sont attribués les monuments de J'Ànahuac.

Ici vient se placer un récit d'Herrera, qui permet d'ajouter quelques conjectures aux faibles renseignements que la tradition nous fournit : « Tandis que les habitants de Mayapan, dit-il, vivaient dans un par- fait accord, arriva du côté du sud, des hauteurs du Lacandon, une population nombreuse que l'on tenait pour originaire du Chiapa, et qui, après avoir erré pendant quarante ans dans la solitude, finit par se fixer à dix lieues de Mayapan, à la base des montagnes, elle construisit de très-beaux édifices, se soumettant aux lois et aux coutumes du pays 4. » Quels pouvaient être ces étrangers dont l'in- vasion porte un caractère pacifique, qui pratiquent les arts de la paix, se propagent sans obstacle et se confondent enfin avec la population de la contrée? Ils appartenaient évidemment à une tribu déjà cultivée, qui se rattachait sans doute par quelques liens de parenté à celles du Yucatan. Qui sait si ces émigrés, en quête d'une nouvelle patrie, originaires des montagnes gisent aujour- d'hui les ruines de Palenque, n'étaient pas les habitants de cette même cité, qu'une catastrophe avait détruite, comme Mayapan le fut plus tard? L'événement trouverait alors sa place entre les an- nées 1250 et 1420, dates de la fondation et de la ruine de Mayapan.

1. Herrera, Dec. l\r, 1. x, c. 2.

272 CHAPITRE X.

Assurément ces dernières inductions sont très-hypothétiques. Je ne prétends pas leur attribuer d'autre valeur que celle qui naît d'un rapprochement curieux ; il n'en est pas ainsi des conclusions dont j'ai posé les bases et que je vais déduire brièvement : si l'on consi- dère l'analogie incontestable qui rattache les anciens monuments du Mexique aux ruines de Palenque et ces dernières à celles du Yuca- tan ; la position géographique de ces débris, échelonnés sur le trajet de l'émigration toltèque et portant un caractère d'antiquité d'au- tant plus prononcé qu'ils sont moins éloignés de son point d edépart, on en conclura que ces différents travaux furent l'œuvre d'unmême peuple, qui construisit successivement Tula, Mitla, Palenque, Mayapan et tous les édifices aujourd'hui ruinés de la péninsule. Les Indiens du Yucatan , les Mayas , n'auraient pas eu d'autres ancê- tres1 ; cette présomption est encore fortifiée par l'ancienne culture du pays, la douceur des mœurs et de la religion ne fut altérée qu'à la longue et par l'influence des Aztèques2. Au surplus, la race tol- tèque ne s'est pas éteinte davantage au Guatemala, elle constitue, dans la région des montagnes, une population laborieuse, indus- trieuse et fière, qui se glorifie d'une antique origine 3.

La situation de l'ancienne Palenque était merveilleusement choisie. De ces hauteurs aujourd'hui couvertes d'un impénétrable taillis, mais qui furent couronnées d'édifices dont la magnificence n'est point imaginaire, l'œil embrassait la plaine et s'égarait sur une suc- cession infinie de pentes et de forêts jusqu'à la plage lointaine de Catasaja ; le prince , depuis la tour de son palais, dominait la cité et découvrait ce vaste horizon ; il pouvait surveiller les mouvements d'un ennemi et les progrès de la prospérité publique qui se déve- loppait autour de lui ; et nul doute que ces solitudes n'aient retenti de tous les bruits qui sont l'expression de la vie ; que ces temples ruinés n'aient vu la pompe des sacrifices; que ces degrés n'aient été foulés par des guerriers au costume fantastique, tels qu'ils nous

1. La destraction de Mayapan précéda de 70 ans seulement l'arrivée des Espagnols.

2. Herrera, Dec. IV, 1. x, c. 2.

3. Voyez le chapitre vm, p. 209.

LES KU1NES DE PALKNQUE. 27}

apparaissent sur les bas- reliefs qui leur ont survécu; par des cour- tisans, par des beautés qui eurent leur influence et leur célébrité; que ces lieux enfin si complètement rendus à la nature n'aient été animés par le mouvement d'une civilisation naissante. Gardons- nous cependant d'un enthousiasme exagéré, et n'allons pas con- clure des monuments de Palenque, à un perfectionnement trop élevé chez les architectes; on ne saurait se persuader, sans beau- coup de crédulité, qu'un peuple qui ignorait l'art de décomposer les sons et de les reproduire par l'écriture, qui a méconnu l'em- ploi du fer, qui ne possédait ni troupeaux ni bêtes de somme, ait jamais pu atteindre un degré de culture comparable à l'état des sociétés modernes. Ajoutons que les ruines de Palenque ont peut- être été trop vantées : ces restes sont beaux, sans doute, dans leur antique rudesse ; ils respirent, au milieu de la solitude, je ne sais quelle grandeur imposante ; mais on peut affirmer, sans contester leur valeur architectonique, qu'ils ne justifient pas, dans leurs détails, l'en- thousiasme des archéologues. Les lignes qui concourent à l'orne- ment pèchent par la rectitude ; le dessin, par la symétrie ; la sculp- ture, par le fini: j'excepte cependant les tables symboliques, dont la gravure m'a paru fort correcte. Quant aux figures , elles décèlent, dans leur exécution barbare, les premiers tâtonnements d'un art qui était encore au berceau. Le bas -relief connu sous le nom de pierre de la croix, mérite d'être cité comme l'un des mieux traités : arraché par des mains profanes du sanctuaire qui l'abritait, et dé- laissé au pied de la colline s'achève silencieusement sa destruc- tion, ce fragment historique a préoccupé longtemps les savants de de son énigme; leur imagination a cru reconnaître tour à tour, parmi les objets dont il offre l'image, les symboles du culte de Mem- phis et ceux de la religion chrétienne, mais je crois qu'il est sage, en attendant qu'un autre Champollion nous donne la clef des hié- roglyphes américains, de n'y voir qu'une allégorie indigène, dont les traits ont été puisés dans les productions du climat.

Les ruines de Palenque nous présentent, par le mystère impéné- trable dont elles sont enveloppées, un exemple saisissant du néant

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de l'humanité. Nous nous trouvons face à face avec ces antiques personnages, dont les simulacres ont survécu, sans pouvoir leur assigner un âge, sans connaître leur origine, sans savoir ce qu'ils étaient, ni ce qu'ils sont devenus. Encore quelques années, et ces témoins muets auront eux-mêmes disparu ; les voyageurs se hâtent de compléter la destruction, comme si les forces dissolvantes de la nature ne suffisaient pas à la tâche. sont les bas -reliefs en stuc qui excitèrent l'admiration de Dupaix? et ces gravures allégoriques, source de tant de dissertations savantes? Que sont devenus les mé- daillons qui décoraient le péristyle du grand palais? Les uns sont anéantis pour toujours, les autres ont été mutilés ou arrachés des murs ils étaient scellés; s'il en subsiste encore quelques ves- tiges, c'est grâce aux injures du temps, qui leur a épargné celles des voyageurs : il est vrai que pour nous dédommager, ils ont inscrit leur nom à la place de ces vieux souvenirs.

Nous passâmes dans ce lieu solitaire quinze jours qui s'effaceront difficilement de ma mémoire, que tant d'autres impressions ont traversée ! Nous chassions, nous tendions des pièges aux animaux sauvages, nous récoltions des plantes, des coquillages, des papil- lons, dont les variétés étaient infinies, sans nous lasser d'admirer cette nature splendide et d'errer à travers ces ruines qui gardent leur secret. Morin, dont l'intelligence, un peu négligée jusqu'alors, commençait à entrevoir des horizons nouveaux, s'était épris de belle passion pour l'histoire naturelle, et il faisait une provision de cocuyos1, qu'il se promettait de rapporter en France, dans la persuasion que les yeux phosphorescents de ces insectes brilleraient éternellement du même éclat. Au lever du soleil, les colibris et les oiseaux mouches bourdonnaient autour des lianes qui tapissaient les murs du vieux palais; des libellules couleur de pourpre ou d'émeraude, passaient d'un vol rapide et capricieux ; des nuées de moucherons montaient en colonnes serrées de la profondeur du taillis ; le pic faisait réson- ner les troncs d'arbres; tout s'éveillait dans la forêt : c'était un chant

\. Etaler noctilucus Fabr.

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immense et continu. A midi, succédaient le silence et l'immobilité ; pas une feuille ne remuait sur les branches séculaires; pas un son ne troublait le recueillement de la nature ; le mouvement de la vie sem- blait interrompu par l'ardeur d'es rayons solaires, malgré la voûte impénétrable qui en interceptait l'éclat; on n'entendait que le mur- mure monotone du ruisseau qui coule au pied des ruines. Mais quand venait le soir, cet édifice antique prenait l'aspect d'un palais en- chanté, et je m'explique la frayeur superstitieuse des indigènes qui refusent d'y passer la nuit. Ils se persuadent que ces lieux sont hantés par les esprits de ceux qui y vécurent; que les bas-reliefs s'animent à la clarté de la lune, que les guerriers descendent de leurs cadres de pierre et parcourent les sombres galeries..... Pour moi, sans redouter ces visiteurs nocturnes, je ne pouvais me défendre d'une certaine émotion; d'abord de petites lampes ailées flottaient dans l'atmosphère, tantôt avec l'éclat d'une étincelle, tantôt comme une lueur fugitive qui se perdait en traînées lumineuses; en même temps des voix indéfinissables partaient de tous les points du bois; ces bruits n'étaient pas effrayants comme ceux qui retentissent au bord de l'Usumasinta; ils étaient doux comme des chants d'oiseaux et mystérieux comme une langue inconnue. Partout autour de moi je surprenais la vie ; il semblait que les plantes, les arbres, les vieux murs s'animassent et eussent leur langage; mon oreille suivait avec anxiété cette harmonie étrange, et mes yeux interrogeaient l'obscu- rité, mais en vain, pour découvrir les êtres qui manifestaient ainsi leur existence : c'était le timbre argentin d'une clochette, ou bien une voix plaintive appelant dans, l'éloignement, un frôlement, un sanglot dans l'intérieur des ruines; mille petits sifflements, mille bruissements confus, célébrant dans un immense concert la fraîcheur et la magnificence de la nuit. Je surpris par hasard, sur les degrés de l'escalier, une grenouille dont le coassement nous avait intrigués par sa ressemblance avec l'aboiement du chien; le nôtre s'y méprit, et pendant la première soirée, il ne cessa de faire chorus avec cette habitante du ruisseau.

Aussitôt que le jour baissait, nous allumions un grand. feu sous le

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péristyle ; Morin s'occupait des apprêts du souper, et nous prolon- gions la veillée jusqu'à ce que le sommeil appesantît nos yeux. Assis sur les degrés ruinés, nous respirions avec délices la fraîcheur et les émanations du bois, devisant sur les incidents delà journée, ou con- templant en silence les évolutions des insectes phosphorescents. Quel- quefois un vent brusque passait et faisait frémir les hautes cimes; l'âtre brillait d'une lueur plus vive ; les ombres mobiles tremblaient, le chien soulevait paresseusement la tête ; nous écoutions, avec cette émotion nerveuse que produit l'attente de l'inconnu. A une heure plus avancée de la nuit, lorsque nous quittions la galerie pour nous retirer dans les pièces souterraines, les dernières clartés du foyer jetaient encore un crépuscule rougeâtre sur l'escalier de la forêt et sur la végétation tropicale qui en décorait les abords : au delà de cette auréole, régnait une obscurité profonde, mais en levant les yeux, on distinguait de rares étoiles qui scintillaient à travers le feuil- lage. Ces lieux étaient vraiment pleins de solennité et de mystère ; j'essaierais en vain de décrire les sensations qui m'y assaillirent pendant les premiers temps de mon séjour; j'en jouissais, sans son- ger à m'en rendre compte; le trouble inexprimable dont mon âme était agitée, en présence de ces débris sans nom et de cette nature inconnue, s'associaient à une admiration respectueuse pour l'intelli- gence toute-puissante, qui semblait tirer du néant un monde que j'avais ignoré.

Un jour, j'entendis dans le voisinage un chant qui provoqua mon attention ; les notes en étaient claires, limpides, perlées, telles que les eût produites un instrument harmonieux épelant invariable- ment la même phrase musicale. Comme les espèces chantantes sont assez rares dans ces parages, je ne doutai pas que ce ne fût l'oi- seau merveilleux dont les Indiens m'avaient parlé, qui vit solitaire- ment autour des ruines, sans que jamais, suivant leurs traditions, personne l'ait observé ailleurs. Je pris donc mon fusil avec une vive satisfaction, et je sortis du vieux palais; après quelques minutes d'attente, ayant reconnu que la voix aérienne partait des bords du ruisseau, je me laissai glisser le long de l'escarpement avec toute

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la circonspection nécessaire; mais l'oiseau avait changé de site et préludait sur un monticule voisin; je gravis la hauteur sans me dé- courager: du monticule, je descendis dans la vallée; insensible aux aspects nouveaux que la forêt déroulait à mes yeux , je laissai der- rière moi les tumulus et les débris antiques qui nous servaient habi- tuellement de points de reconnaissance, suivant toujours de buisson en buisson, de clairière en clairière, de hallier en hallier, l'objet de mes ardents désirs. Souvent les notes éclataient à mon oreille, dis- tinctes et vibrantes comme un chant de triomphe ; j'éprouvais cette émotion fiévreuse que connaissent les chasseurs et mieux encore les naturalistes; j'interrogeais ardemment toutes les branches; mon doigt pressait déjà la détente du fusil, puis, tout à coup, une mé- lodie lointaine me laissait confondu, mais toujours obstiné. Cepen- dant les accents s'éloignèrent peu à peu, et bientôt ils ne me parvin- rent plus que comme un écho affaibli ; enfin ils cessèrent entièrement et je demeurai seul, égaré dans l'immensité des bois. D'abord le sentiment du danger ne se révéla pas à mon esprit; j'écoutai long- temps, dans l'immobilité, et quand je fus certain qu'il n'y avait plus d'espoir et que l'oiseau moqueur m'avait abandonné , je revins sur mes pas en m'orientant machinalement d'après mes impressions récentes. Je marchai quelque temps sans concevoir d'inquiétude, distrait par les plantes et par les insectes que je récoltais sur ma route; cependant je ne tardai pas à m'apercevoir que les aspects qui se succédaient n'éveillaient aucune réminiscence dans ma mé- moire: la forêt, débarrassée de son taillis, était plantée de hautes futaies sur un sol très-accidenté; de grands arbres à base pyrami- dale projetaient au loin leur végétation séculaire, et du terreau que leurs dépouilles avaient formé, s'élançaient une multitude de pal- miers nains, de la hauteur de nos fougères. Un frisson courut dans mes veines: je gravis avec anxiété la côte dont je suivais les pentes, et de ce point, qui semblait être culminant, je promenai mes regards dans toutes les directions; mais je n'aperçus rien que le feuillage condensé des bois; mon cœur battait violemment; je courus à un arbre, et l'étreignant avec toute l'énergie du désespoir, je parvins,

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de branche en branche, à m' élever jusqu'au faîte. Hélas! ce fut avec un sentiment d'effroi que mes yeux s'arrêtèrent sur un océan de verdure qui régnait jusqu'à l'horizon et qui paraissait sans limites.

Je descendis : des sons confus bruissaient à mes oreilles ; j'appelai à grands cris mon compagnon; puis je m'assis au pied d'un arbre et je pressai mon front de mes deux mains , comme pour en faire jaillir une idée qui pût me sauver; mais en réalité je ne pensais pas ; j'éprouvais ce vertige qui paralyse les facultés, lorsque nous nous trouvons suspendus sur le vide ; tout mon sang affluait au cerveau ; moralement, j'étais anéanti. La situation d'un homme égaré dans les bois est plus cruellement dramatique qu'on ne saurait l'imagi- ner; pour s'en former une idée juste, il faudrait en avoir subi toutes les angoisses. J'ignore combien dura la prostration de mon intelligence; enfin je me levai, toujours plein d'anxiété, mais capable de rallier mes idées et de prendre une détermination. Le jour pou- vait durer encore quatre heures, c'était assez pour retrouver ma route, et voici comment je m'y pris : je choisis le lieu même le hasard m'avait placé comme base de mes opérations, et je résolus, en principe, de ne jamais le perdre de vue quoi qu'il pût arriver. Un arbre colossal dont je blanchis l'écorce et quelques pierres que j'en- tassai le signalaient de loin à travers les vides de la forêt ; mon des- sein consistait à rayonner de ce point central dans toutes les di- rections , jusqu'à ce que je rencontrasse quelques indices qui me permissent de m' orienter.

Persuadé que je m'étais égaré au levant des ruines, je marchai d'abord' dans le sens opposé, en gravant mon itinéraire sur l'écorce des arbres et en rompant les branches autour de moi. J'atteignis, après m' être retourné maintes fois pour assurer ma direction, un terrain marécageux peuplé d'arums et de scitaminées. Les plantes ligneuses avaient disparu ; je me crus sur la limite du bois et m'élan- çant à travers ces bas-fonds les tiges brisées gardaient l'empreinte de mon passage, je contemplai avec bonheur la voûte azurée du fir- mament, qui semblait me sourire en m' inondant d'air pur et de

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lumière. Mais j'avançais en vain, aucun changement ne se mani- festait; c'était toujours la même végétation mouvante, les mêmes feuilles lustrées, larges comme celles du bananier, remplissant l'es- pace de leur exubérance sauvage et interceptant l'horizon. Ne retrouvant rien d'analogue dans mes souvenirs, je jugeai qu'il était inutile de poursuivre et revins assez tristement sur mes pas. Au moment j'atteignais la lisière du bois, une note claire, musicale, sonore, retentit dans le calme de la solitude comme l'accent ironique d'un mauvais génie; la sensation que j'éprouvai, à cet appel inat- tendu, ne saurait s'oublier, car les mêmes fibres n'ont pas vibré deux fois. Je ne sais quelle idée superstitieuse traversa mon esprit et accéléra dans mes veines le mouvement de la circulation ; je n'eus garde de m' écarter et continuai ma route sans songer même à mon fusil, tandis que l'invisible oiseau semblait essayer son empire, en réveillant sur un point différent des échos que la voix humaine n'a jamais troublés.

Je regagnai, avec un peu d'hésitation, le poste dont je m'étais écarté; bien loin d'être découragé par le succès négatif de ma première tentative, je me sentais plus calme et plus libre d'esprit qu'au début ; la réflexion avait fortifié mon courage en m'inspirant une confiance salutaire dans le plan que je m'étais tracé; les ruines ne pouvaient être à une distance très éloignée , et la journée du lendemain suppléerait à l'insuffisance de celle qui touchait à sa fin. Animé par l'espoir du succès et par cette décision que l'âme puise dans une résolution fermement arrêtée , je me dirigeai vers le nord , sans oublier les précautions qui me garantissaient la certitude du retour. La forêt, de ce côté, courait sur un sol montueux re- vêtu d'une couché épaisse de feuilles sèches; je traversai successive- ment plusieurs côtes, séparées par des vallons étroits; un silence effrayant régnait dans ces solitudes, tout était immobile et muet. Cependant le taillis avait reparu et se montrait de plus en plus serré; je n'avançai bientôt qu'avec des difficultés excessives, à tra- vers une confusion de broussailles et de lianes qui m'enlaçaient de leurs sarments; la sueur baignait mon front; le sang coulait de

280 CHAPITRE X.

mes mains et de mon visage; mais nul obstacle ne pouvait me faire dévier : un sentiment unique absorbait toutes mes facultés, la crainte de laisser échapper le fil qui pouvait me sauver. Enfin je réussis à me dégager de cet inextricable hallier , et je vis devant moi une colline escarpée la végétation était plus rare. Ce fut en gravissant ces pentes, que je fis une chute dont les conséquences furent si graves, qu'elles faillirent me coûter la vie. Ma jambe gauche rencontra l'aspérité d'une roche qui me blessa légèrement à la face interne du tibia; je reviendrai trop souvent sur cet acci- dent, insignifiant dans l'origine, et dont je ne me préoccupai guère au moment il m'arriva.

Des hauteurs que je venais d'atteindre, je ne découvris rien qu'un site parfaitement inconnu. Le jour baissait; il fallait songer à la retraite et regagner encore une fois mon poste pour y attendre avec résignation l'aurore du lendemain. Je n'avais plus le même courage. L'ombre croissante, la perspective d'une nuit pleine d'anxiété, la soif qui devenait intolérable, le silence de ces bois j'avais espéré tout bas entendre un appel de Morin , l'espoir déçu de retrouver ma route, tout contribuait à m' abattre et à m'attrister; je traversai péniblement le massif qui obstruait le vallon, et quand je fus au delà, soit distraction, soit erreur, je m'aperçus avec effroi que j'étais encore une fois égaré ! Alors, un frisson mortel me saisit; la sueur mouilla mon front et ma poitrine se resserra; mais cette impression douloureuse ne ressemblait nullement au sentiment de stupeur qui m'avait accablé quand pour la première fois j'avais eu la conscience de ma terrible position. Mon esprit restait libre et conservait assez d'empire pour me diriger.

Je résolus sans hésiter, après plusieurs tentatives infructueuses pour ressaisir le fil que j'avais si malheureusement perdu, de m'at- tacher à cette place comme un noyé s'attache au dernier objet que rencontre sa main. Toutefois je dus m'écarter du fourré dans la crainte des reptiles et des bêtes sauvages ; je gravis donc la côte opposée que j'avais franchie précédemment, sans doute sur un autre point. Ce fut alors que j'entrevis, dans l'intervalle des arbres,

LES RUINES DE PALENQUE. 284

une éminence qui , par son isolement et sa forme conique , frappa vivement mon attention. J'approchai : les pierres dispersées aux alentours semblaient garder l'empreinte de l'industrie humaine, quoique leur forme eût été dénaturée par le temps; la nature ne les avait point ainsi taillées sur le même modèle; c'étaient évidem- ment les éléments d'une construction antique, que les siècles avaient couchée dans la poussière. Je n'entreprendrai pas de dépeindre la surprise, le bonheur et la reconnaissance qui inondèrent mon âme à cette révélation inattendue ; je tombai à genoux , et du plus pro- fond de mon cœur , je remerciai la Providence qui , au moment je désespérais de sa bonté , me tendait une main secourable et me remettait sur ma route.

Cependant il fallait agir avec prudence; ce tumulus se rattachait vraisemblablement à l'ensemble des ruines, mais néanmoins il m'était inconnu; ma mémoire n'en conservait aucun souvenir, quoique j'eusse exploré toutes les avenues de l'édifice principal. Je pris donc le parti de suivre la même marche que j'avais adoptée précédemment, c'est-à-dire de sonder le terrain en rayonnant du centre à la circonférence. L'indécision ne dura pas longtemps : mes premiers pas donnèrent sur de nouveaux vestiges qui m'encoura- gèrent à poursuivre ma route ; bientôt je vis surgir un second monti- cule dont le faîte était couronné de débris; les formes, les aspects me devenaient insensiblement familiers, et sans que je me rendisse compte des détails, que Pobscurité d'ailleurs commençait à voiler, je sentais d'une manière instinctive que ces lieux ne m'étaient pas étrangers. Ce fut ainsi que d'anneau en anneau, je parvins à re- nouer la chaîne que j'avais si imprudemment rompue. Aux der- nières lueurs du jour, j'atteignais la façade septentrionale du palais, harassé de fatigue, meurtri, ensanglanté, mais fort d'une expé- rience qui m'a rendu depuis extrêmement circonspect. Morin, dans son inquiétude , avait oublié le souper , et pour comble de disgrâce, Fida , dont l'estomac ne s'accommodait pas d'un long jeûne , dévo- rait à belles dents les collections qui me coûtaient si cher.

J'ai rapporté cette aventure avec détail pour faire mieux corn-

282 CHAPITRE X.

prendre un danger qui plane incessamment sur le voyageur dans les forêts du Nouveau Monde, et que j'avais cependant méconnu; les légendes les plus lamentables m'ont été racontées à ce propos, et j'ai connu un muletier qui, s'étant égaré dans des parages dont il avait cependant la pratique, éprouva toutes les sensations que j'ai essayé de dépeindre, et ne dut comme moi son salut qu'au hasard. Quant à l'oiseau merveilleux, cause de mon infortune, je ne l'ai plus entendu ; j'ai même oublié la tradition que j'avais recueillie à son sujet sur les bords de l'Usumasinta. Au surplus, je me dé- dommageai le lendemain du mauvais succès de ma chasse en tuant un superbe hocco, le premier gallinacé de grande taille que nous eussions aperçu jusqu'alors1. On sait que les oiseaux de cette tribu remplacent, sous les tropiques, le dindon qui vit plus particulière- ment au nord.

Les ruines de Palenque se transforment dans la belle saison en un lieu de plaisance les oisifs de Santo-Domingo s'établissent en famille, au grand dommage des monuments, qui portent l'em- preinte irréparable de leur séjour. Ils suspendent leurs hamacs à l'ombre des majestueuses futaies, se bercent indolemment au mur- mure des ruisseaux et se régalent d'un coquillage que l'on y trouve en abondance. C'est une sorte de mêlante dont la chair est ana- logue à celle de nos escargots 2. Les Indiens en sont très friands et ils ne manquent jamais de s'en approvisionner dans l'occasion. J'ai admiré maintes fois leur prestesse à extraire le mollusque de son enveloppe testacée; ils frappent, tout en cheminant, deux de ces coquilles l'une contre l'autre avec tant de force et de précision , que malgré la dureté du test, elles se rompent l'une ou l'autre par leur extrémité ; puis ils hument la substance et passent à une seconde sans perdre leur temps à les compter. Cette mélanie donne une chaux d'excellente qualité , la seule dont on fasse usage aux alen- tours. Il est probable qu'elle entrait dans la composition du stuc dont étaient revêtus les édifices de l'ancienne cité.

1. Crax aîector L.

2. M. levissima Sow.

LES RUINES DE PALENQUE. 283

Ce fut avec regret que nous abandonnâmes ces lieux remplis , je ne dirai pas de souvenirs, mais d'une incontestable poésie ; faut-il avouer les considérations vulgaires qui décidèrent notre retraite? La provision de riz et de haricots noirs dont nous vivions depuis deux jours venait de toucher à sa fin; le gibier nous manquait, le bois ne donnait point de fruits, il ne nous restait pour ressource que les coquillages du ruisseau ; la famine nous fit donc déserter et nous ramena forcément au village. Déjà le soleil était levé, lorsque nous descendîmes les degrés du vieux palais; l'écho répétait les mêmes notes qui, chaque matin, résonnaient à notre réveil ; le pic frappait du bec les troncs creux et sonores ; les colibris bourdonnaient le long des frises et des corniches ; de larges papillons bleus traver- saient le péristyle désert..... Je dis adieu à tous ces compagnons, qui avaient égayé notre vie solitaire, puis je tournai les yeux une dernière fois; mais les ruines avaient déjà disparu sous la voûte impénétrable de la forêt.

Santo Domingo peut être considéré comme une station pleine d'intérêt pour le naturaliste. Les bois d'alentour sont peuplés d'oi- seaux; la flore, toute tropicale, offre un champ d'étude extrême- ment varié : parmi les végétaux curieux, que je n'ai pas eu l'occa- sion d'examiner, je citerai Yasta, renommé par son inflexible dureté; le cascarilla (colpaché des Indiens) employé dans le pays comme fébrifuge, et Yestoraqtie (nabâ) dont la résine est douée d'un agréable parfum. Au lieu de recueillir cette substance par les procédés ordinaires, les indigènes mutilent l'arbre qui la produit en provoquant par de larges incisions le soulèvement de son écorce ; c'est cette enveloppe ligneuse , imprégnée de principes aromatiques, que l'on brûle dans les cérémonies religieuses , après l'avoir réduite en poudre. Je n'ai pas rencontré beaucoup de coquillages terrestres dans ces parages un peu trop ombragés, cependant le genre cylindrella est représenté par la plus grande espace connue i ; mais on y voit une multitude de papillons diurnes, nocturnes et crépus-

1 . Cyl. decollata Nyst.

284 CHAPITRE X.

culaires. Le sol est recouvert d'une couche épaisse de détritus de végétaux et d'une telle profusion de plantes et d'arbustes qu'il est fort difficile d'en reconnaître la nature; le géologue n'a pas d'autre ressource que de suivre le cours des rivières : ce fut ainsi que je découvris par hasard, à une lieue et demie au sud -ouest du vil- lage, presque dans le lit dw Rio Chacamas, un banc d'huîtres et d'oursins pétrifiés. Le site était fort pittoresque : que l'on imagine un torrent des Alpes encadré par la végétation des tropiques. Le fracas des eaux entraînées sur une pente rapide, l'écume éblouis- sante contrastant avec la verdure sombre et lustrée des deux rives , la solitude , l'ardeur de la température , tout concourt en ces lieux à frapper l'imagination. Un peu plus haut que la chute, la rivière resserrée entre des rochers perpendiculaires d'un calcaire très -com- pacte, mesure à peine quatre mètres de largeur ; mais la profondeur est extrême. Les Indiens assurent qu'on voit reluire au fond du gouffre, quand le soleil passe au zénith, les écailles d'un crocodile d'or ; nous ne jouîmes point de ce spectacle.

Plus bas, les bords du Chacamas, ombragés de pipéracées, dominent de trois mètres environ le niveau habituel des eaux. Les parois, à la base, sont formées d'une brèche coquillière qui constitue un dépôt distinct ; puis on voit apparaître un banc de très -grosses huîtres mêlées à des oursins de forme déprimée et à quelques coquilles la plupart bivalves; les oursins gisent horizontalement, comme ils ont été déposés. Ces restes organisés sont liés entre eux par une marne calcaire et reposent sous une couche de terre végé- tale d'un mètre de puissance ; ils semblent appartenir à l'époque jurassique et témoignent du séjour des eaux, pendant cette période, sur toute l'étendue du Tabasco. Effectivement, j'ai retrouvé le même banc et les mêmes fossiles, à quinze lieues vers le sud, au pied de la même chaîne, dans le village de Tenosique, le plus méri- dional de l'État.

Je termine par une anecdote qui se rattache fort indirectement à mon voyage, mais qui m'a paru bonne à conserver, à une époque notre égoïsme sceptique relègue volontiers dans le domaine de

LES RUINES DE PALENQUE. 285

la fiction l'héroïsme des temps passés. En 1834, un jeune Polonais, exilé de son pays et pour ainsi dire égaré sur le globe, s'arrêta au bourg de Santo Domingo. Il était doué de qualités aimables et paraissait bien né. Les habitants, dont il se concilia les sympathies, entreprirent de le marier pour le fixer définitivement parmi eux. D'abord il repoussa cette idée; on le pressa; bref, il finit par consentir; la fiancée était une belle jeune fille appartenant à une famille des plus honorables de la localité. Dans l'intervalle , arriva du Tabasco, par je ne sais quel funeste hasard, une vieille gazette qui, circulant de main en main, tomba dans celles de l'étranger, et l'instruisit du sort de la révolution polonaise. Que se passa -t- il dans son âme? nul ne le sut alors, car il en déroba soigneusement le secret; mais dans la nuit, il mit fin à son existence. Quelques lignes tristement poétiques, que l'on trouva près de son lit de mort, résumaient toute sa destinée; après avoir remercié les habitants des marques d'intérêt qu'il en avait reçues, il faisait une allusion mélancolique à l'asservissement de son pays, puis il ajoutait que son cœur étant mort à toute affection, et sa vie dé- sormais sans objet, il pouvait retourner sans crime au sein de l'éternité.

Sans approuver un acte que la religion et la morale condam- nent, on ne peut se défendre ici d'un sentiment d'admiration ; quelle devait être la religion de la patrie, dans cette âme héroïque qui ne respirait que pour elle, sans que le temps, la distance, le spectacle d'un monde nouveau , l'insouciante quiétude de ces mon- tagnes, aient pu refroidir un seul jour le feu sacré qui l'embrasait! Cet infortuné se nommait Alexandre Lukinsky ; les habitants de Santo Domingo aiment à parler de lui et honorent sa mémoire ; il est probable que sa famille n'a jamais connu son destin.

fiHÀPiîRE xi;

LE BOIS DE CAMPBCBE

Le voyageur qui depuis Santo Domingo se dirige sur lo district

du Pefén, peut gagner l'Usumasinta cri marchant diroetemenl à l'est, (lotte route, coupée de nombreux ruisseaux, s'offrait, naturel- lement, à nous comme la plus courte et la plus agréable; nous préférâmes toutefois retourner sur nos pas. afin de visiter les grandes exploitations de bois de teinture que nous avions laissées en arrière, car ce genre d'industrie appartient à la plaine et cesse, faute d'aliment , dans les montagnes. La hacienda de San-Geronrnw , propriété célèbre par son étendue, sa fertilité et les ressources inépuisables de ses forets, paraissait heureusement située pour l'ob- jet que nous nous proposions ; j'avais reçu d'ailleurs des maîtres de

288 . CHAPITRE XI.

ce domaine , pendant mon séjour à la Palizada, une invitation pres- sante dont il convenait de profiter.

Nous reprîmes donc le chemin de las Playas et le canal fangeux du Rio Chiquito ; nous doublâmes sans nous arrêter le promontoire nous avions passé une nuit si orageuse, et remontant , à partir de ce point, le bras principal de l'Usumasinta, qui coule dans la direction du nord- ouest, nous arrivâmes un peu avant la nuit à Boca de San-Geronimo. Les eaux avaient baissé pendant notre excursion aux ruines, et elles laissaient à découvert des bancs de sable qui bordaient les deux rives ; néanmoins le milieu du fleuve conservait toujours une grande profondeur. Je recueillis dans cette conjoncture favorable deux espèces de bivalves du genre unio, dont la nacre était teinte d'une belle nuance cramoisie avec des reflets cuivrés. Il est plus difficile qu'on ne se l'imagine de se procurer des coquillages dans ces rivières encaissées, limoneuses et infestées de caïmans ; à moins d'être muni d'une drague , on ne peut guère y parvenir qu'à l'époque du plus bas étiage, depuis la mi-avril jusqu'au milieu de mai.

Boca de San-Geronimo est une espèce de port formé par TUsu- masinta à l'embouchure d'une petite rivière qu'alimentent les lagunes voisines; les canots d'un certain tonnage attendent leur chargement, quand les basses eaux ne leur permettent plus de naviguer sur les affluents du fleuve. Quelques cases de chétive appa- rence, habitées par une population suspecte, sont groupées sur le point culminant de la rive : la hacienda est située à deux lieues dans les terres, non loin de la rivière qui, coulant au milieu des bois, fournit de grandes facilités à la traite. Nous congédiâmes en cet endroit nos bateliers, et le lendemain matin, après une détestable nuit, nous profitâmes , pour continuer la route, d'un cayuco qui re- montait vers l'intérieur. A midi, nous atteignîmes l'embarcadère, et dix minutes après nous étions reçus à la hacienda , je me pro- posais de passer une semaine, malgré l'aspect sinistre de la con- trée, afin de m'instruire à fond de toutes les particularités de l'ex- ploitation-.

LE BOIS DE CAMPÊCHE. 2*9

Le bois de campêche, que les Espagnols appellent palo de tinta et les savants du nom doublement barbare hœmatoœylon Campe- cliianum, est un arbre de moyenne grandeur, d'un port assez par- ticulier, qui peut atteindre douze à treize mètres , lorsqu'il a crû dans des conditions favorables. Rien de plus tourmenté que le tronc de ce végétal, toujours criblé de cavités irrégulières; les feuilles sont pinnées ; les folioles persistantes, lisses et en forme de cœur ; les fleurs petites , jaunâtres, pendant par grappes de l'extrémité des rameaux; le fruit est une gousse lancéolée , très- comprimée, dont la volaille recherche les semences, comme généralement celles de toutes les légumineuses. L'haematoxylon est extrêmement chargé de bois; son feuillage est d'un vert sombre; dans la première période de sa croissance , il forme des buissons assez semblables à ceux de l'aubépine; à mesure qu'il se développe, on le voit s'ar- rondir et se condenser en- masses impénétrables. Dans les forêts, il s'empare exclusivement du sol, qui reste nu sous son ombrage;* on le rencontre sur les montagnes pierreuses comme dans les allu- vions de la plaine, mais il aime surtout un terrain humide et pro- fond , inondé périodiquement par le débordement des eaux. Singu- lièrement vivace, cet arbre résiste à l'exploitation la plus meur- trière, aussi les bûcherons ont-ils coutume de dire qu'il brave tout, à l'exception du feu. Sa croissance est rapide, et néanmoins son bois est dur, compacte, susceptible de se conserver en terre très-longtemps. On le coupe à dix ans; débarrassé de son ombrage, le sol ne tarde pas à se couvrir d'une pépinière de jeunes plants , qui n'attendaient pour se produire que le concours de l'air et de la lumière. L'indus- trie ne saurait imiter ici les procédés de la nature ; et c'est en vain que les Anglais ont essayé de propager aux îles Lucayes et dans plusieurs autres de leurs possessions transatlantiques, ce précieux végétal qui , à l'état sauvage , se montre peu délicat sur le choix du terrain.

L'écorce de l'hsematoxylon est sombre; l'aubier, mince et jau- nâtre, contraste par sa couleur avec la nuance rouge du bois, qui noircit rapidement à l'air, et surtout au contact de l'humidité;

i. 19

290 CHAPITRE XI.

mais' 1? altération n'est que superficielle : lorsque les billes ont été ternies par un séjour prolongé dans les magasins, le vendeur ne manque pas de les rafraîchir à la hache au moment de la livraison. J'ajouterai que le principe colorant n'est point rouge comme dans le bois de Brésil (cœsalpinia) 9 avec lequel on confond quelquefois le campêche, mais d'un noir tirant sur le violet. L'arbre sécrète en outre une substance rougeâtre et transparente, analogue à la gomme arabique, qui jouit, dit-on, de la propriété de fixer l'élément tinctorial.

Les forêts du Tabasco et du Yucatan, l'hsematoxylon croît en abondance, sont baignées par des lagunes qui , à l'époque des crues, communiquent presque toujours avec quelque cours d'eau ; le transport des bois s'effectue donc à bon marché ; mais rien ne peut donner une idée de l'ignorance et de l'incurie qui président à leur exploitation. D'aménagement, il n'en existe pas; le propriétaire donne carte blanche à ses bûcherons, qui reçoivent un réal par chaque quintal de bois coupé, écorcé, et rendu au lieu d'embar- quement. Ces hommes se répandent dans la forêt, choisissent, abattent à l'aventure, sans autre impulsion que leur caprice, ni d'autre règle que leur commodité. Un agent, que l'on nomme mayoral et qui est préposé à la surveillance des travaux , vérifie chaque soir les résultats de la journée : il a soin, en recevant les pièces, d'écarter celles qui sont marquées de taches orangées, indice d'un commencement de pourriture, puis il fait peser le bois sous ses yeux et porte au compte de chaque bûcheron la quantité qu'il a fournie. La police de la coupe appartient à ce personnage, qui ne vise point à la popularité; il lui suffit d'inspirer à ses subor- donnés une frayeur qu'il juge salutaire. Les ouvriers réunis sous ses ordres, presque tous débiteurs de son patron, et travaillant pour amortir leurs dettes, sont rarement animés d'une ardeur généreuse; enclins à l'ivrognerie et disposés, dans l'occasion, à se dérober par la fuite aux misères de leur condition, ils ont besoin, dans l'intérêt du maître, d'être rigoureusement surveillés : le mayoral ne leur épargne pas les châtiments corporels, quoique la législation

LE BOIS DE CAMPÊCHE. 294

du pays réprouve de telles violences et les punisse par la déchéance du créancier. Mais la loi, dans ces parages lointains et isolés, n'oblige guère que la faiblesse. C'est ainsi que le Code des Indes, rédigé dans un esprit vraiment philanthropique, n'était jadis qu'une lettre morte, qu'aucune application sérieuse ne vivifiait. Les honoraires du mayoral sont proportionnés à la quantité de bois débitée dans l'année, en sorte que ses intérêts sont liés à ceux de l'exploitation qu'il dirige. A San-Geronimo, cet agent recevait 15 centimes par quintal, produisant sur un total de 250 à 300 mille quintaux un revenu moyen de 8,000 piastres.

Le bois se coupe et s'écorce à la hache. On a vainement tenté de substituer à cet instrument la scie, qui abrège le travail et donne une façon plus égale : l'aversion qu'inspire aux indigènes un procédé nouveau, dont il faudrait acquérir la pratique, leur a fait repousser cette innovation; ils préfèrent d'ailleurs, par esprit d'indépendance, aux avantages de l'association , le labeur solitaire qu'ils sont maîtres d'entreprendre et de diriger à leur gré. Leur méthode a pour inconvénient de donner des produits qui par leur forme irrégulière présentent beaucoup de difficultés à l'arrimage. En outre, au lieu d'attaquer l'arbre au pied, selon les règles ordinaires, ils choisissent à un mètre du sol la partie la moins accidentée du tronc, afin de ménager leur peine et d'éviter les nœuds ou les pro- tubérances qui l'accroîtraient encore au dépouillement. Rien de plus affligeant que l'aspect de ces coupes, hérissées de troncs mutilés; c'est la portion la plus précieuse du végétal que l'on délaisse ainsi par une honteuse négligence; on sait d'ailleurs que les souches élevées ne produisent jamais de rejets vigoureux. Il serait grandement temps qu'un propriétaire éclairé donnât l'exemple de la réforme; une direction intelligente doublerait le revenu de ces bois et les préser- verait de la ruine qui menace mcessamment de les atteindre.

On ne s'étonnera pas, d'après ce qui précède, que le bûcheron ne se préoccupe guère des phases de la végétation, lorsqu'il porte la cognée dans les bois. L'abattage commence avec la diminution

292 CHAPITRE XI.

des eaux; avec leur crue, la traite et la vidange : telles sont les règles absolues qui servent de base à l'exploitation. Quand le site est pourvu d'un système de flottaison ou de navigation pérenne, on coupe sans interruption pendant toute Tannée, et les arbres, débités sur place, sont charriés au lieu d'embarquement le plus prochain. Mais de telles conditions sont rares; la vidange s'opère plus habi- tuellement par l'intermédiaire des lagunes, en profitant des varia- tions périodiques de leur niveau. C'est en janvier, quand la décrois- sance commence, que la hache retentit dans les bois, les arbres successivement abattus marquent sur le terrain la progression de l'étiage; ils attendent les pluies de l'équinoxe qui permettront de les conduire par eau jusqu'au chantier, puis en définitive au port d'embarquement, ils demeurent entreposés jusqu'à la vente. Ce système, fondé sur l'hydrographie du pays, est en vigueur dans toute l'Amérique méridionale, l'absence de routes, la faiblesse de la population, le haut prix des salaires, rendent infiniment dis- pendieux tout mode de transport qui n'est pas gratuitement fourni par la nature. Les prospectus de colonisation lointaine se gardent bien d'aborder ce genre de considérations; on fait sonner très- haut, dans ces programmes intéressés, la richesse incontestable des forêts vierges, sans dire un mot des obstacles, qui en rendent la jouissance si difficile et si coûteuse, qu'elle peut être considérée, dans la plupart des cas, comme illusoire.

Les plus belles exploitations d'haematoxylon sont situées dans les plaines marécageuses du Yucatan çt du Tabasco, et s'étendent depuis le littoral du golfe jusqu'à la base des montagnes. Les pro- duits s'écoulent par l'île de Carmen et par la Frontéra, les navires d'Europe viennent opérer leur chargement. La valeur du bois, rendu à bord, varie de trois à dix réaux le quintal; à dix rëaux, le vendeur réalise d'énormes bénéfices, mais c'est un prix qu'il trouve rarement Lorsqu'un propriétaire manque de capitaux pour exploiter lui-même, il vend sa coupe moyennant un tiers du produit en nature. Les conditions de ce contrat diffèrent encore de

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nos usages : ce n'est point une superficie limitée qui en est l'objet, mais le droit d'établir pendant un temps déterminé un certain nombre de bûcherons sur la propriété.

J'ai fait connaître ailleurs un genre de spéculation qui, dans toute exploitation forestière, se greffe pour ainsi dire sur l'opération principale, et dont on ne saurait trop flétrir l'abus. Il serait impos- sible de tirer parti des bois sans le concours des indigènes ; or, pour obtenir ce concours à vil prix, il est utile de les lier par une obligation pécuniaire. C'est un principe que le spéculateur ne perd jamais de vue et qu'il s'efforce préalablement d'appliquer. Les ouvriers dont il emploie les bras sont donc presque tous dans sa dépendance ; ils viennent s'établir au siège de l'exploitation, avec leurs femmes et leurs enfants, lorsqu'ils sont mariés; on leur donne une mauvaise hutte et une hache , puis on leur vend tout ce dont ils ont besoin pour subsister, car la hacienda est ordinairement située à une dis- tance considérable des marchés. Croirait-on que la vente au détail de ces fournitures , achetées en gros et au rabais ? produise souvent le plus clair bénéfice de la coupe? La balance de ce honteux trafic s'élève parfois à 150 et jusqu'à 300 pour 100 en faveur du ven- deur, selon sa rapacité ou celle de ses agents. Un pauvre bûcheron , lié par une dette de cinquante piastres, en devra cent à la fin de la première année , et perdra au bout de la seconde l'espoir de se libérer un jour. Personne dans ce pays, que l'on peut justement appeler une terre d'iniquité, ne se fait scrupule de s'enrichir par cette méthode, c'est-à-dire en volant à de malheureux ouvriers une partie de leur subsistance journalière.

La terre de San-Geronimo fut concédée par la couronne d'Espa- gne, qui ne marchandait pas l'étendue, longtemps avant la fonda- tion du bourg de la Palizada, dont elle gêne aujourd'hui le libre développement. Cette propriété, limitée par l'Usumasinta, se com- pose d'environ cent soixante et quinze lieues carrées; elle renferme de magnifiques forêts peuplées d'haematoxylon , de csesalpinia, d'acajou et d'autres bois précieux, des ruisseaux, des lagunes et des savanes favorables à l'élève du bétail. L'industrie pastorale a

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toujours été clans le goût des colons espagnols1; d'ailleurs elle est d'accord avec les conditions d'un pays la propriété se mesure par lieues carrées; les troupeaux forment donc, à San-Geronimo, une branche de revenu et d'administration distincte. Chaque matin, les pâtres de la ferme montent en selle et parcourent le territoire, pour chercher le génisses qui ont mis bas et qui réclament des soins particuliers : ils vérifient si aucune bête n'est affligée de gusanos (larves d'insectes qui s'introduisent dans les tissus elles occasion- nent une désorganisation mortelle); ils visitent Les porcs qui vivent librement dans la forêt; ils poursuivent au galop les chevaux qui s'échappent, et rapportent un compte exact de l'état et de la situa- tion des troupeaux. Endurcis à toutes les fatigues et à toutes les privations, ces hardis cavaliers traversent incessamment les maré- cages ? les bois les moins frayés, les solitudes brûlantes, sans se lasser d'un genre de vie assurément pénible, mais dont l'allure indépendante convient à leur inclination.

J'ai vu rarement un paysage aussi profondément mélancolique que celui de San-Geronimo ; rien , dans l'aspect de la contrée, ne récrée l'œil et ne réjouit le cœur; de noires forêts d'haematoxylon entrecoupées de marécages, foyers d'exhalaisons mortelles, bornent circulairement l'horizon ; elles ombragent des lagunes et des étangs verdâtres, dont l'eau se trouble au moindre bruit, par la retraite précipitée des caïmans; les crânes indestructibles de ces reptiles blanchissent comme des rochers sur la plage. Ailleurs une savane inculte déroule sa monotonie à travers l'immensité des bois; la terre est noire comme de la poudre à canon; quelques mauves à tige ligneuse et une sensitive d'un rose pâle, sont les seules productions qui charment passagèrement ta vue. La brise du soir, que l'on attend avec une si vive impatience, est imprégnée d'émanations fétides : c'est la carcasse d'un cheval ou celle d'une génisse que les vers ont dévorée vivante; une volée de vautours au plumage brun et au cou dénudé s'est abattue sur cette proie morte, la déchire à

1. Crianza quita labranza, l'élève du bétail dispense du travail. Tel est l'adage favori et caractéristique du pays.

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coups de bec et se dispute les viscères avec une avidité famélique. Ces oiseaux, au surplus, rendent d'éminents services en dévorant les substances animales que la chaleur ne tarderait pas à putréfier et qui ajouteraient encore, par leur décomposition, à la malignité du climat. Quand le soleil couchant éteint ses reflets cuivrés dans le marécage, il y a dans cette nature je ne sais quoi de sombre et d'ardent tout à la fois, qui produit sur l'imagination une impression sinistre. A cette heure renaît la vie , on rencontre sur le sentier de la hacienda des groupes de femmes au teint bronzé et aux che- veux flottants, qui vont, à demi nues et parées de bijoux, puiser l'eau dormante des lagunes. Elles font entendre un chant mélanco- lique et somnolent, inspiré sans doute par ces tristes régions, bien que les paroles semblent écloses sur une terre plus heureuse :

jÀh que il mundo Es bonito ! Lastima es Que yo me muera 1 î

L'absence de mesure finale tient l'oreille en suspens et entraîne la répétition indéfinie de la même phrase musicale. Le voyageur qui a traversé le Tabasco ne saurait oublier la poésie plaintive de ces ac- cents, qui flottent continuellement dans l'air autour deslieux habités2. La hacienda est assise avec ses dépendances sur un pli de terrain qui domine faiblement le niveau des grandes eaux ; les habitations sont humides , malsaines, et bâties dans le goût primitif. A peine le pos- sesseur de ce vaste domaine est -il mieux logé que ses esclaves. Il faut aller dans l'Amérique méridionale pour sentir le néant des besoins multipliés qui marquent tous les instants de notre existence ; l'homme ne connaît ici que le strict nécessaire; sa condition se rapproche beaucoup de la forme simple et originale qui faisait l'ad-

1. Ah! que le monde Est joli!

C'est pitié

Qu'il me faille mourir.

2. Voir la note Gn°l, dans le second volume.

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miration des philosophes du temps passé. Je doute qu'il en soit plus heureux; à coup sûr il n'en est pas meilleur. Un exemple entre mille donnera une idée de cette indifférence, qui rend même super- flues les plus précieuses faveurs de la nature : le sol de San-Geronimo est éminemment productif; le cocotier y fructifie au bout de quatre ans; le manguier, dès la première année; Yalmemlro (badamier de Malabar) développe son feuillage verticillé à cinquante pieds hauteur, deux ans après avoir été semé; planter, ici, c'est jouir; et cependant on chercherait vainement dans la propriété un pied d'arbre fruitier, une seule plante comestible. La petite quantité de patates, d'ignames et de bananes qui s'y consomme est tirée de la Palizada; on mange de la morue quand le poisson fourmille dans les rivières et les lagunes ; de la viande salée au milieu de nombreux troupeaux, et l'on boit l'eau malsaine des marais, quand le forage d'un puits coûterait si peu d'efforts; telle est l'abnégation des habitants; leur vie se passe dans une abstinence rigoureuse de tout ce que nous appelons le bien-être. Si les Indiens de ces contrées sont tombés dans un état de dégénérescence qui permet de douter qu'ils aient joui d'une condition meilleure, on ne reconnaît guère mieux, chez les créoles espagnols, les descendants des conquérants, des hommes qui ont fondé Campêche et Merida , et qui aux richesses naturelles de l'Amérique ont ajouté les végétaux utiles de l'ancien monde. Cependant on trouve encore ici des noms fameux qui réveillent de grands souvenirs: à San-Geronimo, il y avait un Balboa, simple pâtre de la hacienda, qui n'avait pas perdu la mémoire de son ori- - gine, mais qui bornait son ambition , dans un pays illustré par ses ancêtres , à parcourir en liberté les bois , à poursuivre les chevaux sauvages et à surveiller les troupeaux.

L'histoire naturelle des régions basses, marécageuses et géné- ralement couvertes s'exploite le bois de Campêche, est peu diversifiée; les lagunes nourrissent des ampullaires, d'énormes ano- dontes et plusieurs unios dont un seul est véritablement curieux1.

1. V. delphinulus Morlt.

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On y trouve diverses espèces de tortues appartenant aux genres emijs, cinosternon et staurotypus; néanmoins cette famille se montre moins variée et bien moins remarquable ici que sur. le rivage opposé de la Louisiane et des Florides. J'ai ouï parler de boas d'une dimen- sion prodigieuse, mais sans les avoir vus; je doute même que ces ophidiens, à moins de circonstances exceptionnelles, acquièrent une grande taille dans P Amérique Centrale. Les oiseaux m'ont semblé peu nombreux ; il en est de même des insectes, quoique les maisons soient hantées par des blattes monstrueuses et par deux arachnides fort laides que Pon voit constamment en arrêt sur les murs. Un animal beaucoup plus intéressant , que j'ai rencontré pour la pre- ' mière fois dans ces parages, c'est la rhinophryne, grenouille dont les naturalistes, il y a peu d'années, ont fait un genre particulier1. La description qu'ils en ont donnée, d'après un spécimen conservé dans l'alcool, étant nécessairement incomplète, je profiterai de Poc- casion pour en faire mieux connaître les caractères extérieurs.

La rhinophryne est d'un brun olivâtre, très -foncé sur le dos, plus clair dans la région cervicale, bleuâtre vers l'anus et la nais- sance des pattes; ce ton général est varié par une marbrure peu apparente, d'un bleu verdâtre, et par d'autres taches plus* distinctes, d'une couleur de cinabre pâle, qui dessinent une ligne étroite et presque continue sur le milieu du dos. Toute la face infé- rieure est d'un bleu de lapis-lazuli un peu terne. Cette grenouille est fort extraordinaire par sa petite tête conique, qui se confond avec la masse globule use du corps, et que surmontent deux petits yeux saillants ; par l'orifice à peine visible de la cavité buccale, la brièveté des membres engagés dans le sac qui renferme le tronc ; enfin par la teinte bleue de l'abdomen. Elle se montre rarement au grand jour et vit au fond d'un trou qu'elle creuse dans les localités humides. Lorsqu'elle veut procéder à cette opération , elle se gonfle comme un ballon , puis elle s'appuie sur les pattes antérieures et travaille activement avec celles de derrière qui prennent, par Pécartement

1 . H. dorsalis Dom. et Bit». , Erpét. gèn. , t. VIII , p. 757.

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des doigts, la forme de deux palettes. C'est encore ainsi qu'elle se dilate lorsqu'on la saisit et qu'elle veut s'échapper. On ne soup- çonnerait jamais, à voir la petite taille de cet animal et le peu de résistance musculaire dont il semble doué , la vigueur dont il fait preuve dans de telles occasions. Je parvins avec beaucoup de peine à m'en procurer deux que j'enfermai dans un bocal de verre, pendant toute une journée elles cherchèrent à creuser un terrier, sans se laisser déconcerter par le mauvais succès de leurs efforts.

Mon séjour à San-Geronimo fut prolongé par une infortune de voyage que l'on croirait empruntée , dans sa banalité , aux souve- nirs de notre hémisphère. Mon passe-port s'était égaré sur la route de las Playas à Santo-Domingo, et je n'avais pu réussir à m'en procurer un autre dans cette dernière bourgade. L'alcade me ren- voyait au sous-préfet (tel est le nom de ce fonctionnaire) et le sous- préfet à l'alcade ; chacun de ces magistrats se confondait en pro- testations de service, mais déclinait L'honneur de répondre de ma personne; enfin le sous-préfet, que cette affaire concernait plus directement, comme chef politique de la circonscription, éluda la difficulté en disparaissant un beau jour. Telle est l'autorité dont •jouissent les mandataires du gouvernement dans la république de Ghiapa ; tout acte spontané leur est formellement interdit ; l'impul- sion part d'un petit centre despotique qui règle arbitrairement les plus menus détails; hors de là, on ne trouve plus que des instru- ments passifs, qui tremblent perpétuellement de leur fragilité.

Je me décidai donc à dépêcher Morin à la Palizada, pour qu'il fît régulariser notre situation, me rappelant l'aventure du capitaine Dupaix qui, à son retour de Palenque, fut fouillé dans le Tabasco, arrêté, molesté, emprisonné pour un défaut de forme, au nom du gouvernement qu'il servait K Morin fit à cheval en huit heures le trajet qui nous avait coûté deux jours et demi de navigation et trouva les autorités du Yucatan mieux fixées sur leurs attributions que celles de l'État de Chiapa,

1. Voyez la mésaventure de Dupaix dans son troisième mémoire > p. 36 du Recueil des antiquités mexicaines.

CHAPITRE XII

LE RIO OSVMASINTA

Les trois derniers jours que nous passâmes à San-Goronimo lurent marqués par des phénomènes atmosphériques qui m'inspi- rèrent quelque inquiétude : le ciel se ('ouvrait de images dans l'après- midi , peu. à peu tes vapeurs s'étendaient en rasant la terre; on voyait les oiseaux fuir dans la direction des bois en poussant des cris de détresse; puis, tout à coup, le vont soufflait avec violence: les arbres gémissaient, les maisons tremblaient sur leur base; la ploie se précipitait par torrents, on entendait des explosions épou- vantables; on un mol, c'était mie scène de trislesse et de désolation indescriptible. An malin, la nature s'éveillait dans toute sa sérénité

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habituelle; mais le sol fangeux, et coupé de flaques d'eau, gardait le témoignage des orages du jour précédent. Ces perturbations de l'atmosphère, dont l'équilibre était décidément rompu, semblaient annoncer un changement de saison. Vainement mes hôtes s'etïor- çaient-ils de me rassurer, en opposant leur expérience à mes appré- hensions; je redoutais la pluie, qui dans les régions basses et maré- cageuses où j'allais m'*engager, pouvait me susciter de sérieux obstacles. D'ailleurs, s'il faut l'avouer, j'étais las d'un aussi morne séjour. Résistant donc à toute instance, j'arrêtai définitivement mon départ ; on nous donna des chevaux et un guide ; on mit en outre à notre disposition un cayuco qui devait transporter nos bagages jusqu'au village de Balancany tandis que, sans nous presser, nous suivrions la route directe ; enfin nous reçûmes des lettres de recom- mandation pour les localités nous nous proposions de séjourner. Ces pratiques hospitalières , je me plais à le dire , sont observées religieusement dans les lieux les plus abandonnés de l'Amérique espagnole; mais j'ai remarqué qu'elles ne résistaient point à l'épreuve de la civilisation, pas plus dans le nouveau que dans l'ancien monde.

Nous perdîmes un temps précieux , le matin du départ, à cher- cher notre chienne Fida, que les gens de la ferme avaient dérobée et que nous parvînmes assez difficilement à nous faire restituer. Ce contre-temps nous obligea, dans la prévision de l'orage, à borner notre première étape à Chablay, métairie considérable, située à trois lieues dans le sud. Il fallut d'abord franchir le ruisseau bour- beux de San-Geronimo, dont les berges sont très abruptes; le gué était cerné par des alligators qui dormaient, la gueule entr'ou- verte, sur les atterrissements voisins; nous en comptâmes sept, tous à peu près de même taille, c'est-à-dire de 10 à 12 pieds de longueur. Ces reptiles surpris dans leur sommeil, s'agitèrent confu- sément à notre approche et glissèrent dans l'eau trouble ils dis- parurent; le passage était libre, mais d'un accès fort hasardeux, car la pluie en avait converti les abords en fondrières. Morin plaça Fida sur l'arçon de sa selle, dans la crainte qu'elle ne fût happée

LE RIO USUMASINTA. 304

par les caïmans, et nous attendîmes que notre guide eût atteint l'autre bord, afin de régler nos mouvements sur les siens. 11 se tira d'affaire en homme qui avait la pratique du terrain, alors nous poussâmes en avant en nous affermissant sur les étriers ; nos che- vaux enfoncèrent dans ta vase, hésitèrent, et faillirent perdre l'é- quilibre ; mais un coup d'éperon les ayant enlevés au moment décisif, nous sortîmes sans accident de ce pas dangereux. J'ai lu que dans certaines contrées, les caïmans sont d'humeur assez dé- bonnaire, pour tolérer les familiarités de l'homme, qui ne craint pas de prendre ses ébats dans leur propre domaine ; il n'en est pas de même au Tabasco , ces reptiles dévorent notre espèce sans le moindre scrupule, aussi souvent qu'ils en trouvent l'occasion. La hacienda de San-Geronimo en fournit de temps en temps quelques exemples : tout récemment encore , un Indien qui traversait le gué sur un cheval jeune et emporté, tomba dans l'eau et devint la pâture de ces monstres; deux jours après, on trouva le cadavre soigneusement enfoui dans la vase, les jambes, la poitrine et le cou brisés par la dent des redoutables amphibies. Le caïman , comme le renard et le chien , a l'instinct d'enterrer sa proie pour la pré- server d'une décomposition trop rapide.

Le chemin que nous suivîmes en nous éloignant de ce ruisseau funeste, n'est connu que des enfants du pays, qui le pratiquent par tradition. C'est la route du pigeon voyageur et de l'hirondelle, que l'instinct seul dirige dans les solitudes de l'air. Nous aperçûmes pour la première fois des chevreuils que leur stature et leur pelage rapprochent beaucoup de ceux de nos contrées. Leur naturel paraît être également sociable, car plus loin, dans une hutte isolée, on nous fit voir une biche qui parcourait en liberté les bois et retour- nait au logis à de certains intervalles : cette bête venait justement d'arriver pour mettre bas deux faons. Les petits portaient une robe fauve , mouchetée de taches blanches , disposées vers le milieu du dos en deux bandes longitudinales.

La plaine, jusqu'à Balancan , village éloigné de onze lieues, est légèrement onduleuse et coupée de lagunes bordées à leur circonfé-

302 CHAPITRE XII.

rence, à cette époque de l'année, d'un limon noir d'un quart de lieue de rayon. Ces eaux dormantes réfléchissent la verdure des forêts, qui alternent avec les savanes. Parmi les nombreux palmiers dont sont ornés les bois, aucun ne produit plus d'effet que le cocoyol (cocos butyracea, L.), lorsque son stipe n'est pas encore développé et que ses feuilles, longues de cinq à six mètres, retombent en panache sur le sol. La semence de cette espèce de cocotier fournit une ma- tière butireuse, employée aux usages domestiques dans quelques endroits de l'Amérique ; il suffît d'écraser le fruit dans des vases remplis d'eau ; la substance grasse surnage et se recueille à la sur- face. Je reconnus le cassier médicinal à ses gousses énormes et cylindracées , et le calebassier que je n'avais observé jusqu'alors qu'autour des habitations. Les savanes sont également plantées de palmiers isolés ou réunis par groupes, qui ont résisté à l'incendie allumé chaque année par les bergers. Le parcours en est excessive- ment pénible, car les eaux ont creusé, sur toute leur étendue, des sillons étroits et profonds, qui divisent leur surface en petits com- partiments réguliers, à peu près comme ceux d'un gaufrier. Dans ces parages solitaires , on voit errer de loin en loin un troupeau dépendant de quelque hacienda; parfois apparaît un rancho , c'est-à-dire une chaumière chétive, habitée par des pâtres ou des bûcherons; puis à de longues distances, on trouve une ferme ou le siège d'une exploitation forestière. La maison du proprié- taire est bâtie sur le point culminant ; les dépendances sont distri- buées aux alentours, selon le plan qu'il a lui-même tracé. Depuis l'embouchure de l'Usumasinta jusqu'à Balançai!, sur une ligne tor- tueuse d'environ soixante lieues, il n'existe que deux villages: la Palizada, dont la création est récente, et Monte-Cristo, qui compte à peine une douzaine de familles. On regrette, en voyant serpenter ce beau fleuve: à travers les plaines les plus fertiles du monde, que le mouvement, l'activité, la vie, ne répandent pas leur charme sur ses bords : à peine, à de rares intervalles, un canot chargé de sel ou de bois de teinture, montre-t-il sa voile paresseuse, et le voyageur doit s'attendre à cheminer longtemps le long du rivage silencieux, à

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laisser derrière lui bien des espaces incultes et déserts, avant de rencontrer une créature humaine, une chaumière ou un champ qui lui réjouisse les yeux 1.

Je souffris infiniment, pendant la route, d'un érésipèle flegmoneux que j'avais contracté dans les marais de San-Geronimo, en péchant par un soleil ardent. D'abord j'en pris peu de souci; cependant à la teinte rouge et animée de la peau, à la tension, à la dureté des téguments, à la douleur pénétrante que je ressentais aux deux bras, je compris que le mal avait une certaine gravité. Toute la région endolorie prit une teinte écarlate ; les mains se tuméfièrent, la fièvre survint, et je perdis complètement le sommeil. Vainement, en arri- vant à Balancan, essayai-jede conjurer le mal par des lotions émol- lientes et par des frictions de beurre de cacao, dont on m'avait recommandé l'emploi ; ce fut seulement le sixième jour que les phé- nomènes inflammatoires, après avoir atteint leur apogée, commen- cèrent à diminuer d'intensité. L'épiderme se souleva, la suppuration s'établit comme après une brûlure, et l'érésipèle se termina par résolution. Mes bras conservèrent néanmoins de la rougeur et de la sensibilité pendant un mois.

Balancan est un village composé d'environ quatre-vingts familles, fort agréablement situé sur la rive escarpée de l'Usumasinta, dont le lit est ici formé de sable et de gravier. Déjà le sol commence à s'ex- hausser et l'atmosphère à se purifier des miasmes de la plaine. Les Espagnols fixés dans cette localité maintiennent leur prééminence sur les indigènes et se procurent des moyens d'existence plus larges, en trafiquant de quelques bagatelles qu'ils vont acheter à la Pali- zada; les bénéfices qui se réalisent sur le cours inférieur du fleuve préoccupent sans cesse leur imagination, et ils rêvent nuit et jour aux

1. Les Espagnols ont une autre manière de voir : « Dans le Tabasco, dit un écrivain national, le bord des cours d'eau est embelli par de simples cases couvertes en feuilles de palmier, planté d'arbres fruitiers ou d'agrément, et égayé par des pâturages toujours verts. La félicité habite ces chaumières vivent dans l'innocence une ou deux familles labo- rieuses, etc. » (Appendice à l'Hist. de Cogolludo, par D. Manuel Zavela).

On ne s'attendrait guère à trouver en ces lieux la matière d'une églogue; il est bon d'ai- mer son pays et d'en faire à propos l'éloge, mais sans choquer aussi ouvertement le bon sens et la vérité.

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moyens d'obtenir de semblables avantages sans risques et sans tra- vail. Quant aux Indiens, redoutant plus encore la fatigue de l'es- prit que celle du corps , ils ne prennent aucune part ni aucun intérêt à ces spéculations. L'haematoxylon croît dans les forêts voi- sines avec le moral (cœsalpim'a?) qui donne une teinture jaune et qui dans le commerce porte le nom de brésillet. Il avait été ques- tion de monter un appareil propre à hacher ces bois, afin d'en tirer un parti plus avantageux ; mais les révolutions qui désolent la pro- vince ont ruiné cette entreprise à son début.

On nous logea dans la maison commune, masure délabrée, divi- sée en deux pièces, dont la première servait d'école. L'argile qui revêtait les murs en clayonnage, avait disparu par grandes places, en sorte que, depuis nos hamacs, nous jouissions du spectacle de la campagne, la végétation sauvage disputait âprement le terrain au laboureur. Je n'ai vu nulle part, auborddel'Usumasinta, de cultures de quelque importance, effectuées dans un but commercial; chacun sème uniquement pour sa consommation et pour celle des ouvriers qu'il emploie. Dans certaines exploitations même, comme celle de San-Geronimo, on préfère acheter du grain et appliquer tous les bras à la coupe, système qui n'est guère favorable à la prospérité du pays.

Le nom de Balancan, comme la plupart de ceux qui appartiennent à la géographie primitive, est emprunté aux objets les plus saillants de la localité : balan, jaguar, et can, serpent, répondent, en langue maya, à une idée de cette nature. Les défrichements partiels et l'ex- ploitation des forêts ont reculé le domaine des jaguars ; mais les reptiles ne vident pas aussi facilement le terrain. Mon hôte, en m' ex- pliquant l'étymologie que je viens de rapporter, m'offrit un jour, à titre de confirmation, de me faire voir, en moins d'une demi-heure, toute espèce de serpent que je lui désignerais; j'acceptai l'offre et fis choix du serpent à sonnettes. Aussitôt, sur l'ordre qu'il donna, un de ses domestiques partit au pas de course, muni d'un lacet et d'un bambou. Vingt minutes n'était pas écoulées que cet homme rapportait une fenlelle vivante du crotalus horridus, qu'il avait liée

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à son bâton. L'occasion s'offrait naturellement d'éprouver la vertu du platanillo, que j'entendais vanter depuis si longtemps. J'ai déjà dit que cette aroïdée jouissait, dans l'opinion des habitants, de la propriété de priver, par le simple attouchement, les reptiles veni- meux de leurs crochets. Sur le désir que je manifestai, on alla quérir un vieil Indien qui passait pour un homme habile. Une réunion de curieux s'improvisa ; le succès n'était douteux pour personne. Lors- qu'on eut relâché les liens qui serraient le cou du crotale, il ouvrit une gueule effroyable et mordit furieusement la plante qu'on lui pré- senta; mais ses dents demeurèrent inébranlables sur leur base; enfin après plusieurs tentatives infructueuses, pendant lesquelles l'opérateur mit en œuvre toute son adresse, les crochets finirent par céder, et le reptile fut désarmé. Le mystère me parut suffisamment éclairci ; ces crochets étant déliés et faibles à leur racine, on com- prend qu'une fois engagés entre les fibres rigides et tenaces du vé- gétal, il soit facile de les briser. Les spectateurs n'admirent point cette explication, et malgré l'évidence du fait, ils applaudirent de très-bonne foi aux vertus merveilleuses du platanillo.

Le même jour, je vis dans les bois un trigonocéphale de grande taille. Il traversait une clairière je marchais négligemment, muni, pour toute arme défensive, d'un parapluie qui me servait d'ombrelle. Distrait par la beauté du site, peu s'en, fallut que je ne l'effleurasse du pied; heureusement je baissai les yeux au frôle- ment des feuilles sèches, et j'eus le temps de me replier en arrière, évolution que j'exécutai lestement. Le serpent poursuivit sa route en accélérant le mouvement, sans manifester, cependant, une trop vive inquiétude. Lorsqu'il eut disparu dans le taillis, je mesurai l'espace qu'il avait occupé et je comptai sept pieds. Cette espèce inspire une frayeur particulière aux créoles, qui font à ses dépens l'éloge du serpent à sonnettes. «La vivora de cascabel, disent-ils, est géné- reuse, elle prévient les passants ; mais la nahuyaca est sans pitié. » Quanta moi, je serais embarrassé pour faire un choix, car le venin de ces reptiles me paraît également funeste. Rarement, dans leur fureur, se bornent-ils à une simple morsure ; leurs atteintes se multi- i. 20

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plient, au contraire, avec une effrayante rapidité, et comme leurs crochets sont déliés, les lésions qu'ils produisent demeurent souvent imperceptibles. On assure qu'en frottant la peau avec un zeste de citron, elle rougit sur les points qui ont été intéressés, ce qui permet de reconnaître exactement toutes les blessures.

Il existe aux environs de Balancan des tumulus et d'autres ves- tiges matériels qui se rattachent à la période indienne; quelques excavations, pratiquées à la base de ces monuments, ont mis au jour des objets analogues à ceux qui ont été découverts dans le Yucatan, consistant en figurines grossières, poterie, fragments d'ob- sidienne, pierres concaves avec leurs cylindres pour broyer le maïs, etc. Ces derniers ustensiles ne diffèrent nullement de ceux que l'on emploie aujourd'hui; mais ils sont d'un granit vert à grain très- fin, dont le gisement est inconnu.

Ce ne fut pas sans peine que nous trouvâmes des bateliers pour continuer notre voyage, non pas que les bras manquassent dans la localité, mais le profit que l'on pouvait attendre ne semblait point assez avantageux. Dans ces contrées si différentes des nôtres, je n'ai vu personne vivre paisiblement d'un revenu assuré; tout est aléatoire , tout est mobile et incertain. 11 arrive subitement qu'une spéculation sur les bois produise un bénéfice considérable; ce capital est follement dissipé , sans laisser , pour ainsi dire , de traces. Une valeur de cent piastres, qui chez nous ne serait point à mépriser, est une bagatelle pour des gens qui se nourrisaent de haricots et de maïs, s'abritent sous une pauvre chaumière et mar- chent pieds nus pendant toute l'année.

Enfin notre hôte parvint à nous procurer des rameurs, et nous nous disposâmes à remonter jusqu'au village <ÏUsitmasi?Ua, éloigné de quinze lieues, et mieux connu sous le nom de Cabecera qu'il prit, il y a peu d'années, lorsqu'il fut érigé momentanément en chef-lieu de circonscription politique. A partir de Balancan la navigation devient excessivement lente ; il faut lutter contre la rapidité du cou- rant, qui s'accroît à mesure que l'on approche des montagnes; le lit du fleuve est toujours profond. Les parois de la rive montrent à

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leur base une argile bleue très fine , surmontée de diverses couches de sable et de gravier : ces derniers éléments s'agrègent et se soli- difient à leur étage supérieur, au point de former une roche passable- ment dure et escarpée. Sur les bancs de sable que les eaux laissaient à découvert, nous remarquâmes une grande quantité de moules fluviatiles et nous apprîmes qu'elles y avaient été accumulées par les femmes du pays, qui, dans la belle saison, les recueillent pour y chercher des perles l. On nous assura même qu'elles en trouvaient parfois d'une notable valeur. Morin , à cette nouvelle , se crut en voie de faire fortune; mais il eut beau pêcher et repêcher, tous ses efforts furent inutiles. Il faut ouvrir et sacrifier des centaines de coquilles avant d'en rencontrer une seule qui renferme cette con- crétion précieuse dont l'origine est encore un mystère2.

A quatre lieues de Balancan , nous reconnûmes sur notre gauche l'embouchure du Rio de San-Pedro, un des principaux affluents de l'Usumasinta, qui prend sa source au centre du Petén et s'écoule par une succession de rapides à travers la contrée la plus sauvage et la plus pittoresque du monde. Les eaux de cette rivière sont douées à un haut degré de vertus pétrifiantes , et les écueils dont son cours est obstrué, surtout aux environs de Nojmaetûn, n'ont pas d'autre origine que l'encroûtement et la solidification des troncs d'arbres qui y sont tombés. On cite le petit nombre d'aventuriers qui se sont hasardés sur cette route infréquentée, pour aller cher- cher dans de lointaines forêts les colosses du règne végétal dont on fait les grands cayucos; j'eus plus tard une excellente occasion de l'explorer moi-même, mais le triste état de ma santé ne me permit pas d'en profiter. Au delà du point l'Usumasinta reçoit le San-Pedro, on découvre une île plane qui prend le nom du village de Santa-Anna, situé à quelque distance sur la rive gauche. Nous perdîmes un temps précieux à chercher des provisions dans cette

1. Unio explicat us, Morlt.

2. Les perles , dépourvues de pédicule et de noyau central , ont donné lieu à beaucoup de conjectures sans que le problème de leur formation ait été résolu d'une manière satis- faisante.

308 CHAPITRE XM.

localité; une heure plus tard le jour tombait, et la lune, voilée par des nuages menaçants, nous privait de sa clarté. Comme le pays, couvert d'épaisses forêts, ne présentait aucune sécurité pour la nuit, nous continuâmes à voguer en redoublant de précautions, heurtant dans les ténèbres les obstacles qui embarrassaient la rivière. Nos rameurs levaient de temps en temps les yeux pour observer l'état du ciel; nous écoutions nous-mêmes avec un sentiment vague d'inquiétude les roulements encore éloignés du tonnerre et le bruis- sement des rapides. Enfin nous aperçûmes une plage nous nous empressâmes d'aborder, et nous halâmes la barque sur le sable. Tout était morne et silencieux ; ce n'était pas le calme habituel de la nuit, mais la stupeur et l'attente qui précèdent les perturba- tions de la nature. Les éclairs embrasaient l'horizon et l'on voyait par intervalles la lueur rougeâtre d'une forêt qui brûlait dans la direction de Balancan. Bientôt s'éleva le bruit de la pluie tombant en larges gouttes sur la terre et nous nous réfugiâmes sous une natte nous attendîmes avec anxiété ; au bout de quelques instants le vent souffla violemment du Sud- Est, un frémissement immense se propagea à travers les bois; on entendit gémir les arbres sécu- laires, le sable de la plage se souleva en tourbillons, et l'orage fut emporté vers le Nord d'une manière aussi soudaine qu'inattendue. Quand nous sortîmes de notre asile, nous reconnûmes avec une vive satisfaction que les moustiques, ainsi que les nuages, avaient été balayés par l'ouragan.

Nous poursuivîmes notre voyage sans incidents remarquables, et nous atteignîmes au bout de trois jours lë'village de la Gabecera. J'étais fatigué d'un genre de navigation si pénible , dans une embar- cation large d'un pied et demi , toutes les positions étaient insup- portables, avec l'obsession des taons, des moustiques, des simu- lies, et par une chaleur accablante qui rayonnait à la fois des eaux, du ciel et du rivage. Les hameaux clair-semés sur la route , Santa- Ànna, Multé, Estapilla, ne nous avaient offert, pour toute ressource alimentaire, qu'une demi -douzaine d'œufs et un régime de ba- nanes ; je me réjouissais donc de commencer un genre de vie nou-

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veau, de retremper mes forces dans un milieu plus salubre, enfin de développer toute l'énergie physique que j'avais en réserve. Je croyais, en effet, toucher aux climats tempérés qui étaient devenus le but ardent de mes désirs ; mais ma satisfaction ne dura guère , car en arrivant à la Cabecera, j'éprouvai les symptômes précurseurs de la dyssenterie ; en outre , la blessure que je conservais à la jambe depuis ma chute dans la forêt de Palenque, s'était exaspérée et prenait de jour en jour un caractère plus fâcheux. Morin souffrait aussi d'ulcérations qui s'étaient manifestées sur les membres infé- rieurs et qui résistaient à tous les remèdes. Les voyageurs sont fréquemment exposés à ce genre d'affection sous les tropiques. On voit apparaître, particulièrement aux jambes, des boutons rouges ou de petites tumeurs qui augmentent de volume, devien- nent douloureuses et se remplissent de sérosité. L'épiderme se soulève et se déchire ; l'humeur s'évacue, se dessèche, et forme des croûtes qui entretiennent la suppuration. Il s'établit alors des foyers purulents qui fusent à travers les téguments et produisent çà et des ulcérations érésipélateuses, singulièrement tenaces et sans cesse renaissantes. La diète, le repos, les boissons rafraîchissantes, les topiques émollients, constituent le meilleur mode de traitement en pareil cas. D'un autre côté , les blessures , quelque superficielles qu'elles soient dans le principe , ont une tendance à s'aggraver sous l'influence de la chaleur humide, qui favorise également la putri- dité ; les tissus se ramollissent et se mortifient ; la sensibilité s'amor- tit, la gangrène enfin ne tarde pas à survenir. Il est donc impor- tant de ne rien négliger dès l'origine , pour prévenir ou pour arrêter des désordres dont l'issue peut devenir fatale.

On m'avait entretenu à Balancan , d'un personnage mystérieux, qui habitait une maisonnette isolée non loin de la Cabecera. 11 était Français d'origine; nul ne savait ce qui l'avait conduit dans ces parages il menait, depuis sept ans, une existence fort retirée, vivant du travail de ses mains , et évitant , autant qu'il dépendait de lui, tous rapports avec ses voisins. Le public, ami du merveil- leux, lui attribuait une illustre naissance, et mettait sa misanthropie

310 CHAPITRE XII.

sur le compte d'un amour malheureux ; quant au petit nombre de ceux qui le connaissaient personnellement, ils s'accordaient à faire l'éloge de ses qualités et surtout de sa bienveillance. Je m'étais proposé de visiter ce solitaire et de lui offrir les services qui étaient compatibles avec ma propre situation ; nous prîmes donc , Morin et moi, le chemin de sa demeure en débarquant à la Cabecera. Après une marche assez longue dans les bois, nous rencontrâmes des traces de défrichement qui nous guidèrent vers une avenue de bananiers à l'extrémité de laquelle on apercevait une chaumière* C'était bien l'habitation que nous cherchions; la porte étant ouverte, nous n'hésitâfnes pas à entrer. Le premier objet qui nous frappa, fut un homme couché dans un hamac et fort légèrement costumé, selon la mode des indigènes. 11 tourna nonchalamment la tête , et le regard qu'il dirigea sur nous prit un caractère d'étonnement pro- noncé : « Nous sommes, dis-je en prévenant sa question, des voya- geurs français qui demandent l'hospitalité. » A. ces mots & il se leva avec vivacité et nous tendit la main. C'était un homme d'une consti- tution frêle en apparence et d'une physionomie méridionale, chez lequel l'énergie nerveuse prédominait sur la force musculaire. 11 avait passé l'âge moyen de la vie ; mais on devinait aisément que le malheur, bien plus que les années, avait blanchi sa tête et flétri les traits de son visage. « Depuis sept ans que j'habite ce désert, dit -il d'une voix émue , c'est la première fois que je presse dans ma main celle d'un compatriote. » Ses yeux étaient humides, et nous-mêmes, sans trop savoir pourquoi, nous nous sentîmes presque attendris; cependant, ce mouvement de faiblesse passa sur son front comme un nuage, et il s'empressa de nous offrir une collation que nous acceptâmes Volon- tiers. Tout en nous asseyant à sa table plus que frugale, nous l'ins- truisîmes du but de notre voyage , et nous lui adressâmes quelques questions sur le pays, sans nous écarter de la réserve que nous im- posait notre qualité d'étrangers. Le repas tirait à sa fin et l'intimité commençait à s'établir, comme si nos relations eussent eu déjà quel- ques racines , lorsqu'un bruit léger ayant attiré notre attention , nous vîmes paraître sur le seuil une jeune Indienne qui tenait deux

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enfants par la main. A notre aspect, elle fit un pas en arrière et laissa échapper une exclamation de frayeur : « C'est ma petite famille , dit en souriant le solitaire ; ne vous étonnez pas de la trou- ver un peu sauvage comme la contrée. » Puis se tournant vers la jeune femme , il s'exprima dans un idiome qui nous était inconnu. A mesure qu'il parlait, la sérénité renaissait sur son front; elle se rapprocha timidement, puis vînt s'asseoir au bord du hamac, et, levant ses yeux noirs avec une expression de curiosité naïve, nous contempla alternativement et laissa percer un sourire. La confiance était rétablie ; ces inconnus d'une apparence suspecte étaient des hôtes et presque des amis.

La vie humaine peut être envisagée comme une comédie par les esprits froids et sceptiques qui se piquent de la contempler de haut ; mais pour ceux * qui y remplissent un rôle avec une âme ardente et passionnée , c'est un drame , souvent mélancolique , et quelquefois terrible. Le solitaire l'Usumasinta appartenait à cette dernière catégorie. Favorisé des dons de la fortune, il avait connu toutes les jouissances d'une société civilisée, et cependant, dans la condition précaire et presque misérable à laquelle il s'était réduit volontairement, il s'estimait plus près du bonheur que jamais il ne l'avait été. Cette existence qui, comme un météore, avait brillé d'un éclat passager pour s'éteindre dans l'obscurité d'un désert, pourrait me fournir un chapitre d'un intérêt vif et romanesque ; il suffirait de reproduire presque littéralement le récit dont ma mémoire a gardé le souvenir. Mais une semblable digression m'entraînerait loin de mon sujet, et d'ailleurs iLne m'appartient pas de m'y livrer.

C'était un événement considérable pour les habitants de la chau- mière que le séjour de deux étrangers et surtout de deux Français ; comment aurions -noiis résisté aux instances de notre hôte, qui nous suppliait d'en prolonger la durée? Chaque jour il inventait diver- tissement nouveau : nous chassions les boas, qui étaient nombreux dans la forêt ; nous battions les savanes pour tirer dés chevreuils et des alouettes à collier noir (sturnus Ludovicianus L.); nous péchions

312 CHAPITRE Xll.

dans le fleuve des poissons étranges et inconnus; puis, quand venait le soir, nous nous réunissions autour d'une table modeste et nous causions, surtout du passé, avec cet abandon qui naît si faci- lement à deux mille lieues de la patrie. La jeune Indienne, en ber- çant ses enfants, prêtait attentivement l'oreille à ces accents qu'elle ne pouvait comprendre ; son œil curieux s'attachait à tous nos mou- vements, et ses sentiments se trahissaient, avec une vivacité amu- sante, sur sa physionomie. Elle était belle comme une fille de sa race; la nature ne l'avait pas douée, sans doute, de ces formes pures et harmonieuses dont le type appartient à l'Europe; mais les traits réguliers de son visage, encadré par des cheveux d'ébène, respiraient je ne sais quoi d'affectueux et de doucement triste qui éveillait un sentiment de sympathie.

Cependant, le jour de la séparation arriva : notre hôte nous accompagna silencieusement jusqu'à la rivière; déjà la petite famille nous avait précédés au bord de l'eau. Ce fut un douloureux moment. Nous serrâmes la main du pauvre solitaire, qui détourna les yeux pour nous cacher son émotion; les avirons plongèrent; le bateau s'écarta de la rive; le lien qui nous avait passagèrement unis se brisa! J'emportais un dépôt sacré, mais je laissais une blessure saignante , que j'avais innocemment ravivée.

Tenosique, nous nous dirigions, est à trois lieues de la Cabe- cera; on distinguait dans Téloignement la cime bleuâtre des mon- tagnes, vision délicieuse, qui captivait toute mon attention et qui semblait raviver mes forces. Je me persuadais qu'en respirant l'air pur de ces hauteurs, j'allais me retremper aux sources de la vie; mais je reconnus trop prompteinent combien je m'étais abusé: le climat, sur ces chaînes d'une élévation médiocre, conserve encore toute l'ardeur du tropique , et les solitudes qui séparent le Tabasco du Petén sont brûlées des mêmes feux ; il faut au voyageur pour les franchir la vigueur et l'énergie de la santé. Je résolus donc, avant d'aller plus loin, d'attendre le rétablissement de la mienne.

Nous étions dans la période la plus chaude de l'année (8 mai); le thermomètre marquait 36 degrés pendant le jour et 32 pendant

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la nuit ; pas une brise , pas un souffle n'apportait la moindre fraî- cheur ; le feuillage des arbres était immobile ; l'ombre même paraissait embrasée, et l'eau tiède du fleuve ne procurait aucun soulagement aux baigneurs. À table, la sueur ruisselait de tous les fronts; le repos du lit ne suspendait pas même l'activité de la trans- piration ; quelque épuisés que nous fussions, nous ne goûtions point le sommeil. Les Indiens supportaient stoïquement l'excès de la tem- pérature; mais les créoles gémissaient et semblaient être anéantis; étendus sans mouvement dans leurs hamacs, ils appelaient de tous leurs vœux la pluie, et buvaient immodérément sans pouvoir apaiser l'ardeur qui les consumait.

Énervé par une diète rigoureuse , je ressentis plus péniblement encore le poids de la chaleur; je voyais passer sous mes yeux des mangues dorées, des melons d'eau et d'autres fruits rafraîchissants dont je m'étais interdit l'usage, me bornant, pour tout aliment, à quelques tasses de lait. Sous l'influence de ce régime et des médi- caments opiacés que je m'administrai, les accidents dyssentériques diminuèrent ; le repos d'un autre côté, et l'application de cataplasmes émollients modifièrent favorablement l'état de ma blessure ; je me crus en convalescence, et il est probable que ma santé se serait raf- fermie tout à fait, si j'avais eu la force de persister dans l'inaction. Je fis usage, dans cette circonstance, d'une tisane préparée avec la feuille d'une sorte de plantain que l'on nomme yantén; fort appréciée dans le pays, elle est adoucissante, comme celle de la guimauve, mais je ne lui crois pas d'autre vertu* Les habitants boivent aussi, par manière de régal, l'infusion d'une plante sarmenteuse appelée pi?nientillo, qui croît naturellement dans les bois. Après avoir enlevé l'écorce, on réduit la partie ligneuse en menus copeaux et l'on infuse en ajoutant du sucre. Ce breuvage est fort agréable ; il a le goût du thé avec un léger parfum de girofle.

Le climat et le séjour de Tenosique , dans les conditions maladives je languissais, m'étaient devenus insupportables; ce fut donc avec empressement que je profitai d'une légère amélioration dans mon état pour commencer mes préparatifs de départ. En attendant

314 CHAPITRE XII.

que tout fût prêt, je résolus de visiter les rapides de l'Usumasinta; ils s'agissait d'une excursion de deux à trois jours Sur la rivière. On met quatre heures , en partant du village , pour remonter jusqu'aux sierras, dont la masse confuse semble opposer un obstacle infran- chissable à la navigation ; mais au moment toute issue paraît fer- mée , comme il arrive souvent dans les montagnes , les chaînes s'écartent et laissent apercevoir une solution étroite coulent en frémissant les eaux. Ce passage est connu sous le nom Boca del Cerro.

Lorsque nous fûmes engagés entre les parois de cette gorge , nous eûmes sous les yeux un spectacle singulièrement imposant. Des deux côtés s'élevaient de grandes roches taillées à pic et couronnées de mamelons coniques; la rivière étranglée entre ces prodigieuses murailles , dont les assises étaient violemment tourmentées, gagnait en profondeur ce qu'elle perdait en étendue. Absorbé dans une admi- ration silencieuse, je ne m'aperçus pas que nos bateliers avaient sus- pendu le mouvement de leurs avirons; cependant, l'un d'eux ayant fait entendre ce petit sifflement particulier aux indigènes lorsqu'ils veulent provoquer l'attention, je revins de mon extase et je vis que nous étions immobiles.

«Que leur arrive-t-il donc?» demandai-je à Morin, qui, assis près des rameurs, prenait plus d'intérêt à la manœuvre qu'aux points de vue pittoresques dont nous étions environnés.

«C'est un bateau qu'ôft aperçoit là-bas, répondit -il, et dont ils paraissent être fort occupés. »

«Faites-les voguer, repartis-je, ou nous n'arriverons pas avant la nuit. »

Morin ayant causé un instant avec les bateliers, apprit d'eux, après beaucoup de circonlocutions, que la nacelle dont il était question et qui venait de disparaître dans les sinuosités du passage, appartenait à des Indiens indépendants dont la tribu était fixée sur ces hauteurs. Pendant cette explication, l'objet de nos préoccupa- tions se dégagea des anfractuosités de la montagne ; on distinguait visiblement un homme dont les bras se mouvaient avec agilité.

«En vérité, dis-je en l'examinant, je serais curieux de voir de

LE RIO USUMASINTA. 31

près cet enfant de fa natttrè. Qu'en pensez -vôtis, Moiîri? Si nous lui donnions la chasse ! »

Morin, dont l'imagination prit feu à l'idée d'une aventure quasi- maritime, ne manqua pas d'appuyer cette ouverture ; s'adressant donc à nos rameurs : « allons, enfants, leur cria-t-il d'un ton qui sentait le marin, ferme sur vos avirons et préparons-nous à l'abor- dage ! »

« Votre intention, Smores, n'est pas de faire de mal à cet Indien? » demanda José , le plus vieux des deux , en plongeant mollement sa rame dans la rivière.

« Dieu m'en préserve* répondis-je; je veux seulement l'interroger. »

«Ses camarades, Senor, ne sont probablement pas loin....*» murmura l'autre en hésitant.

« Voguez toujours ! repartit Morin , qui se rappelait sans doute l'histoire de la conquête; si les sauvages nous manquent de respect, nous les mettrons à la raison. »

«Et si vous atteignez la barque, ajoutai -je, je vous promets un peso de récompense. »

« Oh ! quant à cela, répondit José, ce 'n'est pas le plus difficile, car les rochers , jusqu'à la chute, sont partout comme vous les voyez. »

Le silence se rétablit et la chasse commença. Nos bateliers, un peu troublés par l'appréhension d'une bataille, montrèrent d'abord fort peu d'ardeur; cependant, comme tout était paisible et silen- cieux , ils prirent du cœur et entamèrent sérieusement la lutte.

A mesure que nous avancions , le fleuve devenait plus tortueux et plus rapide, les montagnes plus abruptes, le passage plus étroit. Bientôt nous nous trouvâmes emprisonnés entre de hauts rochers grisâtres, dont les arêtes plongeaient verticalement dans l'eau; quelques-uns ressemblaient à des tours crénelées ou à des remparts à demi écroulés. Insensiblement les escarpements se rapprochèrent, l'espace se rétrécit encore , le soleil disparut, et l'ombre des sierras s'étendit sur nous comme un voile. Cependant nous avions gagné du terrain sur l'Indien fugitif; évidemment il ne pouvait nous

346 CHAPITRE XII.

échapper; il le comprit sans doute, car il s'assit au fond de sa na- celle et demeura dans l'inaction , en homme résigné à subir son destin. Nous avancions directement sur lui , lorsqu'une flèche lancée des sommités voisines vint plonger en sifflant dans la rivière; sti- mulés par cet avertissement, nos bateliers chassèrent en toute hâte le cayuco contre les flancs de la montagne nous nous trouvâmes à l'abri, tandis que j'arrêtais Morin , qui jugeant les hostilités ou- vertes, s'apprêtait à riposter , sans calculer la portée de son impru- dence.

La victoire nous appartenait : le prisonnier passa sur notre bord, et son embarcation fut amarrée à la nôtre. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, d'une physionomie vulgaire et dénuée d'ex- pression ; il était vêtu d'un caleçon de coton et coiffé d'un mauvais chapeau de paille. Je m'empressai de lui faire expliquer que nous n'avions aucun dessein sinistre ; que nous nous proposions au con- traire de l'élever à la dignité de pilote, et qu'il serait récompensé de ses bons offices, k ce discours flatteur , il ne répondit pas une syllabe; son regard était sombre et méfiant; on y lisait clairement le mécontentement que lui inspirait cet attentat contre le droit des gens. Je lui fis donner des bananes qu'il regarda avec indifférence, il n'en fut pas ainsi d'un petit verre de rhum qu'il accepta, après avoir été encouragé par nos rameurs, et qu'il vida avec une satis- faction concentrée. C'était décidément un personnage fort taciturne, du reste doué d'une faible dose d'intelligence.

Cependant le bruit de la chute devenait de plus en plus distinct; la navigation fut bientôt tellement difficile, que nous dûmes réunir nos efforts pour triompher des derniers obstacles. Trois fois le cou- rant s'empara de notre embarcation et l'entraîna sur des écueils l'eau qui bouillonnait faillit la mettre en pièces; impassible et muet, le prisonnier ne prenait aucune part à la manœuvre, et peut-être souhaitait-il tout bas la submersion de ses vainqueurs. Enfin, après diverses péripéties dont j'abrège le récit, nous parvînmes au milieu des brisants, d'où nous gagnâmes une anse abritée par une saillie de la montagne. Ce fut que nous établîmes notre bivouac. Tandis

LE RIO USUMASINTA. 317

que les Indiens disposaient tout pour le campement, je gravis de larges roches polies que le fleuve avait amoncelées, afin d'em- brasser d'un coup d'œil la scène que j'étais venu contempler; je fus un peu désappointé, à la vue d'un simple rapide, bouillonnant, écumeux si l'on veut, mais d'un volume trop peu considérable pour produire beaucoup d'effet. Je conviens que le spectateur est am- plement dédommagé par les singularités de la route et par la ma- gnificence sauvage qui couronne le dernier tableau. A trois lieues au delà, il existe un second rapide, que les grandes eaux ne nivellent pas comme celui-ci, et qui interrompt constamment la navigation. J'aurais voulu m'avancer jusqu'à cette limite; mais nous avions oublié de nous munir d'une corde, auxiliaire indispensable pour franchir le premier obstacle : il fallut donc renoncer à l'entreprise, et, comme Hercule, borner nos travaux.

Le soleil venait de disparaître derrière les sommités boisées, et la nuit était tombée brusquement; tout revêtait autour de nous le caractère de grandeur solennelle que la retraite du jour imprime aux contrées vierges; la lueur concentrée du foyer, reflétée par la cataracte et par les roches à pic dont la cime se perdait dans la nuit, le grondement des eaux qui roulaient dans ces gorges pro- fondes , le grognement des singes errants sur la montagne, et le cri des oiseaux noctures, composaient un ensemble qu'il est difficile de peindre et d'oublier. Tout en m'abandonnant aux impressions di- verses qui se succédaient dans mon esprit, je m'aperçus que notre prisonnier s'était réconcilié avec sa mauvaise fortune , car il prenait philosophiquement sa part des vivres que nous avions apportés. La présence de nos bateliers, comme lui d'origine indienne, l'exci- tation du rhum et le parfum d'aventure qu'on respirait autour de nous, agissaient à la fois sur ses facultés cérébrales et sur les muscles de sa langue, qui rentrait peu dans l'exercice de ses fonc- tions. J'en profitai pour l'interroger sur les vestiges de constructions antiques qui ont été signalés, sans doute mal à propos, dans ces parages; il m'assura, et je l'avais déjà ouï dire à Tenosique, qu'on ne connaissait rien de semblable aux alentours. Probablement les

318 CHAPITRE XII.

roches accidentées dont j'ai parlé plus haut, auront causé quelque méprise, et l'on a fait honneur à l'industrie humaine d'un simple jeu de la nature1. 11 serait étonnant, en effet, qu'il existât des ruines d'une certaine importance sur le cours supérieur de l'Usumasinta, quand les annales du Nouveau Monde ne nous montrent aucune civilisation, aucune culture dans toute la région montagneuse qui s'étend à l'ouest du Petén. C'est au sein de cette cordillère inex- plorée qu'errent sous le nom de Lacandons ou de Caribes les faibles débris de la nationalité indienne, pauvres sauvages inoifensif, et doux qui ne demandent aux Espagnols que de les tolérer dans ce dernier asile. Les plus hardis se hasardent parfois dans l'enceinte des villages limitrophes, afin de s'y procurer, par voie d'échange, les objets nécessaires à leur consommation; mais en général ils fuient le commerce des blancs, observent leurs mouvements du haut de leurs retraites, et se dérobent à leurs regards. Armés d'arcs et de flèches comme aux temps primitifs, la détonation d'une arme à feu les remplit encore d'épouvantet Ils vivent comme vivaient leurs pères, dans la polygamie et le polythéisme; chaque femme, lors- qu'ils en ont plusieurs, jouit d'une habitation distincte et d'un champ qui fournit à ses besoins. Du reste, comme chez tous les peuples barbares, les travaux les plus rudes, dans le partage des soins do- mestiques, sont l'attribut du sexe le plus faible. Tels furent les renseignements sommaires que je tirai de notre prisonnier.

« Eh bien, José, demandai- je au plus ancien de nos bateliers, que pensez -vous de nos voisins les Caribes? nous inquiéteront- ils cette nuit?»

Qui peut le savoir, sehor?» répondit laconiquement l'Indien.

Alors, poursuivis-je, ils auront donc des ailes, car avec les rapides et les murailles qui nous protègent , je ne leur vois guère d'autre route que celle des oiseaux. »

1. Un document publié, p. 68, dans le Recueil $$s antiquités mexicaines, fait mention de ruines extraordinaires et magnifiques situées à deux lieues de Tenosique, au bord de l'Usumasinta. Il est vrai que l'auteur n'en donne pas la description et confesse même ne les avoiy point visitées.

LE RIO USUMASINTA. 319

-— Vous ne connaissez pas les Garibes, senor; ils descendront le cours de la rivière* »

Cette solution aussi simple que naturelle me frappa comme un trait de lumière.

« Au fait, dis-je en me tournant vers Morin, je ne vois pas ce qui les arrêterait. »

Morin , également pris au dépourvu, proposa d'éteindre le feu.

« C'est inutile, fit observer José, les Caribes n'ignorent pas nous sommes. »

En ce cas, répliquai -je, il faut nous préparer à toutes les éventualités. »

Nous nous concertâmes donc, Morin et moi , et nous prîmes quel- ques dispositions stratégiques pour nous mettre à l'abri d'une sur- prise et iïqhs ménager un moyen de retraite dans l'occasion.

« Quoi qu'il arrive, disr-je en rentrant au bivouac, le prisonnier nous servira d'otage et de parlementaire; il faut veiller sur lui et le faire coucher entre vous et moi. »

Cette mesure ayant reçu son exécution , nous nous enveloppâmes de nos manteaux en rêvant aux incidents de la journée et à ceux que promettait le lendemain : peu à peu les pensées qui occupaient mon invagination devinrent moins nettes, l'agitation de mon esprit se calma , le bruit de la cataracte ne parvint plus à mon oreille que comme un murmure confus, et je tombai , ainsi que mon compagnon, dans un profond sommeil.

Au point du jour, quand nos yeux s' entr' ouvrirent, nous cher- châmes inutilement le prisonnier; il avait disparu, lui et son batelet.

Personne à Tenosique ne connaît le cours de l'Usumasinta au delà des rapides, et ne possède de notions satisfaisantes sur le point ce fleuve prend sa source. A la suite des grandes crues, on ramasse sur la rive des troncs d'arbres déracinés , d'une espèce in- connue dans le pays, appartenant à la famille des conifères. Ce sont de véritables pins, entraînés par le Rio Machaquilan des hau- teurs de Dolorcs et de Poptun , au centre du Petén ; les habitants les recueillent comme des épaves, et les appliquent à leur usage,

320 CHAPITRE XII.

sans se préoccuper du lieu qui les produit; je tâcherai de suppléer à leur ignorance, en fournissant quelques renseignements sur un fleuve qui, par son développement, mérite d'être considéré comme le premier cours d'eau de l'Amérique Centrale.

Le Rio Usumasinta naît des montagnes du Petén , non loin du village de San-Luis; il coule d'abord dans la direction du sud- ouest sous le nom de Sanla-Yzabel , décrit de nombreuses sinuo- sités en progressant vers l'occident, et se confond avec le Rio La- cantun ou Chisoy, dont l'importance est à peu près la même, après avoir reçu le Machaquilan, le San-Juan, \eCano et le San-Pedro, ses principaux affluents sur la droite. C'est alors que le fleuve, dont le volume a doublé, se dirige vers le nord et prend le nom de Rio de la Pasion , qu'il échange encor une fois à Tenosique contre celui d' Usumasinta. Le vaste territoire qu'il arrose dans la portion supé- rieure de son cours, est une solitude montagneuse couverte de forêts , dont la possession n'a jamais été disputée sérieusement aux indigènes. Retranchés dans cette contrée d'un difficile accès , les derniers débris de leurs tribus parcourent en liberté tout le Petén occidental et se concentrent particulièrement au confluent du Rio . Lacantun et de l'Usumasinta. Ces Indiens, d'origine Maya, échan- gent de temps en temps avec les habitants du Petén et de la Vera-Paz leur cacao et leur tabac contre du sel, des mac lie tes et d'autres objets de peu de valeur.

Après avoir franchi à Tenosique la chaîne qui sépare les États mexicains de ceux de l'Amérique Centrale, l'Usumasinta se creuse .un lit profond dans les alluvions de la plaine, et débouche par trois bras dans le golfe; le rameau occidental conserve son nom indigène et va rejoindre \e Rio de Grijalva1 au-dessus de la Froniéra; celui du milieu, le San-Pedrito, se rend directement à la mer il forme la barre de San-Pedro y Pablo; le troisième, enfin, est le Rio Pa- lizada, qui tombe dans la lagune de Terminos.

1. Ou le Tabasco. Pourquoi ne pas conserver à ce fleuve le nom qu'on luj donna dans l'origine, en l'honneur du courageux aventurier qui le reconnut le premier, et qui paya cette découverte de sa vie? D'ailleurs celui de Tabasco s'applique déjà à la contrée.

LE RIO USUMASINTA. 321

Depuis le rapide de Tenosique jusqu'à la lagune de las Cruces, qui précède celle de Terminos, le cours de l'Usumasinta est d'environ 80 lieues ; mais il décrit tant de sinuosités, que l'intervalle entre les points extrêmes excède à peine 30 lieues en ligne directe. D'Estapilla à Tenosique, par exemple, on compte deux lieues et demie par terre, et huit en suivant la rivière. Les bâtiments qui ne tirent pas au delà de 12 pieds d'eau peuvent remonter jusqu'au premier rapide pendant dix mois de l'année ; en avril et en mai, époque de l'étiage, la navigation n'est plus ouverte qu'aux canoas. Aux premières pluies, la crue monte de trois mètres et les eaux continuent à s'élever pendant toute la période de l'hivernage; le courant devient alors tellement formidable, que les petites embarcations ne l'affrontent pas sans danger.

Au delà des obstacles que j'ai signalés, le fleuve redevient navi- gable, au moins pour les cayucos. Il serait sans doute facile de dé- barrasser son lit des roches calcaires dont il est obstrué sur un petit nombre de points; il offrirait alors, avec le concours de ses affluents, un système de navigation intérieure, précieux pour le Guatemala : c'est ainsi que la province de Totonicapan, par le Rio Chisoy, et le district du Petén, par le Cano, pourraient être reliés au golfe du Mexique. « Les Indiens Lacandons, dit l'historien Juarros, ont pos- sédé jusqu'à 424 canoas sur le Rio de la Pasion ; si l'on tirait parti des avantages que présente ce cours d'eau, on arriverait d'abord à soumettre ces sauvages, puis on établirait des relations commerciales avec le Petén, le Tabasco, Campêche et même la Vera-Cruz1. » Ces relations sont encore au même point les laissa Juarros, et il n'est guère probable qu'elles se développent de longtemps, du moins par la voie qu'il indique.

En résumé, le système de l'Usumasinta, dont l'étendue n'est pas moindre de 150 lieues, acquerrait une importance considérable, si la population riveraine était active et laborieuse ; un gouverne- ment jaloux de la prospérité nationale, ne négligerait pas alors

1. Juarros, Hist. de Guatemala, t. II, trat. V, c. m, p. 130.

i. 2<

322 CHAPITRE XII.

d'améliorer une voie de communication, non-seulement susceptible de rapprocher des points éloignés, mais de relier entre elles des provinces limitrophes, profondément séparées par la configuration du sol. Hâtons-nous d'ajouter que ces vues perdent une partie de leur intérêt, grâce aux conditions actuelles du pays, le fleuve et ses affluents, dans la majeure partie de leur cours, n'arrosant guère que des solitudes.

Je revins de mon excursion avec des déchirements d'entrailles accompagnés de fièvre qui me prouvèrent trop bien que j'avais abusé de mes forces. La dyssenterie se manifesta de nouveau et me réduisit promptement à un état de faiblesse et d'anéantissement que rien ne stimulait, sauf la douleur. Je n'avais que trop de motifs pour redou- ter une maladie qui déjà sur la côte d'Afrique m'avait conduit aux portes du tombeau : la science et des ménagements infinis me con- servèrent alors l'existence; mais Gette fois j'étais seul, livré à mes propres inspirations, et sans autre assistance que celle d'un matelot inexpérimenté. Dans cet état de prostration tout ce qui reste des facultés est absorbé par le soin de la conservation physique, le ma- lade se ranime encore pour observer le déclin de ses forces. La nuit du troisième jour, je me sentis si mal, que j'appelai Morin, persuadé que j'allais mourir; je le déclare sans vaine ostentation, le sacrifice m'eût peu coûté, si le souvenir d'une tendre mère, qui m'avait fait jurer de revenir et qui comptait les jours de mon absence, n'eût affecté ma sensibilité. Hélas, combien je sentais l'inanité de cette promesse! Au reste, il est moins dur qu'on ne se l'imagine de mourir loin de son pays; quand les objets qui vous entourent, au lieu de vous offrir des images familières , associées à votre exis- tence, vous sont complètement étrangers; quand aucune affec- tion*, aucune sympathie ne vous aident à supporter vos maux; quand l'éloignement, enfin, dont l'influence est trop semblable à celle du temps, a émoussé dans votre propre cœur les plus doux, les plus chers souvenirs, vous finissez par vous considérer comme un être isolé dans la création , le détachement devient moins difficile , et le regard que vous jetez au delà du terme fatal est plus ferme et plus

LE RIO USUMASINTA, 323

résigné. Telles sont, du moins, les im pressions du malade aban- donné sur son lit de douleur ; mais la santé n'a qu'à renaître, et la nature reprendra tous ses droits.

Le quatrième jour, la fièvre diminua et la crise parut se calmer. Rappelé presque inopinément à la vie , mon énergie se ranima ; j'envisageai ma situation sous un aspect nouveau ; l'espérance se glissa dans mon âme et m'inspira le désir ardent de guérir. Mal- heureusement mes connaissances médicales n'étaient pas étendues, et les complications que j'avais à combattre m'embarrassaient beau- coup dans l'application des remèdes ; une méprise pouvait être fa- tale; je préférai m'abandonner à la nature. J'avais pris en horreur le village de Tenosique , dont la température brûlante exaspérait mes maux; d'ailleurs il me semblait que le mouvement et surtout \e changement, hâteraient ma convalescence en me procurant une excitation salutaire. Pénétré de cette idée , je n'en remis pas l'exé- cution au lendemain , mais je fis procéder sur l'heure aux prépa- ratifs du départ. On chercha des mulets, des chevaux et des guides; on rassembla des provisions ; Morin se procura trois livres de farine que l'on convertit en biscuits, et un melon dont on fit des confitures; enfin des œufs disposés dans un petit baril avec de la chaux vive, complétèrent les ressources alimentaires qui étaient destinées à mon usage particulier. Deux jours après, on me hissait sur mon cheval, dans un grand état de faiblesse, et nous prenions le chemin du Petén, dont nous étions séparés par 80 lieues de forêts.

Tenosique, dans la direction du sud -est, est le dernier point habité du Tabasco ; composé d'une centaine de chaumières envi- ronnées de bois immenses, ce village, sous tous les autres rapports, ressemble à ceux qui le précèdent ; ce sont les mêmes traits géné- raux, la même population, les mêmes mœurs. Il faut remarquer cependant que la race espagnole s'efface progressivement à mesure que l'on avance dans l'intérieur, tandis que les Indiens croissent en nombre, au point de former bientôt l'élément dominant et même unique de la population. Nulle part , dans le Nouveau Monde , la nature ne se montre plus ardente et plus vigoureuse que dans les

ZU CHAPITRE XII.

plaines humides que nous venons de parcourir; mais, dans sa fécon- dité, elle n'est pas moins prodigue de fléaux que de richesses; les arbres de haute futaie, comme les végétaux les plus humbles, distillent sous leur écorce des sucs acres et caustiques ; les lacs et les rivières sont infestés d'alligators ; enfin les insectes venimeux pullulent avec les plus dangereux reptiles; la guêpe, l'araignée, la fourmi, jusqu'aux nèpes inoffensives de nos marais, ici tout est armé de mandibules ou d'aiguillons redoutables. C'est en vain que l'on espère jouir de la fraîcheur des eaux et de l'ombre des bois; l'ennemi est partout: sans trêve et sans repos, l'espèce humaine est constamment forcée de se défendre. Les troupeaux même et les animaux sauvages sont harcelés à une certaine époque de l'année par des hyménoptères qui déposent leurs œufs dans l'épaisseur de leurs tissus; à l'éclosion des larves, ils deviennent furieux ; un prurit douloureux les irrite et les exaspère; ils se déchirent aux arbres, et les plaies enflammées dégénèrent en ulcères que la malignité du climat rend incurables, quelquefois mortels. Enfin lorsque les pluies viennent modérer l'ardeur de la température, des miasmes délétères s'exhalent des lieux humides et suspendent dans l'atmo- sphère leurs germes destructeurs. Ces fléaux sont difficilement com- pensés par de brillants avantages : jamais le soleil de l'été, jamais les rigueurs de l'hiverné privent les végétaux de leur parure; la terre, douée d'une vigueur et d'une jeunesse éternelle, produit, sans interruption et presque sans effort, du sucre, du café, du tabac, des épices, en un mot tout ce que le cultivateur réclame de sa fécondité.

Au point de vue social, ce petit coin du globe n'est guère plus attrayant; le Tabasco et le Chiapa sont les deux États de la confédé- ration mexicaine qui marchent le plus péniblement dans la voie du progrès. La jeunesse, même celle des villes, n'y reçoit aucune éducation libérale ; le clergé y est avide et dissolu; par un accord tristement concerté , il ne dispense les sacrements , surtout dans les villages, qu'après avoir perçu d'assez gros honoraires, dont il fixe arbitrairement le chiffre, en le proportionnant aux ressources

LE RIO USUMASÏNTA. 325

des particuliers. Je dirai, sans insister davantage, que Ton peut s'étonner de rencontrer encore quelques vestiges de foi dans une contrée les ministres du culte se montrent aussi peu dignes de leur mission. Le régime politique, d'ailleurs, présente dans ces petits états une image assez fidèle du gouvernement fédéral, qui se débat depuis tant d'années dans la plus honteuse anarchie. C'est à qui s'emparera du pouvoir, par fraude ou par violence, pour l'exploiter effrontément au profit de ses intérêts ; les passions rivales sont con- stamment en lutte, les révolutions se succèdent, le lien social est toujours prêt à se briser, sans que la population, pervertie de longue main , s'indigne et s'étonne même de ces déplorables excès. En un mot, les citoyens honnêtes désespèrent tout bas de leur pays, car l'esprit de désordre et l' improbité publique y sont tellement enracinés , que le mal leur paraît sans remède.

NOTES

Je ne puis résister au désir d'emprunter à un écrivain qui a puisé aux meilleures sources, le récit de la découverte du Nouveau-Monde.

11 octobre 1492. «La brise s'était soutenue pendant toute la durée du jour; la mer s'était montrée plus grosse qu'à l'ordinaire, et ils avaient franchi une grande distance ; au coucher du soleil, ils avaient de nouveau gouverné à l'ouest, et les vaisseaux fendaient les vagues avec rapidité, la Pinta toujours en avant, par suite de la supériorité de sa marche. La plus grande animation régnait à bord, et pas un œil ne se ferma de la nuit. Lorsque les ombres se furent épaissies, Colomb prit son poste habituel sur le gaillard d'arrière de son vaisseau; malgré l'air de confiance et de sécurité que son visage avait montré pendant le jour, c'était pour lui un moment de la plus pénible anxiété; et maintenant que l'obscurité le dérobait à tous les regards, il plongeait un œil inquiet dans le sombre horizon, cherchant à découvrir le plus vague indice de la terre. Tout à coup, sur les dix heures, il crut voir une lumière briller dans Féloignement : craignant que ses ardents désirs ne l'abusassent , il appela Pedro Gutierrez , gentilhomme de la chambre du roi, et lui demanda s'il voyait une lumière dans cette direc- tion : la réponse fut affirmative. Colomb, doutant encore que ce fût une illusion de l'imagination, appela Rodrigo Sanchez de Ségovie, et lui fit la même demande. Pendant le temps que celui-ci mit à monter sur la dunette, la lumière disparut; on la revit encore une ou deux fois, briller d'une manière soudaine et ^passagère , comme si elle eût été placée dans une barque de pêcheurs qui se serait élevée et abaissée avec les vagues , ou qu'elle fût portée par quelqu'un sur le rivage, jetant plus ou moins de clarté, selon la précipitation ou le ralentissement de la marche. Cette lueur

328 NOTES.

était si fugitive, si éphémère, que peu de personnes y attachèrent de l'im- portance; mais Colomb la regarda comme un indice certain de la proximité de la terre, et qui mieux est, d'une terre habitée.

«Us continuèrent à avancer jusqu'à deux heures du matin, moment un coup de canon, tiré de la Pinta, donna le joyeux signal de la terre. Ce fut un marin, nommé Rodrigo de Triana, qui la découvrit le premier ; mais la récompense fût adjugée par la suite à l'amiral pour avoir aperçu la lumière auparavant. On voyait alors distinctement la terre, à deux lieues environ de distance. Aussitôt les voiles furent ferlées, et les vaisseaux restèrent en panne, attendant impatiemment l'aurore.

«Les pensées et les sensations de Colomb, dans ce court intervalle, durent être aussi profondes que tumultueuses; enfin/ en dépit des obstacles et des dangers, il avait accompli son entreprise , le grand mystère de l'Océan était dévoilé: sa théorie, dont les savants s'étaient moqués, se trouvait victo- rieusement établie; il venait d'acquérir une gloire qui devait durer autant que le monde lui-même.

« Il est difficile, même à l'imagination, de concevoir les sentiments d'un pareil homme au moment d'une aussi sublime découverte; quelle foule de conjectures éblouissantes durent se presser dans son esprit, au sujet de la terre qui était devant lui, encore enveloppée de ténèbres ! Les végétaux qui flottaient, détachés de la côte, manifestaient sa fertilité; il croyait aussi reconnaître dans l'air embaumé le parfum des plantes aromatiques: la lumière mouvante qu'il avait aperçue, annonçait qu'elle n'était point déserte ; mais quels étaient ses habitants? ressemblaient-ils à ceux des autres parties du monde, ou bien était-ce quelque race étrange et monstrueuse , comme celles dont l'imagination se plaisait alors à peupler toute contrée lointaine et inconnue? était-il arrivé à quelque île barbare, reculée au fond de la mer des Indes, ou bien était-ce le fameux Cipango lui-même, but constant de ses rêves dorés? Ces idées et mille autres semblables durent se presser et l'assaillir, tandis que rempli d'anxiété, il attendait que la nuit repliât ses voiles, cherchant en vain à deviner si l'aurore se lèverait sur un désert sauvage ou sur des bosquets embaumés, sur des temples éblouissants, sur des cités dorées et sur toute la splendeur de la civilisation orientale. » W. Irving, Life and voyages of Christophorus Colombus, toril. I, chap. îv, p. 230, édit. Galignani. Voir aussi Navarette, Coleccion de viages, etc., tom.I, p. 19.

Ce fut à l'une des îles Lucayes, située au sud d'Abaco, que la flottille aborda, dans la matinée du 12 octobre 1492; cette île portait le nom de Guanahani ; Colomb lui donna celui de San -Salvador que l'usage a consacré généralement, quoique les Anglais, on ne sait trop pourquoi, lui aient substitué celui d'Ile du Chat (Cat island).

NOTES. 329

B

M. de Humboldt a signalé, il y a déjà plusieurs années, l'existence de véri- tables conifères dans File de Cuba et dans celle des Pins; seulement il s'est mépris sur leur espèce : « Les pins de Cuba et de l'île de Pinos, dit-il, sont, au rapport de tous les voyageurs, de véritables pins, à cônes imbriqués, semblables au P. occidentalis de Swartz, et non, comme je l'avais soup- çonné, des podocarpus. » Et plus haut : « On trouve aussi des pins sur la

pente des Montagnes de Cuivre Les plateaux intérieurs du Mexique sont

couverts de cette même espèce de conifères, du moins les échantillons que nous avons rapportés ne paraissent pas différer spécifiquement du P. occi- dentalis des Antilles décrit par Swartz *.»

J'ai vu de mes propres yeux les conifères de l'île de Pinos et des landes de Cuba; quant à ceux des Montagnes de Cuivre, je les ai étudiés sur des spécimens qui m'ont été envoyés de Santiago; c'est ainsi que j'ai pu reconnaître parmi ces végétaux trois espèces distinctes : deux m'ont paru nouvelles : la derniçre, celle de la Sierra de Cobre, dont les feuilles très-fines sont réunies par cinq, correspond au P. occidentalis cité par M. de Humboldt, espèce que l'on retrouve dans les îles d'Haïti et de Porto Rico; voici la description des deux autres :

p. TROPICALIS.

P. foliis geminis, subdecem pollicaribus, glabris, multîstriatis, dorso convexis , facie conc.wis, marginibus tenuissimè serrulatis ; vagine mem- branaceâ, brevi , griseo-àlbescenle ; rami versus apicem capitatim pa- tentes ; ramuli crassi , rigidi , squammosi , valdè resinosi ; gemmce sguammis lanceotatis, rubescentibus , longissimè cilialis; strobi'us pen- dulus , parvus , ovoideus , badio - lutescens , squammis depresso - pyrami- datis.

Crescit in insulâ Pinorum nec non in littore meridionali insulœ Cubensis.

Arbre droit, médiocrement rameux, peu garni de feuilles, très-résineux ; écorce brun-rougeâtre, découpée en polygones irréguliers; atteint 27 mètres de hauteur.

Deux feuilles dans une gaine courte et grisâtre, longue de 26 centimètres, convexes d'un côté, concaves de l'autre , très-nettement denticulées sur les bords; les deux faces, à la loupe, montrent des points blanchâtres qui

!.. Essai politique sur l'île de Cuba, 1. 1, p. 83 et suiv.

330 NOTES.

paraissent en relief et qui sont disposés par doubles séries longitudinales sur une zone d'un vert plus foncé.

Bourgeons gros et allongés, hérissés d'écaillés minces, acuminées, roti- geâtres, bordées de blanc-grisâtre; rameaux garnis d'écaillés imbriquées très- saillantes, lisses, d'un brun-jaune luisant, comme celles des cônes. La résine presque incolore, se solidifie difficilement à la température de la localité; elle produit, dans la proportion de 33 p. 0/0, une térébenthine limpide comme de l'eau distillée (celle de Venise ne donne que 25 p. 0/0); elle est tellement inflammable, qu'elle prend feu à un mètre et demi de distance sur les troncs récemment incisés, quand on brûle l'herbe des savanes. Le bois est dur, coloré et veiné comme celui du cèdre, très- dense et difficile à travailler à cause de la quantité de résine dont il est imprégné.

Le cône est ovale, long de 63 millimètres, brun-jaune, luisant; les écailles, spathiformes, ont leur pyramide peu saillante.

Ce pin, qui croît abondamment dans la partie septentrionale de l'île de Pinos et dans les savanes, au sud-ouest de Cuba, est généralement droit et élancé; on peut en obtenir des planches d'un mètre et quart de largeur; il ne conserve habituellement de branches que vers le sommet, et de feuilles qu'à l'extrémité des rameaux. Il ressemble par le tronc au P. tarix et par la cime au P. maritima. Dans le premier âge, il est très-touffu. On le connaît dans l'île de Cuba sous le nom de Pino tea, qui semble dériver du mot latin tœda; je n'ai pas conservé cette dénomination, parce qu'elle a été appliquée par Linné à une autre espèce originaire de l'Amérique septentrio- nale. Rien de plus singulier que de voir les oréodoxas et les eoryphas lui disputer les terrains sablonneux, mariant ainsi le feuillage des tropiques à la verdure caractéristique du nord.

r. CARIB^A.

P.foliis ternis, suboctopollicaribus, accrosis, triquetrisr sub lente séria- tim punctulatis , marginibus tenuissimè serrulatis : vaginâ rufescente, brevi; ramulis cinerascentibus squammœ tenues adnatœ; gemmœ angustœ, elongatœ; strobilus pendulus , parvus , ovoidem , sordide cinerescens , squammarum umbone valdè depresso.

Crescît in insulâ Pinorum.

Cet arbre se confond au premier aspect avec le précédent : môme éléva- tion, même physionomie, même nuance de feuillage; néanmoins le tronc est plus grisâtre, Fécoree moins rugueuse, le bois plus tendre, moins pesant, moins résineux.

Les feuilles réunies par trois dans une gaine courte, d'un brun-roussâtre, sont longues de 20 centimètres, convexes d'un côté, triangulaires, effilées

NOTES. 334

à leur extrémité, finement denticulées sur les bords. On remarque à la loupe, sur chacune des trois faces, des points blanchâtres distribués en séries longitudinales très-rapprochées. Bourgeons grisâtres, amincis, allon- gés; rameaux couverts d'écaillés minces, acu minées, dont la nuance se confond avec celle du bois.

Cônes ovales, grisâtres, ternes, longs de 60 à 63 millimètres, composés d'écaillés spathiformes, à pyramide très-déprimée, plus larges et plus apla- tis à leur base que ceux de l'espèce précédente.

Je n'ai rencontré cet arbre qu'à l'île de Pinos il porte le nom de Pino blanco.

( Revue horticole de la Cote -d'Or, octobre 4851.)

c

Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver ici les données les plus exactes et les plus complètes que l'on possède jusqu'à présent sur la météo- rologie de l'île de Cuba; la plupart de ces renseignements m'ont été fournis par M. Andrés Poey, fils de l'honorable professeur de la Havane, jeune savant d'avenir, qui depuis plusieurs années s'occupe avec une rare persé- vérance de l'étude des phénomènes atmosphériques de son pays et de la physique du globe.

Il résulte d'abord de la situation de Cuba, à l'extrême limite de la zone torride, que la chaleur, dans cette île, est inégalement répartie entre les saisons , et que le climat s'y rapproche de celui de la zone tempérée. A la Havane, la température moyenne de l'année est de 25° 55 ; celle du mois le plus chaud (août), est de 27° 54; et celle du mois le plus froid (janvier), de 21° 87. La température moyenne, à Santiago de Cuba (230 lieues à l'est de la Havane), est de 27° ; la moyenne du mois le plus chaud, de 23° 4; et celle du mois le plus froid, de 23° 2; la plus grande élévation du thermo- mètre qui ait été observée dans l'île, est de 34° 4 (1801) ; le plus grand abais- sement, de zéro. On a vu quelquefois de la glace, d'une épaisseur très- faible , dans la campagne, sur les hauteurs.

Jusqu'à présent on avait cru, d'après l'autorité de M. de Humboldt,que la grêle se produisait rarement dans le rayon de la Havane, par exemple tous les quinze ou vingt ans; mais il résulte des recherches et des observations directes de M. Poey, que ce météore est beaucoup plus fréquent *. Non-seulement, il s'est manifesté chaque année depuis 1844, mais en 1849 il s'est répété neuf fois, et huit fois en 1853. Le maximum des cas de grêle correspond aux mois de mars et d'avril , qui représentent la température moyenne de

1. Annales de chimie et de physique, 3* série, t. XUX, p. 226, 1855.

332 NOTES.

l'année. Quant à la neige, on ne la connaît point à Cuba; mais les gelées blanches y sont assez communes.

La pression barométrique moyenne et annuelle est de 760 mill. à la Havane; pendant Fouragan du 10 octobre 1846, les maxima et minima furent de 770, 42 et 700. L'humidité de l'atmosphère correspond à 85° 15 de l'hygromètre à cheveu; le maximum qui ait été observé est de 100°; le minimum, de 66°.

La quantité d'eau moyenne , qui tombe annuellement dans l'île est de 1,029 mill.; l'année la moins pluvieuse a donné 0,755; et celle qui l'a été le plus, 1,171 ; la plus grande quantité d'eau tombée dans l'intervalle d'un mois n'a pas excédé 0, 255; et la moindre ,4 miilim.

Le 18 juillet 1854, un observateur compétent, M. Casaseca, dhecteur de l'Institut de recherches chimiques, a recueilli à la Havane, en deux heures et demie seulement, l'énorme quantité d'eau de 71,5 miilim., ce qui donne 28 miilim. par heure * ; M. Poey a également obtenu, au mois de juin 1853, 59, 5 miilim., depuis trois heures et demie de l'après-midi jusqu'à huit heures et demie du soir 2.

Lesvents dominants pendant les orages, sont ceux du sud et du sud-ouest; ce sont également ceux qui soufflent le plus souvent dans l'après-midi des mois d'été. Les brises régnent à peu près en toute saison, depuis neuf ou dix heures du matin jusqu'au coucher du soleil; elles varient entre l'E.- S.-E. et l'E.-N. -E; les vents de l'ouest et du nord -ouest sont rares, et tou- jours accompagnés de pluie.

Les ouragans , moins fréquents à Cuba que dans les autres Antilles , se produisent depuis le mois d'août jusqu'à la fin d'octobre. Ceux de 1844 et 1846, sont les plus violents qui aient été ressentis depuis le commence- ment du siècle. Dans un travail consciencieux, qui a nécessité d'immenses recherches, M. Poey donne le tableau suivant des ouragans dont on a gardé mémoire, soit aux Antilles, soit dans le nord de l'Atlantique, depuis la dé- couverte du Nouveau -Monde 3 :

de 1493 à 1500 6 ouragans.

1500 à 1623 16

1623 à 1700 32

1700 à 1800. 158

1800 à 1855 188

Total 400

Les tremblements de terre sont assez rares dans le rayon de la Havane; notre auteur ne mentionne que sept cas, constatés dans cette partie de

1. Comptes rendus de l'Acad. des sciences, t. XL, p. 363.

2. Annuaire de la Soc. météor. de France, t. III, p. 40.

3. Bulletin de la Soc. géogr. de Londres, pour 1855.

NOTES. 333

Hic, en 1678, 1693, 1777, 1810,1843 (le 21 février et le 8 mars) et 1853 4. Mais à l'extrémité orientale de Cuba, aux environs de Santiago^ on res- sent des commotions presque tous les ans, tantôt pendant le solstice d'été et tantôt pendant celui d'hiver.

M. Poey, dans un travail récent, a appelé l'attention des savants sur la fré- quence des éclairs sans tonnerre, qu'on aperçoit à la Havane, depuis le mois de juin jusqu'en octobre , au sein des cumulo -stratus isolés de l'horizon, depuis le coucher du soleil jusqu'à minuit et une heure du matin, lesquels se manifestent avec une intensité et sur une étendue d'autant plus considé- rables, que la chaleur a été plus forte pendant le jour. La région du ciel ces météores apparaissent le plus fréquemment, correspond au S.-E. et au S.-O. ; puis, au N.-E. et au N.-O. Notre observateur a compté 110 éclairs sans tonnerre, dans un intervalle de dix minutes : et jusqu'à 44 dans la première minute. Il pense que le phénomène a lieu directement dans les nuages visibles, au lieu d'être, comme on l'a cru jusqu'ici, un simple reflet des éclairs produits par un orage plus éloigné. Il a constaté, en outre, un grand nombre de cas de tonnerre sens éclairs 2.

Notre jeune météorologiste s'est également préoccupé de l'apparition des étoiles filantes, notamment pendant les nuits du 9 au 11 août et du 11 au 15 novembre 1850; mais il n'a pu compter que de cinq à six de ces météores par heure , tandis qu'à New-Haven, aux États-Unis, trois observateurs , pen- dant la nuit du 9 au 10 août, en ont énuméré jusqu'à 400, dans un inter- valle de deux heures et quart 3.

La situation de la Havane , merveilleusement placée sur les limites des zones torride et tempérée, pour l'étude des phénomènes atmosphériques, a fait naître depuis longtemps dans l'esprit de M. Andrés Poey le désir de fonder dans cette ville un observatoire météorologique ; espérons que les compatriotes du jeune savant comprendront l'importance d'études et de tra- vaux, qui pour être purement spéculatifs jusqu'ici (la météorologie estime science toute nouvelle), n'en conduiront pas moins, un jour, à des applica- tions utiles. Nous souhaitons également que l'administration coloniale, appré- ciant les efforts et la persévérance de M. Poey, que huit années de contra- riétés et de dégoûts n'ont point découragé, accorde un concours effectif à son entreprise ; la création d'un observatoire météréologique à la Havane , non seulement serait profitable à la science , mais donnerait un nouveau relief à l'île de Cuba, qui produit sans doute de bon sucre et d'excellent tabac, mais qui, jusqu'à présent, est restée un peu trop en arrière du mou- vement intellectuel et scientifique de l'Europe.

1. Nouvelles Annales de voyages, juin et décembre 1855.

2. Annuaire de la Soc. mètéor. de France, séance du 13 novembre 1855.

3. Même Annuaire, t. III, p. 40, 1850.

334 NOTES.

D

On ne m'accusera ni de légèreté ni d'exagération, si Fon veut bien jeter les yeux sur le tableau que le général Tacon traçait lui-même de la Havane, dans un manifeste publié en 1838, a l'appui de son administration { .

Voici comment le gouverneur de la colonie entre en matière :

« On a beaucoup parlé, dans les journaux du pays et dans les feuilles étrangères, de la démoralisation dans laquelle l'île était plongée avant le 1er juin 1834, et certes, le tableau n'était nullement exagéré. Un nombre toujours croissant d'assassins, de bandits, de voleurs, circulait dans la capi- tale, tuant, blessant, dérobant, non-seulement pendant la nuit, mais en plein jour, et dans les rues les plus centrales et les plus fréquentées.... Telle était la terreur inspirée par ces malfaiteurs, que les employés des maisons de commerce n'osaient plus aller en recette sans être accompagnés de gens armés.

« Il existait en outre des associations de bandits, connus et réputés pour tels, qui, pour un prix convenu, étaient prêts à ôter la vie à quiconque leur était désigné. Maintes fois , depuis la prison même, le criminel signalait la victime et trouvait dans la rue des complices pour consommer un nouvel attentat.

« Je n'exagérerais point, en évaluant à douze mille, le nombre d'individus sans ressources et sans occupation honnête , qui vivaient dans la capitale des produits du jeu, aussi bien parmi les blancs que parmi les hommes de cou- leur libres ou esclaves. Les vagabonds étaient innombrables, de même que ceux qui cherchaient dans toute espèce de friponnerie des moyens d'existence, tantôt remplissant le rôle de faux témoins jusque dans le sanctuaire de la justice, tantôt troublant la sécurité des familles et attaquant des citoyens paisibles qui, pour échapper aux calamités d'un procès ruineux, achetaient de leurs agresseurs la tranquillité à un prix élevé....

« Les maires de village (los Alcaldes ordinarios) entretenaient une multi- tude d'alguazils et d'agents de la pire espèce qui, répandus dans les cam- pagnes, en vertu de leur commission, y commettaient toute espèce de vexa- tions selon leur bon plaisir. La moralité de ces sbirres était rarement en harmonie avec les fonctions qu'ils remplissaient, car à l'exception d'un petit nombre, le reste était connu par de détestables antécédents, plusieurs ayant été condamnés déjà à la prison ou au préside 2.

1. Relation del Gobierno superior y capitania gênerai $e la isla de Cuba, estendida por el teniente gênerai don Miguel Tacon. Habana, 1838.

1. Le recrutement des troupes coloniales s'effectuait ta peu près dans les mêmes condi- tions. Voir la note 5 de l'Appendice.

NOTES. 335

«Certains adjoints se croyaient autorisés à employer le même genre d'auxi- liaires; et ceux-ci, abusant de la confiance qui leur était indûment accor- dée , s'introduisaient chez les marchands, qualifiaient les denrées de bonnes ou de mauvaises, infligeaient des amendes, confisquaient à leur gré, trai- taient et transigeaient , exerçaient enfin une espèce de magistrature aussi opposée à la liberté que fertile en inconvénients de tous genres.

« Convaincus par une triste et longue expérience que leurs plaintes, quel- que légitimes qu'elles fussent, ne produiraient d'autre résultat que des frais et de nouvelles extorsions , les commerçants aimaient mieux souffrir en silence que de faire valoir leurs droits, et succombaient sous le poids des exactions, lorsqu'ils ne parvenaient point à les détourner au moyen de con- ventions particulières.

« Au seul mot de voleur, prononcé même en plein midi, les mesures et les précautions minutieuses dont chacun s'entourait, donnaient une triste idée de l'effroi qui régnait dans cette belle capitale; l'homme paisible s'empres- sait de fermer la porte de sa maison ; le commerçant , celle de son magasin , et tous de laisser la voie libre au voleur, dans la crainte de perquisitions judi- ciaires et pour ne pas se compromettre avec les associations de malfaiteurs. »

Le gouverneur général de Cuba se fut gardé sans doute d'exposer un tableau aussi affligeant aux yeux de ses concitoyens, s'il n'eût pu mettre en regard les résultats qu'il avait obtenus pendant une administration aussi intelligente que ferme; mais il est difficile de croire, en admettant que ses successeurs aient persévéré dans la même voie, qu'un laps de douze années ( 1834-46 ) ait pu suffire à la régénération morale d'une portion de la popu- lation aussi profondément gangrenée.

E

Les productions qui alimentent le commerce du Yucatan ne manquent ni d'importance ni de variété, comme on peut en juger par rénumération sui- vante :

Bêtes à cornes , chevaux, mulets, moutons, porcs, tassao , cuirs, suif, huile de poisson, cire, miel, cochenille, laine filée, écaille de tortue, maïs, riz, sucre brut , mélasse, rhum, tabac en feuilles et en cigares, chanvre écru, coton, indigo, vanille, salsepareille, huile de ricin, piments de Tabasco, arrow-root, résines odoriférantes, rocou, gomme copal, bois de charpente, d'ébénisterie et de teinture, fils et cordes d'agave, chapeaux en pétioles de palmier, hamacs,, guitares, sel, gypse, marbres, ocres, pierres meulières et pierres à feu.

i 336 NOTES.

Le maïs est la base essentielle de l'alimentation chez les Indiens : ils n'attendent pas comme nous pour récolter cette céréale qu'elle ait atteint sa maturité, mais ils la cueillent , lorsque le grain est assez tendre pour être broyé sans effort. Les épis se conservent enveloppés de leur gaîne foliacée, et c'est ainsi qu'on les vend au marché.

Lorsqu'on veut préparer des fortifias, on commence par dépouiller le grain de sa pellicule en le faisant bouillir pendant quelques instants avec une poignée de chaux vive et en le lavant ensuite à grande eau; puis on l'écrase entre deux pierres dont l'une est large et légèrement concave , l'autre allongée en forme de rouleau ; on ajoute la quantité d'eau nécessaire pour obtenir une pâte consistante que l'on façonne en minces galettes : ces galettes cuisent dans l'âtre, sur une plaque de tôle ou d'argile. Dans les pays le maïs est beau et le travail soigné, comme par exemple au Yuca- tan, elles sont blanches et infiniment supérieures à toutes les préparations du même genre que Ton fabrique en Europe, notamment à la polenta.

Le totopost est une galette plus mince, à l'usage des voyageurs, qui rem- place les tortillas, comme le biscuit remplace le pain. La principale diffé- rence gît dans le mode de cuisson; au lieu de présenter alternativement les deux surfaces de la tortilla à l'action du feu , on la fait cuire d'un seul côté et on la dresse dans le voisinage du foyer elle se dessèche complète- ment. Dans cet état, elle est cassante et tellement dure qu'il faut la ramollir dans l'eau et l'exposer à la chaleur pour la rendre mangeable. C'est un ali- ment que la nécessité seule fait apprécier.

Le maïs entre d'ailleurs comme accessoire dans la composition d'un cer- tain nombre de mets indigènes parmi lesquels je citerai les tantales , prépa- ration gastronomique qui n'est pas sans mérite et dont je transcris la recette pour donner une idée de la cuisine indienne.

On prend trois livres de porc, (les jeunes bêtes sont préférables), en choi- sissant, autant qu'il est possible , un morceau voisin des côtes; on bat jus- qu'à broyer les os , on divise par fragment et on lave le tout.

On délaie ensuite deux ou trois poignées de pâte de maïs, préparée comme pour les tortillas ; on y mêle de la cannelle , des doux de girofle , du safran, du piment, des tomates^ du gros poivre et du rocou pour colorer; on sale , on ajoute un peu de graisse, et on met sur le feu.

Quand cette préparation a acquis la consistance d'une épaisse bouillie , on la retire, on la mélange avec la viande, on ajoute du saindoux, on sale de nouveau et on pétrit pendant quelques instants; puis on divise cette masse par petites portions , que l'on revêt d'une pâte mince de maïs, en

NOTES. 337

leur donnant la forme d'un carré long. Les tantales ainsi confectionnés sont enveloppés d'une feuille de balisier ou de bananier, et placés dans une marmite à demi pleine d'eau , que Ton couvre avec de larges feuilles ; ils doivent cuire pendant deux heures si le vase est en terre, et pendant une heure et demie seulement , s'il est en métal.

La chair de porc peut être remplacée par de la volaille ; on fait aussi des tomates de poisson , de légumes, de confitures , etc.

Indépendamment des aliments solides , les Indiens obtiennent du maïs un certain nombre de boissons nourrissantes, qui ont chacune un nom parti- culier. Le poçol est la plus usitée ; voici comment on le prépare : après avoir dépouillé le grain de sa pellicule, on l'expose pendant quelques instants dans un vase, à l'action du feu; on le triture ensuite et l'on en fait une pâte que Ton délaie dans l'eau avec un peu de sucre ; quelques personnes*la lais- sent aigrir et obtiennent ainsi une boisson plus rafraîchante.

Uatol se fabrique à peu près de la même manière; seulement le grain est broyé plus finement et Ton fait bouillir le mélange.

Dans le pinot, on torréfie la farine; dans Yistatol on l'expose au soleil jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement sèche, etc.

FIN DU TOME PREMIER

82

TABLE DES CHAPITRES

DU TOME PREMIER

Pag«s.

Préface 3

CHAPITRE Itr. L'Océan Atlantique 5

H. La Terre 19

III. Première excursion sous les Tropiques 33

IV. Goup-d'œil sur la Havane 49

V. L'Ile des Pins 71

VI. Cuba 95

VII. Le Continent américain 131

VIII. Les Indiens. 177

IX. Les Lagunes 213

X. Les ruines de Palenque 245

XL Le bois de Campêche 287

XII. Le Rio Usumasinta 299

Notes <. 327

IHPR1HRRIE DE 1. CL4TK* ROK SAINT-RftROtT, 7

VOYAGE

L'AMÉRIQUE CENTRALE

II

PARIS. - IMPRIMERIE DE J. GLAYE

RUE SAINT-BENOIT, 7

VOYAGE

L'AMÉRIQUE

CENTRALE

L'ILE DE CUBA ET LE YUCATAN

ARTHUR MORELET

Sentir et connaître sont les plus rire» « aspirations de notre nature. »

TOME DEUXIEME

PARIS

GtDE ET J. BAUDRY, LIBRAIRES-EDITEURS

$ BUE BONAPARTE 1857

VOYAGE

L'AMÉRIQUE CENTRALE

CHAPITRE XIII

LA. FORET

Je m* étais persuadé, en débarquant à la, Havane, que j'allais recueillir dans celle ville, des lumières suffisantes pour nie diriger sur le continent. voisin: j'espérais notamment m'y procurer quelques

informa lions sur le Petén, que je considérais comme l'objet princi- pal de mon voyage; mais les plus savants ignoraient jusqu'au nom

2 CHAPITRE XIII.

de ce pays et prétendaient plaisamment que j'en effectuerais la dé- couverte. À Campêche, je parvins ensuite, la situation du Petén était un peu mieux connue, quoique personne ne pût m'en indiquer la route ; ce fut seulement à la Palizada que j'obtins des renseigne- ments précis qui me conduisirent jusqu'au village de Tenosique ; au delà régnait une nouvelle obscurité. Je ne pouvais trop m'étonner, moi qu'une ardente curiosité stimulait, de l'indifférence des popula- tions voisines, sur un point de géographie qui les touchait aussi directement; au reste, cette ignorance me ménagea d'agréables surprises, car je vis s'évanouir, jour par jour, avec les mystères de la route, les obstacles et les dangers dont on avait cherché à m'ef- frayer.

On voit, d'après ce qui précède, que les relations sont peu suivies entre le Petén et le Tabasco : de loin en loin une petite caravane descend de l'intérieur vers l'Usumasinta avec du tabac, des fromages et quelques articles provenant de Balise qu'elle échange contre du sel et du cacao ; il est rare qu'elle s'aventure au delà de Teno- sique. Ces rapports éventuels ne sont fortifiés d'ailleurs par aucune réciprocité, les habitants de la côte jugeant avec raison que les bénéfices du voyage en compenseraient difficilement les frais et la fatigue. Nous eûmes donc beaucoup de peine à louer, au prix de huit piastres par bête, trois mules et deux chevaux qui nous étaient indispensables; chaque muletier ou arriero reçut, en outre, une somme égale, indépendamment de ses vivres pendant la durée du voyage. La dépense totale monta à 550 francs.

Je fus frappé, pendant cette petite campagne, de la vigueur et de l'élasticité que peuvent déployer, sous un climat brûlant, des hommes accoutumés, dès leur enfance, à un exercice continuel. Ces mule- tiers, d'une constitution chétive, en apparence, et dont l'un n'était même plus jeune, s'acquittèrent pendant douze jours consécutifs d'une tâche infiniment pénible, sans se montrer plus abattus que nous. Chaque matin, au lever de l'aurore, ils accommodaient le bagage sur les mules et sellaient les chevaux; chargés, eux-mêmes, des ob- jets les plus fragiles, ils dirigeaient la marche du convoi, stimulaient

LA FORÊT. 3

incessamment les bêtes, couraient à leurs côtés, les excitaient de la voix, réparaient les avaries et débarrassaient le sentier des obstacles qui l'encombraient. Arrivés au lieu du campement, ils procédaient à l'installation générale, faisaient du feu, allaient en quête de l'eau, et après avoir rempli ces premiers soins, montaient encore sur les arbres pour se procurer la ramée qui, dans les bois, supplée à l'absence de fourrage. Telles sont les obligations principales que remplissent ces arrieros pendant de longs voyages , avec un mé- diocre salaire, une nourriture chétive, sans se plaindre ni solliciter d'augmentation au prix convenu. J'en avais deux à mon service, l'un Indien, et l'autre créole; notre caravane s'était accrue, en outre, d'un personnage dont je parlerai plus tard amplement. Il était Espagnol, et comme nous, étranger; la veille de notre départ il m'avait fait demander la permission de se joindre à nous, faveur que je lui avais octroyée.

Mais voici la forêt qui déroule à perte de vue son immensité soli- taire; tantôt plane et tantôt montagneuse, accidentée par des rochers ou baignée par des marécages, elle règne pendant 80 lieues, depuis les dernières chaumières de Tenosique, jusqu'aux savanes incultes du Petén.

11 y avait une heure que nous étions en marche, lorsque nous arrivâmes au bord d'un ravin étroit et profond, croupissaient les eaux d'un ruisseau, le Polva, réduit à son plus bas étiage. 11 fallut alléger les mules et les chasser sur l'autre rive, opération d'autant plus difficile que ces animaux ne s'y prêtèrent pas volontiers, enfin y transporter nous-mêmes nos bagages en traversant le vide sur un tronc d'arbre vermoulu. Le sentier que nous prîmes au delà du Polva nous mit immédiatement au fait du genre de difficultés contre lequel nous aurions à lutter. Dans cette partie de l'Amérique, la population est clair-semée, le soin d'entretenir les voies de commu- nication est abandonné aux passants, qui rarement perdent leur temps à les améliorer. Il s'écoulera peut-être plusieurs mois avant qu'une troupe de voyageurs fraie sa route à travers l'épaisseur du bois, en élaguant le strict nécessaire. On ne saurait croire combien

4 CHAPITRE XIII.

d'obstacles se sont accumulées dans l'intervalle, sous l'empire d'une nature indomptable comme celle de ces régions. Celui qui va modes- tement à pied, peut encore se tirer d'affaire; mais il faut plaindre le cavalier, qui, limité dans la liberté de ses mouvements, est exposé aux plus fâcheuses mésaventures. Malheur à lui si son regard distrait a mal apprécié la hauteur ou la résistance des lianes, tendues comme des lacets en travers du chemin ; son cheval, qui n'a jamais connu le mors et qui n'est dirigé que par un simple licou, obéira trop tard à l'impulsion qu'il lui imprime ; impatient de rejoindre les mules dont il entend résonner la clochette, il donnera tête baissée dans le piège et y laissera son cavalier désarçonné. Quand les lianes sont épi- neuses, quand leur piqûre, surtout, est irritante, comme celle de certaines malpighies, le voyageur doit, sans hésitation, se renverser sur le cou de sa monture, s'amoindrir, s'effacer autant qu'il est possible, pour éviter leurs douloureuses atteintes. On compterait difficilement les variétés d'épines qui hérissent les végétaux de ces bois; droites ou crochues, planes, anguleuses, elles offrent un spécimen de toutes les formes pénétrantes, depuis celle d'un gros clou* jusqu'à l'aiguille la plus longue et la plus déliée. Cependant le sentier, ou plutôt la trace que l'on poursuit se perd tout à coup dans un inextricable chaos; c'est un arbre colossal qui a cessé de vivre et qui s'est écroulé en entraînant un pan de la forêt. Le soleil plonge avidement ses rayons dans le vide, assemblage confus de rameaux et de troncs mutilés , qui interceptent pour longtemps la circulation. En attendant que ces débris retournent en poussière, chacun s'ouvre un passage à travers le fourré et cherche en tâ- tonnant sa direction.

Après huit heures d'une marche excessivement pénible, qu'il fallut interrompre plusieurs fois pour .ménager mes forces , nous atteignîmes une clairière, étaient disséminés quelques arbres de haute futaie. En apprenant que la tâche du jour était remplie , je me sentis soulagé d'un insupportable fardeau. Morin m'aida à mettre pied à terre , on étendit une natte sur le gazon , et je de- meurai quelque temps plongé dans l'anéantissement. L'énergie

LA FORÊT. 5

physique était épuisée, mais je sentais une force toute -puissante en moi ; les yeux tournés vers la cime majestueuse des ceïbas et vers l'azur du ciel que des nuées blanches commençaient à ternir, je rendais grâces au Tout-Puissant de m' avoir fortifié dans cette première épreuve. J'ai rarement joui, dans le cours de ma vie, de l'ombre, du repos, de la verdure des arbres, du ramage des oiseaux, enfin de la nature entière, avec une satisfaction si calme et si in- time ; il y avait dans le moindre rayon de soleil qui dorait le brin d'herbe, et jusque dans la voix grêle des cigales, un attrait qui m'attachait si puissamment à l'existence, qu'à force de le dési- rer, je finis par me persuader que je ne pouvais pas mourir.

Nous avions payé, Morin et moi, de quelques avaries, l'avan- tage de voyager à cheval et de ménager nos jambes : nos vêtements étaient en lambeaux , nos membres plus ou moins contusionnés, nos mains et nos visages déchirés par les épines ; en outre , mon pot de confitures (que le lecteur bien portant me pardonne ce regret) avait été perdu dans l'épaisseur du bois. Celui qui -s'en tira le mieux fut le compagnon que le hasard nous avait donné : il était leste, actif, léger de bagage et surtout de provisions, car il avait compté sur les nôtres; c'était un homme jeune encore, quoique ses traits laissassent subsister quelque doute sur son âge; maigre, effilé comme une belette, doué d'excellents jarrets, il était vêtu à la légère et chaussé d'espadrilles selon la mode de son pays ; son équipage , de mince valeur, se bornait à un simple paquet qu'il portait au bout d'un bâton et qu'il accommoda plus tard sur le dos de nos mules, ne gardant qu'une vieille mandoline suspendue derrière ses épaules- Morin m'apprit qu'il se nommait Diego et qu'il possédait une infinité de talents.

Cependant, les nuées blanches que j'observais depuis notre arri- vée, s'étaient étendues par degrés; la cime des arbres commençait à frémir et de grandes feuilles coriaces, détachées de leurs rameaux, tombaient avec un bruit sec et mélancolique. Le tonnerre grondait dans l'éloignement. Nous étions au 17 mai, et le changement de sai- son s'accomplissait avec l'admirable régularité qui caractérise ce

6 CHAPITRE XIII.

phénomène sous les tropiques. Les Indiens du village de Tenosique avaient promené la veille en grande pompe l'image de saint Isidore, patron des laboureurs ; mon oreille a gardé longtemps le souvenir de cette solennité bruyante, qui coïncida miraculeusement avec le retour des pluies. Pendant trois jours et trois nuits consécutives, le son des cloches, du fifre et du tambour avait retenti sans trêve et sans re- lâche. Les Espagnols, qui ont enseigné ces pratiques aux indigènes en sont devenus les victimes; c'est en vain qu'ils s'efforcent chaque année de modérer leur zèle et de leur persuader d'abréger ce pieux exercice; tout a échoué devant l'inflexible routine, la leçon du passé reste opiniâtrement gravée dans leurs cerveaux. Les réjouissances furent accompagnées, cette fois, de libations tellement copieuses que les débits de spiritueux se trouvèrent bientôt à sec ; nos musi- ciens furent donc réduits à quêter des subsides à domicile , ce qui me procura leur visite; mais n'ayant à leur offrir qu'une décoction de rhubarbe, je fus promptement débarrassé de leur importunité. J'admirai avec quelle philosophie ils surent se passer du curé, qui trouva un prétexte pour s'enfuir aussi loin qu'il le put : un vieil Indien prit tout bonnement sa place, et s'il n'officia pas, il ne s'en fallut guère. La tenue des assistants était du reste peu édifiante; mais le coup d'œil qu'offrit la procession lorsqu'elle parcourut les rues du village, jonchées de branches de palmiers, me parut en revanche fort pittoresque. Je remarquai deux petites filles parées, pour la solennité, de cette coiffure plissée dans le goût égyptien, dont la mode exista jadis au Yucatan, comme le témoignent certaines figurines que j'ai vues dans une collection de Campêche.

L'orage éclata vers le soir : heureusement la station était pourvue d'un rancho, hangar élevé sur des pieux, que les municipalités ou les voyageurs, à leur défaut, construisent de distance en distance sur les routes isolées : recouverts en chaume de palmier, ces abris sont suffisants pour garantir de la pluie; mais il arrive souvent qu'ils se sont écroulés sur leurs poteaux vermoulus, ou qu'ils ont besoin de réparations. Les Indiens, en pareil cas, sont d'une excellente res- source ; c'est un genre de travail qu'ils exécutent fort habilement.

LA FORÊT. 7

Pendant la nuit, j'eus une fièvre ardente et je me trouvai si débile, si souffrant, si découragé, que je mis en question le retour à Teno- sique. Mais quand vint le matin, avec sa fraîcheur balsamique, je me sentis renaître et donnai l'ordre de marcher en avant. Nous suivîmes un chemin qu'il serait superflu de décrire après l'es- quisse que j'ai tracée précédemment. La caravane avait fort mal dîné la veille, car nos muletiers, dans la précipitation du départ, avaient oublié la provision de viande à Tenosique; pour comble de disgrâce , les légumes secs qui devaient y suppléer, s'étaient montrés rebelles à la cuisson. Toutefois ce contre-temps n'avait découragé personne; chacun se disposait à prendre une revanche éclatante sur le gibier qui abonde dans ces bois , et dont les voya- geurs (on le disait du moins) se régalent à discrétion lorsqu'ils vont au Petén. Morin, entre autres, ne dissimulait pas sa joie de vivre de faisan 1 et de dindonneau pendant une partie de la route ; cepen- dant, pour cette fois, il fallut se contenter d'un rôti moins appétis- sant : un malheureux singe que sa mauvaise fortune conduisit sur notre passage, ayant attiré l'attention des muletiers par les cris aigus que la frayeur lui arrachait , ceux-ci en avertirent Morin, qui mit pied à terre et l'ajusta. L'animal, mortellement frappé, tomba de branche en branche et vint rouler au bord du sentier; c'était une femelle qui, malgré la grièveté de sa blessure, cherchait à proté- ger un petit qu'elle tenait dans ses bras ; la sollicitude maternelle était plus forte que la douleur. En voyant son œil mourant tristement attaché sur nous, en entendant son râle douloureux qui s'échappait avec des flots de sang, je fus saisi d'une pitié sincère et j'ordonnai aux muletiers d'achever promptement leur victime; mais ce soin était superflu : le regard de la misérable bête devint terne et fixe ; un dernier frisson passa sur ses membres, et la vie s'éteignit, sans que les bras, qui servaient d'asile au jeune singe, se relâchassent de leur étreinte. Nos arrieros, qui ne se piquaient pas d'une sensibilité exagérée, témoignèrent franchement leur satisfaction. Aussitôt que

1. Nom que les Espagnols donnent au cracù alector.

8 CHAPITRE XIII.

nous eûmes campé, ils allumèrent du feu et se mirent à flamber le gibier afin de le débarrasser de sa fourrure ; puis ils le vidèrent, le lavèrent, et accommodèrent le foie pour leur souper; ils disposèrent ensuite, avec du bois vert, une espèce de gril sur lequel ils firent cuire le reste à petit feu. Je suis obligé de convenir que ce rôti exha- lait une assez bonne odeur. Étendu sur ma natte à quelques pas de là, j'oubliais, avec cette mobilité d'esprit qui est un bienfait de la nature , le premier acte de ce drame, pour regretter que la sévérité de mon régime me privât déjouer un rôle dans le dernier. Quant à Diego, notre compagnon d'aventures, il déclara que c'était un cas de con- science pour lui et jura, par saint Dominique, qu'il ferait abstinence plutôt que de porter la dent sur une créature aussi semblable à notre espèce ; on ne le pressa pas ; mais quand vint le souper, après quel- ques cérémonies auxquelles il se crut obligé, il finit par trouver cer- tains accommodements et convint même d'assez bonne grâce que le morceau était délicat. Morin fut du même avis, et je ne doutai pas qu'ils n'eussent tous deux raison. Ce singe appartenait à une famille voisine des araguates, que les Indiens distinguent par le nom de mico; il avait environ deux pieds de long, non compris la queue; le le pelage d'un brun roux, noirâtre aux extrémités, était d'une nuance fauve sur le ventre.

Nous voyageâmes ainsi pendant plusieurs jours sans aucun inci- dent remarquable. Chaque soir on arrivait au lieu fixé d'avance pour le campement, une heure ou deux avant le coucher du soleil; l'eau que l'on y trouvait était peu abondante et généralement d'assez mauvaise qualité; chaque matin on rechargeait les mules, qui che- minaient pendant d'interminables heures sans que la perspective- des bois variât autour de nous. L'excitation fébrile produite par l'exercice du cheval m'avait donné la force d'en supporter jusqu'alors la fatigue ; mais le frottement qui en était le résultat enflammait de plus en plus ma blessure , dont les élancements devenaient in- supportables.

« Seigneur cavalier, me dit un jour Diego , qui marchait leste- ment à mes côtés, esquivant avec beaucoup d'adresse les obstacles

LA FORÊT. 9

qu'il rencontrait sur sa route, si j'avais à ma disposition deux drachmes d'alun et autant de térébenthine, je vous rendrais avant trois jours aussi ingambe qu'un arriero.

Et moi, seigneur Diego, répondis-je mélancoliquement, si j'avais dans ma pharmacie ce qui malheureusement y manque, je ne demeurerais pas longtemps, soyez-en sûr, dans l'état vous me voyez.

Voilà, caballero, ce que j'appelle une fatalité, connaître le remède et conserver la maladie! Si j'osais, faute de mieux, vous proposer un expédient?

Osez, seigneur Diego, car, au point j'en suis, il me reste peu de chose à craindre. Mais comment n'ai-je pas su plus tôt que nous possédions un médecin en votre personne?

Et même un chirurgien, caballero; si Votre Grâce a besoin d'une saignée, elle peut se fier à ma lancette.

Pour le moment, je vous suis obligé, je n'ai pas trop de sang dans les veines. Mais puis-je vous demander, seigneur médecin, vous avez pris vos grades? est-ce à l'université de Tolède ou bien à celle de Salamanque? »

Diego secoua la tête à cette question , puis il répondit négligem- ment en jouant de son bâton sur les broussailles : « Je ne dois qu'à moi-même, caballero, mes connaissances et mes petits talents. Mon père Don Antonio de la Cueva, eut le tort, pendant toute sa vie, d'être brouillé avec la fortune, et l'université de Tolède pas plus que celle de Salamanque ne donnent de grades qu'à beaux deniers comptants.

Et vous vous êtes passé de l'université. Ne seriez-vous pas Andalou, seigneur Diego? les Àndalous sont un peuple ingénieux.

Je m'en fais gloire, seigneur; Ronda est mon pays natal.

Je connais Ronda, poursuivis-je : c'est une ville curieuse et pittoresque, renommée jadis par la vaillance de ses guerriers, et aujourd'hui par'la beauté de ses femmes.

Et par l'excellence de ses jambons, seigneur. Si vous y retournez un jour, informez-vous des la Cueva; on vous dira qu'ils

40 CHAPITRE XIII.

ne datent pas d'hier : nous remontons au roi Ferdinand Ier, et je crois mêmeunpeu au delà.

Je m'en rapporte à vous, seigneur Diego, car il n'est guère probable que je revoie jamais vos montagnes pierreuses et brûlées du soleil.

Ces montagnes, seigneur, produisent de délicieux pâturages. Vousa-t-on montré la Sierra Bermeja, fut tué le capitaine Don Alonzo de Aguilar dans une charge contre les Maures? Un de mes ancêtres, Don Juan de la Cueva, s'y cacha dans une caverne, après la bataille. Il y vécut pendant trois ans, seigneur, de glands et de racines, à la barbe des infidèles.

Voilà un véritable titre de noblesse et qui vous a été transmis, ce me semble , avec votre nom de famille 1. Me permettrez-vous une question indiscrète , seigneur Diego de la Cueva ?

Dites , seigneur, je suis à votre disposition.

Eh bien, j'aurais parié, en rencontrant dans ce pays perdu un gentilhomme de votre qualité, qu'un enchaînement d'aventures fort étranges devait l'avoir conduit aussi loin de Ronda.

Fort étrange est le mot, caballero, car en vérité je ne saurais m' expliquer, sans un effort de réflexion , comment je me trouve au milieu de ces forêts, dans un pays à peine chrétien, dont je ne soupçonnais pas même l'existence.

Mais vous aviez un but en vous rendant à Tenosique?

J'ai souvent entendu dire dans mon enfance, seigneur cava- lier, que pauvreté n'est pas vice : c'était l'adage favori de mon père; mais je n'en ai jamais rien cru, et je pense, encore aujourd'hui, que c'est au moins un grand défaut. Le désir de m'en corriger m'a poussé à travers le monde, et voilà comment, en courant après la fortune, je suis arrivé jusqu'à Tenosique, Votre Seigneurie m'a rencontré.

Évidemment, vous vous serez mépris sur le pays, car je n'en connais guère qui offrent moins de ressources. »

1. Cueva, en espagnol, caverne.

LA FORÊT. H

Ici Diego comprit qu'une explication devenait nécessaire; il aimait à parler, et me voyant dans les meilleures dispositions qu'il pût souhaiter, après un préambule sur l'origine et l'ancienneté des la Cueva, il entama sa propre histoire. Ce récit, que j'écoutai d'abord avec un peu de distraction, m'intéressa par degrés et finit par me captiver tout à fait.

Notre aventurier quitta l'Espagne, après divers incidents qu'il est inutile de rapporter, en société d'artistes dramatiques qui se rendaient à la Havane. La troupe fit pendant un hiver les délices du théâtre Tacon; le public se montrait indulgent; les recettes étaient bonnes; tout enfin allait pour le mieux , lorsqu'au printemps, le vomito vint troubler cet heureux concert. Trois des premiers sujets furent enlevés presque à l'improviste, et la consternation s' étant emparée des autres, ils rompirent leur engagement et se rembarquèrent en toute hâte pour Cadix. Ce fut alors que Don Diego, qui n'était pas pressé de revoir son pays, séduit par le pres- tige de l'inconnu, imagina d'aller chercher fortune au Yucatan. Il s'était persuadé, d'après certains renseignements erronés, qu'il y trouverait une mine d'autant plus productive qu'elle avait été négligée jusqu'alors. Cette illusion se dissipa à Merida , ses talents comme médecin, comme chirurgien et comme artiste, ne furent point appré- ciés à leur valeur. D'ailleurs il ne tarda pas à reconnaître que les onces d'or y étaient infiniment plus rares qu'à la Havane. Ces con- sidérations le décidèrent à changer de métier ; il se consulta , et se trouvant du goût pour le commerce, fit emplette d'une mule, la chargea d'une petite pacotille, et prit la route de Valladolid en compagnie d'une troupe de muletiers. Le voyage s'effectua sans encombre, mais l'opération échoua, notre spéculateur n'ayant pas consulté suffisamment les besoins de la place. Évidemment il s'était mépris sur sa véritable aptitude; les denrées s'avarièrent, la mule tomba malade , et Diego constata bientôt la ruine complète de ses finances.

Mais il était homme de ressource et ne s'effrayait pas aisément. Abandonnant provisoirement le trafic, il eut bientôt une corde nou-

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velle à son arc. Valladolid , ville retirée dans l'intérieur et rarement visitée, n'avait pas vu depuis longtemps un personnage aussi remar- quable. Un peu hâbleur, très souple , doué d'industrie et de persé- vérance, ayant des besoins bornés et beaucoup de philosophie naturelle, il devait se tirer d'affaire et il n'y manqua pas.

Diego en était de son récit et je commençais à lui prêter une certaine attention, lorsque le reste de la caravane, qui nous précé- dait, s'arrêta; je vis Morin descendre de cheval, et José, l'un des muletiers, nous faire des gestes mystérieux; au même instant un coup de feu retentissait, et deux minutes après la chienne traînait hors du taillis une proie d'un assez gros volume. En nous rap- prochant nous reconnûmes un hocco dans toute la beauté de son plumage. La vue de cet oiseau arracha à mon compagnon une exclamation que je ne sus trop comment interpréter.

«Je gage, seigneur Diego, lui dis- je, que vous regrettez tout bas, en considérant ce bipède, le gibier à longue queue qui res- semble si fâcheusement à notre espèce ?

Nullement, seigneur, je vous le jure, car je sens mon cœur prêt à défaillir au souvenir de ce repas de cannibales; ce que je regrette, c'est d'être arrivé trop tard pour entendre la voix de ce superbe oiseau.

Consolez-vous, lui répondis-je ; elle ne ressemble point à celle du rossignol.

Et qu'importe? repartit Diego avec vivacité; il suffit qu'elle soit nouvelle pour mon oreille. »

Je regardai mon interlocuteur en cherchant à deviner sa pensée.

«Je vois votre étonnement, seigneur cavalier, reprit-il pendant que nous nous remettions en route ; sachez donc que le langage des oiseaux m'est aussi familier que l'idiome castillan : non pas assuré- ment que je me flatte de le comprendre, ajouta-t-il avec une gri- mace qui ressemblait à un sourire , mais je l'imite avec beaucoup de vérité, et je vous en ferai juge dans l'occasion. » En achevant ces mots, il fit entendre un sifflement aigu, suivi de deux ou trois roulades fortement cadencées et d'une pluie de petites notes perlées

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variées sur tous les tons ; je le considérai avec admiration. « De tous les talents que je dois à la nature ou au travail, poursuivit-il mo- destement, celui-ci est le seul qui ait été prisé à Valladolid. Le mé- rite, seigneur, est une pauvre ressource dans un pays barbare comme celui nous nous trouvons; je serais mort de faim, sans ma mandoline, et surtout sans la souplesse de mon gosier; mais cette nouveauté eut du succès, chacun voulait m' entendre et prendre des leçons. Ah! les belles piastres, les beaux doublons, et qui, surtout, ne me coûtaient pas grand* peine!

Si j'en juge par les apparences, seigneur Diego, il ne reste guère de tout cela qu'un agréable souvenir. »

Notre aventurier demeura un instant silencieux et comme ab- sorbé dans la contemplation du passé ; cependant mon observation ne lui avait pas échappé, car il s'écria brusquement, avec un éclat de rire ironique : «Par saint Dominique, ce n'est que trop vrai, seigneur ; j'aurais peine, je crois, à vous montrer un cuartillo.

L'ambition, repartis-je, vous aura probablement séduit , et vous aurez tenté l'inconstante fortune ; on joue beaucoup parmi les Espagnols.

Non, non, je ne suis pas si fou; mes malheurs ont une autre cause. Mais je vois le soleil qui décline, et sans doute nous ne tarde- rons pas à arriver; je vous proposerai donc, si vous le trouvez bon, d'en rester pour le moment.

J'y consens volontiers, répondis-je, car j'ai vraiment abusé de vos poumons. »

Nous atteignîmes, au bout d'une heure, un site montueux entre- coupé d'eaux vives nous trouvâmes des coquillages du genre mé- lanie qui nous fournirent un supplément de provisions. Pour moi, je bornai mon souper, suivant mon habitude, à une calebasse d'eau tiède dans laquelle je délayai une petite quantité de sucre et de farine de riz. Mes compagnons se régalèrent du hocco, dont ils firent à l'envi l'éloge, se promettant pour le lendemain une fusillade soutenue sur ces oiseaux.

Quand l'appétit de Diego fut satisfait, il vint me rejoindre au coin

U CHAPITRE XIII.

du feu, alluma un cigarito, et reprit son récit au point il l'avait laissé.

«Vous saurez, seigneur, que Valladolid est une ville d'oisifs, l'on aime peu à travailler, mais beaucoup à se divertir. S'il vous arrive d'y passer par aventure, vous y entendrez le rossignol, le pinson et la fauvette à toute heure du jour ; du moins, il en était ainsi de mon temps. »

Ici Diego fit une légère pause, secoua artistement la cendre de son cigarito, et levant sur moi des yeux je lisais une satisfaction secrète : « Je puis me flatter, dit-il, d'avoir fait chanter le premier ces oiseaux dans le Nouveau-Monde ; vous aurez sans doute remarqué, seigneur, qu'aucune de ces espèces n'existe dans le pays? »

Je fis un signe d'assentiment, et il continua :

« Il m'importait toutefois d'imiter le ramage de ceux que l'on y trouve, pour donner la mesure de mon talent ; j'allais donc me prome- ner tous les matins dans les bois qui avoisinent la ville, et j'y guet- tais des oiseaux chanteurs, mais il n'y étaient pas communs. »

Cette observation de Diego réveilla dans ma mémoire un souvenir, et je l'interrompis : « Vous me rappelez, lui dis-je, une aventure qui m'est arrivée dans la forêt de Palenque, j'eus la bonne fortune, moi qui ne guettais rien, de rencontrer le plus habile chanteur du Nouveau-Monde; mais j'ai payé bien cher le plaisir de l'entendre, car je fis une chute en le poursuivant, et la blessure dont vous me voyez souffrir n'a pas d'autre origine.

Et moi aussi, seigneur, j'ai payé chèrement mes leçons, comme vous ne tarderez pas à l'apprendre. Un jour je m'égarai en cherchant un ruisseau pour étancher ma soif; je crus d'abord qu'il me serait aisé de retrouver ma route; mais lorsque j'eus gravi une éminence afin de m' orienter, je fus désappointé cruellement ; au lieu de décou- vrir les clochers de la ville, ainsi que je m'en étais flatté, je ne vis qu'une plaine grise, couverte de broussailles, sans aucune trace de culture ni d'habitation. Mes yeux errèrent longtemps sur cette soli- tude; enfin ils s'arrêtèrent sur un groupe d'arbres isolés, dont laver- dure foncée captiva toute mon attention. Je jugeai qu'il existait de

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l'eau aux alentours et peut-être même une maison. Dans cet espoir, je pris ma course à travers la campagne, sans m' écarter de la ligne droite et sans mesurer les obstacles; la chaleur était dévorante; je croyais respirer du feu. Après m'être arrêté plusieurs fois pour reprendre haleine, je finis par atteindre un senote creusé dans les rochers et ombragé de grands tamarins. Il était temps ; mes jambes vacillaient comme celles d'un homme ivre et les arbres tournaient autour de moi. En voyant briller l'eau aux rayons du soleil, je sentis redoubler ma soif, et sans perdre de temps à chercher un passage, j'en ouvris un au milieu des broussailles. Jugez, seigneur, de ma stupéfaction , lorsque j'aperçus dans ce lieu retiré une jeune fille à demi plongée dans le bassin, qui regardait avec anxiété de mon côté. A peine m'eut- elle entrevu au bord de l'escarpement, qu'elle poussa un cri de frayeur, se baissa précipitamment, et du geste me fit signe de ne pas avancer. A mon tour, je demeurai interdit au point d'en oublier ma soif, et cependant, seigneur, je n'étais plus un homme, mais un chien enragé. »

Diego se tut ici, soit pour recueillir ses idées, soit pour reposer son esprit sur un agréable souvenir; tandis qu'il roulait machi- nalement une nouvelle cigarette, je renouai moi-même le fil de la conversation.

« Jusqu'à présent, seigneur Diego, lui dis -je, votre aventure n'est nullement effrayante.

Patience, caballero; on juge rarement sans se tromper les conséquences des choses humaines ; Votre Seigneurie serait bien surprise s'il lui était permis de remonter dans le passé : qui sait? peut-être découvrirait-elle que les événements les plus impor- tants de sa vie ont eu pour point de départ un fait dont elle ne s'est pas souciée dans l'origine. »

Notre aventurier prononça ces paroles avec la gravité d'un doc- teur, puis il poursuivit à peu près en ces termes :

« La jeune fille que j'avais rencontrée dans des circonstances que je n'oublierai jamais, demeurait au village de Cuncunul, à une lieue de Valladolid. Elle était belle pour une Indienne, et j'eus la faiblesse

16 CHAPITRE XIII.

d'en devenir amoureux Mais je crains véritablement, seigneur,

que ce qui s'ensuivit ne me fasse perdre quelque chose de votre estime

Allons donc! seigneur Diego, jusqu'ici tout est pour le mieux.

Eh bien, vous devinez que le village de Cuncunul devînt le but de mes promenades, et que je négligeai tout à fait mes études. Bien accueilli par les parents de ma maîtresse, dont j'avais gagné les bonnes grâces à l'aide de petits présents, je trouvais chez elle une réserve qui, loin de calmer ma passion, malheureusement l'en- flamma davantage. Que vous dirais-je? il fallut bien prendre un parti, car j'avais perdu le repos; je fis des ouvertures au chef de la famille ; il s'en trouva naturellement flatté et m'accorda sa fille sans de longs préambules. Deux jours après, le mariage était célébré, au grand mécontentement d'un jeune homme du village, qui était mon rival et qui devint mon ennemi. J'eus bien, seigneur, quelques scrupules, car jamais on ne s'est mésallié dans notre maison; les la Cueva peuvent se flatter d'avoir du sang bleu dans les veines ; mais ma femme était bonne catholique, et plus d'un gentilhomme, au temps de la conquête, ne craignit pas d'en faire autant, quand les Indiens n'étaient encore que des créatures sans raison.

On pourrait, dis -je, citer Cortès, qui épousa la fameuse Marina.

A la vérité, seigneur, j'ai ouï dire que le grand Cortès n'alla pas jusque-là ; ce fut un gentilhomme castillan nommé don Juan Xamarillo, qui donna sa main et son nom à dona Marina.

Enfin, seigneur Diego, vous supplantez votre rival, vous voilà marié, triomphant, et citoyen de Cuncunul.

Citoyen de Valladolid , seigneur , je ne cessai pas de rési- der. J'aurais été heureux, sans doute , s'il ne se fût élevé quelques nuages dans mon intérieur; mais j'arrive à des événements plus sérieux. Il y avait trois mois que j'étais marié, lorsque la tranquil- lité du pays fut troublée par des divisions dont le principe remonte à quelques années. Valladolid eut sa part d'agitation ; ennemi de la discorde et d'ailleurs étranger, je me tins prudemment à l'écart;

LA FORÊT. 17

mais je n'en conservai pas moins mon opinion. Ce n'est pas le roi d'Espagne, senor, qui se fût fié à la loyauté des Indiens et qui leur eût donné des armes. Non , par saint Dominiquç , le roi eût été mieux avisé! Ces païens, soumis et respectueux sous l'an- cien régime, devinrent arrogants lorsqu'ils se sentirent forts ; ils conspirèrent, puis un beau jour, profitant de l'émotion occa- sionnée dans la ville par l'arrivée des troupes de Campêche , ils mirent à exécution leurs mauvais desseins et égorgèrent bon nom- bre d'habitants.

Eh quoi! seigneur Diego , m'écriai -je en l'interrompant, vous étiez à Valladolid pendant ces jours de crise? Apprenez -moi donc ce qui s'y passa, car les bruits les plus contradictoires circulèrent alors à Merida, je venais moi-même de débarquer.

Ce qui s'y passa, seigneur? en deux mots je vais vous l'ap- prendre : les Indiens feignirent une méprise et tirèrent tout bonnement sur nous. Comme beaucoup d'autres je me promenais en quête de nouvelles, lorsque le bruit se répandit qu'on pillait les faubourgs ; effectivement on entendait dans cette direction une rumeur extraordinaire , mêlée de coups de feu. Redoutant quelque catastrophe, je pris à la hâte le chemin de mon domicile, qui n'était pas trè's éloigné de la porte de Merida ; jugez , seigneur, de ma consternation , en le trouvant vide et désert ! mon mobilier avait été saccagé et ma femme avait disparu. Accablé par ce coup imprévu, je m'assis sur le seuil de ma demeure , cherchant en vain à rallier mes idées , quand vint à passer Don Juan Gutierrez , un de mes voisins, qui, m' apostrophant avec vivacité : « A quoi son- gez-vous, Don Diego, me cria-t-il sans s'arrêter, vous êtes un homme mort si vous restez ici! » A ces mots, je me levai machina- lement et me mis à courir sur ses traces. J'avais fait cent pas , tout au plus, lorsqu'une balle siffla à mes oreilles en effleurant le bord de mon chapeau. Je tournai précipitamment la tête , et je vis un Indien souillé de sang et d'un aspect terrible , qui chargeait son fusil à la porte de ma maison. C'était Ambrosio , mon ancien rival; du moins je crus le reconnaître, car je ne perdis pas

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mon temps à le considérer. Nous eûmes bientôt gagné la campagne, nous trouvâmes d'autres cavaliers qui, comme nous, surpris sans défense, s'enfuyaient de Valladolid. Les mécréants fort heureusement n'osèrent pas nous poursuivre ; ils furent contenus par ceux de Cam- pêche, qui commençaient eux-mêmes à prendre l'alarme; toutefois la frayeur que nous ressentions encore ne nous permettant point de retourner en arrière , nous poussâmes jusqu'à Tecax. Quelques-uns s'y arrêtèrent afin d'attendre les événements; d' autres, regagnèrent la ville ; pour moi qui avais tout perdu et qui voyais encore à la porte de ma demeure la diabolique figure d'Ambrosio, je préférai suivre Don Juan Gutierrez jusqu'au village d'Iturbide, l'appelaient quelques intérêts. Je pris ensuite la direction de Champoton avec le projet de me rendre à Campêche et d'y séjourner jusqu'à ce que les circonstances favorisassent mon retour à Valladolid. Mais ayant trouvé une excellente occasion pour la Lagune, je me laissai séduire par l'appât des bénéfices qui s'y réalisent, dit-on, sur les bois.

Mais, interrompis -je , quelle espèce de bénéfice prétendiez - vous réaliser sans argent?

Hélas! seigneur, on m'avait bien trompé; aussi, vous le voyez, je n'ai pas pris racine à Carmen.

Voilà sans doute un dénouement fort triste, seigneur Diego, et auquel je ne m'étais pas attendu ; mais enfin , quel but poursui- vez-vous aujourd'hui?

Mon but , caballero, est de retourner à Valladolid avec la pro- tection de la bienheureuse Vierge et de saint Dominique.

11 me semble que vous n'en prenez guère la route , et que c'est compter beaucoup sur l'assistance de saint Dominique.

Pardonnez -moi, seigneur; du Petén, nous ne tarderons pas à arriver, je pourrai gagner Bacalar, et de Bacalar Valladolid. Je tiens ce renseignement d'un muletier d'Iturbide, qui a fait plu- sieurs fois le voyage.

A la bonne heure , mais vous n'avez pas choisi le plus court.

LA FORÊT. 19

J'ai choisi le plus sûr, caballero; d'ailleurs, je ne suis pas pressé. »

Après cette repartie qui mit fin à la conversation , je souhaitai le bonsoir à notre aventurier , et le sommeil ne tarda pas à me sur- prendre au milieu des impressions diverses que son récit avait fait naître dans mon esprit.

Les forêts que nous traversions depuis plusieurs jours, n'ont pas la magnificence de celles qui croissent dans les plaines basses et humides du Tabasco ; les conditions du sol sont en effet bien diffé- rentes ; néanmoins, une partie des végétaux qui les composent, conservent encore leurs feuilles pendant toute l'année. Ce qui leur imprime, d'ailleurs, un caractère de grandeur inconnu dans nos climats, c'est que depuis le premier âge du monde , rien n'a gêné leur libre développement ; les arbres ont péri de leur mort naturelle et se sont renouvelés successivement, sans que la voûte du bois ait cessé de donner son ombrage et de fertiliser le terrain de ses dépouilles. Cette transformation continue , ce cercle perpétuel la mort s'enchaîne à la vie, frappent singulièrement le voyageur, qui s'en émerveille, comme si ce n'était pas la grande loi de la nature. Quelquefois le tronc colossal dont les dimensions le sur- prennent, n'est qu'un cadavre en pleine dissolution , que des mil- liers d'insectes dévorent en silence et dont une goutte d'eau va précipiter la ruine. J'ai entendu moi-même, après de longues averses, le fracas d'arbres séculaires qui troublaient ainsi, par leur chute, le calme religieux des bois ; les fougères, les pipéracées, les arums, favorisés par l'air et la lumière, végètent vigoureuse- ment sur ces débris, en attendant que des arbres nouveaux en jail- lissent et effacent le vide qui s'est produit aux alentours.

Quoique le territoire soit généralement sec et rocailleux entre le Tabasco et le Petén, on y rencontre cependant des arbres de pre- mière grandeur. L'œil mesure avec étonnement leur vaste circon- férence et la hauteur prodigieuse de leur cime, perdue dans les régions supérieures de la forêt. Plusieurs de ces colosses attirent l'attention par une disposition remarquable de leur base ; à deux ou

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trois mètres du sol partent de leur surface de larges dilatations en forme de feuillets qui, rayonnant autour du tronc, contribuent à le consolider. Le spectacle des lianes est plus curieux encore : tantôt rampantes ou roulées comme des câbles , tantôt suspendues en festons, on voit ces plantes se contourner, se tordre, se nouer même, grimper jusqu'au sommet des arbres s'épanouissent leurs fleurs, et retomber quelquefois à terre elles s'enracinent de nou- veau. Il y en a qui présentent l'assemblage de plusieurs brins artis- tement tressés; d'autres, comme le bauhinia, montrent alternati- vement, sur une tige comprimée, des inflexions concaves et convexes de l'aspect le plus singulier. Mais rien ne surprend davantage que d'en voir un grand nombre, fixées par leur extrémité à une éléva- tion considérable, semblables à des cordes lâches que le moindre vent fait osciller. Il est difficile d'expliquer au premier abord com- ment une tige molle et flexible peut parvenir au faîte des plus grands arbres, sans aucun point d'appui intermédiaire; cependant, en observant les évolutions de la jeune plante, on remarque qu'elle com- mence par s'attacher au tronc à l'aide de racines aériennes distri- buées le long de son axe ; son accroissement , pendant cette pé- riode de son existence , a lieu principalement en hauteur. Aussitôt qu'elle a. trouvé l'air et la lumière en quantité suffisante, elle gros- sit, se ramifie, s'enlace aux branches voisines; les fibres radicales qui ont favorisé son ascension se flétrissent, et en se rompant, la laissent suspendue par le sommet. Quelquefois ce sont les palmiers qui s'emparent exclusivement du terrain ; on voit alors les massifs s'éclaircir; des stipes grêles et élancés succèdent aux troncs ra- rneux; d'élégants éventails se découpent sur l'azur du ciel, et des flots de lumière glissant dans l'intervalle, inondent tout un canton de la forêt.

Ces solitudes le règne végétal déploie librement son exu- bérance, malgré l'admiration qu'elles inspirent, laissent dans l'âme une tristesse et un vide indéfinissables. Elles n'éveillent point en nous ce mouvement de sympathie qui naît des formes à nos yeux familières, que nous avons modifiées de nos majns, accommodées à

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nos besoins, associées à notre existence, et qui célèbrent, comme dans un perpétuel concert, notre suprématie dans la création. Ici, l'homme n'est plus qu'un accident; son rôle est tellement effacé, qu'à peine paraît-il nécessaire à l'harmonie générale du monde. J'étais frappé de cette idée en poursuivant ma route sous la voûte sécu- laire où nous luttions, comme autant de pygmées, contre des obsta- cles sans cesse renaissants. Il me semblait que l'énigme de l'exis- tence humaine se présentait pour la première fois à ma pensée; rien ne répondait autour de moi aux idées que l'éducation imprime et que l'orgueil développe dans notre esprit. Combien de siècles ont passé, me disais- je, depuis que ces forêts donnent leur ombre et végètent dans toute leur magnificence, sans profit pour l'humanité! L'homme n'existait même pas, que déjà les phénomènes actuels s'accomplissaient exactement comme aujourd'hui. D'ailleurs, quelle infinité d'êtres partagent avec lui ce domaine dont il se croit le maître souverain, et y vivent, souvent à ses dépens, sans que l'im- perfection de ses organes lui permette d'exercer sur eux le moindre empire! Faut-il croire réellement que le monde n'existe que pour nous et que la création tout entière soit subordonnée à notre humble condition? que l'insecte dont l'aiguillon nous blesse, que la plante dont le poison nous tue, soient sortis du néant pour notre propre fin? que les myriades d'étoiles qui brillent au firma- ment, y aient été placées pour embellir nos nuits? Faut-il croire enfin à l'importance exclusive de notre globe dont l'histoire et dont l'étendue apparaissent comme d'imperceptibles atomes dans l'es- pace et dans le temps, ou bien chaque parcelle de la création rem- plit-elle une destinée indépendante et se meut-elle dans sa propre sphère vers une fin qui lui est propre et dont le mystère nous est caché?

Ces idées ne sont pas nouvelles sans doute, mais elles se pressent en foule dans l'esprit du voyageur qui, frayant son chemin à tra- vers ces espaces solitaires que Dieu seul connaît , et dont son intelli- gence peut seule mesurer l'étendue, reporte les yeux sur lui-même avec un sentiment d'humilité sincère et la conscience de son néant.

n CHAPITRE XIII.

Je remarquai, au bord du sentier que nous suivions, la fleur colossale de Yaristolochia grandiflora Sw. , qui n'a pas moins de quarante à cinquante centimètres de diamètre. Le calice, dont les limbes sont d'abord adhérents, figure merveilleusement, dans ce premier état, un cygne suspendu par le bec. Quand vient l'épanouis- sement, l'oiseau déploie ses ailes et se transforme en un casque doublé de velours violet. On ne voit pas sans étonnement ces fleurs énormes-, dont le lobe inférieur se prolonge en forme de lan- guette, suspendues aux vieux troncs; leur couleur sombre, leur ampleur , l'odeur vireuse qui s'en exhale , frappent l'imagina- tion du passant, qui les regarde et s'éloigne sans oser y porter la main1.

Je revins, en traversant ces bois, d'une opinion erronée que j'avais apportée d'Europe, et je fus bientôt convaincu que le voya- geur égaré n'y trouverait, comme dans ceux du vieux monde, que des ressources insuffisantes pour apaiser sa faim. La sapote, la mammée et un troisième fruit à noyau nommé limoncillo, furent les seules espèces comestibles que nous y rencontrâmes; d'ailleurs, comme la végétation ne s'y repose jamais, les arbres produisant sans cesse des feuilles et des rameaux, donnent plus rarement des fleurs et par conséquent des fruits. Le naturaliste, en revanche, y moissonnera d'abondantes récoltes, surtout parmi les animaux articulés. Au mois de mai, quand viennent les premières pluies, on voit briller au sein de la verdure la foule des coléoptères exotiques que nous admirons dans les collections ; les longicornes , entre autres, y sont tellement nombreux et variés, que sans mettre pied à terre, ce qui m'eût été fort pénible, j'en recueillis trente -trois espèces, dont plusieurs étaient admirables. Malheureusement , ces trésors fragiles devinrent la proie de la moisissure tandis que j'étais malade au Petén, et l'occasion de les renouveler ne se présenta plus. Dans cette saison, qui est celle des amours, les grandes espèces de gallinacés, perchées sur le faîte des arbres, se trahissent par leur cri

1. Les Espagnols nomment cette plante montera del demonio, bonnet du diable.

LA FORÊT. 23

et tombent facilement sous le plomb du chasseur. Le plus bel oiseau de cette tribu est une sorte de meleagris que les Espagnols nomment pavo ciel monte : son plumage est d'un vert sombre à reflets métalliques violacés; les pennes de la queue, teintes d'azur à leur extrémité, sont cuivrées sur les bords; enfin la tête est cou- ronnée de tubercules rougeâtres dont la couleur contraste avec la nuance bleu-clair du cou. J'ai vu ce volatile vivant à l'état de do- mesticité chez le corrégidor du Petén , qui le destinait au président de la république, comme un échantillon précieux de l'ornithologie du pays.

Le septième jour de notre voyage, nous campâmes au bord du Yalchilan, petit cours d'eau tributaire du San-Pedro, qui marque les limites du Tabasco et du Guatemala. Quatre-vingts lieues de solitudes séparent les villages les plus rapprochés de ces deux États, ce qui ne nuit nullement à la bonne harmonie de leurs rapports. La sécheresse était excessive, et nous fûmes obligés, pour nous procurer un peu d'eau, de remonter à une lieue plus haut. Dans la saison des pluies, ce ruisseau, dont le lit était alors brûlant, devient un torrent furieux qui intercepte la circulation; les passants n'ont pas d'autre ressource que de construire de leurs propres mains un radeau et de chasser leurs mules au milieu des flots écumeux, souvent ces animaux perdent la vie. À partir du Yalchilan, terme moyen de notre voyage, le chemin parut s'améliorer; néan- moins la journée fut encore très pénible, car nous manquâmes d'eau. On fit halte, à l'entrée de la nuit, sur un terrain sec et cre- vassé, parsemé de roches calcaires d'une structure caverneuse, sem- blables en apparence à des scories volcaniques. Les muletiers redou- taient cette station, qui porte le nom de Dolores; à l'époque de l'année nous nous trouvions, on peut y souffrir cruellement de la soif. Cependant, à force de creuser le sol sur certains points qui leur étaient connus, ils finirent, au bout d'une demi-heure, par obte- nir une calebasse d'eau trouble que nous nous partageâmes. Les pauvres mules durent prendre patience et -attendre une meilleure occasion. Il y avait un mois qu'une femme avec ses deux enfants

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avait failli périr de soif dans cette solitude. Elle regagnait le Petén, d'où elle était originaire, après avoir perdu son mari à Teno- sique; connaissant imparfaitement la route et bien moins encore les aiguades qui , dans la saison sèche , sont difficiles à découvrir, elle aurait succombé , ainsi que sa petite famille , sans le secours des lianes bienfaisantes, qu'elle avait appris dès son enfance à recon- naître dans les bois. La sève, chez quelques-uns de ces végétaux (les tissus cordifolia et hydrophana, par exemple) est tellement abondante, qu'elle jaillit comme une source, lorsqu'on coupe leur tige par tronçons.

Nous fûmes réveillés vers minuit par une explosion épouvan- table ; l'atmosphère tremblait sous les coups redoublés du tonnerre ; bientôt le ciel se fondit en eau , à la satisfaction des bêtes et des gens, qui purent se désaltérer à discrétion. Dans la soirée du lende- main, nous campâmes au bord d'un grand lac dont la nappe triste et solitaire communique, dit-on, avec le Rio San-Pedro. On voyait à distance une chaîne médiocrement élevée et d'un aspect sauvage, courant de l'est à l'ouest dans la direction du Yucatan. Ce fut le seul point de vue qui égayât notre longue traversée.

Le onzième jour, un peu après midi, la physionomie du bois commença à se modifier; les futaies étaient moins pressées, le ciel se dégageait, l'air circulait plus librement, et des hàlliers d'un vert gai, formés en grande partie de bambous, alternaient avec le taillis, qui s'éclaircissait visiblement. Tout annonçait un changement pro- chain : les arrieros chantaient pour la première fois depuis Teno- sique; les mules dressaient l'oreille et aspiraient lèvent; Diego courait de l'une à l'autre et les encourageait du geste et de la voix, en les interpellant tour à tour par leur nom.

«Seigneur Diego, lui criais-je, vous ne ménagez pas assez vos forces ; nous avons trois lieues de savanes au sortir de la forêt.

Soyez sans inquiétude, répondit-il d'un ton joyeux, nous allons faire halte pour abreuver les bêtes et pour laisser tomber la cha- leur. »

Nous nous arrêtâmes en effet non loin d'un marécage où, malgré

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mes représentations et l'avis de nos guides, Diego but immodéré- ment. Enfin nous laissâmes derrière nous le dernier arbre et le der- nier buisson ; nos yeux errèrent en liberté §ur une savane rase l'on voyait poindre quelques collines, et sur l'azur du ciel , qui nous paraissait sans limites. Cette perspective, ouverte par delà l'immen- sité des bois, n'était pas sans prestige; j'éprouvais, pour ma part, une jouissance d'un ordre tout nouveau, que je comparerais volon- tiers à celle que ressent le navigateur lorsqu'il découvre une terre inconnue. Trois heures après, nous avions atteint le premier village du Petén, qui porte le nom de Sacluc.

Ce fut avec un sentiment profond de bonheur et de quiétude, que nous nous reposâmes tous en arrivant. Chacun se réjouissait d'avoir rempli sa tâche et de contempler un pays habité; Diego seul paraissait insensible à l'amélioration de notre condition ; enveloppé d'une vieille couverture et couché parmi les bagages, avec un bât pour oreiller, il ne montrait ni la gaîté ni l'activité qui lui étaient ordinaires. Inquiet de cette métamorphose, je m'approchai de lui et le questionnai : il souffrait de la tête , se plaignait d'une lassitude extrême, et témoignait le désir de dormir. Pendant la nuit il eut de la fièvre et des vomissements ; je lui fis prendre une dose d'ipécacuanha qui le soulagea, et comme il était incapable de nous suivre, je le laissai, avec quelque argent et des médicaments, sous la garde du plus jeune de nos muletiers; en outre, j'envoyai Morin prévenir le gouverneur du village , afin qu'on lui donnât les soins que réclamait son état.

Il est impossible, au milieu des bois épais dont le pays est cou- vert sans interruption depuis Tenosique , d'apprécier la configura- tion et la direction des montagnes qui accidentent le chemin du Petén ; les côtes rapides que l'on traverse semblent courir vers le nord-ouest, pour expirer sur les confins du Yucatan ; à l'issue de la forêt, ces sierras ont disparu; on ne voit plus qu'un nombre infini de collines, généralement coniques et isolées, qui naissent, comme dans l'île des Pins, d'une plaine rase et uniforme. Ces éminences, souvent boisées, apparaissent dans toutes les directions, et pendant

26 CHAPITRE XIII.

plusieurs lieues se groupent cireulairement à l'horizon du spec- tateur.

Nous rencontrâmes encore des bois avant de toucher au but de notre voyage ; mais l'aspect n'en était point effrayant ; entrecoupés de savanes, traversés par une route large et frayée, c'étaient de véritables bocages, peuplés d'oiseaux, émaillés de fleurs et em- baumés des plus suaves odeurs. On distinguait surtout celle de la- vanille dont les gousses mûres pourrissaient au pied de leur tige. Les Espagnols estiment médiocrement le parfum de cette plante ; ils préfèrent la baie du myrtus pimienta dont la saveur aromatique se rapproche de celle de la cannelle. Enfin l'ombre des bois s'effaça définitivement : nous étions au bord d'un lac bleu, dont la surface était polie comme un miroir ; une petite île pierreuse, empourprée par le soleil couchant, s'élevait en pente douce à 500 mètres de la rive; on voyait une quantité de maisonnettes se presser comme des ruches, depuis le niveau des eaux jusqu'au point culminant qui était couronné d'une église et d'un bouquet de cocotiers; nous avions sous les yeux le chef-lieu du district, la bourgade de Flores, peu- plée de 1200 âmes et construite sur les ruines d'une ancienne cité indigène.

Il était temps que nous arrivassions : l'énergie qui m'avait sou- tenu déclinait et mes forces étaient prêtes à défaillir. Ma blessure, d'ailleurs, envenimée par l'exercice et par un frottement continu, avait pris une apparence gangreneuse qui m'inspirait de sérieuses inquiétudes. On me porta dans un bateau, et cinq minutes après, soutenu par Morin, je débarquais au milieu d'une population oisive, que la nouvelle d'un événement aussi considérable avait attirée sur la plage. Quant au pauvre Diego, que nous avions laissé au village de Sacluc, on m'assura plus tard qu'il y était mort très -chrétien- nement. Je regrettai de tout mon cœur ce compagnon d'aventures, dont le caractère original et l'humeur enjouée avaient égayé plus d'une fois la mélancolie de mon voyage.

CHAPITRE XI Y

LE PETE»

L'ancienne chronique du Yucatan rapporle que vers l'an '!fi2Û, la monarchie féodale qui subsistait depuis longtemps dans cette péninsule s'écroula, et que Mayapnn, capitale de l'Etat, fut détruit

de fond en comble par une coalition (.les caciques rebelles'1. A. la suite de cette révolution, dont l'histoire est demeurée fort obscure, le cet nek des iizas*2, un des principaux chefs, émigra vers le sud avec sa tribu et al teignit, après avoir erré pendant plusieurs années dans

1. Voyez chapitre X . p. 27-1.

2. El rey C'anak, d'il Cogolhido; mais 1c digne fnmcisea titre qui fom.:spoiidai.t à <-t-hii de naciqvo chez les Mexiea

28 CHAPITRE XIV.

la solitude, les bords du lac nous venons nous-mêmes d'arriver. Charmé de la beauté du site et mieux encore de la sécurité que promettaient les îles, il se fixa dans la plus importante, d'où vint le nom de Petén Itza (l'île des Itzas), dénomination qui s'étendit plus tard à toute la contrée. La colonie prospéra si bien, qu'à l'époque elle fut envahie, 277 ans plus tard, on comptait dans les îles une population de 25,000 habitants, sans parler des nombreux villages qui florissaient sur terre ferme i.

On peut se demander comment les Espagnols, dont l'humeur belliqueuse et l'ardent fanatisme ne se lassaient ni de conquérir des terres ni de sauver des âmes, permirent aux Indiens du Petén de vivre pendant un siècle et demi à l'ombre de leur propre nationalité: la pauvreté d'un pays dépourvu de métaux précieux explique cette longanimité, qui ne fut cependant qu'une trêve; nous voyons en effet, vers l'an 1618, l'ordre des Franciscains préparer les voies à la conquête, en dirigeant vers le lac d'Itza de hardis mission- naires, qui y cueillent la palme du martyre2.

Un trait curieux de la simplicité des indigènes mérite d'être ici rapporté. En visitant les temples qui s'élevaient dans l'île principale, les moines furent surpris d'y trouver l'effigie d'un cheval, exécutée en pierre et en mortier avec assez de vérité. Voici ce qu'ils apprirent au sujet de cette idole : lorsque Fernand Cortès traversa ces parages dans sa marche sur le Honduras, il eut un cheval blessé qu'il fut forcé d'abandonner; les habitants auxquels il recommanda l'animal, dans les termes les plus pres- sants, s'engagèrent à en prendre soin, et ils remplirent conscien- cieusement leur promesse. Le fourrage eût été une nourriture trop grossière pour un hôte aussi distingué; on lui offrit des fleurs et des volailles, comme on avait coutume d'en user avec les personnes de condition lorsqu'elles tombaient malades. Le

1. Villagutierre, qui nous a transmis ces détails, a exagéré sans aucun doute la population des îles.

2. Voyez le récit de leurs aventures dans Villagutierre, Historia de la conquista de la provincia de el Itza, 1. n, c. 1, 3,

LE PETÉN. 29

résultat d'un traitement aussi honorable ne se fit pas attendre : le quadrupède mourut de faim, accident dont la population fut consternée. Dans une conjoncture aussi grave , le grand conseil se rassembla et décida par un vote unanime , qu'un témoignage écla- tant d'estime et de regret serait accordé au défunt ; les artistes les plus habiles reçurent l'ordre de reproduire son image, et, sous le nom de Tziminchak, il fut élevé au rang des dieux. Les historiens se taisent sur l'étymologie de ce glorieux surnom ; ils se contentent de nous apprendre que la nouvelle divinité, par une attribution bizarre, présidait aux orages et dirigeait la foudre.

Cependant, le conseil des Indes, lassé des plaintes qui lui par- venaient sur les Lacandons et les Itzas, dont les incursions réitérées affligeaient le Yucatan , décida la conquête de leur pays. Toutefois, la volonté royale fut que l'on procédât avec douceur ; les tribus devaient être ramenées par la parole évangélique et non réduites par la violence; leur soumission serait l'œuvre des corporations reli- gieuses, nullement celle des soldats, dont le rôle se bornerait à protéger les missionnaires. Mais il arriva, comme il était aisé de le prévoir, que l'élément pacifique fut débordé.

Le Yucatan et le Guatemala durent agir de concert pour mener à fin l'entreprise ; toutefois ce fut le Yucatan , qui, se trouvant le plus tôt en mesure, entama les hostilités. L'an 1662, cinquante Espagnols sortaient de Merida sous les ordres du capitaine Mirones et s'avan- çaient jusqu'à Zaclun (Sacluc?) en surmontant d'incroyables obsta- cles ; tandis qu'ils étaient campés dans cette localité ils atten- daient des renforts, oubliant le caractère de leur mission pour préparer un acte de violence, ils furent surpris par les Indiens, qui les massacrèrent tous jusqu'au dernier. Le missionnaire que cette troupe escortait eut un sort encore plus cruel ; arrêté sur les bords du lac et transporté dans l'île , il y fut immolé avec toute la férocité du rite mexicain.

Les efforts du Guatemala n'eurent pas une meilleure issue; des difficultés de toute nature, parmi lesquelles il faut compter la résistance des indigènes, firent échouer les deux expéditions diri-

30 CHAPITRE XIV.

gées contre le Petén en 1695 et 1696 ; le capitaine Diaz de Velasco, qui commandait cent hommes de l'avant -garde , parvint seul avec ses soldats sur la rive mystérieuse du lac ; mais il paya cette témé- rité de la vie, ainsi que tous ceux qui l'avaient accompagné. Ce fut à peu près à la même époque qu'un gentilhomme de Merida, nommé Don Martin de Ursua, conçut le projet d'établir définitive- ment la domination espagnole dans ces contrées. 11 aspirait au gouvernement du Yucatan et cherchait l'occasion de se mettre en évidence ; dans l'espoir de faire agréer ses vues au conseil des Indes, il offrit d'ouvrir à ses frais à travers le Petén , une voie de commu- nication aboutissant au Guatemala : c'était le meilleur moyen , selon lui, de réduire les tribus hostiles agglomérées entre les deux provinces. Ce plan ayant été approuvé par le conseil royal, des ordres furent expédiés pour en faciliter l'exécution ; le gouverneur de Guatemala dut concourir à l'entreprise en dirigeant des forces sur le Petén ; l'évêque de Merida, en stimulant le zèle des corpora- tions religieuses; enfin le vice- roi de la Nouvelle-Espagne, en four- nissant les vivres et les munitions nécessaires , au prix le plus avan- tageux. Peu de temps après, Don Martin de Ursua était élevé au poste que son ambition convoitait.

Aussitôt que le nouveau gouverneur eut obtenu sa commission, il fit procéder à l'ouverture des travaux. On employa deux années pour les conduire à terme, c'est-à-dire pour établir un chemin pra- ticable entre le Yucatan et le Petén ; l'intervalle fut rempli par des négociations qui n'aboutirent à aucun résultat; on ne gagna rien sur les Indiens. Enfin, le 24 janvier 1697 Don Martin sortait de Gam- pêcheà la tête d'une petite armée ; l'avant-garde avait été expédiée d'avance, avec ordre de camper sur la rive du lac et d'y construire une goélette. Dans les premiers jours de mars, ce détachement fut rejoint par le corps principal. Les Espagnols, qui depuis plus d'un mois cheminaient à travers les bois, ne se lassaient pas de contem- pler l'étendue des eaux, les îles couvertes de teocallis dont la toiture, étincelait au soleil, la culture des rivages, enfin le mouvement et la vie qui animaient des lieux si profondément isolés ; à cette époque

LE PETÉN. 31

de leur histoire, ils présentaient, si l'on en croit les annales du pays, un spectacle beaucoup plus attrayant que celui qu'ils offrent aujour- d'hui. Je n'ai pas l'intention d'insister sur les événements qui ame- nèrent leur transformation; ce" serait allonger mon livre sans inté- resser le lecteur : je me bornerai donc au fait sommaire de la conquête.

Les tentatives de conciliation préliminaire ayant échoué près des Indiens , le général espagnol disposa tout pour un assaut. L'artillerie fut mise en batterie sur la plage, tandis que la goélette s'apprêtait à appareiller. Le 13 mars, au lever du soleil, Don Martin de Ursua montait à bord et cinglait vers l'île principale avec la moitié de ses troupes, composée de cent huit combattants. Le lac était désert comme le rivage ; on ne voyait pas une embarcation, pas un ennemi. Tout à coup, au milieu du silence et de l'émotion générale, les tambours et les trompettes retentirent sur le pont, et Don Juan Pacheco, vicaire apostolique, se tenant debout à la poupe : « Messeigneurs, dit-il d'une voix forte, que ceux qui éprouvent le regret sincère d'avoir offensé Dieu et qui implorent le pardon de leurs fautes, lèvent le doigt en disant : Seigneur, j'ai péché, ayez pitié de moi! »Et tous ayant obéi (du moins à ce qu'il sembla), le vicaire leur donna l'absolution, après quoi ils poursuivirent joyeuse- ment leur navigation1.

Cependant on approchait du but, lorsqu'une flottille cachée par les dentelures de la rive se démasqua inopinément; une grêle de flèches siffla dans les agrès, et l'on vit une multitude de guerriers apparaître sur tous les points de l'île en poussant des cris effrayants. On abordait en ce moment, et aux projectiles des Indiens les sol- dats espagnols répondaient par des décharges d'arquebuses. Il arriva ce que l'on vit toujours dans ces luttes inégales : les Itzas, terrifiés par le bruit de la mousqueterie et par ses effets meurtriers, perdirent promptement courage; abandonnant leur île et jetant bas les armes, ils se précipitèrent dans l'eau, en si grand nombre,

i . Villagutierre, 1. vm, c. 8, p. 475.

32 CHAPITRE XIV.

dit l'histoire , que la surface du lac disparut un moment sous la masse des fuyards.

Les Espagnols trouvant la ville déserte en prirent possession au nom de la couronne; ils plantèrent l'étendard royal sur le point culminant, et rendirent grâces à Dieu de leur victoire ; puis ils se répandirent avec une sainte fureur dans les temples et dans les sanctuaires privés, ils brisèrent une telle quantité d'idoles, que depuis sept heures du matin jusqu'à six heures du soir, chefs et sol- dats ne prirent pas un instant de repos. L'île changea de nom, conformément aux lois de la conquête , et reçut celui de Nuestra Sènora de los Remedios y San Pablo,- mais l'ancienne dénomination a prévalu sur cette nomenclature bizarre, quoique les deux noms soient associés quelquefois sous la forme abrégée de Remédias- Petén1. On y fonda un poste militaire (presidio) destiné à pro- téger la colonie future contre un retour offensif des maîtres lé- gitimes du sol.

Ces réminiscences historiques servirent d'aliment à mon esprit pendant les premiers jours de la longue maladie qui me retint captif à Flores. Mon imagination y prenait un intérêt si vif, que le souvenir des vieux Romains ne m'en eût pas inspiré davantage,' au milieu des plaines classiques du Latium. Je rne promettais avec une satis- faction intime de rechercher, après ma guérison, les débris échappés aux soldats d'Ursua et de visiter les îles plus éloignées, qui renfer- maient peut-être les éléments de quelque découverte ; mais la répé- tition des mêmes idées finit par me lasser , et dans le vide qui succéda, je n'eus plus d'autre distraction que la variété de mes souffrances. Le désir de recouvrer promptement la santé m'avait fait adopter un régime sévère, la diète et l'immobilité; les yeux tournés dans la direction du lac, dont j'apercevais un lambeau, j'interrogeais vingt fois par jour le battement de mon pouls et la sensibilité de ma blessure. Flottant entre la crainte et l'espérance, je voyais le temps s'écouler, sans autre ressource contre l'ennui et

1 . La ville indienne s'appelait Tayasal.

LE PETÉN. 33

le découragement que les rêves de mon imagination, le charme de mes souvenirs, et l'observation attentive des symptômes de ma maladie.

Le corrégidor du district était un homme d'humeur joyeuse, doué d'un certain embonpoint qui ne nuisait nullement à la dignité de sa charge. Actif, généreux, beau parleur, un peu cérémonieux comme les Espagnols du bon temps, il me montra dès nos premiers rap- ports une sympathie qui ne se démentit point. Son amour-propre national était flatté de mon voyage; il se plaisait à croire que j'allais illustrer son pays; aussi ma position critique le touchait-elle sincè- rement, d'abord par humanité, ensuite par patriotisme. Quel mal- heur, en effet, si ma pauvre nature venait à défaillir! le Petén, prêt à briller sur l'horizon , retombait dans son obscurité. Élevé au Yuca- tan, il avait passé sa jeunesse et possédant une certaine instruc- tion relative, le bon corrégidor était animé d'une vive curiosité à l'endroit du vieux monde; comme, à mon tour, je brûlais de m'ins- truire, il s'établit entre nous un commerce d'échange, qui me pro- cura les moments les plus agréables que j'aie goûtés sur cette terre d'amertume. Un jour j'étais plus abattu que d'ordinaire, il entra chez moi, le visage épanoui, et dès le seuil de la porte : « Eh bien, sefior, demanda-t-il , en se frottant les mains, comment va cette santé si précieuse? » « De mal en pis, seigneur corrégidor, répondis-je d'un ton lamentable; je crains bien, à moins d'un miracle, de ne jamais sortir de votre île. » « Eh mais! s'écria- t-il, comme frappé d'un trait de lumière, ce serait un honneur insigne pour le pays ; cependant, ajôuta-t-il après une pause grave, en conscience , je ne le désire pas. »

Outre ce fonctionnaire, je recevais régulièrement la visite de F alcade, vieillard d'une grande simplicité, aussi sec et aussi maigre que son supérieur était gros; il portait, selon la mode du pays, l'âge n'introduit pas de modifications dans le costume, une petite veste de toile blanche, qui s'arrêtait vers le milieu du dos, et un pantalon très juste de même étoffe. La réunion des deux auto- rités de la ville, lorsqu'elles se produisaient dans ce simple appareil,

il. 3

34 CHAPITRE XIV.

formait un contraste assez égayant, même aux yeux d'un malade. L'alcade ne manquait pas de me recommander la tisane de plan- tain comme un remède souverain , dont il garantissait l'efficacité. Un jour je lui montrai ma pharmacie, en lui expliquant la nature et la propriété de chaque médicament. « Ah, senor! s'écria-t-il , confondu de ma science et de la vertu de mes drogues, vous portez avec vous la santé, se peut-il faire que vous soyez malade ! »

La découverte d'un pareil trésor devint bientôt la nouvelle de l'île, et je vis affluer à mon domicile toutes les infirmités qu'elle ren- fermait. Ceux mêmes qui étaient bien portants se sentirent tout à coup malades ; chacun enfin se crut obligé , en conscience , de mettre à profit l'occasion. La tâche était au-dessus de mes forces; après avoir médicamenté les plus pressés (un peu , je le confesse , à l'aventure), je fis fermer ma porte aux autres, jusqu'au rétablisse- ment de ma propre santé. Il me survint bientôt une nouvelle dis- traction qui faillit tout gâter, en entretenant chez moi une excitation continuelle. J'avais noué quelques relations avec le maître d'école, homme d'assez mince ressource et d'un savoir borné, mais dont je tirai subitement un parti aussi précieux qu'inattendu. Quand nos rapports furent bien consolidés , je lui communiquai mon idée : il s'agissait de mettre en campagne, aux heures de la récréation, la petite troupe qu'il dirigeait, et de la faire contribuer le plus large- ment possible à l'accroissement de mes collections. Le magister se laissa persuader et parut même touché des intérêts de l'histoire na- turelle, quand je lui eus promis de lui tenir compte de son zèle. Rien de plus propre que la gent écolière à l'objet que je me pro- posais ; à dater de ce jour, je n'eus plus de relâche : les oiseaux dé- nichés, les lézards pris au piège, les serpents, les insectes, en un mot tout ce qui donnait signe d'existence aux alentours , vint s'en- tasser chez moi. A peine échappée de la classe, la troupe vagabonde se répandait dans le pays, faisant main-basse sur tout ce qui s'of- frait à sa rencontre ; l'île se trouva bientôt débarrassée de bon nombre d'animaux nuisibles ou incommodes qui l'avaient infestée jusqu'alors. Il arriva que les parents, charmés du petit bénéfice que

LE PETÉN. ;j5

ce genre d'occupation procurait à leurs enfants, les envoyèrent battre les bois, au lieu de les conduire à l'école; le magister m'en fit des plaintes, mais il était trop tard; lui-même avait donné l'im- pulsion, comment arrêter le mouvement? Bientôt les hommes,1 ap- préciant l'avantage de ce nouveau commerce, se prirent entre eux d'une belle émulation ; les femmes, de leur côté, m'apportèrent leur basse-cour et encombrèrent ma demeure de tout ce qu'elles purent imaginer; on vit ainsi fleurir, pendant la durée de mon séjour, une branche d'industrie lucrative, la seule qui eût germé jusqu'alors à Flores. L'occupation ne me manquait plus, et l'ennui était banni pour longtemps; mais la fatigue que me firent éprouver l'étude et la préparation de tant d'objets divers , influa sur le rétablissement de ma santé et compromit ma convalescence.

Un matin , on m'amena un crocodile vivant, de trois mètres en- viron de longueur, qui avait été pris dans le lac; les pêcheurs s'étaient servis d'un crochet en forme de hameçon, et pour appât, d'un cœur de bœuf. Je le fis amarrer par la ligne qui le tenait captif, à une distance raisonnable de nos hamacs ; il donna, tant que dura le jour, des signes d'irritation manifestes, s'élançant comme un trait de toute la longueur de la corde et retombant, la gueule ou- verte, dans une effrayante immobilité. Quand vint le soir, je lui ad- ministrai une forte dose de savon arsenical ; j'espérais le trouver mort à mon réveil et je comptais le préparer assez habilement pour prévenir la décomposition , qui marche avec rapidité sous les tro- piques. Les épreintes occasionnées par le poison redoublèrent sa fureur; il courait dans toutes les directions et laissait échapper une sorte de râle formidable qui troublait péniblement notre repos. Cependant Morin s'était endormi, et moi-même je sommeillais de- puis une heure, lorsque je crus entendre un bruit sourd et inexpli- cable tout près de mon oreille ; en même temps une odeur nauséa- bonde saisit mon odorat. Je me dégageai du sommeil, et, me dressant sur mon séant, je parvins à me procurer de la lumière. Qu'on juge de mon effroi, quand j'entrevis l'affreux reptile gisant sous mon hamac qu'il effleurait de sa crête dorsale ! A cet aspect, je

36 CHAPITRE XIV.

rassemblai mes forces, et par un effort prodigieux, dans l'état de faiblesse je languissais alors, je me cramponnai aux cordes qui suspendaient ce frêle rempart et gagnai la solive d'où j'appelai Morin. Celui-ci dormait profondément selon son heureuse habitude; un peu surpris en entendant ma voix, qui partait des régions supé- rieures, il se frotta les yeux pour s'assurer qu'il ne faisait point un rêve. Précisément, la veille je l'avais entretenu des éventualités de notre situation, en lui traçant les devoirs qu'il aurait à remplir, si mon voyage s'arrêtait à Flores; il s'était endormi, préoccupé d'idées funèbres qui agissaient sur son cerveau. Quand je l'eus convaincu que j'étais plein de vie et mis au fait de l'incident, il sauta à bas de son hamac en s'armant d'une hache habituellement placée sous sa main. Nous nous trouvions dans une obscurité profonde et le pré- cieux phosphore était resté sous la garde du monstre : Morin , tra- versant résolument la pièce, ouvrit la fenêtre qui donnait sur le lac ; un faible crépuscule pénétra par cette ouverture avec la fraîcheur nocturne et nous pûmes reconnaître la position de l'ennemi : il était toujours immobile ; sa gueule de bronze se dilatait par intervalles et laissait échapper, en vomissant, comme un cri de douleur inarti- culé; c'était évidemment à la suite d'un spasme de l'estomac que le crochet, mal assuré, s'était détaché du palais. Il fallait prendre un parti immédiat, car ma situation devenait intolérable. Voici ce que nous imaginâmes, après nous être concertés : Morin dut me lancer une corde terminée par un nœud coulant , et moi , je me chargeai de la glisser au cou de l'animal. J'y parvins en effet , après quel- ques tâtonnements, et nous hissâmes cet hôte incommode à la solive, il demeura suspendu. La mort avait déjà dompté son énergie, car il se débattit faiblement, et au bout d'une heure il expira. Ce crocodile figure aujourd'hui au Muséum de Paris, et comme l'es- pèce s'est trouvée nouvelle, les savants professeurs de cet éta- blissement m'ont fait l'honneur de lui donner mon nom i. Telle a été la récompense d'une entreprise dans laquelle j'avais dépensé large-

1. Crocodilus Moreleti, Dum.

LE PETEN. 37

ment mon énergie, ma santé et ma fortune; j'aime à croire, sans la dédaigner, qu'elle ne m'attirera pas de jaloux. Un soupçon de notre aventure ayant transpiré dans la ville, les habitants, qui ont l'esprit malin, composèrent à nos dépens une petite comédie nous jouâmes, Morin et moi, un rôle assez peu glorieux.

Enfin, au bout d'un mois et demi, je quittai mon hamac et je pus contempler des lieux que j'habitais depuis longtemps sans les connaître. D'abord je fus frappé de la ipagnificence du paysage ; partout de l'eau, des îles, des rivages boisés, des anses et des caps hardiment dessinés sur la vive transparence de l'horizon; toutefois, le point de vue dont on jouit, depuis la hauteur, est restreint par un promontoire qui échancre profondément le lac et qui dérobe au spectateur la majeure partie de son étendue. L'île, régulièrement ovale , s'élève en pente douce et se termine en une plate-forme cou- ronnée par des roches calcaires. On peut en faire le tour en un quart d'heure, sans déployer beaucoup d'activité. La sol est recou- vert d'une quantité considérable de pierrailles, provenant sans doute de la destruction des anciens édifices. Les Itzas eurent d'excellentes raisons pour fixer leurs pénates sur cette petite éminence rocheuse, d'où ils pouvaient braver les flèches de leurs ennemis; mais on ne comprend guère le mobile qui a poussé les Espagnols à asseoir leurs chaumières sur les ruines des chaumières indiennes et à s'empri- sonner, en face d'un admirable rivage, dans un cercle aussi rigou- reusement borné. Trop. voisins de la terre ferme pour trouver dans leur isolement un gage de sécurité complet, ils en sont trop éloi- gnés pour en jouir. Il est vrai que chacun sait ici manier l'aviron ; les femmes mêmes s'en acquittent à merveille, de l'aveu de Morin , qui en jugeait en connaisseur; mais est-ce jouir des champs, des bois, de la campagne, que d'exposer sa vie sur un dangereux batelet, chaque fois qu'on veut en prendre possession?

La ville de Flores est bâtie fort irrégulièrement; les maisons, distribuées à l'aventure, forment deux rues principales dont l'une suit le périmètre de l'île, tandis que l'autre, taillée en escalier, en atteint le faîte et la partage en deux. L'église et la municipalité,

38 CHAPITRE XIV.

construction assez vaste nous étions logés, s'élèvent sur le point culminant ; la description que je pourrais donner de ces deux édi- fices ne dédommagerait pas le lecteur de la perte des vingt et un adoratorios dont ils occupent probablement la place et qui ont dis- paru sans laisser le moindre vestige. Quant aux habitations particu- lières , ce sont de véritables chaumières et quelquefois des huttes , sans autre ouverture que la porte. Les plus confortables ont un enduit à l'extérieur; les autres sont à jour, comme les cases indiennes ; toutes ont une couverture en feuilles de palmier. La pluie perce de temps en temps ces toits, dont la charpente , assem- blée sans clous et sans chevilles, est maintenue par de simples liens. Cette partie du bâtiment m'a paru curieusement irrégulière ; elle n'est assujettie à aucune règle fixe et dépend de l'esprit inventif de l'architecte; on voit ainsi le même problème résolu par vingt com- binaisons différentes. L'usage des cheminées est inconnu comme celui des vitres; la même issue sert à la fois à la fumée et à la lumière. Je ne doute pas que la ville indienne , détruite il y a un siècle et demi, ne valût mieux que celle de nos jours , quoique je sois loin de. lui accorder l'importance que lui attribuent certains archéologues. Un petit nombre d'arbres fruitiers, des calebassiers, des corossols, des frangipaniers, disséminés sans ordre autour de ces demeures, jettent çà et quelques taches d'ombre sur un sol nu , pierreux et resplendissaiit de lumière.

On ne voit dans les rues de Flores ni artisans, ni boutiques; il n'existe pas même dans la ville un marché pour l'approvisionne- ment commun ; le commerce intérieur est aussi nul que celui du dehors ; chacun vit de sa propre industrie et d'échanges avec ses voisins. À-t-on besoin d'argent, on prépare autour du foyer domestique quelques objets de consommation usuelle , tels que du chocolat, du pain, de la bougie, que les enfants colportent de maison en maison, jusque ce qu'ils aient trouvé un acheteifr. De loin en loin, les plus entreprenants s'aventurent sur la route de Balise, et conduisent dans cette colonie un bœuf ou un cheval, dont ils convertissent la valeur en marchandises anglaises : peu de

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chose suffit à une population qui n'a d'autre souci que de vivre sans effort. L'activité européenne, qui s'applique sans relâche à créer la richesse et qui se plaît encore à l'accroître indéfiniment, ne serait pas comprise au Petén ; mais aussi l'on n'y connaît point les douleurs infinies qu'engendre la fermentation laborieuse du vieux monde. Nul n'imagine ici de spéculer pour devenir plus riche ; il n'y a point d'ambition ni même de vives passions dans les cœurs; la certitude de subsister suffit pour rendre chacun heureux , et cette certitude est acquise, car la terre est fertile et pour ainsi dire sans limite. La possession est le seul titre que les habitants reconnaissent; celui qui défriche un terrain en jouit aussi longtemps qu'il lui plaît; si par hasard une contestation s'élève, l'autorité paternelle du corré- gidor suffit pour tout accommoder. L'éloignement des débouchés et la difficulté des transports, justifient dans une certaine mesure l'indo- lence de cette population et expliquent la nullité de son commerce. Quel intérêt aurait-elle à produire au delà de sa consommation? Il est vrai que sa misère est sans remède quand l'intempérie des sai- sons vient compromettre la récolte ; les routes sont tellement effroyables, que le haut prix des transports paralyse l'abondance sur les marchés les plus voisins : j'en fus témoin pendant mon séjour ; la charge de maïs qui valut habituellement de 2 à 3 réaux , monta jusqu'à 3 piastres dans la ville, tandis qu'à vingt -cinq lieues plus loin elle en coûtait le quart , et le douzième un peu au delà 4. Il est superflu d'ajouter que le district est un pays fort pauvre ; le plus riche habitant aurait bien de la peine à réaliser 25 mille francs de capitaux ; en revanche , au lieu des bruits discordants du mar- teau, de la scie et des moulins à sucre, on entend perpétuellement à Flores l'harmonie des instruments de musique. A peine le coucher du soleil a-t-il ramené la fraîcheur, que la ville retentit d'accents joyeux et d'éclats de gaieté qui se prolongent fort avant dans la nuit. Ainsi s'écoule la vie, au sein d'une quiétude et d'une indiffé- rence complète de l'avenir : le besoin de nouveauté ou de perfec-

l . La charge de maïs correspond à une fanega ou 12 almulds; elle se compose d'environ 240 épis.

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tionnement, la recherche de l'inconnu, le désir du changeaient, ne préoccupent point les esprits; chacun ayant- reçu la même éduca- tion et jouissant du droit de ne rien faire , il règne dans la société une égalité naturelle , qui n'est jamais troublée par les prétentions de la naissance , du savoir ou de la fortune.

Peu de jours se passent à Flores sans que le son des marimbas provoque les habitants à quelque nouvelle réjouissance. Point n'est besoin d'invitation; la porte est ouverte pour tous; les simples curieux se groupent sur le seuil, jouissent du coup d' œil et font tout haut leurs commentaires. vous voyez l'alcade ou le corré- gidor alterner dans un même fandango avec le plus mince citoyen du district; la mère succède à la fille; la mulâtresse succède à la blanche; rangs, âges, castes, tout ce qui sépare ailleurs pro- fondément les hommes, est ici confondu; il ne s'agit point de bril- ler, mais de goûter une jouissance physique dont personne n'entend céder sa part. C'est avec la même absence de prétention que les maîtres de la maison font leurs honneurs; une douzaine de bougies, un supplément de sièges empruntés aux voisins, quelques rafraî- chissements préparés en famille, un ou deux joueurs de marimba, voilà tous les apprêts de la fête. La délicatesse de nos mœurs s'ac- commoderait difficilement, j'en conviens, de certains usages qui sentent un peu leur simplicité primitive : le même verre , par exemple, circule jusqu'à ce qu'il soit vide, et la même cuiller passe alternativement de main en main avec la jatte de confitures. Les danseuses n'hésitent pas à puiser des forces nouvelles au fond d'un petit verre de rhum, et elles allument de beaux et bons cigares qui feraient honte à nos fumeurs. Pour dire un mot de leur toilette, j'ajouterai que la mode du corset ne s'est pas encore introduite au Petén ; le costume des femmes y est en harmonie parfaite avec la chaleur du climat : une chemise de toile fine dont le col et les man- ches sont garnis de dentelle ou de broderies, et une simple jupe de mousseline, sans corsage, forment les principaux éléments de leur ajustement. Leurs cheveux ornés d'un ruban tombent en longues tresses sur leurs épaules; un large peigne qui brille comme un

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croissant, un collier de perles ou de pièces d'or, complètent la parure de ces brunes filles du lac ; le bon genre ne leur défend point, comme aux fastueuses Havanaises, de porter plusieurs fois la même robe; s'il fallait en changer à chaque fête nouvelle, les entrepôts de Balise seraient insuffisants.

Par intervalles les marimbas se taisent et l'on entend préluder une guitare; puis une ou plusieurs femmes marient leurs voix aux sons de l'instrument; elles chantent sans embarras et sans timidité de petites poésies dont l'expression est parfois un peu vive ; des voix plus mâles se mêlent à leurs accents, et le concert devient bientôt général. C'est alors que le fandango s'anime : les marim bas ré- sonnent avec une vigueur croissante ; danseurs et spectateurs accompagnent l'orchestre et marquent la mesure en frappant dans leurs mains; tout respire la passion, l'enivrement de l'âme et des sens. Le fandango est vraiment la danse des régions tropicales, l'homme, alangui par le climat, ne trouve plus d'énergie que pour la volupté; l'idée en est simple, mais féconde : c'est un amant qui s'efforce de gagner les bonnes grâces de sa maîtresse; la belle se montre d'abord insensible, puis finit par se laisser toucher. Cha- cun, selon son goût et son tempérament, peut broder sur ce thème, depuis la réserve d'un amour timide et respectueux jusqu'aux em- portements les plus passionnés.

La première fête de ce genre à laquelle j'assistai , fut donnée par la municipalité, à propos d'un succès national, dont la nouvelle parvint au chef- lieu du district plusieurs mois après l'événement. Le beau monde de la ville et des alentours s'y trouvait réuni. Lors- que nous arrivâmes, le corrégidor et moi , un recueillement inaccou- tumé régnait dans l'assemblée; tous les yeux étaient fixés sur un jeune homme qui chantait en Raccompagnant d'une guitare : il ne manquait ni de goût, ni surtout d'assurance ; la coupe élégante de ses habits, d'un coutil blanc irréprochable, le vernis de sa chaus- sure, sa galanterie facile avec les femmes , tout annonçait un étran- ger. Il termina, aux applaudissements du public, fit un signal aux musiciens, et offrant la main à une de ses voisines, il entama un

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fandango, d'une légèreté, d'une correction, d'une variété de pas qui portèrent au comble l'enthousiasme. Des bravos frénétiques accueillirent cette exécution; le danseur remercia d'un sourire, passa négligemment un mouchoir brodé sur son front, et alla s'as- seoir au milieu d'un essaim déjeunes femmes qui semblaient enivrées de ses grâces et de sa tournure. « Quel est donc ce merveilleux dan- seur?» demandai- je en me tournant vers mon voisin. « C'est, me répondit-il, le curé du Honduras. »

Un pareil trait peint un pays. Je dissimulai ma surprise; le ton et le maintien du padrecilo (c'est ainsi qu'on l'appelait) n'étaient pas moins étranges que ses talents; mais nul, excepté moi, n'en fut scandalisé : « Cette leçon ne sera pas perdue pour nos jeunes gens, me dit en sortant le corrégidor, que je considérais cependant comme un homme raisonnable; n'êtes- vous pas enchanté comme moi du padrecilo?» Qu'aurais -je. pu lui répondre? Je gardai le silence, bien certain de ne point le ramener à mon opinion, et jugeant inutile de contrarier la sienne.

Il est temps de faire connaître la marimba, instrument de musique fort simple, qui n'est pas dépourvu d'harmonie, quoique fabriqué exclusivement en bois. Que l'on se représente une série de tubes verticaux, ouverts à leur extrémité supérieure et décroissant gra- duellement, comme dans la flûte de Pan; Jeur base est arrondie et percée d'une petite ouverture latérale recouverte en baudruche; à chaque tube correspond une planchette horizontale, d'un bois dur et élastique , établie sur deux traverses au bord de l'orifice supé- rieur. On fait résonner l'instrument en frappant le clavier, d'une petite masse fixée à l'extrémité d'une baleine; la colonne d'air chassée par le jeu brusque des touches fait vibrer la membrane , et celle-ci rend un son musical correspondant à la longueur du tube. 11 n'entre pas un clou dans la confection de cet appareil, dont les pièces sont assujetties par de simples liens. On fait des marimbas de diverses grandeurs; le modèle le plus usité a 50 centim. de hauteur sur lm *25 cent, de développement : il est composé de vingt- deux tubes de même diamètre , croissant progressivement en Ion-

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gueur depuis 10 jusqu'à 40 centimètres et formant trois octaves com- plètes sans demi -tons. Les touches, larges de 5 centimètres, sont d'un bois que l'on nomme chactecoc, et les tubes en cedrela odorata. La méthode usitée pour accorder la marimba n'est pas moins origi- nale que l'instrument. On comprend que la qualité du son dépend de la clôture plus ou moins exacte des tubes au moment les touches s'abaissent sur leur orifice; or, comme ces dernières pièces sont exposées aux influences asmosphériques , on les main- tient dans un état normal en enduisant de cire leur surface infé- rieure. C'est donc en ajoutant ou en retranchant une certaine quan- tité de cette matière, que les dilettanli se mettent préalablement d'accord.

J'ai vu en outre à Flores un instrument à cordes, passablement barbare , qui appartient aux Indiens Lacandons : c'est une espèce de mandoline à double manche, en forme de cône tronqué. La par- ticularité vraiment neuve qu'offre cet instrument peu musical , c'est d'être muni d'une seule corde qui passe quatre fois sur le chevalet.

La marimba est aussi d'origine indienne ; je ne pense pas qu'on doive en faire honneur au Yucatan elle est inconnue de nos jours, mais plutôt aux indigènes de la Vera-Paz, qui l'auraient introduite, il y a environ 80 ans, au Petén. Cet instrument se touche des deux mains comme l'orgue et le piano ; je le crois sus- ceptible de perfectionnement, et je ne doute pas que nos facteurs n'en sussent tirer un bon parti. Sans marimba, point de plaisirs à Flores; c'est l'élément essentiel des sérénades; c'est la compagne du voyageur ; c'est l'orgue dans l'église , et au bal l'orchestre , bien supérieur, par la sonorité et par la vigueur de la touche, aux maigres accents de nos pianos. La marimba a développé chez les habitants du Petén le sentiment de la musique à un degré fort remarquable ; non -seulement ils exécutent leurs airs nationaux avec beaucoup de tact et de justesse , mais ils y adaptent parfois des bases harmoniques. Ils sont capables de répéter un thème et de le varier sur-le-champ; ils savent aussi jouer à quatre mains sur le même instrument et marier les sons de deux marimbas dont l'une

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chante et l'autre accompagne. Je n'ai entendu qu'à Flores, pendant le cours de mon voyage, des chœurs exécutés avec justesse. Com- bien de fois, dans mes heures d'insomnie, n'ai-je pas prêté l'oreille à ces joyeux concerts, dont l'harmonie montait des bords du lac jusqu'au faîte de l'île était ma demeure! Je notais les airs dont l'expression me frappait davantage ; le lecteur en les parcourant, pourra se former une idée du génie musical de cette petite société isolée, et des inspirations qu'elle a puisées dans un milieu si diffé- rent du nôtre (G). Un voyageur aurait tort, selon moi, de négliger de semblables détails; ils appartiennent à l'histoire de l'humanité, et nous fournissent un renseignement de plus sur ses tendances morales, ses aptitudes et ses progrès dans les diverses contrées du globe. On remarquera que les chants .du Petén ont une allure vive et brillante qui se rapproche plutôt de la mysique française que de la mélodie plaintive des Espagnols. Plusieurs même sont dans le mode majeur. Les Indiens ont aussi quelques chants nationaux; mais il est rare de les entendre. J'en ai recueilli un, d'un caractère très remarquable, dans les montagnes de la Vera-Paz; il remonte, suivant la tradition locale, au temps du roi Montézuma : les indi- gènes l'appellent la Malincha , sans attacher à ce nom de significa- tion ni de souvenir ; c'était celui de la fameuse Indienne qui guida l'armée de Cortèz à la conquête de Mexico1. Les Lacandons se mon- trent très sensibles aux accents de cette mélodie, dont l'expression simple et touchante renferme un sens qu'ils ne comprennent plus ; ils l'exécutent sur la chirimiya, instrument à vent ayant quelque rapport avec la clarinette. Je n'ai pu découvrir aucune poésie nationale qui se rattachât à cet antique document 2.

A peine depuis Don Martin de Ursua, le bruit des armes a-t-il re- tenti passagèrement dans le district paisible du Petén3. Les orages politiques qui grondent sur le Guatemala n'y produisent qu'un écho

1. B. Diaz, c. lxxiv Malinehe; Herrera, Dec. h, 1. v, c. 2, Molinche.

2. Voir la note G, n. 2, à la fin du volume.

3. €e fut lorsque les Espagnols, vers le milieu du xvine siècle, cherchèrent à s'emparer de Balise.

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lointain, graduellement affaibli par les montagnes. Nul ne s'y pré- occupe de la forme du gouvernement ou ne discute la valeur de ses actes; les grands mots d'humanité et de liberté, dont l'amorce est trompeuse, en Amérique comme en Europe, ne vibrent point dans ces parages. Espagnols sous les vice-rois, Mexicains après l'affran- chissement des colonies, plus tard fédérés, aujourd'hui citoyens d'une république indépendante, les habitants du Petén, sans prendre aucune part à la lutte, se sont invariablement rangés sous la loi du plus fort. Le corrégidor et les alcades, dans leur administration pa- ternelle, résument à leurs yeux tous les pouvoirs, toutes les dignités de l'État. Le nom même que porte la ville est un témoignage de l'esprit pacifique et de l'accord des habitants : Cirilo Flores fut une victime des fureurs populaires; quand le parti fédéraliste auquel il appartenait triompha, ses amis voulurent honorer sa mémoire, en donnant son nom à une ville jamais la discorde n'avait fait cou- ler le sang des citoyens1. Je fus témoin de cette indifférence philo- sophique, quand la nouvelle de la rupture du pacte fédéral et de la constitution de l'État en république indépendante, parvint au chef- lieu du district. Telle est au surplus la lenteur des communications avec la capitale, qu'un acte politique consommé le 21 mars 1847 n'était connu que le 10 juillet à Flores, après un laps de trois mois et demi.

Ce pays l'on respire un calme si parfait et l'on vit dans une ignorance si profonde de la marche du monde, est en même temps un des plus hospitaliers que j'aie visités. Je n'oublierai ni la bien- veillance que j'y ai rencontrée, ni l'harmonie qui m'a paru régner au sein de la population. L'égalité des conditions et des intelligences contribue sans doute à cet heureux concert; la vanité, l'envie, ces tristes dissolvants des sociétés humaines , trouveraient effectivement peu d'aliments à Flores; les plus savants me confessaient leur igno- rance et me priaient de les instruire , mais je m'aperçus bientôt que la légèreté de leur esprit paralysait chez eux toute aptitude. J'ajou-

1. Cirilo Flores, vice-président de Guatemala,- massacré en 1826 à l'instigation du parti centraliste par la populace de Quezaltenango.

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terai que les mœurs sont fort douces dans toute l'étendue du district, et que jamais on n'y entend parler d'un attentat contre les personnes.

Le jour qui suivit ma première sortie fut un jour mémorable ; la fièvre m'avait quitté et je devais faire l'essai de mes forces. 11 s'a- gissait d'un voyage de circumnavigation que je rêvais depuis long- temps, et que j'allais entreprendre enfin sous la direction de mon vieil ami l'alcade. Le soleil commençait à poindre et pénétrait déjà l'atmosphère; la température était délicieuse; tout m'enivrait , tout me paraissait enchanteur. Je ne me lassais pas d'admirer la trans- parence de Tonde, les plantes qui tapissaient le fond du lac, les îles vertes, les rivages boisés et la perspective aérienne des promontoires baignés dans la vapeur du matin. Mais tandis que je m'éloignais de la terre, heureux de vivre et de sentir, un son funèbre partait de la ville et semblait s'attacher à nous, comme pour mêler une amertume aux jouissances dont l'excès m'accablait. La cloche de l'église tintait : un pauvre voyageur, étranger comme moi, venait de payer son tri- but au climat. C'était un Anglais de Balise qu'une baisse inattendue sur les bois avait ruiné; dans son découragement, il était venu chercher un refuge à Flores, et il y avait trouvé l'oubli de tous les maux. Deux jours auparavant, il s'était adressé à moi, comme le nau- fragé s'attache n'importe à quel débris, et, par l'entremise de l'al- cade, il m'avait fait supplier de le sauver! Ce souvenir ravivé par le glas mélancolique des cloches, jeta un voile de tristesse sur ma pro- menade ; je reportai les yeux sur ma propre personne , si frêle et si débile encore, et je pensai que le sort de cet inconnu avait failli être le mien.

Dès qu'on s'éloigne de l'île de la longueur d'un aviron, on voit le sol incliner rapidement et se dérober sous les eaux ; la profondeur du lac devient subitement effrayante. Cette particularité, qui rappelle la conformation des bassins dont l'origine est volcanique, m'a frappé sur les différents points du rivage que j'ai visités; toutefois rien ne manifeste l'action du feu dans la constitution minéralogique du pays, dont les éléments principaux sont le calcaire grossier, le plâtre et le silex, Une Ceinture de collines boisées limite dans tous

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les sens ce vaste réservoir ; aucun jonc n'apparaît à la surface , excepté dans le voisinage immédiat des terres s'épanouissent en outre de beaux nymphéas blancs, semblables à ceux de la Palizada. Aux époques de disette, les plus nécessiteux recueillent la semence de cette plante, la réduisent en farine et en préparent du pain, comme les Égyptiens et les Chinois. C'est un aliment insipide, peu nourrissant, et légèrement astringent, dit-on. Le fond du lac, par- tout où le rayon visuel peut atteindre, est tapissé de cypéraçées, de conferves et d'autres végétaux aquatiques, retraite mouvante des crocodiles.

Quand nous fûmes à quelque distance, les alcades me firent ad- mirer le point de vue de la ville et je convins que cette perspective était réellement agréable. Le feuillage condensé des arbustes voi- lait la nudité de l'île, ainsi que les débris accumulés sur sa déclivité: les huttes les plus chétives prenaient une apparence pittoresque ; les maigres cocotiers disséminés sur la plage, se groupaient avec assez de bonheur; enfin tous les détails vulgaires se perdaient dans un assemblage harmonieux d'habitations et de verdure Cette illusion gracieuse était le bénéfice de l'éloignement. N'en est-il pas ainsi sur le chemin de la vie, et n'est-ce point par un phénomène psycholo- gique dont la ressemblance est frappante, que le passé et l'avenir revêtent dans notre imagination des formes plus séduisantes que le présent?

Après avoir visité divers îlots incultes, merveilleusement situés pour approvisionner Flores de fruits et de légumes, nous poursui- vîmes notre navigation vers le promontoire escarpé qui échancre le lac et le partage en deux bassins d'inégale étendue. Quelques faibles cultures entament çà et le sol vierge, et l'on voit alterner avec la végétation sauvage les larges feuilles du bananier et la pâle verdure de la canne. Nous abordâmes dans une anse solitaire, et gravissant un terrain sec et rocailleux croissait une espèce d'inga dont les gousses servent à la teinture, nous nous dirigeâmes vers un groupe de chaumières, qui m'avaient été signalées comme l'établissement industriel le plus important du pays. se fabriquait en effet la ma-

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jeure partie du sucre consommé dans les alentours. Que l'on ima- gine trois cylindres de bois verticaux, séparés l'un de l'autre par un travers de main ; deux bœufs conduits par un enfant font tourner celui du milieu qui, au moyen d'un engrenage fort simple, entraîne en sens inverse les deux autres. Tel est le moulin à sucre (trapichc); le mécanisme peut être plus ou moins perfectionné, le moteur peut varier, mais le plan du système est partout identique. Engagée dans l'intervalle des cylindres, la canne est entraînée par le mouvement de rotationet comprimée jusqu'à sa dernière expression. Le jus qui en découle tombe dans un récipient, il est recueilli pour être sou- mis à l'action du feu ; l'évaporation lui enlève les principes aqueux qu'il contient et le convertit en sirop ; lorsque enfin, au bout de quel- ques heures d'ébullition, ce sirop a acquis la consistance convenable, on le verse avec une grande cuiller dans des augets en bois gros- sièrement façonnés; cette matière, en se refroidissant, prend la forme de petits cylindres d'un brun terreux (panelas), ayant un goût prononcé de mélasse et troublant l'eau qui les dissout imparfaite- ment. On ne connaît guère d'autre sucre au Petén, au Tabasco, au Guatemala, enfin dans une partie des pays fortunés qui voient fleurir la canne; l'opération du lessivage, qui a pour objet de le débarrasser des parties grasses ou visqueuses nuisibles à la cristal- lisation, et celle du terrage, qui le purge de son sirop, sont des mys- tères généralement ignorés : rien n'étonne davantage les consom- mateurs indigènes que d'entendre vanter la blancheur, la dureté, la belle cristallisation du sucre, les qualités enfin qui distinguent cette substance lorsqu'elle a été traitée par le procédé du raffinage. Après nous être rendu compte de cette pauvre industrie, nous continuâmes à monter la colline, et nous découvrîmes bientôt une nappe d'eau d'une immense étendue, encadrée par la verdure des bois et reflétant comme un miroir tous les feux du soleil levant; pas un souffle n'en troublait la placidité. Rien d'ailleurs dans le paysage, ne rappelait la proximité de l'équateur ; les grands arbres qui nous ombrageaient, les fleurs éparses, les graminées que nous foulions aux pieds, pouvaient appartenir, aux yeux d'un observateur

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superficiel, à l'Europe comme au Nouveau-Monde. On distinguait en face, à une lieue et demie de distancé; les villages indiens de San-Andrés et de San-José, assis sur la pente des coteaux et peu- plés chacun de 5,000 âmes. Aucune trace de culture, aucun mou- vement, aucun bruit, pas même celui d'un aviron, n'animaient les eaux ni la terre. Sur ces rivages, florirent jadis les Coboœes, une des tribus les plus puissantes de la famille des Itzas1; leurs fils dégé- nérés vivent aujourd'hui dans la plus complète oisiveté et profitent de leur isolement pour s'abandonner sans mesure à l'ivrognerie, leur passion dominante. Du point nous étions arrêtés, on découvre au nord -ouest une île plane, inculte, couverte de futaies et plus grande que celle de Flores. On m'a certifié qu'elle ne renfermait aucunes ruines, quoique vraisemblablement elle ait été habitée. Tan- dis que j'admirais l'imposante immobilité du lac, les alcades me dépeignaient les tempêtes effroyables qui le bouleversent parfois jusque dans ses profondeurs. Quand les vents du nord-est, au temps de l'hivernage, balaient les nuages de l'Atlantique et les précipitent surlePetén, le miroir des eaux se ternit; les rivages s'effacent et disparaissent; les vagues brisent comme sur l'Océan. Malheur à l'imprudent que ces rafales surprennent au large! il ne reverra plus la terre. On distingue, quand le calme renaît, un bateau flot- tant à l'aventure ; le point blanc qui paraît immobile est un chapeau de paille; quant au cadavre, l'abîme ne le rend plus; les crocodiles se chargent de la sépulture. De pareils sinistres ne sont que trop fréquents, et les Indiens surtout y sont exposés par leur intempé- rance : il n'y a pas d'année ceux de San-Andrés et de San-José ne fournissent un tribut aux monstres aquatiques.

Ce beau lac, d'après une tradition conservée dans le pays, portait chez les Itzas le nom de Nohukén (bever mucho, selon les Espa- gnols), comme pour exprimer d'une manière métaphorique la masse d'eau considérable accumulée dans son bassin. Les chroniqueurs l'appellent indifféremment lac d'Itza, des Lacandons ou du Petén;

1. Les Coboxes occupaient douze villages sur la rive septentrionale du lac; Cogolludo, Tratadov, c. 5, p. 146.

ji. &

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mais comme la tribu des Lacandons avait son siège sur un point diffé- rent et que le Petén renferme d'autres lacs, on doit préférer le nom d'ltza,qui rappelle d'ailleurs le souvenir des anciens habitants. La section correspondante à l'île de Flores n'a que trois lieues de lon- gueur, sur une demi-lieue, et même un quart de lieue de large; l'autre, beaucoup plus vaste, mesure de dix à douze lieues d'étendue, sur une lieue et quart de largeur moyenne. Le périmètre est évalué à vingt-six lieues; quant à la profondeur, elle dépasse généralement trente brasses. Le rivage est accidenté par une ceinture de collines calcaires plus ou moins siliceuses. Aucune rivière, aucun ruisseau de quelque importance, n'y versent leur tribut ; cependant on n'a pas remarqué que le niveau des eaux baissât sensiblement pendant la sécheresse , tandis que des crues extraordinaires ont menacé souvent les constructions assises sur la limite inférieure de l'île. A l'orient du lacd'Itza, règne une série d'autres lacs plus petits, qui se prolongent dans la direction du Rio-Hondo, et qui baignent des régions désertes et peu connues; ils forment une chaîne d'une cer- taine étendue dont les anneaux se rattachent périodiquement l'un à l'autre dans la saison pluvieuse. Cette circonstance contribuera peut- être un jour à tirer le Petén de son isolement en le rapprochant de l'Atlantique1.

Ap?ès avoir considéré longtemps la grandeur solitaire du lac, nous descendîmes la colline et regagnâmes notre embarcation. C'était assez pour un premier essai, et j'avais même abusé de mes forces; cependant je n'eus point à m'en repentir. Nous donnâmes, au retour, sur une bande de poissons argentés, connus dans le pays sous le nom de cilis; cette espèce ne se mange point à Flores, on lui attribue des qualités malfaisantes, résultant d'une sécrétion laiteuse de la peau. Je me suis assuré qu'une semblable opinion était mal fondée, quoique la chair du cili eût un léger goût d'amer-

1. De l'extrémité orientale du lac d'Itza à celui de Sacpetén ( lie Blanche ) on compte seule- ment une demi-lieue ; de au lac de Macanché, deux lieues ; de celui-ci au lac d'1 'ax-haà, douze lieues entrecoupées de marécages ; ce dernier n'est séparé que par un faible inter- valle du lac de Sacnab, qui mêle parfois ses eaux à celles du Rio Hondo.

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tuine; le préjugé n'a pas d'autre origine. Rarement isolé ou con- fondu avec d'autres espèces, ce poisson se montre par troupes dans les parages qu'il affectionne. J'eus beaucoup de peine à me le pro- curer, parce qu'il ne mord pas à l'hameçon et que l'usage des filets est inconnu dans la localité : les pêcheurs durent employer le har- pon, et ils n'oublièrent pas de me faire payer leurs peines 4.

Peu de jours après cette excursion, nous en effectuâmes une autre sur la rive opposée du lac et visitâmes la Cueva deJobitsinal, caverne spacieuse, ornée de beaux stalactites, et que j'aurais tort de ne pas mentionner parmi les curiosités de la contrée ; c'est un but de pro- menade pour les habitants de Flores, qui se montrent singulièrement jaloux de la prééminence de cette grotte sur toutes celles dont ils ont entendu parler.

LePetén, par sa géographie, son histoire et sa population, ap- partient au Yucatan , dont il constitue la partie la plus élevée et la plus méridionale. Aucun accident important dans la configuration du sol n'entrave les relations entre les deux pays; le climat et les productions sont à peu près semblables; les mêmes chaînes peu éle- vées sillonnent l'un et l'autre territoire; les mêmes vallées y don- nent accès; l'immensité des bois seulement les sépare. Si l'on tourne, au contraire, les yeux vers le Guatemala, dont le Petén dépend politiquement, on voit une cordillère abrupte se dresser comme un rempart naturel entre les deux pays. Le commerce et la circulation languissent au pied de cet obstacle, infranchissable même pour les muletiers. Des rivières torrentielles et une masse considérable de forêts concourent en outre à isoler profondément une région qu'aucun intérêt politique, aucune relation commerciale, aucune sympathie d'origine ne rattache aux États de l'Amérique Centrale.

La chronique du pays rapporte que le vainqueur des Itzas, Don Martin de Ursua, ayant épuisé sa bourse et celle de ses amis, se trouva dans un grand embarras lorsqu'il fallut songer à l'organisa-

4. Le Cili appartient au genre Chatœssus, qui fait partie de la section des Salmonoïdes ; l'espèce dont il est question paraît être nouvelle.

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tionde la conquête. Dans cette extrémité, il eut recours à la chan- cellerie de Guatemala, qui se chargea de toutes les dépenses, en prenant possession du pays1. Telle fut l'origine d'une annexion qui n'a jamais été complète; car le clergé du Petén, par une anomalie étrange, relève toujours âe l'évêché de Merida. On remarque encore aujourd'hui une différence sensible entre les mœurs douces et hos- pitalières du district et la barbarie grossière des Indiens de la Vera- Paz, qui appartiennent à une famille distincte par son langage et son passé.

Le trait le plus saillant de la contrée, c'est d'offrir, surtout vers le centre, un amoncellement de collines boisées, entrecoupées de sa- vanes planes, dont l'aspect varie perpétuellement. En marchant au sud-ouest, on rencontre bientôt de véritables montagnes, détachées des grandes chaînes de Cahabon. Elles donnent naissance, non loin de Dolores, à l'Usumasinta et au Machaquilan, ainsi qu'au Mopan et à d'autres rivières moins connues, qui prennent leur source sur le versant opposé. Les eaux rayonnent dans toutes les directions, à partir de ce point central qui fournit, quoique médiocrement élevé, un tribut aux deux mers ; elles arrosent des espaces solitaires que les habitants du Petén eux-mêmes n'ont jamais visités. J'ajouterai, pour donner la mesure de leurs connaissances géographiques, qu'on découvrit, non loin de San-Luis, à peu près à l'époque de mon voyage, une belle rivière coulant vers l'Atlantique , dont personne jusqu'alors n'avait soupçonné l'existence. Les plus entreprenants résolurent d'en explorer le cours ; mais ils y renoncèrent au bout de quelques jours, avec l'inconstante mobilité de leur caractère.

Le territoire du Petén est très fertile; le maïs, année commune, y donne deux cents pour un sans engrais; indépendamment de l'es- pèce ordinaire ou maïs blanco, que l'on sème en mars et en mai pour le récolter trois mois après, on cultive une variété plus hâtive, qui mûrit dans l'intervalle de sept semaines. Le cacaotier croît spontanément dans les bois , surtout aux environs de San-Luis , et

1 Juarros, Tratado v, c. 5, p. 147.

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donne un produit d'excellente qualité ; le tabac , très-aromatique , végète avec exubérance jusque dans les rues de Flores ; le cafier fructifie dès la première année; la vanille, le piment de Tabasco, embaument les forêts; le copal , le nabà, le gaïac, le bois de tein- ture, la salsepareille, une foule de végétaux dont les semences, l'écorce, la racine, trouvent leur emploi dans les arts ou dans l'in- dustrie, peuplent également le district; enfin les troupeaux, qui, pendant toute l'année, paissent dans de magnifiques prairies, jouis- sent à-Balise d'une réputation méritée^ Le gouvernement espagnol avait fort justement apprécié le Petén, en y créant des fermes pour l'élève du grand bétail ; ces établissements répandirent dans le pays un bien-être qu'on n'y connaît plus. La viande était alors à bon marché ; le lait, le beurre, le fromage, objets de luxe aujourd'hui, entraient pour une terge part dans l'alimentation générale ; on estimait les chevaux du district, dont la corne était si dure qu'elle pouvait se passer de fers. Ces richesses vraiment nationales, car elles profitaient à tous, devinrent, lorsque les colonies s'émanci- pèrent, la proie d'un petit nombre d'hommes avides qui les dissipa stérilement ; la génération actuelle n'en est pas encore consolée ; ces souvenirs lui arrachent de temps en temps quelques regrets, et je crois qu'elle échangerait volontiers toutes les libertés dont on l'a gratifiée, contre la dépendance fructueuse du temps passé.

Le Petén, quoique profondément isolé, est cependant traversé par quatre grandes voies de communication qui, partant de Flores, se dirigent à peu près vers les quatre points cardinaux : les routes du Yucatan et du Tabasco au Nord et à l'Occident; celle de Balise à l'Est; enfin celle du Guatemala vers le Sud. Je donnerai quelques renseignements sur ces différentes lignes, qui sont peu fréquentées, en Y joignant pour l'utilité des voyageurs futurs les itinéraires que j'ai essayé d'établir. (H.)

La route du Yucatan est moins déserte et moins ombragée de forêts que celle du Tabasco ; on compte 138 lieues ou seize jours de marche depuis le lac d'itza jusqu'à Carnpêche. Pendant la pre- mière semaine , on traverse des solitudes la disette d'eau se

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fait parfois sentir ; le septième jour, on arrive au village de Concep- tion; les lieux habités se succèdent ensuite de distance en dis- tance jusqu'au terme du voyage. Une singularité que l'examen de cet itinéraire m'a fait connaître, c'est que le territoire du Petén se prolonge jusqu'au centre du Yucatan sous la forme d'un long ruban de largeur indéterminée; le dernier hameau égaré à l'extré- mité de cette ligne, Nohbecan, est à dix journées de Flores et seu- lement à six de Campêche. On explique cette anomalie, peu favo- rable à la bonne administration et à l'intégrité des deux pays, par le droit antérieur des Itzas, dont la domination s'étendait sur ces parages.

11 y a trente-cinq ans, quelques habitants du district s' étant aventurés vers l'est, en suivant le cours du Mopan, furent singuliè- rement étonnés de rencontrer au bord de la mer une ville qui leur parut un nouveau monde : c'était la colonie anglaise de Balise i. Ils rapportèrent à Flores la nouvelle de leur découverte, et l'adminis- tration locale ayant entrevu une source de profits, s'empressa de faire ouvrir une voie de communication entre les deux pays. Les anglais répondirent froidement à ces avances ; ils faisaient peu d'estime de la marimba et n'avaient aucune sympathie pour une population qui ne produisait rien et qui consommait peu de chose. Leur opinion n'a pas varié; la rectification récente de l'ancien tracé, qui abrège de trois jours le voyage, les a laissés aussi indif- férents que les premiers travaux de la route. Ils prétendent que les habitants du Petén ne descendent à Balise qu'avec l'intention pré- méditée de surprendre leur bonne foi, et qu'il leur arrive, par exemple, en matière de vente ou d'échange, d'oublier fréquemment la réciprocité des engagements. Je n'ose pas affirmer que ces griefs soient mal fondés ; ils s'accordent assez bien avec le caractère d'une population qui a toute la mobilité de l'enfance et dont les principes sont loin d'être arrêtés.

1 . L'existence de Balise n'a pas toujours été un mystère au Petén, puisque le gouvernement espagnol, vers le milieu du dernier siècle, y rassembla des troupes pour attaquer la colonie anglaise; mais les générations suivantes en avaient perdu le souvenir, du moins on me Ta certifié.

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L'ancienne route de Balise s'égare vers le nord à la poursuite du fleuve ; la nouvelle coupe directement à l'est à travers les forêts. On atteint après six jours de marche le premier banco (c'est ainsi que les Espagnols désignent les stations anglaises échelonnées le long du Mopan). Là, on trouve des canots pour continuer le voyage, qui s'accomplit ordinairement en dix jours.

Si le lecteur a conservé la mémoire des notions géographiques éparses dans cet ouvrage, il remarquera que la colonie de Balise, dans des circonstances données, pourrait tirer un excellent parti de l'hydrographie du pays. Effectivement, du point le Mopan cesse d'être navigable, on ne compte que trois jours de marche jusqu'au Rio San-Pedro; aucun obstacle sérieux n'embarrasse l'intervalle, et il est même probable qu'une reconnaissance approfondie des lacs, conduirait à quelque découverte favorable à la jonction des deux cours d'eau. C'est ainsi que le golfe du Mexique et celui du Hon- duras , pourraient être reliés par un système de navigation à peu près continu ; je conviens que la solitude et l'abandon des régions intermédiaires amoindrit singulièrement, quant à présent, l'intérêt de ce rapprochement.

Le chemin de Guatemala, que je me borne à mentionner, car je le décrirai bientôt avep détails, est le plus long et le plus labo- rieux ; on ne compte pas moins de 180 lieues espagnoles de Flores à la capitale de l'État.

D'après cet aperçu, on voit qu'à partir du Petén, quelle que soit la direction que l'on suive, il faut, avant d'atteindre un pays habité, traverser une zone absolument déserte. Une cause indépendante de l'isolement et du mauvais état des routes limitera toujours l'expan- sion du district et l'écoulement de ses productions vers le nord: je veux parler de la concurrence du Yucatan et du ïabasco, dont les richesses naturelles sont à peu près identiques, et les marchés bien mieux situés. La route de Guatemala étant impraticable au com- merce, reste celle de Balise, qui renferme, je crois, tout l'avenir du pays, à moins que la région inexplorée qui s'étend au sud-est, n'offre un moyen de communication facile, soit avec le lac d'Yza-

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bal, soit avec le golfe de Honduras. En échelonnant quelques vil- lages sur le chemin solitaire qui aboutit au Mopan, le gouvernement contribuerait utilement à tirer le Petén de l'état de stagnation il languit; la circulation deviendrait plus active; les ressources ne manqueraient plus aux voyageurs, la voie publique s'améliorerait, enfin la production pourrait se développer, car le débouché est assuré d'avance. On peut affirmer que les denrées du district trou- veraient de nombreux appréciateurs, si elles étaient mieux connues. Le Rio San-Peclro mériterait aussi de fixer l'attention, non-seulement dans Tintérêt du Petén, mais dans celui du ïabasco ; s'il est vrai qu'à douze lieues de Sacluc et à trois lieues seulement du lacd'Itza, cette rivière soit déjà navigable, on peut dire que la nature elle- même a préparé le rapprochement des deux pays. Ces considéra- tions, je l'avoue, ne sauraient inspirer un intérêt bien vif; le théâtre est si loin et l'objet si minime! J'espère, en les abrégeant, que le lec- teur ne me saura pas mauvais gré d'avoir consacré quelques lignes à l'avenir de ce petit coin du globe, en mémoire de l'hospitalité que j'y ai reçue.

Le Petén est un pays généralement sec, et l'un des plus salubres parmi ceux de l'Amérique Centrale que les Espagnols ont classé sous la dénomination de tierra calienle. Toutefois la dyssenterie ainsi que d'autres maladies inflammatoires, qui ont leur siège dans les or- ganes abdominaux, s'y manifestent périodiquement au retour de la saison pluvieuse. Rarement ces affections sont graves à leur début; elles ne deviennent mortelles que par suite de l'ignorance ou de l'in- curie des malades. 11 n'existe ni pharmacien ni médecin dans toute l'étendue du district; les habitants se tirent eux-mêmes d'affaire à l'aide de certaines pratiques qu'ils doivent à l'expérience ou qu'ils ont empruntées à leurs voisins : ainsi , la dyssenterie se traite par l'ipécacuanha ; si le danger s'aggrave, on administre une infusion de sel de nitre et de tamarin ; pour les gastro-entérites, on fait usage de lavements émollients et mucilagineux préparés avec la feuille du nopal ; le sulfate de quinine est employé dans les fièvres intermit- tentes qui régnent en mars et en avril, quand la sécheresse a réduit

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les eaux à leur plus bas étiage , mais ce médicament est rarement à la disposition des malades. Telles sont les principales affections du pays. Je ne parle pas de la contagion qui s'y est introduite par la voie de Balise et qu'au Petén on attribue fort innocemment à une cause tout autre que la véritable. Pendant mon séjour, j'ai été sou- vent consulté, notamment par les malades de cette dernière catégo- rie, et quoique je n'aie pas eu le bonheur d'enregistrer une seule cure, je n'en ai pas moins joui de la réputation d'un grand méde- cin. (I.)

On n'attend pas, sans doute, d'une petite société perdue dans ces déserts, de grands progrès dans les sciences et dans l'industrie; la lecture, l'écriture et les trois premières règles de l'arithmétique, ré- sument toute l'instruction que l'on reçoit à Flores. L'instituteur per- çoit chaque mois, par écolier, la modique somme d'un réal et demi dont un tiers est versé par la famille et le reste par la caisse com- munale. Il existe une école dans chaque village du district; mais les indigènes refusent obstinément d'y envoyer leurs enfants. Aucun sti- mulant ne peut les décider à cultiver leur intelligence, pas même le désir naturel de s'affranchir de la tutelle des blancs, en acquérant les modestes connaissances que le gouvernemeut exige des fonction- naires municipaux. Au reste, la population tout entière vit dans un état presque incroyable d'ignorance; à peine sait-elle tirer parti des dons gratuits de la nature : le tabac, par exemple, non-seulement ne s'exporte pas, quoique la qualité en soit fort appréciable, mais il est consommé sans préparation, dans l'état il est cueilli ; la vanille parfume en vain les bois, on la laisse pourrir sur sa tige; avec d'ex- cellent cacao, on fabrique un détestable breuvage; enfin les fruits et les légumes sont rares, malgré la fécondité d'un sol qui ne demande qu'à produire. Pour suppléer à la disette de végétaux, chez une po- pulation où le goût des conserves sucrées est pour ainsi dire natio- nal, on confit la tomate, la fleur charnue du plumiera, le pain et même les œufs, préparation gastronomique fort estimée, dont j'ai négligé de me procurer la recette. Depuis la découverte de Balise, la farine de froment est connue à Flores et même fort appréciée ; on en fait

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du- pain ,- ou plutôt une sorte de gâteau qui se sert habituellement avec le chocolat. Les tortillas de maïs constituent toujours la base de l'alimentation connue dans toute la tierra caliente.

A la date du dernier recensement (1839), la population du Petén montait à 6,327 habitants, disséminés sur une surface d'environ 2,280 lieues carrées; ce chiffre minime ne donne par lieue carrée que deux habitants et une fraction, c'est-à-dire que la contrée est à peu près déserte, et qu'elle occupe le dernier rang parmi les provinces de la république. La famille indienne y domine, comme au Yucatan , par son expression numérique. Quant aux productions naturelles, leur examen fortifie le rapprochement que j'ai précédem- ment établi entre les deux pays; aussi les espérances que j'avais fondées sur l'isolement du Petén et sur le mystère qui environnait cette région, ont-elles été en partie déçues.

Les grands carnassiers sont peu nombreux dans les forêts du dis- trict, excepté vers l'est l'on rencontre des jaguars; en revanche, les ruminants multiplient considérablement dans un pays entrecoupé de bois et de prairies, l'herbe reverdit plusieurs fois dans l'année et où, d'ailleurs, ils ont peu d'ennemis à reclouter. Les Itzas, par une superstition bizarre > mais qui prévenait en faveur de leurs mœurs, associaient ces quadrupèdes* au culte qu'ils rendaient à la divinité et ne permettaient pas qu'on troublât leur existence paisible ; aussi lorsque kles conquérants pénétrèrent pour la première fois dans les solitudes du Petén, les chevreuils s'y montraient tellement fami- liers, que les cavaliers les prenaient à la course 1. Aujourd'hui, cette chasse exige plus de mystère ; on ne force plus ces animaux dont la méfiance est éveillée, mais on les attend à l'affût et on les tire au dé- buché, surtout après les premières pluies qui les attirent dans les savanes.

Les habitants reconnaissent trois espèces de cervinées : la plus grande, qu'ils nomment ciervo, et dont je n'ai vu que la femelle, se rapproche beaucoup du cervus meooicanus de Linné. J'ai remarqué,

1. Yendo per aquellos campos rasos, avia tant os de venados y corrian tan poeo, que luego los alcançavamos a cavallo y se mataron sobre veinte. B. Diaz, c. clxxix.

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en dépouillant cette biche, une glande sous-cutanée située au milieu du poitrail, renfermant une matière sébacée, inodore, d'un brun verdâtre, dont l'usage ne m'est pas connu. La seconde espèce est un chevreuil de la section des daguets, que les Indiens distinguent par le nom depuusnac. La dernière, que je n'ai pu me procurer, est, dit-on, plus petite que les deux précédentes: les créoles l'appellent cabra montes, et les indigènes chacyuc.

. Le tapir (dania), qui vit solitairement dans la profondeur des forêts, et le pécari (jabali), qui se plaît au bord des marécages, représentent, dans la partie méridionale du Nouveau Monde, les pachydermes de l'ancien continent. Les mœurs de ces animaux, que j'ai observés pour la première fois au Petén , et les particularités de leur organisation, sont connues de tous les lecteurs.

Un lapin peu différent du nôtre, un tatou et un agouti (pieseco), redouté des cultivateurs, dont il ne ménage pas les récoltes, com- plètent la liste des mammifères les plus importants dont j'ai ouï parler dans la contrée. Le tatou du Petén vit de fruits, de rejetons et de racines, au sein des bois, il creuse un terrier. On le dépiste avec des chiens, et on s'en rend facilement maître en l'enfumant dans sa retraite. C'est un gibier fort estimé, dont la chair d'un blanc rosé, est recouverte sur le dos d'une couche de graisse onctueuse et fine. Les chasseurs le font rôtir dans son test écailleux, après l'avoir fendu longitudinalement, et ils en conservent la graisse pour en enduire leurs armes; cette substance jouit d'une grande faveur au Petén.

Je m'arrêterai davantage sur le geomys mexicanus, rongeur fort singulier, découvert pour la première fois au Mexique, comme son nom nous l'apprend1. Le géomys est un animaUrapu, d'un brun roussâtre, de la taille d'un gros rat, avec les apparences de la taupe. Une tête conique et déprimée , percée de petits yeux et enlaidie

1. Le geom. mexicanus a été décrit pour la première fois par M. Brants en 1827, d'après un spécimen conservé an muséum de Berlin; c'est le tucan de Hernandez {Hist. anim. Novœ Hispaniœ ) .

Le genre renferme aujourd'hui quatre espèces, répandues depuis la baie d'Hudson jus- qu'au centre du Guatemala.

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par de grandes abajoues, un corps cylindracé, revêtu de poils raides, longs, peu fournis, et terminé par une petite queue dégarnie, d'énormes dents saillantes masquant l'ouverture de la bouche, des pieds armés d'ongles longs et coniques, composent un ensemble peu gracieux qui, du reste, est en harmonie avec les habitudes de l'ani- mal. Le jeu des incisives, chez ce rongeur, est purement extérieur ; leur office se borne à couper les racines, comme l'indiquent leur situation et leur forme tranchante ; introduites ensuite dans la cavité buccale, les substances végétales y sont broyées par les molaires. Le géomys, que l'on nomme tuza au Petén, mène une existence souterraine dans les plantations de bananiers et de cannes à sucre, il commet de notables dégâts ; les habitants estiment beaucoup sa chair; j'en ai goûté moi-même plusieurs fois, mais sans en être charmé au même degré. Les trois individus que j'ai rapportés of- rent, chacun dans leur pelage, une particularité distincte; le pre- mier est d'une nuance uniforme, les deux autres sont marqués d'une bande transversale blanchâtre qui coupe, chez l'un le tiers supé- rieur, et chez l'autre le tiers inférieur du corps.

Les forêts du Petén paraissent être plus riches en gallinacés que celles du Yucatan; les lacs, au contraire, profonds et dégarnis de plantes herbacées, n'attirent pas une aussi grande multitude d'oi- seaux que les marécages de la zone maritime. Je me borne à citer, parmi les échassiers, un très petit héron (ardea exilis Gm. ) que j'ai conservé vivant pendant un mois, et qui me divertissait par son humeur belliqueuse. Aussitôt que l'on approchait de l'asile qu'il avait choisi, dans un angle obscur de la maison, on voyait cet être exigu prendre une attitude offensive : les deux ailes écartées , le cou fortement contracté ,■ l'œil fixé sur l'objet de son inquiétude , il ba- lançait son corps de droite à gauche, comme pour intimider l'en- nemi; puis son long cou se déployait avec toute la spontanéité d'un ressort, et son bec vous atteignait à l'improviste. Je lui rendis la liberté lorsque je partis de Flores. Deux hirondelles (A. purpurea L. et leucoptera Gmel.) construisent leurs nids dans l'île; elles émigrent en octobre au premier souffle des vents du nord, et reviennent,

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dit-on, à la fin de janvier. Parmi les oiseaux mouches indigènes, je mentionnerai Yorn. Devillei Bourc, espèce assez rare, sans être remarquable, que j'ai tué dans les jardins de la ville.

La famille des reptiles, bornée dans ses moyens de locomotion et protégée par des habitudes nocturnes et sédentaires, devait m'offrir un champ plus large de découvertes; en effet, bon nombre d'es- pèces nouvelles ou peu connues ont été le fruit de mes investi- gations. Je signalerai, parmi les sauriens, le crocodile du lac d'Itza, le corythofhane à crête et le basilic à bandes, comme les plus intéressantes. Le premier est un vrai crocodile qui possède tous les caractères du genre i ; il atteint un assez grand dévelop- pement , car nous en prîmes un qui mesurait au moins cinq mè- tres de longueur ; mais la ligne se rompit avant qu'il eût été halé sur la rive. Les œufs de ce reptile ne sont guère plus gros que ceux du canard domestique , dont ils ont la forme cylindracée ; ils exhalent une odeur pénétrante de musc qui les rend immangeables, comme la chair de l'animal. Je ne crois pas que le domaine de cette espèce soit circonscrit au lac d'Itza; c'est vraisemblablement la même qui peuple le Rio Usumasinta et les lagunes circonvoi- sines; cependant je n'affirme rien, n'ayant pas eu l'occasion de constater leur identité.

Le corythophane à crête2 est un lézard fort singulier, qui rap- pelle le caméléon par sa forme et par ses allures. Avant mon voyage, sa patrie était indécise; on n'en possédait d'ailleurs qu'un ou deux spécimens décolorés par l'alcool. J'ai remarqué que ce saurien variait sensiblement de couleur, non pas comme le caméléon , sous l'influence des affections morales, mais à l'instar de certains batra- ciens, selon l'intensité de la lumière. Dans les bois sombres je l'ai rencontré, il était d'un ton brun uniforme; à peine distin-

1. La tête des crocodiles est plus allongée, moins obtuse à son extrémité que celle des caïmans; la crête dentelée qui accompagne le bord externe de leurs pieds de derrière, la membrane qui réunit plus complètement leurs doigts, la disposition des quatrièmes dents qui, au lieu de pénétrer dans les cavités de la mâchoire supérieure, passent par de simples écbancrures, sont les principaux caractères qui différencient les deux genres.

2. Cor. cristatus, Boié.

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guait-on quelques taches plus foncées qui marbraient confusément sa peau. Plus tard, exposé au grand jour, il prit une teinte de vert gris, qui se dégradait insensiblement vers l'abdomen, elle passait au blanc ; mais j'observai que chaque soir, au coucher du soleil, il reprenait sa couleur primitive , qui ne s'éclaircissait complètement que sur les dix heures du matin. Excessivement lent, comme le caméléon , le corythophane demeure immobile pendant des heures entières; il est susceptible néanmoins d'émotions assez vives, et je l'ai vu s'élancer avec fureur à plusieurs centimètres du sol pour mordre un enfant qui le harcelait.

Le basilic à bandes1 appartient, comme l'espèce précédente, à la tribu des iguaniens; il est également rare dans les collections, la même incertitude subsistait sur son pays et sa couleur. Le corps de ce lézard est parsemé de petits traits noirs sur un fond verdâtre passant au bleu, selon la direction de la lumière ; la tête est brune, marquée latéralement de deux lignes blanches qui s'étendent de la narine à la naissance du cou; la queue est annelée de violet, et l'abdomen d'un blanc livide. Une production cutanée, mince et triangulaire, qui s' élqve verticalement au-dessus de l'occiput, dis- tingue le mâle de la femelle, et lui donne une physionomie spéciale. Le basilic est le fléau des jardins de Flores, il attaque les fruits, les plantes potagères et particulièrement les tomates, dont il est très- friand. 11 court avec agifité sur les arbustes et sur les murs. Lors- qu'on le saisit, l'effroi le paralyse et le rend immobile ; mais il ne tarde pas à prendre à son tour l'offensive, met en œuvre toutes ses ressources, et mord avec colère les objets placés à sa portée.

J'ai peu de chose à dire sur les chéloniens du Petén* qui m'ont fourni cependant une espèce inédite2, et sur les ophidiens très- nombreux dans le district, l'on retrouve le redoutable trigono- céphale jararaca, que les indigènes nomment ici kancicib.

Le lac d'Itza nourrit quinze sortes de poissons, presque toutes particulières à ce grand réservoir. On prétend qu'à l'arrivée des Es-

1. Bas. vittatuSy Wiegm.

2. Emys areolata, Dura, et Bib.

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pagnols, ils étaient plus gros qu'aujourd'hui, et voici comment on explique leur dégénérescence : Les Indiens qui habitaient les îles, n'ayant point à leur portée de terrain propre aux inhumations, avaient coutume de se débarrasser de leurs morts en leur donnant le lac pour sépulture; cette épave profitait aux poissons, qui engrais- saient alors à plaisir ; je soupçonne toutefois les crocodiles d'en avoir eu la meilleure part. Quoi qu'il en fût, les conquérants, instruits de cette circonstance, en conçurent un mortel dégoût, et s'abs- tinrent pendant longtemps d'un aussi détestable aliment1. Il paraît cependant que les soldats de Cortèz s'étaient montrés moins déli- cats quelques années auparavant, car d'après un témoin oculaire, avec de vieux manteaux et des filets troués, ils prirent une quantité considérable de ces poissons anthropophages, que notre auteur com- pare à d'insipides aloses 2. J'ai réuni la collection complète de leurs espèces ; elles appartiennent, pour la majeure partie , aux genres chromis et pœcilie et se rapprochent beaucoup de nos perches, quoique munies d'une seule nageoire dorsale. Celle que Ton nomme blanco (cichla sp. ) est la plus grande et la plus estimée ; elle par- vient, assure -t- on , à un mètre et demi de longueur; je n'en ai point vu de cette dimension. On fait cas également de la copetuda (chromis sp.)f reconnaissable à sa proéminence frontale; je citerai parmi les espèces les plus curieuses le chulchi, petit poisson long de quinze centimètres, extrêmement vorace, semblable à un brochet en miniature, mais constituant un genre nouveau, et une anguille, voisine des murénophis, qui atteint jusqu'à deux mètres de lon- gueur. Tous ces poissons ont la chair sèche et médiocrement savou- reuse pendant une partie de l'année; ils n'acquièrent de délicatesse que quand les pluies ont entraîné dans leur domaine les détritus et le limon des pentes voisines. En général, ils ont peu d'arêtes, comme ceux qui vivent dans l'eau salée; ils sont parés d'ailleurs de couleurs vives et tranchantes, parmi lesquelles le jaune et le bleu dominent. J'étais frappé, en les considérant, de l'indépendance que manifeste

1. Villagut., 1. i,c. 2.

2. B. Diaz, c. clxxix.

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la nature tropicale dans la production des détails; on dirait que les forces génératrices, dans les régions voisines de l'équateur, ne sont pas asservies à des lois aussi rigoureuses que celles qui les enchaî- nent dans nos climats ; ici la même espèce revêt parfois des nuances très différentes; le blanco, par exemple, brille tantôt comme une lame d'argent et tantôt se colore d'une belle teinte orangée ; le buul (chromis sp.) est d'un jaune éclatant, adouci par des bandes trans- versales brunâtres , ou d'un ton saumoné uniforme ; il porte sur le dos un point d'azur cerclé de blanc, qui reparaît, mais accidentel- lement, à la naissance de la queue; les phullas (anostoma?) ont la nageoire caudale marquée d'une large tache de rouille, ornement dont la femelle est dépourvue ; presque tous, en un mot, offrent dans leur couleur quelque particularité saillante, tandis que nos poissons d'eau douce ne reflètent que des nuances indécises, dont l'effet est généralement monotone.

Il me reste à parler des animaux invertébrés et notamment des insectes, qui, par leur éclat, leurs proportions, la singularité de leur structure, méritent tout l'intérêt du naturaliste. Je regrette encore aujourd'hui la collection précieuse que j'avais formée dans le trajet de Tenosique à Flores, et que l'humidité détruisit pendant ma ma- ladie. Au nombre des raretés qui survécurent à ce désastre, je men- tionnerai Vinca Weberi Latr. et le plusiotis auripes Gr., insecte admirable, d'un vert de malachite, dont l'abdomen a l'éclat métal- lique de l'argent. Les grands coléoptères de la Guyane et du ïa- basco, le prione géant, l'acrocine à longs bras, les titans, les méga- losomes, ainsi que les phyllies et les phasmiens, vivent également dans les forêts de cette région, je les ai rencontrés avec d'autres espèces, plus sédentaires et moins connues. A côté de ces prodigieux insectes qui produisent une certaine impression sur le voyageur, mais qui ne causent aucun dommage, pullulent les tribus infimes et malfaisantes dont les pays chauds sont toujours infestés. Une punaise, semblable à celle de nos maisons, hante les habitations de Flores et s'introduit jusque dans les hamacs par la corde qui les suspend ; les mailles du filet, que la tension resserre, deviennent

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bientôt, si l'on n'y prend garde, un foyer de propagation d'une incroyable activité. Les vieux murs et les recoins obscurs servent d'asile à un insecte plat, rugueux, coriace, d'un gris livide, d'un aspect repoussant, de la famille des arachnides. Les naturels le nomment kulim et redoutent sa morsure dont ils exagèrent le danger. Il est certain qu'elle détermine, surtout par la répétition, une inflammation douloureuse des téguments , accompagnée de mouvements fébriles ; mais elle n'a pas d'autre gravité. Le kulim se montre rarement au grand jour ; il sort pendant la nuit comme la punaise, guidé par le même instinct et par la même soif inexpli- cable de sang humain; le jus de citron passe pour le meilleur anti- dote contre le venin de cet acaride i. On commence à rencontrer ici la puce microscopique, connue dans l'Amérique Centrale sous le nom de nigua, qui s'introduit dans les tissus sous-cutanés, et se fixe particulièrement sur la plante des pieds, dans le voisinage des gros orteils elle dépose ses œufs. Par un phénomène fort étrange, le sac qui les contient acquiert au bout de peu de jours le volume d'un pois; alors une douleur sourde et inquiétante succède à la démangeaison qui signale dès le début la présence de l'insecte; il faut se hâter d' extirper ce réceptacle avant que l'éclosion des œufs ne survienne, et que les tissus ne soient envahis par plusieurs cen- taines d'animalcules rongeurs ; on cicatrise ensuite la plaie avec la cendre du tabac. La nigua (pulex penetrans L.) s'est propagée, dit-on, du Guatemala au Petén, d'où elle a gagné récemment la colonie anglaise de Balise.

Je regrette , surtout après avoir été placé dans des conditions aussi favorables , de ne pouvoir rien ajouter au peu de renseigne- ments que l'on possède sur les antiquités de la contrée ; il n'a point dépendu de moi qu'il n'en fût autrement ; je n'ignorais pas l'im- portance du champ d'exploration qui se trouvait à ma portée, et j'avais même tout disposé, pendant mon inaction forcée, pour l'exploiter fructueusement ; ce ne fut point la difficulté de l'en-

1. C'est Yargas talaje décrit par M. Guérin dans la Revue zoologique de juillet 1849. H. 5

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treprise qui fit avorter mon dessein , mais la crainte de perdre en un seul jour les fruits d'une longue convalescence. Lorsque je quittai Flores, j'avais encore besoin de ménagements infinis, et les courses à pied m'étaient particulièrement interdites. 11 faut avoir été comme moi , menacé pendant un mois de la gangrène , sans posséder un remède et sans attendre aucun secours, pour comprendre le sentiment qui me paralysait; je tremblais à l'idée d'une rechute, comme celui qui vient d'échapper au naufrage et qui entend encore les mugissements de l'Océan. D'un autre côté , la marche des saisons ne me permettait guère de prolonger mon séjour sur le lac, sans compromettre les résultats généraux de mon voyage. Il m'en coûta de laisser au Petén les espérances que j'y avais appor- tées ; mais je sus résister à la tentation. Puisse un voyageur plus heureux, guidé par mes indications, remplir la tâche que je m'étais tracée, et sauver de l'oubli , s'il en est temps encore , les derniers vestiges de la civilisation maya dans ces parages !

A deux journées de marche vers l'orient, en partant de l'extré- mité du lac, règne un second bassin, d'une moindre étendue, connu sous le nom de Yaoc-Haà. On y voit, sur une île déserte, des ruines qu'un observateur éclairé , enlevé malheureusement à son pays et à la science par la fureur des discordes civiles, a signalées au monde savant, il y a environ vingt années i. Une tour carrée, haute de quinze mètres et composée de cinq étages , est l'objet le plus con- sidérable qui subsiste encore aujourd'hui. 11 existe en outre, sur la rive méridionale, un édifice assez bien conservé, dont la situation n'est connue que des indigènes; ce fut même accidentellement qu'ils découvrirent cette construction, en travaillant, il y a peu d'années, à la rectification du chemin de Balise.

J'ai appris d'un autre côté, qu'à deux journées de San -José, on rencontrait en pleine forêt, dans la direction du sud -est, trois édi- fices ornés de sculptures et de grandes figures en relief, analogues à celles qui décoraient les monuments de Palenque. Personne , pas

1. Juan Galindo dans le Recueil des antiquités mexicaines, notes et documents, p. 68.

LE PETÉN. 67

même le corrégidôr, n'en avait ouï parler à Flores ; ce fut un peu de hasard et d'adresse qui me mirent en possession de cette intéres- sante découverte. Les Indiens, on le sait , se montrent très réser- vés surtout ce qui touche à leur ancienne nationalité : quoique ces ruines fussent connues d'un grand nombre d'entre eux , pas un n'avait trahi le secret de leur existence ; mais leur chef fut moins scrupu- leux , il ne sut point résister à l'appât que je lui présentai , et finit par se laisser glisser sur la pente des confidences. Après beaucoup de tergiversations, j'obtins de lui tout ce qu'il m'importait de con- naître et nous conclûmes un marché formel dont il reçut solennelle- ment les arrhes : il s'engageait à rendre la voie praticable et à me fournir des guides ainsi que des manœuvres; je me chargeais des vivres, des outils, et de la solde de tout son monde. Le bruit de mes préparatifs s'étant répandu par la ville, je vis avec regret une partie des habitants, animés d'une passion subite pour l'archéologie, se disposera m'accompagner; mais l'entreprise ayant avorté, comme je l'ai dit précédemment, ce contre -temps fit évanouir les rêves dorés de mon escorte qui, comptant sur la découverte d'un trésor, se préparait à me le disputer.

Les ruines que je viens de signaler semblent se rattacher, comme les anneaux d'une chaîne brisée, à d'autres vestiges épars dans la direction du Rio Hondo et de Bacalar; leur étude jetterait quelque lumière sur la migration des Itzas et compléterait les recherches que MM. Waldeck et Stephens ont effectuées dans la péninsule Yucatèque. Quant à l'île de Flores, un coup d'œil suffit pour juger qu'une circonscription aussi restreinte ne comportait qu'une faible population, et n'a jamais été le siège d'un établissement con- sidérable. Aucun fragment d'architecture ou de sculpture, aucun débris digne d'attention, parmi ceux dont le sol est couvert, ne témoignent en faveur des anciens édifices, et il est permis de dou- ter que les vingt et un adoratorios mentionnés par les historiens, fussent des monuments aussi importants qu'ils nous l'ont donné à entendre. J'ajouterai que les figurines d'argile que l'on exhume de temps en temps, sont extrêmemnnt grossières et incorrectes ; je n'ai

68 CHAPITRE XIV.

ouï citer qu'un seul objet de prix qui ait été trouvé en remuant cette poussière ; c'était un vase d'une matière dure et transparente et d'une exécution soignée, dont l'ornementation semblait être empruntée aux formes originales du tatou ; vendu pour une baga- telle à un muletier de Tenosique , qui à son tour l'échangea contre un cheval , ce vase dont la valeur s'accrut progressivement, avait fini par arriver au Tabasco, et par s'y arrêter entre les mains d'un marchand de Jonuta.

Quant à l'existence d'une cité mystérieuse, habitée par des indi- gènes , qui vivraient au centre du Petén dans les mêmes conditions qu'autrefois, c'est une croyance qu'il faut reléguer parmi les fantai- sies de l'imagination. Ce conte a pris naissance au Yucatan, et les voyageurs en le recueillant, lui ont donné trop d'importance1. Les Indiens du district ne possèdent plus que d'humbles villages; ils obéissent à la loi du pays, et s'il en est un petit nombre que la domi- nation espagnole n'ait pas atteints, ce n'est qu'au prix de la dis- persion et de la pauvreté qu'ils persistent à jouir de leur indépen- dance.

Enfin je me crus assez fort pour m'occuper de mon départ; mes collections, soigneusement emballées , n'attendaient plus qu'une occasion pour prendre la route de Balise ; il m'en coûtait de m'en séparer et d'exposer à tant de hasards les résultats les plus certains de mon voyage; mais comme, depuis le Tabasco, leur somme s'était considérablement accrue, il fallut bien me décider à en alléger notre bagage. Morin employa plusieurs jours à faire laver et raccommoder nos bardes, ainsi qu'à réparer toute espèce d'ava- ries; quand ces préparatifs furent terminés et que j'eus constaté l'état de notre matériel , j'allai rendre ma visite d'adieu au bon corrégidor, pris congé de mes connaissances, et la nuit étant sur- venue, je m'endormis pour la dernière fois à Flores, rêvant aux Alpes mystérieuses nous allions bientôt nous engager.

ij. Stephens, Incid. oftravels, t. II, c. 2.

CHAPITRE XV

L'aube du jour blanchissait, quand je vis entrer chez moi le

corrcgidor, une paire do pistolets à la main ; le visage du digne magistrat était empreint d'une gravité solennelle : « Eh bon Dieu! rn'écriai -je en nie soulevant dans mon hamac, l'île est-elle me- nacée, seigneur corrcgidor, que nous vous voyons sous les armes à une heure aussi matinale? » « Non, me répondit-il avec un sourire mélancolique . l'île de Flores ne court aucun danger ; ces pistolets sont pour votre usage, et je vous prie de les accepter. » Je refusai, mais il insista : « Vous n'êtes plus an Yucatan, dit-il; les Indiens .que vous rencontrerez désormais sont à demi sauvages; tenez-

70 CHAPITRE XV.

vous sur vos gardes et méfiez -vous surtout de la population mêlée qui vit autour des villes; je vous la dénonce comme très- suspecte. »

Je remerciai cet homme excellent de toutes les recommandations que sa bienveillance lui suggéra, et je finis par accepter les pisto- lets. Son offre concordait d'ailleurs avec mon désir secret , car depuis Tenosique, j'avais reçu les mêmes avis, nous avions fait , Morin et moi, d'inutiles démarches pour nous procurer à tout prix ce dont la Providence nous gratifiait à point. Trois mois plus tard , une circonstance favorable me permit de renvoyer au Petén tes armes qui m'avaient été si généreusement confiées.

Les habitants de Flores ont une prétention singulière; ils se per- suadent qu'on ne saurait quitter leur île sans avoir la paupière humide et le cœur serré : c|ût- on m'accuser d'ingratitude, je ne cacherai pas que mes yeux étaient secs et mon cœur franchement épanoui, lorsque je m'assis dans la barque qui allait me transporter loin d'eux. Cet instant me parut même tellement délicieux, que j'oubliai de retourner la tête, suivant l'usage des voyageurs, pour saluer une dernière fois la ville que je ne devais plus revoir.

Quand nous eûmes atteint la terre ferme , que le bagage fut chargé sur les mules et que j'eus serré dans mes bras le corrégidor tout attendri, je lançai mon cheval au galop, pressé de jouir de la campagne, de ma santé et de ma liberté. Non, jamais je n'oublierai le premier moment de mon indépendance ; les sensations se multi- pliaient en moi et semblaient déborder ; c'était l'ivresse du prisonnier quia brisé ses chaînes; je renaissais , pour ainsi dire, par l'effet d'une création nouvelle, et l'existence recommençait pour moi avec ses illusions les plus charmantes. D'importantes modifications étaient survenues pendant mon séjour à Flores ; les pluies avaient commu- niqué à la végétation une fraîcheur et un éclat nouveau; les fleurs qui m'étaient connues étaient remplacées par des fruits, et d'autres espèces, récemment écloses, frappaient pour la première fois mes yeux. Jamais la nature ne m'avait paru plus belle, et je l'admi- rais, dans ses moindres détails, avec la même vivacité qu'au pre- mier jour.

LES COLLINES. 71

Après avoir marché pendant cinq heures dans une épaisse forêt, nous arrivâmes au village de Santa- Anna fort à propos pour nous mettre à l'abri de l'orage. Ici commence ce que l'on appelle la Savane, c'est- à -dire un pays découvert, entrecoupé de petites masses boisées et de collines, bien différent des tristes Llanos de la côte ferme et des Pampas monotones de la Plata i. A la fin de juillet, époque nous traversions ces parages, le sol était revêtu de gra- minées d'un beau vert, mais nous n'y vîmes aucun troupeau ; la solitude n'était troublée que par le vol des étourneaux (st. ludo- vicianusL.) et par une moucherolle à longue queue (m. tyrannus, Gm.) qui voletait de buisson en buisson. Nous apperçûmes aussi de rares chevreuils sur la lisière des bois ; ils épiaient nos mouvements avec la sollicitude instinctive qui fait tressaillir ces animaux aux approches du chasseur. Ces sites, dans leur grâce primitive , sem- blent si bien créés pour l'homme , que l'on s'attend à chaque instant à voir onduler la fumée d'une chaumière ou à entendre l'aboiement d'un chien; mais les accidents de terrain se succèdent, les collines alternent avec les bois, et les heures s'écoulent sans amener d'inci- dent nouveau.

Je me crus assez fort, quand la pluie eut cessé, pour continuer ma route jusqu'au village de Junteccholol, dont nous étions éloignés de deux lieues ; nous y parvînmes à l'entrée de la nuit. Les collines rocheuses que nous rencontrâmes en approchant , me rappelèrent l'aridité du Yucatan : je retrouvais les yuccas à la hampe élancée, ainsi que des brins maigres et tortueux d'hœmatoxylon ; nous vîmes aussi dans l'éloignementdes arbres aux cimes amples et majestueuses, que nos guides appelèrent des chênes, mais je ne garantis pas leur témoignage, car nous étions en pleine tierra caliente, sous la zone des palmiers et des scitaminées.

On nous donna l'hospitalité avec la simplicité patriarcale qui appartient aux peuplades pauvres et isolées : de l'eau, du feu, du

1. On distingue dans l' Amérique Centrale trois modifications principales du sol, qui correspondent aux dénominations suivantes : serrania, monte et sabana; pays montueux, boisé, et découvert.

72 CHAPITRE XV.

fourrage pour nos bêtes, du maïs qu'on s'empressa de moudre, enfin un abri pour la nuit. C'était beaucoup sans doute , mais pas encore assez ; nous avions besoin de repos, et ce fut ce qui nous manqua. Le domicile qui nous avait été assigné, était occupé déjà par d'autres hôtes que nous ; sans parler de monstrueux crapauds qui se traî- naient dans les angles obscurs, nous vîmes avec consternation une multitude de blattes s'enfuir à notre approche et disparaître dans les crevasses du mur. A peine la lumière fut-elle éteinte , qu'on enten- dit frémir le chaume au contact de ces insectes et d'un grand nombre d'autres que les ténèbres enhardissaient; mais ces bruits furent bientôt couverts par le formidable coassement d'une rainette qui habite la savane et se plaît sur le toit des maisons. Ce concert dura jusqu'à la naissance du jour; nous eûmes le temps d'en jouir et de nous demander comment une voix aussi puissante avait pu échoir en partage à un aussi chétif animal. L'obligation de vivre en société avec tant de créatures immondes et malfaisantes, de partager avec elles son toit, son lit, sa nourriture, de leur servir même de pâture accidentellement , jette une ombre fâcheuse sur la poésie des voyages ; cependant après quelques nuits d'anxiété l'ima- gination finit par se calmer , les nerfs irrités se distendent , la lassi- tude ramène le sommeil, et l'habitude, qui émousse tout, conduit enfin au stoïcisme.

Je fus dédommagé au lever de l'aurore par un spectacle si nou- veau, qu'à peine pus-je en croire mes yeux. Était-ce bien le brouil- lard qui enveloppait ainsi la campagne? J'entendais le mugissement des vaches perdues dans la vapeur, et j'éprouvais au contact de l'air une sensation de fraîcheur inaccoutumée. Cette scène agreste, en me rappelant l'automne de nos climats, éveilla mille souvenirs endormis dans mon cœur; qui croirait qu'après un laps de plusieurs années, quand je rêve par hasard aux pays que j'ai parcourus, -c'est vers ce point obscur et dénué d'intérêt que j'aime à promener ma pensée? Je revois la chaumière, les arbres, le brouillard; j'entends le mugisse- ment des troupeaux et le cri des bergers; je tressaille encore à la voix de Morin, qui interrompt ma rêverie en m'apportant une tasse

LES COLLÏNEjS. 73

de lait... On comprendra difficilement que des éléments aussi sim- ples aient laissé dans ma mémoirfe une traça ineffaçable ; mais quelle valeur n'empruntaient-ils pas aux circonstances nous étions pla- cés! Leur mérite était de colorer avec une vivacité surprenante l'image de la patrie, au moment même les progrès de ma santé ouvraient mon âme à toutes les epérances.

A deux lieues d'el Julek, ferme nous déjeunâmes, on quitte la savane pour entrer dans les bois : la nature reprend sa physionomie tropicale, et tout souvenir d'Europe est effacé. Des milliers de cocotiers, dont les palmes ont cinquante pieds de longueur, dessinent, en courbant leurs panaches, de magnifiques arcades prolongées à travers la forêt. Aucune description ne donnerait une idée de cette végétation fastueuse , qui nous arrachait à chaque pas un cri de surprise ou d'admiration. Le cocos butyracea, que nous avions sous les yeux, porte, au Petén, le nom de corosso; on extrait de son fruit, en le faisant bouillir, une substance oléagineuse qui sert à l'éclairage et à la fabrication du savon ; les enfants mangent la pulpe sucrée dont la semence est recouverte, et même l'amande contenue dans le noyau. Si l'oréodoxa de Cuba, par son port élancé et sa grâce majestueuse, a mérité le surnom de reine des palmiers, ce cocotier, par sa vigueur et par son imposante couronne, est certainement le roi de la tribu.

Nous nous arrêtâmes, au coucher du soleil, sous un rancho, con- struit en pleine forêt et connu sous le nom à'el Chdl, emprunté au ruisseau voisin. Deux caravanes nous y avaient précédés, Tune venant de Balise, l'autre de Dolores. Chacun prenait déjà ses dispo- sitions pour la nuit, contait ses aventures, dépeignait les obstacles qu'il avait surmontés et se félicitait d'avoir atteint le port : « Que tal es el camino, senores? Comment est le chemin, messieurs? » telle est la première question que l'on s'adresse en pareille occurrence. Nous rendîmes compte de ce que nous avions vu , et nous reçûmes à notre tour des renseignements qui parurent satisfaire nos guides ; je leur dois cette justice qu'ils n'étaient pas très difficiles.

Le lendemain, de bonne heure, nous passâmes le San- Juan, joli

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ruisseau qui coule sur un lit de graviers et tombe plus bas dans l'Usu- masinta ; puis nous quittâmes la ligne directe de San-Toribio pour aller coucher à une hacienda appartenant à notre muletier. La ferme de Yaœ-hé est une étape bien connue sur la route de Balise à Flores; le voyageur se sent le cœur réjoui, lorsqu'il aperçoit ce point blanc , qui brille comme un phare au sommet d'une colline. Déjà Ton reconnaît, à la fraîcheur des nuits, qu'un changement appréciable s'est opéré dans le climat. Quoique l'élévation du sol soit peu considérable, elle suffit néanmoins pour déterminer un par- tage remarquable des eaux : au pied même de la hacienda , deux ruisseaux prennent leur source, le Yaoc-hé et le San-Domingo ; le premier se rend à l'Usumasinta, le second est tributaire du Mo- pan; voisins à leur naissance et pour ainsi dire jumeaux, ils par- courent une carrière diamétralement opposée, l'un terminant sa course au golfe du Mexique, l'autre dans la baie de Honduras.

Afin de mieux juger ce phénomène et pour me rendre compte de la configuration du pays, je gravis une éminence peu éloignée de l'habitation. De j'aperçus d'innombrables collines qui remplis- saient l'espace comme les vagues d'une mer courroucée. Vers le nord et vers l'est, leurs groupes disparaissaient dans l'ombre des forêts ; mais on les voyait fuir dans la direction du sud, jusqu'aux limites de l'horizon. A l'aspect de ces grandes solitudes, de ces mornes sans nom, amoncelés confusément sur la route que j'allais parcourir, j'éprouvai une sensation pénible, et je compris le vide d'un pays qui manque de souvenirs. Cette réflexion m'avait attristé déjà pendant ma maladie , à la lecture d'un livre que le curé de Flores m'avait prêté : sous le titre de Tierra Santa, cet ouvrage offrait un extrait des meilleures pages qui aient été écrites sur l'Orient ; en les parcourant, j'avais oublié l'Amérique, pour m' égarer aux bords du Jourdain, sous les bosquets verdoyants de Damas, à travers les débris de Tyr et de Sidon. Là, chaque colline, chaque pierre, le moindre filet d'eau a son histoire écrite dans toutes les langues de l'univers. Ce fut, tant que dura le livre, une délicieuse illusion; puis, quand je l'eus fermé, que je revins à moi, que je

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me trouvai seul avec des impressions si vives, au centre d'un monde qui n'a point de passé, je m'aperçus qu'un intérêt puissant man- quait à mon voyage, et, pour la première fois, je sentis le décou- ragement. La magie des grands noms que nous avons épelés dans notre enfance, prête un charme infini aux pas du voyageur : il ou- blie sa fatigue en approchant des lieux célèbres; l'émotion, l'enthou- siasme, les mouvements qui l'animent, colorent son récit et se com- muniquent au lecteur. Mais ici , rien de semblable à espérer : Flores, Tenosique, Palenque même et cent autres lieux que je pour- rais citer, n'exercent sur l'imagination aucune influence attractive; les annales de ce monde lointain se rattachent trop accidentelle- ment aux nôtres, et d'ailleurs que nous montrent-elles, à travers le crépuscule des siècles qui en ont précédé la découverte? l'homme sauvage, aux prises avec la nature, sur la majeure partie du terri- toire, et dépouillant à pejne sa rudesse primitive sur quelques points privilégiés!

La nuit tombait quand je descendis la hauteur; j'eus peine à retrouver ma route, quoique la ferme fût voisine, et que j'eusse pris soin d'en étudier la direction: on s'égare aisément au milieu de ces solitudes la vue est constamment bornée par des émi- nences coniques qu'il est très facile de confondre. Nous en eûmes un exemple le même soir: une femme et un enfant, qui- travaillaient aux champs, se perdirent, quoiqu'ils eussent une certaine pratique de la localité ; ce fut grâce aux coups de fusil, que nous ne ces- sâmes point de tirer, qu'ils parvinrent à regagner fort tard l'ha- bitation.

Nous nous engageâmes le lendemain dans le labyrinthe de col- lines que j'avais aperçu depuis les sommités de Yax-hé : les unes, entièrement déboisées, n'offraient à l'œil que des cônes de verdure ; d'autres, en petit nombre, étaient hérissées de futaies; tantôt les bois se groupaient sur leurs flancs, comme une broderie irrégulière , tantôt ils dessinaient une ceinture à leur base ou une couronne à leur sommet. Dans les gorges intermédiaires, un cocotier de forme élégante (c. aculeata Plum.) planait sur des massifs d'arbustes,

76 CHAPITRE XV.

dont les fleurs ressemblaient au lilas; enfin l'air était imprégné des émanations de la calebasse mûre qui, pourrissant au pied des ar- bres, exhalait une odeur analogue à celle du coing. Les fruits du calebassier sont recherchés des vaches; elles les dévorent avec avidité, mais il leur arrive quelquefois de payer cher leur gourman- dise; effectivement, l'enveloppe ligneuse de la calebasse, dont la texture est élastique, se resserre lorsqu'elle est entamée, et le fruit demeure implanté dans les mâchoires de l'animal, qui fait de vains efforts pour s'en débarrasser. On prépare avec la pulpe de la cale- basse un sirop et une conserve préconisés pour les contusions.

En avançant, le paysage prend un aspect plus grave : les collines grandissent et se couvrent d'une végétation touffue; les contours perdent leur mollesse; de profonds déchirements et des escarpe- ments à pic annoncent que le soulèvement du sol ne s'est pas opéré sans efforts. Cette scène pittoresque et sauvage captivait toute notre attention , lorsque nous entrâmes dans une forêt qui se prolonge jusqu'à Dolores. La route, passable jusqu'alors, changea brusque- ment de nature, et n'offrit plus qu'une succession de fondrières et de terrains fangeux les bêtes enfonçaient jusqu'au jarret. Les chevaux du Petén, race petite, mais courageuse, se tirent avec bonheur de ces pas dangereux ; les muletiers eux-mêmes ne s'en émeuvent guères;pour moi, qui débutais dans la carrière, j'en fus un peu déconcerté : cheminer dans de telles conditions, me paraissait un tour de force. Cependant, comme il ne fallait point songer à mettre pied à terre , je me recommandai à Providence , et je laissai toute liberté d'action à ma monture ; avant la fin du jour, j'étais suffisamment aguerri. Mais le pauvre Morin, écuyer plus novice, ne prit pas aussi philosophiquement son parti; la leçon lui paraissait dure, et s'il eût eu la liberté du choix, il eût préféré le roulis de son bâtiment à ce genre d'exercice, et même les hasards d'une tempête au péril qu'il s'imaginait courir. Je me divertissais de ses perplexités, quand mon cheval buttant contre un tronc d'ar- bre, manqua des deux pieds de devant et me renversa dans la vase. Lorsque je me plaignis, en arrivant à Dolores, du mauvais état de

LES COLLINES. 77

la route, le gouverneur, pour toute consolation, me répondit qu'aux mois de septembre et d'octobre, les bêtes en avaient jusqu'au ventre et quelquefois jusqu'au poitrail.

L'incommodité de la pluie et la concentration de toutes nos facultés sur un objet unique,, nous permettaient à peine de jouir des merveilles du règne végétal, qui passaient et repassaient sous nos yeux ; nulle part cependant je n'ai vu d'aussi beaux acajous, d'aussi majestueux courbarils, ni une telle profusion de plantes aromatiques. On reconnaissait le myrte à piment à la blancheur de son écorce, qui se roule sur elle-même comme celle du cannellier. Nous remar- quâmes aussi un arbre très élevé, qui donne par incision un suc laiteux, jaunâtre, un peu amer, remède souverain, dit-on, pour les blessures; on le nomme au Petén lecce Maria; je crois qu'il appar- tient à la famille des laurinées.

Cependant les obstacles croissaient : nous gravissions et nous descendions tour à tour des côtes rapides, détrempées par la pluie; mais rien encore ne faisait présager le voisinage des hautes monta- gnes. Je m'étais persuadé que le bourg de Dolores devait être situé à une grande élévation; on m'avait annoncé des eaux vives, un ciel brumeux et des forêts de pins ; ce n'était plus la zone tropicale, pas même la région tempérée, mais bien un pays froid, tierra fria, selon l'expression des habitants de Flores r en conséquence, je m'at- tendais à une assez rude ascension. Ne voyant point varier les con- ditions de la route, j'interpellai nos muletiers : « Voilà bientôt huit heures que nous marchons, leur dis- je, et je n'aperçois pas encore les montagnes!» « De quelles montagnes, répondit l'un d'eux, veut parler Votre Seigneurie? » « Eh mais, de celles de Dolores. » « 0 livrez les yeux, Senor, nous y voilà! » Effectivement, nous quittions la forêt pour déboucher sur une vaste pelouse, inclinée au nord et parsemée de maisonnettes.

Avant d'entretenir le lecteur des particularités relatives au bourg de Dolores, un des plus importants du district, il convient de jeter un coup d'œil sur les incidents qui en ont marqué la découverte, dans l'année 1695. Vers cette époque, une grande partie de la

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Vera-Paz était déjà soumise; les indigènes, qui avaient opiniâtre- ment résisté à la violence, subissaient l'influence d'une politique adroite, dont leur intelligence ne mesurait pas la portée; ils quit- taient volontairement les bois la crainte les avait tenus confinés, pour fonder des villages sous la tutelle des ordres religieux; mais la contrée qui s'étendait au nord de Cahabon, siège provisoire des Dominicains, et qui comprenait le pays de Dolores et celui des Itzas, était encore à peu près inconnue. vivaient les Choies, les belliqueux et féroces Mopans, les Lacandons et quelques tribus plus obscures, dont l'histoire a négligé les noms. De hardis missionnaires s'étaient aventurés au péril de leurs jours jusque dans ces régions lointaines; mais toute tentative de conversion avait échoué devant l'obstination des Indiens.

Cependant la junte de Guatemala, stimulée par le conseil royal et vivement sollicitée par l'évêque, se décida enfin à prêter un con- cours effectif aux ordres religieux; un petit corps d'armée recruté dans la Vera-Paz, fut dirigé sur le pays des Lacandons. Le mobile qui animait cette troupe dut être bien puissant, car les épreuves qu'elle eut à supporter sont vraiment incroyables1 : chaque pas dans ces forêts inextricables coûtait de laborieux efforts, chaque lieue était une victoire achetée au prix de sueurs infinies, et quelquefois plus chèrement encore. J'ai pu apprécier moi-même, en poursuivant le cours de mon voyage, les obstacles que la nature avait accumulés sur cette route, car ils subsistent encore, du moins en partie , aujourd'hui. Les Espagnols marchaient depuis un mois , sans avoir aperçu une créature humaine, quand le vendredi saint, les guides dont ils étaient accompagnés, remarquèrent sur le sol l'empreinte d'un pied nu : on suivit attentivement cette trace, que l'on perdait et que l'on retrouvait tour à tour; plus loin, on vit du bois récem- ment coupé ; le surlendemain , on découvrait un sentier ; enfin le sixième jour, les éclaireurs signalaient un village composé d'une centaine de chaumières , sans compter trois grands édifices d'une

j. Villag., 1. iv, c'io, p. «54.

LES COLLINES. 79

apparence rustique, dont l'un était consacré au culte. On sut plus tard que ce village appartenait aux Lacandons; les habitants avaient pris la fuite avec une telle précipitation, que les maisons étaient encore garnies de leur mobilier. On y trouva du maïs, du coton, des métiers à tisser, des sarbacanes, des haches et d'autres outils en silex, enfin des oiseaux et notamment des aras apprivoisés. Les Dominicains prirent possession du temple, dont ils brisèrent les idoles, et ils donnèrent au village le nom de Nuesira Senora de los dolores, en commémoration du jour les premiers vestiges avaient été rencontrés. On construisit quelques ouvrages de défense dont la garde fut confiée à une trentaine de soldats, et la campagne se trouvant terminée, le chef espagnol reprit la route de la Vera-Paz, laissant aux missionnaires le soin de consolider son œuvre. L'expé- dition avait été conduite avec une modération assez rare, et la vic- toire, cette fois, n'avait été souillée par aucun excès.

Encouragé par cet heureux début , le président de Guatemala résolut de poursuivre les avantages qui avaient été obtenus sur les Indiens et de les compléter, s'il était possible, par la réduction du Petén. On forma deux petits corps d'armée qui durent opérer simul- tanément, en pénétrant sur le territoire ennemi par deux points différents. La première troupe ayant suivi la même direction que Tannée précédente, parvint sans incident à Dolores, elle trouva la colonie dans un état satisfaisant : les Lacandons, rentrés dans leurs foyers, y vivaient paisiblement comme par le passé; les religieux se louaient de leur docilité, catéchisaient et baptisaient sans obsta- cle. "Après avoir constaté ces résultats, le chef de l'expédition pour- suivit sa route jusqu'aux villages de Mop et de Peta, qui n'existent plus aujourd'hui. Il apprit que les Itzas formaient une nation très nombreuse, habitant au bord d'un grand lac dont ils peuplaient aussi les îles. « D'après ces renseignements, dit l'historien Juarros, le capitaine Alcayaga fit construire quinze pirogues, et s'embarqua avec sa troupe sur la grande rivière des Lacandons (R. Usumasinta), pour aller en quête du fameux lac d'itza; mais ayant fait bon nombre de lieues en aval et en amont du fleuve pendant un espace

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de deux mois, et n'ayant rien découvert, ni même rien ouï dire de nouveau, il abandonna l'entreprise et retourna à Dolores1. »

Cependant le général Amezquita, qui commandait le second corps expéditionnaire, avait suivi une direction plus sûre; après avoir fran- chi quatre-vingts lieues de forêts en pays ennemi, il atteignait enfin la frontière des Itzas. Ce fut alors que le capitaine Diaz de Velasco, ayant poussé une reconnaissance jusqu'aux rives du lac, fut surpris par les Indiens de Pue et de Chala, qui le massacrèrent avec tous ses soldats. Après un échec aussi grave, le général espagnol, ne se croyant plus assez fort pour tenir la campagne, se replia sur Gaha- bon, d'où il rendit compte au gouvernement des résultats de son expédition. D'aussi fâcheuses nouvelles refroidirent singulièrement l'audience royale de Guatemala ; on débattit de nouveau dans un un conseil de guerre l'opportunité de la conquête, et l'on en décida l'ajournement. Pendant ces temporisations , Don Martin de Ursua entamait à son tour l'entreprise et la menait à fin par ses propres ressources, comme nous l'avons vu dans le chapitre pré- cédent.

Il existait encore, il y a quarante ans, d'après le témoignagne de Juarros, sur les confins du Petén et de la Vera-Paz, des agglomé- rations indépendantes de Lacandons, de Choies, d'Alcalaes et de Mopans2. La plupart de ces Indiens vivent maintenant sous les lois de la république; mais l'État y a peu gagné; leur territoire offre toujours le même aspect d'abandon; leurs routes ne se sont point améliorées; leurs besoins ne se sont pas étendus; leur industrie est demeurée stationnaire, comme le chiffre de leur population; du reste, ils ne se distinguent les uns des autres par aucune particu- larité saillante, et les noms de leurs tribus seraient même oubliés, si les cours d'eau de la contrée, qui leur ont emprunté les leurs, n'en perpétuaient le souvenir.

La population de Dolores est une de celles qui ont le mieux pros- péré; de quatre cents âmes dont elle se composait dans l'origine,

1, Juarros, trart. 5, c. 4, p. 140.

2. Juarros, trat. ï, c. 3, p. 30.

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elle s'est élevée progressivement à treize cents habitants. Mon sé- jour dans cette bourgade compte au nombre des souvenirs les plus agréables de mon voyage : il est vrai que je renaissais à la santé , et que le simple exercice de mes facultés physiques constituait une jouissance ; cependant je trouve encore, en dehors de cette influence, des motifs pour expliquer ma prédilection. J'ai visité peu de localités aussi riches en produits variés, et je crois qu'avec San-Luis, Dolores est la meilleure station du Petén pour le naturaliste. On pourrait com- parer le site à celui de Palenque, si l'horizon était plus étendu; mais les bois, en interceptant la vue, rendent l'analogie moins frap- pante. Ici d'ailleurs le règne végétal s'enrichit d'éléments nouveaux qui donnent un caractère spécial au paysage. L'œil habitué aux formes tropicales, ne s'arrête pas sans étonnement sur les grands bois de pins qui ombragent les hauteurs. Ce ne sont point encore, que l'on ne s'y méprenne pas, les indices d'un climat tempéré, car les palmiers, les mélastomes, les graminées ligneuses, croissent avec une vigueur égale dans les mêmes conditions; ces conifères, comme ceux de l'île des Pins, sont des espèces réellement tropicales ; ils peuplent les plus chaudes vallées, en suivant le cours du Mopan et descendent, vers le sud, jusqu'aux rives du lac d'Yzabal1. Dolores néanmoins, peut être considéré comme un point transitoire entre la plaine brûlante et la région tempérée des montagnes; l'ombre des bois y entretient une humidité perpétuelle qui se condense chaque soir à la chute du jour, et ce phénomène trompe agréablement l'é- tranger : en voyant la silhouette effacée des collines et la cime des pins à demi plongés dans le brouillard , il se croit transporté dans une région fraîche et salubre. Après une journée de chaleur, la densité de ces vapeurs est telle, qu'à vingt-cinq pas on ne distingue aucun objet. Une humidité aussi permanente n'est pas sans inconvénient pour la santé ; la première période de la vie se

1. Ce sont probablement les mêmes espèces que l'on retrouve aille de Guanaja, nommée par Colomb isla de Pinos, lorsqu'il y relâcha à son quatrième voyage. On ne doit pas confondre cette île située vis-à-vis Truxillo, à douze lieues du cap de Honduras, avec l'an- cienne Evangelista, Vile des Pins de nos jours.

il. 6

82 CHAPITRE XV.

montre difficile chez les habitants et la dernière se prolonge rare- ment : ce sont les organes de la respiration qui sont affectés princi- palement par le climat. Il n'y a donc pas un point, sur toute l'éten- due de la tierra caliente, l'homme puisse vivre avec sécurité, surtout lorsqu'il est sous un climat plus doux : le littoral est pes- tilentiel , particulièrement dans le voisinage des cours d'eau ; les plaines boisées, fertiles, qui renferment beaucoup d'humus, sont un foyer de fièvres bilieuses et pernicieuses ; les lieux secs sont ravagés par la dyssenterie; enfin les terres médiocrement élevées, exposées à de brusques variations de température , ont les pneumonies en partage. J'ai vu le thermomètre, à la fin de juillet, monter à Dolores de 14 à 23 degrés : à six heures du matin , le froid me pénétrait dans mon hamac , à midi j'étais accablé par la chaleur. Cependant, avec l'aide du temps, l'homme peut modifier, dans une certaine me- sure , ces conditions défavorables ; malheureusement il a hâte de jouir, et voilà pourquoi les essais de colonisation qui ont été tentés de nos jours dans l'Amérique tropicale, n'ont abouti qu'à une ruine dé- sastreuse.

Les collines de Dolores donnent naissance à différentes sources, qui serpentant de pelouse en pelouse, se réunissent à l'extrémité du bourg pour prendre la direction du Mopan. Ces eaux sont fraîches, relativement à celles de la savane inférieure ; elles roulent sur un lit de gravier et leur murmure flatte agréablement l'oreille. Je m'explique la sensation qu'éprouve l'habitant de Flores, lorsqu'il quitte la rive brûlante du lac pour gravir ces modestes hauteurs ; le nom de tierra fria, qu'il leur donne, l'exprime avec plus d'énergie que de vérité. On parviendrait sans doute à corriger le climat de Dolores , et no- tamment à diminuer l'intensité des brouillards, en attaquant vigou- reusement les forêts et en reculant leur limite ; mais la transforma- tion du territoire entraînerait peut-être d'autres inconvénients. D'ailleurs le mystère de cette enceinte plaît singulièrement à l'In- dien ; il n'aime pas à cultiver au grand jour, sous les yeux du public ; jaloux de son indépendance et toujours inquiet sur ce qu'il possède, il s'éloigne des lieux fréquentés et va bien loin au fond des bois,

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cacher son peu d'industrie et de travail. Autour de son village, on n'aperçoit que la nature sauvage et l'on cherche vainement le champ qui le nourrit ; ce champ est enseveli dans la profondeur des forêts ; souvent il est éloigné de plusieurs jours de marche, et demain il sera ailleurs si la terre ne produit plus avec la même fécondité ou si le cultivateur a conçu quelque alarme. Ces mœurs antisociales s'offri- ront désormais à notre observation, car nous entrons dans le domaine des indigènes; la race espagnole commence à s'effacer, et le sang américain à dominer presque sans mélange, du point nous sommes parvenus, jusqu'au centre de la Vera-Paz.

Parmi les productions intéressantes de Dolores, je mets au pre- mier rang un petit poisson de la famille des cyprinoïdes qui peuple les eaux vives de la localité. Il est du plus beau bleu d'azur ; la na- geoire dorsale élégamment dentelée est mince, transparente et ponc- tuée d'orangé; le lobe inférieur de la queue, d'un jaune vif avec un liseré noir, se prolonge en un filet de la longueur du corps; en un mot, il n'est pas moins remarquable par la singularité de la forme que par la vivacité des couleurs. Villagutierre, dans sa chronique, fait mention d'un autre poisson appelé chillan dans la langue choie1 ; l'espèce porte encore le même nom à Dolores, au moins parmi les indigènes, car les Espagnols, peu scrupuleux dans leur nomenclature, lui donnent celui de sardina. Elle appartient à la tribu des salmo- noïdes. Si du bord des ruisseaux nous nous transportons dans les jardins humides et ombragés , nous y rencontrerons un animal non moins curieux : c'est un triton, qui déjà avant mon voyage, était considéré comme type d'un genre particulier ; mais on doutait encore de la réalité des caractères organiques qui lui ont été attribués. Les spécimens que j'ai rapportés, en confirmant l'exactitude des obser- vations antérieures, consacrent définitivement le genre œdipus de Tschudi. Comme les salamandres, ce batracien a les allures excessi- vement lentes ; il procède en avançant alternativement une patte de devant, puis le membre postérieur correspondant; il s'accroche en

J, Village 1. m, c. 1, p. 255.

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outre aux objets voisins par l'extrémité de sa queue , pour mieux assurer ses mouvements1.

Il m'a paru que la contrée produisait une assez grande quantité d'arbres fruitiers. Outre le sapotillier, le goyavier, le mamméa, le cacaoyer et quelques autres moins intéressants, on y trouve une sorte d'anonacée nommée pochté par les indigènes, dont le fruit mûrit en mai et surpasse, par son goût exquis, tous ceux connus aux alentours. Nous vîmes aussi de beaux avocatiers dans l'intérieur des bois. L'avocat est un drupe charnu à peau mince, lisse, coriace, parsemée sur un fond vert de petites taches roussâtres , semblable enfin à une poire d'un certain volume. Le centre est occupé par un gros noyau de forme sphérique ; quand ce noyau se détache de lui-même et résonne dans l'intérieur du fruit, l'avocat a atteint sa maturité. La pulpe alors est couleur de café au lait, onctueuse, fondante , sans odeur, semblable à du beurre frais ; on la mange avec une cuiller. Ce fruit, sans analogue parmi les nôtres, plaît rarement au début; comme il n'a point de saveur prononcée, on le trouve insipide; néanmoins un palais exercé ne tarde pas à lui re- connaître un goût fin, agréable, spécial, qui le fait rechercher. C'est un de ceux dont j'ai conservé le meilleur souvenir. Les chiens dévo- rent le drupe de l'avocatier, et les caïmans en sont eux-mêmes très-friands, ce qui explique le nom d'alligator* s pear que les Anglais lui ont donné. Les feuilles sont employées comme révulsif, dans la médication du pays.

Dans une excursion que nous fîmes aux sources du Mopan, en compagnie du gouverneur de Dolores, nous rencontrâmes une autre espèce d'avocatier ; le fruit se distinguait du précédent par l'étran- glement du sommet, par la forme conique et acuminée de la base, par une peau rugueuse, épaisse, d'un vert très clair, et par les fila-

1. Vœdipus platydactylus varie parfois dans sa couleur, mais d'après une loi qui m'a paru constante. Tantôt l'animal est orné, sur un fond chocolat, de trois bandes rose-pâle plus ou moins interrompues, qui se confondent à la naissance de la queue; tantôt le rose domine, par une disposition inverse, et la nuance chocolat devient à son tour secondaire. La peau est douce et satinée.

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ments tenaces qui adhéraient à la pulpe. Les Indiens nomment cet avocat ômtchon.

Une troisième espèce enfin croît dans les forêts du haut Petén, nous pûmes l'observer en allant de Dolores à Poptim. Le fruit de cette dernière est le moins apprécié ; il est doué d'une saveur parti- culière qui lui a valu le nom d'anison.

Le gouverneur, pendant cette promenade, nous entretint d'une fleur qui se rattache vraisemblablement à la famille des aroïdées, et qu'on appelle ftor de la calentura11, parce qu'elle dégage, à cer- taines heures du jour, une quantité sensible de calorique. Il y a trente ans environ que cette propriété remarquable fut observée au moment de la fécondation , chez certains végétaux et notamment chez le caladiumpinnatifidum; mais ce ne fut pas sans emprunter à la physique ses instruments les plus délicats. Les Indiens ont con- staté le même fait sans le secours du thermomètre, ce qui donne une haute idée du phénomène qu'ils ont été à même d'observer. La mort, par une compensation assez triste, succède rapidement, chez la fleur de la calentura, à cette accélération de la vie ; aussi la cher- châmes-nous en vain sur les troncs d'arbres greffés de mille autres plantes parasites.

Nous quittâmes Dolores avant d'être lassés de ses sites agrestes, de ses pins, de son brouillard, et de la paix immense qui est le ca- ractère dominant de la contrée. Pour la majeure partie des habi- tants, qui n'a jamais connu d'autre horizon que la cime verte et mouvante des forêts, tout l'univers est là, dans ce petit espace: ils ignorent qu'il existe des terres le bananier ne croît plus, l'homme travaille sans y être contraint, ses besoins sont innom- brables, où ses jouissances sont infinies, l'étude ouvre une sphère sans bornes à son intelligence qu'elle féconde, mais aussi il a perdu, pour compenser tant d'avantages, la paix de l'âme et celle du cœur. Le manque absolu d'énergie, d'activité, de prévoyance, que j'ai signalé à Flores, se retrouve ici comme dans tout le Petén ; c'est la

1. Fleur de la fièvre.

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terre de l'oubli et de l'indifférence, je n'ose pas dire celle du bon- heur.

J'ai parlé, dans le chapitre précédent, de la disette de grains qui affligea le district à l'époque de mon voyage; cette circonstance hâta notre départ, car les ressources alimentaires se restreignaient de jour en jour autour de nous. Il n'y a pas de bouchers dans les villages indiens, ni par conséquent de débit de viande régulier; les propriétaires de bestiaux abattent et vendent eux-mêmes, quand ils veulent réaliser quelque argent. L'animal dépecé, chacun vient faire sa provision, taille en lanières le morceau qui lui est échu, le sale et l'expose au soleil. A Dolores, la population excède 1,300 habitants, deux têtes de bétail suffisent à la consommation mensuelle : malheureusement on ne tua pas pendant notre séjour ; la volaille et les œufs étaient rares ; quant aux légumes , il n'en existait point ; différentes variétés de piment, le rocou, le calebas- sier et une menthe nommée yerba buena , sont les seules plantes que j'aie vu cultiver pour l'usage domestique autour des habitations. Nous fûmes réduits à manger des aras que nous allions tuer sur les pins du voisinage , et des bourgeons de palmier que l'on nous apportait de la forêt. Le pauvre Morin s'évertuait à tirer le meilleur parti de ces éléments culinaires, par la variété de l'assaisonnement; mais il avait beau faire, les végétaux gardaient leur amertume, et la chair des oiseaux n'en était pas moins sèche et moins coriace.

Vers la fin de juillet, nous nous mîmes en marche , sous l'escorte du gouverneur, pour la hacienda de Poptun. Ce trajet me fournit une occasion nouvelle d'admirer la sagacité de la mule et la cir- conspection de son allure dans les mauvais chemins. La mule n'avance jamais un pied sans avoir jugé le terrain ; elle ne suit pas machina- lement la bête qui la précède et ne perd pas la tête, comme le che- val, qui ne songe , en présence du danger, qu'à échapper par la ligne la plus courte : si le passage lui est suspect, elle s'arrête, se consulte, choisit son point et se trompe rarement. Préférant les bords de la route, elle trouve un appui plus ferme, elle ne prend nul souci de sa charge, qu'elle heurte contre chaque tronc d'arbre

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et contre chaque saillie de rocher; c'est un inconvénient qui com- pense un peu la sûreté de ses jambes et la sécurité qu'elles inspi- rent au cavalier.

A l'heure le soleil atteignait son zénith et dardait ses plus brûlants rayons, nous nous reposâmes à l'ombre d'un bois peuplé d'une grande variété de palmiers. Un lycopode à tiges rampantes couvrait la terre d'un tapis fin et velouté ; du sein de cette élé- gante verdure, s'élançaient par centaines des stipes grêles armés d'aiguillons, d'où pendaient des fruits épineux ; le corypha, au tronc rigide , régnait sur cette population d'arbustes qui s'abaissait, pour ainsi dire, sous la grandeur majestueuse de sa couronne ; partout se développaient de nouvelles tiges dont les feuilles jaillissaient du sol, et se recourbaient sur nos têtes, comme de prodigieux éven- tails. Le gouverneur de Dolores nous fit remarquer le jalacté dont le feuillage ressemble à celui du roseau et dont la jeune écorce noircit au contact de l'air lorsqu'elle est entamée par un instrument tranchant. On rapporte qu'un chef espagnol tira parti de cette pro- priété dans une circonstance critique, en traçant sur un fragment du végétal , avec la pointe de son épée, des instructions qui échap- pèrent à l'ennemi. Tout éveille l'attention sous ces dômes splendides, tout captive à un haut degré l'intérêt du voyageur; des milliers de plantes parasites trouvent sous leur ombrage l'éclat et le parfum que d'autres demandent à la lumière : la plus remarquable est une orchidée dont la fleur, de la taille d'un lis , d'une blancheur écla- tante et parsemée de gouttelettes roses, répand lorsqu'elle s'épanouit une odeur de benjoin pénétrante (stanhopea). Ces émanations suaves attirent une multitude de papillons aux formes sveltes, aux ailes diaprées ou transparentes comme du cristal, presque tous de la tribu des héliconides.

En avançant dans la forêt, nous rencontrâmes d'énormes blocs calcaires qui, comme autant de piédestaux, supportaient des sapo- tilliers, des lauriers et des acajous de la plus imposante grandeur. Ce fut par cette route intéressante et pittoresque que nous arrivâmes

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au bord du Machaquilan, ignorant encore si le gué était praticable. Comme toutes les rivières qui coulent dans les montagnes, celle-ci croît d'une manière soudaine et devient un torrent dans l'intervalle de quelques heures. Le passant, pour unique ressource, trouve sur la rive un radeau délabré ; c'est à lui à s'accommoder de ce mode de transport, à se lancer au milieu des brisants avec ses mules et son bagage, ou à camper au pied d'un arbre et à prendre patience jusqu'à ce que la violence du courant se soit calmée. Quelques-uns y ont perdu la vie; nous n'eûmes pas à exposer la nôtre, car la rivière suivait paisiblement son cours dans les limites tracées par la na- ture. A partir du Machaquilan, toutes les eaux appartiennent au bassin de l'Usumasinta et cessent de se diriger vers le golfe de Honduras.

A peine fûmes-nous sur l'autre bord, que nous vîmes la campagne changer inopinément d'aspect; nous étions dans la région des pins et des savanes : un sol plat, couvert de graminées, accidenté dans l'éloignement par des collines ; des arbres clair-semés au feuillage aérien, au port pyramidal, réunis quelquefois par bouquets ou con- densés à l'horizon, formaient un point de vue qui contrastait singu- lièrement avec la perspective de la rive opposée. Dans cette localité les conifères atteignent 150 pieds de hauteur, et peuvent fournir des solives de 40 à 45 mètres. Ce sont les plus élevés que j'aie vus en Amérique. Les habitants en reconnaissent deux espèces, l'une et l'autre à trois feuilles, distinctes par la couleur et par la densité de leur bois, mais voisines par la similitude de leur port, de leurs fruits et de leur feuillage. Leur écorce est grisâtre, rugueuse, et divisée par plaques symétriques ; leurs cônes, un peu allongés, ressemblent à ceux du pin maritime (p. pinaster, Sol.); leurs feuilles sont rudes et fines, un peu plus longues dans l'une des deux espèces que dans l'autre ; la différence enfin entre leurs caractères extérieurs paraît assez légère. Toutefois, le bois du pino Colorado est rougeàtre, très dense, et tellement résineux qu'il ressemble à de la corne, tan- dis que celui du pino blanco est jaunâtre, plus léger, plus cassant

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et beaucoup moins imprégné de résine. Tous deux diffèrent des espèces de Cuba et paraissent se rapprocher au contraire de celles du plateau mexicain.

Une demi-lieue avant Poptun, la savane grandit, les collines s'apla- nissent, les arbres se rapprochent, les derniers plans sont entièrement voilés par la végétation des pins. Rien ne correspond moins à l'idée que Ton se forme généralement d'un paysage tropical ; le voyageur peut se croire transporté dans les plaines du nord-est de l'Europe, bien loin du centre de l'Amérique. Quand nous eûmes percé ce rideau de verdure, les mouvements de terrain reparurent dans toutes les directions, et nous vîmes blanchir sur la droite les maisons de la hacienda. Le soir était venu, les nuages refroidis s'allongeaient au- dessus des bois ; un vent frais faisait frémir le feuillage des arbres: on eût dit le bruissement de la marée lointaine. J'aimais cette har- monie qui me rappelait d'autres temps, d'autres lieux et d'autres sensations qui se sont effacées, hélas, comme s'effaceront celles-ci.

Poptun n'est nullement un village , mais une métairie isolée sur un des points les plus gracieux que j'aie visités. Pendant le peu de jours que nous y résidâmes, je ne manquai pas de gravir chaque soir, au coucher du soleil, une éminence l'on respirait la plus délicieuse fraîcheur. Le site exerçait sur moi presque autant d'at- traction que la brise : de ces hauteurs, on découvrait l'immensité de la savane, parsemée de bouquets de pins et de mamelons verts d'une régularité irréprochable. A la distance d'un quart de lieue, régnait une grande zone de collines qui s'accumulaient vers le nord ; au sud, la cime des pins ondulait comme une mer d'émeraude jus- qu'aux limites de l'horizon. Aucune sommité ne se montrait par là, et ne troublait l'uniformité des bois. On ignore quelle est l'étendue de cette forêt , mais on présume qu'elle descend par une pente insensible jusqu'au golfe de Honduras. J'avais proposé au gouver- neur de San-Luis, dont nous étions les hôtes, d'en effectuer l'explo- ration ; il fut d'abord enthousiasmé de mon idée, puis il fit naître mille difficultés au moment de l'exécution. La question n'est pas sans intérêt pour le Petén, qui trouvera peut-être un jour dans cette

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direction la voie de communication et le débouché qui lui man- quent.

Poptun et Dolores jouissent à peu près du même climat : pendant le jour, ce sont les feux de la zone torride ; avec la nuit reviennent la fraîcheur et l'humidité des brouillards. Le sol recèle une nappe d'eau considérable que l'on rencontre à la profondeur de deux mètres, et qui donne aux prairies l'éclat d'une jeunesse perpétuelle. Le pin y végète vigoureusement, et dès la première année, la jeune plante atteint un mètre de hauteur; mais le maïs, moins ami de l'hu- midité, ne mûrit qu'au bout de cinq mois, et la canne en emploie dix au lieu de huit, ce qui explique encore la qualification de tierra fria, dont se servent, en parlant du plateau, les habitants de l'étage inférieur.

Nous quittâmes ce pays agreste par une matinée sombre qui pré- sageait une assez triste journée; notre hôte manifesta l'intention de nous accompagner, et leva toutes nos objections en ajoutant qu'il profiterait de son voyage pour régler quelques intérêts au village de San-Luis; en effet il tira trente piastres d'une vache qui lui en coûtait huit, après l'avoir fait abattre et débiter en arrivant.

11 y avait à peine une heure que nous étions en marche, lorsque l'orage nous enveloppa, sur la lisière d'une épaisse forêt qui couvrait au loin le pays ; le tonnerre, d'abord éloigné, gronda bientôt dans toutes les directions ; la savane sillonnée par la foudre s'embrasa ; les mules épouvantées s'enfuirent en dispersant leur charge; enfin des torrents d'eau s'épanchèrent sur la terre, et au bruit formidable de la tempête succéda le monotone clapotis de la pluie. Les habi- tants de Dolores conviennent eux-mêmes que le chemin de Poptun à San-Luis n'est pas un des meilleurs. Qu'on imagine un ravin labouré par les eaux, étroit, ardu, hérissé de rochers, entrecoupé de fondrières, et l'on aura une idée assez nette de cette voie de communication primitive. La pluie tombait à verse; l'eau ruisselait des hauteurs dans le lit du ravin, et pour comble de disgrâce, nous étions obligés de faire halte à chaque pas, pour alléger les mules ou pour raffermir leur fardeau.

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Tandis que toute notre attention se concentrait sur le désordre des éléments et sur les difficultés de la route, j'entrevis une forme végé- tale étrange et en même temps gracieuse qui s'offrait pour la pre- mière fois à mes regards, et je crus reconnaître le feuillage délicat des fougères arborescentes ; mais cette vision disparut au milieu de l'orage, sans laisser de trace bien nette dans mon esprit. Pendant la seconde moitié du jour, nous voyageâmes sur un sol bas et marécageux, obstrué de bambous, nous fûmes assaillis par des nuées de moustiques ; enfin, après onze heures de marche et plu- sieurs aventures fâcheuses, nous atteignîmes le village de San-Luis, un peu avant le coucher du soleil.

« Vous voyez le pays que j'administre, me dit le gouverneur lors- que nous approchâmes ; heureusement je ne suis pas forcé d'y ré- sider. » Sur un terrain montueux, raviné, envahi par les broussailles, s'élevaient çà et des chaumières de la plus chétive apparence ; quelques créatures humaines accroupies près de ces tristes demeures, dans le costume du premier âge, nous regardaient silencieusement passer ; une forêt prodigieuse se dressait en amphithéâtre autour du village et se prolongeait sur les plans accidentés des sierras qui circonscrivaient l'horizon. Jamais l'aspect des bois ne m'avait paru plus sévère ; on distinguait à plus d'un quart de lieue, sur un escar- pement à pic, un ceïba qui projetait ses rameaux dans le vide, sem- blable à un immense candélabre. Vers l'occident, une ombre vigou- reuse, tranchée sur la végétation , indiquait une déchirure dans la montagne; c'était la route de Guatemala, ombragée de palmiers que les rayons du soleil couchant détachaient en lumière. Je com- pris, à l'isolement profond, au caractère sauvage de cette localité, toute la pensée du gouverneur, qui n'eût pas échangé sans regret contre une telle résidence les savanes aérées, les riantes collines et les pins frémissants de Poptun.

Les Indiens de San-Luis ne partagent pas le même sentiment ; on s'est efforcé vainement de les fixer aux alentours de la ferme leurs bras pourraient rendre d'utiles services à l'agriculture; après une courte épreuve, ils n'ont jamais manqué de déserter. C'est qu'à

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Poptun, ils se trouvent gênés dans leur indépendance, tandis qu'au milieu des forêts de Sân-Luis, personne ne les observe, ne contrarie leurs goûts et ne contrôle leurs actes : ils s'enivrent si cette excitation leur plaît; ils travaillent ou demeurent oisifs; ils jouissent enfin de la disposition absolue de leur être, et sont heureux, du moins on doit le croire, car ils portent un visage enjoué et n'aspirent point au changement. J'ai remarqué chez la race indigène, lorsqu'elle vit dans ces conditions, infiniment plus de gaieté que quand elle est mêlée avec les blancs, auxquels elle ne manque pas d'emprunter des désirs et des besoins nouveaux; cependant ses jouissances morales sont bornées et celles qui se rattachent à son existence matérielle, bien modestes. Ainsi l'Indien de San-Luis est à peine vêtu, à peine abrité, à peine nourri ; il pourrait élever du bétail ; mais ce soin coûterait trop d'efforts ; le maïs et les haricots qu'il suffît de confier à la terre, la banane qui vient sans culture, et les bourgeons de palmiers que fournissent abondamment les bois, résument toutes ses ressources alimentaires. Son commerce avec le district roule sur une petite quantité de tabac qu'il sème dans sa milpa i, et sur le cacao qu'il récolte dans les forêts. Le cacaoyer croît rarement isolé; les graines qui échappent à l'avidité des Indiens et à celle des perroquets 2 germent à l'ombre des vieux pieds et forment de petits massifs appartenant à celui qui les a dé- couverts le premier. Un pareil titre est suffisant ; non-seulement il est respecté, mais il se transmet de père en fils. Le cacao de San- Luis jouit au Petén d'une réputation méritée; quand vient l'époque de la récolte, chacun fait ses préparatifs et dispose tout pour un voyage qui exige quelquefois jusqu'à sept à huit jours de marche. L'Indien, dans de semblables circonstances, déploie beaucoup d'ac- tivité et met en jeu des facultés et des ressources inconnues à l'homme civilisé.

1 , Cliamp préparé pour la culture du maïs.

2. Les perroquets sont très friands de la semence du cacaoyer.. On peut voir dans les pièces relatives à la conquête du Mexique , une curieuse requête des chefs d'Àtitlan (Gua- temala), exposant au roi, entre autres griefs, que faute d'esclaves pour surveiller les plan- tations , leur récolte de cacao avait été dévorée par les perroquets. Ternaux Compans , Mém. orig., p. 423.

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Chaque année, le curé de Dolores vient à San-Luis célébrer la messe, baptiser les enfants, et consacrer des nœuds qui se sont formés souvent en dehors de son ministère ; le pasteur proportionne son indulgence à la difficulté des conjonctures : quant aux Indiens, ils attachent réellement du prix, non pas au sacrement, mais à la cérémonie du mariage.

Nous ressentîmes vivement dans ces parages l'incommodité des insectes et celle du climat ; la chaleur et l'humidité y sont concentrées à un haut degré ; l'atmosphère y est lourde, stagnante, imprégnée d'émanations morbides auxquelles la constitution d'un étranger ne saurait résister longtemps. On nous avait logés dans la maison com- mune, baraque délabrée dont nous partagions la jouissance avec une douzaine d'indigènes à demi nus, souvent ivres et constamment bruyants. Nous sûmes d'eux qu'ils étaient de service et qu'ils repré- sentaient la force publique, chargée de faire exécuter la loi pendant le séjour du gouverneur. Comme ce magistrat usait largement du privilège de résider ailleurs, il trouvait, à chacun de ses rares voyages, autant d'occupation que le curé; aussi dès le point du jour siégeait-il à son tribunal. Ce fut ainsi qu'il m' apparut, dans l'exer- cice de ses fonctions, assis entre ses deux alcades, lorsque j'ouvris les yeux le lendemain de notre arrivée. Son visage était empreint de toute la gravité que comportait la circonstance ; les deux Indiens, ses acolytes, semblaient uniquement occupés de leur grande canne à pomme d'argent, insigne de leur dignité; la force publique, dans un état voisin de l'ivresse , était prosternée sur le sol et dormait jusque sous la table ; enfin un certain nombre de curieux compo- sait l'auditoire et remplissait l'enceinte. L'audience était ouverte : en face de cet aréopage, deux plaideurs débattaient leurs intérêts ; c'était une femme et un vieillard. Rien n'est plus étonnant que la facilité d'élocution dont sont doués les Indiens; ils débitent, avec une assurance imperturbable et sans la moindre hésitation, des harangues à perte d'haleine; ce qui n'est pas moins remarquable, c'est le sang-froid et la patience dont ils font preuve en écoutant jusqu'au bout la réplique de leur contradicteur. J'ai regretté souvent

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de ne pouvoir juger par moi-même de leur éloquence et d'être obligé d'admettre, sans examen, qu?ils échangeaient beaucoup de mots et peu d'idées. Ne sachant point leur langue, je dus me con- tenter de l'interprétation laconique du gouverneur ; il m'apprit que la femme était plaignante, et qu'elle accusait le vieillard d'avoir en- sorcelé méchamment son mari.

Tandis que le débat se poursuivait, j'éprouvais un désir immo- déré de quitter mon hamac, la légèreté de mon costume me tenait confiné ; rien n'annonçait d'ailleurs une conclusion prochaine, car la justice avait une longue liquidation à opérer : je pris donc mon parti, et sautant résolument à terre, je me saisis du vêtement indispensable et procurai aux assistants le spectacle de ma toilette. Ce fut un divertissement dont le public put jouir gratis aussi long- temps que j'habitai San-Luis. Le passage d'un étranger, surtout de ma couleur, était un événement trop rare pour ne pas exciter l'intérêt général : doit-on s'en étonner, et n'avons-nous jamais ma- nifesté la même curiosité frivole et importune, sans avoir une excuse aussi légitime que ces enfants de la nature? Cette question que je me suis adressée souvent m'a toujours rendu fort indulgent pour eux.

San-Luis est le paradis du conchyliologiste ; que d'heures n'ai-je point passées dans les forêts voisines, explorant dès l'aurore les cre- vasses des rochers, soulevant une à une les feuilles mortes qui tapis- saient le sol, les pierres moussues, les vieilles écorces, éprouvant tour à tour le désir, la surprise, la joie, et palpitant enfin de plus d'émo- tions en un jour que la vie, dans son cours habituel , n'en produit pendant des années! Oh ! que je songeais peu aux privations et aux fatigues, au danger du climat, aux reptiles qui pullulent dans ces bois! Il faut être naturaliste pour comprendre ces joies mystérieuses et pour juger qu'elles n'étaient point acquises au prix de trop durs sacrifices. Quel est donc, dira-t-on, le secret d'un intérêt si vif? Si l'objet au moins était d'un ordre plus élevé ! Mais la recherche et la découverte d'êtres infimes, relégués sur les derniers degrés de Téchelle animale, méritent- elles d'exciter de pareils transports? Je

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réponds brièvement que rien n'est méprisable dans la nature, rien n'est à dédaigner, parce que rien n'est isolé ; j'ajoute avec Hobbes, que Dieu n'est pas moins grand dans ses œuvres les plus minimes que dans l'immensité de l'univers; que l'étude des êtres organisés les plus simples est un sujet fécond en pensées élevées; qu'enfin l'histoire de ces pacifiques conquêtes et leur tableau varié repose l'esprit fatigué des tristes agitations du mon/de, en lui ouvrant une sphère infinie, plus calme et plus radieuse que celle se débattent les intérêts humains. J'ai le droit de m' exprimer ainsi , sans être suspect d'un enthousiasme exagéré, moi qui ne suis devenu natura- liste que pour avoir été pénétré de ces vérités.

Les reptiles venimeux ne sont point rares dans la forêt de San- Luis; ils inspirent une grande frayeur aux indigènes, qui ne con- naissent aucun remède contre leur morsure. J'ai tué moi-même, dans une de mes promenades, un fort beau trigonocéphale que nous trouvâmes endormi au pied d'un rocher; l'Indien dont j'étais accompagné l'avait aperçu le premier, mais je ne pus jamais le décider à faire usage de son couteau de chasse. Un autre jour, nous nous emparâmes d'un boa constrictor, que nous rapportâmes vivant. Mon guide, dans cette circonstance, montra plus de résolu- tion; ce fut lui qui prit le serpent et qui le mit hors d'état de nous nuire. Il est vrai que cette chasse ne présentait aucun danger. On ne saurait imaginer combien la vitalité est puissante chez ces grands ophidiens; le trigonocéphale dont j'ai fait mention plus haut cherchait encore à mordre après la séparation de la tête et du tronc. Le crotalus horridus m'a fourni un exemple encore plus curieux de cette diffu- sion de la vie sur les points les plus éloignés du centre. Nous pos- sédions un de ces animaux, qui semblait mort depuis plusieurs heures, et nous l'avions pendu pour l'écorcher ; Morin, chargé de cette opération , commença par séparer la tête des vertèbres cervi- cales : pendant qu'il détachait la peau, en la tirant de haut en bas, l'extrémité inférieure du reptile se contournait avec une volubilité surprenante et enlaçait son bras ; puis, quand cette portion du corps se trouva emprisonnée comme dans un sac, ce fut la moitié supé-

96 CHAPITRE XV.

Heure qui manifesta la même irritabilité; bien plus, ce tronçon misérable, complètement dénudé, parut se ranimer en tombant sur le sol et rampa pendant quelques instants. Ce fait n'étonnera point les naturalistes, qui savent à quel degré l'irritabilité musculaire est développée chez les reptiles.

A côté de la crainte légitime qu'inspirent aux indigènes les ser- pents venimeux, se montrent des préjugés ridicules qui prouvent la légèreté de leur jugement. Les Espagnols eux-mêmes, en vivant parmi ces peuplades ignorantes, ont fini par partager leur crédulité. Ainsi, ce fut le gouverneur de San -Luis qui nous entretint le pre- mier d'une espèce de lézard nommé scorpion dans le pays, sa morsure est aussi redoutée que celle du serpent à sonnettes1. La médecine, selon lui, était impuissante; rien ne pouvait sauver le patient, et cette assertion, fortifiée par vingt récits tragiques minu- tieusement circonstanciés, l'était encore par le témoignage unanime des habitants. Un fait aussi nouveau devait piquer ma curiosité ; je mis donc à prix la tête du dangereux reptile, et jurai de ne pas quitter San -Luis avant de le posséder, mort ou vif. Deux jours après, nous fûmes avertis qu'un scorpion avait été aperçu dans l'église : j'étais absent; ce fut Morin qui se dévoua et qui recueillit l'honneur de l'entreprise. 11 savait, comme moi? que les lézards ne sont point venimeux ; mais les Indiens n'en admirèrent pas moins son assurance, lorsqu'il prit à leur tête la direction du vieil édifice. On entra, et l'un des plus braves s' étant détaché de la troupe, montra du doigt sur la muraille l'objet qui excitait tant de terreur. C'était effectivement un lézard de la section des geckotiens, fort laid sans doute, mais fort inoffensif, comme toutes les espèces de son ordre et de sa tribu. Morin , sans préambule , le saisit par la nuque et le présenta victorieusement aux assistants. La nouvelle de cette expé- dition avait produit une certaine sensation dans le village, et chacun en commentait le résultat ; mais on fut bientôt d'accord pour attri- buer la hardiesse de Morin à l'influence de quelque préservatif

1. Le nom de scorpion est également appliqué, dans la Caroline du sud, à un lézard d'un genre différent, qui paraît être un anolis. Bertram, Voyage, t. I, p. 299.

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secret; le gouverneur accueillit nos explications avec un sourire incrédule; bref, nous laissâmes à San -Luis le préjugé que nous y avions trouvé, aussi vivace et aussi bien enraciné qu'il pouvait l'être avant notre arrivée i.

1. Ce saurien a été décrit récemment dans le Catalogue du Muséum, d'après le spéci- men que j'ai rapporté, sous le nom de gymnodactylus scapularis , Dum. Le gecko des murailles inspire le même dégoût et des craintes aussi mal fondées dans le midi de l'Europe.

CHAPITRE XV J

iVSMIOBB DANS LES

K ntre San-Luiset Cahabon, les difficultés de la roule s'accumulent

au point de devenir insurmontables pour les chevaux et les mulets. Cinquante lieues do forets séparent ces deux villages, le dernier du

Petén et, le premier de la Vera-Poz : le trajet dans la belle saison s'accomplit en dix jours, et comme les transports ne s'effectuent plus

qu'a dos d'homme, on a le triste spectacle de créatures humaines transformées littéralement en bêles de somme. Les Indiens, surtout ceux des provinces centrales, sont endurcis à ce métier qu'ils exer- cent de temps immémorial ; non-seulement ils portent les marchan- dises et les bagages, mais en outre les voyageurs, au moyen d'un

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siège de bois suspendu derrière leurs épaules. Il est permis de douter qu'un tel mode de locomotion soit agréable, sans parler de l'impression pénible qu'il fait naître naturellement dans l'esprit ; je n'hésitai donc pas à refuser les porteurs dont le gouverneur de San-Luis voulait me gratifier, quoique nous fussions tous, à cette époque, dans des conditions assez fâcheuses pour voyager à pied; Morin se plaignait de la fièvre, Fida boitait, et j'avais de bonnes raisons pour me défier moi-même de mes forces.

Don Luis, le gouverneur, s'était chargé de notre escorte et il avait promis de la choisir parmi les plus honnêtes gens du pays; je fus donc étrangement surpris, dans la soirée qui précéda notre départ, en rencontrant deux de ces hommes d'élite que l'on con- duisait en prison. Mon étonnement s'accrut lorsque j'en vis passer un troisième qui s'y rendait de son plein gré. Fort troublé de cet incident, je courus aux informations, et j'appris qu'il s'agissait d'une simple mesure de discipline: nos guides qui, selon l'usage, avaient touché d'avance leur salaire, n'auraient pas manqué de s'enivrer et d'oublier leurs engagements, s'ils eussent joui d'une heure de liberté de plus. « Vous voyez , ajouta Don Luis , qu'ils reconnaissent eux-mêmes l'utilité de cette précaution, car ils s'exé- cutent de bonne grâce ; » et il me montra son propre domestique qui, d'un air contrit, venait se constituer prisonnier. Nous l'avions pris pour interprète, d'après sa recommandation, ce qui n'empêcha pas qu'il ne fût enfermé sous bonne garde jusqu'au lendemain matin.

Nous achevâmes nos préparatifs dans la soirée, avec toute la sécurité que nous inspiraient ces sages dispositions : mais voici qu'au moment du départ deux de nos guides manquaient à l'appel; on avait négligé de s'en assurer la veille, et ils s'étaient cachés si bien, qu'il fut impossible de découvrir leur retraite. Pour ac- croître notre embarras, le gouverneur reprit le chemin de Poptun et nous laissa débattre nos intérêts avec ses deux alcades, qui n'en- tendaient pas un mot d'espagnol. A peine ce magistrat se fut-il éloigné, que la population, maintenue depuis cinq jours par sa pré-

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sence, dans les limites d'une sobriété rigoureuse, donna pleine car- rière à son intempérance: hommes, femmes, enfants, vieillards, gardes et prisonniers, tout était ivre avant la fin du jour, tout balbutiait, chancelait, vociférait dans le village. Le spectacle de cette multitude privée de raison était pénible et inquiétant; comment allions- nous sortir d'une situation si critique? Par un hasard pro- videntiel, le courrier de Guatemala vint à passer dans la soirée , accompagné de trois Indiens de Cahabon ; il vit notre détresse et nous donna un conseil dont nous nous empressâmes de profiter : je mandai le premier alcade, et après l'avoir assez rudement admo- nesté, en faisant sonner bien haut le nom du corregidor, je lui signifiai ma résolution de prendre à son compte l'escorte du courrier, si la mienne n'était pas prête le lendemain matin. Cette menace et le ton dont je l'assaisonnai produisirent plus d'effet que je n'en attendais; l'alcade, qui par hasard était à jeun, me promit toute satisfaction en me faisant de très humbles excuses, et j'ajoute qu'il me tint parole. Le courrier ne franchit jamais seul l'intervalle qui sépare San-Luis de Cahabon ; les Indiens eux-mêmes n'entreprennent pas isolément ce voyage, ils cheminent par petites caravanes pour se prêter un mutuel secours dans les circonstances difficiles ; mais la route de Flores ne présentant aucun danger, je pouvais m' emparer de l'escorte sans compromettre la sûreté des dépêches.

La nuit nous débarrassa d'une partie des ivrognes qui avaient envahi notre domicile; quant aux plus opiniâtres, nous en fîmes bonne justice : aussitôt que l'un d'eux devenait importun, Morin le saisissait et le jetait dehors sans la moindre cérémonie. Ils n'opposaient aucune résistance et demeuraient immobiles, comme des blocs, à la place ils étaient tombés. Quand le soleil brilla, ils gisaient encore tous sur le champ de bataille, dans des postures plus variées que gracieuses ; ce fut alors que la prison s'ouvrit et que nos compagnons de voyage parurent successivement au grand jour. Les charges ayant été équilibrées et réparties depuis la veille, chacun n'eut qu'à reconnaître la sienne et à se l'adapter.

Malgré leur apparence chétive, les Indiens de San-Luis sont capa-

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blés de transporter de lourds fardeaux, par des chemins affreux, à de longues distances. Il suffit que la charge n'excède pas le poids de quatre arrobas (50 kilogr.). Ils la suspendent derrière leur dos au moyen d'une lanière d'écorce, qui passe sur le front elle trouve son point d'appui ; ce sont les muscles cervicaux et la colonne ver- tébrale qui supportent ainsi le principal effort. Les montagnards de l'Amérique Centrale déploient dans l'exercice de ce métier pénible une force et une élasticité surprenantes. Je doute que ces facultés soient un attribut de leur race, car leurs bras, qu'ils exercent moins, demeurent relativement assez faibles; mais je crois qu'elles se sont développées chez eux par l'effet d'une longue pratique, au point d'être devenues héréditaires. »

J'avais engagé sept de ces hommes à mon service: trois pour porter mes collections et mon mobilier de voyage, deux pour les malles qui renfermaient nos hardes, un autre pour les hamacs et les effets de campement; le dernier, comme Ésope, était chargé des provisions : des tortillas, de la viande salée, du sucre brut et une douzaine de bananes vertes, voilà tout ce que nous parvînmes à nous procurer à San-Luis. Nos Indiens, de leur côté, se munirent de farine de maïs, de haricots, de piments et de sel, comptant pour le surplus sur les éventualités de la route. Quelle que soit la passion des indigènes pour les liqueurs fermentées, jamais ils n'en emportent dans de semblables occasions; ils n'ignorent pas qu'un moment d'égarement peut leur coûter la vie. Le salaire qu'on leur donne est très modique; de San-Luis à Cahabon, ils gagnent trois piastres, ce qui fait à peu près trente sous par jour, encore doi- vent-ils s'approvisionner à leurs frais pour l'aller et le retour.

Enfin le départ arriva et la petite caravane commença à s'ébranler. 3Nus jusqu'à la ceinture, armés de leur couteau de chasse et munis d'un manteau en feuilles de palmier roulé militairement sur leurs épaules, nos porteurs présentèrent un coup d'œil assez pittoresque, lorsqu'ils descendirent le sentier qui mène à la forêt. Leurs amis, leurs parents, groupés sur les hauteurs, leur adressaient des adieux pathétiques; quand nous passions près des chaumières, on nous

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offrait des rafraîchissements, en nous comblant de vœux exagérés ; tout le village enfin semblait animé d'un sentiment de bienveillance expansive, dont la démonstration m'aurait beaucoup touché, si je n'en eusse connu la véritable source : un vieillard qui avait trois fois mon âge, m'appelait son père et me baisait les mains ; un autre se traînait à mes pieds et les arrosait de ses larmes. Ces malheureux, quoiqu'il fût de bonne heure, avaient déjà tous perdu la raison.

Le courrier nous avait conseillé de nous tenir prudemment sur nos gardes; non pas que les Indiens de San- Luis fussent méchants, nous n'avions point à craindre de violence ; mais il ne répondait nullement de leur fidélité et il les croyait très capables de nous abandonner en s'appropriant nos effets. Nous nous concertâmes donc, Morin et moi, pour établir dès le premier jour, dans la marche et dans le cam- pement, une discipline régulière : l'un prit la tête de la colonne, l'autre suivit à l'arrière-garde, de sorte qu'aucun mouvement n'é- chappait à notre surveillance. Pendant la nuit, la chienne exerçait à son tour une police vigilante. Cette bête semblait comprendre nos appréhensions ; elle ne souffrait pas que personne de nos gens quittât son hamac ou s'écartât du camp ; toute infraction était dénoncée par des aboiements réitérés. Vainement essayèrent-ils de caresser son faible en partageant avec elle leur maigre subsistance; elle acceptait sans scrupule, mais aussi sans reconnaissance. Je ne doute pas qu'elle n'eût la conscience de leur condition subalterne. Entre Morin et moi, elle faisait aussi une différence ; mais quoiqu'elle se méprît, son jugement ne laissait pas d'être fondé : elle considérait comme le maître celui qui disposait des provisions.

Il ne nous arriva rien de remarquable pendant la première journée du voyage, si ce n'est qu'en pénétrant dans un fourré pour abréger la route, nous fûmes assaillis par de petites guêpes noires, dont nous heurtâmes apparemment le nid, et qui nous firent payer cher notre inadvertance. Poursuivis avec un singulier acharnement, Morin et moi fûmes piqués aux tempes, dans le voisinage des paupières; il en résulta une inflammation douloureuse qui nous incommoda pendant deux jours. Un peu plus loin, nos Indiens ramassèrent, au pied d'un

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arbre creux, trois œufs de hocco d'un bleu d'azur magnifique. Le soleil dominait encore l'horizon lorsque nous atteignîmes une clai- rière couverte de plantes herbacées, s'élevait le premier rancho. Grâce à la bonne administration de notre ami le corrégidor, nous devions trouver de distance en distance, sur toute l'étendue du district, de semblables hangars, bien construits, bien couverts, assez vastes pour abriter une quinzaine de personnes, et toujours situés à proximité d'un ruisseau.

La première chose que firent nos compagnons, après avoir dé- posé leurs fardeaux, fut d'allumer quelques branches sèches et de suspendre leurs hamacs en les croisant autour du foyer. Ce poste appartient de droit aux Indiens, non -seulement à cause de la légè- reté de leur costume, mais parce qu'ils sont chargés d'entretenir le feu pendant la nuit. Lorsqu'ils ont vaqué à ces préparatifs, ils se procurent de l'eau, mangent, boivent, roulent une feuille de tabac, et se répandent dans la forêt pour y chercher des fruits, du miel, des bourgeons de palmier et des coquilles du genre melania, qui ne manquent pas dans les ruisseaux. C'est alors qu'ils paraissent jouir pleinement de l'existence, en prenant ainsi possession de la soli- tude. Chacun demeure à tour de rôle pour préparer les aliments ; ils mettent tout en commun, sans s'occuper de l'inégalité des apports, et partagent avec le même désintéressement les épaves de la route. Leur matériel de cuisine se borne à un pot de terre, rarement deux, et à une calebasse dont chacun est pourvu. Tout en faisant maigre chère, ils mangent et boivent continuellement, comme les animaux, sans consulter d'heure ; à chaque halte, ils tirent du sac commun une tortilla, un fruit, un épi de maïs, et laissent rarement un ruisseau derrière eux sans y avoir mouillé leurs lèvres. S'ils ont du feu, ils font tiédir leur boisson, pratique excellente, parce qu'elle combat plus efficacement la soif qui, dans les pays chauds, est inextinguible. Jamais on ne les voit pressés de partir le matin, comme s'ils jugeaient que l'action des rayons solaires est nécessaire pour purifier l'air stagnant des forêts. Dociles avec leur maître, ils sont prêts à lui rendre, lorsqu'il les traite avec douceur, toute espèce

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de service compatible avec leurs aptitudes. C'est ainsi que je les ai trouvés, dans lePetén et dans la Vera-Paz, toujours alertes, toujours de bonne humeur, vivant entre eux dans la même union fraternelle, sans que le moindre nuage vînt troubler ce concert. Quelquefois ils m'interrogeaient sur mon pays, s'enquérant de la valeur du maïs et de l'abondance des cacaoyers dans les bois. Ce qui les confondait c'était la distance : ils cherchaient inutilement à s'en rendre compte d'après leur méthode de supputation habituelle, c'est-à-dire en me- surant l'espace sur la durée du voyage ; en effet, à sept lieues par jour, la longueur de la route devenait incalculable.

Pendant cette première nuit, le tonnerre ne cessa de gronder et la pluie de tomber avec violence; aussi trouvâmes -nous, le len- demain, un chemin qu'il faut renoncer à décrire ; les pentes glis- santes, les fondrières et les ravines qui se succédaient lour à tour, rendaient la marche si difficile, qu'à peine osions-nous détacher nos yeux du sentier. Ce ne fut pas sans avoir subi le désagrément de plusieurs chutes que nous arrivâmes au rancho de Tzunkal, couverts de sueur, de sang et de boue. Morin avait perdu une partie de sa chaussure ; Fida se traînait sur trois pattes, et moi-même j'étais exté- nué. Nous eûmes, au milieu de nos infortunes, le bonheur de tuer un hocco , dont la chair coriace nous procura un excellent bouillon.

En dépit de ces petites misères, je me rappellerai toujours avec un bonheur infini nos marches et nos campements dans les forêts. Quelle jouissance n'éprouvions -nous pas à nous délasser de nos fatigues, à quitter nos vêtements mouillés, à nous rafraîchir dans le ruisseau, à préparer notre repas du soir, en arrivant sous le rancho hospitalier ! Si le soleil était encore élevé , après quelques instants de repos je prenais mon fusil et j'explorais les alentours, animé de la même ardeur que nos guides et rapportant toujours de mes excur- sions quelque objet intéressant ou nouveau. Le jour avait-il dis- paru? recueilli voluptueusement dans mon hamac, je goûtais cette douce quiétude, ce contentement secret et profond, qui donnent du charme à tous les bruits et à tous les aspects de la nature ; les incidents de la journée se retraçaient à ma pensée, sans que je

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perdisse un détail de la petite scène qui se passait sous mes yeux : c'était Morin apprêtant le souper avec l'insouciance d'un marin; enchaînée à ses côtés par les émanations de la cuisine, Fida suivait ses mouvements avec un intérêt marqué; plus loin, je distinguais dans une auréole de lumière nos Indiens qui devisaient auprès du feu. Insensiblement les mille voix de la nuit s'éveil- laient; un frémissement immense remplissait l'espace et se propa- geait à des distances infinies. A cette heure délicieuse le soleil s'éteint, les êtres invisibles qui peuplent la forêt manifestent leur existence; chacun a son accent particulier, tous ont un but sem- blable ; guidées par le sens de l'ouïe , les espèces se cherchent , se poursuivent, et parviennent à se joindre au milieu de la confusion produite par tant de langages différents Mais un cri mieux arti- culé retentit dans l'éloignement : c'est celui de la perdrix des bois,- nous éprouvons un tressaillement involontaire, tant il offre d'analogie avec la voix humaine : on dirait le cri de détresse d'un voyageur égaré. Quand le ciel était pur, les rayons de la lune tombaient par nappes éclatantes à travers l'intervalle des arbres; alors, les lianes rampantes, les grandes feuilles dentelées , les troncs grisâtres aux formes indécises, se détachaient des profondeurs du bois comme de mystérieuses apparitions ; quand les nuages , au contraire , nous enveloppaient de leurs masses électriques, tout s'effaçait autour de nous : les animaux se taisaient au fond de leurs retraites, un silence solennel s'emparait de la solitude, on n'entendait sous le rancho que le balancement monotone des hamacs; puis tout à coup le vent souf- flait, les arbres inclinaient leurs cimes; de profonds gémissements partaient du sein de la forêt, l'orage grondait dans toute sa majesté, et nos âmes se sentaient élevées, par un invincible élan, vers l'éter- nelle sagesse qui préside à ces imposants concerts comme aux plus légères rumeurs de la nuit.

Le troisième jour de notre voyage, le sol devint plus sec et l'as- pect du pays parut se modifier. Nous traversâmes une chaîne peu élevée, mais abrupte, dont les flancs étaient hérissés de roches cal- caires, semblables à des murailles en ruine. Je me souvins que le

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courrier nous avait promis une bonne route jusqu'au sixième jour, et je me demandai, en m'accrochant aux lianes et en m' aidant des mains pendant cette ascension laborieuse , ce que la Providence nous réservait pour le septième. On rencontre dans ces parages bon nombre de cacaoyers, reconnaissables à leurs petites fleurs blanches et à leurs capsules anguleuses, qui naissent parfois directement du tronc. C'était la première fois que j'observais cette plante sur son véritable terrain. Au pied de la sierra, l'humble végétation des mal- pighies et des aroïdées succède aux arbres de haute futaie ;. bientôt l'humidité du sol , envahi par une profusion d'arundinacées gigan- tesques, annonce le voisinage du Rio Usumasinta, qui porte ici le nom de Santa- Ysabel. Nous campâmes sur la rive jusqu'au lende- main matin.

Le fleuve en cet endroit mesure environ douze à quinze mètres de largeur; on prétend qu'il nourrit déjà des crocodiles. Nous le pas- sâmes à gué, au lever du soleil, en profitant des bancs de rochers qui brisent çà et le courant; le rivage opposé appartient à la Vera -Paz. A peine l' eûmes-nous atteint, que nos Indiens surprirent et tuèrent un pécari. Ce succès mit la joie parmi eux; on vida l'ani- mal, on le coupa en sept quartiers, puis chacun prit son lot, l'ajusta sur sa charge, et nous poursuivîmes gaiement notre chemin. Nous arrivâmes ainsi au bord d'une petite rivière que l'on nomme Mu- chanja, avec un appétit formidable, aiguisé par la perspective d'un bon déjeuner. Nos chasseurs allumèrent du feu, puis apprêtèrent, avec le sang et le foie du pécari, un mets qui me tenta médiocrement. De son côté Morin ne demeurait pas inactif; il découpait de pré- tendus biftecks, dont il faisait d'avance un éloge exagéré, car le gibier se trouva si coriace que nos dents ne parvinrent pas à l'en- tamer. Il était trop tard pour chercher une compensation; nous dûmes nous contenter de quelques tortillas, que nous mangeâmes philosophiquement en les ramollissant dans l'eau.

La pluie nous ayant surpris tandis que nous achevions ce repas d'anachorètes, les Indiens s'empressèrent de dérouler leurs man- teaux, sorte de paillasson fabriqué avec les pétioles d'un palmier.

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J'ai apprécié, en traversant la Vera-Paz, ce vêtement primitif qui coûte un medio (30 centimes) dans le pays; il m'a rendu plus de services que le tissu imperméable dont j'avais fait emplette à Paris. Le caoutchouc ne vaut rien sous ces latitudes, la chaleur le ra- mollit jusqu'à la fusion. Pendant le reste du jour nous voyageâmes sur un sol bas, marécageux, coupé de nombreux ruisseaux tributaires de TUsumasinta : un arbre, que Ton abat et qui tombe en travers, forme un pont naturel sur ces cours d'eau généralement encaissés ; quelquefois le bois est pourri, et le passant s'en aperçoit trop tard. La nuit fut employée à boucaner le gibier. Je n'avais pas une haute idée de cette préparation culinaire, qui consistait à l'exposer pen- dant plusieurs heures consécutives à la fumée du bois vert : mais je revins de mon préjugé; la chair du pécari s'était attendrie, bonifiée, et ressemblait à celle du veau.

Le lendemain, nous eûmes un temps couvert et bientôt une pluie fine, qui parut s'établir pour toute la durée du jour. Je me décidai alors à simplifier mon costume et à le rendre aussi léger que celui des indigènes. Dans ces climats heureux, la pluie, naturellement tiède, n'a pas les mêmes inconvénients qu'en Europe; le moindre rayon de soleil suffit d'ailleurs pour faire évaporer l'humidité. Je me trouvai si bien de ce nouveau système, que je n'hésite pas à le re- commander à ceux qui voyageront dans des circonstances analogues. Quelle nécessité , en effet , de conserver sous un ciel brûlant des vêtements humectés par la transpiration ou par la pluie? En arri- vant au camp, je passais un gilet de flanelle bien sec, et cette simple précaution suffisait pour maintenir en équilibre les fonctions de la peau.

Vers le milieu du jour, marchant à l'avant -garde, je surpris au bord du sentier, un boa paresseusement replié sur lui-même, dans un état de quiétude parfaite. Nos Indiens se disposaient à le maltrai- ter, mais je m'y opposai. Comme le terrain était découvert, sans ro- chers ni broussailles, l'occasion me parut belle de mettre à l'épreuve la prudence tant vantée du serpent, et je voulus voir comment celui-ci se tirerait d'embarras dans une conjoncture si difficile. Il de-

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meura d'abord immobile, cherchant peut-être quelque ruse, mais plus vraisemblablement par le résultat de sa frayeur. Bientôt cepen- dant, nous le vîmes se mouvoir et ramper avec circonspection; la queue ouvrait la marche et la tête protégeait la retraite; le cou, pendant cette manœuvre stratégique , était fortement contracté , de manière à se détendre comme un ressort à la première apparence de danger. Ma chienne en fit l'épreuve : s' étant approchée, un peu à l'étourdie, pour flairer cet animal suspect, elle reçut une morsure au museau : ce fut comme un trait d'arbalète. Le boa reprit son attitude défensive en gagnant toujours du terrain ; enfin , au pied d'un arbre, la queue s'engagea dans un trou, le corps s'y glissa par degrés, et la tête, toujours menaçante, finit par disparaître à son tour, la retraite s'étant opérée jusqu'au bout dans le même ordre de bataille.

Sur le soir, la forêt, envahie par une multitude de plantes crypto- games, prit un aspect extraordinaire. Une variété prodigieuse de fougères, les unes rampantes ou parasites et les autres presque arborescentes, se mêla aux palmiers. Nous trouvâmes sur la mousse des œufs d'un rose frais et velouté , un peu moins gros que ceux d'une poule, que Jes Indiens attribuèrent à la perdrix des bois. Je n'ai jamais vu cet oiseau, qui appartient certainement à l'ordre des gallinacés, quoique j'aie souvent entendu son cri mélancolique après le coucher du soleil.

A peine eûmes- nous atteint le rancho de Chichac, qu'un de nos hommes fut pris de vomissements et se plaignit d'une vive douleur de tête ; je lui trouvai de la fièvre et je me disposais à le traiter, quand le docteur de la troupe s'en empara pour le saigner. Aucun d'eux n'ignorait que je possédais des médicaments ; mais rarement les Indiens s'adressent aux blancs pour en être guéris: tout en re- connaissant leur supériorité sur beaucoup d'autres points, ils pré- fèrent, lorsqu'ils sont malades, recourir aux sortilèges, aux pratiques superstitieuses et aux recettes empiriques qui leur ont été transmises par leurs ancêtres. Leur lancette consiste en une petite masse de verre triangulaire, fixée avec de la cire à l'extrémité d'une hampe ;

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un coup léger, frappé sur cet instrument, le fait pénétrer dans la veine et détermine une solution minime par laquelle le sang coule goutte à goutte. L'opération dont j'étais témoin, fut pratiquée avec beaucoup de dextérité sur la veine dorsale de la main , après quoi le chirurgien mit une pincée de sel sur la plaie, et le patient alla dîner.

Cependant la moitié du voyage s'était effectuée sans accident, et nous nous sentions tous animés des meilleures dispositions pour rem- plir notre tâche jusqu'au bout : la saison nous favorisait sans doute, mais la Providence avait aplani bien des obstacles et je la remerciais particulièrement tous les soirs de la guérison de ma blessure.

Le sixième jour, nous entrâmes dans un canton de la forêt tel- lement impénétrable aux rayons du soleil que nous n'avions rien vu d'aussi lugubre jusqu'alors. Un faible crépuscule, semblable aux pre- mières lueurs du matin, filtrait à travers l'épaisseur du feuillage et communiquait à nos pensées je ne sais quelle teinte vague de tris- tesse. Aux difficultés habituelles de la route se joignit bientôt l'ob- stacle d'une végétation envahissante qui nous étrergnait de toutes parts; depuis trois ans, la voie était abandonnée, et c'est à peine, durant cet intervalle, si la nature avait été gênée dans sa libre expan- sion par le rare passage de quelques voyageurs. Déjà le bourg de Cahabon justifiait sa mauvaise renommée; nos Indiens en prirent texte pour glorifier le Petén aux dépens de la Vera-Paz.

Au milieu de ces bois coule une petite rivière, dont le lit est acci- denté par des rochers noirâtres, à strates fortement inclinées; les révolutions qui ont modifié la configuration du sol, se trahissent en outre par des amoncellements calcaires bizarrement groupés, que l'on observe de distance en distance : partout ailleurs une couche épaisse de détritus, dérobe au regard le travail mystérieux des pre- miers âges. Un silence effrayant règne dans cette solitude, qui semble exclusivement réservée au développement de la vie végétative. Nous n'y aperçûmes aucun oiseau, aucun reptile; nous n'y entendîmes aucun chant, aucun murmure, pas même celui des eaux dont nous suivions le bassin desséché. Cependant, aussitôt que la marche se

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ralentit, le voyageur est enveloppé par des nuées de moustiques' qui existent partout et qu'on ne voit nulle part. Quelquefois la terre était jonchée de feuilles sèches, analogues par leur forme à celles de nos forêts, mais d'une dimension surprenante1; des fruits sin- guliers, rarement bons à manger, pourrissaient ou germaient au pied des arbres qui les avaient produits. Je fis remarquer à nos guides une trace à peine visible, qui croisait notre direction et se perdait dans les halliers ; ils l'attribuèrent au passage des Indiens Lacandons, qui vivent indépendants dans la région montagneuse du Chicec.

Nous ne trouvâmes point à la fin de la journée de hangar pour nous abriter ; nous dûmes incliner vers le sud et nous rapprocher des rives accidentées du Bo/oncoh, nous passâmes la nuit dans une caverne. Le chemin s'égare ensuite à travers un marais desséché gisent des roches noirâtres, criblées de cavités cellulaires d'un aspect très particulier. Le séjour des eaux était rendu manifeste par la trace qu'elles avaient imprimées sur la pierre et par de nombreuses coquilles du genre ampullaire, qu'elles avaient abandonnées dans leur retraite. La plupart de ces masses rocheuses étaient percées de cavernes, qui paraissaient se prolonger, comme d'énormes déchi- rures, dans les profondeurs du sol. On y voit, lorsque le jour y pénètre, des eaux limpides nagent des poissons ; nos guides prétendirent même qu'elles renfermaient des crocodiles. Quand surviennent les pluies de septembre, l'eau monte de ces réservoirs souterrains, déborde par mille issues et submerge au loin la forêt. A cette époque les voyageurs doivent user de circonspection et se résoudre à faire de longs- détours, s'ils veulent échapper aux périls de la route*

Nous quittâmes le lit du marais pour prendre celui d'un torrent qui était également à sec, et pendant le reste du jour nous chemi- nâmes de ravin en ravin, au milieu de terrains bouleversés, de blocs roulants ou suspendus, de troncs d'arbres déracinés, entassés dans

1. Celles du bop, par exemple, découpées comme la feuille du chêne, n'ont pas moins de deux pieds et demi de longueur sur six pouces de large.

M2 CHAPITRE XVI.

un désordre inexprimable. Ce chaos, qui nous offrait l'image des convulsions de la nature aux époques primitives du monde, se pro- longea jusqu'à la station de Campamac, que nous atteignîmes heu- reusement après avoir désespéré de surmonter avant la nuit de si formidables obstacles.

Campamac est noté sur les cartes comme une localité de quelque intérêt; une demi-douzaine de pieux vermoulus, plantés en pleine forêt et supportant une couverture de chaume, quelques arbres coupés et la trace effacée d'un sentier, révèlent seuls le passage accidentel de l'homme dans ce lieu complètement désert. Je m'étais flatté de l'espoir d'un meilleur gîte, lorsque étudiant mon itinéraire en France, j'avais remarqué sur ma route ce nom précieusement enregistré; au surplus, j'éprouvai une satisfaction secrète en pen- sant que j'avais atteint le point obscur et perdu dans l'espace, qui naguère avait fixé mon attention.

Ce ne fut pas sans efforts ni sans quelques mésaventures que nous parvînmes à nous tirer des boues de Campamac ; une demi-lieue plus loin règne une chaîne extrêmement ardue, courant dans la di- rection du sud-est, dont les pentes recouvertes d'une argile fine de couleur rouge, sont très pénibles à gravir. Nous franchîmes succes- sivement les cerros de Sakikib, de Chouyteu et de Jierro, en nous aidant de nos pieds et de nos mains, et à la faveur de petites cavités creusées en escalier sur les flancs de la montagne par plusieurs gé- nérations de voyageurs : du reste, on ne rencontre aucun escarpement qui mérite le nom de précipice ; les chutes peuvent se multiplier, mais elles sont sans danger. La vue est constamment bornée, même depuis les hauteurs, par la végétation condensée de:s forêts ; vallées, collines, rochers, tout disparaît sous une épaisse draperie de feuillage, que le soleil ne perce jamais. Nous observâmes sur deux points dif- férents de profondes excavations circulaires, semblables à des puits et bordées de rochers; l'une de ces cavités, béante au sommet de la montagne, montrait une couche d'argile de cinq à six mètres de puissance.

Au pied de la sierra coule le ruisseau de Chimuchuch, que nous

AVENTURE DANS LES BOIS. 1 î 3

traversâmes sur un pont singulièrement pittoresque. Il était formé par un gigantesque bop que Forage avait foudroyé et qui n'en per- sistait pas moins à vivre ; couché de l'une à l'autre rive, cet arbre offrait au passant l'appui de ses rameaux, qui, partant verticalement du tronc, dessinaient une avenue régulière. Je résolus de séjourner dans ce parage ; nous étions tous très fatigués, en sorte que ma détermination fut accueillie avec une satisfaction générale. Un abri fut construit pour nous au centre d'une petite clairière, puis nos gens s'occupèrent ensuite de leur propre campement. La journée se passa fort agréablement ; nous aperçûmes bon nombre de couleuvres de l'espèce que l'on nomme coral, et je recueillis un magnifique insecte à reflets métalliques de la section des longicornes i.

Vers le soir, les aboiements de la chienne qui se précipita avec fureur hors du rancho, vinrent nous tirer de notre sécurité habituelle et nous préparèrent à quelque incident nouveau ; effectivement, nous vîmes sortir du bois, dans la direction de Cahabon, trois personnages dont l'aspect n'était rien moins que rassurant. Le premier était un ladino2, reconnaissable à son costume, aux traits de son visage et à la nuance particulière de son teint : ses lèvres minces, ses pom- mettes saillantes, son nez légèremnt recourbé, ses yeux petits et vifs, tout respirait dans sa physionomie un mélange de ruse et d'audace ; il portait un fusil et il était coiffé d'une étoffe blanchâtre roulée en manière de turban. Un mulâtre de haute stature et un Indien aux traits abrutis, armés l'un d'une hache, l'autre d'un long couteau de chasse, suivaient cet étranger qui paraissait être leur chef; leur bagage consistait en un paquet volumineux que le dernier portait sur ses épaules. Ils s'approchèrent de nos Indiens, sans manifester de surprise, échangèrent avec eux quelques formules de politesse et firent choix d'un emplacement pour bivouaquer; ensuite ils procé- dèrent à la construction d'un hangar exactement semblable au nôtre. Ce voisinage déplut à Fida, qui ne cessa de gronder toute la nuit ; quant à nous, sans redouter beaucoup ces inconnus, nous les

1. Mallaspis Moreletit Lucas.

2. d'un Espagnol et d'une Indienne.

il. 8

1U CHAPITRE XVI.

tînmes pour suspects et prîmes nos mesures en conséquence : les objets mobiliers furent réintégrés dans notre intérieur; les caisses servirent à fortifier la place, nous mîmes les armes à portée, et nous nous endormîmes avec la confiance que ces précautions nous inspi- raient, comptant sur la vigilance de Fida et ne soupçonnant guère ce qui nous attendait au réveil.

Lorsque nos yeux s'ouvrirent, le soleil dorait la cime des bois et pénétrait déjà dans la clairière. Étonnés de n'entendre aucun bruit, nous sortîmes de nos retranchements; les cendres fumaient encore, mais le bivouac était désert ; un silence solennel régnait dans la foret. On accepte rarement les malheurs imprévus sans s'attacher d'abord à quelques illusions; nous nous persuadâmes donc que nos gens s'étaient écartés pour un motif ou pour un autre; mais comme leurs effets avaient également disparu, qu'ils n'avaient rien laissé, pas même leurs bâtons de voyage, le doute devint impossible et la triste réalité se fit jour : nous étions décidément abandonnés. On peut juger de l'impression que produisit sur nous cette découverte et des mille conjectures auxquelles nous nous livrâmes pour expliquer une trahison aussi odieuse qu'inattendue.

Cependant comme nous n'avions rien à gagner à la solution de cette énigme , nous cessâmes de nous en occuper pour réfléchir à notre situation. Morin proposait de marcher en avant ; ce ne fut pas mon opinion : je ne pouvais renoncer si promptement à l'espérance de revoir nos guides, ni me décider à l'abandon de nos bagages. Qui sait si les Indiens n'attendaient pas cette occasion pour nous en dépouiller? d'ailleurs nous nous trouvions dans un lieu de passage le hasard amènerait, peut-être, d'autres voyageurs. Ces raisons convainquirent mon compagnon d'infortune ; nous fîmes l'inventaire de nos provisions : il nous restait pour quatre jours de vivres ; les co- quillages et les bourgeons de palmiers que l'on récolterait aux alen- tours, nous fourniraient un supplément pour deux autres journées ; enfin la chasse y ajouterait sans doute de nouvelles ressources que nous ne portâmes point en compte. Il fut donc décidé que nous attendrions pendant trois jours, et que s'il ne survenait rien de

.AVENTURE. DANS LES BOIS. 415

nouveau , nous chercherions à nous orienter du côté de Cahabon.

Ce parti étant arrêté, chacun alla vaquer à ses occupations; je laissai Morin préparer des engins pour la chasse et je me disposai à explorer la route que nous aurions à suivre ultérieurement. J'eus soin, pour ne pas m' égarer, de casser les branches des buissons et de marquer les arbres échelonnés sur mon passage. Au bout d'un quart de lieue, les obstacles s'accumulèrent et la trace du sentier s'effaça si complètement au milieu des ravins qui déchiraient le sol, que je fus obligé de retourner sur mes pas, après de longs et inutiles efforts pour assurer ma direction.

La journée s'écoula sans incident ; nous dinâmes sobrement en attendant le gibier que promettaient les dispositions de Morin, et nous nous couchâmes avec le soleil. Vers le milieu de la nuit, un rugissement lointain me réveilla en sursaut; la chienne, bête coura- geuse, se mit à aboyer avec fureur; je secouai mon compagnon qui dormait : un second rugissement plus distinct et plus rapproché me dispensa de toute explication. Nous sortîmes du rancho afin d'éviter une surprise ; mais le silence ne fut plus troublé de la nuit. C'était un jaguar, chassant dans le voisinage, qui sans doute nous avait éventés. Nous jetâmes quelques branches sur le feu et nous veillâmes jusqu'au matin.

Aux premières lueurs de l'aube , Morin courut visiter les pièges dont il avait garni les alentours ; mais il revint un peu désappointé avec un rat qu'il tenait par la queue ; c'était le seul gibier qu'il eût trouvé dans sa tournée. Ce rongeur était doué d'une physionomie spéciale, qu'il empruntait surtout à la grandeur de ses oreilles, et je le jugeai digne de figurer dans ma collection.

Sur le midi , ayant pris mon fusil dans l'espoir d'être plus heu- reux , je me dirigeai vert le pont du Chimuchuch. Au moment j'allais traverser la rivière, j'aperçus un Indien sur le bord opposé, et je reconnus notre interprète. Cet homme faisait mine d'avancer; mais découvrant apparemment sur mon visage des symptômes de mauvais augure, il changea d'avis et se jeta dans les taillis. Irrité de ce coatre- temps, je lâchai la détente de mon fusil , par un mou-

116 CHAPITRE XVI.

vement tout à fait spontané , en évitant néanmoins de l'atteindre. Le fugitif poussa un cri ; je courus et le trouvant par terre à demi mort de peur, je le fis relever rudement et le ramenai au camp.

Grande fut la surprise de Morin; il avait entendu l'explosion, mais il ne comptait pas sur un gibier de cette espèce. Nous nous réu- nîmes aussitôt en conseil de guerre , afin de procéder à l'interroga- toire du prisonnier. Mon ressentiment s'était calmé depuis qu'il était entre nos mains, et la prudence d'ailleurs nous conseillait des mé- nagements. Je m'appliquai donc à le rassurer, tâche qui n'était pas très facile.

Lorsqu'il fut un peu remis de sa frayeur, je lui demandai d'où il venait : il répondit qu'il venait de la sierra.

Et tes camarades, poursuivis -je , que sont- ils devenus?

Ils sont dans la sierra , senor.

Par quel motif nous ont - ils quittés? »

L'Indien garda le silence; je réitérai ma question sans en obtenir de réponse; alors Morin, qui connaissait son faible, lui versa un petit verre de rhum.

«Les Indiens de San-Luis, repris-je, ont-ils quelque plainte à former contre nous?

Non , senor.

Les avons- nous surchargés de bagage?

Non, senor.

Maltraités?

Non , senor.

Leur ai-je payé d'avance en quittant le village le prix dont nous étions convenus?

Oui , senor.

Ne les ai-je pas récompensés en outre chaque fois qu'ils m'apportaient quelque production de la forêt?

Oui , senor.

Ai-je partagé avec eux, sans y être obligé, mon sucre, mon eau*-de-vie , mon tabac et ma chasse?

Oui , senor,

AVENTURE DANS LES BOIS m

Alors de quoi se plaignent -ils donc?

Ils ne se plaignent pas , senor; ils disent seulement : le prix est court , et le chemin est long.

Et pourquoi n'ont-ils pas fait cette observation à San-Luis?

Senor, ils n'y ont point pensé ; ce sont les hommes de Cahabon qui leur ont dit : les blancs se moquent de vous ; allez dans la sierra et restez -y cachés; ils auront peur et ils vous donneront davantage.

Voilà, dis- je, un mauvais conseil et une méchante action. » Il était évident que nos voisins de la nuit précédente avaient conçu

l'idée de nous dévaliser et qu'ils avaient incité nos porteurs à la désertion , dans l'espoir de faire naître une occasion propice. Ils rôdaient sans doute aux alentours , en attendant le résultat de leurs manœuvres ; mais les Indiens avaient perdu patience et provoquaient déjà une négociation. Nous profitâmes de ces dispositions; rien ne fut épargné pour convaincre le prisonnier que nous ne conservions aucun ressentiment, et qu'au retour de ses camarades, tout serait franchement oublié. Nous convînmes qu'il leur en transmettrait l'assurance formelle ; mais comme la mobilité de leur caractère m'inspirait une juste méfiance, je décidai Morin à accompagner l'interprète, tandis que je veillerais sur le camp. Ils se mirent donc immédiatement en route pour la sierra de Sakikib.

Cinq heures s'étaient écoulées depuis le départ des deux messa- gers, lorsque les dernières clartés du jour s'effacèrent. Les occu- pations qui avaient rempli cet intervalle m'avaient fait oublier ma solitude ; le temps s'était passé à rédiger des notes ou à recueillir, sans m' écarter, des plantes et des insectes; à peine avais- je eu le loisir de jeter un coup d'œil sur moi-même. Mais quand l'ombre tomba, et que toute relation vint à cesser entre mes yeux et les objets voisins, je m'aperçus de mon isolement ; alors, certaines idées que je m'avouais à peine, commencèrent à se glisser dans mon esprit. Quelque brave que l'on soit au grand jour, je ne crains pas d'affirmer qu'on l'est toujours un peu moins dans les ténèbres. Je jetai du bois sur le feu , et je m'assis, armé de mon fusil , écoutant

M8 CHAPITRÉ 'XVI.

avec une vague émotion les bruits qui m'arrivaient des différents points de la forêt. Je cherchais à distinguer, parmi ces rumeurs inconnues, celles qui pouvaient révéler un danger; il me semblait parfois que les feuilles sèches étaient froissées, comme si l'on eût marché avec circonspection ; ma chienne soulevait paresseusement la tête, dressait l'oreille, ouvrait à demi les yeux et reprenait son attitude nonchalante : ce n'était pas un ennemi. D'autres fois, je m'imaginais que les échos du bois allaient être éveillés par un rugis- sement formidable, et ma main se rapprochait instinctivement de mon fusil. Peu à peu, cependant, mes impressions se modifièrent et mon sang circula plus paisiblement; les harmonies de la nuit caressèrent mon oreille sans l'inquiéter ; ma rêverie devint toute pas- sive , mes idées prirent une teinte confuse, je m'assoupis, ou plutôt je tombai dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil.

J'ignore depuis combiep de temps cette situation se prolongeait, lorsque le bruit d'une arme à feu retentit du côté de Cahabon. Je tressaillis, me levai précipitamment et prêtai l'oreille avec atten- tion; tout était calme et silencieux; pas une feuille ne remuait sur la cime des arbres, la nature était ensevelie dans un recueil- lement profond. Je ranimai le feu, qui jetait une clarté mourante, et j'écoutai de nouveau : cette fois je crus entendre une rumeur sourde et éloignée. Etait-ce quelque bête fauve échappée au plomb d'un chasseur ou mes Indiens, qui revenaient au camp? Comment arrivaient-ils par une route opposée? Fida , l'oreille droite, l'œil fixe et le poil hérissé, aspirait le vent, mais n'aboyait pas ; je me cachai dans le taillis et j'attendis l'événement.

Tout à coup une lueur rougeâtre perça l'obscurité, et la forêt s'illumina comme par l'effet d'un incendie; un'e troupe d'hommes débouchait avec des torches et faisait irruption dans la clairière. Si j'eusse conservé quelques doutes , les démonstrations de ma chienne, qui s'élança joyeusement à la rencontre de Morin , les auraient immédiatement dissipés. Tout s'expliqua , jusqu'au détour que nos guides avaient pris, afin d'éviter un passage que les ténèbres rendaient périlleux. J'ajoute que la réconciliation fut

AVENTURE DANS LES BOIS. 419

sincère , et qu'elle fut cimentée avec le reste de mon rhum. Nous étions trop heureux de sortir de ce mauvais pas, pour conserver un long ressentiment de notre mésaventure.

Dans la matinée, nous franchîmes le cerro de Ghimuchuch, dont la base, labourée par les eaux, avait arrêté mon exploration de la veille : cette montagne, revêtue comme la précédente d'une argile rouge, fine et tenace, est excessivement pénible à gravir, surtout par un temps pluvieux. On suit le ravin principal en côtoyant des escarpements à pic minés par les torrents. 11 ne faut point s'oublier ici dans la contemplation du paysage, car la moindre distraction pourrait devenir fatale. Nos guides eux-mêmes, malgré leur expérience , concentraient toute leur attention sur le petit espace que leurs pieds nus occupaient dans la progression.

Nous traversâmes sans nous arrêter le cerro de Leagua , point culminant de la chaîne. Du haut des roches calcaires qui en cou- ronnent le faîte, on jouirait d'un immense panorama, si le rayon visuel n'était intercepté par l'éternel obstacle de la végétation. A peine aperçoit- on , en grimpant sur les arbres, quelques déchirures bleuâtres au sombre manteau des forêts. La journée fut très dure, et pour la première fois je surpris de légers signes d'aigreur et d'impatience parmi nos compagnons.

Le treizième jour, dans la matinée, nous atteignîmes le dernier contre-fort de la chaîne, après avoir franchi un escarpement dange- reux où , pendant plusieurs minutes, le voyageur suspendu sur le vide, ne sait s'il doit avancer ou reculer. Tout à coup, à travers une éclaircie des arbres, échelonnés de précipice en précipice, nos yeux plongèrent sur des espaces azurés, et l'Indien qui mar- chait en avant, s'écria savanna! ses camarades lui répondirent par un grand cri. Ainsi ces hommes élevés à l'ombre des forêts et endurcis à la fatigue, ne voyaient pas avec indifférence les splen- deurs du soleil et le terme de leur voyage! Dix minutes après, le rideau se déchira : une trouée pratiquée dans l'épaisseur du bois par la chute d'un arbre séculaire nous permit d'entrevoir un monde nouveau que nous contemplâmes avidement. On découvrait une

120 CHAPITRE XVI.

masse confuse de vallées, de montagnes et d'horizons lointains qui nageaient, pour ainsi dire , dans un océan de lumière. Le bourg de Cahabon , assis sur un groupe de collines , occupait le centre du tableau; au dernier plan, une chaîne bleuâtre, uniforme, sem- blable à une muraille prodigieuse, la Cordillère enfin, montait insen- siblement jusqu'à la région des nuages. A la vue de cet imposant spectacle , nous nous arrêtâmes tous spontanément : les Indiens déposèrent leur charge et se livrèrent à une joie immodérée ; Morin, moins expansif, s'assit et alluma sa pipe, tandis que je jouissais moi-même dans une muette extase de ce premier aspect des hauts plateaux , qui me souriait comme une vision de la terre promise.

Lorsque notre enthousiasme se fut un peu calmé et que la halte eut ranimé nos forces, nous commençâmes joyeusement à des- cendre. Bientôt nous nous fîmes jour à travers un épais fourré d'aroïdées et de bambous qui obstruait le pied de la montagne, et nous nous engageâmes dans la vallée. La chaleur concentrée dans le creux des ravins nous paraissait intolérable , et nos yeux habitués au crépuscule des bois étaient douloureusement affectés par l'éclat des rayons solaires. A l'issue de ces défilés, je m'arrêtai pour con- sidérer la sombre perspective des sierras accumulées sur la route du Petén, et je ressentis un léger mouvement d'orgueil en pensant que j'emportais avec moi le secret de ces solitudes.

Une heure plus tard, nous gravissions les pentes de Cahabon ; on voyait apparaître de temps en temps sur une éminence, sur un rocher, derrière un mur ou un buisson, des groupes de curieux qui jetaient sur nous un regard furtif et s'évanouissaient comme des ombres. Je conviens que notre costume, nos armes, nos figures, notre extérieur enfin dans son ensemble pouvait justifier les plus fâcheuses suppositions : deux femmes qui se baignaient dans un ruis- seau montrèrent toutefois plus de résolution ; elles se bornèrent à cacher leur visage. Nous poursuivîmes ainsi notre ascension jus- qu'au sommet de la colline s'élevait la maison commune, hôtel- lerie banale des voyageurs. Mon séjour ne fut pas long dans cet asile; instruit de mon arrivée, le curé m'envoya chercher en récla-

AVENTURE DANS LES BOIS. 121

mant comme une de ses prérogatives le droit de m'offrir l'hospitalité. Je trouvai au couvent une chambre propre , bien aérée , avec un point de vue charmant sur la campagne, un souper qui me parut délicieux, et enfin, un véritable lit avec un matelas et des draps. Pour sentir tout le prix de ces éléments de bien-être, dont une longue possession nous a fait oublier la valeur, il suffit, cher lecteur, d'en avoir été privé seulement pendant six mois ; et cependant , telle est la tyrannie de l'habitude qu'après avoir changé vingt fois de posi- lion, sans pouvoir goûter le sommeil, je me levai doucement et repris possession de mon hamac, à la grande mortification de mon hôte qui, le lendemain matin, m'y trouva profondément endormi.

CHAPITRE XVH

LA CAVERNE

Eu nrrivnnt à Cahabon, après la traversée! dos bois, le voyageur

est pour ainsi. dire ébloui; ses regards se promènent curieusement sur l'espace, il mesure l'étendue1 de l'horizon, et il éprouve ce mé- lange' de plaisir cl d'élonnement qui naît d'un contraste agréable et fortement tranché. Les forcis n'abaissent plus autour de lui leur manteau séculaire, le soleil brille de tout son éclat; la voûte du ciel paraît immense, l'univers enfin se déploie; tout change de l'ace, tout s'anime, tout rayonne, et le mouvement de la vie participe à ' cette transformation en recevant une impulsion nouvelle. Telles furent du moins les sensations qui m'accueillirent h mon réveil.

Le paysage que j'avais sons les yeux était d'une admirable; ri-

124 CHAPITRE XYIL

chesse ; on eût dit un site de l'Apennin ; non pas de la région sévère qu'assombrissent les sapins, mais des pentes chaudes et riantes de la Sabine. J'étais placé sur une éminence centrale , dominant un vaste bassin, qu'accidentaient les ramifications des sierras; l'église et le couvent en couronnaient le faîte ; un peu plus bas, se dérou- lait la ceinture irrégulière du bourg; les maisons, dans un désordre pittoresque, apparaissaient entremêlées de jardins, tantôt sur le penchant d'une colline, tantôt sur un point culminant, quelquefois au fond d'une gorge obscure, lorsqu'elles n'étaient pas ombragées par des massifs impénétrables. On peut évaluer à une grande demi- lieue la circonférence qu'elles décrivent, et il faut près d'une heure pour en faire le tour, à cause des difficultés du terrain. Un ravin profond, coule une petite rivière que l'on nomme Actel-ha (eau froide) divise le tout en deux parties ; le lit de ce ruisseau , formé d'un calcaire de transition, se termine par un escarpement à pic produisant une chute de deux mètres , d'un effet assez gracieux. Tous ces détails, que l'œil saisit depuis l'esplanade du couvent, sont encadrés, ainsi que les forêts et les collines lointaines, par une chaîne de montagnes dentelées, aux flancs profondément déchirés, mais parées néanmoins de verdure. On remarque vers le sud-est une solu- tion dans leur continuité : c'est par que soufflent les vents froids delà côte; ils arrivent imprégnés de miasmes et d'humidité, semant sur leur passage les fièvres , les rhumatismes et les affections catar- rhales. Cinq jours suffisent pour gagner par cette direction le lac et le port d' Yzabal ; le chemin est analogue à celui du Petén , c'est-à- dire totalement négligé.

Je ne pouvais me lasser de contempler ce bassin extraordinaire % mon œil plongeait et découvrait tour à tour des vallons, des ruis- seaux, des jardins, des masses compactes de verdure et d'innombra- bles maisonnettes condensées, pour ainsi dire, à mes pieds, comme au fond d'un cratère. Le chant du coq et les rumeurs de la vie sociale se propageaient de coteau en coteau, et je distinguais, comme autant de points blancs, des créatures humaines qui se mouvaient sur de rapides sentiers. C4es gorges retirées, ces ombrages touffus,

LA CAVERNE. 425

ces eaux vives, exercent d'abord une attraction irrésistible; on vou- drait parcourir les vallées, explorer les ravins, suivre le cours de la rivière ; mais dès les premiers pas la transpiration vous inonde , une langueur paresseuse s'insinue dans vos veines, vos muscles ont perdu leur élasticité: vaincu par le climat, vous n'aspirez plus qu'au repos.

J'étais arrivé à Cahabon, avec de graves préventions contre les habitants, qu'on m'avait dépeints au Petén comme des barbares ingouvernables, inaccessibles aux éléments les plus simples de la civilisation ; le corrégidor, dans ses instructions paternelles, n'avait pas négligé de me mettre en garde contre leurs mauvaises disposi- tions. Mais je reconnus une fois de plus qu'il fallait accueillir avec une excessive réserve les informations puisées dans des régions qui, bien que limitrophes, n'entretiennent que des relations éloignées. La mauvaise renommée du pays est certainement le châtiment d'un crime que les indigènes commirent il y a quelques années, en mas- sacrant leur curé, dans un délire furieux provoqué par l'ivresse. Plus grossiers sans doute et moins industrieux que leurs voisins, ils ne sont pas plus méchants, quoique leur ignorance et leur passion effrénée pour les liqueurs alcooliques les rendent moins faciles à dis- cipliner ; du reste , ce n'est jamais par une résistance ouverte qu'ils entreprennent de se soustraire aux lois, mais par une force d'inertie contre laquelle incitations, encouragements, rigueurs, tout s'amortit, tout vient échouer.

Ces Indiens appartiennent à une race distincte de celle des Mayas, sans.que l'on sache exactement à quel rameau les rattacher, et sans qu'ils puissent eux-mêmes fournir les moindres lumières sur leur origine. On présume qu'ils descendent des Quiches, fixés jadis dans les provinces septentrionales du Guatemala, d'où ils émigrèrent au temps de la conquête. Leur langue est le quec-chi, qui paraît être une corruption du quiche 1 ; elle manque encore de grammaire et de dictionnaire, quoique les Dominicains l'aient possédée et qu'ils aient

1 Le Quec-chi se parle à Cahabon, Lanquin, San-Pedro-Carcha, Çoban et San-Juan dans la Vera-Paz, ainsi qu'à Chinauta et Mixco, dans le département de Guatemala.

126 CHAPITRE XVII.

même laissé, comme témoignage de leur érudition, une traduction de la Genèse en cet idiome. Les habitants de Cahabon m'ont paru d'une couleur plus foncée que les Mayas, avec des formes plus tra- pues et des traits plus irréguliers; l'enfance, parmi eux, a un aspect sauvage; la vieillesse est sans dignité: chez les hommes, elle porte l'empreinte d'une dégradation vulgaire et repoussante ; chez les femmes, elle est vraiment hideuse. Tous ont le front étroit, les pom- mettes saillantes, et le sommet de la tête sensiblement conique. Leur costume, sans être remarquable, l'emporte cependant, au point de vue pittoresque , sur la chemise flottante du Petén et du Yucatan : un mouchoir de coton roulé comme un turban, un caleçon large et court, une chemise ample, serrée autour des reins, et rejetée habituellement sur l'épaule, leur donnent, à une certaine distance, l'apparence de paysans arabes : le rapprochement -est encore plus frappant lorsqu'ils sont groupés à l'ombre d'un vieux mur, dans une attitude paresseuse. L'habillement des femmes, tout à fait primitif, consiste en un simple pagne bleu qu'elles nouent au-dessus des hanches, et qui atteint strictement le genou ; l'usage de la chemise, introduit par les missionnaires, est tombé parmi elles en désuétude: lorsqu'elles s'en revêtent le dimanche, c'est en en modifiant l'emploi et en la transformant en une espèce de mantelet. Quant aux enfants, l'incommodité des vêtements ne gêne pas la liberté de leurs allures. Il existe un usage à Cahabon que j'ai retrouvé chez tous les Indiens parlant la langue quec-chi. À peine les garçons ont -ils atteint neuf ou dix ans, que les parents se préoccupent déjà de leur établissement futur; ce sont les femmes qui traitent cette grande affaire , dont l'initiative appartient généralement au beau sexe, chez les sauvages comme chez les peuples policés. Quand les négociations ont abouti, que les derniers obstacles ont été levés par des présents, la petite fille quitte le toit paternel pour habiter celui de son futur époux; mais comme la loi ecclésiastique ne permet aux garçons de contracter mariage qu'après quatorze ans révolus, il s'écoule un intervalle assez long pendant lequel elle grandit, se développe avec ses qualités et ses défauts , de telle sorte qu'à l'échéance du terme,

LA CAVERNE. 427

elle a souvent cessé de plaire à son fiancé ou à sa famille adoptive; alors on la renvoie chez ses parents en réclamant les dons qui ont cimenté le contrat : un refus est inévitable ; la querelle s'engage, on se dispute, on en vient quelquefois aux coups, et le ressentiment provoqué par cette injure se perpétue pendant plusieurs générations. C'est au zèle infatigable des Dominicains que Ton doit non-seule- ment la fondation de Cahabon, mais celle de la plupart des villes et des villages de la Vera-Paz. Ces intrépides apôtres , pénétrant les premiers dans cette contrée sauvage, arrachèrent les Indiens à l'existence précaire des forêts, les réunirent en société et parvin- rent à discipliner des barbares qui mettaient leur indépendance au-dessus de tous les biens. En écoutant les chants religieux qu'ils avaient composés dans la langue du pays, les indigènes surpris et charmés se réunirent autour d'une humble croix * ; les enfants reçu- rent bientôt les premiers germes de soumission et d'obéissance ; les femmes apprirent à filer le coton et à tisser la toile ; les hommes furent initiés aux pratiques de l'agriculture et à divers métiers ; enfin il se forma de petites communautés d'artisans et de labou- reurs, qui devinrent le noyau de populations régulières. Les mis- sionnaires ne se bornèrent pas à rendre les Indiens industrieux; ils s'appliquèrent avec une rare persévérance à développer leurs qua- lités morales et à les éclairer. Us ne cherchèrent point à les dé- pouiller par la violence de leurs erreurs et de leurs préjugés , mais ils mirent en œuvre la persuasion et la douceur ; et s'ils ne parvin- rent pas à dégager plus complètement leur intelligence des langes dont ils la trouvèrent enveloppée, c'est que la tâche, sans doute, exigeait de plus longs efforts. Les fruits qu'ils recueillirent n'en furent pas moins remarquables. On vit s'élever un jour , sur une émi- nence centrale, une église d'une architecture imposante ; le maître- autel fut enrichi d'ornements précieux , dont les habitants se mon- trent encore aujourd'hui plus jaloux que de leurs propres biens. A la voix des pieux architectes , le couvent et les édifices communaux

1. Juarros, trat. V. c. i. p. 121.

428 CHAPITRE XVII.

vinrent compléter l'ordonnance de la place ; plusieurs chapelles et divers bâtiments d'utilité publique furent successivement construits aux alentours, et plus de cinq cents maisons se groupèrent dans leur intervalle. Tous ces travaux sortirent, comme par enchantement, des mains de la population indigène.

L'administration des Dominicains était basée sur l'infériorité de la race américaine , dont ils étaient consciencieusement convain- cus ; ils pensaient, d'ailleurs avec raison , qu'une institution rigou- reuse est nécessaire dans l'enfance des sociétés comme dans celle des individus; on ne peut nier que leur système ne s'adaptât fort- bien au caractère des indigènes; c'était une tutelle absolue, mais bienfaisante, semblable à celle qu'exerce le père de famille sur ses enfants. Pour qu'ils fussent véritablement heureux, ils voulaient qu'ils travaillassent , et ils ne laissaient pas l'oisiveté impunie l. La discipline qu'ils introduisirent à Cahabon , y imprima des traces profondes, qui ne sont pas encore effacées. Ils avaient divisé la com- mune en six paroisses, placées chacune sous le patronage d'un saint. Les maisonnettes en tonne d'ajoupas, que Ton voit blanchir sur la pente des coteaux, sont autant de chapelles, l'on conserve encore religieusement l'image des protecteurs de la bourgade ; les Indiens persistent à les vénérer et vont même y prier quelquefois. Mais, en réalité, les efforts des missionnaires n'ont abouti qu'à chan- ger l'objet de leur idolâtrie ; jamais leur intelligence ne s'est élevée à la hauteur d'une religion toute spiritualiste , et je ne crains pas d'affirmer que le christianisme des moins suspects n'est qu'un paganisme christianisé dans ses dehors.

Pour combattre avec plus d'efficacité la paresse et la mobilité d'esprit de leur troupeau, les religieux en avaient astreint les mem- bres à une règle uniforme. Chacun à tour de rôle participait à l'en- tretien de l'église , à celui du couvent et à tout ce qui concernait l'existence matérielle de la communauté. Cet usage , dans la Vera-

1. Les Jésuites, dont l'habileté n'est pas suspecte, gouvernèrent les indigènes du Brésil, d'après les mêmes principes. A. Saint-Hilaire, Voy. dans V intérieur du Brésil, partie, t. II, cl.

LA CAVE-UNE. 129

Paz , ne subsiste plus qu'à Gahabon , San-Âgosiino-Lamjuin et San- Pedro-Carcha. Huit hommes désignés par les alcades, viennent chaque matin se mettre à la disposition du curé , qui les emploie à différents travaux d'utilité publique, sous la direction du plus capable. Celui-ci, investi en outre des fonctions de majordome, assiste avec la gravité convenable, les bras croisés, le manteau sur l'épaule et le couteau à la ceinture, au dîner de son pasteur. 11 ne céderait pas volontiers cette partie de ses attributions, quoiqu'elle soit purement honorifique , à cause de l'importance et du relief qu'elle lui donne. Les filles, de leur côté, broient le maïs, prépa- rent les tortillas et blanchissent le linge. Indépendamment de ces prestations, la population tout entière contribue à la subsistance et aux autres besoins du curé, conformément à un statut tradi- tionnel ; ainsi les alcades fournissent le bois de pin qui se con- somme à la cuisine et sert à l'éclairage ; les douzes confréries sont chargées alternativement de la provision de maïs , d'œufs et de haricots; les pêcheurs acquittent leur redevance en poisson et en crabes d'eau douce ; enfin le reste des habitants donne des fruits et des légumes, principalement des bourgeons de palmier qui sont renommés à Cahabon.

On se tromperait beaucoup si l'on imaginait que ces charges pèsent sur les indigènes; non - seulement ils y satisfont comme à une obligation naturelle , à laquelle personne ne songe à se sous- traire , mais ils tiennent essentiellement à les remplir, par suite de leur attachement aux vieux usages. Comment ne pas admirer les Dominicains, qui surent tant obtenir d'un peuple pauvre et dénué d'industrie, et qui parvinrent à se créer, dans un pays complète- ment isolé, des ressources dont leurs successeurs profitent encore après un laps de trois siècles? Quajit aux résultats moraux , qui furent le principal objet de leurs préoccupations, il n'en subsiste plus qu'une empreinte effacée. Émancipés avant le temps, les Indiens sont retombés sous le joug de leurs instincts grossiers ; en perdant le goût du travail, ils ont contracté celui de l'ivrognerie, et ils ont cessé d'être des hommes utiles , je dirai presque des créa- it. 9

130 CHAPITRE XVII.

tures raisonnables : génie de razon, pour emprunter aux Espa- gnols leur fameuse expression. La production s' étant ralentie parmi eux , on a vu décroître leur nombre ! ; en même temps s'est réveillé ce penchant pour l'indépendance, que les religieux n'avaient dompté que par d'ingénienx efforts; à la moindre pression, ils fuient dans les montagnes et disparaissent pour un temps, quelque- fois même pour toujours, de la société. Le gouvernement a jugé le mal assez grave pour s'en inquiéter sérieusement, mais il n'a point trouvé de remède ; le zèle des corrégidors, qu'il s'efforce de stimuler, ne saurait suppléer, quoi que ces magistrats entreprennent, au principe de cohésion dont le germe n'existe plus.

Un spectacle" assez neuf pour un Européen, c'est celui d'une agglomération de trois mille individus vivant en société sans exercer aucune profession industrielle. Il arrive cependant aux habi- tants de Cahabon de s'occuper accidentellement de commerce, quand , par exemple , ils ont besoin de quelques réaux pour acheter du sel ou des spiritueux ; mais ils ne cherchent pas à étendre leurs opérations au delà du strict nécessaire, et ils retombent dans l'inac- tivité dès que leur objet est rempli. C'est ainsi qu'ils exportent, en petite quantité, du coton, du fil d'agave, des paniers et des cale- basses peintes dont ils trouvent le débit à Goban. La fabrication de ce dernier article leur appartient exclusivement ; leur procédé con- siste à tracer avec un instrument aigu, des dessins plus ou moins incorrects sur la convexité du fruit, à donner un léger relief à ces ornements en creusant l'intervalle, et à les teindre de diverses cou- leurs, en bleu avec l'indigo , en rouge avec le rocou, en noir avec l'indigo mêlé de jus de citron : le principe colorant est fixé au moyen d'une substance grasse que l'on obtient par l'ébullition d'un insecte nommé âge 2. A toute profession mécanique ou industrielle ils pré- fèrent le métier de portefaix; on les voit même charger sur leurs épaules et transporter pour le compte des ladinos la salsepareille

1. Le chiffre de 4,000 âmes, constaté par les registres de la paroisse de Cahabon, est tombé à 3,000 dans l'intervalle d'un demi-siècle.

2. Juarros mentionne Y âge parmi les drogues (drogas) delà Vera-Paz, trat. I, c. 3.

LA CAVERNE. 131

que produit leur territoire, au lieu d'effectuer de leurs propres mains une récolte qui leur assurerait des bénéfices bien supérieurs. Quant à la propriété, chez eux, pas plus qu'au Petén, elle ne repose sur des titres écrits : mais on reconnaît déjà des droits ancienne- ment établis, qui se transmettent par héritage et sont susceptibles d'aliénation.

La plupart de ces renseignements m'ont été fournis par mon hôte, jeune ecclésiastique sous un ciel plus heureux , que le noble désir d'arracher à la barbarie des peuplades oubliées par la civilisation, avait entraîné des plaines de l'Italie dans ces lointains parages. L'abbé Balduini résidait depuis deux ans à Cahabon ; il ne me cacha pas la stérilité de ses efforts, et je compris son découragement, lors- que je pus mieux apprécier la tâche qu'il s'était imposée. Sans chercher des conversions nouvelles, il avait entrepris de moraliser son troupeau, d'extirper l'ivrognerie, de ranimer le goût du tra- vail , de reconstruire enfin par un labeur patient l'œuvre des anciens missionnaires : tentative chimérique, trop au-dessus de ses forces et dont il commençait lui-même à désespérer. Bien peu d'hommes aujourd'hui sont taillés sur le modèle de ces ardents apôtres qui les premiers plantèrent dans le Nouveau Monde l'étendard de la foi4; de pareils caractères appartiennent à des époques, à des phases de l'histoire humaine, qui ont eu leurs évolutions et leur durée. L'abbé Balduini était tout bonnement de son temps ; nature fine et délicate, susceptible d'exaltation , mais peu propre aux efforts d'une lutte persévérante, la résistance devait l'user promptement. Il m'avoua que l'isolement était une dure épreuve; aussi avec quelle effusion m' entretint -il de ses chagrins, de ses projets et de ses espérances, épanchant à la fois dans mon âme tout ce que la sienne tenait depuis si longtemps en réserve! Il avait dans le regard cette austérité noble et douce qui n'appartient qu'aux passions réprimées ; mais quand le feu du sentiment venait à l'animer, par exemple au souve- nir de son pays natal et de ses jeunes années, tout semblait révéler,

1. Voyez ce qu'en dit Juarros, Trat. HT, c. 3, p. 310.

132 CHAPITRE XVH.

dans sa physionomie, dans ses gestes et dans sa voix, qu'il n'avait pas obtenu sans combats le calme et la résignation du missionnaire.

Le séjour de Cahabon, pour un homme de ce caractère, me parut plus affreux que celui de la Thébaïde. Dans la solitude , l'âme peut s'élever à Dieu eh liberté, tandis qu'ici, la peux était incessamment troublée par la voix stridente des ivrognes, qui, pen- chés sur l'escarpement des ravins, s'invectivaient d'une colline à l'autre, à toute heure du jour et de la nuit. Je ne résidai pas long- temps dans cette déplorable bourgade ; trois jours après mon arrivée, le curé fut appelé, par les fonctions de son ministère, dans une suc- cursale voisine, et il me proposa de l'accompagner. Comme le village de Lanquin se trouvait sur ma route, j'acceptai son invitation ; nous partîmes avec une escorte d'Indiens, chargés de transporter les ornements sacerdotaux pendant la première moitié de la route, 1(3 surplus de la tâche concernant les habitants de Lanquin, suivant un usage traditionnel.

La matinée était extrêmement agréable , la température fraîche, le ciel couvert et la vallée baignée dans la vapeur. Nous suivîmes un sentier qui dessinait de rapides sinuosités sur le flanc des col- lines; depuis leur faîte, on embrasse d'un coup d'œil tout le bas- sin de Cahabon : cet ensemble nous échappa, nous ne vîmes que la crête des montagnes perçant çà et le brouillard. Le terrain se montrait toujours argileux ; mais la charpente du sol , formée d'un calcaire grésique de couleur ferrugineuse , à strates contour- nées et même redressées sur leur tranche , annonçait le voisinage des chaînes primitives. Nous remarquâmes de petites cultures de coton et de maïs, égayées de temps en temps par le point de vue d'une maisonnette ; la plupart de ces champs appartiennent aux Indiens de San-Pedro-Carcha, beaucoup plus industrieux que leurs voisins.

Après une marche de trois heures, nous atteignîmes la rivière de Cahabon, dont les flots écumaient au pied d'une chaîne escarpée avec un effroyable fracas. Elle naît du mont Sulin, dans la chaîne du Palal, arrose Taltiquc, Santa-Cruz, Coban, et tournant brus-

LA CAVERNE. 433

quement au sud, après avoir franchi les montagnes, poursuit sa course vers le lac d'Yzabal. On distinguait dans l'éloignement la gorge s'engouffre le Cahabon après avoir reçu \eRio de Lanquin, torrent plus impétueux encore. L'éclat éblouissant des eaux, leur rapidité, leur volume, les pins qui du haut des sierras commençaient à se dégager du brouillard, formaient une scène d'un caractère alpestre, qui n'était pas dépourvue de grandeur.

Nous prîmes au bord de la rivière un sentier magnifiquement om- bragé, mais étroit, inégal, et miné par le courant. L'abbé Balduini n'était rien moins que rassuré ; sans se piquer de faire le brave, il quittait l'étrier aussitôt que le terrain lui paraissait scabreux. Pour Morin et pour moi, c'était une route royale. Lorsqu'on a voyagé sur le continent américain, il n'est guère de mauvais pas dont on puisse s'effrayer et l'on s'accoutume à exiger de sa monture des services qui, partout ailleurs, seraient jugés exorbitants. A chaque halte, nos porteurs se débarrassaient de leur charge et se précipitaient tout en sueur au milieu des flots; quoiqu'ils fussent bons nageurs, le domestique du curé, mulâtre grand et vigoureux de l'État de Nica- ragua, les laissait tous bien en arrière. Cet homme traversait le torrent en ligne directe, avec une vigueur prodigieuse ; il se jouait de l'impétuosité des eaux et ne semblait à l'aise qu'au milieu des rapides. Ses formes athlétiques imposaient singulièrement à notre escorte ; d'ailleurs on s'était aperçu qu'il avait la main lourde, sans parler d'une lame bien affilée qui luisait aux plis de sa ceinture. Cependant nous avions quitté les bords de la rivière et nous appro- chions de Lanquin ; quelques pins clair-semés projetaient leur ombre maigre sur un terrain montueux et raviné ; la chaleur répercutée par les rochers était intolérable.

Déjà le son des cloches, propagé par l'écho des montagnes, cé- lébrait l'événement important de notre arrivée ; nous ne tardâmes pas à rencontrer un groupe d'Indiens, postés près d'un ruisseau, qui s'apprêtaient à nous haranguer. Ces personnages, tous d'un âge respectable, vêtus à la mode de Cahabon , ressemblaient assez bien avec leur face imberbe, leurs traits flétris, leur teint couleur de

134 CHAPITRE XVII.

bistre et l'espèce de turban qui recouvrait leur chef, à des eunuques congédiés du sérail ; c'était le corps municipal flanqué de ses alcades; devant ces magistrats, appuyés sur leurs bâtons blancs, se tenait un jeune garçon, dans le costume primitif de l'âge d'or, frappant réso- lument sur un tambour. Sa tenue fut assez décente jusqu'au moment il fit volte-face; je ne pus m' empêcher alors de me tourner vers le curé : «Par charité, lui dis-je, faites-lui cadeau d'un second tam- bour!» Mais le père Balduini avait bien d'autres préoccupations; surpris à l'improviste, il se hâtait d'ajuster son rabat et de cacher sa petite veste blanche sous les plis d'un vaste manteau. Dès que sa dignité lui parut à couvert, il traversa majestueusement le ruisseau, feignit d'écouter la harangue, qui fut'longue , y répondit par sa bé- nédiction, puis nous piquâmes des deux et trottâmes jusqu'au village, au milieu d'une population aussi remarquable par son aspect sau- vage que par la légèreté de son costume.

Nous mîmes pied à terre à la porte du presbytère ; tout avait été disposé pour recevoir le digne pasteur : le sol était jonché de bran- ches de pin, le dîner préparé d'avance. On servit au dessert des ananas fondants, parfumés, délicieux, dont le mérite est bien connu dans la province.

La population de San - Àgostino - Lanquin , purement indigène comme celle de Cahabon, s'élève à 2,500 âmes; ce village, perdu comme une ruche solitaire dans la concavité des montagnes, doit à la route de Coban le peu de mouvement qui l'anime ; il possède d'ailleurs un objet de haute curiosité : c'est une caverne que j'ai trouvée trop remarquable pour me borner à une simple mention, malgré le peu d'intérêt que présentent ordinairement les descriptions de cette nature.1

La Cueva s'ouvre au pied d'une montagne calcaire en forme de mamelon, située à un quart de lieue du village ; le Rio de Lanquin y prend naissance et en jaillit avec une impétuosité et un fracas qui

1 . Juarros met la caverne de Lanquin au premier rang, parmi les curiosités de la Vera- Paz, Trat., v, c. 3, p. 129. Herrera en donne une description; mais elle pèche par l'exacti- tude. Dec. iv/1. x, c. 13.

LA CAVERNE. 435

saisissent fortement le spectateur ; la masse d'eau n'a pas moins de dix mètres de largeur ; quant à la profondeur, il est difficile d'en juger. De grands arbres enracinés dans les crevasses du roc, s'in- xlinent pour chercher la lumière et semblent prêts à s'abîmer dans le torrent, tandis qu'une multitude de lianes, qui ont grandi sous leur égide, les enlacent l'un à l'autre et les maintiennent, par une sorte de réciprocité, dans cette situation périlleuse.

Nous gravîmes un escarpement, qui domine la chute, et nous nous glissâmes par une étroite ouverture dans les flancs de la sierra; quelques rayons brisés du soleil venaient mourir dans ces profon- deurs, en colorant d'une teinte bleuâtre les saillies de la voûte, que l'imagination des indigènes transforme volontiers en saints et en madones; mais s'ils croient entrevoir, au lieu d'apparitions gra- cieuses, quelque objet de mauvais augure, par exemple l'œil redou- table du Dueno de la Cueva, personnage mystérieux qui trône au fond de l'abîme, aucune exhortation, aucune promesse ne les déci- deront à marcher en avant.

Tout à coup vingt torches s'allumèrent, et l'obscurité qui nous environnait se dissipa ; alors se détachèrent, dans une sorte de cré- puscule, les roches bizarrement amoncelées, les précipices, les escar- pements, les ruines, chaos vaste et sublime qui me rappela les plus sombres peintures du Dante1. Le vide semblait immense : cependant sur l'invitation du curé, deux de nos guides avaient pris les devants, et leurs torches s'élevaient peu à peu dans l'espace, en diminuant d'éclat et de volume ; ils paraissaient escalader une montagne sou- terraine ; le flambeau qui les éclairait ne brillait plus que comme une faible étoile, quand ils s'arrêtèrent sur le point culminant.

Alors nous nous préparâmes nous-mêmes à tenter une aventure plus périlleuse : à quelques pas s'ouvrait une cavité béante, taillée perpendiculairement dans le roc, d'où montait le grondement sourd des eaux. Ce ne fut pas sans quelque émotion que nous nous dis- posâmes à suivre nos Indiens au foçd de cet abîme ; les plus lestes

1. Dell' Inferno, c. ni.

136 CHAPITRE XVII.

s'étant mis en mesure d'éclairer le passage, nous commençâmes à descendre en nous cramponnant aux rochers. Lorsque nous eûmes surmonté les premières difficultés, le vide se rétrécit et les parois du gouffre formèrent un escalier gigantesque qui, de précipice en pré-, cipiee, nous conduisit aux sources du torrent. Nous étions au bord d'un ruisseau, dans une grotte digne des fées, enrichie d'une profusion de cônes, de dentelures, d'aigrettes, qu'aucune main profane n'avait déshonorés. L'albâtre végétait sous toutes les formes, se plissant comme une fine mousseline ou affectant la struc- ture élégante des polypiers; la voûte, les parois et le sol, tout était incrustré de petites lames cristallines qui étincelaient comme des diamants. Je fus saisi d'une admiration respectueuse; il me sem- blait que nous venions de pénétrer dans le sanctuaire de la nature, çt que nous osions la surprendre dans ses plus mystérieuses opéra- tions. On entendait de tous côtés le bruit des eaux, filtrant et frayant leur passage par mille issues secrètes, pour se confondre en une seule nappe, avant de se produire à la clarté du jour. Le travail incessant et occulte qui s'accomplit dans les entrailles de la mon- tagne, tend à combler ces singulières lacunes ; on dirait que la ma- tière inorganique y participe au bénéfice de la vie, tant le phénomène que l'on a sous les yeux rappelle l'idée d'une végétation véritable.

Quand notre curiosité fut satisfaite et que nous tournâmes nos regards vers l'effrayante déchirure qui devait nous ramener à la lumière, des sensations moins agréables succédèrent à celles que nous venions d'éprouver. A la lueur des torches échelonnées sur la route, on distinguait la sombre perspective des masses rocheuses que nous allions escalader : quelques-unes se détachaient assez net- tement; d'autres n'apparaissaient que d'une manière confuse; les étages supérieurs se perdaient dans la nuit. Nota ascension cepen- dant s'effectua sans mésaventure et nous sortîmes du gouffre, émer- veillés de tout ce que nous avions vu.

En parcourant la galerie supérieure , hérissée dans certains en- droits d'une multitude de roches aiguës que je ne puis comparer qu'aux aiguilles d'un glacier, notre attention fut éveillée par un

LA CAVERNE. 137

objet qui était engagé dans une crevasse et dont on distinguait im- parfaitement la forme. Un de nos guides parvint à en approcher; mais il recula subitement en s'écriant que c'était un homme mort. À ces mots, le curé et moi nous nous saisîmes chacun d'un flambeau et nous franchîmes, au risque de nous tuer, les obstacles qui nous en séparaient : l'Indien ne s'était pas mépris; nous reconnûmes en effet un cadavre ou plutôt une momie que la sécheresse de l'air avait conservé dans son intégrité. Le crâne était serré entre les parois des rochers, le bassin violemment rejeté en arrière. Un malheu- reux, à une époque déjà éloignée, avait trouvé son tombeau. Était-ce le résultat d'un crime ou celui d'une imprudence? Nous nous adressâmes , mais en vain, cette question que les voûtes silen- cieuses de la caverne ne résoudront jamais. Nos guides se regar- daient avec stupeur en murmurant le nom du Dueno de la Cueva. Nous essayâmes de leur persuader que ces restes pouvaient appar- tenir à un singe. L'hypothèse n'était pas absolument invraisemblable, et comme ils ne firent point d'objection, on eût pu croire qu'ils étaient ébranlés; mais le père Balduini m'assura que de longtemps ils ne retourneraient dans la Cueva.

Deux jours après notre excursion souterraine, nous voulûmes gra- vir la sierra dont nous avions sondé les profondeurs; on arrive au sommet par un sentier très raide, ombragé d'arbres tortueux et rabougris, à feuilles cassantes et à écorce subéreuse. De ce point culminant, on découvre au nord -est la vallée qui mène à Cahabon; l'horizon est borné dans toute autre direction par une double chaîne de montagnes, dont les crêtes sont couronnées de pins, reconnaissables à leur silhouette pyramidale. Le bassin de Lanquin se dessine nette- ment sous la forme d'un triangle ; l'isolement est effrayant. Nous trouvâmes dans les rochers un cactus à tiges rampantes et cannelées, qui portait des fruits rouges , très épineux, légèrement sucrés, de la grosseur d'un abricot: les Indiens en font peu d'estime? ils nous en virent manger, mais sans nous imiter.

Cependant, j'avais arrêté mon départ, au grand chagrin de l'abbé Balduini ; il insistait pour que je différasse jusqu'à la fête de saint

138 CHAPITRE XVII.

Augustin , qui n'était pas éloignée. Cette solennité attire un grand nombre de visiteurs à Lanquin, et le village, pendant quelques jours, prend un aspect fort animé. Il me tardait .trop d'échanger un climat brûlant, mon énergie s'épuisait, contre la fraîcheur salutaire des montagnes ; je m'armai donc de résolution, et je résis- tai aux sollicitations de mon hôte. Quand il me vit bien décidé , il voulut lui-même s'occuper de mes préparatifs de voyage : non con- tent de me fournir de provisions de bouche, il fit remplir mes malles de vanille, de copal, d'échantillons divers de l'industrie du pays, de tous les objets enfin qu'il crut propres à me rappeler le souvenir de Lanquin ; et lorsque en arrivant à Coban je voulus payer mon escorte, j'eus le regret d'apprendre qu'il avait lui-même tout réglé. Des années se sont écoulées depuis le jour , pressant ma mon- ture, j'adressai au pauvre missionnaire un muet et dernier adieu ; je n'oublierai jamais son sourire affectueux, ni le regard mélancolique et résigné qu'il attacha sur moi, jusqu'au moment je disparus dans le chemin creux qui longe le presbytère. L'abbé Balduini n' était- point pour l'isolement; doué de facultés éminemment sociales et d'une vive sensibilité, il s'était mépris sur sa vocation. Hélas, quel intervalle entre les plaines riantes de son pays natal et les mon- tagnes sauvages de la Vera -Paz !

CHAPITRE XVIII

ta TIBBBâ TEMPLADA

Dos a Un viens du Yoeafao nous nous sommes élevés graduelle- ment, en remonlant le cours de ITsumasinta, jusqu'au contre du

Petén, le sol, soulevé dans toutes les directions, se fractionne pour ainsi dire en milliers de collines; nous avons vu ces mouve- ments do terrain se prononcer de plus eu plus en avançant vers l'occident, de Flores à Dolores et de Dolores à San~Luis; enfin au delà de ce dernier village, nous avons franchi do véritables mon- tagnes apparlenant encore au terrain tertiaire, mais touchant aux grandes chaînes primitives dont les flancs leur servent d'appui: désormais nous voyagerons sur do hauts plateaux et nous n'aborde-

140 CHAPITRE XVIII.

rons plus qu'accidentellement les bas fonds de la tierra calienie. Les lagunes, les savanes, les forêts séculaires disparaissent, l'horizon s'éclaircit, l'atmosphère se rafraîchit et s'épure, la population se condense, les liens de la société se resserrent, l'homme retrouve une partie de son énergie et de son activité; il se montre plus indus- trieux, plus prévoyant, moins ennemi du travail ; son domaine s'a- grandit, ses efforts deviennent appréciables, il ne lutte plus avec la nature, il en triomphe et l'asservit.

Le chemin que nous suivîmes, en partant de Lanquin, traverse une succession de cols et de vallées qui montent progressivement jusqu'à Coban; on n'aperçoit aucune cime importante , mais beau- coup de collines et de petites sierras, assises sur un plateau de sept à huit cents mètres. Le travail agricole répandait sur ce territoire je ne sais quel attrait dont la nouveauté nous charmait : non-seulement la plaine était défrichée, mais les coteaux les plus rapides, entamés par la charrue, ne conservaient qu'un bouquet de pins ou de chênes h leur sommet ; nos regards erraient sur la verdure ondoyante du maïs, dont les tiges atteignaient sept à huit mètres de hauteur. Dans les vallées, cette céréale ne donne pas moins de trois à quatre cents pour un sans engrais : si la culture vient à cesser, le sol ne tarde pas à se couvrir de graminées ou d'autres plantes herbacées ; de loin , on croit voir une prairie ; en approchant , piétons et cavaliers dispa- raissent au sein d'une végétation gigantesque. Quelquefois ce sont des malvacées, des borraginées, des hélianthées arborescentes qui succèdent, sur les terres en jachère, aux forêts que l'agriculture a détruites.

Le mouvement inaccoutumé de la route captivait également notre intérêt. De temps en temps nous croisions des Indiens qui voya- geaient en caravane, chargés de coton, de maïs, de nattes et d'au- tres productions de la contrée, ou des familles qui se rendaient aux champs pour s'y livrer à leurs travaux journaliers; chacun, jusqu'au plus jeune enfant, était muni du suyacal (manteau en feuilles de palmier), soigneusement enroulé sur ses épaules; tous cheminaient h pied, on ne voyait nulle bête de somme. Nous en comprîmes bien-

LA TIEKRA TEMPLADA. 441

tôt la cause : au passage du premier col, il fallut mettre pied à terre et stimuler vivement nos montures que la rapidité de la pente effrayait; plus loin, les difficultés s'aggravèrent, la voie était entre- coupée d'escarpements presque verticaux. Les piétons franchissent ces obstacles à l'aide de troncs d'arbres entaillés, sortes d'échelles grossières et primitives, fixées contre les parois des rochers ; mais la circulation est interceptée complètement pour les animaux } qui sont obligés de faire un long détour avant de regagner la route.

Les abris destinés aux passants n'étaient plus de simples hangars ouverts à tous les vents : leur solidité et leur mode de clôture indi- quaient un changement de climat. Nous remarquâmes dans leur in- térieur un grand nombre de fleurs desséchées, ainsi que les baies d'une espèce de solanée, suspendues devant l'image du Christ, comme des ex-votos. Ces offrandes proviennent des Indiens voya- geurs : les fleurs sont les plus belles qu'ils aient rencontrées sur leur trajet ; quant au fruit, est-ce la vivacité de sa couleur ou ses vertus médicinales qui lui ont valu la préférence dont il est l'objet? C'est un point que je n'ai pas éclairci1. Aux alentours de ces sortes de caravansérails, et généralement près des lieux habités, il existe des débits de chicha, détestable breuvage obtenu par la fermentation du jus de canne2. Ces cabarets exercent sur les indigènes une attraction irrésistible ; il est rare qu'ils ne succombent pas à la ten- tation, à moins d'être dénués de ressources, à chaque cliicheria qui leur offre une occasion de s'enivrer.

Nous fûmes frappés, dès la première nuit, de l'abaissement de la température, et dès le second jour, des modifications qui s'opérèrent dans la végétation. Les lieux boisés se peuplèrent de fougères à tiges ligneuses ; de charmants reooias s'épanouirent au bord du sentier, et des glycines roses grimpèrent le long des arbres, au milieu de

1 . Le fruit du ty( operskum pyriforme, appelé chuchu par les indigènes/est employé comme remède au Guatemala contre le rhume et le mal de tête. On choisit une baie mûre, que Ton fait cuire sous la cendre , et par l'addition de quelques gouttes d'huile , on convertit la pulpe en une sorte d'onguent, que l'on introduit dans les narines.

2. Cette espèce de chicha n'est point celle du Mexique, que l'on obtient en infusant la graine du maïs quand la matière sucrée commence à s'y développer par la germination.

U2 CHAPITRE XVIII.

fuchsias en fleur i ; les solanées se multiplièrent aussi , et devinrent arborescentes. Dans l'après-midi, nous atteignîmes un plateau re- couvert d'une argile sablonneuse la route, moins accidentée, s'améliore : la vue plane sur de belles vallées entrecoupées de collines et cultivées jusqu'à l'horizon ; un bouquet d'arbres, dernier vestige de la forêt, couronne chaque éminence ; le paysage se montre agreste et solitaire, sans revêtir toutefois le caractère de sévérité qui est l'attribut des hautes régions.

Il faisait encore jour, lorsque nous arrivâmes à San -Pedro - Carcha; bourgade où, pour la première fois depuis le Yucatan, nous observâmes une certaine activité , et quelques indices d'une admi- nistration publique; les chemins étaient entretenus; les propriétés séparées par des clôtures ; on remarquait des toits en tuile , des marchands, des acheteurs; le mouvement enfin qui se manifestait semblait correspondre à des besoins nouveaux. Nous commençâmes à rencontrer aussi quelques-unes de ces physionomies étranges, qui n'appartiennent qu'au Nouveau -Monde, et qui montrent les traits saillants de l'homme noir et de l'homme rouge, modelés, si je puis m' exprimer ainsi, avec l'argile européenne. Une population de vingt mille âmes, disséminée aux alentours, se rattache au bourg de San -Pedro comme à un centre commun, et possède tout le ter- ritoire cultivé qui s'étend jusqu'à Cahabon.

Par une belle matinée du mois d'août , nous nous acheminâmes vers la ville de Goban, éloignée de deux lieues dans la montagne. Quoique le soleil brillât d'un vif éclat, la température conservait une certaine fraîcheur stimulante. La pureté du ciel, la richesse, la variété des sites, élevaient graduellement mon esprit à mesure que nous gravissions les hauteurs ; je ne me lassais pas de considérer la sierra, baignée par les eaux écumeuses du Rio-Grande et les aspects divers que présentait la route, l'une des plus pittoresques que j'aie suivies dans le Nouveau Monde. Bientôt nous aperçûmes les pre- miers liquidambars , reconnaissables à leur cime pyramidale et m

1. Fuchs. microphylla, Humb. et Bonpl.

LA TIERRA TEMPLADA. U3

leurs feuilles lobées, analogues à celles de l'érable. L'apparition de ces beaux arbres, qui caractérisent la tierratemplada, c'est-à-dire la zone la plus salubre et la plus intéressante de l'Amérique équato- riale, me transporta de joie : c'est qu'en effet le changement du climat inaugurait pour nous une ère nouvelle, le bien-être et la sécurité allaient succéder aux langueurs, aux mortifications et aux périls; en même temps, je voyais se transformer la physionomie du pays, l'état du ciel, le port des plantes, l'espèce des animaux, les mœurs, les aptitudes de l'homme. C'était presque un nouveau voyage.

Une grande diversité dans les productions de la nature donne un charme particulier aux abords de la tierra templada; on voit croître indistinctement sur un sol que les ardeurs de l'été ne dessèchent pas. et que les glaces de l'hiver ne refroidissent jamais, les végétaux tropicaux et ceux des régions tempérées : ainsi je remarquai dans les jardins de San -Pedro, des ananas et des buissons de roses, des caféiers en fleurs enlacés par un charmant tropœolum à pétales frangés; enfin des yuccas arborescents, ombrageant une ronce épi- neuse, semblable à celle de nos pays.

La route , en approchant de Coban , est bordée de jardins entou- rés de haies vives d'où s'échappent des touffes de rosiers, de jas- mins et de daturas. De temps en temps , on entrevoit une maison- nette, mystérieusement cachée au fond d'un bosquet de verdure; cependant la ville , que nos yeux cherchaient avec impatience, ne se montrait pas encore, lorsque après une courte montée nous dé- bouchâmes inopinément sur la place. A gauche s'élevait une église d'assez belle apparence ; en face , un édifice ruiné : le reste de l'enceinte était formé par une galerie basse, l'on voyait quelques boutiques. Le pavé délabré , l'herbe envahissante , les décombres amoncelés çà et là, la solitude enfin et l'abandon de ces lieux, ne produisirent point sur nous une impression favorable. N'apercevant aucune maison et par conséquent aucune rue , nous poussâmes en avant et nous nous retrouvâmes dans la campagne. Un ladino passait, enveloppé d'une couverture de laine, comme aux jours les plus

144 CHAPITRE XV11Ï.

froids de l'année : « Amigo, lui dis-je en m'approchant de lui, si vous êtes de Goban , veuillez nous indiquer la ville. » La question le surprit , il parut hésiter ; cependant , comme ma physionomie por- tait l'empreinte de la bonne foi : « La ville, Senor, répondit -il en décrivant un cercle avec s®n bras, elle est partout autour de vous. »

11 disait vrai; mais comment donner une idée d'une ville de douze mille âmes , bâtie sur une élévation et cependant à peu près invisible ! Je l'essaierai , sans me flatter de réussir.

Les maisons de Goban , car on ne saurait nier qu'il n'en existe , sont basses et couvertes en tuiles; une galerie supportée par des colonnes de bois ou des piliers en maçonnerie, se prolonge le long de leur façade ; on reconnaît à cette disposition un pays les pluies sont fréquentes, mais l'hiverné sévit pas avec rigueur. A partir de la place, qui occupe le point culminant, ces constructions des- cendent en pente douce jusque dans la vallée, à travers une impé- nétrable verdure; chaque habitation, avec son jardin, sa basse- cour et son champ, disparaît derrière une haie gigantesque, qui l'isole et la sépare de la voie publique. Une ortie arborescente à feuilles larges, extrêmement piquantes, d'un vert riche et d'un bel effet , est l'élément unique de ces clôtures ; on la plante de bouture : la croissance en est si rapide, qu'au bout de peu d'années , les tiges sont devenues des troncs , qui se joignent, s'étreignent , se soudent par plusieurs points de leur surface , et finissent par se convertir en une muraille grisâtre, tapissée de mousses, de lichens, de fou- gères, d'un aspect fort pittoresque. La plupart des rues de Goban sont bordées de haies de cette espèce , qui forment, en inclinant leur sommité vers la lumière , des arcades sombres et continues. C'est ainsi que la ville se trouve enveloppée d'un réseau dont les mailles sont tellement serrées, que depuis les hauteurs voisines on n'aper- çoit que les édifices de la place.

J'ai dit que la population de Goban montait à 12,000 habitants, dont 2,000 tant Espagnols que ladinos et 10,000 indigènes. Ces derniers ne ressemblent nullement à leurs compatriotes de Cahabon ; actifs, entreprenants, laborieux, ils sont en possession des premiers

TIERRA TEMPLADA. 145

éléments de la civilisation, .Un changement aussi remarquable doit être considéré, au moins en grande partie, comme l'œuvre du cli- mat ; on ne saurait nier, en effet, que le milieu dans lequel l'homme exerce ses facultés, n'influe considérablement sur leur développe- ment et sur le parti qu'il en tire. Voilà pourquoi la race américaine se montre sous des aspects si différents dans le Guatemala , région d'une étendue médiocre, il est vrai , mais fort accidentée, et les transitions sont aussi soudaines que profondes. Les Indiens de Coban , favorisés par un ciel tempéré , se livrent volontiers. aux tra- vaux de l'agriculture et font valoir le sol à titre de propriétaires ou de fermiers ; ils exercent en outre différents métiers , tels que ceux de charpentier, de teinturier, de tisserand, de tailleur, rarement il est vrai pour leur propre compte, mais plus ordinairement comme simples ouvriers employés par les ladinos; le commerce du pays roule d'ailleurs exclusivement sur eux; voyageurs infatigables, ils vont à Sacapulas chercher des chapeaux en feuilles de palmiers; à Quezaltenango, des étoffes de laine, de la faïence à Yzabal, et portent jusqu'au Nicaragua des hamacs en fil d'agave qu'ils savent teindre de vives couleurs. Avoir, le dimanche, ces honnêtes artisans drapés dans de vastes manteaux qui contrastent avec la légèreté de leurs pantalons blancs, et coiffés de chapeaux de paille noire semblables aux nôtres par leur forme haute et cylindrique, on reconnaîtrait difficilement les représentants de la race indigène. Leurs femmes filent et tissent le coton, brodent, tricotent, servent dans les mé- nages et entendent passablement la cuisine ; elles ont une coiffure nationale, d'un effet assez agréable, que je n'ai vue nulle part ailleurs : leurs cheveux , généralement beaux , sont nattés avec un tortis de laine amarante de huit à dix mètres de longueur, orné quelquefois de glands jaunes aux extrémités et retombant en fes- tons jusque sur leurs talons; toutes indistinctement sont vêtues d'un jupon de cotonnade bleue à carreaux ; elles y ajoutent une courte chemise lorsqu'elles sortent de la maison.

L'élément espagnol étant à peu près nul à Coban , ce sont les ladinos qui forment le surplus de la population, c'est-à-dire environ

H 4 0

146 CHAPITRE XVI II.

le sixième. Supérieurs aux indigènes par leur intelligence , mais bien moins laborieux , bien moins réguliers dans leurs mœurs , les ladinos se tiennent à l'écart, par suite de ce sentiment naturel aux parvenus, qui leur fait dédaigner les gens de la condition d'où ils sortent. Cette caste intermédiaire ne brille nullement par ses vertus dans l'Amérique Centrale ; sans instruction, sans culture morale, sans principes, elle n'a point hérité des qualités de ses auteurs , mais elle a cumulé leurs vices ; néanmoins à Coban elle vit assez paisi- blement de son travail et borne son ambition à dominer les indi- gènes, qui répondent par leur antipathie aux airs de supériorité qu'elle se donne.

La province de Yera-Paz est certainement la plus intéressante du Guatemala, et la ville de Coban la meilleure station de cette pro- vince, au point de vue de l'histoire naturelle; non-seulement les conditions du sol et du climat y sont admirables, mais la population y est douée d'une aptitude et d'une bonne volonté que l'on trouve rarement en pays espagnol ; enfin la douceur de la température , la sérénité du ciel, l'aspect de la contrée, tout en ces lieux favorise l'essor de la pensée et dispose l'esprit au travail. Je ne me rappelle pas sans un charme infini les jours que j'ai passés dans cette ville paisible, les misères de notre existence aventureuse furent si vite oubliées; que de fois ai-je rêvé à la maisonnette blanche entourée de rosiers que j'habitais avec Morin ! aux grands myrtes plantés à l'angle du jardin et répandant, le soir, un parfum de girofle; aux lézards bleus courant le long des haies1, et aux jolis insectes qui venaient bourdonner autour de ma lumière et qui me procuraient d'incessantes distractions! Il y avait dans cette vie peut-être un peu solitaire, mais remplie par l'étude et embellie par l'espérance , bien des éléments de bonheur: j'étais l'objet des soins et des atten- tions de mes hôtes; chaque journée m'apportait son tribut de pro- ductions nouvelles ; la nature semblait être inépuisable comme mes

1 . Le tropidolepys formosus, Dum. est extrêmement multiplié dans les jardins de Coban; ce lézard, qui appartient à la tribu des iguaniens, est d'un bleu magnifique, avec des reflets cuivrés sur le dos.

LA TIERRA TEMPLADA. 4 47

désirs; enfin l'absence de toute rumeur, de toute vaine illusion, de toute sollicitude, laissait à mon esprit une liberté que Ton goûte rare- ment ici bas. Cependant, une pensée mélancolique jetait de temps en temps son ombre sur le tableau ; au milieu des fluctuatious aux- quelles les choses humaines sont sujettes, rien, hélas, n'est moins stable que le bonheur ; j'étais privé depuis sept mois de toute nou- velle de ma famille et ne pouvais en obtenir qu'à Guatemala ; l'incertitude dans laquelle je vivais devint de plus en plus pénible ; ma tranquillité fut troublée par une préoccupation secrète qui gâta mes plus douces jouissances; bref, après quelque hésitation, quel- ques demi -combats, je m'arrachai, non sans regrets, à un séjour tout semblait conspirer pour m'enchaîner.

Le bassin de Coban est un Eldorado pour l'ornithologiste ; on n'imagine pas combien les espèces emplumées y sont nombreuses ; aussi voit -on les enfants perpétuellement armés d'une sarbacane, instrument dont ils se servent adroitement et dont l'usage remonte à leurs ancêtres 4. 11 existe dans la ville des oiseleurs de profession qui élèvent en cage de fort jolies espèces, mais surtout des oiseaux chanteurs dont les Cobanais sont curieux. Ils savent en préparer la peau, la conserver et même la monter d'une manière passable pour en tirer parti dans l'occasion. Mais le phénix des bois voisins, c'est le quezal. Depuis les frontières du Tabasco, j'entendais parler de cet oiseau dont les Espagnols faisaient des récits merveilleux ; ma curiosité était d'autant plus vivement excitée , que je cherchais inutilement à le classer d'après leurs descriptions. Tout le monde aujourd'hui connaît ce gallinacé , au plumage soyeux, d'un vert d'émeraude glacé d'or sur le dos, d'une belle couleur pourpre sur le ventre , et dont la queue ira guère moins d'un mètre de longueur2, Fort répandu depuis quelques années dans les collections de l'Eu-

1 , Taladran sutilmente las zabraienas con puas muy largas. Herrera, Dec. IV, 1. x, c. 1 4.

Le roi Montôzuma ne dédaignait pas l'exercice de la sarbacane; parmi les présents qu'il offrit à Cortèz se trouvait une douzaine d'armes de cette espèce, peintes avec beaucoup de goût, ainsi qu'une gibecière en fil d'or, avec des balles de même métal. Cortèz, dans Loren- zana, 1. n, p. 100.

2. Trogon pavoninus Spix.

148 CHAPITRE XVIII.

rope, il finira par disparaître de son pays natal, si la persécution dont il y est l'objet ne se ralentit pas. C'est en mars, époque le couroucou revêt son éclatante parure, que les chasseurs entrent en campagne ; la guerre est acharnée, et elle ne cesse qu'avec la saison des amours, quand le mâle a perdu les magnifiques plumes de sa queue. Chaque année, il sort de Coban deux ou trois cents peaux de couroucous, valant sur place de trois à quatre réaux, et se vendant jusqu'à trois piastres à Guatemala. Ce produit singulier s'écoule en grande partie vers Y Europe, plusieurs peaux avariées ou mal prépa- rées servent à établir un spécimen à peu près satisfaisant. Les anciens habitants, si Ton en croit l'histoire, en usaient bien différemment : ils prenaient ces oiseaux au piège, et après leur avoir enlevé leur plus bel ornement, les rendaient à la liberté ; les tuer, était un crime que la loi punissait 4. A. cette époque, les plumes de quezales formaient le seul article de commerce qui sortît de la Vera-Paz, pays pauvre, couvert de forêts et d'un très difficile accès; recher- chées par les artistes mexicains , elles servaient à rehausser les curieuses et splendides mosaïques qui excitèrent à un si haut degré l'admiration des conquérants.

On rencontre aux environs de Coban beaucoup de coquillages ter- restres, tapis dans les cavités des rochers, ou rampant sur la mousse des bois: les espèces les plus grosses que nourrisse l'Amérique parmi les genres hélix, cylindrella et glandïna, -vivent au sein de ces montagnes tempérées. Une particularité digne de remarque, c'est que les indigènes distinguent chacun de ces mollusques par un nom qui lui est propre2 ; la langue guarani, répandue chez certaines tribus brésiliennes, offre un exemple du même esprit d'observation: dans cet idiome il existe jusqu'à quinze mots pour désigner autant d'espèces d'abeilles. Mais le fait s'explique naturellement ; en effet, on comprend que l'attention de l'homme ayant été concentrée de bonne heure sur les objets qui intéressent son existence, il se soit rendu

\ Herrera. Dec. III, 1. x, c. 11*.

2. Ainsi ils nomment chotch, Yh Ghirsbreghlii Nyst; fsitsib, Yh. eximia Pfr. sapitan la gl. fusiformis Pfr.; chulupik, l&cyl. decollata, Nyst, etc.

LA TIERRA TEMPLADA. 4 49

compte de leurs moindres particularités et les ait fixées dans son lan- gage ; ceux au contraire dont il ne retire aucune utilité, demeureront longtemps confondus sous une dénomination vague et générale. Aussi les langues de l'antiquité, dont on ne contestera pas la richesse, sont-elles excessivement pauvres, au point de vue des sciences na- turelles.

Je n'ai jamais compris le plaisir de la chasse, excepté pendant mes voyages ; il est vrai que dans un pays neuf, revêtu de la plus éton- nante végétation et peuplé d'animaux rares ou inconnus, comme par exemple la Vera-Paz, la chasse ne se présente plus dans ses con- ditions ordinaires ; l'attrait qu'avait pour moi cet exercice prenait sa source dans une admiration très vive de la nature, et dans l'ardente curiosité que ses productions m'inspiraient. La première excursion de ce genre que nous fîmes aux environs de Coban m'a laissé d'impérissables souvenirs. Fabricio, notre hôte, jeune homme alerte, bon tireur et connaissant parfaitement le terrain, voulut lui-même nous diriger ; on prépara des vivres pour trois jours, on rallia quel- ques chasseurs du voisinage, quelques enfants plus habitués à battre le pays qu'à fréquenter l'école, et l'on alla coucher dans une haute vallée, à deux lieues de la ville. Pendant la nuit, nous souffrîmes du froid, quoique le temps fût sec et le feu bien nourri. Jamais la neige ne blanchit ces hauteurs; mais en décembre et en janvier, les plantes sont quelquefois surprises, dans les lieux découverts, par une petite gelée qui flétrit leurs bourgeons.

Les forêts à l'ombre desquelles nous nous éveillâmes me causèrent un sentiment si vif d'admiration, que les souvenirs récents de la tierra caliente furent effacés de mon esprit; tout était neuf dans les moindres détails, tout était pittoresque et ravissant. Nulle part je n'avais vu l'humble végétation des mousses, des lichens et des lyco- podes se développer avec une aussi magnifique exubérance; aucune surface n'échappait à l'étreinte vivace de ces parasites; leur vigueur n'annonçait point, comme dans nos climats, la décadence des arbres qui en étaient chargés: telle est ici la libéralité de la nature, qu'elle donne à tous la même jeunesse. Du sein de ces abîmes de plantes

150 CHAPITRE XVIII.

cellulaires, qui revêtaient d'un tapis frais et velouté le sol accidenté de la montagne, jaillissaient, dans un désordre inexprimable, des centaines de fougères arborescentes, aussi hautes, aussi droites, mais infiniment plus élégantes que le palmier. Leur tronc noirâtre et réticulé ressemblait à la peau d'un serpent; leur feuillage délicat frémissait au moindre souffle et retombait en ombelles gracieuses ; tantôt elles envahissaient le terrain et s'élançaient hardiment dans l'espace , tantôt elles s'abaissaient sous la grandeur majestueuse des chênes qui dominaient à leur tour dans la forêt. On compte dans la Vera-Paz au moins cinquante espèces de ces derniers végétaux, dont quelques-uns portent des glands monstrueux ; plusieurs crois- sent également sur le plateau mexicain.

C'est dans la profondeur de ces bois séculaires que le couroucou, perché sur une branche d'arbre, dort pendant une partie du jour, ou guette silencieusement les insectes dont il se nourrit ; aucun bruit ne trahit sa présence, excepté dans la saison des amours, les voûtes du bois retentissent de son cri sonore et mélancolique. Il ne vit pas en société, mais il montre un tendre attachement pour sa femelle, et partage avec elle les ennuis de l'incubation : les Indiens affirment du moins, qu'on voit souvent pendant cette période, la longue queue du mâle flotter hors de la cavité ces oiseaux ont établi leur domicile. Cette circonstance avait frappé l'historien du Guatemala, qui lui donne une interprétation différente : « Il paraît, dit-il naïvement, que les quezales connaissent tout le prix de leur queue ; aussi ont-ils grand soin de ménager deux issues à leur nid, afin qu'entrant par Tune et sortant par l'autre, leur précieux plu- mage ne soit jamais endommagé1. » "Le lecteur pourra choisir entre ces deux opinions. Parmi nos compagnons, il y en avait un qui imitait d'une manière fort habile le cri plaintif du couroucou, talent que tous les chasseurs de Coban possèdent à des degrés divers : il parvint à attirer deux mâles que nous tuâmes ; mais comme ces oiseaux, à l'époque ou nous nous trouvions, étaient dénués de leur

\. Juarros, Trat. i, c. in, p. 30.

LA TIERRA TEMPLADA. 451

principal ornement, j'intercédai pour eux, et mis fin à une des- truction inutile. Nous nous dédommageâmes sur un singe hurleur pourvu d'une très belle fourrure noire1. On en accommoda pour notre souper une épaule qui me parut sèche et coriace, d'où je con- clus que le fameux rôti, vanté jadis par Don Diego et par Morin, devait son principal mérite à la rareté des subsistances et à l'appétit des convives. Dans !a soirée, des cris affreux réveillèrent tous les échos du voisinage; j'appris que ces clameurs avaient pour objet d'effrayer les renards au moment ils sortent de leurs retraites, après le coucher du soleil, pour dévaster les plantations.2

Les montagnes qui environnent Goban s'élèvent en pente douce du plateau et forment une chaîne d'un aspect assez uniforme; elles sont recouvertes d'une argile sablonneuse, comme les vallées infé- rieures, et d'une couche épaisse de détritus de végétaux. Leur sur- face est accidentée par de grandes masses de dolomies, d'une struc- ture caverneuse, qui dans leur éruption ont déchiré profondément le sol. Depuis ces hauteurs, mes compagnons me firent remarquer un nuage bleuâtre arrêté dans la direction du sud-ouest, et ils pré- tendirent reconnaître le volcan d'Agua, situé près de Guatemala; mais un tableau d'un intérêt bien supérieur nous attendait a la des- cente de la montagne. Tandis que l'ombre des bois commençait à nous envelopper, la vallée qui se déroulait à nos pieds était encore inondée de lumière : je voyais des champs de maïs entrecoupés de pâturages et des ruisseaux qui serpentaient dans toute leur grâce primitive; au delà, l'église blanche de Coban, assise sur un trône de verdure ; plus haut, des collines cultivées jusqu'au faîte et cou- ronnées de pins; plus haut encore, les grandes chaînes bornant l'horizon, spectacle vaste et magnifique, qui élevait graduellement mon âme jusqu'aux espaces que rien ne domine plus, si ce n'est l'in- telligence suprême qui a tiré tout du néant !

Le climat de Coban est hdmide et tempéré; les pluies y son fréquentes, mais peu durables ; elles convertissent en marécages les

1, Mycetes niger. Kuhl.

2. Vulpes tricolor, Guv.; tepescuinte des indigènes.

*m CHAPITRE XVIII.

rues planes de la ville, et en torrents celles qui suivent la déclivité du coteau. C'est un léger inconvénient pour la majeure partie des habitants, qui considèrent comme une superfluité toute espèce de chaussures. Au mois d'août, époque de mon séjour, le thermomètre centigrade marquait 15 degrés à huit heures du matin, 18 à midi, et 16 au coucher du soleil; les maxima et minima que j'observai durant cette période furent de 20 et de 11 degrés, dont la moyenne donne 15 degrés et demi pour la température du mois. C'est à peu près celle de toute Tannée. Je fus surpris, dans des conditions aussi favorables, d'entendre parler d'une maladie que l'on croit exclusi- vement inhérente aux pays chauds: la dyssenterie sévit à Coban pen- dant les mois de juillet et d'août ; elle frappe surtout la population indienne, qui ne sait lui opposer que des pratiques et une médication puériles; les ladinos se gouvernent mieux; indépendamment du régime, auquel ils ne négligent pas de s'astreindre, ils emploient avec efficacité, comme moyen curatif, l'écorce astringente de la grenade.

Le terroir du plateau est susceptible de donner des fruits et des légumes d'excellente qualité; on estime particulièrement les avocats et les injertos de Coban i. Mais l'industrie horticole a fait peu de progrès dans ces montagnes; nous ne vîmes guère, dans la saison nous nous trouvions, que des oranges, des limas2, fruit aqueux dont le parfum est presque uniquement concentré dans l'écorce, et des grenadilles. La grenadille est une baie verte, de la grosseur d'un œuf, dont la peau lisse et coriace recouvre une pulpe gélatineuse, légèrement acidulée, rafraîchissante, fort agréable. Il n'est personne qui n'ait entendu parler de ces plantes grimpantes, qui décorent les jardins de l'Amérique tropicale, la singularité de leur inflorescence leur a valu le nom de fleurs de la passion.

On m'apporta un jour une corbeille de fruits, semblables à de très petites pommes, et répandant une forte odeur de rose ; ces pom- mes roses, manzanas rosas, comme on les nomme dans le pays, pro-

1. Lucuma salicifolia, Kunth.

2. Citrus medica, L. Var. dulcis.

LA TIERRA TEMPLADA. 453

viennent d'une espèce de rayrtacée1. La fleur de l'arbuste ressemble à un panache bleu, composé d'innombrables étamines, qui retom- bent en gerbe sur le calice; le pistil, très long, persiste après la fructification.

L'ananas réussit encore à cette hauteur; mais il a déjà perdu une partie de ses qualités ; le cafier y végète vigoureusement et donne une récolte certaine ; chaque jardin en renferme quelques pieds ré- servés pour l'usage de la maison. A côté de ces productions tropi- cales, on voit jaunir le coing qui, dès le mois d'août, est en parfaite maturité.

Un sol fécond, une grande diversité dans le climat, et des produc- tions naturelles d'une incontestable valeur, sont des avantages que la faiblesse de la population et l'absence de bonnes routes, ont para- lysé jusqu'ici dans la Vera-Paz. Le commerce de la contrée ne roule guère que sur le maïs et sur quelques arrobas de vanille et de salse- pareille; il faut y ajouter un petit nombre d'articles en fil d'agave, fabriqués notamment au chef-lieu. Le coton constituait jadis le prin- cipal objet d'exportation ; mais ce genre de commerce a décliné sensiblement, depuis que la culture du cotonnier s'est propagée dans les départements de l'ouest.

C'est à Coban que vient aboutir la route la plus directe qui con- duise de Flores à Guatemala. Longeant la grande chaîne du Chicec, dont la masse principale court de l'est à l'ouest, elle n'oppose point, comme celle de Gahabon, d'obstacle permanent à la circulation des bêtes de somme ; mais les nombreux torrents qui la sillonnent et qui pendant les trois quarts de l'année épanchent leurs eaux dans les vallées adjacentes , expliquent l'abandon elle est restée. Le Chicec est une région sauvage, se réfugièrent en 1803 quelques Indiens mécontents d'une augmentation des impôts ; on évalue leur nombre à environ 500 individus. Chaque année , quand la séche- resse a, rendu les voies praticables, un alcade de Coban s'ache- mine vers ces lieux retirés, en rallie la population dispersée, puis

1. Eugenia jambos, L.

154 CHAPITRE XVIIL

ramène avec lui, comme un troupeau docile, les enfants qui atten- dent le sacrement du baptême, et les couples qui ont prévenu celui du mariage par une union anticipée : l'Église les accueille en mère indulgente, et les renvoie dans leurs montagnes après avoir mis tout en ordre et tout accommodé.

Arrêtons-nous un instant ici, pour payer un tribut à la mémoire de cet illustre évêque qui voua sa longue carrière à la défense d'une race opprimée, et qui le premier planta l'étendard de la croix dans la Vera-Paz, quand la contrée était encore sauvage et indomptée ; belle et noble figure de la charité militante, que les passions les plus ardentes et les plus tendres du cœur humain ont animée, et qui jette un reflet doux et consolant sur le sombre tableau de la conquête.

« La Providence, disait Las Casas, ne veut agir sur les âmes égarées que par l'influence de la prédication ; elle condamne la vio- lence; elle déteste les guerres injustes qui sont entreprises en son nom; elle ne veut ni captifs ni esclaves au pied de ses autels; la persuasion et la douceur lui suffisent pour enchaîner les cœurs les plus rebelles1. » Ces paroles faisaient naître un sourire sur les lèvres des incrédules qui lui répondaient : « Essayez ! »

Il essaya : c'était en 1536, quarante quatre ans après la décou- verte du Nouveau-Monde ; son zèle infatigable l'avait conduit jus- qu'au Guatemala, il entendit parler delà province de Tuzalutlan, que les Espagnols avaient surnommée Tierra de grwerra parce qu'elle résistait opiniâtrement à leurs entreprises 2. Une conquête si dif- ficile parut à Las Casas digne de sa mission ; il résolut de la tenter pour faire triompher ses principes, « sans autres armes, disent les vieux historiens, que l'épée à deux tranchants de la parole Divine. » Seulement il demanda, comme condition de sa médiation, que la contrée fût interdite pendant cinq ans à ses compatriotes, et comme récompense, en cas de réussite, qu'elle ne leur fût jamais inféodée.

Nous ne suivrons pas le pieux aventurier dans sa pacifique croi-

1. Voyez le mémoire de Las Casas contre Sepulveda.

2. Herrera, Dec , iv, 1 x, c. 13.

LA TIERRA TEMPLADA. 455

sade entreprise en compagnie de Fray Pedro de Angulo, qui, en 1560, fut le premier évêque de la province1; bornons-nous à rap- peler que les tribus sauvages du Tuzulutlan, assouplies et domptées par la mansuétude, la patience et les vertus évangéliques des deux apôtres, échangèrent peu à peu leur barbarie native contre des mœurs plus douces et des habitudes laborieuses, qu'elles ont gardées jusqu'à nos jours. Bref, au bout de quelques années, le nom de Tierra de guerra était oublié, et celui de Vera-Paz, confirmé par l'empereur Charles -Quint, perpétuait le souvenir d'un triomphe d'autant mieux assuré qu'il n'était pas fondé sur la violence.

La ville de Coban devint le centre d'action des Dominicains et le chef- lieu politique de la province; elle obtint les armes d'une cité de premier ordre ; au sommet de son écu, l'arc -en- ciel brillait sur un champ d'azur, avec cet exergue emprunté au chapitre ix de la Genèse : « Je tendrai mon arc , » allusion à la nouvelle alliance des deux mondes; plus bas, la colombe, portant un rameau d'olivier, planait sur un globe armorié aux insignes de l'ordre. L'influence d'un clergé régulier, obéissant à des principes fixes et instituant au- tour de lui une discipline uniforme, dut seconder merveilleusement l'action gouvernementale dans la Vera-Paz; les Pères s'appliquèrent surtout à inculquer à leur troupeau le respect de l'autorité, et ils le firent avec une telle puissance, que la population* de cette contrée est encore à présent la plus paisible de l'État et la mieux soumise à l'empire du devoir. Dans l'esprit des Cobanais, le souvenir des Dominicains est étroitement lié à celui de l'ancienne administra- tion coloniale, dont ils parlent toujours avec reconnaissance ; il est vrai que ce fut la plus heureuse période de leur histoire.

Depuis cette époque , les révolutions politiques et la translation à Salama du siège de l'autorité civile , ont frappé leur cité dans ses intérêts les plus chers : les édifices publics , les voies de commu- nication ont cessé d'être entretenus régulièrement; l'activité indus- trielle s'est ralentie, l'éducation a été tarie dans sa source, les liens

1. L'évèché de la Vera-Paz, érigé en 1559, a été annexé en 1607 à celui de Guatemala.

456 CHAPITRE XVIIÏ.

sociaux se sont insensiblement relâchés, tout enfin, dans le domaine matériel comme dans Tordre moral, a marché vers la déca- dence.

On respire encore aujourd'hui, dans Penceinte.de Coban, un parfum de dévotion mystique qui a survécu à la destruction des cou- vents. À l'angle de chaque rue, vous trouvez une chapelle avec une effigie du Christ, enveloppée d'un sarrau de toile blanche, qui ne laisse à découvert que les extrémités; ailleurs, vous remarquez une croix ou quelque autre symbole du culte, et dans l'intérieur des mai- sons, ce ne sont qu'images pieuses, reliques et scapulaires garnis- sant dévotement les murs. Au premier coup de l' Angélus, chacun de s'agenouiller et de murmurer une prière ; du reste, il ne faut point s'abuser sur ces témoignages extérieurs, qui sont bien moins dictés par la piété que par le respect des usages. L'église principale de la ville est une construction assez vaste, la main du temps se fait rudement sentir ; j'ai regretté qu'elle ne possédât pas un portrait de Las Casas; mais on y voit celui de Fray Pedro de Angulo, mort en 1562, avec une mention spéciale du zèle qu'il déploya en faveur des indigènes. Ce n'est point précisément par le bon goût que brille la décoration intérieure de l'édifice; l'œil y est distrait par une mul- titude d'images pieuses, d'anges, de saints, de madones, sculptées, peintes, dorées, avec une invention et un luxe bizarres qui rappellent les fantaisies de l'imagination orientale. Ces accessoires sentent merveilleusement leur époque et sont fort goûtés des Indiens, qui ne font nulle estime d'un saint mal habillé. Au surplus , toutes les races reçoivent ici satisfaction, sans que la jalousie puisse s'armer d'un prétexte, et l'Africain lui-même peut s'agenouiller aux pieds d'un Christ aussi noir que lui.

Une autre église, celle du Calvaire, s'élève dans la campagne sur un monticule isolé. Cette construction toute blanche, ombragée par de grands pins, produit un effet fantastique aux rayons du soleil couchant. Aux alentours règne le cimetière, asile abandonné, comme on doit s'y attendre, chez un peuple dont l'esprit mobile est singu- lièrement porté à l'oubli ; un sentier agréable et pittoresque conduit

LA TIERRA TEMPLADA. 457

de la ville au Calvaire. Je me sentais fréquemment attiré dans cette direction , qui devint ma promenade favorite. Après m'être occupé pendant le jour des choses du Nouveau Monde, j'allais le soir, sur la colline solitaire, rêver à celles de mon pays. La mélancolie de ces lieux communiquait à mon âme quelque chose de triste et de doux, qui n'était pas sans charme : il me semblait que sur ce petit coin de terre j'étais moins éloigné des miens et en même temps moins étran- ger à ce qui m'entourait, sentiment que je crus d'abord instinctif et que j'attribuai à l'égalité de la tombe, mais dont je découvris bientôt la véritable source, plus consolante, car elle est dans la foi.

Au moment d'abandonner Coban, paisible et doux séjour j'ai passé quelques-uns des plus heureux instants de ma vie, je me sens entraîné sur la pente des confidences et je cède, après quelque hési- tation, à l'attrait des souvenirs. Les faits peignent souvent mieux que les discours la physionomie morale d'un pays; je n'ose invoquer toutefois cette considération, et cependant je ne la repousserai pas non plus si le lecteur veut bien l'admettre.

J'occupais, dans la ville, une maisonnette fort propre, au milieu d'un jardin planté de caféiers, d'orangers et de myrtes à piment, qui pendant le jour donnaient de l'ombre, et le soir répandaient un parfum délicieux de girofle. Cette maisonnette était la propriété d'une famille composée de trois filles et d'un garçon; mes hôtes demeuraient en face, dans une habitation plus grande , séparée de la mienne par une de ces avenues champêtres que j'ai décrites pré- cédemment. On les disait Indiens, j'ignore par quelle raison. Peut-être était-ce à cause des rapports bienveillants qu'ils entretenaient avec les indigènes, dont ils parlaient l'idiome comiïie leur langue naturelle; mais une certaine délicatesse de formes, des cheveux fins et soyeux et une intelligence passablement cultivée pour le pays, dénotaient, sur- tout chez les femmes, que le sang américain n'était pas sans mélange.

L'union la plus parfaite régnait dans cet intérieur ; l'aînée des sœurs pouvait avoir trente -cinq ans environ: active, laborieuse, elle partageait son temps entre les affaires domestiques et les pra- tiques d'une dévotion minutieuse. Sur elle reposait l'administra-

158 CHAPITRE XVIII.

tion de la petite communauté , tandis que le jeune frère faisait valoir une propriété rurale, située à quelque distance dans la montagne.

La secondej sœur était une fille de vingt- huit ans, agréable, quoique douée d'un peu trop d'embonpoint, dévote, d'humeur égale, d'un caractère doux et paisible, qui s'était vouée par goût au célibat : chargée plus spécialement des détails du ménage, elle apportait dans l'accomplissement de sa tâche un esprit d'ordre et une méthode fort rares en pays espagnol. La cadette, Juana, jeune fille de seize ans accomplis, ne ressemblait nullement à ses aînées; il y avait en elle un mélange capricieux de nonchalance et de viva- cité, de curiosité et d'insouciance, je ne sais quoi d'agreste et de cultivé, qui procédait évidemment de deux sources distinctes ; tou- tefois le sang indien trahissait sa prédominance : d'une physionomie naturellement mélancolique, la gaieté venait-elle à l'animer, toute la sève des tropiques pétillait dans ses veines.

Juana paraissait douée d'une intelligence moins flexible et moins développée que ses sœurs; l'instinct était puissant chez elle; son charme principal résidait en une ingénuité de caractère, qui trahis- sait ses moindres émotions avec une vivacité spontanée. Admis dans l'intimité de la famille, j'observais avec d'autant plus d'intérêt les petits incidents qui mettaient en relief cette nature primitive, que j'étais privé depuis longtemps du spectacle de la vie domestique.

La jeune fille, à son tour, n'était pas insensible au mouvement inaccoutumé que nous produisions dans la maison : la présence de deux étrangers, toujours en quête de choses nouvelles, avait effec- tivement rompu la tranquille uniformité de ce séjour ; moins labo- rieuse que ses aînées, dont la tendresse toute maternelle excusait son oisiveté , elle profitait des moindres distractions que lui procu- rait un pareil voisinage. Nos collections, nos objets mobiliers, nos occupations journalières, étaient autant de nouveautés qui piquaient sa curiosité ; elle s'informait de tout , sans attacher à rien d'im- portance; son naturel était impressionnable , mais avec une légèreté d'impulsion et une mobilité qui ne laissaient jamais de traces pro-

LA TIERRA TEMPLADA. 159

fondes. Je doutais qu'elle fût capable d'aimer ; à coup sûr, elle était encore dans une ignorance absolue des mystères du cœur et de la vie. Assise dans une attitude nonchalante, sous les grands myrtes du jardin, la tête inclinée sur son bras, les cheveux déroulés et flot- tant jusqu'à terre, elle suivait pendant des heures entières les caprices de mon crayon, sans se lasser de l'immobilité; mais à peine le dessin était -il terminé, qu'elle l'arrachait de mes mains, bon- dissait comme une biche, et traversait impétueusement la rue pour jouir de la surprise et de l'admiration de ses sœurs.

Depuis que Juana était ainsi devenue familière, la vie me sem- blait toute nouvelle; sa présence répandait du charme sur les objets les plus insignifiants; c'était le rayon de soleil qui donne une àme au paysage. Rectifier ses idées, répondre à ses' questions, éclai- rer son intellelligence , devint mon occupation la plus douce. Je m'étonnais de n'avoir pas remarqué plus tôt le timbre harmonieux de sa voix , la magnificence de sa chevelure , la flexibilité de sa taijle et je ne sais quelle grâce pittoresque répandue sur toute sa personne : je n'avais vu d'abord qu'une simple enfant, était-ce donc déjà une femme dangereuse? Un sage n'eût point hésité ; il eût fui sans approfondir ce mystère ; hélas! j'avoue en toute humi- lité que l'idée ne m'en vint même pas à l'esprit.

Obéissant aux impulsions de la nature, sans se douter qu'il existât ailleurs des distinctions et des convenances sociales, Juana me jetait dans une perplexité continuelle : quelquefois je croyais en être aimé, puis mon espoir s'évanouissait; un regard indifférent, un acte de légèreté , un symptôme de froideur dissipaient l'illusion ; la peine que je ressentais alors, était cependant adoucie par un mouvement de générosité qui naissait au fond de ma conscience : au fait, quel était mon dessein? Irais -je troubler la paisible sécurité de ces lieux j'étais accueilli comme un hôte? Ne devais-je pas plutôt m'éloi- gner, pendant qu'il était temps encore? J'en prenais la résolution , et cependant les jours se succédaient, sans que je cessasse de m'eni- vrer du même poison.

Un matin, la jeune fille vint frapper à ma porte, avec un superbe

160 CHAPITRE XVIII.

bouquet cueilli dans le jardin : elle voulait me dédommager d'une perte que j'avais essuyée la veille , en traversant le gué de la rivière; le courant avait emporté ma récolte, et je n'en étais pas encore consolé. C'eût été de l'ingratitude que de lui expliquer l'in- térêt particulier que j'attachais aux simples fleurs des champs : «Celle-ci, dit -elle, est la vergonzoza; voyez , Sehor, combien elle est timide : à peine l'ai -je effleurée, et la voilà tout en émoi. » Elle me montrait une sensitive, dont les folioles se repliaient au contact de son joli doigt et s'inclinaient l'une après l'autre sur leur tige : « Celle- , poursuivit- elle , nous l'appelons à Coban fleur de la passion; voici la lance, les clous et la couronne d'épines; elle pleure le vendredi saint, ajouta-t-elle d'un petit air mystique, à l'heure Notre Seigneur expira. » « Quant à cela, interrompis-je en souriant, je n'en suis pas très persuadé. » « Vous ne me croyez pas? eh bien, informez -vous près de ma sœur Teresa. » Puis changeant brusquement de ton et de propos Est -il bien vrai, SeTwr, que vous songiez à nous quitter comme votre compagnon l'assurait hier soir?» A cette question inattendue, je fus un peu troublé et ne répondis point ; alors déposant son bouquet et prenant ma main dans les siennes : « N'êtes- vous pas bien ici , me dit - elle avec une expression caressante que je ne lui connaissais pas ; qu'irez- vous faire à Guatemala? » et elle attachait sur moi deux grands yeux noirs qui pénétraient mon âme.

Hélas, que la vertu est chose fragile ! partagé depuis longtemps entre le désir et la crainte du succès, je m'étais promis de garder le silence, et voici qu'à la première épreuve, mon secret allait m'é- chapper! Il est vrai que l'occasion s'offrait avec tout son péril : l'attitude de Juana, l'émotion de sa voix, son regard oiï je lisais une prière, tout m'enivra, me subjugua, et je lui dis en enlaçant sa taille : « Au nom du ciel, Juana, dois-je croire que vous m'aimez?

Oh oui, croyez-le bien ! répondit-elle sans hésiter.

Et vous voulez que je reste à Coban ?

Oui, je le veux, dit-elle en relevant la tête et en inondant

LA TIERRA TEMPLADA. 161

moi* visage de ses cheveux d'ébène; vous ne partiriez pas, j'espère, avant mon mariage. »

Ce mot tomba sur moi comme un bloc de glace ; mon bras se détacha, ma main quitta la sienne, je sentis mon sang refluer vers le cœur ; la jeune fille me considérait avec un étonnement plein d'anxiété, sans soupçonner le coup dont elle m'avait frappé : « Qu'a- vez-vous donc, senor? » s'écria-t-elle enfin d'une voix que la frayeur rendait tremblante.

C'en était fait des douces illusions: je me levai, j'ouvris la fenêtre, je fis quelques pas dans la chambre, incapable de rien décider ni de penser à rien; enfin, reprenant quelque empire sur moi-même, après un douloureux effort, je me rassis : mon parti était arrêté :

« Ainsi donc, Juanu, vous allez vous marier?

Oui, senor répondit-elle en baissant les yeux avec un petit air de contrition instinctif.

Et dans un temps peu éloigné ?

Dans un mois environ, senor: mon frère Fabricio ne sera point libre avant la récolte.

Mais vous n'épousez pas votre frère, je suppose?

Oh senor! et un rire franc me montra toutes ses dents de perles, Fabricio et moi devons nous marier le même jour.

Enfin, votre fiancé quel est-il? poursuivis-je en affectant

l'indifférence.

Mon fiancé, senor? n'avez-vous pas entendu parler de Don Yago Corrientes?

Son empressement n'est pas très vif, ne pus-je m'empêcher d'ajouter, car je ne me rappelle pas l'avoir vu une seule fois à la maison.

Cela n'est pas étonnant, reprit-elle avec vivacité, depuis deux mois il est à Salama.

Et vous l'aimez, Juana, ce jeune homme?

Senor,

Je comprends ; quant à lui, je ne doute pas qu'il ne vous aime ?

Assurément, senor, puisqu'il veut m' épouser.

il. H

162 CHAPITRE XVIII.

En ce cas, tout est pour le mieux. »

J'ouvris une boîte et j'en tirai un collier de corail que je lui passai autour du cou : « Tenez, Juana, c'est mon cadeau de noce, car le jour de votre mariage, je serai sans doute bien loin d'ici. Soyez heureuse, chère enfant, ajoutai-je en la baisant au front, et songez quelquefois aux pauvres voyageurs dans vos prières. »

Je ne sais s'il se fit au fond de son cœur comme une révélation subite, mais je la vis pâlir et elle sortit en sanglotant. Le lendemain, j'étais parti.

Un mois après, je reçus à Guatemala la lettre suivante, que je traduis presque littéralement :

« Seigneur et ami ,

« Depuis votre départ, nous avons eu un grand chagrin : le bon Dieu a reçu l'âme du pauvre Yago; il repose en paix à Salama. Si vous aimez toujours Juana, partez à l'arrivée du messager ; en cinq jours vous pouvez être à Coban ; oh, combien je serai contente ! Fa- bricio vous conduira dans la sierra, il a vu de très beaux oiseaux verts; ma sœur Teresa vous conserve des graine!, et moi j'ai re- cueilli de jolis coquillages sur la haie du jardin, etc. »

«Que Dieu vous garde pendant de longues années,

« Juana. »

La réception de cette épître naïve fut accompagnée d'une cir- constance non moins inattendue, que je rapporterai en son lieu.

C1JÀPITKK XIX

LA CORDIllE

De Gobai) à Guatemala, la route royale (c'est «iiiisi qu'on le nomme) traverse l;i chaîne des Andes, dont l'arèle principale, me- surée à In partie moyenne des crêtes, n'a pas moins de 2,000 moires do hauteur1. Jamais roues do voilure n'y ont creusé d'ornières; le

pied nu de l'Indien et le sabot de la mule ont seuls le privilège d'y imprimer leurs traces, et il en sera probablement ainsi pendant bien des générations encore ; les aspects, le climat, les formes végé taies, correspondent par leur diversité aux mouvements prodigieux

). Lus points culminants dép;t8st.'nt Je- -1 .000 mt'.'trc;s uiivifuii los plus liantes sou uni tés du

164 CHAPITRE XIX.

du sol , qui tantôt se soulève en plateaux frais et brumeux , tantôt s'affaisse au niveau des terres chaudes ou tempérées.

Il avait été convenu que nous partirions de bonne heure pour le village de Taltique, éloigné de huit lieues, afin d'y arriver avant la pluie, qu'on évite rarement, à l'époque nous nous trouvions, dans la seconde moitié du jour. Cependant le soleil était déjà haut , et notre escorte ne se montrait pas : sous prétexte d'acheter des pro- visions, qu'ils se procurent sans déboursés dans leurs ménages, les Indiens ne manquent jamais d'exiger d'avance leur salaire, en sorte que le voyageur demeure complètement à leur discrétion1. Cet usage, auquel il est impossible de se soustraire , entraîne encore d'autres inconvénients : ainsi, lorsque nos guides parurent, trois d'entre eux étaient déjà ivres; et comme l'ivresse engendre, dit-on, la soif, il y en eut un qui laissa son machcte en gage dans quelque cabaret au sortir de la ville; un autre en fit autant plus loin, et je crois qu'ils auraient fini par s'alléger de mon propre bagage, si* je ne m'étais hâté d'y mettre ordre.

La route que nous ne tardâmes pas à suivre s'élève progressive- ment sur la pente des sierras et serpente à l'ombre des liquida mbars, dont la cime pyramidale se marie à celle des pins ; une multitude de fleurs, parmi lesquelles je cueillis une jolie rhexia d'un rouge car- miné, en émaillcdent les bords et répandaient un charme plein d'in- térêt sur la campagne.

Lorsque nous fûmes à une certaine hauteur, nous remarquâmes un changement fâcheux dans l'état de l'atmosphère : de gros nuages fuyaient vers l'orient et interceptaient par intervalles le disque du soleil ; entraînées par un courant supérieur, tandis que tout était encore calme autour de nous, les vapeurs s'accumulaient peu à peu sur le flanc des montagnes et roulaient jusqu'au fond des vallées; on

1. La méfiance des indigènes, il faut en convenir, trouve une ample justification dans le passé. Voici ce que rapporte Thomas Gage, qui visita le Guatemala au commencement du xvne siècle : « Le voyageur, dit-il, a le droit de prendre dans les villages tous les Indiens dont il a besoin pour conduire ses mules ou porter son bagage; puis à la fin de la campagne, il leur fait une mauvaise querelle, et les renvoie avec des coups pour toute récompense. » Th. Gage, New Survey, ch. xrx, p. 140.

LA CORDILLÈRE. 165

entendait gronder le tonnerre dans ces profondeurs. Insensible- ment les nuées s'étendirent, quelques rayons obliques jetèrent une dernière clarté, et nous vîmes une colline toute hérissée de pins, se détacher en lumière sur l'azur sombre des sierras. Ces arbres, que l'incendie avait dépouillés et noircis, se dressaient comme des mâts dégréés par la tempête. Enfin le ciel s'obscurcit complètement; l'orage éclata ; nous arrivions au village de Santa- Cruz.

Perdu dans la verdure des haies et des jardins , de même que la cité voisine, Santa-Cruz ne montre au passant qu'une église solitaire, ombragée de deux gigantesques cyprès, qui s'incli- nent vers le monument, comme pour lui rendre hommage. Une population de 2,000 âmes, occupée de travaux agricoles, vit si paisiblement aux alentours , qu'excepté le dimanche on ne re- marque aucun mouvement, on n'entend aucun bruit dans le village. Le paysage est montagneux et romantique. A une bonne lieue vers le nord-ouest, se trouve au bord d'un lac le hameau de San-Christo- val. J'avais une lettre pour le curé, mais j'appris qu'il était absent, et comme d'ailleurs le mauvais temps persévérait, je me décidai à poursuivre ma route.

On voit rarement autant de fleurs charmantes qu'en produisent ces régions tempérées; elles se succèdent par familles et embaument l'air de leurs émanations; ce sont principalement des amaryllis, des hélianthées, des oxalis au bord des prairies: des ipoméas, des clé matites, suspendues aux buissons et formant d'odorants berceaux; des œillets d'Inde (tageles) aux corolles orangées, entaillant la pente des collines ; des glycines enlacées aux arbres d'où leurs grappes retombent en festons; plusieurs espèces de pentstémons ; enfin une fougère ligneuse d'un vert pâle , dont les rameaux pleureurs se pro- jettent sur l'escarpement des rochers.

On arrive à Taltique par une vallée spacieuse, d'une lieue environ de longueur sur un quart de large; le village est assis à la naissance du col que laissent subsister les deux chaînes à leur point de jonc- tion. Nous fûmes charmés de l'air d'aisance et de propreté que nous

166 CHAPITRE XIX.

remarquâmes-, tandis qu'en approchant nous longions des jardins plantés d'orangers et palissades soigneusement du côté de la voie publique. La proximité des forêts ajoute encore ici à l'humidité du climat et contribue à lui communiquer une certaine âpreté relative. En décembre, le froid est assez vif pour congeler accidentellement le brouillard qui se transforme en givre, et la pluie qui retombe en une neige éphémère, aussi le mot frio ne suffit plus aux Cobanais : la vallée de Taltique est pour eux une tierra helada (une terre gelée); cependant la température n'y descend jamais très, bas, puisque le bananier y donne encore des fruits.

On nous avait indiqué la maison de Dona Ana Guzman comme une des plus honorables du pays, et la seule d'ailleurs qui fût ouverte aux étrangers : il n'y avait donc point à délibérer. La mémoire encore fraîche des souvenirs de Coban , nous nous représentions une maisonnette bien propre , un accueil obligeant et des visages gracieux. Sous l'impression de ces idées riantes , nous hâtâmes le pas et entrâmes dans une cour marécageuse qui précédait l'habita- tion. Le bruit de nos chevaux attira sur le seuil un personnage dont la simple apparence fit évanouir toute illusion. C'était un homme d'une physionomie repoussante, au teint rouge et enflammé; ses yeux enfoncés dans leur orbite, sa lèvre supérieure épaisse, saillante, hérissée d'un poil roux, son front stigmatisé par la petite vérole, composaient un ensemble dont la triste vulgarité rappelait plutôt l'ancien que le nouveau monde; il avait pour coiffure un mouchoir de coton d'une couleur indécise et portait des souliers sans bas. Nous avions devant nous le propriétaire de céans, le maître d'école du village.

Après s'être informé de l'objet de notre visite, du point d'où nous venions, de celui nous prétendions aller, le seigneur Guzman fit quelques pas nonchalamment, tandis que nous mettions pied à terre, et appela la scnora Ana , sa mère. Nous vîmes alors sortir d'une cuisine enfumée une vieille femme aux traits durs et rigides, au teint couleur de parchemin, à l'œil perçant, inquisiteur, vêtue d'un jupon à fond blanc qui gardait témoignage de ses occupations de la quin-

LA CORDILLÈKE. 167

zaine ; des cheveux gris, tressés avec un ruban gras, dessinaient sur son chef une couronne ; elle avait les pieds nus , un torchon à la main, et à la bouche un cigare flamboyant.

Cette agréable personne nous examina curieusement à travers un nuage de tabac et nous introduisit, après information nouvelle, dans une pièce obscure qui recevait son jour de la porte ; on y voyait de vieux cadres dorés, héritage de maintes générations sans doute, qui durent orner l'image de quelques saints, autant que permettait d'en juger l'état de vétusté de la peinture. Une chapelle mesquine, garnie de fleurs fanées, sanctifiait un des coins de l'appartement, et deux larges bancs, dont je connus plus tard l'usage, garnissaient la face opposée : ce local servait à la fois de salle à manger, d'école et de dortoir.

A peine en avions-nous franchi le seuil, que notre hôtesse nous en- tretenait déjà du prix exagéré des subsistances et de la disette qui , disait-elle, affligeait le pays. Quoi qu'il en fût, nous manifestâmes l'intention de dîner : la senora ne fit point d'objection et alla vaquer aux apprêts nécessaires. Au bout de dix minutes on nous servait, à Morin et à moi, chacun dans une soucoupe, une omelette d'un seul œuf dont on avait augmenté le volume par l'addition de quelques pelures de tomates; puis, dans d'autres soucoupes, une portion fort exiguë de riz ; des fèves séchées, plus dures que des cailloux, con- stituaient le dessert et formaient, avec une cruche d'eau et des tor- tillas datant de plusieurs jours , le complément de notre réfection. Médiocrement flatté d'un pareil ordinaire, je ne dissimulai pas mon mécontentement, et j'exigeai que notre hôtesse fît acheter au moins un poulet; mais elle n'y consentit qu'après en avoir reçu le prix d'avance, encore ne put-elle pas se décider à livrer une pièce de cette importance à notre discrétion. Je fus d'abord étonné des sou- coupes , et pensai que ce genre de service entrait dans les habi- tudes du pays; j'appris plus tard qu'il était uniquement dans celles de la maison.

Lorsque nous eûmes fait disparaître le dernier fragment de tor- tilla, car pour les fèves il n'y fallait pas songer, je m'informai des

168 CHAPITRE* XIX.

lits que l'on nous destinait; la vieille dame me montra les bancs dont j'ai parlé précédemment, en assurant de sa voix aigre-douce que nous y serions fort sainement et que les voyageurs ne s'y trou- vaient point mal d'ordinaire. Ces motifs ne purent me convaincre, et je fis suspendre un hamac dans la pièce : mais on dut y planter un clou, circonstance qui faillit tout gâter.

Au premier coup de l'angelus , la famille Guzman se réunit pour la prière, après quoi chacun prit à la hâte ses dispositions pour la nuit; c'était l'heure le soleil s'effaçait derrière les montagnes. Dona Ana ayant soufflé la lampe, partagea avec ses deux petites-filles le seul lit qui fût en évidence ; deux servantes indigènes étendirent une natte sur le sol et disparurent sous une ample couverture ; le plus jeune fils, roulé dans son manteau, prit à côté de Morin la place que j'avais dédaignée ; enfin, le magister passa dans un cabi- net borgne qui me parut être son domicile particulier. Je n'ai jamais su s'il dormit sur un banc, sur une natte ou dans un bon lit; me trouvant le mieux partagé, je n' enviai le lot de personne.

Une heure après notre arrivée, nous nous étions promis de partir au plus vite de Taltique. La contrée offrait peu d'intérêt, et l'in- térieur de la famille Guzman ne présentait pas de compensation suffisante ; mais il fallait trouver des mules ou des porteurs , et les Indiens sont rarement prêts : rien ne saurait les ébranler s'ils n'ont pas devant eux vingt-quatre heures pour dépenser une partie de leur salaire. Je me résignai donc à attendre leur bon plaisir et me bornai, après une excursion stérile, à resserrer autour de moi le cercle de mes observations.

Trois petites filles et deux garçons coiffés dans le goût monas- tique, c'est-à-dire complètement rasés , sauf une couronne autour des tempes, résumaient le personnel de l'école. L'élément unique de leur instruction était le catéchisme ; c'était aussi la source perma- nente de leur chagrin. En effet, pour épargner le temps de ses ser- vantes, Dona Ana s'appropriait le leur et l'appliquait libéralement aux besoins de son ménage; et quand venait l'heure de la leçon, personne n'en sachant une syllabe, on entendait au milieu des

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hurlements, résonner le fouet impitoyable du magister. Je n'ai pas vu manquer une seule fois cette distribution quotidienne. Les enfants qui en profitaient étaient tous d'origine créole ; aucun Indien n'en venait réclamer sa part. Il y avait en autre dans la maison une meute de chiens roux, pelés, faméliques, qui se ruaient dans la salle manger avec un grognement sauvage à l'heure les soucoupes apparaissaient ; l'instrument correctif, redouté des écoliers, passait alors entre les mains de notre hôtesse, qui s'en servait avec une égale dextérité.

Nous prîmes congé de cette aimable famille par une matinée froide et tellement brumeuse qu'à peine distinguait- on les objets à la distance de quatre pas. Morin avait perdu son temps à chercher pour nous des montures, soit qu'il n'y en eût point à Taltique, soit que nous n'inspirassions aux habitants qu'un degré de con- fiance insuffisant ; mais nous nous consolâmes de voyager à pied lorsque nous pûmes juger des difficultés de la route : le terrain était si glissant, que des chevaux et même des mulets se fussent diffici- lement maintenus en équilibre sur les pentes rapides de la montagne. Après avoir franchi le col, à une hauteur d'environ 1,600 mètres, nous débouchâmes dans la vallée de Pafal, plaine vaste, marécageuse, entourée de forêts et dominée par des pitons qui attirent constam- ment les nuages : on aperçoit de loin en loin quelques maisonnettes et des traces de culture , mais aucun centre de population , comme l'indiquent mal à propos les cartes. L'obstacle des marais et le désir que j'éprouvais d'arriver promptement à Guatemala , m'empêchè- rent de visiter Purula, village de 400 âmes, situé à une courte distance , dont les grottes jouissent d'une certaine réputation.

Nous nous reposâmes dans la plaine de Patal , puis gravîmes une montagne, ombragée par des chênes vigoureux , et descendîmes dans le vallon de Santa-Rosa nous passâmes la nuit : le froid nous parut très piquant. Un pin d'un port magnifique, à feuilles longues, rigides, réunies par cinq, croissait dans cette localité et mariait son feuillage à celui de différentes espèces de chênes dont la verdure est également persistante. On voyait flotter sur les branches

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de ces arbres les tiges filamenteuses du tillandsia, véritable crin végétal, lorsqu'elles sont dépouillées de leur écorce.

La vallée de Santa-Rosa n'a pas d'autre issue qu'une brèche ou- verte entre des masses de serpentine, d'une couleur sombre et d'un aspect sinistre, qui jonchent la route de leurs débris. Au sortir de cette gorge, depuis les hauteurs que les Indiens nomment Quililâ , nous eûmes un point de vue singulier : le brouillard du matin re- posait au fond des vallées, et les sommités des sierras, éclairées par le soleil levant , surnageaient comme autant d'îles dorées sur cet océan aérien. Mais bientôt les vapeurs , dilatées par l'action des rayons solaires , commencèrent à monter, et nous fûmes enveloppés nous-mêmes d'un voile froid et humide , qui suspendit toute relation entre nos yeux et les objets voisins.

Quand le brouillard se dissipa, nous fûmes surpris des modifications qui s'étaient opérées dans la contrée; la couche d'argile et de terre végétale avait disparu, et la charpente des montagnes se montrait dans toute sa nudité. L'aridité dont elles portaient l'empreinte formait un contraste frappant avec la richesse du versant opposé. Une éruption de roches vertes stéatiteuses, entremêlées de grandes masses siliceuses, parfois d'une éclatante blancheur, avait produit cette brusque métamorphose. Il faut toute la jeunesse et toute la sève du Nouveau Monde pour vivifier la triste inertie de ces déserts ; dans les ravins , dans les fissures humides , les siècles ont amassé quel- que peu de terre végétale, le soleil fait éclore des fleurs rares et précieuses ; ce sont des bignonias odorants , des glycines vio- lettes, des convolvulus bleus, des ingas blancs ou roses et même de beaux dahlias écarlates, que je rencontrai pour la première fois. On voit aussi des agaves, à feuilles larges, courtes et charnues, tapisser les anfractuosités des rochers.

Nous voyageâmes pendant une partie du jour dans ces régions sauvages, en nous élevant à des hauteurs de 15 à 1,800 mètres, su- périeures à celle du plateau de Guatemala. Vers les deux heures nous atteignîmes l'extrémité du Juluchuch, qui termine abruptement

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la chaîne, et nous découvrîmes un immense horizon. A nos pieds était le précipice, accidenté par les derniers remparts de la sierra; puis, la plaine vaste et resplendissante de lumière, entrecoupée de mornes isolés, qui projetaient çà et des ombres vigoureuses ; enfin dans l'éloignement , une chaîne irrégulière, d'un bleu profond, sur laquelle se détachaient les maisons blanches de Salama. Des cimes nous étions placés , ce paysage aux lignes accentuées était plein d'harmonie et d'effet : mais quand au bout d'une heure nous eûmes atteint la base de la montagne et que nous foulâmes ces cam- pagnes qui de loin nous avaient éblouis, l'illusion cessa et notre admiration fit place à un sentiment tout différent. Une plaine fauve , aride, sablonneuse, parsemée de cailloux et de galets brûlants, s'é- tendait devant nous ; les mornes étaient stériles et décharnés , le territoire dépourvu de culture ; de chétifs mimosas , au feuillage crispé , penchaient languissamment leur tête, et quelques graminées malingres profitaient de leur ombre pour végéter. Mais les ressour- ces de la nature sont inépuisables, et pour un sol aussi ingrat elle tient encore en réserve une parure ; des plantes succulentes et bizar- res s'accommodent de ces dures conditions. Ce sont principalement des mélocactus , dont la tige charnue ressemble à un énorme fruit, et des cierges épineux qui portent un spadice revêtu d'une laine blanche comme la neige.

Après une heure de marche , par un soleil ardent , nous traver- sâmes de profonds ravins creusés dans un sable argileux et débou- châmes en face de Salama ; la sombre verdure des jardins, la coupole blanche de l'église, les escarpements ruinés qui servaient d'appui aux premières maisons, les Indiennes au pagne bleu portant une amphore sur l'épaule, formaient une scène d'un caractère inattendu, qui réveilla dans mon esprit les souvenirs classiques de l'Orient. Nous passâmes le gué de la rivière , suivîmes une rue tortueuse d'assez triste apparence , et bientôt après nous étions sur la place. L'église, le corps -de-garde occupé par des indigènes, un marché et une belle fontaine, furent les objets les plus remarquables qui frappèrent simultanément nos yeux.

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Nous arrivions dans des circonstances assez inopportunes : la foire de Saint-Mathieu n'était pas éloignée, et cette solennité avait attiré dans la ville une grande affluence d'étrangers : chacun avait ou attendait des hôtes, en sorte que nous frappâmes inutilement à toutes les portes. Il fallut recourir au corrégidor et réclamer son assistance ; mais en vain mit-il ses alcades en campagne, personne ne se laissa toucher. Voyant alors notre détresse, ce magistrat nous offrit cordialement sa maison et sa table : j'eus ainsi l'occasion de renouveler connaissance avec quelques usa- ges de la vie civilisée dont j'avais depuis longtemps perdu l'ha- bitude.

Salama, chef-lieu du département de Vera-Paz, est une ville d'un aspect fort triste, bâtie dans le goût espagnol, et qui a beaucoup souffert du siège qu'elle soutint contre les troupes de Carrera. Peu- plée de 4,500 âmes, chiffre bien inférieure celui de la population de Coban, elle l'emporte sur sa rivale par un degré de vitalité qui correspond à son importance politique. La situation de Salama , à une moindre distance de la capitale et dans le voisinage de dépar- tements inquiets et turbulents, explique la préférence que le gou- vernement lui a donnée sur l'ancienne métropole de la province. On ne peut nier que les intérêts généraux de la Vera-Paz ne souffrent de la concentration des pouvoirs administratifs sur l'extrême limite d'une circonscription aussi vaste; mais dans un État il y a si peu d'unité et tant d'éléments de discorde, la question politique efface ou domine toutes les autres. L'objet le plus intéressant qu'offrent les alentours, est une exploitation industrielle et agri- cole située à deux lieues de la ville, dans la direction du sud- ouest. Fondée par les Dominicains, la Hacienda de San-Gcronimo est aujourd'hui entre les mains d'une société anglo - espagnole qui n'emploie pas moins de douze à quinze cents ouvriers à la culture de la canne et à la fabrication du sucre. Ce produit sort raffiné de l'établissement, perfectionnement notable pour le pays.

En quittant Salama , on suit pendant deux lieues la base des

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sierras, puis on s'élève de nouveau à des hauteurs de \ ,000 et 1,300 mètres, pour en descendre une dernière fois avant d'aborder le pla- teau de Guatemala. Nous avions donc encore en perspective un assez rude trajet, lorsque nous fîmes halte afin de nous rallier, à une bonne demi-lieue de la ville. Il manquait un homme à l'appel : j'en détachai promptement un autre pour faire diligenter le premier, et je gravis, en attendant , un monticule d'où l'on dominait la cam- pagne. — Le sol, à cette extrémité de la vallée, était entrecoupé de roches bleuâtres, émoussées, d'un calcaire cristallin qui portait tous les caractères de l'ancienneté. Des raquettes poudreuses, des euphorbes, des cierges à tiges rampantes et cannelées, végétaient parmi les blocs de quarz que le soleil faisait étinceler; mais ces plantes ne donnaient point d'ombre, et nous sentîmes vivement le poids de la chaleur, pendant deux mortelles heures que nous passâmes dans l'inaction , à contempler le mouvement ondoyant des vapeurs qui montaient de la plaine brûlante.

Je commençais à éprouver une certaine inquiétude , au milieu d'une population nouvelle, plus mélangée, plus audacieuse que toutes celles parmi lesquelles nous avions vécu jusqu'alors; mes appréhensions s'aggravaient encore, lorsque je promenais mes yeux sur les chaînes dont nous étions environnés, et venait expirer l'action protectrice des lois : rien n'était plus facile que d'y trouver un refuge après avoir commis un acte punissable. Celui de mes porteurs qui manquait, était précisément chargé de mes objets les plus précieux. Vainement j'interrogeais la route de Salama ; mon messager lui-même ne reparaissait plus : je me décidai donc à dépêcher Morin au corrégidor pour l'instruire de notre situation. Il fut bientôt en selle et partit au galop.

Trois quarts d'heure s'étaient écoulés, quand l'Indien que j'avais envoyé à la découverte revint et annonça qu'on faisait des perqui- sitions dans la ville. Bientôt un nuage de poussière signala le retour de Morin ; à la vivacité de son allure je jugeai que les nouvelles étaient importantes. En effet, le délinquant avait été trouvé dans une taverne, il oubliait joyeusement les préoccupations du voyage :

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arrêté par ordre du corrégidor, il suivait à quelque distance, sous la surveillance d'un alcade préposé à sa réintégration entre mes mains. Au bout de vingt minutes, l'un et l'autre arrivèrent; il fallut alors écouter le long discours du fonctionnaire, dont la narration fut pro- lixe, le remercier et reconnaître ses bons offices. J'avais perdu une journée, mais reçu en échange une leçon de vigilance dont je fis désormais mon profit. L'heure avancée ne nous permettant plus d'entreprendre l'ascension des montagnes, nous nous bornâmes à gagner une hacienda située providentiellement à leur base : c'était une maison vaste, construite sur une haute terrasse et dominant la plaine. Nous y reçûmes un bon accueil et passâmes le reste du jour à considérer les sommités bleuâtres d'où nous étions descendus naguère , et les pentes escarpées que nous devions gravir le len- demain.

Quand arriva le soir, nous eûmes un sujet d'observation plus intéressant: la campagne, jusqu'alors déserte, s'anima par degrés; on voyait cheminer à travers les sinuosités de la vallée, de petites caravanes qui se succédaient à distance , tantôt visibles et tantôt effacées par les ondulations du terrain ; elles suivaient la même route que nous, et comme nous elles vinrent à la ferme demander une hospitalité qu'elles sont toujours certaines d'obtenir. La der- nière troupe étant entrée, je comptai cinquante -sept voyageurs: c'étaient des gens de Salama, de Coban, même de San-Pedro Carcha et de San -Juan. Chaque groupe s'établissait à part, sans se mêler aux groupes voisins, procédant avec beaucoup d'ordre à l'installation commune et aux préparatifs du souper. Lorsque tous furent campés et que les feux brillèrent au pied de la terrasse, le bivouac général prit un aspect extrêmement curieux et animé. La plupart de ces Indiens transportaient du maïs à Guatemala, la récolte avait été médiocre ; leur charge pesait quatre arrobas (50 kilog.), et ils comptaient en tirer dix-huit réaux (9 fr. 70 c). Que l'on calcule leur bénéfice, en déduisant les frais d'un voyage de huit jours, et l'on pourra juger, au point de vue industriel , de la valeur d'un homme en ce pays.

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A partir de Salama, presque tous les ladinos que Ton rencontre, portent un couteau à leur ceinture et une longue rapière habi- tuellement veuve de son fourreau. Cet appareil guerrier est du reste fort innocent et témoigne même de la douceur des mœurs, car les meurtres sont peu fréquents. Je fus frappé de la forme gothique de ces épées, qui semblaient remonter au temps d'Alvarado. Plus tard j'ai su qu'on les fabriquait en Espagne ; mais les Anglais, qui se tiennent à l'affût des moindres occasions et qui ne dédaignent aucun profit, font concurrence depuis quelques années aux armu- riers de la Péninsule. Ces voyageurs maigres et agiles, au teint hâlé, aux vêtements succincts, portant au bout de leur rapière leur petit paquet sur l'épaule, me rappelaient les héros de Lesage, quoique nous fussions loin de Salamanque et de Cordoue.

Nous passâmes un col fort pittoresque dans la matinée du len- demain, et nous nous élevâmes progressivement jusqu'à la région des brouillards. Le vent soulevait de temps en temps leur masse flottante qui retombait en pluie; on distinguait alors, à travers les couches amincies, des pics couronnés de pins et d'effroyables précipices; puis la vision s'évanouissait après une nouvelle con- densation des vapeurs. L'eau ruisselait clans mille petits ravins végétaient une foule de plantes charmantes, cultivées pour la plupart dans nos serres tempérées : c'étaient le cosmos au feuillage finement découpé, Vinga piilcherrima aux fleurs cramoisies, re- haussées par de longues aigrettes brunes ; de superbes gloxinias, et plusieurs espèces d'achiménès, dont les corolles d'un bleu violacé s'épanouissaient à l'ombre comme de colossales violettes. Quelques- unes des sommités voisines ne mesurent pas moins de 2,500 mètres de hauteur.

Lorsque nous eûmes franchi cette zone montagneuse, nous nous trouvâmes dans une chaude vallée arrosée par le ruisseau de Cana- Brava, dont les bords sont obstrués de bambous; la route se prolonge ensuite sur un terrain maigre et sablonneux , couvert de goyaviers sauvages. A quatre lieues au delà, notre odorat fut saisi tout à coup par une forte odeur d'hydrogène sulfuré , et bientôt

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après nous traversâmes des espaces blanchâtres , dépourvus de végétation, véritables solfatares, d'où s'échappait un tourbillon de vapeurs; plusieurs sources d'eau chaude jaillissaient du sol et tombaient dans le lit d'un ruisseau à moitié desséché, de la plus sinistre apparence (Rio de las Tejas). J'observai rapidement ces phénomènes nouveaux, car la pluie s' étant déclarée, nous nous dirigions en toute hâte vers une chaumière que l'on apercevait dans l'éloignement. Au trot de nos montures, une petite tête bru- nette, animée par des yeux noirs pleins de vivacité, se fit jour à travers la clôture de bambous, et une voix enfantine nous cria : « Senores, no hay gente! Messieurs, il n'y a personne! » Néanmoins ayant poussé outre, sans tenir compte de l'avertissement, nous nous trouvâmes en face d'une petite fille de quatre ans, qui, se posant fièrement devant nous, dit d'un ton décidé : «Senores, cette maison n'est point une posada. » Nous ne pûmes nous empêcher de sourire et de parlementer. L'enfant écouta nos raisons et se laissa facile- ment convaincre; se tournant ensuite vers nos Indiens, d'un air de supériorité comique : « Et vous, paresseux, reprit-elle, que n'attachez- vous vos bêtes sous cet arbre vous voyez de la paille de maïs? » J'étais émerveillé de cette jolie créature, si résolue, si intelligente, si jeunette ; nous l'interrogeâmes sur son âge , ses occupations , sa famille : elle répondit à tout avec un babil amusant. « Et n'avez- vous pas peur, demandâmes-nous, quand vous restez toute seule à la maison? » « Oh non , je n'ai pas peur, dit-elle, car le bon Dieu veille sur les enfants. » Cette repartie m'enchanta et je l'embrassai. L'intimité étant bien établie, la petite personne nous laissa seuls et passa dans une chambre voisine. Comme elle tardait à reparaître et que l'orage touchait à sa fin , je me levai pour la chercher, ne vou- lant point partir sans lui laisser un souvenir. Alors je sus la cause de sa disparition : guidée par ce désir de plaire qui s'éveille chez la femme avec le sentiment de l'existence, elle avait été mettre sa belle robe ; mais ce premier mouvement était combattu par la honte, et dans son embarras elle n'osait plus se montrer à nos yeux. Instincts charmants, qui sont de tous les pays et que l'on retrouve

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jusque dans les chaumières les plus isolées du Nouveau -Monde!

Le ciel ayant repris sa sérénité , nous nous remîmes en marche et ne tardâmes pas à entendre gronder le Motagua ou Rio Grande, torrent impétueux, qui prend sa source dans les montagnes de Sololà, à trente lieues au nord de la capitale, et sépare le dépar- tement de Vera-Paz de celui de Guatemala. Après avoir franchi une pente de 1,500 mètres et décrit une courbe de plus de cent lieues dans la direction du nord-ouest, le torrent devient un fleuve paisible qui purifie ses eaux dans le golfe de Honduras. Nous le passâmes sur un pont de bois d'une seule arche, maintenu par des chaînes et solidement assis sur l'escarpement des rochers. Ce pont avait résisté l'année précédente à des crues extraordinaires , qui deux fois l'en- vahirent et le submergèrent complètement. Les habitants de Guate- mala n'en parlent qu'avec une admiration respectueuse et le citent volontiers comme la huitième merveille du monde; ils semblent avoir oublié, dans la ferveur de leur patriotisme, qu'il a été construit aux bords de la Tamise : destiné à une compagnie anglaise , qui se ruina dans une folle entreprise de colonisation, il fut acheté, lors de la liquidation, par le gouvernement de la république. Jamais les deniers de l'Etat ne trouvèrent un meilleur emploi , car le passage du Mo- tagua sur un frêle batelet, était plein de dangers dans la mauvaise saison. Une maison simple et solide a été bâtie à l'extrémité du pont pour loger le gardien et abriter les voyageurs ; nous nous y endormîmes au fracas du torrent , dont la voix imposante semble redoubler d'intensité pendant la nuit.

Le lendemain nous nous élevâmes de nouveau sur les flancs de la Cordillère , et traversâmes une région tempérée, extrêmement accidentée, les habitations sont rares et la culture à peu près nulle. Un peu avant le coucher du soleil, un vent frais souffla du sud- ouest et souleva du fond des vallées une masse énorme de vapeurs dont nous fûmes promptement enveloppés ; nous venions d'atteindre un des points culminants de la chaîne , croissaient des arbres séculaires, chargés de tillandsias aux tiges blanchâtres et filamen- teuses. La perspective de ces rameaux pleureurs , noyés dans le u. \t

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brouillard du soir, était étrange et mélancolique, mais nous ne fîmes que l'entrevoir; l'atmosphère s'obscurcit tout à coup, et la dissolu- tion des vapeurs s'opéra avec tant de soudaineté et de violence que nous n'eûmes pas même la pensée de déployer nos suyacals.

Fort heureusement nous n'étions pas éloignés du gîte qui nous avait été promis pour la nuit, et nos guides, en se débandant, nous en avaient indiqué la direction ; mais il fallait quitter la route, et l'obscurité nous trompa. Le ciel se fondait en eau et semblait vouloir s'épuiser sur nous ; de toutes les hauteurs se précipitaient des torrents qui , grossissant à vue d'œil , ravinaient le sol sur nos pas ou entraînaient, en écumant , les débris des pentes voisines ; le jour tombait, nos chevaux épuisés n'avançaient plus qu'en tré- buchant et nous n'apercevions que des montagnes et des vallées désertes. Convaincus que nous étions égarés, nous nous décidâmes à retourner en arrière; le vent s'était apaisé, la. pluie commençait à diminuer, l'atmosphère reprenait peu à peu sa transparence: grâce à cette circonstance, nous finîmes par trouver l'asile que nous cherchions. Il était temps, car le crépuscule s'éteignait au moment nous touchions au port , si je puis employer cette image. Que l'on se figure, en effet, une affreuse masure, lézardée, croulante, enfumée, dénuée de toute espèce de ressources, se pressaient vingt voyageurs mouillés, affamés et grelottant de froid; une con- fusion semblable à celle qui accompagne un naufrage régnait dans l'intérieur; chacun, à la lueur indécise du foyer, s'ingéniait à pré- parer son lit , à changer de vêtements et à se procurer quelque chétive subsistance. L'arrivée de nouveaux hôtes, suivis de leur bagage et trempés par la pluie, n'était pas un agréable incident ; il fallut néanmoins se conformer aux circonstances. La nuit fut dure et longue ; l'eau filtrait à travers le toit, et les plâtras que l'humidité détachait nous couvrirent plus d'une fois de leurs débris.

Nous n'attendîmes pas le lever du soleil pour quitter ce détestable gîte. La journée devait être laborieuse ; nous nous mîmes donc en mar- che avant l'aurore. Vers midi, depuis les hauteurs, nous eûmes la perspective lointaine de Guatemala ; les montagnes s'étaient effacées à

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l'ouest, et l'on distinguait quelques taches lumineuses sur la plane uni- formité de l'horizon. Nos guides nous firent remarquer l'église deSan- Francisco, F un desédifices les plus élevés de la ville, et le volcan d'Agua, qui prolongeait son cône solitaire jusque dans la région des nuages. Nous perdîmes de vue ce tableau en nous enfonçant au milieu des bois.

Bientôt nous débouchâmes dans un étroit vallon environné de mornes stériles. Le Rio de los Platanos, gpnflé par la pluie des jours précédents , interceptait les communications en roulant avec une impétuosité terrible ; on voyait sur les deux rives des voyageurs qui discutaient, allaient d'un point à l'autre, ou regardaient écumer les flots , sans oser prendre une détermination ; nous-mêmes demeu- râmes interdits à l'aspect de ce toFrent furieux. Cependant un de nos guides montra plus de résolution : robuste, bon nageur, il dé- posa sa charge, ne conservant que son bâton , et après une courte consultation avec ses camarades , il se décida à tenter Je passage. Aussitôt l'agitation cessa, et tous les yeux se portèrent avec anxiété sur lui; l'eau était médiocrement profonde, mais d'une violence et d'un fracas étourdissants. Au milieu du trajet, notre Indien hésita, chancela , fit un demi-tour sur lui-même et nous vîmes le moment il allait être entraîné ; mais, il se raffermit, reprit sa marche avec circonspection , et réussit enfin à toucher l'autre bord. Le champ était ouvert, chacun se disposa à entrer immédiatement en lice. Dans de semblables occasions, les indigènes procèdent avec une pru- dence remarquable ; ils ne s'aventurent pas isolément , mais ils se réunissent par trois, afin d'opposer au courant une plus grande somme de résistance. Ce fut, pendant une demi-heure, une scène aussi animée que divertissante. Malheureusement il n'en est pas toujours ainsi : le passage de ces rivières torrentielles , réduites à un filet d'eau pendant l'été, mais vraiment formidables à l'époque des crues, est trop souvent accompagné de catastrophes.

Sur le bord opposé , nous trouvâmes la route obstruée par des collines de sable mouvant, qui, au premier aspect, semblaient infranchissables, mais que nous traversâmes néanmoins, en suivant le creux des ravins. A peine eûmes-nous triomphé de cet obstacle,

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que nous entendîmes gronder un nouveau torrent, plus impétueux et plus profond qjue la rivière des Bananiers* Ici nos guides s'arrêtèrent indécis : ils mesurèrent de l'œil la hauteur des eaux , et après une courte délibération , renoncèrent au passage habituel pour chercher en amont un gué moins dangereux. Nous remontâmes donc le lit du torrent, en nous serrant contre la berge et en nous accrochant avec précaution aux broussailles. Deux fois nos chevaux glissèrent et fail- lirent se noyer; on eut mille peines à les tirer d'affaire et à maîtriser leur frayeur. Cependant, au milieu de ces perplexités, le point que l'on cherchait fut atteint , et quoique nous eussions peu gagné , il fut décidé que l'on tenterait l'aventure. Tout allait bien, lorsque le der- nier Indien, se troublant, perdit l'équilibre et disparut sous l'écume des flots : un instant je tremblai pour lui , mais ses camarades le secoururent à temps et il parvint à gagner l'autre bord. Morin et moi passâmes ensuite, en nous confiant à la solidité de nos montures. J'éprouvai, pour ma part, une certaine émotion quand, au moment critique, mon cheval mollit, broncha, et manqua d'être renversé ; un coup d'éperon désespéré l'enleva , grâce à Dieu, sur la rive.

Un troisième cours d'eau, le Rio de las Vacas, nous opposa de nouvelles difficultés que nous surmontâmes avec le même bonheur. Le lit de ce torrent est large et peu profond ; il se divise en plusieurs bras et occupe le creux d'un vallon dominé par des collines sablon- neuses, pittoresques, variées dans leur aspect et ombragées de pins i. Au delà on rencontre le village de Chinauta que nous traversâmes sans nous arrêter ; nos guides n'eussent pas demandé mieux que d'y terminer leur journée, mais comme nous n'étions plus qu'à deux lieues de la ville , je fermai l'oreille à leurs insinuations. J'avoue que ces effroyables chemins, dénués de ponts, d'abris, et manquant totalement d'entretien , même aux portes d'une capitale , me don- nèrent une opinion peu favorable de l'administration du pays et jetèrent quelques ombres sur les riantes perspectives à travers les- quelles mon imagination s'égarait. Cependant nous n'étions pas au terme de nos épreuves.

\ . P. tenuifolia, Benth.

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A partir de Chinauta, commence la prodigieuse montée qui abou- tit au plateau de Guatemala. Que l'on se représente une fissure pro- fonde entre deux murs de sable , ravinée par les pluies , obstruée par les éboulements et traçant un sillon rapide sur les flancs d'une énorme montagne , et Ton aura une idée de cette voie de communi- cation , ouverte entre les hautes et les basses terres , par les seuls efforts de la nature. Lorsque nous fûmes parvenus au point culmi- nant de la route, nous fîmes halte sur une étroite chaussée afin de reprendre haleine et de considérer les cônes gigantesques qui se dressaient du fond des vallées inférieures. Leur pente est si ardue, que le grain de sable qui s'en détache, ne s'arrête plus qu'il n'en ait atteint la base. La campagne, au delà, paraît unie jusqu'au pied des montagnes ; mais des ombres tranchées que l'on remar- que çà et là, indiquent de nouvelles déchirures, semblables à celle que nous avions sous les yeux.

Nous continuâmes à avancer : tout était vert et frais sur le pla- teau ; l'horizon s'étendait, les volcans dessinaient plus nettement leurs profils, il ne manquait au paysage qu'un rayon de lumière; malheureusement le ciel était gris, le soleil voilé, et des vapeurs blanchâtres flottaient à la base des sierras comme une menace de mauvais temps. Déjà l'on distinguait les grands édifices de la ville qui surgissaient lentement de la plaine ; nous cherchions en vain des fermes, des jardins, des maisons de campagne, quelques traces enfin du mouvement et de la vie qui annoncent le voisinage d'un centre populeux : le pays était inculte et désert, on ne voyait que pâtu- rages.

Cependant l'atmosphère se chargeait, et la pluie devint bientôt imminente. Harassés de fatigue , nos guides ne marchaient plus qu'avec une excessive lenteur et multipliaient les stations; jugeant qu'ils arriveraient difficilement avant la nuit, je mis mon cheval au trot à la dernière halte, et les laissai poursuivre leur voyage sous la direction de Morin. Dix minutes n'étaient pas écoulées qu'un vent impétueux du sud-ouest balayait le plateau et que toutes les cata- ractes du ciel s'ouvraient spontanément. Assailli par la rafale, je fus

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contraint de ralentir ma course pour assurer ma direction; mon cheval, épuisé, semblait prêt à rendre le souffle; il s'abattit, se releva et s'abattit encore en traversant un marécage d'où il eut peine à se tirez:. Enfin, le sol se raffermit, nous passâmes entre deux haies vives, j'aperçus quelques maisons d'abord espacées, puis con- tiguës; le pavé retentit, nous étions dans la capitale.

Une rue spacieuse et régulière se développait à perte de vue ; les constructions avaient peu d'apparence, et l'herbe croissait partout librement. Cette perspective empruntait à l'état du ciel un nouveau degré de tristesse. D'ailleurs, la pluie tombait toujours avec la même violence : par me diriger, dans une ville inconnue les rues ne portaient aucun nom, et comment découvrir l'asile qui m'avait été indiqué? Vainement sollicitai -je des renseignements à plusieurs portes ; je me vis éconduit avec fort peu de charité. Au trot de ma monture, qui réveillait l'écho de ces rues silencieuses, quelques rares habitants apparaissaient sur le seuil de leurs demeures, mais leurs démonstrations, je le dis à regret, n'étaient rien moins que bienveillantes. Enfin, après une pérégrination de longue haleine, je finis heureusement par arriver au but. La maison devant laquelle je m'arrêtai était bien connue dans la ville, car elle avait appartenu à l'historien Juarros, dont elle portait encore le nom. C'était alors une hôtellerie ou plutôt une casa de pupillos, sorte de pension bourgeoise à l'usage des étudiants. J'entrai résolument dans la cour, quoique je ne fusse pas sans inquiétude, après l'accueil que je venais de rece- voir, sur celui que j'allais trouver; à peine ayais-je trois réaux dans ma bourse, et nul espoir, par un temps si affreux, de voir arriver mon escorte avant le lendemain matin. À ma figure pâle et défaite, à l'altération de ma voix, à mes vêtements trempés et ruisselants comme ceux d'un naufragé, la maîtresse du logis fut émue de com- passion; elle ne s'informa point de mes ressources, mais elle me con- duisit dans une chambre assez propre elle fit suspendre un hamac. Quelques instants après, entra un inconnu qui semblait, être mon voisin, muni d'un pantalon, d'une chemise et d'une paire de pan- toufles ; il venait d'assister à mon débarquement et un simple coup

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cTœil lui avait appris ma détresse. On me servit ensuite un souper de Visitandines, des œufs, du chocolat, des confitures et du pain blanc; j'eusse préféré sans doute quelques mets plus solides, mais je ne me permis aucune réclamation. Comment aurais-je pu me montrer difficile, lorsque mes compagnons, mouillés et affamés, erraient sans doute à la même heure dans les marécages de la plaine?

Quand vint le moment du repos , je m'aperçus que mon cos- tume était un peu léger pour la nuit , et me préoccupai d'une couverture; hélas! c'était trop exiger : mon hôtesse m'avoua qu'elle était prise au dépourvu , mais elle me pria d'accepter en com- pensation une mantille à l'usage des femmes de la campagne. Il fallut bien m'en contenter et tâcher d'en tirer parti. Tandis que je me promenais philosophiquement dans ma chambre , affublé de ce vêtement grotesque, cherchant dans l'exercice un supplé- ment de calorique, je fus frappé d'un trait de lumière : mon regard s'était arrêté sur un grand tapis vert qui recouvrait la table, et je venais de comprendre toute la valeur de cet objet. Remerciant la Providence, dont l'intervention me semblait manifeste, j'enlevai les débris du souper, me saisis de la précieuse étoffe, m'en drapai démon mieux et gagnai mon hamac, la fatigue ferma mes yeux. Ce fut ainsi qu'après plusieurs nuits agréablement diversifiées, j'en passai une enveloppé d'un tapis, ce qui ne m'était pas encore arrivé.

Lorsque je quittai Guatemala, il était question, m'a-t-on dit, d'établir une auberge dans cette capitale.

CHAPITRE XX

iOATEMAlA

Le lendemain de bonne heure. Morin partit, avec les indiens. II nvnît passe la nu if. dans une espèces de caravansérail à l'usage, des voyageurs indigènes, cl. nie sembla médiocrement éliminé de font ee qu'il voyait ou ressentait depuis son arrivée, \ la vérité, le inno- vais lomps ne disposait point l'Ame ;m\ impressions gracieuses: lu pluie, d'abord întennîtlento , avait, pris une marche continue, ce qui acheva de nous attrister en nous confinant à la maison. Ce fui seulement après trois jours d'ennui <|ue le. soleil, sorhinf, victorieuse- ment des nuages, purifia l'ntmosplièro et nous rond il à la liberté.

486 -CHAPITRE XX

La capitale du Guatemala 4 est trop peu connue pour qu'il soit permis au voyageur d'en négliger la description ; j'ai vu de mal- heureux Européens y végéter fort tristement , après avoir dissipé leurs ressources dans les frais d'un immense voyage : séduits par des récits exagérés, ils avaient cru posséder un trésor dans leur in- dustrie , illusion qu'un simple coup. d'oeil sur la ville devait faire évanouir. L'aspect matériel d'une cité nous révèle, en effet, d'une manière sensible la tendance naturelle de ses habitants, leur degré de civilisation, leurs goûts, leurs mœurs et leur fortune. Une descrip- tion véridique de Guatemala ne saurait donc être dénuée d'intérêt , lors même que le tableau ne répondrait pas à l'attente du lecteur.

Le spectateur placé sur le Cerro dcl Carmen, monticule qui surgît au nord-est de Guatemala, et qui supporte une petite église, le plus ancien monument de l'architecture chrétienne existant aux alentours, embrasse un horizon considérable, dont le premier plan est occupé par la ville.* Le plateau paraît vaste, dénudé, monotone; on aperçoit les trois volcans : celui que les Espagnols ont nommé volcan d' Agita, remarquable par la symétrie de ses lignes, semble dominer la cité, dont il est éloigné de sept à huit lieues vers le nord ; le volcan de Fuego, à demi caché par une chaîne intermédiaire, produit un effet moins heureux; enfin le Pacaya, d'une élévation inférieure, apparaît dans la direction du sud -ouest2. Pendant l'hiver, ces trois colosses, assis sur une base de 4,000 pieds, sont enveloppés de va- peurs et ne se montrent que par intervalles; mais quand l'atmo- sphère épurée reprend sa transparence, leurs profils se dessinent avec une admirable netteté; on peut dire, toutefois, que l'aspect général de la contrée a quelque chose de vague et de grandiose qui parle plus à l'âme qu'aux yeux.

Peuplée d'environ 30,000 âmes, la ville de Guatemala est bâtie en plaine et complètement ouverte; on travaillait, il est vrai, à

1 . Quauhtemalan, selon l'orthographe indigène.

2. Le Pacaya doit son nom à une espèce de palmier {chamœdora elaîior Mart.), qui végète à sa base, et dont on mange les fleurs charnues, lorsqu'elles sont encore tendres et enveloppées de leur spathe. On donne à ce volcan 3,300 mètres de hauteur, et environ 4,000 mètres aux deux autres.

GUATEMALA. 187

l'époque de mon séjour, à la construction d'un fortin, mais cet ouvrage semblait être plus inquiétant pour les citoyens que pour l'ennemi. Comme les maisons ont peu d'élévation , on n'aperçoit guère que leurs toits , dont la perspective uniforme est variée çà et par le dôme ou par le clocher d'une église. J'ai fait mention dans le chapitre précédent de la déception que nous éprouvâmes en sui- vant la route de Chinauta : le même air de solitude et d'abandon règne partout aux alentours de la cité; on ne voit point de jardins, point de fermes , point de maisons de campagne , ni aucun de ces établissements industriels ou d'utilité générale que nos capitales re- lèguent en dehors de leur enceinte. Les premières habitations sont couvertes en chaume et séparées les unes des autres par des champs bordés de haies vives. Déjà la voie publique, large de douze mètres, se montre sévèrement alignée ; rien de plus monotone que ces rues tirées au cordeau, qui percent la ville de part en part et montent à l'horizon , l'œil finit par rencontrer les teintes vertes et azurées de la campagne. Le même esprit d'uniformité qui a réglé la largeur et la direction des rues a présidé à la construction des maisons ; en limitant leur élévation à vingt pieds, la loi les a toutes réduites à un simple rez-de-chaussée1. Leur façade n'est embellie par aucune espèce d'ornement ; quelquefois elles sont bordées d'un trottoir, qui soustrait momentanément les passants au supplice d'un pavé détes- table, composé de fragments anguleux, inégaux et mal joints.

Le centre de la ville est occupé par la place du Gouvernement, vaste rectangle de 193 mètres de long sur 165 de large ; se trou- vent réunis la plupart des édifices nationaux : le palais du Gouver- nement , ancienne résidence des Capitaines généraux ; celui de la Municipalité; la Cour de Justice, étaient déposées les archives de la confédération, qui, depuis la dissolution du pacte fédéral, ont été dispersées à leur grand préjudice ; enfin l'hôtel des Monnaies et la prison. Ces constructions basses et uniformes , masquées par une galerie couverte, sans le moindre luxearchitectonique , se nomment

1. Cette loi remonte à la fondation de la ville; elle fut rendue sous l'impression pro- duite par la catastrophe récente de l'Antigua.

488 CHAPITRE XX.

pompeusement des palais. Un des côtés du parallélogramme appar- tient à des particuliers qui y ont ouvert des boutiques ; la cathédrale orne la face occidentale; enfin, au centre, on remarque une fontaine octogone, d'une architecture lourde et d'assez mauvais goût, autre- fois surmontée de la statue équestre du roi Charles IV, qui fut ren- versée de son piédestal et brisée, dans ces temps orageux les colonies espagnoles proclamèrent leur indépendance. Le coursier seul est demeuré debout, comme pour faire mieux sentir le néant des grandeurs humaines; au surplus, l'exécution du quadrupède ne fait guère regretter, au point de vue de l'art, la perte du royal cavalier.

Plusieurs séries de baraques, de la plus chétive apparence, troublent la bonne harmonie de cette place; on y vend de la poterie, de la ferraille, des objets en fil d'agave, et d'autres marchandises d'assez pauvre valeur ; leur location forme un article du budget communal.

La cathédrale, divisée en trois nefs à plein cintre, d'une élégante simplicité, a été construite en 1730 par un architecte italien. Le maître- autel , en bois doré, est fort bien adapté au caractère de l'édifice. On y remarque une lampe d'argent, d'un style large et correct 9 mais on cherche vainement, parmi les ornements sacrés, les candélabres d'or qui provenaient de la munificence de l'arche- vêque Francisco Monroy : non moins précieux par leur exécution que par leur valeur intrinsèque, ces candélabres, d'un mètre de hauteur, pesaient chacun trente-deux marcs. Dans la nuit du 21 juin 1815, une main sacrilège en fit disparaître quatre, sans que l'on ait jamais su ce qu'ils étaient devenus; on peut dire des deux autres qu'ils ont eu à peu près le même sort, quoique la spoliation ait été déguisée cette fois sous le prétexte des nécessités publiques.

La cathédrale possède de nombreuses sculptures en bois, peintes et dorées avec le luxe original des vieux missels. Quelques-unes de ces œuvres ne manquent pas dfe mérite ; la plus saillante est un saint Sébastien expirant : l'expression douloureuse et résignée de la tête , le jeu savant des muscles et toute l'anatomie du torse, révèlent chez l'artiste des connaissances et du talent. Il s'était formé, en effet,

GUATEMALA. 189

dans la capitale du Guatemala, une école de sculpteurs inconnus à l'Europe, quoique leurs ouvrages aient traversé, dit-on, plusieurs fois l'Atlantique pour orner les églises de la métropole ; étrangers aux modèles de l'antiquité et livrés à leurs propres inspirations, ils avaient su puiser dans l'ardente piété qui les animait, un sentiment intime de la partie expressive de leur art. Remarquons, en passant, que l'imagination espagnole n'a rien oublié de tout ce qui peut contribuer à exalter la dévotion : ce n'était pas assez du relief, il fallut y ajouter la couleur, afin que l'illusion des yeux remuât l'âme plus profondé- ment. Telle fut l'origine de ces productions d'un goût contestable, auxquelles consacrèrent leur talent des hommes tels que Roldan, Mon- tanes et Alonzo Cano, qui portèrent cette branche de l'art à un degré de perfection étonnant. Les sculpteurs guatémaliens se sont formés à l'école de ces maîtres, ou plutôt ils leur ont emprunté leur ma- nière et leurs procédés ; ils employaient le bois d'oranger et mieux encore celui d'une espèce de citronnier d'une dureté , d'une finesse et d'une égalité de grain supérieures1. C'étaient de pieux et naïfs artistes , qui florissaient à l'ombre des églises , encouragés par le clergé et protégés par le gouvernement ; mais les révolutions , l'in- vasion des idées libérales, et l'appauvrissement des ordres religieux, ont tari depuis longtemps la source qui alimentait leurs travaux. La peinture est également déchue, bien qu'elle n'ait jamais pris un essor remarquable : quant aux arts d'un ordre inférieur, tels que l'orfèvrerie, la marqueterie, l'ébénisterie, ils sont tombés dans une décadence si complète, que l'on a peine à croire qu'ils aient jamais brillé de quelque lustre.

Parmi les tableaux, presque tous mauvais .ou médiocres, que ren- ferme la cathédrale, on remarque à l'extrémité du collatéral gauche une toile de Rosales, un des peintres les plus renommés de Guate- mala. L'artiste a voulu reproduire la douleur des anges au moment le Sauveur du monde expira, conception ambitieuse qui eût embar- rassé le prince de la peinture lui-même ; il va sans dire que Rosales

1. Citrus lima L.

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n'était nullement un Raphaël, malgré les prétentions bizarres de ses concitoyens. Son tableau, dont ils font grande estime , est faible au point de vue de la composition ; il manque en outre de perspective, mais il offre quelques jolies têtes et une étude assez bonne de Christ.

Assurément je n'ai pas l'intention de promener le lecteur dans les vingt-quatre églises que renferme la ville ; je bornerai mon choix aux principales, telles que Santo-Domingo, la Merced et San-Francisco.

Santo-Domingo fut le premier monument religieux fondé par les Espagnols, lorsque après avoir abandonné l'ancienne Guatemala, ils eurent fixé l'assiette et arrêté le plan de leur nouvelle capitale 4. La façade, surchargée d'ornements dans le goût de la renaissance, et le ton jaunâtre de l'édifice, éveillent assez malencontreusement l'idée de ces pièces montées qui font la gloire de nos pâtissiers : mais l'in- térieur est splendidement décoré. On reconnaît au peu d'élévation des voûtes et au caractère massif de l'ensemble, que l'architecte fut avant tout préoccupé de la résistance et de la solidité de son œuvre ; aujourd'hui même, et je l'ai dit précédemment, le souvenir des désastres passés influe encore sur les constructions de la ville et leur imprime un cachet particulier. Santo-Domingo possède deux grands tableaux de Pontaza, le dernier peintre national qui ait joui de quelque réputation : l'un représente l'invasion de l'église de San- domir par les Musulmans, au moment l'on y célèbre l'office divin; l'autre, le martyre de saint Sadocet de ses compagnons. La compo- sition de ces deux toiles est passablement bizarre, mais non pas dénuée d'invention. Les autels distribués sur les collatéraux, sont ornés de sculptures de la meilleure époque, et notamment de figu- rines, qui se distinguent par la variété, l'expression, la naïveté des attitudes, le luxe et le caprice des accessoires. Fidèles au génie de leur nation, les artistes se sont complu à reproduire des scènes d'une barbarie raffinée; ainsi l'on voit partout des Christs de gran-

1. Ou sait que la première Guatemala {la Vieja) fut détruite en 1541 par les eaux du volcan d'Agua, qui rompant une portion dn cratère, se précipitèrent comme une avalanche sur la ville, et la seconde (l'Antigua) en 1773, par l'éruption du volcan de Fuego; la troisième (la Nueva) fut fondée en 1776, trois ans après cette dernière catastrophe.

GUATEMALA. «91

deur naturelle* souffrants, agonisants, couverts de plaies sanglantes, que le burin et le pinceau ont étudies minutieusement, au point de révolter le spectateur.

La Merced est une église assez jolie, bien assise, bâtie dans le goût espagnol. On pourrait critiquer, au point de vue de Fart, les deux clochers massifs de la façade; cependant, l'édifice leur doit une partie de son originalité. Construit d'après les plans d'un homme obscur, qui de l'état de charpentier s'éleva par son mérite à la profession d'architecte, il a résisté victorieusement au tremblement de terre de 1830. Le jour est distribué dans l'intérieur de manière à laisser les assistants dans l'ombre, tandis que le maître- autel et les ornements sacrés reçoivent toute la lumière du dôme. Dans la dernière chapelle du collatéral droit, on admire un Christ portant sa croix, sculpture émouvante d'Alonzo de la Paz; la tête est un chef-d'œuvre, digne des maîtres espagnols. Non loin de là, la Vierge de Chiquinquin: , au visage d'ébène , rehaussé par des colifichets somptueux, captive exclusivement les hommages des fidèles de race africaine.

San -Francisco ou le Panthéon, le plus haut édifice de la ville, peut être considéré comme une masse incohérente , inachevée , qui en impose de loin par le prestige d'une fausse grandeur. Les habi- tants s'enorgueillissent à tort de ce monument froid et coûteux, le moins intéressant et le moins utile de tous ceux qu'ils ont fondés; commencé en 1796, il a déjà coûté un million de piastres, somme excessive pour un objet de luxe, dans un pays manque le néces- saire. Du haut du Panthéon on jouit d'un point de vue magnifique sur la ville et sur la campagne.

Citons encore l'église des Récollets , dont les tours produisent un effet pittoresque; Santa - Teresa , d'une architecture simple et noble, mais pauvre en ornements comme toutes les fondations nouvelles; enfin la chapelle du Calvaire, assise sur un monticule au midi de la ville et dotée des principales toiles de Manuel Merlo, que les Guatémaliens, dans leur admiration naïve, placent volontiers sur la même ligne qu'Apelle. Ces tableaux remontent

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au commencement du siècle dernier; ils représentent les divers épisodes de la Passion et ne manquent ni d'invention ni de coloris. Le Calvaire est peuplé de lamentables images, sculptées et peintes avec talent ; le morceau capital est une effigie de la Vierge tenant entre ses bras le corps inanimé du Sauveur. Cette œuvre, d'une exécution large et sûre , et d'une expression pathétique , est aussi ancienne que la ville : elle appartient à Vicente Espana, surnommé par ses compatriotes le Lysippe de Guatemala ; deux larrons cru- cifiés qu'on aperçoit en levant les yeux, sont effrayants de douleur et de vérité.

Les monuments que je viens d'énumérer ont le mérite d'avoir été élevés par une colonie pauvre, dont le territoire, moins heureusement doté que le Mexique et le Pérou, était dénué de métaux précieux. En 1829, après une lutte sanglante, les richesses consacrées à leur ornement devinrent la proie du parti victorieux : les libéraux ne se contentèrent pas en effet d'abolir les ordres monastiques , d'exiler le clergé, de confisquer ses biens, ils allèrent plus loin dans leur œuvre de spoliation, et le pillage des principales églises solda les frais de la guerre civile. On dit que Santo- Domingo , la Cathédrale et la Merced, fournirent un contingent de 150,000 pesos (800,000 fr.).

Agrandi par plusieurs acquisitions successives, l'hôpital occupe avec le cimetière une superficie considérable vers la limite orientale de la cité. Cet établissement fait le plus grand honneur aux citoyens qui ont concouru à son développement, après l'avoir soutenu pen- dant longtemps de leurs aumônes; il jouit d'un revenu de 18 à 20,000 piastres (590 à 100,000 francs), dont une partie provient d'impôts indirects constitués à son profit. Les lits, au nombre de deux cents, sont libéralement dispensés à tous les malades de l'État. On pourrait désirer dans les salles plus d'air, plus de lumière , et surtout de meilleures couchettes , car, même au Guatemala , une simple planche est un peu dure pour un homme malade ou blessé ; enfin la substitution du fer aux cadres de bois est une amélioration qu'on doit attendre de l'avenir. Pendant l'année 1846, 3,207 ma-

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lacles vinrent chercher dans cette maison de charité un soulagement à leurs souffrances ; 2,631 en sortirent guéris; la dépense monta à 16,90k- pesos (85,000 fr.).

L'usage d'ensevelir les morts sous le pavé des églises fut aboli dans la capitale dès l'année 1831 ; il intervint alors un décret de la législature qui affecta le cimetière de l'hospice à l'universalité des citoyens, et défendit qu'aucune inhumation fût pratiquée en dehors de cette enceinte. Indépendamment de l'extension que reçut le champ mortuaire, on l'entoura de murs d'une épaisseur considé- rable, qui reçurent, comme en Espagne , la même destination que le sol. Cette clôture, blanchie à la chaux, est divisée en compartiments verticaux sont inscrits des losanges noirs correspondant aux niches funéraires : l'effet en est bizarre ; on dirait d'un jeu de cartes prodigieux. Au bout de dix années, les fosses communes sont fouil- lées, nivelées, et apprêtées pour de nouveaux hôtes, tandis que la dépouille des anciens est entassée dans les ossuaires pyramidaux qui flanquent les quatre angles du cimetière.

Un jour que je sortais de cette enceinte mélancolique, j'entendis à quelque distance les sons de plusieurs instruments; la musique avait une expression vive et gaie, qui contrastait singulièrement avec l'aspect funèbre de ces lieux : comme les accents se rappro- chaient, je me tins à l'écart, curieux d'en sa\oir davantage. Bien- tôt parut une troupe bruyante, composée principalement d'enfants du peuple : quatre d'entre eux portaient une civière sur laquelle on ne distinguait que des fleurs; tous les visages avaient un air de fête. Le fardeau déposé sur l'herbe, je vis que l'on creusait une fosse, et cependant l'orchestre poursuivait joyeusement ses accords. Un peu surpris du caractère de la cérémonie, à laquelle d'ailleurs aucun ecclésiastique ne présidait, je m'approchai des assistants, et m'a- dressant à l'un d'entre eux, je le priai de vouloir bien m'instruire du motif de cette réjouissance : « C'est un enfant que l'on enterre, » répondit-il avec simplicité : peut-être eût-il été embarrassé pour m'en apprendre davantage ; mais je venais moi-même de retrouver dans mes souvenirs l'explication que je sollicitais. On me pardonnera

il. 13

194 CHAPITRE XX

une courte digression , qui servira de commentaire à la scène bizarre que je viens de rapporter.

Quelques années auparavant, je m'étais Lrrête dans un petit port de l'Algarve, nommé Villa -Real, avec le projet de remonter la Guadiana. Au milieu de la nuit, mon sommeil fut interrompu par un bruyant concert, mêlé de cris joyeux, qui partait d'une maison voisine ; le bruit se prolongea jusqu'à l'aube du jour, c'est-à-dire jusqu'au moment je me rendis à bord. Lorsque nous eûmes franchi la barre du fleuve, à l'aide de la marée montante, il s'éleva une petite brise qui donna quelque répit aux rameurs; les avirons furent mis de côté, on hissa une voile, puis l'équipage se prépara à déjeuner avec du pain et des olives ; le patron de la barque m'ayant convié à ce repas modeste, nous eûmes bientôt fait connaissance, et il m'advint, de propos en propos, de lui parler du concert de la nuit.

« C'est un enfant, me dit-il, qui sera mort dans la maison voisine. »

« Comment! m'écriai -je étonné, est-ce ainsi que la douleur se manifeste à Villa-Real ? »

« Senhor, répondit- il avec une certaine gravité, j'ignore ce qui se passe ailleurs , car jamais je ne me suis écarté de cette côte ; ici, lorsque nous pe/dons un enfant avant qu'il ait accompli sa septième année, nous nous réjouissons sincèrement de la grâce que le bon Dieu lui a faite ; il échappe aux misères de ce monde, senhor, pour rentrer sans tache dans le sein de son créa- teur!... »

Tandis que le marin s'exprimait à peu près en ces termes, je considérais son visage basané et ruisselant de sueur, ses mains calleuses, sa chétive nourriture, je pensais à sa .dure condition, aux hasards de la mer, et j'appréciais toute la portée de ses paroles. Telle est l'origine d'un usage qui a sa source dans le sen- timent profond et religieux de nos misères, mais qui, dans les colonies espagnoles, son véritable sens est perdu, n'est plus qu'une occasion et un prétexte de divertissements inconvenants.

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Parmi les édifices que renferme Guatemala, on peut encore citer les bâtiments de l'Université, formant, quoique inachevés, un ensemble bien ordonné, d'un caractère sévère et de bon goût. L'institution date de 1678 ; elle possède une bibliothèque de 3,000 volumes, dont la majeure partie n'est composée que de vieilleries théologiques sans intérêt. Cette collection s'était accrue du double par la spoliation des couvents; mais le gouvernement actuel a res- titué ces trésors littéraires : s'est bornée sa munificence : de tous les biens confisqués sur les ordres religieux , ce sont les seuls qu'il ait rendus. Il existe à la bibliothèque de l'Université une histoire manuscrite du pays, d'un certain père Ximenes, que je n'ai vue citée nulle part et qui peut-être n'a jamais eu de lecteurs; l'ouvrage consiste en quatre gros volumes : j'ai négligé, je dois le confesser, cette excellente occasion de m'instruire. Quant au musée d'anatomie, dont on m'avait dit des merveilles, il se résume en une pièce unique , modelée en cire sous la direction du docteur Flores, et conservée à l'amphithéâtre de l'hospice. La même dé- ception m'attendait au cabinet d'histoire naturelle et à l'académie des beaux-arts, institutions qui n'ont jamais existé que dans l'ima- gination des habitants et dans certains traités de géographie.

Je n'ignore pas qu'il s'était formé, en 1795, une association patriotique, en vue d'encourager l'agriculture, d'améliorer l'édu- cation des classes inférieures et de stimuler l'industrie nationale. Cette compagnie fut embrasée dans l'origine du feu qui brûle tou- jours pour les choses nouvelles; les communications, les projets, les rapports affluaient dans son sein : c'était le cacao , dont la cul- ture demandait une réforme; le mûrier, qui promettait des résultats inespérés ; le lin , récemment introduit et soumis à d'intéressantes expériences; celui-ci apportait une simplification à la préparation de l'indigo; celui-là un procédé nouveau pour filer le coton; on votait une caisse de secours au profit des artisans malades : en un mot, chacun n'était préoccupé que du souci de la prospérité publique et du désir d'en hâter les progrès.

Mais l'enthousiasme qui animait les fondateurs de la Société

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économique s'est dissipé avec le temps; les tracasseries du gouver- nement , la modicité des ressources, les déceptions inséparables de premiers essais, refroidirent le zèle des sociétaires ; de graves per- turbations dans Tordre politique imprimèrent une direction nouvelle aux esprits; chacun s'affranchit peu à peu d'obligations qui deve- naient trop lourdes; bref, l'institution, depuis longtemps chance- lante , est aujourd'hui sur son déclin. Grâce au produit d'une loterie annuelle, encouragée par le gouvernement, elle entretient encore une école gratuite de dessin , de sculpture et de mathéma- tiques élémentaires; publie un recueil périodique , qui n'a pas, il est vrai, de lecteurs, et persiste, au milieu de l'indifférence générale, à décerner des primes à l'industrie et au travail; mais le concours est tellement déserté, que la palme est remportée souvent par un mouchoir brodé ou par quelque autre objet frivole, ouvrage d'une demoiselle de bonne maison.

L'aspect de Guatemala est triste : l'uniformité des constructions, l'absence de voitures, le silence et l'abandon des rues, pénètrent l'étranger d'un sentiment d'ennui mortel , dès qu'il n'est plus stimulé par la curiosité. Je ne sache guère qu'un botaniste, qui puisse trouver une distraction dans l'enceinte de la ville. Vers la fin de septembre, lorsque j'y résidais, on remarquait le long des mai- sons un aster fort joli, ainsi qu'une nicotiane aux corolles pâles et tubuleuses; les belles fleurs carminées de la mirabilis jalapa s'épa- nouissaient dans les lieux ombragés; une liane magnifique, Yipo- mœa villosa, grimpait le long des murs couronnés d'œillets d'Inde et de diverses espèces de solanées ; enfin, sur le bord des ruisseaux , on voyait fleurir l'hélianthus aquatique, Fœnothère rose, etc. Ces plantes croissent librement dans les interstices du pavé, qui parfois disparaît sous leur exubérance. La flore devient plus riche à mesure qu'on s'éloigne du centre pour se rapprocher des faubourgs : on rencontre alors le dahlia arborescent, le datura, Yipomœa longistipulata, ïeuphorbia pulcherrima , et un admirable convolvulus bleu qui, je crois, est encore inédit.

Mais si le bruit des équipages et le mouvement de la circulation

GUATEMALA. 197

ne troublent point la quiétude des habitants, leur oreille est assourdie par le son mélancolique des cloches , qui se propage de couvent en couvent et d'église en église, pendant toute la durée du jour. La ville s'éveille tard et s'endort de bonne heure ; à huit heures du matin les boutiques sont encore désertes; à dix heures seulement le marché commence à s'animer; dès que les ombres baissent , tous les étalages disparaissent , toutes les portes se ferment hermétiquement ; après huit heures, on ne rencontre plus que les veilleurs de nuit se rendant à leur poste. L'organisation des serenos et l'éclairage des rues sont deux améliorations de date récente. Avant l'année 1841 , la voie publique n'était guère plus sûre qu'elle ne le fu( jadis à la Havane ; mais aujourd'hui on peut circuler librement, sans armes et sans crainte, à toute heure de la nuit, dans l'étendue du rayon organisé. Ce n'est pas sans difficulté que l'administration municipale est parvenue à faire jouir la ville d'un bienfait de cette importance ; l'obstacle venait des propres habitants, qui se sont refusés longtemps, à assurer au prix d'une rétribution modique, leur sécurité journalière4.

Le spectacle le plus intéressant que m'ait offert Guatemala , c'est celui de la place publique, les indigènes, qui concourent particulièrement à l'approvisionnement du marché, affluent de tous les points circonvoisins. Du nord viennent le charbon, le bois de pin , les fruits qui donnent leur nom au village de Jocote- nango 2, les vases en terre que les femmes de Chinauta appor- tent dans des filets, gravissant chaque matin, sous le poids de cette charge incommode, l'escarpement qui sépare leur bourgade du plateau. Du sud arrivent le laitage, les fruits et les plantes potagères des climats tempérés; de l'est, les productions de la zone tropicale, les poissons du lac d'Amatitan, le sucre et le coton de la côte. Par cette route débouchent les Indiens des Altos, la race la mieux trempée de l'Amérique Centrale : leur visage plus ovale, leur barbe mieux fournie, leur physionomie intelligente,

1. La taxe basée sur la valeur foncière des maisons varie de 2 à 12 réaux par mois.

2. Jocote; c'est le spondias mirobolanus. L.

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l'indépendance et la fierté de leur maintien, les distinguent des naturels de la Vera-Paz; ce sont les hommes les plus utiles et les plus industrieux de l'État. Ils fournissent la ville de froment et d'étoffes de laine , de cacao qu'ils vont acheter sur la côte de Soconusco, et de chapeaux en pétioles de palmier qu'ils tressent pendant le cours de leurs voyages.

Ailleurs ce sont des Indiennes s' acheminant d'un pas agile, leur panier sur la tête, leur dernier-né supendu à leurs flancs: on ne voit pas sans compassion ces petites créatures promener autour d'elles des regards étonnés et se cramponner de leurs faibles mains au corps fatigué de leur mère ; quelques-unes de ces femmes ont franchi en une heure et demie les trois lieues qui séparent Mixco de la cité, et les tortillas qu'elles apportent, enveloppées d'une serviette, n'ont pas encore perdu leur moiteur.

Onze heures sonnent : les derniers villages de la banlieue ont fourni leur contingent, et le marché présente un coup d'œil animé. Tout à coup le poste bat aux champs ; un homme de taille moyenne, jeune encore , aux cheveux noirs et au teint basané , traverse les arcades qui conduisent au palais du gouvernement. C'est le prési- dent Carrera, cet Indien redoutable, qui a renversé le prestige de l'autorité espagnole, et qui personnifie aujourd'hui la force maté- rielle de l'État. Il est en costume de ville, sans aucun insigne dis- tinctif : les gens de mauvaise mine dont il est suivi, et qu'on pren- drait pour des laquais, sont les aides de camp de Son Excellence, tristes personnages, sortis comme elle des rangs infimes, inféodés à sa fortune, et qui, pour garder ses bonnes grâces, ne reculent de- vant aucun genre de service. Le président marche silencieusement , la tête penchée, les yeux attachés sur le sol; à peine daigne-t-il répondre au salut qu'un passant lui adresse; il disparaît sous la voûte du palais, sans que la population se soit émue d'un incident qui se reproduit tous les jours.

Le marché de Guatemala est approvisionné de végétaux variés, récoltés parfois dans des localités voisines, mais douées d'un climat différent. Les fruits d'Europe, en petit nombre et de mé-

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diocre qualité, s'y confondent avec ceux de l'Amérique,, à tel point que les vendeurs eux-mêmes ne soupçonnent pas la diversité de leur origine. De loin en loin, on voit des échoppes les Indiens trouvent h se restaurer à bon marché ; ils se munissent d'abord de tortillas qui se débitent à part, puis se présentent, leur écuelle ou leur calebasse vide à la main; on leur donne, pour un cuartillo (13 cent.), une bouillie rouge, épaisse, qu'ils nomment puliqiie, composée de maïs, de piment et de fragments de tortillas mêlés en- semble ; rien n'est moins attrayant que ce mets national, et en géné- ral, que tout l'appareil des restaurateurs indigènes. Surpris un jour par une averse qui me contraignit à chercher un abri sous les gale- ries de la place, j'employai mes loisirs à observer l'économie de ces échoppes. La plus voisine était tenue par une vieille mulâtresse, accroupie comme un singe entre trois jarres de terre et un four- neau : lorsqu'un chaland se présentait, elle choisissait dans un panier une large feuille de bananier, plongeait sa main ridée dans un des réceptacles, et en tirait une poignée d'herbes cuites, qu'elle étendait préalablement sur la surface du végétal; puis elle y ajoutait un lit de haricots; enfin la même main, encore verte, disparaissait dans la troisième jarre et en sortait d'un beau rouge orangé; celle-ci con- tenait le pulique, bouillie fortement assaisonnée, dont j'ai parlé plus haut , et qui devait donner à ce mets composé le dernier degré de perfection. Les talents culinaires de la mulâtresse étaient certaine- ment appréciés, car elle faisait un grand débit.

Çà et de vastes parasols, recouverts en feuilles de palmier, abritent des étalages se vendent des sirops, du liste et d'autres breuvages rafraîchissants ou toniques. Dans l'éloignement , ces hommes nus et cuivrés, assis sur les degrés de l'église , en dehors du mouvement et des séductions de la place, sont des Indiens de la tierra caliente : semblables à une troupe d'oiseaux voyageurs, ils se reposent en déjeunant avec un épi maïs. Ceux-ci sont des zam- bos, variété de la race humaine, produite par le mélange du sang américain et du sang africain ; reconnaissables à leur teint couleur suie, à leurs yeux ardents, à leurs cheveux bouclés, ils joignent à

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un caractère sanguinaire la plus complète indifférence pour tout ce qui est honneur, moralité, principes. On distingue les habitants de Palin et de Jocotenango à leurs culottes de coton blanc, dont le fond descend à mi-jambe ; costume bizarre que leurs aïeux reçurent des conquérants, probablement en souvenir des Maures. Voici des ladi- nos , véritables lazzarroni , se régalant de boîtes de confiture , à l'ombre des arcades ils sont nonchalamment assis; ils ont déjà gagné leur journée et ils en dissipent le produit, sauf à reprendre du travail quand la faim les y contraindra. Enfin ces hommes en veste ronde, qui ferment avec soin leurs boutiques, sont les véri- tables citoyens de la ville; la simplicité rustique de leur costume et de leurs allures ne tient nullement au caractère républicain ; remplis de vanité aristocratique, ils se montreraient fort blessés si l'on ou- bliait, en les saluant, le titre dont ils font précéder leur nom.

Tel est le coup d'œil varié que présente la place du Gouverne- ment; il est rare qu'une altercation s'élève au sein de cette réunion populaire, composée principalement d'Indiens, race d'un caractère doux, honnête, régulière, et nullement hostile envers les étrangers.

Dans la matinée du 19 mars 1840, les lieux que nous venons de parcourir paisiblement, furent le théâtre d'un de ces épisodes tristes et sanglants qui caractérisent les guerres civiles de l'Amérique espagnole. Le général Morazan, chef du parti libéral, s'était imprudemment engagé dans la ville ; mais trop faible pour s'y maintenir, il avait effectué sa retraite pendant la nuit , laissant une arrière -garde de 200 hommes, dans le but de tromper l'ennemi sur ses mouvements. Au point du jour, ce faible détachement qui campait sur la place, fut assailli par des forces considérables; trop inférieur en nombre et se voyant d'ailleurs abandonné, il ne tarda pas à mettre bas les armes. Alors le plus odieux massacre com- mença; il n'y eut plus de combattants, mais des victimes et des bourreaux. Pour couronner dignement cette scène de meurtre, le commandant du détachement est traîné devant Carrera et devant Paiz , son satellite , qui président froidement au carnage : on l'ac- cable de coups, on le renverse dans la poussière; vainement il

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demande la mort; les deux héros le foulent aux pieds de leurs chevaux en lui prodiguant mille injures ; enfin Paiz donne sa propre lance à l'un des sicaires de sa suite , qui met fin au supplice de cet infortuné en la lui plongeant dans le cœur.

Un peu avant le coucher du soleil , la place se vide et devient déserte; deux heures plus tard les boutiques se ferment, chacun rentre chez soi, et le silence n'est plus interrompu que par le son des cloches qui règne désormais sans partage : la ville serait inani- mée sans son marché et ses églises.

Un trait saillant du plateau de Guatemala, c'est d'être privé d'eau b la superficie, par le résultat de sa constitution géologique. Les matières volcaniques dont le sol est principalement composé, ont comblé les vallées à des hauteurs de 100 à 500 mètres, en sorte que les montagnes ne montrent réellement à l'œil que la partie moyenne et supérieure de leur masse ; mais les eaux n'en ont pas moins persévéré dans leur cours, et elles ont contribué, en frayant leur issue à travers les produits d'éruption, à former les énormes déchirures que l'on remarque sur les hautes terres, entre le 14e et le 16e degré.

Pour subvenir aux besoins de la capitale, on a construire deux aqueducs, qui vont chercher les sources de Pinol et de Mixco, situées à trois lieues vers le sud. Outre les fontaines et les lavoirs publics alimentés par ces canaux , chaque propriétaire reçoit à domicile une quantité d'eau proportionnée au chiffre de son abonnement. Cette eau manque de limpidité, et pour la rendre potable, il est nécessaire de la filtrer; l'excédant de la consom- mation se rend dans les lavoirs de la maison , dans les bassins du jardin, puis en définitive aux fosses d'aisances et de sur la voie publique. Telle est l'origine des ruisseaux que l'on voit couler dans les rues de Guatemala, ruisseaux dont les géographes nous font une si agréable peinture1. Débordant à la moindre averse, ils rendent parfois impraticables les bas quartiers et les faubourgs,

1. Voir Malte-Brun, Bal M, etc.

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ils forment des mares stagnantes; leur produit, éminemment fécondant, est recueilli par un petit nombre de cultivateurs, qui se le disputent à l'issue de la ville : il serait facile d'en tirer un meilleur parti , en l'appliquant sur une plus large échelle à l'irri- gation du plateau J.

Les matériaux de construction employés à Guatemala sont le pisé, ainsi qu'une sorte de pouzzolane, que l'on met en place par blocs irréguliers de 1 mètre d'épaisseur, et qui acquiert, avec le temps, une dureté considérable; on revêt les parements d'une couche mince d'excellent mortier, que l'on blanchit ensuite à la chaux. Le caractère général de l'architecture est celui de l'Espagne méridionale , le séjour des Maures a imprimé des traces si pro- fondes. Chaque maison est élevée sur le plan d'un parallélogramme; au centre règne la cour, circonscrite par une galerie sur laquelle donnent les appartements. Cette ordonnance empruntée à l'Orient est agréable, mais gâtée par la mauvaise distribution des pièces, le jour d'ailleurs est dispensé trop économiquement; les ouvertures sont pratiquées sans égard pour la symétrie, les boiseries mal assemblées, les fenêtres souvent dépourvues de carreaux; on devine enfin, en pénétrant dans ces demeures, que la vie s'y écoule dans un cercle d'habitudes bien différentes des nôtres. Depuis quelques années, l'importation des meubles et des objets de luxe que produit l'Europe a pris un certain développement ; tout ce qui sort effectivement des ateliers nationaux, en fait de menuiserie et d'ébénisterie , est lourd , grossier et incommode. Les meilleurs ouvriers du pays sont les charpentiers et les maçons ; quant aux couvreurs, ils ne méritent pas le même éloge , car l'eau filtre à tra- vers les toits, incommodité qui provient, avant tout, d'un degré d'inclinaison insuffisant.

La plupart des habitations de la capitale renferment dans leur enceinte un ou plusieurs petits jardins, dont le parterre est invaria- blement divisé en compartiments de maçonnerie. Sous un ciel tem-

1. Les terres, aux alentours de Guatemala, valent de 500 à 1,000 fr. la cabaUeria hect.) et jusqu'à 7,500 lorsqu'elles jouissent du bienfait de l'irrigation.

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péré, comme celui de Guatemala, la culture des fleurs et l'amélio- ration des produits horticoles, devraient être un des plus agréables passe-temps d'une société civilisée, qui ne connaît d'ailleurs qu'im- parfaitement les ressources de son territoire; sans faire d'autres emprunts qu'aux bois et aux montagnes voisines, l'amateur trouverait à sa portée un champ bien suffisant d'expérimentation et de, jouis- sances ; les orchidées, par exemple, plantes admirables et infiniment variées, ne demandent presque aucun soin pour réussir; il suffit de les placer à une légère distance du sol sur un clayonnage ombragé; mais ces occupations paisibles ont peu d'attrait pour le peuple espa- gnol, qui a besoin d'une vive excitation pour sortir de son indolence; aussi, les jardins de la ville sont-ils fort mal entretenus et n'offrent-ils à l'étranger aucun objet digne d'intérêt.

Le plan de vie régulier, uniforme, invariable, des citoyens de Guatemala, semble exclusivement ordonné au point de vue du foyer domestique; on s'étonnera que dans une capitale, peuplée de 30,000 âmes, règne une certaine aisance et l'on se pique de culture, il soit rarement question de bals, de dîners, de con- certs, de ces plaisirs enfin qui animent ailleurs le monde élégant, et qui mettent en contact les membres de la société d'une manière plus agréable et plus intime. J'avais pensé d'abord que les divisions po- litiques, en aigrissant les esprits, en les pénétrant de susceptibilité et de défiance, avaient introduit T insociabilité dans la ville; mais on me fit observer qu'il fallait aussi tenir compte de l'humeur naturelle des habitants. La classe riche se compose de négociants parcimo- nieux, mesurés, circonspects , peu curieux de choses nouvelles , qui passent à leur comptoir une grande partie du jour, et s'isolent en- suite pour feuilleter leur journal et supputer leur recette. La dépense n'est point de leur goût; ils font consister leurs jouissances dans l'accroissement de leur capital, redoutant d'ailleurs tout ce qui peut troubler le régime dont ils ont l'habitude. Ce n'est pas qu'ils ne soient animés d'aucun sentiment national, ou insensibles aux distinc- tions et aux honneurs; au contraire, ils ont un patriotisme ardent, et n'aspireraient qu'à s'élever au-dessus de leurs égaux; mais Tarn-

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bition chez eux est tempérée par la prudence, qui leur conseille, en ces temps difficiles, de s'amoindrir et de s'annihiler. Au surplus, l'étranger n'a qu'à se louer de leurs formes courtoises; les témoignages de sympathie et d'intérêt, les compliments flatteurs ne lui manqueront pas; seulement ce sont de vaines formules dont le sens existe à peine dans leur esprit ; ainsi, ils mettront leur maison, leur crédit , leur fortune à votre disposition , et tout se bornera , en définitive, à l'offre réelle d'un verre d'eau ou peut-être bien d'un cigare. Il va sans dire que ces traits sont généraux et qu'il existe d'honorables exceptions.

Les femmes d'une certaine condition ne manquent nullement d'agréments extérieurs; sous le rapport intellectuel, elles sont tout ce qu'elles peuvent être, avec de l'esprit naturel et une édu- cation bornée : jeunes filles, elles brodent, touchent du piano et se produisent peu au dehors; épouses, elles se vouent aux soins de leur ménage et remplissent leurs devoirs en excellentes mères de famille. Résignées de bonne grâce à une subordination com- plète, elles rétrécissent elles-mêmes le cercle de leur domaine et ne recherchent point la société des étrangères, dont les manières plus dégagées et l'esprit mieux cultivé paralysent leurs propres moyens. En somme , on peut dire que l'homme civilisé se montre ici réduit à des proportions fort mesquines ; les petits intérêts per- sonnels, les petites vanités qui remplissent sa vie, l'isolement mo- nacal qui en circonscrit l'horizon , impriment à son caractère je ne sais quoi d'étroit, de timide , de frivole, qui se reflète même sur son extérieur1.

Les cérémonies religieuses ont seules le privilège de tirer la ville du sommeil elle est plongée, quand les discordes civiles ne la bouleversent pas. A la voix des moines, qui en furent les suzerains, la population jadis se levait tout entière, s'organisait en processions

1. Cette appréciation pourra sembler sévère, et cependant elle est bien douce, à côté du portrait qu'un habitant de Guatemala traçait de ses compatriotes , dans u»e gazette du temps passé; je n'ai point reproduit ce curieux document, à cause de sa violence satirique. Gaz. de Guatemala au 20 février 1797.

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et venait déposer ces abondantes aumônes qui ont concouru à l'érec- tion des monastères et des églises. Chaque citoyen faisait partie de quelque pieuse association; aux jours de fête, il en revêtait les insignes, et la cité offrait l'image d'une vaste confrérie. Mais la ré- volution de 1829 a porté un coup mortel à l'esprit monastique. C'est en vain qu'à la faveur d'une révolution nouvelle, les corpora- tions religieuses sont parvenues à récupérer quelques-unes de leurs anciennes immunités; elles, n'ont point retrouvé leurs richesses, ni par suite leur prépondérance ; toutefois , l'influence qu'elles ont exercée pendant plusieurs siècles sur le caractère de la société guaté- malienne, est encore manifeste aujourd'hui; aussi a-t-on comparé avec quelque justesse la ville à un vaste couvent, et les maisons à autant de cellules. Le peuple se montre toujours plein d'ardeur pour les fêtes religieuses qui, par leur fréquence, favorisent sa propension à l'oisiveté. Il aime avec passion le bruit assourdissant des cloches, la détonation des pétards, et la musique indienne, le plus cruel fléau des gens paisibles; il admire naïvement aussi les cérémonies ridicules imaginées pour exalter sa dévotion, et qui semblent à l'étranger peu dignes de la majesté du culte catholique.

J'ai souvent entendu reprocher aux voyageurs d'oublier, en retra- çant leur odyssée, que l'on boit et que l'on mange dans les pays qu'ils ont visités. Le lecteur, en effet , n'est pas fâché d'apprendre comment sont satisfaites ces exigences de notre condition humaine, sous un climat qui quelquefois diffère considérablement du sien : je vais donc entreprendre de me mettre en règle sur ce point.

Les usages de Guatemala , relativement à l'ordonnance et à la distribution des repas, sont conformes aux pratiques traditionnelles observées dans toute l'Amérique espagnole. On déjeune a neuf heures, on dîne à deux, et l'on soupe à huit ou à neuf, comme le faisaient nos pères : ces trois repas sont substantiels. Celui du matin est composé de chocolat ou de café au lait, de haricots apprêtés d'une manière invariable, d'œufs au miroir, et quelquefois d'un plat de viande grillée ; le soir, même répétition. Les principales ressources de la cuisine et de l'office sont réservées pour le dîner. Après Je

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potage, que Ton sert en cette circonstance, vient la olla., avec le cortège ordinaire de légumes et de jardinage : je ne sache rien , parmi les productions du potager, qui ne trouve place dans la olla, depuis la banane mûre jusqu'à l'épi de maïs encore vert. Le service est rigoureusement clos par un entremets sucré, habituel- lement du riz au lait ; enfin le dessert consiste en confitures et autres friandises. Quant aux fruits, on les mange dans l'intervalle des repas, jamais à leur issue, par un principe d'hygiène qui est en vigueur dans les colonies espagnoles.

On consomme habituellement du pain de froment, même dans les intérieurs les plus modestes; mais le vin est un objet de luxe, car il provient exclusivement d'Europe. Quelques personnes se font servir, dans le milieu de la journée, un breuvage de fabrique in- dienne que l'on nomme tisté, composé de farine de maïs, de cacao, de gingembre, de sucre et de rocou , le tout réduit en poudre et délayé dans un verre d'eau. Cette boisson médicinale peut avoir son prix, sous un climat le régime des stimulants n'est pas à dédaigner.

La graisse de porc est employée de préférence dans la prépa- ration des aliments; aussi les animaux de cette famille sont-ils en grande estime et très multipliés au Guatemala. Du reste, la cuisine est simple et peu variée ; le mets national du pays, celui dont on ne se lasse jamais , quoiqu'il paraisse deux fois par jour sur la table du riche comme sur celle du pauvre, c'est le haricot noir : sans haricots, point de déjeuner, point de souper. Ce légume s'accom- mode avec une cuillerée de saindoux , relevée par une tranche d'oignon; la cuisson doit être lente et prolongée. Quelque simple que cela paraisse, il y a cependant, au dire des connaisseurs, un tact, un à propos, je ne sais quoi d'heureux, que les meilleures cuisinières ne saisissent pas toujours ; on naît avec ces dispositions remarquables, tellement que, dans certaines maisons, le soin de préparer les haricots est dévolu à une simple servante, que la nature a favorisée de ses dons.

L'économie domestique, en pays espagnol, est rarement basée

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sur cette sage prévoyance, qui consulte pour l'approvisionnement du ménage le cours des denrées et l'opportunité des saisons; à Guatemala, on vit comme en voyage, achetant chaque, matin ce qui est nécessaire à la consommation du jour, depuis le pain jus- qu'au sel , au sucre et au charbon. Du reste, sans posséder tous les éléments de la bonne chère, la ville offre des ressources suffi- santes pour que l'on puisse y vivre passablement et à bon marché; le bœuf et le mouton n'y sont pas dépourvus de qualité ; le porc est abondant ; mais le pain n'est ni blanc ni bien fait ; le jardinage se montre peu varié , le gibier rare , et le poisson manque presque totalement»

Personne ne paraît soupçonner, dans ces contrées lointaines, que les productions végétales soient susceptibles d'être améliorées par l'industrie; l'art d'obtenir de bons légumes et de bons fruits, de les diversifier, de les perfectionner par la greffe, la taille, les engrais et les soins journaliers, est absolument inconnu; les plantes alimen- taires indigènes sont récoltées presque à l'état sauvage; quant à celles qui proviennent de l'Europe, elles se dépouillent promptement d'une partie de leurs qualités. Le blé réussit assez bien sur les plateaux élevés de 1,500 à 2,000 mètres; plus bas, la tige pousse avec vigueur, mais elle ne donne que peu ou point de grain. Cette céréale, dont la culture est presque aussi ancienne au Guatemala qu'au Mexique, a sensiblement dégénéré dans le premier des deux pays, sans doute parce que les semences n'ont point été renouvelées l.

La mouture se pratique à l'aide de petites meules adaptées à un grossier moteur hydraulique. Comme le meunier ne les repique jamais, il en résulte beaucoup d'imperfection dans le produit et une déperdition notable de matière nutritive; l'usage des blutoirs est d'ailleurs inconnu; le boulanger achète la farine brute et en sépare lui-même le son. Je suis persuadé qu'un moulin monté à proximité de la ville, d'après le système anglais, et par une

1. 'L'introduction du î>lé au Mexique date de l'année 1530 environ; ce fut un nègre de Cortèz qui, dit-on, trouva par hasard quelques grains de cette céréale dans le riz destiné à la nourriture de l'année; recueillis précieusement, ils furent semés avec succès.

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turbine, appareil qui fonctionne bien sur les petits cours d'eau , donnerait des bénéfices considérables. On ne fabrique qu'une seule qualité de pain, qui se débite sans être pesé. Quand la farine est chère, le boulanger en met un peu moins; lorsque le prix est bas, il en met davantage; le peuple est toujours satisfait, pourvu qu'il ait deux petits pains pour un euartillo (13 centimes) : la concur- rence supplée dans une certaine mesure à l'absence de taxe et de contrôle.

Je n'ai vu, sur ancun point du Guatemala, de plantations impor- tantes à' agave americana, cette vigne des anciens habitants, qui en obtenaient une liqueur enivrante, connue sous le nom de pulque. Autrefois les Indiens d'Almolonga et de San-Gaspar avaient le privilège d'en approvisionner la capitale ; mais l'ivrognerie devint tellement intolérable, qu'un évêque se crut obligé d'en interdire la fabrication et le débit, sous peine d'excommunication. Depuis lors, ce genre d'industrie a disparu complètement du pays. L'agave ne fleurit qu'au bout de huit à quinze ans. Au moment la hampe tend à se développer, on coupe le faisceau de feuilles centrales qui enveloppent te bourgeon ; la sève, persistant dans sa marche ascen- dante, donne naissance à une source végétale où, pendant deux ou trois mois, on peut puiser plusieurs fois par jour. Une seule plante fournit de 150 à 1,10© litres de liquide, selon la fertilité du ter- rain1. Le sujet meurt après la récolte; mais les drageons qui naissent de la racine perpétuent la plantation. Je suis surpris qu'on n'ait pas imaginé jusqu'ici de récolter du pulque en Algérie, F agave americana, naturalisé depuis deux siècles, végète avec exubérance et se propage spontanément.

Malgré la diversité de races et de castes dont la population se compose, on trouverait difficilement un costume pittoresque dans les rues de Guatemala ; les gens aisés suivent les modes de l'Europe, et comme le climat est variable, on les voit tour à tour vêtus de drap, de fil et de coton; souvent ils associent les extrêmes, et sur

1. Humboldtj Essai politique sur la Nouvelle Espagne, 1. iv, c. ix, p. 490.

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un habillement de coutil blanc ou de nankin , ils drapent un vaste manteau bleu. Les dames portent encore la mantille espagnole, surtout dans les grandes circonstances ; mais cette parure, si noble et si gracieuse, n'a point échappé aux fluctuations des choses humaines, elle commence à tomber en désuétude pour faire place aux modes parisiennes. Le costume du peuple est simple, rustique, invariable : chez les hommes, c'est une veste de laine de fabrique indigène, un chapeau de paille, souvent couvert d'une toile cirée, un pantalon d'étoffe légère et le zarapa, manteau ou plutôt cou- verture désagréablement bariolée, distincte du poncho mexicain. L'ajustement des femmes n'offre rien de particuliers. Quant aux Indiennes , leur toilette se réduit à une pièce de cotonnade bleue dont elles se ceignent les reins, et à une courte chemise , ornée quelquefois de broderies ; elles tressent leurs cheveux avec un cordon rouge et les enroulent autour des tempes en manière de couronne. Ce sujet ne mérite pas de plus longs développements.

La ville de Guatemala ne renferme ni promenades publiques, ni cafés i9 ni cabinets littéraires , aucuns lieux enfin de réunion et de plaisir; elle ne possède point de théâtre, mais seulement une arène pour les combats de taureaux , dont l'hospice a le monopole en vertu d'un privilège royal que les révolutions ont respecté 2. L'étran- ger n'a pas même la ressource d'y trouver une auberge ; il doit se résigner, lorsqu'il n'est pas muni de bonnes lettres de recomman- dation , à chercher provisoirement un asile dans une de ces posadas ou mesones, véritables caravansérails , divisés par petites pièces obscures, délabrées, fétides, infectées de puces etdeniyuas, descendent les marchands indigènes. 11 faut être aguerri pour braver l'incommodité d'un pareil séjour.

Ayant eu la mauvaise fortune, pendant la traversée de Belize à Cuba, de perdre quelques-unes de mes notes de voyage, je renonce

1. Peu de jours avant mon départ, il s'ouvrit un de cos établissements, événement qui fit sensation dans la ville; les jeunes gens parlaient déjà de civilisation et de progrès; mais les vieillards hochaient la tète d'un air d'incrédulité, suivant leur habitude depuis le temps d'Homère.

2. On peut évaluer à 10 ou 12 mille piastres le produit annuel de cette exploitation.

h. U

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à traiter dans un chapitre spécial des institutions ainsi que des res- sources financières et commerciales de l'État; en l'absence de docu- ments précis, que mes souvenirs ne sauraient suppléer, je bornerai ma tâche à quelques appréciations générales, qui trouveront leur place dans ce chapitre et dans le dernier.

L'instruction scientifique laisse beaucoup à désirer dans la capitale du Guatemala. Gomment en serait-il autrement chez un peuple qui, après avoir vécu pendant trois siècles sous un régime ennemi des lumières, se consume en luttes politiques, depuis qu'il est en posses- sion de la liberté? Deux établissements principaux, l'Université et le collège Tridentino ou séminaire, fondé vers l'an 1690, se partagent l'éducation de la jeunesse, indépendamment des écoles ouvertes au profit de la classe ouvrière. Les bases de l'enseignement sont à peu près les mêmes qu'en France. 11 existe à l'Université des chaires de grec et de latin, de mathématiques et de philosophie; mais à l'exception du droit, ou plutôt de la chicane, qu'il est utile d'approfondir dans un pays fertile en procès, le reste des études est tout à fait superficiel. L'instituteur ne se préoccupe nullement de développer les facultés de ses élèves , en vue de la condition sociale qu'ils paraissent appelés à occuper, et ceux-ci se séparent de leur maître sans aucune idée juste sur le monde , sans principes fixes pour se diriger ; ajoutons qu'on ne leur en apprend guère davantage sur les lois physiques de l'univers.

Les écoles destinées à l'instruction du peuple sont au nombre de vingt-sept, onze de garçons et seize de filles. Ces établissements , soutenus en grande partie à l'aide de fonds privés, ne m'ont point paru répondre aux vues de leurs fondateurs. Il faudrait, pour qu'ils donnassent des fruits, non-seulement qu'ils fussent fréquentés, mais que l'éducation morale, véritable base de l'édifice social, tînt le premier rang dans l'enseignement; enfin que les leçons du maître ne fussent point gâtées par les mauvais exemples de la famille. Mais comment obtenir ceci, dans une ville la classe inférieure végète depuis des siècles dans l'ig orance complète de ses devoirs. On peut en accuser à bon droit l'ancienne administration coloniale; les gou-

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verneurs généraux, en mettant à l'encan les charges publiques, ont appris à la nation à dédaigner le mérite et à honorer exclusivement la fortune; les officiers de la douane, en organisant ouvertement la fraude, lui ont enseigné le mépris de la loi; les juges, en trafi- quant de la justice, ont perverti chez elle le sens moral , tandis que le clergé, par sa cupidité et par la licence de ses mœurs, lui enlevait ses derniers scrupules.

Aujourd'hui, cette population connaît encore très-bien les formules de la civilité castillane, que ses anciens maîtres semblent avoir con- sidérée comme l'essence même de l'éducation, mais elle n'établit pas toujours avec netteté. la distinction entre le bien et le mal; sans honnêteté privée , sans vertus publiques , elle vit dans la paresse et l'ignorance, sous l'empire des passions et des superstitions les plus grossières.

L'industrie mécanique , cette branche intéressante de l'instruc- tion du peuple, est également fort arriérée dans le Guatemela. J'ai fait connaître ailleurs le parti que l'Indien tire de son machete, simple couteau de chasse dont il fait usage , non - seulement pour frayer sa route dans les bois, mais pour labourer son champ, bâtir sa maison, fabriquer ses meubles, etc. Les artisans de la capitale, presque tous ladinos, ne sont guère mieux outillés : ils ignorent d'ailleurs le bénéfice de l'association et celui de la division du tra- vail. Lorsque l'on considère le petit nombre d'instruments dont ils se servent et la variété de leurs ouvrages , on reconnaît qu'ils ont hérité de cette adresse manuelle et de ce talent mécanique particu- liers h la race américaine ; mais leur intelligence ne s'élève pas plus haut; ils imitent, n'inventent jamais, et perfectionnent rarement ; aussi ai-je vainement cherché, parmi les produits de l'industrie na- tionale , un souvenir qui méritât d'être rapporté ; mes acquisitions durent se borner à une veste de drap et un chapeau de paille, ou- vrages des véritables indigènes. Le commerce intérieur se réduirait donc à des proportions bien minimes, si le climat, par sa diversité, ne favorisait les échanges et notamment le trafic du maïs ; il est rare que la récolte soit bonne sur toute l'étendue du territoire; une pro-

312 CHAPITRE XX.

vinee manque de grain quand ailleurs il est abondant, en sorte que les prix subissent une fluctuation continuelle qui alimente la spéculation.

Le commerce extérieur avait pris un accroissement notable sous l'influence des libertés qui succédèrent aux prohibitions du ré- gime colonial ; mais l'élan ne s'est point soutenu : plusieurs branches d'industrie ont décliné successivement, et l'exportation, aujourd'hui, se réduit à un seul article sérieux, la cochenille. Une pareille déca- dence ne surprendra personne ; nulle entreprise ne saurait prospérer dans un pays sans cesse agité par les discordes civiles, et les in- térêts matériels ne jouissent d'aucune sécurité ; les voies de com- munication sont d'ailleurs détestables, l'expédition des marchandises très lente, et les avaries fréquentes, pendant leur transport et leur emmagasinage. On peut évaluer à 25 millions de francs la valeur des importations et des exportations annuelles du Guatemala; le mouvement de ce capital s'effectue par la voie de BeHze , nécessité fort dure pour un État baigné par les deux Océans; mais depuis l'aliénation de Santo-Tomas à une compagnie belge, la république ne possède aucun port qui mérite réellement ce nom. Istapa , sur le Pacifique, n'est qu'une rade foraine, et Yzabal, sur l'Atlantique, n'admet pas de navire tirant plus de deux mètres d'eau.

A l'exception de quelques prestations appliquées à l'entretien des routes, il n'existe plus au Guatemala d'impôts directs ni de travail forcé. Les ressources publiques proviennent des droits sur la poudre et le tabac , du service des postes et des inscriptions à la douane maritime ; le produit de ces taxes équilibre à peu près les dépenses, qui n'excèdent pas 500 mille piastres. On trouverait difficilement, dans les deux hémisphères, un pays civilisé les charges soient aussi légères. 11 est vrai que le traitement des fonctionnaires y est modique: le président reçoit 3,000 piastres; les ministres 1,500, et les corrégidors 1,200. L'entretien des troupes est, comme par- tout ailleurs, l'article le plus lourd du budget.

Des cinq petites républiques qui formaient autrefois la confédéra- tion de l'Amérique Centrale, celle de Guatemala est la plus con&i-

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dérable, sinon par l'étendue de son territoire et de son commerce, au moins par le chiffre de sa population, l'importance de sa capitale et le rôle politique qu'elle a joué dans l'histoire du pays. Si elle n'a pas produit de génies extraordinaires, elle compte au moins des hommes que leur patriotisme et leurs lumières ont élevés assez haut dans l'estime de leurs concitoyens ; enfin , lorsque nous connaissons à peine les noms de Cartago, San -Salvador, Léon, Comayagua, celui de Guatemala non -seulement nous est familier, mais ré- veille dans notre esprit quelques idées de civilisation et de grandeur.

L'État est divisé en cinq départements, Guatemala, Chiquimula, Vera-Paz, Zacatepequez, Solola, Totonicapan et Quezaltenango ; il faut y ajouter deux districts ou subdivisions départementales, Petén et Yzabal. Les circonscriptions territoriales ont été modifiées depuis l'Indépendance, et les provinces sont devenues des départements; mais l'administration est restée à peu près ce qu'elle fut sous les Espagnols, c'est-à-dire que le pouvoir judiciaire fonctionne dans les mêmes mains que le pouvoir administratif, et se confond , dans ses degrés inférieurs, avec l'autorité municipale.

Quelque malaise qu'ait éprouvé jadis cette contrée sous la com- pression du régime colonial, jamais son sort n'a été plus déplorable que le jour où, épuisée par trente-cinq ans de luttes intestines, elle a courbé la tête sous le joug d'un Indien. La généalogie du président Rafaël Carrera n'est pas clairement établie, même dans sa ville na- tale; mais on assure qu'il appartient à la caste la plus iiïfime de la société. dans le faubourg de Candelaria, les premières occupa- tions de sa jeunesse furent conformes à l'obscurité de son origine : on le vit d'abord végéter dans la domesticité aux environs d'Amati- tan, puis, au bout de quelques années, organiser pour son propre compte un commerce de pourceaux qu'il achetait et revendait aux alentours. En 1837, il parut pour la première fois sur la scène poli- tique, à la faveur des troubles qui agitaient le pays. Ge n'était encore qu'un bandit, chef d'une guérilla sanguinaire, taillant à merci la province sans respecter aucun parti. L'année suivante, cet hom.me, qui avait grandi dans la lutte et dont les instincts ambitieux s'étaient

214 CHAPITRE XX.

rapidement développés, surprenait la capitale à la tête d'une multi- tude de barbares, et ne laissait aux citoyens consternés d'autre alter- native que le pillage ou la rançon. Je n'entrerai pas dans le détail des événements qui suivirent et qui conduisirent un simple berger, à travers l'anarchie générale, au poste le plus élevé de l'État; l'his- toire de ces révolutions lointaines intéresserait médiocrement le lec- teur ; d'ailleurs elle est suffisamment connue aujourd'hui.

Carrera n'est pas un homme ordinaire; sa fortune le prouve évidemment : sans nulle expérience politique, sans instruction, sans autre guide que l'instinct , il a su se maintenir au poste que son épée avait conquis . Les citoyens les plus considérables de chaque parti se sont inclinés tour à tour devant lui; ils espéraient en faire un instrument docile; mais ils les a joués tous, en profitant de leur antagonisme. Son rôle est difficile, car il n'a pour appui que des hommes timides , ralliés à lui par la nécessité , ou des séides sans considération et sans valeur. Longtemps il refusa la présidence, en alléguant son défaut d'instruction et l'incompatibilité de ses habi- tudes avec la dignité dont on voulait le revêtir; la flatterie , néan- moins , sut aplanir si bien les obstacles, que toutes ses concessions aux bienséances, lorsqu'il prit possession de la dictature, se bornè- rent à la réforme de sa veste ronde et à celle de son chapeau de paille. C'est un homme de taille moyenne , chez lequel prédomine le sang indigène : cette origine se trahit à la nuance de sa peau, à la rareté de sa barbe et à ses yeux un peu obliques, qu'il tient habituellement baissés. Actif, peu scrupuleux, obstiné comme un Indien, il est d'humeur taciturne et d'un tempérament violent et sanguinaire; cependant on ne lui refuse pas une certaine géné- rosité, et l'on ne saurait nier qu'une fois maître de la situation , il n'ait usé avec modération du pouvoir K

Je ne tirerai point vanité de mes rapports avec ce haut person- nage. Conduit à son palais par un des premiers citoyens de la ville, j'attendis, mais en vain, l'honneur dev lui être présenté; au bout de

1. Depuis l'époque ces lignes furent écrites, le Guatemala a été le théâtre de nou- velles révolutions, qui ont amené la chute, l'exil et la réintégration du président Carrera.

GUATEMALA. 215

trois quarts d'heure, il sortit de son cabinet, traversa l'extrémité opposée de la pièce, et disparut sans/nous honorer d'un regard; mon compagnon en demeura consterné. J'eus beau, pour adoucir notre infortune commune, prendre gaiement cette aventure , le sou- rire ne reparut plus sur ses lèvres. Au fait, j'ai toujours pensé que je lui devais ma disgrâce, car l'audience m'avait été gracieusement octroyée par l'entremise du ministre de l'intérieur. Peut-être eût-il fallu , dans une ville le terrain était aussi glissant , montrer plus de circonspection dans le choix d'un introducteur.

L'histoire de Carrera offre une ressemblance singulière avec celle de l'ancien dictateur de Buenos-Ayres : issus des derniers rangs de la société, ils passèrent l'un et l'autre les premières années de leur vie dans une condition infime et dépendante ; l'un et l'autre ils furent chassés par leurs maîtres (mais peut-être est-ce une calomnie de leurs ennemis ) , pour un acte d'indélicatesse. Dépourvus d'instruc- tion, mais doués de facultés énergiques et d'une indomptable volonté, tous deux surent profiter des dissensions qui agitaient leur pays; tous deux ils commencèrent leur carrière militaire par l'inva- sion de la capitale, Carrera avec ses Indiens, Rosas à la tête des gauchos. Leur élévation, leur fortune, datent de cette audacieuse agression. Sans pousser plus loin le parallèle, ajoutons qu'ils usè- rent différemment du pouvoir : le premier se borna à paralyser ses ennemis , le second écrasa les siens ; Rosas fut un impitoyable despote, mais en même temps un diplomate habile , bien supérieur à Carrera par la capacité, l'étendue des vues et le rôle qu'il joua dans sa patrie et qui eut quelque retentissement en Europe.

La force militaire du Guatemala est principalement recrutée parmi les indigènes, qui en forment le noyau permanent. Ce sont les contin- gents de Mita et de Santa- Rosa, dévoués corps et âme au président Carrera , qui gardent la capitale ; si l'on y joint les garnisons de Quezaltenango, de TAntigua, d'Amatitan et d'Yzabal, on obtiendra un total d'environ 500 hommes ; mais l'effectif peut être porté à 4,000 par l'enrôlement des ladinos. Les soldats reçoivent deux réaux par jour; ils se nourrissent et se vêtent à leur guise, ainsi que

24 <i CHAPITRE XX.

leurs officiers, véritables sbires, dont plusieurs doivent leur promo- tion à quelque action violente et détestable. En temps de paix, leur attitude martiale et provoquante impose aux citoyens paisibles; mais on assure que ces apparences belliqueuses se modifient sensi- blement devant l'ennemi. Dans les circonstances graves, on lève en masse et on incorpore dans leurs rangs tous les Indiens dont on par- vient à s'emparer. Ce n'est point par la discipline que brillent ces guérillas, dépourvues d'instruction militaire et toujours prêtes, dans les troubles civils, à changer de drapeau selon l'intérêt du moment

Un jour je cherchais une distraction dans mon jardin, en pour- suivant des papillons tout à fait analogues à ceux de nos pays, on m'annonça la visite d'un étranger. Qu'on juge de ma stupéfaction quand je crus entrevoir la figure amaigrie de mon ancien com- pagnon de voyage, l'honnête Diego de la Cueva! Était-ce une illu- sion, une ressemblance fortuite? je le crus un moment : mais, non, c'était bien lui, on ne pouvait pas en douter. Il s'avança dignement et cérémonieusement , son chapeau d'une main et son paquet de l'autre, la mandoline au poste accoutumé, dans le même appareil je le rencontrai jadis lorsqu'à l'entrée du bois de Tenosique il vint se joindre à notre caravane. Cette apparition me frappa si vive- ment que je demeurai muet et pour ainsi dire pétrifié.

Je vois votre surprise, caballero, me dit de loin ce personnage; c'est une marque évidente que Votre Seigneurie ne m'a pjas oublié*

Êtes -vous donc réellement de ce monde, seigneur Diego? m'écriai-je en retrouvant ma voix.

Pour vous servir, caballero, répondit-il avec un salut grave et respectueux ; j'en ai douté longtemps moi-même, mais j'en suis cer- tain aujourd'hui.

A ces mots, qui entraînèrent ma propre conviction, je m'approchai pour le considérer, et pour lui faire les compliments que comportait la circonstance ; ensuite , je le priai de satisfaire ma curiosité en attendant l'heure du dîner : Je n'aurai pas de singe à vous offrir, ajoutai- je en souriant , mais j'espère que vous vous en consolerez.

Plût à Dieu, seigneur cavalier, répliqua-t-il avec un soupir qui

GUATEMALA. 247

partait des entrailles, plût à Dieu que j'eusse trouvé du singe sur la route infernale que je viens de parcourir! je n'aurais pas regretté si souvent l'excellente chère que je fis autrefois en voyageant à votre suite.

Le compliment me parut exagéré, mais peut-être était-il sincère. Nous nous assîmes à l'ombre; Diego déposa son paquet, demanda du tabac, roula une cigarette, puis commença le récit de ses infor- tunes. Longtemps il avait langui entre la vie et la mort au village de Sacluc nous l'avions laissé ; enfin sa nature sèche et résistante avait fini par triompher du mal. Aussitôt rétabli, il s'était acheminé sur nos traces; mais lorsqu'il atteignit Flores, nous en étions partis depuis cinq jours. Le corrégidor, instruit de son histoire, l'avait généreusement hébergé jusqu'au départ du courrier de Guatemala, avec lequel il venait d'arriver, chargé d'un superbe coq d'Inde que le digne fonctionnaire envoyait au président de la république. Il termina sa narration en imitant le cri de cet oiseau , dont il avait fait une étude approfondie pendant la route.

Morin arriva au milieu de cet intermède , et sa stupeur fut au moins égale à la mienne. Après de nouvelles explications, Diego entra dans les détails de son voyage, tandis que je lisais une lettre du corrégidor, se manifestaient les sentiments les plus affectueux à travers les formes cérémonieuses de la politesse espagnole. Notre ancien compagnon ayant atteint Coban , sans avoir perdu un seul instant nos traces, eut bientôt découvert la maison que nous avions habitée; il regretta de n'y passer qu'un jour, car l'hospitalité qu'il y reçut effaça de sa mémoire les plus agréables souvenirs de Flores.

A cet endroit de son récit, Don Diego crut devoir prendre un cer- tain air mystérieux qui fit naître le sourire sur mes lèvres; et comme je lui demandais s'il n'avait pas de commission pour moi, il entr'ou- vrit sa veste et me montra un sachet de toile bleue, suspendu à son cou, ainsi qu'un amulette; ce sachet renfermait une lettre, et cette lettre est connue du lecteur. « Pour cent doublons, dit-il en me la présentant, je ne me serais pas trompé d'adresse. » Et il allongea la main sur sa maigre poitrine, comme pour fortifier cette assertion.

218 CHAPITRE XX.

Quoique ma conviction sur ce point délicat fût loin d'être bien établie, je n'en louai pas moins la vertu du messager et lui promis de m' occuper, à mon tour, de ses intérêts. Effectivement, je ne tardai pas à lui trouver quelque emploi chez un négociant de la ville. Comme il était intelligent, souple, d'humeur facile, il s'in- sinua très rapidement dans les bonnes grâces de son patron , dont il obtint une petite pacotille pour trafiquer dans le Nicaragua. Depuis, on ne le revit plus ; le bruit courut qu'en traversant un marécage , près de Realejo, il avait été happé par certain croco- dile; mais j'ai toujours douté de cette histoire, le croyant fort capable d'avoir happé lui-même les marchandises.

CHAPITRE IX I

L'OCEAN PAGIFietïE

A l'époque Diego parfit pour le Nicaragua, je me disposais moi -mémo à prendre la direction de l'océan Pacifique » malgré l'avis de mes amis, qui se crurent obligés de combattre ce projet.

La côte du sud inspire effectivement un sentiment d'appréhension très vif aux habitants du plateau supérieur ; «On y va, me répé- tait-on, mais on n'en revient pas toujours, «De pareilles considé- rations n'ont jamais arrêté un voyageur, et pour ma part, je 'nie serais difficilement consolé de quitter l'Amérique Centrale sans avoir vu le Grand Océan ; d'ailleurs je comptais sur la brièveté de mon

no CHAPITRE XXI.

séjour et sur le bénéfice de l'hygiène, pour échapper à un danger dont je n'appréciais pas exactement la portée.

En sortant de Guatemala, par une délicieuse matinée (12 oc- tobre), nous gravîmes d'abord la colline du Calvaire, d'où l'on découvre une plaine rase, inculte, monotone, parsemée de buis- sons i et couverte d'une herbe coriace qui jaunit aux premières sécheresses ; des troupeaux paissaient dans la campagne miroi- taient quelques flaques d'eau; à l'horizon se dessinaient les trois volcans ; une légère fumée flottait comme un panache sur celui que lès Espagnols ont nommé naïvement Volcan de Fitego. Bientôt le soleil levant dilata les vapeurs condensées à leurs bases; on les vit monter peu à peu jusqu'à leurs sommités , qu'elles enveloppèrent pendant le reste du jour.

A une demi-lieue de la ville , nous laissâmes sur notre droite le chemin de l'Ântigua pour prendre celui d'Amatitan. Aucun chan- gement ne se manifesta dans l'aspect pays jusqu'au hameau de Castanaza^ éloigné d'une bonfië lieue; là, plateau commence à incliner vers le sud; la route devient de plus en plus accidentée; le sol est entrecoupé d'énormes crevasses (quebradas) l'on distingue, par bandes horizontales, les couches des différentes espèces de lave qui ont concouru à son exhaussement. Ces lieux sont embellis par une végétation splendide , composée principalement d'ingas et de chênes : leur caractère pittoresque, leur couleur chaude et vigoureuse rappellent les paysages de Pausilippe et de Baïa. Nous descendîmes , émerveillés d'un changement aussi imprévu , dans un large et profond ravin, nous vîmes couler le premier filet d'eau tributaire de l'océan Pacifique. Sur l'escarpement opposé croissaient des convolvulus arborescents , couverts d'une profusion de fleurs blanches; déjà se montraient dans îéloignement quelques plantations de nopals.

A quatre lieues de la capitale, nous nous arrêtâmes pour déjeuner au bourg de Villa -Nueva, célèbre dans l'histoire contemporaine

1. Bacckaris salicifoUa,pMs.

L'OCÉAN PACIFIQUE. n\

par la défaite de Carrera et par les excès qui souillèrent la victoire1. La cochenille alimente l'industrie du pays, qui doit exclusivement à cet insecte son mouvement et sa prospérité. Des Indiennes, pauvre- ment vêtues, allaient de porte en porte, suivies de nombreux enfants, offrir des fruits et des tomates sauvages, mais aucune ne demandait l'aumône : je n'ai jamais vu d'indigène faire appel à la charité pu- blique pendant mon séjour dans l'Amérique Centrale.

Au delà de Villa -Nueva, nous gravîmes une côte d'une hauteur médiocre, qui borne le plateau vers le sud; le sol, extrêmement sec, est toujours composé de produits volcaniques, ayant l'apparence de roches arénacées, entremêlées de ponces et de scories. Lorsque nous eûmes fait environ deux lieues, nous découvrîmes, à l'étage inférieur, une plaine spacieuse, divisée par petits compartiments irréguliers et qui paraissait être cultivée avec soin ; sur la gauche , on apercevait un lac découpé par la dentelure des montagnes, et près du lac une ville , dont on distinguait assez nettement les rues et les principales constructions : c'était Amatitan , je me propo- sais de séjourner.

Assise au bord d'une magnifique vallée, à la base des sierras qui forment le dernier gradin de la Cordillère, Amatitan s'est élevée en peu d'années, grâce à l'industrie de ses habitants, au niveau des villes les plus riches et les plus florissantes de l'État. Elle doit son origine aux religieux dominicains qui, s'y étant fixés en 1549, réuni- rent sur un seul et même point les Indiens dispersés aux alentours, et devinrent les bienfaiteurs et les suzerains de la contrée. Cet ordre dont les services sont aujourd'hui complètement oubliés, per- dit ses biens avec son influence dans les révolutions de l'Amérique Centrale ; les esclaves noirs , qui cultivaient le sol , reprirent alors leur liberté et s'unirent à la race indigène; il résulta de cette fu- sion une variété qui domine aujourd'hui dans la vallée, elle brille moins par la beauté des formes que par la vigueur musculaire , par

1. Le 11 septembre 1830, les troupes fédérales commandées par le général Salazar, sur- prirent Carrera dans cette localité et lui tuèrent 450 hommes.

222 CHAPITRE XXI.

la propension au travail que par l'esprit de spéculation et d'entre- prise.

Ce fut en 1825 que l'éducation de la cochenille, pratiquée de temps immémorial au Mexique, fixa l'attention de cette population. Les premiers essais, dirigés au hasard et avec de faibles capitaux , n'obtinrent qu'un médiocre succès; mais quelques années plus tard, de nouvelles expériences furent tentées sous l'impulsion d'un certain nombre de familles que les révolutions bannirent de la capitale , et qui cherchèrent dans cette industrie les moyens de rétablir leur fortune. Cette fois on procéda avec une sage circonspection; on recueillit et l'on enregistra tous les faits précédemment acquis. Parmi les différentes espèces de nopals, on choisit celle qui s'ac- commode le mieux du sol et du climat d'Amatitan ; on étudia les maladies de la cochenille et l'on en chercha les remèdes. Des hangars furent construits pour l'abriter pendant la saison pluvieuse; enfin la culture de la plante se perfectionna , l'histoire naturelle de l'insecte s'éclaircit graduellement, la production prit Un caractère méthodique et devint un art La récompense ne se fit pas attendre. Jusqu'alors les habitants de la vallée avaient vécu de la pêche de leur lac, de la culture de leurs jardins, et d'autres industries pré- caires, qui n'ont jamais conduit à la fortune. Leurs progrès furent si rapides dans la voie nouvelle ils s'étaient engagés, qu'on vit bientôt succéder aux chaumières des maisons confortables , bâties avec solidité et même avec un certain luxe; des terres incultes ou vouées à la production des pastèques, acquirent une énorme valeur; et de pauvres journaliers, passant de la misère à l'opulence, réali- sèrent un capital de 100,000 à 150,000 piastres. La population s'accrut naturellement avec le développement de la prospérité publique, en sorte que dès l'année 1835, Amatitan, par son impor- tance, méritait d'être élevée au rang de cité par la législature de l'État. Cette ville renferme aujourd'hui 7,000 âmes, indépen- damment de la masse flottante, qui est considérable au temps de la récolte.

On ne peut échapper, pour peu que l'on ait quelque connaissance

L'OCÉAN PACIFIQUE. 223

dans la ville , à la visite minutieuse des plantations et des hangars où, pendant la saison des pluies, le précieux insecte poursuit son existence sur des articles détachés de la plante. Le propriétaire débute par y conduire son hôte et ne manque pas de l'entretenir lon- guement de ses craintes et de ses espérances. Quiconque possède un champ, un jardin, la plus mince parcelle de terrain, saisit la pioche, plante des nopals et achète de la graine (grana). Une plan- tation rapporte au bout de trois années ; elle dure de dix à douze, et si les circonstances ont été favorables, le cultivateur, dans l'in- tervalle, doit être largement indemnisé de ses avances. On a vu des bénéfices de 30,000 à 40,000 piastres réalisés dans l'espace d'une année. Ce genre d'industrie est donc rempli de séduction ; mais en même temps, il est aléatoire, car une pluie intempestive suffît pour anéantir la récolte et ruiner le propriétaire, lorsqu'il a exposé, comme il advient souvent, la totalité de ses capitaux.

Les vallées d'Amatitan, de l'Antigua et de Villa-Nueva , sont les seuls points du Guatemala jusqu'à présent l'éducation de la coche- nille ait pris un développement sérieux ; mais la première jouit d'une supériorité incontestable , sous le double rapport de l'abon- dance et de la qualité. Elle doit cet avantage à l'égalité du climat, qui favorise le développement de l'insecte, et à la nature du terrain qui produit sans effort la plante dont il se nourrit : un peu plus de chaleur, un peu moins d'humidité hâtent ici l'éclosion et per- mettent d'effectuer une double récolte. Toutefois, la seconde, infé- rieure en volume et en qualité , ne jouit pas de la même faveur dans le commerce. Indépendamment de la cochenille sèche exportée annuellement, les habitants tirent un profit considérable de la semence, qu'ils vendent en janvier et en février aux cultivateurs de l'Antigua 4.

Amatitan est une ville trop moderne, construite d'ailleurs avec trop de rapidité, pour offrir aucun monument remarquable ; l'objet

1. L'exportation annuelle de la cochenille dans le Guatemala peut être évaluée à 6,000 su- rons (4,500 kil.), lesquels, à raison de 12 fr. le kilog., valeur. acquise sur les marchés d'Eu- rope, représentent une somme de 5,400,000 fr.

tU CHAPITRE XXL

le plus saillant qu'elle renferme, est un magnifique ceïba, dont les rameaux ombragent toute la place du marché ; mais elle surprend le voyageur par l'importance des intérêts qui s'y agitent, et par un mouvement industriel qui contraste avec la stagnation des autres villes de la république, sans en excepter la capitale. Je remarquai avec surprise que les rues y portaient des noms, les maisons des nu- méros, et qu'il y existait des cafés, même des billards ! La vie y est assez chère, comme il arrive dans les centres populeux se réunissent un grand nombre de consommateurs, et lorsque une industrie spéciale vient enlever à l'agriculture, non-seulement ses bras, mais la majeure partie de son domaine.

A un mille de la ville, s'étend un lac fortement découpé par les angles saillants des montagnes qui couronnent le plateau de Guate- mala. Ce bassin , emprisonné par une chaîne de 3,000 pieds de hauteur, porte l'empreinte manifeste des révolutions qui ont donné à la contrée sa configuration remarquable et dont les germes fer- mentent encore aux alentours. Large environ d'une lieue sur une longueur triple, dans la direction de l'est à l'ouest, le lac d'Ama- titan croît rapidement en profondeur, et vers le centre on cher- cherait en vain le fond avec une sonde de deux cents brasses. Quoique l'eau soit limpide, elle tient en dissolution des sels légè- rement purgatifs qui n'altèrent pas son goût, mais imprègnent le rivage d'une odeur particulièrement sensible à l'époque de l'étiage. A la première verdure que ramènent les pluies, on voit descendre sur la rive les troupeaux des fermes voisines qui , guidés par une habitude traditionnelle, viennent rafraîchir leur sang en broutant ces pâturages doués de vertus médicinales. Le paysage est triste et médiocrement pittoresque, malgré la valeur absolue des éléments qui le composent; pas une voile n'égaie la solitude du lac; aucun mouvement suivi ne relie, par cette voie naturelle , la ville d'Ama- titan au bourg de Petapa, situé à l'extrémité opposée; à peine aperçoit-on dans les roseaux ou gisant sur le sable quelque mauvais bateau , dont la forme étrange est en opposition avec tous les prin- cipes de l'architecture navale. Les montagnes sont revêtues d'une

L'OCÉAN PACIFIQUE. 225

végétation rabougrie qui se développant au contact de l' humidité, ombrage leur limite inférieure d'un taillis plus riche et plus serré ; dans les anses abritées, surnagent de grands amas de ponces, semblables à des graviers mouvants.

Désirant explorer ce bassin remarquable, je m'embarquai sous la conduite d'un vieux pêcheur qui, fidèle aux errements du passé, continuait à exercer le métier de ses pères sans se préoccuper de l'industrie nouvelle qui transformait sa ville natale. Pendant notre excursion, dont l'agrément fut un peu gâté par les appréhensions que m'inspirait sa barque, nous tuâmes plusieurs oiseaux et par- vînmes à nous procurer les différentes espèces de poissons qui peu- plent les eaux du lac 1. La plus grosse est la mojarra, dont le poids excède rarement trois livres; je l'ai trouvée, malgré sa réputation, bien inférieure en qualité aux perches de nos rivières. 0 n ditque Fray Domingo Martinez , le fondateur d'Amatitan , apporta de la mer du Sud les premiers poissons que l'on ait vus dans ce grand ré- servoir ; l'essai ne fut sans doute pas heureux, car en 1686, la municipalité de Guatemala, à laquelle appartenait le droit de pêche, le fit empoissonner de nouveau : il est probable que l'alevin fut tiré cette fois des cours d'eau du voisinage.

A l'extrémité méridionale du lac, et tout près de la ville, naît une belle rivière qui suit paisiblement la vallée , s'échappe comme un torrent des gorges qui la terminent, franchit en plusieurs bonds l'étage inférieur de la Cordillère, puis reprend la tranquillité de son cours jusqu'à l'océan Pacifique, où, dans sa lutte avec la mer, elle forme la barre d'Istapa. Lorsque l'on considère, indépendamment de l'évaporation , le volume d'eau qui s'épanche par ce déversoir naturel , on demeure convaincu que le lac d'Amatitan est alimenté par des réservoirs souterrains, car les faibles ruisseaux qui y mêlent leurs ondes, ne sauraient équilibrer le tribut qu'il verse à l'Océan. On traverse le Rio Michatoya sur un pont en pierre, d'un effet pitto-

1. Elles sont au nombre de quatre, savoir : la mojarra, espèce de cichla, d'un jaune doré, avec une tache brun-violàtre au centre des écailles; le civique, violet et zébré de brun, appartenant à la même tribu; le pepesca, salmonoïde de couleur argentée; enfin le pescadito, petit poisson insignifiant.

II. Wi

?26 CHAPITRE XXL

resque, monument assez rare dans cette partie du monde, et dernier vestige de l'administration intelligente des Dominicains. A l'époque il fut construit, la population occupait les deux rives, mais depuis, elle s'est concentrée presque exclusivement sur la droite. Les col- lines du voisinage sont couvertes de fleurs innombrables, mais peu diversifiées; l'espèce dominante est le zinnia violacea, depuis longtemps connu dans nos jardins; variable dans sa couleur, cette plante, qui du rouge écarlate passe à l'amarante, se mêle à d'autres hélianthées et à deux sortes de tagétès.

Amatitan est un pays fiévreux, surtout en avril et en mai, époque régnent les vents du sud qui s'imprègnent, dit-on, des miasmes d'un marécage peu éloigné; le rude travail des nopaleries exerce en outre une influence funeste sur la santé des habitants; on a constaté que le tiers des individus admis chaque année à l'hospice de Guate- mala provenait de cette localité. En général , les fièvres sont sim- plement intermittentes à leur début ; elles ne prennent un caractère sérieux que par l'imprudence ou l'incurie des malades.

Je fus obligé de me séparer de Morin h Amatitan, car il lui devint impossible de m' accompagner plus loin : ses pieds étaient réduits à un si pitoyable état, par suite d'opérations successives prati- quées sur les niguas, que je craignis de l'exposer à la gangrène sous le climat brûlant de la côte. Il reprit donc la direction de Guatemala , tandis que, monté sur une mule et suivi d'un Indien qui portait mon léger bagage, je poursuivais ma route vers l'Océan.

L'uniformité des plantations de nopals se prolongea longtemps autour de nous, lorsque nous eûmes quitté la ville ; puis, les chaînes qui circonscrivaient la vallée se rapprochèrent et la culture ne tarda pas à s'effacer. En général, les sommités étaient arides, rocheuses et dénudées ; mais une végétation magnifique ombrageait la base des sierras; l'air était embaumé par l'odeur des clématites, et des convol- vulus de toute couleur émaillaient les buissons.

Nous suivîmes, au pied des montagnes, un sentier bordé d'arbres fruitiers que les Indiens nomment jocotcs; ce sont des pruniers pour

L'OCÉAN PACIFIQUE. 227

les Espagnols, et pour les botanistes des spondias; leurs bourgeons florifères se développant de très bonne heure, ils se montrent chargés de fruits longtemps avant de porter une seule feuille ; ces fruits sont des drupes charnus, médiocres en qualité, de la grosseur et de la forme d'une prune ; on en distingue deux espèces : la plus grosse (s. lutea, L.), d'un jaune doré, dont la pulpe est pâteuse, légère- ment acidulée, d'un goût analogue à celui de la pomme €uite; l'autre (s. purpureab L.), d'un rouge pourpre et d'une saveur aigrelette. A la fin d'avril, les spondias se revêtent d'un feuillage touffu qui res- semble à celui du frêne i.

Nous déjeunâmes à Palin, sur les confins de la terre tempérée, finit le second étage du plateau et commencent les pentes accidentées de la côte : la température croît rapidement à partir de cette localité qui fournit les meilleurs ananas au marché de la capitale. Au delà du village, nous rencontrâmes, à travers les bois, plusieurs troupes d'Indiens voyageant en famille; les femmes n'a- vaient que leur pagne bleu pour tout vêtement ; mais à l'aspect d'un étranger qui n'appartenait pas à leur race, un sentiment instinctif de pudeur s'éveilla chez les plus jeunes, et je les vis dénouer un petit mouchoir de coton dont elles se voilèrent de leur mieux.

Trois lieues avant Escuintla , on découvre du haut de la Cor- dillère, des espaces infinis qui se confondent avec l'azur du ciel : ce sont d'abord des bois de cocotiers, puis des champs de maïs ou de cannes à sucre, enfin la masse bleuâtre des forets, accumulées dans un éloignement vaporeux. Nous avions sous les yeux la côte du Sud, célèbre par sa fertilité, son insalubrité, son abandon; je m'arrêtai, dans une muette extase, et saluai le Grand Océan, qui resplendissait de lumière à la limite extrême de l'horizon. Qui pourrait oublier, en présence d'un semblable spectacle, l'histoire si dramatique de Balboa et de ses compagnons? C'était en 1513,

4. Herrera a très-bien caractérisé le spondias, dans une description courte mais poé- tique : « Ay en Guatemala un arbol commun que llaman los Castillanos ciruelo, que perdiendo la hoja, sin ella da fruto, y despues la echa como lozaneandose del bénéficia que ha dado. » Dec. IV, liv. vm, c. 8.

228 CHAPITRE XXI.

vingt et un ans après le premier voyage de Colomb ; personne ne soupçonnait encore que l' Amérique fût un monde nouveau, quand le 26 septembre une troupe d'aventuriers fit halte, après de rudes fatigues, sur les pentes de la Cordillère. Alors, Vasco Nunez de Balboa, qui dirigeait l'expédition, ayant défendu que personne quittât son poste , gravit seul les derniers gradins de la montagne. Quand il vit, dans toute sa majestueuse immensité, l'Océan qui reçut plus tard le nom de Pacifique, il tomba à genoux, le cœur palpitant, et remercia Dieu d'avoir fait de lui l'instrument d'une si importante découverte 1.

Ce fut le même Balboa, qui, doué d'une volonté et d'une persé- vérance indomptables, transporta pièce par pièce, à travers la chaîne du Darien, les premiers navires européens que Ton vit flotter sur le Grand Océan. Quatre ans plus tard, victime de la jalousie de ses compagnons d'armes, il courbait la tête sous la hache du bourreau, au pied de la Cordillère qui avait été témoin de son bonheur et de sa gloire.

La côte du Sud est bien déchue de son ancienne prospérité, quoique la fécondité du terroir y soit toujours incomparable : le maïs y donne deux récoltes; les fruits y acquièrent un volume prodigieux ; on y cueille des bananes d'un demi-mètre de longueur; des anones délicieuses, pesant jusqu'à quatre kilogrammes; des ananas enfin et des sapotes énormes ; mais la véritable richesse du pays, c'est le cacaoyer, qui , favorisé par le sol et par le climat , fournit un produit dont la valeur est sans égale : cependant la culture de cet arbre languit et tend à disparaître sur toute l'étendue de la côte. D'anciens documents constatent que l'on y chargeait annuellement, à l'époque les bâtiments du Pérou et de Pa- nama fréquentaient le port de Zonzonate, de 1,500 mille à 2 mil- lions de kilogrammes de cacao; 6 à 700 mille kilogrammes étaient expédiés, à dos de mulet, dans la direction d'Oajaca, et les Indiens en transportaient une égale quantité sur d'autres points du territoire. Dans l'intervalle d'un siècle, la production a diminué

1. Herrera, Dec. I, 1. x, c. 1.

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des deux tiers, résultat que l'on attribue au décroissement de la population, décimée par l'abus des liqueurs alcooliques. Il est certain que plusieurs villages de fondation moderne, tels que Guaymango et Chaguite, ont déjà cessé d'exister ; d'autres, comme Tezcuco, ne comptent presque plus d'habitants; en un mot, l'ancienne province d'Escuintla est aujourd'hui tellement déchue, qu'on a l'annexer au département de Guatemala. Il en est de même du Suchiltepeques , actuellement réuni à celui de Quezaltenango.

Nous nous arrêtâmes au village de San-Pedro-Martir, pour pren- dre quelques informations sur la chute du Michatoya. J'eus le regret d'apprendre que les abords en étaient impraticables à l'époque de l'année nous nous trouvions 4. Les grandes eaux contrarièrent également mes projets de pêche, et je dus renoncer à me procurer le tepemechin, poisson fort estimé qui n'existe pas dans le lac d'Amatitan. Ujie route pittoresque et boisée nous conduisit le même soir à Escuintla , nous reçûmes un accueil cordial chez un vieil hidalgo de l'endroit.

Le terroir d'Escuintla produit, après celui de Soconusco, le meilleur cacao de l'Amérique Centrale; ce n'est point cependant dans la richesse du sol que la population cherche sa subsistance ; la source qui l'alimente est d'une nature très différente et, comme on va le voir, elle y puise sans beaucoup d'efforts. Il est de mode dans la capitale, en janvier et en février, lorsque les vents du Nord sévissent sur le plateau, de descendre à Escuintla, pour y jouir d'une température plus douce et se baigner dans le Cuzmacale, dont on vante les vertus fortifiantes. Les pentes accidentées de la Cor- dillère se couvrent alors de voyageurs et de bagages; chacun a fait assurer d'avance une maison, ou plutôt une chaumière que l'on blanchit à neuf, pendant que le propriétaire se retire dans quelque obscur réduit; les derniers arrivés campent en plein air, dans l'en- ceinte de la bourgade, qui pendant cette heureuse période prend

1. Les auteurs espagnols parlent de cette chute avec admiration. Voy. Juarros, trat. I, c. 2. Herrera lui donne la hauteur d'une portée d'arquebuse, Dec. IV, 1. vm, c. 8.

230 CHAPITRE XXI.

une animation et un air de fête inaccoutumés ; ce ne sont que pro- menades dans les bois et dans les vallons, tertulias, bals champêtres, parties de bain et de plaisir. Tout cela est peu dispendieux , et ne ressemble guère aux rendez-vous que le monde élégant se donne , chaque année^aux eaux minérales de l'Europe.

Je me suis baigné moi-même dans le Cuzmacate, petite rivière fraîche et limpide, qui coule en murmurant sur un lit de gravier. J'ignore d'où peut provenir la réputation de ses eaux , n'ayant point remarqué qu'elles tinssent aucune substance particulière en dissolu- tion. Nul établissement, pas même un simple hangar, n'a été construit aux alentours pour protéger la toilette des baigneurs ; les habitants d'Escuintla ne se préoccupent guère de semblables détails, ils jugent que la nature, en ombrageant la rive, a satisfait à toutes les exi- gences. Quant à leurs hôtes, je n'ose pas dire qu'ils partagent le même sentiment.

Aux approches du carême, les baigneurs reprennent le chemin de Guatemala, tandis que les habitants, rentrés en possession de leurs emeures, se réjouissent à leur tour et dépensent joyeusement leur argent. Telle est la principale industrie du pays : déjà la popu-^ lation n'a plus les qualités de celle qui vit deux lieues plus haut. A mesure, en effet, que l'on s'abaisse des sommets de la Cordillère vers l'Océan , on voit l'homme se dépouiller peu à peu de ses vertus : . le climat, qui énerve son courage, semble exalter au contraire tous ses vices ; il ne travaille plus qu'à regret et quand la dure nécessité l'y force; on n'obtient de lui nul effort, nul service, rien d'utile; mais pour tromper, pour tendre un piège, il sort de son apathie, recouvre de l'activité, et emploiera même, au besoin, les ressources d'un esprit inventif.

Trois mois suffisent, dans ces régions brûlantes, pour conduire le maïs à maturité; chaque tige donne communément de quatre à cinq épis ; mais qu'est-ce que le maïs en comparaison de la pré- cieuse cochenille? Animés par le succès de leurs voisins d'Amatitan, les habitants d'Escuintla imaginèrent un jour de changer de culture et de tout arracher pour planter des nopals ; malheureusement ils

L'OCÉAN PACIFIQUE. 231

avaient compté sans les fourmis, les chenilles, les blattes et une foule d'autres insectes malfaisants qui pullulent sur la côte; non- seulement la cochenille fut dévorée, mais jusqu'à la plante des- tinée à sa nutrition. L'expérience en est restée là.

Escaintla, jadis chef-lieu d'une province et résidence d'un gou- verneur, n'est qu'un amas de chaumières et de masures, disper- sées au hasard, sur un sol que la pluie rend impraticable pour quiconque porte des chaussures; cette incommodité, il est vrai, ne se fait pas sentir à la population. Chaque maison est ombragée d'arbres fruitiers plantés sans goût ni symétrie : ce sont des oran- gers, des spondias, des calebassiers de deux espèces, des cocotiers, des corossols et des manguiers. On me fit goûter, comme un mets recherché, les feuilles d'un certain arbre (erotalarm sp.), accom- modées en manière d'épinards ; mais en conscience je ne saurais en faire l'éloge; les fleurs trouvent également leur emploi dans la cuisine du pays.

Rien n'est charmant comme les alentours de cette bourgade; partout des bois, des rochers, des eaux vives; une richesse, un éclat, une diversité dont les yeux sont ravis. La perspective loin- taine des volcans imprime en outre je ne sais quelle grandeur au paysage, surtout depuis le tertre s'élève l'église, édifice vaste, nu, dépouillé, dont la façade est une ruine pittoresque.

A partir d'Escuintla, une plaine brûlante, entrecoupée de bois et de savanes, descend insensiblement vers la mer; deux villages, Mista?i et Mamgua, et plus loin trois fermes isolées, sont les seuls points habités que l'on rencontre sur un trajet de dix-huit lieues; à droite et à gauche de la route, règne indéfiniment la solitude. Quand je vis le soleil étinceler à la voûte du ciel et verser sa lu- mière comme un torrent de feu sur la plaine, quand j'entendis le bourdonnement des myriades d'insectes qu'engendrent l'humidité et la chaleur, je ressentis un affaissement moral que je n'avais jamais éprouvé. Déjà je ne possédais plus ni la vigueur ni l'énergie, qui m'avaient soutenu pendant près d'une année, à travers les oscil- lations de ma santé ; vaincu par l'irrésistible langueur du climat , je

232 CHAPITRE XXL

comprenais, j'excusais même l'indolence et l'apathie dont le spectacle blessait autrefois mes yeux. Cette décadence de mes forces ne fut point passagère : elle persista longtemps après la cessation des causes qui l'avaient amenée.

Nous laissâmes les savanes de Masagua, peuplées d'hélianthus, de sidas et d'autres malvacées arborescentes, pour entrer dans le domaine des forêts. Là, nous vîmes des papayers sauvages, aux tiges grêles, argentées, couronnées d'un superbe feuillage, et des citronniers épineux , chargés de petits fruits singulièrement aroma- tiques; mais ce qui attira surtout mon attention, ce fut la forme étrange des ceïbas, renflés comme des fuseaux à trois ou quatre mètres du sol : cette turgescence n'est point ordinaire au ceïba, que j'ai vu croître ailleurs dans les conditions normales des autres arbres. Était-ce une espèce particulière? je l'ignore; j'ajouterai seulement que l'effet produit au milieu du bois par les troncs blan- châtres et monstrueux de ces végétaux me parut fort extraordinaire.

Le soleil touchait à son déclin, lorsque nous atteignîmes la hacienda del Naranjo , nous nous proposions de passer la nuit. J'étais muni d'une lettre de recommandation, qui nous valut tout ce que nous pouvions espérer, un abri et un souper, composé d'un peu de viande salée, de bananes vertes, et de l'inévitable haricot noir. La contrée n'offre aucune autre ressource alimentaire; elle ne brille point d'ailleurs par les vertus hospitalières de ses habitants, la plupart zarnbos, c'est-à-dire appartenant à la caste la moins intéressante et la plus dégradée de l'État. Ceux de la ferme étaient atteints d'affections scrofuleuses, dont leurs jeunes enfants, boiteux ou estropiés, avaient recueilli l'héritage.

Fatigué de la marche et accablé du poids de la chaleur, je m'étais « endormi paisiblement dans mon hamac, quand une voix discordante vint m'arracher aux rêves de meilleurs jours. C'était le régisseur qui, depuis le seuil de ma porte, entouré de ses domestiques, les yeux tournés vers une image de la Vierge , entonnait la prière du soir. Chaque verset du cantique était répété par quinze voix plus fausses et plus stridentes que je ne saurais l'exprimer. En ce moment,

L'OCÉAN PACIFIQUE. 233

un orage passait sur la ferme : le tonnerre grondait, et la lueur des éclairs faisait pâlir la lampe qui brûlait devant la madone; tout enfin semblait réuni pour travestir un acte religieux en une scène vraiment diabolique.

Le lendemain matin, tandis que l'on sellait ma mule , je remar- quai sur ses épaules des taches de sang coagulé , et j'appris, en questionnant mon guide , que ces taches étaient le résultat de la morsure des chauves- souris. Ces animaux nocturnes, dans les parages ils pullulent, comme sur les côtes de l'océan Pacifique, sont le fléau des troupeaux et même de l'homme ; j'en ai douté longtemps, mais il a bien fallu me rendre à l'évidence; il est cer- tain, pour me borner à un seul fait, que le village de Misata, situé à dix lieues de Zonzonate, a été dépeuplé par ces vampires ; les survivants n'ont trouvé d'autre expédient pour échapper à leurs atteintes, que de s'enfermer tous les soirs dans de véritables cages de bois. La morsure de la chauve-souris ne cause point de douleur ; en battant constamment des ailes, l'animal produit même une fraî- cheur agréable qui favorise le sommeil de sa victime. On peut perdre ainsi chaque nuit huit à dix onces de sang sans le savoir. Cependant ces émissions réitérées ne tardent pas à amener un ralentissement dans la circulation ; les forces digestives, particulièrement celles de l'estomac, languissent; l'énergie musculaire décroît; un sentiment de défaillance se propage dans tous les organes; le tissu cellulaire s'infiltre de sérosité, et le malade tombe dans un état d'épuisement ou contracte une hydropisie qui se termine souvent par la mort.

Les historiens de la conquête ont fort bien signalé l'instinct san- guinaire des chauves-souris américaines ; Bernai Diaz s'en est plaint dès l'origine, et nous tenons d'Herrera qu'elles avaient dépeuplé de menu bétail les environs d' Amatitan i. Elles mordent les chevaux au garrot ou sur les épaules ; mais en général , le mal qui en résulte pour ces animaux ne vient pas tant de la perte du sang que de l'inflammation occasionnée par le frottement du bât ou de la selle.

1. B. Diaz, c. 169. Herrera, Dec. 1, 1. x, c. 7, et Dec. IV, 1. vin, c. 8.

234 CHAPITRE XXI.

Quant à l'homme, elles l'attaquent aux extrémités qui sont le plus ordinairement à découvert, comme les orteils, les mains, la tête, en s'adressant de préférence aux membres qu'elles ont déjà mordus ; la blessure, peu apparente, se reconnaît à une tuméfaction légère de la peau et à l'ecchymose produite par la rupture des vaisseaux capillaires.

Nous étions à trente pas de la hacienda, quand je ressentis à la cuisse droite une douleur subite, que je ne puis comparer qu'au déchirement d'un trait de scie. Cette sensation m'était déjà connue ; je l'avais éprouvée sur la lagune de Terminos. Ayant quitté prompte- ment, grâce à la solitude, ce vêtement que les bienséances interdi- sent en certain pays de nommer, un scorpion en tomba , comme je le soupçonnais. Je ne m'en préoccupai pas davantage; la douleur cessa au bout de quelques heures, et le lendemain matin il ne sub- sistait plus qu'un peu d'inflammation autour de la piqûre. Il ne faut pas croire cependant que les choses se passent toujours ainsi : lors- que l'aiguillon de l'insecte rencontre sur son trajet quelques filets nerveux, la souffrance est vive et durable; les accidents sont aussi plus sérieux ; quelquefois même l'organe intéressé est frappé de paralysie pendant un temps plus ou moins prolongé.

Après cet incident, nous poursuivîmes notre voyage à travers les bois. La route était bordée d'ingas, ramifiés au niveau du sol et formant de gigantesques cépées; on voyait aussi de beaux jaracan- das, couverts de fleurs d'un bleu violacé, qui exhalaient une déli- cieuse odeur ; mais les palmiers, si nombreux sur la côte orientale, avaient presque entièrement disparu. Lorsque nous eûmes dépassé la ferme inhospitalière de YOvero, la forêt prit un caractère de gran- deur solennelle , et le silence devint effrayant. De larges papillons crépusculaires se levaient par essaims et se fixaient , après un vol inquiet, sur le tronc des arbres, leur nuance grisâtre se confon- dait avec celle des écorces. Ces parages, au printemps , sont hantés par les chasseurs d'iguanes, qui font avec la capitale un com- merce de ces reptiles, et les transportent même jusque dans les Altos. C'est un gibier fort recherché en temps de carême : on estime

L'OCÉAN PACIFiQUE. 235

surtout les femelles œuvées, ainsi que les belles pièces pesant jus- qu'à quinze et vingt livres1.

Tandis que je promenais des regards curieux autour de moi , espérant découvrir quelqu'un de ces lézards ( il eût été le bienvenu quoique nous ne fussions pas en carême), Cecilio, mon guide, qui marchait silencieusement à mes côtés, ouvrit la bouche tout à coup pour me demander si mon fusil était chargé.

N'en doutez pas, lui répondis-je; avons- nous quelque ennemi à redouter?

Assurément, seigneur, car ce bois fourmille de jaguars; la dernière fois que j'y passai, il y aura bientôt cinq ans , nous en vîmes un, là-bas, couché près de cette mare ; il était grand, seigneur, comme la mule que monte Votre Grâce.

C'est une belle taille pour un jaguar, repartis-je en souriant ; quelqu'un de vous fut-il mangé?

Non, seigneur, mais il ne s'en fallut guère.

Alors, que vous arriva-t-il?

Le jaguar se leva, seigneur, grinça des dents et s'enfonça dans la forêt. Celui-là, poursuivit Cecilio après une pause pendant la- quelle je demeurai pensif, celui-là, seigneur, est bien connu des haciendas voisines : Don Pasquale, le régisseur, en parlait encore hier soir. Tenez, voici le lieu, c'est ici que nous l'aperçûmes.

Il achevait ces mots, lorsque je crus entendre un frémissement dans les broussailles; mon cœur -battit et j'armai mon fusil; peu familiarisé avec ce genre de chasse, je me demandais en secret si je hasarderais une balle , hors le cas de légitime défense ; mon doute n'était pas encore résolu , quand je reconnus (pourquoi ne pas l'avouer?) la robe rouge d'une génisse qui paissait fort innocem- ment, sans soupçonner l'alerte qu'elle nous avait donnée. Telle fut notre aventure dans la forêt.

1. L'iguane était en grande estime au Nouveau-Monde, surtout dans les lies Caraïbes, le bas peuple n'avait pas le droit de s'en nourrir, de même qu'en Espagne le paon et le faisan étaient interdits aux gens de condition inférieure. P. Martyr, Dec. I, 1. m. Cependant les conquérants se montrèrent tellement délicats dans l'origine, que ce fut la nécessité, et même la plus dure, qui triompha de leur répugnance.

236 CHAPITRE XXI.

Je n'ignore pas qu'assez généralement les récits de voyage abondent en incidents beaucoup plus dramatiques ; quand le théâtre est éloigné, les bêtes féroces y jouent souvent un rôle fort goûté du lecteur. Pour moi , j'ai parcouru des forêts aussi vieilles que le monde; j'ai campé dans des solitudes la nature règne sans par- tage, et je n'ai pas, qu'on veuille bien m' excuser, une seule histoire de ce genre à rapporter. Non pas assurément que je nie l'existence des jaguars, des panthères, des lions et de tous les grands car- nassiers; seulement , à mon avis , ces animaux sont rares : ils ont des habitudes nocturnes, et comme d'ailleurs l'instinct les éloigne de l'homme, à moins de s'acharner à les poursuivre, le voyageur les trouvera bien rarement sur sa route.

Déjà l'on entendait le bruit lointain et mesuré de la mer; le bois était entrecoupé de marécages saumâtres , croissaient des pal- miers grêles et épineux de la tribu des bac fris, qui aiment le voi- sinage de l'eau (b. setom et macrocantha , Mart.). Bientôt nous vîmes des huttes ombragées par de grands tamarins ; nous étions aux salines de Santa-Rosalia, établissement précaire et misérable, comme il en existe tout le long de la côte.

Les hautes marées engendrent sur le littoral de l'océan Pacifique, dont le niveau est généralement bas, des lagunes qui, dans la belle saison , deviennent le siège d'une évaporation rapide ; les moins profondes se dessèchent même totalement, abandonnant, sur l'espace qu'elles ont occupé, une couche de sel que l'on re- cueille presque sans travail. Aussitôt que le temps des pluies est passé, les ouvriers se réunissent sur les lieux d'exploitation , réparent les huttes que l'hiver a dégradées et procèdent à la construction de leurs fourneaux ; leur tâche consiste à purger la croûte saline des particules étrangères qui en altèrent la qualité , puis à faire éva- porer l'eau du lavage par le moyen du feu.

A ce période de notre voyage, Cecilio et moi nous nous trou- vâmes fort embarrassés : le port d'Istapa, vers lequel nous nous dirigions, est séparé du continent par le cours du Michatoya; lorsque les eaux sont basses, les bêtes de somme franchissent aisé-

L'OCÉAN PACIFIQUE. 237

ment cet obstacle ; mais à l'époque des crues, l'accès du port leur est interdit; les hommes eux-mêmes ne gagnent pas sans difficultés l'autre rive, et quelquefois ils sont forcés d'aller chercher bien loin un lieu propre à l'embarquement. Or, nous ne savions trop, en l'absence de l'alcade, mettre en sûreté notre précieux quadru- pède ; à qui confier un tel dépôt dans un village suspect comme Santa- Rosalia? Après y avoir mûrement réfléchi, nous finîmes, faute de mieux, par nous abandonner h notre bonne étoile. M' adres- sant donc à un vieillard dont la physionomie me prévint davantage, je lui proposai de nous servir de guide et de soigner la mule jus- qu'à notre retour; il accepta, et je dois ajouter qu'il remplit fidè- lement ses engagements.

Aussitôt que le marché fut conclu, nous suivîmes notre nou- velle connaissance à travers des halliers marécageux, alternant avec des savanes, l'air paraissait flamboyer et des myriades de guêpes, d'un jaune pâle, couvraient par leur bourdonnement le bruit de la marée lointaine. Deux heures après, nous atteignî- mes un bois de mangliers dont les tiges ramifiées à l'infini, formaient le long de la côte un obstacle infranchissable. Toute- fois, en approchant de cette masse ténébreuse, nous distinguâ- mes une ouverture qui en traversait l'épaisseur, comme si quelque monstre-marin s'y était frayé un passage ; la marée , dans sa pé- riode de décroissance, laissait à découvert une vase noire et fétide dont les émanations saisissaient l'odorat. A l'extrémité de^ce canal sinistre, qui rappelait la description du Cocyte et l'entrée du Tartare, un corps sombre, immobile, interceptait les rayons du soleil : c'était l'embarcation que nous cherchions ; le batelier, sans doute, n'était pas loin. Je mis pied à terre, Cecilio déposa son paquet, puis notre guide nous ayant souhaité une heureuse tra- versée, saisit la mule et reprit avec elle le chemin de Santa-Rosalia.

Nous hélâmes de toute la force de nos poumons, suivant les instructions que nous avions reçues ; mais le silence était profond, et nos voix n'éveillaient pas même un écho dans la solitude; nous prîmes donc le parti de nous asseoir au pied d'un avicennia et

238 CHAPITRE XXI.

d'attendre patiemment, en renouvelant de temps en temps notre appel. Enfin , nous vîmes sortir de ces affreux marais un être humain, agile et vigoureux, aux cheveux crépus, aux regards de feu, dont les muscles saillants paraissaient taillés dans du bronze; pour tout vêtement, il portait une ceinture de cuir et pour arme un long couteau. Il approcha, en nous prévenant du geste, et, sans perdre de temps en discours inutiles, s'empara de notre personne, nous plaça alternativement sur ses larges épaules et nous transporta jusqu'à l'embarcation , par cette route limoneuse dont il avait le secret; chassant ensuite son esquif sur la vase, il l'eut bientôt mis à flot.

Nous étions au sein des marécages formés par le débordement du fleuve; l'onde immobile reflétait, comme un sombre miroir, la végétation submergée dont elle empruntait la couleur; aucun être vivant ne semblait respirer cette atmosphère dangereuse, à l'excep- tion d'un petit nombre de coquillages, noircis par le limon, qui rampaient sur les tiges des mangliers, la retraite des eaux les avait délaissés.

Cependant le canal que nous suivions s'élargit peu à peu, la forêt aquatique s' entr' ouvrit, les rayons du soleil couchant bril- lèrent d'un vif éclat : nous entrâmes dans le lit du fleuve. Grossi par une pluie de trois mois, le Michatoya roulait avec une impé- tuosité formidable , entraînant des arbres déracinés et des débris de toute nature qui descendaient rapidement vers la mer. A cet aspect, qui contrastait avec le calme trompeur des marécages, nous ressen- tîmes une forte émotion : l'embarcation nous paraissait bien frêle, les forces qui la dirigeaient bien chétives, pour lutter contre un pareil torrent. Néanmoins, le coup d'œil et l'habileté de notre ba- telier dissipèrent graduellement nos appréhensions; initié par une longue pratique aux incidents de cette navigation, il évitait les eaux profondes, coupait adroitement les courants, et rasant les terres submergées, se maintenait dans un milieu tranquille.

Nous remontâmes ainsi pendant une heure, jusqu'à ce que nous fussions en vue d'Istapa. Alors nous changeâmes de manœuvre et

L'OCÉAN PACIFIQUE. <*39

nous nous disposâmes à traverser. Trop expérimenté pour affronter directement la violence des flots, notre conducteur s'engagea par une longue diagonale, qui vint aboutir au milieu du fleuve, sans que nous eussions perdu de terrain ; mais je m'aperçus avec inquiétude que ses forces commençaient à diminuer; il ne ramait plus avec la même assurance; la sueur ruisselait sur son visage de bronze, et il se baissait fréquemment pour étancher sa soif. Dans un de ces intervalles rapides, le courant prit en travers notre esquif, le fit virer de bord et nous entraîna à la dérive : un mouvement im- prudent, et nous étions perdus. Cecilio, accroupi dans un coin, demeurait immobile et semblait pétrifié ; mais le sentiment du péril ranima toute l'énergie du batelier. Saisissant moi-même un aviron, je joignis mes efforts aux siens : bref, après une lutte terrible, ayant franchi la limite des courants, nous voguâmes sur les eaux plus calmes qui baignaient la rive opposée. Il était temps : nous étions épuisés.

Nous prîmes terre en face de la douane, vaste baraque, ser- vant d'abri temporaire aux marchandises et de domicile aux préposés de l'administration. Après y être entré pour y déposer mon bagage, je courus à l'Océan, pressé de contempler cette nappe fameuse, qui tient près d'une moitié du globe en équi- libre. Jamais je n'avais vu d'aussi triste rivage : une plage de sable gris , amoncelé par la lutte éternelle des flots, sans un cail- lou, sans un rocher, sans un brin de verdure, descendait en pente rapide vers la mer, et prolongeait sa monotonie du nord- ouest au sud-est, jusqu'à ce que l'œil la perdît de vue dans les brumes lointaines de l'horizon ; les eaux étaient plombées et im- mobiles; seulement deux ou trois lames déferlaient sur la grève qu'elles affligeaient d'un ressac continu. Cette zone improductive reçoit pendant toute l'année les rayons presque verticaux du soleil ; mais la rive du Michatoya est ombragée de mangliers mêlés à d'autres végétaux aquatiques qui, modifiés dans leur essence, produisent sur l'autre bord de magnifiques forêts. Une vingtaine de chaumières bâties au milieu des sables, entre

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l'eau douce et l'eau salée, composent le village d'Istapa; les habitants sont des zambos, adonnés à la pêche, qui portent sur leur visage l'empreinte de la misère et de l'insalubrité du climat : ivrognes comme les Indiens, paresseux comme les nègres, perfides, audacieux et en tous points suspects, sans industrie ni prévoyance, ils négligent l'agriculture qui demande un travail suivi, et végè- tent à la merci des circonstances, sous la menace perpétuelle de la famine. Les constructions publiques se réduisent à la baraque dont j'ai parlé plus haut, et le matériel de la douane à deux cha- loupes avariées qui, lors de mon passage, gisaient sur la grève, exposées aux intempéries des saisons.

« Apportez-vous des provisions? » me demanda mon hôte, jeune homme au teint maladif, que la fièvre et la nostalgie consumaient. Et sur ma réponse négative : « Hélas ! vous ne savez donc pas dans quel pays vous arrivez! persuadez-vous qu'il n'y a rien ici, rien que le strict nécessaire. » En effet, du riz , des haricots, du maïs et de temps en temps du poisson ou de la viande salée, consti- tuaient son ordinaire depuis le premier jour de l'année jusqu'au dernier. Un arbuste qui croît au bord du fleuve, le chrysobolanus icaco, lui donnait, pour dessert, un fruit rouge, de la grosseur d'une prune, un peu acerbe, mais agréable en confiture. Istapa ne fournit aucune autre ressource alimentaire.

Au début et à l'issue de la saison pluvieuse, il est rare, si l'on descend vers ce rivage, quelle que soit la brièveté du séjour, d'en revenir avec la santé. Je ne saurais citer d'exemple plus frappant que le nôtre : de quatre que nous étions, en comptant la chienne et la mule, pas un seul n'échappa, malgré la diversité de nos tempéraments ; naturellement , je fus le plus malade. Les affections dominantes sont des fièvres intermittentes pernicieuses ou bilieuses qui, généralement sous les tropiques, se montrent inhérentes aux lieux marécageux. Comme il est impossible d'obtenir le moindre secours, ces maladies exercent impunément leurs ravages et impri- ment, par leur issue fatale, une renommée sinistre au port d'Istapa. Telle est la frayeur que ce parage inspire aux habitants du

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plateau supérieur, que rien ne peut les décider, lorsqu'ils viennent prendre les eaux d'Escuintla, sur le penchant voisin de la Cor- dillère, à franchir le court intervalle qui les sépare du littoral, pour jouir du spectacle de l'Océan.

Depuis ce lieu redouté, en tournant le dos au rivage, on aperçoit au-dessus de la ligne rase et uniforme des forêts les deux cimes gigantesques d'Agua et de Fuego, et les volcans plus écartés d'Atitan et de Pacaya. Le paysage est empreint d'une grandeur triste et solennelle qui parle fortement à l'âme et finit même par l'accabler. Quand vient le soir, dans la saison pluvieuse, on voit, à cette limite extrême du continent, se former les orages qui éclatent sur les hautes terres de l'intérieur ; les vapeurs montent insensible- ment de l'Océan et vont se condenser sur les flancs de la Cor- dillère; peu à peu elles remplissent l'étendue; le ciel s'aflaisse comme un immense linceul ; une pluie violente et torrentielle se propage des montagnes à la plaine et âe la plaine au littoral , enve- loppant tout l'horizon visible. Mais à peine la température reçoit-elle de ces grandes averses un adoucissement passager, dès le lendemain matin le soleil rayonne de son éclat accoutumé et pompe de nouveaux orages dans l'inondation de la veille. Les pluies, surtout à leur début, sont plus abondantes sur le plateau que vers la côte, et les pentes mêmes de la Cordillère ne jouissent de leur bénéfice que quinze jours après Guatemala.

La côte d'Istapa est rase, ouverte, sans abri, constamment battue par le ressac qui, depuis le golfe de Tehuantepec jusqu'à Punta de Arenas, enveloppe le littoral d'une ceinture de brisants. Les rares bâtiments qui se montrent dans <ces parages, sont obligés d'ancrer à un mille et demi de terre, par sept brasses d'eau sur un fonds de sable mouvant. On transborde leur chargement à l'aide de mauvaises chaloupes cle i à 5 tonneaux, que l'on haie au moyen d'un câble fixé à une ancre par une de ses extrémités, et par l'autre à quelque point du rivage : la simplicité même de cette opération est compliquée par la violence du ressac, qui souvent met en péril la vie des mariniers. Il arrive, par exemple, qu'au moment

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ils espèrent accoster, en profitant du calme , une vague inattendue les prend par le travers et les fait chavirer. Ces difficultés, que la pénurie de bras vient aggraver encore , prolongent au delà de six semaines le déchargement d'un navire et multiplient les avaries. Tel est le port d' Jstapa , autrement port de l'Indépendance, le seul que l'État de Guatemala possède sur le Grand Océan.

Le lendemain de mon arrivée, le ciel resta couvert , mais la cha- leur n'en fut pas moins accablante. On soupire vainement, dans ces brûlantes régions, pour le bien-être et le repos; il y a dans les bois une ombre pénétrée de soleil qui ne refroidit jamais; en outre, plusieurs variétés de moustiques, nocturnes et diurnes, se partagent le soin d'y affliger notre espèce; vous n'obtenez pas même une trêve au moment des repas, et tandis que d'une main vous essuyez la sueur dont vous êtes inondé, de l'autre il faut chasser les essaims bourdonnants qui vous harcèlent sans relâche. J'écoutai avec un sentiment de commisération les doléances de mon hôte, car elles n'étaient que trop fondées; mais comme je n'avais aucun remède à lui proposer, nous nous séparâmes à l'issue du déjeuner, lui pour faire la sieste, et moi pour explorer le cours de la rivière.

Le Rio Michatoya*, après avoir impétueusement franchi l'obstacle de la Cordillère, prend un cours nonchalant en atteignant la plaine: au lieu de faire irruption dans l'Océan avec la violence de son impulsion primitive, il semble hésiter en approchant du terme, et coule pendant deux lieues parallèlement au rivage, jusqu'à ce qu'il ait rompu, par l'effort de sa masse, la digue que lui opposent les sables. Les bouches du fleuve sont obstruées par une barre qui en défend l'accès aux plus petits navires. On s'explique difficile- ment comment le conquérant de la contrée, Don Pedro Àlvarado, parvint à mettre à flot en ce même lieu des bâtiments d'Une force de 300 tonneaux, et comment l'historien Juarros, à peu de distance, a pu vanter dans sa Chronique , les avantages et la commodité d'un port qui n'existe nulle part1.

i. Herrera, Dec. IV, 1. x, c. 15. Juarros, trat. III, c. i, p. 254, et trat. IV, c. xvm, p. 51.

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Nous consacrâmes une journée à remonter le cours de la rivière; les bords en étaient enchanteurs; partout des fleurs, des grappes, des panicules dorés, des corymbes vermeils, bleus, pourpres, in- carnats, et des oiseaux au brillant plumage, se jouant dans la ver- dure ou sur les eaux. A l'ombre des grands arbres que nous serrions de près, pour éviter la violence du courant, l'atmosphère était tiède, parfumée, enivrante. Mais ici le poison est réellement caché sous les fleurs, et malgré la nouveauté de mon séjour, déjà j'en ressentais les atteintes; affaissé sous le poids d'une langueur indéfinissable, je contemplais avec indifférence les objets qui se succédaient autour de moi, bien que la plupart fussent nouveaux pour mes yeux. Parfois la terre était jonchée des corolles violacées du lécythis, ou des pé- tales charnus du frangipanier; on voyait aussi des ingas, dont les gousses entr' ouvertes par la maturité, laissaient apercevoir un péricarpe velouté, de- la plus riche écarlate. D'autres attiraient le regard par la dimension de leurs capsules, qui fournissent une matière colorante employée par les indigènes. De temps en temps pendaient, à portée de la main, des fruits ovales, brunâtres, ana- logues à ceux du sapotillier; ils invitent le passant, mais au lieu d'une substance rafraîchissante que Ton désirerait ardemment, on ne trouve, en les ouvrant, que d'insipides amandes. C'est le fruit du pachira aquatica.

En avançant , nous vîmes la verdure des bois se revêtir d'une teinte rose éclatante : ce singulier effet était produit par Yantigona cinerascens, une des plus belles lianes de PÂmérique tropicale. Les rameaux florifères de cette plante sont tellement vigoureux , telle- ment multipliés, qu'ils gagnent les plus hautes cimes et se propa- gent dans toutes les directions, en formant au-dessus des arbres des dômes d'une rare magnificence.

Nous ne poussâmes pas plus loin nos découvertes; le soleil s'inclinait vers les vastes étangs lumineux qui bornent l'horizon ; un bruit sourd, lointain, semblable au roulement du tonnerre, nous arrivait par intervalles ; la tête plate et verdâtre des caïmans mon- tait à la surface de l'eau ; tout annonçait l'orage. Nous virâmes de

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bord, et gouvernant vers le milieu du fleuve, nous nous laissâmes emporter rapidement dans la direction d'Istapa.

Ce fut avec une joie sincère que je quittai , deux jours après, le prétendu port de Y indépendance, et les bords de cette mer turbu- lente si improprement appelée Pacifique. Nous retrouvâmes notre batelier limoneux , notre vieux guide, notre mule, et reprîmes le chemin que nous avions précédemment suivi. . Dans la soirée, nous atteignîmes la hacienda del Naranjo, l'on nous accueillit comme à notre premier passage ; mais le malaise que nous y éprouvâmes, au milieu des émanations fétides du tassao, sans parler de la persé- cution des moustiques, favorisa sans doute l'invasion de la fièvre , qui se déclara pendant la nuit.

En arrivant à Esçuintla, nous fûmes surpris du mouvement inaccoutumé que nous y remarquâmes : toute la population sem- blait être en émoi. Le bruit courait qu'une bande de malfaiteurs avait pris la direction de la côte, après avoir pillé un dépôt d'armes de guerre appartenant au président Carrera; des vedettes échelonnées sur les hauteurs observaient les différents points de l'horizon, et tandis que les moins braves ne savaient que résoudre, les phis déterminés se disposaient à gagner un lieu sûr. C'était la première étineelle de l'incendie qui embrasa le Guatemala peu de temps après mon départ, et qui aboutit à la «chute et à l'exil du chef de l'État.

Je laissai les vaillants habitants d'Escuintla discuter l'éventualité d'une invasion prochaine, et poursuivis ma route vers Palin, je pris un sentier qui mène à l'Antigua. H existe, sans doute, une voie de communication directe entre cette dernière ville et Esçuintla , mais elle n'est praticable que dans la belle saison. Nous nous enga- geâmes donc à travers une plaine vaste et inculte, tourmentée par les dernières ondulations des montagnes; l'aspect en était morne et solitaire ; toutefois , les volcafrs dressés en face de nous me récon- cilièrent avec l'abandon de la campagne* Nous vîmes alternative- ment leurs cimes disparaître derrière les vapeurs qui montaient de l'Océan, se dégager et disparaître encore; spectacle grandiose que

L'OCÉAN PACIFIQUE. 245

nous achetâmes au prix de deux averses. Après trois heures de marche sur un sol couvert de petits taillis buissonneux , nous attei- gnîmes la base du volcan d'Agua, que nous commençâmes à gravir; un peu avant la nuit, nous étions parvenus au village indien de Santa -Maria, perché comme un nid d'aigle sur le col de la montagne.

A peine fus -je installé dans la maison commune, asile banal des voyageurs, que le gouverneur accourut pour me complimenter, suivi de ses alcades et d'une partie de la population masculine, tous gens de petite taille, trapus, uniformément vêtus d'une casaque de laine brune et d*un caleçon de coton rayé. Ils avaient le menton barbu , avec de petites moustaches noires et raides, les yeux obliques, la face large, le teint jaunâtre : en vérité, je crus voir des Tartars. Suivant l'usage traditionnel , le chef me régala d'une harangue que je trouvai longue, quoique ses deux alcades, à chaque mot qui sortait de sa bouche, s'exclamassent comme s'il en fût tombé des perles: la seule chose que je compris bien, c'est qu'ils étaient tous ivres à des degrés divers. Cependant je parvins à leur faire entendre, par l'organe de Cecilio, que j'aurais besoin de deux guides pour effectuer l'ascension du volcan. Le gouverneur jura d'abord qu'il entendait m'accompagner lui-même ; c'était un honneur, disait-il , qui lui revenait de plein droit. Toutefois, sur mes représentations, il consentit à substituer à sa personne deux simples mortels , de ceux qui vont chercher la neige dans la sierra , et qui sont rompus dès l'enfance aux difficultés du terrain : tout fut ainsi réglé à ma satisfaction , après une discussion bruyante et prolongée, suivie d'in- terminables compliments.

La cloche de l'Angélus ayant interrompu cet entretien, une modeste chandelle fut allumée devant l'image du Christ, puis le gouverneur récita la prière d'une voix nasale et chevrotante qui tra- hissait son manque de tempérance ; les assistants répondirent de leur mieux ; ils étaient assis sans façon , probablement pour ména- ger leurs jambes qui se seraient malaisément prêtées à une attitude plus convenable. Chacun d'eux vint ensuite baiser la main du chef,

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hommage qu'il- reçut avec une dignité imperturbable. Rien n'est plaisant comme l'importance que se donnent ces petits satrapes, lorsqu'ils exercent leurs fonctions sur un point isolé ils n'ont à redouter aucun contrôle; leur joug est infiniment plus dur que celui des autorités espagnoles; mais les Indiens s'en accommodent par esprit de nationalité. Enfin les dernières formules s'échangèrent > et la retraite, grâce à Dieu, s'opéra. Quand nos ivrognes furent tous partis, je fermai soigneusement ma porte dans la crainte qu'ils ne se ravisassent , et brisé de fatigue , je me laissai tomber sur mon hamac ; mais la fraîcheur de la température et la fièvre qui redoubla, ne me permirent pas de goûter le sommeil.

Au point du jour, mes deux guides étaient à leur poste. Du village de Santa-Maria à la cime du volcan , on compte un peu plus de deux lieues; l'intervalle peut être divisé en trois étapes : d'abord les terrains montueux et découverts, praticables aux mulets; puis les bois formant une ceinture de trois quarts de lieue de largeur à la base du cône ; enfin le cône même , dont les pentes sont revêtues d'une végétation moins fournie. Si j'eusse été mieux informé , je n'eusse pas entrepris à pied une ascension extrêmement pénible, même dans de bonnes conditions de santé ; je me fis d'ailleurs illu- sion sur la hauteur de la montagne , dont à distance les proportions grandioses trompent le jugement du spectateur.

A peine fûmes-nous en marche que la vivacité du froid m'occa- sionna un violent mal de tête ; je ressentis néanmoins quelque plaisir à contempler les dahlias écartâtes qui bordaient le sentier, et plus loin, à l'ombre des rochers, une magnifique espèce de liliacée à fleurs en épi d'un beau rouge orangé ; ces montagnes produisent un alisier dont les baies appelées manzanillas , à cause de leur ressem- blance avec de petites pommes, servent à préparer d'excellentes confitures.

Au bout d'une heure et demie, nous atteignîmes les bois; déjà je me sentais très fatigué. Ayant pris quelques instants de repos, nous continuâmes par un sentier rapide que l'humidité rendait extrêmement glissant. Je compris alors, un peu tard, combien

L'OCEAN PACIFIQUE. 247

je m'étais abusé sur mes forces. Vers le milieu de la forêt , toute ma vigueur m'abandonna, et je m'assis, ou plutôt me laissai tomber sur un tronc d'arbre renversé ; j'avais perdu l'espoir d'atteindre la cime du volcan , mais je voulais au moins sortir des lieux couverts pour jouir du point de vue de la campagne. Les Indiens m' assurant qu'une demi-heure de marche nous conduirait à la limite des bois, je rassemblai mon courage et me traînai péniblement sur leurs pas; mais cet effort fut le dernier, mes jambes vacillaient comme celles d'un homme ivre, j'éprouvai des vertiges, et bien- tôt une véritable défaillance me contraignit à chercher un appui sur le sol.

La fraîcheur de la température m'ayant ranimé, je sentis la nécessité de renoncer à mon projet. Ce sacrifice me coûta beaucoup, et je m'en consolai difficilement; je me suis même reproché par la suite de n'avoir pas montré plus d'énergie, quoique j'eusse réelle- ment tenté tout ce que les forces humaines permettaient. Nous des- cendîmes dans l'ordre nous étions montés, l'un des guides en avant, et l'autre sur mes traces. La forêt nous enveloppait encore quand celui qui me précédait s' arrêtant, se plaignit de la modicité de son salaire, et demanda un supplément de gratification. Comme ils avaient rempli tout au plus la moitié de leur tâche, et reçu une bouteille d'eau-de-vie qui n'entrait pas dans le marché, la prétention me parut singulière, «t je refusai d'y souscrire. Alors ils commen- cèrent à murmurer et à manifester de mauvaises dispositions ; évi- demment ils comptaient sur la défaillance de mes forces dont ils venaient d'être témoins; peut-être aussi avaient-ils puisé leur audace au fond de la bouteille que je leur avais imprudemment livrée. Mais je n'étais pas homme à me laisser intimider pour si peu. Tirant de son fourreau une lame récemment affilée , je coupai une branche d'arbre à deux pouces de leurs oreilles, en leur intimant l'ordre de marcher devant moi ; cette simple démonstration produisit un tel effet, que je les ramenai comme des moutons à leur village.

Tous les oisifs de Santa-Maria étaient rassemblés sur la place f impatients de connaître le résultat de notre expédition ; le bruit de

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ma mésaventure s' étant propagé rapidement, je vis percer leurs véritables sentiments à travers les marques de déférence avec lesquelles ils m'accueillirent; il était clair que j'avais peu gagné dans leur estime. Le gouverneur, à qui je me plaignis de la con- duite de mes deux guides , ne put se dispenser de les admones- ter : mais la réparation se borna là. Au moment je mettais le pied à rétrier, me disposant à prendre congé du village et de l'assemblée > il saisit la bride de ma mule , et je compris qu'il me serait difficile d'échapper à une dernière manifestation de son éloquence; je pris donc une attitude résignée. La conclusion de la harangue fut une demande de gratification au profit des alcades, qui l'avaient bien gagnée , me dit ce personnage , par leur sollicitude pour mes intérêts. Je répondis laconiquement que les alcades avaient fait leur devoir.- Ainsi, s'écria-t-il d'un air désap- pointé, en jetant un coup d'oeil sur une image du Christ que l'on apercevait dans l'intérieur de la maison commune , « ainsi, cabal- lero , ce sera le bon Dieu qui nous paiera « Oui , mon ami, lui répondis-je, et je souhaite qu'il le fasse comme vous le méritez.,» A ces mots, je piquai des deux, et laissai tous mes petits Tartars fort irrités et confondus ; ils étaient à peu près dans le même état que la veille, et leurs chefs se proposaient sans doute de combler la mesure à mes dépens.

Le village de Santa-Maria est un des plus élevés de l'Amérique Centrale; des hauteurs il est placé, l'œil plonge sur la ville d'Antigua, située deux lieues plus bas au fond de la vallée. Depuis la base du cône , on voit, dit-on, le lac d\Amatitan; enfin quelques degrés encore, et la capitale apparaît au delà des chaînes intermé- diaires qui s'abaissent devant le spectateur. Les alentours m'ont paru tristes et mal cultivés; le sol, d'ailleurs, est médiocrement fertile, enfin la nature se montre peu animée à cette élévation ; cependant les formes végétales ont encore une certaine beauté dans les forêts. C'est aux habitants du village qu'appartient le monopole de la neige çt du givre qui pendant l'hiver s'accumulent dans les crevasses du volcan d'Âgua ; ce produit, qu'ils recueillent de novembre en

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mai, est l'objet d'un commerce assez peu lucratif avec Guatemala.

En descendant de ces régions brumeuses, la vallée de l'Aiïtigua présente un magnifique tableau : circonscrite par de hautes mon- tagnes qui en limitent nettement l'étendue, elle offre à l'œil une culture Soignée, entremêlée de clôtures, d'eaux vives, d'habi- tations éparses, et Port reconnaît, au premier coup d'œil, qu'ici chaque parcelle de terre a son prix. Aucun site, à l'exception d'Ama- titan, n'est plus favorable à l'éducation de la cochenille : cette ver- dure pâle qui se déroule jusqu'au pied des sierras, est celle des nopals, et ces murs blancs sont les hangars l'on nourrit l'in- secte , en attendant que le beau temps permette de l'abandonner en plein air. Au mois de mai, quand la cochenille couvre les cactus de sa poussière farineuse, il semblerait qu'il ait neigé, spectacle assez bizarre sous une aussi douce latitude. A l'extrémité septen- trionale du bassin, on aperçoit la ville avec ses monuments, et sur la limite opposée, le village de Ciudad Vieja ou Almolonga, au point exista la première Guatemala , celle qui fut ensevelie sous" une avalanche de boue.

À mesure qu'on se rapproche du niveau de la plaine, le paysage prend des proportions de plus en plus grandioses : le profil des montagnes se redresse, et leurs cônes semblent monter vers le ciel ; en même temps les maisonnettes se multiplient, les voies de communication se croisent, les ruisseaux murmurent, la campagne enfin s'anime par degrés; mais bientôt un mur cre- vassé , un vieil édifice en ruines , rappellent au voyageur le sou- venir d'une grande catastrophe : il avance, et la destruction prend un caractère plus marqué. Ici c'est une église écrasée par la chute de sa coupole ; une partie de l'enceinte est restée debout , et vous voyez encore quelques saints dans leurs niches ; plus loin , un monastère dont les murs ont fléchi, les restes d'un portique/ d'un cloître dégradé qu'envahit la végétation sauvage , ou des débris informes gisant encore , après quatre-vingts ans , à la place même le sol a tremblé. De ruine en ruine , on arrive au centre de îa ville s'accumulent tous les désastres : l'hôtel du gouverneur, la

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cathédrale qui renferme la tombe du vaillant Alvarado , les maisons , les palais , tout s'est écroulé , à l'exception des édifices municipaux. La plupart de ces constructions étaient d'un style large et ferme , bien assises , ornées de sculptures et bâties avec d'excellents maté- riaux *•

Quelle que soit la direction que l'on suive , on est frappé du même spectacle dans la campagne comme dans l'enceinte des murs; partout les commotions souterraines ont laissé une impression si vive , que l'événement semble dater d'hier. Sur trente-huit églises que renfermait la ville, il n'en reste que- cinq debout; les couvents, également nombreux , n'ont pas été plus ménagés. En passant près des ruines de celui qui appartint aux religieuses de la Conception <> célèbres par leurs richesses et leur luxe un peu trop mondain , je me rappelai l'histoire de cette belle recluse , dont l'ambition excita un violent tumulte dans la cité. Les mœurs de cette époque originale, les passions éclataient avec toute leur spontanéité et se donnaient libre carrière, nous étonnent beaucoup aujourd'hui; la civilisation, dans ses progrès , a sans doute amélioré les nôtres ; cependant il ne faut pas oublier que les vices de ces temps éloignés furent rachetés par une certaine grandeur, par un sentiment de foi et d'honneur chevaleresque , dont notre siècle positif et calculateur n'a certai- nement pas hérité. Le sceptique Gage, qui résidait à l'Antigua quand se passèrent les événements auxquels j'ai fait allusion tout à l'heure, se montre fort scandalisé de la licence des habitants: «Cependant, dit-il, ils demeurent entre deux montagnes qui tiennent en suspens leur ruine et leur châtiment ; le volcan d'Agua les menace du déluge , et Fuego leur présente une des bouches de l'Enfer â. » Mais en même temps, il trace un portrait si séduisant de Dona Juana Maldonado, que l'on est tenté d'excuser ceux qui bravaient tant de périls pour ses beaux yeux.

Avant la catastrophe de 1773, l'Antigua était une ville populeuse

î. On peut lire sur cette catastrophe la relation curieuse publiée par M. Ternaux-Com- pans, dans les Pièces relatives à la conquête du Mexique, p. 269. 2. Th. Gage î a New~Survey> etc., c. xvm, p. 127.

L'OCÉAN PACIFIQUE 251

et florissante ; trente villages agglomérés dans un rayon de deux lieues contribuaient à son approvisionnement ; parmi ses habitants il y en avait d'assez riches pour posséder, sur la côte du sud, jusqu'à 30 à 40,000 têtes de gros bétail. On tuait un bœuf, alors , unique- ment pour le cuir et les cornes , comme on le fait encore sur les rives de l'Orénoque et de la Plata; mais aujourd'hui cette ancienne cité ne renferme pas plus de 12,000 âmes, quoiqu'elle ait conservé une certaine activité commerciale. Entrepôt des produits de l'intérieur, elle reçoit en particulier ceux des Altos, la plus industrieuse province de l'État. Son marché est d'ailleurs abondamment fourni, et l'on y vit à peu de frais. Gomme à Guatemala, les eaux destinées à la consommation publique sont amenées des hauteurs voisines , et ré- parties, moyennant une taxe annuelle, dans l'intérieur de chaque habitation; ajoutons que, malgré leur limpidité native, les ruis- seaux qu'elles forment dans les rues , après avoir servi aux usages domestiques , ne sont guère plus attrayants que ceux de la nouvelle capitale.

Les environs de P Antigua méritent d'être cités pour leur agrément pittoresque. 11 faut toutefois s'écarter de la plaine que la culture a dépouillée d'ombrage > et qui fatigue promptement les yeux par la monotonie de ses aspects ; on trouve alors des sites ravissants, sou- vent même grandioses , enrichis d'une végétation que l'hiver ne flétrit jamais. Deux petites rivières, le Pensativo et le Guacalete, aux rives ombragées de saules, se réunissent non loin de la cité, arrosent la vallée dans toute son étendue, et s'échappent, vers le sud , entre les deux volcans. Après avoir reçu le Cuzmacate au-des- sous d'Escuintla, le Guacalete se dirige vers l'océan Pacifique et y termine son cours, un peu au nord d'istapa.

Lorsqu'on suit, en parcourant la ville, les rues perpendiculaires au volcan d'Agua, on est frappé de son énormité : l'intervalle d'une lieue qui le sépare de P Antigua est si complètement effacé, que le colosse semble surgir aux pieds du spectateur. Les plus récents cal- culs lui attribuent une hauteur absolue de 3,960 mètres. Le Fuego, un peu moins élevé , n'offre pas la même symétrie dans ses lignes ;

25i CHAPITRE XXÏ.

au Heu de se terminer en forme de cône tronqué, il est couronné par une crête dentelée ; en outre , il ne naît pas directement de la vallée , mais en est séparé par une chaîne intermédiaire. La région occu- * pée par le Fuego est la plus intéressante des alentours , au point de vue de l'histoire naturelle : on y trouve des plantes rares, surtout parmi les orchidées ; des chênes dont les glands sont énormes ; des bois durs, et précieux pour l'ébénisterie; enfin une production fort singulière qui doit peut-être son origine à une maladie des fibres ligneuses, développée chez les végétaux par l'influence des agents volcaniques : je veux parler de certaines excroissances, épanouies symétriquement en forme de roses ou de tulipes, que l'on remarque sur les vieux arbres , et qui dans le pays portent le nom de flores de palo, c'est-à-dire fleurs de bois. Je ne crois pas qu'un pareil phéno- mène ait été observé ailleurs.

Dans la saison pluvieuse, le volcan d'Agua présente aux habi- tants de la vallée un spectacle d'une régularité remarquable. Vers le milieu du jour, quelques nuages commencent à se fixer autour du cône, d'abord comme une simple couronne, puis comme un voile qui s'étend graduellement. Bientôt la masse grisâtre des vapeurs se déroule le long des pentes de la montagne ; une brume épaisse pénètre l'atmosphère, et la pluie se propage dans toutes les directions : elle dure habituellement jusqu'au soir. Parfois aussi les deux colosses s'effacent et deviennent invisibles pendant un certain nombre de jours. Lorsque le temps est beau, c'est après le coucher du soleil , dans le court intervalle qui précède la nuit tropicale, que leurs profils moins accentués produisent une impression plus forte de grandeur vague et d'étendue sur l'ima- gination du spectateur; on voit alors flotter entre leurs bases de longs rubans de nuages empourprés par les dernières clartés du jour; la silhouette d'un cyprès isolé ou celle d'une ruine lointaine, ajoutent encore à la mélancolie d'un paysage que le chant de l'alouette n'égaie pas le matin , ni celui de la perdrix le soir, car les oiseaux, et généralement tous les animaux sauvages, sont peu mùltîpliés aux alentours.

L'OCÉAN PACIFIQUE. 253

Pendant mon excursion, dont la durée fut de trois -semaines', j'entretins un commerce assez intime avec l'Indien qui m'accom- pagnait, et qui cumulait près de moi les fonctions de muletier, de cuisinier et de garde -malade. Originaire de Mixco, village situé entre Guatemala et l'Antigua, il appartenait à cette classe honnête et laborieuse qui dans le pays exerce le métier d'arriero; on me l'avait donné comme un homme sûr, fidèle > incapable de s'enivrer en voyage ; il possédait d'ailleurs toute l'expérience désirable, ayant franchi plusieurs fois l'intervalle qui sépare les deux Océans. Ce qui l'avait frappé plus particulièrement dans ses voyages, cTétait un fromage de Chester, en forme d'ananas, qu'il avait vu à Yzabal. Cecilio me semblait être un type parfait de l'Indien civilisé : grand, robuste, courageux, la peine ne le rebutait pas plus que la fatigue; mais sa tâche, une fois terminée, rien ne fonctionnait plus chez lui ; il s'asseyait devant ma porte et demeurait dans l'immobilité, quelle que fût la longueur du jour. Avec sa veste ronde, son large pan- talon blanc qu'il avait ménagé pour la ville, ses pieds nus, son chapeau de paille noire évasé par le haut,- sa bouche habituellet- ment ouverte et ses grandes oreilles, on l'eût pris pour un paysan illettré du midi de l'Europe, plutôt que pour un descendant des Kachiquels. Je ne le vis ému qu'une seule fois : œ fut lorsque la mule tomba malade, à notre retour d'Istapa. L'honnête Cecilio en avait perdu le sommeil; il quittait son hamac vingt fois pendant la nuit, et demeurait, les bras pendants, poussant de grands soupirs, en face de l'animal qui refusait sa ration journalière. Je fus touché moi-même de cette douleur muette ; elle semblait révéler une sen- sibilité bien rare chez un Indien. Sans doute, pensais-je, il s'est attaché à cette bête, qu'il soigne depuis longtemps, comme à "une compagne de voyage. Mais je ne tardai pas à découvrir la véritable cause de son chagrin : il craignait, en cas d'accident, d'être privé de son salaire. »

J'ai soupçonné depuis longtemps que la frugalité dont on fait honneur à bon nombre de populations, n'est qu'une vertu purement négative, qui a sa source dans leur pénurie ou dans leur absence

tU CHAPITRE XXÏ.

totale d'industrie. Cecilio était aussi sobre que pût l'être un homme de sa race, ayant vécu, depuis qu'il était au monde, de haricots, d'eau claire et de maïs. Sur la fin de notre voyage, le temps ne marchait plus assez vite à son gré, et il manifestait fréquemment le désir de revoir ses foyers : or nous trouvâmes à l'Antigua une auberge la table était excellente, chose rare, peut-être même unique dans le Guatemala; j'en profitai pour dédommager mon Indien des privations de sa vie passée en le recommandant au cuisinier. A dater de ce jour, il ne parla plus de départ, et ses repas, jadis très-sommâires, finirent par se prolonger indéfiniment.

Cependant il fallut s'arracher aux délices de la posada et re- prendre, par une belle matinée , le chemin de la capitale. Nous tra- versâmes donc les montagnes qui bornent au nord la vallée , et gagnâmes le village de Mixco, fondé par Don Pedro Alvarado, à dix lieues de l'ancienne forteresse du même nom. Mixco fournit au commerce du Guatemala des muletiers sûrs et intelligents : c'était le pays de Cecilio, qui déjeuna dans sa famille. A partir de cette localité, le plateau déroule à perte de vue sa surface nue, grisâtre et tourmentée; la route enfin est excessivement monotone.

Comme j'étais satisfait de mon guide, je le récompensai géné- reusement à notre arrivée; il épuisa toutes les formules de la reconnaissance, et termina en me réclamant le réal que je lui don- nais chaque matin pour son déjeuner, quoiqu'il eût rempli récem- ment cette fonction sans dépenser un cuartillo. Une leçon eût été perdue ; je préférai tirer ma bourse , et nous nous quittâmes bons amis.

CHAPITRE XXII

LA ROUTE ÛB GOLFE

La nouvelle que j'appris, en rentrant à mon domicile, me causa une vive surprise, mêlée d'une certaine émotion.

«Devinez, nie dit Moiïn, lorsque nous eûmes échangé les communications les plus pressantes, devinez quelle est la personne que vous verrez à Guatemala et que vous n'attendez pas!

Serait-ce notre ami Diego? demandais -je, c'est un homme que j'attends toujours.

Non, non, c'est beaucoup mieux : mademoiselle Juona est ici.

Elle ici ! m*écriai-jc ; depuis quand et par quel hasard?

256 CHAPITRE XXL

Par un hasard fort simple; elle accompagne son frère qui est venu faire dans la capitale ses emplettes de noce. »

Je n'avais jamais pris Morin pour confident, notre intimité n'allait pas jusque-là ; néanmoins il savait fort bien tout l'intérêt que je prendrais à cette nouvelle : nous avions vécu trop longtemps sous le même toit pour qu'il fût dupe de ma réserve; je lui sus donc bon gré de la discrétion qu'il montra.

Après quelques détails sur mon voyage, je revins à l'objet qui me tenait au cœur :

« A propos , demandai-je , comment avez-vous su l'arrivée de Fabricio?

En le voyant, répondit Morin; il est venu deux fois s'in- former de vos nouvelles; voici même des oiseaux qu'il a laissés pour vous,

C'est un aimable garçon que j'irai certainement remercier. Gonnaîssèi-vous son domicile?

--r Oui, répliqua Morin, mais il me serait plus facile de vous y conduire que de vous l'indiquer ; je crois me rappeler cependant que la rue donne derrière la cathédrale.

Est-il chez des amis?

Non, il est à l'auberge; nous pourrons y aller quand vous le désirerez.

Oh! je ne suis nullement pressé. »

Cette réponse n'était pas l'exacte vérité ; mais un peu de respect humain se mêlait à mon impatience; d'ailleurs j'avais besoin de descendre en moi-même et de me consulter. Pour consumer le temps, je m'occupai de mon installation et réglai les affaires arrié- rées; ensuite je me rendis chez un médecin qui m'avait déjà donné quelques soins à mon arrivée du Petén. Le docteur D*** me jugea plus malade que je ne l'avais supposé et me prescrivit, sans délai, une médication énergique qu'il prépara lui-même sous mes yeux : c'était un hommeinstfuit, grand admirateur de Broussais, qui avait beaucoup vécu, immensément voyagé, et qui joignait à un tact naturel une connaissance approfondie des maladies du pays. En le

LA ROUTE DU GOLFE. 257

quittant, je m'aperçus que j'étais arrivé derrière la cathédrale, sans pouvoir m' expliquer comment ; j'en profitai pour explorer les alentours , mais n'en appris pas davantage sur la demeure de Juana et de Fabricio.

La joie subite que j'avais ressentie aux premières paroles de Morin avait fait place à mille perplexités ; je ne pouvais croire que Juana eût cédé à une simple fantaisie en venant à Guatemala ; qu'allais -je lui dire si, comme je le pensais, elle avait entrepris ce voyage sous l'impression du sentiment qui avait dicté sa lettre, moi qui disposais tout pour un départ prochain? L'idée de l'éviter s'offrit à peine à ma pensée. Je la repoussai parce qu'elle me sembla cruelle; d'ailleurs j'étais incapable d'un pareil effort; mais je for- mai pendant la nuit d'autres résolutions, d'autres projets, dont je sentis l'inanité et la folie aussitôt que parut le jour.

Quoique je fusse extrêmement souffrant , je me fis conduire dans

la matinée au domicile des deux jeunes gens. C'était une de ces

auberges dont j'ai parlé dans la description de la ville, véritable

caravansérail, l'on trouve un abri et rien de plus; les murs

assombris par le temps avaient un aspect plein de tristesse ; aucun

jour n'était pris.sur la rue : on eût dit d'un cloître abandonné. Morin

m'ayant accompagné jusqu'à la porte me laissa. J'entrai dans une

cour humide, environnée d'arcades, et me trouvai inopinément au

centre d'un bazar indigène: le sol était jonché d'étoffes de laine et

de coton, ainsi que d'autres produits des Altos. A leurs vêtements

d'un brun foncé, on reconnaissait les marchands pour des Indiens

du nord de l'État. Ils formaient des groupes animés et s'entretenaient

de leurs affaires. Mais à qui m'adresser parmi ces étrangers? Je

cherchai sans succès le visage de Fabricio et passai vainement en

revue les cellules qui donnaient sur la cour; les unes étaient vides,

les autres encombrées de ballots et de marchandises. Cependant

je ne perdis pas courage; la maison ayant un étage au-dessus du

rez-de-chaussée, disposition assez rare à Guatemala, je montai

lentement l'escalier.

En atteignant les dernières marches, je m'arrêtai pour maîtriser n m

258 CHAPITRE XXH.

mon émotion ; j'avais entendu les sons d'une mandoline, et je ne doutais pas que Juana fût près de moi. En effet la jeune fille, attirée par le bruit de mes pas, se montra sur la galerie et ses yeux rencontrèrent les miens. D'abord elle demeura tout interdite; puis, retrouvant promptement sa présence d'esprit : «Venez, seigneur, dit-elle d'une voix légèrement tremblante ; mon frère Eabricio ne tardera pas à rentrer. » Et le sang qui montait à ses joues colora son charmant visage.

C'était elle ! je la retrouvais parée des grâces naïves qui m'avaient captivé, plus attrayante encore depuis qu'elle paraissait sensible; aux accents de sa voix , les impression du passé que l'agitation de ma vie nomade avait affaiblies venaient de se raviver : hésitations, combats, scrupules, tout allait s'évanouir devant un sourire et un tendre regard; mais, circonstance étrange, mes yeux se couvrirent d'un voile, et ce fut le talisman qui nous préserva du danger.

Juana déposa la mandoline et me fit asseoir près d'elle sur son hamac, car il n'y avait aucun siège dans la pièce. Je fus frappé du changement qui s'était opéré dans sa personne ; au lieu de la joie expansive ou de la douce mélancolie que j'attendais, je trouvai de la tristesse, de la froideur, de la contrainte. Elle me donna des nouvelles de sa famille et m'expliqua le but de son voyage ; elle regrettait de l'avoir entrepris, ajoutant que, dans son ennui, il lui tardait beaucoup de reprendre la route de Coban : pas un mot, pas une allusion au passé ni à l'avenir.

Qui pourrait expliquer l'inconséquence du cœur humain et les actes qu'il inspire, si rarement d'accord avec les lois du sens com- mun ? ce langage inattendu me paralysa. Affligé et blessé tout à la fois, j'observai de mon côté la même réserve ; au lieu de pro- voquer une explication qu'un seul mot pouvait entraîner, j'évitai de prononcer ce mot et j'affectai l'indifférence. Ainsi s'évanouissaient encore mes illusions! la lettre qui les avait fait naître n'était plus qu'un enfantillage, dont Juana avait perdu le souvenir avec la mo- bilité de son caractère. Ces réflexions me préoccupaient tristement,

LA ROUTE DU GOLFE. -259

et nous gardions tous deux le silence, quand l'arrivée de Fabricio mit fin à cette pénible situation.

Le jeune homme entra avec un visage radieux, empreint de la cordialité qui lui était habituelle. Après les premiers compliments, il me fit part de son mariage, me pressa d'y assister et m'engagea même à partir avec lui , ne négligeant rien pour emporter mon adhésion : «Ma famille, disait-il, compte sur vous; nous mènerons joyeuse vie, sehor ; je vous promets de belles parties de chasse et des oiseaux comme jamais vous n'en avez vu! Allons, laissez- vous persuader. » A tout cela , Juana ne disait rien : ses regards étaient vagues et distraits comme si sa pensée eût erré loin de nous; je ne retrouvais plus en elle ni l'insouciance ni la vivacité d'autrefois ; elle semblait affaissée sous le poids d'un ennui secret, comme l'oiseau qui loin du bois natal a perdu sa joyeuse humeur et son chant. Sans refuser positivement l'invitation de Fa- bricio, je ne voulus me lier par aucune promesse, et pris congé des deux jeunes gens après leur avoir renouvelé mes otfres de ser- vice.

Quand je fus dans la rue, il me sembla que je respirais plus aisément ; elle ne m'aime pas, pensais-je, je suis parfaitement libre ; néanmoins, par une contradiction étrange, j'éprouvais un sentiment de vide et un serrement de cœur inexprimables. Morin me vit préoccupé, mais il n'en demanda point la cause:

« Savez -vous bien, lui dis- je, que Fabricio nous invite à sa noce?

Je m'y attendais, répondit-il en m'interrogeant du regard.

Et que nous partirons bientôt?

Pour Coban?

Non , pour la France. »

Une exclamation énergique résuma la satisfaction de Morin ; ce n'était pas qu'il ressentît un besoin impérieux de revoir son pays, l'habitude des voyages l'ayant suffisamment aguerri con- tre ce genre de faiblesse ; mais il aimait la variété , et ne trou- vait nul charme dans la répétition des mêmes objets. Nous con-

260 CHAPITRE XXII.

vînmes donc de disposer toute chose pour un prochain départ.

Mon plan de voyage, tel que je l'avais conçu dans l'origine, em- brassait une étendue de pays plus considérable que celle que j'ai réellement parcourue. Je m'étais proposé, en quittant Guatemala , de prendre la direction du San -Salvador et de séjourner aux bords du golfe de Conchagua ; de là, je poursuivais ma route par le Nica- ragua, jardin de l'Amérique Centrale, et m'embarquant sur le lac fameux qui fixe depuis si longtemps l'attention des deux mondes, je suivais le San -Juan jusqu'à son embouchure, d'où les paquebots anglais me ramenaient aux Antilles. Ce projet me souriait infiniment par la facilité de l'exécution et par le prestige qui embellit toujours les points de vue lointains, j'y voyais le complément nécessaire de mes études et un dédommagement de mes tribulations passées. Mais il est des devoirs supérieurs aux obligations qu'un voyageur s'impose en traçant son itinéraire : je reçus des nouvelles d'Europe qui ne me permirent pas de différer mon retour, ni même d'hésiter sur le choix de ma route. Au surplus, ma. constitution était alors si profondément altérée, que peut-être n'eût- elle pas résisté à de nouvelles épreuves. Cette idée, qui me frappa plus tard, diminua beaucoup mes regrets.

Fabricio me trouva le lendemain occupé de mes préparatifs; il essaya encore, d'ébranler ma résolution en employant toutes les ressources que son imagination lui suggéra. J'avoue que le souvenir de la douce existence de Coban, de mes études, de mes recherches, de mes chasses sur ces monts ignorés que j'avais à peine entrevus et qui recelaient des trésors, ce souvenir, dis-je, embelli par l'image de Juana , m'arracha un soupir de regret et me poursuivit dans mes rêves, non- seulement alors, mais bien longtemps après. Cepen- dant mon parti étant fermement arrêté, je voulus éviter d'inutiles épreuves : au lieu de rendre à Fabricio sa visite, je me transportai chez les principaux marchands de la ville, j'achetai ce qui me parut propre à flatter les goûts de Juana; j'y joignis pour son frère un machetc à poignée d'argent, et je fis porter ces objets à leur domi- cile, avec un billet renfermant mes adieux. Une tristesse amère s'em-

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para de moi dès que j'eus consommé ce sacrifice qui équivalait à une éternelle séparation.

Mais je m'étais trompé dans mes calculs. Une demi-heure n'était pas écoulée que Juana entrait inopinément chez moi :

« Au nom du ciel, s'écriait -elle en écartant les plis de sa mantille et en me laissant voir un visage bouleversé, est-il bien vrai, sei- gneur, que vous partiez ? »

Cette apparition subitem'atterra.

« Hélas ! poursuivit-elle en promenant un regard douloureux sur mes malles, mes caisses, mes meubles en désordre qui répondaient pour moi , je n'aurais jamais cru que vous nous quitteriez ainsi!

Il le faut , Juana , dis-je enfin, en prenant la main de la jeune fille et en appelant à moi toute ma résolution; il le faut, car ceux qui me sont chers s'affligent de mon absence et souffrent à cause de moi. Puis-je donc les oublier et les laisser souffrir?

Àh! je comprends, dit-elle, ce n'est pas nous que vous aimez!» Et s'asseyant, ou plutôt se laissant tomber sur un siège, elle couvrit son visage de ses deux mains et se mit à sangloter. Une explosion de sensibilité aussi inattendue m'arracha le cœur.

Mais je ne veux pas insister sur une scène cruelle, mon rôle me semblait odieux, quoique je n'eusse réellement que des torts bien légers à me reprocher; peut-être même eût-il mieux valu laisser dans l'ombre des souvenirs qui portent le cachet d'une per- sonnalité trop romanesque : c'était ainsi que j'en avais jugé dans l'origine; plus tard, en relisant ces pages, j'ai cédé au désir d'en varier l'uniformité, et je suis revenu sur ma décision première. Ai -je été bien ou mal inspiré, c'est ce dont je jugerais difficilement moi-même; en tout cas, je n'oublierai pas que la sobriété doit être ma première règle.

Le départ de Juana devant s'effectuer avant le mien , je résolus de l'accompagner jusqu'à Chinauta. Au jour fixé, je fus à cheval de bonne heure; les deux jeunes gens, montant chacun une mule, étaient suivis d'un Indien de Coban qui portait leur léger ba- gage. Quand nous sortîmes de la ville, le soleil n'avait pas en-

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core dissipé les brumes du matin ; de longues traînées de vapeur rampaient à la base des sierras et jetaient un voile gris sur leurs flancs; tout était silencieux dans la campagne. Notre voyage fut triste : Juana se plaignait du froid et frissonnait sous le zarape qui enveloppait sa taille ; Fabricio semblait préoccupé; sans doute il savait tout, mais il n'en laissait rien percer.

Lorsque nous fûmes au bas de l'immense déchirure qui aboutit à Chinauta, nous traversantes rapidement le village et gagnâmes les bords de la rivière; là, nous mîmes pied à terre et nous assîmes sur la pente d'une colline ; Fabricio tira quelques provisions d'un sac suspendu à l'arçon de sa selle, mais Juana fut incapable d'y toucher, et moi je m'excusai sur l'heure matinale. Le jeune homme déjeuna, roula lentement une cigarette, puis appelant l'Indien chargé de la garde des mules, donna le signal du départ.

Alors Juana, sans prononcer un mot, se leva et me tendit les bras; aucune larme ne mouillait ses paupières, mais ses joues étaient pâles et ses lèvres tremblaient. Fabricio la souleva et la plaça doucement sur sa mule; puis il me fit un geste d'adieu, et je demeurai seul, sachant à peine si j'existais ; toutes les facultés de mon âme semblaient anéanties. Je les vis aborder sur la rive op- posée, passer un nouveau bras de la rivière, s'engager dans les sables, disparaître derrière une éminence, paraître encore, et s'effacer enfin sous la voûte impénétrable des bois : Juana, penchée sur sa monture, n'avait pas détourné les yeux.

Ce fut alors que ma douleur prit un libre cours et que j'accusai injustement la destinée d'une amertume dont je m'étais abreuvé volontairement: je voulais rappeler Fabricio, m'élancer sur sefc traces, le rejoindre et poursuivre avec lui ; il était temps encore ; un message instruirait Morin, et mon retour en France serait sim- plement différé. N'eussé-je passé que huit jours à Coban, n'était-ce pas un siècle de bonheur?... Mais après? hélas, après? fatale question que je ne pus résoudre et qui m'emprisonna dans un cercle de glace.

Tout bruit avait cessé ; le silence me parut effrayant ; je détachai

LA ROUTE DU GOLFE. 263

la bride de mon cheval et repris mélancoliquement le chemin de la ville. Quand j'eus atteint l'étroite chaussée qui traverse l'abîme, je m'arrêtai et tournai mes regards du côté de la Vera-Paz; on voyait dans cette direction une immense étendue de forêts et de montagnes accumulées jusqu'à l'horizon; le soleil avait dissipé les vapeurs, et ]es moindres détails du paysage se dessinaient avec netteté : je distin- guais le cours de la rivière, les pins échelonnés de colline en colline, les rochers, les cailloux même dispersés par les eaux ; mais l'objet que mes yeux s'obstinaient à chercher, hélas, n'était plus qu'un atome perdu dans l'immensité ! Je me rappelai les aspects si variés de cette route que j'avais naguère parcourue, les torrents, les brouillards, les sierras escarpées, la plaine brûlante de Salama , les sites riants de Santa-Gruz, et mon âme sembla prête à se détacher pour suivre les voyageurs jusqu'au terme de leurs épreuves.

De retour à Guatemala, je poursuivis avec diligence mes prépa- ratifs de départ. Le séjour de cette ville, qui n'est pas habituelle- ment gai, était devenu pour moi si morne et si vide d'intérêt, que je n'aspirais plus qu'à m'en éloigner. Non que l'attrait des choses nouvelles sollicitât vivement ma curiosité; mais un état maladif opiniâtre avait affaibli peu à peu le ressort et l'activité de mon esprit; j'éprouvais par moments un sentiment de découragement profond, et quoique j'entrevisse au bout de mes derniers efforts l'image de mon pays, cette vision était si lointaine qu'à peine osais-je y arrêter mes yeux.

La veille du jour je quittai la ville, je reçus d'une aimable famille avec laquelle j'avais formé quelque liaison, une provision de confitures, de chocolat, de vins d'Espagne et d'autres excellentes choses qui furent appréciées particulièrement par Morin : il est vrai que je ne l'avais pas habitué à de pareilles douceurs, ayant toujours considéré ce qui excède le strict nécessaire, comme préjudiciable en voyage et incompatible avec la liberté. Ce fut le 7 novembre que nous partîmes; le temps des pluies était passé; déjà le sol se cre- vassait et l'herbe des pâturages commençait à jaunir. Nous sui- vîmes une route accidentée qui, dans la même soirée, nous conduisit

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sur les pentes inférieures de la Cordillère, nous nous arrêtâmes dans un misérable hameau. La nuit que nous y passâmes fut exces- sivement déplaisante ; une troupe de chiens voraces et faméliques commença par dérober notre souper. Cet accident, déjà fort regret- table, fut encore aggravé par le vacarme de ces animaux , qui se mirent à hurler, comme pour célébrer leur triomphe, jusqu'à ce que l'épuisement eut paralysé le larynx. Enfin, nous allions jouir d'un instant de repos, lorsque des coqs perchés sous notre propre toit firent entendre leur voix éclatante, qui retentit jusqu'à l'aube du jour. Comment ne pas regretter la paisible sécurité des forêts, au milieu des incommodités de toute nature , qui trop souvent , dans ces contrées, sont inhérentes à la présence de l'homme?

La route qui s'ouvrait devant nous, et que l'on nomme la roule du Golfe, peut être considérée comme l'artère vitale du Guatemala; toutefois, elle n'est entretenue, sur la majeure partie de son étendue, que par les prestations des populations riveraines, disséminées à de longs intervalles. Nous commençâmes à rencontrer quelques-uns de ces travailleurs le second jour de notre voyage, sur les points qui avaient été le plus gravement endommagés par la mauvaise saison : une serpe fixée à l'extrémité d'un long manche, une pelle de bois et un épieu composaient tout leur outillage. L'usage qu'ils faisaient de ces instruments semblait d'ailleurs peu fatigant, car les uns rem- plissaient leur tâche nonchalamment assis, et les autres dormaient à l'ombre, ou fumaient en contemplant le paysage; tous, en un mot, paraissaient animés d'un sentiment commun, bien caractérisé, qui n'était pas précisément l'amour du travail. La voie qu'ils réparaient ne saurait être comparée qu'à nos anciens chemins vicinaux , tels qu'ils existaient avant 1830, dans les départements les moins favorisés: sans limites fixes dans la plaine, elle dégénérait sur la pente des mon- tagnes en un sentier abrupt , raviné par les eaux et parfois obstrué par la végétation. Les Indiens deyiennent rares dans cette partie de. la contrée ; tous les ouvriers que nous y rencontrâmes me parurent être des ladinos. À peine, dans leur orgueilleuse indolence, dai- gnaient-ils changer d'attitude afin de nous livrer passage; nous

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dûmes les traiter de senores et user de formules choisies pour les engager à ne point se laisser heurter par nos mulets. Forts de leur nombre, ils nous considéraient d'un air impertinent, et ils eussent volontiers saisi l'occasion d'une querelle; en revanche, les mêmes drôles se montraient aussi polis qu'on pût le désirer quand par hasard ils étaient isolés.

Dans la soirée, nous nous arrêtâmes à Casas Viejas , le seul point habité depuis Guatemala, qui mérite le nom de village : nous avions franchi vingt-trois lieues. La contrée, dans cet intervalle, se montre sous un aspect peu séduisant; ce ne sont que montagnes dénudées, stérilement entassées jusqu'à l'horizon. A peine dans les vallées aperçoit-on quelques vestiges d'habitation et de culture. Le taillis maigre et clair-semé qui garnit les hauteurs, se compose principa- lement de mimosas, d'hœmatoxylons, d'ingaset de cassiers à fleurs dorées; la famille des cactées prospère aussi dans ces localités rocheuses qu'embrase un soleil dévorant, et le flanc décharné des sierras doit à ces végétaux une parure.

Le lendemain, nous atteignîmes de bonne heure le bourg de Chiquimula, peuplé de 2,800 âmes et chef-lieu du département de même nom. Les montagnes présentent toujours la même aridité; mais la vallée que nous suivions, arrosée par le Rio Motagua , ne manque pas de fertilité; nous la trouvâmes aussi moins soli- taire.

En avançant dans le pays, la végétation des cactées, indice d'un maigre terroir, se développe et devient insensiblement dominante. Un cercus, dont les rameaux s'étalent en verticilles sur une tige de trente pieds de hauteur, se montre dans la campagne, il produit un effet fort étrange. Plusieurs troncs de cette plante, qu'on appelle organon, ayant été abattus pour élargir la route, je fus étonné, en les examinant, de la rigidité qu'avaient acquise leurs fibres : la substance succulente et charnue des premiers âges finit effecti- vement par se convertir, chez cette espèce de cactée, en un bois dur, résistant, qui passe même pour incorruptible; lorsqu'il est sec, il brûle comme celui du pin et donne une flamme claire, sans fumée.

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Avec ce cereas, on voit apparaître un arbre d'une physionomie spé- ciale, que je n'avais pas encore observé dans le Guatemala : c'est un combretum , à feuilles charnues, dont le tronc est garni d' épines- longues, fines et rayonnantes ; le fruit, très vénéneux, ressemble à une petite grenade. Ces végétaux deviennent inséparables; ils s'en- trelacent, se confondent, et produisent des massifs d'une diffor- mité singulière ; on leur doit le peu d'ombre dont on jouit dans la plaine.

Vers le milieu du quatrième jour, nous nous arrêtâmes h Zacapa, petite ville de 5,000 âmes, l'on remarque un certain mouvement commercial entretenu par le voisinage de la route et par l'importa- tion d'un million de valeurs étrangères que consomment annuelle- ment les populations d'alentour. Les muletiers y sont assez nom- breux et assez riches pour réunir au besoin de 1,500 à 2,000 bêtes de charge. On estime les cigares de Zacapa, fabriqués avec un tabac jaune, assez aromatique, dont la majeure partie provient du Honduras. Il est rare que les voyageurs ne se reposent pas dans cette ville, située à peu près à égale distance entre Guatemala et Yzabal; nous y trouvâmes une auberge passable, d'excellent pain, et du vin qui, à la vérité, n'avait de cette liqueur que le nom et la couleur vermeille.

Des avantages si précieux ne s'acquièrent pas sans quelques efforts préalables. Avant de goûter les délices de Zacapa , il faut fran- chir un affluent du Motagua , qui intercepte violemment la route ; comme les ponts sont un objet de luxe , ou plutôt une mer- veille inconnue dans le pays, on commence par décharger les mules, puis on les lance à l'aventure, et l'on finit par s'embarquer soi-même avec bagage et marchandises dans la plus chétive des nacelles qui jamais ait affronté les hasards d'un torrent furieux. Sur le bord opposé, tout est brûlant, poudreux, aride ; les rues mêmes de la ville sont inondées d'une poussière fine et pénétrante qui s'insinue jusque dans les maisons. Rien de plus triste que ces cam- pagnes où les ruisseaux, encaissés dans leurs lits, ne procurent nul bénéfice au laboureur ; quand le soleil au milieu de sa course

LA ROUTE DU GOLFE. 267

y darde ses rayons, l'air semble flamboyer comme dans une four- naise, et la réverbération confond dans un océan de lumière tous les points d'un vaste horizon.

Nous traversâmes la plaine de Zacapa à une heure matinale, pour éviter l'excès de la chaleur, et quand les premières lueurs de l'aube colorèrent l'orient, déjà nous cheminions dans la montagne. Le bêlement des troupeaux, l'aspect des cimes lointaines perdues dans la vapeur, et la fraîcheur passagère qui précède le lever du soleil, nous procurèrent une demi -heure de sensations délicieuses : une végétation mieux fournie ombrageait les coteaux ; la tribu des cactées s'éclaircissait , et le combretum, cet arbre singulier, avait cédé la place au calebassier qui régnait à son tour sans partage.

Après avoir franchi ce massif pittoresque, embelli par une multi- tude d'arbustes à longues fleurs écarlates ( poinciana pulcher- rima L.) que la nature y a prodigués comme dans un magnifique jardin, nous retrouvâmes la vallée du Motagua, qui nous conduisit au village de San-Pablo; au delà, les chaînes se rapprochent, la plaine se rétrécit, et l'on voyage sur la rive du fleuve, dont le cours torrentueux n'offre encore que de faibles ressources à la navigation. Le pays, toujours dépeuplé, est presque sans culture, le sol aride, et le climat brûlant. Insensiblement, les collines s'ac- cumulent, on voit poindre des cimes plus élevées, la vallée de- vient une gorge étroite, et la petite ville de Gualan apparaît, comme celle de Zacapa, sur une éminence poudreuse, défendue par un nouveau torrent. Quelques-unes de ces rivières, que l'on passe aisément à gué au temps de la sécheresse, n'ont pas moins de 200 à 300 mètres de largeur dans la mauvaise saison ; les voyageurs sont alors obligées de camper sur la plage, jusqu'à ce que la dé- croissance des eaux leur permette de tenter le passage.

À partir de Gualan, l'humidité de la côte commence à se faire sentir; la route, excessivement boueuse, est criblée, de distance en distance, de cavités profondes, étroites, également espacées, que produit à la longue la circulation des mules. Les qualités qui distinguent ces animaux trouvent ici largement leur emploi : je veux

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parler de leur sobriété , de leur adresse et de la ténacité de leur mémoire, qui leur permet de reconnaître, au plus léger indice, une route qu'ils n'ont suivie qu'une fois. Cet horrible chemin, dont il est impossible de donner une idée, prend naissance dans la plaine, s'élève sans amélioration sur les hauteurs, et ne quitte plus la région montagneuse jusqu'au lac d'Yzabal il vient aboutir. Le pin, le palmier et le chêne l'ombragent de leur verdure bizarre- ment associée; toutefois, la végétation dominante est celle des conifères. L'espèce paraît semblable h celle qui peuple les savanes du Petén; elle a trois feuilles et produit un cône allongé.

Nous passâmes dans l'après-midi le Rio Motagua, à un point nommé los Encumlros; on déchargea les mules, qui montrèrent d'abord peu d'empressement à se mettre à la nage; cependant elles finirent par céder, après une opiniâtre résistance; mais à peine furent-elles sur l'autre bord, qu'elles s'enfuirent dans les bois nos arrteros perdirent un temps considérable à leur donner la chasse. Tandis que cet incident se vidait, nous traversions nous- mêmes le fleuve, et je songeais, en considérant les deux rives cou- vertes au loin de sable et de gravier, à l'embarras des .voyageurs quand les eaux occupaient l'intervalle.

Le batelier devina ma pensée : « Au temps des crues, dit-il en suivant mon regard, la plage que vous voyez disparaît totalement. Les muletiers ont du loisir, séhor, mais les pauvres bateliers ne mé- nagent pas leurs peines; il faut plus d'un coup d'aviron pour remonter le cours de la rivière jusqu'au point d'où nous nous lais- sons dériver et finalement échouer sur le sable.

Et pourquoi, demandai -je, ne pas couper obliquement le courant. »

Le batelier se prit à rire. « On reconnaît, dit-il, que Votre Grâce n'a pas vu souvent le Motagua ; quand il a plu pendant huit jours dans les Altos, le Motagua, senor, arrêterait un boulet de canon.

Et dites-moi, poursuivis-je, les accidents sont-ils fréquents?

Quant aux mulets , répondit mon interlocuteur en donnant un dernier coup de rame qui nous ensabla sur la grève, quant aux

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mulets, sefior, nous ne les comptons pas; mais le meilleur batelier peut manquer son échouage ; si le canot est pris en flanc , adieu l'équipage et la marchandise : tout est culbuté, englouti , en moins de temps qu'il n'en faut pour dire un Ave Maria. »

Le Rio Motagua prend sa source non loin de Quiche , dépar- tement de Sololà, et se jette dans le golfe de Honduras, un peu au delà du Cap des trois Pointes; le cours total du fleuve est de 110 lieues environ. Jusqu'à Gualan , ce n'est encore qu'une rivière torrentueuse, dont le lit est obstrué par des bancs de rochers, et qui porte le nom banal de Rio Grande; de cette ville à k mer, sur un développement de quarante-six lieues, la navigation devient accessible aux grands canots, malgré quelques rapides où, pendant la sécheresse, la profondeur de l'eau varie de 25 à 35 centimètres. Le gouvernement espagnol n'ignorait pas les avantages que le com- merce pouvait retirer du Motagua; en 1792, il avait fait étudier le cours de la rivière , et il se disposait à entreprendre quelques travaux dans l'intérêt de la navigation, lorsque les événements qui survinrent en Europe et dont le contre-coup se fit sentir au Nou- veau-Monde, emportèrent ces plans d'amélioration tardifs. Quant à la nouvelle république, absorbée dans les soins de son organisation intérieure, elle n'a trouvé jusqu'à présent ni le temps ni l'argent que nécessiterait une pareille entreprise.

Une marche excessivement pénible, à travers des mornes fan- geux, couverts de plantes herbacées, nous conduisit au Pozo , misérable hameau situé en pleine forêt, au centre d'une clairière marécageuse. C'est la dernière étape des arrieros lorsqu'ils se rendent à Yzabal ; ils y laissent la moitié de leur charge quand les renseignements qu'ils obtiennent sur l'état de la route ne leur paraissent point satisfaisants. La boue était si profonde aux alentours du Pozo , que nos chevaux en avaient jusqu'au ventre , et que nous trouvâmes les habitants littéralement emprisonnés dans leurs demeures. A cinq lieues vers le sud , au bord du Rio Quirigua , on a découvert, il y a peu d'années , des ruines indigènes que je n'eus ni le temps ni même le désir de visiter.

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Du Pozo à Yzabal, la distance est d'environ cinq lieues; on traverse la chaîne du Mico1, détestable passage, naguère l'effroi des muletiers; le gouvernement, dans ces dernières années, s'est préoccupé des difficultés accumulées à cette extrémité de la route ? et le consulado2 a dépensé plus de 400 mille francs à l'améliorer. Auparavant , les convois de marchandises n'employaient pas moins de cinq à six jours pour franchir ces montagnes , et il n'était pas rare que les voyageurs égarés dans le labyrinthe de sentiers qu'y ont frayé les mules , se retrouvassent le soir, après d'incroyables fatigues , au point d'où ils étaient partis le matin. De pareils inci- dents sont devenus plus rares; néanmoins il reste encore beaucoup à désirer dans l'intérêt de la circulation. Le tracé de la route ne tient compte en effet ni des accidents du terrain ni de la rapidité des pentes; des côtes raides, argileuses, détrempées par une humidité perpétuelle , les bêtes de somme s'abattent à chaque pas , suc- cèdent sans interruption aux cloaques fangeux des vallons. Les montées les plus abruptes ont été couvertes d'un pavé ; mais dans l'état de ruine et d'abandon je l'ai vu, ce revêtement, inter- rompu par de fréquentes lacunes, n'est qu'un obstacle et un danger de plus. Parfois la route suit le fond d'un ravin ou s'engage dans le lit d'un torrent. En traversant un de ces défilés obstrué par des rochers, nous nous trouvâmes en face d'une bande formidable de mules qui arrivaient chargées d' Yzabal ; en pareil cas , le désordre et la confusion sont au comble , car il est impossible de rétrograder.

La végétation, au milieu de ces montagnes, non-seulement est magnifique , mais extrêmement diversifiée. Quelquefois les pins se pressent sans mélange ; puis, tout à coup , dans le creux d'un val- lon, vous voyez apparaître les palmiers, les bambous, les myrta- cées, les laurinées, tous ces feuillages lustrés, toutes ces plantes

1. Nom d'une espèce de singe.

2. Le Consulado, institution d'origine espagnole, que les anciennes colonies ont conservé, est à la fois un tribunal de commerce et un conseil administratif, chargé de veiller à l'en- tretien des routes, à la navigation des rivières et à tout ce qui intéresse les progrès du com- merce. Il a pour revenu, dans l'Etat de Guatemala, le produit de certaines amendes et 1/2 0/0 sur les importations.

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parasites, toutes ces tiges sarmenteuses , grimpantes, volubiles, qui appartiennent aux pays chauds. Bientôt les pins se montrent de nouveau, d'abord mêlés aux mélastomes, aux mimosas et aux cassiers, puis seuls et dominant exclusivement sur les hauteurs. Ces alternatives singulières se succèdent jusqu'à une certaine distance de la côte les conifères finissent par s'effacer sous l'exubérance des familles tropicales ; cependant on les retrouve encore à l'île de Guanaja , éloignée de douze lieues du cap de Honduras. 1 Cette persistance des pins qui , maîtres du terrain sur une étendue consi- dérable, cèdent à regret la place aux palmiers et aux scita minées, est un fait curieux de géographie botanique.

Depuis les hauteurs du Mico, la vue plane vers l'est et vers le sud sur une nappe incommensurable de verdure ; c'est le district de Santo-Tomas, tel qu'il est sorti des mains du Créateur. Rien ici ne déguise l'étendue de la solitude; elle n'a, comme l'Océan, d'autres limites que l'horizon ; aucune lacune n'interrompt sa conti- nuité ; la hache du bûcheron ne trouble pas son calme auguste, et l'acajou séculaire y tombe naturellement sur sa couche de feuil- lage , loin des regards du spéculateur européen.

En tournant les yeux dans la direction opposée, nous vîmes blanchir le lac d' Yzabal au delà des cimes planes de la forêt ; le ciel était d'un gris mélancolique et la rive lointaine à demi voilée par les vapeurs. Nous commençâmes à descendre les pentes de la montagne, et distinguâmes bientôt quelques maisonnettes , vision qui nous remplit de joie, comme celle du port après une traversée pénible. Le terme de nos épreuves était donc arrivé ! Plus de hasards, plus de soucis, plus de fatigues, l'Océan nous ouvrait une route large et facile, qui désormais nous conduirait au but sans incer- titude, sans préoccupations, sans efforts.

Le Mico appartient à un rameau de la Cordillère qui court entre le Polochic et le Motagua, enveloppe la rive méridionale du lac,

1. L'île de Guanaja dut à cette particularité le nom à' Ile des Pins que lui donna Colomb, lorsqu'il y toucha à son quatrième voyage ; mais ce nom ne lui est point resté, et par un caprice de la postérité, il a été appliqué à YEvangelista du grand navigateur. Voyez T. I, C. v, p. 71.

272 CHAPITRE XXII.

et se termine à Santo-Tomas, au fond du golfe de Honduras. La hauteur de cette chaîne ne dépasse pas 1,000 à 1,200 mètres; la largeur est de cinq lieues au point elle est coupée par la route. Ainsi les obstacles que rencontre la circulation ne résultent point , comme dans la Vera-Paz, de la grande élévation des montagnes, mais seulement de la nature argileuse du sol , de l'humidité qu'en- tretiennent les bois, de l'imperfection du tracé et du manque absolu d'entretien. Il est donc permis d'espérer que ces conditions chan- geront un jour avec les progrès de l'industrie nationale et le concours de l'élément européen.

C'est à dos d'hommes ou de mulets que s'effectue le transport des marchandises d'Yzabal à Guatemala, comme dans toute l'Amé- rique Centrale. Les Indiens portent, au- maximum, six arrobas ou 75 kilogrammes; on leur confie principalement les objets qui demandent des soins ou des ménagements incompatibles avec l'al- lure des bêtes de somme. La charge d'une mule se compose toujours de deux colis pesant chacun de 70 à ,80 kilogrammes; trente à quarante mules forment un atajo; un arriero en conduit cinq, et l'ensemble du convoi marche sous la direction d'un seul chef. Valajo ne fait guère plus de trois à quatre lieues par jour; en sorte qu'un trajet de 70 lieues environ , n'exige pas moins de trois à six semaines, suivant la saison. Avant l'amélioration de la route, il était même impossible de calculer la durée du voyage ; on se souvient encore à Yzabal, d'un convoi parti pour Guatemala en octobre 1822 , qui ne parvint à sa destination qu'en juin 1823 , après un laps de huit mois.

On donne aux mules, deux fois par jour, une faible ration de maïs , le matin avant le départ, et le soir au coucher du soleil. Cette distribution leur suffit avec l'herbe qu'elles trouvent à l'étape. Leurs conducteurs ne vivent pas avec moins de sobriété : des tortillas, rarement du tassao , des haricots et l'eau du ruisseau voisin , forment la base de leur régime. En arrivant à la station , ils commen- cent par abriter leurs charges, d'abord avec le bât des mules, puis avec des nattes et une couverture de laine ; ces précautions ne

LA ROUTE DU GOLFE. 273

suffisent pas toujours pour éviter lés avaries, mais il est rare que l'on ait un déficit à constater, car la fidélité, parmi les arrieros, est une vertu traditionnelle. Avant l'exécution des derniers travaux , il arrivait souvent que Yatajo perdît des mules ; les conducteurs dépo- saient alors sur le bord de la route la charge des animaux morts ou estropiés, la couvraient de branches d'arbres, et confiaient ce dépôt à la probité des passants. On assure qu'il était scrupuleuse- ment respecté. Voilà, certes, un exemple de moralité publique que l'on doit admirer, car il est bien loin de nos mœurs. Les frais d'un transport si long et si pénible, sont nécessairement très coûteux ; on peut les évaluer, en moyenne , à 50 cent, par kilogramme d'Yzabal à Guatemala , c'est-à-dire à sept francs par tonneau et par lieue, dépense exorbitante, qui excède de beaucoup nos prix les plus élevés.

On trouve à Yzabal, se termine la route du Golfe , de fréquentes, occasions pour Belize , d'où l'on peut gagner la Havane en profitant d'une goélette qui tous les mois effectue le trajet. La première chose dont je m'informai en arrivant, ce fut naturellement de mon passage : mais comment peindre le désappointement qui m'attendait? Par une coïncidence fatale , les paquebots anglais venaient de modi- fier leur marche, et les petits navires dont les mouvements cor- respondaient aux leurs, avaient quitté tous Yzabal pour n'y rentrer qu'au bout d'un mois! Les relations entre les deux ports demeurant ainsi suspendues, je me voyais emprisonné dans un pays triste et malsain , jusqu'à ce que le hasard ou le cours naturel des choses mît fin à ma captivité. Il fallut le bénéfice du temps pour m'amener par degrés à la résignation ; heureusement on attendait une goélette havanaise, et quoiqu'on l'attendît encore au jour de mon départ , cette circonstance n'en contribua pas moins à m'ins- pirer de la patience. Chaque matin , armé d'une longue-vue , j'in- terrogeais la solitude des eaux, et chaque soir je m'endormais avec une espérance nouvelle pour le lendemain. Bien des jours s'écoulèrent ainsi ; mais, comme je l'ai dit, le bâtiment ne parut pas, et l'on apprit plus tard qu'il avait fait naufrage sur la côte.

Yzabal est l'unique anneau qui rattache le Guatemala au monde

II. 48

m * CHAPITRE XXII.

civilisé. Entrepôt des produits indigènes et des marchandises étran- gères importées par le cabotage» ce port reçoit de l'Amérique dik Kord des farines et des viandes salées; des huiles» des vins, des fruits, des comestibles de l'Espagne; des meubles, des objets de luxe et des articles de mode de la France; de la poterie» de la quincaillerie et des tissus de l'Angleterre,, enfin la correspondance €t les journaux; c'est ainsi que des sources fort éloignées y versent à la fois le superflu et le nécessaire, en attendant que le pays sache trouver dans sa propre industrie la satisfaction de ses besoins*

Assise à dix lieues de l'Océan» sur le bord méridional du lac, la bourgade occupe mm position qui paraît heureusement choisie et même assez gréable au premier aspect ; mais l'homme â fait si peu pour ajouter à ces avantages naturels , qu'après un court séjour les im- pressions de l'étranger ne tardent pas à se modifier. À trois cents mèWes des dernières maisons, Commencent les impénétrables forêts qui ombragent la chaîne du Mico et se confondent vers le sud-est avec les solitudes du Honduras; en face s'étend le lac, dont on distingue la rive opposée, région montagneuse» à peu près incon*- nue, vivent quelques Indiens indépendants, dont les incursions pacifiques se prolongent jusqu'au territoire du Petén. Le véritable charme d'Yzabal, et certainement le seul» c'est d'offrir un point habité au centre d'une contrée vierge et inexplorée.

Le lac, long d'environ dix lieues sur quatre à cinq de larg&, communique avec la mer par un chenal étroit que l'on notame le Rio Duke ou YAnyoslura; la barre qui obstrue ce passage à son embouchure est à peine recouverte de deux mètres d'eau,, en sorte que les navires expédiés au Guatemala par l'Atlantique, doivent se rendre, soit à Belize, soit à Santo-Tomas, le transbor- dement des marchandises s'opère sur de petites goélettes de 60 à 80 tonneaux. Parmi les cours d'eau tributaires de ce vatste bassin» le Polochic eët le plus considérable et même le seul qui mérite une mention spéciale. Il descend, par une pente rapide en- trecoupée de rochers, des montagnes de Xucaneb, non loin de Sa- lama, et commence à porter bateau près du village de Teleman;

LA ftOUTE DU GOLFE. 2t5

sa profondeur varie entre quatre et huit pieds, à partir de ce point juëqu'à son embouchure des atterrissements réduisent la hauteur de l'eau à quarante centimètres. Néanmoins le commerce espagnol profita longtemps de cette voie de communication, à une époque la route du Golfe était à peu près impraticable. Le couH total de la rivière peut être évalué à une cinquantaine de lieues ; elle reçoit les ruisseaux de Boca-Nueva, Soledad, Pansas, outre le Caha- bon qui en double le volume.

C'est au bord du Polochic, à trois lieues de Teleman, qu'une compagnie anglaise se ruina, il y a peu d'années, dans un essai de colonisation malheureux ; l'établissement à'Abbootsvilte ou de lïoca-Naeua ne c&mpte plus d'habitants depuis longtemps; les con- structions sont tombées en poussière, les colons ont misérablement péri , et le sol même s'est ombragé d'une végétation vigoureuse qui a effacé jusqu'aux vestiges de cette folle entreprise. Après le Polo- chic ., les affluents les mieux connus du lac sont les petites rivières del Morro, del Limon, de las Canas , de las Minas, et le ruisëe&u d'YzGbal, qui tous, sans exception, coulent dans la solitude; il e£t rare que le silence de leurs rives soit troublé par la rame du pê- cheur ou par la cognée du bûcheron qui retentit sur un vieil acajou propre à fabriquer une pirogue.

Ainsi la route du Golfe pour les mulets, l'océan pour les navires , le Polochic pour les petites embarcations , sont trois grandes voies de communication qui donnent à Yzabal une importance incontes- table; mais en dehors des limites étroites de la route, le territoire, dans son état sauvage et primitif, se montre complètement inac- cessible ; et comme les rives du lac sont entrecoupées à leur tour de marécages et de ruisseaux vaseux, il en résulte que le point isolé P homme s'est établi peut être considéré comme une dure prison. En effet, diriger ses pas? C'est avec le fer et le feu qu'il faut s'ouvrir un passage à travers l'épaisseur des bois, , quelle que soit la direction que l'on suive, on rencontre toujours l'obstacle d'une forêt sans limites.

Il n'y a point, à proprement parler, de saison sèche sur le litto-

-276 CHAPITRE XXII.

rai de P Atlantique. Pendant six mois, de mai à octobre, la mous- son est intermittente, et comme, par suite, il tombe moins de pluie, on donne à cette période le nom de saison sèche, par oppo- sition à l'autre moitié de l'année. Mais dans le rayon d'Yzabal , Phumidité entretenue par l'accumulation des bois et le voisinage des eaux est pour ainsi dire perpétuelle ; aussi les habitants, pour exprimer combien est inégale la répartition du sec et de l'humide, ont-ils coutume de dire qu'il pleut dans la localité pendant treize mois de l'année ; ce n'est guère qu'en février, mars et avril, que l'on peut compter sur un petit nombre de beaux jours. La pluie se manifeste d'une manière soudaine et à toute heure; vous sortez avec un ciel pur, au bout de dix minutes vous êtes assailli par une averse. Ainsi constamment détrempée , la terre donne uniquement des pâturages; partout l'écoulement, nfe s'opère pas avec rapidité, les essais de culture ont échoué; si le sol au contraire est en pente, les eaux ne tardent pas à l'entraîner dès qu'il a été ameubli par te travail. La fréquence des nuages qui montent de l'Océan modère d'ailleurs l'excès de la température ; mais quand le ciel est pur, on sent vivement le voisinage du tropique. 11 est superflu d'ajouter que la constitution des Européens ne saurait résister longtemps à l'épreuve d'un semblable climat, et l'on reconnaît au bout d'un court séjour, combien il est funeste aux natifs eux-mêmes; la contractilité musculaire se relâche peu à peu , les fonctions digestives languissent, la transpiration dévient excessive, et l'affais- sement du corps se communique à l'âme, qui perd son ressort et son activité. En août, septembre et octobre, les fièvres intermittentes sont endémiques sur la côte, et comme leur tendance est maligne, on ne doit pas hésiter à les combattre dès leur apparition.

Yzabal, peuplé d'environ 300 âmes, ne possède ni curé ni méde- cin; on n'y voit pas même une église; il faut se résigner à y vivre et mourir comme au désert, sans secours temporels , sans conso- lations religieuses; au surplus, telles sont les conditions ordinaires de l'existence dans la majeure partie de l'Amérique Centrale. La plupart des maisons, faites en clayonnage et enduites d'argile, ne

LA ROUTE DU GOLFE. <277

méritent d'autre nom que celui de chaumières ; celles des principaux négociants sont construites en bois et revêtues de bardeaux qui imi- tent l'ardoise; les magasins occupent l'entresol ; l'étage supérieur, plus sain, mieux aéré, est habité par la famille. Ces bâtiments légers, dont les parois n'ont pas plus de cinq centimètres d'épais- seur, s'élèvent presque tous sur la rive du lac, d'où l'on jouit d'un magnifique point de vue. Il ne manque au tableau qu'un peu de variété et de mouvement; mais l'œil cherche vainement une dis- traction sur la vaste étendue des eaux, qui n'est accidentée par aucune île; vainement la longue-vue s'arrête vers le nord-est, dans la direction du canal qui communique avec le golfe : bien des jours s'écouleront avant qu'une voile lointaine répande par son apparition un peu d'animation aux alentours. Dans une situa- tion admirable, Yzabal est le séjour le plus morne et le plus isolé du monde.

Quelle que soit la placidité de l'atmosphère , le lac bat constam- ment ses rives, comme s'il était animé de la même vie que l'océan; il s'émeut et blanchit sous l'impression de la moindre brise, mais jamais son agitation ne prend les proportions d'une tempête ; les eaux, entraînées vers la mer par un courant presque insensible , sont douces et tièdes dans ce grand réservoir. A cinq lieues de la bourgade, au point le rétrécissement commence, on aperçoit sur le bord septentrional quelques baraques dominées par une masure en ruine ; c'est le Castillo de San-Felipe de Lara, lieu de déportation pour les criminels de l'État. Un détachement de quarante hommes est préposé à leur surveillance ; mais le désert qui les environne assure mieux encore l'exécution de la loi. A l'époque de mon pas- sage, les déportés étaient au nombre de quatre-vingts.

J'ai vu peu de moustiques à Yzabal , malgré le voisinage des eaux et des forêts ; en revanche, les fourmis s'y montrent extraor- dinairement multipliées, et l'intérieur des habitations n'en est pg[S moins infesté que la campagne. Aucun obstacle n'arrête leurs in- cursions, pas même celui des ruisseaux et des marécages : elles les franchissent à Faide des corps flottants,. en construisant des ponts

2?8 CHAPITRE XXII.

et des chaussée^ périssent de nombreux travailleurs, mais qui conduisent infailliblement les survivants au but. Doués d'un merveilleux odorat, ces insectes procèdent par invasions soudaines, puis disparaissent avec la même célérité : ce fut ainsi qu'ils dévo- rèrent et laissèrent absolument vides douze boîtes de confitures que j'avais rapportées de Guatemala. L'espèce est noire et de taille ordinaire; il en existe une autre, d'un roux jaunâtre, infiniment petite, qui s'insinue partout la première ne saurait pénétrée. Le «oir, lorsque le temps est orageux, une éphémère aux ailes dia- phanes s'introduit aussi par milliers dans les appartements * : ces petits êtres, attirés par h lumière, s'abattent sur les meubles comme -un nuage floconneux, et terminent en tournoyant leur rapide exis- tence. Dans la même nuit, leurs innombrables cadavres sont enle- vés jusqu'au dernier par les fourmis* Il paraît qu'autrefois les grandes espèces de mammifères , et notamment les carnassiers, furent très- multipliées aux environs du \m * ; quoique 1$ Contre n'ait pas changé de caractère, les habitants assurent qu'on en voit; rarement aujourd'hui, du moins dans le rayon qu'ils occupent. Lesofeeaux, les reptiles, y sont également peu nombreux. Enfin, le silence des forêts inspire, même au chasseur, un sentiment de crainte superstitieuse. Yzabal est séparé de Santo-Tomas par la chaîne du Mico qui, courant entre le Motagua et la rive méridionale du lac, se termine par une sorte d'épanouissement au fond du golfe de Honduras. Je n'ai pas eu l'occasion de visiter Santo-Tomas, cette colonie, au temps 4e mon voyage, n'étant g#re/ accessible que par la voie maritime; mais j'étais bien pl&çé pour recueillir des informations sur une localité d' ailleurs, trop voisine d' Yzabal pour que les con- ditions du sol et du climat n'y présentent pas une grande similitude. , On s'e&t demandé, il y a peu d'années, à la lecture de certains prospectus répandus eft Europe, comment un *site aussi favorisé «tque celui de Santo-Tomas, sous le double rapport des productions

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LA ROUTE DU GOLFE. Î79

naturelles et des avantages commerciaux, était demeuré pendant plusieurs siècles dans l'oubli; bien que la question, relativement à te colonie belge, ait perdu beaucoup de son intérêt, je u'iiésite pa£ à l'aborder parce qu'elle se rattache à la propre histoire d'Yzab&l, et que* d'ailleurs, tous les renseignements concernant l'Amérique Centrale ont leur importance aujourd'hui.

La baie de Santo-Tomas offre assurément aux navires l'asile le plus vaste et le plus sûr que la nature leur ait ouvert sur les côtes orientales du Centre-Amérique. On y pénètre par un passage large de 200 mètres, conduisant à un bassin spacieux et circulaire, d'une lieue de diamètre environ ; ce bassin est abrité par un amphithéâtre de collines boisées, qui s'élèvent graduellement jusqu'à mille mètres de hauteur et d'où s'échappent plusieurs ruisseaux. A 300 mètres du rivage, la sonde donne trois brasses d? eau sur un fqnd d'une excellente tenue : toutes les flottes du monde pourraient mouiller dans ce port magnifique , la sécurité n'est troublée ni par les vents du nord, ni par les ouragans. Ces avantages ont leur com- pensation. En dépit des éloges prodigués au climat de Santo-Tomas par des spéculateurs intéressés, les causes d'insalubrité y sont fla- grantes : en effet, les pluies et les rosées, aussi abondantes qu'à Yzabal, y maintiennent constamment le sol dans un état maréca- geux. Sous l'influence de cette humidité combinée avec la chaleur, se développent des fièvres intermittentes , bénignes au début, plus graves après une rechute, suivies alors d'obstructions, d'engorgement des viscères, de dyssenteries, etc. Cependant il n'est pas douteux que l'on ne réussît à assainir le territoire et à lui communiquer une salubrité relative en le débarrassant des forêts qui l'encombrent et en favorisant l'écoulement des eaux; mais de pareils travaux ne s'accomplissent , sous les tropiques , qu'au prix de nombreuses existences, sacrifiées quelquefois pendant plusieurs générations.

Il ne paraît pas que le district de Santo-Tomas puisse réelle- ment offrir une indemnité suffisante, au point de vue de la produc- tion coloniale. Dans un pays aussi montagneux, la main- d'œuvre, en outre, est excessivement chère, on parviendrait

280 CHAPITRE ^CXI.I.

difficilement à établir des plantations de cannes à sucre qui entras- sent en concurrence avec celles des Antilles; on n'obtiendra pas davantage, sur un sol argileux, de tabac estimé, ni de cochenille sous un climat pluvieux; le café a peu de valeur, et les bois, dont l'exploitation nécessite de fortes avances, ne sont plus comme jadis la source de grands bénéfices.

Quant aux avantages commerciaux que procureraient le voisi- nage et l'intimité du Guatemala, ils se réduisent également à des proportions fort minimes. En effet, un pays dont l'exportation est limitée à peu près à un seul article, ne saurait offrir au commerce un aliment sérieux et profitable, surtout quand la valeur de cet article tend à baisser de jour en jour sur les marchés *. Les Anglais envisa- gent eux-mêmes leurs relations d'échange avec le Guatemala comme un objet purement accessoire ; ils affirment qu'elles ne les ont point enrichis, et je le crois volontiers, d'après ce que j'ai vu de mes propres yeux 2.

Du reste, la compagnie belge ne s'imposa pas au début de bien grands sacrifices. Lorsque les premiers émigrants arrivèrent à Santo- Tomas, en mai 1843, ils trouvèrent un hectare de terre en culture sur les 448,000 dépendant de la concession, et pour tout abri, un rancho, qui trois mois après tomba de vétusté. Par la suite on

1. Les îles Canaries produisent environ mille suions de cochenille, c'est-à-dire une. quantité équivalente à la consommation de l'Europe. Quand l'Algérie, comme il est permis de l'espérer/ fournira son contingent, la valeur de cette marchandise déclinera sensiblement en Amérique.

2. La valeur des produits étrangers qui entrent annuellement dans le port d'Yzabal peut être évaluée à deux millions de piastres, et celle des exportations en cochenille, indigo, sal- separeille, etc., à un chiffre à peu près équivalent. Le commerce de cette place roule donc s 21 millions de francs. Les Belges font monter à une somme à peu près équivalente, celui qui s'opèie par contrebande entre Belize et le territoire voisin ( Happort sur la colo* nisation de Santo-Tomas, p. 75). Mais ce calcul me parait erroné. La contrebande était en vigueur, et même en honneur au temps de la domination espagnole, lorsque la métropole imposait ses produits exclusivement aux colonies; alors les négociants de Guatemala ne crai- gnaient pas de s'embarquer dans de telles aventures : ils mettaient ordre à leurs affaires, s'armaient de pied en cap, et suivis de quelques amis, se rendaient à l'embouchure du Rio Motagua, s'opéraient habituellement ces transactions illicites. Aujourd'hui le commerce est libre, les droits modérés, la surveillance rigoureuse, il n'y a plus de con- trebande organisée, et celle* qui s'opère par filtration à travers les solitudes du Petén ou de la Vera-Paz^ ne mérite pas l'importance qu'on lui attribue.

LA ROUTE DU GOLFE. 281

construisit une cinquantaine de chaumières, on coupa soixante hec- tares de bois et l'on en défricha six : à cela se bornèrent les tra- vaux des cinq premières années.

Quelque faible que paraisse ce résultat, il n'a été acquis qu'au prix d'effroyables souffrances dont je «rois inutile de retracer le tableau : un tiers des émigrants fut enlevé par la maladie; un tiers alla mourir plus loin. Le surplus, réduit aux extrémités les plus dures, continua de languir dans la misère et le découragement. Tel fut le sort d'infortunés dont quelques-uns avaient vendu le petit patrimoine qu'ils possédaient dans leur pays natal, pour acheter une parcelle de cette terre promise. L'entreprise, conçue originaire- ment dans un but de spéculation privée, parut offrir plus tard de meilleures garanties en prenant un caractère national ; cependant, au temps démon voyage, l'existence de la colonie semblait fort problé- matique : le traité définitif n'avait pas encore été ratifié; les dettes s'élevaient à une somme considérable, le crédit était épuisé, les routes toujours en projet, l'isolement profond, et la récolte insuf- fisante pour les besoins des rares colons.

Les considérations que je viens d'exposer brièvement n'expliquent pas d'une manière complète l'abandon de Santo-Tomas; on se demande toujours par quel motif les propres nationaux ont négligé cette baie magnifique pour choisir le site défectueux d'Yzabal. Cette singularité est une conséquence des principes qui pendant trois cents ans dirigèrent la politique de la cour de Madrid.

Puerto-Caballos fut le premier port que les Espagnols, dès le temps des Cortès, fondèrent sur la côte du Honduras; ce fut aussi pendant près d'un siècle leur principal établissement maritime et commercial dans ces parages. Mais à l'époque les flibustiers infestaient les mers Caraïbes, on dut chercher un lieu plus facile à défendre contre leurs incursions réitérées. Dans l'année 1604, le pilote Francisco Navarro, investi de cette mission par le président du Guatemala, reconnut, en faisant voile à l'ouest, au fond du golfe de Guanaxos, une baie profonde qui semblait réunir toutes les conditions de sécurité désirables; il lui donna le nom qu'elle

m CHAPITRE XXII

porte emcore aujourcfhui, en Fhonneur de saint Thomas d?Aquin, dont la fête coïncidait avec cette heureuse découverte. Trois ans plus tard, on y éleva quelques fortifications; puis, tout à coup, les travaux furent interrompus et les lieux évacués sans retour, à cause de F extrême stérilité du soi; les bêtes de charge employées aux transports y périssaient de faim, si Ton en croit Juarros 4. Mais le climat humide et la végétation vigoureuse de Santo-Tbmas réfutant complètement cette assertion, il faut chercher ailleurs la véritable cause de l'abandon. On n'ignore pas que l'Espagne, jalouse de perpétuer sa domination dans le Nouveau Monde , restreignit dès Torigine, autant que les circonstances le permirent, les relations de ses colonies avec les étrangers : pour que son but fût mieux rempli, elle n'en permit l'accès que sur un petit nombre de points , négligeant même de soumettre ou de convertir les indi- gènes du littoral , afin de laisser subsister un épouvantail qui éloi- gnât les visiteurs curieux. Comme on comptait déjà plusieurs éta- blissements maritimes sur la côte du Honduras, il est probable que l'inauguration d'un nouveau port, dans les conditions remar- quables de Santo-Tomas, dut contrarier les vues du gouvernement espagnol , qui refusa son approbation : cette présomption semble confirmée par le silence des historiens nationaux.

Cependant, pour dédommager le commerce de l'abandon de Santo-Tomas, le président du Guatemala jeta tes yeux sur le Rio Duke, écoulement du lac d'Yzabal. Un établissement fondé dans ces parages parut offrir toutes les garanties de sécurité qui manquaient à Puerto-Caballos. On fit donc choix, en dedans de la barre, d'un site qui, peu de temps après, fut délaissé pour l'emplacement actuel du Caslilîb de San -Felipe. on éleva quelques fortifica- tions défendues par une garnison de 200 hommes, ce qui n'em- pêcha pas, en 1666, les boucaniers d'y débarquer et d'y mettre le feu* Cet événement effraya tellement te commerce, qu'il trans- féra ses entrepôts, à quatre lieues plus loin, sur la rive opposée du

1 . Juarros, Trat. I, c. 3, p. 37, et trat. IV, c. 3, p. 166.

LA ROUTE DU GOLFE. $83

lac, dans une localité malsaine qui prît le nom de Bodcgas del Golfo. Mais le passage du Mico présentait en cet endroit tant de difficultés, que le consulat, sur la représentation des principaux négociants, se décida à modifier encore une fois l'assiette du nou- veau port. Ce fut en 1804 que cette dernière translation s'opéra et que le site de Bodegas ftit délaissé pour celui d'Yzabal. On ouvrit en même temps à travers la montagne une route large de trente mètres, sur trois lieues et demie àe longueur, qui coûta ÛO mille piastres (210.000 fr.) et dont les réparations absorbèrent plus tard le double de cette somme : c'est l'horrible chemin que noué avons suivi.

Ainsi le gouvernement espagnol n'hésita pas à délaisser un âeh ports les plus beaux de l'Amérique Centrale, pour cacher au fond d'un lac obscur, de difficile accès, les relations que la métropole entretenait avec sa colonie ; la baie de Santo-Tomas tomba dans un profond oubli dont elle n'est sortie , il y a peu d'années , que par l'initiative des spéculateurs du vieux monde; non -seulement ses possesseurs en ignoraient le prix, mais à peine connaissaient -ils d'une manière bien certaine le point du littoral elle était située^ Néanmoins, quand les Belges voulurent en négocier l'acquisition, le gouvernement guatémalien, par ce sentiment de méfiance et de jalousie dont la tradition s'est perpétuée dans les colonies espa- gnoles, commença par leur imposer des conditions inacceptables; il est vrai que plus tard, mieux éclairé sur les vrais intérêts du pays, il a manifesté des vues plus généreuses, calculant vraisemblable- ment que quelle que fût l'issue de l'entreprise, l'État n'en profite- rait pas moins des capitaux et de l'industrie des étrangers.

11 y avait vingt-cinq jours que j'étais prisonnier à Yzabal la fièvre et l'ennui me consumaient , lorsqu'un soir je m'assis, dans une disposition d*esprït assez mélancolique, sur une petite éminence voi- sine de la bourgade. Le lac s'étendait à mes pieds, toujours calme, toujours solitaire; je distinguais assez nettement les mouvements de la côte, et mon regard s'était arrêté sur tes montagnes lointaines de la Vfera-Pfcz, qui reflétaient tes dernière feux du jour. Arrivé au

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terme de mon voyage, et prêt à quitter des lieux j'avais tant vécu, si la durée de l'existence se mesure à la vivacité des impressions et à leur nombre, je ne sais quel regret, quelle amertume secrète, se glissait dans mon âme à côté de la joie du retour. Sans doute j'étais heureux de partir; ce sentiment dominait tous les autres; mais il s'y mêlait une tristesse vague que j'avais peine à m'expliquer. L'idée d'un éternel adieu est pour nous si pénible, que nous nous résignons difficilement à l'accepter; je me disais, mais sans y croire, qu'un jour je reverrais peut-être ces forêts vierges, ces gracieux cocotiers ; que j'entendrais encore la note musicale de ces oiseaux ; que j'ex- plorerais avec plus de loisir ces montagnes bleues j'avais éprouvé de si douces émotions, je laissais tant de souvenirs ! C'était ainsi que je rêvais, en traçant un nouveau plan de voyage, dont je sen- tais l'illusion, et qui néanmoins me charmait... Le soleil avait dis- paru derrière les hauteurs du Mico, et la brise commençait à frémir dans le feuillage des arbres ; de fraîches émanations se répandirent dans l'atmosphère, la nappe bleue du lac se ternit, une vie nou- velle parut animer la nature, et mes pensées prirent également un autre cours.

Cependant Morin m'attendait avec une extrême impatience, car il avait une nouvelle importante à me communiquer : on venait de signaler une voile , et de la terrasse de notre habitation , je distinguai moi-même , à l'aide d'une longue-vue, un point blanc, lumineux, sur la ligne d'horizon. Vers dix heures, le bâtiment que nous avions aperçu mouilla à quelques encablures de la plage : c'était une des goélettes qui naviguent entre Belize et Yzabal. Quoique l'événement fût loin d'être imprévu, la joie m'empêcha de dormir, et dès le point du jour je me rendis à bord pour arrêter notre passage. Telle était néanmoins l'influence qu'exerçaient sur mon esprit le profond isolement du pays, la déception que j'avais éprouvée , peut-être aussi la maladie, que je doutais encore de la réalité et ne pouvais me persuader que j'allais enfin m'éloigner de ce mélancolique séjour.

La journée se passa en préparatifs ; vers minuit, le vent ayant

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fraîchi , le capitaine nous envoya chercher: bientôt après, hous levâmes l'ancre. La nuit était radieuse ; d'innombrables étoiles bril- laient au firmament, la croix du Sud resplendissait dans toute sa gloire ; on distinguait vaguement les contours du rivage que la lune ne tarda pas à inonder de sa molle clarté. Enveloppé de mon manteau et couché sur le pont, je contemplai longtemps ce spec- tacle dont la magnificence m'accablait , prêtant l'oreille au mur- mure du vent, au frémissement de l'eau contre les bordages^ et me demandant parfois si je faisais point un rêve.

A six heures du matin, nous étions à la hauteur du Castillo de San Felipe; une barque fut envoyée à terre pour remplir les formalités d'usage, après quoi nous mîmes toutes voiles dehors, la brise étant excessivement faible et variable.

Le lac. en cet endroit, montre un étranglement qui permettrait difficilement à un ennemi d'y pénétrer si le Castillo était pourvu de canons; il s'épanche ensuite dans un bassin secondaire, appelé le Golfete qui, à son tour, prend la forme d'un canal tortueux, resserré entre de hauts rochers. Ce canal, long de trois lieues, aboutit a la mer et se nomme le Rio Dulce ou Y Angostura. L'action du vent s'y faisant peu sentir, on y supplée par l'emploi de l'aviron ; aussi, malgré la faiblesse du courant, les petites goélettes engagées dans cet étroit passage consument-t-elles quelquefois plusieurs jours pour remonter jusqu'au lac d'Yzabal. VAurora était le type de ce genre de navires : la coupe en était fine et allongée , la mâture légère, la flottaison si basse que l'on pouvait en s'inclinant effleurer la surface du lac. La cale encombrée de ballots, le pont em- barrassé d'agrès, de barriques, de cordages, la cuisine réduite à son expression la plus simple, tout annonçait aux passagers que leur présence à bord n'était qu'un incident sans importance. Outre le capitaine, vieillard d'une taille haute, d'une charpente osseuse , au teint brun et hâlé , assis habituellement à la barre, l'équipage se composait de cinq jeunes garçons, robustes et agiles, silen- cieux, exercés, prompts à l'obéissance, de types et de couleurs divers, qui tous étaient ses fils. Anglais d'origine Indien par les

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habitudes et Tare par les ineetms, ce marin prévoyant avait autant de femmes et de ménagée que de points de relâche sur la côte* Lés bâtiments d'un faible tonnage comme celui qu'il commandait perdent rarement de vue la terre* ils vont chercher un abri au moindre signe mauvais temps : tel était le fondement de ses arrangements domestiques; peu importait la race et ia couleur, pourvu qu'il rencontrât à point les avantages de l'association con- jugale.

Les rives du lac présentent peu de relief à la hauteur du Golfete; mais à l'extrémité de ce bassin , après une succession d'îles vertes extrêmement touffues > les montagnes se rapprochent et ne laissent subsister entre leurs bases qu'une déchirure profonde, coule avec lenteur le Rio Dulce. Il était deux heures lorsque nous attei- gnîmes ce passage; le soleil étincelait dans un ciel éblouissant, pas un souffle n'allégeait ia pesanteur de l'air, le goudron se liquéfiait sur le pont, et la chaleur* concentrée au plus haut degré, nous parais- sait intolérable. Réduits à l'immobilité, nous jetâmes un grappin, serrâmes nos voiles > et nous décidâmes à dîner en attendant le lever de la brise* Les terres dont nous étions environnés , offraient l'aspect d'une masse compacte de verdure les bas fonds, les rochers, les ravins, disparaissaient sous le même manteau de feuil- lage; çà et là, une ombre tranchée marquait l'embouchure d'un ruisseau ; de légères vapeurs flottant sur le bord méridional , à la distance d'une encablure, indiquaient une source thermale dont la température passe pour être élevée.

Cependant, comme aucun changement ne se manifestait dans l'at- mosphère, le capitaine, que l'inaction commençait à fatiguer, fit in- staller les avirons, et bientôt nous voguâmes dans un magnifique canal dont les berges perpendiculaires s'élevaient à deux cents pieds de hauteur. Telle est l'exubérance de la végétation , qu'à peine de loin en loin aperçoit-on quelques roches grisâtres , qui toutes ont leur nom, connu des mariniers* Il en est une entr autres sur laquelle on croit distinguer l'empreinte de caractères antiques ; mais en l'exa- minant attentivement à l'aide d'une lunette, on voit se dissiper l'illu-

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sion produite par des accidents naturels et par le jeu de la lumière* Plus le lit se resserre» plus la double muraille qui emprisonne le fleuve s'exhausse et devient imposante ; à quatre heures du soir, le crépuscule règne déjà dans les profondeurs de l'Angostura, seule- ment les sommités exposées au couchant se colorent d'un reflet doré qui atteste la présence du jour.

Le soleil ^ prêt à disparaître , répandait sur la cçte une splen- deur mélancolique, lorsque nous atteignîmes l'embouchure du Rio Dulce : le frémissement des eaux autour du navire, le balancement des mâts et une fraîcheur subite nous annoncèrent la proximité de l'Océan. Déjà la voûte du ciel commençait à s'illuminer d'étoiles, un calme inexprimable régnait sur le rivage, et les molles ondula- tions de la mer, toute noyée de rayons, concouraient avec le silence de la brise à nous présager une belle nuit; l'ancre tomba dans le chenal, et un quart d'heure après » l'équipage de VAurora était plongé dans un profond sommeil.

Au matin* lorsque mes yeux s'ouvrirent, la barre du fleuve était déjà bien loin et nous marchions le cap au nord ; la côte , éloignée de trois milles» ne présentait à l'œil qu'une succession de forêts montagneuses ; toutefois o& distinguait encore la gorge du Rio Duke% indiquée par une ombre ferme au sein de l'éternelle verdure. Cette perspective et le morne souvenir d'Yzabal effacèrent mes derniers regrets; tandis que l'horizon changeait, ma vie semblait aussi se colorer d'une teinte nouvelle c je me sentais heureux» libre, plein d'espérance; tout rayonnait dans l'avenir, comme le miroir des jeaux qui reflétait autour de nous les brillantes clartés de l'aurore. L'image du foyer domestique» le souvenir des affections que j'allais retrouver, la mémoire des épreuves passées» me pénétraient d'une joie douce et profonde ; enfin la voix puissante de la nature, qui parle si vivement au cœur de l'exilé et ramène l'enfant à sa mère, m'avait entièrement subjugué,

11 est probable que le lac d'Yzabal fut originairement un bassin isolé, sans communication avec le golfe, et qu'il doit son écoule- ment actuel à une de ces dislocations du sol si fréquentes dans

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l'Amérique Centrale. Le courant insensible du Rio Dùlce, comparé à celui du Polochic, montre que l'évaporation est très considérable à la surface de ce grand réservoir, et permet de supposer qu'elle dut équilibrer jadis le produit de ses affluents d.

Le phénomène qui a changé les conditions du lac en lui procu- rant une issue vers la mer, a tracé en même temps la grande route du Guatemala. Quelles doivent être les impressions du voyageur d'Europe, lorsqu'il pénètre pour la première fois par cette voie mystérieuse dans le centre du continent américain ! Ses regards errent d'abord sur une côte montagneuse et déserte, couverte de forêts, il cherche inutilement un port, un phare, une cabane de pêcheurs, quelques vestiges enfin de la présence de l'homme. On lui montre une tache irrégulière sur le flanc des montagnes ; le bâtiment approche ; les sierras se redressent dans toute leur fierté primitive ; la tache est une énorme déchirure le navire va s'engager. A peine la barre est-elle franchie que tout bruit, toute agitation ont cessé : le soleil s'efface, le vent tombe, le silence n'est troublé que par le choc des avirons. Pendant plusieurs heures, quelquefois pendant plusieurs jours, la navigation se poursuit dans les mêmes circonstances, à l'ombre de rochers couronnés de bois vierges, qui, semblables à de prodigieuses murailles, interceptent partout la vue; puis, un matin, le canal s'élargit, les rives s'aplanissent, les eaux s'épan- chent en liberté, c'est un lac immense, une nappé bleue, paisible et pure, que la proue fend sans résistance. L'effet serait complet et magnifique, si la scène était animée par le spectacle d'une ville populeuse; mais ces rivages déserts, incultes, silencieux, ces eaux profondément solitaires, la vaste étendue des forêts et l'aspect de quelques toits en chaume perdus dans un océan de verdure, produi- sent sur Tâme une impression pénible, surtout après une longue traversée. L'étranger d'abord ébloui se sent refroidi par degrés, et si, comme il arrive souvent, c'est un rêve de fortune qui l'entraîne loin de son pays, il pressent avec amertume que ses pas se sont égarés.

1. Rapport sur la colonisation de Santo-Tomas, p. 33.

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Le capitaine de ÏJiirora, avant de quitter le mouillage, avait envoyé un canot à terre pour y acheter des provisions ; on nous rapporta du village de Liwingston des bananes, des cannes à sucre et du pain de cassave. Ce pain, dont je goûtai pour la première fois, est sec, spongieux, très blanc, façonné en larges galettes d'un demi-pouce d'épaisseur, de la forme d'un fromage de Brie; je lui trouvai peu de saveur : « Vous l'apprécierez mieux dans une matelote, me dit le capitaine d'un air de connaisseur; le pain de cassave est fait pour la matelote. » Mais point de matelote sans poisson, et nous jetâmes inutilement la ligne. Le manioc, dont la racine sert à préparer le pain de cassave, n'est cultivé dans le Gua- temala que sur les côtes de l'Atlantique, il a été sans doute importé des Antilles; on n'ignore pas que la même plante fournit le tapioca : je parle du véritable, car la majeure partie de celui qu'on trouve dans le commerce est fabriqué aux environs de Paris avec la fécule de pomme de terre.

Isolé au milieu des bois, à l'embouchure du Rio Dulce, le village de Liwingston a pris naissance en 1832. Il renferme une popu- lation d'environ 200 habitants, pour la majeure partie Caraïbes. Ces derniers représentants de la race insulaire, expulsés de l'île Saint-Vincent, en 1798, et déportés en masse par le gouvernement anglais, furent accueillis sur le territoire espagnol, on leur assigna des terres aux environs de Truxillo; de ils se sont répandus le long du littoral et particulièrement dans l'est. Laborieux, industrieux, sobres et prévoyants, ils vivent en paix du produit de leurs cultures, d'un petit trafic avec Belize et Truxillo, enfin de leur travail dans les exploitations forestières.

Les Caraïbes ont conservé leur langue native et pratiquent la polygamie comme au temps passé. Leurs femmes, lorsqu'ils en ont plusieurs, jouissent chacune d'un établissement distinct et, comme dans la loi musulmane, elles ont un droit égal aux faveurs du mari, qui ne saurait disposer d'une bagatelle au profit de l'une d'elles, à moins de traiter toutes les autres avec la même libéralité. En vertu de 'ce principe, il les fait jouir alternativement de sa société, pendant n. 19

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la durée d'une semaine, sans que la jalousie (on l'assure du moins) vienne troubler cet heureux concert. Un trait de mœurs assez sin- gulier pour mériter d'être noté, c'est que la femme, une fois en possession de l'habitation que le mari lui a construite et du champ qu'il a défriché pour elle , est obligée de pourvoir à ses propres besoins ainsi qu'à ceux de ses enfants, ce dont elle s'acquitte généra- lement avec courage et intelligence. Si elle reçoit quelque assistance de son époux, c'est en le rémunérant de son travail, c'est-à-dire en lui payant un salaire dont le taux est fixé par l'usage. Cette popu- lation intéressante entretient de bons rapports avec ses voisins et rend d'utiles services au pays qui lui a donné un asile.

Favorisés par une faible brise du sud-est, nous longeâmes pen- dant deux jours la côte déserte du Guatemala, jusqu'à la rivière Siburij commence la concession de Belize. Cette navigation s'ef- fectue à travers un labyrinthe d'îlots dont la plupart n'ont jamais été visités, si ce n'est par les oiseaux de mer et les pirates ; le rivage est plat, bordé de cocotiers, et l'horizon accidenté par quel- ques cimes lointaines. Dans la soirée du troisième jour, depuis notre départ d'Yzabal, nous découvrîmes dans le nord-ouest plusieurs mâts de navires, et bientôt la ville de Belize monta lentement du sein des eaux; la mer était émaillée d'une infinité de petites îles ou cayes qui se prolongent fort avant dans l'est et sèment la navi- gation de dangers. Il n'existe qu'une passe au milieu de cet archi- pel, entre Engllsh-Key et Golf-Key, favorablement située pour pénétrer dans la rade. Lorsque nous eûmes mouillé à la distance d'un quart de mille, je pris congé de Y Auront et me fis conduire à terre , muni d'une lettre de recommandation , car il n'existe point d'auberge dans la ville.

En arrivant du Guatemala, ce pays classique des chaumières, l'œil est charmé de la perspective de Belize , dont les maisons construites en bois, élevées de deux étages, propres , bien distri- buées, variées dans leur architecture et leur couleur, présentent un ensemble extrêmement agréable; en même temps , l'anima- tion des rues, le mouvement maritime, le retentissement de la hache

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sur les chantiers, et l'aspect de magasins bien approvisionnés, an- noncent qu'une race active et laborieuse a succédé aux créoles indolents de l'Amérique Centrale.

On connaît peu les difficultés dont les Anglais ont triomphé par leur énergique persévérance dans la création de Belize ; et tandis que les Espagnols, qui y résident en petit nombre, se récrient sur l'incommodité d'un pareil séjour, il faut admirer au contraire le parti que les habitants ont su tirer d'un lieu aussi ingrat.

Balise ou Belize, comme on l'écrit aujourd'hui, doit son nom et son origine au flibustier Wallace qui, chassé de l'île de la Tortue par les Espagnols, se réfugia sur la côte du Yucatan et fixa sa résidence à l'embouchure du Mopan, au fond d'une baie protégée par d'innombrables écueils. L'ancienne orthographe espagnole, Walist concorde avec cette étymologie; plus tard, par tuae cor- ruption familière à l'idiome castillan, le W s'est transformé en B, modification que les Anglais eux-mêmes ont adoptée.

En 1665, un boucanier français, l'Ollonois, ayant rejoint avec sa troupe les débris de celle de Wallace, ces pirates eurent l'idée de couper du bois de teinture qui abondait dans les forêts voisines et que Ton commençait à rechercher en Europe. Lorsqu'ils eurent reconnu les avantages de ce genre de commerce, dont les bénéfices étaient plus réguliers et plus sûrs que le produit de leurs courses, de flibustiers ils devinrent de paisibles spéculateurs et se bornèrent à exploiter les bois appartenant à la couronne d'Espagne. La pros- périté de Belize qui, dans l'année 1770, comptait une population blanche de 700 habitants, éveilla de bonne heure l'attention du gouvernement britannique ; rien ne fut épargné pour conserver une position que l'Espagne revendiquait avec une égale persistance et surtout avec de meilleurs titres; enfin, au bout d'un siècle, la ques- tion fut définitivement tranchée par le traité de 1783 et par l'acte additionnel du H juillet 1786 dont les termes sont clairs et précis. L'Angleterre renonça, en vertu de ces conventions, à tous droits de possession territoriale dans l'Amérique Centrale, conservant seulement, à titre de privilège exclusif, la faculté de couper du bois

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sur le territoire de-Belize, de recueillir les fruits du sol et de les exporter; mais il lui fut interdit d'élever des fortifications dans le pays, d'y créer des établissements permanents, d'y instituer une forme quelconque de gouvernement; en un mot d'effectuer aucun acte qui pût être considéré comme attentatoire aux droits de sou- veraineté de sa Majesté Catholique. L'étendue de la concession fut d'ailleurs réglée par l'article 2 du traité, qui lui assigne, au nord le Rio Hondo, au sud le Rio Sibun pour limites.

Mais ces droits, d'assez mince valeur et même tout à fait nuls au point de vue politique, s'étendirent graduellement par une infrac- tion aux conditions stipulées et changèrent en même temps de caractère. Considérant Belize comme sa propriété absolue, l'Angle- terre ne tarda pas à y exercer une autorité civile qu'elle s'était elle- même interdite, et elle transforma peu à peu en une domination réelle le simple privilège qu'elle avait obtenu dans le principe. Par des empiétements successifs elle accrut son domaine vers le sud, aux dépens du Guatemala, et le prolongea jusqu'à la rivière Sarstoun, à plus d'un degré de latitude des limites fixées par le traité. Bien plus, elle s'empara de Roatan et de Guanaca, appartenant à l'État de Honduras, sous prétexte que ces îles étaient une dépendance de Belize; puis, pour dissimuler son usurpation et se créer un titre dans l'avenir, elle donna au territoire qu'elle occupait le nom de British-Honduras, nom assez mal choisi, car il renferme une inexac- titude géographique qui en trahit précisément l'origine 1.

Telle est l'histoire sommaire de l'établissement de Belize, qu'il est impossible de considérer comme une colonie dans l'acception complète du mot, puisque les droits de l'Angleterre, essentiellement précaires, ne peuvent être assimilés qu'à un usufruit révocable. Une rade sûre, défendue par un archipel d'îlots et de récifs, une rivière navigable jusqu'à une certaine distance dans l'intérieur, des forêts

1. Les géographes anglais, .pour favoriser les vues de leur gouvernement, ont appliqué le nom de British-Honduras à toute la portion du littoral qui s'étend entre le Rio Hondo et le Sarstoun, quoique ce territoire n'ait jamais fait partie du Honduras. Quant aux îles dépen- dantes de ce dernier État, qui ont été incorporées « par droit d'accession» à rétablissement de Belize, elles ont reçu, dans le même dessein, la dénomination collective de Bay-Istands.

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riches en bois précieux, offrirent aux premiers occupants d'incon- testables avantages; mais, d'un autre côté, les terres étaient si basses que leur niveau se confondait avec celui de l'Océan : point de culture possible au milieu de ces marécages, pas une pierre pour bâtir, pas une goutte d'eau douce, en outre un climat perni- cieux. Ces obstacles n'effrayèrent nullement les successeurs de Wallace ; ils commencèrent par raffermir le sol et par lui donner du relief en y accumulant des troncs d'arbres, des copeaux d'acajou et le lest qu'apportaient les navires d'Europe; ensuite ils prati^ quèrent des saignées à travers les marais et forcèrent, par des exhaussements successifs, les eaux dormantes à s'écouler; à mesure qu'une portion de terrain se consolidait, on y bâtissait une maison, et bientôt un système régulier de chaussées relia l'une à l'autre toutes ces constructions isolées.

Les progrès matériels de Belize furent néanmoins très-lents; il y a cinquante ans , la ville était encore entrecoupée de marécages ; aujourd'hui les eaux ont disparu de la surface, mais on les retrouve à un pied de profondeur sur les terrains anciennement raffermis. A mesure qu'on s'éloigne du quartier maritime se concentre toute l'activité commerciale, les chaussées et les canaux deviennent de plus en plus multipliés; les flaques d'eau reparaissent et les maisons se montrent isolées sur les points récemment conquis. Quelques-unes ont été élevées sur des pieux, au milieu de la vase; d'autres sont entièrement cernées par les marais; leurs habitants ne communiquent avec la voie publique qu'à l'aide d'intermé- diaires plus ou moins ingénieux. En avançant , le pays baigné de lagunes reprend son aspect primitif; une végétation puissante, composée principalement de mangliers, ombrage le territoire et se confond avec les forêts vierges qui régnent sans interruption jus- qu'au Petén. On peut franchir, à l'époque des sécheresses, cette zone marécageuse et pénétrer dans l'intérieur; mais, en toute saison, la voie du fleuve est préférable.

Comme la pierre manque aux alentours de Belize, les con- structions y sont de bois, depuis la fondation jusqu'au faîte, système

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d'architecture emprunté aux Chinois, adopté à la Jamaïque, à cause des tremblements de terre, et usité même aux États-Unis. On remarque cependant quelques habitations modernes dont le premier étage est bâti de briques* matériaux assez chers, apportés d'Eu- rope par les navires qui voyagent sur lest. La ville renferme de fort jolies maisons; ce sont des bâtiments légers, ornés de fines balustrades et d'escaliers aériens, peints avec coquetterie, ombragés de cocotiers ou d'arbres à pain, ayant enfin une physionomie exo- tique parfaitement en harmonie avec l'aspect de la population. Il faut voir, le dimanche* les nombreux Africains qui en forment le noyau, bien vêtus, bien nourris, promener complaisamment par les rues leur indépendance , tandis que les gentlemen de race blanche, dans une tenue irréprochable, parcourent vingt fois de suite au galop l'étroit espace conquis sur les marais : quant aux Indiens, à l'exception de quelques Caraïbes, il est rare d'en rencontrer dans ces parages.

Les édifices publics dignes d'être mentionnés, sont la cour de justice, le palais du gouverneur et l'église, monument tout en briques ; le marché , bien aéré , est une construction légère , élé- gante, placée au bord de l'eau, réunissant toutes les conditions de solidité et de commodité désirables : on y trouve des tortues abon- damment , car ici comme à Londres la chair de ces amphibies fait les délices du gastronome ; enfin je citerai le fort Saint-Georges, véritable curiosité du genre, fondé au ras de l'eau, à 500 mètres de la ville, avec le lest des navires.

La ville de Belize, y compris ses dépendances > peut avoir un mille de longueur et trois quarts de mille de largeur ; elle est assise à l'em- bouchure du Mopan , sur un bras du fleuve que l'on nomme la Vieille-Rivière ; un pont de bois d'un assez bon effet, met en com- munication les deux rives. En 1844, la population s'élevait à 10,809 habitants , parmi lesquels on comptait seulement 399 Européens , le reste étant noir ou mulâtre; j'ai ouï dire que ce chiffre avait diminué. Le port n'est qu'une rade foraine, exposée aux vents d'est , mais protégée contre la grosse mer par une ceinture d'îles

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basses qui règne fort avant dans le nord ; il manque de profondeur, en sorte que les navires doivent ancrer à une certaine distance au large et transborder leur chargement. Quelques-uns des îlots voisina sont ornés de maisons de plaisance; le climat y est, dit-on, moins insalubre que sur la côte , et les malades s'y font conduire dans l'espoir de hâter leur convalescence.

On remarque , le long des quais , bon nombre de maisonnettes échelonnées sur le fleuve, dont plusieurs sont écartées de la rive et s'y rattachent au moyen d'un pont. Je me perdais en conjectures sur la destination de ces kiosques, peints de couleurs variées et soigneuse- ment clos, lorsque je découvris.... bref le site me parut fort heureu- sement choisi* sauf la publicité inévitable; il est difficile, en effet, de conserver l'incognito, lorsque l'on introduit la clef dans la serrure.

Belize manque d'eau douce, celle du Mopan conservant un goût saumâtre, jusqu'à trois lieues au moins de l'embouchure; on y supplée par l'eau de pluie que l'on recueille dans des barriques ou dans des caisses de tôle contenant de 10 à 12 mille litres. La terre, d'un autre côté, refuse toute espèce de subsistance aux habitants ; il est impossible d'obtenir le moindre produit du sol marécageux qui avoisine la ville, et le haut prix de la main-d'œuvre a découragé les essais de culture effectués dans un rayon plus éloi- gné. Tout vient donc du dehors, par la voie maritime, principa- lement de Bacalar et des États-Unis. La plupart des objets de consommation, importés par une nécessité urgente, sont néanmoins frappés de droits considérables, qui alimentent le revenu colonial; le peuple n'en vit pas moins à bon marché, grâce aux libéralités de l'Océan ; muni d'une ligne et d'un harpon, un pêcheur prendra dans une seule nuit assez de poisson pour subsister pendant la durée d'une semaine. Les tortues , notamment la tortue franche, la plus grosse du genre et la plus estimée, fourmillent sur les plages d'alen- tour ; celle qui donne l'écaillé au commerce , hante de préférence les îlots éloignés de la terre ferme, elle dépose ses œufs en juillet et en août, au nombre de 250 à 300 ; enfin les cayes nour- rissent sur leurs écueils une quantité de crustacés et de grands

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coquillages de la famille des casques* dont l'écoulement a lieu sur le, marché, par suite d'une opinion qui leur attribue des vertus forti- fiantes.

On voit d'après ce qui précède , que Belize n'est rien moins qu'une colonie agricole; du reste, cet établissement fournit un; exemple frappant du génie persévérant de nos voisins et de la téna-, cité de leurs vues politiques ; aucun obstacle ne les a rebutés : ni l'insalubrité du climat, ni la pénurie d'eau, ni l'infécondité de la terre; environnés de marécages, ils ont conquis sur la nature le sol même qui supporte leur ville; privés de tout, ils n'ont manqué de, rien; menacés dans leur existence par des attaques sans cesse réi- térées, ils ont lassé la constance de leurs ennemis, et leur ont arra- ché une concession temporaire; puis avec une égale persistance ils se sont appliqués à la rendre définitive, en consolidant leur domi- nation par des empiétements successifs, et en déchirant une à une les clauses qui l'entachaient de précarité; aujourd'hui la fai- blesse des gouvernements intéressés leur assure la jouissance pai- sible d'un territoire qu'ils ont acquis laborieusement et qui sans eux, on doit le reconnaître, n'aurait jamais eu de valeur. Quel est donc le mobile de tant d'efforts? Assurément ce n'est point l'acajou, dont les coupes, comme élément de prospérité nationale, ont perdu depuis longtemps toute importance, ni les bénéfices d'un trafic restreint avec des pays pauvres comme le Yucatanet l'Amé- rique Centrale; mais Belize est un poste d'observation précieux, en contemplation des éventualités que l'avenir tient en réserve : du fond de ce repaire, merveilleusement choisi par un pirate, l'An- gleterre tient en échec tous les petits États voisins ; elle travaille avec une activité sans relâche à établir sa prépondérance dans cette partie du monde, et surveille l'isthme américain, objet de son ardente convoitise, avec cet instinct obstiné qui ne tient compte ni des obstacles ni des années.

Dès 1787, peu de temps après la ratification du traité conclu avec la cour de Madrid, Belize reçut un surintendant /dont l'au- torité w avait du gouverneur de la Jamaïque, et ce fonctionnaire ,

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malgré les représentations des commissaires espagnols, apporta à la colonie un plan de constitution dont elle se montra satisfaite et qui la régit encore aujourd'hui.

Le surintendant, en vertu de cette charte, est revêtu d'attribu- tions civiles et militaires. Il partage l'autorité avec un conseil de sept membres, élus par la population et siégeant sous sa présidence. Les pouvoirs législatif et exécutif se confondent dans cette assem- blée, qui vérifie les comptes administratifs, dresse le budget colonial et participe dans une certaine mesure à l'œuvre de la législation locale. Les dépenses de l'État se bornent à la solde des troupes, composées de deux compagnies de soldats noirs, dont l'effectif monte à trois cents hommes4. Le traitement du premier magistrat (45,450 francs), celui des fonctionnaires de l'ordre judiciaire (25,250 francs) , le culte, les prisons, l'hospice, l'école gratuite , excellente institution où. sont élevés, au nombre d'environ trois cents, les jeunes nègres des deux sexes; l'entretien des armes et des objets d'équipement, le mobilier de la surintendance, demeu- rent à la charge de la caisse coloniale ; enfin les édifices publics forment un chapitre du même budget, quoique le gouvernement, par une dérogation spéciale , ait contribué pour moitié aux frais du pont construit sur le Mopan. Les droits de douane, de tonnage, d'ancrage, la taxe sur les bestiaux, la poste et divers impôts accessoires, produisent un revenu qui, bien administré, équilibre à peu près ces dépenses.

On peut évaluer à 10 ou 12 millions la valeur des exportations annuelles de la colonie, consistant en acajou, campêche, cedrelaet écaille de tortue ; ce sont les bois qui ont contribué surtout, pendant un siècle et demi , à la prospérité de Belize ; mais leur avilissement progressif sur les marchés d'Europe et l'épuisement des forêts avan- tageusement situées pour la traite, ont singulièrement diminué, depuis une vingtaine d'années, l'importance de ce, genre de com-

1. Ces compagnies appartenant au régiment de West-lndies changent de garnison tous les ans, en passant par la Jamaïque, Demerary, la Barbade et Nassau, réside Tétat- major; leur entretien annuel coûte à l'État 344,000 fr.

298 CHAPITRE XXII.

merce-, Par une heureuse compensation, au moment tes bois per- daient de leur valeur» Belke trouvait une mitre source de profits dans la transformation politique des pays voisins ; l'affranchisse- ment des colonies espagnoles ouvrait effectivement aux produits an- glais de nouveaux débouchés, dont cette place n'a pas manqué de profiter. Elle fournit aujourd'hui à l'Amérique Centrale plus des deux tiers des marchandises qui y sont importées , sans compter celles qui y pénètrent par voie de contrebande; mais les ventes de quelque importance se traitent rarement au comptant, et les négo- ciants n'ont pas à se louer toujours des crédits qu'ils accordent. Leur situation , au temps de mon voyage, n'était guère plus pros- père que celle des spéculateurs lancés dans l'industrie forestière.

Je ne puis oublier, en parlant de Belize, les fameuses coupes d'acajou qui ont rendu cette localité célèbre. Toutefois je n'abuserai pas du sujet pour entrer dans de longs développements qui n'offri- raient qu'un intérêt médiocre à la généralité des lecteurs.

Les beaux arbres sont devenus rares sur le territoire de la con- cession , j'entends ceux dont on peut tirer un parti avantageux, c'est- à-dire qui ont crû dans le voisinage d'un cours d'eau capable de les charrier jusqu'à la mer; cette condition est rigoureusement nécessaire, si l'on veut éviter que les bénéfices soient absorbés par les frais de transport; aussi voit-on les spéculateurs chercher au- jourd'hui l'acajou dans les possessions espagnoles^ ils l'achètent à raison de huit à dix piastres le pied, ou sur la côte du Honduras, dans le pays des Mosquitos.

La première chose dont se préoccupe un entrepreneur, c'est de faire explorer par des agents spéciaux la localité sur laquelle il a porté ses vues. On choisit le mois d'août, époque le feuillage de l'acajou prend une teinte jaunissante qui permet à un œil exercé de reconnaître les cantons de la forêt cet arbre est plus ou moins abondant. Lorsque les explorateurs en ont découvert une quantité suffisante et qu'ils ont éclairci le taillis afin de les mettre en évi- dence, leur tâche est accomplie et celle des coupeurs ne tarde pas à commencer.

LA ROUTE DU GOLFE. 299

Ces coupeurs, originaires pour la plupart Belize, descendent des anciens esclaves noirs employés autrefois dans les exploitations* Exerçant de père en fils le même métier, ils en ont acquis la pra- tique; néanmoins on leur préfère les Indiens caraïbes, qui viennent en petit nombre du Honduras prendre part aux mêmes travaux. Ordinairement on les engage pour une campagne, dont la durée est de six mois ; puis, on les classe et on les réunit sous la direction d'un chef, par compagnies de cinquante hommes. Chaque ouvrier reçoit, par mois, indépendamment de ses vivres, un salaire de 10 à 15 piastres, selon la catégorie à laquelle il appartient. L'aca- jou , comme le campêche, se coupe à un mètre et demi ou deux mètres du sol ; on évite ainsi un travail que les contre-forts de la base rendraient long et pénible ; mais on perd la portion du bois la plus précieuse ; l'arbre, en outre, ne produit point de rejetons et périt pour toujours.

Quand l'abatage tire à sa fin , on commence à s'occuper des voies de circulation qui permettront de conduire les produits au lieu d'embarquement le plus prochain; puis les arbres, grossière- ment équarris, sont marqués et divisés par blocs. La vidange s'effectue au moyen de lourds chariots traînés par un attelage de bœufs; enfin les pièces, chargées sur des canots, descendent le Mopan jusqu'à Belize. Là, on les haie sur des chantiers l'on achève avec la hache de les dépouiller de leur aubier 4.

Ce fut en 1680 qu'un capitaine de la marine marchande apporta, pour la première fois en Angleterre, plusieurs billes d'acajou qu'il avait prises pour lest à Belize; négligées comme un objet sans valeur, elles servirent au bout de quelques années à la fabrication

1. Ce genre d'exploitation exige, comme on peut s'en convaincre, une mise de fonds con- sidérable ; voilà ce que l'on ignore en Europe, les richesses forestières du Nouveau^! onde ont servi trop souvent d'appât à l'émigration. Le chef de chaque compagnie de travailleurs est payé, selon le cours du bois, à raison de 30 à 40 piastres par mois; les guides en reçoivent de 15 à 20 ; les ouvriers, de 10 à 15, sans compter la nourriture. Indépendamment des outils et des attelages, le matériel se compose de canots ainsi que de chariots, dont les ferrures, importées d'Angleterre, ne reviennent pas à moins de 50 piastres chacune; à ces dépenses il faut ajouter le transport à Belize, l'équarrissage, le chargement, etc. En un mot, les avances que nécessite une entreprise restreinte ne sont guère inférieures à une cinquan- taine de mille francs.

300 CHAPITRE XXII*

d'un coffre. La couleur magnifique du bois, les accidents qui; en relevaient l'éclat, la finesse du grain , la dureté, le poli, frappèrent vivement les connaisseurs ; chacun voulut en posséder un meuble, et l'engouement devenant général, on vit bientôt le commerce fré- quenter les parages s'exploitait cette nouvelle source de richesses. Le mouvement qui en résulta attira , comme nous l'avons vu, l'at- tention du gouvernement britannique et fit la fortune de Belize. Je n'ai rien à ajouter sur l'état actuel de cet établissement; mais je ne terminerai pas sans dire un mot des relations qu'il entretient avec cette partie de la côte qui, sous le nom de Royaume des Mosquitos, est sortie récemment de son obscurité pour jouer un certain rôle politique. L'origine, en effet, de ce singulier royaume, sa géographie, son histoire, méritent d'être mieux connus du public qu'ils l'ont été jusqu'ici.

Le littoral de l'Amérique Centrale, à partir du golfe de Hondu- ras, se dirige parallèlement à l'équateur ; puis il décrit un quart de cercle et descend brusquement au sud, entre le 83e et le 84e degré. Cette dernière portion du rivage, comprise entre le Cap Gracias à Dios et la lagune de Blewfields, constitue, sur un développement de quatre-vingts lieues environ et sur une profondeur indéterminée, le pays des Mosquitos , région basse , sablonneuse , entrecoupée de lagunes et de marécages communiquant entre eux et formant d'une extrémité à l'autre un système de navigation à peu près continu. Le climat est ardent, fiévreux, humide; mais en avançant dans l'intérieur des terres, on trouve un sol plus sec et plus fécond : l'atmosphère s'épure , la végétation change d'aspect, et de belles savanes, le feuillage des pins alterne avec celui des palmiers, se transforment bientôt en magnifiques vallées aboutissant à la région salubre des montagnes, domaine des véritables indigènes.

Ce fut en 1502 que Colomb découvrit cette côte, pendant son quatrième voyage; il en prit possession au nom de la couronne d'Espagne, sans oublier les formalités usitées, et lui donna le nom de Cariari, emprunté à un village voisin. Six ans plus tard , elle était concédée par le roi Ferdinand à Diego de Nicuesa pour y fon-

LA ROUTE DU GOLFE. 304

der une colonie, tâche laborieuse que firent échouer les difficultés de l'entreprise, sans parler de la catastrophe qui termina la vie du brillant et malheureux aventurier. Par la suite, les Espagnols ayant acquis une connaissance plus exacte des mêmes parages, choisirent de préférence, pour y asseoir leurs établissements maritimes, d'au- tres points du littoral situés dans de meilleures conditions, tels que Puerto Caballos, Triunfo de la Cruz, Omoa et Truxillo. Il résulte de ce court exposé, que les droits de souveraineté jadis exercés par l'Es- pagne sur le territoire des Mosquitos remontaient à la découverte du pays, et procédaient de la même source que ceux qu'elle exerça et qu'elle exerce encore sur ses autres possessions transatlantiques. Ces droits sont devenus l'héritage des anciennes colonies que le succès d'une révolution a transformées en États indépendants; elles y ont succédé, dans leurs limites respectives, par une transmission conforme à la loi politique des deux mondes.

Ainsi délaissée, la côte de Cariari devint le repaire des bouca- niers qui, vers le milieu du xvne siècle, infestaient les mers Caraïbes. Leurs légers bâtiments trouvaient effectivement au fond des criques et des estuaires dont elle est échancrée un refuge assuré contre la poursuite des gros navires. Blewfields, Sandy-Bay et le Cap Cra- cias, ils se retranchèrent plus particulièrement, sont encore aujourd'hui les principaux centres de population de la contrée; et, de même que Belize tire son nom du flibustier Wallace, Blewfields, le plus considérable de ces villages, a emprunté le sien au pirate hollandais Bleevelt.

A peu près à la même époque le Cap Gracias reçut, par événe- ment fortuit, une colonie de nègres. Échappés au naufrage d'un bâtiment espagnol qui les transportait à Cuba, ces Africains demeu- rèrent sur la côte, ils s'allièrent à la race indigène; puis leur nombre s'étant accru de tous les esclaves fugitifs attirés des colo- nies voisines, ils se répandirent dans le sud et devinrent la souche d'une peuplade de la plus triste espèce, si l'on en croit un voyageur qui paraît être bien informé et qui n'a rien négligé pour éclaircir leur histoire. Les boucaniers trouvèrent d'utiles auxiliaires parmi ces

302 CHAPITRE XXII.

barbares, et ils leur léguèrent un code d'immoralité que leurs rela- tions subséquentes avec les contrebandiers et les malfaiteurs de tous les pays n'ont certes pas amélioré *.

Tel est le peuple intéressant que la Grande-Bretagne a couvert pendant longtemps de son pavillon, et pour lequel, tout récemment encore, elle manifestait une si vive sympathie/Ivrognes, débau- chés, paresseux, totalement dénués d'industrie, sans autre religion qu'un reste de fétichisme , sans l'ombre d'une organisation politique quelconque, les Mosquitos mènent une existence précaire , dans de misérables hameaux disséminés le long de la côte, au bord de lagunes vastes mais peu profondes , que la Providence , heureuse- ment pour eux , a peuplées de nombreux poissons. Trop indolents pour cultiver la terre, ils se contentent de planter à l'aventure quelques bananiers, quelques pieds de manioc, dont la nature prend elle-même tous les soins. Les tortues, extrêmement multi- pliées sur le littoral, leur fournissent d'ailleurs un supplément de subsistance et même un élément d'échange qu'ils convertissent en armes et en spiritueux. Us font aussi quelque trafic avec les Indiens du voisinage, race plus active, plus intelligente, plus laborieuse, qui leur est infiniment supérieure et avec laquelle ils vivent en paix depuis la suppression de l'esclavage dans les colonies britanniques. Auparavant ces noirs sauvages, mieux armés que les indigènes, ne se faisaient aucun scrupule d'attaquer les léjgitimes propriétaires du sol, pour leur enlever leurs femmes et leurs enfants, qu'ils vendaient comme esclaves à la Jamaïque. On évalue à six mille âmes le chiffre de leur population ; mais l'ivrognerie et la débauche réduisent de jour en jour leur nombre, en sorte qu'ils auraient fini par dispa- raître du globe sans y laisser la moindre trace, si l'Angleterre, dans l'intérêt de ses spéculations, n'avait fait d'eux un instrument politique.

Dès la fin du xvne siècle, époque ou la colonie de Belize commen- çait à prendre quelque consistance , les Anglais avaient jeté leurs vues sur la côte de Canari et travaillaient à y établir leur influence

1. Voir le charmant ouvrage intitulé Waikna or adventures on the Mosquito-Shore, par M. Squier. New-York, 1855.

LA ROUTE DU GOLFE. 303

par des manœuvres et des intrigues dont la Jamaïque devint le foyer. Un demi-siècle plus tard (1740'), favorisés par la connivence des Mosquitos, ils débarquaient sans résistance et occupaient mili- tairement le pays. Cette situation se prolongea , en dépit de l'Es- pagne, jusqu'aux traités de 1783 et 1786, qui mirent fin à l'état d'hostilité subsistant depuis tant d'années entre les deux nations. L'Angleterre, en vertu de cette double convention , évacua le terri- toire qu'elle avait usurpé , conservant uniquement son établisse- ment de Belize, sous les réserves que j'ai indiquées précédemment ; les droits de souveraineté revendiqués par l'Espagne furent pleine- ment reconnus, même sur le district affecté à la concession, et cette puissance , afin de garantir plus efficacement à l'avenir ses possessions de la côté, construisit un fort à l'embouchure du Rio San- Juan.

Telle était la situation des choses, lorsque les colonies espagnoles rompirent le lien héréditaire qui les attachait à la mère -patrie. L'occasion parut favorable au gouvernement britannique : tandis que les petits États de l'Amérique Centrale étaient absorbés par lès soins de leur organisation intérieure , il profita de leurs em- barras et de leurs divisions pour renouveler ses agressions contre le Honduras, avec cette infatigable persévérance dont on trouve tant d'exemples dans l'histoire. Ce fut alors que la lande maréca- geuse qui porte le nom de Cote des Mosquitos fut érigée sérieuse- ment en royaume ( Kingdom ofMosquitia), qu'une poignée de misé- rables sauvages sans foi ni loi devint une nation, et que cette nation, couverte du protectorat de l'Angleterre, eut un roi couronné solennellement à Belize. Il faut lire, dans un ouvrage curieux que j'ai déjà cité, la relation de cette cérémonie grotesque, l'histoire non moins plaisante de la dynastie Mosquito, les intrigues et les désap- pointements des agents britanniques, faits, ajoute l'auteur, peu dignes de la gravité de l'histoire, et qui requièrent une plume spé- ciale, comme celle du Punch ou du Charivari *.

1. Voir l'appendice de Wvikna, p. 184.

304 CHAPITRE XXII.

Ce fut en vain que les États intéressés protestèrent contre les pro- cédés de l'Angleterre et notamment contre l'extension arbitraire que cette puissance prétendait attribuer au royaume Mosquito ; non- seulement elle ne tint aucun compte de leurs réclamations, mais entraînée par le courant des événements, elle ne prit plus la peine de dissimuler ses projets.

En effet, l'Amérique Centrale acquérait de jour en jour une im- portance nouvelle; l'annexion de la Californie à la confédération de l'Union et la découverte des terrains aurifères qui commençait à exercer une attraction puissante sur l'Europe, faisaient pressentir le rôle que l'isthme américain ne tarderait pas à jouer dans le mou- vement commercial du monde. On put espérer que le fameux canal de jonction s'ouvrirait dans un avenir peu éloigné, ou tout au moins qu'une voie de communication de premier ordre unirait les deux Océans. Le gouvernement britannique prit ses mesures en consé- quence. Dès le 1er janvier de Tannée 1848, une force navale suffi- sante pénétrait dans le port de San- Juan del Norte, dépendant de l'État de Nicaragua, et occupait militairement la ville, sous prétexte que cette place, dont la possession jusqu'alors n'avait été contestée ni à l'Espagne ni à ses colonies, faisait partie des domaines de Sa Majesté le roi des Mosquitos.

En même temps, une seconde expédition dirigée du côté opposé de l'isthme tentait, mais sans y parvenir, de s'emparer de Vile du Tigre qui commande le golfe de Fonseca, l'on pouvait supposer que viendrait aboutir l'autre extrémité de la voie de transit. Ces actes de violence consommés sans l'ombre d'un prétexte, au milieu de la paix la plus profonde, nous ' apprennent comment, loin des yeux de FEurope, dans les parages reculés de l'Atlantique, le droit des gens et le respect des nationalités sont pratiqués par une nation qui fait sonner bien haut les mots d'humanité, de liberté, de civili- sation, mais qui, au fond, a toujours placé ses propres intérêts au-dessus de tous les principes.

Cependant il était difficile que le gouvernement américain de- meurât longtemps spectateur silencieux et résigné de ce qui se

LA ROUTE DU GOLFE. 305

passait dans l'Amérique Centrale; les vues de l'Angleterre contra- riaient trop directement ses propres aspirations pour qu'il permît à cette puissance d'en poursuivre la réalisation sans obstacle ; prenant en main la cause des opprimés, avec toutes les apparences du désin- téressement, il tint un langage assez ferme pour donner beaucoup à réfléchir. Les journaux ont entretenu surabondamment le public de ce long débat qui dura six années et faillit prendre les proportions d'un conflit. Enfin, après de laborieuses négociations, les parties sont tombées d'accord en s' engageant par un traité à ne jamais occuper, fortifier, ni coloniser aucun point de l'Amérique Cen- trale. . Assurément une pareille solution leur fait également hon- neur, quoiqu'au premier abord l'orgueil britannique en paraisse humilié : il était dur de renoncer à la colonie de Bay-Islands, aux bouches du San-Juan, au territoire qui portait déjà le nom de British Honduras, conquêtes poursuivies d'âge en âge avec une rare persévérance et qui se attachaient à un système complet de poli- tique ; il n'était pas moins dur d'abandonner le royaume Mosquito, cette création heureuse, et les estimables sauvages qui avaient inspiré tant de sollicitude ; mais plus le sacrifice fut grand, plus on doit le juger méritoire. On s'honore en réparant ses fautes et en prenant , comme nos voisins l'ont pris, à la face des deux mondes, l'engagement solennel de n'y plus retomber1.

Veut-on maintenant savoir ce que l'intervention des États-Unis a coûté au Nicaragua? Les Anglais s'étaient contentés d'occuper mili- tairement San-Juan et d'exercer dans cette petite ville une autorité politique ; les Américains, afin de la soustraire d'une manière plus sûre à l'influence de leurs rivaux, l'ont détruite de fond en comble par le bombardement et l'incendie. A la vérité ils ont déclaré plus tard que cet acte inouï était le résultat d'une méprise, et ils ont reconnu sans difficulté que San-Juan ou Grey-Town n'avait pas mérité son sort : mais la réparation s'est bornée là, et les malheu-

1 : Pour apprécier le rôle du cabinet britannique à sa juste valeur, voyez le Recueil des documents officiels échangés entre les Etats-Unis et l'Angleterre, publié par E.-G. Squier. Paris, 1856.

il. 20

306 CHAPITRE XXIL

reuses victimeë désespèrent d'en obtenir une autre, après l'avoir sollicitée vainement pendant deux années i.

A la même époque, des émissaires actifs et sans scrupules, ré- pandus d'une extrémité à l'autre de l'isthme, préparaient le terrain aux bandes de malfaiteurs qui ne tardèrent pas à l'envahir» Aujour- d'hui c'est Panama dont la neutralité est menacée, avant même que les ratifications du traité conclu entre le cabinet de Londres et celui de Washington aient été échangées. Au milieu de ces conflits entre- tenus par d'ardentes convoitises, le sort de l'Amérique Centrale est à plaindre, car trop faible pour se défendre, elle ne peut guère compter, malgré la justice de sa cause, sur l'appui des gouverne- ments européens. Les puissances dont les intérêts ne sont pas direc- tement engagés, attendent en silence le résultat de ces perturbations lointaines, bien certaines qu'il ne saurait leur échapper s'il est favo- rable à l'avenir de l'humanité, et qu'elles en profiteront, comme ceux qui les auront provoquées, sans avoir les mêmes excès ni les mêmes injustices à se reprocher.

Il me reste peu de chose à ajouter pour compléter le récit de mon voyage. Ayant pris passage à Belize sur une petite goélette qui se rendait à la Havane, nous entrâmes le onzième jour dans le port, après une navigation mêlée de calmes et de grains pendant laquelle nous perdîmes un mât. La première personne que j'aperçus en dé- barquant, fut mon vieil ami, le capitaine Drinot: je fus aussi charmé que surpris de cette rencontre; quant à lui, sa joie fut d' au- tant plus vive, qu'il avait désespéré de jamais me revoir. Comme il devait prendre la mer dans un délai peu éloigné, je résolus de partir avec lui ; Morin, de son côté, se fit inscrire au rôle de l'équi- page pour éviter les frais de traversée, en sorte que nous nous trou- vâmes réunis comme au premier jour.

Yers le milieu de janvier, nous mîmes à la voile sous les aus- pices les plus favorables ; mais à la hauteur des Florides, le temps devint excessivement mauvais, et les vents d'ouest soufflèrent avec

1. Voyez sur cet attentat, indigne d'une nation civilisée, trois brochures publiées à Pans en août, septembre et octobre 1856, par le délégué de la population française de Grey-Town.

LA ROUTE DU GOLFE. 307

une violence tellement persistante, que nous voguâmes presque tou- jours entre deux eaux jusqu'à notre entrée dans la Manche. Comme j'étais le seul passager et que les vagues rendaient le pont inabor- dable, cette traversée ne saurait compter parmi mes plus agréables souvenirs.

Enfin nous arrivâmes en France, le 22 février 1848, au début de cette révolution inouïe qui mit les destinées d'un grand pays entre les mains d'une poignée de conspirateurs et de factieux. L'année suivante, Morin eut le désir d'aller tenter fortune en Cali- fornie : c'était l'époque la fièvre de l'or commençait à fermenter en Europe. Jeune, courageux, robuste, aguerri par de lointains voyages, il avait des chances de succès. Je comblai tous ses vœux en traitant avec une compagnie qui se chargeait de transporter les émigrants dans le nouvel Eldorado. Il partit, mais on n'a jamais eu de ses nouvelles, et mes démarches pour éclaircir sa destinée sont demeurées sans résultat.

Quant à moi que la Providence a bien voulu conserver jusqu'ici, il m' arrive souvent de rêver, dans la douce monotonie d'une exis- tence plus calme, à la vie sauvage et poétique des forêts, à la splen- deur des nuits tropicales , aux grandes scènes enfin de la nature américaine, dont l'impression n'a pas été stérile sur mon esprit. C'est au sein de ces magnifiques contrées, le domaine de l'homme est si restreint, l'homme même est réduit à des proportions si minimes, que l'image du créateur m'est apparue dans toute sa majesté, et que tombant à genoux par un mouvement irrésistible, je me suis écrié avec le Psalmiste : « Seigneur, je vous louerai parce que votre grandeur a éclaté d'une manière étonnante ; vos ouvrages sont admirables, et mon âme en est pénétrée » (Ps. 138).

FIN.

NOTES

G

Les airs nationaux d'origine indienne ou créole recueillis dans l'Amérique Centrale, ont été renvoyés à la fin de cet Appendice, à cause de la difficulté qu'a présentée leur intercalation dans le texte. Ces mélodies sont repro- duites purement et simplement, telles qu'elles se chantent ou s'exécutent dans le pays, c'est-à-dire à l'unisson, sans aucun ornement accessoire.

H

Les itinéraires suivants ont été établis par journées de marche, conformé- ment aux usages du pays; quant à l'évaluation des distances, on ne saurait la considérer comme scrupuleusement exacte, la lieue n'étant jamais qu'une mesure approximative dans ces contrées.

ROUTE DE FLORES A CAMPÊCHE

Journées. Lieues.

\ De Flores à S.-Andrés, par eau. . 1

Kantetul, ruisseau 2

S.-Miguel 6

2 Yax-hé, aiguade 3

Uuaqut , aiguade 2

Santa-Rita 1

3 Sayab , ruisseau 3

Sacchich, ruisseau qui paraît com- muniquer avec le Rio-Hondo, au

moins dans la saison des pluies. 5

4 S .-Martin....... 2

Ghax-haa, ruisseau 2

Journées. Lieues

Ghuntuqui 3

5 Ruche, ruisseau 2

Xan, ruisseau 4

Batcab 2

6 Paxban, ruisseau 4

San-Felipe 4

7 Chumpich 2

Chunczuz 4

8 Conception, village, et ruisseau

communiquant avec le Rio-

Ghampoton 7

Kanha 6

310

NOTES.

Journées. Lieues.

9 S. -Antonio, hameau...... 6

Tenchay 5

10 Nohtanché , hameau 5

Becansan , ruisseau 3

11 Nohbecan, village et limite du

district 7

Beeanehop , ruisseau 7

12 Xiquinchah , rancho '. 7

13 Yakalchom 1

Halal, rancho 5

14 Cauich, village 6

Journées. Lieues.

Pich, hameau 2

Lubnah, métairie 2

Hontum, métairie 2

Yax-hé, métairie 2

15 Noh-akal, métairie 4

Chehechuc, métairie 2

Chulul, village. . . ' 1

Ebula, ferme 4

Gampêche â

16 Journées Lieues 13$

ROUTE DE FLORES A MERIDA

On suit le précédent itinéraire jusqu'au rancho de Xiquinchah la voie se bifurquej, le chemin de Merida se dirigeant au nord-est il rejoint la route royale.

13

15

16

17

De Xiquinchah à Akalche. . . .

Sibalchen, village

Konchen, village

Yxcupil, village

Hopelehen, village

Sahcabchen, village. .......

Tohbilakal, rancho

Chavi, ferme

Hunpehkun, ferme

Xequelchakan , bourg. Ici

prend la route royale

Sacnicté, métairie

PoCboCj village. .... é ...... ,

Ton

Journées. .

Yxmac* ferme......

Pakan, ferme.*...*.'.

18 Sitbalche, village Kalkimi, bourg. .... Jalacho, bourg...!.. Maxcanu, bourg.

1 9 Kopoma , village Chochola, bourgade. Hoxila, ferme..

il9 Uman, bourgade

Goholté, ferme

Merida ...

19 Journées

Liiejues. . 1

1 1 1 3

2

3

2

1

Ligues 163

ROUTE DE FLORES A TENOSIQUE,

Journées. L:

1 De Flores à Sacluc

2 San-Pablo

3 La Laguna

4 San-José

5 San-Fernando

6 Yalchilam? ruisseau et limite du

district.....

Journées.

7 LaPita

8 Zancudero, .

9 El Sayab, ruisseau.

10 Pictun

11 Tenosique

11 Journées

Lieues 72

ROUTE DE FLORES A BELIZE (ancienne)

Journées» - Lieues.

1 De Flores à Junteecholol, métai-

rie 7

2 Chaal. 6

3 Yax-hô, métairie 6

4 Los Eûouentros, ruisseau. 5

Journées. Lieugs.

5 S.-Pedro, ruisseau tributaire du

Mopan 6

6 Santa-Maria. On trouve le Mo-

pan ... .... 5

7 Yax~hé »,....... 4

NOTES.

ournées.

Lieues.

8 Tiquinzacan. 6

9 Raudal del Garbutt, limite du dis-

trict. ,

10 Branchmaut, l^ station anglaise : on s'embarque sur le Mopan. . .

B.&.

344

Journées.

lieues.

11 Aranchiuac, ruisseau. . .

12 Jalovita, ruisseau

13 Belize

13 Journées

Lieues 58

ROUTE DE FLORES A BELIZE (nouvelle).

Journées.

1 De Flores à Pachcaman.

2 Yxlu

3 San-Clemente

4 Tintai

5 Tiquinzacan

6 Raudal del Garbutt

Journées.

7 Branchmaut.

8 Aranchinac.

9 Jalovita.... 10 Belize

10 Journées

Lieues 44

ROUTE DE FLORES A COBAN PAR LE CHICEG

Journées. Lieues m

1 De Flores à Junteccholol , métai-

rie 7

2 Santa-Monica. ... 6

3 Santa-Barbara ; 6

4 San-Juan 8

5 Rio de la Pasion 8

6 Chinaj a, hameau.. . .. io

7 San- José , hameau 7

Journées.

8 Ticec, village

* 9 Saklec, montagne 10 Guadalupe, hameau. Choctun , métairie. . . M Chimote, rancho.... 12 Goban

Lieues. 7 5 4 2 6 5

12 Journées

Lieues 81

ROUTE DE FLORES A GUATEMALA

Journées. Lieues.

1 De Flores à Junteccholol , métai- rie 7

J El Chai, rancho* 7

3 Santo-Toribio, hameau , 6

4 Dolores, village. 6

5 Poptun , métairie 6

6 San-Luis, village 6

7 Chimay, rancho. 5

8 Tzunkal, rancho 5

9 Santa-Yzabel , rivière 4

10 Tuilha, rancho. 6

11 Chichaj ak, rancho 4

12 Boloncotk 4

13 Campamac, rancho 5

14 Zancudo 4

15 Chipakché. 5

Journées. Lieues.

16 Gahabon, bourg 4

17 S.-Augustin-Lanquin, village. ... 8

18 Chiacam, rancho ... ". 6

19 Caquiton, rancho 5

20 Goban, ville. 7

21 Santa-Cruz, village 4

22 Taltic, village 4

23 Santa-Rosa, rancho 5

24 Salama , ville 4

25 Llano-Grande . . . 6

26 Los-Platanos, rivière 5

27 Rio-Grande 5

28 Garrizal

29 Guatemala. 7

1 1 .

29 Journées Lieues 156

I

Un fait qui, peut être, n'est pas assez généralement connu, c'est que les maladies inflammatoires sont moins fréquentes sous les tropiques que celles

342 NOTES.

qui proviennent de l'atonie et de la débilité des organes. Sous l'influence continue de la chaleur, le tissu cellulaire, base de toute l'organisation , se relâche et finit par perdre une partie de sa contractilité ; il en résulte, entre autres phénomènes, un ralentissement dans la circulation lympha- tique, surtout aux extrémités des membres, ce qui explique la difficulté de guérir les plaies et les blessures dont ces régions peuvent devenir le siège.

Tandis que l'énergie du système musculaire s'affaiblit, l'appareil nerveux, au contraire , acquiert une singulière irritabilité ; la moindre blessure est excessivement douloureuse, et donne lieu souvent à des accidents tétaniques auxquels il est impossible de remédier.

L'invasion de la dyssenterie, dans le Guatemala, est presque toujours pré- cédée d'une suppression de la transpiration ; les forces vitales se concentrent sur l'organe affecté et abandonnent la peau; c'est le foie, dans l'opinion des médecins du pays, qui est le siège originaire de la maladie et c'est sur ce viscère qu'ils cherchent à réagir au moyen de vomitifs et de médicaments spéciaux. Il est superflu d'ajouter que sous un climat la santé dépend principalement des fonctions de la peau, les étrangers ne doivent rien négli- ger pour se mettre à l'abri des variations de la température.

Je n'ai point vu de goitre au Petén, ni même sur le versant de l'Atlantique; mais ce genre d'affection est endémique dans certains parages voisins du Grand Océan. Les goitres s'y transmettent de génération en génération, sans distinction de races, acquièrent un volume monstrueux et souvent comme dans les Alpes et les Pyrénées, sont compliqués de crétinisme. Répandue depuis les plaines brûlantes du Nicaragua jusque sur le plateau tempéré des Altos, cette maladie se joue comme en Europe , des systèmes qui ont été conçus pour expliquer son origine. On prétend que l'air de la mer exerce une influence salutaire sur la résolution des tumeurs goitreuses, et j'ai ouï citer des malades qui avaient été guéris après un voyage de long cours ; sans révoquer le fait en doute, je crois qu'il faut en faire honneur au chan- gement de climat, le meilleur de tous les remèdes, quand l'affection n'est pas invétérée.

Les plaies, surtout celles des membres inférieurs, demandent une atten- tion particulière sous les tropiques ; le voyageur ne saurait trop se prému- nir contre leur danger; je puis citer mon propre exemple, car une simple écorchure, négligée au début, a failli me coûter la vie. Dégénérant en un ulcère calleux, profond, extrêmement douloureux, cette plaie fut à la fin guérie, au moment je redoutais la gangrène, par un remède banal que la Providence m'envoya : je veux parler de l'onguent basilicum. Un habitant de Flores qui avait éprouvé à Belize l'effet de ce médicament , en possédait une boîte qu'il mit généreusement à ma disposition; j'étais perdu sans cet heureux concours.

Je joins à cet avertissement la formule d'un onguent employé avec succès à la Havane contre les plaies rebelles et les ulcères invétérés.

NOTES. 313

Cire, quatre parties,

Térébenthine de Venise, une partie,

Alun, un huitième,

Camphre en poudre, un huitième.

On fait fondre au bain marie la cire et la térébenthine, puis on ajoute l'alun et le camphre, en remuant le mélange jusqu'à ce qu'il forme une masse bien homogène. Ce médicament s'emploie à l'état liquide : après l'avoir ex- posé au feu dans une cuiller, on en verse quelques gouttes sur la plaie 3 on recouvre de sparadrap et l'on change tous les trois jours.

Quant aux morsures de serpents venimeux, je conseillerai l'emploi de caustiques très-actifs , comme l'acide nitrique ou l'acide sulfurique concen- trés , et mieux encore le chlorure d'antimoine qui a^it avec beaucoup de promptitude, mais dont l'application demande quelques précautions, parce qu'il se décompose au contact du sang. Le venin du trigonocéphale jararaca, dont j'ai parlé souvent, est singulièrement actif; lorsque la plaie est pénétrante, il est rare que le patient survive au delà de quelques heures; si la dent du reptile a rencontré sur son trajet quelque portion notable du système nerveux, la mort ne se fait guère attendre plus de dix à vingt minutes. C'est en raison de ce danger que les courriers, dans l'Amérique Centrale, ne marchent jamais isolés. Il est donc essentiel que le voyageur soit toujours muni d'un remède prompt et énergique.

Les trois départements de Totonicapan, Quezaltenango et Sololâ, forment ce que l'on appelle les Altos, pays élevé, montagneux et froid qui, en 4838, pendant la lutte entre Morazan et Carrera, s'était constitué en État indépen- dant. La population de ces trois départements réunis monte à 201 ,150 habi- tants, dont 440,950 Indiens et 60,200 blancs ou ladinos. Les indigènes par- lent le Quiche, le Mani et le dialecte d'el Sauvai.

Totonicapan, chef-lieu de département, renferme environ 20,000 âmes. Cette ville est située sur un plateau dominé par de hautes montagnes; le climat y est humide et froid, l'atmosphère nébuleuse, le sol de qualité médiocre; mais l'industrie des habitants supplée au peu de fertilité du terroir. On cultive principalement à cette élévation le blé et la pomme de terre; on y récolte aussi des pommes , des poires, ainsi que d'autres fruits médiocres en qualité.

Quezaltenango s'élève à la base d'un volcan dont la dernière éruption remonte à 1758. La température moyenne est plus basse dans cette localité, que nulle part ailleurs dans l'Amérique Centrale. Il y tombé parfois de la neige, mais elle disparaît promptement, de même que le thermomètre ne

344 NOTES.

se maintient pas longtemps à zéro* Le département produit du blé et du maïs en abondance; les moutons y sont multipliés; il s'y fait un grand commerce de céréales ainsi que de tissus de laine et de coton.

K

La superficie de l'ancienne confédération Centro- Américaine, comprenant les États de Guatemala , San-Salvador , Honduras, Nicaragua et'Costa-Rica> peut être évaluée à 18,600 lieues géographiques carrées, réparties de la manière suivante :

Guatemala 3,850

San-Salvador , . ..... 690

Honduras , 5,320

Nicaragua 5,400

Costa-Riea 3,340

Total ..18.600

Ce calcul, néanmoins, ne doit être considéré que comme approximatif > car la géographie de l'Amérique Centrale n'est point encore arrêtée d'une manière sûre et définitive.

Rien de plus contradictoire, en outre, que les renseignements recueillis jusqu'à présent sur la population de cette partie du monde; il est fort dif- ficile d'en établir le chiffre par voie de recensement, les indigènes ne voyant dans cette opération qu'une mesure fiscale dont ils redoutent les consé- quences, et à laquelle ils n'hésitent point à se soustraire.

Les bases les plus sûres que Ton puisse adopter, au milieu des apprécia- tions fort hasardées des géographes, sont les relevés publiés par l'ancien gouvernement colonial, quoique ces documents laissent beaucoup à désirer.

Un premier recensement effectué en 1778, fixe à 805,339 habitants, le chiffre de la population de la capitainerie générale de Guatemela ; , Tétat ac- tuel du même nom figure dans ce dénombrement pour 430,859 habitants , ainsi classés d'après leur origine :

Espagnols. 15,232

Ladinos... 27,676

Indiens ôt nègres...... 387,951

Total ...... 430,859

Un second recensement officiel, en date de 1825, élève le chiffre précédent à 512,120. En calculant d'après la moyenne de 2,068 habitants correspon- dant à l'accroissement annuel de la population pendant une période de près d'un demi-siècle (47 années), on trouvera pour les trente années écoulées

NOTES. 315

depuis 1825 une augmentationde 62,040 habitants, qui ajoutés aux 512,120, (tonneraient un total de 574,160. Gomme les bases [de ce calcul (évidem- ment approximatif) sont plutôt faibles que trop élevées, on se rapprochera de la vérité en portant à 600 mille âmes la population de l'État.

Le gouvernement actuel, abandonnait comme incertaine la voie du recen- sement direct, a cherché la solution du problème dans le rapport entre les naissances et les décès,, comparé à l'ensemble de la population. Ce mode de calcul Ta .conduit au phiffre de 924,950 habitants, résultat bien certainement «agéré * .

^Enfin le dernier recensement opéré en 1852, réduit le même chiffre à 787^000 habitants; '

Pendant une période de vingt et une années, de 1821 à 1842, la répu- blique de Guatemala a eu 51 actions de guerre à enregistrer; les pertes se sont élevées à 2,762 hommes, dont 2,291 tués et 471 blessés. L'affaire la plus considérable fut celle du 19 mars 1840, dans laquelle Carrera triompha définitivement de son compétiteur Morazan ; 414 soldats restèrent sur le champ de bataille et 172 furent blessés. Le résumé général donne pour les cinq États formant jadis la confédération Centro-Américaine, 143 combats, 7>088 morts et 1785 blessés, c'est-à-dk?e une perte de 61 hommes par ren- contre; m voit que pour être fréquentes* ces luttes ne sont pas en définitive très-meurtrières.

i. Je passe sous silence le recensement de 1833-34, j»ubUé enJ839j qui donne un chiffre de 460,012 habi- tants, chiffre évidemment erroné.

MÉMOIRE

Lu par M. A. NORELET à l'Académie des Sciences

DANS LA SÉANCE DU 25 FÉVRIER 1850

L'Académie me faisait l'honneur, en novembre 1846, d'encourager par des instructions spéciales les recherches que je me proposais d'effectuer dans une partie du continent américain qui, jusqu'alors, n'avait point été explorée par les naturalistes. Je viens, Messieurs, vous rendre compte de ce voyage ainsi que des principaux résultats qui en ont été le fruit; mais avant d'énumérer les divers éléments d'étude et de comparaison que je suis par- venu à rassembler, je crois qu'il n'est pas inutile de jeter un coup d'œil sur les régions qui les ont produits, et que j'ai successivement parcourues. Je n'abuserai pas de ces préliminaires pour distraire l'Académie, par des détails oiseux, du véritable objet de mon rapport.

En quittant l'île de Cuba, je me suis dirigé vers leYucatan, avec le projet de visiter l'intérieur de cette péninsule et d'étudier la petite chaîne centrale, qui la traverse de l'une à l'autre extrémité, et qui paraît se rattacher au groupe irrégulier du Petén. Mais les troubles qui éclatèrent à Merida pendant mon séjour, et le soulèvement des Indiens qui, profitant de la division des Créoles, entreprirent pour leur propre compte une croisade nationale dont l'issue fut un instant douteuse, modifièrent mon itinéraire, et me conduisirent à Cani- pêche, d'où je gagnai la Lagune de Terminos, puis File de Carmen, princi- pal entrepôt du commerce des bois de teinture et limite de la province yuca- tèque vers l'occident.

A partir de ce point, que j'atteignis sans rencontrer d'obstacles, commen- cèrent les hasards et les difficultés du voyage. Le Rio Usumasinta , qui débouche dans la Lagune, et dont le cours incertain est à peine ébauché sur nos cartes, m'offrait une issue naturelle pour pénétrer dans l'intérieur du continent. Je remontai ce fleuve, le plus considérable de l'Amérique Cen-

MÉMOIRE. 317

traie, pendant plus de cent lieues, jusqu'aux dernières limites du Tabasco, ma navigation fut interrompue par des brisants. De là, traversant 80 lieues de forêts et marchant au sud-est, j'atteignis le district du Petén qui dépend politiquement de FÉtat de Guatemala.

Cette contrée mystérieuse, isolée au milieu des bois, semblait promettre une récompense à mon activité; mais l'intérêt qu'elle m'offrit au point de vue des sciences naturelles, fut purement secondaire. Je retrouvai le climat, le terrain, les productions du Yucatan, avec quelque diversité parmi les êtres relégués aux degrés inférieurs de l'échelle animale. Le fait toutefois n'est pas sans intérêt, puisqu'il permet de combler une lacune dans l'histoire générale du pays.

En avançant dans l'ouest, le sol devient de plus en plus accidenté, et bien- tôt on rencontre les ramifications de la Cordillère qui sillonne la province de Vera-Paz. Les ravins ou le lit des torrents sont les seules voies de communi- cation qui conduisent de montagne en montagne , aux régions tempérées croissent les fougères arborescentes , puis au plateau salubre de Guate- mala. J'ai poursuivi ma route jusqu'aux rivages monotones de l'océan Paci- fique, d'où les nouvelles qui me parvinrent d'Europe m'obligèrent à rétro- grader par la voie la plus directe, celle du golfe de Honduras.

Après cette esquisse rapide du théâtre de mes investigations, je vais en indiquer brièvement les résultats. Mais d'abord, je ferai connaître la loi qui en découle, et qui les résume tous sous un point de vue général : c'est-à- dire que la partie de l'Amérique Centrale que j'ai plus particulièrement visitée, et qui constitue l'État de Guatemala, montre dans ses caractères physiques , ainsi que dans l'ensemble de ses productions naturelles , une analogie frappante , soit avec les terres chaudes , soit avec les terres tem- pérées du Mexique. J'ajouterai même que l'isthme entier paraît se dévelop- per dans les mêmes conditions. Ce n'est qu'en approchant de Panama, ce vestibule, si je puis m'exprimer ainsi, du continent méridional, que la nature commence à revêtir des formes nouvelles, d'une manière assez générale pour modifier sensiblement la physionomie du pays.

Les objets que j'ai recueillis à l'appui de cette assertion, appartiennent surtout au règne végétal et au règne animal; je passe sous silence les échan- tillons minéralogiques, que les accidents inséparables d'un long voyage ont réduits à une proportion insignifiante.

Les plantes cryptogames sont représentées dans mes collections par 90 espèces, et les phanérogames, dont la classification spécifique n'est pas encore complète , se rattachent à 40 genres différents. Je citerai un magni- fique arbuste, à feuilles épaisses et coriaces, constituant un genre nouveau (sarcomeris) dans la famille des mélastomes, et originaire de l'île des Pins. Les conifères auxquels cette petite île emprunte son nom moderne, sont au nombre de deux espèces, distinctes de toutes celles connues jusqu'ici, et notamment du P. occidentalis de Swartz, qui croît également aux Antilles :

M$ MÉM01R1.

jnais ee dernier fest pourvu dfe cinq feuilles , tandis que les espèces As l'île des Pins n'en ont que deux et trois réunies dans la menue gaina. Qnriiïgnore pas que ces végétaux, par une disposition organique que l'pji a çruç, longr temps exceptionnelle , mais dont on connaît aujourd'hui de ^opabreux exemples, croissent au niveau de la mer, sous un ciel brûlant , e^ «varient leur feuillage à celui des palmiers et des autres familles tropicales.

Je ne m'arrêterai pas aux graines, résines, échantillons dp bois, etc., qui se rattachent à la même collection. .,:...

Le règne animal m'a offert, dans les classes inférieures, un certain nombre de spongiaires, d'astéries, d'échinodermes et de crustacés, la plupart nou- veaux : parmi les insectes, 111 coléoptères, 40 lépidoptères, -27 espèces appartenant à d'autres ordres , en tout 178 espèces , dont un sixième envi- ron est inédit.

Les mollusques, d'une conservation plus facile, sont aussi plus nombreux. Je me suis attaché de préférence aux espèces terrestres et fluviatjies, moins connues des naturalistes que celles qui peuplent l'Océan. Leur nombre s'élève à plus de 300, dont la moitié n'a pas encore de nom dans la science. Je me borne à signaler deux hélicines,, l'une de l'île des Pins, remarquable par l'élégante dentelure de sa carène, l'autre des montagnes de Cuba, surpassant par ses dimensions toutes les espèces connues. Les mélanies, très-différentes de celles de l'Amérique septentrionale, se distinguent également par des proportions extraordinaires. Enfin , un unio de Cuba est le premier qui ait été rapporté des Antilles.

J'arrive aux vertébrés, parmi lesquels la dernière classe occupe dans mes collections le rang le plus important. J'ai recueilli la série complète des poissons qui vivent dans le grand lac d'Itza, ainsi que plusieurs autres espèces appartenant aux cours d'eau de la Vera-Paz. Ces poissons, presque tous inconnus, offrent un genre nouveau et 32 espèces. J'ai joint aux spécimens conservés dans l'alcool, des notes et des dessins coloriés sur le vivant.

Les reptiles au nombre de 104 individus, représentent, à leur tour, 56 espèces, dont 6 paraissent inédites et dont 5 demeurent encore douteuses. Quelques-uns de ces animaux sont rares, et ne Figurent point dans les gale- ries du Muséum. Les sauriens ont donné lieu à l'établissement d'un genre particulier. Je citerai le crocodile du Petén, espèce inconnue jusqu'ici, une émyde également nouvelle, un triton fort curieux, dont les caractères orga- niques sont encore incertains, la rhinophrine, batracien singulier qui pré- sente le même genre d'intérêt, des boas de Cuba, des crotales, des trîgonocé- phales, etc.

Les oiseaux, doués de facultés locomotrices infiniment supérieures , et répandus par conséquent d'une manière plus générale sur le continent, ne devaient point m'offrir un champ de découvertes aussi fructueux. A peine sur 70 espèces , s'en trouve-t-il deux ou trois d'inédites. J'ai joint à cette

MÉMOIRE. 319

collection des œufs et des nids, dont une partie, à la vérité, faute de déter- mination, demeure à peu près sans valeur.

Enfin, 57 mammifères, parmi lesquels figurent les cerfs du Petén, une grande variété d'écureuils et beaucoup d'autres petits rongeurs, complètent l'ensemble de mes récoltes.

Tel est l'exposé sommaire des résultats de mon exploration dans l'Amé- rique Centrale. J'ai me borner à une analyse incomplète, proportionnée à la mesure de mes connaissances, mais les éléments d'étude que je viens d'ënumérer ont été déposés au Muséum, entre les mains des savants profes- seurs de cet établissement, qui compléteront ma tâche, et la vivifieront par la supériorité de leurs lumières.

J'ai entrepris seul ce voyage, uniquement dirigé par l'amour des sciences naturelles, et par un sentiment d'émulation nationale qui sera compris dans cette enceinte ; je l'ai exécuté avec mes propres ressources, au milieu d'ob- stacles et de dangers qui ne sont point imaginaires; heureusement arrivé au port, grâce à la Providence, je me trouverai dédommagé de mes épreuves Passées, si l'Académie juge que j'ai bien rempli ses instructions.

RAPPORT

FAIT A L'ACADÉMIE DES SCIENCES DANS LA SÉANCE DU 15 AVRIL 1850

su

LES TRAVAUX ET LES RECHERCHES D'HISTOIRE NATURELLE

EXÉCUTÉS

PAR M. A. MO IL EX. ET

PENDANT SON VOYAGE DANS L'AMÉRIQUE CENTRALE

Commissaires : MM. DUMÊRIL, DE JUSSIEU, MILNE EDWARDS,

VALENCIENNES rapporteur

L'Académie peut se rappeler que M. Morelet l'informa du projet de voyage qu'il voulait entreprendre, à ses propres frais , dans l'Amérique Centrale, afin de faire connaître l'histoire naturelle de cette contrée encore peu explo- rée ; il demanda à l'Académie de lui donner des instructions pour le guider dans ses recherches. Une commission fut chargée de les rédiger; elles furent approuvées par l'Académie , dans une séance du mois de novembre 1846, et remises à ce voyageur.

M. Morelet est venu récemment rendre compte à l'Académie du résultat de ses travaux pendant le voyage dont il avait tracé l'itinéraire.

Nous avons été chargés d'examiner les produits de cette exploration , et nous vous soumettons les résultats de cet examen.

Vos commissaires ont remarqué avec plaisir que M. Morelet a suivi exac- tement le tracé du voyage annoncé à l'Académie , en sachant aplanir les difficultés de diverses natures qui se sont rencontrées sur sa route.

En quittant l'île de Cuba, M. Morelet gagna Campêche, d'où il se rendit

RAPPORT. 321

sur la Lagune de Terminos et à l'île de Carmen, principal entrepôt du com- merce des bois de teinture.

Pour pénétrer de vers l'intérieur de F Amérique Centrale , il remonta le Rio Vsumasinta, l'un des fleuves les plus considérables de cette contrée. Après une navigation d'une centaine de lieues, il se trouva arrêté par des rapides, qui le forcèrent d'abandonner le cours de cette rivière. Il traversa alors les forêts vierges de ce pays, et finit par atteindre le Petén et le grand lac intérieur de ce district, dépendance de la république de Gua- temala.

Les collections recueillies pendant ce trajet prouvent que le sol, le climat et les productions de cette province ont une ressemblance frappante avec les parties chaudes ou tempérées du Mexique. L'isthme tout entier paraît se trouver dans les mêmes conditions ; et ce n'est qu'en s'approchant de Panama que la nature commence à montrer des formes nouvelles, d'une physionomie plus méridionale.

Les difficultés du transport ont empêché M. Morelet de faire des col- lections géologiques un peu importantes; il a cependant profité des occa- sions que les escarpements des ravins lui ont offertes pour rapporter quelques fossiles intéressants , parmi lesquels on peut remarquer des oursins et des huîtres d'assez grande dimension et caractérisant des étages tertiaires.

Il ne faut pas d'ailleurs oublier que les études zoologiques sont plus fami- lières à M. Morelet que celles des autres parties des sciences naturelles; aussi ce laborieux voyageur s'est-il attaché davantage à réunir des espèces de ce règne.

Vos commissaires ont d'ailleurs pu se rendre un compte exact des recherches de M. Morelet , parce qu'il a généreusement donné au Muséum d'histoire naturelle toutes les collections, fruit de ses explorations.

Cette partie zoologique est formée d'un nombre considérable d'espèces de toutes les classes du règne animal.

Les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les poissons dans le groupe des vertébrés ; les mollusques, les insectes, les zoophytes, les éponges, parmi les invertébrés, y sont représentés.

Conformément aux règlements et aux usages établis dans l'administration du Muséum d'histoire naturelle, il a été dressé des catalogues qui ont été envoyés ensuite au ministre de l'instruction publique.

Ceux des mammifères et des oiseaux ont été faits, sous la direction de notre confrère M. Geoffroy Saint-Hilaire , par M. le docteur Pucheran. Ils établissent qu'il y a 47 espèces de mammifères, parmi lesquelles on a remarqué plusieurs chauves-souris nouvelles. C'est un des points de re- cherches qui avait été signalé à M. Morelet dans les instructions de F Aca- démie. Il lui avait été aussi recommandé de porter son attention sur les rongeurs; M. Morelet a rapporté, entre autres, trois espèces nouvelles de h. 21

322 RAPPORT.

sarcomys, genre dont on ne connaissait qu'une seule, indiquée plutôt que décrite, par Shaw, sous le nom de mus bursarius.

La collection d'oiseaux se compose de 64 espèces, représentées par un assez grand nombre d'individus d'âge et de sexes différents, ce qui rendra leur histoire naturelle plus complète. Nous dirons aussi que M. Morelet n'a pas oublié de collecter les nids et les œufs de ces animaux.

Les catalogues de reptiles remis à la commission par M. Duméril ont rendu facile le travail du rapporteur. Parmi les nombreuses espèces nou- velles de cette classe, on peut signaler un genre nouveau, que M. Duméril a nommé cyclosaurus, Vœdipus platydactylus, et un grand crocodile du lac Petén, de près de 3 mètres de long, et que notre savant confrère se propose de faire connaître , dans son ouvrage sur l'histoire naturelle des reptiles , sous le nom de crocodilus Moreleti.

60 poissons et 33 espèces de cette classe offrent une suite très-intéres- sante de ces vertébrés. Ils sont presque tous du lac Petén et de ses affluents. On y compte 9 espèces nouvelles de chromis, 1 du genre pœcilie, 2 moitié- nisia, un nouveau genre de la famille des esoces, etc.

Le catalogue des mollusques et des zoophytes, fait par M. L. Rousseau, l'un des aides-naturalistes du Muséum , prouve que M. Morelet a trouvé un grand nombre d'espèces qui avaient échappé aux recherches de MM. Nyst, Pfeiffer, Sowerby et autres conchyliologistes.

M. Blanchard a aussi fourni à l'un des membres de la commission, profes- seur d'entomologie au Muséum, la liste des insectes, des crustacés, des myriapodes, qui constitueront des genres nouveaux et augmenteront nos connaissances et nos richesses entomologiques.

M. de Jussieu a donné, sur les collections botaniques, un exposé de l'exa- men des plantes recueillies par M. Morelet.

Cette partie des collections se borne à un herbier de 80 et quelques plantes, en général dans un état satisfaisant de conservation, et munies de leurs organes essentiels.

Les fougères y sont relativement nombreuses : on en compte 15; 6 légu- mineuses, 12 composées, 5 convolvulacées, 5 solanées, 4 cypéracées et 3 graminées. Pour toutes les autres familles, qui sont les suivantes : lyco- podiacées, potamées, pontédériacées , cannacées, salicinées, pipéracées, urticées, coccolobées, nyctaginées, malpighiacées, capparidées, ochnacées, rutacées, ampélidées, malvacées, cédrilacées, mélastomacées, turnéracées, onagrariées, ardisiacées, jasminées, labiées, scrofularinées, acanthacées, bignoniacées, gentianées, apocinées, asclepiadées, rubiacées, lobéliacées, elles ne se trouvent représentées que par une espèce ou deux, très-rarement plus. Avec une telle variété, il faudrait des recherches fort longues et des comparaisons très-nombreuses pour constater l'intérêt de nouveauté que peuvent présenter plusieurs de ces plantes. Il n'est pas douteux que ce ne soit le cas pour quelques-unes. M. Naudin, qui s'occupe depuis longtemps

RAPPORT. 323

de la monographie des mélastomacées, a pu en reconnaître deux nouvelles dans cet herbier, une, comme espèce, qu'il rapporte au genre heteronema , l'autre, comme genre, auquel il propose de donner le nom de sarcomeris, en lui assignant les caractères suivants : « Fleurs en panicules pauciflores, « courtement pédicellés. Galice épais, longuement turbiné, à peine découpé « sur le bord de son limbe, dont les six lobes, très-obtus, portent sur leur « face externe un épaississe ment en forme de tubercule. Six pétales char- te nus, irréguliers, courtement unguiculés; douze étamines, dont les an- ce thères, sans prolongement ni appendices du connectif, s'ouvrent par un « pore unique. Ovaire presque entièrement adhérent, quadriloculaire ; style « filiforme, à stigmate obtus. »

Le dahlia, dont la culture dans nos jardins a si profondément modifié les formes et l'aspect, reparaît dans cet herbier avec le port que lui a donné la nature et sous lequel il nous arriva, mais qui aujourd'hui est presque entiè- rement effacé et oublié. Un examen rapide ne nous a pas permis de recon- naître encore plusieurs autres espèces. Nous venons de dire que plusieurs de ces plantes sont inconnues; l'un des pays elles ont été recueillies, pays dont nos herbiers ne possèdent que fort peu de végétaux, donne quelque prix à cette collection, toute petite qu'elle est, et fait vivement regretter qu'elle ne soit pas plus considérable.

M. Morelet joint à ses connaissances positives et étendues en zoologie un talent de dessin très-facile : il a eu le soin de peindre, d'après le vivant, des reptiles, des poissons, des mollusques, de prendre le ton des yeux, des caroncules, des pieds et de plusieurs autres parties des mammifères et des oiseaux, dont les couleurs s'effacent par suite de la dessiccation. 11 en résulte que ces dessins, qui ont été mis sous nos yeux, joints aux notes manuscrites prises sur les lieux, seront d'un grand secours pour une publication que l'auteur projette. Les commissaires sont d'avis qu'elle serait fort utile, sur- tout pour la zoologie ; aussi n'hésitent-ils pas à proposer à Y Académie de donner un témoignage de sa satisfaction au voyageur qui a mis tant de soin à suivre les instructions qu'elle lui avait remises, et à engager M. Morelet à faire tout ce qui dépendra de lui pour hâter la publication des excellents matériaux qu'il a rapportés.

NOTE SUR LA CARTE DU VOYAGE

Les matériaux qui ont servi à la construction de cette carte sont :

La carte générale des Antilles et du golfe Mexicain, publiée par Brué , en 1835; elle a fourni en grande partie le développement du littoral;

Celle de M. Waldeck, qui a paru en 1838; elle a servi à rectifier le périmètre du Yucatan ;

L'atlas de la république de Guatemala publié en 1832 par M. Rivera Maestre, œuvre excessivement médiocre, néanmoins on a puisé quelques renseignements utiles;

Les travaux des ingénieurs belges envoyés en 1842 à Santo-Tomas.

Le voyage de M. Stephens au Yucatan;

Enfin les propres observations de fauteur et les relevés qu'il a effec- tués à la boussole.

Ce travail géographique, malgré les soins dont il a été l'objet, ne doit être considéré que comme une esquisse approximative, bien éloignée d'une précision rigoureuse , aucun point de l'intérieur n'ayant été fixé par des calculs astronomiques.

Nîl. air nu yicatan.

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Adagio

N?2.

AIR INDIEN.

Andante.

N?5.

AIR INDIEN.

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, Adagio

N.°4. AI» DU TABASCO.

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AIR DU PETEN.

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, Allegro.

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AIR DU YLCATAN.

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Allegro

N.°Z

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Allegretto.

N.°8. air nu PETEN.

Éfttt fe

Adagio.

NÎ9.

AIR DU HONDURAS.

FIN.

rail:

TABLE DES CHAPITRES

DU TOME SECOND

CHAPITRE Xïïl. La Forêt 1

XIV. Le Petén 28

XV. Les Collines 69

XVI. Aventure dans les bois 99

XVII. La Caverne 113

XIX. La Cordillière 165

XX. Guatemala 185

XVIII. La Tierra templada 139

XXI. L'Océan Pacifique 219

XXII. La Route du Golfe 259

Notes 309

Mémoire lu par M. Morelet à l'Académie des Sciences 316

Rapport fait à l'Académie des Sciences sur les Travaux de M. Morellet 320

Note sur la Carte du voyage 326

Airs nationaux de l'Amérique Centrale 325

Carte du Yacatan et du Guatemala,

PARIS. IMPRIMERIE DE J. CLAVB , RUE SAINT -BENOIT, 7

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