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ABRAHAM

LINCOLN

SA VIE

SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION

CÉSAR PASCAL

PARIS

G R A S S A R T, LIBRAIRE-ÉDITEUR

3, RUE DE LA PAIX, ET RUE S AI N T- A P, >' AU D, S

1865

ABRAHAM LINCOLN

SA VIE SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION

DU MÊME AUTEUR

ChristologiedesÉpîtres de Paul. Trois parties. In-8. 1 50

Donnez ! Discours. 2a édition. In-8 •> 50

Discours d'installation prêché à Brigliton » 50

Le Réveil. Traduction anglaise. In-12 » 60

La parole de Christ Traduction anglaise. In-12... » 60

Pour paraître en 1866 :

Notices biographiques et littéraires. xva et xvie siècle.

IMPRIMERIE DE L. TOINON E T Ce , A S A I NT- G E R M AI N

i ABRAHAM

LINCOLN

f SA VIE

SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION

PAR

CÉSAR PASCAL

PARIS

GRASSART, LIBRAIRE ÉDITEUR

3, RUE DE LA PAIX, ET RUE SAINT- ARNAUD , 5 1865

Ce petit volume que j'offre au public ren- ferme sans cloute de nombreuses imperfections. Comment les faire excuser? Dirai-je que, faute de temps, j'ai l'écrire au courant de la plume? On me répondrait peut-être avec le Misanthrope : « Le temps ne fait rien à l'affaire! » ce qui, par parenthèse, est complè- tement faux. J'ai une meilleure raison, qui ne manquera pas d'inspirer quelque bienveil- lance à la critique la plus sévère. Je n'ai pas voulu hélas f et pour cause majeure I faire

une œuvre d'art, mais simplement une action charitable, ce qui, en définitive, vaut bien mieux. Le 20 mai de cette année, je reçus la circulaire que la Conférence pastorale de Paris adressait aux pasteurs français, pour recommander à leur charité chrétienne les esclaves libérés aux États-Unis. L'idée me vint aussitôt d'écrire ce livre. J'ai pensé qu'un récit fidèle de la vie et de l'administration d'Abraham Lincoln, vendu au profit des quatre millions d'esclaves dont vertueux ce ma- gistrat a brisé les fers, ne manquerait pas de produire une certaine somme qui aiderait, pour sa faible part, à soulager la profonde misère de ces malheureux. Et maintenant, voici le livre avec son sauf-conduit.

D'après un arrangement fait avec l'éditeur, le produit de la vente d'un certain nombre d'exemplaires sera consacré à cette œuvre de soulagement.

Si le lecteur trouve quelque intérêt à cette

lecture, et qu'il en retire la forte impression morale que m'a faite le caractère de Lin- coln, ce sera un précieux superflu que personne ne saurait mieux estimer que moi- même.

Brighton, 15 juillet 186o.

ABRAHAM LINCOLN

SA VIE

SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION

CHAPITRE PREMIER

La famille Lincoln. Thomas Lincoln et Nancy Hanks. Jeu- nesse d'Abraham Lincoln. Émigration dans l'Indiana. La nouvelle ferme. Abe écolier. La Vie de Washington. Influence de la mère d'Abraham Lincoln sur le caractère de son fils. Abe batelier. Le Mississipi. Premier voyage s§r ce fleuve. Nouvelle émigration de Thomas Lincoln. Le rail-Iplilter. Episode de la convention républicaine de 1T1- linoisi. Second voyage sur le Mississipi. L'esclavage aux yeux de Lincoln. Abraham Lincoln boutiquier et meunier à New-Salem. Guerre avec les Indiens. Lincoln capitaine de volontaires. 11 est marchand et directeur d'un bureau de poste. Travaux intellectuels. Lincoln arpenteur. Sa popularité naissante.

La guerre de l' indépendance touchait à sa fin;

encore un an, et la capitulation de Gornwallis allait

forcer l'Angleterre à reconnaître l'existence de la

république des États-Unis. La confédération ne

se composait alors que de treize Etats, l'on ne

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comptait guère plus de trois millions d'habitants, groupés dans quelques grands centres ou dissémi- nés sur une immense étendue de pays. C'était en 1780. Un aventureux et hardi pionnier, nommé Lincoln descendant de l'un de ces puritains an- glais qui, les premiers, apportèrent sur le nouveau continent la liberté, la civilisation et la foi chrétienne vint s'établir avec sa famille dans les vastes solitudes de cette partie de la Virginie qui devait plus tard former un Etat distinct sous le nom de Kentucky. Il n'avait avec lui d'autres richesses que la santé, l'espérance, l'amour du travail, une hon- nêteté héréditaire dans sa famille et une Bible que ses parents lui avaient appris à aimer. La portion de terrain dont il prit possession était comme per- due au milieu d'immenses forêts peuplées de bêtes fauves et que parcouraient des bandes d'Indiens. Malgré les dangers qui le menaçaient dans cet iso- lement redoutable, il n'hésita pas à y construire une case avec le dessein bien arrêté d'y finir ses jours. Hélas! ils ne furent pas de longue durée. Gomme tant d'autres pionniers, il périt de mort violente. Un soir il ne rentra pas au logis, et le lendemain ses enfants, qui s'étaient mis à sa recherche, trouvèrent, à quelque distance de l'habitation, son corps privé

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 3

de vie et horriblement mutilé. Le malheureux était tombé victime de la férocité de quelques Indiens qui, l'ayant tué, avaient, selon leur coutume, en- levé et emporté sa chevelure sanglante, comme un glorieux trophée.

La veuve de Lincoln restait seule dans ce désert inhospitalier avec trois fils et deux filles. .Encore si les membres de cette famille infortunée avaient pu demeurer ensemble 1 mais l'inexorable pauvreté les força de se séparer. Tous les enfants partirent, chacun de son côté, pour décharger leur mère et se suffire à eux-mêmes; Thomas, le plus jeune, fut celui qui resta le plus longtemps auprès de la veuve. Il grandit dans une pénurie proche de la misère, endura bien des privations, sans que pour- tant sa forte constitution s'en ressentît jamais. Il ne reçut d'autre éducation que celle que donne l'ad- versité, ne sut jamais ni lire ni écrire, et dès sa plus tendre jeunesse s'employa dans les fermes, à n'im- porte quel travail, pour fournir à ses besoins.

A l'âge de vingt-huit ans, il revint dans le Ken- tucky, qu'il avait fini par quitter comme ses frères. Il apportait avec lui une petite somme d'argent, fruit d'une grande économie. Quelques mois après, en 1806, il se maria avec une jeune personne qui

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réunissait toutes les qualités nécessaires à la femme d'un colon.

Nancy Hanks était pauvre et son éducation avait été bien négligée. A peine lisait-elle couramment sa Bible et les cantiques de l'Église baptiste, dont elle était membre. Mais c'était une femme robuste, la- borieuse, active, intelligente et pieuse, capable d'élever des enfants, de diriger une ferme et d'ai- der son mari dans les pénibles travaux de sa con- dition.

Les nouveaux mariés s'établirent dans une petite ferme dont l'aspect était bien misérable, à en juger d'après une photographie que nous avons sous les yeux 4. Qu'on se représente deux baraques en bois, peu élevées, séparées Tune de l'autre par une cour étroite qui servait de passage, et Ton pénétrait en poussant une lourde barrière à claire-voie. L'une de ces deux constructions rudimentaires était un hangar qui servait de remise et d'écurie ; l'autre, l'habitation, n'avait qu'un rez-de-chaussée et au- cune espèce d'ouverlure sur la façade extérieure. C'est que naquit aux époux Lincoln, le 12 février 1809, un fils qu'ils appelèrent Abraham; c'était le

1. Ferme de Thomas Lincoln, à Elisabeth-l'oivn, photographie par Alschuler, Chicago.

SA VIE, SON CARACTÉKE, SON ADMINISTRATION o

futur président de la république des Etats-Unis *.

Dès qu'il eut atteint sa septième année, le jeune garçon accompagna sa sœur, plus âgée que lui de deux ans, à une école mixte qu'un maître arrivé ré- cemment venait de fonder. se rendaient de toute part, parfois de bien loin, les enfants des colons. Il n'est *pas en Amérique de si petit village qui n'ait son école. Quand se forme une localité, c'est le pre- mier établissement public qu'on y construise. Le petit Abe n'alla pas longtemps à cette école. A peine commençait-il à connaître les lettres et à épeler les mots que son père l'en retira. Thomas Lincoln avait résolu d'aller s'établir dans l'Indiana.

Le travail libre n'était pas en honneur dans le Kentucky. Les colons qui cultivaient eux-mêmes leurs terres y formaient la dernière classe de la so-

1. Lorsqu'il était membre du Congrès, M. Lincoln envoya à l'é- diteur du Dictionnaire du Congrès cette note autobiographique :

« le 12 février 1809, dans le comté de Hardin, Kentucky. » Education défectueuse. Profession, avocat. Il fut capi- d taine de volontaires dans la guerre contre les Indiens. Di- » recteur d'un très-petit bureau de poste. —Élu quatre fois à » l'assemblée législative de l'Ulinois. Membre de la chambre » basse du Congrès. » Votre, etc.

» A. Lincoln. »

Le comté de Hardin porte aujourd'hui le nom de comté de la Rue.

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ciété, comme les planteurs en étaient la première. Leurs riches voisins esclavagistes les traitaient avec un souverain mépris, quand ils n'allaient pas jus- qu'à encourager les nègres à leur faire mille vexa- tions. Ajoutez à cela un état de guerre continuelle avec les tribus indiennes, la brutalité déjà célèbre des Kentuckiens, et la concurrence ruineuse du tra- vail servile. Les émigrants arrivés dans cette pro- vince n'y faisaient généralement qu'un court séjour; ils s'en allaient en si grand nombre, qu'il en partit, en une seule saison, jusqu'à cent cinquante familles, qui vinrent demander à des Etats libres la con- sidération, le respect du travail et le bien-être, qu'ils ne trouvaient pas dans les provinces à es- claves.

Avant de transporter sa famille dans l'Indiana, Thomas Lincoln vint y faire un voyage d'explora- tion, et choisir l'emplacement il voulait créer une nouvelle ferme. Quelques jours après, il était de re- tour, vendait sa propriété du Kentucky, et faisait les préparatifs du départ.

Quand il eut construit un bateau plat, il y char- gea ses meubles, y fit monter sa femme et ses en- fants, et, par une belle matinée, la famille Lincoln disait adieu aux rivages du Kentucky et descendait

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doucement le cours de l'Ohio. Après une courte na- vigation, on aborda sur la rive opposée, à Tomp- son's Ferry. Mais on n'était point au terme du voyage. Il restait à franchir plusieurs milles à tra- vers un pays presque inhabité, sauvage et couvert parfois de forêts vierges impénétrables. Bien que montée sur des chevaux, la famille patriarcale mit toute une semaine à franchir la distance qui sépare Tompson's Ferry du comté de Spencer, trajet pé- nible et fatigant. On n'avançait que lentement, sous une chaleur accablante, par des chemins imprati- cables, souvent aussi à travers champs et forêts, où, la hache à la main, on devait se frayer un passage. On marchait tout le jour; la nuit, on dressait une tente, on s'enveloppait dans une couverture, on dormait sur le sol. M. Lincoln se rappela toujours ce rude voyage, et il disait n'avoir jamais éprouvé d'aussi grandes fatigues dans tout le cours de sa vie, pourtant si laborieuse et si pénible.

Dès leur arrivée, les membres de la famille, aidés dans les travaux les plus difficiles par quelque voi- sin bienveillant, se mirent à l'œuvre pour se cons- truire une chaumière. La forêt fournit les matériaux nécessaires; la hache et la scie les façonnèrent gros- sièrement. Enfin, après plusieurs jours d'un travail

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opiniâtre, l'habitation était prête à servir d'abri, mais non point encore entièrement terminée. Néan- moins on s'y installa aussitôt, remettant au pro- chain hiver le soin d'achever tout ce qu'il restait à faire. La chaumière des Lincoln ne se composait que d'une seule et vaste pièce, mais sur l'une des parois intérieures régnait une espèce de galerie di- visée en compartiments et l'on montait par une échelle. étaient le grenier et les chambres à cou- cher, dont l'une, la plus petite, fut assignée au jeune Abe.

Quand on put se passer de lui, notre garçon fut remis à l'école. Bientôt il put lire, écrire et compter. A cette grande aptitude pour l'étude, qui lui per- mit de savoir au bout de quelques mois ce que les autres mettaient longtemps à apprendre, il joignait un ardent désir de s'instruire. Ses loisirs étaient consacrés à la lecture. Rarement il partageait les jeux de ses camarades. On le voyait se retirer à l'é- cart, un livre à la main. Mais quand s'élevait entre les écoliers l'une de ces disputes si fréquentes parmi eux, Abraham intervenait aussitôt pour rétablir la paix. Il réprimandait délicatement le coupable, fai- sait entendre raison au plus récalcitrant, et réussis- sait généralement à réconcilier les adversaires. Aussi

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ses condisciples l'appelaient-ils le Pacificateur (Peace maker). La concorde rétablie, il retournait à son livre avec la même simplicité.

Pour alimenter ses lectures, le jeune Lincoln s'é- tait approprié tous les ouvrages qu'il avait pu trou- ver dans la maison paternelle : le Pilgrim's Pro- gress de Bunyan, les Fables d'Ésope, des traités religieux et quelques biographies. Mais cette mo- deste bibliothèque fut bientôt épuisée. Il est vrai qu'Abe se mit à la relire plusieurs fois et si bien qu'il finit par être à même d'en raconter le contenu, d'un bout à l'autre. Dès lors sa grande préoccupa- tion fut de se procurer de nouveaux ouvrages. Il eut recours aux voisins, et réussit, avec l'aide de son père, à se faire prêter tous les livres qu'ils avaient, ce qui n'est pas dire beaucoup. C'est ainsi qu'il ob- tint une Vie de Washington, dont la lecture l'inté- ressa vivement, et qui lu; fournit l'occasion de mon- trer dès lors cette franchise et cette honnêteté qui faisaient le fond de son caractère.

Un soir, après le travail de la journée, il s'était retiré dans sa petite chambre, emportant avec lui le précieux volume dont il avait lu quelques pages à la veillée, et qu'il voulait continuer à son réveil. Avant de se coucher, il le plaça soigneusement

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sur une espèce de bahut près de son lit. Le lende- main, l'une de ses premières pensées fut pour le livre. Il se lève aussitôt et va le prendre.... Quelle triste découverte! quel étonnement couloureux! quelle confusion î quel embarras ! L'ouvrage était bien là, mais gravement détérioré, gonflé d'eau, plissé et couvert de taches noirâtres. Un orage ayant éclaté pendant la nuit, la pluie avait pénétré à tra- vers les planches de la toiture. On essuya le livre; on le fit sécher au soleil. Vains efforts I il fut impos- sible de le faire revenir à son premier état. Que faire? Abe n'hésite pas longtemps. Il prend le vo- lume tel quel, et se rend aussitôt chez la personne qui le lui a prêté. Après avoir raconté l'accident de la nuit : « Il m'est impossible, ajoute-t-il, de vous indemniser de la perte de ce livre, n'ayant pas d'ar- gent; mais voici ce que je peux faire, si vous y con- sentez : je travaillerai pour vous, le temps que vous jugerez nécessaire à l'acquisition du volume. j> Le marché fut conclu. Après trois journées de travail dans la ferme du voisin, Abraham avait acquis le livre, qu'il se mit à relire avec un plaisir nouveau.

Cependant, depuis qu'il avait atteint sa treizième année, Abe if allait plus à l'école. En tout, il l'avait suivie quinze mois. Maintenant, il s'employait aux

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION ii divers travaux des colons de l'Ouest. Tl apprenait à cultiver les champs, à manier la hache, à abattre les grands arbres dans la forêt, à scier et à façon- ner le bois pour les constructions ou les clôtures des fermes, à se servir avec adresse de la carabine, etc. Il dut à ces occupations viriles de la vie champêtre, à l'air pur des vastes plaines de l'Ouest et à une nour- riture saine et frugale, cette constitution robuste qui le préserva des maladies, et le rendit capable d'en- durer les fatigues de sa laborieuse carrière.

Ce fut l'œuvre de sa mère de le former à la vertu et à la piété. Elle lui inspira cette foi ferme et se- reine que dans les circonstances les plus critiques il montra en la Providence divine, cette droiture exquise qui lui valut de bonne heure le surnom d' honnête , et cette bienveillance inaltérable dont il a donné de si grandes preuves pendant les années orageuses de sa présidence. 11 n'avait pas fallu long- temps à la noble et modeste femme pour façonner cette nature si bien douée. Abraham n'était que dans sa onzième année lorsqu'il eut le malheur de perdre sa mère; mais il se montrait déjà tel qu'il fut toujours. Les leçons qu'il en avait reçues s'é- taient gravées profondément dans son âme, et, dès lors, ce fut sous l'image de sa pieuse mère qu'elles

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se présentèrent à son esprit. Elle résumait pour lui la piété humble et vivante, la vertu modeste et pure, la bonté généreuse et constante. Aussi n'en parla t- il jamais qu'avec une sorte de respect religieux.

En 1829, Abraham Lincoln, âgé de vingt ans, laissa de côté la hache du bûcheron pour prendre la rame du batelier. Plus pénible que la précédente, cette nouvelle profession avait du moins l'avantage d'être plus lucrative, et de fournir au jeune homme l'occasion d'agrandir le cercle de ses connaissances par un voyage continuel à travers plusieurs États de l'Union.

Le Mississipi, dont les grands et nombreux af- fluents reçoivent eux-mêmes une foule de rivières venues de presque tous les points du pays, était, à cette époque, la principale, pour ne pas dire la seule voie, ouverte au commerce intérieur du grand bassin formé par les montagnes Rocheuses à l'ouest, et les Alleghanys à l'est. Sur ces eaux abondantes, dont le parcours a plus de six mille kilomètres, descen- daient et remontaient sans cesse des embarcations richement chargées. Les divers États qu'arrose le Mississipi et ses affluents recevaient, de la Nouvelle- Orléans, des meubles, des ustensiles, des étoffes, tous les produits de l'industrie, et envoyaient en

SA VIK, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 13 échange, à cette ville, les productions de leur sol fer- tile : les minerais et les charbons du Missouri; les tabacs de l'Àrkansas et du Kentucky; le coton, le riz, le sucre de la Louisiane; le gros et le menu bé- tail, les fourrures et les pelleteries du Tennessee; les arbres forestiers de l'illinois et les céréales du Mis- sissipi.

Les bateaux à vapeur commençaient à peine à promener leurs panaches de fumée sur ces grands cours d'eau qu'ils sillonnent aujourd'hui. Le service de la navigation ne se faisait qu'à l'aide de bateaux plats ou à quille, que montaient des hommes coura- geux, robustes et endurcis à la fatigue. Ces mari- niers formaient une classe nombreuse. Ils passaient leur vie sur leurs embarcations, qu'ils faisaient avan- cer, tantôt en les tirant après soi des bords du fleuve ils cheminaient, tantôt à l'aide de longues ra- mes, ou en déployant au vent propice une large- voile carrée. Quelques-uns de ces hommes étaient aussi marchands; dans ce cas, leurs bateaux res- se mblaient à des boutiques ambulantes . Ils avançaient à petites journées, passant d'une rive à l'autre, s'ar- î étant à tous les villages, à toutes les plantations pour y vendre leurs marchandises. C'est parmi ces derniers que prit rang le jeune Lincoln. Pendant

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une année, il fut employé par un négociant, qui lui payait ses services à raison de dix dollars cin- quante-quatre francs vingt centimes par mois.

A la fin de ce premier voyage à la Nouvelle- Or- léans, il revint chez son père, qui s'était remarié avec une veuve, et qu'il trouva formant de nouveaux projets de changement. La fertilité célèbre des prai- ries de l'Illinois, qu'arrosent de nombreuses riviè- res, faisait espérer à Thomas un travail plus facile et plus productif, et il n'attendait que l'occasion de. vendre sa ferme pour aller s'établir dans cette pro- vince fortunée. Ses projets ne tardèrent pas à se réaliser. Dans les premiers jours du printemps de 1830, il quittait l'Indiana, accompagné de ses deux gendres et de leurs familles. Les meubles, les usten- siles des trois ménages, les instruments agricoles et les provisions étaient transportés sur des chariots que traînaient des bœufs et des vaches, et dont l'un, re- couvert d'une toile, contenait les femmes et les en- fants. Les hommes allaient à pied. Gomme rien ne pressait, nos gens cheminaient à leur aise, presque sans fatigue, à travers de riantes plaines le gibier abondait, et les bœufs trouvaient de frais et gras pâturages.

C'est dans le comté de Mâcon, et sur les bords de

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION lo

la rivière Sangamon, que s'arrêta la petite caravane. Abraham Lincoln reprit la hache, et aida à cons- truire une vaste habitation. Il fit aussi le rail-splitter , c'est-à-dire fendit du bois pour clôturer d'une pa- lissade les dix arpents de terrain concédés à son père.

Longtemps plus tard, à l'une des assemblées delà convention républicaine de l'Illinois, l'on pro- posait le nom de Lincoln pour la présidence natio- nale, un démocrate du comté de Mâcon produisit tout à coup, aux yeux des spectateurs, deux pieux élégamment décorés, et on lisait qu'ils avaient été pris entre trois mille pieux semblables faits, en 1830, par Abraham Lincoln.

Ce personnage espérait jeter du discrédit sur la candidature de M. Lincoln. Il avait même fait pré- céder l'inscription qu'on lisait sur les pieux d'un titre il assimilait méchamment l'honorable can- didat aux bûches elles-mêmes. Mais loin de refroidir les partisans de M. Lincoln, cette exhibition inat- tendue ne lit qu'accroître leur enthousiasme. Mêlé à la foule, Abraham Lincoln assistait à ce meeting. Ceux qui l'aperçurent élevèrent la voix pour de- mander qu'il prît la parole, et aussitôt l'assemblée tout entière manifesta bruyamment le même désir.

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M. Lincoln se lève, monte sur son siège pour que sa voix parvienne à tous : « Il est vrai, dit-il, j'étais, il y a une trentaine d'années, bûcheron dans nos forêts de l'Ouest, et j'ai fendu du bois pour les clô- tures des fermes. Quant aux pieux qu'on vous pré- sente, on assure, et j'ai tout lieu de le croire, que c'est ma propre hache qui les a faits. » Ces paroles furent prononcées sans le moindre embarras et avec la noble simplicité que ce grand homme apportait dans tous ses actes et dans tous ses discours.

Puis, à l'adresse de ceux qui avaient eu la sottise de vouloir exploiter contre sa candidature l'obscu- rité de son origine, l'orateur ajouta quelques mots pleins de dignité et l'on sentait en même temps cette ironie tempérée dont il possédait le secret. Quand il eut fini de parler, les applaudissements, qui l'avaient interrompu plusieurs fois, éclatèrent de toutes parts chaleureux et prolongés. Avec la plus entière unanimité, on proclama candidat à la prési- dence ce fils de ses œuvres dont l'élévation était un hommage au travail libre, et un nouvel honneur rendu aux institutions libérales de la patrie.

A partir de ce moment, dans presque tous les Etats de l'Union, les clubs républicains voulurent avoir des pîeux de la ferme de Thomas Lincoln. Ces

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADiMINISTRATlOJN 17 pièces de bois devinrent le sujet de plusieurs chan- sons, et dans les processions que les partis en Amé- rique ont l'habitude de faire par la ville, à la veille de leurs grandes assemblées politiques, les républi- cains les portèrent solennellement comme des ban- nières qui résumaient leurs principes.

x Revenons à la nouvelle ferme de Thomas Lin- coln. Les premiers travaux, les plus pressants et les plus rudes, y étaient presque terminés, quand l'hiver arriva, recouvrant d'une épaisse couche de neige les plaines de l'Illinois. C'est le moment les pionniers, forcés de déposer la bêche, se livrent avec ardeur à lâchasse. Abraham ne s'était jamais senti beaucoup de goût pour cette occupation ; aussi préféra-t-il s'engager au service d'un marchand pour faire un second voyage sur le Mississipi. Il redes- cendit le cours rapide et majestueux de ce fleuve jusqu'à la Nouvelle-Orléans, et le remonta lentement jusqu'à l'embouchure de l'Illinois.

Il l'a dit lui-même : ce fut dans ces deux voyages qu'il apprit à détester l'esclavage. Il contempla dans toute son horreur cette monstrueuse institution, dont il comprit aussi toutes les suites funestes. Il put voir, à la Nouvelle-Orléans, les navires négriers chargés de celte marchandise humaine dont on pre-

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nait moins de soin que des balles de coton et de tabac, et qu'on vendait, comme un vil bétail, à l'en- can, sur la place publique. Bien souvent son ba- teau rencontrait sur le fleuve des embarcations chargées de ces pauvres créatures, qu'il retrouvait, dans les plantations, courbées sous le fouet du plan- teur. Il était témoin de l'avilissement du nègre, de l'injustice et de la cruauté du maître, et de cette honteuse immoralité dont ce système ignoble est la source féconde.

Pour un esprit désintéressé, une conscience droite, une âme généreuse et noble, quelle leçon sur l'esclavage! Avec quelle puissance l'indignation et la pitié, qui nous saisissent si fortement rien qu'à la lecture du sublime ouvrage de madame Beecher- Stowe, ne devaient-elles pas agiter l'âme de Lincoln î

Qui ne verrait ici le doigt de Dieu dans la vie de ce grand homme? N'était-ce pas la Providence qui conduisait ce jeune homme, au sortir de la maison paternelle et d'un État libre, dans les provinces à esclaves, comme pour y terminer son éducation morale et le préparer à être le libérateur du nègre ?

Abraham voua à cette institution funeste à sa patrie, à cette monstrueuse iniquité , à cet outrage sanglant fait à la nature humaine, cette haine pro-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 1 1

fonde qu'il devait manifester hautement dès que l'occasion lui en serait offerte, et accentuer progres- sivement, à mesure que s'éclairerait à ce sujet l'opi- nion publique aux Etats-Unis.

En attendant, à l'expiration de son voyage, il re- vint dans rillinois habiter la petite ville de New- Salem, son patron, charmé de sa probité et de son savoir-faire, venait de le placer à la tête d'une boutique, tout en lui cou fiant la direction d'un mou- lin. Ceci se passait en 1831. Sur ces entrefaites, éclata une guerre avec les tribus indiennes que les progrès de la colonisation refoulaient dans les vastes solitudes de l'Ouest, et enclavaient dans les défriche- ments des colons. Ces pauvres victimes de la civili- sation, condamnées à disparaître sous peu du sol de leur patrie, voulaient, sinon recouvrer le terri- toire qu'on leur avait enlevé, du moins s'opposer, par une manifestation violente, aux empiétements continuels des pronniers, et, il faut bien le dire, aux vexations que les nouveaux venus ne leur ména- geaient pas. Plusieurs tribus s'étaient coalisées. Les hostilités n'avaient pas tardé à commencer. Des champs avaient été dévastés, des fermes incendiées, des colons massacrés. Dans tous les États limitrophes des territoires indiens on organisa des compagnies

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de volontaires. Abraham Lincoln, qui s'était engagé dans l'une d'elles, en fut nommé capitaine. Il fut très- sensible à cet honneur, et il disait plus tard n'avoir jamais ressenti plus de plaisir d'un succès, non pas même quand la nation l'éleva au fauteuil de la pré- sidence.

Sa carrière militaire ne devait être ni brillante ni de longue durée. Elle se borna à des exercices, à des campements, à des marches dans le désert et à quelques escarmouches. Au moment sa compa- gnie atteignait l'ennemi, et s'apprêtait à lui livrer une bataille sérieuse, la paix fut rétablie, les vo- lontaires congédiés; et notre capitaine, qui n'avait pas laissé de montrer de grandes aptitudes au métier des armes, dut revenir dans ses foyers.

Il reprit l'état de boutiquier, mais cette fois à son propre compte, ce que lui permirent une certaine somme qu'il avait économisée et le revenu de la charge, à lui récemment conférée, de directeur du bureau de poste du village.

Ces occupations sédentaires l'avaient attiré de préférence à toute autre, à cause de la tranquillité relative et des loisirs qu'elles lui laissaient pour ses études. Un nouveau stimulant était venu s'ajouter au vif désir qu'il avait de s'instruire. Ce n'était

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 21

rien moins que la perspective d'être élu membre de l'assemblée législative de l'Illinois. Dès son retour de l'armée , quelques-uns de ses amis l'avaient proposé aux suffrages de leurs compa- triotes. Il avait alors huit compétiteurs. Sa candi- dature ne réunit pas un nombre suffisant de voix. Cette tentative avortée eut du moins l'avantage de lui révéler sa popularité, et de mettre son nom en lumière, outre qu'elle lui laissait beaucoup de chances pour les prochaines élections. Aussi comme il travaillait avec ardeur à la culture de son intel- ligence et à l'agrandissement de ses connaissances ! Il apprit de lui-même à parler et à écrire correcte- ment sa langue, et comme le barreau est presque toujours en Amérique le chemin qui mène aux fonc- tions politiques, il fit à la jurisprudence la plus grande part dans ses études.

M. Lincoln s'était si bien adonné à ces travaux de l'esprit, que son petit commerce finit par en souffrir. Les revenus de son établissement sem- blaient diminuer à mesure que s'accroissait la somme de ses connaissances. Un jour, réglant ses comptes et faisant sa caisse, il s'aperçut qu'il n'y avait plus balance entre le doit et l'avoir, les re- cettes et les dépenses. Gomme les jours qui suivi-

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rent cette pénible découverte n'apportaient aucune amélioration à cette situation fâcheuse, Abraham Lincoln se décida à vendre son fonds de magasin et à entreprendre un nouveau métier.

Selon la règle de sa vie, qui fut une ascension progressive d'un bout à l'autre de l'échelle sociale, il monta cette fois encore d'un degré. Prévoyant bien qu'il serait obligé de discontinuer son com- merce, il avait commencé à étudier l'arpentage , sur le conseil d'un ami arpenteur lui-même. Un mois ou deux de pratique ajoutés à la théorie, et il fut en état d'inscrire sur sa porte : A. Lincoln, arpenteur. Dans un pays qui se formait, se faisaient de fréquentes concessions de terrain, un arpenteur habile ne devait pas manquer de travail.

CHAPITRE II

M. Lincoln avocat, politician et représentant à l'assemblée légis- lative de l'illinois. Sa probité, son talent, ses succès. Une cause criminelle. Député au Congrès national. Part qu'il prend aux débats de la chambre. Douglas et Lincoln. Visite dans plusieurs États de l'Union. Lettre aux républi- cains de Boston.

Depuis quelques mois Abraham Lincoln exer- çait avec beaucoup de succès sa nouvelle profes- sion, quand revinrent les élections pour l'assemblée législative de l'illinois. Son nom fut de nou- veau mis en avant, et, cette fois, obtint une forte majorité. Il entra donc dans le premier corps de sa province pour y siéger pendant six ans (1836 à 1842), car il fut réélu à trois reprises consécu- tives. Il prit une part active à tous les travaux de la chanibre, se fit remarquer dans les discussions

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par la noble simplicité de son langage et la soli- dité de ses raisonnements, et, dès le début, se posa comme un adversaire convaincu de l'escla- vage.

Tout en s'occupant ainsi avec zèle des intérêts de ses commettants et de la défense des principes d'une politique émancipatrice, il négligeait si peu ses études, qu'en 1837, il put les couronner par l'obtention de ce qu'on appelle en Amérique « law licence. Dès lors il prit rang parmi les membres du barreau de Springfield. Il eut bientôt sa place entre les plus distingués de ses confrères, une réputation méritée et une nombreuse clientèle. A une connaissance approfondie de son art il joignait une grande sagacité; surtout, il apportait dans les affaires une droiture et un désintéresse- ment qu'on ne retrouve pas toujours parmi les hommes de loi.

Entre autres services qu'il rendit étant avocat, il eut le bonheur de sauver la vie à un jeune homme injustement accusé de meurtre par deux cruels ennemis : « Nous avons pu le voir frapper la victime, disaient ceux ci , car la lune brillait dans tout son éclat. » M. Lincoln était persuadé de l'innocence de son client. Il le connaissait depuis

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 2"> longtemps; jadis, au temps de son obscurité, « l'hon- nête Abe » avait été employé par le père de ce jeune homme. Cependant que faire en présence de ce témoignage écrasant? En réfléchissant dans son cabinet à cette grave affaire, l'ingénieux avocat eut une idée lumineuse. Il se lève tout à coup, prend son calendrier, et cherche si réellement il faisait lune, la nuit qu'on assignait au crime... il n'en était rien ! un soupir de soulagement et de bonheur s'échappa de la poitrine du généreux avocat. Et quand, le lendemain, son client eut été acquitté, il vint lui-même annoncer cette bonne nouvelle à la mère de l'accusé. La pauvre femme était demeurée dans le vestibule du tribunal, attendant, on conçoit dans quelle agitation, le résultat du procès. M. Lincoln, lui prenant la main avec affec- tion, la conduisit à une fenêtre qui regardait au couchant, et lui montrant l'horizon radieux : « Le soleil n'est point encore couché, lui dit-il , et votre fils est libre. »

Dans les intervalles qui séparent les diverses sessions des chambres, et jusqu'au jour de son élévation au fauteuil de la présidence, M. Lincoln exerça sa profession d'avocat.

Il s'occupait aussi de politique avec cette acti-

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vite que provoquent les libres institutions des États- Unis, et dont nous n'avons pas une idée en France, les moindres manifestations de la vie politique sont sévèrement réprimées.

Dans les assemblées des clubs et des corporations, les meetings des communes, les conventions parti- culières et les conventions générales, il prêta l'appui de sa parole ferme et sincère aux principes de ce parti whig, qui commençait , après de longues années de faiblesse et à travers bien des vicissitudes, à se transformer, pour prendre le nom d'abolitio- niste ou de républicain, et arriver enfin au pouvoir avec M. Lincoln.

Mais au milieu des agitations et des entraî- nements de la politique, Abraham Lincoln se pos- séda toujours. Sa conscience ne perdit rien de sa délicatesse au contact des passions populaires. Il ne sacrifia pas à la faveur du parti dont il était le chef dans i'Illihois. Jamais, pour accroître sa popularité et satisfaire une ambition vulgaire, il ne flatta les passions et les préjugés de la multi- tude.

« Il n'est pas d'hommes, disait-il aux ouvriers, plus dignes de confiance que ceux qui s'élèvent du sein de la pauvreté par un travail opiniâtre. Il n'en

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est pas de moins enclins à s'approprier quelque chose, à toucher à quoi que ce soit, qu'ils n'aient légitimement acquis.

» Qu'ils se gardent des préjugés qui fomentent la discorde et l'hostilité parmi eux. Le plus puissant lien de sympathie humaine, en dehors des relations de famille, serait celui qui unirait les travailleurs de toutes nations, langues et parentés. Ce ne serait pas une ligue pour faire la guerre à la propriété ou aux possesseurs de la propriété. La propriété est le fruit du travail ; la propriété est désirable, c'est le bien positif dans ce monde. Le fait qu'il y a des riches montre que ceux qui ne le sont pas peu- vent le devenir. C'est donc un encouragement à l'industrie et au travail.

» Que celui qui est sans maison se garde bien de renverser la maison d'un autre, mais qu'il tra- vaille diligemment et qu'il s'en bâtisse une pour lui même. Ainsi, par l'exemple qu'il donnera, il sera assuré que sa propre maison, une fois bâtie, sera à l'abri de la violence. »

Il n'avait garde dans ses discours d'exciter les haines politiques; c'est dans la haute et sereine région des principes fondés sur la vérité et la justice qu'il entraînait après lui ses auditeurs, et

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jamais il n'en descendit pour s'abaisser à des

questions de personne ou de parti.

« Maintenant, concitoyens, disait-il en 1858, si l'on vous a enseigné des doctrines qui combattent les grands traits de la déclaration de l'indépendance; si vous avez prêté l'oreille à des suggestions qui ôteraient quelque chose de la grandeur de cet acte ou qui en mutileraient l'admirable symétrie; si vous inclinez à croire que tous les hommes n'ont pas été créés égaux, quant aux droits inaliénables énumérés dans notre charte de liberté ; laissez-moi vous conjurer de revenir en arrière! retournez à la fontaine dont les eaux jaillissent tout près du sang de la révolution ! Vous ne ferez rien en me choisis- sant pour candidat si vous n'arborez ces principes sacrés! Sans prétendre être indifférent aux hon- neurs terrestres, j'affirme avoir été poussé dans ce débat par un mobile plus élevé que l'ambition vulgaire d'obtenir une charge. Je vous en supplie , rejetez tout motif mesquin ou méprisable, toute considération relative au succès de n'importe quel individu. Le succès n'est rien; je ne suis rien; le juge Douglas n'est rien; mais ne détruisez pas l'immortel emblème de l'humanité, la déclaration de l'indépendance américaine. »

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 2

M. Lincoln n'était pas comme Douglas, son brillant rival, un tribun à la parole brûlante de tous les feux des passions politiques; c'était un moraliste populaire, plein de bon sens; un orateur à la parole simple, sans ornement, toujours sin- cère et vraie. Si quelque chose avait pu rendre au nom de politician le respect que tant d'agitateurs ambitieux lui avaient fait perdre, M. Lincoln l'eût certainement fait. Malheureusement, loin de rem- placer les règles, les exceptions ne font que les mieux assurer.

Fidélité à la conscience, modestie, désintéresse- ment, patriotisme, amour du bien public, voilà, de l'aveu même de ses ennemis, les traits qu'on re- trouve dans tous les détails, et qui se détachent de l'ensemble de la carrière politique de Lincoln.

Le 4 novembre 1842, à l'expiration de son troi- sième mandat législatif, M. Lincoln se maria avec Mlle Mary Todd, fille de l'honorable Robert Todd, du Kentucky. Cette union fut à tous égards très- heureuse, sauf toutefois l'opposition que la famille de sa femme fit plus tard à sa politique émanci- patrice.

En 1846, le district central de l'Illinois l'envoya siéger au Congrès national de Washington. Des

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sept représentants de son Etat, il était le seul qui se rattachât au parti whig.

Cette session fut l'une des plus brillantes et des plus orageuses. Entre autres questions, celle de l'esclavage, qui s'imposait de jour en jour avec plus de force, revint plusieurs fois dans le cours des débats.

L'un des membres du Congrès, M. Gott, ayant mis en avant un projet de loi relatif à l'interdiction du commerce des esclaves dans le district de Colombie, M. Lincoln proposa un amendement demandant la suppression de l'esclavage.

Le plan d'émancipation qu'il soumit à la chambre peut se ramener à deux chefs princi- paux :

Défense d'introduire de nouveaux esclaves dans le district, et de considérer ou de traiter comme esclave, en dehors du district, un nègre habitant ou natif du district.

Tous les enfants de mères esclaves nés après le 1er janvier 1850 seront libres et élevés aux frais des propriétaires de leurs mères, auxquels proprié- taires le trésor payera Une indemnité.

Dans les débats relatifs aux territoires, M. Lin- coln parla et vota tantôt pour et tantôt contre,

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mais toujours dans l'intérêt de la liberté des terri- toires [.

Enfin, sur toutes les autres questions, il fut de l'avis de la majorité de son parti, par exemple à propos de la guerre du Mexique (1847) 2.

Cependant, lorsque cette guerre eut été décidée et engagée en dépit de l'opposition des whigs, il n'hésita pas, tout en la désapprouvant, à voter des

1. On donne le nom de territoires à une immense étendue de pays comprise entre le? derniers États de l'Ouest et le Pacifique.

Ces territoires sont divisés en neuf districts.

A la tête du district est un gouverneur, nommé par le président de l'Union et une assemblée législative, élue par la population, mais dont les décisions ne sont valables qu'après l'approbation du Congrès national.

Chacun de ces territoires envoie, dans la seconde chambre, à Washington, un délégué, qui n'a que voix consultative sur tout ce qui intéresse ses commettants.

En définitive, les territoires sont régis immédiatement par le gouvernement fédéral; mais dès que la population d'un district atteint le chiffre de 124,000 âmes, il est élevé au rang d'État, et, comme tel, se gouverne par Jui-niême.

2. En 1844, les démocrates firent recevoir au nombre des États de l'Union le Texas esclavagiste, qui s'était séparé violemment du Mexique. De la une guerre qui valut à la confédération, outre le Texas, les immenses territoires de la Californie et du Nouveau- Mexique. Ce fut pendant cette lutte avec le Mexique que les whigs essayèrent de faire adopter la clause connue sous le nom de Wil- mot proviso.. Elle avait pour but d'interdire à jamais l'esclavage dans les territoires conquis pendant cette guerre. Adopté par la seconde chambre du Cungrès, ce bill fut rejeté par le sénat. M. Lincoln appuya fortement ce proviso, et ne vota pas moins de quarante-deux fois en sa faveur.

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subsides pour le corps expéditionnaire dont les vicis- situdes étaient liées à l'honneur du drapeau fédéral.

L'élection présidentielle de 1848 vint, selon la coutume, agiter profondément tous les partis. Les conventions se réunirent, les tickets furent formés, et le canvass commença1.

M. Lincoln, délégué à la convention nationale des whigs ou conservateurs, appuya chaudement la candidature du général Zacharie Taylor, et par-

1. Les conventions sont les grandes assemblées politiques des partis. Elles ont lieu à la veille et à propos des élections.

Les membres de chaque parti se réunissent dans toutes les communes, et élisent des délégués. Ceux-ci s'assemblent dans la ville la plus centrale de la province, et forment ainsi une con- vention d'Etat. A son tour, cette convention choisit, dans son sein, des représentants qui doivent siéger à la convention générale, qui réunit les délégués de tous les États de l'Union.

C'est cette dernière assemblée qui fait, en(re autres choix, celui d'un candidat à la présidence, et compose ainsi ce qu'on appelle, da l'autre côté de l'Atlantique, un ticket ou liste des candidats du parti.

C'est ce ticket que déposent, dans l'urne électorale, les citoyens qui l'approuvent.

Dès que les conventions se sont dissoutes, et que chaque parti a formé sa liste, commence le canvass ou campagne électorale. Les orateurs des partis, magistrats ou simples ciloyens, parcou- rent les divers États de l'Union, multipliant les meetings, haran- guant les citoyens, cherchant, en un mot, par tous les moyens propres à as;ir sur l'opinion publique, à gagner des partisans à leurs candidats. Les Américains appellent cela to stump the stales.

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courut à cet effet l' Minois, l'Indiana et le Massa- chusetts.

II contribua aussi puissamment à la fusion du parti radicalement opposé à l'esclavage et du parti whig plus modéré sur cette grave question. Ainsi se forma le parti du sol libre (free soil parfy), qui prit bientôt après le nom de républicain, et réunit sa première convention générale, en 1856, à Philadelphie.

De 1849 à 1854, M. Lincoln se tint loin de l'arène politique, et s'adonna exclusivement aux travaux de sa profession ; il refusa même de se laisser porter une seconde fois comme candidat au Congrès, bien qu'il fût sûr du succès.

Mais les empiétements de l'esclavage dans les territoires le rappelèrent au service de la liberté. Il rentra dans la lutte avec plus d'ardeur que jamais.

C'est vers cette époque, dans l'automne de 1858, que s'engagèrent, entre Douglas et Lincoln, ces débats célèbres qui eurent un si grand retentisse- ment dans tous les États de l'Union, et fixèrent, sur le futur président, l'attention du parti républicain.

Douglas était aussi le fils de ses propres œuvres. Son talent hors ligne l'avait élevé tour à tour au rang d'avocat du barreau de Springfield , aux

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fonctions de juge, à l'assemblée législative de l'Illinois et au sénat de Washington. C'est lui qui avait mis en avant et défendu le fameux bill Ne- braska 4, relatif à l'esclavage dans le Kansas. Son éloquence impétueuse agissait fortement sur les masses, qui le reconnaissaient comme l'un des prin- cipaux chefs des démocrates. La petitesse de sa taille, son ambition démesurée et son ardeur fou- gueuse l'avaient fait surnommer le petit géant de rOuest.

M. Lincoln, au contraire, était de grande taille, mais simple, modeste, à peine connu en dehors de l'Illinois. Ses discours sans éclat, mais populaires, illustrés d'anecdotes, parsemés de traits plaisants, tiraient leur force de la sincérité et du bon sens de l'orateur.

Déjà, dans d'autres circonstances, les deux cham- pions s'étaient mesurés presque à l'insu de la na- tion; mais, cette fois, le pays tout entier allait être

1. Ce bill rappelait le compromis du Missouri. En 1820, le Missouri avait demandé à être admis dans l'Union comme Etat à esclaves. Malgré l'opposition des whigs, les démocrates firent agréer sa demande; mais, pour donner une certaine satisfaction à leurs adversaires, ils consentirent un compromis, d'après lequel l'esclavage ne devait pas dépasser, dans le Missouri, une ligne parallèle au 36° de latitude.

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le spectateur intéressé de leurs tournois oratoires. Chacun d'eux était en ee moment candidat de son parti pour les élections du sénat. Il leur restait à gagner la sympathie politique de leurs concitoyens de l'Illinois, en d'autres termes, à entreprendre le « canvass », précurseur et préparateur des opéra- tions électorales. À Lincoln fut le premier à provo- quer son adversaire. Il lui fit demander de fixer les lieux, les jours et les heures ils devraient se rencontrer pour défendre leurs principes respectifs en présence des électeurs. Le principal sujet du débat était l'esclavage dans les territoires.

Douglas soutenait : que c'était aux territoires eux-mêmes de décider s'ils devaient ou non admettre dans leur sein le régime servile; que le Con- grès n'avait qu'à élever au rang d'Etat les districts ayant droit, sans se préoccuper s'ils avaient ou non adopté l'esclavage.

M. Lincoln, au contraire, affirmait que les terri- toires étant placés sous la tutelle du gouvernement et régis par le Congrès, il n'appartenait qu'à ce corps de décider si un district pourrait ou non adopter l'esclavage, et si, dans le cas ce district serait esclavagiste, on devait l'élever au rang d'État, l'admettre dans l'Union ou l'en exclure.

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11 serait trop long de retracer en détail les péripé- ties de cette lutte mémorable. Ce sujet a fourni la matière de tout un ouvrage américain intitulé » The Lincoln and Douglas Debates. »

Disons seulement qu'Abraham Lincoln soutint victorieusement la cause qu'il avait reçu mission de défendre, et mérita le surnom de a jeune géant de l'Ouest. »

Plus tard, l'un de ses adversaires politiques, M. Juda Benjamin après la scission secré- taire du cabinet de Jefferson Davis disait dans le sénat en rappelant ces débats: « Bien que les opi- j> nions de M. Lincoln diffèrent des nôtres, il est im- » possible de ne pas admirer la candeur parfaite et » la franchise avec laquelle il répondit à son adver- » saire; ni équivoque, ni évasion, etc. »

Il est vrai que tous les démocrates ne furent pas de cet avis. Quelques-uns allèrent jusqu'à prétendre que les discours, publiés sous le nom de Lincoln, avaient été composés par des journalistes; comme si Douglas et ses amis n'auraient pas eux-mêmes dénoncé cette tromperie! Malgré leurs efforts de faire passer M. Lincoln pour un ignorant et un rustre, ils ne purent ternir la gloire qu'il s'était acquise, en même temps que la réputation de debater

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redoutable. Cette gloire et cette réputation ne s'expliquent que par un succès véritable, qu'atteste d'ailleurs la majorité de plus de 4,000 voix que Lincoln obtint sur son rival. Et si, néanmoins, ce dernier fut élu sénateur, il ne le dut qu'à l'assem- blée législative de l'Illinois, dominait alors le parti démocratique.

Lorsque fut terminée cette campagne électorale, A. Lincoln, sur l'invitation expresse qu'il en reçut, visita plusieurs États de l'Union : l'Ohio, le Massa- chusetts, le Kansas, New-York, etc. Ses principes élevés, sa personne sympathique et sa parole origi- nale produisirent sur les immenses auditoires qui se pressaient pour l'entendre une impression favorable. Rien ne distingue essentiellement des précédents les discours qu'il prononça dans cette grande tournée. L'orateur y traite le même sujet, seulement il ac- centue davantage son opposition à l'esclavage, dont il signale avec plus d'énergie les funestes conséquen- ces au triple point de vue moral, politique et social. Si vif que fût le désir de M. Lincoln de con- tribuer de tout son pouvoir au progrès des nobles idées dont il s'était fait l'apôtre, il ne lui fut pas permis de répondre à toutes les invitations qui lui

furent adressées.

3

3* ABRAHAM LINCOLN

(| Les républicains de Boston désiraient vivement qu'il vînt fêter avec et parmi eux le jour anniver- saire de la naissance de Jefferson. Ils reçurent du moins une lettre que nous allons reproduire presque entièrement.

« Springfield, Illinois, avril 6, 1859.

» Messieurs,

» J'ai reçu l'aimable lettre vous m'invitez à la fête qui doit avoir lieu à Boston, le 13 du courant, en l'honneur de l'anniversaire de la naissance de Thomas Jefferson; mes occupations m'empêchent de me rendre parmi vous..

» La démocratie de nos jours professe que la liberté d'un homme n'est absolument rien, en cas de con- flit avec le droit de propriété d'un autre homme. Les républicains, au contraire, sont à la fois pour Y homme et le dollar; mais en cas de conflit, l'homme avant le dollar.

» Je me souviens de m'être un jour fort diverti en voyant deux individus à peu près ivres, et qui en étaient venus aux mains sans quitter leur redingote, se trouver, après une lutte asez longue, mais peu sé- rieuse, chacun dans l'habit de son adversaire. Si les deux grands partis de nos jours sont bien les

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mêmes que ceux du temps de Jefferson et d'Adams, ils ont accompli le même exploit que ces deux hom- mes ivres.

t> Mais, sérieusement, ce n'est pas un jeu d'enfant que de sauver les principes de Jefferson d'une ruine complète dans ce pays...

» Cette terre est un monde de compensations; ceux qui ne voudraient pas être esclaves doivent consen- tir à ne pas avoir d'esclaves ; ceux qui refusent la liberté aux autres ne la méritent pas pour eux-mê- mes; et, selon la justice de Dieu, ils n'en sauraient jouir longtemps.

» Honneur à Jefferson ! à l'homme qui, dans les troubles de la lutte d'un peuple pour l'indépen- dance nationale, a eu le sang-froid, la prévoyance et. la sagesse d'introduire, dans un document pu- rement révolutionnaire, une vérité abstraite, appli- cable à tous les hommes et à tous les temps 4. Il l'a placée là, et comme embaumée, cette vérité 1 de sorte qu'elle est aujourd'hui, et sera à jamais, une censure

1. M. Lincoln fait sans doute allusion à cette phrase de la Dé- claration d'indépendance :

« Nous acceptons, comme des vérités évidentes d'elles-mêmes, » que tous les hommes ont été créés égaux, qu'ils ont reçu du » Créateur certains droits inaliénables, et que, parmi ces droits, » sont la vie, la liberté et la poursuite du bonheur. »

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et une pierre d'achoppement pour tous les avant- coureurs de la tyrannie et de l'oppression renais- sante.

« Votre obéissant serviteur,

» A. Lincoln. »

CHAPITRE III

L'élection présidentielle de 1860. Démocrates et républicains. La convention nationale de Chicago. Elle choisit M. Lin- coln pour son candidat. Joie des républicains. Chanson en l'honneur de l'honnête Abe. Arrivée de la grande nou- velle à Springlield. Le mouvement de la sécession. Le nouveau président à Springfield. Discrétion, bienveillance et modération. Allocution aux républicains.

M'. Lincoln revenait de New-York et reprenait à Springfield ses occupations de lawyer, que déjà, en vue de la prochaine élection présidentielle, les par- tis se réunissaient en conventions d'Etat pour pro- céder au choix de leurs candidats.

Les démocrates du Sud attendaient avec impa- tience le grand jour qui devait être pour eux, en cas de défaite, le signal de la scission. Il leur tardait d'en finir. Dès le 23 avril 1860, eux et leurs parti- sans du Nord s'assemblaient les premiers en con- vention générale à Charleston. Les meneurs du

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parti, sans le dire ouvertement, de peur d'effarou- cher les démocrates du Nord, visaient depuis long- temps à déchirer l'Union. Dans ce but, ils avaient pris des mesures et fait des préparatifs; chose facile avec la connivence secrète de l'administration de Buchanam l. On avait, grâce au secrétaire de la guerre, réussi à désarmer le Nord. Cent quinze mille fusils, enlevés de ses arsenaux, étaient passés dans les arsenaux du Sud.

Maintenant les esclavagistes tenaient-ils à être bat- tus aux élections pour avoir un prétexte de rompre avec la nation? On le dirait à voir comme ils se di- visèrent sur le choix d'un candidat à la présidence. Ils avaient adopté trois tickets. L'un avec les noms de Douglas et de Jonhson, ce dernier comme vice- président; l'autre avec Breckenridge et Lane, qui représentaient les ultra-démocrates esclavagistes; le troisième enfin portait les noms de Bell et d'Eve- rett, qui ralliaient à leur candidature les mécontents et les indécis de toutes les factions.

Le nom de Lincoln n'avait encore été mis en avant que dans quelques conventions d'État. Mais

I. On annonce que M. Buchanam va publier un compte rendu de son administration, pour se laver du reproche de tra- hison qu'on lui a fait.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 43

l'assemblée républicaine de l'Illinois l'avait choisi comme le candidat que ses délégués proposeraient à la convention nationale.

On ne parlait généralement que de M. Seward, de New-York, et de M. Chase, de l'Ohio. C'était, pensait- on, l'un de ces deux personnages que choisirait la convention générale du parti républi- cain.

Enfin cette assemblée solennelle se réunit à son tour le 16 mai 1860, à Chicago, magnifique cité de fondation récente, sur les bords du lac Michigan. C'est par milliers qu'on y comptait les spectateurs, venus de tous les points du pays.

La convention consacra le premier jour de ses séances à l'examen des titres des délégués, à la for- mation du bureau, à la nomination d'un comité chargé de rédiger le programme politique de la pla- teforme, et à la discussion de ce programme. Après que plusieurs orateurs eurent pris la parole pour appuyer les résolutions du comité, et que l'assemblée les eut adoptées, on leva la séance, remettant au lendemain la formation du ticket.

Proposé par les délégués de la convention de l'Il- linois, le nom de M. Lincoln avait rencontré, parmi les membres de la convention générale, de nom-

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breuses et vives sympathies; taudis que celui de M. Chase était à peu près abandonné. On prévoyait maintenant que le débat s'engagerait entre les par- tisans de M. Seward et ceux de M. Lincoln.

En effet, le lendemain l'assemblée procéda aux opérations électorales. M. Lincoln obtint d'abord un nombre de voix presque égal à celui de son con- current; mais comme ni l'un ni l'autre n'avait réuni la majorité absolue, qui était de deux cent trente- quatre voix, on ouvrit un second tour de scrutin dont le résultat fut relativement plus favorable à M. Lincoln qu'à M. Seward, sans être définitif pour aucun d'eux.

Enfin, au troisième et dernier tour, le candidat de l'Illinois devenait le candidat national. Il rem- portait une brillante victoire. Sur 466 votants, 354 lui avaient donné leurs suffrages!

Tandis que l'immense assemblée accueillait ce résultat par des applaudissements frénétiques, M. Evarts , de New-York, se lève et demande qu'on élise M. Lincoln à l'unanimité. Sa propo- sition est agréée et réalisée aussitôt, au milieu de démonstrations joyeuses impossibles à décrire.

On déploie en même temps sur la plateforme un portrait du candidat, de grandeur naturelle, et que

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tous les spectateurs saluent par des hourras en- thousiastes.

La ville se pavoise d'oriflammes et de drapeaux.

Au sortir du wigwam s'étaient tenues les séances, les représentants et les spectateurs de la convention se forment en une longue procession, qui parcourt toutes les rues de Chicago, portant devant elle le portrait de M. Lincoln; tandis que le grondement du canon et les décharges de mous- queterie se mêlent au son de la musique et au bruit des chansons patriotiques.

Parmi ces chansons, il en était en l'honneur de M. Lincoln.

Voici la plus belle :

« Notre chef est un homme qui, avec une volonté indomptable, a gravi la colline de la base au som- met. Intrépide dans le danger, inébranlable dans la lutte, il a soutenu un bon combat dans la bataille de la vie. Et nous avons confiance en lui, comme en un homme qui, dans l'infortune ou la prospérité, demeure aussi ferme qu'un rocher et aussi pur que l'acier : droit, loyal et brave, sans aucune tache sur son cimier !

» Hourra donc, enfants, pour l'honnête « vieux Abe de l'Ouest » ! Déployez donc la bannière, la

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vieille bannière étoilée , le signal . du triomphe ,

pour « Abe de l'Ouest » !

» L'Ouest, dont les vastes plaines se déroulent des rivages des lacs à ceux de la mer, attend main- tenant la moisson et les chaumières des libres pionniers 1 Le sombre flot de l'esclavage roulera-t-il sur ce sol que la liberté fait fleurir comme les jardins du Seigneur? Le pain de nos enfants sera- t-il arraché de leur bouche pour nourrir le féroce dragon qui ravage le Sud? Non, jamais! le dépôt que nous a confié notre Washington ne sera plus trahi désormais.

» Déployez donc la bannière, la vieille bannière étoilée, la bannière de la liberté, avec une con- fiance inébranlable î »

Quand la grande nouvelle arriva à Springfield, Abraham Lincoln était à causer avec quelques amis dans les bureaux du journal républicain de la province. Le directeur du télégraphe lui transmit, dans un court billet , le résultat de l'élection. M. Lincoln, prenant la lettre des mains du porteur, la décacheta et la lut à haute voix à tous ses amis, sans que rien, dans l'expression de son visage et l'accent de sa voix, trahît la moindre émotion. Seu>

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Iement, tandis que ceux qui l'entouraient laissaient éclater leur joie et s'empressaient de le féliciter, son visage était devenu sérieux, il gardait un reli- gieux silence , et paraissait absorbé par de graves pensées.

Enfin, se levant, il dit avec un sourire : « Il y a chez nous une petite femme à qui cette nouvelle fera plaisir; permettez donc que je vous quitte pour aller la lui annoncer, » et serrant affectueu- sement la main de ses amis, il sortit.

Durant les cinq mois qui s'écoulèrent depuis l'assemblée de Chicago jusqu'au jour de l'élection nationale de novembre, une grande agitation régna dans tout le pays. A mesure que les conventions républicaines des États adoptaient le programme et sanctionnaient le choix de la plateforme de Chi- cago, les démocrates manifestaient de diverses manières leur vif mécontentement.

Il n'était point question cependant d'abolir ou de restreindre l'esclavage dans les États. La grande masse du parti républicain ne voulait encore que s'opposer à l'établissement et aux progrès de ce système dans les territoires. En cela il n'y avait rien de contraire à la constitution. Mais l'instinct des esclavagistes leur faisait pressentir ques'appro-

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chait le jour le Congres, composé en majorité de républicains, voterait un amendement à la. consti- tution, et qu'on pourrait alors entreprendre contre les États eux-mêmes, au sujet de l'esclavage. Ne voyaient-ils donc pas les immenses progrès que les idées abolitionistes faisaient dans l'opinion pu- blique, l'influenee toujours croissante des Etats libres de l'Ouest? N'avaient-ils pas été témoins de la création de ce parti républicain venaient se fondre, dans une unanimité effrayante pour eux, toutes les diversités secondaires? Et d'ailleurs com- ment supporter la pensée, de perdre ce pouvoir qu'ils avaient en main depuis de si longues an- nées?

Cependant la colère des démocrates ne les pous- sait pas tous aux mêmes conséquences.

LesBell-Everetts attendaient les événements pour se décider.

Les partisans de Douglas ne voulaient pas rompre avec l'Union, et aimaient à se persuader que dans le cas M. Lincoln viendrait habiter la Maison-Blanche, son administration, voulût-elle innover, se trouverait impuissante en présence du Congrès, eu majorité démocrate.

Seule, la fraction Breckenridge annonçait haute-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 40 ment que les États du Sud se retireraient de l'Union si M. Lincoln était élevé à la présidence.

Enfin arriva le moment solennel. Le scrutin s'ouvrit pour recevoir l'expression de la volonté nationale.

Malgré les menaces de leurs adversaires, les ré- publicains votèrent comme un seul homme pour leur candidat.

Les démocrates, au contraire, persistèrent dans leur triple choix et assurèrent ainsi une immense majorité à M. Lincoln, qui fut proclamé, par le sé- nat, président de la république durant quatre années.

Dans les jours de profonde agitation politique, ce sont ordinairement les chefs les plus exaltés qui réussissent à entraîner leur parti. C'est ce qu'on vit alors aux États-Unis. Breckenridge, qui représentait la tendance sécessioniste, fut celui des trois candi- dats démocrates qui réunit le plus grand nombre de suffrages.

Le meneurs du Sud considérèrent comme une bonne fortune l'élection de M. Lincoln. Pour être secrète et de tout autre nature, la joie qu'ils en ressentirent ne fut pas moins vive que celle des ré- publicains. Ils avaient enfin un prétexte pour dé-

oO ABRAHAM LINCOLN

chirer violemment la patrie. Le moment était venu ils allaient essayer de réaliser leur rêve favori : la fondation d'un empire ayant pour base immuable l'esclavage.

C'est à cette époque que le vice-président de la confédération naissante, M. Alexandre Stephens, disait à Savannah, dans un discours tristement cé- lèbre : « Quand furent jetées les bases de l'ancienne constitution des Etats-Unis, l'opinion prédominante chez la plupart de nos principaux hommes d'État d'alors regardait l'asservissement de la race africaine comme une violation flagrante des lois de la na- ture, comme un grand mal au triple point de vue de la société, de la morale et de la politique. Rien de plus radicalement faux cependant que de telles idées ! . . . »

Plus loin, à l'impudence l'orateur ajoutait le blasphème, en osant appliquer à l'esclavage ce que le Christ a dit en parlant de lui-même :

« Cette pierre (l'esclavage), qui avait été rejetée par les constructeurs du premier bâtiment, est de- venue la pierre principale, la pierre angulaire de notre nouvel édifice. »

Ce nouvel édifice, les gens du Sud préparaient alors le terrain ils allaient essayer de le bâtir

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION oi

avec leur propre sang et celui de leurs frères.

Ils étaient à l'œuvre avec un zèle et un enthou- siasme dignes d'une meilleure cause.

Leurs journaux publiaient des articles incen- diaires, poussaient des cris comme si l'on avait violé la justice et le droit. Leurs prédicateurs sonnaient le tocsin dans leur chaire. Leurs agents parcouraient les états du Sud, réunissant de nombreux meetings, ils excitaient les passions populaires.

Le résultat auquel on travaillait depuis si long- temps ne tarda pas à se produire. Le nouveau pré- sident n'avait pas encore laissé Springfield pour se rendre à Washington, que déjà flottait au vent l'é- tendard de la révolte.

La Caroline du Sud eut le triste honneur de don- ner le signal de la rébellion. Le 19 décembre elle se sépara officiellement de l'Union, et si les applaudis- sements des esclavagistes lui firent oublier l'illéga- lité et la folie de sa démarche, l'histoire impartiale devait s'en souvenir pour la flétrir au nom de la justice et de l'humanité.

L'esprit de vertige qui venait de frapper la Caro- line se propagea rapidement dans le Sud. Ici des officiers fédéraux donnaient leur démission et pas- saient au service de la nouvelle confédération ; là.

52 ABRAHAM LINCOLN

on arrachait le drapeau national pour mettre à sa place le drapeau de la province; ailleurs, les citoyens s'organisaient en milice ; partout on s'approvision- nait d'armes et de' munitions ; on se préparait non-seulement à la défense, mais à l'attaque. Le Nord en était encore à écouter le Congrès de la paix, que déjà le Sud avait levé des impôts et une armée prête à entrer en campagne.

Ceux d'entre les démocrates qui reculaient de- vant la sécession ne restaient pas inactifs. Ils s'ef- forçaient d'intimider l'administration, et d'en obte- nir des garanties formelles en faveur de l'esclavage. Ils demandaient ce que M. Buchanam, dans son dernier message si plein de choquantes contradic- tions, conseillait d'accorder au Sud : une clause constitutionnelle garantissant à l'esclavage les terri- toires de la république.

On comprend l'immense bénéfice qu'une telle mesure eût apporté aux esclavagistes. Ces territoi- res serviles, en devenant à leur tour des Etats de l'Union, eussent prêté un nouvel appui au parti démocratique, assuré sa domination; et, avec elle, la durée de l'esclavage.

L'impudence ou la naïveté de ces démocrates allait jusqu'à proposer à M. Lincoln un cabinet en-

SA VJE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 53 tièrement dévoué aux intérêts du Sud, et ils trou- vaient fort étrange que le président se permît d'hé- siter ou de répondre par une fin de non-recevoir. Les républicains, de leur côté, tourmentaient à leur manière le nouveau chef de la nation . Les uns le pres- saient de faire connaître avant son inauguration le programme de sa politique; les autres essayaient de l'entraîner dans leurs témérités. Ces derniers étaient des abolitionistes ardents, qui, tout en pour- suivant un noble but, envenimaient les haines poli- tiques par leurs déclamations fuiibondes. Ils avaient au sujet de l'esclavage leurs coudées d'autant plus franches, que la plupart d'entre eux n'étaient pas arrêtés par le respect de la constitution, à laquelle ils avaient refusé de prêter serment, parce qu'elle reconnaissait les droits du régime servile.

En Amérique, les homme d'Etat sont très-acces- sibles; ils accordent facilement des entrevues même à des personnes qui n'ont aucune affaire à traiter avec eux.

M. Lincoln était loin de différer à cet égard. Sa simplicité et sa bienveillance encourageaient les visiteurs. Aussi en était-il accablé, si bien qu'il fut contraint de fixer des heures de réception. Il était visible pour quiconque se présentait à sa porte de

54 ABRAHAM LINCOLN

dix heures à midi et de deux heures à quatre heu- res. Républicains et démocrates, fonctionnaires et simples citoyens, savants ou ignorants, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, blancs ou noirs, il accueil- lait etécoutait tout le monde avec la même affabi- lité. Le reste de sa journée était, à cette époque, presque entièrement consacré à sa correspondance. Son secrétaire n'écrivait pas moins de cinquante lettres par jour.

Au milieu de toutes ces passions politiques qui étaient venues le trouver dans sa paisible maison de Springfield, et qui déjà s'agitaient et se heurtaient bruyamment autour de lui, Abraham Lincoln de- meura calme, prudent, discret. Il sut résister à tous les entraînements, à toutes les sollicitations.

Le journal de Springfield, qui passait pour être son organe, tout en condamnant le mouvement de la sécession, blâmait les imprudences des ultra- républicains, prêchait aux uns et aux autres la mo- dération, à tous le respect des lois et la fidélité à la constitution du pays.

M. Lincoln nese départit pas de cette sage réserve avant le jour de son inauguration, et fit entendre ce langage conciliateur jusqu'au bombardement du fort Suinter.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 55

Le 20 décembre, les républicains de Springfield fêtèrent la nomination de leur illustre compatriote. Une nombreuse procession, précédée d'une musique, éclairée par des torches et des transparents illumi- nés à l'intérieur et couverts de devises libérales, se rendit devant la maison du président. C'était une habitation simple, mais gracieuse ; n'ayant qu'un seul étage, une porte et neuf fenêtres rectangulai- res sur la façade principale ; précédée d'une ter- rasse étroite, légèrement élevée au-dessus du niveau de la rue, et entourée d'une palissade en bois à claire-voie l.

Quand la musique eut joué le « Hail to the chief » ou tout autre air national, M. Lincoln pa- rut à l'une de ses fenêtres, et adressa à la foule les paroles suivantes :

« Amis et concitoyens, vous m'excuserez de ne pas vous faire un discours en cette occasion. Je vous remercie, vous et tous ceux qui par leur vote ont soutenu les principes républicains. Je me réjouis avec vous du succès qui a si bien couronné notre cause.

» Cependant, au milieu de toutes nos réjouissances,

1. Maison d'Abraham Lincoln à Springfield, Illinois; photo- graphie par J. A. Whipple, Boston.

56 ABRAHAM LINCOLN

gardons-nous d'exprimer ou de nourrir des senti- ments de malveillance envers ceux de nos conci- toyens qui par leurs suffrages se sont séparés de nous. Souvenons-nous toujours que tous les Améri- cains sont frères, citoyens d'une même patrie, et qu'ils doivent demeurer unis par des sentiments de fraternité. Laissez-moi encore vous remercier et m'excuser de ne pas vous parler plus longtemps en ce moment. »

Ces paroles de paix furent suivies d'autres allo- cutions adressées au peuple par divers orateurs. Le sénateur Trumbull signala le caractère national qu'aurait la politique de la nouvelle administration. Quoique élu par les républicains, M. Lincoln, en tant que magistrat, ne voulait appartenir à aucun parti. Après son inauguration il serait le président du pays tout entier, prêt à défendre au nom de la constitution les droits de l'Etat contre toutes les attaques. Le parti républicain devait, maintenant qu'il était au pouvoir, prouver qu'il n'avait jamais voulu et qu'il ne voulait pas porter atteinte aux droits de personne.

CHAPITRE IV

Départ de Springfield. Adieux de M. Lincoln à ses amis. Son voyage jusqu'à Washington. Réceptions triomphales et dangers menaçants. Discours prononcés dans diverses villes. Arrivée à Washington. Discours au peuple de cette ville.

' Le il février 1861, M. Lincoln quitta Springfield pour se rendre à Washington. Outre sa famille, il amenait avec lui sa belle-sœur, Mme Marian Ed- wards, femme d'une éducation et d'un esprit distin- gués; et une nièce de dix-huit ans, d'une remar- quable beauté. Ces deux aimables compagnes devaient aider Mnie Lincoln à faire les honneurs de la Maison-Blanche aux nombreux visiteurs que la po- sition de son mari devait attirer en foule.

Les amis du président et un grand nombre d'ha- bitants de Springfield l'accompagnèrent à la gare, il leur adressa ce touchant adieu :

58 ABRAHAM LINCOLN

« Amis et concitoyens,

» Vous ne sauriez comprendre toute la tristesse que j'éprouve en ce moment. C'est à ce peuple que je dois ce que je suis; ici j'ai vécu plus d'un quart de siècle ; ici sont nés mes enfants ; ici est enterré l'un d'eux. J'ignore si je vous reverrai jamais. Il m'incombe un devoir, leplus grand peut-être qui ait été imposé à un homme depuis les jours de Wa- shington. Washington n'eût jamais réussi sans le secours de la Providence en laquelle il se confia toujours. Je sens que la même assistance m'est né- cessaire. Moi aussi, c'est sur le Tout-Puissant que je m'appuie, et j'espère, mes amis, que vous implo- rerez en ma faveur sa protection divine. Encore une fois, adieu ! »

En parlant ainsi, il était, comme ses auditeurs, visiblement ému. Il leur serra à tous la main, monta dans son wagon, et quelques secondes après, le train l'emportait loin de cette ville, il avait passé de longues années, entouré de l'affection ou du res- pect de tous, et qu'il ne devait plus revoir.

Son voyage de Springfield à Washington dura douze jours. Ce fut une marche triomphale, mais

SA VIE, SON CARACTÈRE, SUN ADMINISTRATION 59 semée de périls. A quelques milles en avant d'In- dianapolis, on avait dérangé la ligne de manière à à faire dérailler le train. A Cincinnati, on trouva dans le wagon de M. Lincoln et sous le siège qu'il occupait une bombe qu'une main criminelle y avait déposée. Ces circonstances, et d'autres indi- ces non moins significatifs, éveillèrent l'attention de la police, et l'on parvint à découvrir qu'une bande d'assassins s'était échelonnée le long de la route que devait suivre le président.

Néanmoins M. Lincoln continua paisiblement son voyage, recevant, dans toutes les villes il s'arrêtait, un accueil enthousiaste ou respectueux, et répondant aux députations qui venaient le félici- ter par des discours brefs et improvisés, le pa- triotisme le plus pur s'allie à la modération politi- que la plus louable et à la modestie la plus sincère.

Le M au soir, il arriva à Indianapolis, il parla en ces termes aux magistrats et à la foule qui l'avaient brillamment accueilli :

« Concitoyens de l'Indiana,

» Je vous remercie vivement de cette magnifique bienvenue et surtout du généreux appui donné par

60 ABRAHAM LINCOLN

votre Etat à la cause qui est, je pense, dans ce pays, aussi bien que dans le monde entier, la cause de la justice et de la vérité. Salomon dit : « Il y a un temps pour se taire ; » et lorsque des hommes discutent entre eux, sans être sûrs de parler des mêmes choses, tout en usant des mêmes termes, ils feraient peut-être mieux de garder le silence. On se sert beaucoup aujourd'hui des mots de contrainte et d'invasion, et c'est souvent avec passion qu'on les prononce. Tâchons de nous assurer, si possible, que nous comprenons bien la pensée de ceux qui les emploient. Acquérons une définition exacte de ces termes; non d'après les dictionnaires, mais d'après les hommes eux-mêmes , qui certainement veulent flétrir ce qu'ils désignent ainsi. Qu'est-ce que la contrainte? qu'est-ce que l'invasion? Y au- rait-il invasion si dans un but hostile une armée s'avançait dans la Caroline du Sud sans le consente- ment de cet État? Oui, certes; et il y aurait aussi contrainte si les Carolirïiens étaient forcés de se sou- mettre. Mais si les Etats Unis voulaient simplement conserver ou reprendre leurs propres forts ou toute autre de leurs propriétés, et percevoir l'impôt sur les importations étrangères, cet acte ou ces actes devraient-ils être taxés d'invasion et de contrainte ?

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 61

Nos partisans déclarés de l'Union, qui décident ma- licieusement qu'il faut résister à la contrainte et à l'invasion, pensent ils que des actes de cette nature seraient de la part des États-Unis une contrainte et une invasion ? S'il en est ainsi, ils doivent n'avoir qu'une idée bien faible et bien vague sur les moyens de conserver l'objet de leur grande affection. A leur point de vue, l'Union serait, plutôt qu'un mariage régulier, une espèce d'engagement de libre amour, qui ne devrait se maintenir que par une attraction sympathique. Et, soit dit en passant, en quoi con- siste l'inviolabilité spéciale d'un État? Je ne parle pas de la position que la constitution fait à un Etat dans le sein de l'Union ; car c'est un lien que nous reconnaissons tous. Cette position, cependant, un État ne saurait la conserver en sortant de l'Union. Je parle de ce prétendu droit primitif d'un État, droit qui consiste à régir tout ce qui est moindre que l'État, et à ruiner tout ce qui est plus important que lui. Si, dans un cas donné, un État et un comté se trouvaient égaux en étendue et en population, en quoi, au point de vue des principes, l'État serait- il plus important que le comté ? D'après quel prin- cipe, je dis quel principe légitime, un État, qui en population et en* étendue n'est que la cinquantième

02 ABRAHAM LINCOLN

partie de la nation, pourrait-il briser l'Union, et contraindre ensuite, de la manière la plus arbitraire, l'une de ses subdivisions proportionnellement plus grande que lui? Quel est ce droit étrange et mysté- rieux qui confère à une fraction du pays le privilège de tyrannie, parce qu'elle porte tout simplement le nom d'État ?

» Citoyens, je n'affirme rien ; je ne fais que poser des questions pour que vous les examiniez. Et maintenant permettez-moi de vous dire adieu. »

AGolombia,M. Lincoln reçut l'assemblée géné- rale des représentants de la province, et au discours du président du sénat répondit par cette courte allocution :

« Messieurs,

» Il est vrai, comme Ta dit le président du sénat, une très-grande responsabilité pèse sur moi dans la position m'ont appelé les suffrages du peuple américain. Je suis profondément ému de cette lourde responsabilité. Je ne peux ignorer ce que vous savez tous, que n'ayant pas de nom ni peut- être de motif d'en avoir un, il m'est pourtant échu une tâche telle que pas un des pères de cette nation

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 63

n'en eut de semblable. Dans ce sentiment, je ne peux que chercher un secours sans lequel il me serait impossible d'accomplir cette grande tâche. Je me tourne donc vers le peuple américain et vers Dieu qui ne l'a jamais abandonné.

» On a fait allusion à l'intérêt qu'on avait de con- naître la politique de la nouvelle administration. A ce propos, quelques-uns m'ont approuvé, d'autres m'ont blâmé d'avoir gardé le silence. Je pense encore avoir bien fait. Dans les circonstances pré- sentes, si passagères et si changeantes, et sans pré- cédent qui me permît de juger d'après le passé, il m'a paru sage , avant de me prononcer sur les difficultés du pays, d'acquérir une vue générale de toute la situation ; libre après tout de modifier ou de changer ma politique selon que les événements l'exigeront.

» Ce n'est pas par un motif d'inquiétude réelle que j'ai gardé le silence, car rien ne va mal. C'est un fait encourageant qu'il n'y ait rien de blessant pour personne. C'est la chose la plus consolante, et nous en pouvons conclure que tout ce dont nous avons besoin, c'est de temps, de patience et de con- fiance en Dieu qui n'a jamais délaissé son peuple.

» Citoyens, j'ai prononcé spontanément les paroles

Gi ABRAHAM LJNGOLN

que vous venez d'entendre, et maintenant je ter- mine. »

À Pittsburg, dans la Pensylvanie, et à Claveland, dans l'Ohio, le président prononça deux autres dis- cours à peu près semblables par le fond. Nous ne citerons qu'un fragment de celui qu'il fit à Cla- veland :

« Vous vous êtes réunis pour témoigner de votre respect à l'Union, à la constitution et aux lois. Laissez- moi vous dire que c'est avec vous, le peuple, et non avec n'importe quel homme, qu'on peut faire avancer la grande cause de l'Union et de la constitution. Aussi demeuré -je avec vous seul.

» On a fait de fréquentes allusions au trouble qui règne à présent dans les questions de notre poli- tique nationale. Je pense qu'il n'y a aucune rai- son de s'agiter. La crise, comme on l'appelle, est purement artificielle. Il y a, dans toutes les parties de notre contrée, diversité d'opinions politiques, comme cela a lieu ici même; vous n'avez pas tous voté pour la personne qui vous parle en ce moment. Ce qui arrive maintenant ne nuira pas à ceux qui sont plus éloignés d'ici. N'ont-ils pas à présent tous leurs droits comme ils les ont toujours eus? Ne leur rend-on pas leurs esclaves fugitifs, comme par le

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 65 passé ? Ne demeurent-ils pas sous cette même con- stitution qui les régit depuis environ soixante et dix ans ? Ne jouissent ils pas de la même position en tant que citoyens de la patrie commune, et avons- nous quelque pouvoir de changer cette position ? Quel est donc le différend entre eux et nous? Pour- quoi toute cette excitation ? Pourquoi ce méconten- tement ? Gomme je l'ai dit tantôt, la crise est en- tièrement artificielle. Elle n'a, en fait, aucun fondement. On n'en a pas établi la légitimité, il n'est donc pas nécessaire de la réfuter. N'y prenons pas garde; cela tombera de soi-même. »

L'orateur remercie ensuite de l'accueil qu'il a reçu et de l'appui qu'on a donné à la bonne cause. Il ajoute qu'il considérait cette réception comme indépendante de tout parti. Du reste, il était couve nable qu'il en fût ainsi. « Si le juge Douglas avait été élu, et qu'il fût en route pour Washington, les républicains seraient allés lui souhaiter la bien- venue, comme ce soir ses amis se sont joints aux miens. Si tous les citoyens ne s'unissent pas pour protéger pendant ce voyage ! le bon et vieux vaisseau de l'Union, personne n'aura la

I. Les quatre années de la présidence de M. Lincoln.

4.-

66 ABRAHAM LINCOLN

chance de le piloter pendant un autre voyage. » A New-York, à Philadelphie et à Washington, le parti démocratique qui se recrute dans la populace irlandaise était en grande majorité, M. Lincoln fut cependant reçu avec des marques de respect, sinon de sympathie.

Le maire de New-York, en l'accueillant gracieu- sement à l'hôtel de ville, lui dit , entre autres choses, qu'il pensait que Son Excellence serait à la hauteur des difficultés du moment ; à quoi M. Lin- coln répondit :

« Monsieur le maire,

» C'est avec une profonde gratitude que je re- mercie de la réception que me fait la grande cité de New-York. Je ne puis oublier que cet accueil est celui d'une population dout la grande majorité ne partage pas mes vues politiques. J'en suis heureux, car ce m'est une preuve que le peuple, au sujet des grands principes de notre gouvernement, est presque, sinon entièrement unanime.

» Quant aux difficultés qui de nos jours se dressent devant nous, je ne peux que partager les sentiments exprimés par le maire. Pour ce qui est

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 67

du dévouement à l'Union, je crois ne le céder à aucun des citoyens de ce pays ; mais quant à la sa- gesse de conduire les affaires de manière à préserver l'Union, je crains que vous n'ayez placé en moi une trop grande confiance. Je suis sûr d'apporter à l'œuvre un cœur dévoué. Il n'est rien qui puisse me faire consentir à la ruine de cette Union qui a fait la grandeur non-seulement de cette importante cité de New- York, mais aussi de tout le pays ; rien qui m'y fasse consentir volontairement, à moins que ce ne soit le but même en vue duquel l'Union a été formée. Je comprends que le navire a été construit pour le transport et la conservation de la cargaison, et que tant qu'il est en sûreté avec la car- gaison, on ne doit pas l'abandonner. Nous ne devons jamais renoncer à l'Union, à moins qu'il n'y ait plus possibilité d'existence, et qu'il ne devienne obligatoire de jeter par-dessus le bord les passagers et la cargaison. Donc, aussi longtemps qu'il sera possible de conserver la prospérité et les libertés de ce peuple avec l'Union, mon but sera de la main- tenir.

» Et maintenant, monsieur le maire, tout en vous renouvelant mes remercîments pour cette réception cordiale, permettez-moi de terminer. »

68 ABRAHAM LINCOLN'

Des applaudissements chaleureux accueillirent ce discours. Ensuite plus de six mille citoyens furent admis dans la salle du gouverneur pour y présenter leurs salutations ou serrer la main à M. Lincoln. Mais comme la foule des visiteurs ne faisait qu'augmenter à chaque instant, on finit par fermer les portes. Le président parut alors à ce même balcon l'on devait lire environ quatre ans après : « Deuil national. » Il adressa quelques pa- roles à la foule rassemblée devant l'hôtel de ville, puis se retira chez lui, comme on le pense bien, très-fatigué.

Pourtant, le lendemain, à huit heures du matin il continuait sa route vers Washington. Il arriva à Philadelphie dans l'après-midi du 21, après s'être arrêté tour à tour à Jersey, à Newark et à Trenton. Une foule compacte l'escorta de la gare à l'hôtel Continental. Là, dans un nouveau discours, il dit au peuple qu'il serait heureux si ses efforts abou- tissaient à rétablir la paix, l'harmonie et la prospé- rité dans tout le pays. « Je vous affirme, ajouta-t-il, que c'est d'un cœur sincère que je me mets à l'œuvre. La tête sera-t-elle à la hauteur du cœur? C'est ce que l'avenir montrera. »

La preuve en est laite maintenant. Latêteetlecœur

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 69

étaient vraiment à la hauteur des immenses diffi- cultés de la tâche. M. Lincoln était bien l'homme qu'il fallait à la patrie et à l'humanité en ces longs jours de crise. Il a rétabli l'Union et renversé l'es- clavage.

Le lendemain, 22 février, était l'anniversaire de la naissance de Washington. Le président prit part à cette fête nationale. Il vint, dans la matinée, à la vieille Salle de l'Indépendance, où, en réponse à l'honorable M. Cuyler, il prononça ces paroles :

« Je suis rempli d'une profonde émotion en me trouvant ici, dans ce lieu étaient rassemblés à la fois la sagesse, le patriotisme et le dévouement au principe d'où sortirent les institutions qui nous abritent.

» Vous m'avez affectueusement insinué que c'est ma tâche de rétablir la paix dans le pays main- tenant agité. Je peux vous dire en réponse, mon- sieur, que j'ai écarté les sentiments politiques que j'entretiens personnellement; que je les ai éloignés autant que possible des sentiments qui prirent nais- sance dans cette salle et qui furent donnés au monde. Je n'ai jamais eu, en matière politique, un senti- ment qui ne soit de celui qui est renfermé dans

70 ABRAHAM LINCOLN

la Déclaration d'Indépendance. J'ai souvent médité sur les dangers que bravaient les hommes qui s'as- semblaient ici, y rédigeaient et y adoptaient la Déclaration d'Indépendance. J'ai calculé les fa- tigues qu'enduraient les officiers et les soldats de l'armée qui acheva cette indépendance. Je me suis souvent demandé quels furent les grands prin- cipes ou la grande idée qui unit si longtemps cette confédération. Ce n'était pas le simple but de la séparation de ces colonies d'avec la mère- patrie, mais le sentiment, exprimé dans la Décla- ration d'Indépendance, qui donna la liberté à ce pays, et qui, je l'espère, la donnera au monde en- tier dans les siècles futurs. C'était ce sentiment qui fit espérer qu'au moment voulu le fardeau serait enlevé de dessus les épaules de tous les hommes. Voilà le sentiment renfermé dans la Déclaration d'Indépendance. Et maintenant, mes amis, ce pays peut-il être sauvé sur cette base? Si cela se peut et qu'il me soit donné d'y contribuer, je m'esti- merai l'un des hommes les plus heureux du monde. Mais si cette contrée ne pouvait être sauvée sur ce principe, ce serait vraiment terrible. Toutefois, si pour le salut de ce pays il fallait sacrifier ce prin- cipe.... j'allais dire que je préférerais être assas-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 71

sine à cette place, plutôt que d'y consentir! Cepen- dant, selon la manière dont j'envisage l'état présent des affaires, il n'est pas besoin de verser le sang ni de faire la guerre. Non, ce n'est pas nécessaire. Je ne suis pas pour de tels moyens, et je peux dire d'avance que le sang ne sera pas versé, à moins qu'on n'y contraigne le gouvernement, et qu'il ne soit ainsi obligé d'agir pour sa propre défense. Mes amis, je ne m'attendais pas en venant ici à vous adresser la parole. Je supposais que je n'aurais qu'à concourir, en quelque manière, à la cérémonie du déploiement du drapeau. Il se peut donc que j'aie commis en parlant quelque indiscrétion. Ce- pendant, je n'ai rien dit qui ne soit conforme à ces principes pour lesquels je veux vivre, et pour les- quels, si c'est le bon plaisir du Dieu tout-puissant, je veux aussi mourir. »

Hélas! n'a-t-il pas été l'illustre martyr de ces grands principes de liberté et d'égalité?

M. Lincoln, précédant l'assemblée, passa ensuite dans le square situé derrière la salle de l'Indépen- dance, et là, au milieu de l'enthousiasme général, il hissa de sa propre main un nouveau drapeau national portant les trente-quatre étoiles.

Le président arriva sur le soir à Harrisburg,

1-1 ABRAHAM LINCOLN

il prononça d'autres discours, animés du même esprit patriotique et conciliateur.

Cependant, comme sa vie était vraiment en danger à mesure qu'il approchait du terme de son voyage, il se décida, sur le conseil du général Scott et de M. Seward, à franchir rapidement et inco- gnito la distance qui sépare Harrisburg de Was- hington. Pourtant, à Baltimore, une multitude empressée, mais généralement peu sympathique, encombrait les abords de la gare, attendant l'ar- rivée du président. C'était surtout cette vile popu- lace irlandaise, démocratique par la bassesse de ses instincts, et qui s'apprêtait déjà à verser la pre- mière le sang des volontaires de la patrie, à leur, passage à Baltimore pour aller combattre l'ennemi. M. Lincoln, qui voyageait depuis Harrisburg dans un train spécial, traversa Baltimore sans s'y arrêter. Enfin, le 23, de très-bonne heure, il entrait dans la capitale de l'Union, on ne l'attendait pas de sitôt. A onze heures, accompagné de M. Seward, il se rendit à la Maison-Blanche. L'ex-président Buchanam, revenu de la surprise que lui causa cette apparition subite, fit à son successeur le plus cordial accueil, et le présenta aux membres de son cabinet alors en séance.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 73

C'est avec cette simplicité quasi bourgeoise que M. Lincoln fit son entrée dans ce palais national son souvenir sera vivant à jamais, sa noble image se présentera à tous ses successeurs pour leur inspirer le patriotisme et le désintéressement. Les quelques jours qui suivirent jusqu'au moment de l'inauguration furent peut-être les plus fatigants de la vie d'Abraham Lincoln. Gomme il formait alors son cabinet, il était accablé par une foule de conseilleurs et de compétiteurs qui se disputaient la faveur présidentielle. Il recevait et écoutait tout ce monde avec sa bienveillance et son calme ordi- naires; toujours discret, habile à éluder les ques- tions importunes ou délicates, attentif à ne blesser personne, se dérobant à toute influence, pour ne suivre que les lumières de sa droite conscience et de sa saine raison. A ces visites aussi intéressées que peu intéressantes s'ajoutaient de nombreuses réceptions privées ou officielles et diverses circon- stances où M. Lincoln devait payer de sa personne. Le 28 au soir, M. et madame Lincoln, qui n'é- taient point encore installés à la Maison-Blanche, donnèrent une grande soirée aux représentants et à divers fonctionnaires de l'État. Vers onze heures, le peuple rassemblé sous les fenêtres de l'hôtel de-

74 ABRAHAM LINCOLN

manda à grands cris le président. Celui-ci parut à un balcon, et quand le silence fut rétabli :

« Mes amis, dit-il, je suppose que toutes ces raa- festations ont pour but de me féliciter, et, à ce titre, je vous en remercie. Jamais homme n'est entré à Washington dans des circonstances semblables à celles de mon arrivée dans cette ville. J'y suis venu occuper une position officielle au milieu d'une po- pulation qui m'a été et qui, je le suppose, m'est en- core entièrement opposée. (Plusieurs voix : « Non ! non 1 » et d'autres : « C'est une erreur; continuez, monsieur, vous vous êtes trompé. » ) Je n'ai pas l'in- tention de vous faire maintenant un long discours; je ne veux que vous répéter ce que j'ai dit hier, je crois, à votre honorable maire et à son conseil mu- nicipal qui étaient venus me faire visite. Je crois fort que les sentiments de malveillance qui existent entre vous et les populations qui vous entourent, ou celles que je viens de quitter, ont eu et ont pour cause un malentendu. (Plusieurs voix : « C'est ça! ») J'espère que si les choses vont aussi bien que nous le désirons tous, je pourrai, en quelque manière, dissiper ce malentendu. (Bien 1 bien !) Je pense qu'il me sera possible de vous convain- cre, vous et le peuple de cette partie du pays, que

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 75 nous vous regardons à tous égards comme nos égaux, comme ayant droit au respect et aux procé- dés que nous réclamons pour nous-mêmes , et que d'aucune manière nous ne sommes disposés, dans le cas ce serait en notre pouvoir, de vous opprimer ou de vous priver d'aucun des droits que vous accorde la Constitution des États-Unis. Même, nous ne serons pas méticuleux sur le chapitre de ces droits; au contraire nous sommes déterminés à vous donner, autant qu'il est en notre pouvoir, et sous la sauvegarde de la Constitution, tous vos droits, non pas à contre-cœur, mais joyeusement et pleinement. J'aime à croire qu'en agissant ainsi avec vous, nous apprendrons à nous mieux con- naître et à nous aimer. Et maintenant, mes amis, après ces quelques remarques, je vous réitère mes remercîments pour vos félicitations, et vous souhaite honne nuit. »

CHAPITRE V

Inauguration de M. Lincoln. Discours qu'il prononça dans cette circonstance. La confédération du Sud. Manifeste de la convention de la Louisiane. Attaque et prise du fort Suinter. Cri de guerre dans le Nord. Quelques parole» du premier message de M. Lincoln. Campagne de 1861. Dé- sastre de Bull- Hun et défaite de Bull's-Bluff.

L'inauguration de M. Lincoln eut lieu le 4 mars. La cérémonie en fut la même que par le passé, mais il y régna une solennité extraordinaire.

Au milieu et sur le devant de la vaste estrade élevée sous les portiques du Gapitole, se dressait un dais de velours, sous lequel étaient! assis, avec M. Lin- coln, rex-présidentBuchanam, le chief justice Taney et les sénateurs Chase et Baker. Devant ces illustres personnages, et au bord de l'estrade était une petite table. A droite ou à gauche du dais, le fds aîné et les secrétaires de M. Lincoln, le corps diplomatique, les membres de la cour suprême, ceux des deux

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chambres du Congrès, des officiers supérieurs, des citoyens notables et des dames. Au pied de l'es- trade, sur la place du Gapitole, la musique de la marine jouait des airs patriotiques, et, derrière elle, se pressait une foule de trente mille spectateurs.

Quand le moment fut venu, le sénateur Baker présenta au peuple le chef de la nation :

« Citoyens, dit-il, je vous présente Abraham Lin- coln, élu président des Etats-Unis d'Amérique. »

Alors M. Lincoln, d'une manière à la fois grave et délibérée, s'avança jusqu'à la petite table il plaça le manuscrit de son discours. Les applaudis- sements qui l'avaient accueilli à son apparition sur l'estrade se renouvelèrent avec plus de force, et, pour remercier le peuple de ces manifestations sym- pathiques, il s'inclina à deux reprises. Ensuite, au milieu d'un vaste silence, il lut de sa voix claire et vibrante son discours d'inauguration.

Aussitôt qu'il eut fini, le chief justice se leva pour recevoir le serment présidentiel. Ceux qui étaient assis se tinrent debout ; toutes les têtes se décou- vrirent ; le silence devint vraiment religieux. Alors l'élu de la nation prononça le serment d'usage :

« Moi, Abraham Lincoln, je jure solennellement de remplir avec fidélité l'office de président des

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Etats-Unis, et de conserver, protéger et défendre de tout mon pouvoir la Constitution des États- Unis. »

Jamais serment ne fut prêté avec plus de sin- cérité et de résolution. Il n'y avait pas à craindre que l'homme vertueux dont la carrière avait été sans aucune espèce de tache, et qui s'était toujours montré fidèle à sa parole dans les relations ordi- naires de la vie, pût jamais violer un aussi solennel engagement contracté envers toute une nation. On verra par la suite qu'en effet il eut toujours son serment présent à l'esprit, car sa conscience l'avait accepté loyalement et sans arrière-pensée. Dans tout le cours de son administration il n'est pas un seul acte que ne légitime la Constitution. Ni la crainte, ni les passions populaires, ni l'am- bition, ni même la satisfaction de nobles idées et de sentiments généreux-, ne purent ébranler sa fidélité. C'est qu'elle reposait sur cette probité irréprochable qui constitue la vraie grandeur, et sans laquelle les dons les plus précieux du génie, les actions les plus éclatantes, le succès le plus inouï demeurent ternis aux yeux de l'immuable justice. Qui s'étonnera qu'Abraham Lincoln ait joui du respect universel? Ses ennemis politiques

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il n'en eut jamais d'autres ont pu le haïr d'une haine aveugle et injuste; mais aucun d'eux n'a pu le mépriser. Pas une voix ne s'est élevée pour ternir sa mémoire, qui comparaîtra, sans rien perdre de son auréole, devant le tribunal de l'his- toire , qui passera aux âges les plus reculés, comme un honneur rendu à l'humanité, et auprès duquel pâliront ces gloires factices et imméritées qu'élève le siècle adorateur du succès, mais que la postérité renverse et voue à l'ignominie.

Le discours d'inauguration prononcé par M. Lin- coln est vraiment remarquable ; on y retrouve, sous la forme d'une noble simplicité, toutes les qualités morales de cette belle âme. C'est vraiment éloquent comme tout ce qui part d'un cœur sincère et droit. C'est, à la fois, le langage d'un compatriote à ses frères, d'un sage à ses disciples, d'un père à ses enfants. En dépit de ce qu'il y a naturellement de particulier, de transitoire, comme les événements et les questions dont il s'occupe, il vous en reste je ne sais quelle impression de justice, quelle forte saveur morale qui s'échappe des vérités générales intéressées dans le débat et de l'accent patriotique de l'orateur.

Le président y montre tour à tour l'injustice,

SA VIE, SON CARACTERE, SON ADMINISTRATION 81 l'illégalité, l'impossibilité de la sécession, et termine par un appel sympathique à l'intelligence, au pa- triotisme et au christianisme de ses « concitoyens mécontents. » Ce discours est trop long pour être cité intégralement; nous en donnerons du moins une rapide analyse, entremêlée de quelques frag- ments.

Après quelques remarques préliminaires, l'orateur établit que rien ne saurait motiver la sécession. « Le peuple des États méridionaux, dit-il, semble appré- hender que l'accession d'un président républicain ne mette en péril leurs propriétés, leur paix et leur sécurité personnelle. Ces craintes n'ont jamais eu de motif raisonnable. En vérité, on a toujours eu à sa portée des preuves catégoriques du contraire. Ces preuves se trouvent dans presque tous les dis- cours publiés de celui qui vous parle en ce moment. Je ne citerai qu'un mot de l'un de ces discours je déclare « ne pas avoir le dessein de m'ingérer directement ni indirectement dans ce qui a rapport au régime servile en vigueur dans les Etats. » Je crois ne pas en avoir légalement le droit, et je n'en ai pas non plus l'intention. Ceux qui m'ont choisi et élu savaient très-bien que j'ai fait de semblables déclarations et que je ne les ai jamais rétractées.

5.

82 ABRAHAM LINCOLN

Plus encore, la plaie- forme républicaine a reconnu très-explicitement le droit qu'a chaque Etat de ré- gler et de contrôler, exclusivement à son gré, ses propres institutions domestiques. » M. Lincoln réitère ici ces mêmes sentiments et ajoute qu'il accordera à tous les Etats, n'importe pour quelle cause, pro- tection selon la Constitution. Il va prêter le serment de sa charge sans restriction mentale.

La sécession, n'ayant pas de raison de se produire, serait de plus illégale. La perpétuité de l'Union est d'abord impliquée dans la loi fondamentale com- mune à tous les gouvernements nationaux. On peut affirmer, en toute sécurité, que pas un gouver- nement n'a inséré dans sa loi organique une clause relative à la fin de son existence ; et quand les Etats-Unis, au lieu d'être un gouvernement régulier, ne seraient qu'une simple association d'États liés entre eux par un contrat, encore faudrait-il, pour que la sécession fût légitime, que toutes les parties contractantes y consentissent. En descendant de ces principes généraux aux faits historiques , nous y voyons la confirmation de l'Union ; celle-ci est beau- coup plus ancienne que la Constitution, qui n'est que le perfectionnement d'une série d'actes et d'en- gagements ayant pour but de réunir les États en une

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 83

seule et même nation. L'Union est donc légalement indissoluble, et le président doit la sauvegarder. C'est pour lui une affaire de simple devoir, qu'il accomplira autant que possible ; à moins que son maître légitime, le peuple américain, ne l'en dispense par un acte qui fasse autorité. « J'espère, dit ici M. Lincoln, qu'on ne verra pas dans ces paroles une menace, mais simplement une affirmation du des- sein que l'on a de maintenir l'Union; pour cela, il ne sera pas nécessaire de recourir à la violence ni de verser le sang, à moins qu'on n'y contraigne l'autorité nationale. Le pouvoir qui m'est confié doit s'exercer à maintenir, à occuper, à posséder la propriété et les places fortes du gouvernement, et à percevoir les taxes et les impôts; mais au delà des moyens nécessaires à atteindre ce but, il n'y aura nulle part ni invasion ni emploi de la force contre le peuple... Telle est la marche qu'on suivra, à moins que les événements et l'expérience ne montrent l'à- propos d'une modification ou d'un changement. Dans tous les cas je veux agir avec la plus grande discrétion, en vue et dans l'espoir d'une solu- tion pacifique des troubles du pays et du rétablis- sement des sympathies et des affections frater- nelles.

84 ABRAHAM LINCOLN

» Qu'il y ait, dans l'une ou l'autre section, des personnes qui cherchent à détruire l'Union, et qui saisissent avec joie, à tout hasard, le moindre pré- texte pour arriver à leurs fins, c'est ce que je ne veux ni affirmer ni contester; mais s'il y a de tels hommes, il n'est pas nécessaire que je leur adresse un seul mot.

» Mais à ceux qui aiment vraiment l'Union ne leur parlerai-je pas avant qu'ils s'engagent dans une affaire aussi grave que la destruction de notre édifice national avec ses bienfaits, ses gloires et ses espé- rances ? Ne serait-il pas bien tout d'abord de s'assu- rer pourquoi on veut agir ainsi? Voulez- vous hasar- der un pas si désespéré, lorsque aucune portion des maux que vous fuyez n'existe en réalité? Le voulez- vous, quand quelques-uns des maux positifs vers les- quels vous volez sont plus grands que tous les maux réels que vous pourriez fuir? Voulez-vous courir le risque de commettre une terrible faute? Tout le monde se prétend satisfait dans le sein de l'Union, si tous les droits constitutionnels sont respectés. Est-il donc vrai que l'un des droits pleinement écrits dans la Constitution ait été jamais contesté? Je ne le pense pas. Heureusement l'esprit humain est cons- titué de manière qu'aucun parti n'aurait l'audace de

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 85 le faire. Trouvez, si vous pouvez, un seul cas l'on aitméconnu une mesure explicitement consignée dans la Constitution. Si, par la simple force des chiffres, une majorité frustrait une minorité de l'un des droits clairement écrits dans la Constitution, ce pourrait être, au point de vue moral, la justifica- tion d'une révolution; et ce le serait à coup sûr, si le droit violé était un droit capital. Mais tel n'est pas notre cas. Tous les droits vitaux des minorités et des individus leur sont si solidement assurés par les affirmations et les négations, les prohi- bitions et les garanties de l'acte constitutionnel, quç jamais controverse ne s'est élevée à leur sujet.

» Quant aux questions secondaires que la Consti- tution n'a pas tranchées, parce qu'il est impossible de les prévoir toutes, la minorité doit se soumettre à la majorité. Si la minorité ne veut pas y consen- tir, la majorité ou le gouvernement doit cesser. Il n'y a pas d'autre alternative, car le gouvernement doit pencher d'un côté ou de l'autre. Si dans un tel cas la minorité préfère se séparer plutôt que de se soumettre, elle commet un précédent qui, à son tour, la ruinera et la divisera, car une nouvelle minorité survenue dans son sein se séparera d'elle, si la ma-

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jorité se refuse au contrôle de cette minorité. Par exemple, pourquoi, dans un ou deux ans d'ici, une partie d'une récente confédération ne s'en sépare- rait-elle pas arbitrairement , précisément comme certaine partie de notre Union prétend s'en retirer aujourd'hui ? L'idée centrale de la sécession est évi- demment l'essence de l'anarchie.

» Une majorité renfermée dans des limites cons- titutionnelles et changeant toujours facilement, selon les modifications volontaires des sentiments et de l'opinion publique, est le seul souverain légitime d'un peuple libre. Qui la rejette doit nécessairement aboutir à l'anarchie ou au despotisme. L'unanimité est impossible. La loi d'une majorité, en tant qu'ar- rangement définitif et permanent, est- complètement inadmissible. Si donc l'on rejette le principe de majorité, il ne reste, sous n'importe quelle forme, que l'anarchie ou le despotisme.

» Il est des personnes qui voudraient faire tran- cher les questions constitutionnelles par des déci- sions de la cour suprême; mais tout citoyen candide avouera que, du moment les questions qui inté- ressent la nation entière seront irrévocablement fixées par décision de la cour, le peuple aura dès lors cessé d'être son propre maître. »

SA YIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 87 M. Lincoln montre ensuite que la sécession, loin de résoudre les questions litigieuses, les aggraverait et en augmenterait le nombre. Nous ne citerons rien de cette partie du discours présidentiel, car on la trouvera telle quelle dans l'un des messages de M. Lincoln dont nous parlerons plus loin.

» Le pays avec ses institutions, continue l'orateur, appartient au peuple qui l'habite. C'est à ce peuple de modifier ou de changer son gouvernement par l'exercice de ses droits constitutionnels.» Le président n'ignore pas que beaucoup de citoyens, honorables patriotes, aimeraient qu'on amendât la Constitution. Sans faire aucune recommandation à cet égard, il reconnaît la pleine autorité du peuple en cette ma- tière, et, loin de s'y opposer, il serait heureux qu'on fournît au peuple l'occasion légitime d'agir dans ce sens. Il ajoute que le mode des Conventions lui paraît préférable , car les amendements éma- neraient du peuple lui-môme, tandis que, sans cela, le peuple n'a que le pouvoir d'accepter ou de rejeter des propositions rédigées par des personnes qui n'ont pas été choisies dans ce but, et dont les articles peuvent ne pas être tels qu'on les voudrait, soit pour les sanctionner, soit pour les annuler.

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« Le ckief magistrate tire toute son autorité du peuple qui ne lui a pas donné le pouvoir de fixer des termes pour une séparation des États... Son de- voir est d'administrer ce gouvernement comme il l'a reçu et de le transmettre intégralement à son suc- cesseur. Pourquoi n'aurait-on pas une patiente con- fiance en la justice décisive du peuple ? Y a-t-il dans le monde une espérance meilleure ou semblable 2 Dans nos différends actuels il n'est aucun parti qui ne croie avoir raison. Si le Régulateur tout-puissant des nations, avec sa vérité et sa justice éternelles, est de votre côté, gens du Nord, ou du vôtre, gens du Sud, certainement cette vérité et cette justice prévaudront par le jugement de ce grand tribunal, le peuple américain ! Avec notre système de gouver- nement, le peuple ne donne sagement à ses servi- teurs publics qu'un faible pouvoir de mal faire, et, avec la même sagesse, il a pris des mesures pour que ce peu d'autorité lui revînt à de très-courts inter- valles. Quand le peuple garde sa puissance et sa vigilai.ee, il n'est pas d'administration qui puisse, par un excès de faiblesse ou de folie, compromettre sérieusement le gouvernement dans la courte durée de quatre ans.

» Concitoyens, pour tout dire en un mot, réflé-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 89 chissez bien et avec calme à toutes ces questions. À attendre , rien de précieux ne peut être perdu ; mais s'il y a un motif qui pousse quelques-uns de vous à faire avec une hâte fiévreuse un pas qu'ils ne feraient jamais après délibération, ce motif sera

annulé en prenant du temps

» Quand il serait admis que vous, qui êtes mé- contents, avez, dans cette dispute, le droit de votre côté, encore n'y aurait-il aucune raison de précipi- ter l'action. L'intelligence, le patriotisme, le chris- tianisme et une ferme confiance en celui qui n'a jamais abandonné ce pays favorisé, sont encore les moyens propres à aplanir le mieux possible nos difficultés présentes. C'est en vos propres mains, mes concitoyens mécontents, que se trouve l'im- mense événement d'une guerre civile. Le gouverne- ment ne vous' attaquera pas Vous pouvez ne pas avoir la lutte, si vous n'êtes vous-mêmes les agres- seurs. Vous n'avez pas, inscrit dans les cieux, un serment" qui vous oblige à détruire ce gouverne- ment; tandis que je vais avoir, moi, ce serment, l'un des plus solennels : « Conserver, protéger et défendre » ce gouvernement ! Je regrette de termi- ner. Nous ne sommes pas ennemis, nous sommes amis, nous ne devons pas être ennemis. Quoique la

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passion fasse de violents efforts, nous ne devons pas rompre nos liens d'affection.

» Les cordes mystiques du souvenir qui, sur cette vaste contrée, s'étendent de tout champ de bataille et de chaque tombe patriotique à tout cœur vivant et à chaque pierre du foyer, vibreront encore pour chanter le chœur de l'Union, lorsqu'elles seront touchées et elles le seront certainement par ce qu'il y a de plus angélique dans notre nature

On voit par ce discours que M. Lincoln se faisait encore illusion sur la gravité et la consistance du mouvement sécessioniste. Il espérait ramener les rebelles en usant de douceur et de ménagement.

D'ailleurs l'opinion publique, qu'il voulut toujours prendre pour guide de sa politique intérieure, était loin de s'être prononcée pour la guerre. Les aboli- tionistes voulaient qu'on souscrivît avec joie à la séparation , et les conservateurs étaient plus ou moins disposés à accorder au Sud des garanties for- melles en faveur de l'esclavage. Mais le Sud, irrévo- cablement décidé, ne vit dans cet état de l'opinion publique et dans tous les ménagements de la nou- velle administration que des preuves d'impuis- sance et de peur. Son audace ne fit que s'en ac- croître.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 91

Dans le courant du mois de janvier, l'Alabama, la Floride, le Mississipi, la Louisiane et le Texas avaient suivi l'exemple de la Caroline du Sud.

Il est curieux de voir comment ces provinces ser- viles légitimaient leur trahison. Yoici les considé- rants de la convention de la Louisiane. La pièce serait vraiment comique si elle n'était profondément triste. Les rédacteurs de la plate-forme y montrent je ne sais quelle sollicitude monstrueuse pour les nègres. Ils considèrent comme une sorte d'institution philanthropique, charitable, chrétienne, ce doux es- clavage, que les noirs ont pourtant l'ingratitude de vouloir fuir.

Mais voici le manifeste :

« Attendu qu'il est évident qu'Abraham Lincoln, s'il est inauguré président des Etats-Unis, voudra tenir les promesses qu'il a faites aux abolitionistes du Nord ; que ces promesses, si elles sont remplies, entraîneront inévitablement l'émancipation et le malheur des esclaves du Sud, leur égalité avec une race supérieure, et avant peu une ruine irréparable de cette puissante république, la dégradation du nom et la corruption du sang américain;

» Pleinement convaincus, comme nous le sommes, que l'esclavage, implanté dans ce pays par la France,

92 ABRAHAM LINCOLN

l'Espagne, l'Angleterre et les États de l'Amérique du Nord, est la plus humaine de toutes les servi- tudes qui existent; que l'esclavage dans le Sud est préférable à la condition des barbares de l'A- frique ou à la liberté de ceux qui ont été affranchis par les puissances européennes;

» Qu'il est conforme aux lois de Dieu , reconnu par la Constitution de notre pays et sanctionné par les décrets de nos tribunaux;

» Qu'il nourrit et habille ses ennemis et le monde ; procure au laboureur nègre une somme de bien-être; de bonheur et de liberté plus considé- rable que l'inexorable labeur exigé des serviteurs libres dans l'univers entier;

» Et que chaque émancipation d'un Africain, sans lui rapporter le moindre bénéfice, doit nécessaire- ment condamner à l'esclavage un individu de notre race et de notre sang;

» Persuadés que nous avons toujours et fidèle- ment accompli tous les devoirs et toutes les obliga- tions qui nous étaient imposées par la Constitution de notre pays;

» Qu'au contraire les membres du parti républi- cain ont déjà foulé à leurs pieds et ont annoncé qu'ils étaient déterminés à méconnaître la Constitu-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 93 tion, les lois, les obligations et les arrêts des tribu- naux de la république ;

» Qu'ils auront bientôt le pouvoir, comme ils en ont toujours eu la volonté, de détruire notre exis- tence individuelle et nationale;

» En conséquence, la Convention a résolu : que notre honneur, notre orgueil légitime, l'intérêt de nos esclaves et du genre humain commandent que nous déclarions que la Louisiane ne doit obéissance qu'à ses lois et. qu'à son Dieu, et qu'elle est forcée, par l'injustice et la mauvaise foi de ses sœurs du Nord, à abandonner une Union qu'elle a aimée, qu'elle aime encore et qu'elle regrette profondé- ment. »

Les États rebelles formaient alors une con- fédération avec une constitution provisoire, un congrès particulier et une administration indépen- dante. Ils avaient choisi pour président Jefferson Davis. Son inauguration eut lieu au Gapitole de Montgomery, dans l'Alabama, en présence des délégués des États insurgés, d'une multitude en- thousiaste, et au son d'une musique militaire qui, entre autres airs, osa jouer notre admirable Mar- seillaise.

Quand ils furent prêts pour la guerre, les hom-

9i ABRAHAM LINCOLN

mes du Sud envoyèrent à Washington deux délé- gués. Ceux-ci se présentèrent, le 12 mars, au mi- nistère de l'intérieur. Ils s'annoncèrent comme les « commissaires de la confédération du Sud, venus pour régler les différends qui existaient entre les deux gouvernements. » M. Seward leur répondit qu'il lui était impossible de conférer avec eux, attendu qu'ils se présentaient au nom d'un gouver- nement que la nation n'avait pas reconnu.

Les délégués retournèrent à Charleston, et, quel- ques jours après, le général Beauregard, comman- dant les forces confédérées de cette ville, commen- çait le bombardement du fort Sumter. La forteresse fédérale ne tarda pas à être démantelée, battue de tous côtés par une puissante, artillerie.

Le colonel Anderson, que Floyd 4, ministre de la guerre sous l'administration de Buchanam, avait laissé dans le fort presque sans munitions, fut con- traint de capituler, et le 14 après-midi le drapeau des rebelles flottait victorieusement sur les ruines de la forteresse fédérale.

La nouvelle de l'attaque et de la prise du Sumter produisit dans le Nord une vive exaspération. La

i. M. Floyd a protesté contre les accusations dont on l'a chargé; mais une protestation n'est pas une justification.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 9o nation tout entière, sans distinction de parti, poussa un immense cri de guerre, dont le retentissement devait se prolonger pendant quatre années. Désor- mais la guerre était inévitable. Elle fut décidée, et on peut juger de sa popularité par les deux faits suivants : la première grande armée de l'Union comptait sept cent dix-huit mille cinq cent douze volontaires, dont six cent quarante mille six cent trente-sept engagés pour toute la durée de la guerre; et afin de fournir aux besoins de cette armée, les citoyens donnèrent spontanément 200 millions, tandis que les Etats fidèles contractaient, au profit de la cause nationale, des emprunts dont ils assu- maient les charges. C'est ainsi que cinq de ces Etats seulement purent offrir à l'administration 510 mil- lions.

Cependant le Sud célébrait sa facile victoire, et, par l'organe de son secrétaire de la guerre, avait la témérité de prévoir le jour « le drapeau confé- déré flotterait aussi sur le dôme de l'antique Capi- tole à Washington et même sur Faneuil-Hall *. »

i. Faneuil-Hall, édifice en briques, ayant cent pieds de longsur quatre-vingts de large, et une hauteur de trois étages. C'est une salle célèbre, construite à Boston avant la guerre de l'indépen- dance et avec l'argent que légua à la municipalité de cette ville un Français nommé Faneuil. On la considère aux États-Unis

*96 ABRAHAM LINCOLN

Pour n'avoir pas leur présomption, M. Lincoln n'en était pas moins aussi ferme et courageux que les gens du Sud. A leur jactance il répondit en ap- pelant sous les armes soixante-quinze mille hommes et en bloquant tous les ports des États rebelles. Les volontaires accoururent de tous côtés, et se placèrent, pour la protéger, entre la capitale et les ennemis qui s'avançaient, au nombre vingt mille, à travers la Virginie.

Sur ces entrefaites, on apprend que la Virginie, la Caroline du Nord, le Tennessee et l'Arkansas viennent de se joindre à la confédération ; que le Maryland est enrôlé par force au nombre des Etats rebelles; que le Kentucky se déclare neutre, et que les autres provinces serviles, restées fidèles à l'Union, sont agitées et indécises. Enfin, disait-on, l' Angle- terre et la France allaient reconnaître le Sud comme partie belligérante. Les ambassadeurs de ces deux puissances avaient demandé, au nom de leur gou- vernement respectif, à conférer avec M. Seward touchant la situation des Etats-Unis, et on leur avait répondu, comme aux délégués du Sud, par

comme le berceau de la liberté nationale, car c'est dans son enceinte que retentirent les premières protestations contre la tyrannie an- glaise et les premiers cris d'indépendance.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 97 un refus poli, mais catégorique. De quel droit ve- naient ils se mêler des affaires domestiques de l'Union?

Tous ces fâcheux symptômes n'ébranlèrent pas la confiance et la fermeté. du président. On aime à relire les paroles qui terminaient son premier mes- sage au Congrès national :

« C'est avec un profond regret que le pouvoir exécutif s'est vu imposer le devoir de défendre le gouvernement par la force armée; mais à moins de sacrifier l'existence du gouvernement, il ne pou- vait qu'accomplir ce devoir....

» Comme simple citoyen, le pouvoir exécutif n'aurait pu consentir à la ruine des institutions de la patrie; à plus forte raison, lorsqu'il eut fallu trahir le dépôt sacré qu'un peuple libre lui avait confié. Il sentait que moralement il n'avait pas le droit de reculer, non pas même de faire entrer en considération le salut de sa propre existence, quoi qu'il pût advenir. Dans le vif sentiment de sa lourde responsabilité, il a fait autant que possible ce qu'il a jugé être son devoir, et maintenant vous accom- plirez le vôtre. Le président souhaite sincèrement que vos vues et votre action puissent concourir avec ses propres vues et sa propre activité, de ma-

6

98 ABRAHAM LINCOLN

nière à assurer à tous les citoyens fidèles, confor- mément à la Constitution et aux lois, un prompt et solide rétablissement de leurs droits qu'on a mé- connus.

» Et après avoir ainsi, loyalement et dans une noble intention, choisi la direction que nous vou- lons suivre, renouvelons notre confiance en Dieu, et marchons en avant sans crainte et avec une âme virile. »

Quelques jours après qu'il eut prononcé ces pa- roles, le président voyait se réfugier à Washington des bandes de fuyards saisis d'une panique mor- telle et couverts de poussière et de sang. C'était la jeune armée fédérale qui venait d'être battue à Bull-Run et mise en déroute, laissant sur le champ de bataille un nombre considérable de morts et de blessés.

La frayeur était grande à Washington, et certes le danger était imminent. Si l'ennemi, profitant de sa victoire, eût lancé ses bataillons à la poursuite des fédéraux, il serait entré après eux dans la capi- tale de l'Union.

Moins que personne M. Lincoln n'ignorait le dan- ger ; mais il demeura calme et sans frayeur au mi- lieu de la panique générale. Il avait appris dans

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 99 les luttes de la vie à supporter les revers. Plein de confiance en l'excellence de sa cause, qui était celle de la nation, et dans les immenses ressources du Nord, il ordonna une levée de cinq cent mille hommes. Le peuple, un moment consterné par le désastre de Bull-Run, reprit cœur, et, en très-peu de temps, fournit au président la nouvelle armée qu'il demandait.

Le vieux général Scott, le héros de la guerre du Mexique, ayant donné sa démission, Mac-Glellair fut nommé major-général le 31 octobre, Il prit le commandement des nouvelles recrues qui de- vaient former l'armée du Potomac; les exerça du- rant six mois au maniement des armes, et, chose plus difficile, les plia à la discipline. N'était-ce pas surtout l'inexpérience et le désordre qui avaient amené la défaite du Bull-Run ?

L'armée nationale de l'Ouest essuya aussi de sé- rieux revers. Le général Lyon dut évacuer Lexigton, et les confédérés remportèrent, quelques jours après, une nouvelle victoire à Bull's-Bluff.

Sur deux autres points du théâtre de la guerre *,

i. Borné au nord par le Potomac, le Chesapeak, le canal et la rivière de l'Oliio; à l'ouest, par le Mississipi ; au sud, par 1^ golfe du Mexique; à l'est, par l'océan Atlantique, le principal

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dans la Caroline du Sud et à l'embouchure du Mississipi, la flotte et les soldats de l'Union obtin- rent bien quelques succès, mais trop faibles pour contre-balancer les revers de Bull-Run et de Bull's- Biuff.

Ainsi finit la campagne de 1861. Somme toute, elle avait été désavantageuse au Nord, sans être avantageuse au Sud ; de part et d'autre, on avait éprouvé de grandes pertes, sans aboutir à aucun résultat définitif.

théâtre des hostilités comprenait la Virginie, le Kentucky, les Carolines, le Tennessee, l'Alabama, la Géorgie, le Mississipi et une partie de la Floride et de la Louisiane. C'est, en superficie, un quadrilatère d'environ 400,000 milles carrés, c'est-à-dire une con- trée aussi grande à elle seule que la Suisse, la France, la Bel- gique, la Hollande, une partie de la Prusse, de l'Allemagne et de l'Autriche, ensemble réunips.

Faut-il attribuer à cette vaste étendue du théâtre de la guerre la longueur extraordinaire de la lutte américaine?. . .

Qnoi qu il en soit, cette terrible guerre a été, à beaucoup d'é- gards, tout l'opposé de nos guerres européennes. Chez nous, la guerre est maintenant une entreprise qu'on a hâte de finir et qu'on mène vite. Les campagnes sont expéditives, les marches rapides, les coups décisifs. Aux États-Unis, au contraire, la guerre a duré plus de quatre années. Les marches étaient lentes, les préparatifs du combat interminables, les engagements nombreux, mais sans autre résultat que des pertes de part et d'autre, et les plus gran- des batailles sans lendemain.

CHAPITRE VI

Campagne de 1862. Prise de Pittsburg et de la Nouvelle-Or- léans. — Revers de l'armée du Potomac dans la vallée de Chic- kahominy. Victoire d'Antietam. Défaite de Burnside à Frédericksburg. Progrès des idé^s abolitioni-tes. La poli- tique de M. Lincoln au sujet de l'émancipation. Modération et fermeté. Épreuves domestiques. Message de 1862. La proclamation émancipatrice.

L'année suivante, les opérations militaires furent à la fois un peu mieux conçues et conduites avec plus d'activité. Les avantages et les revers se parta- gèrent. Dans l'Ouest, les fédéraux descendirent le cours du Mississipi. Grant, dès le commencement de la campagne, marcha rapidement sur Pittsburg ; mais il n'eut pas le temps de s'y fortifier. Les géné- raux confédérés, Johnson et Beauregard, vinrent l'attaquer avec quarante-cinq mille hommes. Re- foulé par les ennemis, Grant battait en retraite, lorsque Buell lui amena du renfort. Le combat re-

6.

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commença avec plus d'acharnement. Dix mille hommes tombèrent de part et d'autre. Enfin, Beau- regard céda, et les fédéraux restèrent maîtres de Pittsburg.

La Nouvelle-Orléans était désormais le seul obs- tacle qui s'opposât à la libre navigation du Missis- sipi. La flotte de l'amiral Ferragut parut devant cette ville le jour même de la prise de Pittsburg (7 avril). Alors eurent lieu les célèbres combats du Merrimac et du Monitor, la prise des forts Philip et Jackson, le hardi passage de la flotte fédérale sous les feux de l'ennemi, et enfin la reddition de la ville.

Dans la Virginie, Mac-Glellan descendit le Poto- mac, débarqua dans la péninsule formée par les rivières York et James, et s'arrêta à Ghickahominy. Les confédérés prirent l'offensive, battirent leurs ennemis, et, pendant plusieurs jours, les poursui- virent sans relâche. Les fédéraux reculaient lente- ment et comme pas à pas; chaque jour nouvelle bataille et nouvelle défaite. Enfin, ils atteignirent Malvern-llill, ils purent s'arrêter en sûreté sous la protection de leurs canonnières.

L'insuccès de cette campagne de Mac-Glellan produisit dans le Nord une profonde tristesse et un

SA vie; son caractère, SON ADMINISTRATION 103 vif mécontentement. Les uns accusaient le général d'irrésolution et d'incapacité ; les autres rejetaient sur l'administration toute la responsabilité du dé- sastre. Elle n'avait pas, disaient-ils, envoyé au gé- néral les troupes auxiliaires qu'il attendait.

Quoi qu'il en soit, Mall-Clellan perdit, au profit de Pope, le commandement général de Tannée du Potomac. Heureusement pour son prestige mili- taire, il était à la veille de prendre part à une grande victoire.

Les généraux confédérés, Lee et Stonewall Jackson ,' voyant leur ennemi dans une position inexpugnable, passèrent outre et marchèrent rapi- ment sur Washington. A peu de distance de cette capitale, leur avant-garde rencontra le général unio- niste Hooker. Mac Glellan, appelé par le président, accourut avec ses troupes. Bientôt les deux ar- mées ennemies se trouvèrent en présence sur les bords d'un petit torrent tributaire du Potomac, l'Antietam. Après quelques légères escarmouches, une grande bataille fut livrée le 17 septembre. Le combat fut acharné et, comme tous ceux de cette guerre terrible, affreusement sanglant. La victoire resta aux fédéraux ; les rebelles repassèrent le Po- tomac. — Chose étrange! chaque fois que les insur-

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gés ont voulu, même après une éclatante victoire, marcher sur Washington, ils ont essuyé une grande défaite qui les a forcés de battre précipitamment en retraite.

L'allégresse que répandit dans le Nord la nou- velle de ce succès ne fut que comme un éclair dont la brillante lueur s'éteint aussitôt. Burnside, après être entré dans Frédéricksburg dont il avait chassé Lee, ne pouvait s'y maintenir avant d'avoir délogé les confédérés des hauteurs qui avoisinent la ville. Sans se laisser arrêter par la position for- midable qu'ils occupaient, il lança contre eux ses bataillons; mais après un jour d'efforts héroïques sous les feux d'une artillerie foudroyante, les fédé- raux durent se retirer promptement et passer sur la rive nord du Rappahannock, ils arrivèrent aussi affaiblis que démoralisés.

Burnside se vit retirer son commandement, qui fut donné au général Hooker. Ici finit la campagne de 1862. Tout n'arrive pas pour le mal. Les revers et la durée de cette guerre, qu'on avait espéré terminer en une seule campagne, fortifièrent et généralisèrent dans le Nord la haine de l'esclavage. N'avait-il pas été la cause première de la sécession? Il ne man-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 105 quait à cette funeste institution que les horreurs d'une longue guerre civile. On pouvait maintenant suivre comme à l'œil les progrès rapides que fai- saient dans l'opinion publique les idées aboli- tionistes; on voyait dans l'émancipation des es- claves un principe moral à satisfaire , un but politique à atteindre et une mesure de guerre à em- ployer.

AI. Lincoln avait jusqu'ici résisté à la pression du parti ultra-républicain; mais il s'y abandonna à mesure que cette pression devint celle de la nation elle-même. Attentif à saisir le sens de l'opinion publique pour la suivre sans arrière-pensée , il savait reconnaître et écarter tout ce qui n'était que l'opinion d'un parti. Ainsi s'expliquent la prudence et la modération qui caractérisent la première année de son administration. Non-seulement il ne voulait pas, par des mesures violentes, exaspérer le Sud , exciter la haine des démocrates qui ne demandaient que le rétablissement de l'Union , pousser à la révolte les Etats à esclaves demeurés plus ou moins fidèles à la patrie; mais aussi et surtout il ne voulait pas devancer la volonté populaire par des actes qu'elle ne réclamait ni n'attendait point encore. « En ces grandes questions, disait-il lui-même, je

106 ABRAHAM LINCOLN

ne suis pas le guide, mais l'instrument du peuple. Si, par exemple, il voulait demoi un acte d'émanci- pation, il n'aurait besoin que de m'en faire la demande par l'organe du Congrès, et il trouverait en moi un instrument docile pour exécuter sa vo- lonté. Je ne voudrais pas diriger l'opinion, mais j'obéirais à ses vœux. Ainsi, ne dépassant pas la vo- lonté nationale, je n'aurai pas besoin de rétracter. Ce que je fais est indubitable, irrévocable. »

Voilà le langage et la conduite de cet homme que le Sud appelait « un tyran pire que Robespierre. » Jamais M. Lincoln ne se départit de cette règle de conduite, qu'il s'était tracée dès le jour de sa nomination, et comme il la respectait lui-même, en dépit de ses sentiments et de ses idées, qui étaient conformes à ceux du parti républicain, il la fît respecter à tous ceux de ses subordonnés qui vou- lurent s'en écarter,

Le 16 août 1861, le général Frémont, comman- dant dans le département militaire du Missouri, déclare libres les esclaves de tous ceux qui pren- dront les armes contre les États-Unis ou prêteront assistance aux confédérés. M. Lincoln écrit aussitôt à ce général qui venait de dépasser ses pouvoirs, lui enjoint de retirer sa proclamation, et de s'en

SA VIE.. SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 107

tenir à l'Acte de confiscation, qui ne concernait que « les esclaves employés par leurs propriétaires à rendre service à la rébellion. »

Le 9 mai de l'année suivante, le président agit de même à l'égard du général Hunter, qui, de sa propre autorité, avait émancipé les nègres dans toute l'étendue de son gouvernement militaire.

En usant ainsi de ménagements envers les Etats rebelles, et en n'avançant que graduellement dans les voies de la politique émancipatrice, M. Lin- coln n'était que sage. La faiblesse et la crainte n'avaient aucune influence sur sa conduite, parce qu'elles étaient sans prise sur son cœur. Si sensible qu'il fût, il savait, dans l'occasion, faire preuve d'énergie et de fermeté.

On sait comment il répondit aux commissaires du Sud.

Quand, vers la même époque, la Virginie, à la veille de se joindre aux rebelles, lui envoya trois dé- légués pour savoir quelle politique il voulait suivre à l'égard des confédérés, ne déclara-t-ilpas que le pouvoir exécutif maintiendrait par tous les moyens les droits de la Constitution et du gouvernement? Lorsque plus tard le gouverneur du Kentucky, in- voquant la honteuse neutralité de cet Etat, voulut

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qu'on retirât de son territoire les troupes fédéra les, le président, dans une lettre sévère, ne refusa-t-il pas catégoriquement ?

Il est vrai que cette politique sage mécontentait à la fois les abolitionistes et les partisans de l'escla- vage. Les premiers trouvaient que le président accordait trop; les seconds, qu'il n'accordait pas assez ; mais ce double reproche n'est-il pas lui- même un éloge de sa politique ?

Gomme nous Pavons dit plus haut, il se mani- festa, dans l'opinion publique, au commencement de l'année 1862, un grand changement en faveur des idées émancipatrices. M. Lincoln n'attendait que ce moment pour agir contre l'institution servile. Par une série d'actes de plus en plus importants, il arriva, sans secousse, au point même le parti ultra-libéral avait voulu le porter brusque- ment

Le 6 mars 1862, il proposait au Congrès le décret suivant :

« 11 est arrêté que les États-Unis coopéreront avec tout État qui adoptera l'abolition graduelle de l'es- clavage, en donnant à cet État un secours pécu- niaire qu'il emploiera selon son bon plaisir, et qui est destiné à indemniser des pertes publiques ou

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 109 privées que pourrait entraîner un tel changement de système.

On ajoutait que cette mesure n'était pas imposée aux Etats; mais seulement proposée à leur adoption.

Les deux chambres du Congrès votèrent à une forte majorité la proposition du président, et fixèrent généreusement k 300 dollars l'indemnité qu'on payerait pour chaque nègre libéré.

Le mois suivant, l'esclavage fut pour toujours aboli dans le district de Colombie *.

Cependant les États serviles limitrophes des provinces rebelles ne se pressaient pas d'adhérer à la proposition du Congrès. M. Lincoln, emporté désormais par le courant libérateur qui entraînait la nation, voulut essayer de les décider avant de prendre des mesures plus importantes. Il réunit en conférence particulière leurs représentants au Con- grès, les pressa, les conjura de travailler avec lui

i. Le district de Colombie est la petite province dans laquelle est situé Washington. Elle fat formée, en 1790, de deux portions de terrain, dont l'une cédée par la Virginie, l'autre par le Mary- land.Mais, en 1846, on restitua à la Virginie la partie qu'elle avait donnée, de sorte que le district de Colombie n'est formé, depuis, que de la portion de territoire accordée par le Maryland.

C'est un triangle rectangle ayant pour base le Potomac et soixante milles carrés de superficie.

Ce district est indépendant et régi directement par le Congrès.

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à l'abolition graduelle de l'esclavage. Quelques-uns se laissèrent gagner, et émirent des vues et des sen- timents conformes à ceux du président; mais la grande majorité refusa catégoriquement de porter atteinte à son institution favorite. Sans se laisser arrêter par cette opposition opiniâtre, le pouvoir exécutif, décidé à lancer très-prochainement une proclamation émancipatrice, fit suivre de nouvelles mesures celles dont nous venons de parler. Enfin, le 22 septembre 1862, parut la fameuse proclamation qui déclarait libres, à partir du 1er janvier 1863 et pour toujours, tous les esclaves des Etats rebelles.

Cet acte, le plus remarquable de notre siècle, produisit en Amérique une profonde sensation. Les républicains laissèrent éclater une grande joie, et les démocrates un mécontentement non moins grand. Ceux-ci commençaient déjà à entrer en lutte ouverte contre l'administration, quand on apprit tout à coup que le président venait de sus- pendre Yhabeas corpus.

« 11 est arrêté, disait le décret présidentiel, que, durant l'insurrection présente et comme une me- sure nécessaire pour la réprimer, tous les insurgés, les soutiens et les complices de la rébellion, les personnes qui détournent de l'enrôlement volon-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 111 taire, résistent à la conscription de la milice ou se rendent coupables de n'importe quel acte déloyal, au bénéfice des rebelles et au détriment de l'auto- rité nationale, seront soumises à la loi martiale, jugées et punies par une cour martiale ou une com- mission militaire

» Le droit d'habeas corpus est suspendu pour toutes les personnes arrêtées qui sont maintenant, ou seront pendant la durée de la rébellion, empri- sonnées dans n'importe quel fort, camp, arsenal, prison militaire ou tout autre lieu de réclusion, con- formément à l'ordre de n'importe quelle autorité militaire ou à la sentence de n'importe quelle cour martiale ou quelle commission militaire. »

Cette mesure énergique contint dans le devoir les récalcitrants, fortifia l'administration, mais at- tira au président la haine des démocrates. C'est alors surtout que le Sud et ses partisans crièrent à la tyrannie !.

Quelques démocrates, dont la passion troublait le jugement, croyaient embarrasser M. Lincoln en lui objectant que le droit qui. sauvegarde la liberté personnelle avait été inscrit dans la Constitution dès que la révolution fut terminée. « Votre argumenta- tion, répondait le président, serait triomphante,

112 ABRAHAM LINCOLN

si vous pouviez établir que ces droits ont été re- connus et respectés non pas après ou avant, mais pendant la révolution. Pour moi aussi ces droits sont sacrés avant ou après une guerre civile, et même en tout temps, excepté en cas de rébellion ou d'invasion ; car alors le salut public exige qu'ils soient suspendus. » Ces dernières paroles sont les termes mêmes de la Constitution des Etats- Unis.

Ainsi donc, comme toujours, M. Lincoln restait fidèle à son serment, et l'accusation qu'on dirigeait contre lui n'était qu'une preuve de la mauvaise foi de ses adversaires.

Aux fatigues et aux soucis dont le pouvoir était, en ces jours de crise, la source féconde, vinrent s'ajouter pour M. Lincoln des épreuves domestiques. Je ne parle pas de l'ébranlement de sa robuste santé, ni de la sérieuse indisposition qu'il eut en avril 1861, ou de l'opposition que faisait à sa politique la fa- mille de sa femme, dont quelques membres étaient au nombre des rebelles, mais de la perte de l'un de ses enfants qui lui fut enlevé soudainement dans les premiers jours du printemps de l'année 1862. Le petit William, dont l'intelligence précoce don- nait les plus belles espérances, était alors le Benja-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 113 min de son père. M. Lincoln l'a dit lui-même, cette mort fut le coup le plus terrible qui soit jamais venu le frapper. Son cœur, d'une exquise sensibi- lité, en fut brisé de douleur. Longtemps il fut dans le deuil, et la 'sympathie que lui montrèrent, en cette pénible circonstance, ses amis et la nation, ne réussit pas à adoucir l'amertume de son âme. Cet homme avait pour ses enfants une tendresse mater- nelle. C'est au milieu d'eux qu'il venait se délasser de ses pénibles travaux , oublier ses graves préoc- cupations et passer ses meilleures heures.

Cependant, au sein de toutes ces épreuves, de tous ces sujets de découragement , il demeura ferme dans l'accomplissement de la tâche providentielle dont il était chargé. Son message annuel, lu au Congrès dans le mois de décembre, époque de l'ouverture des chambres, loin de trahir quelque in- décision, nous montre le président aussi calme, aussi confiant, et plus résolu, s'il est possible, à persévérer dans les voies de la politique unioniste et émanci- patrice.

Il y prouve, avec sa simplicité et son bon sens naturels, que la séparation est impossible à tous les points de vue. La reconnaissance du Sud comme un État indépendant serait non-seulement le sacri-

ili AURAHAM LINCOLN

fice d'un principe qu'on ne saurait acheter trop cher, mais encore la guerre en permanence par la seule juxtaposition de deux puissances fondées sur des institutions incompatibles; ce serait en outre abandonner la partie la plus riche du territoire de la république.

D'ailleurs on ne saurait tracer entre les deux Etats qu'une ligne de démarcation imaginaire, la configuration du sol n'offrant rien qui puisse servir de frontières naturelles.

Enfin, surmonterait-on toutes ces difficultés, il en resterait une dernière qui n'est pas sans impor- tance. Les États rebelles sont enclavés dans les Etats rattachés à l'Union. Le débouché de leurs produits ne pourrait s'effectuer qu'à travers le territoire des Étals-Unis. Mais laissons parler M. Lincoln.

« Dans mon discours d'inauguration j'ai briève- ment montré l'insuffisance de la séparation comme remède aux différends qui existent entre le peuple des deux sections. Je l'ai fait en termes que je ne saurais améliorer; c'est pourquoi je vous demande la permission de les répéter :

» Une partie de notre pays croit que l'esclavage est juste et doit être propagé, tandis que l'autre re- garde cette institution comme un mal auquel il ne

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 115

faut pas donner d'extension. Voilà le fond réel et unique du débat.

» La clause de la Constitution relative aux es- claves fugitifs et la loi pour la suppression du com- merce des esclaves étrangers sont l'une et l'autre peut-être aussi bien assurées qu'une loi puisse l'être au sein d'une communauté le sens moral du peuple ne supporte qu'imparfaitement la loi elle- même. Dans les deux cas, la grande majorité du peuple s'en tient à la stricte obligation légale, et il n'est qu'une faible minorité qui la viole. Mais je pense qu'on ne saurait y remédier entièrement et que le mal serait pire après la séparation. Ici, dans l'une des deux sections, le commerce des es- claves étrangers, maintenant imparfaitement sup- primé, finirait par être mis en vigueur; tandis que les esclaves fugitifs, maintenant imparfaitement rendus, ne le seraient plus du tout.

» Au point de vue physique nous ne pouvons nous séparer. Impossible d'éloigner l'une de l'autre nos sections respectives, ni d'élever entre elles un mur infranchissable. Un mari et sa femme peuvent divorcer, fuir la présence et se mettre hors de l'at- teinte l'un de l'autre; mais les diverses fractions de notre pays ne sauraient le faire. Elles ne peuvent

116 ABRAHAM LINCOLN

que rester face à face, et il doit se continuer entre elles des relations amicales ou hostiles. Est-il possi- ble, dans ce cas, de rendre ces relations plus avanta- geuses et satisfaisantes après la séparation qu'avant? Des alliés peuvent-ils conclure des traités plus aisé- ment que des amis faire des lois ? Des traités se- ront-ils plus fidèlement observés par des alliés que des lois par des amis ? Je suppose que vous êtes en guerre. Vous ne pouvez combattre toujours. Et lorsque, après de grandes pertes de part et d'autre et nul gain pour personne, vous terminez le com- bat, cette même et vieille question de vos rapports mutuels vous retombe dessus. »

Après qu'il eut répété cette partie de son discours d'inauguration, M. Lincoln continua ainsi :

« Il n'y a pas de ligne droite ou courbe qui puisse servir de frontière, et d'après laquelle on se séparerait. . Tirez de l'est à l'ouest une ligne qui passe entre les Etats libres et les provinces à escla- ves, et nous trouverons qu'un peu plus du tiers de la longueur de cette ligne est formé de rivières fa- ciles à traverser, et dont les deux rives sont déjà ou seront bientôt très-peuplées ; tandis que tout le restant n'est formé que de pures lignes d'arpentage, qu'on peut passer et repasser sans se douter de leur

SA VIE, SON CARACTERE, SON ADMINISTRATION 117

présence. Pas une portion de cette ligne ne peut être rendue plus difficile à franchir en la consignant sur du papier ou du parchemin comme frontière nationale. Le fait de la séparation, s'il s'accom- plit jamais, constitue de la part des États sécessio- nistes un abandon de la clause relative aux esclaves fugitifs, ainsi que le sacrifice de toutes les obliga- tions constitutionnelles imposées à la section dont ils se séparent, et je pense bien qu'aucune stipula- tion ne serait jamais consentie pour les remplacer." *> Mais il y a une autre difficulté. La grande ré- gion intérieure, bornée à l'est par les Alleghanys, au nord par les possessions anglaises, à l'ouest par les montagnes Rocheuses, au sud par une ligne la culture du blé se mêle à celle du coton ; cette région, qui comprend une partie de la Virginie et du Ten- nessee, tout le Kentucky, l'Ohio, l'Indiana, le Mi- chigan, le Wisconsin, l'Illinois, le Missouri, le Kan- sas, l'Iowa, le Minnesota et les territoires de Dakota et de Nebraska, ainsi qu'une partie du Colorado, cette région, dis-je, adéjà dix millions d'habitants et en comptera cinquante millions avant cinquante ans, à moins d'une bévue et d'un acte de folie en politi- que. Cette contrée est plus que le tiers du pays que possèdent lesÉtats-Unis. Elle a certainementplusd'un

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118 ABRAHAM LINCOLN

million de milles carrés. Si la moitié en était aussi peuplée que l'est maintenant le Massachusetts, elle aurait plus de soixante-quinze millions d'habitants. Un regard jeté sur la carte prouve qu'au point de vue territorial c'est le grand corps de la Républi- que ; les autres parties n'en sont que la bordure. Cette magnifique région qui incline à l'ouest, depuis les montagnes Rocheuses jusqu'au Pacifique, étant la plus étendue, est aussi la plus riche en ressources qui n'ont pas encore été développées. Par ses pro- ductions en grains, ses pâturages, et tout ce qu'elle rapporte, elle est naturellement l'une des plus im- portantes du monde. Examinez, d'après les statis- tiques, en même temps que la petitesse proportion- nelle de la partie de cette contrée qui a été défrichée jusqu'à maintenant, le vaste et rapide accroisse- ment de la somme de ses produits, et vous serez ac- cablés par la magnificence de la perspective qui se présentera à votre esprit.

» Il y a plus; cette région n'a pas de côtes ; par aucun point elle ne touche à la mer. En tant que partie d'une nation, ses habitants trouvent néan- moins maintenant, et trouveront toujours, une route vers l'Europe, par New- York ; vers l'Amérique du Sud et l'Afrique, par la Nouvelle-Orléans, et vers

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 119 : l'Asie, par San -Francisco. Mais qu'on divise la patrie commune en deux nations, conformément à : l'état présent de la rébellion, et tout habitant de cette vaste région intérieure sera, par cela même, privé d'une ou de plusieurs de ces issues ; non peut-être à cause d'une barrière physique, mais par suite de règlements commerciaux embarras- sants et onéreux. Et ceci est vrai, quelque direction que vous donniez à la ligne frontière... »

M. Lincoln conclut en disant que rien ne peut légitimer la séparation et que la seule cause de la lutte l'esclavage est un mal qui n'affligera que cette génération et qu'il faut faire disparaître par un amendement à la Constitution. A cet effet, il propose à l'adoption du Congrès les articles sui- ; vants :

Tout État ayant encore l'esclavage dans son sein, mais qui l'abolira avant le 1er janvier 1900, recevra une indemnité des Etats-Unis.

Tous les esclaves qui acquerront désormais la liberté par les chances de la guerre, et à n'im- porte quelle époque avant la fin de la rébellion, seront libres pour toujours. Mais les propriétaires de ces esclaves qui n'auront pas été déloyaux en- vers la patrie recevront une indemnité...

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Le Congrès peut employer de l'argent, ou toute autre ressource, à créer, pour les hommes de couleur émancipés et avec leur consentement, des colonies, qu'on établira sur n'importe quel point du territoire des Etats-Unis.

M. Lincoln pensait alors qu'il serait très- difficile de faire vivre ensemble dans des rapports paci- fiques les nègres et les blancs ; de cette dernière proposition, qu'il abandonna dès qu'il vit l'impos- sibilité de la mettre à exécution.

Un mois ne s'était pas écoulé depuis la lecture de ce message que le président, ainsi qu'il en avait averti les États rebelles, lançait, le 1er janvier 1863, la proclamation qui donnait, comme de gracieuses étrennes, la liberté à tous les esclaves des provinces insurgées.

L'acte émancipateur rappelait d'abord la procla- mation préliminaire rendue le 22 septembre 1862, et mentionnait les Etats en révolte contre le gouver- nement. Il ajoutait ensuite :

« Maintenant donc, moi, Abraham Lincoln, pré- » sident des États-Unis, en vertu du pouvoir qui m'a » été conféré comme commandant en chef de l'armée » et de la marine des États-Unis.., je déclare libres, » dès à présent et à jamais, toutes les personnes te-

SA VIE, SON CAttACTÈKE, SUN ADMINISTRATION 121

» nues en esclavage dans les États ou portions d'Etats » ci-dessus nommés, et j'ordonne que le gouverne- » ment exécutif, y compris les autorités militaires » et navales, reconnaisse et maintienne la liberté » desdites personnes; et j'enjoins aux individus » ainsi émancipés de s'abstenir de toute violence, » si ce n'est dans un cas de défense personnelle et » nécessaire; et je leur recommande que, dans » toutes les circonstances permises, ils travaillent » loyalement pour des gages raisonnables.

» En outre, je fais savoir que ceux de ces affran- » chis qui auront les qualités désirables seront » admis au service militaire des États-Unis, comme » garnisons des forts, stations, positions et autres » places semblables , ainsi que sur les vais- » seaux de l'État, pour y remplir n'importe quel » office.

» J'appelle le jugement réfléchi des hommes et la » faveur bienveillante du Dieu tout-puissant sur cet » acte, que j'ai cru sincèrement être un acte de » justice, autorisé par la Constitution comme une » nécessité militaire.

» En témoignage de cet acte, j'y ai apposé ma i signature et fait attacher le sceau des États-Unis.

» Fait dans la ville de Washington, ce 1er jan-

122 ABRAHAM LINCOLN

» vier de l'an 1863 de Notre Seigneur et de l'an 87 » de l'Indépendance des Etats-Unis.

» Abraham Lincoln.

» Par le président,

» William H. Seward,

» Secrétaire d'État.

CHAPITRE VII

Campagne de 1863. Murfreesborough, Chancellorsville, Gettys- burg. Inauguration du cimetière national. Quelques belles paroles de M. Lincoln.— Prise de Wicksburg. Lettre du pré- sident au général Grant. Proclamation d'actions de grâces. Situation du Nord et du Sud. Message de 1863 et proclama- tion d'amnistie.

La campagne de 1863 fut plus heureuse pour le Nord que les deux précédentes; la victoire change de camp, et désormais elle suivra, presque sans infidélité, les étendards de l'Union jusque dans la capitale des rebelles.

Dès le commencement de l'année, le général unioniste Rosencranz et le général confédéré Bragg, chacun d'eux avec cinquante mille hommes, se livrent à Murfreesborough, dans l'Ouest, une bataille pendant trois jours indécise , mais dont l'issue fut favorable aux armées fédérales.

Au mois d'avril, Hooker, le successeur de Burn-

124 ABRAHAM LINCOLN

side, quitte les bords du Rappahannock et marche sur Richmond; mais Lee et Jackson barrent le pas- sage aux fédéraux, leur livrent à Chancellorsville une terrible bataille, les défont, les refoulent au delà du Rappahannock et leur font perdre vingt mille hommes. Ce succès avait coûté au Sud l'un de ses meilleurs généraux : Stonewall Jackson fut tué, tandis que son corps d'armée tournait l'aile droite des fédéraux.

Après cette éclatante victoire, Lee se jeta de nouveau "dans le Maryland et la Pensylvanie. Il courait au devant d'une défaite, qui allait inaugurer une longue suite de revers. La bataille se donna près de Gettysburg. Comme celle de Murfreesborough, elle dura trois jours entiers. Ce fut un désastre pour le Sud. Il y perdit ses meilleures troupes, quinze mille hommes et vingt-cinq mille fusils.

Quelques mois après, pour consacrer le souvenir de cette éclatante victoire et honorer la mémoire des soldats de l'Union tombés dans le combat, le Nord, empruntant à la Grèce l'une de ses plus belles coutumes, transforma une partie du champ de ba- , taille en un vaste cimetière national. Il voulut que les défenseurs de la patrie reposassent avec hon- neur dans ce champ de lutte, devenu le champ du

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 123 repos, et qu'ils avaient acquis au prix de leur sang.

L'inauguration de ce cimetière se fit en grande solennité.

Il n'est pas besoin de dire que tous ceux qui assis- tèrent à cette auguste et triste cérémonie en conser- veront toujours un émouvant souvenir. étaient venus le président de la république et ses ministres; les membres du Congrès et les principaux fonction- naires de l'Etat ; un grand nombre de personnages distingués et une foule de citoyens accourus de presque tous les points des provinces fidèles. « Sur ce sol tout rappelait encore la victoire rempor- tée et les efforts qu'elle avait coûtés; en face de ces tombeaux l'on avait transporté les corps exhu- més de leur sépulture première et reconnus malgré les ravages de la mort; tout près de ces dépouilles, entre lesquelles bien des spectateurs peut-être avaient des parents et des amis, la cérémonie com- mença par la prière. Avant de louer la valeur des hommes et de former des vœux pour l'avenir, on remercia Dieu de sa faveur et on implora ses béné- dictions. Puis le célèbre orateur Everett, chargé de prononcer l'oraison funèbre, comme autrefois Péri- clès dans une semb+able circonstance, prit la parole devant la foule recueillie. Nous ne le suivrons pas

126 ABKAHAM LINCOLN

dans son discours, ni lorsqu'il rappelle les souve- nirs de la Grèce l'Amérique a puisé le modèle de cette fête civique, ni lorsqu'il raconte l'histoire des trois jours de lutte terrible. Ce fut une sanglante bataille, d'où les vainqueurs sortirent presque aussi décimés que les vaincus.

Au spectacle d'horreur succède un spectacle doux et touchant : la charité chrétienne reprend ses droits et vient réparer les maux de la guerre. Il semble que sur ce champ de bataille morne et dé- solé viennent luire les rayons d'une lumière divine qui ranime et qui console. Mais écoutons l'orateur : « Il faut que je laisse à d'autres, qui peuvent parler d'après leur observation personnelle, le soin de décrire le douloureux spectacle que présentaient à la fin du terrible combat ces collines et ces plaines. Le duc de Wellington disait que la plus triste chose, après une défaite, c'est une victoire. Les horreurs du champ de bataille quand la lutte a cessé les scènes et les cris de douleur; laissez-moi jeter un voile sur ce spectacle que les mots ne peuvent rendre avec justesse à ceux qui n'en ont pas été témoins, et sur lequel personne qui en a été témoin et qui a un cœur dans la poi- trine ne peut souffrir de s'arrêter. Une goutte de

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 127 baume, une goutte de baume céleste et vivifiant se mêle à cette coupe amère de malheur. A peine le canon a-t-il cessé de rugir que les frères et les sœurs de la charité chrétienne, ministres de com- passion, anges de miséricorde, accourent à l'hôpi- tal et sur le champ de bataille pour bander les blessures entr'ouvertes, pour humecter la langue desséchée, pour consoler l'agonie des amis comme des ennemis, pour recueillir les derniers messages d'amour, murmurés par des lèvres mourantes : « Rapportez cette miniature à ma chère femme, » mais ne l'arrachez pas de mon cœur avant que je » sois parti. Dites à ma petite sœur de ne » point s'affliger sur moi, je meurs volontiers pour » mon pays. Oh! si ma mère était ici! »

» Depuis le temps Aaron se tenait debout entre les vivants et les morts, y eut-il jamais un ministère semblable à celui-ci ? On a dit que c'était le carac- tère propre des Américains de traiter les femmes avec une déférence qu'on ne leur rend dans aucun autre pays. Je n'essayerai pas de montrer s'il en est ainsi, mais je dirai que depuis le commencement de cette guerre terrible les femmes des États fidèles se sont plus' que jamais acquis des titres à notre plus haute admiration, à notre plus profonde gra-

128 ABRAHAM LINCOLN

titude. Les unes à la maison, souvent avec des doigts inaccoutumés au travail, souvent aussi es- claves de leurs propres soins domestiques, ont accompli une somme de travail journalier non moindre que celle de la femme qui travaille pour son pain de chaque jour; les autres, à l'hôpital et dans la tente delà commission sanitaire, ont rendu des services que des millions ne pourraient acheter. Heureusement leur travail et leurs services sont leur propre récompense. Des milliers de mères, des milliers de jeunes filles ont éprouvé, dans ces tra-

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vaux et ces services domestiques, une jouissance devant laquelle les plaisirs du bal et de l'opéra sont frivoles et vains. C'est assez de récompenses sur la terre; mais elles en ont une plus riche à attendre. Oui, frères et sœurs de la charité, pendant que vous bandez les blessures des pauvres malades, des plus humbles peut-être qui aient versé leur sang pour la patrie, n'oubliez pas quel est celui qui vous dira plus tard : « En tant que vous l'avez fait à l'un des » plus petits de mes frères, vous me l'avez fait à » moi-même1. » Certes ces paroles sont belles, dignes du spec-

1 . Journal l'Espérance, année 1864, p. 30.

sa vie, son caractère, son administration 129 tacle qu'elles retracent. Et cependant, après que le plus grand orateur des États-Unis eut prononcé ce discours remarquable, avec la grâce qui distinguait son élocution, M. Lincoln sut trouver des paroles plus sublimes encore. Dans une courte allocution, à la fois simple et majestueuse comme la beauté classique, il s'éleva, sans en avoir la prétention, sans s'en douter, jusqu'à la plus haute éloquence : « Il y a quatre-vingt-sept ans nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation conçue dans la liberté et consacrée à cette vérité que tous les hommes sont créés égaux.

» Maintenant nous sommes engagés dans une grande guerre civile qui prouvera si cette nation ou toute autre nation ainsi conçue et consacrée peut vivre longtemps. Nous voici réunis sur un grand champ de bataille de cette guerre; nous sommes assemblés pour dédier à ceux qui ont donné leur vie pour que la nation puisse vivre une portion de ce champ qui leur soit le lieu du dernier repos. Il est juste, il est convenable que nous le fassions.

» Mais, dans un sens plus large, nous ne pouvons dédier, nous ne pouvons consacrer, nous ne pouvons sanctifier ce sol. Les hommes valeureux, vivants ou morts, qui ont combattu ici, l'ont consacré infini-

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meut mieux que notre pouvoir de louer ou de blâmer. Le monde ne donnera que peu d'attention et qu'un souveniréphémère à ce que nous disons ici ; mais il ne pourra jamais oublier ce qu'ils ont fait. C'est plutôt à nous, vivants, d'être consacrés ici à la tâche inachevée qu'ils ont si noblement avancée. C'est plutôt à nous d'être dédiés à la grande œuvre qui reste en notre présence, afin que nous apprenions de ces morts honorés à nous dévouer plus entiè- rement à la cause pour laquelle ils ont donné la pleine mesure du dévouement; afin que nous résol- vions ici hautement que ces morts ne sont pas morts en vam ; que la nation aura, par la grâce de Dieu, une renaissance de liberté ; et que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne dis- paraîtra point de la terre ! »

L'inauguration du cimetière national termina l'année 1863; mais dans l'intervalle qui s'écoula entre la victoire et la cérémonie de Gettysburg, les armées fédérales remportèrent d'autres succès im- portants. Grant, qui opérait alors sur les bords du Mississipi, s'empara dePort-Hudson et deVicksburg, il entra le 4 juillet. M. Lincoln, toujours prêt à encourager les serviteurs de la patrie et aussi heu- reux qu'eux-mêmes de leur succès, écrivit au gêné-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 131 rai pour le féliciter. Sa lettre est une nouvelle preuve de son aimable simplicité et de sa candeur.

« Executive Mansion, Washington, 13 juillet 1863.

» Mon cher général,

» Je ne me souviens pas de vous avoir jamais rencontré. Je vous écris maintenant pour vous exprimer ma reconnaissance du service presque inestimable que vous avez rendu au pays. Je vous écris aussi pour vous dire un mot de plus. Quand vous atteignîtes le voisinage de Vicksburg, je pensais que vous auriez faire ce que vous avez si bien fait depuis... Lorsque vous eûtes pris Port-Gibson, Grand-Gulfe et les environs, il me semblait que vous deviez descendre le cours du fleuve et opérer votre jonction avec le général Banks; et quand vous tournâtes vers le Nord, à l'est du Big-Black, je craignais que ce ne fût une erreur. Maintenant je veux reconnaître personnellement que vous aviez raison et que j'avais tort.

» Votre vraiment dévoué, » A. Lincoln. »

132 ABRAHAM LINCOLN

Ce même mois de juillet, le drapeau national flotta sur l'île Morris, située dans la rade Char- les ton.

Il est vrai qu'à la même époque Rosencranz, attaqué par les forces réunies de Bragg, Longstree etHood, fut complètement battu à Chickamanga; mais Grant, accouru pour le remplacer, fit payer chèrement aux confédérés cette victoire sans len- demain, ce succès sans autre résultat qu'une grande perte d'hommes. Il sortit de Chattanooga, s'était retirée l'armée de Rosencranz, et, avec le concours de Thomas et de Sherman venu de Yicksburg, il s'a- vança bravement sur les confédérés, les délogea des hauteurs voisines qu'ils occupaient, et les mit en dé- route. Cette victoire finit et couronna dignement la campagne de l'année 1863. Enfin les efforts des ar- mées fédérales avaient abouti à des résultats sérieux. Aussi le président voulut-il inviter la nation à faire éclater sa reconnaissance envers Dieu en un jour spécial consacré à lui rendre grâce. Il fit connaître ce pieux désir par une admirable procla- mation, où la beauté de l'expression s'allie à l'hu- milité d'esprit et à la noblesse du sentiment. Je ne sache pas qu'il existe de proclamation de ce genre plus belle que celle-ci. Le souffle de l'esprit chrétien

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 138 la traverse d'un bout à l'autre ; on y respire le suave parfum des trois grandes vertus qui sont la religion elle-même : la foi, l'espérance et la charité. Ecoutons plutôt, sans oublier tout ce que perd à être traduit en français un document écrit dans une langue plus religieuse que la nôtre :

« L'année qui tire à sa fin a été comblée des béné- dictions d'un sol fertile et d'un air salubre. A ces bontés, accordées d'une manière si constante que nous sommes enclins à oublier la source d'où elles découlent, d'autres faveurs ont été ajoutées, qui sont d'une nature si extraordinaire, qu'elles ne peuvent manquer de pénétrer et d'attendrir même le cœur ordinairement insensible envers la providence du Dieu tout-puissant, toujours pleine de sollicitude.

» Au milieu d'une guerre civile dont la grandeur et la sévérité sont sans égales, et qui a semblé plu- sieurs fois provoquer l'agression des puissances étran- gères, la paix a été conservée avec toutes les nations, l'ordre maintenu, les lois respectées et obéies. L'har- monie a partout prévalu, excepté sur le théâtre du contlit militaire, et ce théâtre lui-même a été gran- dement restreint par la marche progressive des ar- mées et des flottes de l'Union.

» Le changement de direction qu'ont prendre

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la richesse et la force, détournées du paisible do- maine de l'industrie et employées à la défense natio- nale, n'a arrêté ni la charrue, ni la navette, ni le navire. La hache a reculé les limites de nos défri- chements, et les mines, tant celles de fer et de char- bon que celles de métaux précieux, ont donné plus abondamment que par le passé. La population s'est accrue, nonobstant les ravages qui ont eu lieu dans les camps, dans les sièges et sur les champs de bataille , et le pays, tout en se réjouissant d'un accroissement de force et de vigueur, peut espérer une suite d'années avec un vaste accroissement de liberté.

» Aucun esprit liumain n'a conçu ni aucune main mortelle effectué ces grandes choses. Ce sont des dons gracieux de ce Dieu souverainement élevé, qui, tout en nous mettant dans l'angoisse à cause de nos péchés^ s'est cependant souvenu de sa misé- ricorde.

» Il m'a semblé convenable et à propos que le peuple américain tout entier fît éclater, comme d'un seul cœur et d'une seule voix, sa reconnaissance avec solennité et respect.

» J'invite donc mes concitoyens dans toutes les parties des États-Unis, aussi bien que ceux qui sont

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sur les mers ou sur la terre étrangère, à mettre à part et à observer le dernier jeudi du mois de no- vembre prochain, comme un jour d'actions de grâces et de prières adressées à notre généreux Père qui est dans les cieux, et je leur recommande que, tout en rendant à Dieu ce qui lui est si justement pour d'aussi grandes bénédictions et des délivrances aussi signalées, ils s'humilient dans un sentiment de pénitence à cause de la méchanceté et de la déso- béissance nationales; qu'ils confient aux soins de la tendresse divine les veuves, les orphelins, ceux qui sont plongés dans le deuil ou la souffrance par suite de cette lamentable guerre sociale nous sommes inévitablement engagés ; qu'ils supplient Dieu avec ferveur d'interposer sa main puissante pour cicatri- ser les blessures de la nation et la rendre, aussitôt que ses desseins augustes le jugeront convenable, à une pleine jouissance de paix, d'harmonie, de tranquillité et d'union. »

Il disait vrai, le pieux magistrat, au sein de cette grande épreuve nationale, Dieu continuait ses béné- dictions à l'Amérique ;' les grâces de son amour l'emportaient sur les sévérités de sa justice. L'Union était aussi prospère que possible dans la crise redou- table qu'elle traversait. Sans doute le commerce

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était en souffrance, par suite de la surcharge des impôts, de la banqueroute du Sud, du ralentisse- ment des affaires et des pertes que lui faisaient subir les corsaires confédérés; sans doute la dette natio- nale s'élevait déjà à plus de six milliards et le pa- pier-monnaie subissait une grande dépréciation ; mais les transactions commerciales n'avaient pas été suspendues , les opérations des banques arrê- tées, l'industrie et l'agriculture ralenties. Le crédit national se maintenait , malgré un ébranlement inévitable et en dépit de la malveillance de l'Angle- terre, car il reposait sur des ressources immenses, qui n'attendaient que des jours plus prospères pour se développer rapidement. Toute la force morale était du côté du Nord qui combattait pour un prin- cipe, tandis que ses ennemis combattaient pour un intérêt. Il faisait la guerre d'une manière normale, sans décimer les populations et tout en ménageant leurs intérêts. Loin de diminuer, le chiffre de ses citoyens augmentait et, au besoin, le Nord pouvait mettre sur pied trois armées comme celle qu'il avait déjà.

Tout autre était la situation des États rebelles. Dès le début de la guerre, ils avaient eu recours à des moyens extrêmes : la banqueroute, la conscrip-

SA VIE, SON GARAGTÉUË, SON ADMINISTRATION 137

tion et de lourds impôts. Depuis lors, les banques s'étaient fermées ou ne payaient plus qu'en papier. Les cultures industrielles et le commerce étaient anéantis ; le coton qu'on avait en réserve ne se ven- dait pas; le crédit était nul, car il ne reposait sur rien; et les assignats qu'on avait émis commen- çaient à tomber dans l'avilissement. Le Sud ne vivait que pour la guerre et se mourait par la guerre. Tout ce qu'il lui restait de ressources était absorbé par l'armée, qui se recrutait par la force, se main- tenait par l'énergie de ses chefs et ne recevait le plus souvent aucune espèce de solde. C'était la rage, l'attente d'un changement prochain d'administra- tion dans le Nord et un vague espoir d'être enfin se- couru par la France et l'Angleterre, qui soutenaient maintenant cette confédération que la fortune des armes commençait à trahir ; qui devait bientôt s'é- crouler sous les coups de son adversaire et finir par un lâche assassinat, changeant ainsi la pitié et le respect qu'on eût eus pour ses malheurs en un sou- lèvement universel d'indignation et d'horreur.

Aussi le découragement et la lassitude se faisaient- ils sentir au sein des populations des provinces rebelles, où, du reste, la cause de l'Union avait toujours compté quelques partisans.

8.

138 ABRAHAM LINCOLN

M. Lincoln crut que le moment était venu de faire acte de clémence et de ramener ainsi à l'Union ceux que les malheurs de la guerre et la ferme atti- tude du gouvernement de Washington avaient con- vaincus de la folie et de l'impossibilité de la séces- sion. Le 9 décembre, il transmit au Congrès, avec le message annuel, une proclamation d'amnistie.

La première partie du message est un résumé succinct des opérations militaires et des mesures administratives depuis le commencement de la guerre :

« Quand le Congrès s'assembla, il y a un an, la guerre avait déjà duré près de vingt mois, et il y avait eu, sur terre et sur mer, plusieurs engagements, avec des résultats différents. La rébellion avait été refoulée dans de plus étroites limites ; cependant le ton du sentiment public et de l'opinion, aussi bien dans la patrie qu'à l'étranger, n'était pas satisfaisant. Les élections populaires, qui venaient d'avoir lieu, indiquaient, par d'autres signes, l'inquiétude qui régnait chez nous; tandis que, parmi tous ces symp- tômes froids et menaçants, les paroles les plus bien- veillantes qui nous venaient de l'Europe avaient un accent de pitié pour notre grand aveuglement qui refusait d'abandonner une cause sans espoir. Notre

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 139

marine marchande souffrait beaucoup des quelques vaisseaux construits, équipés et armés sur les côtes étrangères ; nous étions ainsi menacés de voir notre commerce balayé sur les mers et notre blocus vio- lemment forcé. Nous n'avions pu obtenir des gou- vernements européens rien qui nous rassurât à ce sujet.

» La proclamation préliminaire de l'acte d'éman- cipation atteignit, au commencement du nouvel an, la période qui lui était assignée. Un mois après, parut la proclamation finale, qui faisait aussi savoir qu'on admettrait au service militaire les hommes de couleur jugés convenables. La politique d'émancipa- tion et l'emploi de soldats nègres donnèrent à l'avenir un nouvel aspect, au sujet duquel l'espoir, la crainte et le doute se livrèrent un conflit incertain. Selon notre système politique, et en tant que matière d'ad- ministration civile, le gouvernement général n'avait pas le pouvoir légal d'effectuer l'émancipation dans aucun Etat, et, pendant longtemps, on espéra que la rébellion pourrait être domptée sans avoir recours à l'acte émancipateur comme à une mesure militaire. On crut toujours que le moment viendrait cette mesure serait nécessaire et qu'alors aurait lieu la crise de la lutte. La proclamation parut, et, comme

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elle en avait été précédée, elle fut suivie par des jours de ténèbres et d'inquiétude. Onze mois s'étant maintenant écoulés, nous pouvons faire une autre revue. Les frontières rebelles ont été encore plus réduites, et l'ouverture complète du Mississipi a divisé en deux parties, sans communications prati- ques entre elles, le pays dominé par la rébellion. Le Tennessee et l'Arkansas ont été soustraits au con- trôle des insurgés, et les citoyens influents de chacun de ces Etats propriétaires d'esclaves, et au commen- cement de la sécession défenseurs de l'esclavage, se déclarent maintenant ouvertement en faveur de l'émancipation dans leurs provinces respectives. Les Etats qui ne sont pas compris dans la proclamation émancipatrice, le Maryland et le Missouri, qui, il y a sept ans, n'auraient ni l'un ni l'autre souffert la moindre restriction de l'esclavage dans les nouveaux territoires, ne discutent maintenant que sur le meil- leur moyen de le bannir de leur sein.

» Il y a largement cent mille hommes, d'entre ceux qui étaient esclaves au début de la guerre, engagés à présent au service des Etats-Unis et dont la moitié environ sont dans les rangs de nos soldats. Nous réalisons ainsi le double avantage, de priver d'autant de travail la cause des insurgés, et de fournir de

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défenseurs les places qui, sans cela, devraient être occupées par tant d'hommes blancs. Autant qu'on l'a expérimenté jusqu'ici, on ne peut dire que ces nègres ne soient pas aussi bons soldats que per- sonne. L'émancipation et l'armement des noirs n'ont été signalés par aucune insurrection servile ni par aucune tendance à la cruauté et à la violence. Ces mesures ont été beucoup discutées dans les pays étrangers, et, avec la discussion elle-même, le ton du sentiment public s'est grandement amélioré. Chez nous, ces mêmes mesures ont été longuement controversées, approuvées, critiquées, et les élec- tions annuelles qui ont suivi sont très-encoura- geantes pour ceux dont le devoir officiel est de diriger le pays à travers cette grande épreuve. Ainsi le nouveau compte est fait ; la crise qui menaçait de diviser les amis de l'Union est passée. »

M. Lincoln attire ensuite l'attention du Congrès sur la proclamation d'amnistie :

« En examinant cette proclamation on reconnaî- tra, je pense, qu'elle ne renferme rien que ne justifie la Constitution. On y prescrit, il est. vrai, une for- mule de serment, mais elle n'est imposée à per- sonne. On ne fait seulement que promettre le pardon à celui qui voudra prêter ce serment. La Constitu-

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tion donne au pouvoir exécutif le droit d'accorder ou de refuser le pardon selon son bon plaisir, et ce droit entraîne celui de dicter des conditions. C'est un point parfaitement établi par les autorités judi- ciaires et autres ...»

Mais pourquoi exiger, outre le serment de fidélité à la Constitution des Etats-Unis, un acte de soumis- sion aux lois et aux proclamations relatives à l'escla- vage ?

« Ces lois ont été faites et ces proclamations lan- cées afin d'aider à supprimer la rébellion. Pour qu'elles atteignissent pleinement leur but, il restait à donner un gage de l'intention qu'on avait de les maintenir. A mon sens, elles ont servi et serviront encore la cause en vue de laquelle on les a faites. Les abandonner maintenant, ce serait non-seulement se priver d'un puissant levier, mais aussi violer la foi d'une manière aussi cruelle qu'étonnante. A ce propos, je peux ajouter : Aussi longtemps que j'occuperai la position que j'ai maintenant, je n'es* sayerai point de rétracter ou de modifier la procla- mation émancipatrice, ni je ne rendrai à l'escla- vage une seule des personnes libérées par cette proclamation ou par n'importe quel acte du Con- grès.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 143

» Pour ces motifs et d'autres encore, je crois qu'il est mieux que le serment prête un appui à ces mesures. Çu reste, le pouvoir exécutif peut l'exiger légalement en retour du pardon.... »

Le président montre ensuite le but et l'à-propos de la proclamation. Elle est un point de ralliement et un moyen certain offerts à tous ceux qui veulent rentrer dans l'Union. Elle les ramènera plus tôt qu'ils ne le feraient sans cela.

Quant à la reconstruction A des Etats jadis re- belles, on ne pourra faire grand' chose tant que les populations qui habitent le théâtre de la guerre ne se sentiront pas définitivement à l'abri de la puissance des insurgés.

« L'armée et la flotte doivent donc être encore le principal sujet de nos préoccupations, et il faut nous estimer heureux de pouvoir parler avec honneur de ces hommes vaillants, tant les chefs que les simples soldats, qui composent notre armée, et envers les- quels, plus qu'envers tous les autres, le monde doit se sentir redevable de la délivrance, de la régéné- tion et de l'agrandissement qu'ils assurent à l'édi- fice de la liberté. »

1. C'est par ce terme qu'on désigne en Amérique la réorgani- sation de* États pacifiés.

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Comme l'avait prévu M. Lincoln, la proclama- tion d'amnistie ramena au devoir des milliers de rebelles et, dans le sein de l'Union, deux États importants.

CHAPITRE VIII

Campagne de 1864. Grant, lieutenant général. L'armée du Polomac. —Marche aventureuse deSherman. Prise d'At- lanta. — Petits échecs. 'Actes émancipateurs. L'élection présidentielle de 1864. Son importance. Démocrates et républicains. Réélection de M. Lincoln.

L'année 1863, que terminèrent ces pacifiques succès, avait donc été bonne pour la double cause de la patrie et de la liberté. Cependant celle qui la suivit devait être meilleure. Des succès militaires, de nouvelles mesures libératrice?, et surtout la réé- lection de M. Lincoln, lui donnent une grande importance. Elle va hâter le dénoûment de la lutte et assurer aux Etats-Unis un triomphe prochain et définitif.

L'un des premiers actes du Congrès, au début de la nouvelle session, fut de rétablir le grade de lieu- tenant général des armées de la république. De

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tous les généraux unionistes, Grant était sans con- tredit celui qui s'était acquis le plus de droits à cette grande charge. Sa carrière militaire avait été bril- lante. C'est lui qui avait capturé le fort Henry dans leCumberland, et le fort Donaldson dans le Tennes- see. Il était le héros de Pittsburg, d'Hudson et de Wicksburg. Il s'était montré habile tacticien, ferme, calme, persévérant, et ses talents militaires étaient rehaussés par une modestie sans affectation.

M. Lincoln, qui eut toujours le bon esprit d'aban- donner à des hommes compétents les branches de l'administration qui ne lui étaient point familières, s'était pourtant réservé exclusivement le choix des personnes qu'il devait employer. 11 s'en rapportait pour cela à sa propre sagacité, qui lui fit rarement défaut. S'il se trompa quelquefois, ce ne fut toujours pas en conférant à Grant la lieutenance générale. Le sénat ayant confirmé à l'unanimité la nomination faite par le président, le général vint à Washington recevoir son nouveau titre. Aussitôt après il orga- nisa un plan général de campagne, qui semble avoir différé de celui que s'était tracé Mac-Clellan, en ce qu'il faisait de la prise de Richmond, non pas le commencement, mais l'objet final de la campagne. En conséquence, les trois grands corps de l'armée

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 147 fédérale reçurent l'ordre de marcher sur la capitale des rebelles. Sheridan devait se diriger de l'ouest à l'est et arriver par la vallée de la Shenandoah. Sherman, qui avait succédé à Grant dans le com- mandement de l'armée du sud-ouest, remonterait du sud au nord, en capturant sur son passage les villes du littoral de l'Atlantique. La flotte, avec le concours d'une armée de terre, devait réduire Mo- bile, Wilmington et Gharleston. Enfin, l'armée du Potomac, secondée par des canonnières qui remon- teraient la rivière James, devait descendre à travers la Virginie sur Petersburg et Richmond.

Grant prit le commandement de cette dernière armée, qui était la plus considérable. Le mauvais état des routes, que des pluies abondantes avaient rendues impraticables, ne lui permit pas de se mettre en marche avant le mois de mai. Enfin, dans la nuit du 3 au 4, il passa le Rapidan et s'avança contre Lee. Du 6 mai au 13 juin, il y eut entre les deux armées ennemies une série de batailles meurtrières : Wilderness, Ghancelorsville, BufTalo, Spottsylvania, Ghikahominy, etc. Lee ne reculait que lentement, et n'abandonnait ses positions que pour en prendre de meilleures. Grant ne put réussir à percer les lignes de son redoutable adversaire. En vain cher-

148 ALRAIJAM LINCOLN

cha-t-il plusieurs fois à passer tantôt à droite, tantôt à gauche, Lee déconcerta tous ses plans et se re- , trouva sans cesse devant lui pour lui barrer le che- min de Richmond. Grant changea alors la base de ses opérations, fit un circuit, effectua sa jonction avec Butler, passa la rivière James ; et, après trois attaques infructueuses, commença un siège régulier devant Petersburg, tandis que lui arrivaient de nouvelles recrues, qui venaient combler les vides que tant de combats avaient faits dans les rangs de son armée.

Pendant que Grant menaçait ainsi Richmond et forçait par sa présence obstinée le général Lee à ne pas s'éloigner de cette ville, ses lieutenants, dans l'ouest et le sud, obtenaient de beaux succès.

Sheridan, venu de l'ouest, s'avançait toujours, et remportait, dans la vallée de la Shenandoah, de brillantes victoires.

En Géorgie, Sherman pénétrait audacieusement au cœur des Etats rebelles. Il refoulait sans cesse devant lui le général confédéré Johnston, et, après avoir pris Rome, finissait par rentrer à Atlanta, réa- lisant ainsi un grand résultat, car de cette ville rayon- naient les quatre voies ferrées qui reliaient presque tous les points des Etats insurgés. Les confédérés

SA VIF, SON CARACTÈRE. SON ADMINISTRATION 149 firent tous leurs efforts pour reprendre Atlanta. Hood, qui était venu remplacer Johnston, ne fut pas plus heureux. Sherman repoussa toutes les attaques et se maintint dans la position qu'il avait acquise.

A côté de ces succès, il faut signaler quelques échecs. En avril, le fort Pillow, sur le Mississipi, et Plymoutb, dans la Caroline du Nord, retombèrent au pouvoir des insurgés ; mais ils ternirent leur victoire par d'horribles massacres qui soulevèrent l'indignation du monde civilisé. Dans la Virginie, vers le milieu du mois de juillet, Lee, se sentant en sûreté entre Petersburg et Richmond, son armée s'était fortement retranchée, envahit encore leMaryland. L'un de ses lieutenants, Ewell, traverse le Potomac, défait le général Wallace à Monocacy, le poursuit quelque temps; puis, se détournant tout à coup, marche sur Washington. Il s'approche jusqu'à six milles de la capitale de l'Union, et des collines qui avoisinent la ville, on put voir son ar- mée ravager les environs, brûler, piller et détruire, et se retirer enfin, chargée d'un riche butin. Mais qu'était-ce que cela en comparaison des pertes immenses que faisait la confédération?

Tandis que la marche progressive des armées du

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Nord lui enlevait chaque jour une portion de son territoire, la nouvelle chambre des représentants sapait, comme nulle autre ne l'avait fait jusqu'ici, l'institution servile que les rebelles avaient voulu sauvegarder, fortifier et assurer à jamais en se sé- parant de l'Union. Voici rapidement énumérées les nouvelles mesures émancipatrices. C'est une no- menclature qui peut se passer de tout commen- taire :

Suppression de la traite intérieure et des lois relatives aux esclaves fugitifs ; décret qui déclare les nègres admissibles aux emplois publics et leur témoignage valable devant les cours de justice; affranchissement des femmes et des enfants des noirs enrôlés sous le drapeau fédéral; décision en vertu de laquelle le gouvernement national ne devra jamais employer des hommes de couleur non émancipés ; abolition de l'esclavage dans la Vir- ginie occidentale: loi qui impose à tout Etat rebelle, comme condition indispensable de sa réha- bilitation, le sacrifice de l'esclavage.

A ces actes du Congrès correspondent des actes de même nature émanés des Etats eux- mêmes. Le Missouri et le Maryland libérèrent leurs esclaves; l'Arkansas, le Tennessee, la Louisiane et

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION loi

la Floride rentrèrent dans le sein de l'Union en ac- ceptant, comme faisant autorité, toutes les nou- velles lois relatives au régime servile. On pourvoyait en même temps aux premiers besoins de cette multitude de nègres rendus à la liberté. Les généraux du Nord organisaient le tra- vail libre sur un grand nombre de plantations; tandis que des sociétés créées dans le but de secourir les affranchis fondaient pour eux des colonies avec des hôpitaux et des salles d'école.

Dans la Virginie et la Caroline du Sud, où, avant la guerre, il était défendu, sous peine d'amende et d'emprisonnement, de donner quelque instruc- tion aux esclaves, des milliers de ces malheureux faisaient maintenant l'apprentissage de la liberté, et acquéraient, sous des maîtres volontaires, l'instruc- tion intellectuelle et morale qui devait les rendre dignes de l'indépendance.

Est-il besoin de dire que M. Lincoln ne fut pas étranger à toutes ces mesures libératrices ? Gomme il les avait désirées et inspirées, il les encouragea et les sanctionna de grand cœur. Il était enfin venu le moment qu'il appelait de tous ses vœux ! Le prési- dent, le Congrès et la nation étaient d'accord pour extirper l'esclavage du solde la patrie. Cette heureuse

152 ABRAHAM LINCOLN

et sainte harmonie, l'élection présidentielle allait la faire éclater mieux encore que les dernières élec- tions du Congrès.

Jamais élection présidentielle ne s'était présentée dans des circonstances plus critiques et plus solen- nelles ; jamais aussi elle n'avait eu plus d'impor- tance. Considéré au point de vue des principes, ce fait prenait des proportions colossales. Ce n'était pas seulement un événement particulier, américain, mais général, universel, auquel l'humanité tout entière était directement intéressée. Les amis de l'Amérique, les chrétiens fidèles à l'esprit de leur Maître, et les philanthropes n'attendaient pas sans inquiétude le résultat de cette crise, que la guerre civile, avec les troubles et les passions qu'elle sou- lève, rendait si redoutable. Qu'allait-il advenir de la grande république des États-Unis ? Se diviserait- elle en deux nations forcément à jamais ennemies ?. . . Et la noble cause de l'humanité? Était-ce une magnifique victoire ou une effroyable défaite qui lui était réservée? Tant d'argent dépensé, de souf- frances endurées, de larmes répandues, de sang versé, tous ces sacrifices considérables devaient-ils être misérablement perdus pour la justice et la liberté? Sur ce grand drame, aux actes si sanglants

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 153 et si longs, le triomphe des principes les plus élevés va-t-il jeter comme un céleste reflet qui le transfor- mera en le sanctifiant ; ou ne sera-t-il, en définitive, qu'une lugubre série d'immenses hécatombes de vies humaines, qui se terminera par un monstrueux sacrifice' dont la liberté, le droit et la dignité de l'homme seront les tristes victimes? Sera-ce un blasphème ou une bénédiction, un hommage rendu à la fatalité, ou, quoique mêlée de sanglots, une hymne à la divine Providence?...

La nation était profondément émue. Ne s'agis- sait-il pas de ses destinées elles-mêmes ? Les partis s'agitaient bruyamment. N'allaient-ils pas voir se trancher une question de vie ou de mort pour leurs principes? Les démocrates sentaient bien que si leurs adversaires triomphaient, c'en était fini de l'escla- vage, c'est-à-dire de la seule raison d'être de leur parti. De leur côté, les républicains se disaient : Si les démocrates l'emportent, c'en est fait, sinon de l'Union, du moins de la cause de l'émancipation dont nous sommes les apôtres et les champions. Le Sud, enfin, avec l'impatience fiévreuse d'un cri- minel devant ses juges, attendait le verdict popu- laire. Son espoir suprême s'évanouirait-il comme les autres? Sa seule chance de salut se briserait-elle?

9.

io4 ABRAHAM LINCOLN

C'est au milieu de cette inquiétude générale que commença, dès le début de l'année, la lutte élec- torale. Et certes, elle était loin de se présenter sous de beaux auspices pour le parti républicain. La division éclatait dans ses rangs et brisait en deux fractions l'admirable unanimité qui avait fait et qui pouvait seule encore faire leur triomphe. Les ultra-républicains retiraient ouvertement leur appui à M. Lincoln. Réunis à Claveland,ils avaient choisi pour leur candidat le général Frémont, que le parti républicain avait jadis opposé M.Buchanam, et dont M. Lincoln, au début de la guerre, avait annulé la proclamation émancipatrice.

Il faut lire les divers manifestes que lancèrent alors les abolitionistes ardents, pour avoir une idée de leur injustice et de leur ingratitude. Quel réqui- sitoire ne dressaient-ils pas contre le président I A les entendre, l'administration de M. Lincoln avait été funeste à la patrie. Au fond, et sans en avoir conscience, il était démocrate et avait, par son manque d'énergie, donné naissance au copperhéa- disnie l. Il trahissait la cause républicaine qui

1. Les républicains flétrissaient du nom de copperhead terme populaire qui sert à désigner une espèce de serpent venimeux les plus avancés d'entre les démocrates qui se nommaient eux.-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 15o

l'avait élevé au fauteuil. Bref, ce n'étaitpas l'homme qu'il fallait; ce pouvait être un honnête citoyen, mais non un président capable, car, à une timidité ridicule, il ajoutait une ignorance complète de la vraie situation, et manquait totalement d'aptitudes gouvernementales. Wendell Phillips, l'un des prin- cipaux chefs de la fraction ultra-républicaine, assu- rait qu'on disait dans le parti : « La réélection de M. Lincoln serait un désastre, une ruine nationale. Il serait préférable d'avoir Mac-Glellan pour prési- dent, et de lui faire opposition, que de sacrifier la force du parti républicain, en appuyant la réélection de M. Lincoln. »

Toutes ces déclamations passionnées ne prouvent qu'une chose, la funeste influence des passions extrêmes sur la raison, qu'elles troublent, et sur le jugement, qu'elles faussent. Ces hommes, aux inten- tions généreuses mais trop impatientes, auraient voulu faire du président de la république le chef des enfants perdus d'un parti et précipiter son admi- . nistration dans des voies révolutionnaires, que ne

mêmes peace-democrats, ou démocrates de la paix, par opposition aux war-democrats, ou démocrates de la guerre. Les copperheads étaient dévoués de cœur à la cause du Sud, et travaillaient à ame- ner le triomphe définitif de la confédération.

156 ABRAHAM LINCOLN

légitimaient ni la Constitution, ni la volonté natio- nale. Ils méconnaissaient entièrement la sage poli- tique de M. Lincoln, qui avait résisté à l'astuce et à la violence des partis, pour n'obéir qu'à la Cons- titution, et s'avancer, d'après les indications que lui fournissaient les événements et l'état de l'opinion publique, à la poursuite de ce double but, qu'il ne perdit jamais de vue, l'union et l'émancipation. Il n'est pas nécessaire de disserter et d'argumenter longuement pour légitimer la politique présiden- tielle. 11 suffit de relire, sans idée préconçue, tout ce qu'a dit ou écrit M. Lincoln, et notamment la lettre suivante, qui est une réponse victorieuse, aussi bien aux accusations des ultra-républicains qu'à celles des démocrates.

« Executive Mansion, Washington, 4 avril i8o4.

é

» A. G. HODGES, ESQ. FRANKFORT, KY.

» Mon cher Monsieur,

» Vous me demandez de reproduire par écrit la substance de ce que j'ai dit l'autre jour, en votre présence, au gouverneur Bramlette et au sénateur Dixon. C'était à peu près ce qui suit :

SA VIE, SON CARACTERE, SON ADMINISTRATION 157

» Je suis naturellement anti-esclavagiste. Si l'esclavage n'est pas un mal, rien n'est mal. Je n'ai jamais, que je sache, différé de sentiment ou d'opi- nion à cet égard, et cependant je n'ai jamais pensé que le titre de président me conférât le droit illi- mité d'agir officiellement d'après ces idées et ces sentiments. Il y avait dans le serment que j'ai prêté que « de tout mon pouvoir je conserverais, protége- » rais et défendrais la Constitution des Etats-Unis. » Je ne pouvais prendre l'office sans le serment, et je n'avais pas l'intention de faire du serment un moyen d'acquérir le pouvoir, pour violer ensuite ce serment dans l'exercice du pouvoir. Je comprenais aussi que, dans l'administration civile ordinaire, ce serment m'empêchait de mettre en pratique mes idées personnelles sur la question morale de l'es- clavage. C'est ce que j'ai déclaré plusieurs fois et de diverses manières, et j'affirme que, jusqu'à ce jour, je n'ai rien fait officiellement par pure déférence pour mon jugement et mes sentiments privés touchant l'esclavage.

» Je n'ai pas compris cependant que mon serment de conserver de tout mon pouvoir la Constitution m'imposât le devoir de préserver, par tous les moyens indispensables, ce gouvernement, cette

158 ABRAHAM LINCOLN

nation, dont cette Constitution était la loi organique. Etait-il possible de perdre la nation et cependant de préserver la Constitution ? En loi générale, la vie et le membre doivent être conservés ; mais souvent un membre doit être amputé pour sauver la vie ; toutefois, ce n'est jamais avec sagesse qu'on sacrifie la vie pour sauver le membre. J'ai senti que des mesures, d'ailleurs inconstitutionnelles, pouvaient devenir légales, en devenant indispensables pour préserver la Constitution en préservant la nation. A tort ou à raison j'ai pris ce parti, et maintenant je l'avoue. Je ne pouvais penser que j'aurais même essayé de préserver la Constitution autant qu'il m'était possible, si, pour sauver l'esclavage ou tout autre objet secondaire, j'eusse permis tout ensemble le naufrage du gouvernement, du pays et de la Constitution. Lorsque, au début de la guerre, le général Frémont tenta d'émanciper les esclaves, je l'en empêchai, car je ne pensais pas alors que cette mesure fût absolument nécessaire. Quand, un peu plus tard, le général Cameron, alors secrétaire de la guerre, proposa d'armer les hommes de cou- leur, je m'y opposai, parce que je ne pensais pas alors que ce fût une nécessité indispensable. Lors- que, encore plus tard, le général Hunter essaya un

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 159

acte d'émancipation, je m'y opposai de nouveau, car je ne pensais pas que le moment fût venu de recourir à cette mesure comme indispensable. Quand, en mars, en mai et en juillet 1862, je pressais à plusieurs reprises les États frontières de se décider en faveur d'une émancipation dont ils seraient indemnisés, je croyais que, sans cela, le moment viendrait il serait indispensable d'émanciper et d'armer les nègres. Us rejetèrent ma proposition, et je me trouvai placé dans l'alternative, ou de sacrifier l'Union et avec elle la Constitution, ou de mettre puissamment la main sur l'élément de couleur. J'ai choisi ce dernier parti. En le choisissant, j'espérais plus de gain que de perte, mais toutefois sans en être entièrement sûr. Une expériencede plus d'un an nous montre qu'il n'en est résulté aucune perte, ni dans nos relations extérieures, ni dans les sentiments populaires au sein de notre patrie, ni dans nos forces militaires ; aucune perte nulle part et en aucun sens. Nous avons, au contraire, un gain de cent trente mille hommes, soldats, marins ou agriculteurs. Ce sont des faits palpables sur les^ quels, en tant que faits, on ne peut chicaner. Nous avons les hommes et nous ne les aurions pas sans cette mesure...

160 ABRAHAM LINCOLN

» J'ajoute un mot que je n'ai pas prononcé dans cette conversation. En parlant ainsi, je n'entends pas faire l'éloge de ma sagacité; je ne prétends pas avoir contrôlé les événements , mais je confesse plei- nement que les événements m'ont contrôlé. Mainte- nant, à la fin de trois années de lutte, l'état de la nation n'est ni ce qu'aucun parti ni ce qu'aucun homme imaginait ou attendait. Dieu seul peut pré- tendre avoir tout prévu. Il semble qu'on voit avec évidence tendent tous ces événements. Si Dieu veut maintenant la suppression d'un grand mal, et nous punir justement, nous, gens du Nord, aussi bien que vous, gens du Sud, de notre complicité dans oe mal, l'histoire impartiale trouvera en cela de nou- veaux motifs d'affirmer et d'adorer la justice et la bonté de Dieu.

» Votre bien dévoué,

» A. Lincoln. »

Le gros du parti républicain restait fidèle à M. Lincoln.

Ce n'est pas qu'on y fût unanime à louer son administration. Les mécontents .et les critiques ne manquaient pas. Quelques-uns d'entre eux allèrent

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION W jusqu'à proposer la candidature de M. Chase. Mais comme décidément ce nom rencontrait peu de sym- pathie, et que le peuple se montrait plus que jamais attaché à M. Lincoln, ils se rallièrent d'assez bonne grâce au candidat-président.

La convention républicaine se réunit à Balti- more. On y résolut, d'une voix unanime, d'appuyer la réélection de M. Lincoln et l'élection de M John- son à la vice-présidence. La plate-forme rédigea et adopta, avec la même unanimité, le programme politique dont voici les trois points : Rétablisse- ment de l'Union, et pour cela continuation de la guerre jusqu'à la soumission complète des rebelles ; abolition de l'esclavage par un amendement à la Constitution nationale; maintien de la doc- trine de Monroë.

Les événements militaires qui inauguraient la nouvelle campagne n'étaient pas de nature à assu- rer le triomphe de la cause républicaine, que com- promettait la division survenue au sein du parti. Sans doute les armées fédérales n'avaient pas subi de nouveaux revers ; mais Grant n'avançait que lentement à travers une série de batailles meur- trières qui décimaient son armée; tandis que Sher- man, qui s'était engagé au cœur même des Etats

162 ABRAHAM LINCOLN

rebelles, pouvait voir d'un instant à l'autre toutes ses communications coupées. On craignait qu'il n'eût commis une imprudence qui coûterait à la république toute l'armée qu'il commandait. C'était du moins ce que prédisaient avec assurance les gens du Sud et les démocrates du Nord. Ceux-ci, profitant habilement des circonstances, choisirent ce moment de l'année pour se réunir en convention nationale. Leur programme pacifique allait, pen- saient-ils, être adopté par un bon nombre de ré- publicains lassés des longueurs et des sacrifices de cette guerre dont rien n'annonçait la fin prochaine.

War-démocrates et peace-démocrates vinrent en foule à Chicago, et, malgré les divergences d'opinion qui les séparaient, finirent par voter, à une forte majorité, le programme suivant : Suspension immé- diate des hostilités et convention générale de tous les États, fidèles ou rebelles, pour régler à l'amiable les conditions de la paix.

Le général Mac Clellan fut le candidat de la pla- te-forme de Chicago. Son opposition décidée à la politique émancipatrice le recommandait aux démo- crates, comme le prestige militaire que lui avait laissé la victoire d'Antietam, à tous ceux qui flottaient indécis entre les deux partis rivaux. Un moment

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 163 les démocrates faillirent se diviser, comme les répu- blicains l'avaient fait au printemps. Ce fut lorsque le général Mac Clellan, sous la triple pression du res- pect national, de l'honneur militaire et de l'intérêt bien entendu, renia le programme delà plate-forme, dont il acceptait néanmoins l'appui. Il se sépara ' des peace -démocrates, qui ne visaient à rien moins qu'à démembrer l'Union, pour se rallier aux war- démocrates, qui étaient les plus nombreux et qui voulaient le rétablissement intégral de l'Union par la guerre, si les négociations diplomatiques n'abou- tissaient pas à ce résultat.

La lettre Mac Glellan fit connaître sa résolu- tion mécontenta profondément les copperheads. Ils annoncèrent qu'ils allaient réunir aussitôt une nou- velle convention pour procéder à un autre choix. Mais, après cette explosion de dépit, ils se ravisèrent sagement et étouffèrent dans leurs cœurs la sourde colère qui les avait soulevés. C'est que tout leur faisait alors un devoir de demeurer unis : le désir de la victoire aux prochaines élections, si impor- tantes, si solennelles ; l'espérance d'entraîner plus tard après eux l'administration de Mac Clellan ; surtout l'attitude que prenait le parti républicain et l'aspect nouveau que des succès inattendus venaient

J6i ABRAHAM LINCOLN

de donner tout à coup aux opérations militaires. En effet, les abolitionistes, impuissants à ébranler la confiance de la nation en M. Lincoln, avaient fini par revenir de leur égarement. Frémont, se sentant sans autre appui que celui de quelques chefs ultra-républicains, retira sa candidature, et le peu de partisans qu'il avait groupés autour de lui se rallièrent au choix de la convention de Baltimore. D'un autre côté, la nouvelle de la prise d'Atlanta avait dissipé toutes les inquiétudes, rendu la con- fiance et la joie à la nation, en couronnant d'un si grand succès la marche téméraire de Sherman.

Ces événements, survenus à la veille de l'ouver- ture du scrutin, allaient assurer à la candidature de M. Lincoln un véritable triomphe. Lui, il avait ac- cepté sans arrière-pensée le programme de la plate- forme de Baltimore, car c'était l'expression fidèle de ses sentiments politiques. Il voulait aussi être réélu. Son patriotisme lui en faisait un devoir de conscience. Il désirait éviter à son pays la crise d'un changement de pouvoir pendant une guerre civile. « Ce n'est pas, disait-il, au milieu d'un gué qu'on change de chevaux. » Surtout il avait à cœur de terminer l'œuvre de pacification et d'affranchis- sement qu'il avait si bien commencée et menée si

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 165 loin. Mais s'il eût consulté ses goûts personnels, certainement il eût décliné l'honneur d'une réélec- tion. « Ah ! monsieur, » disait-il à Wendell Phillips, qui lui promettait un jour l'appui des abolitio- nistes, s'il agissait vigoureusement contre l'escla- vage, « si jamais j'ai désiré d'être élu président, il y a longtemps que mes idées et mes goûts sont changés à cet égard, tant j'ai été déçu en ce que j'avais espéré de cette haute position. » M. Lincoln fut cependant réélu, le 8 novembre, à une très- forte majorité. Il avait reçu deux cent treize votes, et son concurrent , le général Mac Clellan , vingt* et-un î

CHAPITRE IX

La conférence du Niagara. Dernier message de M. Lincoln.— Amendement constitutionnel abolissant l'esclavage. L'œuvre de reconstruction. Discours de M. Lincoln sur ce sujet. Lettre au gouverneur du Missouri.

En présence du résultat de l'élection, les démo- crates qui, à New-York, avaient voulu empêcher qu'on votât pour M. Lincoln et qu'il fallut contenir dans le devoir par la présence du général Butler, gardaient maintenant un sombre silence. Ils se sen- taient écrasés sous le poids de la volonté nationale, sous le verdict du peuple américain, qui venait de voter solennellement la mort de leur parti.

La consternation fut plus profonde encore dans le Sud. C'est qu'ayant perdu sa dernière espérance, il ne lui restait d'autre alternative que la soumis- sion ou le suicide. Dès lors les déclamations furi- bondes des journaux de Richmond et les grandes

168 ABRAHAM LINCOLN

phrases de Jefferson Davis ne réussirent plus à cou- vrir de leur bruit menteur les plaintes que la lassi- tude et l'épuisement arrachaient aux populations. Déjà, entre autres indices, un* événement très-signi- ficatif était venu prouver l'état critique de la confé- dération. Vers le milieu de juillet, des commissaires du Sud demandèrent à conférer au sujet de la paix. Des pourparlers semi-officiels eurent lieu, près de la chute du Niagara, entre eux et quelques personnages du Nord envoyés parM. Lincoln. On n'aboutit à rien, car le président, comme c'était son devoir, se mon- tra inflexible sur le rétablissement intégral de l'Union et l'abandon complet de l'esclavage, que sa proclamation avait aboli dans tous les États rebelles. Voici le fameux billet qu'il envoya à Horace Greeley, l'un des représentants du Nord à cette conférence, et que celui-ci devait remettre à qui de droit.

« Maison du pouvoir exécutif, 18 juillet.

» A ceux que cela peut concerner. »

» Toute proposition qui embrassera le rétablisse- ment de la paix, la pleine intégrité de l'Union et l'abandon de l'esclavage, et qui émanera d'une au-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 169

torité qui puisse contrôler les armées maintenant en guerre contre les États-Unis, sera reçue et prise en considération par le gouvernement exécutif des Etats-Unis; et l'on y répondra par des termes libé- raux, au sujet des points substantiels et collatéraux; et le porteur ou les porteurs de la proposition rece- vront un sauf-conduit pour l'aller et le retour.

» À. Lincoln. »

Si le gouvernement du Sud commençait à ne pou- voir plus cacher sa faiblesse, celui du Nord se sen- tait plus fort que jamais depuis qu'il s'était retrempé dans la dernière élection. Tandis qu'au sein des Etats confédérés, un violent désaccord éclatait entre les populations qui demandaient la paix et le pouvoir qui voulait la continuation de la guerre, il y avait dans le Nord accord parfait entre le pou- voir exécutif et la nation. Ici d'ailleurs les ressources étaient encore abondantes. Durant les quatre an- nées de guerre qui avaient épuisé le Sud, le chiffre de la population du Nord était allé croissant. C'est ce que constate, entre autres résultats, le dernier message présidentiel dont nous devons citer quelque chose.

Nous passons tout ce qui est relatif à la politique

extérieure, aux finances et à l'administration des

10

170 ABRAHAM LINCOLN

territoires, pour ne nous occuper que de ce qui est en rapport direct avec la crise américaine.

» La guerre continue. Depuis notre dernier mes- sage annuel, nos forces se sont maintenues sur toutes les lignes et dans toutes les positions importantes qu'elles occupaient. Nos armées se sont en même temps avancées d'une manière progressive et du- rable, délivrant ainsi les régions qu'elles laissaient derrière elles; de sorte que le Missouri, le Ken- tucky, le Tennessee et des parties d'autres États ont de nouveau rapporté de belles moissons.

» La marche que poursuit le général Sherman, sur une étendue de trois cents milles et à travers le pays rebelle, est le fait le plus remarquable des opérations militaires de cette année. C'est une preuve du grand accroissement de nos forces, puisque notre général en chef se sent capable de tenir en échec les forces actives de l'ennemi, tout en détachant, pour opérer une telle expédition, un corps d'armée si con- sidérable et si bien équipé. Le résultat de cette marche du général Sherman n'est pas encore connu, et nous n'avons pas à conjecturer à ce sujet.

» Des mouvements importants ont eu lieu cette année dans le but de façonner la société de manière à rendre l'Union durable. Bien que nous n'ayons

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 171 pas obtenu un succès complet, c'est déjà beaucoup que douze mille citoyens aient, dans chacun des deux États de l'Àrkansas et de la Louisiane, organisé des gouvernements fidèles, avec une constitution libre, et qu'ils luttent courageusement pour les maintenir et les administrer. Il ne faut pas omettre le mouvement dans le même sens, plus important quoique moins défini, qui s'accomplit dans le Mis- souri, le Kentucky et le Tennessee. Mais le Mary- land nous offre l'exemple d'un succès complet. Il est maintenant acquis pour toujours à la liberté et à l'Union. Le génie de la rébellion n'a plus de droits sur lui. Gomme tout autre mauvais esprit, après avoir été chassé, il pourra chercher à le déchirer, mais désormais il ne lui fera plus sa cour.

» Dans la dernière session du Congrès, la propo- sition d'un amendement constitutionnel, abolissant l'esclavage sur toute l'étendue du territoire des États-Unis, fut adoptée par le sénat, mais échoua devant la chambre des représentants, faute d'avoir réuni les deux tiers de voix exigés.

» Bien que ce Congrès soit le même que celui de l'année passée, et sans mettre en question la sagesse ou le patriotisme des membres qui s'opposent à l'amendement, j'ose recommander, dans cette nou-

172 ABRAHAM LINCOLN

velle session, à votre considération et à vos suffrages cette importante mesure émancipatrice. Naturelle- ment 1 1 question abstraite n'est pas changée; mais l'élection survenue depuis montre que certainement le prochain Congrès votera cette proposition. L'en- voi de cet amendement aux divers États de l'Union, pour qu'ils aient à leur tour à statuer à son sujet, n'est donc qu'une affaire de temps. En tout cas, puisque cet amendement doit leur être envoyé, ne serons-nous pas d'avis que le plus tôt sera le meil- leur ? On ne prétend pas que l'élection ait fait aux membres de la chambre un devoir de changer leurs vues et leurs votes, plus que ne l'exige un nouvel élément additionnel dont on doit tenir compte. Leur jugement peut en être modifié. C'est la voix du peuple entendue pour la première fois à ce sujet. Dans une aussi grande crise nationale, l'unanimité d'action* parmi ceux qui poursuivent un même but est fort désirable, et on ne saurait la réaliser si l'on n'accorde quelque déférence à la volonté de la ma- jorité, par cela seul qu'elle est la volonté de la ma- jorité. Dans notre cas actuel, la fin que tous se pro- posent c'est le maintien de l'Union, et, parmi les moyens d'atteindre ce but, la volonté de la majorité s'est clairement prononcée , par l'élec-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 173

tion, en faveur de l'amendement constitutionnel

» L'élection, qui a été d'une grande valeur pour la cause nationale, a mis en saillie un autre fait non moins digne de remarque. Elle a montré que nous n'approchons pas de l'épuisement quant à la branche la plus importante de nos ressources natio- nales, celle des hommes vivants. Tandis qu'il est triste de penser combien la guerre a comblé de fosses et combien de cœurs elle a rempli de deuil , il y a un certain soulagement à voir que les hommes tombés ont été si peu nombreux, comparativement à ceux qui survivent. Si les corps d'armée, les divi- sions, les brigades et les régiments qui furent for- més ont été décimés et détruits dans les combats, une grande majorité des hommes qui les compo- saient sont encore en vie. Ceci est également vrai du service naval. Le résultat des élections le prouve. Autrement se serait-il trouvé un aussi grand nom- bre d'électeurs ? Les États qui ont voté cette fois aussi bien qu'il y a quatre ans... viennent de réunir 3,982,011 suffrages, contre 3,070,222 voix qu'ils donnèrent alors. A ces 3,982,011 votes il en faut ajouter 33,762 des nouveaux États de Kansas et de Neveda, qui ne participèrent pas à l'élection de

1800. Nous obtenons ainsi un chiffre total de

JO.

174 ABRAHAM LINCOLN

4,015,773 et une augmentation pendant les trois années et demie de guerre qui viennent de s'écouler de 145,751 électeurs. A ce nombre il faudrait encore ajouter celui de. tous les soldats en campagne qui appartiennent à des Etats dont les lois ne leur ont pas permis de voter loin de leur province ; or, le chiffre n'en saurait être inférieur à 100,000.

» Ce n'est pas tout : le nombre des territoires orga- nisés est triple de ce qu'il était avant la guerre, et des milliers de blancs et de noirs se joignent à notre nation pour refouler les lignes ennemies... Ce fait important demeure donc démontré : que nous avons plus d'hommes maintenant qu'avant le com- mencement de la guerre ; que nous ne sommes pas s épuisés ni en voie de le devenir ; que nous gagnons en force et qu'au besoin nous pourrions soutenir la lutte indéfiniment. Ayant donc plus de ressources que jamais^et le même but inébranlable, savoir, le rétablissement de l'Union, il ne nous reste qu'à choisir les moyens les plus propres à l'atteindre. . Après mûre considération, il me semble qu'aucune négociation avec le chef des rebelles n'aboutira quelque chose de bon. Il n'accepterait rien qui n( fût un démembrement de l'Union, et c'est précisé- ment ce que nous ne pouvons ni ne voulons accor-

SA VII% SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 17o

der. Ses déclarations à ce sujet sont claires et ont été souvent réitérées. Il n'essaie pas de nous tromper, et ne nous fournit aucune cause de nous tromper nous-mêmes. Tl ne peut volontairement réaccep- ter l'Union, et nous ne pouvons volontairement abandonner cette Union. Le dénoûment est donc simple, clair, inflexible; la guerre peut seule le hâter et la victoire le réaliser. Cependant si le chef des insurgés ne peut réaccepter l'Union, ceux qui le suivent le peuvent certainement. Quelques-uns d'en- tre eux, nous le savons, désirent déjà le rétablisse- ment de la paix et de l'Union. Leur nombre peut s'accroître, et ils peuvent à toute heure avoir la paix, en déposant les armes et en se soumettant à l'auto- rité nationale, conformément à la Constitution. Du reste, il y a eu à cet effet une proclamation d'am- nistie, la porte leur a été ouverte, elle l'est encore ; mais le moment peut venir, et il viendra probable- ment, où le devoir public exigera qu'on la ferme.

» En prévision de la soumission des rebelles à l'autorité nationale, comme seule condition indis- pensable pour terminer cette guerre, je ne rétracte rien de ce que j'ai dit auparavant. Quant à l'escla- vage, je répète la déclaration que je fis il y a un an, savoir, qu'aussi longtemps que j'occuperai la position

17tf ABRAHAM LINCOLN

que j'ai maintenant, je n'essaierai pas de rétracter ou de modifier ma proclamation émancipatricc, et je ne rendrai point à l'esclavage une seule des per- sonnes qui ont été émancipées par cette proclama- tion ou par n'importe quel acte du Congrès. Si le peuple, par quelque moyen ou procédé, voulait im- poser au pouvoir exécutif l'obligation de rendre à l'esclavage ces personnes, c'est un autre, non moi, qui devra être l'instrument de sa volonté. »

Bien qu'il ne crût pas à l'efficacité des négocia- tions pour amener le rétablissement de l'Union sur la nouvelle base de l'affranchissement des nègres, M. Lincoln était trop scrupuleux, trop sensible à la responsabilité qui pesait sur lui pour rejeter à priori toute tentative de conciliation. Sans doute, comme il le disait lui-même, il n'y avait plus l'ombre d'équivoque dans les intentions, les pa- roles et les actes des deux partis adverses; leurs prétentions étaient aussi absolues qu'incompati- bles : d'un côté, le démembrement de l'Union avec l'esclavage; de l'autre, le rétablissement de l'Union sans l'esclavage ; toutefois le chef de la nation devait-il envenimer le débat et prêter prise à la calomnie, en se refusant à recevoir» des ouvertures dont il était censé ignorer le but, et qui, après

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 177

tout, en cas d'insuccès, n'engageaient en rien le gouvernement?

Il consentit donc à une nouvelle conférence semi-officielle que lui fit demander le Sud. Dans l'après-midi du 2 février 1865, le bateau à vapeur qui servait à porter les dépêches du général Grant déposait à la forteresse Monroë trois commissaires confédérés : le vice-président Stephens , le juge Campbell et M. Hunter, de la Virginie. Quelques * heures après, arrivait sur un steamer d'Anapolis le secrétaire d'Etat, M. Seward, envoyé par le prési- dent. Mais les délégués du Sud voulaient conférer avec M. Lincoln lui-même et demandaient avec instance à aller à Washington. M. Seward s'y op- posa et ne consentit qu'à transmettre leur désir à M. Lincoln par une dépêche télégraphique. Le len- demain de bonne heure le président était arrivé. Les deux bateaux à vapeur se rendirent en rade, jetèrent l'ancre sous les canons du fort Monroë et de manière à se trouver côte à côte. Les confédérés passèrent à bord du steamer étaient le président et son secrétaire, et la conférence commença aussitôt. Elle ne dura pas moins de quatre heures. Les com- missaires du Sud auraient bien consenti au rétablis- sement de l'Union, mais à la double condition que

178 ABRAHAM LINCOLN

l'esclavage serait maintenu dans les Etats rebelles et qu'on entreprendrait, comme préliminaire de la réconciliation, une guerre en commun contre le Canada ou le Mexique. A cette singulière proposi- tion M. Lincoln répondit avec calme et politesse, mais avec fermeté : « Rentrez immédiatement dans l'Union et renoncez à l'esclavage. »

On se sépara donc comme on était venu, ou plu- tôt avec la conviction encore plus profonde que la guerre pouvait seule résoudre les difficultés pendante^. Ce même mois de janvier, l'amendement consti- tutionnel que M. Lincoln avait recommandé tout particulièrement aux membres du Congrès fut dé- finitivement adopté parles deux chambres. Le voici : « Article xni, section première. Ni l'esclavage, ni la servitude involontaire, hormis en punition d'un crime qui aura été dûment prouvé, n'existera aux États-Unis ou dans aucun lieu soumis à leur juridiction.

» Section deuxième. Le Congrès aura le pou- voir de faire exécuter cet article au moyen de la lé- gislation requise. »

Désormais on pouvait considérer la grande œu- vre de l'émancipation de quatre millions d'hommes comme entièrement achevée.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 179 Les républicains célébrèrent par des réjouissances cette importante modification de la charte natio- nale, qui inaugurait une ère nouvelle en faisant des Etats-Unis un pays vraiment libre. A Washing* ton, ils vinrent le soir, sous les balcons de la Maison- Blanche, féliciter le président, qui leur lit un dis- cours pour les remercier. « C'est ici, leur dit-il, un sujet de félicitations pour le monde entier. Quant à notre patrie, cette mesure était indispensable à sa prospérité. Elle tarit une grande source de dis- cordes, elle est un gage de paix. Si, comme je l'espère, l'Union se rétablit, il n'y aura plus rien désormais qui puisse la rompre. La proclamation émancipatrice est au-dessous de ce que l'amende- ment effectuera lorsqu'il sera consommé. »

Gomme on l'a vu dans le message précédent, M. Lincoln avait déjà fait quelque chose pour la reconstruction des Etats soumis par le succès des armes fédérales. Cette partie de son œuvre le pré- occupait depuis longtemps. Dans son grand respect pour la liberté des populations, il lui répugnait de traiter en pays conquis les provinces pacifiées. Il oubliait qu'elles avaient forfait à l'honneur natio- nal, s'empressait de les soustraire à l'autorité mili- taire toujours odieuse aux populations, et de les

180 ABRAHAM LINCOLN

placer dans une situation normale, sous la direc- tion d'un pouvoir civil. A cet effet, il accorda peut- être une trop grande prérogative à de faibles mino- rités qui avaient prêté le serment d'allégeance prescrit par la proclamation de 1863. Il permit à douze mille électeurs de réorganiser les assemblées politiques de leur État et d'adopter une constitu- tion libre, c'est-à-dire abolissant l'esclavage.

« C'est illégal ! c'est arbitraire! » disaient les dé- mocrates.

Mais quel esprit impartial ne verra dans ces pro- cédés une preuve du libéralisme de M. Lincoln ? D'ailleurs le président l'avait dit lui-même, son plan de réorganisation n'était pas irrévocablement fixé. Il le répétait encore le 11 avril, trois jours avant d'être assassiné, dans un discours dont nous allons citer quelque cbose, car c'est un résumé fidèle des actes et des vues de M. Lincoln au sujet de la re- construction .

« Les succès militaires obtenus récemment im- posent plus directement à notre attention l'œuvre de reconstruction, qui, du reste, a occupé dès le commencement de la guerre une grande pïace dans nos pensées. C'est une tâche pleine de difficultés. Contrairement à ce qui arrive entre, deux nations

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 181

belligérantes, nous ne reconnaissons pas à nos ad- versaires de représentant autorisé avec lequel nous puissions traiter. Aucun homme n'a l'autorité de faire cesser la rébellion au nom d'un autre homme. Nous avons tout simplement à façonner des élé- ments discordants et désorganisés. Ce n'est pas un petit surcroît d'embarras que les divergences qui régnent parmi nous, le peuple loyal, au sujet de la reconstruction, de sa nature et de ses moyens. En règle générale, je m'abstiens de lire les attaques qu'on dirige contre moi; j'évite ainsi des provoca- tions auxquelles ma position ne me permet guère de répondre. Cependant, en dépit de cette précau- tion, j'apprends qu'on me censure vivement au sujet de je ne sais quelle prétendue agence qui fonction- nerait pour établir et maintenir le gouvernement d'Etat de la Louisiane. A cet égard, je n'ai fait que ce que le public connaît et pas davantage. Dans le message annuel de 1863 et dans la proclamation qui l'accompagnait, j'ai présenté un plan de recon- struction, comme on dit maintenant, et j'ai promis que le pouvoir exécutif reconnaîtrait et maintien, drait ce qu'aurait fait un État pour réaliser ce plan. Mais j'ai clairement déclaré que ce plan n'était pas le seul qui pût être employé, et j'ai catégorique

il

182 ABRAHAM LINCOLN

ment affirmé que le pouvoir exécutif n'avait aucune prétention à décider quels seraient les membres du congrès d'un Etat. » Ce plan fut tour à tour soumis au cabinet et au Congrès national, et partout il ne rencontra guère que des approbations. Le cabinet fut unanime à l'appuyer. « Lorsque le message de 1863, avec le plan dont il est question, arriva à la Nouvelle-Orléans, le général Banks me fit savoir qu'il était persuadé que le peuple voudrait entre- prendre la reconstruction d'après ce plan. J'écrivis alors d'essayer ; on essaya, et le résultat en est connu. Tels ont été tous les moyens employés pour établir le gouvernement de la Louisiane. A l'égard de la promesse que j'ai faite de maintenir ce gou- vernement, elle demeure encore; mais comme il est préférable d'annuler de mauvaises promesses que de les conserver, je la retirerai dès qu'il me sera prouvé qu'elle est préjudiciable aux intérêts du peuple; mais jusqu'ici je n'en suis pas con- vaincu. Quant à la question de savoir si les Étals séparés sont ou non dans l'Union, elle n'est d'au- cune importance, et il n'aboutirait à rien de bon de la discuter. Nous admettons tous que les États séparés ne se trouvent plus en relation normale avec l'Union, et que le seul but du gouvernement

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 183

civil et militaire est de les replacer dans une situa- tion régulière. Je crois qu'il est non-seulement pos- sible, mais même facile de le faire, sans décider ni examiner si ces États ont jamais rompu avec l'U- nion. Faisons simplement tous nos efforts pour rétablir entre eux et nous des rapports réguliers. Il serait plus satisfaisant pour tout le monde que le chiffre des électeurs de la Louisiane fût de cinquante mille, de trente mille ou même de vingt mille, au lieu de n'être que de douze mille, Quelques-uns regrettent aussi que le droit électoral ne soit pas conféré aux hommes de couleur. Je voudrais qu'il appartînt dès à présent aux plus intelligents et à ceux qui servent notre cause en qualité de soldats. Mais la question n'est pas de savoir si le gouver- nement actuel de a Louisiane est tout ce qu'il de- vrait être, mais bien s'il est plus sage de l'accepter tel qu'il est et de l'améliorer, ou de le rejeter entière- ment. Quelque douze mille électeurs , dans cet Etat naguère esclavagiste, ont prêté le serinent d'allégeance, fait des élections, organisé un gouver- nement d'Etat, adopté une constitution libre, ouvert les écoles publiques aux blancs et aux noirs, et au- torisé l'Assemblée législative à conférer le droit électoral aux hommes de couleur. Cette Assemblée

181 ABRAHAM LINCOLN

législative a déjà voté l'amendement constitutionnel abolissant l'esclavage clans notre pays; maintenant si nous dédaignons et récusons ce qu'ont fait ces douze mille électeurs, nous faisons tous nos efforts pour les désorganiser et les disperser. Nous disons aux blancs : « Vous êtes sans valeur; nous ne vou- lons ni accepter votre appui ni vous donner le nô- tre ; » et nous disons aux nègres : « La coupe de la liberté, que des hommes, autrefois vos maîtres, ont approchée de vos lèvres, nous vous la retirons, en vous laissant les chances d'en recueillir vous-mêmes, quand, comment, et vous pourrez, le contenu qui se trouve dispersé dans quelque chose de vague et d'indéfini. » Je ne vois pas comment, en repous- sant et en paralysant les blancs et les noirs, on arriverait à replacer la Louisiane dans une situation normale ; mais c'est tout le contraire qui aura lieu, si nous reconnaissons et soutenons le nouveau gouvernement de la Louisiane. Nous ranimerons les cœurs et fortifierons les bras de douze mille ci- toyens, qui pourront alors continuer leur œuvre, la défendre, la maintenir, l'accroître et la couron- ner enfin d'un plein succès. L'homme de couleur, en voyant que tous s'unissent dans son intérêt, se sentira plus d'énergie et osera poursuivre le même

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 185

but. J'admets que le nouveau gouvernement de la Louisiane est à ce qu'il devrait être ce que l'œuf est à la poule ; nous aurons plutôt la poule en couvant l'œuf qu'en le brisant. Ce que j'ai dit de la Louisiane pourrait s'appliquer aux autres États ; mais il est diverses circonstances particulières à chaque Etat, et qui empêchent de se fixer exclusi- vement à un plan quelconque. Une règle exclusive et inflexible deviendrait un embarras; les principes seuls peuvent et doivent être inflexibles. Dans la situation présente, il sera peut-être de mon devoir de faire une nouvelle proposition au Sud ; c'est à quoi je pense, et je ne manquerai pas de le faire dès que le moment me paraîtra convenable. »

Nous n'insisterons pas davantage sur cette œuvre de réorganisation, qui eut sans doute toute la solli- citude de M. Lincoln, mais qu'il ne lui fut pas donné d'accomplir. Cette tâche était réservée à son successeur, qui paraît s'en acquitter avec succès. Disons du moins que M. Lincoln fit tout ce qu'il pouvait pour rendre la paix et la prospérité aux Etats pacifiés. On en jugera par cette lettre qu'il écrivait au gouverneur Fletcher au sujet des ravages que des insurgés faisaient dans le Missouri.

186 ABRAHAM LINCOLN

Executive Mansion, Washington, 20 février 1865.

a Monsieur le gouverneur, l'ennemi n'a plus maintenant de force organisée dans le Missouri, et cependant la destruction des vies et des propriétés fait partout ses ravages. Le remède à cela n'est-il pas à la portée des populations elles-mêmes? Il est impossible que tout homme qui n'est pas naturelle- ment voleur ou meurtrier ne soit heureux de mettre fin à cet état de choses. C'est ce que doit penser la grande majorité des habitants, et, dans ce cas, ils n'ont besoin que de s'entendre entre eux. Un seul individu qui conduise tous les autres résoudra le problème, et assurément chacun prendrait l'initia- tive s'il n'avait la crainte d'être abandonné par les autres. Mais ne peut-on pas dissiper cette funeste méfiance? Laissez la liberté de convoquer et de tenir partout des réunions à quiconque agira sin- cèrement dans un but de sécurité mutuelle, quoi qu'il ait du reste pensé, dit ou fait auparavant au sujet de la guerre ou de tout autre objet. Laissez ces personnes se réunir; engagez chacun à cesser de tourmenter les autres, et à faire cause commune contre ceux qui persistent à commettre ou à

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 187 encourager de nouveaux troubles. Les citoyens sauront très-bien quelles sont les mesures à prendre et de quelle manière il faut les appliquer. Dans ces assemblées, les vieilles amitiés se réveilleront dans le souvenir, et l'honneur et la charité chrétienne viendront en aide.

» Veuillez considérer s'il ne serait pas utile de suggérer ceci au peuple de Missouri, maintenant affligé.

» Votre, etc.

» A. Lincoln. »

CHAPITRE X

Deuxième inauguration de M. Lincoln. Discours qu'il prononça dans cette circonstance. Derniers événements militaires et fin de la guerre. Joie des nègres à Petersburg et à Riclimond. Cérémonie au fort Sumter. La joie à Washington. Dis- cours de M. Seward. Modestie, discrétion et générosité de M. Lincoln dans le triomphe. Assassinat du président. Les fauteurs du crime. Deuil national et universel. Por- trait de M. Lincoln. Quelques traits de son caractère.

Le président fut inauguré pour la deuxième fois le 4 mars 1865. Si cette nouvelle cérémonie n'eut pas toute la solennité que la gravité des événements prêtait à la première, elle eut lieu du moins en présence d'une multitude sincèrement sympathique et vraiment enthousiaste.

La veille et pendant toute la nuit le temps avait été orageux. A une pluie torrentielle se mêlaient les éclats du tonnerre, et, soit dit en passant, à un cer- tain moment ie bruit de la foudre avait été si fort

que les représentants, réunis en séance dans la salle de

il.

190 ABRAHAM LINCOLN

leurs délibérations, s'étaient levés brusquement de leurs sièges, croyant à l'explosion d'une mine des- tinée à faire sauter le Capitole. On comprendra cette panique si l'on se rappelle que les confédérés avaient annoncé à plusieurs reprises, et notamment lors de la première inauguration de M. Lincoln, qu'ils voulaient s'emparer de Washington et détruire le Capitole.

Mais le lendemain, jour de l'inauguration, le ciel s'éclaircit; le soleil se montra radieux, comme s'il eut voulu contribuer et prendre part à la joie de cette grande fête nationale. C'est dans une voiture dé- couverte, sans gardes, et au milieu des acclamations des habitants de Washington et d'une foule accourue de tous les États de l'Union, que M. Lincoln fit le trajet, assez long, de la Maison-Blanche au Capitole, Ce moment fut sans doute l'un des plus doux de sa vie, non pas à cause des ovations dont il était l'objet; M. Lincoln, qui n'avait aucune des vanités de la puissance, n'était pas homme à s'enivrer d'un vain encens ; mais son coeur sensible devait être profon- dément touché de cette affection populaire dont il sentait bien alors la mystérieuse influence.

Le discours que, selon la coutume, il prononça avant de jurer pour la seconde fois fidélité à la

SA VIE, SON CARACTERE, SON ADMINISTRATION 191 Constitution, est extrêmement court; mais la fin en est vraiment pathétique et religieuse.

« Concitoyens,

» A cette seconde apparition pour prendre le serment de l'office présidentiel, il y a moins lieu que la première fois de vous adresser un long dis- cours. Alors, il était à propos de tracer un plan quelque peu détaillé de la marche qu'on allait suivre ; mais maintenant, à la suite d'une période de quatre années, durant laquelle il y a eu au sujet de cette grande lutte de continuelles déclarations faites au public, on ne peut guère rien dire qui soit nouveau. Les succès de nos armes, dont dépend principalement tout le reste, sont aussi connus du public que de moi-même. Je crois qu'il y a sujet d'en être raisonnablement satisfait et encouragé. Tout en ayant une grande espérance pour l'avenir, nous ne hasarderons aucune prédiction. Il y a quatre ans, dans la circonstance semblable à celle-ci, toutes les pensées se dirigeaient anxieusement vers l'imminence d'une guerre civile; tous la redoutaient, tous songeaient à la détourner. Tandis que le dis- cours d'inauguration était prononcé de ce lieu con- sacré à sauver l'Union sans faire la guerre, les agents

192 ABRAHAM LINCOLN

des insurgés étaient dans la ville cherchant à la détruire sans qu'il y eût guerre, s'efforçant de dé- chirer l'Union, et. par des négociations, de fomenter la division. Les deux partis étaient opposés à la guerre; mais l'un d'eux la préférait encore au sacri- fice de l'Union. La guerre éclata donc.

» Les esclaves nègres formaient un huitième de la population. Ils n'étaient pas généralement ré- pandus sur toute l'étendue du pays; mais établis dans la partie méridionale. Ces esclaves constituaient un intérêt particulier et puissant. Tout le monde savait que cet intérêt serait, d'une manière ou d'autre, le motif de la guerre. C'était pour le for- tifier, le perpétuer et l'accroître, que les insurgés voulaient déchirer l'Union ; tandis que le gouver- nement n'avait d'autres prétentions que de s'oppo- ser à l'extension de l'esclavage dans les territoires. Aucun des deux partis ne s'attendait à voir la lutte prendre les proportions qu'elle a déjà. Aucun n'avait prévu que la cause du conflit cesserait avant le conflit lui-même. Chacun cherchait le triomphe le plus facile et un résultat moins fondamental et moins inattendu. Tous deux lisent la même Bible et prient le même Dieu; chacun invoque son secours contre l'autre. II peut paraître étrange qu'un homme

s SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 193 ose demander l'assistance d'un Dieu juste alors qu'il arrache à d'autres hommes le pain qu'ils ont gagné à la sueur de leur front; mais ne jugeons pas ce que nous n'avons pas à juger. Les prières des deux partis ne pouvaient être exaucées, et si le Tout- Puissant n'a pleinement répondu ni à Pun ni à l'autre, c'est qu'il a des vues qui lui sont propres. « Malheur au monde à cause des scandales, car il » est nécessaire que les scandales se produisent, » mais malheur à l'homme par qui le scandale ar- rive. » Si nous plaçons au nombre de ces scandales l'esclavage américain, qui devait se produire selon le dessein providentiel, mais que Dieu veut mainte- nant écarter, parce que le moment en est venu ; et si nous admettons que l'Éternel a envoyé cette terrible guerre au Nord et au Sud comme un juste châtiment infligé à ceux qui ont causé le scandale, verrons-nous ici quelque chose d'in- compatible avec ces perfections divines que les croyants en un Dieu vivant lui ont toujours re- connues? Nous souhaitons ardemment, nous de- mandons avec ferveur que ce puissant fléau de la guerre soit promptement éloigné de nous. Cepen- dant, si c'est la volonté de Dieu que sévisse ce fléau, jusqu'à ce que soit engloutie toute la richesse accu-

194 ABRAHAM LINCOLN

mulée par des esclaves durant deux cent cinquante ans de travail sans rémunération, et jusqu'à ce que chaque goutte de sang tirée par le fouet ait été payée d'une autre goutte de sang versée par l'épée, il faudra répéter encore cette parole prononcée il y a trois mille ans : Éternel, tes jugements sont justes et vrais!

» Sans malice pour personne, charitables envers tous, pleins de confiance dans le droit, en tant que Dieu nous donne de voir le droit, efforçons-nous de finir notre ouvrage ; bandons les blessures de la nation; ayons souci de ceux qui ont affronté les batailles et de leurs veuves et de leurs orphelins ; efforçons-nous d'amener l'établissement et la conso- lidation d'une paix juste et durable parmi nous- mêmes et avec toutes les nations. »

Le soir de ce grand jour, les salons de la Maison- Blanche s'ouvrirent pour recevoir tous ceux qui vou- lurent y venir. On n'avait point fait d'invitation et personne n'était repoussé. Il va sans dire que des flots de visiteurs profitèrent de cette belle occasion pour visiter le palais présidentiel et voir de près M. etMme Lincoln. Il n'en vint pas moins de vingt mille. Blancs et nègres; civils, militaires et ecclésias- tiques; généraux et simples soldats; ouvriers et

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patrons; maîtres et serviteurs; riches et pauvres, furent les bienvenus. Pour tous également le prési- dent avait un regard et un sourire bienveillant, et à tous ceux qui lui offraient la main, il tendait sa large et loyale main. Le peuple, pour lequel il avait un si grand respect, on l'a vu dans tous ses discours était vraiment son maître, comme il le disait lui- même, et, serviteur docile et dévoué, il se donnait à lui sans partage.

M. Lincoln avait raison de dire, dans son discours d'inauguration, que les événements militaires étaient encourageants, et bien que sa discrétion, qui con- trastait si fortement avec le langage du gouver- nement du Sud, lui fît un devoir de ne jamais se livrer à des conjectures, on pouvait déjà prévoir la fin prochaine de la lutte et le triomphe du Nord.

Sherman, que nous avons laissé à Atlanta, ne s'y était pas arrêté longtemps. Tandis que Hood cherchait à lui couper ses communications et se tournait contre Thomas, il avait repris soudaine- ment sa marche rapide et aventureuse à travers le pays rebelle. Vers la fin de décembre, il entrait à Savannah, dont la garnison, placée sous le com- mandement du général Hardee, s'était retirée à la vue du drapeau fédéral, laissant dans la ville

196 ABRAHAM LINCOLN

cent cinquante canons, vingt-cinq mille balles de

coton et un egrande quantité de munitions.

Deux mois après, Charleston, également aban- donné par ses défenseurs, tombait à son tour au pouvoir des forces nationales. Depuis peu, il avait vu emporter d'assaut le fort Sumter, bom- bardé pendant plusieurs jours par la flotte améri- caine.

Mobile, dont les forts destinés à garder la rade avaient été enlevés, était maintenant menacée d'être prise d'assaut. A cette même époque, Wif- mington succomba sous les attaques réunies delà flotte de l'amiral Porter et des troupes du général Schofield. Désormais le Sud avait perdu toutes ses communications maritimes. Les blockade runners l, qui l'avaient approvisionné pendant si longtemps, ne pouvaient plus lui apporter des îles Bermudes des munitions de guerre, en retour de ses balles de coton. Richmond et Petersburg étaient dès lors comme entourés d'un cercle de fer : au nord, Grant; à l'ouest, Sheridan ; au sud, Sherman;à l'est, la flotte. Lee, comprenant que tout était perdu s'ih ne parvenait à percer les lignes de Grant, qui

1. Navires légers qui forçaient le blocus.

SA VIE, SON CARACTERE, SON ADMINISTRATION 197 poussait toujours plus ses approches, se résolut enfin à livrer une suprême bataille. Le combat s'engagea à Five-Forks et sur d'autres points à la fois. La lutte dura cinq jours. De part et d'autre on fit des prodiges de valeur. Les confédérés furent repoussés avec d'immenses pertes. Désormais plus d'espoir de salut. Petersburg et Richmond furent évacués, et l'armée valeureuse qui avait si long- temps défié les forces du Nord périt en grande partie misérablement dans sa tentative de fuite. Enfin, pour ne pas sacrifier inutilement ce qu'il "lui restait de ses troupes, le général Lee capitula. Ce jour-là, 9 avril 1865, vit se trancher sans re- tour les destinées de l'ex-confédération.

Quand les troupes fédérales entrèrent à Peters- burg et à Richmond, elles n'y trouvèrent, parmi les ruines fumantes, que la population la plus pau- vre et que les gens de couleur. Ceux-ci les reçu- rent avec les démonstrations bruyantes et comiques par lesquelles ils ont coutume d'exprimer leur joie. Ils agitaient des mouchoirs, des tabliers, du linge de table, jetaient leurs chapeaux en l'air, se bous- culaient, dansaient, riaient, chantaient, criaient et pleuraient tour à tour. Les mères présentaient, avec un respect mêlé de solennité, leurs enfants aux

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soldats, afin que ceux-ci les touchassent. Les hom- mes s'empressaient d'offrir leurs services et d'ap- porter tout ce qu'on dés.rait. Ces pauvres gens pro- nonçaient, dans leur mauvais anglais, de touchantes bénédictions : « Béni soit le bon Jésus, les Yankees sont enfin venus! Gloire au Dieu qui sauve, et aux libérateurs f Nous vous avons attendus pendant de longs jours, disaient-iîs aux soldats ; mais, grâce au Seigneur, vous voilà ! » Puis, c'était des can- tiques , des versets de la Bible et de courtes prières.

M. Lincoln, suivi de son fils, qui l'accompagnait partout depuis la mort du pauvre William, fit une courte apparition à Richmond. Il entra dans la maison de Jefferson Davis, le général Weitzel avait établi son quartier, visita quelques rues de la ville, et s'en revint à Washington dont il était ab- sent depuis plusieurs jours. Les nègres avaient ac- cueilli massa Lincoln avec des cris et des larmes de joie, mais aussi avec une sorte de respect religieux. Qui dira les douces émotions qui remplissaient alors la grande âme du libérateur de cette race de pa- rias, de cet homme si bon, dont la félicité consis- tait à rendre tout le monde heureux autour de lui ? S'il y a à soulager quelque infortune une joie

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 199

céleste, qu'elle doit être grande cette joie, quand cette infortune était celle de quatre millions d'hommes î

A Gharleston, une cérémonie impressive eut alors lieu dans ce fort Sumter contre lequel les insur- gés avaient tiré le premier coup de canon, signal de la guerre civile. Envoyé par le président, le co- lonel Anderson allait replacer solennellement ce même drapeau qu'il avait emporté avec lui lors de sa capitulation. Le célèbre prédicateur Henry Ward Bee- cher, également envoyé par M. Lincoln, prononça le principal discours. Du haut des pierres brisées qui lui servaient de chaire, il offrit à la patrie et au président de solennelles félicitations. Il rendit grâce à Dieu d'avoir conservé, au milieu des soucis et des épreuves de quatre années de guerres sanglantes, la vie et la santé du chef de la nation, auquel il était permis de voir enfin le rétablissement de cette unité nationale en vue de laquelle M. Lincoln avait attendu avec tant de patience et de fermeté et tra- vaillé avec une sagesse si désintéressée. Puis, s'a- dressant aux gens du Sud, l'orateur ajouta : « Nous ne voulons ni vos cités ni vos champs. Nous ne vous envions pas la fécondité de votre sol, ni l'été perpétuel que fait régner au milieu de vous un ciel

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généreux. Que l'agriculture s'épanouisse ici avec joie; que les manufactures donnent à chaque ruis- seau des sons harmonieux ; construisez des flottes dans tous vos ports; étonnez les arts de la paix par un génie qui n'ait d'égal que celui d'Athènes ! et nous serons joyeux de votre joie et riches de vos richesses. Tout ce que nous vous demandons, c'est une loyauté constante et la liberté pour tous ! »

Après ces belles paroles, l'un des plus anciens promoteurs des idées abolitionistes, Garrison, qui fut longtemps emprisonné dans le Maryland, et dont la tête avait été jadis mise à prix à cause de son zèle émancipateur, adressa quelques mots à la foule. Nous n'en citerons que deux phrases; elles rappellent l'un de ces bons mots qui venaient si na- turellement à M. Lincoln* « Il y a peu, je rencon- trai pour la première fois notre président. M. le président, lui dis-je, il y a trente -cinq ans que je visitai Baltimore, et quand j'y suis revenu tout récemment, pour y revoir ma vieille prison et mon vieux cachot, j'ai trouvé que tout cela avait dis- paru. » Le président me répondit : « Eh bien, Gar- rison, la différence entre 1830 et 1864 me paraît celle-ci : en 1830 vous ne pouviez être mis dehors, et en 1864 vous ne pourriez être mis dedans. »

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADxMINISTRATION 201 On conçoit aisément, mais on ne saurait expri- mer la joie, presque délirante, que répandit dans le Nord la nouvelle des grands événements militaires qui terminaient si heureusement la plus longue et la plus terrible des guerres. Dans toutes les villes, les villages et les hameaux, les affaires furent sus- pendues, les magasins et les ateliers fermés, les tra- vaux des champs interrompus. La fête fut générale et rien n'y manqua : drapeaux et oriflammes flot- tant au vent, gais carillons des cloches, rugisse- ments des canons, décharges de mousqueterie, chants patriotiques et religieux, discours des ora- teurs populaires, illuminations et feux d'artifice; en un mot, tout ce que la joie nationale la plus extra- ordinaire, la plus expansive et la plus libre peut imaginer de démonstrations.

A Washington, la foule encombrait les rues et se pressait devant les édifices publics pour y écouter et applaudir les citoyens les plus connus. A l'hôtel de Wiilard, le vice-président, M. Andrew Johnson, le général Butler et un personnage nègre se firent les organes de la joie nationale. Aux ministères, le secrétaire delà guerre, M. Stanton, et le secrétaire d'État, M. Seward, adressèrent au peuple quel- ques bonnes paroles. On nous saura gré de citer

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ici le petit discours spirituel que lit alors

M. Seward :

« Je remercie mes concitoyens de l'honneur qu'ils me font en venant me féliciter de la chute de Rich- mond. (Applaudissements.) J'écris en ce moment mes dépêches aux puissances étrangères. Que dirai- je à l'empereur de la Chine ? Je le remercierai en votre nom de ce qu'il n'a jamais permis au drapeau des rebelles d'entrer dans les ports de l'Empire. (Applau- dissements.) Que dirai-je au sultan de la Turquie? Je le remercierai d'avoir toujours livré les insur- gés qui s'étaient réfugiés dans son royaume. (C'est ça! et applaudissements.) Que dirai-je à l'empereur des Français ? (Une voix : qu'il file de Mexico ! ) Je dirai à l'empereur des Français qu'il peut venir demain à Richmond pour y prendre son tabac, si longtemps retenu par le blocus, à condition toutefois que les rebelles ne l'aient pas fumé. (Rires et applaudissements.) A lord John Russell, je dirai que les marchands anglais trouveront le coton sorti de nos ports bien meilleur marché que celui qu'ils se procuraient en forçant le blocus. Quant au comte Russell lui-même, je n'ai pas besoin de lui dire que la guerre américaine est une lutte pour la liberté, l'indépendance nationale, les droits de la

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 203 nature humaine, et non pour la domination. J'a- jouterai que si la Grande-Bretagne veut être juste envers les Etats-Unis, nous n'irons pas troubler la paix du Canada aussi longtemps qu'il préférera l'autorité de la noble reine à une incorporation vo- lontaire avec les Etats-Unis. (C'est cela f vous avez raison!) Que dirai-je au roi de Prusse? Que les Allemands ont été fidèles à l'étendard de l'Union, comme son excellent ministre, le baron Gérolt, a toujours été lié d'étroite amitié avec les États-Unis durant sa longue résidence en ce pays. (Applaudis- sements.) Je dirai à l'empereur d'Autriche qu'il s'est montré un homme sage en nous disant, dès le début de la guerre, qu'il n'avait aucune sympa- thie avec la rébellion, n'importe où. (Applaudisse- ments.) Je ne doute pas, concitoyens, que vous ne partagiez maintenant la théorie d'après laquelle je me suis réglé durant le cours de cette guerre, sa- voir, que la rébellion serait réprimée en quatre- vingt-dix jours. (Rires.) J'ai pensé que c'était la vraie théorie, car je n'ai jamais connu de médecin qui fût capable de rendre la santé à un malade, à moins qu'il ne pensât pouvoir opérer, dans les circonstances les plus fâcheuses, une cure en quatre- vingt-dix jours. (Rires, applaudissements.) Enfin,

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si le peuple américain l'approuve, je dirai que notre devise pendant la paix sera la même que pendant la guerre : chaque nation a le droit de régler à son gré ses propres affaires, et tout le monde est tenu de se conduire de manière à faire ileurir la paix et la bonne volonté parmi les hommes. »

M. Lincoln ne se trouvait pas alors dans sa capi- tale. Il était depuis quelques jours dans la Virginie, non loin du théâtre de la lutte, d'où il transmettait, au secrétaire de la guerre, les dépêches que lui en- voyait à lui-même le général Grant. Il ne tarda pas à revenir, et, le 11 avril, il prononça en public le discours dout on connaît déjà la plus grande par- tie. En quelques mots il exprima sa joie des succès obtenus, il ne voyait que les gages d'une paix prochaine et durable. Son langage ne fut pas celui d'un triomphateur. Ni orgueil, ni menace, mais dis- crétion et modestie, Il ne parla que de paix et de réorganisation :

« Ce n'est point avec tristesse, dit-il, mais avec la joie dans le cœur que nous nous réunissons ce soir. L'évacuation de Petersburg et de Richmond et la capitulation de la principale armée des re- belles font espérer une juste paix, et on ne saurait contenir la joie que donne une telle espérance. Ce-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 205

pendant n'oublions pas, en tout ceci, Celui dont procèdent toutes les bénédictions. Une invitation à rendre des actions de grâces nationales se prépare en ce moment, et sera promulguée par tout le pays. Ne passons pas non plus sous silence ceux dont la tâche la plus rude nous a fourni le sujet de nos ré- jouissances. L'honneur qui leur revient ne doit pas être morcelé ni confondu avec d'autres. J'étais moi- même près du front de bataille, et j'ai eu le vif plaisir de vous transmettre beaucoup de bonnes nouvelles; mais il ne me revient aucune part de l'honneur du plan militaire et de son exécution ; c'est au général Grant, à ses habiles officiers et à ses braves soldats que tout appartient. La vaillante marine se tenait prête au combat, mais elle n'était pas à portée d'y prendre part. »

Ce fut tout. Après cette dernière phrase suivait immédiatement ce que nous avons rapporté plus haut.

Le 14 au matin, M. Lincoln réunit son cabinet, auquel il fit part de ses intentions pacifiques en- vers le Sud. Il parla du général Lee avec bonté; donna l'ordre de ne pas inquiéter deux des princi- paux confédérés, qui allaient s'embarquer à Port- land pour se rendre en Europe. « Jamais, dit l'un

12

206 ABRAHAM LINCOLN

de ses ministres, je ne l'avais vu si heureux et si joyeux. » Hélas ! le soir de ce même jour il tombait victime du plus lâche et du plus infâme des assas- sinats {

Voici les premières lignes de la dépêche que le secrétaire de la guerre envoyait, le lendemain, à tous les représentants des Etats-Unis auprès des puissances étrangères, pour leur apprendre- ce triste événement.

« Washington, 15 avril 1865.

» Monsieur, c'est devenu mon douloureux devoir de vous annoncer que, la nuit dernière, Son Excellence Abraham Lincoln, président des États- Unis, a été assassiné vers dix heures et demie dans sa loge du théâtre de Ford 4, en cette ville. A huit heures, le président accompagna madame Lincoln au théâtre. Un monsieur et une dame se trouvaient avec eux dans la loge. Vers dix heures et demie, pendant une pause dans la représentation, l'assassin entra dans la loge dont la porte n'était pas gardée,

1. Le théâtre de Ford vient, dit-on, d'être vendu 100,000 dollars (500,000 fr.) à l'Association chrétienne des jeunes gens, pour être transformé en une église protestante.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 207 s'approcha rapidement derrière le président, et lui déchargea un pistolet à la tête. La balle y pé- nétra par derrière, et la traversa presque entiè- rement. L'assassin sauta alors de la loge sur la scène, brandissant un large couteau ou un poi- gnard, et s* écriant « Sic semper tyrannis! » et il s'échappa par le fond du théâtre. Immédiatement après le coup de pistolet, le président tomba sur le plancher privé de sentiment, et il est demeuré dans cet état jusqu'à ce matin, sept heures vingt minutes, moment il a expiré. »

Il n'est pas dans l'histoire de crime aussi odieux que celui-ci, non pas même l'assassinat d'Henri IV, et la cause de l'humanité, après le Christ et ses apôtres, ne compte pas de plus noble martyr que M. Lincoln. Qui doit porter maintenant la respon- sabilité et l'infamie d'un tel meurtre? Booth et ses complices, sans doute, mais aussi et surtout le ré- gime servile et, jusqu'à un certain point, tous ses défenseurs. L'esprit qui animait l'assassin, le mo- bile qui l'a poussé et le but qu'il poursuivait à tra- vers le sang du juste, sont le même esprit, le même mobile et le même but que ceux de la rébellion es- clavagiste. C'est dans l'atmosphère viciée par l'insti- tution servile que s'est pervertie cette conscience,

208 ABRAHAM LINCOLN

que s'est formé ce mépris de toutes les lois divines et humaines, et que s'est allumée cette soif sangui- naire. Booth est le fruit naturel de la politique es- clavagiste. Un régime criminel ne peut enfanter que le crime. Quand on a sacrifié à un intérêt coupable la dignité, la liberté et le bonheur de l'homme, qui s'étonnera qu'on aboutisse à l'assassinat? Lorsqu'on a déchiré violemment la patrie, et qu'on a versé le sang de ses frères pour étendre et perpétuer ce monstrueux intérêt, verser le sang du représentant de la patrie et du plus illustre de ses citoyens n'est qu'un degré de plus dans le mal. L'histoire impar- tiale ne doit pas l'oublier; elle montrera impitoya^ blement que l'assassinat de M. Lincoln a été pré- paré et accompli directement dans l'intérêt de l'esclavage et indirectement par les soutiens de cette iniquité. Les preuves à l'appui de ce jugement sont aussi nombreuses qu'accablantes. Un auteur américain les a réunies dans un article de revue, et elles forment un terrible réquisitoire contre l'esprit de violence qui animait les esclavagistes du Sud. Ci- tons-en quelques-unes :

En 1830, un journal abolitioniste, le Libérateur, se fonde pour propager les idées émancipatrices. Aussitôt l'Assemblée législative de la Géorgie adopte

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADiMINISTRATION 209

à T unanimité une proposition qu'approuve le gou- verneur de cet Etat, et qui offrait une récompense de cinq mille dollars à quiconque arrêterait et con- duirait devant les tribunaux de la Géorgie n'im- porte quel rédacteur de cette feuille.

Depuis lors et à diverses reprises, les États ser- viles mirent à prix les têtes des principaux abolitio- nistes. Leur générosité offrait de les payer jusqu'à cent mille dollars , cinq cent mille francs cha- cune 1

Les journaux de ces mêmes provinces annon- çaient, en 1833, qu'on aurait recours'aux armes, si le gouvernement générai n'imposait silence aux ad- versaires de l'esclavage. « Les gens du Nord, disait le Richmond Whig, doivent pendre sans tarder tous ces fanatiques, s'ils ne veulent voir leurs relations com- merciales avec le Sud entièrement interrompues. » En 1836, le congrès de la Virginie engage les États esclavagistes à édicter des lois pénales ou toutes autres mesures énergiquss, afin de supprimer toute asso- ciation ayant pour but direct ou indirect l'affranchis- sement des nègres. « Le meilleur moyen à employer contre les abolitionistes, disait en même temps le gouverneur Henri Wise, c'est la poudre ou l'acier. » Le révérend Witherpoon écrivait au journal VÉman-

210 ABRAHAM LINCOLN

cipator : « Que vos émissaires passent seulement le Potomac, et je leur promets le sort d'Aman. »

Après le supplice de l'infortuné John Brown, presque tous les abolitionistes recevaient des lettres anonymes qui les menaçaient d'un prochain assas- sinat. En même temps, ceux qui habitaient le Sud, et qu'on soupçonnait de partager les idées libéra- trices, étaient persécutés et jetés en prison, et, dans le Missouri, le révérend Lovejoy était misérable- ment assassiné.

Lorsque M. Lincoln fut élevé à la présidence, on lisait dans les principales feuilles du Sud des appels au crime : « Ne se trouvera- 1- il pas un Brutus pour empêcher ce tyran d'arriver à Washington ? » Nous avons signalé des tentatives faites dans ce but; mais il en est bien d'autres qu'on pourrait indiquer encore, notamment la présence de plusieurs assas- sins à Baltimore, Ton espérait que s'arrête- rait le président.

Le 19 mars 1864, la Tribune de New- York pu- blia dans ses colonnes quelques détails sur un plan de conspiration qui avait pour but d'enlever ou de tuer le président, et, dans le mois de décembre de la même année, un des journaux les plus importants de l'Alabama insista vivement pour qu'on recueilli

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 211 un million de dollars, destinés à payer des conjurés qui assassineraient Abraham Lincoln, William H. Seward et Andrew Johnson.

M. Lincoln ignorait généralement ces signes pré- curseurs de l'horrible attentat dont il devait être la noble victime ; en tous cas, il n'y croyait pas et ne s'en inquiétait pas. Cependant ses amis s'en ému- rent et vinrent lui en parler : « Eh bien, leur dit le président, quand ce serait vrai, je ne vois pas ce que les rebelles gagneraient à s'emparer de moi ou à me tuer. Je ne suis qu'un individu, et ma mort n'em- pêcherait pas que tout ne marchât la même chose. Peu après ma nomination à Chicago, ajouta-t-il, je commençai à recevoir des lettres renfermant des menaces contre ma vie. La première et la deuxième me mirent mal à l'aise ; mais enfin je finis par m'ac- commoder de ce genre de correspondance que la poste m'apportait toutes les semaines. Cela dura jusqu'au jour de mon inauguration, et depuis il n'est pas rare que j'en reçoive encore; mais elles ont cessé de me causer quelque crainte. »

Une autre fois, ce fut l'un des membres de son cabinet qui lui parla à ce sujet. Le président, après l'avoir écouté en silence, se lève, prend dans un tiroir- un gros paquet de lettres qu'il jette

212 ABRAHAM LINCOLN

sur la table : « Tenez, dit-il, chacune de ces lettres renferme une menace de mort. Je finirais par deve- nir nerveux, si je m'arrêtais à tout cela ; mais j'en ai tiré cette conclusion : Si vraiment ces gens veu- lent m'assassiner, ils en ont tous les jours l'occasion. Il n'est pas possible d'éviter les chances d'un tel sort, et je ne m'en inquiéterai pas. »

Hélas 1 que ne s'en est-il inquiété quelque peu!...

Faut-il s'étonner que toutes ces excitations au crime, qui retentissaient avec passion dans les Etats rebelles, aient enfin agi sur un abominable fana- tique, qui croyait sans doute faire une action hé- ' roïque aux yeux de ses compatriotes du Sud ? Per- sonnellement, Booth n'avait rien contre le président, qu'il disait l'un de ses complices l'a déclaré aimer comme simple homme. Il aurait môme lui avoir de la reconnaissance, car il paraîtrait que M. Lincoln l'avait fait relâcher quand on le surprit, près de Baltimore, dérangeant la voie ferrée pour faire dérailler le train qui portait dans la Virginie la première armée fédérale.

Essayerons-nouo à présent de dépeindre la tris- tesse et la douleur nationales? Montrerons-nous ce grand peuple précipité soudainement des sommets radieux de la joie au fond d'un noir abîme de deuil ?

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 213 Décrirons-nous la stupéfaction que répand d'abord la foudroyante nouvelle ; puis les démonstrations, aussi vives que générales, d'indignation et de dou- leur; le sombre aspect des villes; les édifices pu- blics et les maisons tendus de noir ; les magasins et les fenêtres fermés pendant trois jours ; les citoyens pâles et s'abordant les yeux pleins de larmes; les orateurs populaires se levant au milieu de la multi- tude, balbutiant des paroles incohérentes et éclatant en sanglots avec leurs auditeurs; les églises rem- plies par la foule des fidèles qui se prosterne, abî- mée sous le poids de la douleur ? Suivrons-nous le cortège funèbre qui s'avance lentement par ce même chemin que le président avait parcouru, en 1861, au milieu de démonstrations enthousiastes ? Mon- trerons-nous au lecteur les catafalques dressés tour à tour à Washington, sous le dôme du Capitole; à Baltimore, dans la grande salle de la Bourse; à Philadelphie, dans cette même salle de l'Indépen- dance où M. Lincoln avait dit que, si Dieu le vou- lait, il acceptait de mourir pour la double cause de la patrie et delà liberté; à New-York, dans l'hô- tel de ville; et, en ces divers lieux, la longue pro- cession des citoyens vêtus de deuil se succédant silencieusement auprès du cercueil découvert, qu'ils

214 ABRAHAM LINCOLN

baignent de leurs larmes et qu'ils couvrent de cou- ronnes de fleurs ?

Qui n'a lu quelque récit de ce grand et lugubre spectacle, quelque description de cette douleur, la plus sincère, la plus universelle, la plus impressive qu'on ait jamais vue? Comme la joie de la veille, le deuil du lendemain surpassa tout ce qu'on peut imaginer.

En écrivant ces lignes sur les funérailles du mo- deste Lincoln, il me vient à l'esprit, par un rappro- chement contradictoire, les funérailles de l'orgueil- leux Louis XIV. Jamais roi, jamais prince, jamais homme n'a été aussi universellement pleuré que « l'honnête Abe de l'Ouest; » Fancienetle nouveau monde ont mené deuil sur lui. Quel concert de re- grets et de pieux hommages en tout pays et en toute langue ! Quelle juste et glorieuse couronne d'immor- telles, mais, hélas! tardive, on a posée sur ce noble front î C'est que M. Lincoln a été, tout ensemble, un grand citoyen, un homme d'État vraiment vertueux et chrétien, le défenseur fidèle et désintéressé et le digne martyr de la plus digne des causes, celle de la liberté et de l'humanité 1

Nous pourrions terminer ici. Ce que, nous avons dit de M. Lincoln suffirait à le faire connaître. Ce-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 215 pendant nous devons accentuer un peu plus quel- ques-uns des traits de son caractère , que nous n'avons pas suffisamment relevés dans le courant de notre narration. Il faut aussi en signaler quelques nouveaux ; nous occuper en peu de mots de l'indi- vidu lui-même et non plus du magistrat.

Si, dans l'intérêt de leur gloire, la plupart des grands hommes ne doivent être contemplés qu'à dis- tance, M. Lincoln n'est pas de ce nombre. Il gagne à être vu de près. A mesure qu'on pénètre dans son intimité, on le voit grandir, car sa grandeur à lui est la vraie et solide grandeur, celle des qualités du cœur et des vertus morales.

Mais d'abord quel était son visage, son apparence, son allure? Tout le monde a vu quelque portrait du président; mais la fidélité brutale de la photo- graphie ne donne guère que les lignes de l'original, sans reproduire ce je ne sais quoi presque insaisis- sable qui ne réside dans aucun trait exclusivement, mais qui se détache de leur ensemble : l'expression. Ce qui suit est une description fidèle de la personne de M. Lincoln. Elle parut en 1860 dans le jourwal la Presse et la Tribune de Chicago :

« La stature d'Abraham Lincoln est de six pieds et quatre pouces. Sa charpente n'est pasmusculeuse,

210 ABRAHAM LINCOLN

mais maigre et nerveuse. Ses bras et ses jambes sont longs, mais proportionnés à sa haute taille. Sa dé- marche, quoique ferme, n'est jamais vive. 11 s'avance lentement et avec délibération, la tête presque tou- jours inclinée en avant et les mains croisées sur le derrière. Sa mise n'a rien de particulier; elle est toujours propre, mais sans la moindre recherche. Il est dans ses manières d'une cordialité remarquable, simple et naturelle. Sa politesse est toujours sincère et sans étude. Une chaude poignée de main et un franc sourire de connaissance est la façon dont il accueille ses amis. Au repos, ses traits, quoique ceux d'un homme de mérite, ne sont pas ceux qu'on convient de donner à un bel homme; mais lorsque ses beaux yeux d'un gris foncé sont enflammés par quelque émotion, et que ses traits s'animent, on le choisirait parmi la foule comme un homme qui a non-seulement ces tendres sentiments qu'aiment les femmes, mais aussi l'étoffe dont on fait les grands hommes et les présidents. Sa tête est bien posée sur ses épaules, mais elle est de celles qui défient toute description. Elle est grosse et bien proportionnée dans ses diverses parties. Elle dénote la puissance dans tous ses développements. Des cheveux noirs, un nez légèrement romain, une bouche largement fendue,

SA VIE. SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 217

un teint viril qui paraît avoir été hâlé par les vents et le soleil, complètent la description. »

Tel il était en 1860 ; mais les fatigues, les émo tions et les inquiétudes des jours orageux de sa pré- sidence, avaient ajouté à son expression de bonté quelque chose de pensif et de souffrant. « Je le voyais souvent, a dit M. Carpenter, qui fut l'un des hôtes de la Maison -Blanche, aller et venir le long d'un étroit passage, perdu dans sa rêverie, les mains der- rière le dos, la tête penchée sur la poitrine, les yeux profondément cernés par l'insomnie; frappante et douloureuse personnification, comme je n'en ai jamais vu, des soucis rongeurs et d'une lourde res- ponsabilité. »

A part ce changement, il était demeuré \e même. Dans sa haute position qui le plaçait, quoique mo- mentanément, au niveau des plus puissants mo- narques, il avait conservé ses habitudes, ses goûts, ses manières, son langage simple et modeste. Aussi accessible que jamais; accueillant avec la même politesse et le pauvre et le riche, et le chétif et le puissant ; dédaignant l'étiquette et détestant toute contrainte; travailleur infatigable, se levant de grand matin et se couchant tard ; simple , mais propre dans sa mise ; ne buvant jamais que

13

218 ABRAHAM LINCOLN

de l'eau et n'usant d'aucune espèce de tabac.

Gomme ses manières et ses goûts, son langage était simple, mais jamais vulgaire. Il émaillait sa conversation de maximes, d'anecdotes et d'a- pologues pleins de sens; il en avait à son ser- vice un fonds inépuisable. Il eût certainement fait un moraliste spirituel et ingénieux, un émi- nent fabuliste, s'il se fût adonné à ce genre de lit- térature.

A la simplicité d'un enfant M. Lincoln ajoutait une tendresse presque féminine; aussi usait- il lar- gement du droit de grâce que lui donnait sa posi- tion. 11 était bien difficile de le faire consentir à l'ap- plication de la peine capitale prononcée contre les déserteurs ou les traîtres; et si le condamné était assez heureux pour avoir quelqu'un qui sollicitât sa grâce en faisant appel aux sentiments du président, il était sûr d'être sauvé. Que d'exemples touchants n'en pourrait-on pas citer 1 Choisissons- en un seul entre mille autres semblables.

Un jour, une mère portant son nourrisson dans ses bras se présenta à la Maison Blanche et demanda à parler au président. Elle venait implorer la grâce de son mari, qui avait été condamné à être fusillé pour avoir déserté.

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 219 Malgré ses supplications et ses larmes on refusa de l'introduire auprès de M. Lincoln. Pendant trois jours entiers elle revint s'asseoir dans une espèce de salle d'attente ouverte à tous les visiteurs, espérant que sa persévérance finirait par attendrir les huis- siers. Le soir du troisième jour, M. Lincoln, en se rendant de son cabinet dans ses appartements pri- vés pour y prendre son repas, entendit les cris de l'enfant de cette pauvre femme. Aussitôt il revint dans son cabinet, sonna son domestique : « Daniel, lui dit-il, n'y a-t-il pas dans l'antichambre une femme et un enfant? » « Oui, monsieur, répondit le domestique, c'est une personne qui voudrait vous parler en faveur de son mari. » « Faites-la donc entrer de suite, » dit M. Lincoln. Et quelques minutes après la pauvre femme quittait la Maison-Blanche emportant avec elle la grâce du déserteur.

Si grande que fût la sensibilité de M. Lincoln, elle n'allait pas jusqu'à la faiblesse. Il était inflexible et imposait silence à ses sentiments en cas de con- flit avec le devoir. Il avait, par exemple, une vive sympathie pour les esclaves, et il ne s'en cachait pas; toutefois il refusa de prononcer l'émancipation tant qu'il ne la crut pas à propos et légitime. Pour- tant on le pressait vivement et de toutes les ma-

220 ABRAHAM LINCOLN

nières. Un soir, il entendit tout à coup retentir sous ses fenêtres un hymne alors en vogue parmi les nègres de Port-Royal, et qui avait pour refrain ces paroles : « Va, Moïse, et dis au roi : Pharaon, laisse aller mon peuple. » Immobile près de la fenêtre, M. Lincoln écoutait la voix des chanteurs. Ces notes graves et religieuses et ces paroles sacrées le remplis- saient d'une émotion profonde, et des larmes, qu'il ne pouvait contenir, roulaient silencieusement sur ses joues. Il reçut ensuite les chanteurs avec bien- veillance, leur montra qu'il s'intéressait aussi vive- ment qu'eux-mêmes au sort des esclaves, et qu'il avait à cœur de briser leurs fers; mais il les ren- voya sans aucune promesse d'émancipation.

Une autre fois les pasteurs des églises de Chicago vinrent le trouver en députation solennelle. Ils lui présentèrent un mémoire où, après avoir'essayé de montrer que le moment était venu d'abolir l'escla- vage, ils pressaient vivement M. Lincoln de prendre, sans plus tarder, une résolution suprême et décisive à cet égard. « Le sujet de ce mémoire, répondit le président, est l'un de ceux sur lesquels j'ai beau- coup pensé depuis plusieurs semaines, et je puis même dire depuis plusieurs mois. J'ai entendu des hommes religieux émettre sur cette matière les idées

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 221 les plus contradictoires. Je crois que les uns et les autres se trompent dans leur opinion respective. Il n'y a pas, je suppose, irrévérence à dire que si Dieu voulait révéler sa volonté à quelqu'un sur un sujet si intimement lié à mon devoir, c'est à moi-même qu'il le ferait. Car, à moins que je ne me trompe étrangement, j'ai un ardent désir de connaître la volonté de la Providence à cet égard. Nous ne sommes plus au temps des miracles, et j'imagine que je n'ai pas le droit de m'attendre à une révé- lation directe. Je dois donc étudier les événements, l'état des faits matériels, m'assurer de ce qui est possible et apprendre ce qu'il paraît sage et droit de faire. »

M. Lincoln était un homme sincèrement religieux. Ses discours, ses messages et ses proclamations suf- firaient à le prouver. On y trouve l'expression d'une foi humble et inébranlable en la Providence divine. Quelque longue et sévère que fût l'épreuve, il de- meurait persuadé que Dieu finirait toujours par donner le triomphe à la justice et au droit, et c'était dans cette conviction qu'il puisait le calme- et la force qu'il a déployés à un si haut degré. Sa seule préoccupation était d'agir conformément à la vo- lonté divine. Pour cela, il s'efforçait de la connaître;

222 ABRAHAM LINCOLN

mais ce n'était pas à tel homme ou à tel corps ec- clésiastique qu'il la demandait. Sa piété éclairée et indépendante cherchait à cet égard des lumières dans sa droite conscience, saintement disposée par la prière et la méditation de la parole de Dieu.

Ces mêmes sentiments se retrouvent dans ses lettres privées.

« Mon estimable amie, » écrivait-il à Éliza P. Gurney, « je n'ai pas oublié, probablement je n'oublierai jamais, la visite impressive que vous me fîtes avec un ami, un dimanche matin, il y a deux ans. Je me souviens aussi de la bonne lettre que vous m'écrivîtes un an plus tard. Vous vous propo- siez, en tout cela, de fortifier ma confiance en Dieu. J'ai beaucoup d'obligations aux excellents chrétiens de ce pays pour leurs consolations et leurs prières constantes ; mais à aucun d'eux je n'ai plus d'obli- gations qu'à vous-même. Les desseins du Tout-Puis- sant sont parfaits et doivent se réaliser, bien que, faibles mortels que nous sommes, nous ne puissions les prévoir. Longtemps avant cet événement, nous faisions des vœux pour que cette terrible guerre eût une heureuse fin; mais Dieu sait ce qui nous est le meilleur et il en a décidé autrement. Nous devons reconnaître encore ici sa sagesse et nos propres er-

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 223

reurs, en même temps que travailler énergique- ment selon les lumières qu'il nous donne, persuadés que nous atteindrons ainsi la fin qu'il se propose. Sûrement il veut faire sortir un grand bien de cette convulsion puissante qu'aucun mortel ne pouvait produire ni ne saurait arrêter. Votre peuple les Amis ont eu et ont encore de grandes épreuves au sujet de leurs principes et de leur foi qui sont également contraires à la guerre et à l'oppression. Ils ne peuvent que s'opposer en pratique à l'oppres- sion par la guerre. Dans ce terrible dilemme les uns ont opté pour un terme ; les autres, pour l'autre. Quanta ceux qui en appellent à moi pour des motifs de conscience, j'ai fait et je ferai le mieux qu'il me sera possible selon ma conscience et le ser- ment que j'ai fait à la loi. Il n'y a pas de doute que vous le croyez, et, le croyant, vous continuerez, à notre pays et à moi-même, les ferventes prières que vous adressez à notre Père qui est aux cieux.

» Votre ami sincère,

» A. Lincoln. »

Implantés dans le cœur de M. Lincoln par sa pieuse mère, ces sentiments religieux y avaient jeté

224 ABRAHAM LINCOLN

de profondes racines. Depuis lors, et jusqu'à la fin, ils ne cessèrent de se développer et de se manifester par des actions et des paroles chrétiennes. Le direc- teur d'une école de New-York a raconté en ces termes l'anecdote suivante :

« Un dimanche matin, à l'heure étaient rassem- blés les enfants de notre école du dimanche de Five- Points, je vis entrer dans la salle et s'asseoir parmi nous un personnage de haute taille et de bonne apparence. Il écoutait avec une attention soutenue, et son visage exprimait un si vif intérêt, que je m'ap- prochai pour lui dire qu'il pouvait, s'il le voulait, adresser quelques paroles aux enfants. Il accepta mon invitation avec un plaisir évident, vint se pla- cer devant les élèves et commença à leur parler avec simplicité. Aussitôt il fascina, tous ses jeunes audi- teurs, et il se fit dans la salle un silence profond. Son langage était remarquablement beau, et une conviction ferme et émue vibrait dans l'accent har- monieux de sa voix. Les petits visages s'obscurcis- saient autour de lui lorsqu'il prononçait quelques sentences d'avertissement, et s'illuminaient lorsqu'il parlait avec joie des promesses de l'Évangile. Une fois ou deux il voulut finir; mais les cris impérieux de : « Continuez, oh! continuez ! » l'en avaient em

SA VIE, SON CARACTÈRE, SON ADMINISTRATION 22g

pêclié. Gomme je regardais le corps maigre et ner- veux de l'étranger, sa tête puissante et ses traits déterminés, auxquels l'émotion du moment donnait une expression de douceur, je me sentis une curio- sité insurmontable de savoir quelque chose de plus sur son compte, et quand il se disposa à quitter tranquillement la salle, je le priai de me dire son nom. « Abraham Lincoln, de l'Illinois, » me répon- dit-il avec courtoisie. »

Cet incident se passait en février 1860. Trois ans après, une circonstance solennelle vint modifier les sentiments religieux de M. Lincoln; sa piété devint plus évangélique. Voici, d'après un journal améri- cain, comment il raconta lui-même ce changement à un chrétien qui n'avait pas craint de lui deman- der s'il aimait le sauveur Jésus.

« Quand je quittai Springfield pour venir occuper le fauteuil de la présidence, je me recommandai aux prières de mes concitoyens, car je sentais que je n'étais pas encore un chrétien agréable à Dieu. L'année suivante Dieu m'enleva un tils qui était ma joie ; ce fut le plus rude coup qui soit jamais venu me frapper. Evidemment Dieu me cherchait, mais j'hésitais encore à lui donner mon cœur. Mais quand je vins sur le champ de bataille de Gettysburg,

226 ABRAHAM LINCOLN

tant de braves sont tombés pour la défense de la patrie, la pensée de l'éternité me saisit. Dieu toucha mon cœur. Je me donnai tout entier à Christ..., et maintenant je puis dire en sincérité : J'aime Jésus, et je le sers. »

On lisait encore dans V American Messenger (fé- vrier 1865) :

« Le Rév. M. Adams, de Philadelphie, raconte dans un de ses sermons qu'ayant un rendez- vous à cinq heures du matin avec M. Lincoln, il arriva un quart d'heure avant l'instant fixé. Tandis qu'il attendait dans l'antichambre, M. Adams fut surpris d'entendre parler dans la chambre voisine et s'in- forma auprès du valet s'il y avait déjà quelque visi- teur. — « Non, le président est seul, mais il lit sa Bible. Gomment donc? est-ce son habitude jour- nalière?— Oui, monsieur, tous les matins M. Lin- coln emploie l'heure de quatre à cinq à lire sa Bible et à prier à haute voix1. »

Aussi l'évêque protestant, M. Simpson, a-t-il pu

rendre ce témoignage sur la tombe de M. Lincoln.

« Abraham Lincoln était un homme de bien. Il

était connu comme un homme honnête, tempérant,

1. Cite par l'Espérance du 5 mai 1865.

SA VIE, SON CARACTÈRE. SON ADMINISTRATION 227

juste, aimant à pardonner, et en tout sens, comme un homme de cœur. Quant à ses sentiments reli- gieux, je sais qu'il lisait fréquemment sa Bible; il l'aimait à cause de ses grandes vérités et de ses sublimes enseignements. Il croyait au Christ qui sauve les pécheurs, et je pense qu'il s'efforçait sin- cèrement de régler sa vie sur las préceptes de la religion révélée. Si jamais homme illustra quelques préceptes delà pure religion, ce fut certainement le président que nous avons perdu. Je doute qu'au- cun président ait jamais montré aussi grande con- fiance en Dieu, ou, dans ses documents publics, invoqué si fréquemment l'assistance divine. Sou- vent il faisait remarquer à ses amis et à diverses députations que son espérance de réussir reposait sur la conviction que Dieu bénirait nos efforts, parce que nous voulions agir droitement. « Je sais, disait - » il à un ministre, que Dieu est toujours du côté de » la justice, » et il ajouta avec émotion : « Dieu m'est » témoin que le sujet constant de mon anxiété et de » mes prières, c'est que cette nation et moi-même » nous soyons du côté du Seigneur. . »

Il fut du côté du Seigneur, et, maintenant, il est à côté du Seigneur pour toute l'éternité. S'il n'eut pas sa récompense dans ce monde, du reste sa

228 ABRAHAM LINCOLN

modestie et son désintéressement ne l'attendaient pas, il l'a du moins plus glorieuse et durable dans un monde meilleur. Il laisse à sa patrie, il nous laisse à tous, un exemple béni, qui n'a pas été et ne sera pas sans influence salutaire. Sa mémoire sera chère à toutes les générations futures, qui la véné- reront comme celle d'un bienfaiteur et d'un martyr de l'humanité.

FIN

TABLE

CHAPITRE PREMIER

La famille Lincoln. Thomas Lincoln et Nancy Hanks. Jeu- nesse d'Abraham Lincoln. Émigration dans l'Indiana. La nouvelle ferme. Abe éeolier. La Vie de Washington. Influence de la mère d Abraham Lincoln sur le caractère de son fils. Abe batelier. Le Mississipi. Premier voyage sur ce fleuve. Nouvelle émigration de Thomas Lincoln. Le rail-Iplitter. Episode de la convention républicaine de l'Il- linois. Second voyage sur le Mississipi. L'esclavage aux yeux de Lincoln. Abraham Lincoln boutiquier et meunier à New-Salem. Guerre avec les Indiens. Lincoln capitaine de volontaires. Il est marchand et directeur d'un bureau de poste. Travaux intellectuels. Lincoln arpenteur. Sa popularité naissante 1

CHAPITRE II

M. Lincoln avocat, politician et représentant à l'assemblée légis- lative de l'IUinois. Sa probité, son talent, ses succès. Une

230 TABLE

cause criminelle. Député au Congrès national. Part qu'il prend aux débats de la chambre. Douglas et Lincoln. Visite dans plusieurs États de l'Union. Lettre aux républi- cains de Boston 23

CHAPITRE III

L'élection présidentielle de 1860. Démocrates et républicains.

La, convention nationale de Chicago. Elle choisit M. Lin- coln pour son candidat. Joie des républicains. Chanson en l'honneur de l'honnête Abe. Arrivée de la grande nou- velle à Springlield. Le mouvement de la sécession. Le nouveau président à Springfield. Discrétion, bienveillance et modération. Allocution aux républicains 41

CHAPITRE IV

Départ de Springfield. —Adieux de M. Lincoln à ses amis. Son voyage jusqu'à Washington. Réceptions triomphales et dangers menaçants. Discours prononcés dans diverses villes.

Arrivée h Washington. Discours au peuple de cette ville 57

CHAPITRE V

Inauguration de M. Lincoln. Discours qu'il prononça dans cette circonstance. La confédération du Sud. Manifeste de la convention de la Louisiane. Attaque et prise du fort Sumter. Cri de guerre dans le Nord. Quelques paroles du premier message de M. Lincoln. Campagne de 1861. Dé- sastre de Bull-Run et défaite de Bull's-Bluff. 77

TABLE %U

CHAPITRE VI

Campagne de 1862. —Prise de Pittsburg el de la Nouvelle-Or- léans. — Revers de l'armée du Potomac dans la vallée de Chic- kahominy. Victoire d'Antietam. Défaite de Burnside à Frédericksburg. Progrès des idées abolitionistes. La poli- tique de M. Lincoln au sujet de l'émancipation. Modération et fermeté. Épreuves domestiques. Message de 1862. La proclamation émancipatrice 101

CHAPITRE VII

Campagne de 1863. Murfreesborough, Chancellorsville, Gettys- burg. Inauguration du cimetière national.— Quelques belles paroles de M. Lincoln.— Prise de Wicksburg.— Lettre du pré- sident au général Grant. Proclamation d'actions de grâces. Situation du Nord et du Sud. Message de 1863 et proclama- tion d'amnistie 123

CHAPITRE VIII

Campagne de 1864. Grant, lieutenant général. L'armée du Potomac. Marche aventureuse de Shermann. Prise d'At- lanta. — Petits échecs. Actes émancipateurs. L'élection présidentielle de 1864. Son importance. Démocrates et républicains. Réélection de M. Lincoln 145

CHAPITRE IX

La conférence du Niagara. Dernier message de M. Lincoln. Amendement constitutionnel abolissant l'esclavage*. L'œuvre de reconstruction. Discours de M. Lincoln sur ce sujet. Lettre au gouverneur du Missouri 167

232 TABLE

CHAPITRE X

Deuxième inauguration de M. Lincoln. Discours qu'il prononça dans cette circonstance. Derniers événements militaires et fin de la guerre. Joie des nègres à Petersburg et à Richmond. Cérémonie au fort Sumter. La joie à Washington. Dis- cours de M. Seward. Modestie, discrétion et générosité de M. Lincoln dans le triomphe. Assassinat du président. Les fauteurs du crime. Deuil national et universel. Por- trait de M. Lincoln. Quelques traits de son caractère. 189

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