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ÇA ET LA
ÇA ET LA
TYPOGRAPHIE EDMOND MONNOVER
AU MANS (SARTHE)
ÇA ET LA
LOUIS VEMLLOT
SIXIÈME EDITION [I
PARIS
VICTOR PALMÉ, LIBRAIRE-ÉDITEUR
HUE DE GRBNELLE-SilNT-GEEHAIK, 23
1874 Droits rélervds
LIVRE IX
DANS LA MONTAGNE
I
LES PETITS.
« uourage! me dit le chanoine, pendant que je m'essuyais le front ; je vois d'ici notre dîner. »
Il me montra, bien haut, une échancrure dessinée sur le roc par un bouquet d'arbres ; un vallon secret, une petite ornière dans une petite montagne. L'homme y
t. u, l
2 • DANS LA MONTAGNE.
disparaît, lui et sa demeure. Qu'est-ce que l'homme? On est toujours étonné de la petitesse de cet êlre.
a Mais, reprit le chanoine, pas si petit !
« Là où nous allons, quand un pauvre tombe malade, un propriétaire, à tour de rôle, quitte son lit et le donne au pauvre, qui devient Jésus-Christ souffrant.
« Cette charité pour les pauvres est la loi générale de la contrée ; elle a créé des usages touchants et augustes. Non-seulement les pauvres malades sont soignés, mais on fait dire des messes et on se relaye devant l'autel pour obtenir leur guérison.
« Certaines paroisses font la fête des pauvres. Ce jour- là on les rassemble tous à table, et la table est bien fournie. Tout le monde a contribué pour le festin ; une confrérie, dont le curé est le principal membre, serties convives. Trouvez- vous cela si petit?
« Ces petits hommes vivent en relation constante avec Dieu et les saints. Le mois de janvier se passe ordinaire- ment sous la neige ; il est consacré aux saints dont on invoque le secours contre les fléaux qui menacent les campagnes.
« Il y a un saint pour les maladies des gens, un autre pour celles des bestiaux, un autre pour la conservation des biens de la terre, un autre qui retient l'avalanche, un autre qui écarte l'incendie.
DANS LA MONTAGNE. 3
« Sainte Agathe est la gardienne de ces murs de sapin et de ces toits de chaume. Elle s'acquitte bien de son office. Sans doute la maîtresse de la maison ne se couche pas sans avoir tout visité au dedans et au dehors ;
« Elle a fait le signe de la croix sur les cendres du foyer ; elle a disposé en croix, devant l'âtre, la pelle et les pincettes. Mais, contre tant de dangers, la meilleure précaution est de prier sainte Agathe !
« Il est rare que le feu prenne dans ces pieux villages des montagnes ; il éclate fréquemment dans les plaines et dans les villes, où les prières sont remplacées par les assurances contre l'incendie.
« Tous nos paysans connaissent la religion et l'his- toire de la religion. Dès que l'enfant sait lire, c'est lui qui lit chaque soir la vie du saint à la famille assemblée ; ii rend compte du prône entendu le dimanche.
« L'enfant sait pourquoi il est sur la terre, à quelle destinée Dieu l'appelle, quels devoirs lui sont imposés. Avez-vous rencontré beaucoup d'hommes de lettres et beaucoup d'hommes d'État qui en sachent autant que ces petits des petits ?
« Parce qu'ils sont humbles et parce qu'ils croient, les miracles obéissent souvent à leurs vœux. Un infirme se lasse de ne pouvoir plus travailler : il se traîne dans
4 DANS LA MONTAGNE.
l'église ; il sait que toul est possible au Dieu de toute bonté.
• « Plein de foi, il demande sa guérison. S'il ne l'obtient pas, telle est donc la volonté de Dieu, et le chrétien soumis se retire sans amertume. Mais plus d'ua, laissant au pied de l'autel ses béquilles, s'en est allé guéri.
« Oui, dans les splendeurs et dans les monuments des villes, dans les académies, partout où l'homme a multi- plié ses ouvrages et étalé son orgueil, là, souvent, je me suis émerveillé de la petitesse de l'homme ! ;Ici, où je vois les vertus des humbles, j'admire sa grandeur.
« Ce que fait l'homme par lui-même est peu de chose, et il se rapetisse encore dans ces petits ouvrages dont il tire sottement vanité. Mais, lorsque je le considère parmi les oeuvres de Dieu, lorsque je vois le soin que Dieu a pris de son domaine ;
« Quand je pense que Dieu lui a donné ces monta- gnes, et le thym et l'hysope qui les fleurissent, et cette terre forcée de devenir féconde sous sa main, et cet air qu'il respire, et ces eaux puissantes, et tous les êtres dont elles sont peuplées ;
« Quand je vois que ce roi de la terre connaît sa fai- blesse, et que ce possesseur de la terre dédaigne son trésor et se connaît un royaume meilleur, vers lequel il aspire ;
DAMS LA MONTAGNE. 5
« Alors je le trouve grand, plus grand que toute la création ; et je loue et j'honore le chef-d'œuvre de Dieu, la créature de Dieu qui parle à Dieu, qui aime Dieu, qui passe ici-bas pour aller à Dieu.
« Je loue et j'honore cet enfant de Dieu qui travaille à conquérir son royaume éternel ; qui, dans ses plus rudes épreuves et dans ses plus sombres misères, ne cesse pas d'être assisté par les saints, d'être servi par les anges,
« Et qui ne saurait tomber si bas qu'il ne puisse encore, faisant à Dieu même une sorte de commande- ment auquel Dieu obéira, lui dire : «Père qui êtes au ciel, aidez-moi ! »
c Certes, Massillon, devant le cercueil de Louis XIV, avait raison de crier : « Dieu seul est grand ! » Et toute- fois, en vérité, en vérité, l'homme est grand! L'homme est le grand ouvrage de Dieu. »
DAINS LA MONTAGNE.
II
LES PIERRES VIVANTES.
Aux approches du village, nous vîmes le curé, assis sous un arbre, son bréviaire à la main. Des femmes descendaient de la montagne, porlant de grosses pierres qu'elles déchargeaient à ses pieds.
« Quoi ! monsieur le curé, on travaille le dimanche, et sous vos yeux ? -r- Servir Dieu n'est pas œuvre servile. A Celui qui chez nous n'avait plus où reposer sa tête, ces femmes font la charité d'une maison.
« Les pierres qu'elles vont chercher dans le flanc de la montagne, où lés chariots ne peuvent pénétrer, rebâ- tiront notre église en ruines. Tous mes paroissiens, sans en excepter un seul, ont ainsi travaillé pour édifier la maison du Seigneur.
« Nous respectons le repos des animaux, et nous met- tons à profit le dimanche, parce que les travaux de la
DANS LA MONTAGNE. 7
terre sont pressés. Nous avons néanmoins chanté la messe; nous chanterons vêpres d'un cœur joyeux !
« Nos péchés ont lapidé Jésus : en portant à la sueur de nos fronts ces pierres pour la gloire de Jésus, nous demandons la rémission de nos péchés. Chrétiens, ne vous scandalisez pas de ce travail d'amour et de péni- tence, mais priez pour nous.
« Que cette église bâtie de nos sueurs et de nos repen- tirs s'élève en peu de jours et dure de longues années ! Que nos tombes s'ouvrent dans son ombre bénie ! Que la foi des enfants s'y alimente de la foi des pères! »
Du village, d'autres femmes partaient pour relayer celles d'en haut. Elles étaient en habit de dimanche, alertes sous l'ardeur du soleil. Elles nous saluèrent gra- cieusement. — Filles de Dieu, priez pour nous !
Au logis nous trouvâmes plusieurs curés. Chacun vou- lut conter en l'honneur de sa paroisse quelque trait ana- logue à ce que nous venions de voir. — 0 pères et pas- teurs ! gardez bien le trésor que Dieu vous a confié.
Demeurez tels que vous êtes, et ne craignez rien. L'ennemi ne vous ravira pas vos paysans.
Comment ces hommes droits haïraient-ils le prêtre bon et par qui les aime, qui les console, qui les secourt, qui
8 DANS LA MONTAGNE.
est plus instruit qu'eux, meilleur qu'eux, et qui se fait leur serviteur?
Dieu a pris ses sûretés contre le péché. Il a mis dans la nature humaine un fond de justice qui résiste à toute corruption.
Rarement un homme peut descendre à ne plus admi- rer ce qui est beau, à ne plus aimer ce qui est bien, à ne plus croire ce qui est vrai.
En vain le vice et le sophisme s'y appliquent. Tout leur succès sur les individus ne parviendra pas à dégra- der jusque-là l'humanité tout entière.
m,
L'humanité ne peut tout entière et complètement appartenir au mal. Dieu la ressaisira par cette impuis- sance sublime.
III
LES ROMANS.
« Y oici, nous dit le chevalier, ce qui s'est passé dans cette maison aux volets verts qui regarde le lac par- dessus son petit mur de briques roses drapé de clématite
DANS LA MONTAGNE. 9
et de jasmin d'Espagne. Dans tout le pays il n'y a point d'histoire plus tragique ni de maison plus gaie.
« La comtesse avait vingt ans. Elle était très-belle, pieuse, modeste, intelligente. Le comte était riche, bien fait, d'un esprit peut-être un peu froid, mais galant homme, plein de religion et d'honneur.
« Un parent, un élégant qui parlait bien, qui dansait bien, qui montait bien à cheval, l'élégant que tout le monde a vu, — un sot, — s'introduisit dans cette maison et rêva d'en troubler le bonheur, c'est-à-dire l'inno- cence.
« Il apporta quelques mauvais livres. L'inattentif mari ne comprit pas le danger; la femme lut avidement, en provinciale qu'elle était, par cette belle raison, très- stupide et de grand usage, qu'une femme du monde doit connaître la littérature du monde.
a J'en ai vu des plus femmes de bien, et du plus haut rang (je ne dis pas du plus haut emploi : dans les emplois on trouve d'étranges figures); j'ai vu de vraies duchesses, de vraies marquises, fleurs de nom et de race, jeunes mariées, jeunes mères, pleines de fierté,
« Qui lisaient madame S and, M. Hugo, M. de Musset, et bien d'autres. Et même, — ô poètes, humiliez-vous! — leur goût secret et leur admiration étaient pour
r
10 DAMS LA MONTAGNE.
M. Sue. « C'est un infâme, disent-elles, mais Ton doit avouer qu'il écrit bien ! »
« Voilà ce que j'ai entendu, moi, des propres descen- dantes de ces jeunes filles pour qui Racine écrivit Esther et Alhalie. Il y a encore une France, il y a encore quel- ques Français ; mais des Françaises, peut-être qu'il n'y en a plus !
« Les Françaises parties, que restera-t-il? Que tirera le monde des Moscovites et des Autrichiennes qui jouent les comédies de M. Garaguel ? Mes amis, les femmes s'en vont ! La littérature les emporte. Elles continuent de lire des romans lorsqu'on leur a montré les auteurs. Con- naissez-vous l'histoire de Balzac à Turin ?
« Balzac vint à Turin, et on lui donna des fêtes. Vous avez rencontré ce gros homme, d'un aspect assez trivial. Son aplomb parut l'assurance du mérite. J'entrai dans une maison noble où l'on venait de le régaler. C'était l'heure des encensements. Balzac reniflait tout d'un air dédaigneux et qui disait : « Encore ! »
« L'auteur de Mie Prigioni se trouvait là. Ce bon Sil- vio, la politesse même, voulut aussi complimenter le héros. Il ne savait trop comment s'y prendre. «Monsieur, lui dit-il, sans doute que, peignant tant de vices, vous vous êtes pourtant proposé un but moral ? »
« Silvio pensait lui fournir l'occasion de faire briller son
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esprit et d'en réparer un peu les erreurs. « Ma foi, mon- sieur, répondit l'impudent, je me suis proposé de me faire quarante mille francs de rente. J'en ai déjà vingt mille. »
« Il croyait dire une gentillesse. Pourtant cette gros- sièreté révolta. On le lui fit sentir ; il ne s'en tira pas magnifiquement. Il s'éteignit et ne put se rallumer de toute la soirée. Mais les femmes continuèrent de lire ses
0
livres, au grand détriment de leur cervelle.
« J'ignore si ma pauvre petite comtesse avait lu Bal- zac ou si elle admirait davantage madame Sand. Ce que je sais trop, c'est que sa pauvre tête partit. La voilà prise d'une passion violente pour le lâche faquin qui s'était introduit dans sa maison.
« Elle n'a pas cessé d'être vertueuse. Cette passion lui fait horreur. Sans trouver le courage de fuir, elle combat, elle prie, elle pleure. Elle ne quitte les églises, que pour s'enfermer dans son oratoire. C'était ce petit pavillon que tapisse un églantier. Combien de soupirs ont entendus les roses ?
« Tout le monde voit que la malheureuse souffre et se meurt, et nul ne devine son secret. Celui qui la tue rédouble le poison, dans l'attente d'un triomphe pro- chain. Son triomphe sera terrible. — Moins affreux pour- tant qu'il n'a l'ignominie de l'espérer i
12 DANS* LÀ MONTAGNE.
« La jeune femme est obsédée, elle se sent perdue. Voulant à tout prix sauver l'honneur, sa raison fléchit, sa vertu lui inspire un héroïsme criminel. Enfermée dans le cabinet où elle se retirait pour peindre, elle s'empoi- sonne avec les couleurs dont sa palette était chargée.
« 0 Dieu de miséricorde ! Notre Père qui est dans les cieux avait entendu les plaintes de cette victime. Il prit sa vie en expiation, mais.il ne voulut pas la frustrer de ses combats et de ses larmes. Il permit que les premières atteintes de la mort lui ramenassent sa raison.
« Elle se confessa d'un cœur ferme et contrit. Elle dit au comte : « Consolez-vous. Je meurs d'un coup de folie où vous n'êtes pour rien. Je vous honore et je vous aime ; depuis que je suis à vous, je n'ai pas cessé de vous honorer et de vous aimer. »
« Ainsi elle mourut, dans les tortures, mais pure, repentante et tranquille, donnant un pardon plein de pitié, recevant un pardon plein d'amour. Son âme, arra- chée par un dernier effort, laissa sur ce beau visage le sourire de la réconciliation.
« Le mari ne sut rien. Il pleura sincèrement. Plus tard, un amour romanesque, — il y en a encore dans ce pays, — est venu remplir son cœur. A travers le mur de briques roses drapé de clématite et de jasmin d'Espagne, vous entendez les cris joyeux de ses enfants.
DANS LA MONTAGNE. 13
a L'autre, je ne sais ce qu'il est devenu. Je ne sais où il a porté ses élégances et son cours de littérature moderne appliquée. Je l'ai rencontré dans le monde, un an après la mort de la comtesse. Il était fort galant, fort brillant, non marié. Dieu patientait encore !
c — C'est très-bien, chevalier, dit le peintre, et votre histoire, passez-moi le jargon de mon métier, ne manque pas de couleur... Si la pauvre jeune femme s'est empoi- sonnée avec du cobalt, elle a dû souffrir épouvantable- ment.
t Mais une chose ici me gène et me dérange, et je ne suis pas édifié comme je le voudrais. Cette femme était chrétienne, elle priait : expliquez-moi comment la reli- gion ne l'a pas guérie de sa folie.
« — La religion ne nous empêche pas toujours , malheureusement, de donner prise au diable. C'est ce que la comtesse avait fait en lisant ces mauvais livres. Lorsque le diable a prise, it prend, et il tient
« Cette raison, la prise de possession du diable, n'est pas reçue du monde. On ne veut rien expliquer par là. Les chrétiens eux-mêmes, qui demandent sans cesse à Dieu de les délivrer de l'empire de Satan, semblent pen- ser qu'ils récitent une formule vaine.
« Pour moi, je crois que le diable est un ennemi véri-
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table que nous avons ici-bas, et qui fait quantité de cho- ses habiles pour nous entraîner plus bas. Nous devons le chasser par le jeûne, par la prière et par la confes- sion.
« Un jour, dans ma jeunesse, une jeune fille très-res- pectable me scandalisa fort : elle avait dit naïvement devant moi, à une de ses compagnes, qu'une femme doit « fuir les occasions » pour sauver sa vertu.
« Quelle vertu, me disais-je, qui craint l'occasion ! Et devrait-elle savoir qu'il y a des occasions ?» Je la regar- dais comme quelque chose de moins qu'une pécheresse. « Il ne faut, pensais-je, qu'une occasion. »
« J'ajoutais d'éloquents discours contre les maîtresses mprudentes qui avaient contaminé cette innocence jus- qu'à ce point de sagesse abjecte de savoir que la créature est fragile et doit se garer de l'occasion.
« J'en ai rappelé. J'ai vu les effets de l'occasion ! Si notre pauvre petite comtesse s'était souvenue de fuir l'occasion, au premier mouvement déréglé de son cœur elle aurait mis l'ennemi à la porte.
c Elle n'aurait pas achevé de lire le premier mauvais livre, elle n'aurait pas ouvert le second. Vertueuse comme elle était, une bonne et sincère confession l'au- rait tirée de ces vils dangers.
• DANS LA MONTAGNE. Î8
c Enfin, son histoire me paraît un véritable cas de possession. Qui sait comment le diable prend possession d'une âme ? Nous ne sommes point confesseurs, nous ne pouvons débrouiller ces mystères en autrui.
t Pour ce qui me regarde, peut-être que j'ai su le faire. Étudiez-vous bien, vous en saurez autant, et répé- tons les uns et les autres avec plus de vigilance : Ne nos inducas in tentationem. — Sed libéra nos a malo, acheva le peintre. — Amen, dis-je à mon tour. »
IV
d'un pendu.
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l'entrée de la ville, au bord du lac; en vue des montagnes, il y a une belle place où se donnent les fêtes* où jouent les enfants. Elle est plantée de grands arbres et entourée de belles bandes de verdure. Le côté de l'hi- ver, caressé du soleil, est abrité du vent ; le côté de l'été est plein d'ombre et de fraîcheur.
16 DANS LA MONTAGNE.
Ce matin, j'ai vu qu'on y dressait une sorte de petite charpente : deux poteaux élevés de sept à huit pieds, éloignés de quelques pas, et réunis en haut par une tra- verse. Un brin de peuple, assemblé \h\ regardait avec une attention animée. Je demandai ce que c'était. On me répondit : « C'est la potence. »
Sous ces beaux arbres, au milieu de cette verdure, cette petite charpente ne me parut pas répondre à ce grand nom. Je voyais la potence comme dans les croquis de Gallot : un seul poteau, colossal, au milieu d'un site féroce, avec sa grappe de pendus baissant la tête, haus- sant les épaules, frétillant des jambes.
N'est-ce pas l'image que vous vous en faites, belle lectrice? La poésie s'en va de partout. Voilà que le bourro^u lui-même cherche ses aises. Plus d'ampleur ! Ah ! mesdames, conservez bien vos modes ! Sa besogne faite, le bourreau démonte la potence, l'emporte sous son bras, la serre dans un coin de sa chambre.
A cette potence mesquine, on a pourtant, vers le coup de midi, ajusté un homme. Vous plairait-il d'ouïr une histoire de pendu ? On ne parle pas d'autre chose aux environs. Avant-hier le gendarme qui garde la fron- tière m'a dit : « Je ne vous plains pas : vous verrez pendre ! En France nous n'avons plus de ces distrac- tions-là. »
Le pendu se nommait Simon. Il avait assassiné un
DANS LA MONTAGNE. 17
camarade qui revenait au pays pour se marier. Ce n'était point vengeance ni jalousie, comme vous êtes en train de le croire. C'était simplement et vilainement pour voler au camarade une petite somme que celui-ci destinait à monter son ménage.
Le coup fait, Simon eut bien le courage de dépouiller la victime et de lui voler encore ses habits : pièces à con- viction dont il prenait soin de se munir ! Ces scélérats, si fins à combiner le crime, savent toujours mettre la justice sur la voie. Les pécheurs ne se montrent guère plus avisés.
Le meurtrier rentra en Suisse, d'où il venait. Pendant six mois il vécut de diverses industries misérables, tour- mente de ses remords, plein de terreurs le jour et la nuit ; persécuté en même temps du désir fou de revenir aux lieux où il avait versé le sang. Il y revint. On l'ar- rêta sur l'endroit.
On fit paraître la fiancée du mort ; elle reconnut les habits de celui qu'elle pleurait : elle les avait raccom- modés de ses mains. A ce détail le coupable se rendit. Les juges dirent : « Qu'il soit pendu ! »
Voilà l'inconvénient de n'être pas né Français. De l'autre côté de la frontière , les avocats et les jurés auraient bien trouvé quelque circonstance atténuante. Un avocat d'ici me l'attestait. « Mais, ajoutait-il, nous
18 DANS LA MONTAGNE.
n'avons que des juges ! Ah! monsieur, soyez fier de votre jury. » — Ainsi fais-je.
Le condamné, cependant, ne murmurait ni contre son pays ni contre ses juges. Écoutez bien, s'il vous plaît. Ce méchant homme se mit à songer à la justice de Dieu. Il prit ses dispositions pour expier son crime et pour mourir noblement.
Lorsqu'on vint lui lire sa sentence il se mit à genoux, et il écouta dans cette posture, acquiesçant par une inclination de tête à chaque chef d'accusation. A la fin il dit d'une voix calme : « La justice des hommes a raison. »
Averti la veille de l'exécution, il passa la nuit en prières. Le jour venu, il sollicita une grâce : c'était d'al- ler au supplice en pantalon blanc. 11 avait autrefois rêvé qu'étant près de tomber dans un abîme, un homme vêtu de blanc l'avait retenu.
On vint le lier. Le bourreau tremblait. Simon prit la corde, la baisa, se la passa autour du corps. Il baisa ensuite la main du bourreau. Sur la route il fit le che- min de la croix, paisible, regardant la terre.
Au pied de la potence il acheva ses prières. Ayant la corde au cou, il demanda la permission de parler. Il dit qu'ordinairement c'est par la faute des parents et de l'éducation que les hommes sont préparés au crime ;
DANS LA MONTAGNE. 19
Que, pour lui, il ne pouvait point accuser son père et sa mère; que ses parents avaient au contraire rempli tous leurs devoirs, lui enseignant à craindre Dieu, mais qu'il s'était perdu dans les mauvaises compagnies.
Il exhorta les assistants à se souvenir de la leçon, les pères pour élever leurs enfants dans l'honneur, les jeunes gens pour se conserver chrétiens. « Et à présent, s'écria- t-il, que Dieu reçoive mon âme contrite et humiliée ! »
Voilà ce qui reste d'une enfance chrétienne, et ce que la religion peut retrouver dans un misérable condamné au dernier supplice. Au pied de l'échafaud il se relève. Qui pourrait lui garder un sentiment de mépris?
La bonne vieille comtesse de Larme re, qui passait sa vie dans les prisons au service des condamnés à mort, pleurait quand l'un d'eux obtenait sa grâce. « Le mal- heureux! disait-elle, il (était si bien disposé! Et voilà qu'il ira mourir au bagne, en bourgeois. »
20 DANS LA MONTAGNE.
LA MORT BOURGEOISE.
L
|a longue expérience de la comtesse de Larivière lui laissait des doutes sur la mort bourgeoise. Elle en souhaitait une autre à ses amis, « Ces bourgeois, disait- elle, sorft trop contents d'eux-mêmes. Gomme ils n'ont tué ou blessé que des âmes, comme ils n'ont, en général, que peu vêlé ,
c Ils demandent ce qu'ils ont donc fait qui les oblige à solliciter le pardon. Si on leur dit qu'ils sont tout de même des coquins, ils se fâchent ; si on leur dit qu'ils vont mourir, ils ne le croient pas. Leur bon médecin va les tirer d'affaire, parole d'honneur! Leurs bons parents craignent les restitutions et attestent qu'ils vont très- bien. Leurs bons amis admirent comme ils ont l'air gaillard .
a Parlez-moi d'un franc scélérat dans son cachot, avec sa conscience bien chargée et son arrêt bien en règle. On lui dit qu'il n'a pas moins mérité l'enfer que la
DANS LA MONTAGNE. 21
corde, il l'avoue ; on lui dit qu'il va mourir, il le sait ; on lui dit que Dieu est clément, il le croit. Il se repent, il pleure, il espère; il fait une mort charmante.
« J'en ai vu, poursuivait la bonne femme, qui pou- vaient espérer leur grâce et qui ne la voulaient point solliciter, de peur de perdre l'innocence reconquise, de perdre les lumières dont la bonté divine les éclairait. Oh ! qu'ils avaient bien raison ! Oh ! que je les exhortais ferme à désirer la mort! Oh! que je voudrais partir comme ceux-là sont partis !
« Écoutez une petite pratique dont je me suis toujours bien trouvée. Quand vous entreprendrez la conversion de ces pauvres créatures, dites cinq Pater et cinq Ave pour obtenir l'assistance du bon larron. Voilà un grand saint, et le vrai patron des gens de sac et de corde, authentiques ou secrets.
« J'ai souvent médité sur le bon larron. Nous ne le connaissons pas assez. Voyez l'enseignement et la clé- mence de Notre-Seigneur. Le premier homme canonisé, le premier qui entre dans le ciel et qui s'assied à la droite du Père, c'est un chenapan. Faites semblant, après cela, d'ignorer pourquoi Jésus-Christ est venu !
« Mais j'avoue que ce larron n'est pas de ceux qui peuvent passer pour avoir volé leur paradis. 11 nous donne un beau modèle de foi et d'humilité. Pour l'humi- lité, il s'accuse, il se reconnaît coupable et justement
22 DANS LA MONTAGNE.
puni, ce qui laisse supposer qu'il n'avait pas fait peu de chose. Il n'a que plus de mérite à en convenir. Pensons-y et prenons courage.
« Pour la foi, il voit Notre-Seigneur crucifié, livré aux insultes de la canaille, mourant. Il lui dit : « Seigneur, vous êtes Dieu ; quand vous serez dans votre royaume, souvenez-vous de moi ! » Savez-vous que c'est croire, cela! Nous autres, nous voyons Jésus-Christ dans les. cieux depuis dix-neuf siècles, et, malgré les cris de la canaille, — j'entends les gens bien élevés, — Il règne, Il commande, Il est vainqueur.
« Nos chers scélérats ont quelque chose de cette belle . foi du bon larron. La religion leur a été mal enseignée, ils n'ont pas mené une vie de délices, les riches et les*' grands ne leur ont donné la plupart que de funestes exemples, ils n'ont guère lu que des livres hideux, ils sont sous le poids d'une punition terrible, appliquée par des hommes qu'ils peuvent croire médiocrement purs. Cependant ils confessent la justice de Dieu et ils attendent sa miséricorde.
et Toujours j'ai trouvé là quelque chose de divin. Le bon larron s'est-il converti parce que l'ombre de Notre- Seigneur portait sur lui, ou parce qu'il était du même côté de la croix que la sainte Vierge? Ce qui est clair, c'est que Dieu lui a fait une grâce immense, accordée dans la suite à beaucoup de ses pareils, refusée à beau- coup de soi-disant honnêtes gens.
DANS LA MONTAGNE 23
« Je conclus qu'il ne faut point mépriser les âmes; qu'il n'en est point de si souillée où Dieu ne puisse trou- ver quelque coin pur qui lui sert à purifier tout le reste. Prenant ensuite les sentiments d'humilité de saint Tho- mas d'Aquin, et comptant peu sur mes fameuses vertus et sur mes illustres œuvres, je vais répétant cette prière :
« Pelo quod petivit latro pœnitcns! »
Madame, de Larivière était un excellent type d'une excellente espèce. Elle était croyante. Les femmes sont croyantes ou crédules.
Croyantes, elles persévèrent; crédules, elles s'obsti- nent. Elles arrivent à de grands résultats où la raison ni quelquefois le raisonnement n'ont pas un grand rôle.
Par esprit de foi, elles vont en avant sans incertitude et sans crainte, comptant toujours sur un miracle; et le miracle se fait souvent.
S'il s'agit de convertir un pécheur, elles lui disent à brûle-pourpoint des choses qu'il ne voudrait pas entendre d'un homme, et qui l'ébranlent.
Elles prient, elles donnent des médailles, elles font
24 DANS LA MONTAGNE.
dire des messes et des neuvaines, elles reviennent cent fois, elles importunent, et elles l'emportent.
S'agit- il d'établir une œuvre : point de repos, point d'obstacle; elles fatiguent Dieu, si le mot se peut dire de Dieu comttie des hommes. L'œuvre est fondée.
L'entêtement dans la crédulité les rend aussi labo- rieuses, aussi hardies et tenaces à l'entreprise du mal que courageuses et dévouées à celle du bien.
Elles flattent, elles mentent, elles séduisent, elles trompent, elles .veulent réussir. Il faut que celui qui les pousse leur dise : « Je suis content. »
Pendant la guerre d'Orient, lçs prêtres et les sœurs n'ont rencontré qu'un refus bien caractérisé à l'heure de la mort : il vint d'une vivandière.
Déranger voulut faire confesser sa vieille Fretillon ; il la fit rire. Une femme chrétienne l'aurait décidé à se confesser lui-même... sans les amis.
Le pauvre Déranger et sa pauvre Fretillon ne purent pas éviter la mort bourgeoise.
DANS LA MONTAGNE. 28
VI
l'astrée.
LlHEVALiER, vous nous disiez qu'il y a encore dans ce pays des amours romanesques ; cela est-il bien vrai? — Oui, et de généreux et heureux mariages qui se font à la suite de ces belles amours. — 0 pays de l'Astrée!
— Les rois n'épousent plus les bergères, par la rai- son qu'il n'y a plus guère de rois, ni peut-être de ber- gères. Mais un gentilhomme riche ne se fait pas un crime d'épouser une fille sans dot, lorsqu'elle lui piaf t et lors- qu'elle a des vertus. — 0 pays de l'Astrée!
— C'est comme je vous le dis, et notez ce point fort étonnant : il faut des vertus 1 Car, pour le vice, les sacri- fices de fortune et les mésalliances se voient encore partout. Ici l'honneur fait des folies pour la vertu. — 0 pays de l'Astrée !
— Le marquis Astolfo, charmant capitaine, en garni- son dans quelque petite ville de nos montagnes, voyait
T. II. 1 v*
26 DANS LA MONTAGNE.
de sa fenêtre, assez loin, à une autre fenêtre, une jeune tille qui cousait diligemment. Elle ne brodait pas, elle cousait. — 0 pays de l'Astrée !
— Il regardait souvent, il en vint à regarder long- temps, il finit par regarder toujours. Elle cousait tou- jours. Néanmoins elle se prit à regarder aussi, puis de coudre. Mais tirer le rideau ou changer de place, elle n'y pensa point. — Restons-nous en Astrée ?
— On s'était rencontré dans la rue, de loin, d'assez loin pour qu'on ne se vît pas rougir. — 0 pays de l'Astrée ! — On avait remarqué que les tailles étaient bien prises, la démarche honnête, la parure modeste. — 0 pays de l'Astrée !
— Et, de la fenêtre où l'on cousait, chaque jour on cousait moins et Ton regardait davantage. On finit par ne plus faire guère autre chose que regarder, de la fenêtre où l'on avait cousu. — Resterons-nous dans le pays de l'Astrée ?
— Ce marquis Àstolfo, ce beau capitaine, avait un cœur naïf et pur. — 0 pays de l'Astrée! — S'apercer vant que son occupation la plus chère était de regarder cette jeune tête qui lui apparaissait dans un encadrement de fleurs... — 0 pays de l'Astrée!
— Et qu'il se dirigeait involontairement vers cette maison qu'il ne savait comment se faire ouvrir ; n'osant
DANS LA MONTAGNE. 27
pas même, tout dragon qu'il était, demander qui demeu- rait là... Je vous dis la vérité pure... — 0 pays de T Astrée !
— Songeant, méditant, hésitant, prenant cent fois en une heure le parti de tout oser, le parti de fuir en Amé- rique, le parti de ne rien faire, il pensa enfin que Dieu Pavait mis en face de cette fenêtre pour le bonheur de sa vie. — 0 pays de l'Astrée !
— Un jour, armé de tout son courage, il sort; en tremblant il s'avance vers la chère maison ; il résout d'y pénétrer. Il priait la sainte Vierge de tout son cœur, et son cœur battait bien fort. — 0 pays de l'Astrée !
— Lorsqu'il fut près, il vit à travers la grille, sur le perron, la jeune fille qui le regardait venir. Souriante elle accourut et lui ouvrit la porte. Elle l'attendait. — 0 pays de l'Astrée !
•
« Conduisez-moi, lui dit-il, à votre père. Je suis le « marquis Astolfo, et je viens le prier de m'accepter « pour gendre, d — On les maria dans la quinzaine. — 0 pays, doux et beau pays de l'Astrée !
28 DANS LÀ MONTAGNE.
VII
DES ANGES DU VOYAGEUR.
« Filii sanctorum sumus, dit le chanoine ouvrant son bréviaire; nous sommes les fils des saints, nous ne pou- vons pas voyager comme ceux des nations qui ne con- naissent point Dieu.
« Traverser les montagnes sur la grande route, ce n'est pas ce qui s'appelle affronter la mort. Je connais la sagesse de notre cheval. Jadis on le nomma Chemin de fer. Il n'est plus que le vieux Coco, assuré de la patience ecclésiastique. /
a Ce n'est pas lui qui voudra se jeter dans les préci- pices; ce n'est pas nous qui voudrons escalader les pics neigeux. Il y a des parapets partout; il n'y a plus de brigands nulle part, ni de géants, ni de gnomes, ni d'ours.
« Des auberges, il n'y en a que trop. Elles remplacent bien les châteaux-brigands d'autrefois; on y laisse plus que l'ancien droit de péage! Mais, Filli sanctorum
DANS LA MONTAGNE. 29
sumusy et la vieille hospitalité existe encore pour nous. Elle nous ouvrira les presbytères.
« Cependant celui qui toujours rôde pour chercher une proie, le vieil ennemi, le malin, le diable, — si vous me permettez de prononcer son nom, messieurs, — je crois qu'aujourd'hui, comme au temps de nos pères, il hante encore les grands chemins.
c II les hante, il y suit pas à pas le voyageur, pour le mettre à mal. Ponts, parapets, belles routes ferrées et bonne police, tout cela ne le gêne guère; tout cela per- suade aux hommes qu'ils peuvent se passer de Dieu et des bons anges.
« Si vous m'en croyez, nous ne donnerons point dans ce piège. Et, comme nos pères priaient avant de se mettre en voyage, nous prierons; nous demanderons à l'Auteur de tout bien de nous donner .un voyage heu- reux .
« Parce que la police nous garde, ce n'est pas une raison pour refuser l'assistance des anges qui s'offrent à nous servir de guides et de compagnons. Nous dirons la prière de nos pères; c'est une belle prière et une belle poésie.
« Les périls que nos pères rencontraient hors de leur demeure n'existent plus pour nous. Gomme dans son
rfc*
30 DANS LA MONTAGNE.
domaine privé, chacun pourra bientôt se promener dans ce monde nivelé, ratissé, balayé, surveillé, éclairé au gaz — et aux journaux.
« Dans ce monde magnifique et commode, un péril pourtant nous environne et nous menace, que nos pères connaissaient peu, et une beauté n'y est plus, une beauté et une poésie que nos pères avaient su ne pas exclure.
a Le péril nouveau, c'est l'oubli de Dieu. Péril immense, le seul à craindre ici-bas. Gomme nous croyons n'avoir plus besoin de Dieu, nous oublions Dieu. Le diable ne saurait nous jouer plus mauvais tour.
a Et la beauté perdue, c'est la présence de Dieu, la seule chose ici-bas qui soit vraiment belle, le seul soleil qui éclaire l'intelligence sur les merveilles de la création, le seul vrai charme, la seule vraie harmonie.
»
a L'homme présent s'est emparé du monde plus que ses prédécesseurs ne l'avaient fait ; mais, en s'en empa- rant, il s'y est sottement claquemuré. Il n'en sort plus, il ne veut plus que rien y entre ; il dit : « Je suis chez moi ! »
« Paris sera tout à l'heure en communication électrique avec Pékin; tout à l'heure l'habitant du Thibet pourra venir à Londres comme l'habitant de Paris allait naguère à Versailles .
« L'homme se rengorge. Des terrasses de son palais
DANS LA MONTAGNE. 31
Nabuchodonosor contemplait la grande Babylone; il disait : « N'est-ce pas là mon ouvrage? Ne suis-je pas le créateur et le roi de cette grande cité? » — Grand roi, je vous vais pousser du poil.
« L'homme moderne contemple ses fils de fer : a II n'y a plus de distance, je l'ai supprimée ! » Tu crois cela, petit? Et moi je crains que bientôt tu ne marches à quatre pattes.
« Rapproche-toi de Pékin, rien n'est plus permis. Mais, si en même temps tu t'éloignes du ciel, te voilà bien avancé! Point de chemin de fer pour aller au ciel : point de gaz qui monte jusque-là. Il faut deux ailes : la charité et la chasteté.
« Quand tu pourras aller voir en un jour, — avec des canons rayés, — tes amis du Monomotapa, — qui t'attendront avec des canons Armstrong, — lu n'auras jamais fait que rapetisser ta petite terre à ta petite taille.
« Si tu Tas en même temps fermée à tes amis du ciel, qui pourront seuls t'égayer dans ce séjour étouffant et devenu bête, où tu ne seras plus que la dent d'une machine et un .chiffre sur le registre d'un chef de bureau ;
o Si tu l'as fermée aux anges de Dieu, qui seuls pour- ront t'apporter l'espérance dans ce chef-d'œuvre de
32 DANS LA MONTAGNE.
l'administration, où ta seras administré depuis le sein de ta mère jusqu'au sein de la tombe ;
a Je trouve, roi collectif du monde, que tir auras fait un sot marché, et je désire n'y point participer. C'est pourquoi je continue à ne me point regarder comme étant ici chez moi.
« Je suis à l'étranger, in teira aliéna, chez le prince de ce monde ; dans un lieu de passage où je n'entends nul- lement rester ; dans un lieu de combat où j'ai besoin de secours; dans un lieu étroit : je veux l'ouvrir sur le véri- table espace !
f Appelons les anges de Dieu. Demandons à Dieu qu'il les envoie pour voyager avec nous, pour écarter les dangers qui pourraient nous atteindre, pour écarter sur- tout le grand danger où nous sommes de ne point penser à lui;
« Pour nous révéler les merveilles de sa main, pour nous inspirer une joie sage, pour entretenir en nous l'allégresse et l'aménité du cœur, pour nous conduire et nous ramener en paix. »
Et incontinent le chanoine récita les prières de l'Itiné- raire, commençant par le chant prophétique du saint vieillard Zacharie, lorsque naquit celui qui devait mar- cher dans le désert en criant : « Préparez les voies du Seigneur ! »
DANS LA MONTAGNE. 33
VIII
PRIERES DU VOYAGEUR.
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
« Que le Seigneur tout-puissant et miséricordieux nous conduise .
« Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël ! Il a visité son peuple» il Va racheté.
« Dans la maison de David, son serviteur, il nous a suscité la grande force du salut.
« Il l'avait promis par la bouche de ses saints qui ont été aux siècles passés, par la bouche de ses pro- phètes :
a Qu'il nous délivrerait de ceux qui nous haïssent, qu'il nous tirerait des mains de nos ennemis ;
« Qu'il se souviendrait de son alliance avec nos Pères, qu'il leur ferait miséricorde en nous.
« Il l'avait juré à notre père Abraham ; Il avait juré de faire par sa bonté.
34 DANS LA MONTAGNE.
« Qu'an jour affranchis et sans crainte, nous le puis- sions servir, Lui, notre Dieu;
« El que dans la sainteté et dans la justice, en sa pré- sence, nous marchions tous les jours de notre vie.
a Et toi, enfant, tu seras appelé le prophète du Très- Haut, car tu marcheras devant la face du Seigneur ; tu prépareras ses chemins,
« Afin d'enseigner à son peuple la science. du salut; afin d'annoncer Ceui qui vient remettre les péchés,
« Par les entrailles de cette miséricorde divine avec laquelle est venu d'en haut vers nous ce soleil levant,
«r Pour éclairer ceux qui sont assis au milieu des té- nèbres et de l'ombre de la mort, pour diriger nos pieds dans le chemin de la paix.
« Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit,
« Gomme il était au commencement, et maintenant, et toujours, et dans les siècles àes siècles. Amen.
« Que le Seigneur tout-puissant et miséricordieux nous conduise dans la voie de la paix et de la prospé- rité ! Et que l'ange Raphaël demeure avec nous par le
DANS LA MONTAGNE. 35
chemin, afin que sains et saufs et en toute joie nous reve- nions chez nous,
« Seigneur, ayez pitié de nous!
« Christ, ayez pitié de nous !
« Seigneur, ayez pitié de nous !
« Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien; pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, et ne nous laissez pas succomber à la tentation,
« Mais délivrez-nous du mal.
« Sauvez vos serviteurs ! ils espèrent en vous!
« Du sein de votre sainteté, Seigneur, envoyez-nous le secours !
« Que des hauteurs de Sion votre protection s'étende sur nous !
« Soyez-nous, Seigneur, un rempart inexpugnable
« Lorsque apparaîtra l'ennemi !
c Que l'ennemi ne puisse rien contre nous !
36 DANS LA MONTAGNE.
« Et que le fils d'iniquité n'ait jamais le pouvoir de
nous nuire !
« Béni soit le Seigneur, aujourd'hui et chaque jour!
« Que Dieu, notre salut, nous fasse un voyage heu- reux !
« Vos voies, Seigneur, montrez-les-nous!
a Dans vos sentiers, Seigneur, conduisez-nous !
« Que nos voies nous soient tracées
« De manière que nous gardions vos commande- ments !
« Ainsi les voies tortueuses deviendront droites, a Ainsi les chemins âpres seront aplanis. « Dieu vous a mis sous la garde de ses anges, « Afin qu'ils vous protègent partout. « Seigneur, exaucez ma prière ! « Que le cri de mon âme monte jusqu'à vous ! « Que le Seigneur soit avec vous, « Et avec votre esprit !
DAMS LA MONTAGNE. 37
PRIONS.
« Dieu très-bon, conduisant les fils d'Israël, Vous leur avez fait traverser à pied la mer, et, donnant aux trois Magos une étoile pour guide, ils ont pu suivre le chemin qui menait à Vous. Accordez-nous, accordez à notre prière un heureux voyage et un temps tranquille, afin que, sous la conduite de votre ange saint, il nous soit donné d'arriver au lieu où nous allons, et surtout de parvenir au port plus désiré du salut éternel !
« Seigneur très-miséricordieux, qui, ayant fait sortir votre serviteur Abraham du pays de Ur en la terre des Chaldéens, l'avez gardé dans tous les chemins de son pèlerinage, nous vous en supplions, daignez nous gar- der, nous vos serviteurs. Soyez pour nous, Seigneur, la voix qui encourage au moment de partir, le repos dans la longueur de la route, l'ombre impénétrable aux ardeurs du jour, le manteau qui défend de la pluie et des rigueurs du froid, le char qui nous porte lassés, le refuge à l'heure du péril, le bâton et l'appui nécessaires dans les chemins glissants, le port au milieu du nau- frage ; que, toujours sous votre conduite, étant arrivés heureusement au but de ce voyage, nous puissions heureusement revenir parmi les nôtres et dans nos maisons !
« Nous vous supplions, Seigneur, écoutez nos prières :
T. Il, 2
38' DANS LÀ MONTAGNE.
disposez de telle sorte le chemin où marchent vos servi- teurs qu'ils obtiennent votre salut, et que, dans toutes les vicissitudes de cette voie et de cette vie, nous ne per- dions jamais votre protection !
« Faites, Dieu tout-puissant, nous vous en supplions, que votre famille marche dans la voie du salut, et que, suivant les exhortations du bienheureux Jean le Précur- seur, elle arrive heureuse à Celui qu'il annonça, Notre Seigneur Jésus-Christ, votre Fils, Dieu, qui vit et règne avec Vous, dans l'unité du Saint-Esprit, durant les siècles des siècles. Amen.
a Avançons en paix,
q Au nom du Seigneur. »
IX
À PROPOS d'une pipe.
IN ods voici dans la baronnie de la Baronne. C'est une vraie baronnie. Le château a des murs épais; il a gardé ses tourelles, et toutes les tourelles ont encore leurs vieilles girouettes de trois ou quatre cents ans.
DANS LA MONTAGNE. 39
C'est vieux, ce n'est pas refait. Ce sont bien les mêmes pierres qui ont vu les barons. Les meubles sont plus jeunes ; ils ont l'âge qu'aurait aujourd'hui Julie d'Etan- ges.
Notre ami Rousseau a pu venir par ici, à la suite de sa baronne de Warens, et présenter des assiettes dans la salle à manger où nous dînerons. Il a servi au monde un fier poisson d'avril sur ces assiettes-là !
Le château couronne une éminence qu'entoure aux deux tiers, le lit desséché d'un torrent. Le torrent s'jest frayé une autre route. 11 mugit dans un couloir de roches qui complète la fortification.
Il s'est permis de beaux caprices ! Dédalos ne lui aurait pas tracé une route plus fantasque : des excava- tions, des cascades surplombées par des masses énor- mes, des retours sans fin, des puits sans fond. Beaucoup de légendes ont poussé parmi tout cela.
On vous montre un endroit où le torrent fut franchi à cheval par un Roméo du voisinage, qui était venu se marier secrètement à la fille des ennemis de sa maison, dans leur propre chapelle. Il avait Juliette en croupe.
Un page, compromis dans ces épousailles, s'accrocha à la queue du cheval. On dit que le chevalier le tua, irrité du danger qu'il lui avait fait courir. Ce détail gâte l'histoire ; je propose de le supprimer.
40 DANS LA MONTAGNE.
Aujourd'hui on franchit le torrent sur des ponts assez larges; des charrettes chargées de foin passent où passa le chevalier. Je gage qu'il y a passé un piano, suivi de toutes les romances et de toutes les variations de l'hiver dernier.
L'ancien lit du torrent, fourni d'herbe tendre et planté de beaux arbres, forme une promenade impénétrable aux ardeurs de l'été. Les terres environnantes sont en bon état de culture, et la dame du lieu leur fait produire cinq pour cent.
« Eh bien, n'importe ! dit le Peintre. Se trouver dans le vieux château d'une jeune baronne, — elle a beau être fermière, on a beau être sérieux, — cela donne tout de même une émotion. Quel malheur d'avoir lu des romans, lorsqu'il n'en faut plus faire ! »
Le petit salon était plein de choses ingénues du temps de Louis XV. La pendule représentait t7 Trionfo éCAmore. Mais nous remarquâmes surtout une forte pipe et une grosse blague à tabac.
Dans le boudoir d'une baronne veuve, de tels usten- siles avaient de quoi attirer le regard. « C'est la pipe du défunt baron? demanda le Peintre. — Non, répondit notre introducteur, c'est la pipe de la Baronne. — Oh! oh!
« — La Baronne promit à son mari mourant de ne se
DANS LA MONTAGNE. 41
point remarier, le pleura, et se mit à jouir de sa liberté en folle qui est femme de bien. Elle avait toujours été un peu garçon, elle devint diable.
« Elle congédia les parents qui l'ennuyaient, congédia la société, congédia le monde, congédia les usages. On ne la vit plus qu'au galop à travers les montagnes, le couteau de chasse au flanc, des pistolets aux arçons.
« Parfois elle tombait dans Genève, en équipage frin- gant. Couchée dans sa voiture, la pipe à la bouche, elle courait à grand fracas la ville scandalisée. Certes, on glosa ; mais il n'y avait à lui reprocher que du tapage.
« Les poursuivants ne manquaient point. Ils étaient attirés par cette fantasia turbulente. Elle les tint très- loin. On soupçonna un amour extravagant. Le fond de tout n'était qu'un amour d'extravagances.
« Elle est mère. Quelqu'un sut lui dire : «Vous pre- nez une réputation qui affligera votre fils. » Tout ce feu s'amortit soudain. Elle ne fit plus d'esclandre dans Genève, monta moins à cheval, passa de la pipe à la cigarette ; la cigarette elle-même va s'éteindre.
« Et les cierges de la chapelle, qui a été fort négligée depuis quelques années, se rallumeront. — Pour tout dire, ajouta le Peintre, la Baronne vieillit. — Pas tant,
42 DANS LA MONTAGNE.
répondit le Chanoine. Elle est de ces diables qui se font ermites avant de vieillir. »
En ce moment la Baronne entrait.
C'est une grande personne bien taillée, un peu maigre, hâlée par le soleil, très-dame et très-paysanne. Un lan- gage brusque et doux, des allures hardies , des yeux innocents.
« Vois-tu, me dit le Peintre, quand nous partîmes le soir, ce teint hâlé est une beauté secrète et dangereuse. C'est un précipice couvert d'herbe. On dirait : Elle est hâlée, causons moutons et pâturages.
« On s'avancerait sans défiance, et on serait pris avant d'y avoir seulement songé. Puisqu'elle ne veut pas se marier, tout homme jaloux de vivre content évitera de rencontrer souvent cette originale Baronne dans ce sau- vage pays.
« Si elle se voulait marier, on devrait l'éviter encore. Elle serait femme de bien, je n'en doute aucunement, mais il y a de ces vertus qui cassent trop les assiettes. En ménage, foin de l'originalité !
« Le pot-au-feu! le pot-au-feu ! Plus j'observe, plus je me convaincs que le mieux en tout est d'être comme tout le monde... Quel malheur que tout le monde ne
DANS LA MONTAGNE. 43
soit pas ainsi ! Je n'exprime pas très-clairement ce que je veux dire.
<r La Baronne me plairait considérablement, mais son plus grand charme, c'est d'être veuve. En l'épousant on lui ôterait juste cela. Beaucoup de gens font cette folie : ils aiment la fumée de la pipe, qui est jolie à voir... et ils en épousent l'odeur. Voilà mon idée.
« Que crois-tu que deviendra notre Baronne en vieil- lissant? — Elle sera comme le torrent qui entoure sa maison. C'est un caractère fier qui s'est d'abord creusé un lit fertile. Elle abandonnera ce premier lit, et pen- dant qu'il y poussera de l'herbe et des fleurs,
« Elle se jettera vaillamment sur la pierre, elle la per- cera, elle la vaincra, elle s'y creusera des routes pro- fondes; et par ce travail elle aura mis son héritage en sûreté, d
44 DANS LÀ MONTAGNE.
LA VRAIE MISERE.
U,
n hommme descendait de la montagne, à pied, abrité d'un mauvais parapluie. Il était jeune et déjà courbé. Ses habits, propres, sentaient pourtant la mau- vaise fortune. Sur sa figure intelligente, les rides lais- saient deviner qu'elles étaient venues avant l'heure.
*
Le Chanoine le salua de quelques mots d'amitié ; il répondit de bonne grâce, sans sourire. Il semblait que l'on dût craindre de lui sourire en parlant. Bientôt il reprit sa route, pressé de rentrer dans la solitude de son cœur. Le Chanoine le suivit d'un regard attristé.
« Assurément, dit le Peintre, cet homme porte quel- que grande douleur. — J'ai vu couler bien des larmes, répondit le Chanoine, et je ne sais pas si j'ai rencontré jamais homme plus à plaindre que celui-ci, qui peut-être n'a jamais pleuré.
« Il a de l'instruction, du talent, de l'esprit, du cou-
DANS LA MONTAGNE. 45
rage, tout ce qu'il faut pour autoriser l'ambition, et il a aussi de l'ambition. Sa vie pauvre, perdue sans espoir, horriblement tourmentée, s'écoule sur cette route où il va et revient toujours.
« II remplit là-haut, dans un village, un petit office, et là-bas, dans la ville, il exerce un petit emploi. Deux fois par semaine, en toute saison, quelque temps qu'il fasse, toujours à pied, il monte et redescend.
« Il travaille ainsi pour nourrir un père déshonoré, une sœur, encore jeune et belle, livrée à l'ignoble pas- sion du vin, un frère que le vice aurait conduit au crime s'il ne l'avait plongé dans la stupidité.
« Telle est l'existence de cet homme savant, disert, qui se sent capable d'un grand rôle. Attaché ici, sur cette route, par ces liens durs et ignominieux, jamais il ne se plaint, jamais il ne sourit, jamais il ne parle de sa famille.
« Sa vie est sans consolation. Il n'aime point ces misé- rables, qui ne l'aiment pas, car son sacrifice ne les a pu corriger. Il les porte par honneur, non par charité. Or telle est son inénarrable misère : il n'a point de Dieu ; la prière n'a jamais rafraîchi son cœur.
« Nous autres, prêtres de ces cantons, ses amis d'en- fance, les compagnons de sa jeunesse, que de messes
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46 DANS LA MONTAGNE.
nous avons offertes pour lui, pour ramener à Dieu cette grande vertu humaine et ce formidable malheur ! Impla- cable contre lui-même,
« Tl nous a dit : « Laissez-moi; ne me forcez pas « d'attrister vos oreilles par des paroles que vous regar- « deriez comme des blasphèmes. Si c'est votre Dieu « qui m'a fait cette destinée, elle n'est pas trop lourde « pour moi ; je saurai la porter sans lui. »
« Cruelle folie de l'orgueil ! Cet homme, qui ne passe pas une Heure sans maudire le jour où il est né, s'admire lui-même dans sa souffrance. Levant contre Dieu sa tête altière, armé de sa hauteur stupide, dit l'Écriture* il met son Créateur au défi de le consoler.
« Ainsi le démon nous leurre et nous fait faire pour lui, aux dépens de notre salut, tout ce que nous pour- rions faire pour Dieu, au grand profit de notre salut. Car les saints aussi veulent souffrir. Sous la main qui les frappe, ils disent : « Seigneur,. encore, encore! »
« Mais ils souffrent pour expier; en souffrant ils adorent et s'humilient. L'orgueil souffre pour s'exalter, pour se parer de sa douleur, pour se fournir un prétexte de haïr et braver Dieu : « Tu ne vaincras pas! » Ainsi Satan, le singe, se crée des martyrs.
« Cet homme que nous venous de rencontrer, on le plaint de ses malheurs. Je le plains plus amèrement que
DANS LA MONTAGNE. 47
personne; je le plains d'une infortune bien autrement horrible que celle sur laquelle on s'apitoie d'ailleurs jus- tement : je le plains de ses voluptés. »
XI
DU BON CRETIN.
k
la porte d'un pauvre logis, sur Ja roule, se tenait un homme, ou plutôt un être difforme, vêtu d'un long sarrau de toile grise. Il regardait dans un plat creux en poterie grossière. Si profonde était sa contempla- tion que le bruit de notre équipage ne lui fit pas lever les yeux.
Je n'avais jamais vu un crétin. C'est chose triste et lamentable à voir. Celui-ci était vraiment hideux, plus hideux qu'un cadavre. Dans le cadavre quelque chose dit qu'il a contenu la vie. Le crétin est comme un vase de rebut, que l'ouvrier a jeté là, et dans lequel rien n'a jamais été versé.
« Dieu, pourtant, nous dit le Chanoine, y a mis une âme immortelle, et l'Église y a versé le baptême. Par
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la vertu du baptême, cette âme immortelle, dégagée un jour de sa prison vile et effrayante, ira dans le ciel et jouira de la présence de Dieu. L'horrible chrysalide est l'enveloppe d'un ange.
- « Ceux qui l'entourent ici ne l'ignorent pas. Ils ont de la tendresse et du respect pour ce bloc de chair dans lequel dort une âme bienheureuse, à qui la mort sera véritablement et dans toute la force du mot un réveil. Sa famille veille sur lui ; s'il n'avait pas de famille , la paroisse l'adopterait. ,
« On le sert. On a étudié les lueurs vagues de ses instincts. La place où on l'installe est sa place préférée, et, s'il y a quelque aliment pour lequel il ait montré plus de goût, c'est autant que possible celui qu'on lui donne. Les enfants mêmes évitent d'affliger l'inno- cent. Car c'est sous ce nom que la foi et la charité le désignent.
« — Puisque le vrai crétin porte ce beau titre d'inno* cent, me dit le Peintre, évitons désormais d'appeler cré- tins tant de penseurs, de poètes et d'artistes qui, certes, ne sont pas innocents! Devant leurs œuvres mal faites et malfaisantes, disons notre pensée ; mais ne les appelons point crétins; ne leur faisons plus cet honneur.
« Le crétin passe sa vie à regarder dans son plat creux. Cela ne fait de mal à personne. Mais qui sait ce qu'il y contemple? Qui sait s'il n'y lit pas des poèmes sublimes,
DANS LA MONTAGNE. 49
s'il n'y voit pas des tableaux merveilleux, si l'air qui roule dans cette cavité ne fait pas entendre à son oreille, plus délicate que la nôtre , des concerts tout cé- lestes?
« Il tait ses sentations et ses conclusions; nous ne pouvons donc en raisonner. Mais les autres, que nous n'appellerons plus des crétins, et que là-bas on appelle quelquefois hommes de génie et grands hommes, ce qu'ils voient dans la nature, ce qu'ils voient dans le cœur, ce qu'ils voient dans le ciel, nous le savons; ils le disent.
« Ils n'y voient que la matière ; des difformités, des malpropretés, des laideurs et des horreurs, et, au delà, du vide ; et le tout n'est à leurs yeux que l'ouvrage du hasard, formé pour amuser le vice en attendant d'être la proie du néant Jamais cet honnête crétin n'a vu pareille sottise dans son plat creux.
c II n'a pas disséqué le corps humain et dit ensuite : « Mon scalpel n'a point trouvé l'âme ! » Il n'a point bra- qué des télescopes perfectionnés sur les profondes splen- deurs de l'azur et dit ensuite : « J'ai vu des milliers de milliers d'astres et j'ai suivi leur cours admirablement réglé ; mais je n'ai point vu Dieu! »
« II n'a point étudié l'histoire du monde, suivi l'homme depuis Adam jusqu'à Jésus, écouté le témoignage des livres saints, constaté l'accomplissement des prophéties,
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et dit ensuite : « Ce sont des fables! » Il n'a pas vu l'Église nourrir de son lait et de son sang le nouveau genre humain, et dit ensuite : a Tuons l'Église! »
« Non, non, ne les traitons plus de crétins, ils n'en sont pas dignes, ces savants, ces docteurs, ces éloquents, ces illustres qui souillent et ravagent l'intelligence hu- maine en l'entourant d'une vapeur de mensonges pour la séparer de Dieu! Notre crétin, notre innocent^ n'est pas né de cette race de Caïn !
« Est-ce qu'un crétin fait des chansons, des vaudevilles et des peintures obscènes? Est-ce qu'un crétin écrit des chroniques pour les journaux belges? Qui a jamais ouï sortir de la bouche d'un crétin les perverses inepties qu'enfantent à la journée ces sacripants de peine de la littérature?
« Voici que nous venons de passer. Le crétin ne pren- dra pas la plume pour en informer les journaux; il ne s'arrangera pas pour faire croire aux Belges et aux Russes que nous lui avons adressé la parole, à lui crétin, et qu'il est admis dans la société des gens distin- gués.
«c Le vrai crétin, le bon crétin, l'honorable crétin n'est pas atteint d'orgueil, cette pire et plus folle des folies humaines. Quand il a contemplé son plat creux et qu'il y a vu circuler des mouches, il n'en est pas plus fier.
DANS LA MONTAGNE. 51
Lorsqu'il salit son sarrau, c'est sans effort; il ne prend pas un air vainqueur et n'envoie pas cette souillure aux journaux belges.
« II n'a jamais connu l'envie, le pauvre cher innocent I S'il est sensible à la mélodie, il écoute ; il n'essaye point de chanter et ne hait point ceux qui chantent; s'il aime les fleurs, il ne mord pas les mains qui portent des bou- quets. Aucun vrai crétin n'est féroce, ni ne fait de révo- lutions, ni ne crée des systèmes religieux, ni ne compose de biographies. »
XII
LA RUINE.
P,
lus d'une fois nous avions eu l'occasion d'admirer les effets de pluie dans les montagnes. À la fin ce plaisir devint monotone ; le dernier jour, il était fasti- dieux.
Quelle pluie ! L'eau tombait, coulait, jaillissait, se pré- cipitait; elle s'étendait en nappes, se tordait en tor-
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rents, s'éparpillait en verges, volait en fumée ; elle rugis- sait, elle clapotait, elle tourbillonnait.
« Bah ! dit le Chanoine, nous trouverons du feu à la maison. Dès que nous serons séchés, toute cette pluie n'aura été qu'un beau spectacle... Pourvu qu'elle n'em- porte pas les ponts !
« — Et si elle emporte les ponts? — Si elle emportait les ponts, ce serait autre chose. Mgis puisque nous avons fait la prière de l'Itinéraire, pourquoi la pluie emporte- rait-elle les ponts ? »
La sécurité du Chanoine nous laissait un arrière-fonds de pensées grises. Cependant nous passâmes un premier pont, puis un autre, puis le dernier. Et le soleil riait au seuil de la maison.
On appelle « la maison » un reste d'abbaye et de belle vieille église, seuls monuments qu'aient jamais vus ces lieux sauvages. Les moines ont planté la vallée, l'ont embellie, l'ont civilisée, et on les a chassés.
Non pas le peuple : le peuple ne fait jamais cette besogne. Le peuple était le vrai propriétaire des biens de l'abbaye. Les moines l'instruisaient, le nourris- saient, lui donnaient des terres à long bail et à petit loyer.
Quiconque avait la vocation de l'étude et de la prière
DANS LA MONTAGNE. 53
pouvait prendre l'habit religieux et devenait pour sa part propriétaire des biens loués à ses parents. Dans ce temps-là, les loyers ne montaient jamais.
Des villes voisines quelques philanthropes sont venus; ils ont affranchi ce malheureux peuple. Ils l'ont affranchi de plusieurs humiliations : de l'humiliation des petits fermages en premier lieu ;
De l'humiliation d'avoir pour propriétaires des moines, pour instituteurs des moines, pour conseillers et pour juges des moines ; de voir moines leurs oncles, leurs cousins, leurs enfants.
L'éducation, la justice, la sécurité, tout ce qu'on leur donnait jadis pour rien, ils l'ont payé en hommes libres. Ce qu'ils ne pouvaient plus payer, ils ont eu la gloire de. s'en priver.
L'abbaye avait des privilèges souverains. Ses vassaux, défenseurs du canton, étaient exempts de l'impôt et du service militaire. On leur a ouvert la noble carrière des armes, on leur a envoyé le percepteur.
La splendeur de leur vallée, la belle abbaye, cons- truite en nobles pierres sculptées, a été mutilée et dépouillée. La puissante cloche de l'église, à la fonte ! les tableaux et les statues, aux brocanteurs !
Les ornements tissés de soie, d'argent et d'or, aux
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juifs ou à la boue! On a réduit en lingots les ostensoirs et les vases sacrés. L'orgue, qui chantait tous les jours, a été transformé en cuillers d'étain.
Les beaux vieux livres, rassemblés de partout depuis des siècles, ont allumé le glorieux bûcher que formait l'entassement des stalles et des confessionnaux en vieux chêne ouvragé, noir comme l'ébène.
Les pompes religieuses de tous les jours du Seigneur et de tous les jours des Saints, chants, processions dans les montagnes, bénédictions, repos, on a tout remplacé par les réunions de la garde nationale.
Le pays n'avait jamais connu ni un ivrogne, ni un Inendiant, ni un mécréant ; il y a maintenant de tout cela. Chacun habitait sa maisonnette jolie; toutes les demeures sont aujourd'hui des masures.
Les moines avaient partout semé dans la montagne de petits oratoires, refuges des bergers; à peine en reste-t-il un débris. A la place des ponts de pierre des moines, on a des ponts de bois, jouets du torrent.
Mais combien le ravage n'est-il pas plus grand dans les âmes ! Que de fronts courbés ! que de coeurs appe- santis ! que de pensées sourdement révoltées, où la haine et l'envie fermentent dans les ténèbres !
DANS LA MONTAGNE. 55
Cependant la foi est encore restée parmi ce peuple et l'aide à supporter sa destinée devenue si dure ; l'hospi- talité sourit encore sur les ruines de l'abbaye. Deux cellules sont réservées pour les voyageurs.
Nous étions trois; le maître de la maison quitta sa chambre et son lit. Nous ne voulions point qu'il s'im- posât cette gêne. « Laissez-moi, dit-il, la plus douce consolation de ma pauvreté. »
XIII
LA JUSTICE DE DIEU'
IN ous visitâmes l'abbaye. Hélas! hélas! L'église est une grange à foin, le réfectoire une écurie. Deux anges sculptés en cariatides, d'un beau style, soutiennent un râtelier; des chapiteaux mutilés portent des auges et des mangeoires.
« J'ai été précédé dans cette maison, nous dit notre hôte, par un homme qui prit plaisir à dévaster ce que les révolutionnaires avaient épargné. Il mutila lui-même
56 DANS LA MONTAGNE.
ce qui restait de statues et fouilla les tombeaux encore intacts.
« Dans l'église il avait établi l'écurie , quoique ce fût moins commode qu'ailleurs. Il y laissait le fumier et prenait plaisir à montrer cette profanation, il disait : « Voilà nos reliques ! — De ore tuo te judico, » dit le Chanoine.
« On lui demandait pourquoi il se nuisait ainsi à lui- même, puisqu'il gâtait sa propriété. Il avait alors une certaine manière de rire, et il répondait : « Dieu a dai- « gné bénir son humble serviteur; je puis faire un a sacrifice. »
« Il ajoutait ; « Je détruis cette masure afin qu'elle ne « puisse pas être facilement réparée ; je ne veux pas « qu'il vienne jamais à l'esprit de quelque fanatique de « la rétablir dans son ancien état. »
Jean-Marie, le chasseur de chamois, assis sur un fût de colonne, nettoyait sa carabine. « Oui, dit-il, ainsi parlait ce gredin. Si vous rapportez ce qu'il faisait, n'oubliez pas sa mort.
« Une mort de canaille et de mangeur du bien des pauvres, une vraie mort de réprouvé. J'y étais et j'en suis bien aise. Ça m'a fait peur, et ça m'a fait du bien. Il est mort ici, dans cette église, sur le fumier de ses bêtes, moins brutes que lui.
DANS LA MONTAGNE. 87
« Il étail riche, insolent ; il faisait le mal avec plaisir, toute sorte de mal, et il prospérait; mais cette pros- périté prit fin. Les banqueroutes et les désastres le jetèrent dans les dettes : il mit en vente l'abbaye.
a II l'avait trop abîmée ; il n'en trouva pas ce qu'elle valait lorsqu'elle lui était tombée dans les mains. On s'accordait pour la déprécier; les finauds de son espèce attendaient qu'il fût plus bas encore.
a II entrait en rage. On prenait plaisir à le mettre sur les charbons. On lui disait : « S'il y avait encore cela, et « encore cela, et tout ce que vous avez saccagé, l'abbaye « se vendrait magnifiquement. *
« Un jour qu'il venait de manquer un acquéreur, à cause des réparations devenues nécessaires par suite de sa folie, je le vois entrer comme un fou dans l'église. Il écumait et blasphémait.
« Il tenait à la main son marteau ; il le lance contre cette petite figure d'ange souriant, la seule qui reste à la naissance des nervures. Le marteau rencontre une barre de fer, rebondit vers lui et le frappe au front.
« Il pousse un cri de damné, chancelle, et va tomber la face sur le fumier. J'avoue que mon premier mouve- ment fut de rire. Cependant il ne bougeait plus; je le relève et l'assieds où je le trouve.
88 DANS LA MONTAGNE.
« On accourt. Il vivait encore. Qu'il était hideux ! Quelqu'un va chercher M. le curé. Quand il rouvrit les yeux, voyant la soutane, il s'écrie : a Non ! non ! » Il vomit un dernier blasphème, il est cadavre.
« Nous étions terrifiés. Le curé pria un moment; puis, d'une voix et d'un regard de juge, il nous dit : « Qu'il vous en souvienne ! » Le soir tout le monde était confessé, moi en tête. J'en avais besoin !
« Ainsi mourut ce gredin, nous convertissant par sa mort abominable. C'est le seul bien qu'il ait faitàdans le pays, comme l'animal qui vaut mieux mort que vivant. Il en est encore vexé dans l'enfer.
« Moi, Jean-Marie, je dis que Dieu est très-bon de donner ainsi leur compte à ceux qui veulent leur compte, et de frapper dans sa colère le pécheur endurci qui refuse le pardon. Cela soulage le sentiment de la justice, qu'on ne ménage guère ici -bas.
« Et les petits de ce monde ouvrent les yeux. Ils voient qu'ils ne seront point grugés et insultés impuné- ment, et que le méchant n'est pas à l'abri du tonnerre, et que son bonheur est court et mauvais. »
DANS LA MONTAGNE. 89
XIV
LE CHASSEUR DE CHAMOIS.
Jean-Marie, le chasseur de chamois, se sait bon gré d'être au monde ; il trouve que Dieu lui a fait une belle
vie.
« L'homme, qui n'est pas chasseur, dit-il, est-ce un homme? Mais il faut chasser sur la montagne. Chasser en plaine, est-ce chasser ?
« J'étais encore dans le sein de ma mère; je lui criais : « Hâtez-vous! hâtez- vous ! Mettez-moi au monde, « et que j'entre en chasse. »
« Il y a tout sur la montagne, des chamois, des loups, des renards ; il y aussi des aigles ; il y a des fleurs, il y a de grands vents.
a Là, plus d'une fois, je me suis vu face à face avec le tonnerre; plus d'une fois j'ai vu le tonnerre sous mes pieds.
60 DANS LA MONTAGNE.
a Si tu connaissais le bruit du vent dans les sapins, si tu connaissais le bruit de la foudre dans la montagne, tu ne voudrais plus d'autre musique.
« La nuit, seul dans la montagne, quand le torrent mugit, quand les vents grondent, c'est là qu'un homme sait ce qu'il vaut.
« Le matin, sur les pics élevés, à la naissance de l'au- rore, c'est là que l'homme sent la grandeur de Dieu. De son cœur jaillit la prière !
« J'ai rencontré Dieu sur la montagne, je lui ai parlé. En pleurant je l'ai béni de m'avoir donné mon chien et ma carabine. »
XV
SOEUR ANDREE.
Histoire cueillie à la Chapelle, un petit pays dans les airs, par où nous avons passé au soleil couchant, sous la conduite de Jean-Marie. — Et Jean-Marie nous mon- trait les montagnes vêtues d'ombre, baignées de lumière,
DANS LA MONTAGNE. 61
vertes, noires, dorées, étincelantes; et il s'écriait : « Vive Dieu !
« Vive Dieu! les voyez- vous, mes diamants! les voyez-vous, mes paradis! Voyez-vous mes cascades qui tombent en blocs d'argent! Voyez-vous mes nuages qui volent ! Cet obélisque planté sur un socle de mon- 'tagnes, qui regarde passer les nuages du haut des cieux, la Dent du Midi, couverte de neige et de glace,
« C'est le baromètre qui m'indique le temps de de- main ; c'est mon guide fidèle sur les sentiers connus des seuls chamois. La Dent du Midi est là pour moi. Les autres s'en servent, mais elle m'appartient. Voilà mon pays de chasse, où je me promène tous les jours de ma vie, entre la terre et les cieux.
« Je l'ai vu mille fois et dix mille fois. Je l'ai vu au plein soleil, je l'ai vu à l'aurore, je l'ai vu dans les nuits sereines et par les jours d'orage, et je l'ai toujours trouvé si beau qu'il m'a toujours semblé ne l'avoir jamais vu encore. Et tout cela est plein de chamois, de loups et d'aigles, et de braves gens.
« Il n'y a guère de porte que je ne puisse ouvrir sans frapper, à toute heure de la nuit et du jour; et les portes par où je ne passe point, les gens de bien et d'honneur ne les ont pas souvent franchies. — Jean-Marie, sois le bienvenu. Prends place auprès du feu, bois un coup, allume ta pipe. »
T. II. 2**
62 DANS LA MONTAGNE.
Jean-Marie, le premier aigle que vous verrez passer au delà des nuages, vous l'abattrez, pourvu qu'il soit beau ; vous arracherez de son aile la plus belle plume, et vous me l'enverrez à Paris. Je veux me servir d'une plume d'aigle (une fois n'est pas coutume) pour décrire vos exploits.
Présentement, tâchez de ne plus regarder la mon- tagne, qui vous excite trop au discours, et laissez mon- sieur le Chanoine nous, parler d'une colombe. C'est la sœur Andrée, supérieure des quatre religieuses de la Chnpelle; supérieure de l'hôpital, de la pharmacie, de l'école et de la visite des pauvres. Trois religieuses et sœur Andrée, cela fait huit.
Sœur Andrée reçut un vieillard dont l'air de détresse la toucha plus encore que de coutume ; car il n'est pas rare qu'elle pleure quand elle voit un malheureux. Mais, à l'aspect de celui-ci, elle sentit un désir plus qu'ordi- naire de le secourir. Il semblait malheureux jusqu'au fond du cœur.
11 apportait une ordonnance de médecin pour diverses choses coûteuses. Déjà sœur Andée gémissait de n'avoir rien à donner et de ne pouvoir rien donner. Calculant ce que le pauvre aurait à payer, elle n'y tient plus. Elle court devant le crucifix; elle se jette à genoux, elle fond en larmes.
Elle se plaint à Dieu, et à la Vierge Marie, et à saint
DANS LÀ MONTAGNE. 63
André, son patron, ramant de la croix; elle se plaint de ne pouvoir suivre les mouvements de sa charité, d'être obligée de demander de l'argent à ce pauvre qui a besoin de secours.
•
Mais bientôt elle s'effraye. Quoi donc ! n'a-l-elle pas murmuré contre la règle austère qui contient son cœur et qu'elle a choisie ? N'a-t-elle pas regretté sa vocation qui l'oblige à la pauvreté étroite ? N'a-t-elle pas voulu écarter sa croix? — Elle va trouver son confesseur, s'accuse et demande une pénitence.
Le confesseur la gronde, mais d'une voix mal assurée; puis il pleure; puis il dit à sœur Andrée : * Ma sœur, vous avez donc si bonne envie de donner à ce pauvre le médicament dont il a besoin? Eh bien! j'en ferai les frais, et même j'ajouterai quelque chose. Votre pénitence sera de m'avoir pris mon argent. »
Le pauvre demande ce qu'il faut payer. « Rien du tout, dit la sœur ; recevez au contraire encore ceci. » Le pauvre veut remercier. « Non, dit-elle; moi, je ne peux donner que mes prières ; mais monsieur le Curé a voulu vous assister au nom de Jésus-Christ. » Le pauvre reprend : « Vous êtes vraiment la servante de Dieu. »
Or ce pauvre était calviniste. Il songe en lui-même ; et cependant sa maladie empire, et il sent qu'il va mou- rir. Il demande alors le curé et la bonne sœur ; il les prie
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de venir tous deux, de venir au plus tôt. Les voilà près de son lit.
« Vous m'avez donné quelque chose de la part de Jésus-Christ ; vous, «aonsieur le curé, un remède ; vous, ma sœur, des prières. Votre remède et vos prières m'ont guéri d'une maladie plus dangereuse que celle dont je meurs. 0 ma sœur, vous avez bien prié, et Dieu vous a bien entendue !
<r J'ai quelque chose aussi à vous donner pour Jésus- Christ, c'est mon âme. Elle lui appartient, il l'a conquise par vous. Père, je veux mourir catholique, baptisez- moi. Sœur, soyez ma marraine; je veux mourir sôus le nom d'André ; donnez-le-moi ; c'est le nom que je veux porter éternellement devant Jésus-Christ. »
XVI
POLÉMIQUE DE JEAN-MARIE.
Il y avait près de Saint- Jean-d'Aulps, avant 93, une belle église. Les révolutionnaires l'ont détruite. Ils vou- laient abolir la mémoire de saint Guérin, évêque civili- sateur du pays, et ils cherchèrent ses reliques vénérées
DANS LÀ MONTAGNE. 65
du peuple, pour les profaner. Un homme eut le bonheur de les sauver, et le peuple les vénère toujours.
La montagne fut nommée dans ce temps-là, par ces hommes-là, mont Marat, en l'honneur de Marat, Y Ami du Peuple, le même qui demandait un régal de cent mille têtes. Le peuple ne le sait plus. Il connaît encore la place où saint Guérin , retournant à son évêché, rebroussa chemin pour a 1er mourir chez los moines qu'il venait de réformer.
Saint Guérin, comme saint Antoine à Rome, est ici le protecteur des bestiaux. De tous côtés on les amène à bénir le jour de sa fête. Grand sujet de raillerie pour quelques bourgeois, esprits forts jusqu'à l'article de la mort exclusivement. Le peuple ne veut pas abandonner le culte des saints ; la bourgeoisie veut supprimer tout culte. Germe de guerre civile qui ne coûtera pas peu de sang!
Le soir, au souper, nous vîmes en présence deux types intéressants du peuple et des bourgeois : l'un, notre Jean-Marie; l'autre, un cousin du Chanoine, médecin dans les environs. Ce médecin trouve mauvais que la sœur Andrée soit pharmacienne; car, s'il venait, lui médecin, à avoir deux fils, la pharmacie de sœur Andrée empêcherait un de ses fils de s'établir pharmacien. Les empiétements du clergé sont insupportables !
Ce bon médecin guérit toutes les maladies avec du
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66 DANS LA MONTAGNE.
vin blanc. Dès qu'il voit un malade : « Qu'on lui donne, dit-il, du vin blanc ! » A son avis le vin blanc est apé- ritif, révulsif, lénitif, etc.; diurétique, tonique, béchi- que , etc. Il s'applique lui-môme son remède ; d'une langue épaisse il en décrit les bons effets. « L'effet de ton vin blanc, lui dit le chasseur, est toujours le même, et te voilà gris. »
Le médecin se piqua. Il commença d'oublier le res- pect et de mettre son cœur au jour» Ce qu'il en mon- trait n'était pas beau. Partant de l'ignorance de Jean- Marie et de ses préjugés populaires contre le vin blanc, il attaqua le maigre, le jeûne, l'abstinence, la conti- nence, attribuant toute cette discipline antihygiénique aux calculs féroces du clergé :
« Parce que le clergé veut rendre les hommes débiles et malades, pour avoir plus de facilité de les amener à confession et de les réduire par ce moyen en servi- tude! » Aces mots je connus le journal que lisait le médecin du vin blanc. C'est toujours le même.
Le Chanoine nous fit signe de le laisser aller. Conti- nuant de boire du vin blanc, il continua de réciter de la prose rouge. Il finit par dire que le clergé, ne voulant pas marcher avec l'esprit humain, se ferait de mauvaises affaires, qu'on saurait bien lui ôter le peuple, que la science prendrait enfin seule et sans partage le gouver- nement des esprits.
DANS LA MONTAGNE. 67
« Voilà, dit Jean-Marie ; et comme tu es savant, c'est loi qui nous gouverneras ! Nous ne boirons plus du vin blanc par ordonnance du médecin, mais par ordre du roi, et nous irons le chercher à la boutique du prince ton fils. Je vois le plan. Ceux qui auront attrapé des brevets seront les maîtres; les autres obéiront. Non-seulement la sœur Andrée ne sera plus pharmacienne, mais il pourra te plaire qu'elle ne soit plus religieuse, et elle ne le sera plus. Car, religieuse, elle est dirigée par le curé, et le curé nous dit par elle des choses qui ne te plaisent point.
c Les hommes ne sont plus tous également les enfants de Dieu dans les différentes conditions où sa providence les a placés pour le besoin général, leur donnant, avec la même espérance pour la vie future, un égal partage de devoirs, d'épreuves et de joies. Car le mendiant a ses bonheurs, et le roi a ses souffrances et ses humilia- tions, et l'un aussi bien que l'autre ne recevra de Dieu que la récompense qu'il aura méritée ; et la récompense du mendiant peut se trouver plus grande que celle du roi.
« Il te déplaît que nous sachions ces choses, et cette égalité présente et future te déplaît. Il te déplaît que je sois ton égal, moi Jean -Marie, qui n'ai point de diplôme et qui ne connais point les vertus du vin blanc. Il n'y aura plus d'égalité. Il y aura des enfants de la science qui commanderont, et des esclaves sans diplôme qui devront servir, en attendant que maîtres et esclaves aient ren-
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contré l'égalité de la mort, qui ne sera plus que l'égalité du néant.
« Tu défendras au prêtre d'instruire, il n'instruira point; tu fermeras l'église, elle sera fermée ; tu rompras les vœux de la sœur Andrée, ils seront rompus. Voilà qui va bien ! Tu m'ôteras mon chien, ma carabine et la montagne. Je n'aurai plus tout cela que par ta permis- sion, quand tu voudras manger un isard. Car d'aller tuer un isard, ce n'est pas l'œuvre d'un savant; la science n'a point de jarrets.
ce Et lorsque je serai vieux et malade, à la place des consolations du curé j'aurai tes visites, que je payerai ; à la place de la sœur Andrée j'aurai pour infirmières des femmes que tu auras choisies et dont tu ne pourras plus faire autre chose, et que je payerai.
« Puis enfin, dans cette terre ingrate et dure où j'aurai répandu ma sueur pour m'acquitter de ce que je dois aux savants, je descendrai sans espérer le ciel, sans le connaître, sans l'avoir vu. J'y descendrai tout entier; tu m'auras volé mon âme !...
« Mon ami, quand tes mesures seront prises, quand tu te trouveras prêt pour dissoudre l'école, pour fermer l'Eglise, pour rompre les vœux de la sœur Andrée, — commence parm'envoyer un gendarme savant, pendant mon sommeil.
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« Qu'il ôte ses bottes et qu'il marche à pas de loup : j'ai le sommeil léger ! Qu'il muselle mon chien, qu'il m'enlève ma carabine, qu'il me lie, endormi, de bonnes cordes neuves; qu'il me mette un bon bâillon pour m'empêcher d'appeler les pâtres et les autres chasseurs. Car, si je peux gagner la montagne,
« Aussi vrai qu'il y a un Dieu, — le Dieu que tu ne connais pas, — aussi vrai que je m'appelle Jean-Marie, — ceux que tu enverras me chercher ne reviendront pas tous, et ceux qui me ramèneront ne me ramèneront pas vivant !
« Et je te donne un conseil : Prends garde que la mon- tagne ne tombe sur toi. Elle mettrait tes membres en mauvais état; elle les mettrait en mauvais état, c'est moi qui te le dis! Et toutes les frictions de vin blanc que tu saurais faire ne te répareraient que médiocrement !
« Il y a une chose que vous ne savez point, vous autres savants : c'est que la mesure est pleine à votre endroit, comme elle fut en d'autres temps, par vos soins, remplie à l'endroit des nobles et des prêtres ; c'est que vos habits à queue de morue sont en horreur, comme ont pu l'être les soutanes et les habits brodés ;
« C'est qu'on est las de vos écritures, de vos percep- teurs, de vos enregistreurs, de vos régisseurs, de votre morgue, de vos avidités ; c'est que vous êtes des men- teurs et des usurpateurs ; c'est qu'il y a bien des endroits
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où vous avez fait du peuple une bête irritée qui se démusellera, et qui de ses griffes et de ses dents tra- vaillera d'étrange sorte vos papiers, vos habits et voire peau !
a — Tu as entendu, cousin, dit le chanoine au médecin abasourdi. Maintenant, bois le reste de ton vin blanc et va te coucher; et puisses-tu demain matin avoir retrouvé assez de bon sens pour faire ta prière ! Tu la faisais avant de tant connaître les mérites du vin blanc. En ce temps-là tu n'avais pas la simplicité de croire que Dieu se laisserait vaincre par toi, et qu'il n'aurait pas de vengeurs. »
XVII
LES JESUITES.
« Le collège des Jésuites, à Mélan, est un collège de campagne, institué pour la pauvre et robuste Savoie. On y trouve à bon marché une éducation qu'il faudrait payer cher ; saine, ennemie des lâches douceurs et des frivolités qui font les hommes et les savants dont nous jouissons depuis un demi-siècle. Ici point de dorures : du latin tout nu, la vie toute crue. »
DANS LA MONTAGNE. 71
Ainsi nous parla le chevalier, que nous retrouvâmes à Mélan, où il faisait sa retraite des vacances. « Mais, hélas ! ajouta-t-il, quelle cuisine ! Je croyais être sobre et coulant sur la nourriture : Je vois ici tous les jours que je suis un vil délicat. J'ai horreur de moi-même, et ce n'est pas ma seule affliction.
« J'ai trouvé, en arrivant, quatre Pères, excellents religieux, savants et gens d'esprit. L'un mange de tout, l'autre ne mange de rien, le troisième ne songe jamais à ce qu'il mange, le quatrième croirait céder à une sen- sualité coupable s'il faisait la moindre remarque [sur ce qu'on lui donne à manger.
« Au milieu de ces quatre Pères, le frère cuisinier, créé pour la circonstance, s'abandonne sans contrôle aux plus folles inspirations; que dis-je? il se livre aux essais les plus indéchiffrables! J'ai subi depuis huit jours des potages sans nom, des fricassées sans figure, des rôtis qui rebutent l'analyse aussi bien que la dent.
« Et les jours maigres! Qui donc a déniché ces œufs, et quel animal féroce a pu les pondre ? Quelle imagina- tion dépravée a su déguiser à ce point ces légumes? En quels lieux de la mer a-t-on rencontré pareille morue ? Quant à la cave, si les révolutionnaires envahissent un jour le collège, je ne leur souhaite qu'un châtiment : qu'ils vident cette cave !
72 DANS LA MONTAGNE.
« Le Père qui mange de tout m'offre deux fois de ces mets déplorables; le Père qui ne mange de rien le regarde avec un œil d'envie ; celui qui ne songe pas à ce qu'il mange avale comme s'il respirait, et celui qui exerce sa vertu se refuse même la consolation de répon- dre à mes regards désolés. — Innocents voyageurs, que venez-vous faire en ce lieu d'expiation ? »
*
Le chevalier se tut ; nous regardâmes Jean-Marie avec une certaine stupeur. Il comprit cette muette éloquence et nous promit qu'il saurait s'introduire dans la cuisine. En vérité, il fil merveille, Le dîner, aidé d'un appétit savoyard et d'une conversation intéressante, se trouva bon... pour des chrétiens.
Quels braves gens que ces Jésuites ! On était en train de les chasser du Piémont, et ils ne peuvent s'attendre à rester longtemps en Savoie, malgré les vœux du pays. Ils étaient fort tranquilles. « Que nous importent, disaient- ils, toutes ces entreprises ?
« Le problème que les révolutionnaires se donnent à notre égard n'est pas petit : c'est de savoir comment ils ruineront des gens qui n'ont rien, et comment ils empê- cheront des hommes qui ont voué leur obéissance à Dieu de faire la volonté de Dieu.
« En nous dépouillant, ils nous mettent dans la per- fection de notre état; en nous chassant ils nous signi-
DANS LA MONTAGNE. 73
fient que. Dieu nous impose répreuve de l'exil ; en nous donnant la mort ils nous donnent la couronne que nous demandons à la vie.
« Ils nous ôtent la joie de leur faire du bien, et ils froissent nos cœurs dans les affections si fortes qu'inspi- rent toujours TÉglise et la patrie. Mais l'espérance, ils ne nous l'ôtent pas, ni la douceur d'offrir nos souffrances pour leur ^salut.
« La tempête fait une œuvre de Dieu. Les graines sont dispersées par le vent, et le vent s'élève quand les graines sont mûres. Ainsi les déserts fleurissent, ainsi la poussière des palmiers traverse la mer. Partout où des martyrs sont enterrés, là germent des Églises. Dans l'Église les tombeaux sont féconds ; toute l'Église sort d'un ttfmbeau.
« Les seules causes qui meurent sont les causes pour lesquelles on ne meurt pas. Souffrant et mourant pour l'Église, les chrétiens assurent sa vie. Voyez en combien de circonstances l'iniquité, longtemps triomphante, a trébuché enfin sur le tombeau de ses victimes.
« Elle persécute, elle exile, elle bâillonne, elle tue, et elle dit : a Je triomphe ! » Non, tu ne triomphes pas, et tes cruautés ne sont pas devenues des justices. La vérité s'affirme par des châtiments justes et miséri- cordieux; l'erreur se révèle et se dénonce parles persé- cutions où elle s'épuise.
T. II. 3
74 DNAS LA MONTAGNE.
« Le monde ne se laisse ni tout entier ni longtemps abuser par Terreur. Elle s'empare des mots; elle ne change pas les choses en changeant les mots. Dieu déjoue Terreur en maintenant dans Thomme le sens moral. Les persécutions ne sont qu'un refus de combat contre la vérité.
« Refuser le combat, c'est s'avouer vaincu. Persécuter la vérité, c'est la confesser trop forte ; l'exiler, c'est l'en- voyer en mission, elle revient ; la bâillonner, c'est la rendre plus éloquente ; tuer celui qui la porte, ce n'est pas la tuer elle-même : elle est immortelle; mais ce grand crime fait surgir de terre un grand tombeau.
« De tous les points du monde et de la vie le tombeau du martyr est visible. Aucun éloignement ne l'efface. L'histoire s'assied là. Ne fût-ce que pour merilir, elle parle, et, tôt ou tard, à côté de Thistoire menteuse, la conscience appelle la vérité.
« Dieu le veut ainsi. Nul moyen d'empêcher Dieu de faire sa volonté. Nous pouvons donc attendre en assu- rance, nous qui voulons faire la volonté de Dieu. Nous pouvons être patients, nous qui savons qu'il est éternel.
« Quant aux affronts et aux avanies, quant aux souf- frances et aux déchirements de toutes sortes, c'est la croix, et notre état est de porter la croix. Nous sommes la Compagnie de Jésus, la compagnie du Crucifié. Nous le savons, nous l'avons voulu.
DANS LA MONTAGNE. 75
« Nous portons cette infirmité de plus que les autres hommes, la qualité de Jésuite. Elle attire les pierres, les fouets , le glaive. Quand tout cela vient , nous n'avons pas le déplaisir de la surprise.
« Mais tout cela ne vient pas tout seul, « Le monde voit « la croix, dit saint Bernard, il ne voit pas l'onction. » Jésus-Christ fait bien aussi quelque chose pour nous. — Et peu de Jésuites voudraient être autre chose ! »
Le lendemain, du haut de la route, nous jetâmes un dernier regard sur le collège. Ce grand bâtiment parais- sait petit au pied de la montagne, petit même dans la plaine. « Voilà cependant, nous dit le chevalier, un des cœurs de l'humanité.
« Supprimez quelques centaines de maisons sembla- bles éparses sur la surface du globe, il n'y a plus de foi, et bientôt plus de lumières. — 0 Jésuites, étant ce que vous êtes, que n'avez-vous de meilleurs cuisiniers? *
k
LIVRE X
EN CHASSE
I
LE DINER A GRANDE VITESSE.
Dans Tété Paris est encore supportable. On a du soleil, on voit quelques feuilles, on rencontre des mar- chands de fleurs ; mais, en hiver, point d'air et point d'herbe. C'est le pays des omnibus, des parapluies et de la boue.
Autour d'un feu qui fumait, nous causions de la cam- pagne.
« Je trouverais cependant bon, disait Emile, de mar- cher sur la mousse.
78 EN CHASSE.
« — Et de jouir du grand vent, disais-je à mon tour.
« — Et de voir le givre aux arbres, disait Jean.
« — Venez chez moi, dit Valentin; j'ai de la mousse, du vent et des arbres; décembre y mettra le givre. Nous chasserons. Vous tuerez des lapins et peut-être un chevreuil. »
Emile prit feu, se voyant déjà chargé de trophées. Il faisait ses invitations pour manger le chevreuil, et dis- tribuait les lapins aux amis de second rang.
Nous trouvions, Jean et moi, qu'on nous annonçait là des triomphes invraisemblables. Des lapins! un che- vreuil! Je n'ai point l'habitude de tirer sur ces inno- centes bêtes; elles n'ont point, comme les Premiew- Paru% cette allure majestueuse de fiacre à l'heure qui laisse tout le temps de viser... Mais courir en forêt, le fusil sous le bras, par une belle pluie, par un beau brouillard, et jouir de toutes ces beautés de décembre ! écouter les aboiements des chiens, entendre au loin la trompe du piqueur !...
« Car, poursuivait Emile, nous aurons un piqueur. A vez-vous jamais vu un piqueur?
« — Oui..., dans les journaux illustrés.
« — A cheval, reprenait Emile, avec de grandes bottes, le coutelas au côté, la trompe en sautoir, et un habit vert. Le piqueur de Valentin ne vous méprisera pas ; il est bon garçon ; il sait des histoires qu'il conte drôle- ment, et, quand nous serons arrivés au rendez-vous de chasse, après avoir battu le bois, il nous fera une ome- lette. Oh ! Jean ! grand statuaire, quelle omelette ! »
Nous prîmes le chemin de fer.
EN CHASSE. 79
Nous étions six dans ie wagon : Jean ie statuaire, Emile le peintre, moi, deux dames fort décentes, par conséquent muettes, et un monsieur fort décent aussi, coiffé, rasé, ganté, empaqueté, qui parla beaucoup, mais sans toucher à la politique, ni aux arts, ni à la littéra- ture, ni au commerce, ni à autre chose.
A la grande station nous dinâmes auprès de ce mon- sieur. Sa manière de dîner nous parut digne de re- marque.
Il commença par chercher à se laver les mains, et n'y renonça qu'après plusieurs demandes adressées aux gar- çons, qui les reçurent mal. S'étant assis, il trouva que sa serviette était humide et en requit une autre, qu'il attendit patiemment. En possession de sa serviette, il entreprit de nettoyer son verre, sur la propreté duquel il nous consulta et que nous ne trouvâmes point net. Il fit à son assiette la même opération. Mais, après avoir bien frotté, bien retourné, bien regardé, il exigea une autre assiette et un autre verre. On le satisfit. Alors il coupa un morceau de pain et parut réflé- chir.
« Messieurs, nous dit-il, pensez-vous que ce pain soit suffisamment cuit?
« — Oui, monsieur, répondis-je.
« — Non, monsieur, répondit Emile.
« — Monsieur, répondit Jean, il faudrait connaître les usages et le climat du pays. Ce pain ne vous semble pas cuit ; mais peut-être l'est-il comme il faut pour les esto- macs de céans. Les anciens conseillent au voyageur de se mettre à la cuisine des peuples qu'il visite. C'est
80 EN CHASSE.
pourquoi Alcibiade, à Sparte, se régalait de brouet noir, après un bain dans l'Eurotas.
a — Monsieur, dit le monsieur, je saisis votre raison- nement. Cependant je mangerai du pain plus cuit; j'ai l'estomac susceptible. »
Il demanda d'autre paiq, et, comme on tardait, il en alla quérir. Nous étions au dessert quand il reparut, vainqueur, tenant un pain de gruau.
« Ce n'est pas sans peine, nous dit-il, que je me suis procuré cette flûte. On voit bien que nous sommes déjà loin de Paris. »
Il y avait sur la table de la volaille et du bœuf rôti. Il demanda du veau. On lui répondit que le veau était épuisé. Il nous consulta. Jean appuya le poulet, Emile aussitôt se prononça pour le bœuf. Notre homme était perplexe.
« Le bœuf, dit-il enfin, est plus tonique et convient mieux en voyage. Néanmoins je regrette le poulet. »
Sur ce raisonnement il se servit une tranche de bœuf. Mais il fit de nouvelles réflexions.
« Le bœuf est lourd... Je prends du poulet. »
El il s'empara d'une aile de poulet.
En ce moment, le garçon faisait la recette. Notre homme avait devant lui du bœuf et du poulet, et du vin dans son verre. On lui déclara trois francs. Cessant de manger, il s'occupa lentement de faire cette somme en monnaie, remarquant à demi-voix que les prix étaient forts.
« Vous voyez, monsieur, lui dit Jean, nous ne som- mes pas si loin de Paris.
EN CHASSE. 81
« — La remarque, répondit-il, est bonne. Mais il est, je crois, temps que je dine. L'heure vient. »
L'heure était venue. On sonna le départ, tout le monde se leva, et notre voisin avec plus de hâte que les autres, sans se donner le temps de vider son verre. Nous le retrouvâmes dans le wagon, contant son aventure aux deux dames, qui s'efforçaient de ne point rire. Il nous pria de lui dire combien nous avait coûté notre repas. Nous en étions pour trente sous.
« Eh bien ! moi, messieurs, j'ai payé trois francs et je n'ai pas dîné. Mais, ce que vous trouverez piquant, c'est la troisième fois que pareille chose m'arrive. »
Et il s'endormit, lisant Y Indicateur des Chemins de fer.
II
LA CONVERSATION EN 1849.
H,
fie voiture de noire hôte nous attendait au débarca- dère et nous emporta rapidement en pleine campagne. Temps sombre, pays plat, peu d'arbres, bise aiguë; mais que cela est toujours grand et beau ! Et puis, 'point
3*
82 EN CHASSE.
d'affaires! Huit jours à passer sans presque parler de fusion, de révision, de combinaison, de prorogation, de solution; et du moins sans en écrire.
Nous fîmes de suite une charte. Art. 1er. Nous n'agite- rons point entre nous la question de savoir ce qui arri- vera Tan prochain. Art. 2. Si l'un de nous est interrogé sur ce chapitre, les autres, le voyant pris, s'efforce- ront de le dégager. Art. 3. Celui qui mettrait la conver- sation sur la politique, si c'est entre nous, n'obtiendra point de réponse ; si c'est en public, ne pourra fumer à la réunion du soir.
Comme nous jurions ce pacte, une douzaine de paysans nous croisaient sur la route. Les rubans qui ornaient leurs chapeaux nous dénonçaient de loin, des conscrits. Ils chantaient à tue-tête, mais d'une manière qui ne nous laissait deviner ni l'air ni la chanson. Quand nous fûmes nez à nez, nous reconnûmes la Jlfar- seillaise, et nous attrapâmes un qu'un sang impur qui nous parut accentué tout exprès pour notre équipage iïaristos. Deux ou trois, même, accompagnèrent cet hémistiche fraternel de gestes qui ne nous permettaient guère de rester en doute sur leurs sentiments.
« Crois-tu, me dit Emile, que ces garçons-là ne sont pas socialistes, ou tout disposés à le devenir ? »
Hélas ! aucun de nous ne pensa seulement à rappeler la constitution que nous venions de voter, et la con- versation s'établit sur les événements de Tan qui vient.
« Cette voiture, reprit Emile ,' qu'on insulte encore plus que nous, qui sommes dedans, est fort connue du
EN CHASSE, 83
pays. Personne n'ignore à quelles gens charitables et justes elle appartient. Il n'y a point de malheureux qui n'ait reçu quelque soulagement ou de notre marquis Valentin, ou de sa femme» ou de sa mère. Les petites filles indigentes sont élevées gratuitement dans une école dont le château fait seul tous les frais, et je serais étonné si plusieurs de ces jeunes citoyens n'avaient pas là tout au moins une sœur. Eh bien ! supposons que, ce matin, une dépêche télégraphique, partie en même temps que nous, leur eût apporté la nouvelle d'une révo- lution socialiste : il suffirait parmi eux d'un drôle plus hardi ou plus méchant, et rien n'empêcherait que la voi- ture de Varisto ne fût mise en cannelle... Et, si nous voulions la défendre, ils abreuveraient leurs sillons de notre sang impur. Nous sommes aussi des aristos, nous, fils du peuple, que ce grand seigneur traite en amis, parce que nous avons des sentiments honnêtes et qu'il nous trouve quelque talent.
« — C'est triste, dit Jean, mais c'est juste. La mauvaise richesse, qui l'emporte sur la bonne, a arraché la foi du cœur du peuple. Il est trop naturel qu'elle soit haïe et qu'elle tremble. A force de trembler, elle deviendra sans doute meilleure. Si elle ne devient pas meilleure, elle sera punie. Que veux-tu que nous y fassions ?
« — Mais, reprit Emile, si c'est juste pour la mauvaise richesse, je ne le trouve pas juste pour moi. Je ne suis, je l'espère, ni mauvais riche, ni mauvais pauvre; et cependant je tremble aussi.
a — Il y a trembler-et trembler, continua Jean. Un bon chrétien ne tremble pas comme un mauvais riche. Pre-
84 EN CHÂSSE.
mièrement, le sentiment de la justice de Dieu, que nous avons au cœur, nous console et nous vivifie. Seconde- ment, nous conservons une certaine sécurité ; tous nos biens ne sont pas exposés aux coups des révolutions : il en est, les meilleurs, ceux que nous devons acquérir avant tout, que les révolutions ne nous peuvent ravir. Pourquoi sommes-nous ici-bas? Pour faire des livres, des tableaux, des statues? pour acheter de la terre? pour nous composer un joli mobilier ? Point du tout !... — Pourquoi Dieu vous a-t-il créés ? — Pour le con- naître, l 'aimer \ le servir ', et par ce moyen acquérir la vie éternelle. Gela, nous pouvons le faire en temps de révolution aussi bien et mieux même qu'en tout autre temps.
« — Mon cher, dit Emile, tu parles bien, mais en homme qui n'a pas d'enfants. Je t'assure qu'il est mal- aisé de renoncer à la paix, à l'aisance, aux fruits d'un long et constant travail, lorsqu'il y a dans la maison trois ou quatre pauvres petits innocents qui ne vivent que par nous.
« — Avec un peu de réflexion, dis-je à mon tour, on ne s'alarmerait ni on ne se rassurerait suivant les temps. Personne jamais ne renonce volontiers à la paix, à lai- sance, à la vie, pas plus le célibataire que le père de famille ; mais le père de famille n'a pas de motifs sérieux d'y renoncer plus difficilement qu'un autre. En aucun temps le père de famille n'a aucune assurance de rester au monde pour protéger ses enfants, ni, le quittant, de les laisser à l'abri du besoin. Il n'y a point de prospérité stable, point de long bail avec la vie. Vie et prospérité,
EN CHASSE. 88
tout est toujours dans la main de Dieu, rien n'est jamais dans la main des hommes. Tout l'effort du genre humain ne peut faire tomber un cheveu de notre tête si Dieu ne Ta permis ; tout l'effort du genre humain ne peut empê- cher Dieu de faire, quand il lui plait, tomber les cheveux et la tête. Ce que nous laissons n'était pas à nous et reste à Lui. L'émeute, la guerre civile, l'échafaud, qu'est-ce au fond et quant à nous personnellement? Des accidents comme d'autres. Qu'un décret politique nous tue, ou qu'une fièvre nous emporte, ou que ces chevaux prennent le mors aux dents et nous écrasent dans un fossé sous le "poids de cette agréable voiture, cela revient au même ; et nos veuves ne seront pas les seules, ni nos orphelins les premiers qu'on aura vus sur la terre. Nous savons qu'il y a un Protecteur de la veuve et de l'orphelin ; il s'est acquitté jusqu'ici assez bien de son patronage; nous pouvons mourir en paix. Je dis plus, et le temps où nous sommes a cela de consolant : si nous mourons, comme nous pouvons y prétendre, pour la justice et la vérité, notre sacrifice aura sa récompense. Nos enfants s'en trouveront mieux que de tous nos soins et de toutes nos épargnes. Quelle spéculation protégera mieux leur avenir qu'une confession publique de notre foi, scellée de notre sang ? Il me semble que les premiers chrétiens, en recevant la mort, n'ont pas pourvu si mal aux intérêts de leur lignée. Ils lui ont légué la foi. Qu'au- rait-elle fait du reste? Aujourd'hui, les enfants qui ont appris le Credo sur la tombe de leurs pères martyrs sont réunis à leurs pères, dans le sein de Dieu. Où seraient- ils si ces pères ne leur avaient laissé que des champs
86 EN CHASSE.
chargés de troupeaux et des palais remplis d'escla- ves ?
« — Allons, dit Emile, tu m'écrases avec les ossements des saints ! Laisse-moi désirer que nos enfants soient à leur aise. Va, je ne demande pas grand'chose.
« — Je ne pense pas, continuai-je , que ce désir soit coupable, ou j'aurais à faire le même mea culpa. Mais enfin, tout en désirant, il est bon de raisonner et de trouver soi-même que Dieu aura toujours raison, quand même il ne remplirait pas nos désirs. En conscience, raisonnablement, nous ne pouvons pas lui demander que nos enfants soient riches, mais qu'ils soient chré- tiens. Nos filles n'ont pas besoin de porter des robes de soie, et nos fils d'être des médecins et des notaires. Pour la gloire humaine, nous n'en avons qu'une à leur souhaiter : c'est qu'ils se donnent à Dieu par une consé- cration spéciale : les garçons prêtres, les filles religieu- ses. Grand bonheur pour nos filles si, n'ayant point de dot, celte petite circonstance les faisait pencher vers Jésus-Christ ! Pour le reste, il n'importe guère qu'elles soient habillées de soie, ou d'indienne et de droguet, comme leurs grand'mères. En auront-elles moins les joies de la piété, en recevront-elles moins les bénédic- tions de Dieu ? Elles ne montreront pas leurs épaules dans les soirées, elles ne chanteront pas au piano, elles n'épouseront pas un employé, elles ne courront pas tout Paris en voiture bourgeoise ; au lieu de faire de la bro- derie , elles battront du beurre ou raccommoderont le vieux linge : voilà un beau malheur, et elles y seront sensibles dans l'éternité !
EN CHASSE. 87
« Je me dépite de voir à quel point nous avons pris l'esprit bourgeois, nous paysans et ouvriers chrétiens. Il nous semble qu'on ne peut pas être heureux et qu'on n'atteint pas à la dignité humaine si l'on n'a au moins quelque argenterie et si Ton ne change d'assiettes à diner. Mais les révolutions viennent justement pour nous démontrer notre erreur. Elles effrayent; Dieu le veut ainsi, parce qu'il faut qu'elles nous fassent réfléchir. Nos réflexions ne les empêchent point d'arriver, parce qu'il y a une multitude de gens qui ne réfléchissent pas et ne se corrigent pas ; et Dieu renverse à coups de fou- dre ce que la folie humaine refuse de changer et d'amé- liorer. »
III
LA LEGENDE DU DIABLE.
« Les événements qui s'accomplissent, ceux qui s'an- noncent, et les impressions que j'en reçois, me rappel- lent un spectacle de ma jeunesse, il y aura tout à l'heure longtemps. Rentrant de la campagne vers midi, je vis toute la petite ville en rumeur. La foule s'amassait sur le marché, autour d'une espèce de grand tréteau sur- monté d'un long poteau rouge. J'avais déjà vu cette
88 EN CHASSE.
machine une fois, de loin, et je la reconnus. Je me rap- pelai qu'on devait exécuter un assassin, condamné quel- ques mois auparavant, dont la cour de cassation venait de rejeter le pourvoi. Peu curieux de cette scène, je suivis un boulevard désert pour revenir chez moi. Mais la rue où se trouvait la prison donnait sur ce boulevard, et, au moment où j'allais traverser, le cortège y débou- cha. Je m'arrêtai. L'homme qui allait mourir était devant mes yeux. Il avait demandé à marcher jusqu'au lieu du supplice. Je le vois encore, lié, tondu, la bhemise ouverte, fléchissant, livide, mort, quoique sa volonté simulât un reste d'énergie. On aurait coupé ses liens, les gendarmes auraient ouvert leurs rangs, qu'il n'eût pas trouvé la force de fuir. Un prêtre, à peine moins défait, le soutenait, l'exhortait, lui présentait le crucifix. Soins inutiles ! le condamné ne voyait pas, n'entendait pas, ne pensait plus. Il arriva ainsi au pied de l'échafaud. Là, m'a-t-on dit, il parut se reconnaître. Tout son corps fut instantanément baigné d'une sueur abondante; il s'évanouit, et le couperet tomba sur un cadavre.
« Cet homme ne pouvait inspirer aucun intérêt. Long- temps livré à des crimes hideux, il en avait tiré vanité. Depuis sa condamnation, pas un sentiment de repentir ne s'était manifesté dans son cœur. Espérant qu'il sau- rait échapper au supplice, il avait bravé Dieu jusqu'au moment où la terreur de la mort était venue glacer son lâche courage. Je savais tout cela, j'avouais la justice et la nécessité du châtiment. Néanmoins, le voyant pas- ser dans ce lugubre appareil, je fus saisi d'une pitié immense. Maitre de son sort, je l'aurais sauvé.
EN CHASSE. 89
a La société m'apparaît comme ce condamné, liée, terrifiée, aveugle et sourde. Elle a commis des crimes énormes, elle en a tiré vanité, elle a bravé Dieu, elle s'est refusée au repentir. Ceux qui la regardent, qui la plaignent et s'efforcent de la sauver, ceux-là mêmes con- fessent la justice du châtiment.
a Je me rappellerai toujours ce misérable et son effrayante histoire. Chrétiennement élevé, il était devenu incrédule pour satisfaire ses passions. II. avait volé et assassiné pour s'enrichir et jouir. Pendant de longues années, à force de ruse et d'audace, il s'était mis à l'abri de toute punition. Arrêté enfin pour un simple vol, aussi- tôt des accusateurs, des témoins, des vengeurs sortant de tous côtés, rendirent inutile son adresse à se défen- dre, tournèrent contre lui ses plus subtiles précautions. Le cachot s'ouvrit, l'échafaud se dressa; une captivité terrible, une mort hideuse couronnèrent les plans qu'il avait faits pour être heureux... L'avait-il jamais été?
« — Ces histoires de cours d'assises, remarqua Jean, sont bien la légende de l'homme qui vend son âme au diable pour de l'or ! Le pacte signé, il n'a plus dans les mains que des feuilles sèches.
a — Et cette légende, ajoutai-je, est bien l'histoire des révolutions! On promet aux hommes de l'or et des jouis- sances, on leur fait faire un pacte contre Dieu, et l'on arrive, de crimes en crimes, à l'état où nous sommes. Pour tout profit nous faisons une grande récolte de journaux, de feuilles sèches qui tombent tous les jours de l'arbre stérile du mal. Nous ne sommes délivrés ni de la misère ni de la crainte. Voilà nos esprits forts bien avan-
90 EN CHASSE.
ces, de ne plus redouter l'enfer, de vivre au milieu d'un peuple qui ne le redoute plus, et d'avoir l'idéal de M. Dupin, un gouvernement que Ton ne confesse pas ! A mon avis, la terreur du socialisme vaut bien la terreur du diable, et, en attendant ces a chaudières éternelles » dont Paris se moque ouvertement depuis Molière, on s'est fait ici-bas un petit enfer provisoire qui ne manque pas d'acidité. Et ce quHl y a de piquant, comme disait le monsieur du wagon, c'est que les diables qui nous tourmentent dans cet enfer-là, ne seront chassés, que par le moyen qui chasse tous les diables, par des signes de croix. »
IV
LA CHASSE AU POINT DE VUE POLITIQUE
L.
|e château est un bel et vaste édifice du temps de Louis XIII, en architecture française mélangée de goût de Florence. Le marquis actuel a restauré cette noble demeure avec la science d'un archéologue, le goût d'un artiste et la piété d'un fils; car c'est un bien de famille où il est rentré par des sacrifices généreux, rendant ainsi
EN CHASSE. 91
à sa province un très-beau monument. Tout un vaste appartement a été rétabli comme au temps des fonda- teurs. Gela ne sert absolument à rien, que de modèle aux artistes et de plaisir aux curieux. Le marquis a cru qu'il devait cette restauration à l'honneur de son nom et de sa fortune. Un riche voisin, M. Coquart, ci-devant huissier national, y voit la marque d'un petit esprit et d'une sotte vanité.
« Quoi ! dit-il, entretenir un appartement que Ton n'habite pas! agrandir une maison que Ton ne saurait remplir ! jeter là de l'argent qui pourrait donner six et même huit ! »
D'autres choses encore excitent la verve de M. Coquart. Le marquis a réuni les portraits de ses ancêtres. Il y en a une belle suite, chanceliers, généraux, comman- deurs, chevaliers de l'ordre, jusqu'au chevau-léger expulsé en 1793, vêtu de la veste vendéenne, le fusil à la main, le sacré cœur brodé sur la poitrine. Le marquis actuel n'a voulu laisser à ses enfants que le souvenir d'une vie laborieuse et sans faste. On le voit aussi dans cette galerie, mais en modeste habit de campagne, comme un propriétaire qui visite ses. champs et qui donne aux sciences ses loisirs. Il tient d'une mainia loupe du géologue, de l'autre une pierre qu'il vient de ramasser. Cependant, à sa portée, sur l'herbe, un fusil repose. Ce n'est qu'un fusil de chasse... mais c'est un fusil.
« Bah ! dit M. Coquart.
« — Pardon, monsieur Coquart, un fusil est un fusil. »
Le vieux M. Coquart a vendu son office au jeune
92 EN CHASSE.
M. Co quand, la fleur du chef-lieu. Coquand, successeur de Coquart ! Tous les clercs du département s'en amu- sent tous les jours, et font des vœux sincères pour que Coquand se donne un successeur nommé Coque- rel.
Ce jeune M. Coquand est démocrate, ennemi des pri- vilèges de nom, de naissance, de fortune faite. Il veut qu'on soit fils de ses œuvres. Un jour, causant avec le marquis, il s'échauffa plus qu'il n'est licite aux gens de loi, et menaça les gentilshommes d'un mauvais quart d'heure si la république les prenait en mauvais gré. Le marquis, très-froidement, répondit :
< Monsieur Coquand, un homme de votre état ne devrait pas parler sans réflexion. Pour nous faire passer un mauvais quart d'heure, il faudrait d'abord nous pren- dre. Est-ce vous qui nous prendrez ?
« — Pourquoi pas ? s'écria Coquand, comme s'il eût joué le Cid.
« — Je vais vous dire cela, continua le marquis avec la même tranquillité. Vous êtes orateur, mais vous n'êtes pas chasseur... du moins dans notre genre. Nous autres, nous chassons. Nous n'attrapons pas un rhume et nous ne sommes pas éreintés pour un jour passé à la pluie ou pour quelques heures d'affût, et, en général, nous tirons bien. Quand nous voyons venir un sanglier, notre cœur ne se trouble pas et notre balle ne le manque pas. Quand un lièvre se sauve, il va bien vite ; notre plomb l'atteint tout de même. Vous êtes aussi gros qu'un san- glier, monsieur Coquand, et moins agile qu'un lièvre. Si vous entendez dire que nous sommes en cam-
EN CHASSE. 93
pagne avec quelques hommes seulement... restez chez ' vous ! »
M. Goquand n'avait point considéré la chasse sous ce point de vue politique et social.
QUELQUES IDÉES D'UN ROTURIER SUR LA NOBLESSE.
P,
ouRQUOi Valentin ne le ferait-il pas comme il Ta dit? Si Dieu" veut qu'il perde sa terre, il la perdra ; mais Dieu n'a pas visiblement donné cette terre aux successeurs de M. Goquand ; il n'interdit pas à Valentin de transmettre à ses enfants le bien qu'il tient de son père.
Le premier qui résistera par la force aux spoliateurs et qui saura se faire tuer sur le seuil de sa maison envahie, fera une grande chose et protégera d'autres seuils encore que le sien. Nul ne sait ce qui résultera du premier coup de fusil tiré pour le droit éternel contre les décrets d'un sénat de voleurs et de meurtriers. Gathe- lineau, ce paysan qui forma la première bande ven- déenne, fit à l'Église un rempart de trois cent mille chrétiens. Ils furent vaincus, ils moururent ; mais, vain- cus et morts, ils ont triomphé ; la croix que Ton voulait abattre est restée debout, abritée de leurs cadavres. Les
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églises que Ton voulait raser sont leurs glorieux et vie- torieux tombeaux.
Restez dans vos terres, gentilshommes ; dépensez là vos revenus, dont vous venez dan^ les villes engraisser vos pires ennemis. Restez dans vos terres, élevez-y vos enfants, la charrue et le fusil sous la main, parmi ceux qu'ils devront un jour protéger et qui sauront les défen- dre. Quel besoin avez-vous que vos fils soient docteurs en droit et sachent pérorer aux tribunes? Dmployez à leur donner une éducation robuste et chrétienne et à leur faire des amis les sommes énormes que vous coûtent leur inutiles diplômes; vendez les diamants de vos femmes pour fonder des écoles de Frères, pour restaurer les églises, pour établir dans les campagnes des œuvres religieuses; laissez les avocats, les gens de négoce et les gens de littérature faire des discours, faire des lois, faire des gouvernements ; contentez-vous d'être les pre- miers des paysans et de faire des hommes. Vous avez été mal inspirés quand vous avez accepté ces combats de la plume et de la langue où vous n'avez pas fourni un athlète ; car ceux des vôtres qui s'y sont distingués, séduits et bientôt perdus par d'injurieuses louanges, sont devenus des forces contre vos principes, contre vous, contre la société, vous ont séduits vous-mêmes. Com- bien un Lescure vous vaudrait mieux qu'un Chateau- briand !
Vous avez trois vocations : la charrue d'abord, Fépée ensuite, en troisième lieu la magistrature. Au-dessus de cela il n'y a pour vous que le sacerdoce ; au-dessous il n'y a rien ; au-dessous vous n'êtes plus vous-mêmes.
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Vous n'êtes partout ailleurs que des apostats reçus par grâce, toujours suspectés, toujours jalousés, et, consé- quence naturelle de vos qualités, toujours inférieurs. Vous n'avez pas le génie bourgeois, vous n'êtes pas souples, caressants et despotes. Votre astre en naissant ne vous a pas faits employés.
Si vous aviez été prêtres, agriculteurs, militaires et magistrats, au lieu de vous faire journalistes,- députés, industriels, ou de ne rien faire du tout ; si vous aviez consacré à vous potisser .dans ces carrières les dix-huit ans de règne de Louis-Philippe, au lieu de les perdre en intrigues de parti et en plaisirs ruineux, vous seriez devenus, par la force des choses, Louis-Philippe n'étant plus là, les maîtres de la France, et vous auriez fait ce que vous auriez voulu; car vous n'auriez rien voulu que de grand et d'utile, et que toutes les bonnes influences de la société n'eussent voulu avec vous et comme vous.
Retrempez-vous dans la vigueur de votre origine chrétienne et rurale ; elle vous fera reconquérir bien vite l'autorité militaire et judiciaire. Abandonnez les villes, où vous n'êtes et ne serez rien que des con- sommateurs; retournez dans les campagnes, où vous serez tout. Cessez d'enrichir les bourgeois, assistez les paysans. Redevenez les seigneurs, c'estrà-dire les anciens du pays, les gardiens de la tradition civile et politique. Sur ce terrain ne craignez point la concurrence du négociant enrichi, qui vous hait, vous tracasse et vous diffame. Laissez-le devenir fonctionnaire : en même temps que la puissance il aura les vices, ses vices pro-
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près et ceux de la fonction; il sera hautain, orgueilleux et ladre ; il se ruinera dans le luxe, les spéculations et les plaisirs ; tandis que vous ferez l'aumône, il fera l'usure; lorsque vous donnerez la main au paysan, il le regardera dédaigneusement et l'éclaboussera du haut de sa grandeur. Le peuple alors connaîtra ses vrais amis, et la lie des villes pourra fermenter, faire des révolutions, lancer sur vous des décrets immondes. Toute cette insolence expirera sans force à la lisière des champs. Le flot boueux n'atteindra pas le seuil de vos châteaux, défendus par un rempart de chau- mières.
Que s'il est trop tard, ou si je vous demande trop , si le mal est fait et s'il est irréparable; si vous-mêmes ne pouvez plus vous relever ; si vous n'avez plus- dans vos âmes le conseil des grands sacrifices et des réso- lutions généreuses; s'il vous faut la ville et ses plaisirs, toutes les ivresses du bruit, tontes les jouissances de la fortune; si vous voulez être écrivains, orateurs, employés, sujets et courtisans de la popularité, savez- vous ce que cela signifie ? C'est que la plus grande de vos ruines est consommée irrévocablement. Vous avez perdu l'esprit de votre ordre, c'est-à-dire l'esprit poli- tique, et plus rien ne vous distingue de la Révolution qui vous combat, sauf peut-être une dernière étincelle d'esprit chevaleresque. Cette étincelle pourra suffire à faire de vous les premiers et les plus courageux défen- seurs de la propriété, les derniers martyrs de la société expirante : c'est l'honneur et la consolation que je souhaite à vos noms antiques, moins obscurcis encore
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que vos antiques vertus. Mais, selon toute apparence, cet honneur sera stérile. Vous périrez noblement, vous ne sauverez rien, ni la société, ni vous-mêmes. Nous entrerons dans une période séculaire de barbarie, où, d'éléments que Dieu seul connaît, sous le pilon des révolutions et dans les ténèbres, se recomposera la force sociale que vous avez laissée périr.
VI
DES LIVRES ET DE L'AGRICULTURE.
J
'errais avec ravissement dans ce noble château. Ses magnificences étaient ce que j'admirais le moins. J'ai vu d'autres merveilles, et il n'y a guère de musée de pro- vince qui ne soit plus riche en objets d'art, livres, curio- sités, que le plus riche château de France. Ce que j'ad- mirais chez le marquis Valentin, c'est l'institution, le château tel qu'il fut longtemps, tel qu'il aurait dû être toujours, tel qu'il devrait être désormais : la grande demeure ouverte à l'hospitalité, pleine de secours, pleine de bons conseils et de bons exemples; centre et monu- ment de l'histoire locale, foyer des souvenirs nationaux écrits sur ses murailles, arche des traditions par son
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antiquité et sa durée, agent initiateur de tout vrai progrès.
Une belle collection géologique témoigne du goût du propriétaire et aussi du goût du temps, qui vise à la science; je n'en dis rien. Dans la bibliothèque, ou plutôt dans le cabinet de livres, je m'arrêtai peu ; je le louai seulement d'être petit et sobre ; car pourquoi tant de livres? Médiocre propriétaire rural celui dont la journée a des heures pour les bouquins ! Lit-on beau- coup, on ne fait pas autre chose; lit-on peu, à quoi bon ? et que lit-on ? Quel besoin ont les honnêtes gens d'être au courant des livres nouveaux, de savoir ce qu'écrivent les romanciers, ce que chantent les poètes ? Nul ne sera humilié devant Dieu et devant les hommes pour n'avoir jamais su par cœur deux vers de M. Hugo. Aucune femme ne regrettera de ne s'être pas endormie, ou, hélas ! tenue éveillée sur un roman de Balzac.
« Qu'avez-vous là? demandai-je en passant au mar- quis.
« — Rien de neuf, répondit-il. Un livre n'entre ici qu'éprouvé par le temps, et quand l'expérience a bien montré ce qu'il renferme. »
Il ajouta qu'à son avis les livres apprennent peu de chose : les livres des moralistes, peu de chose sur la morale; les livres des historiens, peu de chose sur l'histoire ; les livres des philosophes, rien sur ' la philo- sophie, et les livres des agriculteurs, en général, moins que rien sur l'agriculture. Les écrivains pensent au lieu d'agir, et souvent ils écrivent au lieu de penser. Ils ordonnent tout d'après une certaine vue qui est dans
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leur imagination et qui n'est point dans les réalités. Ils disent les choses comme ils imaginent qu'elles devraient être, ou comme ils voudraient, Dieu sait pour quels motifs! qu'elles fussent; point comme elles sont. En dépit des livres, tout homme a toute son éducation à faire. On ne peut acheter ni la vérité, ni la science, ni la sagesse chez un libraire, pour trois francs. Tout cela se ramasse en cheminant par la vie, à petites parcelles, à grand labeur ! Un livre, c'est un homme avec qui l'on cause, mais un homme qui a en le temps de se tromper et de vouloir tromper, et qui s'est souvent donné beau- coup de peine pour déguiser et faire accepter son erreur. Le système est partout, il faut tout vérifier. Pour avoir un beau champ de luzerne, croyez-en les anciens de la paroisse avant le plus brillant de nos professeurs d'agri- culture. Même quand le professeur a fait une expé- rience et même quand elle a réussi, vous n'avez pas la terre et la température où il a expérimenté. Ces conditions-là, le paysan les connaît par une expé- rience séculaire.
« J'ai fait, poursuivit Valentin, des expériences par- faitement belles et parfaitement heureuses, qui m'au- raient ruiné si j'avais voulu les renouveler. Tel champ m'a rapporté le double de ce que rapportait le champ voisin ; mais la main-d'œuvre m'avait coûté le triple, et j'étais en perte d'un tiers. Que diriez-vous d'un méde- cin qui ne tiendrait pas compte du tempérament sur lequel il agit ? C'est le cas de nos professeurs.
«Je suis devenu agriculteur comme je suis devenu homme, 'par mon travail et à mes dépens. Dans quel-
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ques cas j'ai innové, dans beaucoup d'autres je suis revenu purement et simplement à la routine. II y a des progès en agriculture qui ressemblent beaucoup à nos progrès politiques : ils appauvrissent. La science moderne a tranché superbement des questions qui sont loin d'être résolues. On commence à voir que de vieux procédés, abandonnés et méprisés comme absurdes, étaient au contraire salutaires et essentiels. Savez-vous ce qui nous arrive en ce moment? la qualité du blé s'altère. Une même quantité de blé pèse moins qu'autre- fois, et nous nous demandons si nous ne finirons pas par iivoir la maladie du blé comme nous avons eu celle des pommes de terre. Il se peut fort bien que nos inventions en soient la cause. Sans être agriculteur, vous avez entendu parler des effets du déboisement; c'est un désas- tre. On s'était dit : « Les arbres sont comme les moines, a des fainéants. Arrachons les arbres, mettons du blé à la « place ! » Oui, mais la température n'est plus la même. A la place des arbres nous avons des blés maigres que la pluie noie, que le soleil brûle ; à la place des moi- nes nous avons le paupérisme et son neveu, le socia- lisme.
« Toutefois je ne regrette pas mes expériences ; je les pouvais faire, je les devais faire. Toutes ont eu un résul- tat consolant. Heureuses, elles ont profité à tout le monde ; malheureuses, elles n'ont coûté qu'à moi. Le sol ici n'est pas riche. Il y avait, des landes dont il sem- blait impossible de tirer parti. Rien n'y réussissait. Après beaucoup d'essais infructueux, et qu'un grand propriétaire seul pouvait se permettre, j'ai fini par
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planter des arbres étrangers, apportés la plupart à grands frais d'au delà des mers. Ils viennent bien ; nous pouvons les considérer maintenant comme accli- matés. J'en donne à mes voisins, et d'ici à quelques années toutes nos landes en seront couvertes. Ceci est un vrai progrès. Il a coûté cher et j'en ai fait seul les frais, mais j'ai accompli un devoir de ma situation. Le château seul peut et doit être la ferme-école du pays.
« — Ah! m'écriai-je, voilà parler ! »
VII
LES DOMESTIQUES. — DOMINIQUE.
Une chose qui ne me charmait pas médiocrement chez le marquis, c'était d'y voir de très-vieux domes- tiques, de cette espèce que nous ne connaissons guère, nous autres malheureux petits bourgeois, soumis aux sujets qui nous arrivent tout frais de la campagne, ou que nous prenons tout formés dans les bureaux de placement. Ceux du marquis paraissent honnêtes, ser- viables sans bassesse et sans familiarité, usant modes-
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tement des droits de leur âge et comme se sentant de la famille. La plupart des jeunes gens sont nés dans la maison, tous les vieux y ont vieilli. « On ne renvoie personne, me disait Emile ; plus d'une fois on a usé de condescendance envers ceux qui faisaient la folie de vouloir s'en aller. Lorsqu'ils ne peuvent plus rendre aucun service, une sinécure leur assure du pain ; cessant d'être des serviteurs actifs, ils ne cessent pas d'être des amis. »
Parmi tous ces braves gens, Dominique devint notre compère. Dominique est ce piqueur dont Emile nous avait annoncé l'habit vert, la trompe et les omelettes. Mais il est bien autre chose que piqueur et cuisinier de chasse : il est sellier, menuisier, carrossier, couvreur, armurier, homme d'affaires, etc. Emile en avait fait son rapin; devant Jean, il posait, couvert d'une armure. Si j'avais exercé ma profession au château, il m'aurait été bon à quelque chose.
Avec tout son génie et toutes ses aptitudes, Domi- nique risqua fort de n'être qu'un vaurien. Il a fait trente- six métiers. Élevé par la charité de la marquise douai- rière, il débuta dans les cuisines, où l'humeur aventu- reuse s'empara de lui et le fit renvoyer. Il courut le monde jusqu'à l'âge de la conscription, qui l'obligea d'être soldat, bien contre son gré. Résolu de ne point porter les armes, il feignit une maladie qu'il n'avait pas, un mal de jambe. On le saigna, on le ventousa, on l'en- voya aux eaux. Après tous ces remèdes il n'en boitait que mieux. La médecine militaire, vaincue, lui donna son congé. Ayant recouvré sa liberté il laissa ses
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béquilles. C'était un miracle de l'amour : il avait affronté la chirurgie et les médicaments pendant dix-huit mois pour se marier. D'ailleurs il voulait bien travailler. L'imagination le taquinait, non la paresse. Il apprit plusieurs métiers et les laissa l'un après l'autre. Au fond, il avait besoin de rentrer dans la maison paternelle, dans la maison de ses maîtres. On le reprit, on reçut sa femme. Courses, entreprises, aventures furent finies. Son industrie le rend très-utile, son caractère le fait aimer, sa fidélité le fait honorer.
En somme, maîtïe Dominique est l'un des proprié- taires de ce beau domaine. Il l'habite, il en jouit; il y élève ses enfants, assurés du patronage le plus généreux et le plus affectueux. Que voudrait-il de plus ? Faut-il absolument qu'il puisse être sous-préfet et que son habit vert soit remplacé par un habit bleu brodé d'argent? Mais s'il servait l'État au lieu de servir le marquis, Domi- nique-aurait une joie de moins : il n'aimerait pas son maître.
104 EN CHASSE.
VIII
EN CHASSE.
C,
Iependant il fallait se mettre en chasse. « Car de philosopher, disait Emile, c'est fort bon ; mais je suis ici pour tuer un lièvre. >
On nous donne fusils, poudre, plomb et capsules, et la manière de s'en servir. Dominique selle son cheval, ejidosse son habit vert, embouche sa trompe et réveille gaiement les échos. Nous voilà partis par le plus beau temps que Dieu puisse donner en décembre, point froid, point humide ; un petit soleil de bonne humeur à travers une légère fumée de brouillards. Deux vigoureux che- vaux nous emportenMestenient à trois ou quatre lieues, sur le terrain de chasse, et là nous trouvons une armée : des gardes, des amateurs, en tout une dizaine de fusils. Une bande d'auxiliaires devait lever le gibier.
On nous posta, Emile, Jean et moi, à quelques mètres de distance, sur la lisière d'un bois, en nous recomman- dant de ne point parler, d'avoir l'oreille au guet, et de tirer sur le gibier quand il viendrait à passer. « Surtout, nous dit notre hôte, ayea soin de ne point faire feu les uns sur les autres ! » Nous le promînes avec serment.
EN CHASSE. 10S
Les traqueurs, entrant dans le bois par l'extrémité oppo- sée à celle où nous nous tenions, commencèrent aussitôt leur office, frappant de deux petites lames de bois qu'ils avaient en mains, et produisant avec la bouche les sons les plus capables d'alarmer le lièvre songeant en son gîte.
Je m'appliquais, je l'avoue, de tout mon cœur à ma consigne, regardant de tous mes yeux, retenant mon souffle, sensible à l'espoir de cueillir quelques lauriers. Tout à coup je me sens frapper sur l'épaule. C'était Jean.
« Que fais-tu là, malheureux? lui dis-je. Retourne à ton poste. Tu vas nous déshonorer.
« — Bah ! les traqueurs sont encore loin, et j'ai à te poser une question grave. Peut-on fumer sous les armes ?
a — J'ignore les lois, mais je pense que nous avons, comme chasseurs, les mêmes privilèges que comme sol- dats. Que sommes-nous dans cette chasse ? l'équivalent de deux gardes nationaux... Tu peux fumer. »
Le sculpteur alluma un cigare.
« Sais-tu, reprit-il, ce que j'espère? C'est que le gibier ne passera pas par ici. S'il passe, nous le man- querons...
« — Qu'est-ce que cela te fait ?
a — Qu'est-ce que cela me fait ! Et la gloire qui m'échappe si je laisse échapper la bête ? et l'opprobre qui m'atteindra? Depuis qu'on m'a mis ce fusil aux mains, je me sens la passion de Nemrod. Je crois qu'en ce moment j'aimerais mieux manquer mon Prométhée que manquer le lièvre.
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« — Bah! si tu manques le premier lièvre, tu compte- ras ne pas manquer le second ; tu feras un système pour justifier ta maladresse; tu te consoleras comme tous les vaincus, en donnant au public de mauvaises raisons, et en gardant bonne opinion de toi-même. »
IX
ARCANES DU COEUR HUMAIN. — MISÈRE DE L'HOMME.
« Y oilà ce qui m'étonne, dit Jean. Pourquoi senti- rais-je le besoin de justifier ma maladresse, et pourquoi aurais-je l'espérance de n'être pas toujours maladroit? Quoi! l'espérance de tuer un lièvre? Et pourtant, malgré cette crainte folle, et peut-être à cause de cette crainte balancée de cette ridicule espérance, j'ai quelque plaisir d'être ici, d'attendre au coin de ce bois que le lièvre passe. J'y resterais longtemps sans ennui, à ne rien voir passer. Mets-moi pendant une demi-heure dans un bon fauteuil, tout seul, sans occupation, ou dans une guérite à la porte d'un corps de garde, à voir passer la foule : ce sera un supplice.
« — Mon Jean, les questions que tu te fais en ce moment
EN CHASSE. 107
ont traversé l'esprit de Pascal. Il y a vu de belles preuves de la grandeur et de la misère de l'homme.
« — Des preuves de la misère de l'homme, je le com- prends; mais de sa grandeur? Que diable puis-je trouver de grand dans l'intérêt qui m'attache ici, et dans l'ap- préhension où je suis de l'opinion des gardes-chasse ?
« — C'est ainsi justement que Pascal pose le problème. Il parle du lièvre. Pourquoi ce grand, ce roi passe-t-il tous les jours quelques heures à tenir des cartes ? pour- quoi laisse-t-il là ses entreprises et oublie-t-il ses ambi- tions pour se lancer dans les champs à la poursuite du lièvre ? Que cela est étrange et ridicule ! A-t-il besoin de ce qu'il espère gagner au jeu? sera-t-il touché de ce qu'il y pourra perdre? Que fera-t-il du lièvre? Il n'en voudrait pas s'il était offert. Hélas ! le secret, c'est qu'il a besoin de se divertir; et il se divertit, pourquoi? pour éviter de songer à lui*même ! Ce n'est pas le lièvre qu'il court, c'est lui-même qu'il fuit. Je peux te réciter la page de Pascal : les pensées de cet homme se cramponnent dans la mémoire par des pointes de diamant, a Le roi t est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le « roi et l'empêchent de penser à lui. Car il est malheu- « reux, tout roi qu'il est, s'il y pense. — Voilà tout ce « que les hommes ont pu inventer pour se rendre heu- . « reux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui « croient que le monde est bien peu raisonnable de pas- « ser tout le jour à courir après un lièvre, qu'ils ne « voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère « notre nature. Ce lièvre ne nous garantit pas de la vue « de la mort et des misères qui no.us entourent, mais la
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(( chasse nous en garantit. Et ainsi, quand on leur repro- « che que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne « saurait les satisfaire, s'ils répondaient, comme ils e devraient le faire s'ils y pensaient bien, qu'ils ne « cherchent en cela qu'une occupation violente et impé- a tueuse qui les détourne de -penser à soi, et que c'est « pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les a charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs « adversaires sans repartie. Mais ils ne répondent pas « cela, parce qu'ils ne se connaissent pas eux-mêmes ; « ils ne savent pas que ce n'est que la chasse, et non la « prise, qu'ils recherchent. »
Quel écrivain que ce Pascal 1 Je le compare à ton Michel-Ange, attaquant de furie un bloc de marbre, et de cette masse informe, en quelques coups de ciseau, déga- geant vivante et belle l'image que son génie a conçue.
« Les Pensées de Pascal ne sont que] des ébauches jetées en courant sur des chiffons de papier qu'on a ras- semblés après sa mort. Quiconque y a voulu toucher et J9S corriger les a gâtées. Lui seul savait quelle perfec- tion pouvait recevoir son ouvrage, et seul pouvait la lui donner.
« Sur la pensée que je viens de te dire, il a fait une remarque : a Le gentilhomme croit sincèrement que la « chasse est un plaisir grand et un plaisir royal, mais « son piqueur n'est pas de ce sentiment-là. » C'est que, pour le piqueur, la chasse est un travail, et non un diver- tissement. On lui ordonne de chasser; il n'est plus libre, il ne s'amuse pas. Aux Tuileries, tu prends une chaise et tu le divertis plus d'une heure à voir passer les gens.
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Mais que ton caporal t'y plante, orné du mousquet et de la giberne, l'heure te paraîtra longue. Ce mouvement des passants, qui te divertirait cent pas plus loin, t'ennuie à la grille. Le jour de garde est lent et lourd entre tous les jours de l'année; mais l'heure de prison est plus lente et plus lourde que le jour de garde. La prison est le supplice terrible, parce qu'elle te prive davantage de ta liberté, t'enlève toute distraction et te livre entière- ment à toi-même.
Écoute encore une page de Pascal ; j'ai emporté ses Pensées dans ma poche, afin d'attendre plus patiemment le lièvre, qui peut-être est encore loin. Fais attention, c'est concluant : « Les hommes ont un instinct secret « qui les porte à chercher le divertissement et l'occupa- v tion au dehors, qui vient du ressentiment de leurs « misères continuelles : et ils ont un autre instinct « secret, qui leur reste de la grandeur de notre première « nature, qui leur fait connaître que le bonheur . n'est, « en effet, que dans le repos, et non pas dans le tumulte ; « et de ces deux instincts contraires il se forme en eux « un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond « de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agi- « tation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils « n'ont point leur arrivera si, en surmontant quelques « difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par « là la porte du repos. Ainsi s'écoule toute la vie. On « cherche le repos en combattant quelques obstacles, et « si on les a surmontés, le repos devient insupportable. « Car ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles qui « nous menacent. Et quand on se verrait même assez h
T, II, 4
110 EN CHASSE.
a l'abri de toutes parts, l'ennui, de son autorité privée,
« ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des
« racines naturelles, et de remplir tout de son venin.
« Ainsi l'homme est si malheureux qu'il s'ennuierait
« même sans aucune cause d'ennui, par l'état propre
« de sa complexion ; et il est si vain que, étant plein de
u mille causes essentielles d'ennui, la moindre chose,
« comme un billard et une balle qu'il pousse, suffit pour
« le divertir. »
GRANDEUR DE L'HOMME.
F,
ort bien, dit Jean, et ton Pascal a une fière tour- nure. Dans tout ce qu'il nous dit là-, je vois, en effet, la misère de l'homme... Mais sa grandeur? Encore une fois, qu'est-ce que j'ai de grand ici, guettant le lièvre pour me divertir et m'empêcher de songer à moi-même, et rêvant de trouer la peau de ce même lièvre pour me glorifier, uniquement pour me glorifier; car je ne songe pas à m'en faire un bonnet ?
« — C'est ta grandeur. Tu veux tuer le lièvre pour être estimé des gardes-chasse, et tu veux être estimé, des gardes-chasse parce que (c'est Pascal qui parle) ;
EN CHASSE. 111
(( Nous avons une si grande idée de Pâme de l'homme « que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés et de « n'être pas dans l'estime d'une âme ; et toute la félicité « des hommes consiste dans cette estime. » Tu sens que si tu parviens à tuer le lièvre, on t'estimera bon tireur.
« — Voilà grand'chose !
« — C'est toujours cela, et ce n'est pas si peu. Pour tuer le lièvre il faut avoir l'œil sûr, la main ferme et prompte ; voilà une force. Et cette force est l'indice d'une certaine autre force intérieure, résultant d'un esprit calme et qui ne se laisse pas émouvoir ni surprendre. Tu ne veux pas que les hommes estiment cela ! Ils l'es- timeront toujours, et toi aussi , quand même vous seriez d'accord de ne point l'estimer. En dépit des autres et de toi-même tu rechercheras la gloire, et plutôt celle à laquelle tu peux le moins prétendre que celle dont la conquête te serait aisée. Si tu viens à tuer le lièvre, prends garde d'en être plus fier qu'il ne faut.
« — Mon cher, dis ce que tu voudras; mais, sousl e prétexte de me relever, tu m'abîmes.
« — Ce n'est pa&moi, c'est Pascal : «La plus grande « bassesse de l'homme est la recherche de la gloire. » Voilà une cruelle sentence. Plus on réfléchit, plus on la trouve vraie. Il ajoute avec une égale vérité : « Mais c'est « cela même qui est la plus grande marque de son excel- « lence; car, quelque possession qu'il ait sur la terre, « quelque santé et commodité essentielle qu'il ait, il « n'est pas satisfait s'il n'est dans l'estime des hommes. « Il estime si grande la raison de l'homme que, quelque « avantage qu'il ait sur la terre, s'il n'est placé avanta-
112 EN CHASSE.
« geusement aussi dans la raison de l'homme, il n'est « pas content. C'est la plus belle place du monde ; rien « ne peut le détourner de ce désir ; et c'est la qualité la a: plus ineffaçable du cœur de l'homme.
« Et ceux qui méprisent le plus les hommes et qui « les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admi- « rés et crus, et se contredisent eux-mêmes par leur « propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que « tout, les convainquant de la grandeur de l'homme plus « fortement que la raison ne les convainc de leur bas- « sesse. »
« — Misère très -auguste! grandeur très-misérable ! Gomment conclut Pascal après cette peinture de nos contradictions ?
« — Comme toi. « Si l'homme se vante, je l'abaisse ; « s'il s'abaisse, je le vante ; et je le contredis toujours, « jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre « incompréhensible. »
a — Et cette conclusion te paraît claire ?
« — Très-claire. Si l'homme comprend qu'il est incom- préhensible, il se connaît, et sa raison approuve et cor- robore la foi qui lui révèle pourquoi et comment il est venu en ce triste état et il en doit sortir. Grand jusque dans ses misères, chétif jusque dans ses grandeurs, il voit qu'il est un bel ouvrage gâté ; il connaît son origine glorieuse, sa chute lamentable, sa fin divine. Il n'a qu'à ouvrir les yeux, il sait ; il n'a qu'à vouloir, il peut ; s'il avoue qu'il est tombé, il se relève ; s'il sent qu'il est perdu, il se sauve.
« — Pourtant..,»
EN CHASSE* 113
XI
GLOIRE DE L'HOMME.
Ir
f objection que le statuaire allait produire, ni lui ni moi ne l'avons connue. Un bruit qui se fit tout près, dans les broussailles, lui coupa la parole et détourna notre attention. Portant tous deux au même instant les yeux sur le même endroit, nous vîmes sortir du fourré, pres- que à pas lents, le plus leste et charmant animal qui se puisse voir ; un faon de biche, svelte, léger, inquiet. Il semblait nous demander son chemin. Il était à dix. pas, parfaitement découvert. Nous nous regardâmes, incer- tains, comme pour savoir l'un de l'autre si nous avions bien le droit de tuer cette jolie bête. Enfin nous mînes en joue. Mais probablement que le chevreuil avait délibéré de son côté. Tandis que nous levions lentement nos fusils, il passa entre nous et partit du côté d'Emile. Aussitôt deux coups de fusil éclatèrent, et le faon, arrêté dans sa course, fut atteint par les chiens. On accourut. Emile, pâle, tremblant, enivré, criait après les chiens, appelait les chasseurs, chargeait son fusil avec ses cap- sules et voulait amorcer avec une bourre.
iii EN CHASSE.
« C'est moi! c'est moi qui l'ai tué! Mes deux coups ont porté, je l'ai touché à la tête. On vérifiera cela sur la peau!... »
Jamais général d'armée n'eut un mouvement de joie et d'orguçil plus sincère, voyant l'ennemi débandé fuir devant sa cavalerie.
« Comment! Emile, lui dit le statuaire, tu as eu le cœur de tuer ce pauvre animal?... Louis et moi nous n'avons pas voulu.
a — Laisse donc, s'écria le peintre; je l'aurais tiré à travers mon meilleur tableau. Voilà, j'espère, un beau coup de fusil ! »
Cependant Dominique, ayant éloigné les ^chiens et tenant à la main son grand coutelas, s'apprêtait à saigner le faon, qui jetait encore de faibles cris. A cette vue Emile sentit tomber l'esprit de carnage. Vainement la voix adulatrice de Dominique le célébrait et l'engageait à venir contempler sa victime ; il détourna les yeux.
« Pauvre petite bête ! nous dit-il, c'est si gentil, si inoffensif, et c'était si heureux! Je suis content de l'avoir tué; mais ça me fait delà peine. »
EN CHASSE. US
XII
CONTRADICTIONS DE L'HOMME.
« Y oila, me dit Jean ; il est content, mais ça lui fait de la peine. Grandeur de l'homme, misère de l'homme, contradiction de l'homme ! Avons-nous eu raison ou tort de philosopher tout à l'heure au lieu de guetter le che- vreuil? Nous avons eu tort, attendu qu'à la chasse il faut chasser, et non pas philosopher. Si nous avions chassé au lieu de philosopher, peut-être que nous aurions tué le chevreuil, et nous serions fiers de notre adresse ; donc il fallait chasser... Non; car, si nous avions tué le chevreuil, ça nous ferait delà peine; ses cris nous trou- bleraient le cœur, nous nous reprocherions la mort d'une pauvre bête qui ne nuisait guère à Valentin en broutant un peu les bourgeons de ses bois; donc il fal-' lait philosopher ! — Mais suis-je bien sincère quand je me réjouis de n'avoir pas tué le chevreuil? Après tout, il y a lieu de croire que le plaisir de savoir le chevreuil en vie me toucherait moins que lé plaisir de le voir à terre, abattu de ma main. Je suis venu chercher ici une gloire que j'ai manquée en m'occupant des rêveries de Pascal. Que m'importe Pascal? Il faut faire ce que Ton
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fait. Si je m'amusais à philosopher quand je tiens mon ébauchoir, je ne serais qu'un piètre sculpteur ; si les chasseurs philosophaient à l'affût, nous ne mangerions jamais de gibier. Sottise, mon compère, de nous être ici empêtrés de Pascal et de la grandeur de l'homme ! Nous avons des fusils, nous sommes des chasseurs, il fallait chasser... Cependant voici notre Emile qui nous offre un spectacle lamentable : d'un côté le cri et l'œil du che- vreuil mourant lui agacent le cœur ; de l'autre il a donné plusieurs signes de faiblesse et de passion : il n'a pas été calme dans le triomphe, il a fourré ses capsules dans le canon de son fusil, il a essayé d'amorcer avec des bour- res, comme si tout était possible à l'homme qui vient de tuer un chevreuil et que les lois de la physique n'exis- tassent plus pour lui. On le décore, et Dominique lui attache à la boutonnière la patte du quadrupède. Il est en péril de se croire grand chasseur. Et quand il le serait? Mais l'est-il ? Est-ce lui qui a tué le chevreuil ? Si les chiens pouvaient parler ! La peau parlera : elle sera interrogée tout à l'heure. Que dira-t-elle? Je vois qu'Emile lui-même a conçu des doutes. 11 questionne Dominique. Dominique le protège, il peut rendre un faux témoignage; mais nous pourrions nous-mêmes interroger la peau. Et si nous étions de mauvais cama- rades? Si nous voulions railler? Si nous pouvions conce- voir un mouvement d'envie? Ah! malheureux Emile! Que de doutes, que d'angoisses, que de faux compli- ments te feront regretter de n'avoir pas philosophé comme nous ! Tu sauras ce qu'il en coûte de vouloir s'élever au-dessus de ses semblables et d'aspirer à la
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gloire des Nemrods ! Pour nous, Louis, réjouissons-nous d'être restés dans notre humilité. Nous n'avons ni remords ni inquiétude, ni triomphe à disputer, ni renommée à maintenir. Nous ne devons rien aux chiens, et nous pouvons passer auprès d'eux sans leur tirer notre chapeau. De retour à Paris j'achèterai les Pensées de Pascal; tu m'indiqueras la bonne édition. Je ferai relier le volume, et je le mettrai au fond d'un liroir que je n'ouvrirai plus jamais... Car, enfin, c'est ton diable de Pascal qui m'a empêché de tuer le chevreuil. J'en suis content... mais ça me fait delà peine.»
XIII
UNE VUE DE L'AVENIR EN t849.
L
|a journée n'oftrit point d'autre événement. Les tra- queurs firent merveille et le gibier ne parut pas rare. Lièvres, lapins, perdrix, faisans vinrent s'offrir à la cas- serole; beaucoup y tombèrent, sauf pourtant, il faut l'avouer, ceux qui eurent l'esprit de passer devant nous. Ceux-là, par différentes raisons, échappèrent à la mort. Le terrible Emile lui-même n'ajouta rien à ses trophées. « Louis, me dit Jean, rephilosophons ; c'est encore ce que nous faisons le mieux. Que penses- tu de nos tra- queurs ?
4*
H8 EN CHASSE.
a — Que veux-tu que j'en pense? Ils me paraissent s'ac- quitter fort bien de leur besogne. On leur donnera ce soir à chacun vingt sous, et ils seront aussi contents de leur journée que nous le sommes de la nôtre..., si toute* fois ils ne lisent pas de journaux socialistes.
« — Mais plusieurs les lisent.
« — Quelques figures me l'avaient dit.
« — Tout' 'à l'heure Dominique m'a montré un des arbres nouveaux de Valentin, l'un des plus rares, des plus utiles, et qui réussissait parfaitement. Cette nuit, un gredin est venu dans ces bois et l'a coupé. Pourquoi? Simplement pour vexer le marquis. L'arbre est détruit ; le pays n'en profitera pas ; mais aussi le marquis ne verra pas pousser cet arbre, qu'il avait tiré d'Amérique à grands frais. Voilà le plaisir ! Un bon. villageois, un bon patriote, a fait quatre ou cinq lieues en pleine nuit et eh pleine boue pour se procurer cette satisfaction patriotique et sociale. Dominique connaît aux environs vingt garnements capables d'avoir fait le coup ; il y en a plus d'un parmi nos traqueurs. L'argent qu'on leur donnera ce soir, ils iront le boire- dans quelque bouge, en déclamant contre le « tas de pierres. » C'est ainsi qu'ils appellent le château. Cette noble demeure les irrite ; ils voudraient la voir en ruine, et le propriétaire pendu. Ce sont des sauvages.
« — Oui, des sauvages qui lisent ; par conséquent, plus sauvages que ceux de la Nouvelle-Zélande.
« — Que faire à cela ?
9 — Ce que fera Valentin : replanter l'arbre ; empêcher, s'il est possible, qu'on ne le coupe de nouveau, et, lors-
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qu'il aura de la graine, en donner aux voisins, même à ceux qui l'auraient coupé. Si on le coupe encore, si on le coupe toujours, Valentin aura rempli son devoir, et les dévastateurs se dévasteront eux-mêmes pour leur punition et la punition de ceux qui les ont lâchés sur le monde.
« — Ce sera donc le triomphe du mal?
« — Oui, mais il y a le jugement de Dieu. »
XIV
DES CHASSEURS D'HOMMES.
A,
.prés la chasse il est naturel de causer de la guerre. Nous vînmes, le souper fait, au coin du feu. Un vieux soldat, acteur ou témoin de plusieurs belles aventures, nous les conta. Pour l'ordinaire les vieux soldats content bien. Ils ont le sang-froid, qui est la première qualité du conteur, et la simplicité, qui est la première aussi, et l'originalité d'expression, qui est la première encore. Quand j'étais jeune et quand j'avais de la mémoire, que n'ai-je écrit les récits que j'ai souvent entendu faire au père Bugeaud? Depuis Àusterlitz, où il était sergent, jusqu'à Tlsly, où il devint maréchal de France, il avait
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vu bien des champs de bataille, bien des pays de guerre. Il se les rappelait tous, il les décrivait en perfection. Son mérite s'étant tout de suite révélé, il avait eu de bonne heure des commandements séparés. Simple chef de bataillon, on lui donnait déjà des expéditions à con- duire. « Les surprises, les embuscades, les petites places à garder ou à surprendre, c'est, disait-il, la jolie guerre dans la grande guerre. » Il se rappelait avec plus de pré- dilection l'Espagne, où il avait particulièrement fait la «jolie guerre.» Il décrivait son terrain, le caractère de sa troupe, celui de la troupe ennemie, les facilités et les difficultés qui résultaient de là. Il exposait la chose à faire et les partis à prendre. On assistait à ses délibéra- tions, à la conception et à la préparation de ses strata- gèmes, les uns créés, les autres inspirés ou tout simple- ment renouvelés des Grecs et des Romains. Il est bon qu'un homme de guerre sache l'histoire de son métier, mais il y a des ruses que le génie de la guerre inspire aux plus ignorants et que les plus savants ne savent pas mettre en jeu. a Lorsque, disait-il, plus tard, sous la Restauration, j'ai eu le temps de lire en plantant mes choux, j'ai retrouvé dans les Mémoires de Montluc et de quelques autres guerriers du moyen âge, — c'était le temps de la jolie guerre, — les mêmes stratagèmes que j'avais imaginés, et que les chefs de guérillas espagnols, des pâtres et des moines, avaient inventés contre nous. » Enfin il racontait ou plutôt il peignait l'action, les péri- péties, le résultat, retraite ou poursuite. Si quelque soldat s'était distingué par un trait plus rare, il ne man- quait pas de le dire; il esquissait une vive figure de ce
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soldat. Sa mémoire lui rendait jusqu'à ses harangues, courtes et ingénieuses, dictées par une profonde con- naissance ou plutôt par un profond instinct du cœur humain. Car celui qui connaît le cœur humain le rai- sonne, et celui qui en a l'instinct le manie; il lui adresse, sans môme y songer, des paroles qui l'affermis- sent ou qui l'enflamment.
Tel était l'attrait de ces récits que nous les écoutions des heures entières, oubliant toute autre curiosité, toute affaire, tout plaisir. Que ne les ai -je écrits? Chacun for- mait un véritable drame, qui se nouait, se poursuivait, se dénouait suivant les règles les plus délicates de l'art. Dieu sait si pourtant le maréchal avait jamais lu Àristote ! Mais il avait le génie de conter, comme le génie d'agir. Toutes choses étaient placées en leur lieu; les épisodes, bien distribués et bien rattachés au sujet principal, venaient en temps opportun ; la couleur était vive, l'ac- cent juste. On s'amusait en France de voir à l'Académie le maréchal de Saxe, qui ne savait pas l'orthographe. S'il racontait comme le maréchal Bugeaud, il tenait mieux sa place à l'Académie que les trois quarts de ses con- frères *. Le style valait la charpente, le débit valait le style. Dans le style, rien ne manquait; il n'y avait rien de trop : c'était la langue parlée la plus saine, et, j'ose le dire, la plus exquise : rien de recherché, rien de forcé, rien de plat. Quand le maréchal Bugeaud écrivait
1 Des savants m'assurent que le maréchal de Saxe savait l'ortho- graphe et qu'il ne fut jamais de l'Académie. Gela ne fait rien , et ma remarque subsiste.
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un rapport, dictait une proclamation ou s'installait & la tribune, alors c'était un homme sans lettres, embarrassé et empêtré, et dont la pensée traînait des vulgarités massives. Lorsqu'il causait, le mot vrai, ce mot qui ne pouvait sortir de son encrier, venait naturellement sur ses lèvres, s'encadrait de lui-même dans une phrase accorte, dégagée, éloquente. Le geste, l'intonation étaient naturels comme le mot, simples et éloquents comme la phrase.
Le vieux soldat que nous avions trouvé chez Yalentin n'était pas sans doute de cette grande espèce des hommes de guerre, dont le maréchal Bugeaud a offert de nos jours l'un des types parfaits. Il n'ouvrait pas ces vues qui, dans les moindres discours, à propos de tout et à propos de rien, involontairement, dénotent l'habitude des vastes pensées. Dans le regard que l'aigle captif promène sur les curieux du Jardin des Plantes, on sent l'œil qui peut se fixer sur le soleil. Notre vieux soldat n'était pas un aigle, mais c'était un vaillant et galant homme. Il avait fait la grande et la jolie guerre; il avait vu le Portugal, l'Italie, l'Allemagne, la Russie et la France, la victoire et la défaite, le triomphe et la prison. Nous sentions bien du cœur et bien de l'esprit vibrer derrière l'impassible rideau que formaient ses sourcils épais et sa moustache grise.
Le peintre et le statuaire l'écoutaient d'un esprit tout différent, et même tout contraire : l'un enthousiaste, l'autre morose. Suivant le premier, la guerre était le triomphe du génie de l'homme et le plus noble emploi de ses facultés ; suivant l'autre, elle n'était qu'un jeu
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brutal où triomphait le hasard. L'un avait tué le che- vreuil, l'autre l'avait manqué. Tous deux pressaient le vieux soldat de prononcer sur leurs arguments.
« Ma foi, non ! leur dit-il, vous me demandez en vain une décision. Je ne sais que des histoires qui ne prou- vent rien, car elles prouvent également pour vous deux. J'ai vu beaucoup d'affaires décidées par des coups de hasard contre le génie, j'ai vu beaucoup d'affaires déci- dées par des coups de génie contre le hasard. Que de fois la force a écrasé les combinaisons les plus savantes et les plus fermes courages ! Que de fois la science et le courage ont déjoué la force la plus assurée ! Voulez-vous le fond de ma pensée? A la guerre comme ailleurs, l'homme fait ce qu'il peut, Dieu fait ce qu'il veut, et la force et le génie sont de ces hasards qui décident les choses par l'ordre souverain d'une force et d'un génie qui ne donne rien au hasard. La force et le génie qui gagneront la bataille se trouvent du côté qui doit la * gagner, et de l'autre côté ni force ni génie ne peuvent rien pour le succès. Mais ils peuvent accomplir le devoir, et rien ne démontre que le devoir accompli ne vaut pas mieux que la bataille gagnée.
« Quant aux hommes qui font la guerre, j'en ai connu de plusieurs espèces. Les uns sont intelligents et braves; ce sont les véritables hommes de guerre, le nombre n'en est pas grand. Dieu a soin que le monde ne voie pas beaucoup d'Àlexandres, de Césars et de Napoléons : ils coûtent cher ! La Providence équilibre à peu près les Frédérics, les Turennes ; chaque pays, chaque siècle a les . siens. Dans la foule des généraux et des chefs d'armée,
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beaucoup n'ont qu'une intelligence de second rang, un plus grand nombre ne sont que braves; il y en a qui ne sont ni intelligents ni braves, et qui vont tout de même au feu d'assez bon cœur, par la force de l'esprit militaire. On crée l'esprit militaire dans un homme comme on y crée l'opinion ; la race française est propre à recevoir cette façon-là. Il y a des indifférents et des casse-cou qni font d'admirables choses sans réflexion, qui deviennent héroïques pour se tirer d'un mauvais pas dont ils ne demanderaient qu'à sortir (autrement.
XV
UN PRENEUR DE VILLES.
« Un général de ma connaissance avait eu toute sa vie des aventures éclatantes, deux surtout, la première au début, la seconde au milieu de sa carrière ; elles l'avan- cèrent sans le tirer du commun ; il est mort obscur sans mériter mieux. Je ne vous dirai pas son nom, jus- tement perdu dans les cent raille noms d'officiers géné- raux qui ont depuis cinquante ans chargé nos almanachs militaires. C'était un héros cependant. Pauvre chose qu'un héros !
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« 11 était à peu près émigré; il était né, un peu par hasard, d'un gentilhomme français au service do la Russie. Après lui avoir donné son nom, qui ne valait plus grand'chose, son père rengagea fort jeune dans une espèce d'école d'état-raajor ambulante, qui étudiait en guerroyant le Turc sur les frontières de l'empire. Il y grandit sous la tutelle d'un hetman de Cosaques, très- épicurien, duquel il apprit à faire de petits vers français et assez de cuisine. Ce cosaque vint assiéger Scbumla, qu'il trouva bien gardée. Les lenteurs du siège donnè- rent aux violons le temps d'arriver. On ne prenait pas Schumla; mais, dans la folâtre compagnie qui avoisinait le camp, on prenait la gale. Le jeune Français se fit un des meilleurs lots. Les médecins, plus que tartares, entreprirent vainement de le débarrasser; il avait son affaire si bien conditionnée qu'il crut qu'il en mourrait. Le chagrin s'empara de lui. Il ne désirait qu'une balle qui lui épargnât l'horreur et la douleur d'être rongé vif par cette lèpre. Dans le même moment, l'hetman, sévère- ment averti de ne plus tarder, publia qu'une belle récom- pense serait donnée à qui indiquerait le moyen d'entrer dans la place. Notre pestiféré pensa qu'on lui fournissait l'occasion d'en finir honnêtement. Il s'avança sous lès murs de Schumla, pour les étudier, en homme qui ne craignait que de n'être pas tué. On tirait sur lui de toutes parts; il allait toujours fort tranquillement. Il finit par aviser un endroit où il lui parut que la brèche serait facile. Il ne se contenta point de bien examiner ce point, il le dessina. Lorsqu'il eut achevé il revint au camp, sans se presser; il y entra, je ne dirai pas sain, mais sauf,
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pestant contre les Turcs, qui n'avaient pas su le tuer. Son plan était bon, on le suivit; ht ville fut prise. Notre galeux y avait mis la main avec tout l'éclat que venait de promettre son imperturbable témérité ; l'hetman vou- lut qu'il portât la nouvelle du succès. Il eut de l'avan- cement, reçut une belle gratification, se fit soigner, gué- rit ; et le voilà distingué.
« Néanmoins, sa paresse et surtout la causticité de son esprit le firent, à quelques années de là, tomber en disgrâce. L'armée russe combattait les Français en Alle- magne. Se souvenant trop des leçons de l'hetman, le héros de Schumla avait composé une chanson dont un couplet au moins frôlait l'empereur Alexandre. Ce sou- verain le sut.
« Le roi des animaux, en cette occasion, a Montra ce qu'il était...
« Il ne voulut pas se venger. Seulement, un jour, pas- sant devant le poëte, il le regarda de travers et lui dit : « Monsieur, je n'aime pas les rimailleurs ! » C'était lui ouvrir une perspective sur la Sibérie. Jeune et gai, il riait de cet avertissement; mais il ne laissait pas d'en être chiffonné.
a L'armée russe elles troupes allemandes assiégeaient d'urgence une ville forte, où les Français tenaient bon. On avait inutilement donné plusieurs assauts, et l'on ne savait trop quel moyen prendre. L'empereur tint conseil en plein air. Les avis, médiocrement ingénieux, n'abou-
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tissaient à rien. Notre homme, debout avec d'autres aides de camp à quelque distance du cercle auguste, lisait sur les visages l'inutilité persévérante de la déli- bération. Quelque farce lui vint à l'esprit; il ne put se retenir d'en régaler son voisin. L'empereur y prit garde ; il était de mauvaise humeur. Une mauvaise humeur de souverain et de général se décharge sans qu'on ait besoin de presser beaucoup le ressort. Alexandre interpella à hante voix l'officier à qui le malencontreux plaisant venait de parler.
« Un tel, s'écria-t-il très-impérialement, que vous dit ce faquin de Français ? »
« L'autre, heureusement, fut bon camarade ; il ne répéta pas ce qu'il venait d'entendre ; c'était, dans ce moment-là, de quoi faire pendre le « faquin. » Mais, très-dépourvu et très-embarrassé, il lâcha la première bourde qui lui vint à l'esprit.
<i Sire, il me dit qu'il faut prendre la ville. »
« — Ah! reprit l'empereur avec un redoublement d'im- patience, il a trouvé cela ! Voilà bien ces Gascons ! Tout leur est possible. Il faut prendre la ville ! Il sait sans doute le moyen. Eh bien! qu'il la prenne donc! qu'il fasse voir son talent. Voyons, monsieur, nous vous écoutons ! »
« Il y eut un moment de silence effroyable devant cette colère du maître. Le pauvre railleur se sentit perdu. Jamais il n'avait songé au moyen de prendre ce nou- veau Schumla, plus dru de beaucoup que le premier. Néanmoins, pour ne pas rester court, et sans trop savoir ce qu'il faisait, il avança de quelques pas, et
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bien modestement , rougissant et baissant les yeux, la tête inclinée : « Sire, 'dit-il, je suis aux ordres de Votre « Majesté. »
« Alexandre prit cela pour une noble assurance. Il crut que le jeune officier avait combiné quelque stra- tagème du genre de ceux qui réussissent aux fous hardis.
« Prenez la ville, dit-il sans abandonner encore le ton de mépris et de colère; montrez que vous savez faire autre chose que des chansons. Messieurs, nous donnons carte blanche à cet officier pour prendre la ville. Dites- nous, monsieur, ce que vous demandez.
« — Sire, répondit le jeune homme de plus en plus abasourdi et paraissant de plus en plus modeste, je demande une heure.
« — Je vous en donne deux, » lui dit l'empereur au comble de l'étonnement et presque radouci.
« L'infortuné se retira machinalement du côté de la place qu'il devait emporter. « Prenez la ville ! prenez la ville ! » Ces mots bpurdonnaient à son oreille comme dans un cauchemar. Il n'avait pas la première idée de ses opérations. Cependant il ne tarda pas à se dire qu'il pourrait toujours se faire tuer. Cette ressource certaine lui rendit sa liberté d'esprit.
« Il regarda. Comme toute l'armée, il savait qu'on ne pouvait prendre la ville que par une chaussée longue et étroite, jetée sur des marais impraticables et aboutissant à une porte formidablement défendue. Des milliers d'hommes avaient été tués sur cette chaussée. Entrer par là était donc impossible ; chercher d'autres chemins, il
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n'en existait pas, à moins qu'on ne prit par les marais, de quoi personne n'avait essayé.
« L'écervelé s'était pourtant fait un ami, et, chose qui témoignait en sa faveur, cet ami était son. domestique, un Cosaque très-audacieux et très-intelligent. Tous deux s'étaient mutuellement secourus dans plus d'une mau- vaise rencontre. Le Cosaque l'avait suivi aux abords de la chaussée.
« — Mon commandant, dit-il, devinant la pensée de son maître, ces marais ne sont peut-être pas aussi mau- vais qu'on le prétend ?
« — Crois-tu? dit l'officier.
« — Nous allons voir cela tout de suite, » repartit le Cosaque.
« Il se lance ventre à terre aans le marais. On lui tire mille coups de fusil : il passe et revient.
« L'autre ne perd pas une minute, retourne au camp, demande à quelques officiers de ses intimes cent hommes à l'épreuve, les rassemble, leur dit qu'ils prendront la ville. Pas un n'en doute ; ils le suivent à toute course sur la fatale chaussée. Une décharge terrible les accueille ; il en tombe un tiers. Ceux qui restent, à l'exemple et sur le commandement du chef, se jettent dans le marais, poussant en avant et se tenant le plus près possible du chemin. Ils avancent; ils sont bientôt si près que l'ar- tillerie de la place ne peut plus les atteindre. Mais voici une de ces fortunes de guerre que rien n'explique, et qui expliquent le succès des surprises : l'officier qui commandait à l'entrée de la ville perd la tête, suspend le feu et n'attend pas que l'on essaye d'enlever la porte,
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il la fait ouvrir ! Le vainqueur était encore dans le marais et se préparait à l'assaut lorsque ses hommes, remontés sur la chaussée, lui crient que la porte est ouverte. Il se hâte, il entre, et le premier ennemi qu'il rencontre est le commandant du poste qui lui présente son épée. Il donne le signal convenu : l'armée assiégeante accourt comme un torrent. La ville est prise.
« Arrivé sur la grande place, l'empereur Alexandre se jette d'abord à genoux pour remercier Dieu de cette soudaine et incroyable victoire. Nous autres Français, nous ne faisons plus cela, nous avons tort. Gondé et Turenne le faisaient, et leur gloire ni leur crédit sur le soldat n'en étaient pas diminués. Mais nous sommes fiers, nous savons ce que nous valons et ce que nous pouvons, et un Te Deum à distance9 suffit bien pour rendre grâces au Dieu des armées. Alexandre, s'étant relevé, regarda autour de lui. Le « faquin de Français » était là, sans blessure. Le souverain l'appelle, et, détachant de sa poitrine l'ordre le plus distingué de la Russie, il le lui confère en l'embrassant. On le fit colonel. Il n'avait pas vingt-trois ans.
a Voilà un beau commencement, n'est-ce pas? Eh bien ! ce héros eutra dans l'armée française l'année sui- vante, avec son grade russe, devint général de brigade, et ne mérita pas d'aller plus loin. Il s'était rencontré là tout à point pour prendre une ville que Dieu voulait qui fût prise, dans un moment où sa justice nous multipliait les expiations. La chose faite, cet homme de main si hardie et de coup d'œil si militaire ne parut plus bon qu'à croupir dans une garnison. Il était sceptique, pares-
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seux, goguenard, douillet, gourmand. C'était un héros, sans doute, mais sa grande vertu consistait à s'être trouvé deux fois très-embarrassé de la vie. Il se mettait au lit pour un mal de tête. Quelques années après la Révolu- tion de 1830, se lassant de la maigre pitance à laquelle le condamnait sa pension de général en retraite, il demanda du service à Louis-Philippe. La bonne cuisine acheva ce que les rhumatismes avaient commencé. Mon preneur de villes mourut dans les cataplasmes.
« Et voyez-vous, messieurs, après vous avoir conté sa gloire et ses hauts faits, je crois que la charité me com- mande de vous taire son nom.
a Le très-loyal général de Coetlosquet, non moins * hardi et au besoin téméraire, était un autre homme et n'eut pas de si belles aventures.
« Coetlosquet, engagé trompette, quoique gentil- homme, sonnait la charge en Egypte. Des Pyramides à la Bérésina, toujours à cheval, toujours sous le feu, il avait su se donner une instruction étendue et solide. Il profita de la paix de la Restauration pour devenir un- vrai philosophe. 1830 ayant brisé sa carrière, il devint un vrai sage, un vrai chrétien, je dirais volontiers un saint. Dana son modeste château il conservait son équi- pement de trompette.
« La déroute de la monarchie avait été à ses yeux la déroute de la France. Le gouvernement lui offrit du service. « Non, dit-il sans humeur, ma fidélité aux « choses humaines est épuisée. Je me flatte de savoir « mourir.» Il cultivait son champ, plus encore son âme, remerciant Dieu d'avoir permis que la mort le tirât len-
132 EN CHASSE.
tement par la main au lieu de le prendre brusquement au collet.
« Messieurs, quand la vie militaire est le noviciat de la sagesse, on s'y fait un tempérament qui va loin dans la vertu ! »
LIVRE XI
LA PLAGE
I
LE VILLAGE.
A
l'endroit le plus large de la Manche, sur les bords d'un ruisseau qui va s'endormir dans le sable fin, fatigué d'avoir descendu la colline en dansant sur les cailloux ;
Là, du temps des Celtes, est venu s'asseoir un beau village, la tête dans les rochers, les pieds dans les roseaux, les bras et le corps dans les herbes.
T. II, 4**
134 LA PLAGE.
0 Celtes! ô gens de goût! S'ils couraient le pays, cherchant aventure, je l'ignore. Ils ont vu que des pointes et des entassements de granit divisaient les vastes sables en grèves douces, variées d'aspect.
Quel silence pour les chansons de la mer! Quel théâtre pour ses jeux ! Des collines par delà les rochers ; par delà les sables, des bouquets de bois, des pelouses fleuries de géranium et de bruyère!
Ils ont dit : « Restons ici. Nous vivrons de la mer « et des bois, de là terre sablonneuse et des pelouses « fleuries. Nous entendrons les chansons de la mer « tranquille ; sur ses flots courroucés nous danse- ce rons. »
Ils forment un peuple paisible et vigoureux, qui ne s'est point accru, qui n'a point dégénéré. Les hommes sont vaillants à la mer, vaillants à la charrue ; les femmes sont belles et modestes.
Quand la croix est venue, leur amour l'a élevée sur un clocher qui domine le plus haut entassement de granit et la plus haute colline. On la voit des champs, on la voit de la mer : 0 crux, ave!
Quand les tempêtes ont abattu la croix, ils l'ont réta- blie plus belle. En 93, aux avocats qui voulaient l'abattre ils ont dit : « N'y touchez pas ! » L'or de cette croix fut apporté de la mer Vermeille.
LA PLAGE. 13S
Yves le Goff avait dit en son cœur : « Si je reviens et si je retrouve Jeanne -Marie, je donnerai tout mon argent à la croix. » Il est revenu, elle était fidèle. On les a mariés sous la croix.
L'église est vieille au dehors, neuve au dedans. Il y a un grand crucifix en couleur; saint Mathurin, sainte Anne, quantité de saints ; des chandeliers d'or, des fleurs d'argent ; la Vierge a dix robes de dentelle.
Les cloches se font entendre à deux lieues. Tous les dimanches l'église est pleine; tout le monde chante comme en paradis. Le curé et ses trois vicaires ne man- quent pas d'ouvrage, Dieu soit loué !
« Voilà cinquante ans, leur dit le curé, que je suis parmi yous. Les plus vieux, jer les ai mariés; j'ai baptisé les autres ; je prie pour vos défunts que vous n'avez pas connus.» Qui donc refuserait de communier à Pâques ?
Les loups de mer qui ont fait le tour du monde, les soldats de Waterloo, les soldats de Sébastopol viennent se confesser. Le médecin, qui pourtant a vu Paris, le notaire lui-même sont bons chrétiens.
Jamais de méchantes histoires ; point de propriétaires qui cherchent un gain vil aux dépens de l'honnêteté du pays. Ailleurs les Parisiens avec leurs grands laquais et leurs effrontées femmes de chambre !
136 LA PLAGE.
Confiant, le marin s'embarque pour les Iles, laissant sa* jeune femme sous la garde de la Vierge. La femme tra- vaille et prie. Et Fange de l'honneur veille sans alarmes, l'épée au fourreau.
II
MADEMOISELLE FÉLICITÉ.
D,
'es figures originales et charmantes, en en trouve là tant qu'on veut. C'est là que j'ai vu mademoiselle Félicité, une fille de trente ans, qui nage comme un poisson, qui court la nuit sur les dunes, qui fait des fleurs en coquillages,
Et qui n'a lu que la Vie des Saints. Elle chante, elle pleure, elle est belle. Sa maison lui appartient, sa mai- son entre un verger plein de fruits et un jardin plein de fleurs. Elle a aussi des champs, aussi des rentes. Les amoureux sont venus.
« Mademoiselle Félicité, pourquoi chantez- vous ? pourquoi pleurez- vous? pourquoi restez -vous fille? Sur la dune, le soir, il est doux et commode d'avoir le bras d'un mari. Du reste, la Vie des Saints est un beau livre !
LA PLAGE. 137
« — Je chante quand j'entends la mer chanter; quand je l'entends pleurer, je pleure. Sur la plage et sur les dunes, j'aime à fouler le sable que la mer a lavé. Seule sur le sable vierge, j'aime à regarder au ciel les étoiles vierges, qui ne luisent que pour moi.
« Ce que me dit la mer ou joyeuse ou plaintive, ce que me dit le sable que nul pied n'a foulé, ce que me disent les étoiles pures, je l'entends bien dans mon cœur ; dans mon cœur je réponds. Aucune voix ne l'a dit jamais, aucune voix ne le peut redire.
« Mais, si quelqu'un est près de moi, la mer n'a plus la voix que j'aime, n'a plus de soupirs, plus de chansons. Elle fait un bruit que mon cœur n'entend plus, et mes paroles à moi n'ont plus l'accent de mon cœur.
« Le sable vierge crie avec colère sous le pied qui le foule à côté du mien ; les divins rayons des étoiles ne tombent plus si doux sur mon front, n'entrent plus si avant dans mon cœur ; plus d'une même se cache, et je ne vois plus toutes mes étoiles.
« Toute voix humaine me gâte la Vie des Saints : ma propre voix, quand je lis tout haut, dissipe le parfum qu'exhale ce livre! Oh! quel parfum dans le silence ! suave comme celui de la fleur du matin, âpre et fort comme celui de la mer.
iftft*
138 LA PLAGE.
a Mon époux, dès longtemps je l'ai choisi. Dès long- temps je le voulais; il ne m'a point refusée. Il habite les flots, et il prend leur voix sonore ; il habite les deux, et la flamme des étoiles est son regard sacré.
« Sur le sable vierge mon œil reconnaît la trace de ses pas; dans les fleurs et dans les vagues je vois son sourire. Reine, je parcours le domaine de mon Roi. Ses anges sont là ; je n'ai pas besoin qu'un autre me protège.
« Les saints m'apprennent à l'aimer. Qui me donne- rait des leçons plus utiles et plus sûres ? C'est ici que je l'ai connu. Cette mer, et ces rochers, et ces étoiles m'ont parlé de lui ; nous avons ensemble erré dans ces sables. Je veux mourir ici.
« Le cimetière est situé sur la plus haute dune. On y dort dans le sable profond, bercé par le bruit de la mer, et les humbles tombeaux sont caressés de la chaste lumière des étoiles.
« 0 jeunes filles séduites d'un rêve, ô jeunes épouses enivrées d'un objet périssable et d'un bonheur menson- ger, c'est vous, c'est vous qui n'aurez point connu l'ivresse d'aimer ! »
LA PLAGE. 139
III
DE SIR WALTER SCOTT.
V,
ous souvient-il de Meg Merillies, la sorcière immor- telle ? J'aimerai toujours Walter Scott, quoique baron- net. C'est l'homme du monde qui m'a donné le plus d'amis, qui a le mieux usé la fougue liseuse de ma jeu- nesse. Sans Walter Scott, sais-je, moi, si je n'aurais pas goûté Sue ou Soulié, si je n'aurais pas dans la mémoire quelque tronçon de Ponson ?
J'aimerai toujours le baronnet ; je le remercierai tou- jours. J'ai pris dans ses livres le goût des gens honnêtes et de bon sens. Ce sont des garçons généreux qui aiment de généreuses filles. Garçons et filles s'aiment sans vile- nies et sans métaphysique. On ne voit point là de ces faquins et de ces pécores qui se faufilent illégalement pour réformer le mariage et le monde.
Jamais il n'eût imaginé, le baronnet, que l'amour pût naître dans les fanges, pût disserter sur l'état social, pût
140 LA PLAGE.
prendre son cours vers les égouts de l'engagement limité. Hommes et femmes d'aventures, poètes, peintres, musiciens, comédiens, penseurs qui coupez des bourses, penseuses qui vivez du produit des bourses coupées, cherchez un autre historien de vos flammes ! Vous avez madame une telle, et madame une telle, et encore d'au- tres madames ; le véritable historien serait le greffier de la police correctionnelle.
Dans les romans du baronnet, l'amour s'engage à la vieille mode. Quand on cherche à se plaire, déjà l'on s'estime; on s'est plu parce que l'on s'estimait. Le héros, s'il n'était homme de cœur, n'aurait rien à pré- tendre ; l'héroïne n'oserait aimer si elle n'était fille de bien. L'amour tend au mariage, comme l'eau pure du fleuve au lit pur de la mer. Ne peut-on s'épouser, on verse de belles larmes, et l'on se dit adieu. Celui-là per- drait l'amour qui perdrait l'honneur.
J'avais passé vingt ans, et cela survivait en moi de l'auguste et primitive innocence. Je croyais que l'on ne pouvait aimer sans vertu, ni aimer ce qui n'avait pas de vertu ; je croyais que l'amour était une vertu, une flamme purifiante qui montait en haut, dévorant tout ce qui l'empêchait d'atteindre l'azur. Je croyais que le front sur lequel avait lui l'amour ne pouvait plus vieillir, qu'un certain éclat de gloire y devait rester.
Je croyais qu'il fallait quelque chose de peu commun pour attirer l'attention d'une femme digne d'être aimée,
LA PLAGE. 141
s'exposer à mourir pour elle ou pour la gloire, dompter un cheval emporté, mettre en fuite plusieurs brigands, paraître au milieu d'un incendie, sauver un enfant et le rendre à sa mère...; et toujours avec une attitude noble et des blessures bien situées.
Cela fait, on osait pousser un soupir, on osait dire quelques mots en tremblant; puis Ton recevait une fleur, comme par mégarde; puis l'aveu, puis les tendres discours et les serments sincères; et enfin, à travers mille obstacles généreusement vaincus, on allait à Tau- tel, et c'était pour la vie. Et ces deux cœurs conservaient à jamais le parfum de la fleur d'amour, qui ne fleurit qu'une fois.
0 belle ignorance, quels rêves délicieux ne t'a pas dus ma jeunesse ! de quels abîmes ne l'as-tu pas gardée ! Plus tard, ces illusions, obstinément réfugiées dans mon cœur, dominèrent encore mon esprit devenu sceptique. Quoi que l'on m'eût dit des femmes, et quoi que j'aie pu voir, je ne les méprisai jamais. Dans ce temps-là môme, si j'avais à définir la beauté, je disais : « C'est la pudeur ; » et pour définir l'amour : « C'est l'honneur. »
J'errais dans les chemins du mal ; je touchais de la main des mains souillées; des paroles souillées sortaient de mes lèvres ; et je portais en moi une captive, une chaste captive qui pleurait, et cette captive était mon âme. Gomme ces vierges chrétiennes enfermées aux
142 LA PLAGE.
lieux de perdition, mon âme gémissait et pleurait. Elle s'enveloppait des lambeaux déchirés de son voile : « Qui me délivrera! Qui me fera mourir! »
Parfois ses révoltes triomphantes m'obligeaient de fuir des spectacles où je l'avais traînée. Un jour, au théâtre, j'écoutais une de ces farces dans lesquelles l'auteur fait paraître le plus qu'il peut de femmes jeunes et belles, pour leur faire dire le plus qu'il peut d'impudicités. Monsieur Scribe, l'un des Quarante, s'y était attelé avec deux autres chevaliers de la Légion d'honneur. Certes l'infection ne manquait point ! Toute la salle éclatait en rires.
Mon âme entra dans l'angoisse invincible qui fréquem- ment empoisonnait mes plaisirs. Une de ces pauvres . filles avait une beauté touchante, un front jeune, encore ingénu. Elle était revêtue d'oripeaux insolents, et les trois chevaliers avaient chargé son rôle de toutes les putréfactions de leurs trois esprits. D'une voix faite pour chanter la prière elle récitait de lourds et immondes propos.
Frissonnante sous deux mille regards, il semblait, au début, qu'elle eût horite de sa nudité et qu'elle ne débi- tât qu'à regret les pesantes et ordes sottises des trois polissons de la Légion d'honneur. Elle rougissait sous le fard, sa voix hésitait. Mais bientôt enhardie, arrachant ce qu'on lui avait laissé de voiles, elle excitait l'infâme
LA PLAGE. • 143
rumeur qui l'avait épouvantée. A ses pieds le parterre grognait d'aise.
Mon âme se mit à pleurer. — 0 malheureuse, ô pauvre esclave, ô belle créature de Dieu, tombée dans cette igno- minie et devenue indigne d'amour! Et tu as porté le voile de la première communion ! Et tu aurais trouvé quelque part un bon cœur qui t'aurait tant aimée, et qui fût devenu meilleur en t'aimantl Et voilà que tu n'es plus vierge et tu n'es point épouse, et tu ne connaîtras ni la paix du foyer ni l'honneur des cheveux blancs!
IV
LA SORCIÈRE.
0,
'u en étais-je? Il me semble que je me suis écarté non-seulement de mon village planté par les Celtes sur le bord de la mer, mais encore des beaux et honnêtes romans du baronnet.
J'avais, je crois, parlé de Meg Merillies, la sorcière de Guy Mannering. Je me retrouve. Gomme mademoiselle
144 LA PLAGE.
Félicité est un commencement ou une fin de Diana Vernon ,
Ainsi la Rosine, demi-fille, demi-femme, demi-chré- tienne, demi-sorcière, la vieille Rosine tout à fait folle est un rudiment de Meg Merillies.
L'histoire de Rosine est la seule que Ton se dise tout bas, et les jeunes filles ne la savent point. Rosine court vers soixante ans. Quelques-uns se souviennent d'avoir connu sa mère; son père, on ne l'a point connu.
On croit qu'elle fut jeune. Elle a fait des absences. Dans quel pays a-t-elle été? Nul ne le sait, elle ne ledit point. Quoique courageuse et bien découplée, aucun garçon ne l'a demandée en mariage.
A son dernier retour, sauf la bonne mademoiselle Le Hir, personne ne lui parlait. Mademoiselle Le Hir lui a fait faire ses pâques, et M. le Curé a dit aux enfants : « Ne criez point après elle dans les rues. »
Sur la pointe du rocher le plus exposé au vent, Rosine s'est bâti une cabane ; elle Ta bâtie de ses seules mains. C'est là que depuis vingt ans elle habite, vivant de sa pêche et de ses chansons.
Elle fait elle-même ses chansons, paroles et musique ; elle va les chanter dans le village et dans les environs. Sans rien demander, elle chante; on lui donne un verre de cidre, un morceau de pain,
LA PLAGE. 145
Et même de l'argent : cinq, dix, et jusqu'à quinze cen- times. Une fois elle a fait une journée de quinze sous; ce fut Tannée qu'on prit SébastopoL
Tout le monde dans le pays chante ses chansons, mais nul ne les chante comme elle, avec ce bruit sourd du vent qui roule la mer sur les galets.
Si des enfants la rencontrent, elle prend quelques tiges de blé vert dont elle fait des pipeaux : et voilà qu'elle improvise des airs de danse, et toute la troupe se met à sauter.
Elle a décrit sa cabane sur un rhythme que la bise semble avoir fourni. Une bonne chanson, dit-elle, et qui lui a rapporté plus de six francs.
*
Rosine se rend justice. «Pour les chansons en fran- çais, je ne crains pas qu'on trouve mon pareil dans tout le pays !»
À la chanson de la cabane elle a ajouté un couplet pour illustrer son Mécène :
Monsieur L'Gorrec par sa bonté Un lit il y a fait porter !
Je n'ai pu entendre cela sans une attaque de vaine gloire, et peu s'en est fallu que je ne fisse à Rosineun beau cadeau pour avoir aussi mon couplet. Telle est rinfluenqe des poètes.
5
146 LA PLAGE.
Contente d'elle-même, flatteuse, jadis incorrecte, tou- jours extravagante, et trouvant moyen de vivre sans rien faire, nierez-vous que Rosine soit un vrai poète ?
Et, pour dernière conformité avec plusieurs célèbres enfants des Muses, quand le cidre n'est pas cher, elle en boit volontiers quatre verres de trop.
V
VISITE IMPORTUNE.
L
Tantiquaire m'est venu trouver. « Monsieur, m'a- t-il dit, un homme de votre mérite, un savant, — vous êtes savant, puisque vous écrivez dans les journaux ;
« Un homme qui pense, un homme intelligent, qui voyage, on n'en saurait douter, pour dire ce qu'il a vu ; — un tel homme, permettez-moi de dire un homme tel que vous, monsieur ;
c Un écrivain distingué, un rédacteur célèbre... Ce n'est pas que je partage toutes vos opinions, mais j'ad- mire votre talent, ayant vu quelquefois dans les jour- naux...
LA PLÀÔË. U1
« — Monsieur, souffrez que je vous interrompe, et, s'il vous plaît, quel journal lisez-vous? — J'en lis plu- sieurs, monsieur. Ce n'est pas que je partage toutes leurs opinions...
« Mais j'admire les talents. Je suis admirateur du talent. Les opinions passent; chaque* journal a les siennes. Le talent est personnel ; il doit être honoré.
« C'est donc dans l'intention cordiale de vous dire, monsieur, qu'étant venu ici pour voir, vous ne pouvez vous dispenser de voir ce qui est à voir.
« Vous avez vu ce que l'on trouve partout, nos grèves, nos rochers, nos falaises, notre petit coin de mer. Nous avons mieux que cela.
« J'ai navigué au long cours pendant vingt-cinq, ans. J'ai couru l'Afrique, l'Asie, l'Amérique, TOcéanie, je connais Rio de Janeiro comme ma poche :
a J'ai vu naître Sidney et Honolulu; j'ai côtoyé la Californie avant qu'elle fût inventée. Je me suis promené dans Alger du temps des Turcs.
« Pour le Caire, je n'en parle point. Il y a plus de mouvement à Calcutta, et les Chinois ont des figures autrement drôles que tous ces Egyptiens.
« A mon avis, le monde n'est pas aussi curieux qu'on
U8 La PLA6Ë.
veut bien le dire. La première des nations est la France par ses écrivains et ses hommes d'Etat.
« Pays agréable et qui a de jolis environs! Les femmes sont aimables, la police est bien faite, les routes sont bien entretenues ;
« Mais ce que Ton doit singulièrement distinguer eu France, c'est la partie des antiquités. Voilà ce qui mérite l'attention d'un esprit supérieur.
« Suivant la remarque bien juste d'un journal, les antiquités nous apprennent que des hommes ont vécu avant nous; et, de plus,
« Elles nous prouvent que les hommes ne meurent pas tout entiers, comme je l'ai lu dans un article de M. Chose; mais ij citait, je crois, Montesquieu.
« Ce n'est pas à vous que j'apprendrai que Montes- quieu, contemporain de Louis XV, vivait sous Voltaire, et qu'il est un des précurseurs de la raison moderne.
9 II vivait sous Voltaire, je ne me reprends pas. Louis XV ne régnait que sous Voltaire. Beau privilège du génie ! le roi Voltaire, dit M. Houssaye.
« Jo ne partage pas toutes les opinions de M. Hous- saye. Il est un peu frivole ; tranchons le mot : il est fre- luquet. Mais qu'il écrit bien !
LA PLAGE. 149
a Je n'appelle pas cela un style. Je dis que c'est du velours, rembourré de ouate, orné de dentelles et de ruban, exhalant des odeurs fines.
a M. Houssaye est un des hommes d'esprit de l'époque. Il y en a d'autres; il y a M. Karr et M. Carraguel. Je les
admire tous.
a Néanmoins, à M. Houssaye le premier rang. Sa fri- volité n'est pas sans sérieux ; personne n'a mieux parlé de Voltaire.
♦
VI
VOLTAIRE.
« Voltaire, monsieur, homme immense! Il a écrit soixante-dix ou quatre-vingts volumes. M. Alexandre Dumas en a fait davantage ; mais ceux de Voltaire
« Sont plus pleins. Il a parlé de tout, de l'Inde et de la Chine comme de la France, quoiqu'il n'ait jamais navigué.
« Il a trouvé le moyen de faire une tragédie avec des
' V
150 LA PLACE.
Chinois. Si vous aviez, comme moi, vu des Chinois, vous comprendriez ce tour de force.
a II a prédit, il a préparé notre immortelle Révolution de 89. Son flambeau a mis le feu aux préjugés ; il a affranchi le genre humain. Il a doté la France
« D'un poëme épique et de beaucoup de poésies légè- res. Il fut l'ami du grand Frédéric et le défenseur de l'infortuné Calas.
« Je sais qu'il eut des torts. Nul génie humain n'est exempt de toute infirmité. Mais ne pardonnerons-nous rien au génie, en considération de ses services ?
« Les faux dévots attaquent Voltaire avec acharne- ment. Ils disent que Voltaire est impie. Vous et moi, nous tous, monsieur, qui sommes de vrais chrétiens,
« Vengeons l'honneur de Voltaire et combattons la noire injustice des faux dévots. Voltaire impie ! Ils ne l'ont donc pas lu ? Ils ne savent donc pas
« Que c'est lui, que c'est ce génie sublime qui s'est écrié, dans sa poésie harmonieuse et immortelle :
S'il n'y avait pas Dieu, il faudrait l'inventer?
« Je n'ai jamais fait de vers, monsieur, mais je -les aime beaucoup et je les retiens avec facilité. Je ne crois pas qu'il y en ait de plus beau que celui-ci.
I
LA PLAGE. 181
c Et Ton dira que l'homme qui a fait un si beau vers est impie ! Ah ! monsieur, les emportements du fanatisme nuisent cruellement au sentiment religieux !
» Quand donc les dévots sauront-ils que ce sont les hommes tolérants et sages qui sauvent la religion, en l'arrêtant dans ses excès ?
« Voltaire était profondément religieux. M. Houssaye ne Ta pas fait assez ressortir. En quoi il est répré- hensible.
«» Si Voltaire avait vu les crimes de 93, il se serait jeté au-devant des démolisseurs et des égorgeurs ; il aurait prêché contre eux une croix à la main.
«J'en ferais autant. Avec M. Houssaye, avec M. Lima- cerac, avec M. de la Bandoulière;, et tous les écrivains de génie,
« Je dirais aux barbares : « Respectez la croix ; une « croix de bois a sauvé le monde.
« Respectez aussi les croix de fer et de pierre, qui a sont ou qui deviendront des antiquités ! »
152 LA PLAGE.
VII
LES ANTIQUITÉS.
« tlEci, monsieur, me ramène au but de ma visite, que j'avai6 perdu de vue en jouissant de l'honneur et du plaisir de votre entretien.
« Dans ce village retiré du monde, dans ce trou de campagne, dans ce lieu sauvage, sachez que nous avons pourtant de curieuses antiquités !
« Il y en a sans doute davantage à Rome, que je n'ai pas eu l'occasion de visiter ; mais point de pareilles, tout le monde en conviendra.
cr Paris aussi en a. Je compte aller à Paris pour voir le palais des singes, les Thermes de Julien et le café des cent cinquante billards (heureux Parisiens !).
« Mais Paris, non plus que Rome, n'a pas ce que nous avons, ce que je veux vous montrer. Venez, monsieur, venez admirer notre pierre druidique ! »
LA PLAGE. 153
Je suivis l'antiquaire, pensant que le grand air m'ai- derait à supporter son discours, qui devenait long.
m
Le traître me fit entrer chez lui, et peut-être était-ce là le fond de son dessein. Il me fit inspecter son cabinet, plein d'un bric-à-brac ridicule.
Il y avait des pots anglais, des huîtres fossiles, des fruits d'Amérique, des bottes d'Arabe, des éperons rouilles, un fer du cheval de César,
Un lasso mexicain, des oiseaux empaillés, des flèches de sauvages, un casque et une balle rapportés de Sébas- topol, deux autographes dé Ginguené.
Il y avait aussi sa bru, pelit chafouin rondelet, qui suit de près la littérature. Elle arrivait de Paris, émer- veillée des choses col — los&ales qu'elle avait vues.
Il y avait aussi sa cousine, grande dame de Saint- Malo. Celle-ci ne me laissa pas ignorer qu'elle entre- tenait commerce avec les Muses.
i Cette fille de Mémoire élait pavoisée de trente aunes
tie rubans. En parlant elle écarquillait les mains , les yeux et les lèvres.
Elle vanta la belle simplicité de monsieur un tel, « notre poète; » quant aux autres, ce n'est que fatras. Elle prononce fratras.
«*
454 LA PLAGE.
La bru osa bien solliciter la cousine de nous dire quelques vers. Celle-ci devint menaçante; je demandai d'aller à la pierre druidique.
La course était rude ! A l'âpreté du soleil il fallait gagner le haut de la colline. L'antiquaire parlait toujours.
Mais j'avais soin de ne lui point répondre et de le laisser toujours parler; si bien que de temps en temps il perdait haleine et la voix lui manquait.
Alors je jouissais du spectacle de cette campagne sévère. La terre, en partie dépouillée, semblait se reposer d'avoir donné la moisson.
Le soleil la caressait, comme un époux glorieux de la fécondité de son épouse. D'un regard amoureux il dorait les chaumes et riait dans les ravins dénudés.
Après les saintes fatigues de la maternité, ainsi le légi- time amour demeure, et ne voit qu'une beauté plus lou- chante dans les premiers cheveux blancs.
L'air était plein de senteurs saines. Sous cet ardent, soleil, le baume, la sauge, les chaumes eux-mêmes déga- geaient de subtils parfums.
Je me rappelais les belles paroles de la bénédiction de l'encens, et je les adressai à la terre : Ab Mo benedicaris in cujus honore cremaberis.
LA PLAGE. 155
Et j'ajoutai, comme le prêtre encensant l'hostie : « A vous cet encens béni par vous, Seigneur ; et votre misé- ricorde sur nous ! »
Et les cigales bruissaient, et la mer au loin mur- murait, et mon cœur enflammé chantait; l'antiquaire n'était plus qu'un gros insecte qui bourdonnait aussi sa chanson.
Quant à sa pierre druidique, chose étonnante, c'est vraiment une pierre druidique ; un dolmen d'assez belle taille sur une éminence d'où l'on voit la mer.
VIII
LA PÊCHE.
.V,
enez, me dit l'abbé, venez pêcher le lançon. » Et comme l'antiquaire faisait mine de nous suivre : «La pêche sera bonne, ajouta l'abbé ; car la vieille Lefort est avec nous. »
Au nom de la vieille Lefort l'antiquaire parut réflé- chir, ou plutôt il avait réfléchi. « Je me souviens, dit-il,
186 LA PLAGE.
de quelque affaire. Je regrette, messieurs, de ne vous point accompagner.
L'abbé le regarda du coin de l'œil. « Je savais bien qu'il filerait ! L'affaire dont il se souvient, c'est que la vieille Lefort ne le rencontre jamais sans le berner sur la religion, sur la politique et sur les antiquités. »
La vieille Lefort arrive clopinTclopant, d'un pas qui dément son air robuste et 'son fier bonnet à la vieille mode de Saint-Jagu, campé sur sa vieille face comme un coq blanc sur un chou rouge. '
« Qu'avez-vous, bonne femme Lefort, ma mie ; qu'a- vez-vous, la Jagouine? lui dit l'abbé. Vous boitez comme la science du médecin, et, de loin, votre coq semblait becqueter la terre.
« — J'ai, dit-elle, que je me suis meurtri la jambe hier en jetant la seine. Ça' ne m'empêchera pas de la jeter avec vous. — Voilà ce que c'est, reprit l'abbé, que.de jeter la seine le dimanche.
« — Mais, monsieur l'abbé, continua la vieille, ne mange-t-on pas le dimanche comme les autres jours ? — Il faut, répondit l'abbé , mettre de côté le samedi pour manger le dimanche, et ce jour-là prier Dieu.
« — Mais, objecta la Jagouine, quand on n'a rien pris
LA PLAGE. 1S7
le samedi? —Toujours, dit à son lour l'abbé, quand on a résolu d'obéir à Dieu le dimanche, on trouve quelque chose à mettre de côté le samedi.
« — Comme vous arrangez ça ! » dit-elle encore, riant de bonne grâce. Elle fit un petit silence et elle ajouta : « Mon enfant, tu as raison. Quand tu étais petit, je te reprenais ; te voilà grand et moi petite.
« Je reconnais mon tort. Pauvre créature, je pêche de plus d'une manière ! Quand je pêche pour gagner ma vie, le bon Dieu me donne du poisson ; quand je pêche contre mon âme, que le bon Dieu m'absolve !
»
« II est clair et certain que celui qui ne veut pas garder la loi de Dieu le dimanche, ne doit pas attendre que le bon Dieu lui donne du surcroît le samedi. Merci de ton avertissement, monsieur l'abbé. »
Un autre prêtre se trouvait là, qui, la veille, avait chanté la messe et prêché en citadin qu'il est : trois points, plus l'exorde et la péroraison, et des figures; la bagatelle d'une heure et demie, au mois d'août !
Bon homme, mais de .physionomie un peu pincée, tenant volontiers les mains jointes et les yeux sur ses souliers à boucles. A cette physionomie la bonne Jagouine craignit de l'avoir scandalisé.
158 LÀ PLAGE.
Elle s'approcha de lui avec une familiarité respec- tueuse. « Ne faut pas prendre en sérieux, dit-elle, ce qui se dit pour se gaudir, peut-être à tort. Je n'sommes pas'cor des païens,
« Et je n'avons pas oublié ce que vous nous avez dit hier dans la chaire. Un beau sermon! Il faut avoir de la force et de l'ardeur en l'âme pour parler si long... quand il fait si lourd. »
Le pauvre abbé ne s'avisa-t-il pas de faire le beau devant cette simplicité jagouine ! o Vraiment, dit-il, se tournant vers moi, si elle sait encore ce que j'ai dit, moi je ne le sais plus ! »
O vanité d'orateur ! pour insinuer qu'il avait improvisé son discours, déjà récité peut-être vingt fois sans écart de mémoire, et que le sacristain n'a pas trouvé flam- bant.
J'en aurais élé fâché pour l'improvisateur s'il n'a- vait pas aussitôt tourné court. 11 sentit qu'il venait de céder à la vaine gloire, et dans sa conscience il se con- damna.
Nous voici sur les sables , au bord du petit lac où
a mer, tous les jours, apporte le lançon. Nous nous
jetons à l'eau joyeusement; joyeusement nous tirons la
seine. La manœuvre est rude, mais nous sommes bien
dirigés.
LÀ PLAGE. 159
C'est la vieille Lefort qui commande, o Mon petit abbé, mon ami, tire à gauche, monsieur ! C'est cela ! Va, j'ai toujours dit que tu ferais un bon prêtre! Et vous , les messieurs de Paris , un peu de force ; ne mollissez pas.
« Moins près du bord ! Vous faites trop de place au lançon, il vous passera dans les jambes. Ah! si vous tombez sur le nez, il n'y a point mal ; mais ce n'est pas nécessaire. Tire à gauche, monsieur l'abbé !
« A gauche que je te dis ! Est-ce que je ne parlons donc plus français? C'est ça, voilà qui va bien ! Du nerf, les messieurs de Paris !... Il y en a! il y en a! Jour de Dieu, le beau lançon ! C'est un vif-argent dans l'eau verte! »
Trois fois jetée, la seine se remplit trois fois. Nos paniers débordent. « Bonne femme Lefort, ma mie, prenez votre part. — Non, non , le lançon est trop beau; ce serait dommage que vous ne le gardiez point.
a Un autre jour je viendrai pour mon compte, et à votre tour vous me donnerez un coup de main. Déjà vous ne faites pas mal. — Bonne femme Lefort, ma mie, est-ce qu'un coup de cidre vous gênerait ?
« — Certes, je ne refuserai pas de boire un coup à votre santé. Une honnêteté fait toujours plaisir, et le
160 LA PLAGE.
cidre ragaillardit les vieux os. Savez -vous que j'ai soixante-douze ans ? Ce n'est plus la primevère ! »
Et elle partit joyeuse pour aller pêcher la crevette, ' après avoir passé un jupon sec sur ses baillons mouillés.
IX
DE L'AURORE.
Dans la nuit claire j'ai vu paraître l'aurore. — Les poètes ont bien dit que l'aurore ouvre les portes ; les peintres l'ont bien représentée soulevant des rideaux de gaze, et dans leurs plis emportant les étoiles.
Les étoiles pâlissent, mais la terre se colore. Des doigts roses de l'aurore tombent les fleurs; elles appa- raissent emmi les prés et les buissons. Le coq chante, les oiseaux s'éveillent les uns après les autres, chacun à son heure. *
La vie parle ; elle anime l'horizon élargi. De légères fumées s'élèvent du cours des eaux, montent du flanc des collines. A l'orient apparaît une petite rougeur, semblable à une tache de sang.
LA PLAGE. 161
La tache grandit, se développe ; il semble qu'elle va déparer la douce beauté de l'aurore. Mais voici que la tache devient un globe et ce globe grandit toujours, et sa couleur s'épure, et il commence à luire.
Il tressaille comme s'il s'efforçait de rompre un lien , il brise l'écorce de sang. Il envahit l'horizon resplendis- sant de lumière : c'est le soleil, c'est le jour.
Au brûlant attouchement de ses rayons toute chose se sent aimée. La clarté métallique des étoiles n'aimait pas ; maintenant voici l'aimante lumière. Toute chose envoie au ciel un son, un parfum : Pater noster ! Si l'homme oublie de le dire , la nature ne l'oubliera pas.
Elle répond par un frémissement d'amour à cette caresse d'en haut. Et le brin d'herbe, et la feuille de ronce, et la montagne, et l'espace revêtent tout leur éclat.
J'attendais la voix de l'homme. D'un clocher lointain elle s'élève, remplissant les airs. La nature ne salue que le Père ; partout où il a été achevé par le christianisme, l'homme salue encore la Mère que Dieu lui a donnée.
Angélus Domini nuntiavit Mariœ, — Et cvncepit de Spiritu Sancto. Ave, Maria... Salut, véritable aurore^ mère du véritable jour; salut, vraie étoile des cieux, éter- nelle fleur de la terre, pur encens !
162 LÀ PLAGE.
Salut, beauté ; salut, Vierge; salut, Mère ; salut, dou- ceur ! Salut au temple, salut à la crèche, salut au seuil humble de Nazareth, salut au Calvaire, salut au cénacle, salut dans les cieux!
Tu ne détournes pas ta main de l'enfant malade, tu ne détournes pas tes regards de l'enfant indocile, tu ne peux pas même détourner à jamais ton cœur de l'enfant souillé. Entre la faute et le châtiment ta bonté s'inter- pose.
Tu ranimes la foi dans nos cœurs, tu n'y laisses pas périr l'espérance, tu retiens le bras de Dieu prêt à frap- per. Nous t'appelons, tu viens ; nous tendons les mains, tu nous sauves. Ora pro nobis peccatoribus, nunc et in hora mortis nostrœ !
Depuis longtemps je n'avais pas vu l'aurore ; elle ne sourit point sur Paris. C'était une amie et une richesse de mes jeunes ans. Elle n'a point vieilli comme tant d'autres choses qui ne sont plus si belles qu'en ee temps-là !
En ce temps-là, je n'avais point de demeure sur la terre ; mais quels châteaux seront jamais tels sur la terre que j'en faisais dans les nuages? et quelles souples voitures égaleront les ailes d'esprit qui m'y portaient? Je peux me dire pauvre quand je songe à mes richesses de ce temps-là !
J'avais des yeux qu'une nuit de lecture à la clarté
LA PLAGE. 163
d'une chandelle fumeuse ne brouillait point. Si j'éprou- vais quelque fatigue, trois ou quatre heures de course sur les collines me reposaient assez. En ce temps-là, j'ai épuisé toutes les grandeurs humaines ;
Je faisais de beaux livres, je gagnais des batailles, je découvrais des îles. Il ne me manquait, en ce temps-là, que d'avoir tous les jours à dîner. Mais quelle nécessité de dîner tous les jours, en ce temps-là?
Je suis un homme ruiné. D'une grande fortune je suis tombé à une très-modeste aisance. J'ai perdu ce domaine que rien n'égale sur la terre, le domaine des nuages !
Ce merveilleux équipage, ces jambes qui pouvaient faire tous les jours dix et douze lieues à travers les mon- tagnes, tandis que l'esprit faisait le tour du monde en tous sens plusieurs fois, qui me les rendra?
Donnez-moi en toute propriété vingt châteaux, et met- tez dans chacun le coffre-fort de Salomon : ce ne sera que pauvreté, surcharge dans la pauvreté. J'ai été ruiné à plat le jour où j'ai perdu les nuages.
Mais c'est Dieu qui m'a ruiné; bénie soit sa miséri- corde ! Les nuages recelaient la foudre ; elle s'y allumait quand la miséricorde les a dissipés. Et j'ai vu le ciel ; et .dans ma poussière je suis l'héritier d'un royaume qui ne périra point.
164 LA PLAGE.
Non, tu n'as pas vieilli, belle aurore ! et, tout au con- traire, tu me parais plus belle, dans la splendeur toujours rajeunie dé ce ciel immense où mes yeux, à mesure qu'ils s'affaiblissent, voient toujours plus clair et tou- jours plus loin.
Autrefois je t'admirais, et pourtant je ne te voyais pas. Je croyais entendre les voix de la nature éveillée par toi, et pourtant je n'entendais qu'une musique confuse, et je n'avais pas l'intelligence de ce divin concert.
Tout n'était à mes yeux que la splendide décoration du vide profond, du vide insondable ; le beau bruit d'un mécanisme ingénieux, mais monté par un ouvrier fan- tasque, qui, sans dire pourquoi, s'était retiré de son ouvrage.
Qu'étais-je moi-même sur cette vaste machine? Errant sans but, environné d'obscurité au milieu de tant de lumières, où allais-je? Où tombais-je de ces aspirations qui, me donnant tout, ne me laissaient qu'un prochain néant ?
Je m'enivrais de parfums, je me rêvais des ailes, je m'adjugeais le monde ; et tout finissait par la corruption du tombeau. Un trou dans la terre, pour s'y dissoudre, c'était l'aboutissement de la fortuue et de la gloire, le dernier mot de la vie.
Assouvi de mes chimériques grandeurs, je me regar-
\
LA PLAGE. 468
dais, et je ne voyais plus en moi qu'une pièce détraquée de ce grand ouvrage du monde, moins sage que le ver, moins parfaite que la plante qui donne fidèlement son fruit.
C'est à présent que tout s'éclaire, c'est à présent que je vois, que j'entends, que je sais ! Les sourires et les bruits de la. nature sont un langage que je connais ; mon cœur y répond avec un frémissement qui tient de l'amour fraternel.
Le brin d'herbe est mon frère, et le ver de terre est mon frère, et les étoiles sont mes sœurs. Un jour, comme Celui qui les a créées, je pourrai les appeler toutes par leur nom.
Je sais pourquoi les collines sont revêtues d'allégresse, pourquoi les germes se réjouissent dans les entrailles de la terre, pourquoi une louange chante dans les vallons^ pourquoi le ruisseau bondit et bat des mains ;
Je le sais, et ma voix, s'unissant à ces voix qui ne se taisent jamais, a commencé de chanter YHosannah éternel.
0 divine harmonie ! note unique et toujours nouvelle ! plus profonde que nos cœurs, plus douce qu'un andante de Mozart !
466 LA PLAGE.
LA MUSE.
i
y uoi que Rosine en puisse penser, je connais un poète qui la surpasse en français.
C'est le jeune tailleur; un bon petit gars, point vani- teux, rangé comme une fille.
Poète et modeste, tailleur et bon gars ; poète et tail- leur, et rangé comme une fille... Que dites-vous là ?
Je dis la vérité. Jamais le tailleur n'est gris, jamais le poète ne s'enfle.
Assis sur ses talons, il coud et fait des vers ; ni ses habits ni ses vers ne sont mal cousus.
« Gela me vient, dit-il, tout seul. C'est un feu qui me traverse l'esprit.
« Je vois les choses d'une autre couleur , elles me parlent autrement qu'elles ne faisaient
LA PLAGE. 167
a Les rimes accourent sous mon aiguille ; je les enfile sans y penser.
« Quelquefois, pourtant, je reste bouche béante, les yeux ouverts, rêvant tout éveillé.
« Mon aiguille s'arrête; je ne m'en aperçois pas. Une heure coule comme une minute.
« Je vois vaguement des figures que je voudrais voir ; j'entends vaguement des sons que je voudrais entendre.
« Quand l'ouvrage est pressé, cette préoccupation est incommode, je vous assure !
« Un jour que j'avais une culotte à livrer pour le soir même, voilà que ça me prend ; mais de quelle force !
« Je voulais raconter mon oncle Jean-Paul-Marie, le meilleur homme qu'on ait vu sur terre et sur mer.
« Une belle histoire, certes! un beau conte à faire... pour un poète qui n'aurait pas eu de culottes à fournir.
a Je me débats, je me gronde, j'appelle un voisin, je prie le bon Dieu ; ça me tient de plus en plus.
« C'était un sort. Les idées m'obsédaient en foule, et les rimes ne venaient pas.
a Enfin je cours à l'église. Je me jette devant l'image de la sainte Vierge : « Sainte Vierge, délivrez-moi!»
168 LA t>LAGE.
« Hélas ! la première chose qu'elle me donne, c'est une rime, puis une autre, puis d'autres. Je reste là.
« Tout à coup on me frappe sur l'épaule. C'est le bedeau qui m'avertit que la nuit est venue.
« Et la culotte ! Je rentre tremblant. J'ai perdu ma journée et je vais perdre une pratique.
« Qu'est-ce que j'apprends? Celui qui attendait la culotte pour partir ne partira que le lendemain !
« Je saisis mon aiguille, je couds, je couds; et, en cousant, je rime, je rime. Chanson, culotté, tout va.
« Le lendemain, au point du jour, j'avais fini la culotte et la chanson. Jamais je n'ai été si heureux !
« Depuis ce jour-là, monsieur, je ne me suis plus permis de blâmer les ivrognes.
« Je n'ai jamais bu; Dieu aidant, jamais je ne boirai. En fait de passion et de folie, c'est assez d'une.
« Mais pour être entraîné, vaincu, dominé, ah ! je m'y connais, et je ne condamnerai pas les autres !
« Comment dirais-je qu'un homme peut s'empêcher de boire, moi qui ne peux m'empêcher de rimer ?
>
IX PLACE. 169
a La religion nous apprend que l'homme est une pau- vre machine, désobéissante. Je le vois trop bien !
« Est-ce assez ridicule de ne pas pouvoir se com- mander à soi-même, d'être le jouet de son propre esprit ?
« D'être comme forcé de laisser là une besogne néces- saire, et qui fait vivre, pour aller au cabaret ?
« Ou pour rimer des imaginations, et donner une tournure difficile à ce qui pourrait se dire aisément ?
« Voilà donc, moi tailleur, qu'au lieu de tailler et de coudre des culottes et des gilets,
a Je m'applique à dire ce que tout le monde dit, autre- ment que ne le dit tout le monde !
« Encore si j'étais content de ce que je fais, et si je disais ce que je veux dire! Mais il s'en faut!
« Si je faisais mes habits comme je fais mes contes, personne assurément ne les voudrait porter.
« Ils seraient faits de couleurs bariolées ; par endroits trop larges, par endroits trop étroits.
« Ils seraient couverts de rubans flottants, de bouf- fettes et de sonnettes.
t. u. **
170 LA PLAGE.
« Le superflu n'y manquerait jamais, ni le superflu du superflu ; parfois il y manquerait le nécessaire.
« Trop de boutons et point de poches ; du bon drap et point de doublure; delà doublure et point de drap.
« Rien ne serait moins commode. Cependant, s'il faut l'avouer, quelquefois, je crois, ce serait joli...
« Vous qui habitez Paris, monsieur, répondez-moi sur une chose qui m'étonne :
« Je vois qu'il y a des gens dont c'est le métier de faire des vers et qui vivent de cela. Je ne les plains pas!
« Ils n'ont donc qu'à rêver, sans s'occuper d'autre chose, appliquant de belles rimes sur de belles idées?
« Je sais qu'on leur donne des places où il n'y a rien à faire, des pensions et la croix d'honneur.
c C'est curieux! Dans nos villages, les gens qui amu- sent les autres ne sont pas si considérés.
a Supposé qu'on fasse une pension à Rosine et qu'on me donne la croix, nos marins le prendraient mal.
a Et moi, j'aurais plus que honte de me voir décoré» à côté de quelque vieux brave qui ne le serait pas.
LA PLAGE. 171
a Mais on raisonne autrement dans les villes, et là les gens d'esprit passent pour gens de mérite.
« Ce que je m'explique moins, c'est la mauvaise humeur de ces hommes heureux qui font des vers.
« J'ai cru voir qu'ils sont tristes ; médisant des hom- mes, des femmes, de la vie, même du bon Dieu.
« Je trouve cela ingrat, et méchant, et coupable. Si j'en faisais autant ici, — à Dieu ne plaise !
« Si je répandais le mépris, la dérision, la haine; si je corrompais la jeunesse; si j'insultais à Dieu,
« M. le curé me fermerait l'église ; mes voisins pren- draient des bâtons.
« Et Ton me chasserait du village; — et je trouve que l'on ferait très-bien ! »
Ce que je répondis au poète, si je le répétais, m'éloi- gnerait à tout jamais du prix Montyon.
M'adressant ensuite au tailleur, je lui commandai une veste de bonne tiretaine, avec poches, — sans rubans.
Revenant au poëte, je le priai de me donner une de ses chansons, celle du jour de la culotte.
172 LA PLAGE.
Satisfait des deux commandes, il reparut bientôt. Dans la poche de la veste il y avait la chanson.
Voici la chanson. Si vous la trouvez longue, songez qu'elle fait le tour du monde, même un peu plus.
C'est une chanson de geste, à la manière des bardes anciens. Appelez-la poëme, elle sera courte.
Et enfin on les fait ainsi en Bretagne ; et enfin vous la pouvez laisser en chemin.
Quant au héros de l'histoire, Jean-Paul-Marie Kéréon, l'oncle du poète,
Je l'ai vu. Plus d'une fois nous avons fumé côte à côte, plus d'une fois j'ai serré sa rude main.
Nous causions de son beau navire, la Sibylle, et de Maisonneuve, son dernier commandant.
Et Maisonneuve, digne de commander à de tels hom- mes, m'a dit plus d'une fois :
« Je n'avais que l'idée de la grandeur morale; je l'ai vue quand j'ai connu ce pauvre marin. »
LA PLAGE. 173
Xil
JEAN-PAUL-MARIE KÉRÉON
PREMIER MAITRE DE MANOEUVRE EN RETRAITE.
I
eiEAN-Paul-Marie, en ses campagnes, Vingt fois du monde a fait le tour. Il commença par les Espagnes, Étant mousse sur le Vautour.
Lorsqu'il revint, sa mère, veuve, Et ses deux sœurs mouraient de faim. L'enfant partit pour Terre-Neuve : « Mère et sœurs, vous aurez du pain. »
Il a grandi dans ce voyage,
Le voilà marin et beau gars.
Un trois-mâts chargeait pour le Tage :
a Hisse le grand foc : je repars!
« Vous avez des pâleurs étranges, « Sœur Anne, et Ton vous voit songer ; « Je vais au pays des oranges a Vous quérir la fleur d'oranger. »
174 LA PLAGE.
Nouveau retour. Aux mers polaires Se rendaient trente-six savants ; Parfois l'État, sur ses galères, Se platt d'embarquer tous les vents.
Jean-Paul dit : «Je fais la campagne; « Qu'importe ce qu'ils vont chercher ? « Il faut maintenant que je gagne « Une croix d'or pour mon clocher. »
Après le Groenland, la Chine, Puis l'Inde, et Terre-Neuve encor. a Jean-Paul, tu brises la machine ! — J'ai Tâme chevillée au corps ! »
Sachez que des sables aux neiges, Des flots brûlants aux flots glacés, Quarante ans il fit ces manèges Avant de dire : « C'est assez. »
Certe, à courir tant de parages, Jean-Paul a tâté du gros temps, Des grains, des trombes, des orages : Ça se rencontre en quarante ans !
Du typhus sentant les morsures, Il passa pour mort à Goa; Sa part fut de quatre blessures Au fort de Saint-Jean d'UUoa.
Il eut la lièvre des Antilles, Le scorbut et le vomito>
LA PLAGE. 178
Il fit, aux Açores gentilles, Trois mois d'hôpital en bateau.
Pour en finir, sur la Sibylle, Beau navire des mieux montés, Il prit, déjà vieux, non débile, Quatre ans de mer, et bien comptes.
II
On vit cette Chine têtue, Ces pays d'or, ces orients, Où l'air tout embaumé vous tue Avec des fleurs et des brillants.
On courut l'Euphrate et le Sinde ; Faisant aux Anglais la leçon, On laboura les flots de l'Inde Maintes fois à contre-mousson.
Sur les côtes de Tartarie On vit filer le Russe un jour ; La belle frégate aguerrie Navigua vers le fleuve Amour.
Les Kourils sont de sales passes ! Pays de brume et de typhon ! A l'arrière on avait cent brasses, L'avant touchait presque le fond.
176 LA PLAGE.
Dans ces couloirs aux aspects mornes D'affreux rochers pointent en l'air; Vous diriez que ce sont les cornes Du diable couché dans la mer.
Allez, les heures y sont lentes! Là, sur les hommes harassés Le jour fond en chaleurs brûlantes, Le soir pleure en brouillards glacés.
Des quinze et des vingt jours de brume ! Les vents hurlaient comme des loups; On ne voyait rien que l'écume Qui pétillait sur les cailloux '.
La guibre, arrachée à l'étravc, Disparut; le vaisseau cria; La mort fut au cœur du plus brave; Chacun dit Y Ave Maria.
Sans s'émouvoir, le capitaine, Prenant l'aventure en marin, Remit les cœurs par cette antienne : « Laisse porter ! ce n'est qu'un grain !
o — Commandant, permettez de rire, » Reprit Jean-Paul, les yeux contents ; a Mais de pareils grains... le navire v Ne pourrait s'en nourrir longtemps!»
1 Les rochers.
LA PLAGE. 177
Enfin de cette mer canaille On sortit sans désagrément, Et le diable ne fit ripaille Que d'un petit bout de gréement.
III
Belle et pimpante, la frégat Courant sur Ormuz aux flots bleus, Alla voir le duc de Mascate: Le pauvre homme en fut amoureux ;
Mais elle avait pris bien des rhumes Dans ces parages du Japon ! On vit longtemps, — plus tristes brumes ! En hôpital tout rentre-pont.
Regardez-le, ce beau navire, Gomme il est svelte et pomponné ; Gomme aisément il marche et vire, Sous le vent à peine incliné !
Dans le ciel pur ses banderoles fout des frétillements joyeux ; Ses canons lancent des paroles Fiéres comme la voix des deux;
La mer lui jette des étoiles, Esclave aux pieds de ce sultan ;
178 LA PLAGE.
La brise est franche dans ses voiles, Son bordage est étincelant.
Que c'est bien l'image du monde! Ce navire si caressé, Ce beau roi de la mer profonde, Sur les flots riches balancé,
Il a la peste! En ses flancs sombres Gémit un peuple de mourants; Tous ses matelots sont des^ombres Que rongent les cieux dévorants.
Chaque jour, et presque chaque heure Au gouffre calme on jette un corps. En secret le commandant pleure ; « Me prendras-tu tous mes trésors,
« 0 mer! veux-tu donc, sans relâche, « Engloutir tous mes bons lurons? « Combats autrement, sois moins lâche : « Viens à bord, nous résisterons! »
Alors Jean-Paul : « Ca vous chagrine, « Commandant ? Sauf votre agrément, « Résignons-nous ; dans la marine « Souvent on meurt traîtreusement.
« C'est plus charmant lorsqu'en bataille « On rend ses âmes au bon Dieu... « Ici c'est le ciel qui mitraille : « Il faut s'en arranger un peu.
LA PLAGE. 479
« Faisons cependant la prière ; . « Car, — si vous permettez, —je dis « Que le mal ni le cimetière « Ne nous ferment le paradis.
« La fièvre laisse encor des armes « Pour se défendre des enfers... « Après cela, pleurez vos larmes ; « C'est ce qui rend les flots amers !
« Écoutez : je l'ai su d'un mousse « A qui son ange avait parlé, « La mer, longtemps, fut une eau douce ; « Jamais bateau n'avait coulé.
« Le diable travailla de sorte
» Qu'il la gâta comme Ton voit...
« Elle resta charmante et forte,
« Le bon Dieu seul sait bien pourquoi !
« Mais elle a fait tant de fredaines, « Tant déchiré de braves cœurs, « Tant fait pleurer les capitaines, « Les mères, les femmes, les sœurs,
« Qu'enûn, pour punir l'homicide a Et mettre obstacle à naviguer, « Dieu jeta dans la mer perfide « Les pleurs qu'elle s'est fait larguer.
« De là viennent ses amertumes; « Car nos larmes, à nous, marins,
180 LA PLAGE.
u Ce ne sont pas de ces écumes
« Qui montent aux yeux sans chagrins !
■
« J'en ai fourni ma part jolie « Le jour que ce brigand de flot « Nous chavira sur V Amélie, « Et prit Hernoux, mon matelot !
* De mes yeux tomba sur le sabler « Gomme arrachée avec le fer, « Une larme; une ! mais capable « D'empoisonner cent ans la mer !
« Oh! ma Sibylle, trop à plaindre! « Un Parisien * dira souvent : « Ces gens de mer, qu'ont-ils à craindre, « Sauf les cailloux et le grand vent?... *>
IV
Devers Amboyne on fit escale , Loin de baisser, le fléau crut. Sur .trente-sept, dans une salie, Pas un de sauvé! Tout mourut.
1 Parisien, dans la flotte, a le même sens que pékin dans l'armée.
LA PLAGE. 181
Des gens de bien et de famille, Marins finis, calmes et forts... On connaît mainte brave fille Qui pleurera longtemps ces morts !
Jean-Paul allait de l'un à l'autre, A l'exemple du commandant; En son rude travail d'apôtre Il assistait l'abbé Soudan K
L'abbé Soudan, un petit prêtre, — De ces petits qui portent Dieu ! Aux mourants, qui semblaient renaître, Communiquait son cœur de feu.
11 leur disait : « Marins, courage ! « Nous touchons au port éternel. « Un chrétien ne fait pas naufrage ; « Il jette l'ancre dans le ciel...»
Pour ceux qu'aucun péril n'écarte, La mer est vraiment leur métier ! Voyez le bon chirurgien Barthe, Voyez monsieur Le Pelletier * ï
Comme l'abbé, maîtres d'eux-mêmes, Serrés- autour du commandant, Us soignent ces malades blêmes Qui meurent en les regardant.
> Dd diocèse de Saint-Louis, île Bourbon, aumônier du bord. 2 Premier lieutenant.
T. il* 6
i-
i
182 LA PLAGE.
Rien ne peut ébranler leur âme; Chacun, au devoir affermi, Accourt avant qu'on le réclame; Nul n'a tremblé ni n'a dormi.
Leur courage, qui se surpasse, Brave tout et reste vainqueur; La mort n'ose attaquer en face Ces quatre hommes d'uù si grand cœur.
Pourtant à la mer la Sibylle A jeté plus de cent des siens * ! Et cela par un ciel tranquille... Qu'en dites-vous, les Parisiens?
Or, pour vous finir son histoire, Malgré soleil, vents et courants, Dans le port de Brest, avec gloire, Elle revint après quatre ans.
Hélas ! Dieu Ta voulu, des hommes Manquaient sous son fier pavillon ; Mais elle rapportait ses drômes *, Et l'étranger savait son nom.
Rentrez chez vous, brave équipage ; Rentrez le front haut, le cœur gai ; Celui qui fit pareil voyage, Il peut dire : «J'ai navigué ! »
1 Le nombre des morts dans la campagne fat de 148, sur un équipage de 462 hommes.
2 Mâture de rechange.
LA PLAGE. 183
Jean-Paul, depuis lors, a pris terre; 11 lient ce qu'il a désiré. A quelques pas du presbytère, Il s'est fait un petit carré.
Tout y sent la maigre fortune, Son bazar ' tiendrait dans un sac. « Est-on aussi bien dans la hune ? » Ûit-il, en roulant son hamac.
« — La bise, par mainte ouverture, « Vient se jouer dans tes agrès... « — Un premier gabier d'empointure, « Dit-il, est encor plus au frais.
« — Tu pouvais mettre dans ta bourse •< Du rhum, du rack et du vin vieux... « — Oui, mais je bois de l'eau de source, « Dit-il; c'est meilleur pour les yeux. .
« — Jean-Paul, dans ta pauvre demeure « Que tu dois t'ennuyer l'hiver ! a — Au clocher, dit-il, j'entends l'heure, « J'entends chanter le vent de mer.
* Mobilier.
184 LA PLAGE.
« D'ailleurs, de quoi sert à l'avare « D'avoir tant écume les flots ? a Quand le bon Dieu largue l'amarre, « Nul n'emporte ses bibelots.
« Tout bien de terre se dérobe, « Et tout lieu terrestre est étroit. « Vingt fois j'ai fait le tour du globe : « Le monde est un petit endroit.
« L'ennui ! J'ai mon ouvrage à faire, « Mon ouvrage à faire à genoux ; « Je dis cent Ave pour ma mère, « Vingt Deprofundis pourHernoux.
« Pour <;enl autres défunts je prie. « Depuis mon vieux brick le Vautour « Jusqu'à ma Sibylle meurtrie, « J'ai vu mourir... J'attends mon tour.
« Quoique j'aie une âme assez nette, a Le diable écrira son rapport ; a II faut faire un peu de toilette « Avant que de rentrer au port.
« Ce n'est pas l'argent qui m'effraye : « Songeant d'avance à ma rançon, « Au bon Dieu j'ai donné ma paye « Toujours d'une ou d'autre façon.
« Suivant sa parole obéie,
« J'ai pris la peine avec douceur;
LA PLAGE. 185
« J'ai nourri ma mère vieillie, « J'ai marié ma jeune sœur.
« Jamais le saint nom de la Vierge « Ne fut par ma langue offensé ; « J'ai toujours fait brûler un cierge « Devant l'autel où j'ai passé.
*
« Je ne crains pas que Dieu me damne « Pour des vœux plus tard méconnus : « À Rumengol, puis à Sainte-Anne, « J'ai fait dix voyages pieds nus.
« Mais voici ce qu'enfin j'observe : « Mon cœur fut lent à s'enflammer. « Jésus ordonne qu'on le serve, « Et moi je sens qu'il faut l'aimer.
a II faut que l'amour soit immense : « Il le mérite bien, je crois, « Celui qui, pour nous, par clémence, « A voulu mourir sur fa croix.
« C'est mon capitaine et mon père, « C'est mon maître, mon roi, mon Dieu « Il m'a tiré de l'eau; j'espère « Qu'il voudra me tirer du feu.
« Je ne veux pas, en purgatoire, « Louvoyer sous d'autres autans, « Durant ce siècle expiatoire « Dont les heures sont de cent ans.
*
186 LA PLAGE.
« Je ne veux pas, parmi ces flammes, « Laisser, si proche de l'enfer, « Mes amis, dont j'entends les âmes « Héler les jours de grosse mer.
« Pour que la Vierge les protège & Du chapelet j'use les grains; « J'aurai dans le ciel un cortège, « Un beau cortège de marins!»
VI
C'est ainsi que Jean-Paul achève Ses jours pleins de rudes labeurs. On le voit souvent sur la grève, Au départ des bateaux pécheurs.
•
Quand sur l'un d'eux il manque un homme,
II lé remplace en souriant,
Et nul n'entend la poche comme
Ce loup de mer qui va priant.
Par ses avis, que Ton remarque, Il enrichira nos galets ; Plus d'un patron lient mieux sa barque El sait mieux remplir ses filets.
On voit la jeunesse volage L'écouter d'un air sérieux ;
LA PLAGE. 187
11 est chéri dans son village Gomme Charner * a Saint-Brieuc.
On le respecte au presbytère Autant qu'on l'aime parmi nous; C'est le chrétien le plus austère, C'est le bonhomme le plus doux.
Il a passé vingt fois la ligne ; Il est sans reproche et sans peur. Si tu connais marin plus digne, Va-t'en le dire à l'Empereur.
XII
LÀ JAGOUINE.
La Jagouine marchait d'un pas alerte, portant ses soixante-douze ans aussi gaillardement que son coq de toile blanche, qui battait de l'aile au vent.de mer.
■
« Bonne femme Lefort la bien nommée, vous prenez les années comme vous prenez le lançon ; plus il y en a, plus vous êtes contente !
1 Le vice-amiral Charner, fils d'un petit négociant de Saint- Brieuc.
188 LA PLAGE.
« — J'ai pris des années, j'ai pris du lançon, j'ai pris du chagrin. Il n'y a que le poisson qui se laisse au mar- ché. Le reste, faut le porter ; c'est le poids du cœur.
« Dieu m'a donné la force, qu'il soit béni ! Il ne me l'a pas donnée pour n'en rien faire ! Je porte huit cercueils ; c'est une charge lourde !
« Et plus d'une fois, seule au bord de la mer, je me suis assise sur le sable pour essuyer la sueur du cœur qui me sortait par les yeux.
c J'ai eu douze enfants. Je les ai élevés avec la paye de leur père et avec ma navette, qui courait la nuit. Huit sont morts : cinq garçons, trois filles.
« Mon garçon Jean-Marie était au séminaire. Il s'est vendu soldat pour mettre du pain dans la maison ; il est
mort.
*
« François et Corentin ne sont pas revenus de Terre- Neuve ; leur frère Guillaume n'est pas revenu d'Alger ; Madeleine est morte veuve.
« La plus belle de toutes et la plus belle du village et du canton était Marie. Les plus riches partis la deman- daient; elle disait : « J'ai donné mon cœur.
« Je me suis promise, je me suis fiancée. — A qui
LA PLAGE. 189
« donc, ô Marie? — Laissez grandir mes frères; laissez « grandir ma petite sœur Yvonne.
« Quand Yvonne sera grande, quand je ne serai plus « nécessaire à la maison, alors Celui que j'aime viendra « me prendre. — D'où viendra-t-il, ô Marie? — Il « viendra du ciel.
« — O Marie ! veux-tu donc mourir î — Je ne demande « pas la mort, mais je ne veux vivre que pour Jésus- « Christ. A lui je me suis promise et fiancée. »
■
« Voilà que notre Yvonne est grande et forte, et pres- que aussi belle et douce que Marie. Marie me dit : « Mère, « le moment approche. Priez, car il sera dur.
.« — Mon sacrifice est fait, lui dis-je. — Non, dit-elle ; « vous ne comprenez pas. Celui que j'aime tant ne m'a « pas moins aimée; il m'appele, il m'appelle !... »
« Je n'en demandai pas davantage; j'avais peur et je me mis à pleurer. Un mois après, dans sa fleur, le sou- rire sur les lèvres, notre fille mourut.
« Seigneur Dieu, pardonnez si je murmure ! Yvonne commença de pâlir et fut prise de langueur. « O Marie, « disait-elle, ô Marie !... »
« Le médecin me dit : « Ne faites plus de dépenses. « Elle a le cœur enveloppé d'un chagrin, et il n'y a que « la mort qui le désenveloppera. »
6*
190 la pl agi;.
m
« Au bout d'un an, devenue semblable à Marie, Yvonne s'en alla comme elle. Elle mp disait ; « Le ciel est plus « beau que la terre. »
« Et moi, depuis ce temps, j'ai les yeux rouges de pleu- rer; et il n'y a pas tant d'amertume dans la mer qu'il y en a parfois dans mon cœur.
« Il nous restait notre Benjamin, le dernier né, un fort et brave enfant de seize ans, celui qui ressemblait le plus à Thomas, à notre Marie et à ma petite Yvonne.
« Je l'ai vu mourir en mer dans une tempête, au retour de la pêche. J'étais sur le rivage. De mes yeux j'ai vu sombrer son bateau.
« Tout périt, corps et biens. La mer ne nous rendit ni un agrès, ni une planche, ni un cadavre. La mer nous nourrit, c'est vrai , mais nous payons notre nourriture !
« Et moi, dis-je à la mer, je te forcerai de me rendre « le corps de mon enfant ! » Je le voulais, car je ne l'avais pas embrassé avant de partir. Je le demandai au bon Dieu.
a Mes voisines, qui me voyaient excédée de malheur, firent une neuvaine avec moi. « Seigneur, par les « larmes de la Vierge, ordonnez à vos flots d'avoir pitié « d'une mère ! »
' LA PLAGE. 191
« 11 fallut bien obéir et les flots me rapportèrent intact le cadavre de Benjamin, seul de tout l'équipage, à l'en- droit où ils Pavaient englouti.
t Je l'ai enseveli de mes mains, remerciant le Dieu du Calvaire et de la croix. Si les larmes étaient un baume , jamais ce corps ne serait entamé dans la tombe.
« Il est dans notre cimetière, à côté de ses sœurs. Son père et moi nous y serons près d'elles et de lui. Thomas. Yvonne, Benjamin, Marie, Marie ! 0 mon Dieu !
« Oui, oui, je suis forte et j'ai du ressort. Il en faut pour porter ces souvenirs. Je vis comme une autre, sans me forcer. Dieu m'a traitée avec miséricorde.
« Cette année, Lefort et moi nous ferons notre noce d'or. Nous nous sommes mariés de bon amour, il y a cinquante ans ; nous avons vécu ensemble cinquante ans, de bonne amitié.
« Notre vieillesse est verte et vaillante, elle travaille encore. Les enfants qui nous restent sont honnêtes. Nous ne sommes pas dans le besoin : nous avons quatre cents francs de rente.
« Avec tout cela, je ne puis voir la mer un peu remuée sans penser à Benjamin, et, quand j'entends appeler une enfant Yvonne, tout mon sang frémit ;
192 LA PLACE. '
« Et si on rappelle Marie, je hâte le pas, et j'ai mes huit cercueils sur les épaules ; et, dès que je suis seule, je m'assieds et je pleure.
■
« Adieu, adieu! Si vous avez des enfants, que Dieu vous les garde ! Quant à moi, je n'ai point la sagesse de mon âge. Pour un jour de grosse mer j'ai trop causé. »
XIII
LE SOIR D'UN BEAU JOUR.
Le recteur a soixante-quinze ans : ferme et grand vieillard, robuste comme ses rochers, droit et carré comme' la tour de son église.
Indulgent dans sa force, souriant dans sa sagesse; l'esprit au courant de tout, le cœur toujours ouvert, la main toujours tendue, l'âme toujours en haut.
Belle et sainte vieillesse, couronnée de grâce, escortée de bénédictions, illuminée de clartés, entourée de recon- naissance et de respect. Il m'a dit :
« Je n'ai perdu aucun de ceux que Dieu m'a donnés ;
LA PLAGE. 193
j'ai reçu de Dieu cette faveur que tous sont morts dans sa miséricorde et dans sa paix.
« Jamais je n'ai quitté mes paroissiens que pour aller recevoir les ordres et les bénédictions de mon évêque, ou me retremper quelques jours dans la retraite.
« Et je puis dire qu'alors je ne les quittais pas, puis- que je ne cessais de prier pour eux, demandant à Dieu de me rendre plus digne de les conduire.
a Je mourrai sans avoir vu Paris, sans nul désir de le voir. J'ai enterré tant d'hommes qui avaient fait le tour du monde et qui n'ont rencontré Dieu qu'ici !
« Quand je quitterai la terre, ma curiosité sera -satis- faite et mon cœur content. En attendant le ciel, mes yeux ont contemplé assez de merveilles.
« J'entends parler de vos obélisques, de vos colonnes, de vos palais en pierres dentelées. Valent-ils nos rochers que la mer a creusés et travaillés six mille ans ?
« Vos places publiques illuminées au gaz ont- elles l'étendue de nos plages éclairées des étoiles? Votre macadam arrosé vous paraît t il plus beau que nos sables fins ?
« Vous aimez vos pièces d'eau grandes comme la main et vos petits filets jaillissants. J'ai vu la vaste mer lancer jusque sur nos falaises des navires armés î
194 LA PLAGE.
« Mais ces divins silences de la mer et des champs tran- quilles, et la douceur des aurores, et la splendeur des soleils couchants, où les trouvez-vous ?
« Tous les ans de ma vie, j'ai vu les fleurs du printemps et la verte vigueur de Tété ; j'ai vu les couleurs variées et les beaux déclins de l'automne.
« Tous les ans de ma vie, j'ai vu la blancheur de la neige, et nos champs endormis sous ce manteau d'her- mine ne les quitter que pour vêtir leur robe de prin- temps.
« Ce n'est pas un spectacle monotone. Vingt fois par an la terre change de parure ; Ton admire une variété sans limite dans cette invariable harmonie.
a C'est l'œuvre de Dieu, que j'ai vue tons les jours et à toutes les heures du jour, toutes les nuits et à toutes les heures de la nuit.
« Et maintenant que mes pas sont lourds et que mes yeux sont affaiblis, je vois encore ces beautés; elles me parlent encore, elles me ravissent encore.
« Mon vieux cœur bondit encore dans ma poitrine. Je reconnais toutes les voix qui parlaient à ma jeunesse, qui lui parlaient de la grandeur de mon Dieu ;
« Et mon sang, que l'âge devrait avoir glacé, bouil-
LA PLAGE. 198
lonne encore, et mes yeux se mouillent de larmes heu- reuses, et je m'écrie : « 0 Dieu ! que vos œuvres sont belles ! *•
« Je me suis fait dépeindre votre Paris : les quais sont bien alignés ; la rivière roule de la boue et des petits bateaux dans sa rigole de moellons.
« Il n'y a que de hautes maisons ; personne n'habite seul sa maison ni même son étage. On a du monde sur la tête, du monde sous les pieds.
« Partout l'œil d'un voisin que l'on ne connaît pas ; partout la foule et la presse. Les voitures se coupent, se heurtent, font vacarme.
« Il y a tant de police qu'il faut bien juger qu'on est entouré de malfaiteurs. Vous n'ouvrez guère les yeux sans voir quelque spectacle flétrissant.
« Les rues sont pleines de boutiques, les boutiques pleines de raretés. Beaucoup de meubles, beaucoup de rubans et d'étoffes, beaucoup d'orfèvrerie.
« Là, tout ce qui peut tenter la passion de l'homme s'étale en abondance. L'orgueil court partout, l'envie s'éveille partout. Dieu se cache.
« Non, je ne veux point voir cela, et je remercie Dieu de ne l'avoir point vu. Je le remercie sept fois et septante fois sept fois
196 LA PLAGE.
« De m'avoir tenu dans mes sables lavés par la mer pure , dans mes rochers fleuris de coquillages et de passe-pierre, dans mes champs embaumés ;
« Dans les rues de mon village, où je marche sur Therbe ; dans mes sentiers ombragés de beaux arbres, mes chers sentiers verts et sombres !
a Là vous trouvez le houx et la noble épine qui fleu- rissent en leur temps. Le chèvrefeuille, la clématite, le lierre, la vigne sauvage pendent en festons joyeux.
« Comptez ces fleurs, depuis l'humble touffe de véro- nique jusqu'à cette haute et fière grappe de bouillon- blanc qui s'épanouit sur sa tige de velours :
« Pervenche, liseron, glaïeul, bouton d'or, et la gra- minée élégante , et l'églantine blanche et rose , et les diamants de la rosée au matin ;
« Et les insectes d'émeraude, et les papillons volants, et les lézards fuyants, et les oiseaux chantants ! Quelle boutique d'orfèvre est aussi riche qu'une de nos haies ?
« Je remercie Dieu, je le remercierai tous les jours de ma vie, de m'avoir fait vivre dans ma maison basse, au pied de mon église.
a J'ai tenu ma fenêtre ouverte pour voir mes voisins et pour en être vu. J'ai tenu ma porte ouverte nuit et jour.
LA PLAGE. 197
« Jamais la tristesse et le malheur ne sont entrés que pour être consolés, jamais le crime n'est entré que pour se repentir.
« Que d'amis chers ont franchi mon seuil ! que de riches cœurs dans ces humbles salles! que ma table boiteuse a vu d'aimables festins !
t Mais, ni chez moi ni dans aucune maison du village, jamais le bruit insensé des fêtes n'a couvert les tintements de Y Angélus, qui sonne trois fois chaque jour.
« Jamais la prière %n'a été chassée comme un hôte importun. Elle frappe, les cœurs s'ouvrent. Entrez, Vierge Marie ; entrez, Seigneur Jésus !
« Après les amis, après les pauvres, après les cœurs affligés et les cœurs repentants, escortée encore par la prière, un jour, bientôt, la mort entrera.
« Viens, mort ! Puisque Dieu t'envoie, sois la bienve- nue. Fais ton office. Mais ce n'est pas chez nous que tu pourras triompher et railler.
« Tu tiens une faux pour faucher, tu tiens un marteau pour briser. De ta faux tu coupes le fil de la vie ; de ton marteau tu brises nos hochets.
a Tu les brises et tu les disperses ; tu brises les coffres- forts, et l'or amassé se répand ; tu ouvres aux héritiers la porte fermée aux pauvres.
198 LA PLAGE.
a Le moribond te regarde faire. Tout ce qu'il a ramassé avec tant de peine, quelquefois même au prix de son âme, tu le prends.
« Il te regarde faire et il pleure. « Quoi ! mes ameu- « blements si riches, mes tableaux, mes vases de prix, « mes bijoux, faut-il donc quitter tout cela ?
<f — Tout, répond la mort railleuse ; et les enseignes « de tes dignités, tes croix, tes rubans, tes habits brodés « d'or, je les déchire ou je les mets en vente.
« Je viens V arracher de ton palais, où mille frivolités a insultent à la gravité de la mort; je viens t'arracherde « ton lit somptueux et t'enfermer nu dans le cercueil. »
« Mais dans nos cabanes, ô triomphante! quand tu viens prendre la pauvre dépouille qui t'appartient et que tu devras rendre un jour;
« Quand ta faux a coupé le fil usé de la vie, que te resle-t-il à faire ? que penses-tu pouvoir encore piller ?
c Mes meubles sont ceux que j'ai trouvés en entrant ici, il y a cinquante ans. J'ai mis en sûreté mes livres : je les ai donnés. J'ai donné mon argent.
« Ma robe rapiécée et mon étole dédorée, je les empor- terai dans la tombe. Mon âme s'échappera et s'en ira vers Dieu.
LA PLAGE. 199
« Et lorsqu'au jour des suprêmes justices la voix de Fange retentira; lorsque la voix du héraut de Dieu, réveillant tous les morts, leur dira : « Debout! »
« Ma pauvre soutane rapiécée paraîtra comme une pourpre brillante ; ma pauvre étole usée lancera d'éter- nels rayons ! »
XIV
LA MER ET LE BRIN D'HERBE.
I lein de monstres et de trésors, toujours amer quoique limpide, jamais si calme qu'un souffle soudain ne le puisse troubler effroyablement : est-ce l'Océan ou le cœur de l'homme ?
Riche et immense, et voulant toujours s'enrichir et s'agrandir ; toujours prompt à franchir ses limites, tou- jours contraint d'y rentrer, emprisonné par des grains de sable : est-ce le cœur de l'homme ou l'Océan?
Océan ! cœur de l'homme ! quand vous avez bien mugi, bien déchiré les rivages, vous emportez pour
200 LA PLAGE.
butin quelques stériles débris qui se perdent danà vos abîmes !
Un jour, à Dieppe, furieuse et terrible, la mer assail- lait le môle et le couvrait souvent de ses écumes.
Les Parisiens poussaient des cris d'admiration, bat- taient des mains, applaudissaient la mer.
J'aurais plutôt applaudi la masse immobile qui bravait celte fureur des eaux et rompait leur effort.
Méprisant le peu d'écume qui l'inonde, n'allant point chercher le combat, ne le fuyant point,
Le môle attend que la mer s'épuise. Alors il la domi- nera dans la paix; elle viendra le baiser au pied.
C'est l'âme chrétienne en butte aux orages du cœur et de la vie. Elle est assaillie et submergée : elle résiste en silence, elle triomphe.
La foule admire les passions, les bruits, l'écume. Elle ne voit pas le grand cœur qui résiste, et qui, par sa résis- tance, protège tout derrière lui.
Elle lui insulte au contraire ; elle dit que les senti- ments publics ne sauraient l'émouvoir, qu'il est dur et sans poésie.
Le rocher n'est pas même admiré des naufragés qui se sauvent par une corde attachée à sa masse invincible!
LA PLAGE. 201
Mais voici une autre vue de la mer, plus douce et plus étendue. Je la tiens d'une belle intelligence qui a pris les ailes de la musique pour monter vers Dieu.
« Le rhythme ternaire, disait Marie Gjertz, est le mou- vement de l'amour, de l'humilité, du saint abaissement de soi-même. Tout ce qui est salutation et révérence» tout ce qui se courbe et s'incline noblement, tout cela est du rhythme ternaire.
« Si te bon Dieu n'avait voulu être pour nous qu'un maître, il aurait donné à l'eau un mouvement carré; il aurait créé la terre sans arbres , sans herbes , sans fleurs.
« Les montagnes, les roches, les profonds ravins proclament que Dieu est grand ; cette décoration de fleurs et de verdure nous dit que Dieu est père et qu'il nous aime.
« Elle est mobile, elle est vivante, et le souffle du ciel lui donne le mouvement et la vie. D'où vient le vent? A l'eau, à la fleur, à l'arbre, au brin d'herbe, il commu- nique le souple mouvement de l'amour.
a L'eau se gonfle d'émotion, la fleur baisse la tête, l'arbre se plie par un effort grandiose, et un tressaille- ment parcourt son feuillage d'où sortent des chants merveilleux.
« Le brin d'herbe s'incline et se courbe jusqu'à terre.
LA PLACE.
Au plus léger souffle il prend l'attitude de l'adoration. Il a son chant aussi, que l'oreille n'entend pas. Où trouver une plus prompte expression de l'humble amour ?
« Sa forme effilée et sa couleur n'attirent pas le regard : image de la beauté intérieure, image de la parfaite humilité ! On le foule aux pieds, il est doux aux pieds qui le foulent.
« Les fleurs les plus brillantes sont celles qui s'incli- nent le moins : ne voyez-vous pas des âmes douées et épanouies que le soin de se faire admirer empêche de songer à saluer le bon Dieu ?
« Ce pauvre brin d'herbe semble n'avoir d'autre affaire que de s'humilier. Votre pied qui est venu le fouler l'a trouvé déjà courbé. S'il peut se relever, ce sera pour s'incliner encore,
« Tandis que nos belles fleurs, sur leur tige un peu roide, se brisent tet meurent s'il a fallu beaucoup se baisser. Ah ! qui parlera de l'humilité comme il convient ? Mais venons à la mer.
« Il y trois caractères de rhythme : le binaire, c'est la puissance ; le ternaire , c'est l'amour ; le combiné, puissance et amour.
« La terre est puissance; le feuillage, les fleurs, les herbes sont amour ; la mer, fond calme que le moindre
LA PLAGE. 2Ô3
mouvement change en vagues arrondies, est un mélange de puissance et d'amour, rhythrae combiné.
« Soulevée par la tempête, c'est une puissance terri- ble; elle brise et engloutit tout. Caressée par la brise, elle berce avec une douceur égale le fier vaisseau de guerre et l'humble barque du pêcheur.
« Elle revêt tour à tour le vert des prairies, l'azur du ciel, le feu, l'or et l'argent des astres. Elle semble leur dire à tous : « Je veux porter vos couleurs, et c'est à ce « point que je vous aime. »
« Mais, à l'appel du Maître des tempêtes, la destruc- lion se réveille au fond des flots caressants, et la mer rejette toutes ces couleurs brillantes. Soudain elle prend les insignes de la mort.
« C'est d'abord un gris terne et mat. Les vagues hale- tantes rendent un son creux et plein d'angoisse. Bientôt elles se teignent de noir; sous ce noir transparent luit un feu de colère.
« Elles se gonflent de plus en pins, elles montent, elles s'entre-choquent, et la colère les arrache de leur lit. Elles bondissent vers le ciel, elles descendent vers les abîmes ; elles se relèvent, elles se précipitent encore.
« Elles se dressent en montagnes toujours plus fières, elles $e creusent .en gouffres toujours plus profonds.
204 LA PLAGE.
elles poussent des hurlements toujours plus terribles, elles se tordent, elles se déchirent.
a Elles ont une crête d'écume, formidable indice de fureur. Elles croulent, s'entassent, recommencent leurs écroulements et leurs entassements. Quelle main les agite? quelle main les saurait calmer?
« Si le brin d'herbe représente l'humilité, la mer est bien l'image de l'obéissance. Elle aime ce que le Ciel lui dit d'aimer : ce qu'il veut qu'elle détruise, elle le détruit.
« Quand Dieu lui dira d'emporter votre môle, croyez- vous qu'elle ne l'emportera pas? Votre môle est un grain de sable ! Donnez-moi une autre image de la conscience chrétienne.
« Je ne veux point de roc, je ne veux point de l'impé- rissable solidité de la terre, car la terre périra. Dites- moi que la conscience qui s'appuie sur les lois de Dieu est ferme comme cette loi elle-même. »
« Alors elle ne périra pas, parce que la loi de Dieu ne peut périr. Contre sa loi Dieu n'ordonnera rien à l'obéis- sance invincible de la mer. La mer n'est point vaincue. Dieu seul lui dit : « Pas plus loin ! »
« Elle est faite pour obéir à Dieu. Son obéissance est absolue : elle brise soudain et sans pitié, elle emporte,
LA PLAGE. 208
elle engloutit à jamais l'objet que tout & l'heure elle berçait avec une tendresse maternelle.
a Les ornements de la terre obéissent, mais non si parfaitement. Lorsque le vent de la colère les conjure contre l'homme, ils meurent en obéissant ; s'ils survi- vent, ils restent flétris et désolés. Ils sont ternaires.
*
« La mer ne se souvient plus de ce qu'elle a aimé ; elle n'a point d'attaches ; elle n'aime pour son compte que Dieu seul, à qui seule elle obéit. Dieu lui dit de se calmer, elle est calme ; elle est sans aucun regret.
« Rentrés dans leur fier nonchaloir, ses flots chantent leur chant tranquille sur les débris qu'ils ont engloutis, boivent tranquillement les feux du soleil, bercent tran- quillement la barque du pécheur.
ce Ils renvoient au ciel éclat pour éclat, sérénité pour sérénité ; merveilleux miroir des merveilles de Dieu j Et, rayonnants et pacifiques, ils disent à Dieu: a Sei- « gneur, les flots de la mer vous obéissent et n'aiment « que vous ! »
« Amour et force, puissance et grâce, caractères du pur amour de Dieu, rhythme combiné, rhythme de la mer. »
T, il. 6
206 LA PLAGE.
XV
DE L'ARCHITECTURE.
M
AhiE Gjertz disait encore :
« Cette clef du rhythme est merveilleuse pour ouvrir l'intérieur des choses. Appliquons-la aux œuvres de Thomme, après l'avoir essayée sur celles de Dieu.
« La terre, fondement de la création, est une base solide, couverte d'ornements, et ces ornements sont si riches qu'ils cachent presque le fond dont ils sont la parure. Ainsi la justice est cachée à qui veut goûter et comprendre l'amour.
« Pour -savoir si les œuvres humaines présentent ce même cachet d'amour, interrogeons le rhythme. Quelle est l'œuvre fondamentale de l'homme ?
« Toute œuvre fondamentale suppose une base solide; rhythme binaire. L'œuvre fondamentale est donc un pro- duit de l'esprit. Mais nous avons aussi un cœur ; l'œuvre ne serait pas complète, et surtout ne serait pas belle, si le cœur n'ajoutait rien.
LA PLAGE. 207
« Un morceau de musique composé dans le seul rhythme binaire serait anguleux et roide, par conséquent sans beauté. Il nous faut une réunion de force et de beauté, de binaire et de ternaire.
« Or l'architecture dans sa plus parfaite expression, qui est une église, édifie une base solide, revêtue d'orne- ments. Il s'agit d'une vraie église, et non d'un de ces blocs du temps moderne, temps hideux, vrai Gain, qui refuse à Dieu la fleur de ses produits.
« Si les hommes pensaient, n'auraient-ils pas honte de se bâtir à eux-mêmes de splendides demeures et de n'en construire que de misérables à Celui qui, par amour pour eux, a si magnifiquement orné la terre?
t Me voici donc en face d'une belle cathédrale du moyen âge, k Chartres, à Amiens, à Strasbourg. Elle est toute couverte de ces ornements qui font fleurir, et chan- ter, et voltiger la pierre. Considérons d'abord l'extérieur.
« J'admire et je m'étonne. Quelle science prodigieuse et quelles mains hardies ont su entasser et pétrir cette montagne, et de tant de pierre faire tant de dentelle ? L'esprit est saisi. Toutefois le cœur ne bat pas.
« Voici des formes arrondies comme celles des fleurs et des feuilles ; les tours grandioses s'élancent vers le ciel comme les puissantes vagues de la mer ; et toute- fois nous ne sentons pas cette émotion qui en face de la nature nous faisait tressaillir et aimer.
208 LA PLAGE.
« C'est que le rhythme binaire domine dans ce dehors. Le binaire est immobile ou se meut en ligne droite. Au- cun être vivant ne se meut en ligne droite : la vie exclut la carrure, comme elle exclut l'immobilité.
« Pour que la vie se fasse, pour que le cœur la recon- naisse, pour que l'émotion s'éveille, il faut ce quelque chose qui révèle le mouvement du cœur; il faut du ter- naire.
« Ne restons point ici, de peur de conclure que l'archi- tecture n'est pas un art. Entrons, cherchons une étincelle d'amour sous cette couche de froide immobilité.
•
« J'admire d'abord ce qu'il a fallu de patience pour plier la pierre à ces formes délicates, fines, arrondies. Un pareil travail eût-il été conçu, eût-il été possible sans beaucoup d'amour dans le cœur ?
« Ces voûtes, ces arceaux, ces fenêtres formés de lignes demi-courbes, quelle expression en même temps de force et de grâce, d'amour et d'autorité ! Le travail de l'esprit a réglé et ordonné la base de l'œuvre ; l'amour du cœur en a composé et exécuté les détails.
« Mais pourtant tout cela ne vit pas, ne se meut pas ! Non, tout cela ne vit pas réellement, il est vrai ; cepen- dant tout cela vil par la force de l'art ; — je ne dirai jamais artistiquement. Ils ont fait ce mot affreux, qu'eux seuls en usent !
LA PLAGE. 209
« La force de Fart, la vertu de Fart est l'inspiration du cœur. Voulant bâtir des maisons de pierre au Dieu vivant et présent, le cœur chrétien a communiqué à l'architec- ture ce qu'elle n'avait pas, l'élan et l'amour.
« Regardez les temples du paganisme, vous compren- drez que les païens n'avaient point de Dieu, n'aimaient point leurs idoles. L'architecture des païens était belle, grandiose, majestueuse, tout ce que vous voudrez : elle était morte, elle n'aimait pas.
« Ils bannissaient autant qu'ils pouvaient les orne- ments. Ils disaient : a Rien d'inutile, rien surtout d'illo- gique ! » Donc, point de superflu pour raison d'amour, puisqu'en effet ils n'avaient aucune raison d'aimer.
« Ils appelaient cela être sobres, et cela était bien pour eux. Mais il y a une sobriété qui est la mort de l'art, parce qu'elle est la négation de l'amour. Cette sobriété païenne est sécheresse pour nous; notre sobriété à nous, c'est la tempérance.
a Que dites-vous de ces architectes qui nous font des églises sobres, qui bâtissent des temples carrés pour le Dieu d'amour? Moi, je dis qu'ils n'aiment pas l'hôte k qui leur grossier métier prépare une maison, qu'ils ne le connaissent pas, qu'ils le nient.
« Les uns suppriment le clocher, les autres s'affran- chissent de la forme de la croix ou la déguisent tant qu'ils peuvent ; les autres veulent avant tout que rien
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210 LA PLAGE.
ne rompe et ne dérange le bel alignement de leurs pier- res uniformes.
« Quoi ! dit Thomme de métier, voulez-vous que je m'inspire de la nature quand j'ai les Grecs? Eh! n'est-ce pas assez des feuilles d'acanthe qui ornent mes chapiteaux du dehors ? Vous parlez des élans du cœur ! Qu'ont de commun le cœur et l'architecture ?
« L'architecture est un art sobre, entendez-vous. Ses attributs sont la règle, l'équerre et la corde à plomb ; il n'y a point de cœur là-dedans. D'ailleurs le cœur aussi doit être réglé et battre en équerre. Tel est mon cœur, et j'ignore ce que vous voulez dire avec vos élans.
« Je vous donne un édifice monumental, vaste, éclairé, solide, couvert d'une bonne toiture. On y voit des colon- nes cannelées, j'y ai ménagé un calorifère, je l'ai orné de plusieurs rosaces et mascarons. Votre Dieu y sera très-bien, — et vous y pourrez mettre autre chose.
« Mon église, paria suite des temps, peut servir de halle, de bourse, de salle d'exposition, de salle de théâ- tre, de salle de bal, d'usine, de prison. Elle peut servir à tout, et néanmoins elle est sobre et correcte, et c'est une église. Que demandez-vous encore ? »
a
« — Mon ami, je ne te demande rien. Tu es un parfait maçon, et, si tu le veux, un habile architecte ; mais artiste, tu ne l'es pas plus que chrétien. Et tu n'as rien
LA PLAGE. 211
sous la mamelle gauche, et pas grand'chose dans la botte du cerveau !
« Ce n'est pas ta faute si tes parents t'ont fait étudier l'architecture. Et les gens qui t'emploient à bâtir des églises sont plus ineptes que toi ; car ils te payent ton gage et tu fais tes profits, et eux ils n'ont pas ce qu'ils te demandent.
« Si tu n'exiges pas de moi pour ton intelligence et pour ton talent une estime que je leur refuse, j'accorde que tu peux être un homme de bien. Tâche de l'être sans sobriété ; tâche d'y mettre du superflu.
« Quand j'entrerai dans ton église, je prierai là comme ailleurs. Je demanderai à Dieu d'envoyer son Esprit, de renouveler les cœurs et d'y allumer son amour, afin que l'art ne périsse point.
« Mais mon âme sera plus à l'aise dans ma vieille église du moyen âge, pleine de mystère, aniçaée d'élans magni- fiques, riche de ce superflu que ne produira jamais ton sec esprit. Église vivante, bâtie au Dieu vivant par des cœurs vivants !
« J'en étudierai les merveilles, je les goûterai, j'en jouirai, je m'associerai avec amour à l'amour qui les a enfantées. Dans cette fécondité je reconnaîtrai la fécon- dité de la prière, dans ces fleurs de pierre j'en respirerai le parfum.
212 LA PLAGE.
« L'architecture religieuse, telle qu'elle est sortie du cœur chrétien, est un grand art, le premier des arts. Vaisseau matériel de l'idéal suprême, elle participe de son immatérialité ; elle rachète ainsi l'infériorité qui s'at- tache toujours à l'utile.
« Elle convoque h la servir tous les autres arts : ils accourent, et ils reçoivent de ses mains un nouvel éclat. Sculpture, peinture, éloquence, poésie, musique, tous ensemble, se prêtant secours, forment les plus beaux et vivants poèmes .que puisse concevoir le génie humain.
« Ainsi l'architecture emprunte de tous les arts quelque chose qui devient propre, et leur communique à tous quelque chose de sa solide et imposante majesté.
« Le son de la cloche n'est-il pas la voix de l'édifice? La vapeur de l'encens et le parfum des fleurs ne sont-ils pas son haleine? N'est-il pas comme vêtu lui-même de la splendeur joyeuse des bannières et de la noblesse des vêtements sacrés?
« Il parle, il palpite par les chants et par les palpitations du peuple; et le chant de l'orgue est encore sa voix ; et la voix même du prêtre et celle de l'orateur lui appar- tenant en quelque manière, semblent aussi sortir de ses entrailles émues.
« Il est le joyau de la cité : elle le pare et l'enrichit ; clic y apporte des marbres, de l'or, des pierres prccieu-
LA PLAGE. 213
ses; elle est fière de lui, elle a de l'amour pour lui. L'ai- merait-elle s'il n'était vivant ?
« Il est mêlé à la vie du peuple ; théâtre et témoin de ses plus nobles joies, abri de toutes ses douleurs, sa voix dans toute allégresse, dans toute tristesse et dans toute alarme, son refuge même dans les périls matériels, son regard sur l'ennemi qui parait au loin.
« Voyez un homme éloigné de son lieu natal, un homme quel qu'il soit, même un homme d'aujourd'hui : s'il entend parler d'un accident arrivé k 'sa cathédrale, quel intérêt ! comme il s'informe ! comme il s'afflige ! Ce malheur lui est personnel.
« Même aujourd'hui on n'ose pas laisser tomber une vieille cathédrale ; on la soutient, on la répare : que dis- je? on l'achève ! Ce vieil amour n'a pu s'éteindre; il est si fort qu'il fait encore dépenser beaucoup d'argent.
« Quel n'était donc pas l'amour de la cité au moyen âge pour ses cathédrales, lorsque tout enfant y avait reçu le baptême, tout homme l'absolution ; lorsque les époux s'y étaient unis; lorsque le respect public y gardait* les morts illustres à côté des reliques des saints !
« L'art tirait parti de tout, s'inspirait de tout, ajoutait à tout quelque beauté et quelque majesté. L'architecture appelait la sculpture, et lui disait : « Pour la gloire de Dieu j'ai commandé aux pierres de prendre leur vol dans les airs, et . elles ont obéi.
214 LA PLAGE.
a Toi, Sculpture, ma sœur, prends aussi des pierres et rassemble-les sur le tombeau de ce serviteur de Dieu, et commande-leur de pleurer et de prier. »
« Considérez sur ce tombeau cette rangée de statuettes, chacune dans sa niche ouvrée avec tant de soin. Elles représentent des moines entièrement couverts de longs manteaux.
t Vous ne voyez ni les têtes ni aucun membre de ces corps enveloppés du linceul monastique; mais il y a dans les attitudes tant d'humilité et de ferveur, que vous croyez voir, que vous voyez la vie.
« Les corps tressaillent, les poitrines respirent, les cœurs battent, les vêtements de marbre se soulèvent sous l'ardeur et les gémissements de la prière. L'artiste a tant aimé que la pierre a prié et pleuré.
«Pouvoir mystérieux de Fart! Commandant à la matière rebelle et déchue, il a tiré de son sein inerte des formes vivantes pour adorer, pour aimer, pour s'humilier devant le Seigneur Christ!
c Les beaux-arts sont la réponse d'amour de l'homme à toute cette beauté de la nature par laquelle Dieu nous dit : Je vous aime, et c'est pour cela qu'ils sont beaux. Et l'art qui cesse d'aimer Dieu peut rester habile, qu'im- porte? Il n'est plus beau.
LA PLAGE. 215
*
a Faites que nous vous aimions, Seigneur Jésus, qui nous avez tant aimés ; faites que nous vous aimions entièrement, c'est-à-dire uniquement.
a Prenez-nous, Seigneur, dans votre cœur adorable, source d'amour ; donnez-nous le calme fécond de votre amour.
« Que nous ne vous louions pas seulement par nos œuvres extérieures, mais par ce que* vous désirez surtout de nous, par le don entier et sans partage de notre amour.
« Ayez pitié de nous et nous chanterons vos louanges, et nous apprendrons aux hommes à vous aimer et à vous servir, et ils verront vos merveilles et ils seront heureux. »
LIVRE XII
DE LA NOBLESSE
I
LES NOBLES CHEVALIERS DE DIEU.
L
|a ville du contraste et du vertige, l'université des sept péchés capitaux, Paris, renferme aussi des collèges d'apôtres et des séminaires de martyrs. Dans le pêle-mêle de ces maisons où le blasphème seul se souvient de Dieu, au milieu de ces écoles d'affaires, d'ambition et de plaisir, Paris contient des maisons de missionnaires, des écoles
t. iu 7
218 DE LA NOBLESSE.
d'apostolat catholique, où la science que Ton apprend est de mourir pour le nom, pour la gloire et pour l'amour de Dieu.
Je dis mourir, et je dis 'trop peu; car il ne s'agit pas de donner une fois sa vie, ni même de l'exposer pour un temps aux chances d'une guerre qui doit finir. Ce que le missionnaire apprend, c'est l'art de mourir à tout, et tous les jours, et toujours ! Il fait une guerre sans trêve con- tre un adversaire immortel, qui ne sera vaincu momen- tanément que par des miracles, qui ne sera enchaîné et dompté définitivement que par la force de Dieu.
Pour s'engager dans ce combat il faut que le mission- naire se dépouille de tout. Il meurt d'abord à sa famille selon la chair; il la quitte, il ne lui appartient plus, et, selon toute apparence, il ne la reverra plus. Il meurt ensuite à ses frères selon l'esprit, parmi lesquels il s'est engagé pour prendre une part de leurs travaux ; il quit- tera aussi cette seconde maison paternelle, et probable- ment pour n'y plus rentrer. Il meurt encore à la patrie ; il ira sur une terre lointaine, où ni les cieux, ni le sol, ni la langue, ni les usages ne lui rappelleront la terre natale ; où l'homme même, bien souvent, n'a rien des hommes qu'il a connus, sauf les vices les plus grossiers et les plus accablantes misères.
Et quand ces trois séparations sont accomplies, quand ces trois morts sont consommées, il y en a une autre encore où le missionnaire doit arriver et qui ne s'opérera pas d'un coup, mais qui sera de tous les instants, jusqu "à la dernière heure de son dernier jour : il devra mourir à lui-même ; non-seulement à toutes les délicatesses et k
DE LA NOBLESSE. 249
#
tous les besoins du corps, mais à toutes les nécessités ordinaires du cœur et de l'esprit.
Le missionnaire n'a pas de demeure fixe, pas d'asile passager, pas une pierre où reposer sa tête ; il n'a pas d'ami, pas de confident, pas de secours spirituel per- manent et facile. Il court à travers de vastes espaces. Quelques chréliens cachés sur un territoire immense, voilà sa paroisse et son troupeau. Il en fait la visite incessante à travers des périls incessants. Trois sortes d'ennemis l'entourent sans relâche : le climat, les bêtes féroces, et, les plus cruels de tous, les hommes. Si Dieu lui impose encore l'épreuve d'une longue vie, il vieillira dans ce dénûment terrible, et chaque jour l'amertune des ans comblera et fera déborder le vase de ses douleurs. Il n'aura plus cette vigueur et ces ardeurs premières qui donnent un charme à la fatigue, un attrait au danger, une saveur au pain de l'exil. Il se traînera sur les chemins arrosés des sueurs de sa jeunesse, et qui n'ont pas fleuri. Il portera dans son âme ce deuil qui fut le fiel et l'absinthe aux lèvres de l'Homme-Dieu, le deuil du père qui a enfanté des fils ingrats! Contemplant ce peuple toujours infidèle, énumérant les lâchetés, les obs- tinations, les refus, les ignorances coupables, les perver- sités renaissantes, hélas! les apostasies; voyant le sang de Jésus devenu presque infécond par l'effet de la malice humaine, il baissera la tête, et il entendra dans son cœur un écho de l'éternel gémissement des envoyés de Dieu : Curavimus Babylonem, et non est sanata ! Ainsi s'achè- veront ses jours, fanés presque dès leur aurore : Dies met sicut timbra declinaverunt , et ego sicut fœnum
220 DE LA NOBLESSE.
arui. Ainsi il attendra que son pied se heurte à la pierre où il doit tomber, que sa vie s'accroche à la ronce où elle doit rester suspendue ; une masure, une cachette au fond des bois, un fossé sur la route. Car le cimetière même, cet asile dans la terre consacrée, le missionnaire ne Ta pas toujours. Trouvant à mourir jusque dans la mort, il se dépouille aussi du tombeau.
Telle est la vie du missionnaire. Suivant la nature elle est incompréhensible, et c'est trop peu de l'appeler une lente et formidable mort.
Qui nous expliquera pourquoi il se trouve toujours des hommes pour se consumer dans cet obscur et sanglant travail ; des hommes qui désirent cette vie, qui la cher- chent, qui l'ont rêvée enfants, et qui, cachant à leur mère ce grand dessein, mais le nourrissant toujours, obtiennent de Dieu, à force de prières, qu'il soit accom- pli ? Ah ! c'est le secret du Ciel et le plus noble mystère de l'âme humaine. Jusqu'à la fin il y aura des hommes de sacrifice, illuminés d'une clarté divine, qui, les yeux tournés vers Jésus, sauront parfaitement ce que la foule des autres peut à peine comprendre. In lumine tuo vide- bimus lumen; à la lumière de Dieu ils devinent les joies de cette vie d'immolation pour Dieu ; ils les cherchent, ils les goûtent, ils veulent s'en assouvir ; le monde n'a point de chaînes de fleurs qui les empêchent de courir à ces nobles fers.
Au lendemain du Golgotha, lorsque les Juifs lapidaient le premier confesseur , lui, le visage rayonnant, il s'écriait : « Je vois les cieux ouverts et le Fils de l'homme qui est debout à la droite de Dieu ! » Ne cher-
DE LA NOBLESSE. 221
chons pas davantage ; l'attrait de la vie apostolique est là.
C'est qu'à travers les mille angoisses de cette vie, les missionnaires courent à la conquête des âmes ; c'est qu'ils annoncent Jésus -Christ et le font connaître ; c'est que jamais l'aridité du sol n'a pu refuser toute la semence; c'est, enfin, qu'ils emportent leur Christ sur la poitrine et qu'ils le voient dans les cieux. Du fond des cachots, du haut des bûchers, du milieu des prétoires, au sein des vastes solitudes, dans les ombres de la nuit, parmi les périls de la mer, voilà leur consolation et leur force : Video cœlos apertos et Filium hominis stantem a dextris Dei.
Et voilà pourquoi il y a des écoles de martyrs dans Paris même, et pourquoi elles sont toutes remplies.
Entrons dans une de ces maisons. Fondé il y a deux siècles, le Séminaire des Hissions étrangères, fermé par la Révolution, s'est relevé plus florissant. Tertullien disait aux persécuteurs de l'Église naissante : Le sang des martyrs est une semence de chrétiens 7 Ouvrez lesyeux : ici ont frappé la flèche du sauvage, le fouet et la hache du mandarin, le couperet du révolutionnaire; ici ont triomphé la torche et le marteau. Les murs sont rebâtis, le jardin est plein de fleurs, il n'y a point de cellule vide. Deux sources intarissables sont ouvertes ici : l'une est la chapelle, l'humble temple du Dieu vivant, où l'on immole tous les jours la Victime qui ôte les péchés du monde ; l'autre est la chambre des martyrs, où l'on garde les reli- ques des membres de la communauté qui ont confessé Dieu par la perte de la vie. Là sont les glaives qui les ont
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frappés, les cangues et les chaînes qu'ils ont portées, les cordes et les fouets qui ont déchiré leur chair, les linges teints de leur sang, quelques restes de leurs haillons, quelques débris de leurs ossements sacrés, qui probable- ment, dès ce bas monde, ont tressailli à la vue du Fils de Dieu. Dans tous les cœurs ces trésors ont allumé un feu qui ne s'éteindra pas.
C'est fête au séminaire. Quatre jeunes prêtres partiront demain, et Ton fait ce soir la cérémonie des adieux.
Il est huit heures. La communauté entoure une statue de la sainte Vierge, élevée dans le jardin sous un humble dôme de treillages. On chante Magnificat. Écoutez : Beatam me dicent omnes gêner ationes. De quel flot de délices, en ce moment solennel, cette parole doit réjouir des âmes appelées à porter aux extrémités du monde le nom et la gloire de Marie, afin que toutes les générations la proclament bienheureuse ! Us sont là, debout, comme déjà en route, ces bons anges de la vérité sainte, chargés de la miséricorde de Dieu, et qui vont vers les peuples endormis à l'ombre de la mort, pour leur donner Marie et Jésus : Esurientes implevit bonis !
Après Magnificat et Y Ave, maris Stella, ils quittent ce jardin, ce lieu de délassement et de repos, oùilsontpassé quelques courtes années dans l'apprentissage d'une vie qui n'aura plus ni délassement ni repos. Ils se rendent & la chapelle. L'étroite enceinte est remplie. Pas de pompe, pas d'ornement à l'autel; une pauvreté tout apostolique. Point de splendeur non plus dans l'auditoire ! Les amis et les parents des missionnaires n'appartiennent guère au grand monde. On y voit des soldats, des domestiques.
DE LÀ NOBLESSE. 223
des gens de travail et de petite condition, des Frères de la Doctrine chrétienne, quelques prêtres.
On fait la prière et les exercices du soir, suivant les usages de la communauté. Cette prière est la prière ordi- naire, si simple, toujours sublime, éclatante ici de sou- daines clartés. Prière pour les bienfaiteurs, prière pour les ennemis, prière pour les pauvres, les prisonniers, les affligés, les voyageurs, les malades, les agonisants et tous ceux qui sont dans l'oppression et dans la douleur ; prière pour les défunts; examen de conscience... 0 noblesse de la vie chrétienne !
Après la prière on indique le point de méditation sur l'Évangile du lendemain. Par rencontre cet Évangile est la parabole des ouvriers que le père de famille envoie à sa vigne : Et dixit Mis : lie et vos in vineam meam, et quoi justum fuerit dabo vobis. Quelle lumière ! Allez à ma vigne ! Depuis dix-huit siècles cette parole a poussé les hérauts de l'Évangile sur tous les chemins de la terre, et partout ils ont planté l'arbre divin qui nourrit pour la vie éternelle.
Les prières sont terminées, la cérémonie des adieux commence. Le supérieur adresse une courte allocution aux jeunes missionnaires. C'est moins lui qui parle que les livres sacrés , dont il emprunte le langage simple et profond.
Il leur dit ce qu'ils auront à faire, les ennemis qu'il faudra vaincre. « Quels ennemis? Le monde, l'enfer et vous-mêmes : l'enfer, à qui vous voulez arracher le monde; le monde, qui ne veut pas être délivré ; vous- mêmes, qui ne pouvez triompher de l'enfer et du monde
224 DE LÀ NOBLESSE.
que par une continuelle victoire sur vous, sur la vanité des pensées humaines , sur l'excès des fatigues, sur le désir du repos, sur les besoins de votre corps et sur ceux de votre cœur ! La sagesse humaine vous traitera de fous, et vous Têtes en effet : Stulti propter Christum ; l'enfer vous tendra des pièges; le monde vous regardera •comme des séditieux. Vous serez repoussés, battus de verges, emprisonnés ; vous serez mis sur la croix... Heu- reux ceux d'entre vous qui partageront tous les oppro- bres du divin Maître, et qui, comme lui, attachés sur l'instrument du supplice, pourront prier comme lui pour leurs bourreaux : Expandi manus meas ad Dominum ! »
Il y a donc des hommes qui peuvent tenir un pareil langage et d'autres qui peuvent l'entendre ! Et ce ne sont pas des formes de rhétorique arrangées à plaisir, c'est la vérité toute simple et toute pure ! Ils sont là ; ils iront ainsi, ils souffriront et mourront ainsi ; et l'unique sentiment de leur cœur est une immense et joyeuse reconnaissance pour Celui qui les appelle à cette vie et qui leur promet cette mort.
Les missionnaires se placent debout devant l'autel. Ils sont quatre ; le plus âgé a vingt-cinq ans : M. Féron, M. Métayer, M. Guillon, M. Rousseille. Quatre familles inscrites au livre d'or de la noblesse éternelle ! Une joie surabondante rayonne à travers la modestie de ces héros. M. Rousseille est destiné pour Hong-Kong, M. Métayer pour un autre point de la Chine, M. Guillon pour la Cochinchine, M. Féron pour la. Corée. Ces deux der- nières missions sont particulièrement dures et péril- leuses; en Corée surtout la persécution est active et
DE LÀ NOBLESSE. 225
sanglante. M. Féron, dès l'âge le plus tendre, avait aspiré à cette terre qui dévore ses apôtres. Peu de jours seulement avant le départ, il a su qu'elle lui serait accordée.
Ils sont donc là, devant l'autel, victimes heureuses et pures. Le chœur chante ces belles paroles qui appar- tiennent à la fois à la loi ancienne et à la loi nouvelle, et que saint Paul, l'Apôtre des nations, a prises des pro- phètes Isaïe et Nahum : Quant speciosi pedes evangeli- zantium pacetn , evangelizantium bona ! Et, pendant ce chant, les missionnaires d'abord, et ensuite tous les assistants, viennent baiser à genoux ces pieds heureux qui porteront au loin la bonne nouvelle et la paix du Seigneur.
J'assistais un soir, il y a quelques années, à pareille cérémonie. C'était, je me le rappelle, en plein carnaval. Non loin de la maison des Missionnaires j'avais vu les masques se presser à la porte d'un bal public. Au milieu du bruit des équipages la rue retentissait de cris avinés. Ce soir-là, ils étaient sept qui devaient partir. Les cla- meurs de la rue ajoutaient, s'il était possible, au sentiment de vénération avec lequel nos lèvres se posaient sur ces pieds où la boue allait devenir une parure plus brillante et plus précieuse que l'or.
Tout à coup, du milieu, des autres assistants, un vieil- lard s'avança, marchant avec peine. L'un des directeurs de la Communauté, revenu des missions, où il avait ré- pandu son sang, le soutenait. Une indicible émotion, à laquelle les jeunes missionnaires n'échappèrent point, courut partout dans la chapelle et fit faiblir les voix.
7*
226 HE LA NOBLESSE.
C'était une sorte d'anxiété que chacun ressentait, quoi- que chacun n'en connût pas la cause. Le vieillard avan- çait lentement. Arrivé à l'autel, il baisa successivement les pieds des quatre premiers missionnaires. Le cin- quième, comme par un mouvement instinctif, s'inclina, étendant les mains pour l'empêcher de se mettre à ge- noux devant lui. Cependant le vieillard s'agenouilla, ou plutôt se prosterna; il imprima ses lèvres sur les pieds du jeune homme, qui regardait au ciel ; il y pressa son front et ses cheveux blancs; et enfin il laissa échapper un soupir, un seul, mais qui retentit dans tous les cœurs, et que je ne me rappelle jamais sans me sentir pâlir, comme je vis en ce moment pâlir son fils. Et ce fils était le second que cet Abraham sacrifié donnait ainsi à Dieu, et il ne lui en restait point d'autre...
On aida le vieillard à se relever. Il baisa encore les pieds des deux missionnaires qui suivaient son cher enfant, et il revint à sa place. Le chœur, un moment interrompu, chantait : Laudate, pueri, Dominum.
DE LA NOBLESSE. 227
II
DES NOBLES.
i:
In compagnie du comte Albéric, j'ai fait le pèleri- nage de Bourbilly pour honorer sainte Jeanne-Françoise, en son vivant baronne de Chantai, et rendre quelque hommage à dame Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné.
Nous venions d'Époisses, où cette baronne et cette marquise avaient été fort amies. Nous suivions le Serain, très-aimable rivière bordée de rochers et de fleurs, par un chemin que la baronne et la marquise ont parcouru maintes fois.
AÉpoisses on garde un portrait de la Baronne, donné par elle-même, et une belle collection autographe de lettres de la Marquise, adressées au seigneur du lieu. On garde aussi des lettres du grand Condé, et j'ai vu la chambre qu'il habita.
Époisses, douce et noble demeure ! Elle a des rem-
228 DE LA NOBLESSE.
parts tracés par Vauban, la croix couronne la porte d'entrée, des fleurs nouvelles grimpent le long des vieux murs. Non loin est Vézelay, plein du souvenir de saint Bernard ; non loin, la Pierre-qui-vire, dans les bois du Morvan.
A la Pierre-qui-vire, il y a quelques années, du temps de Louis-Philippe, vint un pauvre prêtre, qui avait été un pauvre enfant du pauvre peuple. On le nommait Muard. Il mourut dans ce désert, entouré d'une douzaine de compagnons, dénués de tout comme lui.
Ils s'étaient faits moines, ils avaient pris une règle de fer, s'imposant toutes sortes d'austérités et de priva- tions pour obtenir de Dieu qu'il mît en eux son amour et sa miséricorde, et qu'ensuite ils allassent convertir les pécheurs.
Et voici que sur la tombe du pauvre Muard ses com- pagnons, devenus plus nombreux, élèvent un monastère de granit ; et le désert chante les hymnes saints, et la Pierre-qui-vire^ monument des Druides, est devenue le trône de la Vierge et la chaire retentissante de la vérité de Dieu.
Nous causions de ces choses quand nous arrivâmes aux environs de Bourbilly. Que de fois la baronne de Rabutin-Chantal, à cheval par les plus mauvais temps, battit les bois et les champs de ce canton ! Elle allait h la recherche des âmes.
DE LA NOBLESSE. 229
Aux arçons de sa selle pendaient deux sacoches : dans Tune son livre d'Heures, dans l'autre des onguents. Tout en chevauchant elle priait Dieu, elle relisait quelque lettre de monsieur l'évêque de Genève, elle chantait des cantiques. '
Partout où elle savait un malade, elle s'arrêtait et le pansait de ses nobles mains. Elle allait aux enfants et aux bergers dans les champs ; elle leur enseignait à aimer Dieu. Toute cette terre a été bénie.
L'état présent est triste. Pourtant ne perdons pas l'es- pérance. Les serviteurs de Dieu n'ont pas travaillé pour un jour. Après la moisson enlevée il reste des germes ; ces germes fructifieront. Dieu se souvient de saint Bernard et de sainte Jeanne-Françoise.
Il a envoyé le Père Muard pour reprendre les enfants égarés des enfants de Bernard qui ont été à la croisade, et des enfants de Jeanne-Françoise qui ont rempli les cloîtres de la Visitation. Cette noblesse déchue sera réhabilitée et rétablie.
Nous voyons des conversions que rien n'explique. Souvent la grâce a travaillé très-lentement. On suit les étapes de l'âme vers la vérité ; mais il y a toujours un point de départ qu'on ne peut saisir, un moment soudain de la grâce avant lequel on ne trouve rien.
La grâce est gratuite, je le sais ; et cependant quel-
330 DE LA NOBLESSE.
que chose encore après le baptême appelle et sollicite la grâce. Quelle est cette chose insaisissable et forte, et souvent invincible ? Je vous dirai une pensée qui m'est venue souvent.
La grâce de Dieu suit les familles. Si les familles tom- bent de la foi, Dieu les relève par sa miséricorde, en mémoire de quelque trait de bon cœur.
Ce trait que Dieu veut récompenser éternellement, personne souvent ne Ta connu que lui seul, ou lui seul s'en souvient ; mais il a juré de ne pas l'oublier.
Après qu'il a couronné dans le ciel ceux qui Font servi, il leur accorde une seconde récompense : il ne permet pas que la foi périsse dans leur postérité*.
Partout où je vois la foi se perpétuer, partout où je la vois renaître, je reconnais le sang des croisés; et les croisés sont les fils des martyrs.
Je tiens que toute famille chrétienne a donné un soldat et un martyr à Jésus-Christ, et se perpétue pour don- ner à Jésus-Christ des soldats et des martyrs.
Les chrétiens qui soutiendront le dernier combat seront les fils directs des premiers martyrs. La même foi combattra, le même sang coulera,
Ce sang répandu pour le Christ dès l'origine, et qui
DE LA NOBLESSE. 231
coulera toujours par l'effet ou par le désir, — vraie noblesse du genre humain, sang vraiment illustre !
Là Dieu prend les hommes dont il veut se servir. Il les appelle, et ils disent : « Me voici ! » Gomme il a appelé les étoiles, et elles sont apparues de l'obscurité du néant.
Ce sang, Jésus le ravive épuisé, il le régénère cor- rompu; la veine tarie se remplit de nouveau. Jésus ne veut pas que la foi meure à jamais dans la postérité de ceux qui l'ont servi.
Ainsi la foi renaîtra des ravages de l'hérésie, comme elle a survécu aux efforts des bourreaux et s'est même multipliée sous leurs coups.
Les nations hérétiques, si longtemps stériles, commen- cent à ne l'être plus. Dieu se souvient de ses serviteurs qui lui ont offert leur sang.
Il ne permettra pas que la race en soit éteinte. Après des siècles de sommeil, le sang des serviteurs et des martyrs de Dieu se réveillera, sera fécond.
Lorsque l'enfer, rassemblant ses forces pour une der- nière victoire, aura frappé son dernier coup et anéanti la noblesse du genre humain,
Alors Dieu ne verra plus rien sur la terre qui soit
232 DE LA NOBLESSE.
digne de ses regards. Sur le crime suprême il laissera tomber le suprême châtiment.
Et la noblesse du Christ, rangée autour de son Roi, remplira ses éternelles fonctions dans la cour céleste ; et Jésus, regardant son Père, lui dira : « Je n'ai perdu aucun de ceux que vous m'avez donnés. »
III
SUITE.
« Ah!
dit le comte Albéric, il y manquera beaucoup de maîtres des cérémonies, beaucoup de chambellans, beaucoup de courtisans que nous avons vus sur la terre, revêtus de blasons fastueux et même authentiques.
« Par contre, il s'y trouvera quantité de gens de rien, des paysans en grand nombre, du bas peuple et jusqu'à des bourgeois de petite ville ; mais, de ces derniers, peu de ce temps-ci! Cependant il y en aura.
« J'estime fort les parchemins, et j'ai soin des miens. Je ne suis pas fâché d'avoir eu des pères aux croisades,
DE LA NOBLESSE. 233
des oncles abbés et baillis de Malte, des tantes reli- gieuses.
« Ce que j'y vois de plus utile, c'est ce que tout homme sage y a vu, je pense, de plus utile en tout temps. Cela ne me vaut ni entrée dans les carrosses de la cour, ni pairie, ni mairie, — et tout au contraire !
« Ma femme n'a point le tabouret, mon fils est cavalier et non chevalier. Pour obtenir sa sous-lieu tenance il n'a produit d'autres parchemins que ses diplômes. Il est
bachelier de Sorbonne et de Saint-Cvr.
«
« Parce que j'ai reçu ma maison et ma terre de mes ancêtres, qui ont servi le pays, je n'en possède que la moitié, la Nation ayant trouvé juste de s'approprier l'autre, à l'époque de notre affranchissement ;
« Mais il me reste le devoir de garder pur le nom que m'a transmis une longue suite d'honnêtes gens, d'être chrétien, de donner toujours quelque chose à Dieu et à la patrie. Je fais cas de cela !
« C'est un frein, souvent une gêne, parfois une sorte d'incapacité civile; c'est un titre à d'absurdes jalousies ; mais c'est un engagement à l'honneur, un rempart contre beaucoup de bassesses.
« Les nobles avaient l'obligation plus spéciale du dé- vouement; véritables coadjuteurs de l'Église pour la
234 DE LA NOBLESSE.
conduite du peuple et le soin des pauvres, tin gentil- homme dans sa terre était plus utile qu'un instituteur.
« Je sais ce qu'on dit des mauvais seigneurs. Ils avaient tort d'être mauvais ; maison se tait des bons, qui étaient plus nombreux ; la preuve en est qu'ils ont duré long- temps. Il y aurait aussi fort à dire sur les instituteurs.
« D'ailleurs le noble n'empêchait pas l'instituteur. Là où restent des souvenirs, consultez-les. Presque partout le château a bâti l'église, fondé ou soutenu l'école. C'est ce qui se fait encore.
« L'institution est tombée. Il v a eu de sa faute, cela est certain. L'autorité ne tombe que pour avoir oublié sa mission. Elle tombe néanmoins pour le châtiment de ceux qui la renversent.
« Combien de pauvres gens écrasés par la chute de l'aristocratie, étouffés sous ses débris, ruinés de sa ruine ! Combien nos innocents créneaux ont, en crou- lant, abîmé et détruit de chaumières !
« Un de mes amis a vu dans son village les fils de ceux qui avaient démoli le château de son père, à l'ombre duquel les démolisseurs eux-mêmes avaient doucement vécu.
«En guenilles sous l'ardeur du soleil, vieux et malade, l'un brisait quelques derniers débris pour empierrer la
DE LA NOBLESSE. 235
route. Sur cette route, un autre, traînant ses souliers percés, conduisait une charrette.
« Un troisième demandait l'aumône. Un quatrième, qui faisait faire ces travaux, riche et dur, méchant et haï, les inspectait, l'injure à la bouche, le bâton dans la main...
« La noblesse était une bonne institution.
«Je la continue en volontaire. L'un de mes fils est sol- dat; s'il plaît à Dieu, l'autre sera prêtre. Je désire que mes petits-fils ne soient pas tentés de certaines fortunes et de certains emplois.
« Et quand mon nom devra finir, si j'avais le choix, je voudrais |que ce fût sur un champ de bataille, pour une cause juste, ou dans un cloître, ou à la charrue.
« Tels sont mes sentiments. Je n'ai jamais observé qu'ils m'empêchassent d'aimer et d'honorer parfaite- ment, j'ose même dire d'envier quelquefois beaucoup de gens sans généalogie.
« Des gens qui me semblent être de la race du berger David, lequel s'est donné des lettres de noblesse sans égales, disent : « Il est écrit de moi, au commencement « du livre, que je ferai la volonté de Dieu. »
« La noblesse s'acquérait par le service, et son objet
236 DE LA NOBLESSE.
était de servir. Nul donc n'est plus noble que celui qui, désigné de Dieu pour servir Dieu, accepte cette mission et la remplit fidèlement.
« Je suis venu pour servir, » dit dans sa parole éter- nelle Celui qui voulut être appelé le Fils de l'homme, et qui est en même temps l'aîné de la race humaine et le Fils unique de Dieu.
« Le Vicaire de Jésus-Christ, la source de toute autorité en ce monde, le seul véritable chef de toute noblesse et de toute chevalerie, le chef du peuple d'acquisition, le Roi-père de la famille sacrée ;
« Celui dont le front porte une triple couronne et dont la main lie et délie, quel nom se donne-t-il lui-même? Il est le serviteur des serviteurs de Dieu.
« On dit que la Révolution a établi parmi nous l'éga- lité. Cela est vrai, en ce sens qu'elle nous a tous appelés au service. Jésus-Christ avait fait cette grâce au monde depuis quelque temps déjà.
« Mais il y a service et service, il y a manière et manière de servir. On a beau avoir décrété l'égalité, beaucoup jouissent des droits et même des honneurs publics, et ne sont toujours que des vilains. »
DE LA NOBLESSE. 237
IV
DES VILAINS.
C,
Iertes, le comte avait raison ; il y a des situations de vilain, et des besognes de vilain, et des façons de besogner vilaines! Et le « préjugé o ne résiste à toutes les lois que parce qu'il est sage.
Je vois une tare sur toutes les professions qui s'appli- quent au service direct et personnel de l'homme ; non- seulement celles qui servent ses vices, mais celles même qui servent ses besoins, quelque utiles ou relevées qu'elles soient.
L'homme a une si haute et si fière idée de lui-même, qu'il ne peut pas estimer les classes et les professions serviles. Il ne fait que des exceptions pour les individus, et ne les fait que jusqu'à un certain point.
On peut estimer les individus voués à ces œuvres basses, mais ils ne sont pas dans la condition d'estime où l'on tient l'ouvrier, surtout l'ouvrier des champs.
238 DE LA NOBLESSE.
Je suis porté à croire que le citoyen ouvrier qui sié- gea dans le gouvernement de 1848, n'aurait pas eu cet honneur s'il avait été tailleur ou cordonnier.
Quelle raison à cela, sinon que le cordonnier est au service des pieds et le tailleur au service du corps ?
Le public donne à un chanteur plus d'argent qu'à un maréchal de France. Si le chanteur le mieux payé devient maire de village, on se moque ; s'il s'offre pour député, on siffle.
Considérez tous les métiers de mauvais renom : ou ils favorisent les mauvaises mœurs, ou ils attachent l'artisan au service direct de l'homme, et c'est là qu'abondent les ennemis de la société.
Quelque mauvaise odeur accompagne encore la consi- dération légitime qui entoure le médecin, le professeur, l'avocat. Dites ce que sentent l'infirmier, le surveillant de classe, le recors.
Chose étonnante ! l'homme a plus d'estime pour le soldat, dont l'cfffice est de tuer, que pour le médecin, dont l'office est de guérir. En vain l'apothicaire a quitté son arrière-boutique; sous le nom de pharmacien il est encore ridicule.
L'huissier et l'homme de police demeurent odieux; le douanier et le gendarme jouissent d'un certain respect,
DE- LA NOBLESSE. 239
parce qu'ils portent l'habit militaire; les brigands, les contrebandiers, les braconniers sont poétiques.
LES SOURCES DE LA NOBLESSE.
A,
llez au fond de ces opinions insensées, vous trou- verez la fierté de la nature humaine : l'homme sent qu'il est fait pour servir Dieu et les hommes, mais non pas pour servir l'individu.
Changeant en apparence la nature humaine, en réalilé répondant à ses plus hauts instincts, le Christianisme a pu ennoblir même le servage personnel ; mais il a ôté le gain et ajouté l'amour.
Qu'est-ce que le sacerdoce catholique tout entier? Un corps d'esclaves attachés au service direct de l'homme, mais attachés par l'amour. Dans l'homme ils voient Dieu même. Rien n'est si noble sur la terre.
Le même honneur relève, transfigure tout fidèle qui, se souvenant qu'il est prêtre, fait fonction de prêtre en faisant œuvre de charité, en rendant à l'homme n'importe quel service pour V amour de Dieu.
240 DE LA NOBLESSE.
Qu'un médecin se donne gratuitement aux pauvres, qu'un valet serve sans gages son maître ruiné : plus ils rempliront d'offices bas et répugnants, plus leur conduite sera noble et leur acquerra d'honneur.
Dieu fait des nobles à volonté et personne ne conteste. Où sa grâce est reçue, il n'y a plus de vilains, ni de fonc- tions vilaines. Il appelle l'exacteur Matthieu, il est noble : le publicain Zachée, il est noble. Le premier courtisan que le Roi emmène au ciel, c'est un larron qu'il prend sur le gibet.
Mais Matthieu, sitôt appelé, abandonne le bureau : Zachée, sachant que le Seigneur va venir, purifie sa mai- son. Il répare les torts qu'il a faits, il donne aux pauvres la moitié de son bien. 0 Zachée! je ne suis pas en peine de ce que tu feras du reste !
Le larron surpasse encore l'exacteur et le publicain. Pour l'apprécier, rappelez-vous le sénateur Pilate; écou- tez cet autre vilain, le larron blasphémateur, qui insulte à l'innocent.
V impiété est canaille *. Grande parole, vraie depuis longtemps ! Avec Pilate qui livre l'innocent, avec Caïphe, avec Hérode, avec le soldat du prétoire, avec la foule ingrate, avec le larron blasphémateur, l'impiété est canaille.
Regardez l'impie, tout impie : vous trouverez toujours 1 Joseph de Maistre.
DE LA NOBLESSE. 241
un de ces types de lâcheté, de cruauté basse, de four- berie, de mensonge, de brutale insolence, Pilate,Hérode, Caîpbe, le lépreux ingrat, le soudard servile, l'immonde larron. L'impiété est canaille !
• Donc la piété est noble. — Certain jeune penseur,
catholique un peu pâli par l'atmosphère des bureaux, crut avoir remarqué que les impies sont gens de belles- lettres et de grands talents.
Il avait la bonté de s'en inquiéter, — et il disait mé- lancoliquement : « Hélas ! hélas !
a Hélas ! F aristocratie des intelligences s'éloigne de nous! s 0 jeune homme! que cette parole est triste! Mais par bonheur un évêque l'écoutait.
« Quant à ce point, dit l'évêque, cessez de gémir. Tout homme qui n'a pas essuyé de son front l'eau du baptême appartient à l'aristocratie des intelligences. C'est une grande chose d'avoir été baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
« C'est une grande chose de savoir quel Dieu a créé le monde, quel Dieu a racheté le monde, quel Dieu jugera le monde ; de savoir comment le monde a été créé, com- ment il a été racheté, comment il sera jugé.
* L'aristocratie des yeux se compose des yeux qui reçoivent le jour ; l'aristocratie des intelligences se com- pose des intelligences qui reçoivent la vérité.
T. ii9 7"
242 de la Noblesse.
« Le baptême nous fait ce don ; nulle autre opération ne le fait à d'autres. Nous seuls l'avons reçu, nous seuls pouvons le garder, nous seuls savons le communiquer, et il n'en est point de plus grand. Tous les jours, quoi qu'on fasse, le baptême appelle dans- nos rangs l'aristo- cratie des intelligences.
« Si donc vous n'avez pas d'autre sujet d'ennui, vivez en paix J'ai regardé aussi le spectacle du monde, je lis ce que l'on imprime de plus illustre. Ce n'est pas Y aris- tocratie des intelligences qui s'éloigne de nous. »
Ainsi parla l'Êvêque pour rassurer ce catholique de bureau. Ce que l'Êvêque disait des esprits, je le dirai des cœurs et des âmes. Tout homme qui n'a pas essuyé de son front l'eau du baptême appartient à l'aristocratie des âmes et des cœurs.
L'Église est une mère qui anoblit tous ses enfants. Elle leur donne pour illustre apanage une vaillante apti- tude au dévouement, au courage, au sacrifice, à tout ce qui est noble. Ceux-là seulement sont vilains qui dérogent. x
Ils ne dérogent que par le mauvais usage de ce plus ancien caractère de noblesse dont Dieu a fait l'apanage exclusif de l'homme, le libre arbitre. Mais il n'y a point de condition humaine qui contraigne l'enfant de l'Église à déroger.
DE LÀ NOBLESSE. 243
Il peut garder sa noblesse, il peut la faire resplendir dans les négoces, dans les asservissements, dans les fonctions les plus humbles, les plus rabaissées et les plus méprisées, pourvu seulement qu'elles soient légitimes.
Théodote, le cabaretier d'Ancyre, tout en vendant son vin, devenait digne du martyre le plus glorieux. Sainte Zita était domestique d'un bourgeois de Lucques.
L'Église sacre hardiment ses nobles; elle les accepte d'où Jésus les envoie, elle constate leur noblesse, et le monde s'incline. Elle prend le comédien Genest sur ses tréteaux, elle reçoit la courtisane Affra sortant de son mauvais lieu.
VI
PRIVILÈGES DE NOBLESSE.
T.
el est le caractère divin de cette noblesse divine, et si profondément le baptême l'incruste en nous qu'il faut un effort quasi surhumain pour la perdre ; et celui qui l'a perdue peut toujours se réhabiliter.
Par l'humble aveu de sa faute, le noble tombé fait
244 DE LA NOBLESSE.
couler sur lui le sang miséricordieux de Jésus, et ce bap- tême réitéré le relève sans cesse de la déchéance et même de la forfaiture. Incomparable privilège de la noblesse chrétienne !
Ce nouveau baptême non-seulement lui rend la pureté du premier, mais en augmente la force. L'âme ainsi retrempée se sent plus grande et plus vigoureuse. Sa grandeur et sa vigueur, c'est l'amour.
Voyez l'amour des saints, types de noblesse chrétienne. De quelle ardeur ils vont vers Dieu ! comme ils font tout pour lui! comme ils lui donnent tout! comme ils courent le monde pour répandre à ses pieds leurs parfums, leurs baisers, leurs larmes !
Voyez le mépris qu'ils font des choses du monde ! comme aucune douceur ne les lie ! comme aucun obstacle ne les empêche ! Pour se rendre au cloître notre Jeanne-Françoise passe sur le corps de ses enfants ; François de Paule, voyageur de Dieu, trouvant la mer devant lui, étend son manteau et franchit la mer.
Ils s'enferment dans les prisons, ils s'enfoncent dans les déserts. Partout où ils ont éprouvé que Dieu leur parle, là ils vont, là ils veulent rester. Que leur importe d'y souffrir? Mais plutôt ils cherchent "et chérissent des souffrances qui leur apportent Dieu. Ou souffrir ou mourir.
Thomas de Jésus, captif chez les Maures, ne veut point
DE LA NOBLESSE. 248
recouvrer sa liberté. Du prix de sa rançon il rachète d'autres captifs, et il reste dans ses chaînes, où Jésus est avec lui.
Voilà les chefs de la noblesse chrétienne, qui l'animent aux grands devoirs par leur exemple, qui l'assistent par leur secours surhumain. Nous pouvons les invoquer tous, et l'Église nous donne au baptême un suzerain qui nous doit plus spécialement aide et protection.
VII
LES VILAINS DE FRANCE*
l
'ai beau écouter ces docteurs de tribune, d'académie et de journal qui disent que la France n'a été libre qu'en 1789; je tiens qu'elle était affranchie non-seule- ment chrétiennement, mais civilement, bien avant cette date, — et par conséquent anoblie.
. L'égalité civile n'est pas du tout la liberté. La liberté civile n'est pas du tout la noblesse. La France démocra- tique n'a pas autant de vraie égalité et de vraie liberté qu'en avait la noble France. On trouverait en France
•*
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2i6 DE LA NOBLESSE.
aujourd'hui beaucoup plus de vilains, de serfs et d'es- claves, qu'il y a cent ans .
Pour faire des hommes libres, attachés à leurs lois, qui s'aiment et se respectent entre eux comme sortis d'une même terre, comme appelés au même ciel, les instructions de l'Église, reçues en communie dimanche, valaient mieux que les livres et les journaux.
Je suis homme de bonne foi, obligé par conscience de me rendre à la raison démontrée. Je défie les mes- sieurs des journaux et des académies de me persuader qu'il y a plus de liberté dans les doctrines sociales qui aboutissent aux ateliers nationaux et qui rêvent le pha- lanstère que dans celles qui ont créé la Vendée.
Il faut que l'esprit français ait baissé pour que Ton supporte ces raisonneurs incorrects et lourds, ces horçi- mes de vue fausse et de style faux, ces publicistes, que dis-je? ces ouvriers, que dis-je?ces mâchurats qui ne savent rien sérieusement, qui parlent de tout incessam- ment.
Ils n'ont pas plus de sens français que d'esprit chré- tien; ils n'ont pas plus d'esprit français qu'ils ne savent manier la langue française. Ils n'appellent jamais une bénédiction de Dieu sur la patrie ; ils foulent sans res- pect se sol sacré.
Ils veulent que la France imite l'Angleterre, prenne ses coutumes, prenne ses mœurs, prenne ses trafics, devienne protestante et boutiquière. L'Angleterre, où
DE LA NOBLESSE. 247
Jésus- Christ n'a de vrais autels que depuis trente ans,
ils disent que c'est le pays de la liberté!
,' À nous, fils de Clovis, fils de Charlemagne, fils de
saint Louis, avant tout fils de saint Pierre ; à nous, ces vilains, reniant notre gloire, prétendent faire accepter pour ancêtres des niais, des faquins et des brigands qu'ils appellent leurs pères; les niais et les faquins, leurs pères de 89 ; les brigands, leurs pères de 93 !
Notre Tolbiac, à présent, serait la prise de la Bas- tille; notre Reims serait Vizille près Grenoble; notre saint Rémi serait le sieur Necker, genevois, ou le sieur d'Eprémesnil, robin ! — Mirabeau, Talleyrand, Marat, Danton, Robespierre, La Réveillé re-Lépeaux, voilà désor- mais nos Glovis, nos Charles-Martel, nos Gharlemagne, nos Suger, nos saint Louis! Nous serions nés de cette bande, il y a soixante-dix ans!
Ils voient des monuments magnifiques, des tombeaux
glorieux dans le monde, — et ils n'admirent que les scélé-
rats qui ont mutilé ces monuments et violé ces tombeaux !
* Ils évoquent l'histoire de la nation la plus fraternelle,
celle qui s'est la première levée aux appels de Dieu, — et ils ne sont fiers de cette nation qu'à partir du moment où, paraissant renier Dieu, elle s'est déchirée de ses pro- pres mains, effroi du monde !
Dans ces cervelles folles ou perverses, cette date de sang, cette date de honte, cette date de la première et
248 DE LA NOBLESSE.
unique tyrannie qui ait insulté au noble génie de la France ; — cette époque où le sabot du goujat écrasait dans le ruisseau la tête et le cœur de la patrie, — c'est la grande date, la date de l'affranchissement. Avant cette époque la France n'avait pas su être libre !
La France vivait dans l'ignominie du Christianisme et de la servitude! Elle s'y est résignée quatorze siècles durant! Enfin, nos pères de 93 l'ont menée à l'abattoir, et elle a été purifiée. Ce que le Christianisme n'avait pas su faire, loin de là, Voltaire l'a préparé, nos pères de 89 et de 93 l'ont fait!...
Ainsi disent ces vilains, en plat et morne français; le français des pères de 89] et de 93 : bourreaux de la syntaxe comme de tout le reste, incapables d'orthogra- phier leurs édits de proscriptions.
Vilains ! vous êtes bien impudents, bien agaçants, bien triomphants. On ne sait ai vous n'aurez pas le dernier mot dans cette entreprise contre la destinée delà France, si vous ne lui ferez pas abjurer son passé, si vous n'abattrez pas ses derniers monuments, si vous ne viole- rez pas ses derniers tombeaux, si vous ne la réduirez pas enfin à vous ressembler.
Mais, fussiez-vous mille fois victorieux, vous n'êtes, — oui, dans cette gloire, — vous n'êtes et vous ne serez jamais que des cuistres !
Cuistres! cuistres! cuistres!
DE LA NOBLESSE. 249
VIII
l'oeuvre des vilains.
La France, en leur main, s'est encanaillée. Le nom- bre des professions basses et tout à fait avilissantes et de ceux qui s'y adonnent, est démesurément accru.
Nous sommes rongés de charlatans, encombrés d'his- trions et pire encore. La valetaille publique, les merce- naires, les gens de prospectus forment un peuple dont les trois quarts vivent de pourboire*.
Les filles désertent nos villages pour servir dans les villes. On en fait la traite, et jusqu'où ne va pas cette domesticité? 0 domesticité chrétienne, où le serviteur était un pupille ! A présent les maîtres n'ont plus de maison et encore moins de cœur.
La nation avait un roi qu'elle prétendait tenir de Dieu et qu'elle appelait son père. Ce père lui faisait toutefois de nobles serments, prenant le Ciel à témoin qu'il vou- lait gouyerner suivant la religion et la justice. De son
250 DE LA NOBLESSE.
côté la nation lui rendait la plus noble obéissance, lui gardait la plus noble fidélité.
Alors cette nation n'aurait jamais cru que Ton pût songer à disposer d'elle sans son consentement. À pré- sent elle reçoit de droite et de gauche des maîtres qu'elle ne connaissait pas; elle subit des lois qui la dégradent de l'Évangile.
Sa langue témoigne des fiers sentiments qu'elle avait et de l'estime qu'elle faisait de la noblesse. Noble vient de noscibilis, remarquable, distingué ; il signifie tout ce qui est grand, tout ce qui est louable, eximiiis, excel- lons, notabilis, prœstans.
Une physionomie noble, un courage noble, un noble génie, des pensées nobles, une noble audace, agir par de nobles motifs, haranguer, écrire avec une négligence noble. — Parties nobles du corps, celles sans lesquelles il ne peut vivre.
Le peuple disait : « Voilà une belle noblesse! » pour désigner l'abondance de la moisson. « C'est une belle noblesse de voir les blés de ce pays-là. » Et proverbia- lement : « Noblesse vient de vertu. »
DE LÀ NOBLESSE. 2ol
IX
l'anoblissement.
Les lois et les mœurs, dans l'ancienne France, s'ap- pliquaient à faire des nobles avec autant de zèle qu'elles s'appliquent dans la France nouvelle à faire des contri- buables. Quantité de fonctions anoblissaient.
Acceptant la richesse comme un résultat de l'intelli- gence, du travail et de la probité, la société ne refusait pas de lui enlever cette légère infection que conserve encore l'argent le mieux acquis.
La Charte de 1814 disait avec arrogance : « Le roi fait des nobles à volonté. » Le vrai roi de jadis n'avait pas cette prétention. Il savait que Dieu seul, dont la grâce est gratuite, fait des nobles à volonté.
Père> chef et premier gentilhomme de la nation, le roi constatait la noblesse. Il déclarait ou que l'Anobli avait fait une action noble, ou qu'il se mettait dans la condition de vivre noblement, ou que ses ancêtres avaient mérité pour lui.
252 DE LA NOBLESSE.
On distinguait neuf sortes de noblesse : Le roi ; — les nobles couronnés, — les nobles de race; — les nobles de lettres (patentés) ; — les nobles d'office ; — les nobles de cloche ou d'échevinage ; — les nobles de coutume ; — les nobles réhabilités; — les nobles bâtards.
(Cette dernière catégorie de nobles de l'ancien temps rappelle la seule catégorie de nobles qu'ait voulu faire la Révolution : c'étaient les Enfants-Trouvés, que les pères de 89 et de 93 appelaient les Enfants de la Patrie. Quelle jolie figure ces vilains savaient en tout donner à la patrie!)
La vérité est que tout le monde pouvait prétendre à la noblesse, c'est-à-dire pouvait acquérir le droit de fonder dans sa famille le privilège de servir l'État. C'est encore le privilège de la propriété, sauf qu'elle ne l'exerce plus gratuitement.
Et cette modification n'empêche pas qu'on ne tourne fort bien aujourd'hui contre la propriété tous les argu- ments qui ont servi contre la noblesse. Les gens ne manquent guère à qui ces arguments paraissent très- bons. — Ils serviront aussi contre les rentiers.
Toutes les manières d'anoblissement ne sont pas abo- lies, toutes les portes jadis ouvertes pour sortir de roture ne sont pas fermées. Notre Légion d'honneur donne satisfaction aux mêmes besoins, aux mêmes instincts. — Elle leur est ouverte quelquefois avec justice, quelquefois sans ombre de raison ni de prétexte.
DE LA NOBLESSE. 253
On est décoré pour quelque chose, on Test pour rien, pour moins que rien : pour être chef de bureau, pour être rabbin ou président de consistoire, pour avoir servi dans la presse, pour être académicien, pour n'avoir pu être académicien ; l'on est décoré parce qu'on ne l'était pas. Nobles à volonté !
Le sieur Caron de Beaumarchais était noble, sous l'ancien régime, avant d'avoir écrit. A présent ils de- viennent chevaliers de la Légion d'honneur après avoir imprimé. Rien n'empêche d'être chevalier de la Légion d'honneur. Savonnette à vilains universelle !
Mais il y a toujours des vilains, et qui paraissent même plus vilains lorsqu'ils sont savonnés. En fin de compte, c'est l'opinion qui donne, ou plutôt qui constate la no- blesse compatible avec les mœurs du temps. « Cheva- lier, le prince t'a fait noble, Dieu te fasse honnête homme ! Si tu veux être vraiment savonné, savonne-toi toi- même! »
T. II. 8
284 DE LA NOBLESSE.
X
VRAIE NOBLESSE.
A.
lvant ces anoblissements, plus ou moins imparfaits, les deux vraies noblesses de la France, l'Église et les vieilles races, d'accord dans le même sentiment de jus- tice et d'humilité chrétiennes, avaient depuis longtemps anobli toute la nation, moralement et civilement. Les chartes et franchises émanées des seigneurs donnaient aux particuliers autant de liberté civile, aux corporations beaucoup plus de liberté politique que « les pères » de 89 et de 93 ne leur en ont laissé.
Si l'on ne veut chercher que les abus dans les choses humaines, ils abondent. Regardant les murs d'une ville, certains raisonneurs diront : a A quoi pensaient les gens qui ont fait cela, d'entasser tant de pierres pour loger des lézards? » 11 n'est pas rare d'entendre ainsi parler non-seulement les chiens errants, les contrebandiers, les voleurs, les lézards eux-mêmes, mais jusqu'aux bonnes têtes qui vivent derrière le rempart. La noblesse politique a pu donner lieu à beaucoup d'abus.
DE LA NOBLESSE. 258
Cependant on l'avait constituée ou elle s'était consti- tuée elle-même sur les types éternels de la famille et de la société. Elle s'est développée suivant les lois de la nature : elle a, en masse et longtemps, exercé son pouvoir suivant les lois de la religion.
Elle a été, en masse, courageuse, désintéressée, dé- vouée, protectrice de l'Eglise, nourricière des pauvres, le bras fort de la justice et de la civilisation dont l'Eglise était la tête. Les devoirs que l'Église lui enseignait, elle les a, en général, remplis; les sacrifices que le Christia- nisme lui conseillait, elle les a faits.
Elle a donné beaucoup de cœurs à l'Église, beaucoup de sang à la patrie ; elle a été, après l'Église et sur ses pas, la tutrice de ce grand et bon peuple de France, en- core si grand et si bon. Loin des scandales de la cour et des villes, le peuple disait proverbialement : a Noblesse vient de vertu. » Et la noblesse, la vraie- noblesse au cœur chrétien, voulait que vertu vînt de noblesse : « Noblesse oblige. »
Ce qui restait de cette noblesse-là se tenait plus près des champs et des camps que de la cour. Fidèle au roi, elle n'était pas infidèle au peuple. Elle ne le foulait pas, elle ne l'insultait pas. Elle vivait près de lui, quasi pauvre comme lui, lui laissant les gains de l'industrie et du né- goce. « On dit d'un homme qui ne fait pas grand'chère
256 DE LA NOBLESSE.
qu'il est comme la vieille noblesse, que, quand il a man- gé sa soupe, il a plus d'à demi dîné (1). »
Je suis le très-humble serviteur de la Légion d'honneur certainement ! Elle fait beaucoup de chevaliers : cheva- liers de bureaux, chevaliers de presse, chevaliers de théâtre, chevaliers de négoce et de manufacture. Je les respecte tous, de tout mon cœur.
Mais j'ai peine à croire que la Légion d'honneur rem- place jamais la légion de noblesse, ni dans l'État, ni dans le peuple, ni dans la langue, et q\x honorable et ses dérivés soient jamais les synonymes de noble et de ses dérivés.
XI
BÉNÉDICTION DE LA NOBLE FRANCE,
Déni soit Dieu de n'avoir pas donné à la noble France ces richesses minérales et houillères, comme ils disent, dont il a si richement pourvu le sol anglais! Des popula-
1 Dictionnaire de Trévoux, 1752.
DE LA NOBLESSE. 287
tions entières s'y enseveliraient ; nous aurions aussi nos cantons peuplés de véritables brutes.
Ses mines, la florissante Angleterre les appelle ses Indes noires. Hommes et femmes pêle-mêle y travaillent nus. Des enfants grandissent au fond des gouffres sans entendre parler de Dieu. L'esclave païen était moins dégradé que ces enfants de la libre Angleterre.
Dieu n'a pas voulu que la France pût être seulement tentée de pareilles abominations. L'industrie, le plus dur des maîtres, est forcée en France de borner ses ravages, de laisser à la multitude le sain travail des champs, la saine lumière du jour.
Comme un noble pupille qu'on élève pour de grandes choses, Dieu a mis la France également à l'abri des avi- lissements du travail et des périls de l'oisiveté. Ni frimas qui l'engourdissent, ni chaleurs qui l'énervent ! Elle tra- vaille et elle chante ; sa main conduit la charrue et manie l'épée...
Elle travaille et elle chante ! Hélas! je pense à la France d'autrefois. Dans ces quartiers-ci la France ne chante plus. Elle est entrée à de dangereuses écoles, et les vieilles chansons ne résonnent plus !
Au temps que l'on chantait en moisson, l'on chantait aussi dans l'église. Les peuples qui chantent encore à
258 DE LA NOBLESSE.
l'église, nos Bretons, nos Alsaciens, chantent au milieu de leurs travaux. Ici l'église n'est plus fréquentée, et la moisson n'est plus une fête.
Les campagnes sont florissantes, Dieu remplit les mains des laboureurs. Mais les laboureurs entrent sans allégresse dans la moisson jaunie. Courbés sur ces ri- chesses, il les ramassent avec âpreté, songeant qu'elles ne leur appartiennent pas.
Celui qui ramasse ses propres épis n'est pas. content de ce qu'il a ; il regrette le salaire qu'il paye à l'ouvrier, il regarde avec amertume la moisson plus vaste du voisin. Ni le mercenaire ni l'envieux ne chantent.
Et celui qui serait content de sa part, inquiet des pen- sées publiques, s'attriste devant l'avenir. Il plante : ses arrière-neveux lui devront ils cet ombrage ? Qui aura des arrière-neveux?
DE LA NOBLESSE. 259
XII
LES CHANTS DE NOBLESSE.
Dites ce que vous voudrez, précieux enfants, de vos pères de 89 !
Les peuples qui chantaient les psaumes tous les diman- ches en savaient plus long sur la liberté, sur l'égalité, sur la fraternité ; ils en savaient plus long sur la dignité humaine que vous n'en saurez jamais !
« Enfants de Dieu, louez Dieu ; chantez le nom de Dieu!
« Que le nom du Seigneur soit béni ; qu'il soit béni maintenant : qu'il soit béni dans tous les siècles !
« Des lieux où le soleil se lève aux lieux où il se cou- che, le nom du Seigneur est digne de louange !
260 DE LÀ NOBLESSE.
a Le Seigneur est le roi de tous les peuples ; sa gloire domine au-dessus des cieux !
« Qui est semblable à notre Dieu? Il règne au plus haut des cieux ; il regarde au-dessous de lui tout ce qui est dans le ciel et sur la terre.
« Il tire le faible de la poussière, il élève le pauvre du sein de l'abjection.
« Pour lui donner place avec les princes, avec les princes de son peuple ! »
Les hommes qui chantaient ces paroles étaient plus nobles et plus libres que ceux qui lisent Bavin et Ban- doulière, que ceux même qui chantent Béranger.
Les peuples qui perdront la mémoire de ces chants retomberont dans l'abjection d'où Dieu les avait tirés ; ils vivront sous l'œil du gendarme, dans les voluptés du cabaret.
La nation dont le cœur ne connaîtra plus la loi de Dieu, et qui laissera la louange de Dieu s'éteindre sur ses lèvres, cessera d'être une nation et deviendra une multitude.
Cette multitude sera divisée contre elle-même. Il n'y aura plus de lien d'amour entre ses concitoyens, et le riche et le pauvre se haïront.
DE LA NOBLESSE. 261
Dieu juste et bon, ne laisse pas périr ta France ! cette France, disait Baronius, qui plus d'une fois a ennobli les annales du genre humain!
XIII
LA NOBLE FRANCE.
La France, ayant été le premier royaume baptisé dans la personne de son chef, a été appelée la Fille aînée de l'Église. S'étant plus que d'autres montrée fidèle aux obligations du baptême, on l'appelle la noble France.
La Fille a été maintes fois le bras et l'appui de la Mère. Quand Clovis entendait lire la Passion, l'épée de la France frémissait à son flanc. « Que n'étais-je là ! » Qui n'a point cette parole, je ne le crois pas Français. Il vient d'ailleurs.
Le bon Pépin, accourant au secours du Saint-Siège contre les Lombards, avait chassé ces voleurs des pro- vinces dont ils s'étaient emparés; aussitôt les Grecs, chargés de présents, vinrent le solliciter de leur donner Ravenne et la Pentapole.
8*
262 DE LA NOBLESSE.
11 les renvoya. « Je n'ai pas fait cette guerre pour « m'enrichir, mais par amour de saint Pierre et afin « d'obtenir le pardon de mes péchés. Pour tout l'or du « monde je ne voudrais retirer à saint Pierre ce qu'il a « reçu de l'épée des Francs. » Qui ne ferait pas comme Pépin n'appartient pas à la noble France. Il est venu d'ailleurs.
La noble France se jette la première aux croisades. Dieu le veut! Et elle ne cherche aucun autre intérêt. Il y a aujourd'hui des Français d'un autre style* Ils disent: Chacun pour soi, chacun chez soi. Mais ce sont des vilains. Ils viennent d'ailleurs.
Quand la politique des vilains monta enfin sur le trône de France, où elle ne voulut plus rien faire que par intérêt, la noble France protesta par l'épée de sa no- blesse, par le dévouement de ses prêtres, par les aumô- nes de son peuple pour la rédemption des captifs.
La France est une noble nation, une nation dévouée parce qu'elle est chrétienne. Tel est son esprit de dé- vouement qu'il est plus facile de le fausser que de l'éteindre. N'est-elle plus guidée à se dévouer pour le bien, elle se dévoue pour le mal. Se dévouer est son prin- cipal intérêt. ~~
On lui fait faire ce que l'on veut en le colorant de grandeur et de justice. On lui dit qu'elle affranchit les
DE LA NOBLESSE. 263
peuples, qu'elle fait régner la liberté, L'égalité ; et, sans compter, elle doîme de For et du sang.
Ses soldats laissent aux alliés ou même aux vaincus les villes qu'ils ont prises ; ils rapportent pour glorieux butin des blessures et des drapeaux troués. Sur leur passage, battant des mains, se pressent les citoyens dont les enfants sont morts dans cette guerre et qui en ont payé les frais.
Telle n'est pas la vieille Angleterre, vieille rusée et avare. L'Angleterre achète des soldats et veut qu'ils lui rapportent la somme et les usures. Ce qu'elle a pris, elle le garde ; elle garde même ce que les autres ont con- quis. L'Angleterre, jusqu'à ce qu'elle redevienne catho- lique, est une nation de vilains. — Oui, milords !
Déchue de son ancienne splendeur catholique, la France conserve encore quelque chose de noble; elle est encore la noble France, ne fût-ce que par cette folie dans le dévouement et cette facilité à se laisser tromper. Toi, Angleterre, tu spécules, tu trafiques, tu trom- pes, tu portes en plein le caractère ignoble de la forfai- ture.
Jamais la France n'aurait pu, n'aurait su comme toi conserver durant trois siècles sous sa dent une Irlande, sous sa griffe une Inde et tant d'autres peuples oppri-
264 DE LA NOBLESSE.
mes, ne leur demander que de l'or, leur en demander toujours, ne pas leur donner Dieu.
Jamais la France n'aurait voulu, n'aurait su boire tant de sueurs, tant de sang, commettre tant de rapines, se souiller de lant de mensonges, fabriquer tant de poi- sons. — 0 Angleterre ! le plus vilain des peuples, si tu n'étais le plus hardi des forbans!
XIV
LES NOBLES ARMOIRIES DE FRANCE.
L'emblème de la vieille Angleterre est le léopard, un animal de proie, fort, mais rusé, qui bondit, mais qui rampe. La France avait le lis,
La belle blanche fleur embaumée, dont la forme s'épa- nouissait sur le chandelier d'or placé devant l'arche de Dieu, spherulaque simul et lilium; la noble fleur qui croît sans travail et ne ramasse point de profits : Lilia non laborant neque nent.
La France a bien subi un moment l'oiseau de Louis-
DE LA NOBLESSE. 268
Philippe. J'avoue que c'était un pauvre oiseau! Mais il a peu régné ; l'aigle est venu . L'aigle fend les airs, et nul autre ne suit son vol ; il a des serres puissantes, il regarde fixement le soleil.
Certes, l'aigle est plus noble que le léopard. Dieu, rappelant aux Hébreux l'un des traits les plus mémora- bles de sa miséricorde, se compare à l'aigle : « Je vous ai portés comme l'aigle porte ses aiglons sur ses ailes : » Portaverim vos super alas aquilarum et assumpserim mihi.
Le léopard aussi est nommé dans l'Écriture. Il est un des brigands qui dévoreront les pervers : Pardus vigi- fans super civitates eorum. Il est la bête aux dix cornes chargées de diadèmes, qui s'élève de la mer pour tour- menter les saints de Dieu : Et bestia similis eratpardo.
La trace de l'aigle se perd dans les cieux. Des clôtu- res' rompues, du sang, des ossements rongés, des ves- tiges de déprédation et de carnage signalent sur la terre la trace du léopard. Les brebis fuient, les bergers pleu- rent : le léopard a passé.
J'aimerais mieux, cependant, qu'il n'y eût point d'ai- gle dans nos armes. — Après tout, l'aigle est une bête. C'est la bête de Rome païenne : elle a bien des choses sur la conscience , elle a même quelques affronts sur le dos.
Il y a un aigle d'Autriche, un aigle de Russie, même un
j
266 DE LA NOBLESSE.
aigle de Prusse. . . — La Prusse ne se refuse rien ! — Deux de ces aigles sont hérétiques; tous, y compris l'aigle de France, ont été plus ou moins plumés.
Après le lis immarcessible, la France ne pouvait mon- ter qu'en prenant la croix, l'invincible croix qui a chassé l'aigle de Rome et qui l'a remplacée au Gapitole pour toujours.
La noble France se souviendra de son Charlemagne, qui montait à genoux, roi des Francs, les degrés de l'au- tel de Saint-Pierre, et qui les redescendait, empereur, le globe catholique dans les mains.
Le diable, le déchu, le vilain par essence, saura susci- ter à la noble France tant d'ennemis de sa fabrique, qu'elle se souviendra de Constantin, de Clovis, de Ghar- lemagne, de saint Louis.
Elle se couvrira du Labarum : In hoc signo vinces. Grand jour dans l'histoire du genre humain! Les plumes tomberont de l'aile des aigles hérétiques, et le léopard anglais sera pelé comme le lion de Néerlande.
Et tant de peuples encore asservis et serviles, qui gé- missent sous le fouet dans l'ombre de la mort, verront accourir la France et le baptême, et recevront la liberté et la noblesse de Jésus-Christ.
Ils chanteront d'une grande voix. Les yeux tournés
DE LA NOBLESSE. 367
vers la noble France, envoyée de saint Pierre pour les engendrer à Dieu, ils chanteront : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur!
Un cri si joyeux ne s'éleva pas des catacombes après la première victoire de la croix ; seul, l'éternel hosan- nah des cieux sera plus vibrant de reconnaissance et d'amour.
LIVRE XIII
UNE SAMARITAINE
Si scires donnm Dei... Joan., cap. IV.
(Salon au faubourg Saint-Honoré.)
LA MARQUISE.
I ersonne? Est-ce que le comte n'a pas voulu attendre?
FLORENCE.
II n'est pas venu, madame.
LA MARQUISE.
Il n'est pas venu?
270 UNE SAMARITAINE.
FLORENCE.
Non, madame.
LA MARQUISE.
On aura dit que je ne recevais pas... Vingt fois on a fait cette sottise.
FLORENCE.
Madame la marquise peut être sûre...
LA MARQUISE.
Laissez-moi. (Florence sort.) Il était plus empressé avant ce voyage. Que s'est-il donc passé dans son cœur? Quoi! il s'en va désespéré, et après trois mois il revient indif- férent! (eue sonne.) Ce sont les femmes qu'on accuse d'inconstance! (a Florence.) Eh bien? '
FLORENCE.
Madame a appelé ?
LA MARQUISE.
Que vous a-t-on dit à la porte?
FLORENCE.
Madame la marquise ne m'avait donné aucun ordre.
LA MARQUISE.
Vous n'avez pas demandé si l'on a renvoyé le comte?
FLORENCE.
J'ignorais...
LA MARQUISE. •
Vous ignorez tout. Dites qu'on le renvoie... Non... Dites qu'on le reçoive. (Florence sort.) Je lui avais indiqué trois heures ; il en est quatre. C'est de la fatuité. 11 n'é-
UNE SAMARITAINE. 271
tait pas fat pourtant, ni habile. Toute son adresse était de me laisser voir naïvement un cœur admirable et de s'affliger avec une sincérité parfaite quand je voulais trop l'affliger. Pour prendre moi-même le temps de la réflexion, je lui conseille un jour d'aller en Bretagne conter sa peine aux rochers ; il part. Pouvais-je croire que trois mois l'auraient consolé? Je ne le tiens pas quitte, et je veux au moins des explications, (on entend une voitnre.) Est-ce lui ?... La baronne!... Quel contre- temps !
LA BARONNE.
Devinez qui je viens de voir?
LA MARQUISE.
Votre mari ?
LA BARONNE.
C'est bien plus rare ! Un embarras m'arrête devant Saint-Roch, et j'aperçois le comte qui monte gravement l'escalier. Certains bruits me reviennent en mémoire. Je veux voir ce qu'il va faire là ; je fais arrêter et j'entre après lui dans l'église.
LA MARQUISE.
Il y avait quelque cérémonie ?
LA BARONNE.
Pas un bedeau ! Le comte s'avance jusqu'à la chapelle du fond, s'agenouille, prie, s'assied, tire un livre, se met à lire. Il y est encore.
LA MARQUISE.
N'est-ce pas une petite mode royaliste?
272 UNE SAMARITAINE.
LA BARONNE.
Pardon! on va aux grands prédicateurs: on entend, le dimanche, la messe d'après midi. Mais s'agenouiller dans une église déserte, à l'heure de la promenade, lors- qu'il fait beau, ce n'est plus mode, c'est dévotion.
LA MARQUISE.
De sorte qu'il est dévot ?
LA BARONNE.
Tout de bon, cela se dit, et vous verrez qu'il en a
1ï • air.
LA MARQUISE.
Il a l'air d'un homme de mérite, ce pauvre comte.
LA BARONNE.
Moi, je le trouve encore très-bien. Cependant, de l'avis de tous ceux qui l'ont revu, ce n'est qu'une reli- que. Il s'est converti en Bretagne, d'où il arrive. A peine le rcncontre-t-on. Il parle peu, ne pense qu'à son salut. Tout le monde croit qu'il prendra les Ordres, et que, ne pouvant supporter le spectacle de nos corruptions, il ira s'enfermer dans une chartreuse ou prêcher les sauvages.
LA MARQUISE.
C'est la légende.
LA BARONNE.
Elle est attendrissante. Savez-vous la cause de ce changement merveilleux ?
LISE SAMARITAINE. 272
LA MARQUISE.
La cause ordinaire, je suppose : une passion ?
LA BARONNE.
Justement. Il adorait une danseuse.
LA MARQUISE.
Lui!... Oh! non.
LA BARONNE.
Remarquez qu'il ne met plus le pied dans un théâtre. La danseuse l'aimait aussi. Néanmoins, quoique le comte ne manquât point de magnificence, elle avait de grands frais de costume, et... elle se rattrapait snr la quantité.
LA MARQUISE.
Quelle horreur !
LA BARONNE.
C'est l'usage. Elle ne croyait pas mal faire. Le comte apprit tout et rompit. La danseuse , vraiment éprise, courut après lui. Il lui ferma la porte : elle s'empoi- sonna.
LA MARQUISE.
Pauvre fille! Je pense qu'on lui fit prendre un vo- mitif ?
LA BARONNE.
Vous riez ; mais rien n'est plus vrai : je le liens d'un ami du comte. Croyant bien mourir, l'infidèle demandait à grands cris son amant, afin de le voir une dernière fois et d'être pardonnée. Il vint et pardonna. Plus tran- quille alors, elle se laissa soigner et...
274 UNE SAMARITAINE.
LA MARQUISE.
Et reprit les affaires.
LA BARONNE.'
Que vous êtes dure ! Ette ne reprit point les affaires ; elle alla se cloîtrer, après avoir dit plusieurs belles choses qui touchèrent le comte, et qui enfin L'ont converti.
LA MARQUISE.
Ma chère, vous me faites un roman-feuilleton.
LA BARONNE.
Un roman historique, ma chère. Vous verrez si le héros ne prend pas la soutane au dernier chapitre. Je suis curieuse de l'entendre prêcher. On assure qu'il s'essaye déjà et que même il est un peu ridicule.
LA MARQUISE.
J'ai encore peine à croire cela. Le comte a toujours passé pour homme d'esprit.
LA BARONNE.
Avouez pourtant qu'il fait une étrange escapade. Donner dans la piété à son âge, lorsque la fortune l'avait mis sur un si beau chemin, et si facile ! Il y a des posi- tions dans l'Eglise; mais, devînt-il évêque ou cardinal, tout cela ne vaut pas une ambassade, ni même une place au Conseil d'État. Je ne dis rien du reste.
LA MARQUISE.
Quel reste ?
UNE SAMARITAINE. 275
LA BARONNE.
Gomment ! quel reste ? Mais le monde, la liberté, la vie, tout. Un homme dans l'Église, c'est une femme au couvent. Le voilà claquemuré, c'est fini. Vous n'en fris- sonnez pas?
LA MARQUISE.
Ce goût me semble triste; néanmoins je vois qu'il vient à quelques personnes. Il faut croire que la chose a aussi ses charmes. Le monde est si mal arrangé, on s'y ennuie tant!
LA BARONNE.
Taisez-vous donc, ma chère. Est-il possible de s'en- nuyer dans le monde? Quand j'entends dire cela, il me semble qu'on parle de quelque épidémie affreuse, et je crains d'être prise. Véritablement, êtes-vous quelquefois triste?
LA MARQUISE.
Et vous, ma belle, véritablement, ne l'êtes-vous jamais ?
LA BARONNE.
Jamais! Je n'appelle pas tristesse de petites fatigues qui me paraissent inséparables de l'existence et qui ne me lassent nullement de vivre. Ah! si la destinée avait fait pour moi ce qu'elle a fait pour vous!
LA MARQUISE.
Voilà un soupir. Pourtant vous êtes riche, vous êtes
276 UNE SAMARITAINE.
jeune, vous êtes belle : que demandez-vous à la des- tinée?
LA BARONNE.
Rien ; à Dieu ne plaise ! Mais, en vous donnant tout ce que j'ai, la destinée, mettant le comble à ses caresses, vous a ôté quelque chose : un mari. N'importe, la vie est bonne, et ce pauvre comte me fait grand'pitié. Voilà qu'il n'a plus le droit de nous plaire.
LA MARQUISE.
Y tenait-il beaucoup?
LA BARONNE.
En ce qui me concerne, non. Je ne perds point à sa faillite; je n'avais rien de placé par là. Mais, comme femme, je suis sensible à l'affront qu'il nous fait.
LA' MARQUISE.
Quelle comédie avez-vous entendue hier? Je ne vous comprends plus.
LA RARONNE.
Ah! vous me trouvez du style? Eh bien, je croyais parler tout uniment.
LA MARQUISE.
J'arrive de la campagne; mettez-vous à ma portée.
LA BARONNE.
Je traduis. Je prétends que le comte nous outrage en donnant à croire qu'il a trouvé quelque chose de plus
UNE SAMARITAINE. 277
aimable que nous et de plus digne d'amour. Car, enfin, un homme qui se convertit, qu'est-ce que cela veut dire?
LA MARQUISE.
Apprenez-le moi.
LA BARONNE.
Cela veut dire : ce Madame la marquise, madame la baronne, parez-vous pour d'autres ; ayez pour d'autres de beaux yeux, des sourires, des migraines, des caprices. Tout cela ne me charme plus, ne me désole plus; je n'ai que faire d'y penser ; il y a désormais quelque chose qui m'occupe davantage. Serviteur à vos beautés. » Il fait la révérence, il s'en va. C'est impertinent.
LA MARQUISE.
Ne connaissez-vous que les dévots qui fassent aux femmes ces injustices? Les affaires, la politique, les chevaux, et jusqu'aux danseuses, finissent par séduire les plus constants : ils font la révérence, ils s'en vont.
LA BARONNE. '
Non ! Les affaires, la politique, les chevaux ne sont que des modes pour attirer notre attention, ou desCali- fornies que l'on sonde et que l'on remue afin de grossir notre liste civile. Nous sommes au fond de tout cela. Je voudrais savoir quel orateur est jamais descendu de la tribune sans songer à nos compliments ! Quant aux galanteries, c'est une façon de coquetterie grossière :
' t. h, 8"
278 UNE SAMARITAINE.
telle ou telle femme peut s'en plaindre ; l'espèce n'est pas trahie. La chose en soi a si peu d'importance que nous la pardonnons volontiers. D'ailleurs on peut se venger. Mais contre la dévotion, je parle d'une vraie dévotion, franche et drue, point de lutte, point de ven- geance : nous ne pouvons rien, nous ne sommes rien.
LA MARQUISE.
Bah!
LA BARONNE.
Ma chère amie, vous avez un air de tête tout vain- queur; mais vous ne connaissez point cela comme moi. Vous êtes calviniste,?
LA MARQUISE.
Pas du tout. Je suis catholique... tiède. J'ai été bap- tisée à Saint-Sulpice et mariée à la chapelle du Luxem- bourg.
LA BARONNE.
Vous n'avez pas reçu, comme moi, une éducation religieuse. Votre père était un illustre savant qui ne vous a point fait pâlir sur le catéchisme de persévé- rance. Son vieux compagnon, votre mari, grand philo- sophe...
LA MARQUISE.
Écartons ce souvenir.
LA BARONNE.
Moi, j'ai été élevée au couvent, et jusqu'à dix-huit ans
UNE SAMARITAINE. 279
j'ai vécu parmi les saints, chez une tante acharnée aux bonnes œuvres. Vous n'imaginez pas quels sont ces gens-là. Une insensibilité extravagante ! Ils ne me voyaient pas. Il n'a pas tenu à eux que je ne me crusse un petit monstre de laideur et de stupidité. Mon mari est le premier qui m'ait dit quelque chose d'un peu vivant. J'ai une cousine dominicaine ; une autre, de mon âge, est à son cinquième enfant : la plus belle personne du monde, et dont on n'a jamais vu les épaules. On nous menait à la messe tous les jours.
LA MARQUISE.
Tous les jours ?
LA BARONNE.
Et au sermon tant qu'il y en avait. Point de spec- tacles, point de soirées, point de lectures. Lamartine, corrupteur; Walter Scott, dangereux...
LA MARQUISE.
Comment donc viviez-vous ?
LA BARONNE.
On me faisait croire que je vivais. Il faut être juste; sans mon mari j'en serais encore là pourtant ! Qu'il me parut aimable, ce cher baron, lorsqu'il déchira tant de voiles épaissis sur mes yeux! Ce fut une éducation prompte.
LA MARQUISE.
Ne dites-vous pas qu'il se plaint d'avoir trop réussi ?
280 UNE SAMARITAINE.
LA BARONNE.
Il n'est point parfait. Après m'avoir ouvert la porte il aurait voulu que je demeurasse en cage. Nous avons argumenté là-dessus. C'est égal, je lui dois d'être bien débrouillée, et ma reconnaissance est stable comme son bienfait. Mais écoutez ceci. Quelques habitués de ma tante, gens d'ailleurs distingués et point gauches, me venaient voir. Au milieu de ma baronnie je fus choquée de leur indépendance. Je voulus rompre cette glace, et qu'ils se missent à brûler comme les amis du baron. Peine perdue!
LA MARQUISE.
Vous m'étonnez... sans flatterie.
LA BARONNE.
Qu'est-ce qui vous étonne ? Que j'aie voulu leur tour- ner la tête ?
LA MARQUISE.
Non; qu'elle n'ait point tourné.
LA BARONNE.
C'est la vérité pure. Parfois cela commençait assez bien; mais aucune suite. Je perdais en un jour le ter- rain gagné laborieusement en plusieurs semaines. J'a- vais laissé un certain regard, un air penché, un front rêveur; je retrouvais quelques jours après, souvent le lendemain, une roche, un Polyeucte... On s'était con- fessé. D'autres, qui donnaient plus d'espérances, ne revenaient point. Enfin le carême arriva : ce fut une rafle ; tous disparurent.
UNE SAMARITAINE. 281
LA MARQUISE.
Vous riez.
LA BARONNE.
Je ne ris pas. Je suis encore indignée quand j'y pense. S'il faut vous l'avouer, je m'étais promis d'en enchaîner un, au moins. Je le voulais à mes pieds, à genoux. J'é- tais curieuse de triompher du confesseur et de savoir comment ces gens-là disent : Madame, je vous aime! eux qui n'en font pas leur métier. Car nos lions de par ici sont jolis, mais point inventifs, et ils copient toujours un peu le premier en vogue. Songez donc à l'émotion, à la pâleur, à la bêtise d'un homme que la crainte même de l'enfer ne retient pas de laisser parler son cœur.
LA MARQUISE.
Chère amie, cela doit être dangereux.
LA BARONNE.
Peut-être... Je n'avais pas beaucoup réfléchi. Avouez que cela aussi doit être bien amusant. Enfin je voulais voir... et je n'ai point vu.
LA MARQUISE.
Quoi! pas un! bien vrai?
LA BARONNE.
Vous voulez mon secret; je vous le dirai. Je les croyais tous partis, lorsqu'un soir, — je chantais, — un énorme soupir et deux yeux timides, mais pourtant animés d'une flamme sans pareille, attirèrent mon attention et
8***
282 UNE SAMARITAINE.
ranimèrent mon courage. C'était un simple bachelier, mon cousin très-éloigné, et l'un des aides de camp les plus occupés de ma tante. Je le savais si perdu de ser- mons, de visites aux pauvres, de congrégations, de Ravi- gnan, de Lacordaire, de tout, et je le voyais si peu, que je ne l'eusse jamais soupçonné de pouvoir pousser de tels soupirs ni ouvrir de tels yeux. Je le fais causer, et je trouve les commencements d'une passion africaine. Le pauvre enfant! il me disait mille choses qu'il ne. vou- lait pas dire et mille autres qu'il croyait taire. Il avait de l'esprit, le cœur noble. Le baron, tout en cherchant à faire son éducation, comme il venait d'achever la mienne, l'aimait tendrement.
LA MARQUISE.
Vous m'effrayez.
LA BARONNE.
Ah! n'ayez pas peur! Le cousin voulait combattre sa passion; mais, malgré des résistances qni me divertis- saient et qui m'attendrissaient, il se laissait subjuguer. Pour me voir il négligeait les commissions de ma tante ; il venait au théâtre, chose extrême! Caché dans un coin, il me regardait tout à son aise. Je sentais que ses yeux étaient là. Un jour on parlait d'une représentation où nous avions assisté la veille : ni lui ni moi n'avions entendu un mot de la pièce, ni seulement vu les acteurs.
LA MARQUISE.
Oh! oh!
UNE SAMARITAINE. 283
LA BARONNE.
Attendez. Mon mari lui dit : « Cousin, tu es amou- reux ! » Il s'empourpra et nia de toutes ses forces. Mon mari continue : « Cousin , faux témoignage ne diras ! » Cousin se tut; mais cette parole avait porté. Le lende- main je le vis arriver. Rien qu'à son air je devinai d'où il venait et qu'il avait fait ses malles, a Ma cousine, me dit-il, je vous aime. — Je le sais, répondis-je, sans trop calculer ma réponse; et moi aussi je vous aime. » Il ne broncha pas. * Cet amour, reprit-il, offense Dieu ; j'ai voulu que vous le sachiez de moi avant d'aller m'en punir. — Quoi ! m'écriai-je épouvantée, voulez-vous vous tuer? — Ce serait un autre crime, dit ce fana- tique; mais j'espère bien mourir. » Et il me laisse.
LA MARQUISE.
C'est une tragédie. Est-il mort ?
LA BARONNE.
Bah ! Il est marguillier en Bretagne et père de deux garçons. Il m'a présenté sa femme. Que vous dirai-je ? Il a bien osé me sermonner indirectement en faveur du baron !
LA MARQUISE.
Merci de votre aimable histoire, ma chère.
LA BARONNE.
Aimable vous-même ! Je me suis vue sur le point de l'aimer tout de bon, ce pieux cousin, et en somme j'ai été... esquivée. Voilà ce que vous trouvez aimable? Si
284 UNE SAMARITAINE.
tout le monde ressemblait à ces dévots, le sort des fem- mes prendrait des teintes lugubres. Sérieusement, à quoi devons-nous de n'être pas tout à fait esclaves, d'exercer un peu d'autorité, d'avoir un peu de liberté? Réfléchissez : vous verrez que nous tenons tout de ce qu'on appelle la coquetterie. S'il n'y avait pas cette ému- lation de nous plaire et cet espoir enraciné d'y parvenir, il nous faudrait revendiquer nos droits les armes à la main, en grand danger d'être battues.
LA MARQUISE.
Mais aussi tout changerait de face : nous regagnerions à la maison ce que nous perdrions dans le monde ; nos maris seraient la vertu même.
LA BARONNE.
Grande question ! Il s'agit de savoir si la vertu est toujours un charme. Grande, grande question!
LA MARQUISE.
Tant de gens le disent !
La baronne. • Si peu de gens le prouvent !
la marquise.
Qu'est-ce que c'est que votre cousine, femme de votre cousin ?
LA BARONNE.
Vingt-deux ans, une taille de déesse, une voix de cin- quante mille francs, des cheveux de comète, des cha-
UNE SAMARITAINE. 285
peaux de la bonne faiseuse de Quimper. Cette infortunée, qui serait admirée de tout Paris, grignote la vie dans une lande aux environs de Concarneau, sans jamais rien voir, sans être jamais vue. Elle compte avec les fermiers, veille à faire rentrer le foin en grange, et lit le Traité de la perfection chrétienne.
LA MARQUISE.
Mais se plaint-elle?
LA BARONNE.
Voilà le comble : elle se croit heureuse, et son unique souci est de savoir comment elle élèvera ses garçons. Elle a des idées sur l'éducation des hommes. Je vous donne en mille à deviner ce qui l'occupait : elle voulait absolument savoir si M. de Montalembert obtiendrait la liberté d'enseignement. Elle disait là-dessus des choses de l'autre monde, totalement incompréhensibles, que son traître de mari écoutait d'un air charmé. Enfin, enfin, croirez-vous qu'ils ont passé un mois à Paris sans aller à l'Opéra seulement une fois !
LA MARQUISE.
Quelle étrange existence !
LA BARONNE.
Ce sont des mœurs barbares. Ignorer ou s'ennuyer, et mettre au monde un enfant tous les dix-huit mois, voilà ce qu'on appelle vivre chrétiennement. (Entre Florence.)
286 UNE SAMARITAINE.
FLORENCE.
Monsieur le comte est là et demande si madame la marquise reçoit.
LA BARONNE.
L'heureuse rencontre! Recevez-le, ma chère, et livrez- le-moi.
LÀ MARQUISE.
Sef ait-il aussi votre cousin?
LA BARONNE;
Ils sont tous frères, par conséquent tous mes cousins. Je déleste l'espèce entière.
LA MARQUISE, il part.
Après tout, je ne risque plus rien, (a Florence.) Faites entrer.
LA BARONNE.
Comte, vous venez à propos. Je parlais de vous.
LE COMTE.
Ah ! madame, qu'ai-je donc fait?
LA BARONNE.
Bien obligée ! Vous pensez que je vous déchirais. Point du tout, monsieur, et je disais, au contraire, comment, vous ayant vu tout à l'heure à Saint-Roch, vous m'avez édifiée.
LE COMTE.
Édifiée ! Décidément, madame, j'aurais dû arriver plus tôt.
UNE SAMARITAINE. 287
LA BARONNE.
Décidément, comte, vous me soupçonnez de médi- sance. Non; je ne péchais que par curiosité. Je l'avoue, je m'épuisais à deviner ce que vous alliez faire à Saint- Roch.
LE COMTE.
Je suis prêt à vous le dire, madame ; mais franche- ment, cela ne vaut pas la peine d'être répété.
LA BARONNE.
Dites toujours. On verra.
LE COMTE.
Eh bien ! j'allais prier Dieu.
LA BARONNE.
Bon ! Tous, matin et soir, nous prions ; mais une prièrç en plein midi, en pleine église, c'est moins ordi- naire, et je me suis lancée dans lès conjectures. J'en ai fait mille. Je me suis dit : Le comte prépare un grand coup. Me suis-je trompée?
LE COMTE.
Non. Je me prépare à quelque chose de grave, en effet.
LA BARONNE.
Voyez-vous, marquise I Ah I la belle chose que l'in- discrétion! Car vous n'ignorez pas, comte, que vous êtes une énigme. Il fera ceci, il fera cela. Quoi? Per- sonne n'en sait rien. Et nous, grâce à mon indiscrétion, nous saurons tout, vingt-quatre heures avant les autres
288 UNE SAMARITAINE.
journaux. Allons, comte, ne vous exécutez pas à demi ; confiez-nous ce secret ; il sera bien placé. Vous mariez- vous? Entrez-vous dans les Ordres? Faites -vous un ouvrage sur la réforme des mœurs ?
LE COMTE*
Est-ce qu'il faut répondre sur tout cela, madame?
LA BARONNE.
N'omettez rien.
LE COMTE.
Je me marierai si quelqu'un pense là-dessus comme moi; j'entrerai dans les Ordres, si c'est la volonté de Dieu ; et je veux, en tous cas, essayer de vivre de telle sorle que ma vie soit un traité pratique de la réforme des mœurs.
LA MARQUISE.
C'est donc vrai !
LE COMTE.
Quoi, madame ?
LA MARQUISE.
Vous êtes... •
LE COMTE, souriant.
Achevez.
LA MARQUISE.
Monsieur le comte, vous ne faites rien, je le sais, que sérieusement et honorablement, et je serais désespérée de prononcer un mot qui vous blessât; mais enfin, lorsque l'on m'apprend que quelqu'un du monde, une femme et snrtout un homme, se... convertit, donne dans
UNE SAMARITAINE. 289
la... piété?., j'estime la piété pourtant!... néanmoins... comment vous le dirai-je? involontairement j'y attache une idée de...
LE COMTE.
Une idée de ridicule, n'est-ce pas, madame ?
LA BARONNE.
Quelque chose comme cela.
LA MARQUISE.
Oh! non.
LE COMTE.
Pourquoi vous en défendre ? Voyez la belle franchise de madame la baronne. Elle juge et vous devez juger comme tout le monde. Je hante les églises, je fais mai- gre, je songe à la mort et au jugement, je me confesse, et peut-être que j'ai dans ma poche un chapelet. Voilà dix-huit cents ans que les plus aimables dames et les plus charmants esprits de la terre attachent à cela une idée de ridicule et le disent. Je l'ai dit aussi, et vous n'êtes pas, mesdames, les premières de qui je l'entends. Que voulez-vous que j'y fasse ? Je laisse dire, et je n'en suis pas même importuné.
LA BARONNE.
Il faut que ce soit vous qui l'assuriez, au moins.
LE COMTE.
Vous allez me croire, madame. Je suppose qu'il y a quelque part un mari très-amoureux de sa femme...
T. II. 9
290 UNE SAMARITAINE.
LA BARONNE.
C'est une parabole ?
LE COMTE.
J'arrive de Bretagne, et c'est un apologue traduit du breton. Ce mari donc aime sa femme uniquement, pu- bliquement, obstinément. On vient, et on lui dit : «Vous vous rendez ridicule ; personne n'aime sa femme de cette façon ; cela ne se fait plus ; c'est vieux, c'est tout à fait contre l'usage. » Que répond le mari?
LA BARONNE.
Oui, que répond le mari ?
LE COMTE.
Il continue d'aimer sa femme. Que lui importe qu'on rie ? Il a le cœur plein de respect, plein de confiance, plein d'amour. Or, si vous voulez bien n'en être point offensée, madame, je prétends qu'un homme peut rem- plir et enivrer son cœur d'un amour encore plus grand, plus confiant, plus heureux que celui-là. Le ridicule alors devient facile à porter. Pour moi, je consens très-volon- tiers qu'on me raille, et parfois même je ris à mon tour.
LA BARONNE.
De nous, peut-être ?
LE COMTE.
Quelque chose comme cela. Je considère la facilité avec laquelle on s'embarque à poursuivre un autre bon- heur, les peines qu'on y prend, l'obstination qu'on y
UNE SAMARITAINE. . . £91
met, les sacrifices qu'il en coûte; et cette sagesse me semble infiniment plus risible que ma folie.
LA MARQUISE.
Vous pourriez avoir raison.
LE COMTE.
Plût à Dieu, madame, qtie vous en fussiez persuadée !
LAJiARONNE, >, part.
Voilà un accent de mon cousin. (Haut.) Que dites- vous? Prenez garde, ma chère, il vous pousse au couvent, et je vous avertis que les jours sont terriblement longs sous la grille.
LA MARQUISE.
C'est de quoi j'aurais peur.
LA BARONNE.
J'en ai goûté, moi. Quelles journées ! Rien sous les yeux, rien dans la tête, rien dans le cœur.
LE COMTE.
Gomment! rien dans le cœur? Au couvent et dans le monde, un cœur chrétien est rempli de Dieu. A quoi sert donc de vous conter des apologues ?
LA BARONNE.
Contez ce que vous voudrez. Je ne puis comprendre cet amour abstrait, ni que la passion s'attache à ce que l'on ne voit pas, à ce que l'on n'entend pas, à ce qui ne parle pas.
292 UNE SAMARITAINE.
LE COMTE.
Admirez comme les esprits différent : ce que j'ai peine à m'expliquer, moi, et ce que je ne croirais pas, si l'exem- ple en était plus rare, c'est que la passion s'attache à ce que l'on voit, à ce que l'on entend, à ce qui parle. Regar- dez de plus près, madame, nos passions à objet visible et présent ; voyez quel train elles mènent et le but qu'elles cherchent. Il me semble que nous faisons là un jeu de marionnettes étonnamment désordonné et ridicule.
LA BARONNE.
Un moment, monsieur le comte! Il y a passion et passion.
LE COMTE.
Oui, madame; il y a l'avarice, l'orgueil, l'envie, la gourmandise, la colère; d'autres passions encore; ce n'est pas de celles-là que je parle; mais, par beaucoup de côtés, la grande passion, la belle passion qu'on se permet d'appeler l'amour, est sœur de toutes celles-là. Il existe certain catalogue où elle n'a que son rang parmi les sept péchés capitaux.
LA BARONNE.
C'est trop mépriser le cœurhnmain.
LE COMTE.
Les phalanstériens le disent ainsi ; mais philosophons un peu. Connaissez-vous rien de plus drôle que deux personnages, un beau monsieur et une belle madame, attachés chacun, à part, d'une chaîne sacrée, qui se
UNE SAMARITAINE. % 293
laissent néanmoins conduire l'un vers l'autre par ce ma- gicien qu'on appelle amour? Il me semble que je les entends : a Mets un bandeau sur nos yeux, ferme nos oreilles, déguise-nous, prends notre volonté, fais-nous mentir, rends-nous insensibles à la pitié, au devoir, aux serments, et traîne-nous où tu voudras! »
LA BARONNE.
Je plains ces victimes d'une fatalité inexorable. Les condamnez-vous ?
LE COMTE.
Qu'est-ce que la fatalité, madame? Êtes-vous Turque? Ces insensés, victimes si vous voulez, mais victimes lâches d'une lâche folie, certainement je les condamne. Vous aussi vous les condamnez.
LA BARONNE.
Quand me prouverez-vous cela?
LE COMTE.
De suite, si vous le permettez. La belle passion commence h piquer. Avant de prendre le mors aux dents, les victimes ont bien le temps d'apercevoir au- tour d'eux les cœurs que leur emportement va déchirer. Un mari, une femme, des enfants, une famille, des amis, tout cela vous a élevé, vous a aimé, a travaillé et souffert pour vous ; tout cela veut votre affection, a be- soin de votre vertu, est jaloux de votre bonheur. Et tout cela sera sacrifié, devra pleurer, devra rougir, parce que la fantaisie est venue à M. le chevalier ou à madame la
294 • UNE SAMARITAINE.
comtesse de faire un roman!... Je laisse le crime : ne voyez que la vilenie. Cette abdication absolue de tout courage, ce consentement à boire un philtre qui va tout à l'heure produire de tels effets, c'est déjà stupide, .et c'est encore trop beau quand on vient à la réalité; c'est la fiction poétique. Dans le fond, la prétendue fatalité n'est qu'une série de calculs. On manœuvre savamment, on se pipe ; le pêcheur déploie moins de ruse contre le poisson que vos victimes n'en intentent à se prendre réciproquement et à dépister [le monde. On réussit. On extermine le pauvre Orgon, et on vilipende Tartufe. Mais quoi ! ce charme s'altère, l'amour bâille tout comme l'hymen : on s'ennuie. Nouvelle diplomatie, ruses nou- velles pour se découdre ; et ce n'est pas qu'on veuille finir, c'est qu'on a déjà recommencé. Ils parlent de l'enivrement, du délire ; je ne vois là qu'un travail de patience. Tenez, madame, en fait de passion franche, audacieuse, constante, en fait de véritable ivresse, parlez-moi des buveurs. Voilà des gens qui aiment.
LA BARONNE.
Fi! monsieur le comte; vous êtes horrible.
LE COMTE.
Madame, j'ai fait là-dessus beaucoup de réflexions, et très-impartiales, car je ne suis qu'un Breton dégénéré. Je n'aime pas le vin.
LA BARONNE.
Qu'est-ce que vous aimez dans ce misérable monde, vous ?
UNE SAMARITAINE. 293
LE COMTE.
Ne désespérez pas de le savoir, madame ; je ne déses- père pas de pouvoir un jour le dire.
LA BARONNE, saluant la marquise.
Madame la marquise, ceci certainement n'est pas pour moi. .
LA MARQUISE, a part.
J'y compte bien. (Haut.) Rendez-vous digne, madame la baronne, et espérez. Mais ce que je voudrais savoir, moi, si vous le permettez, c'est pourquoi la passion du vin est plus glorieuse que celle de l'amour.
LA BARONNE.
En effet, cette question me paraît palpitante iï actua- lité. Voyons donc, monsieur le comte, votre paradoxe?
LE COMTE.
Ce n'est point un paradoxe, madame. Entre ces deux ivresses les ressemblances ne manquent pas. La poésie les chante sur le même rhythme, souvent avec les mômes mots. Les poètes du vin ne sont inférieurs ni par le nom- bre ni par l'inspiration aux poètes de l'amour; ils sont incomparablement plus populaires, ce qui prouve qu'il y a plus d'ivrognes que d'amoureux. Les ivrogpes sont plus fidèles, plus dévoués, plus héroïques dans leur genre : le vin dompte tous les jours, des cœurs mâles et mûrs dont la glace résiste aux feux des yeux les plus
296 UNE SAMARITAINE,
charmants. J'ai connu des hommes, pleins de courage contre les beaux yeux, qui ne pouvaient passer devant un cabaret. A jeun ils rougissaient d'avoir été vus tré- buchant par les chemins ; ils regrettaient avec larmes d'avoir bu le pain de leur famille et battu leur femâae, et néanmoins, encore malades de la veille, ils recom- mençaient. L'amour ne fait pas de prodiges plus grands.
LA BARONNE. .
Mais vous nous dépeignez là des brutes!
i
LE COMTE.
On en connaît, madame, qui font de très-beaux dis- cours ou de très-jolis vers ; il y a de grosses taches de vin sur plus d'un traité de philosophie. Orateurs, poètes, penseurs, ou simples brutes, ils ont autant de droit que les amants au beau nom de victimes de l'inexorable fata- lité. Leur fatalité est de boire , comme la fatalité des autres est d'aimer. Savez-vous qu'ils auraient bien des choses à dire en faveur de leur penchant? D'abord, que ce penchant est dans la nature, comme l'autre ; ensuite, qu'ils ont commencé par l'amour, qu'ils l'ont trouvé fade et trompeur, et que le vin les a consolés ; puis, qu'il y a dans le vin une poésie inépuisable, tantôt d'al- légresse, tantôt de mélancolie, et que jamais les joies et les peines de l'amour n'ont rendu le soleil si brillant, ni la nuit si sombre, ni la terre si vivante, ni rempli leur esprit de tant de beaux rêves et de charmantes illusions; enfin, que c'est une chose beaucoup plus honnête de boire du vin qui est à soi que d'aimer une femme qui est à autrui. Voilà leurs raisons, une partie de leurs
UNE SAMARITAINE. 297
raisons, car elles sont sans nombre. J avoue qu'elles me paraissent solides.
LA BARONNE.
En sorte que, s'il fallait choisir, vous seriez ivrogne ?
LE COMTE.
Sans hésiter. L'autre jour on contait deux nouvelles. La même nuit, madame la comtesse de B..., laissant là son mari et ses enfants, était partie, enlevant son pro- fesseur de piano; et l'écrivain moraliste D... avait été recueilli par la patrouille, endormi dans la rue, un lam- pion sur le ventre. Je préfère aller à la messe ; mais, après cela, j'aimerais mieux être l'ivrogne que l'amant. Le crime est moins gros, je ne crois pas le bonheur plus mince. Quelle qu'ait été la fumée du lampion, j'en aper- çois davantage et de plus acre autour des feux de la comtesse.
LA BARONNE.
Pas encore.
LE COMTE.
Dès à présent, madame. Je puis dire que je l'ai vu par moi-même.
LA BARONNE.
Auriez-vous aussi enlevé une comtesse?
LE COMTE.
Dieu merci, non ! Mais, dans mes voyages, j'ai ren- contré une grande dame et un autre pianiste qui avaient joué ce morceau à quatre mains. Cela ne datait pas d'un
9*
298 UNE SAMARITAINE.
mois ; le monde entier s'entretenait de leur flamme, et déjà la torche de l'amour charbonnait affreusement. Je fis connaissance avec eux aux environs de Naples, dans un coin du paradis terrestre. Ils marchaient côte à côte, l'œil morne et la tête baissée, ne rompant le silence que pour échanger des aigreurs toutes conjugales ; si bien que je voulus m'éloigner, comme d'un vieux ménage. L'insupportable ennui du tête-à-tête leur fit faire des bassesses pour me retenir. La mauvaise compagnie alors ne me déplaisait pas trop ; je les assistai quelque temps. Chacun en fut bientôt aux confidences. Quelle pitié! Dans la réalité, ces malheureux s'abhorraient. Le cro- que-notes surtout était excédé. « Moi, disait- il, qui suis sans fortune et qui avais une si belle clientèle! » Il m'insinuait que, si je le voulais supplanter, il ne se met- trait pas en travers, et que ce serait une éclatante aven- ture, propre à bien poser un jeune homme indépendant. Ce serpent ne put m'abuser sur mon peu de mérite ; je pris soin de lui laisser tout entier le cœur de la mère de famille, je les abandonnai enfin à leur ivresse, non, je crois, sans exciter quelques regrets.
LA BARONNE.
Ah! monsieur le comte, êtes-vous bien sûr de vous défendre en ce moment de toute fatuité?
LE COMTE.
De toute fatuité comme alors de toule envie, madame. Depuis, le pianiste est retourné à ses pédales, et la belle dame, poussant au bout la vocation, a fini par tremper
UNE SAMARITAINE. 299
dans l'encre ses doigts amaigris : elle a écrit l'histoire de son cœur, que j'ai eu la curiosité de lire. C'est bien lavél Cependant il y a du vrai, et j'ai vu là qu'on m'avait en effet présenté la coupe; mais j'ai fait comme les en- fants de Sparte : le déplorable état de l'ilote, en proie sous mes yeux aux nausées, me préserva de boire.
LA BARONNE.
Vous tenez à cette similitude. Je vous avertis qu'elle m'agace, et qu'en dépit de vos raisonnements je ne la trouve ni juste ni galante.
LE CONTE.
Vous me désolez, madame. Je m'aperçois d'un oubli que j'ai fait, et je vous en demande pardon. Quand j'ai vu le chemin que la conversation prenait, j'aurais dû vous avertir que le terrain est scabreux pour nous^ au- tres dévots; nous sommes obligés de dire à peu près ce que nous pensons, même aux dames, même de ce que l'on appelle l'amour; il y a une franchise chrétienne qui est cent fois plus ingénue que la franchise bretonne. Mon excuse, c'est que j'ai été provoqué.
LA BARONNE.
Pas du tout, monsieur. Rien ne vous provoquait à dire que mes serviteurs sont plus insensés que les ivrognes, et que mes sourires ne valent pas un verre de vin ; car voilà ce que vous faites entendre.
LE COMTE.
M'ordonnez-vous de me taire, madame ?
306 UNE SAMARITAINE.
LA BARONNE.
Non, monsieur, mais parlez humainement.
LE COMTE.
Eh bien! madame, il faut vous satisfaire. Laissons donc les buveurs, et mettons que l'amour est la plus noble, la plus délicate, la plus généreuse des passions... J'en suis, pour ma part, très-convaincu. J'y fais des con- ditions pourtant.
LA BARONNE.
Voyons. Écoutez bien, marquise.
LA MARQUISE.
Je ne perds pas un mot.
LA BARONNE, à part.
J'ai tout à fait l'idée qu'on encourage le prédicateur.
LE COMTE.
Cet amour-là... Mais d'abord il est entendu que nous soufflons sur la flamme des maîtres à chanter et que nous posons également I'étouffoir sur tous les petits foyers qui s'allument indûment dans la propriété dii prochain. Vous m'accordez bien cela?
LA MARQUISE.
Accordons-nous cela, baronne ?
UNE SAMARITAINE. SOI
LA BAROMNE.
Un moment, c'est mon tour d'être à la comédie. Je ne comprends plus.
LE COMTE.
Si vous me permettez d'être clair, je dis, madame, que ceux qui s'aiment sans but légitime ne s'aiment pas. C'est de la coquetterie, un jeu ridicule et dangereux, ou c'est, plus ou moins, l'histoire du pianiste et de la mère de famille. Si la mère de famille avait aimé le pianiste, elle ne lui aurait pas fait perdre sa clientèle, et, si le pianiste avait aimé cette belle dame, il n'aurait pas per- mis qu'elle abandonnât pour lui ses enfants et son hon- neur. Ainsi les maris ont le droit d'aimer leurs femmes, les femmes ont le droit d'aimer leurs maris, mais rien de plus, ni d'un côté ni de l'autre. Voilà ce que je demande qui soit entendu.
LA BARONNE.
Cela touche à l'impertinence, monsieur le comte, de vouloir me faire dire oui ou non là-dessus. Vous posez très-mal les questions, et je réserve ma réponse.
LE comte.
Je vous en conjure, madame, ne me réfutez pas. Je me suis fait des idées sur ce chapitre, et je serais capa- ble, pour les défendre, de parler tout à fait breton et tout à fait chrétien.
LA BARONNE.
Mais enfin, tyran, vous ne laissez donc rien aux pau-
302 UNE SAMARITAINE.
vres femmes, aux victimes du contrat de mariage? Il y en a.
LE COMTE.
Madame, si vous saviez tout ce que la religion vous donne pour quelques fades courtisans qu'elle veut vous enlever !
LA BARONNE.
Voyons, voyons, ne prêchez pas. Arrivons à la phy- sionomie du noble amour, tel qu'on le mène en Bretagne et tel que l'Église le permet. J'imagine que c'est com- pliqué.
LE COMTE.
Il n'y a rien, au contraire, de plus simple, et cet amour consiste tout bonnement à aimer.
• LA BARONNE.
Monsieur le comte, ayons, s'il vous plaît, la précision du catéchisme. Qu'appelez-vous aimer ?
LE COMTE.
J'appelle aimer, madame, un désir très-grand du bon- heur présent et futur d'autrui...
LA MARQUISE.
V
Mais cela s'étend à tout le genre humain.
LA BARONNE.
J'allais le dire. Vous équivoquez, monsieur. Nous ne parlons pas de la charité, nous parlons de l'amour.
UNE SAMARITAINE. 303
LE COMTE.
J'y viens, madame ; mais il faut que cet amour soit premièrement enraciné dans la charité et s'en élance, passez-moi une phrase, comme la fleur brillante et pure de cette noble terre. A l'égard d'un homme, ce sentiment plus délicat et plus fort s'appelle l'amitié. Tous les hommes sont nos frères, il y en a un qui est notre ami. A Tégard d'une femme, c'est une servitude fière et pro- fonde, et comme un don de soi-même où l'on ne réserve que ce qui est dû à Dieu.
LA BARONNE.
Ce qui est dû à Dieu, c'est tout. On le disait au couvent.
LE COMTE.
On disait bien. Hais, de tout ce que nous lui devons, Dieu nous en rend assez pour satisfaire le cœur et même contenter l'ambition d'une pauvre créature. La femme qui veut être aimée plus que Dieu veut être aimée d'un drôle ou d'un sot, et elle n'entend pas ses intérêts, car le drôle la flétrit et le sot l'assomme. L'un et l'autre d'ailleurs, l'aimant de cette façon, n'aiment en réalité qu'eux-mêmes. Ils cherchent... Nous voici sur le chemin du cabaret.
LA BARONNE.
Fuyons !
LE COMTE.
Je reviens sur mes pas et je répète que l'amour, c'est tout simplement aimer, non pas soi, mais celle que l'on
304 UNE SAMARITAINE.
aime ; c'est vouloir qu'elle soit heureuse et parfaitement honorée, parfaitement assurée dans son bonheur ; c'est aimer en elle non-seulement une créature aimable, mais une âme immortelle et qui paraîtra un jour devant Dieu pour répondre de tout ce qu'elle aura reçu et de tout ce qu'elle aura donné.
LA BARONNE.
Nous voici dans la théologie.
LE COMTE.
Je vous en supplie, madame, ménagez-moi ici. Ces pensées de l'immortalité de l'âme et du jugement, vous en êtes peu occupée, et vous avez pu en entendre rire plus d'une fois; mais j'atteste qu'elles sont défendues contre les sages et les beaux esprits de votre intimité par beaucoup de bonnes raisons qu'ils ne connaissent pas. Remarquez, au surplus, que je parle de nos sentiments, à nous autres dévots, et que je cherche à vous les faire comprendre, comme vous me l'avez commandé. Ne suis- je pas dans mon droit?
LA BARONNE.
Si fait; c'est ce qui m'irrite.
LE COMTE.
Or, suivant nous, les femmes ont une âme ; cette âme est immortelle ; elle sera jugée, et ce serait un malheur, le plus grand des malheurs, le seul irréparable pour cette âme, si elle venait à se perdre, et, pour nous, si nous avions contribué à sa perte. Nous sommes donc obligés de régler nos affections de telle sorte que ceux qui en
UNE SAMARITAINE. 305
sont l'objet, et nous-mêmes, non- seulement nous ne perdions rien, mais nous croissions en vertu. Je me per- suade qu'on y trouve quelque garantie pour le bonheur.
LA BARONNE.
Un bonheur... sans mélange.
LE COMTE.
Vous voulez dire un bonheur ennuyeux ! Je n'ai rien à répondre. Lorsqu'on traite avec nous, c'est à prendre ou à laisser ; mais aux cœurs qui veulent de grandes flammes, la barrière d'Italie est ouverte, et il reste des pianistes à enlever.
LA BARONNE.
Allons, vous abusez de cette équipée.
LE COMTE.
Mon Dieu ! madame, -les combinaisons de deux cœurs ne sont pas si variées que l'on pense. Ou cela, ou des intrigues de paravent, ou l'austérité de l'affection chré- tienne, voilà toutes les sortes d'amour ; en dehors de quoi il n'y a plus que l'association bourgeoise pour la tenue des livres et la conservation de l'espèce humaine.
LA BARONNE.
Très-bien, monsieur le comte. A présent je sais quels conseils donner aux filles à marier. Voulez-vous garder la maison et filer votre quenouille? Prenez un bon chré- tien. Aimez-vous un peu le monde, un peu la parure, un peu la musique et la danse? Ah ! réfléchissez, on s'y damne; mais enfin, si vous y tenez, choisissez un païen. N'est-ce pas cela?
306 UNE SAMARITAINE.
LE COMTE.
« *
A peu près. Je ne pense pas qu'une femme chrétienne soit absolument condamnée à la prison cellulaire et aux habits monastiques; cependant la gravité ordinaire de ses pensées l'éloigné du monde et lui en interdit les coutumes. Ce qui se passe au delà de son seuil ne la regarde guère. Il est essentiel qu'on l'estime beaucoup, que son ménage soit paisible, ses enfants bien élevés, et pas du tout qu'elle soit proclamée la femme la plus belle ou la plus vertueuse de Paris.
LA BARONNE.
Vous me glacez avec vos sentences. Quoi ! jamais d'Italiens, jamais de bals, aucune notion de la pièce nou- velle ni du roman nouveau ? Ne connaître les histoires qu'après tout le monde ou ne les pas connaître du tout, et sauter au moins trois modes sur cinq ?
LE COMTE.
Il y a des compensations. On ne lit pas les livres nou- veaux, mais on a les vieux livres; on n'entend pas le grand chanteur, et on ne cause pas avec les beaux es- prits, mais on cause avec les pauvres, et on les habille des économies faites sur les modes sautées. Croyez, madame, qu'il y a encore de quoi employer son temps, sb fortune, son esprit et son cœur. Et je ne vous ai pas dit le plus beau, je l'ai gardé pour la fin.
LA BARONNE.
Voyons votre plus beau, monsieur.
UNE SAMARITAINE. 307
u
LE CONTE.
Madame, c'est le mari.
LA BARONNE.
Vous m'étonnez.
LE COMTE.
On ne sait pas combien ce personnage sacrifié est sus- ceptible d'amendement. Son utilité, personne ne la con- teste. Tout méprisé qu'il soit,' on fait encore des frais pour se le procurer. Mais ce serviteur laborieux, patient, fidèle même, il ne demande qu'à être aimable... Oui, madame! Si j'étais femme, je voudrais réhabiliter le mari. Pour peu que l'on consente à ne point l'inquiéter et à ne point le ruiner (c'est beaucoup, j'en conviens), il peut à lui seul tenir lieu de toute une cour; et il offre cet avantage rare de rester, tandis que les autres s'en vont. Songez-vous quelquefois à la vieillesse, madame?
LA BARONNE.
Certes, j'y songe! et avec déplaisir. Vous n'allez pas me parler de cela !
LE COMTE.
J'y mettrai des ménagements. Donc, madame, on. vieillit, et c'est une triste chose, surtout lorsqu'on vou- drait ne pas vieillir. Il n'y a point de fontaine de Jouvence qui puisse replanter un cheveu tombé. On vieillit, on vieillit très-vite. La plus grande et solide beauté du monde n'est que la décoration d'un jour de fête ; l'air
308 UNE SAMARITAINE.
même où elle brille la détruit el l'emporte par lambeaux. Ce charmant visage aura demain une ride, après-demain il en aura deux; chaque jour en apporté une et creuse les autres; et il ne se donne pas dans l'orchestre un coup d'archet qui ne vous chasse du bal et de la vie. L'on engraisse ou l'on maigrit d'une manière folle, l'œil .s'éteint, la voix se casse, la taille fléchit; la fête enfin est donnée., les étrangers se retirent. Ils se retirent pour jamais, car la fête de la jeunesse est finie pour jamais. Un seul convive demeure, afin de vous aider à ranger la maison. Eh bien, madame, il faut savoir les perdre, tous ces indifférents qui sont venus à votre fête et pour votre fête, mais non pas chez vous et pour vous. Et comment ferez-vous pour ne point regretter leur inexorable absence si le convive qui demeure est précisément celui que vous n'avez pas aimé ? Voilà un joli tête-k-tête que vous aurez su vous ménager, en un instant, pour le reste de vos jours!
LA BARONNE.
Vous évoquez des spectres et vous cherchez à vaincre par la terreur; mais je vous échappe : j'ai résolu de mourir jeune.
LE COMTE.
À quel âge, madame, pensez-vous n'être plus jeune ?
LA BARONNE.
Vous parlez breton, comte! Je ne serai plus jeune quand je m'ennuierai.
tfNE SAMARITAINE. *)09
LE COMTE.
Après l'amour, madame, l'ennui est la passion dont on meurt le moins. Il ne faut pas compter que l'ennui vous délivrera de l'ennui. Nous sommes condamnés à souffrir de la vie et à vouloir vivre ; et voilà pourquoi c'est une si grande duperie de chercher à ne pas prendre la vie au sérieux. 11 n'y a pas de meilleur moyen d'en diminuer les joies et d'en accroître déme- surément les misères.
LA BARONNE.
Le sérieux de la vie ; j'entends souvent parler de cela par une quantité de vieux fous. Qu'est-ce que c'est que le sérieux de la vie?
LE COMTE.
L'humble petit chemin du devoir tout bonnement, madame. Il peut ne pas plaire à notre orgueil, mais Dieu l'a fait pour nous, et nous a faits nous-mêmes de telle sorte que nous n'avons ni sens, ni repos, ni dignité, ni grandeur hors de là. En vain nous nous élançons dans des espaces qui nous paraissent plus beaux : nous nous trompons, on nous trompe; tout ce que nous croyons voir à droite et à gauche de ce petit sentier n'est qu'un
0
mirage dans le vide. Nous tombons misérablement sur les ronces, et quelquefois dans la fange.
LA BARONNE.
Il me semble que vous m'arrachez les ailes.
310 UNE SAMARITAINE.
LE COMTE.
Non; mais peut-être que je dissipe des fantômes.
LA BARONNE.
Pauvres chers fantômes ! ils sont pourtant bien gen- tils. Qu'en dites-vous, marquise, ne les regrettez-vous pas un peu? Je trouve que vous ne venez guère à mon secours, et Ton ne sait pour qui vous êtes. Donnez-vous raison à ce croisé? Pour moi, je me sens plus qu'à demi défaite, et j'ai envie d'aller tout à l'heure acheter la Bonne Ménagère.
LA MARQUISE.
Je vous y engage ; c'est un livre que je connais et où l'on trouve d'excellentes recettes. Quant au système du coiqte, il me semble avoir du bon, et je lui sais gré de ne pas prodiguer les ornements ; mais j'y vois une chose qui' m'effraye : voulez-vous que je le dise, mon- sieur le comte?
LE COMTE.
Parlez, madame ; je défendrai trop mal ma cause, et mes vœux seront cruellement trahis si je ne puis vous rassurer.
DA BARONNE, a part.
Décidément, c'est l'accent de mon cousin.
UNE SAMARITAINE. 314
LA MARQUISE.
Pour moi, je crois que je pourrais m'élever jusqu'à, sacrifier l'Opéra, le bal, le roman nouveau, qui n'est jamais nouveau, et diverses choses encore ; je sauterais bien aussi deux modes sur trois ; enfin, sans trop d'ef- forts, je soufflerais les bougies de la fête avant qu'elles fussent descendues jusqu'aux bobèches. . .
LA BARONNE.
C'est fini, vous m'abandonnez; je suis vaincue.
LA MARQUISE.
Attendez; Il y a quelque chose que je ne voudrais pas éteindre, monsieur le comte ; c'est une certaine liberté d'esprit et d'âme qu'on dit être et que je crois très- menacée par cette règle forte dont vous nous parlez. Vous me direz que vous vous y soumettez bien, vous ; mais vous êtes homme. Où vous n'avez que la servitude j'ai peur que nous ne trouvions l'esclavage.
>
LE COMTE.
À une autre, madame, je pourrais répondre que l'es- clavage est partout, et que sous la règle chrétienne seu- lement est la liberté. La loi chrétienne garde particuliè- rement les femmes du joug des passions, tant des leurs que de celles qu'elles inspirent. Les hommes ont dans le monde plusieurs refuges contre la tyrannie de l'amour, les femmes n'en ont qu'au ciel : il faut que vous y viviez dès ici-bas par vos pensées. 11 y a plusieurs grands
312 UNE SAMARITAINE*
hommes à côté des saints ; il n'y a de femmes grandes, à côté des saintes, que celles qui se forment à leur image. Vous avez en propre la beauté, la grâce, l'esprit, mille qualités charmantes; vous n'êtes grandes que par la sainteté. De quoi voudraient s'effrayer la fierté de votre esprit et la noblesse de votre cœur, madame? La raison sera-t-elle moins libre parce que au lieu de se prendre à toutes les opinions qui courent, elle s'élèvera jusqu'à la contemplation de la vérité éternelle? Et comment, si la raison s'élève, l'âme sera-t-elle abaissée? On vous a caché la splendeur où vous pouvez prétendre. Le Christ a voulu être homme afin que l'homme pût être ce qu'est le Christ : c'est là tout le Christianisme, et vous ne le savez pas !
LA BARONNE.
Vos définitions sont peut-être hardies, monsieur le comte.
LE COMTE.
Non, madame, et, si je ne craignais de paraître pé- dant, je vous citerais mon auteur; c'est un saint, un Père de l'Église, un martyr. Par sa vie et par sa mort il a prouvé son dire. Homme, il s'est élevé à cette sublime place où tout homme se sent appelé de Dieu. Ce qu'il a fait, des saints sans nombre, avant lui, l'avaient fait ; depuis lui, des saints sans nombre n'ont cessé de le faire.
LA BARONNE.
D'autres bons auteurs, ni Pères de l'Église, ni saints,
UNE SAMARITAINE. 313
ni martyrs, je l'avoue, mais professeurs assermentés, disent, je l'ai entendu, je l'ai lu et je l'ai vu, que cette sève est épuisée. Vous conviendrez qu'ils ont .bien l'air de ne pas se tromper entièrement : la sainteté ne court pas les rues.
LE COMTE.
Ce n'est point son métier, madame. Vous ne l'auriez jamais vue polker, ni valser, ni jouer des proverbes, que je n'en serais pas surpris. Toutefois la sainteté n'a point disparu, et, pour peu qu'on la cherche, on la trouve, même à Paris. Nous parlions tout à l'heure des dames qui ont poussé l'héroïsme de la passion jusqu'à laisser enfants et famille pour aller en Italie jouir du bonheur que je vous ai dépeint. Laissez-moi vous montrer un autre héroïsme. Madame la marquise y verra qu'on peut être chrétienne et ne point manquer de vigueur d'âme. Vous souvenez-vous de cette belle et jeune Amélie de Villars, qui fut un instant si admirée dans le monde, j y a quatre ou cinq ans ?
LA BARONNE.
Je me la rappelle très-bien. Après nous avoir éblouî elle disparut subitement, ravie par un gentilhomme du faubourg Saint-Germain, qui l'enferma dans son château fort et qui ne lui permit plus de passer l'eau : un M. de Létancourt, je crois.
LE COMTE.
Oui, et fort galant homme, quoique bon catholique. Madame de Létancourt, plus belle el plus charmante
T, II. 9**
314 UNE SAMARITAINE.
encore que vous ne l'avez vue, menait, depuis son mariage, une vie toute sainte. Sans emphase, sans bruit, sans aucun travail visible, elle assistait, nourrissait, con- solait une population de pauvres. Elle était aussi heu- reuse que bonne lorsque tout à coup la foudre éclata sur sa joie et sur sa vertu. Son enfant fut atteint d'une maladie cruelle. A la fin de la sixième nuit elle le vit mourir. La religieuse qui l'aidait dans ses veilles sommeillait en ce moment -là. Elle l'éveilla. « Ma sœur, dit-elle, réci- tons le Te Deum ; mon enfant est dans le sein de Dieu ! » Elle se rendit ensuite à la messe, communia et revint ensevelir son fils unique. On n'entreprit pas de l'arra- cher d'auprès de lui. Elle y passa tout le jour et toute la nuit suivante, pleurant doucement et interrompant ses pleurs pour affermir l'âme désolée de son mari. Elle lui disait : « Je pleure parce que je suis une faible créature, mais je pleure au milieu de ma joie ! Soyons chrétiens; et remercions Dieu du bonheur de notre enfant. » Le len- demain, elle assista, cachée, à la messe des funérailles; ses gémissements ne troublèrent point le cantique d'al- légresse de l'Église* qui ne pleure pas les enfants morts avec la grâce du baptême, parce que Dieu les a reçus dans sa gloire. A son retour, seule avec son mari auprès du berceau vide, la force l'abandonna un instant. Ce fut le tour du père de rappeler à la mère abattue la gloire de l'ange qui voyait Dieu. « Oui, dit-elle, pardonnez-moi, et aidons-nous à l'aimer dans le ciel, heureux de n'avoir plus à subir la vie. » Le jour même elle donna aux pau- vres ses soins ordinaires, et elle n'a plus parlé qu'à Dieu de son enfant et de sa douleur. Yoilà le trait d'une
UNE SAMARITAINE. 315
chrétienne, (a ia marquise.) Que trouvez-vous de plus beau, madame, et que pourrait faire de plus grand même votre cœur?
LA MARQUISE.
Rien, monsieur le comte, et, je l'avoue, à moins d'une force qui lui manque encore, mon âme ne saurait rester si ferme en de pareils moments. Dieu veuille conserver madame de Létancourt et me la donner pour amie !
LA BARONNE.
Et moi, monsieur le comte, j'avoue qu'il me faudrait d'autres modèles. Je ne pourrais ni tant me contraindre ni tant souffrir.
LE COMTE.
Permettez-moi de vous dire, madame la baronne, que vous ne savez pas du tout ce que vous pourriez, et qu'il y aura en vous comme en toute autre l'étoffe d'une sainte dès que vous voudrez vous mêler d'aimer Dieu. Gela vous viendra probablement avec la première ride. Je préférerais pour vous que ce fût de suite ; mieux vaut tard que jamais.
LA BARONNE.
Ne me mettez point au défi. Je suis capable de ne pas oublier ce que je viens d'entendre.
LE COMTE.
Mesdames, quel tort on vous fait lorsqu'on vous
316 UNE SAMARITAINE.
apprend à détesler cette simplicité auguste des prétendus petits devoirs de la famille, de l'intérieur, du mariage, de la piété! On vous arrache du trône pour vous pousser sur de misérables théâtres où vous devenez des jouets. Vous perdez l'affection durable, le tendre respect, la vénération de tout ce qui est bon et honnête, pour l'ap^ plaudissement éphémère d'un essaim de fats. Ne vaul- il pas mieux être aimée de son mari, adorée de ses en- fants, honorée de ses proches dans l'humble paix du foyer domestique, que d'être louée des gens à la mode, ou célébrée d'un poète, même d'un qui fait de bons vers, et ils n'en font pas tous ? Un jour, devant moi, lisant je ne sais quelle chanson en l'honneur de je ne sais quelle Elvire, une dame osa bien s'écrier : « Je voudrais être cette femme-là! » Je vous assure que jamais un homme de sens et de cœur, même â l'âge où les hommes de sens et de cœur peuvent prêter l'oreille à ces puéri- lités, ne s'est dit : « J'aimerais cette femme-là, et je lui donnerais mon nom ! » Un homme capable d'amour, de l'amour grand et vrai dont nous parlons, n'admet pas que la compagne de sa vie puisse s'attirer les éloges d'un rimeur. Ce qu'elle obtient d'admiration de la part de certaines gens n'est à ses yeux qu'une tache qui la rabaisse et dont il s'offense.
LA BARONNE.
Quoi donc ! les chrétiens sont-ils jaloux?
LE COMTE.
Madame, ils désirent à leurs femmes cette dignité et
UNE SAMARITAINE. 317
cette fierté qui ne laissent pas même arriver jusqu'à elles des regards et des vœux insolents.
LA BARONNE.
C'est bien dur; mais je commence à n'être plus de mon avis. Cette silencieuse marquise me glace. Soyez bien sûr, monsieur le comte, qu'elle est pour vous. Je rends les armes. Je vois, je sais, je crois, je suis chré- tienne... vrai ! Il n'y a plus qu'une chose que je voudrais savoir. Nous vous avons toujours CQnnu homme de bien; mails, depuis quelques mois, vous avez tant grandi!... Voyons, dites-nous bien franchement ce qui vous a tou- ché. Vous intéresserez la marquise. Elle est discrète, mais elle grille comme moi de pénétrer ce mystère. N'est-il pas vrai, ma belle?
LA MARQUISE.
Je l'avoue.
LE COMTE.
Je n'ai point sujet d'être mystérieux là-dessus, ma- dame. Il y a deux mois, en Bretagne, où je m'étais rendu par ordre supérieur, et un peu pour savoir qui serait plus fort de mon cœur ou de ma raison, je vis une jeune personne de bonne famille, qu'un homme (un brave gar- çon pourtant) avait séduite, trompée et abandonnée. Elle se mourait; son père l'avait maudite, le déshonneur avait tué sa mère, un de ses frères s'était expatrié, un autre gisait des suites d'un coup d'épée reçu du séduc- teur, qui n'avait pas d'autre moyen de réparer sa faute.
9***
318 UNE SAMARITAINE.
Ayant vu ces effets de l'amour, je jurai de ne jamais me rendre coupable d'un crime si lâche et de ne point char- ger ma conscience et ma vie du poids de tant d'irrépa- rables malheurs. Mais personne n'est assuré de sa seule, force. Ramassant quelques restes de foi, j'allais chercher en Dieu le bouclier que je voulais désormais porter, et je me fis chrétien pour être honnête homme.
LA BARONNE.
Bravo, monsieur le comte! vous avez bien fait, et bien dit, et vous me faites du bien ! Si l'on vous rapporte que j'ai mal parlé de vous, ne le croyez pas. Vous avez en moi une amie. (Elle se lève.) Mafquise, je m'en vais... Mais j'oubliais le but de ma visite. Prêtez-moi ce petit collier d'enfant que vous m'avez montré l'autre jour; je veux le faire copier pour une filleule. (La marquise sort.) Je vous le dis très-sérieusement, comte, vous m'avez fait du bien, et je suis votre amie. Il est vrai qu'on nous abuse et qu'on nous perd, et qu'on nous jette dans de mauvais chemins où nous ne trouvons rien de ce qu'on nous a promis. Le bon chemin est le meilleur. Ça a l'air d'une bêtise, ce que je dis là; je suis troublée, mais je sais ce que je pense. Je ne vous ai pas fâché, n'est-ce pas ? Vous ne m'avez point fâchée non plus, ni la mar- quise. Vous l'aimez, et vous avez raison ; elle vous aime aussi...
LE COMTE.
Madame,..
UNE SAMARITAINE. 319
LA BARONNE.
•
Laissez, je ne le dis pas méchamment, et ce secret ne sera pas divulgué par moi. Elle deviendra une bonne chrétienne, et son exemple ne sera point perdu. Tenez, la voici ; elle a jeté une guimpe sur ses épaules et cou- vert ses beaux cheveux. Cet ornement s'allongera en voile de religieuse, ou plutôt en voile de mariée. Je serais étonnée qu'elle ou vous entrassiez au couvent. Adieu, ne
m'oubliez pas. (Elle sort. Un moment après, la marquise revient.)
LA MARQUISE.
Cette bonne petite baronne est tout émue. Elle a plus de cœur qu'elle n'en veut montrer, (silence ) Eh bien, est- ce que la baronne a emporté la conversation ?
LE COMTE.
Madame, vous savez maintenant quelles réflexions j'ai faites et quelles résolutions j'ai prises dans cette retraite de Bretagne où vous m'aviez envoyé. Je n'ai rien à ajou- ter, puisque me voici devant vous.
LA MARQUISE. C'est donc à moi de parler. (Elle sonne. Florence paraît.)
Florence, je ne reçois point. Monsieur le comte, je vous ai écouté avec beaucoup d'attention, et je vous ai par- faitement compris. Il faut vous répondre clairement, n'est-ce pas, et ce n'est plus le temps de vous désoler?
320 UNE SAMARITAINE.
LE COMTE.
Vous pouvez toujours me désoler, madame ; mais il est vrai que j'espère de vous une parole franche, qui vous engage ou qui me force à me délier.
LA MARQUISE.
Vous avais-je lié?
LE COMTE.
Madame, si vous le voulez, je me suis lié moi-même, et si bien, vous le voyez, que ces nœuds, que j'ai formés tout seul, je ne puis les rompre sans vous. Mon cœur s'est élargi, il n'a point changé. Vous n'y êtes plus seule ni la première. Cependant vous y tenez plus de place que jamais.
LA MARQUISE.
Nous n'avez pas essayé de me chasser?
LE COMTE.
Non, madame, et je ne l'essayerai pas; mais peut- être vous ai-je mise au second rang.
LA MARQUISE.
Vous me dites cela! à une néophyte, et qui n'incline à penser comme vous que depuis un instant ! Si je trou- vais que vous m'offrez un trop humble partage, que le second rang ne va pas à ma gloire, que je suis faite pour le premier, et que ces doctrines sévères qu'il faut em- brasser nous acheminent à la lumière céleste par de trop sombres chemins?
UNE SAMARITAINE. 321
LE COMTE.
S'il en était ainsi, madame, je vous plaindrais, non de me perdre assurément, mais de sacrifier au monde une âme, la vôtre, qui vaut mieux que lui. Quanta moi, je ne reprendrais pas et je n'offrirais pas à une autre ce que je vous ai donné. J'irais demander à Dieu des con- solations qui n'offenseraient point votre souvenir, et, comme mon amour se porte surtout à vous vouloir chré- tienne, je ne désespérerais pas d'y travailler encore, même sans vous et loin de vous.
LA MARQUISE.
Allons, vous savez relever cette seconde place, et vous la rendez encore sortable, malgré ce qu'elle semble offrir d'un peu mortifiant.
LE COMTE.
C'est celle que je désire moi-même.
LA MARQUISE.
Descendez d'un degré dans mon cœur, cher comte, et donnez-moi la main.
LIVRE XIV
CONTES ST PAYSAGES BRETONS
I
DEUX BRETONS.
D,
(ans les charmes de la Bretagne je ne mets pas au dernier rang les histoires de chouans. Notre ami Gustave en connaît plusieurs, et il les raconte bien, en homme qui les goûte. En voici une de Treguier. Gustave me Ta contée sur le lieu môme où vécut le héros ; certes, c'est bien le nom que Ton peut donner à Taupin. Ce héros, ce Taupin, valet de chambre du dernier
324 CONTES
évêque de Tréguier, ayait suivi son maître en exil. Sa femme, belle et sage, restée dans le pays, cachait les prêtres. Elle fut dénoncée à un démagogue qui s'était fort enrichi de bien national et qui ne manquait pas plus d'audace que de scélératesse. Il vivait dans sa maison achetée d'un paquet d'assignats, vigilant, gardé, armé, craint de tout le monde. Il était l'homme important du tribunal révolutionnaire.
On condamna à mort les prêtres arrêtés chez madame Taupin. Pour elle, à cause de sa condition populaire, on l'avertit de déclarer qu'elle n'avait pas cru donner asile à des prêtres et de crier : Vive la République ! moyen- nant quoi elle en serait quitte- Elle répondit qu'elle avait voulu sauver des prêtres et cria : Vive le roi ! Séance tenante, le tribunal rendit une sentence de mort.
« Eh bien! dit-elle aux juges, vous avez tort! Vous ne connaissez pas mon mari. Il me vengera. — Bah! répondit le démagogue qui venait de prononcer l'arrêt, un valet de ci-devant évêque ! — Il me vengera, reprit madame Taupin, et il me vengera terriblement. »
Les deux prêtres furent exécutés à Lannion; madame Taupin, à Tréguier. Elle marcha au supplice en robe blanche, chantant Ave, maris Stella. Un bon royaliste, qui en a écrit l'histoire, n'a pas parlé de Y Ave, maris Stella; il a dit que la victime avait crié Vive le roi! ce qui lui a paru bien plus édifiant. Le sang de madame taupin fut le seul qui coula dans Tréguier.
Dès que Taupin le sut, il revint d'Angleterre. Arrivé, il se mit en rapport avec quelques hommes.qu'il connais- sait d'ancienne date et d'autres qu'il devina. Il examina
ET PAYSAGES BRETONS. 325
la forteresse du démagogue, fit son plan, prit ses mesu- res ; tout alla vite. Au milieu d'une nuit d'orage il entra comme un coup de tonnerre dans la chambre où le scé- lérat dormait. Il réveilla en le serrant à la gorge et lui dit : « Je suis Taupin !» A ce nom l'autre demanda grâce. « As-tu fait grâce à cette pauvre femme? dit Taupin. Je te donne cinq minutes pour te préparer à paraître devant Dieu. »
Le misérable renouvelait ses prières. Taupin, silen- cieux, regardait sa montre, qu'il tenait d'une main, l'autre toujours à la gorge du brigand, « Tu n'as plus qu'une minute, lui dit-il; pense à Dieu, s'il te permet encore de croire en lui. »
La minute passée, il lui cassa la tête d'un coup de pistolet. Le feu prit aux couvertures. Taupin réteignit ; il ne voulait pas que Ton mit à un accident. Ensuite, du bout de son doigt trempé dans le sang du mort, il écri- vit en grosses lettres son nom, Taupin, sur le pavé de la chambre.
Après cette exécution il se mit en campagne aussitôt, à la tête de ses amis. Leur bande devint très-redoutable aux révolutionnaires, aux acquéreurs de bien national, aux dépositaires des deniers de l'État. Taupin eut de longues aventures, que l'on contera longtemps, puis se soumit à Hoche, puis reprit les armes. Il fut enfin cerné avec quarante des siens dans un cimetière où ils se firent tuer jusqu'au dernier.
Autre histoire du même temps, qui peint un côté char- mant du prêtre breton, le côté jovial.
Un prêtre poursuivi par un bleu, — c'était le. nom que
T. H, 10
826 CONTES
donnaient les gens du pays aux soldais de la République, — put passer la rivière sur un barrage en pierres mobi- les, qu'il connaissait bien. Il gagna la colline; le bleu, moins agile, tâtonnait sur le barrage. Bientôt le prêtre, n'entendant plus crier son ennemi, touri^a la tête. Il le vit en train de se noyer. Sans hésiter il revint sur ses pas, se jeta dansj'eau, tira le républicain, plus mort que vif. Il le fit asseoir sur une pierre, bien commodément, et lui dit:
• Çà ! mon cher, je crois* que je suis pressé, je vous quitte. Si vous voulez courir encore, faites; mais la jus- tice exige que vous me laissiez reprendre le terrain que j'avais gagné sur vous. »
II
DEUX AUTRES.
N,
ous fûmes salués par un homme en habit de cam- pagne, monté sur un cheval assez vif, qu'il gouvernait fort bien. Il avait le visage gai et la barbe blanche.
« C'est, nous dit Gustave, un major anglais, qui comme tous les militaires de sa nation, a couru le monde entier et quelques autres lieux encore. Il connaît parti-
ET PAYSAGES BRETONS.
culièremeut l'Orient et l'Inde; il a été ingénieur au ser- vice du fameux Ali, pacha de Janina, si célèbre par sa cruauté, son avarice et son courage. Il a pu lui arriver la même chose qu'à M. Bessières, mort conseiller à la Cour des comptes et pair de France, qui servit aussi ce pacha. Un jour, M. Bessières, ayant été insulté dans une rue de Janina, s'en plaignit. Ali s'informa de la rue, et aussitôt, sans demander d'autres renseignements, sans que M. Bessières pût l'empêcher, il y envoya cou- per trois têtes.
« Pour revenir à notre major, tel que vous le voyez avec cette verdeur, il a passé soixante-dix ans. Il a été laissé pour mort deux ou trois fois sur le champ de bataille, sans parler des petites blessures reçues en vingt occasions. Il faisait partie de cette réserve anglaise de Waterloo qui fut entamée quatre fois, et qui, quatre fois se reformant sous le feu, tua à la baïonnette les Français qui avaient pénétré dans ses rangs. Ils étaient cinquante- cinq officiers, ils revinrent cinq vivants, mais pas un sans blessure. Pour lui il avait la tête fendue. Ces Bretons d'Angleterre sont vraiment de fiers soldats, et il sera bien délicieux de les* battre enfin une bonne fois!
<( Dans une autre circonstance, en Espagne, chargé par un escadron de dragons français, notre major reçut dans le ventre un coup de sabre qui fit sortir les entrailles. Le dragon qui lui avait fait cette ouverture eut l'humanité de mettre pied à terre, de prendre l'Anglais sur son dos et de le porter à l'écart de la mêlée. On le releva plus tard, on le pansa et il guérit.
328 CONTES
a Ses campagnes terminées, il vint faire un tour en France. C'était le seul pays qu'il n'eût pas visité. Pas- sant par la Bretagne, il y trouva un coin qui lui plut, vendit sa pension de retraite, acheta une terre et se fixa, s'amusant de quelque petit commerce.
« Un jour, dans ses marchés, il se trouva en affaires avec un de nos paysans, un brave homme, nommé Jézé- quel, dont la figure le frappa.
« Où diable vous ai-je vu ? lui dit-il. — C'est ce que je me' demande, répondit le paysan; car, moi aussi, je vous ai vu quelque part. — Vous avez servi? — Oui. — Où cela? — Mais en divers endroits ; c'était sous Y Autre.
— Dans quel corps? — Cavalerie, 7e dragons. Crâne régiment! —Ah! ah!... Vous avez été en Espagne? — Là aussi. - Et qu'est-ce que vous avez fait en Espagne?
— Dame! en Espagne, j'ai chargé plusieurs fois. J'ai été chargé aussi... Quand ça se trouvait être des Anglais, je chargeais tout de même. — Je sais bien,.. Mais cet offi- cier anglais à qui vous avez donné un coup de lame dans le ventre... un très -joli coup... vous savez?... pourquoi l'avez-vous ensuite pris sur votre dos et porté à l'écart?
— Ma foi, ce coup de sabre... je conviens que c'était un joli coup... vous mettait hors de combat. Vous aviez l'air d'un brave homme, et je ne voulais pas qu'un brave homme fût écrasé aux pieds des chevaux. »
« Je vous laisse h penser, ajouta Gustave, si le vieux dragon français et l'ancien major anglais sont devenus bons amis, et si l'on se prive de trinquer dans les deux angues. »
ET PAYSAGES BRETONS. . 329
III
TREGUIER EN BRETAGNE.
C<
Test un aimable pays, ce Tréguier; une jolie petite ville de la bonne Bretagne, bien assise sur sa colline, les pieds dans sa rivière salée, qui lui fait un petit port au milieu des terres, et qui lui apporte le bon air marin sans l'empêcher d'avoir de beaux arbres. Il y a des endroits où l'on peut prendre un bain de mer sous l'om- brage des châtaigniers, et même assis dans les branches. D'un côté la campagne verte, de l'autre la mer ; les côtes déchirées ne sont pas loin, les vallons joyeux sont tout près. Pays de chassé, pays de légendes, pays de braves gens. Il y a une belle vieille cathédrale, un beau vieux cloître assez bien conservé. Le peuple se souvient de saint Yves, patron des pauvres, qui vécut ici, où il fut curé, et fit plusieurs miracles ; on se souvient aussi de l'apôtre saint Tugdual, évêque. Yves et Tug- dual sont les noms que l'on donne de préférence aux garçons.
Sans doute, ce que l'on remarque ici, comme dans toutes nos petites villes, c'est la décadence. L'art et la sainteté
330 CONTES
•
datent de l'ancien teirçps. Les ouvrages modernes sont un petit pont de fil de fer et les quais : ce n'est pas beau ; les maisons neuves ne ^pnt pas belles; les estaminets, où Ton lit le Siècle, ne sont ni des lieux salubres ni des lieux saints. Néanmoins cette décadence est encore aima- ble et ne paraît point sans remède. On prêche en breton; il y a lieu d'espérer.
En somme, à l'heure qu'il est, toute la vie intellec- tuelle, civile et même politique de cette petite ville de trois mille âmes, décapitée de son évêque et de son cha- pitre, repose encore sur l'Église. Elle a un collège parce que ce collège est un séminaire ; des prêtres peuvent seuls tenir au régime que les professeurs sont obligés de s'imposer pour former des hommes à si bas prix. Elle a un hôpital, parce que cet hôpital, fondé par la religion, est tenu par des religieuses : grâce à leurs bons soins, un revenu de dix mille francs suffit chaque année à quatre-vingts ou cent indigents et malades. Les enfants du peuple sont enseignés gratuitement depuis là salle d'asile jusqu'à la première communion, parce qu'il y a des Frères et des Sœurs pour ce service. Les monu- ments tomberaient s'ils n'étaient pas entretenus par la religion qui les a élevés.
Et ce centre religieux, maintenu là, échauffe des hom- mes de cœur qui se vouent au bien, nouvelles sources ouvertes pour les besoins des pauvres ; et ces hommes voués au bien tirent de leurs services une influence qui conserve tout le pays dans la voie du bien; et ainsi vit le monde, par un travail que son ingratitude peut maudire, mais ne peut décourager.
ET PAYSAGES BRETONS. 331
IV
LES RUINES DU COUVENT.
M.
Malheureusement, ici comme ailleurs, l'ingratitude ne s'est pas contentée de maudire ; elle a écrasé. A Tré- guier, dans une solitude au bord de la rivière, sous de vieux arbres, il y avait un couvent de Capucins. Quelque chose en est resté. C'était un bâtiment petit et humble. Pour l'enfant de Saint-François il suffit que la cellule soit un peu plus grande que le cercueil; il n'y faut pas de place pour les meubles, ni de coffre pour serrer les trésors ou les vêtements. La richesse du couvent con- sistait en beaux espaliers ; on les a conservés, et leurs fruits se vendent aujourd'hui plus cher qu'au temps où les capucins les récoltaient. Quant aux fruits de science et de piété qui mûrissaient dans le silence de ce modeste asile et que les religieux allaient eux-mêmes, pieds nus, répandre dans les campagnes, l'abondance en a diminué ; bien des pauvres âmes les attendent qui ne les recevront pas.
A l'exception des temples, cirques et théâtres du paganisme, l'aspect de toute ruine serre le cœur, parti-
332 CONTES
culièrement la ruine d'une église, d'une abbaye, d'un couvent. Pourraitron contempler sans regret, sans colère même, une belle moisson ravagée et foulée aux pieds par un ennemi qui aurait fait cela uniquement pour se donner le plaisir de la destruction ? Mais combien ce sentiment serait plus amer et plus poignant si, sur les bords de ces champs ravagés, l'imbécile population qu'ils nourrissaient venait s'applaudir de n'y plus voir que des ronces où pulluleront les vipères ! Mille fois j'ai senti la pointe de cette douleur indignée. Mille fois, au milieu de ruines semblables, j'ai constaté dans les dépré- dateurs et dans les victimes, qui souvent ne .se distin- guent pas, l'orgueil et la joie de ne trouver plus que des ronces et des reptiles sur la terre qui portait jadis des moissons ! A Tréguier ce crève-cœur me fut épar- gné. On ne se réjouit pas de l'heureuse catastrophe qui a remplacé une communauté d'hommes savants et reli- gieux par une famille de paysans ignorants, et un cou- vent par une pauvre ferme.
Je feulais avec respect cette terre déshéritée, main- tenant dure et âpre à ses propriétaires, inhospitalière à l'étranger. J'évoquais les anciens possesseurs, dont plu- sieurs générations dorment dans quelque coin cultivé en légumes. Et qui sait si les premiers acquéreurs, les ac- quéreurs nationaux, les « libérateurs, » ne se sont pas fait un plaisir de profaner le cimetière en y installant les étables et les écuries? Car ces hommes étaient d'une race qui sent le besoin de multiplier les crimes et qui en fait beaucoup d'inutiles, par pur plaisir. Ils aimaient à établir des comédiens et des prostituées dans les églises
ET PAYSAGES BRETONS. 333
qu'ils ne démolissaient pas. Où était située la petite église de ce couvent ? Il n'en reste plus trace. N'importe ! Je la relevais et je la repeuplais. Je voyais, au milieu de la nuit, les religieux quitter leur dure couchette et se ras- sembler dans le lieu saint pour chanter les louanges de Dieu; je les entendais psalmodier les divins cantiques; il me semblait voir ces pacifiques visages, cette noble bure, cette pauvreté contente, ces beaux pieds nus, dé-' chirés sur les chemins où ils font marcher avec eux tous les biens de l'Évangile, la lumière, le pardon, l'espérance, la paix! Et je voyais aussi l'indigence et la douleur qui venaient frapper à la porte et qui s'en allaient secourues et consolées ; et le remords qui se traînait avec son poids de honte et de désespoir, et qui, transformé et transfi- guré, devenait le repentir et s'en allait tout rayonnant de ces larmes dont se compose la couronne des élus. Sans doute il faut que rien ne puisse échapper à la haine du méchant et à la fureur de l'ignorant, puisque ces doux enfants de Saint-François ne désarment pas l'un et n'ouvrent pas les yeux de l'autre. Mais quoi ! tel est le caractère de la méchanceté et de l'ignorance : ce qu'elles ont moins sujet de haïr, c'est ce qu'elles haïs- sent davantage.
Après ces grandes destructions dont il reste tant de traces, la méchanceté et l'ignorance ne sont pas assou- vies ; elles voudraient recommencer. Tout n'a pas péri, c'est assez pour que leur passiort se croie frustrée et rugisse encore. De misérables fanatiques, des écrivains, des hommes qui font des phrases, des cafards qui se disent les amis du peuple et les défenseurs de la liberté,
334 CONTES
hurlent de haine parce qu'ils ont aperçu la robe d'un capucin; et ils ramassent et vomissent avec une fré- nésie impudente tous les criminels mensonges qui met- tent la torche et le couteau dans la main des ignorants... Ne nous plaignons pas trop toutefois, et voyons les choses par tous les côtés. Puisque enfin ce grand arbre de TÊgiise n'est pas déraciné, et qu'au contraire ses rameaux les plus cruellement frappés renaissent sous la hache et que pas un n'a péri, il est clair que tous les déprédateurs et tous les hurleurs édifient à leur manière une démonstration de la divinité du catholicisme. Certes, nous n'en respecterons pas moins la famille de saint François parce qu'elle est un de ces Lazares que le Christ se plaît à tirer du tombeau !
V
LE DERNIER MOINE DE SAINT- AUBIN.
L'abbaye de Saint-Aubin était riche. Quand vint la Révolution, les moines n'émigrèrent pas. Ils étaient peu nombreux et ne remplissaient qu'une aile de leur vaste monastère, où les cellules se suivaient, toutes ouvertes sur le même corridor. Une nuit d'hiver , les
ET PAYSAGES BRETONS. 335
révolutionnaires firent invasion chez ces pauvres reli- gieux trop confiants. Sans autre forme de procès, ils les massacrèrent, à l'exception d'un seul, le plus jeune, qui, occupant la cellule la plus éloignée, put échapper avant qu'on arrivât jusqu'à lui. ,
Lorsqu'il eut fait quelques pas hors de la clôture, ce jeune religieux pensa qu'on le trouverait aisément et que ce n'était pas la peine de fuir ni de conserver sa vie. Il se mit à genoux, attendant les assassins. Cependant les assassins ne vinrent pas. Au bout de quelques heures, saisi de froid et tourmenté par la faim, le moine se releva et se mit tranquillement en quête d'un refuge. Il trouva une chaumière dont les habitants le tinrent caché tout le temps de la persécution. Quand il y eut un peu de sécu- rité il revint à l'abbaye. Depuis la nuit du massacre elle était déserte, défendue parla terreur; personne n'y avait osé entrer. Le religieux trouva les restes de ses frères à la place où les assassins les avaient laissés. Il leur donna la sépulture. Ensuite il s'établit dans sa cellule. 11 vécut là de longues années, avec quelques anciens servi- teurs, revenus comme lui. Il faisait les offices monas- tiques et se considérait comme seigneur et mattre de tous les domaines que la communauté n'avait pas régu- lièrement et volontairement aliénés. Quand on chas- sait dans la forêt sans sa permission, il protestait contre cette usurpation de son droit de propriété. Gus- tave, étant encore jeune garçon, le vit en ce temps-là. Le dernier moine de Saint-Aubin était un homme d'as- pect sévère, qui parlait peu, et que l'on voyait encore plus rarement sourire.
336 CONTES
Un soir, deux voyageurs, surpris par un effroyable orage, se réfugièrent à l'abbaye. Le moine, averti par ses serviteurs, vint au-devant d'eux et leur rendit en personne les devoirs de l'hospitalité, comme il avait d'ailleurs coutume. L'un des deux voyageurs était un homme d'un certain âge, d'assez mauvaise figure, et qui paraissait préoccupé et presque craintif; l'autre était son fils, garçon de vingt ans. Après qu'ils eurent bu et mangé et qu'ils se furent réchauffés auprès d'un bon feu, le père parla de reprendre sa route. L'orage continuait; le religieux leur conseilla de passer la nuit. C'était l'avis et le désir du jeune homme.
« Mon père ne voulait pas entrer, dit-il en souriant ; il craignait un mauvais accueil, et c'est presque malgré lui que j'ai heurté à la porte de l'abbaye.
« — Il est vrai, reprit l'autre, et je suis très-reconnais- sant de la bonne hospitalité que l'on nous donne. Néan- moins je ne voudrais point passer la nuit ici. »
Il avait l'air contraint et effaré, et balbutiait avec effort plutôt qu'il ne parlait. Le moine insista.
« Vous ne gênerez point, dit-il, nous avons des chambre vides. On a fait de la place ici. Sous la Révo- lution...
« — Oui, oui, se hâta d'ajouter le voyageur, j'ai en- tendu parler de cela. Mais l'orage a cessé, nous pouvons partir... »
Un coup de tonnerre et le bruit furieux du vent lui coupèrent la parole. Il pâlit. Le moine le regarda avec attention,..
« Vous entendez, mon père, dit le jeune homme ;
ET PAYSAGES BRETONS. 337
que deviendrons-nous sur les chemins par ce temps et à cette heure?
« — Quelle heure est-il donc? » dit l'homme, de plus en plus pâle.
En prononçant ces mots, il tira machinalement sa montre. Le moine étendit la main et prit avec une sorte d'autorité cette montre, qu'il croyait reconnaître. C'était celle qu'il avait laissée dans sa cellule en fuyant les assassins.
Il la rendit sans manifester aucune émotion.
« Restez ici, dit-il au jeune homme. Couchez-vous et reposez tranquillement dans ce lit, qui fut celui du der- nier abbé de Saint-Aubin. Vous, ajouta-t-il en s'adres- sant au père, venez avec moi; j'ai une autre chambre où peut-être vous pourrez dormir. »
Il parlait d'une voix si grave et* d'un visage si impo- sant, que l'homme à qui il s'adressait se leva, prêt à le suivre, sans objecter un mot. Le moine le conduisit à l'extrémité du corridor, dans sa propre cellule, celle d'où il avait fui la nuit du massacre.
« Ici, dit-il au voyageur, le repos pourra vous être moins difficile... il n y a pas eu de sang versé. »
L'homme tomba à genoux. Le dernier moine de Saint- Aubin lui donna sa bénédiction.
« Dormez, mon frère. *
Et il le laissa.
338 CONTES
VI
PAYSAGE.
N,
ous sortons de Tréguier par le petit pont de fil de fer, nous passons près des ruines de la maison de saint François ; nous gravissons une côte qui n'est point trop dure, par un petit chemin étroit où ne manquent pas les mûres sauvages, et nous voilà bientôt à Plougueil. De là, à travers les champs tranquilles et les paysages doux et un peu monotones, nous suivons la route qui monte vers Plougrescant, au fin bout de la terre de ce côté-là. Par- venus à la vieille chapelle de Saînt-Gonery, qui a une si belle tournure sans que Ton puisse dire pourquoi, car toute figure architecturale lui manque, nous tournons à gauche. Ici le grand charme commence. Il ne se peut rien de plus rustique, de plus sauvage que ce chemin qui va vers Kergreach, lieu haut. Qu'y a-t-il donc de charmant? Je ne sais. On ne voit que de pauvres murs en pierres sèches, des champs, de très-humbles maisons très-éparses. Cependant le charme est profond. Peut-être rayonne-t-il au loin de ce manoir que nous ne voyons pas encore et que rien ne fait deviner ; car on croirait arriver à quelque petite ferme du pays. Mais nous savons bien que nous allons à Kergrée, ce Kergrée dont ne parle
ET PAYSAGES BRETONS. 339
froidement aucun de ceux qui l'ont vu. Voici quelques jolis arbres : ils semblent s'être arrangés d'eux-mêmes pour former une avenue, sans qu'on les en ait priés, par pure bonne grâce. Il leur a plu de se disposer ainsi pour mieux recevoir les hôtes ; on les a laissés faire, comme les buissons, comme le reste. La nature a fait ce qu'elle a voulu ; on lui a donné toute liberté, parce que c'est une bonne nature, dont la liberté ne produit point de ronces ni de mauvaises herbes, ou du moins n'en produit pas plus qu'il ne faut. Après tout, la ronce est bien à sa place ; c'est une fleur, c'est un fruit, c'est un rempart; et l'herbe est un tapis qui s'étend sous vos pieds et qui repose vos yeux par la variété de ses ornements.
Nous avons franchi la porte, nous, voici dans 'la cour. Où donc est le manoir? Nous ne le voyons toujours pas. Il est là, derrière ce figuier planté au milieu de la cour et qui forme à lui tout seul un vaste bosquet de verdure veloutée. Le figuier de Kergrée est probablement le plus beau de la Bretagne. On dit qu'il y en a un autre, à Quimper, qui peut soutenir la comparaison. Mais j'ai vu des gens de Quimper qui avaient vu le figuier de Kergrée ; ils n'osaient plus dire que celui de Quimper est le plus beau. Tel devait être le figuier que les envoyés de Moïse trouvèrent près du torrent de la Grappe de Raisin, au delà d'Hébron, et dont ils rappor- tèrent des fruits au camp d'Israël pour faire connaître la fécondité vigoureuse de la terre de Ghanaan : Et de ficis loci illius tulerunt. Nous avons fait comme les envoyés de Moïse, et, dans le panier de figues que nous
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rapportâmes à Tréguier, nous ne trouvâmes point le mélange dont parle Jérémie. Toutes nos figues de Rergrée étaient bonnes et très-bonnes, ficus bonas, bonas valde.
Enfin, derrière ce merveilleux figuier, nous vîmes le seuil de ce doux manoir. Une vieille maison de granit, sans ornement, pas grande, mais de la physionomie du monde la plus aimable dans son austérité, parée de jas- min, de chèvrefeuille et de capucines. Elle tourne le dos à la mer et regarde de côté son jardin, qui se développe dans le plus gracieux pêle-mêle de gazons, de parterres, de vieilles charmilles, d'arbre? à fruits et de grands arbres.
Je ne connais rien de joyeux, d'honnête, de grave, d'élégant, de simple, de soudain, comme cet ensemble de Kergrée. C'est une solitude parfaite et vivante ; tous les aspects sont doux, et, dans leur grâce, plusieurs sont grandioses. On est à la fois dans le fond des terres et sur le bord de la mer. La mer est assez loin pour ne pas incommoder, et on l'a chez soi. Il y a une si heureuse disposition d'anses et de collines, que ce ter- rible vent de mer, qui coupe et rase tout, ne fait ici aucun ravage et ne donne pour ainsi dire que sa formidable voix.
A quelques minutes de la maison, sur un promontoire vert, un bois de clairs-chênes s'élève en panaches de cinquante coudées. De là, assis sur quelque bloc de gra- nit revêtu de mousse, nous regardions la vaste mer, semée d'îlettes et de hauts rochers qui semblent des forteresses en ruine. Le vent caressait nos fronts, agitait
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les feuillages et gonflait les voiles des bateaux pêcheurs. Du côté de la terre nous entendions battre le blé dans la ferme voisine; autour de nous les oiseaux chantaient, les enfants poursuivaient les papillons et poussaient des cris joyeux ; et nous, portant jusque dans cette splen- deur et dans cette allégresse l'inévitable poids de la vie, nous rappelant les rires qui s'étaient éteints au milieu de l'aurore et les fleurs fauchées entre deux printemps, nous disions que cependant Dieu est doux et clément pour le pauvre cœur de l'homme, et que son ciel sera beau.
Aimable maison de Rergrée, maison hospitalière si simple, si pure, si belle, radieuse fleur de ces champs, de ces rochers, de ces rivages, bénie des pauvres et bénie de Dieu, que tes humbles prospérités ne finissen t pas; que celui qui t'habite ne te quitte que plein de jours, pour habiter une maison meilleure encore ; et qu'il te laisse à son fils ; et que les fils de ses petits-fils te laissent à leurs enfants; et que toujours le maître de Kergrée soit, comme aujourd'hui, l'ami de Dieu qui repose sous son figuier, sans avoir aucun ennemi à craindre : Et sedebit vir subtus ficum suam, et non erit qui deterreat !
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VII
SOUVENIR DE JEUNESSE.
N
ous errions sans boussole à travers le guéret : Un vent maussade et court soufflait par intervalle ; Sur le ciel barboteux un voile gris courait; Le soleil se couchait dans un lit assez sale, Jaune, et comme ennuyé des lieux qu'il éclairait.
Par-ci par -là bâillaient des semblants de ravines: De ci de là jetés, des semblants de collines Nous cachaient l'horizon, les arbres, les clochers; Pour nous cacher la mer, des semblants de rochers Dans le lointain formaient des semblants de ruines.
Ils ne finissaient pas, ces traîtres de guérets ! Harcelés des ajoncs et cinglés des fougères, Nous n'avions plus l'esprit aux paroles légères : Le plus gaillard de nous, le plus ferme en jarrets, Semblait un lieutenant qui garde les arrêts.
Tout à coup, au détour d'un talus de poussière, Nous vîmes apparaître un toit bas et penché ; Deux ormes rabougris, d'aspect patibulaire,
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Décoraient ce séjour, où le seigneur Péché Devait faire ménage avec dame Misère.
Des guenilles séchaient, éparses sur le seuil; Quatre moutons pelés grugeaient une herbe rare ; Trois canards efflanqués maigrissaient dans la mare ; Dans son auge un porc gris furetait, roulant l'œil De l'air d'un croquermort qui remue un cercueil.
* Une femme parut, plus blême et décharnée
Que la reine du bal en habit de matin.
Un jupon d'aventure, un caraco 'déteint,
Moins que suffisamment couvraient sa peau tannée;
A ce coup je crus voir la misère incarnée.
Sur quelque pierre assis, non loin de sa villa, L'homme nous regardait d'une attitude fi ère. Pour savoir le chemin l'un de nous le héla. Sans nous dire bonsoir et sans quitter sa pierre, Tournant un peu la tôle, il répondit : « Par là. »
•
Nous, cependant, piqués de ce genre farouche, Nous voulûmes un peu prolonger l'entretien. Le lieu, le ton, les gens, tout nous paraissait louche; « Brave homme, obligez-nous d'un esprit plus chrétien; « Les mots trop à regret sortent de votre bouche !
« Par là, ce n'est pas clair... Les chemins sont mêlés : « Mettez-nous sur la route, et vous aurez pour boire. » Il parut réfléchir. « Tandis que vous parlez a Le jour tombe; bientôt ce sera la nuit noire. « Vous n'avez plus affaire à vos chemins sablés,
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« Et vous pourriez donner en quelque fondrière ! » Ces mots firent effet sur notre peloton. Déjà nous n'étions plus de façon si guerrière. L'homme, silencieux, prit en main un bâton Et marcha devant nous. Longue fut la carrière!
Nous arrivâmes tard, par un ciel obscurci. L'homme avait du chemin pour rentrer à son bouge. « Ami, la course vaut un écu : le voici. » Mais lui, se redressant, le visage un peu rouge, La voix calme, nous dit : « Jeunes gens, grand merci !
« J'ai ce qu'il faut de pain et d'eau dans ma demeure, a Le Maître que je sers me pourvoit assez bien. « Mais, vous ayant parlé brusquement tout à l'heure, « Il fallait vous montrer un esprit plus chrétien. « Je suis content. Bonsoir. » Il partit. Que je meure
Si j'avais eu jamais pareil étonnementi L'homme nous parut fou sur le premier moment; Nous rentrâmes au gîte en éclatant de rire. J'ai réfléchi plus tard. A présent je puis dire Que ce fut en ma vie un grand événement.
Ainsi Dieu, pour m 'instruire en cet âge fragile, Fit briller devant moi la vertu de son nom. Ce pauvre satisfait de son lugubre asile, Ce pauvre pénitent, qu'était-il donc, sinon Un éloquent témoin du divin Évangile?
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VIII
JOURNAL ,DE VOYAGE..
I,
x y avait un beau monument dans la cathédrale de Tréguier, en l'honneur de saint Yves ; un bataillon révo- lutionnaire le saccagea. Saint Yves, leur avait fait tant de mal ! Ces héros, ayant pillé l'église, prirent les orne- ments sacerdotaux et simulèrent une cérémonie funèbre. L'un d'eux fit le personnage du mort; il se coucha dans la bière. Quand ils eurent achevé, ce plaisant ne bougea pas. On lui cria de venir boire; mais il était mort pour tout de bon. Les camarades l'enterrèrent d'une mine un peu moins gaie. Ensuite ils expliquèrent la chose physi- quement, montrant fort bien qu'il n'y avait rien de plus simple; mais le peuple pensa ce qu'il voulut, et l'impres- sion fut telle qu'on en parle encore. Les châtiments soudains, argent comptant, ne manquèrent point durant cette orgie de crimes. Dieu toutefois ne les multiplia pas, pour ne pas interrompre le cours de ses justices sur une société qu'il voulait punir. Il y en eut assez pour maintenir la foi.
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J'ai prié que Ton m'indiquât, dans les environs de Tréguier, la chapelle de Notre-Dame-de-la-Haine , où , d'après le sieur Emile Souvestre, les bons catholiques vonl brûler des cierges pour obtenir la mort des enne- mis dont ils veulent se défaire et des parents dont ils sont pressés d'hériter. Elle n'est point connue. Le sieur Souvestre, qui a découvert cette chapelle, n'en a point fixé la latitude, et les Trécorrois la cherchent encore. Le
m
sieur Souvestre a emporté son secret dans le paradis de Calvin.
J'ai lu une petite Histoire de Bretagne (1833), où il n'est pas question des saints, pas môme (sauf dans une note) de saint Yves. L'auteur, quoique prêtre dô Tré- gnier, et bon prêtre, paraît ne s'être pas douté que les saints sont des personnages historiques et éminemment despersonnages politiques beaucoup plus importants que la plupart des grands hommes et des princes. Il ne sait pas qu'une abbaye est un être vivant, dont la fondation ou la suppression a de bien autres conséquences qu'une bataille perdue ou gagnée. Il ne nomme pas plus les abbayes que les saints.
Ce petit livre imbécile est un beau témoignage du niveau où l'insolence révolutionnaire avait su faire des- cendre l'esprit catholique et même, en beaucoup de lieux, l'esprit du clergé. Nous étions en train d'abandonner à l'ennemi notre histoire la plus exacte, comme nous lui avions abandonné ce qu'il appelait nos légendes.
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Visite au poiU Blanc, ainsi nommé de la blanche et fine poussière de granit qui couvre toute cette plage. A force de jouer avec les rochers, la terrible mer les a réduits en poudre légère. Le vent prend cette poudre et la répand au loin : il lui reste des récifs à user. Les navigateurs craignent ces parages. Les hommes du port Blanc habitent des cabanes poudreuses. Us sont doux et bons chrétiens. Quels sauvages à convertir au milieu* de cette sauvage nature, et quel cœur il fallut au premier missionnaire qui mit le pied ici ! Il vint, et la parole de Dieu, a germé dans les sables.
A l'aspect du port Blanc, ce quatrain de Godeau, ense- veli dans ma mémoire depuis bien des années, a tout à coup surnagé :
Fameux théâtre des naufrages, Toi dont les flots impétueux Viennent, d'un pas respectueux, Baiser le sable des rivages !
Je n'ai point trouvé que les flots du port Blanc eussent un pas respectueux. La mer, depuis Godeau, a perdu de ses belles manières.
Un vieux paysan riche, chez qui nous entrâmes, se mit à nous parler de la guerre de Crimée : il en connais- sait tous les détails, tous les héros et tous les personna- ges. Les héros, c'étaient les Français et les Russes ; les personnages, c'étaient les Anglais. Quant à ces derniers, le bonhomme n'éprouvait pas le moindre déplaisir de tout ce qui leur était arrivé de fâcheux. Il s'en ouvrait
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de grand cœur oubliant ,1a réserve que commandait l'al- liance intime. Je voulus ensuite l'amener dans la poli- tique générale, et je crus avoir trouvé une excellente entrée en matière en lui nommant le député de l'arron- dissement, c'est-à-dire son propre député, qui était avec nous. Mais ce citoyen français, qui connaissait si bien le général Totleben et le lord Raglan, ne connaissait pas son député.
Nous avons fêté l'Assomption en grande pompe reli- gieuse et politique. Du côté politique la pompe était humble, assurément, et même indigente ; et le temps n'y prêtait pas ; mais la fête religieuse était véritable. Dès le matin on avait entendu les cloches ; la statue de la sainte Vierge s'élevait, au milieu de la cathédrale, sur un trône de fleurs ; personne dans la ville ne violait le repos sacré.
A la grand'messe grande foule, robes blanches, habits de fête, musique ; pauvre musique, mais c'est celle du pays, et on ne l'entend que ce jour-là. D'ailleurs le peuple chante. Le Kyrie, le Gloria in excelsis, le Credo sont toujours beaux et harmonieux lorsqu'ils sortent du cœur de la foule, d'une foule qui sait ce qu'il y a dans tout cela.
A Vêpres on fit la procession du vœu de Louis XIII dans la ville. Sous la première bannière les mères avec les tout petits enfants, puis les filles de la Vierge, puis les hommes. Hélas ! dans ces rangs, je ne vis guère <jue
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des vieillards en habit de pauvreté; les plus verts sou- tenaient les autres; un écloppé conduisait un aveugle ; ils chantaient de leurs voix qui ne savent plus d'autres chants et qui vont s'éteindre et j'éprouvai que la voix humaine n'a pas toujours besoin de caresser l'oreille pour arri- ver au cœur. Le clergé et les autorités suivaient la statue de la sainte Vierge, reine de la fête, et fermaient la mar- che. J'avoue que tout cela me parut touchant, attendris- sant, vraiment beau.
Otez les croix, les bannières, les saintes images, les ornements religieux ; ôtez le sens divin qui reste dans ces hymnes dont la poésie est si fort estropiée, tout devient ridicule. Il n'y a plus que des paysans qui font une cérémonie grotesque, une musique, des autorités, une force armée de village, rassemblés sans aucun but qui justifie les beaux habits et la perte de temps, ima- ginez tout cela pour planter un arbre de liberté !
Les paysans ne veulent pas de beaux habits pour aller
à leur sénat ; ils y vont en habit. de travail. Dieu seul
«
leur paraît mériter qu'on fasse toilette. Dans le temps où Dieu fut banni, alors aussi furent bannis les habits de fête et d'honneur. Une logique impitoyable obligea tout le peuple de tomber immédiatement dans l'ignominie du costume. Il fallait prendre la livrée du travail, et même la salir, et même la déchirer.
Qu'on se représente cette petite scène que je viens de décrire, telle qu'elle a dû se passer autrefois. Un peuple plus nombreux, plus instruit de ce qu'il faisait, plus fervent, unanime dans sa ferveur, une église plus riche, un évêque, un chapitre, des religieux, des costumes; en
T. II, 10**
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ce temps-là, les paysans en avaient de beaux, amples, riches de couleurs, brodés, dorés, élégants et magnifi- ques. Qu'on se représente tout cela, on ne s'étonnera plus de l'attachement du peuple pour ces cérémonies plus fréquentes, ni du vide que laisse leur absence dans sa vie morale et môme matérielle; car elles lui ôtaient la fatigue du travail, lui donnaient un rôle public dont il était honoré, provoquaient en lui et pour lui des ravis- sements de foi dont il tirait bon secours.
Tels sont les spectacles qui peuvent intéresser le peuple et qui parlent à son cœur. Il faut jeter les masses à genoux ou les mener à l'assaut. Partout ailleurs elles sont ser- viles, et elles le sentent ; et jamais le peuple n'a donné son cœur qu'à deux sortes d'hommes, les grands guer- riers et les grands saints.
A K... la maison esta peine meublée; pourtant rien n'y manque. Humbles chaises, humbles tables, humbles papiers sur les murs, ou point de papiers; mais le luxe et la grâce de la propreté partout. Assez de livres, pas trop, et d'un choix excellent. Bonne table sans excès ; des poissons qu'on vient de prendre, des fruits qu'on vient de cueillir, des laitages frais comme l'air du matin. Au milieu de ce tableau, l'homme sage qui a su le dis- poser, loyal, honoré, plein de vigueur de corps et plein de vigueur d'esprit, conteur parfait des choses sans nombre qu'il a vues, et qui ne s'enterre pas dans ce grand passé,. mais qui s'y pose au contraire comme sur un lieu élevé d'au il embrasse tout l'horizon de l'avenir ;
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il y a des hommes pour qui le passé est une nécropole où tout est conservé, mais mort ; d'autres qui savent en faire une montagne où tout est vivant. Le colonel est de ceux-ci. Il se tient au courant de tout, il est à la hauteur de tout, et parfait chrétien. Avec son petit revenu il parvient à répandre de grandes aumônes ; il en fait de touchantes et particulièrement douces à ces cœurs res- pectueux et chrétiens. Il fournit de bois tous les pauvres du village, il donne les cercueils des iadigents ; et sa fille Marie cueille les fleurs du jardin et fait elle-même de ses mains vierges les couronnes que Ton met au front des vierges qui meurent.
L'abbé R..., aujourd'hui heureux curé dans les envi- rons de Tréguier, a été vicaire d'une paroisse populaire à Paris. Voyant le train et la civilisation de ses ouailles, il disait quelquefois : « Saints ivrognes de Bretagne, priez pour nous ! » J'espère que ce cri ne scandalisera point ceux qui, répétant certaine hyperbole célèbre, diraient volontiers : Saint Platon, saint Socrate, priez pour nous! et qui volontiers aussi ne prieraient pas d'autres saints. Un ivrogne breton dans son bon sens est plus respectable que Socrate et Platon dans leur bon sens, et moins fou, ivre, qu'eux lorsqu'ils sont ivres.
Le clergé combat l'ivrognerie tant qu'il peut, sans se défendre d'une indulgence plus particulière pour ces pauvres pécheurs, qui souvent se combattent eux-mêmes et restent bons chrétiens.
H y a quantité d'histoires édifiantes sur les ivrognes.
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« Si vous saviez, me disait un prêtre, avec quelle humilité ils viennent s'accuser de s'être exposés à un coup de pomme et de l'avoir attrapé, et comme d'autres pleurent d'avoir affronté la mort subite, c'est-à-dire l'ivresse de l'eau-de-vic, qui les prend en effet sans crier gare, avant qu'ils aient eu le temps de réfléchir! Plus coupables qu'eux sont les hommes qui spéculent sur leur déplorable penchant, et qui trouvent, hélas! autant de facilité à établir ces spéculations qu'ils devraient y trouver d'obstacles. Partout on ouvre des cabarets, il en pousse de nouveaux tous les jours dans les moindres villages, et l'impôt des patentes devient sans cesse plus fructueux aux dépens de la santé et de la moralité de nos paysans. »
Dans un village du diocèse de Vannes, on donnait une retraite pour les hommes du lieu et des environs. Plusieurs, venant de loin, arrivèrent un peu échauffés. L'un d'eux se glissa au sermon, qui était commencé, et l'écouta avec grande attention. Le prédicateur parlait justement sur l'ivrognerie. Il décrivait l'homme adonné à ce vice, qui s'abrutit, qui se ruine, qui fait son malheur et celui de sa famille. Au milieu de l'auditoire silencieux, l'homme échauffé se lève, frappe sa poitrine, et d'une voix de tonnerre : « C'est moi, mon Père ! Je suis ce brigand-là ! »
Ses compagnons, encore mieux conditionnés, atten- daient sous le porche. Le sermon fini, ils se présentè- rent à la maison de retraite. On leur en refusa l'entrée.
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Ils insistèrent ; ce fut inutilement ; on les laissa dehors. Alors ils résolurent d'employer la force et se mirent à pousser terriblement la porte fermée. Un prêtre ouvrit la fenêtre et les harangua. Us écoutèrent respectueuse- ment. Il leur dit ce qui était à dire et les ajourna à la retraite prochaine. L'un d'eux prit la parole. « Et mon âme? » s'écria-t-il.
Ce fut tout son discours ; il attendrit les assistants. Les autres pleuraient. On les laissa pleurer quelque temps ; ils ne s'en allèrent pas; on ouvrit.
Un recteur voyait un de ses paroissiens rôder autour du cabaret, où, hélas ! le paroissien n'avait plus rien h faire. Il le chassa du geste. L'ivrogne, docile, s'écartait, mais pour revenir bientôt. Le recteur, ne voulant pas faire faction toute la soirée à la porte du cabaret, résolut de repousser l'ivrogne jusqu'à sa chaumière. II avança donc, faisant toujours son geste quand l'ivrogne se retournait, ce qui avait lieu de trente en trente pas. Enfin, ne pou- vant se résoudre à perdre de vue le cabaret, le pauvre ivrogne imagina de marcher à reculons. Ce n'était pas le moyen d'être plus solide sur ses jambes elde voir plus clair, et il disparut dans un fossé. Le recteur y courut ; il vit son paroissien étendu sur le dos, récitant le cha- pelet. Il lui tendit la main ; l'autre, d'un air de com- ponction : « Monsieur le recteur, voyez en quel état le Seigneur m'a réduit! »
Il croyait être comme le saint homme Job. Le recteur le tira du fossé, sans discours, et ne le laissa qu'entre
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les mains de sa femme, qui protesta qu'elle saurait bien le faire coucher.
Le curé de Paimpol, M. Moy \ gouverne sa paroisse depuis trente-cinq ans. Il Ta administrée dans toutes ses misères et ses infortunes, peste, famine, guerres, révolu- tions. Sous le poids des ans, il a conservé l'âme tendre et ardente de la jeunesse; point de calûs sur le cœur, point de sommeil. Gomme il aime sa paroisse il aime l'Église. Ses confrères du canton et des cantons voisins, qu'il avait invités pour faire honneur à ses hôtes, l'entourent de leur respect affectueux. Le monde n'a point ce spec- tacle de la vénération des justes pour les saints, et il n'en est pas de plus salubre et de plus doux. En écou- tant ce vieillard, je le comparais à beaucoup d'hommes justement estimés que j'ai pu voir de près. Quelle diffé- rence et de pensées, et de vues, et de cœur! Quelle supé- riorité en tout genre dans ce pauvre curé d'un petit lieu de Bretagne !
Le monde se tire d'affaire par le dédain ; il a bien
raison !
Voici comment on menait la vie aisée, il y a trente ans, dans la ville où nous sommes. Une dame, qui y séjourna en visite de noces, nous en a fait le tableau.
On déjeunait de huit heures jusqu'à dix, on jouait aux dominos jusqu'à midi. On dînait à midi jusqu'à deux
1 Ce saint vieillard est mort.
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heures, on jouait aux dominos jusqu'à six. On dînait à six heures jusqu'à huit, on jouait aux dominos jusqu'à dix, et on se couchait.
Un jour que la seconde séance de dominos n'avait pu s'arranger, l'hôte de cette jeune mariée, ne sachant que faire pour l'intéresser, lui dit : « Avez-vous vu notre drap mortuaire ? »
On alla voir le drap mortuaire jusqu'au souper.
Le tisserand est à son dur métier depuis cinq heures du matin jusqu'à dix heures du soir. Il a gagné doute sous.
Nous sommes réveillés de grand matin par les pau- vres gens qui se rendent à la messe, chaussés de sabots. Nous les voyons de nos fenêtres, à genoux hors de l'É- glise, trop étroite pour les contenir. Cela continue jus- qu'à midi. Tout le monde entend la messe le dimanche •/ les jours ordinaires, tous ceux qui le peuvent en se levant plus matin. Je parle des ouvriers. Il y a des bourgeois libres penseurs qui ont voulu rendre socialiste ce peuple si chrétien. Ils se sont coalisés pour extorquer aux pau- vres le plus légitime prix de leur travail. Quand un ouvrier a fait une pièce de toile, il faut qu'il la vende pour ache- ter immédiatement du fil, afin de commencer sans délai une autre pièce, et aussi pour acheter du pain. Il va donc offrir sa toile au négociant. Celui-ci propose à peine plus que la valeur de la matière première. Le malheureux ouvrier refuse. Mais le prix offert est par- tout le même ; le temps presse, la faim presse ; l'ouvrier
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cède. Alors on baisse encore. Le négociant allègue que l'occasion est manquée, qu'il n'a plus de demandes, etc., et l'ouvrier cède encore. Dieu sait quelle haine s'amasse dans son âme. L'habit bourgeois lui inspire de l'horreur.
Pour obvier aux effets de cette cruauté mercantile, la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul a établi une sorte de mont-de-piété. Elle prête sur dépôt de marchan- dises, en attendant qu'une forte commande fasse monter le prix, malgré la spéculation.
Mais le mal est fait, le coup est porté. La charité des chrétiens rie peut plus faire oublier la dureté des spécu- lateurs et n'obtient pas grâce dans l'esprit des victimes, où se rêvent de terribles représailles. Et les chrétieus, dénoncés par les spéculateurs comme ennemis de la liberté qui doit mettre fin à tous les maux, pourront bien recevoir les premiers coups.
C'est aujourd'hui, le 28 août, fête de saint Louis. Le monde a bien marché depuis le chêne de Vincennes !
Saint Louis, mon patron, doux chrétien, prince austère, L'Église te compare au lion rugissant, El comme un ange armé tu parus sur la terre, Toujours baigné de pleurs, toujours baigné de sang.
Le blasphème expirait sous ton œil menaçant ; Le Dieu juste par toi gouvernait sans mystère; Les pauvres espéraient au pauvre volontaire Qui portait en son cœur le Dieu compatissant.
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Aucun droit contre toi n'éleva de reproches.
Tu fis justice à Dieu dans ton peuple, en tes proches,
En toi-même ; et toujours, poussé du Saint-Esprit,
Gourant sus au méchant, au traître, à l'incrédule, Tu disais : « Du Seigneur j'apporte la cédule ; Je suis le bon sergent du Seigneur Jésus-Christ ! »
Un nid dans l'herbe et dans les bois. Le bisaïeul du propriétaire actuel a bâti sa maison sur remplacement où se trouvait la cabane de paysan qu'il habitait quand la fortune est venue lui faire visite. Notre ami n'a rien voulu changer dans cette demeure où son père et son grand-père ont vécu, où il a été élevé et où il a élevé ses-' enfants.
La maison se tapit entre cour et jardin. Une treille égayé le mur du midi, un jasmin et des églantiers fleu- rissent le mur du nord. Dans la cour il y a des orangers rabougris ; dans le jardin, des ifs bizarres et une vieille allée de buis où Ton va défier le soleil sous une voûte étoilée. A l'extrémité de la cour la chapelle seigneuriale est ouverte; le seigneur en est le premier sacristain : ses enfants sonnent la cloche et allument les cierges; il répond la messe.
Tout est plein de bonnes vieilles choses : vieux meu- bles, vieux portraits , vieilles images , vieux livres. Maison, jardin, chapelle, tout est caché dans un enclos de collines. Si l'on monte sur ces collines on voit de vastes champs, puis des bois et quelques pointes de
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clochers, et d'autres collines plus hautes qui ferment l'horizon.
Notre ami chérit ses vieux ifs, sa vieille maison, toutes ses vieilleries ; il chérit sa solitude où tant d'oiseaux 'chantent et tant de cœurs se serrent autour de lui. Il vit ainsi où vécurent ses ancêtres, entouré de leur sagesse, dans leur simplicité, comme s'ils étaient encore là. Les rires de ses enfants égayent ces témoins de sa laborieuse et sérieuse vie, et lui donnent la perspective de l'avenir, comme il a celle du passé.
C'est ainsi que l'homme vivait jadis, entre un double horizon, deux fois sacré : d'un côté le tombeau de son père, de l'autre les berceaux de ses enfants ; et il priait pour le passé et pour l'avenir au pied du même autel où le passé avait béni son berceau, où l'avenir bénirait sa tombe.
Il y a une poésie des âmes austères qui remplit tout ce vieux logis, qui s'exhale des meubles, des livres, des murs; qui jaillit de partout, comme du tronc.de ce vieux jasmin jaillissent toujours des fleurs nouvelles, de belles fleurs, de belles étoiles blanches toutes pleines de par- fums charmants.
Oh ! que l'on nous a gâté la vie!
« Rien, me disait Sylvestre, ni fortune, ni gloire, ni concours des hommes, rien ne peut donner ce que je mettrais au-dessus de toutes les félicités terrestres : le bonheur d'habiter une vieille ^maison que mes pères
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auraient bâtie, et de rêver sous quelques vieux arbres qui m'auraient vu enfant !
a II n'y a pas de lieu sur la terre où je puisse être chez moi. Je ne suis»pas né dans le pays de mon père, je n'ha- bite pas le pays où il est mort. Je n'ai point de souvenir de l'église où j'ai été baptisé ; j'ai fait ma première com- munion dans une chapelle qui a été démolie ; j'ai habité vingt maisons de plâtre qui n'existent plus; j'ai passé dans un lieu mon enfance, dans un autre mon adoles- cence, dans un autre ma jeunesse; j'ai été marié dans un autre. Mes défunts ne sont pas deux dans la même terre. L'appartement où j'ai amené ma jeune épouse est habité par des gens que je ne connais point ; il y en aura demain que je ne connaîtrai pas dans celui où elle est morte ; la maison de son père est vendue ; les amis qui l'avaient connue sont dispersés ; sa tombe est au milieu du pêle-mêle de vingt mille autres, dans une de ces hor- ribles fosses communes sur lesquelles piétine la canaille parisienne. On nous a gâté la vie et la mort! Et comme je n'ai point de tombeau, je n'ai point d'autel. L'église où je vais prier n'est plus celle où j'ai prié dans la fer- veur de mon âme, au milieu de ceux que j'aimais ; per- sonne des miens avant moi n'y a prié, personne des miens après moi n'y priera. Où irai-je? Je n'ai point de clocher, point de maison paternelle, et en réalité point de terre natale. Mes vieux amis ne sont rassemblés que par hasard dans cette auberge que j'habite , dans ce Paris peuplé d'étrangers.
« Je vois des gens qui n'éprouvent pas cette douleur, qui ne la comprennent plus. Ils s'étonnent que je reste
360 CONTES
la où ma femme est morte, où j'ai vu naître mes enfants. Ils ont, eux, un lieu natal où ils pourraient vivre : ils viennent à Paris et souhaitent ne le quitter jamais, y mourir, au bruit des omnibus, dans une maison à cent locataires où ils seront établis depuis six mois. Ils se trouvent bien d'errer par les rues et d'y voir tous les jours des boutiques nouvelles et de ne revoir jamais ce qu'ils ont vu déjà. On nous a gâté l'esprit et le cœur ! « Père qui êtes aux cieux ! vous comblerez le vœu de mon âme : je serai chez moi chez vous, et rien ne chan- gera plus ! »
a La mer, dit l'un de nos compagnons, est ici plus vaste qu'au Croisic. — Point du tout, dit l'autre, ce n'est ici qu'un, petit détroit, la mer est resserrée ; au Croisic elle est sans bornes. » Chaude dispute. On vint à l'ar- bitre. Il fit remarquer que ceux qui disputaient n'avaient pas regardé la carte, n'avaient pas vu encore la mer d'ici, et que pas un n'avait jamais passé au Croisic.
La plupart des disputes et contentions de ce genre n'ont pas de plus raisonnable fondement. La vie serait tranquille si l'on savait ne point prendre garde à ces idées de travers qui ne changent rien aux choses; mais elles sont agaçantes. Il semble que ce soit une entreprise très-injuste sur les droits de notre raison et une tyrannie de ces esprits quinteux et contrariants, lorsqu'ils vien- nent ainsi nous soutenir leurs opinions insoutenables. Il en faudra prendre l'habitude, comme de souffrir tant
ET PAYSAGES BRETONS. 361
d'incommodités qui gâtent les plus aimables choses du monde. J'ai lu que Ton vit arriver un jour dans le ciel une petite âme inconnue qui entra tout droit, sans avoir éprouvé aucune fatigue, ni versé une larme, ni subi un malheur, ni rien fait d'éclatant. Le bon Dieu lui assigna une place très-glorieuse, et il y eut dans toute l'assem- blée des saints une espèce de murmure étonné. Les regards se tournèrent vers l'ange gardien qui avait amené cette petite âme. L'ange s'inclina devant Dieu ; il obtint la permission déparier à la cour céleste, et de ses lèvres tombèrent, avec un bruit plus léger que celui des ailes du papillon, ces paroles que tout le ciel entendit : « Cette âme a toujours pris de bonne grâce sa part de soleil, d'ombre et de poussière, et n'a jamais rien contesté dans tout ce qui n'offensait pas Dieu. »
IX
UN ROMAN.
«l!l<
Icoutez, Madeleine, écoutez ! j'ai quelque chose à vous dire qui n'est pas d'un petit intérêt. Vous êtes jeune et je suis vieux ; il y a entre nous vingt-cinq ou trente ans, vingt-cinq ou trente siècles ! Ce n'est pas une raison
fr- t. II, H
362 CONTES
pour que je ne parle pas raison. Je crois que vous ferez bien, que vous ferez très-bien d'écouter ce que je veux vous dire, Madeleine.
a J'ai vieilli sur les livres : je ne dis pas cela pour me recommander; mais, à force de feuilleter les livres, j'ai appris beaucoup de choses que les livres ne disent pas. Je sais en vérité beaucoup de choses, Madeleine. Les vents d'un demi-siècle, en soufflant sur ma tâte, ont dispersé mes cheveux. La sagesse habite sous les fronts dépouillés.
« Tous les sentiers de la falaise vous sont connus, et vous montez et vous descendez en courant, là môme où il n'y a pas de sentiers. Moi, je vais lentement, lourde- ment, mais je sais où je mets le pied, et j'arrive quand vous êtes encore perdue dans vos chemins* de traverse. Ce n'est pas le chemin de traverse, c'est le grand chemin qui est le bon, et l'on arrive plus vite en marchant qu'en courant, Madeleine.
« Vous avez l'œil perçant, vous distinguez un oiseau dans les roches et dans les broussailles à des distances où je n'apercevrais pas même un douanier. Je vois pour- tant plus loin que vous, Madeleine; oui, certes, je vois plus loin que vous ! Je vois demain , tjue vous ne voyez pas. Je vois plus près aussi. Vos yeux, toujours à cent pas devant vous, ne regardent point ce qui vous entoure.
ET PAYSAGES BRETONS. 363
« Vous aimez les fleurs, vous aimez à former des bou- quets, et vous dévaliseriez bien tous les arbres d'un ver- ger au temps de la floraison pour vous tresser une cou- ronne* ou même pour tout jeter à vos pieds et danser sur des fleurs. Moi, je sais qu'il faut laisser les fleurs sur l'arbre si l'on veut avoir des fruits. Encore une chose, Madeleine, que vous ne savez pas !
« Pourquoi faites-vous cette moue railleuse, et quel soupçon ou quelle vanité vous*traverse l'esprit ? Quoi ! pensez-vous donc que je vante ma sagesse parce que j'aurais une folie en tête? Ah! mon enfant, si je voulais rire ! Non, certes, je ne veux pas rire ! je veux seulement donner un bon avis, un utile avis, même à la belle et brillante Madeleine.
« Il ne faut pas croire toujours, mon enfant, que l'on pense à vous faire la cour, et que l'on ne saurait avoir autre chose en vue, et que quiconque vous dit un mot s'est demandé : « Comment pourrais-je bien plaire à cette belle personne et prendre une petite place dans son cœur? » Hélas! Madeleine, ceux mêmes qui pourraient s'occuper de cela ne s'en occupent pas assez.
« Sans doute la jeunesse et la beauté dérident les vieux fronts ; elles disposent à l'indulgence l'esprit le plus morose ; elles amollisent en quelque chose le cœur le plus endurci. Là-dedans l'admiration peut avoir sa part. Mais la grande part, faut-il vous la dire? la grande part,
364 CONTES
Madeleine, est celle de la compassion. Si vous vous récriez, je ne dirai plus la compassion , je dirai la pitié.
« Certainement, la pitié! Je ne prétends point que de grands périls vous entourent ; je crois qu'il n'y en a point; mais tout au moins de grands chagrins vous atten- dent. Il en est un terrible pour les femmes ; terrible, inévitable et périlleux : le chagrin de vieillir. Vous ne croyez pas que Ton vieillisse, Madeleine, ou ce n'est pas votre affaire. Vous croyez que les uns sont venus au monde avec leur peu de cheveux gris, que d'autres mourront avec l'abondance de leurs cheveux noirs.
« Point du tout, chère Madeleine ; les chauves ont eu des cheveux, et les chevelus deviendront chauves. Comptez là-dessus. Comptez que les pas légers s'appe- santiront, et que les regards perçants et clairs verront descendre autour d'eux un voile de brouillard qu'ils ne pourront percer. Et il y a des mots qu'il faut dire et des soupirs qn'il faut pousser, qui brisent la voix .la plus agile ! Heureux, alors, qui sait encore chanter le Credo
et fredonner des psaumes !
»
« Eh bien ! dans cette triste condition Jiumaine, savez- vous ce qui est bon, ce qui est sage, ce qui même est doux? C'est de songer que l'on vieillira et de s'exercer à vieillir. Voilà pourtant, Madeleine, ce que je viens vous proposer. Choisissez à présent un bâton de vieillesse. Prenez-le où vous voudrez, pourvu qu'il soit droit et ferme ; mais prenez-le.
ET PAYSAGES BRETONS. 365
« Vous direz que c'est' trop tôt, que vous n'avez pas vingt ans ; que ce bâton, après tout, c'est un maître, et que, belle et de bonne race, avec un joli bien, vous ne voulez pas sitôt vous voir asservie. Il vous plaît qu'on soupire, qu'on espère et qu'on n'espère plus, et qu'on espère encore. Cela vous amuse, Madeleine, de remuer et d'abattre tant d'espérances et de penser que tant de cœurs sont pleins de vous.
« D'abord, chère petite, ils ne sont pas tant, et ils ne sont pas pleins; et, pour le plus grand nombre, votre dot tient bien la moitié, ou les deux tiers, peut-être les trois quarts, quelquefois les quatre cinquièmes de la place que vous pensez occuper. Ah ! Madeleine, si vos beaux yeux savaient le peu de prix des beaux yeux sur les marchés d'à présent! Déjà, de mon temps, ils ne comptaient plus guère ; ils ont encore beaucoup baissé.
« Qu'est-ce que l'on admire tant sur votre jolie tête ? Vos cheveux, dit-on, si longs, si fournis, si fins, plus noirs que l'aile du corbeau, et qui jettent des reflets bleus d'ardoise et &e moire? Moi, je dis que le véritable orne- ment de cette tête charmante, c'est la forêt de Penguilly dans le Finistère, qui rapporte dix mille francs. Et vos beaux yeux, ô Madeleine! vos vrais beaux yeux, -
•
« Ce sont vos deux étangs d'Auvergne, affermés chacun trois mille francs. L'amour prend feu dans la forêt, il rêve de se rafraîchir dans les étangs. Ah! qu'il en aime l'éclat paisible et la grandeur I... Mais quelque jalouse a
366 CONTES
dit qu'un chemin de fer, passant près de vos étangs, allait porter le poisson de mer en Auvergne ; aussitôt vos yeux ont rapetissé. Si l'un de vos étangs venait à tarir soudain, soudain vous seriez borgne, Madeleine !
« Il y a six mois, vous étiez déjà ravissante ; mais, à cause de vos reparties aiguës et de certains beaux dédains, Ton vous trouvait, — Ton avait tort, — plus d'impertinence que d'esprit. Voilà que votre oncle meurt et vous lègue ses salines des environs de Guérande : et voilà que votre esprit paraît plus aimable et plus piquant. On apprend que les salines ne sont pas tout l'héritage, qu'il y a encore le joli pré du Pouliguen : un grain de beauté sur votre cou d'ivoire !
« Ainsi voit le monde ; ainsi voient les jeunes garçons plus encore peut-être que les pères. Savez-vous comment la pauvre Anastasie est parvenue à se faire épouser du beau Léandre, qu'elle aimait et qui la trouvait laide ? Laide et mai taillée ; et Léandre s'étonnait qu'elle eût l'audace de l'aimer, et ne tarissait point sur les disgrâces de sa personne et de son esprit.
a Un héritage arrangea tout, releva la taille d'Anasta- sie, effaça ses taches de rousseur, lui fit un esprit tout aimable et plaisant. Léandre eut des rivaux qui l'inquié- tèrent, et la belle Eudoxie au teint de lait, fraîche comme l'aurore, svelle comme un peuplier, la belle Eudoxie, ô Madeleine, pleurant Léandre ingrat, dut choisir son époux parmi les rebuts d' Anastasie.
ET PAYSAGES BRETONS. 367
« Avec mes pauvres yeux qui ne voient guère loin, tout en faisant mon whist dans un coin du salon, tout en lisant mon journal qui me laisse penser à autre chose, j'ai compté vos serviteurs : il y en a cinq, peut-être six.
« Si seulement votre maison de Nantes brûlait, le pre- mier vous verrait plus noire que la fumée ; le second décamperait si quelque cousin ensuite se faisait adjuger l'héritage de Guérande ; le troisième, si vous perdiez encore un de vos étangs ; le quatrième, si les deux étaient perdus ;... et, si enfin la forêt de Penguilly venait aussi à disparaître.
« J'en ai compté cinq ou six : vous les verriez tous à la suite de mademoiselle de Hautecouleurs'; le septième seul vous resterait.
« Bien loin des autres, tout à fait hors rang, presque dans la foule, visible seulement pour des yeux qui ont pleuré, ce septième est le seul qui vous aime et le seul que. vous n'avez jamis aperçu. Il est grave, il est fort, il a l'âme sereine et douce, et il ne s'esl jamais proposé d'être riche ni de jouir de la vie.
« Votre maison de Nantes ne brûlera pas, on ne vous enlèvera pas l'héritage de Guérande, vous garderez vos deux étangs et votre forêt de Penguilly. C'est triste pour mademoiselle de Hautecouleurs, c'est dommage pour vous. Car mademoiselle de Hautecouleurs verrait aug-
368 contes
inenter sa cour, et vous, qui valez mieux que tous vos trésors, vous, Madeleine,
« Pauvre, vous verriez venir à vous le septième, qui se tient à l'écart et qui aurait honle de paraître escalader vos maisons, vos salines et vos bois. Vous le verriez accourir, et vous connaîtriez la tendresse, et vous auriez l'appui d'un grand cœur. Quand j'ai vu que je vous dési- rais ce bonheur, alors, Madeleine, j'ai su combien vous m'êtes chère.
« Et quand j'ai connu que vous m'étiez chère, cela m'a tout à fait donné bonne opinion de vous. Je me suis dit : « Il y a quelque chose en cette jeune fille, quelque chose qui vaut mieux que sa richesse, mieux que sa beauté, mieux que son esprit. Il y a de l'intelligence, une âme élevée, un cœur pur et bon. »
«
« Je regrette que tout cela tombe au jeune seigneur de la Ville-Oison, qui n'a véritablement que sa cravate, ou au brillant Desrosiers, qui sera mangé par les chevaux, ou au sérieux Tirefranc, qui deviendra juif, ou au rêveur Engoulevent, qui fait des vers de treize pieds, ou à l'in- nocent Baillemouche, qui n'est rien, qui ne sait rien, qui jamais ne fera rien.
. a Cependant, Madeleine, le plus mauvais choix serait de ne pas choisir, de vous prolonger dans les coquette- ties, dans les rêveries, dans les railleries ; de prendre cette habityde d'être adorée et de ne servir à riçn en
ET PAYSAGES BRETONS. 369
ce monde qu'à exciter l'ambition de quelques jeunes nigauds.
« Prenez-en tout de suite un ; prenez celui qui vous montrera le plus de cœur et de bon sens. Entrez dans le sérieux d# la vie, dans l'œuvre, dans le devoir. Faites- vous vieille pour apprendre à vieillir. Telle que vous êtes, avec ce courage qui ne diminuera point et cette raison qui mûrira, peut-être aurez-vous la gloire d'élever votre mari, en attendant d'élever vos enfants.
« Ainsi soit-il, Madeleine ! »
« Moi, Madeleine, pauvre ignorante qui ne vois rien, qui n'entends rien ; moi quasi folle, incapable de réflé- chir, j'ai pourtant réfléchi, j'ai essayé de comprendre et de voir. *
a Et j'ai cru deviner que ceux qui se piquent souverai- nement de voir ne voient pas, et que ceux qui se flat- tent de tout comprendre ne comprennent pas ;
« Et les fins observateurs qui regardent à droite et à • gauche, en faisant la partie de whist, peuvent bien per- dre la partie, mais n'ont rien observé.
« Quoi! cinquante ans d'existence et de lecture, et un sage de cette force n'a point encore appris qu'une femme sait voir ce qu'elle ne regarde pas !
il*
370 CONTES
a Ils ne sont pas cinq ou six ; ils sont six bien comptés; et il y en a six autres ailleurs ; et le septième, foi d'hon- nête fille, le septième est le treizième, s'il vous plait !
« Quelquefois après le bal ou la promenade, quelque- fois le matin ayant la messe, ils m'ont occupée assez sérieusement. Sans vanité, je les connais.
« Et si je voulais décrire le mystérieux septième (sep- tième d'ici, treizième sur le total), si je le voulais décrire, je crois sans vanité que j'en viendrais à bout.
« Je pense même que je pourrais apprendre quelque chose sur son compte au savant perspicace qui, naïve- ment, croit l'avoir découvert. Science orgueilleuse !
'« Et je sais très-bien ce qui fait le charme et la beauté démon humble personne; je sais très-bien que la parure qui me va le mieux est une inscription de rente.
« C'est pourquoi je me suis dit un jour * « Madeleine, « tu prieras la* Vierge Marie, et, si la Vierge Marie a « quelque bonne volonté pour toi,
« Elle t'inspirera l'amour du cloître; et tu couperas tes « cheveux comme Hortense, qui porte à présent la cor- « nette, comme Valentine, qui prie au Garmel, pieds « nus. »
a Or, un jour que j'avais fait cette prière, voilà que sur le seuil de l'église... Regardez bien si personne n'écoute; je vais vous dire un grand secret
ET PAYSAGES BRETONS. 371
« Voilà que sur le seuil de l'église... Non, je ne puis me résoudre à révéler ce mystère... Mais vous qui voyez tout, vous étiez là pourtant, et vous n'avez rien vu !
« Gomment ! je me laisse arrêter par vous, vous forcez votre timide compagnon de m'adresser la parole, je lui réponds à peine, et vous ne comprenez pas !
« Vous n'avez à la bouche que le mérite de cet homme rare, son esprit, ses talents, son courage. J'ai soin de n'y prendre aucun intérêt, et vous ne comprenez pas !
« Nous le rencontrons fréquemment quand vous dirigez la promenade ; cependant je vous laisse toujours diriger la promenade et vous ne comprenez pas !
a Vous ine louez de m'intéresser à la géologie, à la minéralogie, à l'hydrologie, à toutes les sciences de notre phénix, et vous ne comprenez pas !
« Je vous (lis parfois que j'ai horreur des inutiles et des galantins ; que l'homme ne vaut pas par la cravate ni par la figure, pas même par le nom ; qu'il se juge par l'œuvre et se pèse au poids du cœur, et vous ne com- prenez pas !
« Vous me voyez perdre mon goût pour le blason. Malgré l'impertinence de mademoiselle Chafin, deve- nue baronne de Ragrot, je n'ai plus le désir d'être au moins vicomtesse pour écraser cette baronne, et vous ne comprenez pas !
372 CONTES
. « Parfois, cependant, votre lent esprit semble enfin déchiffrer ma pensée ,* vite, il essui<v ses besicles pour mieux lire ; vite, je brouille la page, et vous ne comr prenez pas !
« Votre fier ami, lorsqu'il nous rencontre, m'adresse à peine la parole ; mais le hasard nous fait rencontrer régulièrement , et vous croyez que je ne comprends pas?
« Cet homme fier et hardi, qui l'autre jour domptait cent ouvriers en révolte, qui le lendemain affrontait la tempête ; ce vaillant qui sait parler, cet éloquent qui sait agir,
« Il rougit devant moi ; il s'embarrasse, il balbutie et s'entortille :. il cherche néanmoins cette humiliation et ce martyre , et vous croyez • que je ne comprends pas ?
« Vous qui remarquez tout, qui tenez compte de tout, et qui tirez des inductions de tout, connaissez-vous seu- lement l'histoire et le jeu du galet ?
« Oui, l'histoire et le jeu du galet? Je vois votre air confus, j'en ai pitié. Que monsieur votre grand et sagace esprit daigne essuyer ses besicles.
« J'avais ramassé un galet gris et rose, très-régulière- ment usé par la mer en forme d'œuf aplati. Il y en a cent millions de tout pareils sur la plage.
ET PAYSAGES BRETONS. • 373
;«l Notre savant, /à ma. demande, — vous n'avez pas compris! — m'expliqua, très-mal, pourquoi ce galet était gris, pourquoi rose, pourquoi en forme d'oeuf aplati tout ce que vous m'aviez expliqué très-bien la veille; et je m?en souvenais.
« L'explication donnée... c'est ici qu'il convient d'es- suyer les besicles... je portai le galet a mes lèvres pour voir s'il était salé, el je le laissai tomber. Que fil notre homme fier, notre homme sérieux?
« Il tourna, vira, détourna votre attention et la mienne et finalement ramassa le galet, ému comme s'il avait dérobé le Kohinoor.
« Parce que vous n'avez rien vu, vous croyez que je n'ai vu rien, et parce que vous ne comprenez rien, vous croyez que je n'ai rien compris !
« JEt si vous m'aviez vu rougir, vous auriez cru que je rougissais de voir un homme de mérite faire cette action digne du jeune Engoulevent.
« Dites-lui, si vous voulez, que je le connais, que je connais son cœur; que je vous ai fait conter toute son histoire., tout son courage, tous ses travaux.
« Dites-lui qu'à son insu (un jour que vous n'aviez point vos lunettes), j'ai vu sa mère et ses sœurs dans le charment asile qu'il leur a fait à la sueur de son noble front; dites-lui que je les aime.
374 CONTES ET PAYSAGES BRETONS.
c Dites-lui que, s'il veut pour épouse une fille sans bien, il peut demander la pauvre Madeleine ; car c'est lui qui est riche, et le coeur de Madeleine lui a .tout donné. »
LIVRE XV
LA CAMPAGNE, LA MUSIQUE ET LA MER
I
DÉPART.
Liberté! ma pensée et mon âme sont lasses; Onze mois de pavé, de journaux, de marchands! J'ai besoin d'un autre air : viens et m'ouvre les champs, Et les bois, et la lande, et les calmes espaces !
376 LA CAMPAGNE.
Je vais donc revoir l'herbe et les chaumes touchants, Les clochers élancés, les maisonnettes basses, Les roseaux dans Peau pure!... 0 liberté, tu passes Avec ce vent léger sur les arbres penchants!
Voici, bien loin du luxe aux sourdes amertumes. Voici les bonnes gens et les bonnes coutumes ; Voici les seuils fleuris bâti» par les aïeux.
0 biens, plus doux encor cent fois qu'ils ne promettent!
0 silence, ô loisir! ô spectacles qui mettent
Des chansons dans le cœur, des larmes dans les yeux !
II
LE CHATEAU RIDICULE.
Je la connais, la Haute-Roche, Et vos appels sont superflus ; Je la connais, je n'irai plus. Une fois suffit, — sans reproche.
J'en ai vu le maussade aspect, Le dehors nu, le dedans sombre,
LA MUSIQUE ET LA MER. 377
Le jardin sans fleurs et sans ombre, Le pré brûlé, l'étang à sec.
La nuit, votre affreux chien de garde A poussé d'affreux hurlements : On devine ses sentiments Rien qu'à son poil en hallebarde.
Gomme ce chien, comme les murs, Vos gens ont la mine farouche; Les mots sont rares en leur bouche Autant qu'au verger les fruits mûrs.
J'ai vu le salon amarante,
Et le fauteuil au dos pelé,
Où tant d'ennui s'est installé
Qu'on l'a nommé VUn des Quarante.
Sur la pendule, las de lui,
Le Temps traîne sa faux arquée;
Cette pendule détraquée
Vingt fois par jour sonne minuit.
•
Dans un fourreau de toile verte La harpe, hélas ! dort en un coin. Maître piano, fier, au loin Jette du son à table ouverte.
Il règne en ce cruel salon
Sous des mains tout à l'heure anciennes;
Je le sais! Il a fait des siennes
Un certain soir... Ce soir fut long!
378 LA CAMPAGNE,
J'ai compté, dans les couloirs tristes,
Les portraits lithographies
Où s'étalent, déifiés,
Vingt de nos plus grands pianistes.
J'ai vu les livres, — j'en ai froid ï — Qu'on attelle au . poids des soirées : Les heures lourdes sont tirées Par Ponson, Ponsard et Ponroy !
J'ai vu le journal sans figure
Où Larme-à-l'œil, pour en finir,
Dit qu'il ignore l'avenir...
Et que c'est là ce qu'il augure!
J'ai fait bien plus : j'ai conversé Avec les grands du voisinage! Monsieur le maire, en son ramage, Est un oiseau trop exercé :
Une heure au moins, sans rien rabattre, Il a tiré de son cerveau Ce qu'il savait de plus nouveau Sur Janin et sur Henri Quatre.
Monsieur le marquis des Cottrets Est grand chasseur. Sa maigre Hedwige Dit tendrement ; « Dieux! que ne suis-je « Assise à l'ombre des forêts? »
A force d'empois et de serge Elle atteint l'idéal du rond :
LA MUSIQUE ET LA MER. 379
La crinoline en potiron
A pu transformer cette asperge.
Mademoiselle Gorniquet Traîne quarante ans d'innocence; Cette vestale a tort, je pense, De battre toujours le briquet.
Étes-vous tout à fait charmée Quand madame d'Escarbagnas Conte l'un et l'autre Dumas? Moi, j'aimerais mieux la Ramée...
•
Mais, pour savoir tous mes ennuis, Ecoutez de franches paroles : Château, voisins et barcarolles, Ce n'est pas là ce que je fuis.
Hélas! ce séjour, d'épouvante, Je ne l'ai trouvé que trop doux ! Sans cesse il me parlait de vous, Il était plein de vous absente.
Je ne sais quoi, de tous côtés, Me chantait : « Nous l'avons connue ! « Elle reviendra, sa venue « Fleurira nos aridilés.
« Je verdirai, » disait la plaine, Et le jardin : « J'aurai des fleurs! » El le vent : « Je viendrai d'ailleurs, - « Ou j'adoucirai mon haleine. »
380 LA CAMPAGNE,
De vrai, tout prenait un autre air, Et jusqu'au piano lui-môme ! Il chantonnait : « Des doigts que j'aime, « Me rendront Mozart cet hiver. »
Non, non, je n'irai plus! Rapide, Rêvant le calme de Paris, J'ai fui ces lieux. — Et j'ai compris Ce qu'était le palais d'Armîde...
11 est fort gros, ce compliment ! Tout bien pesé, je le supprime. Mais* que mettre en place?... La rime M'est incommode en w moment.
Depuis une heure la quinteuse
Se refuse à dire ceci :
« Madame, je suis bien ici ;
« Mon humeur n'est plus voyageuse,
« Nous sommes quatre ou cinq reclus, « Dans les sables, comme en cachette; « Là nous avons une épi nette « Et des livres vingt fois relus.
« On chante, on cause, on se promène, « On reste seul autant qu'on veut, « Et les enfants seuls font un peu « Retentir la parole humaine.
« Pas de journal; aucun marchand « De on dit ni de ritournelles;
J
LA MUSIQUE ET l-A MER. 381
« Le barbier donne ses nouvelles, « La fauvette donne son chant.
a Aucune dame qui s'ennuie,
« Aucune fille à marier;
« Point de ces gens faits pour briller,
a Si terribles les jours de pluie.
a On se lève avec le matin : « Soleil et bois, mer et prairie, a Fleurs de bruyère, odeur de thym, « Rien qui n'embaume et ne sourie.
« Les champs, la musique et la mer « Remplissent nos promptes journées ; u Sans emporter un songe amer « Les heures passent étonnées. »
III
MESSAGE.
bonnet, mon bel ami, venez ça. L'on vous charge D'un illustre message, illustre même à vous ! —
388 LA CAMPAGNE,
Or, comme vous allez en un pays fort doux, Chaussez les souliers fins, prenez le manteau large.
Coiffez un blanc plumet, revotez vos bijoux, — Les plus beaux! Évitez cependant la surcharge. Bien ! Prenez ce vélin fleuri d'or sur la marge : Et, maintenant, volez à nos jeunes époux.
S'ils ne sont pas au bord du- ruisseau, sous le tremble. Tournez vers les maisons. Deux voix chantent ensemble ; Si vous reconnaissez Palestrine ou Mozart,
C'est là. Dans le logis pénétrez sans relard,
Et, de votre aspect grave étonnant ces demeures,
Annoncez qu'aujourd'hui nous dfnons à cinq heures.
IV
LES'TROIS MAITRES.
Hayden est la candeur qu'un feu céleste anime ; 11 ne voit point le mal, il ne l'a point connu.
LA MUSIQUE ET LA MER. 383
11 rêve, il prie, il chaute. En son cœur ingénu Il croit n'être qu'heureux alors qu'il est sublime.
Plus, grand à l'œil trompé qui mesure sa cime, Plein de force et d'orgueil, Beethoven est venu : À ses accords se mêle un cri mal contenu, Un cri désespéré qui s'éteint dans l'abîme.
L'un est trop reposé, parfois l'autre est hagard.
Entre eux deux, à mon gré, l'homme vrai, c'est Mozart;
Je sens en lui toujours vibrer la corde humaine.
Il a le repentir, l'espérance et les pleurs, Et la joie attendrie, et la douleur sereine, Et dans le précipice il cueille encor des fleurs.
LETTRE A UNE ÉfLORÉE.
Uachez vos pleurs, madame, et votre épaule, Si vous voulez — mais, là, sincèrement, — Que le bon Dieu calme votre tourment ; Ne chantez plus la romance du Saule.
384 LA CAMPAGNE,
C'est la coutume aux dames de la Gaule D'avoir le cœur en plein déchirement, Et de rogner trop sur le vêtement : Leur deuil n'est triste, hélas! que de son rôle.
Donc il faudrait qu'un ange vînt des cieux Pour étancher les pleurs de vos beaux yeux, Et vous brillez un peu plus qu'une étoile...
Dame, Dieu fit les anges, s'il vous plaît, Pour admirer la beauté qui se voile Et consoler la douleur qui se tait.
VI
Y otre voix est souple et légère, Vos doigts sont souples et légers; Lislz même est pour vous sans dangers, Le reste n'est pas une affaire.
Les lions paraissent enragés
Quand vous chantez un air de guerre;
UNE DIVA.
LA MUSIQUE ET LA MEK. 385
Chanlez-vous un air de,bergère : Soudain les lions se font bergers.
Multipliez vos entreprises : Caprices, polkas, vocalises, Tout est permis à tant d'appas.
Attaquez tout. Qu'on en fabrique ! Mais Mozart, c'est de la musique ; Charmant objet, n'y louchez pas !
VII
SUZANNE.
Lombien je le sais gré, Suzanne, brave tille,
*
De tes pauvres habits et de ton teint hâlé! Que j'admire ton front de sueur empferlé ! Que j'honore la main durcie à la faucille!
Tout Télé dans les champs, tout l'hiver à l'aiguille, Jamais de ton grand cœur un soupir exhalé JTa trahi des soucis dont lu n'as pas parlé; Ta vie est un devoir, ange de la famille.
T. II. \lu
386 LA CAMPAGNE,
Nos garçons les mieux faits el de meilleur renom
Sollicitent La main, et tu leur as dit : « Non.
« Non, car Dieu m'a liée, et je garde ma chaîne ! »
Et tranquille, vouée à la mère, à tes sœurs, Pour ta beauté perdue en de si durs labeurs, Il n'est pas un regret dans ton âme sereine.
VIII
GRACE D'EN HAUT.
I a forlune a baissé, mais ton âme s'élève ; Dans ton cœur labouré je vois poindre la foi. C'est bien; tu sors enfin du sommeil et au rêve. Ah! j'ai tremblé pour toi!
En ce temps-là, brillant de l'orgueil de la vie, Mesurant l'avenir d'un œil audacieux, Tu ne paraissais pas sans exciter l'envie : Je t'ai souhaité mieux !
La gloire s'attachait à tes moindres ouvrages,. L'or courait en tes mains ouvertes à moitié ; l'on front étincelant défiait les orages; Dieu t'a pris en pitié.
LA MUSIQUE ET LA MER. 387
Lorsque la renommée épuisait son haleine A vanter ton génie et ses jeux triomphants, Lorsque la joie hantait ta maison, toute pleine D'or, de fleurs et d'enfants;
Pour ramener à lui, pour te rendre à loi-même, Pour élever ton âme à toute sa valeur, Pour te donner enfin l'avenir, Dieu, qui t'aime, T'envoya le malheur.
IX
/
LA CROIX '.
Affame d'être heureux, j'ai, d'une ardeur profonde, Fatigué mon esprit et mon âme longtemps, Demandant le bonheur aux succès éclatants, Aux hommes, à l'amour, à la fortune, au monde.
J'ai trouvé les succès et l'amour inconstants; Les hommes sont divers et rayants comme Tonde : Sur eux ou sur soi-même insensé qui se fonde ! Le monde et la fortune ont des dons rebutants.
Trop tard je me tournai vers Tordre légitime :
Le bonheur était là, fruit de la vie intime.
Il m'apparut; la mort prit soin qu'il durât peu.
1 Imité de Silvio Pellico.
H88 LA CAMPAGNE,
Quand j'eus fait el refait ce cercle de souffrance, Je vis qu'en la croix seule était mon espérance : Et j'embrassai la croix, et je sentis mon Dieu.
FRERE JEAN.
Lorsque j'entrai dans la cellule, Le frère Jean était sans voix ; On lui lisait quelque formule, 11 baisait doucement la croix.
Ses grands yeux conservaient leur flamme. (c 0 Seigneur ! pensai-je à part mot, « Vous éteignez cela! Pourquoi « Sitôt nous retirer cette âme?
« Sa science aux paroles d'or,
« Sa foi, son cœur, que ce trésor
« Encor quelque temps nous demeure! »
Jean sourit et me prit la main.
« Dieu, me dit-il, sera demain ;
« Et qu'importe qu'un moine meure ! »
LA MUSIQUE ET LA MER. 389
XI
Un long hiver allait finir : Déjà la bise était moins forte; Le premier souffle du zéphyr D'avril entre-bâillait la porte ;
11 ramenait l'aimable escorte Du printemps vert, prêt à fleurir ; On voyait le lilas s'ouvrir,
Lorsque notre Isabelle est morte.
•
Le ciel aussitôt se voila; De nouveau la bise souffla, Glaçant la terre moins parée; . Tout le printemps fut assombri, Avril manqua dans la contrée, Et les lilas n'ont point fleuri.
ISABELLE. I
liM*
000 LA CAMPAGNE.
XII
lin te voyant, Rose-Marie, Un artiste brillant et sûr Des anciens maîtres de l'Ombrie A retrouvé le style pur : Voici qu'il peint une prairie, Un églantier, un ciel d'azur,
Là, sousjles branches emperlées, Une fille de dix-huit ans Sourit, mais grave en son printemps, Comme les douleurs consolées; De pâles fleurs sont enroulées Dans ses cheveux demi-flottants.
Ses deux mains sont jointes. A peine Ses pieds courbent le gazon fin ; Son vêtement de blanche laine Semble voiler un séraphin ; Ses yeux sont au ciel ; sçn haleine Monte vers Dieu, sa seule fin.
ROSE-MARIE.
LA MUSIQUE ET LA MER. 391
Elle est calme et pourtant pensive; Mais, tout le ciel en est témoin, Ce qui tient sa pensée active, Ce n'est pas un terrestre soin : Son oreille écoute, attentive, Des concerts qui viennent de loin*.
« Oh! quelle est humble en sa lumière ! « Oh ! qu'elle est douce en son ardeur ! « Dit-on; l'artiste avec ferveur « A peint range delà prière. » Et lu le crois ; et la candeur Fait sourire et pleurer ta mère.
XIII
l'épouse.
La pâle jeune veuve, attendant d'être mère, Amante encor, pleurait; mais, parfois souriant, Sous le poids de la vie et de la mort pliant, Elle disait : « Mon deuil aussi n'est qu'éphémère. »
Celui que par amour elle appelait son père
Voyait ce cœur blessé se raffermir vaillant.
Un jour elle lui dit : « Dieu montre à ma prière,
« Sous un brouillard de pleurs, mon soleil plus brillant. »
392 LA CAMPAGNE,
Elle ajouta : « Le choix m'est donné de la tombe Ou du berceau. L'amour sur l'un et l'autre tombé, • Dieu choisira pour moi; l'un et l'autre m'est doux. »
Un bel enfant naquit. 0 fête douloureuse !
Elle dit à l'aïeul : « 7e m'en vais bien heureuse :
Je vous rends votre fils ; Dieu me rend mon époux. »
XIV
LA SONATE- EN LA MAJEUR.
Uomme un rayon de jour dans l'abîme tremblant, Comme un rêve dernier, cher et suprême leurre, Gomme un ami pieux qui pour consoler pleure, El qui craint de blesser encore en consolant;
Aussi triste que nous, mais à ce deuil mêlant Un accent résigné que l'espérance effleure, Ainsi de nos adieux Mozart adoucit l'heure. — J'emportai cette fleur cueillie en m'exilant.
Elle n'est point flétrie. En mon âme apaisée, Elle vit; ses parfums sont les mêmes toujours, Elle embaume toujours ma douleur accoiséc.
LA MUSIQUE ET LA MER. 393
Si ce n'est toi, Mozart, qui sait de tels discours ? Dans les aridités dont je suivais le cours Qui pouvait sur mon coeur verser cette rosée!
XV
ISABELLE.
(juELs rires ingénus éclairaient son visage, Souvent grave pourtant, mais jamais assombri / Lorsqu'on parlait du bien, quels éclairs de courage ! Lorsqu'un malheur passait, quel regard attendri !
Gomme elle avait l'esprit léger et non volage ! Comme elle sut à Dieu garder son cœur meurtri ! Caractère de sainte et beauté de péri, De dons et de vertus ravissant assemblage !
Nous avons vu ces traits, par la grâce formés,
Pâlir sans se flétrir, et ces yeux animés
Dans les larmes briller de flammes plus profondes.
La mort la laissa belle, et défit, seul affront,
Ses beaux cheveux ondes, que l'on vit de son front
Ruisseler sur son corps en deux cascades blondes. •
$#4 LA CAMPAGNE,
XVI
LA SYMPHONIE PASTORALE.
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c
et âpre Beethoven, cet indompté génie, — 0 mystère des champs ! ô mystère de l'art ! — Le voici qui prodigue en trésors d'harmonie La candeur de Hayden et le feu de Mozart.
11 a vu les prés verts et l'aubépine fraîche; Le vent de mai distrait le farouche songeur. Il écoute, il soupire, et dans ses yeux il sèche Des pleurs, tout étonnés de sortir de son cœur.
Il chante. — Est-ce bien lui ? Ce cœur froissé respire ! Les acres désespoirs un instant sont bannis , Tout à l'heure son chant tranquille va sourire Gomme les cris joyeux qui s'élancent des nids.
Quel murmure charmant, et noble, et vif! La brise Ne se rend pas plus douce au liseron vermeil; L'atome bourdonnant, que la lumière irise, Moins ajlègre se baigne aux rayons du soleil.
LA MUSIQUE ET LA MEB.
Chères œuvres de Dieu, belles fleurs, doux ombrages, Calme rempli de vie et de chastes senteurs, Ciel pur et bienfaisant même dans tes orages, Ruisseaux clairs, chemins creux, buissons, oiseaux chanteurs !
Vous inondez de paix son âme rajeunie ; Vos langages divers, tous ensemble écoutés, Sur sa lèvre vibrante éteignent l'ironie; Il n'est plus que l'écho de vos simples beautés.
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H
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Si quelque note encor trahit sa vieille plaie, L'apaisement s'y peint plutôt que la douleur. Tout rit autour de lui, l'eau, le bois et la haie; Il veut prendre sa part, il veut croire au bonheur.
Le flot vient caresser les glaïeuls du rivage; Détachons la nacelle et suivons le courant. Que ces bords sont charmants dans leur douceur sauvage ! Que le jour, à travers ces voûtes de feuillage, Verse un calme enivrant!
Ses avirons, sans voile, à la brise docile, L'esquif s'en va tout seul, par le flot gouverné. Tu nous as fait, mon Dieu, le bonheur si facile ! Et nous le poursuivons d'une ardeur imbécile, Quand tu nous Tas donné...
Inénarrable chant des saintes solitudes, 0 silence sacré qui règnes en ces lieux!
396 LA CAMPAGNE,
Nous faisons pour parler tant de vaines éludes... Toi, tu remplis le cœur de douces quiétudes, Silence, chant des cieux!
Le bonheur, c'est l'oubli de soi-même et du monde. Heureux qui sait se taire en attendant la mort ! Heureux qui ne veut rien que l'ombre plus profonde ; Qui, regardant les cieux, laisse la brise et Tonde Le mener dans le port !
Soi-même se choisir une roule, folie! Dieu, si nous l'en prions, le fera mieux pour nous. Vous qu'à ces humbles lieux un sort propice lie, Où sauriez-vous trouver rive plus embellie, Air plus pur, chants plus doux ?
Ecoutez, écoutez ! sous la feuillée épaisse, Écoutez cet oiseau qui gazouille sans art : C'est le printemps en fleur, la joie et la jeunesse; (Test l'hymne de l'amour, c'est un chant d'allégresse Que n'a point su Mozart.
Tout s'émeut; tout répond : la nature, ô merveille! Partout silencieuse, a partout mille voix ; Un immense concert de tous côtés s'éveille ; Tout y fait sa partie, et le vent et l'abeille, El la plaine et les bois.
Mais tout ce bruit divin me laisse encore entendre Le calme battement de mon cœur adouci ; Là, pour bénir le Ciel, chante une voix plus tendre... -Ne laisse pas, Seigneur, le monde me reprendre; Fais que je meure ici !
LA MUSIQUE ET LA MER. 397
Loin de toi j'ai trahi mon âme désolée; Tout breuvage est amer, tout chemin périlleux ; Tout est mensonge au cœur : par l'envie harcelée, La gloire avec effort bâtit un mausolée Pour l'œil des curieux.
La gloire, éclat d'un jour que la foule insultante Promet, donne, retire au faible comme au fort! Ce perfide hochet, qu'on méprise et qui tente, Dans l'horreur du néant met l'horreur de l'attente, Et tourmente !a mort.
Mon âme pour toi seul, à tes pieds revenue, Murmurera des chants par toi seul inspirés; Ainsi chante pour toi la nature ingénue, Et tu me donneras une tombe inconnue Dans ces lieux ignorés !
Heureux, Seigneur, tes morts! Tu baignes de rosée Leurs ossements bénis qui renaîtront plus beaux ; Sur eux, comme ton sceau, ta croix sainte est posée, Ton soleil, échauffant leur cendre reposée, Fait chanter les tombeaux.
Pendant qu'il rêve ainsi, triste sans amertume, L'esquif aborde. — Il voit des visages joyeux, 11 reste ; à ce tableau son regard s'accoutume, Et l'aspect du bonheur ne blesse plus ses yeux.
t. u.
12
398 LA CAMPAGNE,
Ce sont les villageois : on veut danser sur l'herbe. « En place, braves gens, je suis ménétrier ! « Je sais un air de danse à tout rompre, superbe, « Fait pour des cœurs contents et des jarrets d'acier.
« Allons ! Fritz et Lisbeth, et Mathurin et Rose, « Jeanne, Guillaume, tous, qu'on se tienne les mains ! « Voyons si je m'entends au ballet : — une chose « Que je n'essayerais pas pour le roi des Romains !
a Savez-vous, braves gens, quelles sont leurs folies « Là -bas? Dans leurs plaisirs, de l'honneur détestés, « Il leur faut des langueurs et des mélancolies! « Nous saurons mépriser ces lâches voluptés.
« Allons! le cœur au large et le poing sur la hanche; u Sans mêler aux chansons des soupirs irritants, « Dansons d'un pied solide et d'une allure franche; « Dansons en gens de bien qui prennent du bon temps.
« En avant! Un, deux, trois! Ah! bravo! le sol tremble! « C'est cela, mes amis! Du talon ! Et toujours! « Un, deux, trois! Orphéus n'a pas fait, il me semble, « Mieux danser les forêts, les rochers ni les ours. »
Bons danseurs ! Chacun d'eux, essoufflé, recommence : Un, deux, trois ! Que cet air leur paraît engageant ! Encore ! Voilà bien, je l'espère, une danse ! La sueur sur les fronts rit en perles d'argent !
LA MUSIQUE ET LA MER. 399
Piano, maintenant. A (on tour, blonde Élise, Parais seule. On a vu ton air doux et moqueur... L'oiseau qui s'enfuyait écoute et se ravise... Pauvre ménétrier, prends bien garde à ton cœur !
Sous les pieds de l'enfant le gazon se relève. Poète, pour noter le doux bruit de ses pas, La muse dans ton âme a rafraîchi ce rêve Que le temps ne rend plus et qu'il n'efface pas !
Ainsi sur le flot clair danse la flamme-fée ; Ainsi sous le ciel pur court le nuage blanc; Ainsi le joyeux mai, d'un souffle frais et lent, Dans une haie en fleur balance son trophée.
Le beau nuage blanc s'absorbe dans les cieux ; Là s'envolent la flamme et le parfum austère : Et toi, fille innocente, ô puisses-tu, comme eux, Après ton doux malin ne pas toucher la terre !...
XVII
LA COURONNE.
1 out homme en ce bas monde ainsi que toi soupire. Va, cesse de former d'inutiles projets!
400 LA CAMPAGNE,
Dieu pourrait te donner la fortune et l'empire : Le bonheur ici-bas, tu ne l'auras jamais.
Du désir qui dévore au regret qui déchire Sache qu'il n'est qu'un pas : c'est celui que tu fais. Ce bonheur, où ton âme incessamment aspire, N'est qu'un rapide songe entre deux jours mauvais.
Ta, part est dans ton cœur, c'est là qu'il faut la prendre ; Ensuite dans La croix, et c'est là qu'il faut tendre : Tes autres vœux seront moins remplis qu'expiés.
Tu te crois sans nul bien ; quand viendra la tempête, Tu compteras Les fleurs que Dieu mit sur ta tête, En les voyant tomber feuille à feuille à tes pieds.
XVIII
POIDS DE LA VIE.
J'ai passé quarante ans. De l'humaine misère J'ai porté le fardeau tous les jours. Il est grand! Sans en accepter un, j'ai refait en pleurant Tous les chemins heureux que j'avais sur la terre.
LA MUSIQUE ET LA MER. 401
Je sais ce qu'ici-bas le Ciel donne el reprend : Deuil d'ami, deuil d'époux, deuil de (ils, deuil de père, Deuil, hélas! de chrétien. J'ai bu cette heure amère, J'ai tenu dans mes bras Valdegamas mourant.
J'ai vu l'esprit de l'homme au mal vouer un culte ; Sur mon drapeau sacré j'ai vu monter l'insulte ; Chez des amis vivants je me suis vu mourir.
Et, parmi tant de deuils humiliant mon âme,
Satan m'a fait. subir son ironie infâme...
0 mort ! ô mort ! ô mort ! tu tardes à venir !
XIX
LA MER.
Du haut de la colline, assis sous le vieux frêne, J'ai vu le beau matin rire dans le ciel clair. Des souffles embaumés sans bruit traversaient l'air, Effleurant les buissons plus ornés qu'une reine.
Non loin de mes regards, immobile, la mer, Libre de vils fardeaux dans sa paix souveraine, Autre ciel tout d'azur, épanchait sur l'arène Ses étoiles d'argent où se jouait l'éclair.
403 LA CAMPAGNE,
Dieu me faisait sentir sa présence sublime : Il descendait du ciel, il montait de l'abîme! Je riais. — Tout à coup, remplissant le chemin,
L'homme, hélas ! apparut : un berger maigre et blême, En haillons, l'œil méchant, vomissant le blasphème, Menait ses moutons paître, un fouet à la main.
XX
LE CYPRÈS.
J e ne suis plus celui qui, charmé d'être au monde, En ses âpres chemins avançait sans les voir. Mon cœur n'est plus ce cœur surabondant d'espoir D'où la vie en chansons jaillissait comme une onde.
Je ne suis plus celui qui riait aux festins, Qui croyait que la coupe aisément se redore, Et que Ton peut marcher sans que rien décolore La beauté des aspects lointains!
Est-ce donc moi, mon Dieu ! qui sous un ciel de fête, Quand l'orgue chantait moins que mon cœur triomphant, Du pied de vos autels emmenai cette enfant, Le bouquet d'oranger au sein et sur la tête ?
LA MUSIQUE ET LA MER. 403
De quels rayons divins ce jour étincela! Que de fleurs dans les champs! dans les airs quels murmures! Tout nous riait, les eaux, les bois, les moissons mûres... Est-ce moi qui passai par là ?
«
Sur mon front qui se ride ai -je vu tant de flammes ?
Ai-je d'un jour si beau vu le doux lendemain ?
Est-ce à moi qu'on a dit, en me pressant la main :
« Pour V aimer j'ai deux cœurs, je porte en moi deux âmes ? »
Plus tard, à ce bonheur quand vous mettiez le sceau, Ai-je été ce mortel béni dans sa tendresse Qui vous offrait, Seigneur, des larmes d'allégresse, Prosterné devant un berceau ?
Dieu clément, est-ce moi? Les berceaux, la couronne, L'avenir... Maintenant, quand je songe à ces biens, J'ignore si je rôve ou si je me souviens. J'habitais dans la joie, et le deuil m'environne.
Le souffle de la mort, plus tranchant que le fer, A moissonné mes fleurs dont les parfums périssent ; Mille maux dans mon cœur à leur place grandissent, 0 doux passé, regret amer!
Le temps, ce ravisseur de toute joie humaine,
Nous prend jusqu'à nos pleurs, tant Dieu veut nous sevrer ;
Et nous perdons encore la douceur de pleurer
Tous ces chers trépassés que l'esprit nous ramène.
Ah! comme ils sont présents! comme elle vit, la mort! Comme l'on voit ses yeux entr'ouverts, ses mains roides ! Comme elle s'établit dans nos demeures froides, Dans nos cœurs navrés qu'elle mord !
404 LA CAMPAGNE,
Le temps n'a pas marché; c'est hier, c'est tout à l'heure :
J'étais là, près du lit de mon père expirant,
J'allais d'un ami mort vers un ami mourant... ;
Et vous trésors de Dieu, trésors qu'au moins je pleure,
Biens que j'eus un instant et dont j'ai su le prix, Doux enfants, chaste épouse, ô gerbe moissonnée ! 0 mon premier amour et ma première née, Anges que le ciel m'a pris !
La mère, en s'en allant, des agneaux fut suivie ; L'une partit, puis l'autre ! Avant qu'il fût deux mois, De mes tremblantes mains j'en ensevelis trois !... Je les vois, mais non plus dans la fleur de la vie,
Non plus, avec ces traits dont j'avais trop d'orgueil, Au baiser paternel offrant leurs jeunes têtes; Mais telles que la mort, hélàs ! me les a faites : Immobiles dans le cercueil.
Mes pas suivent encor le char qui les emporte ; Dans la fosse mon cœur tombe encor par lambeaux : Et, comme les cyprès plantés sur leurs tombeaux, Ma douleur chaque jour croit et devient plus forte.
J'ai vu le champ romain, de ruines couvert ; Poussière de splendeur sans retour écroulée ; Rien ne vit dans la plaine à jamais désolée ; Le cyprès seul est toujours vert.
LA MUSIQUE ET LA MER. 405
XXI
RETOUR.
U brises de la mer, ô plage solitaire, 0 senteur des buissons, ô calme du matin, O moments de repos arrachés sur la terre A l'avare destin !
« Que fais-tu ? — Je travaille. — A quoi ? — C'est le mystère. La cendre d'un cigare était mon seul butin. Mais je passais le jour sans rencontrer Voltaire, Sans lire Trissotin.
Ai-je perdu mon temps en cette reposée ? Non ; elle m'a donné tout ce que la rosée Donne aux prés rafraîchis;
Plus de vie et de joie est au fond de mon âme : Je vois ces champs, j'entends ce noble vent qui brame Sur les flots affranchis !
12*
LIVRE XVI
VUES PRISES DU CLOITRE
I
A JACQUES-EMILE LAFON, PEINTRE.
Il me semble que j'habite un tableau du quatorzième siècle : le cadre est tantôt un cloître, tantôt une église. Toutes les figures qui s'y meuvent sont empreintes de cette piété que l'on trouve dans les ouvrages des vieux maîtres. Il n'y a pas de visages que le bon Dieu et le capuchon ne sachent embellir. Foi, amour, beauté, c'est le même mot. Je m'étais demandé par quel pro-
408 VUES PRISES DU CLOITRE.
cédé les artistes du moyen âge rendaient charmants des types parfois si vulgaires, où ils prenaient ces figu- res communes et belles, où ils avaient vu des saints camards, des anges louches, des vierges lippues. Ils trou- vaient cela dans les couvents, dans les églises, sur la place publique, et ils n'avaient pas besoin de chercher beaucoup. A défaut d'autres documents, je ne voudrais que ces représentations de la ligure humaine pour mon- trer combien il y avait de foi, de piété, d'honnêteté dans le moyen âge.
Outre mes très- chers et révérends Pères profes, mes frères les Novices et mes frères les Convers, tous illumi- nés de ces beaux rayons de la prière, je vois ici, le dimanche, des paysans qui fourniraient d'admirables têtes de disciples, de martyrs et d'apôtres. Vingt bonnes femmes des campagnes d'alentour n'auraient besoin que de la robe et du voile antiques pour former des groupes (TOrantes qui ne laisseraient rien à désirer ni du côté de la vérité, ni du côté de l'idéal.
Et c'est pourquoi je t'écris. Quand tu auras quinze jours à dépenser, viens dans cette tranquille et renaissante abbaye de [Solesmes ; elle renaît, non à l'âge où elle est morte, mais juste à l'âge de la belle et fervente jeunesse. Quinze jours ici te vaudront quinze mois d'études ; tu verras des têtes de moines, lu sauras ce que c'est qu'une physionomie de saint dans l'ordinaire de la vie. La grave douceur de la méditation demeure sur ces visa- ges, comme l'odeur de l'encens reste dans l'église après que les encensoirs sont éteints.
Tu seras reçu chrétiennement, c'est tout dire. On te
VUES PRISES DU CLOITRE. 409
donnera une des chambres qui regardent sur la campa- gne et sur la rivière ; d'un côté tu entendras chanter les oiseaux, de l'autre les moines. Tu jouiras de la beauté des offices. J'ai la grand'mçsse tous les jours, pour moi seul, sans tapage de chaise, sans piétinement de curieux, sans froufrou de robes élégantes, sans bruits du dehors. Ici point de suisse, pas même de hallebarde ; aucune figure d'employé. La loueuse de chaise est inconnue ; le donneur d'eau bénite, inconnu ; la belle voix du chantre expressif, inconnue. Aucun progrès n'a embelli le culte ; la poésie du Santeuil et la musique du Lebœuf, incon- nues ! C'est l'office divin d'avant le progrès. Le très-révé- rend Père abbé ne permet pas que rien ose altérer la saveur de la divine liturgie.
Viens ; n'apporte que l'ordinaire bagage : tes crayons, . tes pinceaux et ta Journée du Chrétien : homme heureux et sage qui, donnant à ton art toutes les forces de ton intelligence et tous les jours de ta vie, as su ne point séparer ton art de ta foi ! Mais si par hasard tu voulais des livres, il y en a ; et si, sans te donner la peine d'ou- vrir ces livres, tu veux cependant savoir ce qu'ils disent, on te le dira. La théologie sait beaucoup de belles choses sur tous les arts, sur le tien particulièrement : on t'offrira ses lumières. La science ici est douce et géné- reuse ; le savant ne garde pas sa trouvaille pour garnir un rapport à l'Académie. Comme c'est à Dieu qu'il a demandé la science, il sait qu'il ne l'a reçue que pour la donner; il la donne. Oh! que ces hommes savent, et savent bien, et savent humblement, et enseignent cor^ dialement !
410 VUES PRISES DU CLOITRE.
Mon ami, les choses de la vie étaient bien bonnes et commodes autrefois, et bien arrangées pour les pauvres gens comme nous ! H existait partout des asiles comme celui-ci où les moindres servants de l'art pouvaient se
•
réfugier quelques jours tous les ans, dans la paix, dans Tétude, dans les chères amitiés, dans les grands et saints conseils. Qui n'avait pas un couvent et tout au moins un moine pour ami ? On frappait à cette porte, elle s'ouvrait. Venez-vous pour le repos : voici une cellule. Venez-vous pour la prière : voici l'église. Venez-vous pour le travail : voici la bibliothèque et des hommes qui savent ce qu'elle contient. Venez-vous enfin parce que votre cœur est triste et votre âme troublée : voici des consolations et des lumières.
Et combien sont venus, et combien sont restés, à l'abri des tempêtes, faisant de ces beaux et savants livres qu'on ne fait plus! Crois-tu que, parmi tous ces grands Bénédictins des derniers siècles, plusieurs, le monastère leur manquant, n'auraient pas choppé dans le roman et dans le vaudeville ?
Quant à ton art, c'est aux leçons du cloître qu'il a dû la plus abondante et assurément la plus saine partie de ses chefs-d'œuvre. Non- seulement les moines faisaient beaucoup de commandes, mais leurs belles et théologi- ques directions, jointes à l'influence du cloître, inspi- raient de véritables pages d'histoire et de véritables traités de doctrine, au lieu des fantaisies qui déshonorent aujour- d'hui tant d'habiles pinceaux. Raphaël n'a pas trouvé tout seul la grande philosophie de CÈcole d'Athènes et la grande théologie de la Dispute du saint Sacrement ;
VUES PRISES DU CLOITRE. 4H
ni Domenico Zampieri l'ordonnance si intelligente de la Communion de saint Jérôme; ni Murillo la mystique sublime qui luit dans Y Immaculée Conception; et il fallait que Frà Angelico fût religieux pour peindre ses mado- nes et ses crucifix, et que Lesueur se fit Chartreux pour nous donner Saint Bruno.
En ce temps-là, les artistes n'étaient pas si riches, ou plutôt ne gagnaient pas tant qu'aujourd'hui ; mais, nous l'avons dit souvent ensemble, ils trouvaient dans l'exer- cice de l'art des joies qu'aucune richesse, que la gloire même ne peut égaler. L'artiste qui n'est pas heureux lorsqu'il tient son outil et lorsqu'il sent que l'inspiration dirige sa main, celui qui ne renoncerait pas immédiate- ment à tout avantage qu'il faudrait acheter du sacrifice de son art, celui-là n'est qu'un manœuvre. Ou il n'a pas reçu le don de Dieu, et il devrait chercher une autre car- rière, ou, par la bassesse de ses pensées, il s'est rendu indigne du don de Dieu, et il n'a pas droit aux nobles jouissances que lui promettait sa vocation trahie. Je ne sais si Murillo, Lesueur, Zampieri ont fait fortune; je crois qu'ils ont été pauvres ; mais je n'ai jamais contem- plé leurs ouvrages sans admirer le sort si doux et si beau que Dieu leur a fait. Quelles heures charmantes et vite écoulées dans ces existences consacrées à rêver et à exprimer de belles choses ! A tous les plaisirs que peut procurer la richesse compare l'enchantement de voir ton œuvre éclore sous tes doigts. Que dirais-tu de l'ar- tiste qui, devant quelque belle muraille à couvrir, vou- drait troquer ses pinceaux pour faire le métier et se passer des insolences du plus gros riche de la terre? Ce
412 VUES PRISES DU CLOITRE.
ne serait pas seulement la marque d'une âme basse, mais encore d'un esprit dérangé. Je sais qu'Épulon a des che- vaux, des parasites et le reste, et qu'il peut commander à la plupart des peintres (pas à toi pourtant) n'importe quel tableau de salle à manger ou de boudoir. Il peut dégrader le peintre, mais le plaisir que le peintre, même dégradé, s'il aime encore son art, pourra trouver à faire même ce vil tableau, Épulon ne peut se le donner. Et le Juge suprême de toutes les œuvres dira au peintre cou- pable : « Ne t'excuse pas sur les tentations que t'apportait le bonheur de cet homme d'argent ; je t'avais fait plus heureux que cela ! »
Les moines n'exposaient point les arts à tomber dans ces forfaitures ; ils ne leur demandaient que de nobles labeurs, et ainsi les artistes avaient tout entière et toute pure la volupté de produire.
Non, encore une fois, je n'imagine rien de plus heu- reux que Lesueur, dans le cloître des Chartreux, se voyant en face de ce grand poëuie de la vie de saint Bruno. Il portait comme un autre, sans doute, le poids de la vie humaine, et son cœur contenait les racines de cet ennui qui vient, de son autorité privée, dit Pascal, projeter son ombre entre nous et tous nos soleils ; mais son œuvre aussi était là, son œuvre immense, son cher Saint plein de candeur et de majesté, à peindre dans toute sa majesté et dans toute sa candeur. La muse lui racontait longtemps à l'avance les scènes variées, les belles figures auxquelles il allait donner la vie. Il vivait lui-même au milieu de cette poésie de la vie surnatu- relle, prête à devenir visible par la magie du pinceau.
t
VUES PRISKS DU CLOITRE. 413
Son Saint lui tenait fidèle compagnie ; il l'aimait et il en était aimé, et il goûtait encore cette joie ineffable de l'amour : travailler pour la gloire de celui qu'on aime.
Dans ce beau "partage des dons qui font l'artiste, je n'ai reçu, qu'un maigre petit lot. Tel qu'il est pourtant, et même sur l'ingrat terrain où mon ingrat instrument s'exerce, j'ai plus d'une fois goûté la joie de l'art. J'ai senti que je servais, j'ai senti que j'aimais, j'ai senti que j'ouvrais des esprits et des cœurs et que j'y laissais quelque chose de bon. Et, dans d'autres rencontres, j'ai senti que plus d'un ennemi injuste et arrogant se retirait emportant une marque vengeresse. Et je crois, en vérité, que je n'échangerais pas contre les rentes les plus victorieuses cette pauvre plume qui ne m'a pas toujours trahi.
Adieu.
II
AIMER DIEU.
ui je pouvais pour vous, Mélite, ce que je désire, je mettrais dans votre âme ce calme que je n'y vois jamais, ou cet héroïsme qui prend le parti de faire régner la
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paix par la force, jusqu'à ce qu'elle règne enfin par l'habitude.
Laissez-moi vous dire que j'ai souvent peine à vous comprendre. Vous êtes remplie de coiîrage, et toujours dans l'abattement ; vertueuse, et vous semblez ne pas croire à la vertu ; pieuse, et Dieu ne vous suffit pas. Qu'y a-t-il donc en vous ? Que voulez-vous ? Vous savez bien que la vie est une épreuve ; vous savez bien que nous ne pouvons pas atteindre ici-bas le terme de nos désirs ; vous savez bien qu'il faut aimer Dieu uniquement pour recevoir de lui cette paix ou ce commencement et cette ombre de paix que sa seule grâce distribue, et qui est l'unique bien désirable en ce monde.
Je ne connais pas le fond de votre cœur, Mélite, et vous-même ne l'avez peut-être jamais sondé. Osez y regarder ; cherchez ce qu'il y a là qui s'oppose à Dieu malgré vous ; arrachez-le malgré vous. Tel est le prix de la paix, si vous voulez la paix. Et si vous ne la vou- lez pas, il faut la vouloir.
Dieu ne veut pas être en rivalité et en guerre dans votre cœur. Donnez-lui la paix pour qu'il vous donne la paix. Ce que vous ne lui donnez pas, il ne vous le donnera pas. Et ce que vous n'aurez pas de Dieu, vous ne l'aurez pas du monde, quoi que vous fassiez pour le monde, quoi que Dieu fasse pour vous. La paix du cœur, c'est la plénitude du cœur. .Le monde tout entier ne remplira pas un seul cœur; rien de plus vrai, bien que rien ne se dise autant ! Ni par l'amour, ni par la gloire, ni par le bruit, le monde ne peut combler le vide du cœur ; il en peut chasser Dieu tout à fait, c'est-à-dire
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agrandir encore le vide et le rendre, pour ainsi dire, infini, comme ce Dieu qui n'y est plus.
Je sais, dites-vous, qu'il faut beaucoup pour vous con- tenter, pour ne pas dire tout. Et vous, vous savez que tout, c'est Dieu, et pas autre chose, ni moins ni plus. Quelque chose avec Dieu, ce n'est plus Dieu, ce n'est plus tout. Nous trouvons cela en nous-mêmes. Un amour partagé ne nous est plus un amour. Celui qui aime un autre autant qu'il dit nous aimer, nous tenons qu'il ne nous aime pas, et nous lui retirons autant qu'il nous retire, c'est-à-dire tout. La créature qui prétend à l'adoration de tout le monde n'est aimée de personne. Jugement de Dieu, sur qui elle usurpe! Ces égoïsmes humains sous le nom d'amour se font perpétuellement la guerre , nul ne veut donner assez, tous réclament tout. Ceux qui obtiennent parfois un passager empire doivent com- mencer par s'anéantir. Ils le font en vue de régner, par un instinct plus habile que tous les calculs, mais qui ne cesse pas de calculer. Là est le secret de ces grandes passions réciproques dont on voit quelques exemples rares et de peu de durée. Dès que l'esclave se rélâche de son asservissement, aussitôt il perd de sa puissance. Pour être aimé uniquement il faut aimer uniquement, ne rien porter ailleurs, ne rien recevoir d'ailleurs. En cela, où nous sommes fous et criminels, Dieu est sage et juste. Lui seul a droit d'être aimé uniquement, et Lui seul est en puissance d'aimer uniquement. Qui aime Dieu le possède tout entier. C'est un attribut divin de se donner tout entier. En nous créant à son image Dieu nous l'a communiqué , mais uniquement pour
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Lui. Il n'y a que Dieu à qui l'homme se puisse donner tout entier.
Si vous demandez tout, donnez-vous donc toute; c'est-à-dire donnez- vous à Dieu, non plus de force, pour ainsi dire, mais d'amour, avec des yeux fermés sur le monde, avec un complet oubli de vous-même. Que vous importe la dose d'affection que vous trouverez ici ou là, que tel vous aime plus, que tel vous aime moins, que vous soyez au premier ou au second rang, ou dans la foule? Il n'y a qu'une chose redoutable, c'est d'être aimé plus que tout ; car qui vous donnera tout exigera tout et exercera la fascination qui porte à rendre tout. Et tout cela est pauvre, mesquin, périssable, plus qn'à moitié mort; tout cela sent la misère humaine, tout cela éloigne de Dieu, fait éloigner Dieu.
Cette plainte générale et constante que vous élevez contre la vie s'attaque à Dieu comme au monde, plus même à Dieu qu'au monde. Vous ne le savez pas, vous le faites pourtant, vous avez dans l'esprit que Dieu vous traite avec rigueur, vous a mal partagée. Ah ! que de clameurs folles Dieu consent à ne pas entendre, et qu'il a compassion de l'infirmité humaine pour pouvoir tou- jours pardonner et aimer ! Demandez-vous donc une bonne fois si Dieu vous doit quelque chose quand vous ne lui donnez pas tout, quand vous allez même jusqu'à vouloir tenir sa place et passer quelque part avant Lui, ou tout au moins du même pas que Lui.
Cela paraît bien hardi, incroyable, tout à fait insensé, qu'une créature humaine prétende primer ou égaler Dieu. Faisons-nous autre chose, néanmoins, dès que
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nous aspirons à une situation prépondérante là où Dieu ordonne que nous nous maintenions, sinon tout à fait dans l'égalité des créatures, au moins dans l'égalité des autres amis ? L'ordre de Dieu c'est Dieu. Dieu réside per- sonnellement dans ses préceptes. Notez que je ne parle que de l'ordre, et pas du conseil, ce sage et miséricor- dieux conseil de chercher le dernier rang, de nous faire petits, d'aspirer à l'oubli, au mépris même. Il ne s'agit pas là des ambitions vulgaires de la vie ! Bien plus auda- cieuse est l'ambition d'être le premier dans un seul cœur #que le premier sur la terre : plus audacieuse par le but, plus condamnable par les moyens, plus désastreuse par le succès. La terre est aux hommes, le cœur des hommes est à Dieu; c'est' le sanctuaire. L'ambition de supplanter des hommes est innocente devant l'ambition de supplanter Dieu. Au jugement dernier, des êtres qui ont mis le feu à la terre pour s'agrandir paraîtront moins pervers que d'autres qui sont restés dans leur coin, orgueilleusement et bassement occupés de s'installer à la place de Dieu dans un seul cœur. Ambition diabolique et sacrilège.
Non, Mélite, je ne te fais pas « une théorie impratica- ble à. des cœurs moins rudement trempés que le mien. » Il n'y a personne qui soit plus dans le commun que moi, en toutes choses ; et c'est précisément ce qui aide ma raison à profiter des spectacles et des expériences de la
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vie. La croix est partout, il faut la porter, et le meilleur moyen de la porter est de la porter seul, parce qu'alors on la porte vraiment avec Dieu.
Vous croyez que c'est un isolement sauvage, qui refuse toute consolation des hommes , qui leur refuse tout secours. Votre erreur est grande. Il faut vivre en frère avec les hommes, et aimer le prochain comme soi-même. Ainsi on aime Dieu comme il veut être aimé, on le met à la place où il veut qu'on le tienne. Mais, en aimant les hommes, il ne faut pas leur dire : Consolez-moi, parce que c'est Dieu seul qui console. Il ne faut pas leur dire : Aimez-moi, parce que c'est Dieu seul qui aime. Et ce qu'il ne faut pas demander aux hommes, parce qu'ils ne l'ont pas, il ne faut pas davantage le leur offrir comme de nous, parce que, à ce titre, nous ne l'avons point. Nous ne pouvons donner à personne directement ni la conso- lation ni l'amour. Il faut que cela soit d'abord offert à Dieu et reçoive de Lui cette onction de charité par laquelle seule nos sentiments deviennent salutaires à autrui. N'est-ce pas véritablement aimer que d'aimer ainsi, pour le compte du bon Dieu ?
Au lieu de se concentrer sur un seul objet, à qui bientôt il demande autant et plus qu'il ne donne, le cœur s'élève, s'étend, se dilate. C'est la belle et géné- reuse chaleur du soleil, au lieu de cette petite flamme fumeuse du foyer particulier, qui ne dure qu'autant qu'on l'alimente, et qui finit par ne laisser que des cendres.
Aimer ainsi, sans songer à soi, c'est aimer mieux, c'est aimer davantage. Gomment peut-on demander quel-
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que chose pour soi sans se trouver injuste en songeant à ce que l'on donne, ridicule en songeant à ce que Ton vaut? L'amour, l'amitié, la charité moyennant échange! «Je vous donnerai tant, vous me rendrez tant; vous êtes au premier rang dans mon cœur, je serai donc dans votre cœur au premier rang; j'établirai une surveillance, j'aurai des douaniers et des inspecteurs pour m'assurer que vous ne lésez pas mes droits d'ami principal ; si vous êtes exact, je le serai aussi, etc., etc. » Qu'est-ce que cela, grand Dieu ! Et comment le Dispensateur de toutes les joies nous en accorderait-il pour ce trafic et ces usures ?
Tel est pourtant le fonds de toute relation humaine dont Dieu n'est pas le nœud. Lorsque Dieu n'est pas l'ami commun que chacun aime le plus, celui que chacun .des deux amis aime le plus, c'est soi-même. On ne le sait pas toujours de suite, ou, pour parler plus exacte- ment, on ne le veut pas savoir; mais il faut bien finir par cet aveu, et le commerce ne paraît plus si glorieux et ne dure guère. Quelle pitié alors, et quelle honte, et quels déboires ! Je le répète, aimer quelqu'un, l'aimer véritablement, ce n'est pas le vouloir occupé unique- ment de soi, et l'avoir tout à soi ; autrement il n'y a pas de tyran qui n'aime ses esclaves, et le diable est plein d'amour pour ceux qu'il cherche à damner. Celui que vous aimez bien, vous aimez son âme ; vous voulez que cette âme soit détachée de tout ce qui pourrait la séparer de Dieu. Voilà le noble et véritable amour : tout le reste n'est qu'un égoïsme mal déguisé. Non pas un « égoïsme à deux, » Mélite ! on a trouvé ce dicton
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pour esquiver la cruelle et humiliante vérité; mais un égoïsme tout pur, c'est-à-dire tout impur.
Je vous ai vu souvent beaucoup de misanthropie. Vous avez mauvaise opinion des hommes. Ils vous paraissent très-intéressés dans leurs sentiments, visant d'abord aux satisfactions personnelles. Échappez à ce dégoût en entrant dans une espèce à part, qui n'adore que Dieu et qui n'attend ses satisfactions que de Dieu. J'avoue que l'on peut se trouver plus ou moins bien situé pour passer à ce parti neutre. Un moment arrive où ce serait folie de regarder autre chose que son chemin. Mais ce que les uns font sans mérke ou par force, on peut \e faire par vertu ; la joie, comme la gloire, en sera plus grande.
J'ai souffert de vous voir souffrir ; je me suis efforcé de vous mettre dans les conditions où vous pouvez trou- ver le bonheur de ce monde, qui est la paix, c'est-à-dire un peu de paix. Parce que je vous ai tenu un langage austère, croyez-vous, Mélite, qu'il ne m'eût pas été plus facile de caresser vos pensées ? Mais alors j'aurais été moins votre ami. Comment puis-je parler autrement que j e fais, quand, convaincu que la tristesse est mauvaise, je vous vois triste? quand, convaincu que les affections sont fragiles et que c'est là le roseau qui se brise et qui perce a main, je vous vois chercher par là une sorte d'appui? quand, convaincu enfin que vous êtes faite pour la sain- teté, je vous vois rester dans cette petite dévotion de
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petites pratiques plus minutieuses que ferventes, tqui ne vous enlève ni ne vous soulève à rien, qui vous fait trai- ter Dieu comme un grand parent qui n'aura de bon que son héritage , et à qui Ton ne doit que des égards payés exactement, avec ennui ?
Certes, je ne suis pas ennemi des pratiques : elles entretiennent l'esprit de religion, et Dieu loue le servi- teur qui s'est montré fidèle dans les petites choses ; mais le but des petites choses est de porter aux grandes, et vous ne vous y portez pas. Vous servez Dieu, vous n'avez point d'amour pour Dieu, vous ne vous perdez pas en Dieu, vous ne vous oubliez pas devant Pieu. Votre dévo- tion est stérile pour vous, puisque vous vous plaignez ; encore plus stérile pour les autres, à qui vous donnez le fâcheux exemple d'un cœur triste dans le service de Dieu. Pour l'amour de Dieu, riez et soyez sereine. Ni le ciel ni les hommes n'aiment ce triste visage et ces discours dolents.
Je ne puis vous avoir accusée de la pensée de vouloir être adorée. Cette tendance est de l'homme ; la pensée formelle serait du diable. Vous êtes, Mélite, une bonne chrétienne, fort éloignée des desseins de ce coquin-là. Mais l'ambition humaine d'être aimée par-dessus tout est un danger sur lequel vous êtes moins éclairée que d'autres, à cause de la pureté de votre vie. Ce danger grandit, comme tous les dangers du cœur, par la tris- tesse où il engage. Dissipez-le avant qu'il soit trop tard. Ne lui permettez pas de durer jusqu'au moment redou- table où la jeunesse s'en ira. La jeunesse lorsqu'elle échappe, n'est guère moins périlleuse que lorsqu'elle
T. II. 12*V
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vient. Autant elle apporte de séductions, autant, en dépit de toutes les tromperies qu'elle nous a fait subir, elle laisse de regrets. Ces regrets sont pleins d'amertume, parce qu'ils se compliquent et s'enveniment d'une expé- rience qui ne permet plus l'illusion. Nous nous irritons de regretter les misérables restes de nos vieux néants, les misérables lambeaux qui furent les voiles de nos chi- mères; nous nous irritons de mépriser inutilement la vie, et de souffrir parce que nous nous sentons chassés de la vie. Votre grand cœur ignore l'existence de ces humi- liants abîmes. Plus ou moins profonds, ils sont dans tous les cœurs, ils sont de l'humanité. Là se forme un gravier dont le poids redoutable nous attache à la terre. Dieu, dans sa miséricorde, ouvre la source des larmes, et le malheur nous est donné afin que la douleur purifie et dissolve cet horrible amas.
La douleur et la tristesse, Mélite, ne sont point la même chose et ne sont point sœurs. La douleur est un feu purifiant, la tristesse un souffle énervant ; la douleur fortifie, la tristesse amollit; en un mot, la douleur est un remède, la tristesse une volupté. Fuyons la tristesse, aimons la douleur.
Je reviens donc à mes idées, et je les rassemble en peu de mots. Pour avoir Dieu complètement à vous, donnez- vous complètement à Dieu. Complètement !
Dans ce sein de Dieu, si large, et dont nos plus vastes tendresses ne font qu'une ombre lointaine, on n'entre pourtant qu'à la condition de se dépouiller de tout.
Le premier dépouillement, la première chose à rejeter, c'est la commisération humaine. Si l'on a au fond du
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cœur certaines émotions qui brûlent, il faut les étein- dre. Le moyen de les éteindre n'est pas de souffler dessus, mais de bien fermer l'étouffoir. Ne croyez pas que votre cœur sera passible après s'être confié. Tout ce que vous montrez y reste, et vous n'avez fait que le mettre en ordre pour l'avoir mieux sous la main. Il y a quelque chose de plus : vous y avez introduit un regard qui n'est plus le vôtre et qui n'est pas celui de Dieu. Si ce regard est indifférent, à quoi bon ? s'il ne l'est pas, songez-y donc! Rien d'excellent comme la confession faite au confesseur ; à tout autre elle est généralement détestable. Ce n'est plus l'humilité qui s'accuse, c'est la faiblesse qui s'enorgueillit. Quel est l'objet de ces confidences? Tout aboutit à un seul mot : Mon cœur a besoin de quelque chose qu'il n'a pas. Mélite, croyez- moi, un tel mot ne se peut dire utilement qu'à genoux, en présence de Dieu. Pour vous, après que vous l'avez dit, vous en êtes cent fois plus persuadée ; pour vos confidents, que voulez-vous qu'ils en fassent ? Portez en silence votre fardeau : vous ne l'allégerez point en le faisant peser sur un autre cœur, et, quand vous vous adresserez officiellement à Dieu, il ne vous répondra pas, parce qu'il saura que vous ne voulez pas être consolée .
Laissez donc là ce qui est du monde, soucis, gloriole, consolations du monde; ne vous présentez qu'avec votre douleur et avec votre amour, votre douleur qui veut bien durer, votre amour qui veut bien attendre. Dieu ne sera pas moins généreux que vous. Parce que vous lui serez fille, il vous sera père, il vous traitera paternellement ; il dirigera vos désirs légitimes, et vous les verrez rem-
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plis. Tout ce que votre charité éclairée par la foi pourra souhaiter vous sera donné de Dieu. Confiez-vous seule- ment, et ensuite ne consentez pas même à douter de l'efficacité de vos prières.
III
LA JALOUSIE.
J
'ai lu le fameux discours de Pascal sur les Passions de V amour. Il m'a paru obscur, et, si je l'ose dire, très- ennuyeux.
Tout ce que j'ai pu observer de cette fameuse passion de l'amour, tant célébrée, me persuade que sa forme la plus fréquente et la plus saisissable est la jolousie. L'amour tranquille est indolent; il s'endort volontiers, volontiers il passe du sommeil à la mort ; enfin il ne se mène pas généralement comme on voit dans les livres et sur les théâtres, et c'est une affection qui est plus forte et plus turbulente dans l'esprit que dans le cœur. Je crois bien que, si on lisait moins de romans, il y aurait moins d'amoureux. Mais la jalousie, voilà vraiment une flamme !
J'en conclus que l'amour est, au fond, un très- vif sen- timent d'adoration pour nous-mêmes. On veut avoir un
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esclave et être un dieu, et ce qui lèse cette souveraineté où nous prétendons sur une autre créature, nous blesse véritablement au cœur. Être repoussé, peine légère ; régner sans combat, plaisir médiocre. Voir s'établir et régner un autre, lorsque Ton est soi-même exclu, voilà le dard, voilà ce qui chasse le sommeil, ce qui indigne, ce qui étouffe, ce qui fait rêver de mourir.
Mais, comme ces prétentions et ces colères ne sont après tout que de * l'impertinence humaine, peu d'êtres humains ont la force et le malheur de contrefaire la Divinité jusqu'à garder de leur juste échec un ressenti- ment éternel. Je m'explique : faits pour imiter Dieu, nous le contrefaisons. Voilà d'où vient la pointe cruelle et formidable de la jalousie dans l'amour; elle peut servir à nous faire comprendre cette qualité de Dieu jaloux que Dieu prend si souvent comme un de ses plus hauts attributs et dont tant de pauvres sots se scandali- sent. Dieu, par là, déclare et son droit sur nous et son amour pour nous. Il nous donne l'amour, nous lui devons l'amour, il le veut. Nous ne le donnons pas, on ne nous le doit pas, et nous le voulons, et, si nous ne l'obte- nons pas, rien ne nous paraît plus digne de nos ven- geances.
Les poètes ont si bien exploité cette tendance orgueil- leuse, qu'il n'y a guère de bourgeois qui n'honore, du fond de sou âme, les victimes de l'amour et qui ne s'en entretienne fort attendri avec sa bourgeoise. Ils appel- lent « victimes de l'amour » ceux qui persévèrent dans le ressentiment de jalousie et qui finissent par se venger, soit contre le cœur rebelle, soit contre eux-mêmes. Ces
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victimes me paraissent des endiablés que l'orgueil pos- sède entièrement.
Si l'on pouvait mettre à l'alambic un Arius, un Luther, un Calvin, un Lamennais, et le premier venu qui tue son infidèle» ou qui se tue lui-même dans une furie de jalou- sie, on trouverait les mêmes éléments dans l'hérésiarque et dans le jaloux.
Les éléments premiers de tout ne sont pas nombreux, et la chimie des passions, comme l'autre chimie, ren- contre partout l'identité des substances.
IV
CONFESSION LITTERAIRE.
J,
usqu'a vingt-quatre ans je n'avais lu avec plaisir que des écrivains modernes. J'admirais fort M. Michelet, ma- dame Sand, même M. Janin et quelques autres. J'aimais les vers de M. de Lamartine ; je savais par cœur ceux de M. Hugo. Quant à M. Béranger, il ne m'a j'amais plu d'aucune manière ni par aucun côté, et je le tenais pour un jumeau de M. Scribe. Mais nos anciens auteurs, je ne les goûtais pas et je ne les lisais pas. J'habitais une petite ville où ils n'étaient guère connus que de nom, notre
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cercle de jeunes gens, quoique Ton s'y piquât de littéra- ture, faisait plutôt état de les mépriser.
Dans la vérité, peu d'entre nous étaient nés pour gra- vir à ce beau Parnasse ; je- ne dis pas, bien entendu, comme auteurs, je dis comme simples auditeurs. Il y faut les mêmes qualités naturelles et acquises que pour se plaire à la bonne compagnie. Nous étions assez loin, et nous admirions que ces « perruques » se tinssent en si haute renommée. Avec les préfaces romantiques du temps, nous pensions que l'art d'écrire, comme l'art de penser, s'était singulièrement perfectionné depuis 1789 ; nous estimions que nos contemporains le portaient au merveilleux. Il y a un âge où le bruit plaît plus que la musique, et l'acidité des fruits verts plus que la saveur des fruits mûrs. C'est pourquoi nous chérissions M. Hugo. Ceux qui n'ont pas changé de goût, changeant d'âge, n'étaient pas capables de maturité. #
J'ouvrais l'autre jour une édition des Feuilles d'au- tomne illustrée par je ne sais quel crayon gauche et lourd. La vignette qui me vint sous les yeux représentait un homme de quarante ans, chauve, en déshabillé de fonctionnaire public, assis devant un bureau chargé de dossiers, une lettre à la main, l'air sentimental. Sous l'image : 0 mes lettres d'amour /... Cette bêtise m'a fait rire de bon cœur. J'ai vu en esprit quelques-uns de mes amis de 1833, aujourd'hui dans les places les plus graves et les plus grasses, relisant leurs vieilles lettres d'amour! Ma mémoire, soudain réveillée, me rendit toute la pièce. Je la trouvai pesante, chevillée impudemment, d'un sen- timent qui ne s'éloigne guère du maniéré que pour
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tomber dans le grotesque. Mais l'illustrateur a poussé la charge au comble moyennant cette face de préfet atten- dri. Que serait-ce s'il avait suivi le texte : « Je vous lis « à genoux ?»
Or, un jour, je vis arriver un camarade de mon en- fance, garçon sage, affectueux, donneur de bons con- seils, très-rangé, qui, gravement et après méditation, faisait de grosses, mais innocentes folies. Ayant amassé quelque argent dans une assez bonne place, il s'était persuadé qu'il devait quitter sa place et dépenser son argent à faire le tour de France. Il entra le sac sur le dos, le bâton à la main, frais et gaillard dans sa mine hâlée, la plus douce et la plus hardie que l'on pût voir. ♦Son sac renfermait un livre, c'était Gil Bios. « Com- ment, lui dis-je, tu lis cela? — Je le relis, répondit-il, et je le trouve' toujours plus charmant. On y voit quan- tité de figures plaisantes, tout y est raconté drôlement, et la vie est peinte d'une manière qui amuse et qui instruit.#D'ailleurs il n'y a d'agréable à lire qu'un livre déjà connu. On n'est pas forcé de le dévorer d'un bout à l'autre, au risque de manquer la moelle et d'ou- blier ses affaires. Un seul chapitre de Gil Blas me repose. Par ce moyen, je suis seul ou en compagnie comme il me plaît. »
Il m'en dit tant que nous nous mîmes à lire Gil Blas, profitant de l'avantage de n'en prendre qu'à notre gré ; nous prîmes tout. Cette lecture me fut extrêmement
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utile. L'initiateur vivait dans lemQnde politique. De son coin de petit secrétaire il n'avait pas laissé de voir plu- sieurs dessous de cartes, et il faisait avec esprit des commentaires intéressants. Doué déplus de sens litté- raire que lui, je commentais à mon tour des saveurs qu'il n'avait pas dégustées.
Gil Blas est un mauvais livre, plein de misanthropie, avec du venin contre la religion. Vivre et penser en dehors de la religion n'est pas possible sans la iaïr un peu. De plus, malgré la grâce du style et du sel, et l'ob- servation vraie et fine, Gil Blas est un livre mal fait. Qu'est-ce qu'un tableau de la vie humaine où ne paraît pas un véritable homme de bien ? Ce défaut est radical. L'absence de la vertu préserve le vice du contraste qui fait ressortir sa laideur; le vice n'est pas châtié, le lecteur reste privé de leçon. L'œuvre, dès lors, manque aux conditions fondamentales de la bonne création littéraire : elle n'est pas vraiment honnête. Ce qui n'est pas vrai- ment honnête n'est pas vraiment beau. Ni mon ami ni moi n'avions aperçu ce grand défaut, et nous ne le pou- vions pas voir, tels que nous étions alors. Restait le charme : immédiatement il me dégoûta de la faconde moderne, du roman d'intrigue, du roman de thèse, du roman de passion, de tout cet absurde et de toute cette emphase que j'avais tant aimés. J'interrompis la lecture de Lélidi qui était dans sa primeur, et je ne la repris que vingt ans après. Pauvre Lélia ! pauvre belle mal embaumée !
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Je formai naturellement le dessein de relire nos clas- siques. Tout m'y plut, et ce fut un grand bonheur pour moi, par la salubre impression qui me resta dans l'es- prit et dans le cœur.v Intellectuellement et moralement, je me plaçais dans des courants qui emportaient beau- coup de miasmes dangereux et qui apportaient beaucoup de bons germes.
Je me suis expliqué le succès des romantiques. Quoi- qu'ils ne se crussent pas révolutionnaires politiquement et ne voulussent pas l'être, ils l'étaient en effet, et plus adroits serviteurs de la Révolution que ces penauds de l'Académie, qui prétendaient tout à la fois défendre la bonne littérature et les principes de 1789. Les roman- tiques secouaient des jougs salutaires, insultaient à des statues jusque-là respectées; ils mettaient la langue lit- téraire à la portée et à l'usage de tout le monde ; ils faisaient large place à toutes les sensualités, par eux décorées d'un spiritualisme commode. Même avec des talents, les braves gens qui s'intitulaient classiques n'auraient pu résister.
Cependant l'extrême pauvreté du fonds romantique, par cela même qu'elle attirait la multitude, devait éloi- gner les esprits fiers. Il suffisait d'un peu de réflexion, et de voir ce profanum accourant de toutes parts. J'avais cette fortune de ne pouvoir me rencontrer en commu- nauté d'opinion avec certaines gens que je ne fusse tout de suite intérieurement averti d'y regarder de près, et le moindre choc, la moindre lumière me détachait et me faisait changer. Ce n'est pas, Dieu merci, ce que l'on appelle esprit de contradiction, à quoi je me sens une
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aversion raisonnable ; c'est le fait simple du naturel. Ainsi je quittai le romantisme et je me préservai toujours de l'impiété. Certain petit journal du lieu, de cette race qui nous a donné le Siècle, ne fortifia pas médiocrement mes dispositions à respecter l'Église, qu'il attaquait sans cesse. Instinctivement je me révoltais contre ces opi- nions malhonnêtes et mal rédigées.
Mes nouvelles lectures affermissaient et développaient mes bons instincts, me faisaient peu à peu mûrir. Quoique je ne lusse que les littérateurs, ne connaissant rien encore de Bossuet ni de Bourdadoue, avec les seuls poètes je m'avançais. Ma préférence était pour Corneille. .Ce que je préférais de Corneille, c'était le Cid ; j'y trouvais dans le langage, dans la passion, dans l'aventure, une fleur indicible. C'était la même sensation que j'éprouvais en me promenant seul, de grand matin, à travers la cam- pagne où se mêlaient la rosée, le brouillard et le soleil naissant, tandis que mon âme, pleine d'ardeurs et de tristesses confuses, cherchait l'impossible par des che- mins inconnus, voulait jouir de tout, voulait sacrifier tout, et pleurait également ou d'abandonner Chimène ou d'abandonner l'honneur. Je lis encore leCid, je n'y revois plus cela. L'homme qui vibrait avec cette passion, qui comprenait : Paraissez, N avar rois, Maures et Castillans ! estimant tout simple que don Rodrigue à lui seul exter- minât une cohorte, puisque c'était l'unique moyen d'é- pouser dona Chimène, cet homme-là est mort, aussi mort que, quelques années après avoir fait le Cid, était mort l'homme qui l'avait fait. Maintenant je donne le premier rang à Polyeucte, parce que je suis chrétien, et c'est un
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progrès ; autrement je le donnerais à Cinna, et ce serait une décadence.
Racine suivait Corneille d'assez loin. La distance est moins grande aujourd'hui ; Corneille est toujours le pre- mier. Dans Racine je préférais Andromaque et Bajazet. At/ialie était trop forte pour moi, et n'est pas devenue à mes yeux, je l'avoue, le chef-d'œuvre de ce grand poète. Je reconnais la compétence supérieure des juges qui mettent Athalie au-dessus du reste, mais je suis gêné par le son que la parole biblique a laissé dans mon oreille ; ce n'est pas celui que le poëte me rend, et ses vers et ses personnages, tout admirables qu'ils sont, portent une coiffure à la Louis XIV qui n'est plus la simplicité inspi- rée. Le chef-d'œuvre de Racine, à mon gré, serait plutôt Phèdre. On me dira que Phèdre n'est pas beaucoup plus Grecque que Joad n'est Hébreu. Mais je pense que l'on peut arranger les Grecs comme l'on veut, et qu'il faut laisser les Hébreux comme ils sont.
Je n'ai point sacrifié sérieusement aux divinités étran- gères. Je ne dis point que Shakspeare soit « un sauvage ivre, » mais je le trouve souvent grossier. Ses imitateurs français sont la plupart tout à fait brutaux. Leur théâtre s'adresse aux sens, non à l'esprit. La vérité qu'ils y pré-
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tendent mettre n'y est pas ; ils l'y mettraient que je n'en ferais nul cas. Je ne charge pas les poètes de réappren- dre l'archéologie. La vérité historique) au théâtre n'est qu'à peine un costume. A quoi bon faire débiter des alexandrins ou de la prose par des poupées dont tout le mérite est leur costume ? Le moindre imagier me servira mieux et m'ennuiera moins. Quant à la vérité des pas- sions et des événements, c'est pur mensonge ou pure ignominie. M. Hugo excelle à réunir ces deux choses. Un hugolâtre a soutenu qu'Iphigénie n'était point vraie his- toriquement et qu%il faudrait d'abord la nommer Iphia- nasse. J'ai conservé une haute idée de ce critique.
Je lus les Fables. J'eus bien quelque peine à saisir l'a- rome gaulois; j'y vins pourtant, et ce fut une jouissance exquise. Les gens de collège, s'expliquant sur la manie de faire tant étudier les poètes du siècle d'Auguste, pré- tendent qu'ils forment ainsi le goût de leurs écoliers. Je crois que ces garçons de douze à dix-huit ans, la plupart nés pour la médecine et le notariat, dégustent avec fruit Phèdre, Virgile et Horace ! Il y paraît à leur admiration pour M. Scribe. Quant à moi, je n'arrivai que vers ma vingt-quatrième année à sentir le charme profond des Fables de La Fontaine. Je ne parle point des Contes; c'est un régal de vieillard corrompu ; ils me répugnèrent ; je ne les ai pas lus tous, je n'en relirai aucun.
T. il. 13
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Molière ne me plut que le dernier, sans enthousiasme. Mon goût n'est pas à la comédie ; la comédie n'est pas un goût de jeunesse : la nature humaine y est mise trop bas. Je devins chrétien avant d'avoir pu descendre, et les lumières religieuses rendirent invincible et définitive mon antipathie pour un certain ordre de raillerie et de dérision. J'aimais néanmoins cette grâce de style, cette originalité saine, cette liberté si supérieure à la platitude laborieuse ou à l'enflure et à l'amidon des modernes.
Une parenthèse sur Molière. Ayant lu sa biographie écrite par un admirateur nommé Bazin, j'ai dit ce que j'y avais trouvé. Je n'y avais pas trouvé tout à fait un honnête homme. J'ai été incomparablement plus injurié pour avoir exprimé cet avis, que M. Proudhon pour avoir dit que Dieu est le mal. On m'a accusé d'impiété. Des écrivains qui insultent à toutes les bonnes renom- mées de la terre et qui calomnient jusqu'aux saints du ciel, des journaux qui assassinent encore Louis XVI et Marie-Antoinette dans leurs feuilletons, ont eu l'ingé- nuité de croire qu'ils me feraient regretter d'avoir esquissé la figure du compère des Béjart. Mais enfin Molière a rencontré un vengeur qui mérite plus de con- sidération : c'est madame Sand.
Cette dame a fait du père de Scapin le héros d'un drame, du flatteur de Louis XIV un républicain. Rien ne montre mieux de quelle façon il est possible de peindre Molière en beau. Cette tentative m'a paru ridi- cule, mais j'avoue que, pour faire admirer le personnage, il n'y avait pas moyen de s'en tirer autrement. L'intérêt de parti commandait de sacrifier l'histoire. Madame
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: Sand, hiérophante ambigu des mystères démocratiques, au lieu d'écrire un drame, a écrit un sermon. Je ne la chicanerai point là-dessus ; je ne suis point sur la terre pour soutenir les intérêts de la muse du théâtre et morigéner les auteurs qui la font bâiller. Je me con- tente de soumettre à madame Sand, qui a beaucoup de talent, et qui me semble parfois le premier écrivain de ce temps- ci, une observation dont elle pourra profiler plus tard.
Dans ses romans elle s'est donné carrière ; elle a orné le vice et l'athéisme de tous les agréments qu'ils sont susceptibles de recevoir, et elle a ainsi singulièrement charmé les lecteurs. Dans son théâtre, devant le peuple, ses personnages, ses héros du moins, mènent une vie ' pure, ont des pensées honnêtes, en un mot sont chré- tiens; peu s'en faut même qu'ils ne le disent. Ce n'est pas hypocrisie, c'est la preuve d'un très-grand sens littéraire. Des impies, des débauchés, des philosophes professant sur la scène les doctrines les plus caressées de l'auteur, feraient horreur au parterre des boulevards. Là il faut ou de la vertu, ou de telles apparences de vertu que les spectateurs s'y puissent méprendre. Sans doute ces spectateurs se prêtent à l'illusion ; mais n'im- porte, il faut de la vertu ; et cette vertu est chrétienne, parce qu'il n'y a pas de vertu d'une autre espèce. Si le personnage vertueux n'était pas chrétien par quelque endroit, s'il n'observait pas dans sa conduite la plus grande partie des règles chrétiennes, s'il ne les observait pas d'une façon réfléchie, déterminée, comme une âme qui sent sur elle le regard de Dieu et qui n'est pas seule-
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ment honnête, mais religieuse, l'homme vertueux serait faux et ridicule, et l'art dramatique ne produirait rien de beau. Hors de l'Église point de salut pour l'art. Voilà ce que je voulais dire, et je reviens à mes vieux auteurs. Sur le papier il n'y a pas loin de madame Sand à madame de Sévigné ; c'est l'affaire d'un point.
Madame de Sévigné devint de mes meilleures amies ; je puis dire que je l'aimai personnellement. J'ai toujours son livre sous la main. Heureux livre ! qui ne se com- pose que de pages charmantes et pures, semblable à une campagne pleine partout d'épais gazons, de grands arbres et d'eaux vives, où l'on s'aventure sans aucune appréhension de rencontrer ni reptiles, ni mares infectes, ni chiens enragés, pas même un seul visage désagréable, puisque enfin cette marquise est toujours là, vive, fine, joyeuse ou attendrie , pour donner un tour plaisant aux importuns et les congédier avant qu'ils ennuient. Je conviens qu'elle laisse échapper des mots désobli- geants. Ces saillies, qui ne siéraient pas partout, ne sont point si condamnables en style épistolaire,sous la plume d'une femme dont on connaît l'bonnêteté. Elle ne laisse aucune mauvaise impression', elle est piquante, un peu satirique même, point misanthrope. Lui voit-on jamais de la haine? Des traits fâcheux qu'elle raconte tire-t-elle jamais une conclusion générale contre la pauvre huma- nité? Quant aux petites erreurs de son jugement, qu'est- ce que nous pardonnerons si nous ne pardonnons cela ? Pour moi, j'aime assez qu'elle se trompe et déraisonne de temps en temps, et je ne suis pas fâché de voir que j'aurais quelquefois pu lui tenir tête ; lui prouver, par
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exemple, qu'elle n'aimait point tant monsieur Nicole, et qu'elle avait plus d'esprit que le bon Coulanges. Mais ce charme et cette grâce et ce cœur simple, comment ne les pas chérir? Comment ne pas aimer cet air de raison, de politesse et de bonté ?
Ce qui me plaît dans madame de Sévigné dit assez ce qui ne me plaît pas dans Saint-Simon. A mesure que je vieillis et qu'il devient populaire mon estime pour Saint- Simon diminue. Certes ses Mémoires sont un beau pays, et plantureux à merveille j-mais il y a des fondrières et des bêtes venimeuses, et je n'aime pas à me promener en compagnie de ce duc enragé. L'esprit de dénigrement qui l'enfièvre lui fait plus de partisans que son talent extraordinaire et étrange. Il est à la mode parce que, dans notre époque féconde en statuettes, le plaisir exquis est d'égratigner les statues. Beaucoup de gens le trouvent honnête homme ; c'est un dernier trait de pudeur : ils n'oseraient tant l'aimer sans ce mérite. Si Saint-Simon est honnête homme, il l'est malhonnêtement. Envieux, hargneux, ingénieux à tout gâter. Tout le jour courbé " comme le plus souple courtisan, il éponge les souillures et les scandales, il se sature, et, le soir, il dégorge en flots de lave. Le feu qui fait toujours travailler ce volcan, toujours couler cette lave, n'est pas le feu de l'honneur, ni celui du génie. Ces belles flammes veulent le jour. Saint-Simon se cache ; il fabrique sa prétendue histoire en secret, comme on fabrique la fausse monnaie. Il a
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cent fois plus besoin de déchirer les hommes que -de combattre leurs erreurs. Si forte est cettep assion, qu'elle triomphe à un degré inouï et unique du désir le plus puissant de l'artiste, celui de montrer son œuvre, ou tout au moins de montrer son art. Il ne veut, il ne peut faire autre chose que mordre; s'il n'a un homme sous la dent, il n'est capable de rien. Sa conscience ne permet pas qu'il l'ignore : c'est pourquoi ses contemporains ignbrent qu'il écrit. On ne connaît aucun autre exemple ni d'une telle force ni d'une telle lâcheté. Il a tout son génie, toute sa vengeance, toute sa vie, dans un tiroir bien fermé. La postérité ouvrira Je tiroir, et ses ennemis sans défense seront diffamés. Il vit cinquante ans avec cette pensée, à peine troublé de quelques scrupules stériles. C'est un méchant et une âme basse, et toute sa morgue de duc et pair est ignoblement chargée de rancunes de laquais. Notre époque de grandes jalousies et de petits courages lui fournira des émules. Se venger n'importe de quoi, n'importe comment, passe pour une force ; l'applaudis- sement, quelles que soient les mains, est reçu comme la gloire. Cela fera partir beaucoup de pauvres cerveaux, aigris d'avoir été rétribués suivant leur juste valeur. Tout ce qui n'aura pas su marcher fera des Mémoires contre l'obstacle. Jadis on flétrissait l'auteur d'un outrage anonyme : par un progrès bien digne du temps, les honnêtes gens mêmes ne craindront pas de se permettre des outrages posthumes. Ils diffameront ceux qui les auront tenus ou remisa leur petite place; ils diront que leur vainqueurs n'avaient ni probité, ni talent, ni courage ; et ils se consoleront ainsi, fort mal, d'avoir
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été très-bien vaincus. Déjà plusieurs sont en besogne. Il en est que je plains : ils mêlaient à leur faiblesse et à leurs erreurs assez de qualités pour mériter l'oubli.
Je ne fis jamais grand cas de La Rochefoucauld ; c'est un précieux peu aimable et peu sincère. Son amour- propre aurait sans cesse besoin d'une définition qu'il ne donne pas, ou qu'il ne donne pas juste, et les trois quarts de ces fameuses Maximes sont des pauvretés qui ne valent que par le tour, des bulles de savon, des noix creuses. On ôte l'enveloppe amère et dure, et il n'y a rien.
La Bruyère, au contraire, m'enthousiasma. J'aimais sa pointe, son éclat, son poli. Il a baissé dans mon estime. Cette fine pointe ne pénètre pas toujours bien avant, elle est habituellement trempée de fiel. Le volume des Caractères 9 quoique court, devient pesant dès le milieu. La Bruyère est un vieux garçon mécontent des femmes, un littérateur mécontent de la société. Il ne se trouve pas en assez bonne place pour un homme qui sait le grec et qui écrit bien le français. Nous qui voyons l'Académie pleine d'anciens ministres, nous pou- vons penser que la patrie n'aurait pas été perdue quand
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même Antisthènes, au lieu de gouverner l'État, se fût fait vendeur de marée.
Malgr,é ces critiques, que j'ai faites plus tard, com- bien tous ces écrivains sont honnêtes et la plupart chrétiens dans le fond , et que je m'applaudis de les avoir aimés ! C'est grand dommage qu'ils n'aient pas davantage tiré leurs inspirations du Christianisme. Avec cette connaissance de la langue, cette force de pensée et le loisir que la société leur faisait, ils auraient créé des monuments contre lesquels il semble que le génie du mal se fût épuisé sans fruits, et l'on ne pourrait pas étudier le français sans devenir bon catholique. Déjà par elle-même la langue du dix-septième siècle est un rempart contre l'impiété ; et c'est pourquoi les uns, de dessein formé, les autres instinctivement, délaissent tant de chefs-d'œuvre. On parle beaucoup de la bonne, de la grande éducation littéraire que la France reçoit : je doute qu'il existe mille Français en état de goûter Molière.
Je remontai au delà de la grande époque et je des- cendis en deçà. Au delà, pour recommencer par le chef- d'œuvre d'inauguration, les Provinciales, je fus surpris de l'ennui que j'y trouvai. Je détestais cependant les Jésuites ; mais enfin je n'étais pas forcé de m'ennuyer parce que je détestais les Jésuites. Je continuai de les délester, et je plantai là le livre, terrassé à moitié che- min. Je ne l'ai jamais repris qu'une fois, par hasard, et
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seulement jusqu'à la fin des deux premières lettres, où l'auteur s'évertue à prouver que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius. Excellente leçon d'histoire et de bonne foi pour la jeunesse, à qui l'Université imposa longtemps cette impudence! Le nom de Pascal m'était resté avec une note d'ennui. Depuis j'ai lu et relu ses Pensées. C'est un grand esprit, et je veux croire que les jansénistes qui lui ont fourni des textes pour les Pro- vinciales ont été plus coquins que lui.
Amyot me divertit extrêmement, sans me rendre fou des grands hommes de Plutarque, passion que je laisse à Rousseau de Genève et à madame Roland de Paris.
Rabelais m'étonna Par quel jeu de la nature ou quel secret de l'art un pourceau pouvait-il avoir tant d'élé- gance et d'esprit? Pendant un temps, je le lus avec plaisir; j'étais surtout content de lui quand je n'étais pas content de moi. A. présent Rabelais a beaucoup engraissé. Où je trouvais des gouailleries amusantes je ne trouve plus que des grognements; ce qui me faisait rire m'attriste.
Montaigne ne m'agréa point de sa personne. Il étale trop sa lecture,, quoiqu'il y mette de l'aisance, et il cherche trop son esprit, bien qu'il ne manque jamais de le rencontrer. Un trait personnel de Montaigne me semble peindre h merveille l'espèce philosophique et littéraire.
Ce penseur qui disait : Que sais -je ? parce qu'il croyait savoir tout, ne sut pas s'arranger pour faciliter le culte qu'on lui rend. Il était maire de Bordeaux ; la peste y
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vint, il prit la poste ; il alla dans sa campagne peindre la peste qui n'y. était pas. Ses adjoints le conjurèrent de revenir. Serviteur ! Il resta chez lui , ruminant Épictète.
M. Grùn, considérant que « l'immortalité est acquise k Montaigne, écrivain et philosophe, » s'est mis en tête de nousle faire bien connaître en son privé, afin que nous le vénérions comme il faut. Ayant cherché, fouillé, rêvé, il a fini par produire un juste volume, d'où il conste que ce grand esprit, qui prétend partout avoir toujours dédaigné les honneurs, n'a pas laissé de se remuer assez pour les obtenir. Il a attrapé quelques emplois, n'a brillé dans aucun, n'a pu aller haut nulle part. Petit chevalier de Saint-Michel au moment que l'ordre se rapetissait, petit diplomate, petit militaire, très -petit maire de Bor- deaux ; grand raisonneur toujours. En homme sage, il finit par se donner aux bouquins; en homme d'esprit, se remémorant tant d'efforts infructueux pour atteindre à la grandesse, il écrivit : «Vengeons-nous à en médire. » Voilà ce que le bon Grùn a trouvé pour canoniser Mon- taigne; et il l'estime bien canonisé, sauf sur la fuite de Rordeaux, où il né trouve pas qu'on le puisse nettoyer tout à fait. L'honnête cœur tudesque de M. Grûn ne peut expliquer cette fuite. Bah ! qu'il accepte l'explica- tion toute ronde et à la cynique suggérée par son héros lui-même : « le suyvrai le bon parti jusques au feu, mais « exclusivement si ie puys. » A se montrer trop difficile on ne ferait de statues qu'aux saints; il ne resterait plus de dévotion pour les sages. *
J'ai d'assez bonne heure abjuré le culte des dieux,
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demi-dieux et héros de la littérature et de la philo- sophie. Je cessai de suivre ce courant, l'un des plus forts <Je l'époque, dès que je vins à me demander en quoi le don d'écrire, pris intrinsèquement, peut rendre un homme plus respectable que le don de chanter ou de jouer du violon. Le don en lui-même est certainement quelque chose, puisqu'il sort du commun. Il signale un homme destiné de Dieu à quelque besogne particu- lière; cet homme est donc à honorer, comme quiconque est revêtu d'un grade. Mais s'il se dégrade ? s'il manque à sa fonction ou par trahison formelle, ou par inintelli- gence et lâcheté ?
Il me parut que la plupart des capitaines de littérature et de philosophie ressemblent à des capitaines de troupe régulière qui se feraient capitaines de brigands. L'espèce littéraire, vu l'abondance de ses félonies, ne me fit pas du tout l'effet de tenir de près à l'élite du genref humain. Ces gens d'esprit sont plus exposés que d'autres aux périls de la vanité, et le contraste de leur langage et de leur tempérament les rend souvent ridicules. Lorsque j'eus occasion de les fréquenter, je demeurai stupéfait en examinant la cage grossière où chantait l'oiseau qui m'avait charmé de loin. Quant au public, figuré par le bon Grùn, toujours en extase, il est excusable : c'est la victime de la gloire. Dans cette multitude, pourtant, beaucoup ont moins de goût et moins de reconnaissance pour la forme qui les amuse que pour la pensée qui les corrompt.
Ce petit journal dont j'ai parlé, qui me fortifiait dans la disposition d'aimer l'Eglise , en l'attaquant sans
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littérature et sans honnêteté, me fut encore utile d'une autre manière, par son culte pour les écrivains du xvme siècle. Je les abordai, muni de cette première note. L'ennui vint tout de suite, et j'éloignai. La néces- sité me les a fait reprendre. Les Buffon, les d'Alembert, les Condillac, les Helvétius, les Diderot, tous, jusqu'à Volney, me paraissent dignes de leurs admirateurs, qui, la plupart, ne les ont pas lus. C'est un dégoût que cette époque, en littérature comme en tout le reste, et je me tiens au jugement que Voltaire en a porté. « Il n'y a que vous, écrivait-il à d'Alembert, qui empêchez que ce siècle ne soit la chiasse du genre humain. » Jugement aussi juste qu'ignoble. Et comptez que l'exception faite en faveur de d'Alembert ne pesait pas plus aux yeux de Voltaire qu'aux miens.
Quant à ce Voltaire, qui jugeait si bien ses compères et complices, il a certainement une jolie prose. Elle était très-propre à ce qu'il en voulait faire et à ce qu'il en a fait. Comparée à la véritable prose française, c'est le stylet de l'assassin à côté de l'arme des preux. Il est luisant, aigu, bien trempé, enjolivé au manche, et il tient dans la poche. Jamais le traître dard n'a fait briller un éclair ni renversé loyalement un ennemi. Voltaire, -si connu, ne fut pourtant toute sa vie qu'un anonyme. 11 frappait de nuit, au coin des rues, enveloppé d'un man- teau. Aujourd'hui, contraint de se montrer, il rédigerait le Charivari, qui ne serait pas notablement plus fort.
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Voltaire est infiniment méprisable. Rien de plus hideux que le cynisme de ce vieux satyre dans la moitié de ses écrits et dans les trois quarts de ses lettres fa- milières. Pour son célèbre et merveilleux esprit, je ne trouve pas qu'il en eût tant. En somme, tous les juge- ments de Voltaire sont cassés ou par la science ou par la probité. Il n'a pleinement l'admiration que des sots, pleinement l'estime que des drôles. Le titre de voltairien est plus qu'une demi-injure. Ce n'est pas la preuve d'un grand esprit d'avoir travaillé soixante ans pour se faire une pareille renommée. Les noms de Bossuet, de Racine, de Corneille, de Joseph de Maistre, rendent un autre son.
« Mais enfin, dira-t-on, peut-être ne voulait-il que sonner, et il sonne ; et ce son est encore funèbre à tout ce qu'il a haï. 11 a donc, tout au moins, eu l'esprit d'at- teindre son but ?» Je ne trouve pas cela. Son but était d'enterrer le Christ, et au contraire le Christ l'a enterré. 11 n'y a pas encore cent ans que Voltaire est mort ; je doute qu'on en fasse la fête quant le siècle sera écoulé. D'ici là, que le soleil luise ou qu'il vienne des orages, les statues de Voltaire seront fort dégradées. Ni le temps ni les orages n'auront éteint un seul des cierges allumés sur l'autel du Christ. Cependant ce n'est rien encore. ' Non, laisser une renommée en# mépris à la science, aux arts, à la probité, en entier honneur auprès des seuls faquins et des seuls coquins, ce n'est rien encore ! Cet homme d'esprit s'est fait un sort plus triste et plus sot. Il a été très-malheureux. Toute sa vie il a menti, enragé et tremblé ; il a été poignardé par l'avarice, poi-
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gnardé par la jalousie, poignardé par la peur ; il a eu peur des hommes et peur de Dieu. Quand les hommes se furent jetés à ses pieds, il était vieux, il ne pouvait plus aulant qu'il aurait voulu exploiter les hommes, et Dieu lui faisait plus peur encore. Car Dieu ne se pros- ternait pas et son heure approchait. Voltaire a eu le chagrin de croire en Dien; il a cru comme le diable, qui hait et qui tremble. L'insolent, chargeant de fard son blême visage, insultait à Dieu pour jouir un moment des applaudissements d'une canaille en habits. Cette canaille, il la méprisait; que ne méprisait-il pas dans son siècle, excepté d'Alembert ? Mais il n'osait pas mépriser les applaudissements. La canaille aussi lui faisait peur. Si elle avait un moment cessé d'applaudir, il eût cru qu'elle allait siffler.
Et enfin il est mort. Voilà la fin du triomphe et le grand commencement de la justice. Ces vils succès ache- tés du mensonge, mélangés d'ignobles transes, les voilà terminés. Il laisse sur la terre, dans une fange infâme,- un vieux hideux cadavre qu'une multitude hébétée traî- nera tout à l'heure au Panthéon. La pompe immonde et ridicule semblera un ruisseau qui remonte par quelque prodige horrible. Cependant l'âme a paru devant Dieu. 0 justice ! ô épouvante ! ô pitié ! cette âme a paru devant Dieu, devant Jésus-Christ éternel, entouré de ses saints éternellement glorifiés. Jésus a regardé Voltaire, et Vol- taire a vu Jésus; il a emporté cette image dans la nuit de son châtiment !
Pour avoir de l'esprit sur le chemin de Voltaire, il faudrait échapper à la mort et à la postérité, ou tout
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au moins à Dieu. Ces trois puissances élant inévitables, Voltaire a fait le métier non-seulement le plus vil, mais encore le plus sot. Sa prose est d'ailleurs jolie.
Toutes ces lectures m'avaient fort éloigné des moder- nes. Soit que j'aie exagéré en ce temps-là, soit que la qualité générale du style se soit améliorée, ou enfin que l'habitude de lire des journaux fasse un contraste favo- ble aux auteurs qui écrivent encore avec goût et avec étude, j'ai beaucoup modifié la sévérité de mon opinion. Nous ne manquons pas d'artistes ni d'habiles ouvriers. Madame Sand est un grand écrivain. Elle a l'élégance, le nombre, la sobriété, la couleur, et le don des dons, la vie. Chose étrange! la plume qui s'est le plus trempée dans les corruptions du temps nous a enfin donné de vraies pastorales. Je parle de ces jolis romans où nos derniers paysans du.Berry revivent dans la grâce de leur langage et dans la majesté de leurs vertus. « Ce sont bien eux, me disait un gentilhomme du pays ; des hommes de parole, plus prudents que rusés, plus fins qu'astucieux ; des femmes chastes ; des pères de famille qui avaient le sentiment de leur autorité et qui l'exer- çaient avec vigilance et douceur ; des enfants toujours respectueux et vaillants. C'était un brave peuple, véri- tablement plein d'honneur. II avait des délicatesses exquises , et une répugnance pour ce qui est bas et vil, sur laquelle il semblait qu'on ne le ferait jamais passer... Hélas ! le poids du jnépris ne se pouvait por- ter. Une tache encourue par quelqu'un rejaillissait sur
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la famille, ôur le pays. L'homme s'attachait au devoir par toutes les impressions de son enfance, par toutes les affections de son cœur. II aimait son pauvre sol, son clocher, son horizon. Voilà ce que madame Sand a su voir, a su aimer, a su peindre ; elle s'est emparée de cette poésie qu'elle a tant contribué à chasser du monde.— Et néanmoins, ajouta une femme que j'avais décidée à lire les romans du Berry, malgré le nom de l'auteur, et néan- moins, ces livres charmants^ on sent en vingt endroits qu'ils sont d'elle,... et elle y a mis autre chose que son génie. — Avouez cependant que c'est un grand artiste? — Tant que vous voudrez ! mais je ne la lirai plus. »
Alfred de Musset et M. Hugo sont aussi des artistes, avec la marque et le malheur du temps. Ils étaient nés pour la grande poésie. L'un est sans suite, Tautre est sans goût ; l'un a méprisé son génie, l'autre en est follement idolâtre. A cause de cela l'un n'a que des fragments, l'autre n'a que des éclairs.
J'ai laissé M., de Lamartine. Je le mettais au-dessus de tout pour l'ampleur et la douceur du flot poétique. 11 me semblait en le lisant que je voyais mes émotions couler de mon cœur, et que c'étaient là les pensées qui s'efforçaient de chanter en moi. Je croyais alors que les sensations étaient des pensées. Jocelyn parut. Je n'avais aucune religion ; cependant je fus choqué du sujet. Je trouvai que Jocelyn était faux en tout, faux amant, faux dans son langage et plus ennuypux que le vainqueur d'Ivry et de Gabrielle, célébré sur le trombone de Voltaire. A présent que j'ai vu de vrais prêtres, Jocelyn avec son rabat moucheté de pleurs amoureux, me
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semble surtout ridicule. Jocelyn est un philanthrope et un protestant habillé en prêtre. D'un philanthrope et d'un protestant jamais on ne fera un personnage poétique. C'est contre nature. Aucun moyen de tirer une poésie vraie d'un sentiment faux. Jocelyn a été tué par l'ennui. La vaine élégance du yers ne l'a pas sauvé. Il n'en res- tera que quelques morceaux détachés, peu nombreux, et ce sera, je pense, le destin de tout ce qu'a écrit M. de Lamartine au profit des lâchetés contradictoires du doute contemporain. Ni la piété ni l'impiété de l'âge prochain ne voudront de cet auteur. Il avait de beaux dons. Quel jet de poésie, même dans la prose! Comme les images abondent, se précipitent , s'entassent ! Que de richesses pour ne faire qu'un bruit stérile !
Chateaubriand a tenu et mérité une grande place, mais ce n'est pas mon homme. Ce n'est ni le chrétien, ni le gentilhomme, ni l'écrivain tels que je les aime ; c'est presque l'homme de lettres tel que je le hais. L'homme de pose, l'homme de phrase, toujours affairé de sa pose et de sa phrase, qui pose pour phraser, qui phrase pour poser, qu'on ne voit jamais sans pose, qui ne parle jamais sans phrase. Tout son cœur et tout son esprit sont dans son encrier avec toutes ses phrases, et il a fait de cet encrier un piédestal où il prend toutes • ses poses. Il est de ceux qui ne savent écarter aucune pensée capable de revêtir une belle couleur et de rendre un beau son.
Atala est ridicule, liené odieux; le Génie du Chris- tianisme manque de foi ; les écrits politiques manquent de sincérité ; les Mémoires sont écrits pour faire admirer
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le personnage, mais ce moi\ toujours vain et parfois haïssable, jette une ombre fâcheuse sur la beauté litté- raire, souvent éclatante.
Dans les Martyrs mainte scène m'a ému; bien des mots, comme des coups de lance, ont fait couler l'eau et le sang. Les beautés sont nombreuses et grandes, mêlées d'emphases déplorables et de fautes de goût qui étonnent. Il faut s'accoutumer à l'empois antique, qui semble par- fois fourni de la propre main de Bitaubé. Quand l'oreille y est faite, on se laisse traîner.
Cymodocée a bien de la peine à devenir chrétienne ; la grâce agit moins que l'amour, qui, je crois, n'a pas coutume d'agir en ce sens. Il échappe à Cymodocée des mots malheureux. J'aime mieux la jeune fille du Flavien de.Guiraud, pauvre petite chrétienne qui se débat contre l'amour.
Eudore est trop amoureux et trop chrétien. Il y a là quelque chose de manqué. Ni le chrétien ne tomberait dans cette folie amoureuse, ni l'amoureux à ce point de folie ne resterait si chrétien. L'auteur a bien imaginé le combat, il ne l'a pas senti, faute d'être assez chrétien et d'avoir été assez amoureux. Chateaubriand n'avait pas le tempérament à être l'un ou l'autre au degré poétique.
Les postiches archéologiques que Chateaubriand a mis à la mode paraissent chez lui horriblement démodés. Inévitable sort de ceux qui créent des beautés fausses! On perfectionne le procédé, et ils semblent les imitateurs maladroits de leurs propres copistes. L'érudition des Martyrs est plaquée, accrochée, raccrochée, encom- brante; c'est un bric-à-brac.
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La partie mythologique chrétienne ennuie, et même elle afflige. Ces conseils tenus dans le ciel sur le destin d'Eudore et de Cymodocée, à l'imitation des conseils de l'Olympe sur Troie et les Grecs, ont le double inconvé- nient de choquer beaucoup et de ne pas intéresser du tout. En outre ils ne sont pas d'une théorie exacte. L'auteur a voulu étaler de la poésie chrétienne; il n'y a pas de poésie, il n'y a qu'une contrefaçon des fictions païennes. La poésie chrétienne est dans le cœur. Cha- teaubriand avait la sensation chrétienne, il n'avait pas le sens chrétien. Les Martyrs restent un livre fameux, quoi- que passé. Il y a toujours du mérite dans les livres qui ont produit un grand mouvement, et qui, n'ayant plus de cours, conservent leur renommée. Toutefois ce livre est faux de pensée, de couleur, de style, trop chargé de métaphores, trop rembourré d'épisodes maladroits, d'une langue trop maniée et qui fatigue par le soin et la recherche.
J'ai vu à Saint-Malo le tombeau de Chateaubriand, sur un rocher qui apparaît de loin. L'emphase de ce tombeau peint l'homme et ses écrits et leur commune destinée. Chateaubriand a exploité sa mort comme un talent j. il a pris dans son tombeau une dernière pose, il a fait de ce tombeau une dernière phrase ; une phrase qui se pût entendre au milieu du bruit de la mer, une pose qui se pût voir encore dans la brume et dans la postérité. Mais ce calcul sera trompé. N'ayant toute sa vie songé qu'à lui-même et rien fait que pour lui-même, Chateaubriand a péri tout entier. Sa gloire, placée en viager, est venue s'éteindre dans cette mer dont il a
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voulu suborner le murmure pour le transformer en applaudissement éternel.
Quel sera l'avenir de beaucoup d'autres qui n'ont pas eu celte grande rhétorique, qui n'ont pas jeté ce grand éclat, qui ne sont que d'habiles ouvriers, mais ouvriers de choses inutiles, sans aucune bonne pensée, et souvent sans aucune pensée ? Cette époque orgueilleuse a mé- prisé le vrai; elle a imprimé des fables malsaines sur des papiers qui tombent en poussière. Les monuments de son esprit disparaîtront dans le néant, et il ne restera d'elle, pour la raconter, que le simple et le vrai, qu'elle aura méprisés.
Je ne crains pas que Ton m'ahonte en m'opposaiit à moi-même le peu que je vaux. Je connais ma faiblesse. Si je n'aimais la vérité, je me condamnerais au silence; mais la vérité a encore sa force dans les plus humbles voix, et elle commande la hardiesse aux plus humbles esprits. Sa lumière me remplit d'une aversion sans borne pour les chefs-d'œuvre d'un art où je ne suis qu'un pau- vre vieil écolier, lorsque ces chefs-d'œuvre n'ont pas la marque du vrai : je les tiens alors pour des travaux de fous ingénieux ou de traîtres, et tout le succès qu'ils peuvent obtenir ne diminue rien h mon dédain. J'use en cela d'un droit de nature. II y a deux races en ce monde, depuis Abel et Caïn, deux races adverses et ennemies. L'une est faite pour croire, pour respecter, pour aimer, pour adorer, pour. porter humblement et
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vaillamment les jougs du devoir. L'autre, incrédule, haïsseuse, impie, blasphème et raille, et ne se soumet qu'à la force, pour laquelle elle se sent moins de haine que- pour le devoir; race, révoltée contre la société humaine autant que contre Dieu. Les livres nés de cette race ne peuvent me plaire, puisque j'appartiens à l'autre.
Dans la race dont je suis, il y a des tribus militaires ; je suis d'une de ces tribus. Parce que tout mon sang frémit contre le mensonge, on m'a appelé révolution- naire; par que j'ai refusé tout hommage aux idoles, ou m'a outrageusement comparé au charlatan sinistre qui s'est fait un talent et une renommée d'aller par carre- fours hurler contre Dieu. Grâce à l'éducation que la société inflige aux enfants du peuple et que cet infortuné et moi avons également reçue, j'aurais pu sans doute devenir un révolutionnaire, mais non pas comme lui. Nous ne sommes pas de même race. Je n'aurais pas enfoui mon âme dans l'absurde stérilité du blasphème. On ne fait que des esclaves parmi les peuples à qui l'on ôte Dieu ; ce n'est pas là ce que je me serais proposé si ma raison avait fléchi devant les problèmes dont le spectacle du monde l'obsédait. J'aspirais à la liberté et à la jus- tice ; je n'aurais pas cherché ces filles du Ciel dans la boue; je n'aurais pas cru que Dieu me laissât le soin d'inventer la liberté et la justice.- La foi catholique, en m'enseignant que les nations sont guérissables, m'a pré- servé de la dangereuse folie de vouloir refaire l'espèce humaine et du crime de la mépriser.
Il y a des révolutionnaires qui se prétendent catholi- ques; ils croient l'être, je leur souhaite de le devenir.
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Pour moi, je ne suis pas révolutionnaire, parce que je suis orthodoxe. Ils ont dit que je n'étais orthodoxe que pour un temps, que je secouais ma chaîne. Je suis en parfaite paix d'esprit et de cœur dans cette chaîne. On ne secoue pas la chaîne longtemps sans qu'elle rompe ! Plusieurs l'ont rompue. Je puis faire comme eux, sans doute ; ce sera ma faute, comme ce fut la leur. La religion n'aura pas manqué de lumière, l'Église n'aura pas manqué de patience ; j'aurai manqué de vertu.
Mais j'ai presque le devoir de dire que j'espère demeu- rer fidèle. Après vingt ans, j'ai pu expérimenter la dou- ceur et la facilité de l'entière soumission ; l'obéissance ne demande rien de trop à la fierté humaine, La foi catho- lique n'est pas une loi d'asservissement. Précisément parce qu'elle enchaîne la passion, la foi affranchit l'esprit. Quelle raison, dit l'évêque de Tulle, se trouve à l'étroit dans la Somme de saint Thomas ?
Et j'espère qu'enfin des hommes viendront qui vou- dront se faire l'honneur de remarquer une différence fondamentale, entre l'écrivain qui s'est rendu célèbre par la brutalité de ses blasphèmes contre toutes les vérités divines et celui qui s'est rendu odieux pour les avoir toutes adorées.
Quant au talent d'écrire on pourrait mettre dans un
*
sac le talent de M. Proudhon et celui de M. le vicomte de La Guéronnière : pour mon goût particulier, — s'il ne s'agissait que d'écrire, — je tirerais sans faire de voeux.
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LA FEUILLE VOLANTE.
« Mon trafic est de feuilles volantes, » dit un person- nage de Shakespeare. Combien sommes-nous, aujour- d'hui, qui trafiquons de feuilles volantes ! Étrange et risible métier 1 On est écrivain pour vivre. Il ne s'agit plus de réfléchir, de méditer, de corriger ; il s'agit de charger la feuille volante. L'écrivain fait sa page quoti- dienne pour gagner son pain quotidien.
L'invention des journaux a créé encore celte misère. La littérature y périra par la facilité de produire sans labeur, par la corruption du goût public, par l'irrespon- sabilité, par l'impossibilité prochaine de faire- lire le moindre volume un peu sérieux. L'écrivain sérieux verra qu'il est dupe. Signalé comme ennuyeux ou dévoré par la foule des abréviateurs, il n'obtiendra nulle gloire, ne fera nul profit.
Le plaisir d'écrire est perdu. Le plaisir d'écrire, c'était de vivre avec une pensée, de la mûrir, de la vêtir, de la faire forte et belle. Cette joie allégeait toute peine. Je suppose qu'aulrefois on faisait un livre comme on élève
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un enfant, avec diligence, avec patience, avec amour. On se disait du livre comme de l'enfant : Il me coûte, mais il me fera honneur;
Nous n'en sommes plus là. Une idée vient. Est-elle creuse, est-elle féconde : peu importe. On l'étiré ou on la rogne à la taille d'un article; on la badigeonne d'un grossier vernis, on la jette sur la feuille volante. Et maintenant, feuille valante, envole-toi.
Voilà pour l'idée qui se présente. Celle qui se refuse, qui veut être attirée, est prise de force, accommodée de force, clouée sur la feuille volante, vendue. Il faut pre- mièrement couvrir et vendre la feuille ; il faut porter quelque chose au marché, il faut vivre. La pensée et l'art, questions secondaires, si ce sont des questions. 0 pauvre lecteur ! mais plus pauvre écrivain !
On a vu naître et multiplier ces malheureux qui ne font plus rien que pour écrire. Ils lisent, c'est pour écrire ; ils regardent, c'est pour écrire; ils aiment, ils haïssent, ils souffrent, ils pleurent, toujours pour écrire. Ils tien- nent note de leurs sensations, de leurs sentiments : madère à écrire,*matière à ouvrer et à vendre ! Il faut couvrir la feuille volante, il faut gagner son pain.
Ne croyez pas que beaucoup n'aimassent mille fois mieux faire autre chose. Une illusion de jeunesse, les circonstances, les imprudents conseils, même des entraî- nements généreux, même l'impérieuse vocation, les ont
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poussés dans cette carrière ; ils n'en peuvent plus sortir, la nécessité est là qui les presse. Sachez -leur gré lorsqu'ils restent honnêtes gens. Plusieurs y ont quelque mérite.
En toute chose le mal est aisé ; il a des attraits par lui-môme. La littérature du mal se fabrique plus vite, s'écoule mieux. Flatter les passions qui touchent au vice, flatter les erreurs qui touchent au mensonge, rien n'est plus commode, rien ne « fournit davantage à la poé- sie 1... » On a la faculté de peindre un certain demi-nu' qui n'est pas encore trop chaste pour le grand marché populaire et qui se fait recevoir dans les bonnes maisons.
L'honnête homme couvre la feuille volante d'honnêtes pensées, et tout au moins d'honnêtes paroles, quand il n'a pas de pensées ; mais il se fait dédaigner du public et vilipender de ses confrères. J'en connais que le public honnête lui-même a fini par haïr, à force d'entendre les
écrivains malhonnêtes les vilipender.
*«.
Aux yeux de beaucoup de gens de bien, la pire et plus horrible bête qui soit sur terre est l'homme de bien qui ose vanter et défendre le bien. « Cet homme, disent- ils, irrite les méchants ; vous verrez qu'il nous attirera quelque malheur. Ceux-là hurlent contre nous qu'il fait hurler contre lui, puisque, hélas ! nous pensons comme lui. »
« Racine, sur Phèdre. . T. il. i3"
I
458 VUES PRISES DU CLOITRE.
Je tiens néanmoins qu'il faut continuer d'être honnête, sans souci de plaire davantage ou de moins déplaire à ceux qui par diverses raisons montrent en ce temps une égale horreur de la franche honnêteté et de la franche vérité.
Quant aux joies de l'art perdues , les regretter un moment est légitime ; se prolonger dans ce regret serait lâche.
Que penserait-on du soldat qui se tiendrait à l'écart du champ de bataille pour aiguiser son épée?
Dieu t'a fait pour le temps où tu vis, et le temps où tu vis est fait pour ton âme. Il ne s'agit pas des joies que tu pourrais goûter, mais de l'œuvre que Dieu te demande. Fais ton œuvre, fais-la d'un cœur libre et tranquille, et même joyeux. Ne compte pas ce qui te manque d'applau- dissements, ce que tu entends de murmures, ce que tu reçois d'avanies.
Qu'importe tout cela ? Des applaudissements, qu'en resterait-il à ton âme ? Des murmures et des avanies, qu'en restera-t-il sur ton âme? Si tu as fait de bon cœur ce que tu as cru sincèrement que Dieu te demandait;
Si tu as aimé l'honneur de Dieu; si tes mains, quoique débiles, ont quelquefois soutenu la vérité de Dieu; — si tes feuilles volantes, plus ou moins artistement colorées, portent cependant la bonne nouvelle de Dieu,
Il importera peu qu'elles durent moins d'un jour ! Ce
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que tu leur auras confié ne tombera pas et ne périra pas, mais s'envolera vers Dieu.
Tes paroles malhabiles, mais sincères, entreront dans les trésors divins ; et un jour elles redescendront comme des ailes qui viendront s'attacher à ton âme; et ton trafic de feuilles volantes, si mesquin ici-bas, t'aura pourtant servi à gagner le royaume éternel.
VI
DU ROMAN CHRETIEN.
V,
oici quelques idées que j'ai retenues d'une conver- sation avec Marie Gjertz. C'est elle qui parle :
Une Suédoise protestante, Frédérika Bremer, aimable esprit, très-grand cœur, a donné de prétendus romans de la vie réelle, que des auteurs français catholiques s'efforcent mal à propos d'imiter. Ils ont trouvé que ces romans suédois étaient agréables; ils se sont dit : « Fran- cisons et déprotestantisons cela et ce ne sera pas mau- vais. » Ils n'ont pas considéré que, dans les mains de mademoiselle Bremer, la vie réelle, laide et chétive
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étoffe, sert à habiller quelque chose de charmant, Fidéal.
Mademoiselle Bremer est une étrange personne. Vieille fille, elle aime les femmes, même jolies, même mariées. L'on ne saurait, je crois, en moins de mots, donner meilleure idée d'une âme ! Ses livres sont consacrés à glorifier la femme dans toutes les conditions; elle se voue à la peindre ornée de tous les dons sans orgueil, affligée de toutes les disgrâces sans rancune contre le monde ni contre Dieu.
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Frédérika n'entend pas que ses héroïnes soient inu- tiles. Il faut qu'elles souffrent, qu'elles consolent, qu'elles corrigent, qu'elles éclairent. Aiment-elles un homme dont les qualités leur promettent un bonheur facile et constant : cent obstacles s'élèvent, et ces amants assortis finissent par aller mourir chacun de son côté. Dans la vie réelle pourtant, il y a bien aussi quelques mariages de pleine sympathie et quelques ménages heureux; mais, avec la délicatesse de la femme et le sûr instinct de l'ar- tiste, Frédérika sent que l'amour n'est plus idéal, n'est plus digne d'une femme, dès que l'on ôte la croix.
L'amour d'une femme, — je dis une femme, — porte toujours les ailes de l'amour divin. Quelques-unes, dès le commencement, ont les ailes assez fortes pour élever leur âme jusqu'au cœur du divin Epoux : elles y demeu- rent sous le voile éternel. Chez d'autres les ailes sont plus faibles; elles ne peuvent que voleter. En attendant
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leur entier développement, l'âme a besoin de se reposer sur un objet sensible. Cette âme peut se tromper, sans doute. Néanmoins, si c'est une vraie âme de femme, soyez certain que dans cet objet elle a cru reconnaître quelque trait de l'Époux divin, ou qu'elle s'est voulu don- ner à remplir quelque parcelle de la mission du Christ, consoler et sauver. L'amour humain n'est qu'une station avant d'arriver au cœur de Jésus : elle y apprend à souffrir et à mourir.
Frédérika prend aussi le parti de la femme artiste ; elle lutte contre le préjugé « Scandinave, » dit-elle, qui, dans cette quasi-sage Scandinavie, refuse un peu aux femmes le droit à la littérature et aux beaux-arts. Bonne Frédérika! Elle n'est jamais venue chercher à Paris ce pain dur et amer de la servante des arts ! Si elle avait subi les charges accoutumées du droit aux beaux-arts, elle aurait vite réclamé le droit au silence, le droit à la clôture; et comme l'idéal de ces deux droits n'existe point dans le protestantisme, elle se serait hâtée de frapper à la porte catholique, la seule qui ouvre aux femmes le royaume de la sainte paix.
Je le demande à vous, Frédérika, non à vous, les sul- tanes-mères de la gloire : une femme qui parle, une femme qui pose pour faire de l'art, que rêvez-vous dé plus contraire à l'idéal? La femme idéale ne s'occupe que d'aimer. Ses yeux ne voient que l'Époux, ses oreilles n'écoutent que l'Époux, son cœur ne bat que pour
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l'Époux, et sa langue ne sait qu'une parole et ne l'adresse qu'à l'Époux. Sa gloire est d'aimer.
Mademoiselle Bremer, si éprise de l'idéal, dont elle aperçoit quelque chose des yeux de son cœur, aurait aimé à décrire cette véritable femme et ce véritable amour. Mais la pauvre protestante n'est jamais entrée dans un couvent de carmélites; et c'est pourquoi, ayant consi- déré ce monde, elle n'y a vu d'autre refuge pour l'amour idéal que la mort.
Un auteur catholique, voulant faire de la « vie réelle » en français, a louablement ôté de son livre cet amour idéal pour un être humain ; mais il a oublié de mettre à la place l'amour de Dieu. Reste un manuel de la femme forte, appliquée à ramasser honnêtement et à dépenser sagement trente mille livres de rente. Dans tous les bou- quets que sa main a formés on trouve des livrets de la caisse d'épargne.
Cet honnête ouvrage est présentement à sa sixième ou septième édition.
Auteur de bonne volonté, je ne voudrais pas vous faire de la peine, mais je ne voudrais pas que vous fissiez école. Il est temps, je crois, de crier au loup ! ce [loup, cet affreux loup de la médiocrité, qui s'est fabriqué de fausses clefs pour entrer dans toutes les bergeries et qui les dévaste toutes. Quoi! nous aussi, chrétiens, nous aurions nos Champfleury qui nous empâteraient de vie
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réelle! Je dis que la fonction de la littérature est de nous élever au-dessus de la vie réelle ;.que la littérature doit nous porter de la vie réelle à la vie surnaturelle, doit nous aider à subir Tune en nous parlant de l'autre ; — et l'art d'écrire n'a pas à s'occuper de la manière de faire servir deux fois le môme bœuf et les mêmes choux !
Je hais la littérature qui vient nous dorloter dans les platitudes et nous enfoncer de plus en plus dans les couardises de co monde. Cette littérature-là n'est bonne qu'à ravaler les inspirations de la droiture et de l'hon- nêteté, à les mettre au-dessous même de la sottise endia- blée qui cherche son idéal dans le vice et qui s'illumine du feu des tripots. Nous sommes bien réguliers, bien économes, nous plaçons prudemment nos vertueux petits gains, et, en nous modérant sur la crinoline, nous ache- tons enfin un honnête petit château. Là, nous goûtons de sages ivresses . 0 Seigneur ! dans votre bonté , en- voyez-nous un tapissier industrieux et consciencieux, car nous souffrons encore des courants d'air !... Pour- tant, la souffrance étant inséparable de la vie réelle, nous saurons, s'il le faut, Seigneur, vous offrir cette croix !
Ailleurs, on fait fi de la vie réelle, on se jette dans l'idéal ; mais un idéal convulsif, qui méconnaît et brise les lois du cœur humain. On raconte les choses comme elles ne peuvent se passer, on les peint telles qu'elles ne sauraient être ; la tête, une tête déréglée, remplace le cœur. Une héroïne sacrifie à Dieu, contre toute logique,
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Famant le plus légitime ; puis elle meurt dé chagrin du sacrifice qu'elle a fait. Ainsi elle n'aime pas Dieu après n'avoir pas aimé son amant ; — et tout cela pour peindre l'amour !
Les protestants sont supérieurs dans ce genre de composition. Voici pourquoi :
La littérature, comme* tous les beaux-arts, doit traiter du beau, non de rutile. Le beau a sa source dans l'esprit. Le cœur ne sachant autre chose qu'aimer, la belle litté- rature doit donc traiter de l'amour.
Un de mes amis, parlant absolument, ne veut pas de l'amour dans la littérature. Je lui demande bien pardon; mais de quoi veut-il que traite la belle littéra- ture?
»
Quoi ! point d'amour? Cependant le premier et le plus grand commandement de Dieu nous commande de l'ai- mer : Dieu trouve donc qu'il n'y a rien de plus excellent que l'amour sur la terre et dans le ciel ? Et mon ami ne veut pas que la littérature traite de ce qu'il y a de plus beau et de plus excellent ! J'espère qu'il s'expliquera. S'il entend parler de la passion dont M. Scribe a tiré deux cent mille livres de rente, cela ne s'appelle pas de l'amour.
Quant à ces pauvres protestants, ils s'occupent peu du
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commandement de Dieu ; mais, avertis par l'impérissable
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m
instinct de l'art que la beauté est dans l'amour, que l'amour n'est grand que dans le sacrifice, ils prennent pour éléments l'amour et le sacrifice.
La première condition du sacrifice, c'est que le sen- timent brisé ne porte aucun trait de médiocrité. Aussi les auteurs protestants décrivent- ils dans le cœur de' leurs héros , non pas un sentiment humain , mais l'hé- roïsme, les ravissements, l'adoration d'un amour de saint pour Dieu. Puis, sentant encore par instinct, ou plutôt par tradition catholique, qu'il y a quelque chose au-dessus du sentiment humain le plus ardent, le plus pur, ils appellent ce quelque chose obéissance, respect de la parole donnée, devoir enfin. Le devoir, voilà leur élément de sacrifice. C'est devant le devoir qu'ils viennent briser vaillamment leurs affections et leur vie. De là, avec un peu de simplicité et un peu d'enthou- siasme, on fait facilement sortir la grandeur et jaillir
les larmes.
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Le catholique se trouve dans d'autres conditions. 11 doit faire du beau en gardant le commandement de Dieu.
Il faut qu'il se dise en commençant : « 11 est écrit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton esprit, de toute ton âme et de toute tes forces. Donc, si je touche à l'amour humain, je dois le tenir à une température modérée. »
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Mais par ce soin de consulter à chaque moment le thermomètre, il se rend gauche ; ses personnages pren- nent insensiblement une tournure de petites mécaniques; et adieu la beauté, adieu lavie !
Écoutez-moi, poètes, écoutez un moyen simple de vous tirer d'affaire ! Osez aimer Dieu, et vous traiterez de l'amour de Dieu , et vous verrez comme tout ira ! Puisque ce premier commandement que vous avez à l'esprit, et qui vous glace, vous ordonne d'aimer Dieu de tout votre cœur, ce n'est pas pourtant pour vous glacer. Créez des personnages qui aiment Dieu de tout leur cœur, vous aurez de la grandeur, vous aurez de la flamme ; vous en ^urez autant par-dessus les' protes- tants que l'amour de Dieu est par-dessus l'amour des hommes.
L'auteur de Tout pour Jésus dit qu'on ne peut se figurer un Séraphin consciencieux ;.de même, j'ai peine à imaginer une œuvre d'art consciencieuse , formule d'éloge très-usitée dans les feuilletons, pas par cons- cience! La grande, la véritable beauté ne sortira jamais de ce qui n'est pas l'amour, parce que la beauté n'est autre chose que le rayonnement de l'amour. Si j'ai dit le contraire, je l'ai fait sans peser mes paroles et je me dédis.
L'infortuné protestant qui cherche l'idéal est obligé de chercher dans le cœur de l'homme ; car il n'a pas la présence réelle. Il sait que le Christ est mort pour
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lui, il sait que le Christ est Dieu ; mais la connaissance est lettre morte. Elle reste dans l'esprit sans toucher, surtout sans pénétrer et imprégner le cœur.
Dans soimnique Église, Dieu ne s'est pas contenté de laisser le commandement ; il est resté lui-môme au milieu de ses enfants, pout leur donner la force de l'accomplir. Parce que le cœur de l'homme a besoin d'un objet sensible pour fixer son amour, Dieu s'est fait lui-même cet objet sensible que demandent nos cœurs. Il est donc là, parmi les siens, leur communiquant non-seulement la lumière de son Esprit, mais aussi les divines ardeurs de son sang et de ce cœur qui a tant aimé le monde.
j L'amour de Dieu ne devrait donc pas être représenté par l'artiste comme une peine et un ennui, comme un sentiment médiocre, sans charme et sans ivresse, mais comme quelque chose* de grand et d'irrésistible, un tor- rent du ciel, un torrent de délices qui entraîne l'âme, qui l'emporte, qui lui fait accomplir sans effort toutes les merveilles de l'abnégation et du sacrifice.
Si vous voulez savoir quel champ le bon Dieu a ouvert aux arts, lisez l'Évangile de Marthe et de Marie.
Marthe est occupée à tous les soins extérieurs que peut désirer l'Époux. Elle le nourrit, le vêt, le visite dans les prisons; elle. le suit sur les champs de bataille; elle s'élance jusqu'aux extrémités de la terre pour lui acquérir des serviteurs et des enfants.
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Marie, au contraire, uniquement éprise de la beauté de TÉpoux, perdue dans son amour, perd tout souvenir d'elle-même et des créatures. Son amour est plus par- fait, parce que son anéantissement est plus parfait. Elle n'agit plus, pas même pour la gloire de l'Époux, parce qu'elle n'existe plus. Tout son cœur s'est abîmé dans le cœur de TÉpoux. Et que dit TÉpoux? Que Marie a pris la meilleure part. C'est Marie qui aime; la beauté idéale, c'est Marie. Croyez-vous que TEpoux soit injuste? S'il faut mourir pour lui, croyez-vous que Marie hésitera plus que Marthe, ou demandera une louange pour sa mort, en disant à TÉpoux : « Seigneur, regardez -moi mouair? » Et s'il faut glorifier les beautés de TÉpoux et rendre au genre humain le service de le faire con- naître et de le faire aimer, qui s'en acquittera mieux de Marthe ou de Marie? Marthe pourra faire plus de discours ; Marie ne dira qu'une parole, mais c'est cette parole de Marie qui mettra le feu et qui remplira tout de chaleur et de lumière, les deux choses dont vit le monde.
Quand une époque préfère Marthe à Marie, elle appli- que sa sagesse à écarter la chose nécessaire ; et c'est à quoi les utilitaires réussissent admirablement; d'où Ton peut inférer la grandeur des époques utilitaires et tirer leur exacte mesure.
Les arts n'ont rien à montrer, la littérature n'a rien à dire aux heureux que Dieu a favorisés du don de médio- crité. Qu'ils lisent, qu'ils ne lisent pas, qu'ils regardent
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des tableaux ou qu'ils n'en regardent pas, qu'ils enten- dent de la musique ou qu'ils n'en entendent pas, ils iront toujours leur même petit trot, ni plus lentement ni plus vite. Ils savent ce qu'il faut pour éviter l'enfer, ils le font. Quand vous les voyez commettre des actes de vertu, sans aucune visible nécessité, ne les accusez pas de folle dépense. Ils ne dépensent pas, ils mettent à la caisse d'épargne pour le ciel, sachant que le bon Dieu leur rendra tout au centuple, et qu'ils assurent ainsi, moyennant quelque gêne, leur bon petit poste dans l'éternité, bien à l'abri des révolutions, des faillites et des courants d'air. Ils doivent avoir quelque peine à s'expliquer la prodigalité du Créateur, qui leur donne des roses à cent feuilles lorsqu'il pouvait, comme il Ta bien prouvé, avec quatre ou cinq feuilles seulement, faire une fleur ou même une rose. Pour eux, d'une seule rose ils en feraient vingt, et de ces vingt ils en auraient mis dix à la caisse d'épargne, et la terre serait très- honnêtement parée. Mais, enfin, le bon Dieu est pro- digue ! Ce qui importe à savoir, c'est que Dieu paye bien, protège bien, est très-utile. Ils aiment Dieu comme utile.
D'autres, qui souvent valent moins, mais qui me sem- blent avoir de quoi valoir beaucoup plus, veulent que le bon Dieu soit beau. Pour ceux-ci il a donné les beaux- arts. A ceux-ci donc les beaux-arts, dont le but suprême est de faire connaître aux hommes la beauté de Dieu.
Or, la beauté de Dieu étant le rayonnement de son t. u. 14
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amour, la source des beaux-arts est au siège de l'amour divin, dans le sacré cœur de Jésus.
Que la belle littérature nous parle donc du bel amour ; que l'écrivain en répande le charme sur tout ce qu'il conçoit. Je ne demande pas que tous les héros ou personnages de romans et d'histoires poétiques soient des saints, que la peinture ne peigne que des saints, que la musique ne chante que des hymnes. Je sais qu'il y a une hiérarchie dans les arts comme dans la vie humaine. Je demande seulement que l'art ne se traîne pas miséra- blement dans la poussière, à travers toutes les misères de la vie réelle, et ne sorte pas de là pour se précipiter au hasard et en trébuchant dans un idéal insensé; mais qu'il s'élève par des actes du divin amour jusqu'à cette sphère privilégiée, surnaturelle, où l'on apprend à dire sans retour et sans effort : « Seigneur, je vous aime ! »
Cette voie est la plus large de toutes, on y peut user de tout, même de la vie réelle ; mais alors la vie réelle fournit des êtres nobles et réellement vivants. La lumière de vérité ne montre rien de grand qui ne soit vrai et rien d'humble qui ne soit beau. Il n'y a plus de vertu plate, ni d'héroïsme faux ; il n'y a plus rien de guindé, plus rien d'ennuyeux; partout se répand l'éclat des bons et doux sourires, partout s'ouvre la source des saintes larmes ; et quiconque voudra parler ce langage, je le défie bien de ne rencontrer que des cœurs qui n'entendent pas !
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VII
LE PRÊTRE.
A u.n Séminariste.
j,
ob, dans sa prospérité, n'a rien à désirer. Est-il complètement heureux? Non; il appréhende les maux qui peuvent tomber sur lui (m, 28). Voilà de quoi cal- mer les regrets qu'il me semble voir parfois dans votre cœur au sujet du sacrifice que Dieu vous a demandé. Vous n'avez rien perdu. Les mains qui tiennent des fleurs en sentent les épines et les verront flétrir. L'état heureux en ce monde est celui dont on remplit les devoirs ; tout état dont on remplit les devoirs par un sentiment d'amour pour Dieu qui les a donnés, c'est-à-dire où l'on fait des sacrifices, est heureux ; et le plus heureux est celui où le sacrifice est plus grand. Peu d'hommes, i est vrai, savent ces choses à vingt ans, quoique cepen- dant Tâme les devine ou tout au moins les pressente. Mais Dieu se charge de notre éducation. Un peu de patience, et nous connaîtrons l'incroyable néant de tout ce qu'il peut nous demander d'abandonner pour lui,
472 VUES ÊlUSfeS DCl CLOITRE.
Soyez persuadé qu'en renonçant au fantôme vous avez acquis la réalité. Je vous atlends au premier heureux qui viendra porter à vos pieds l'angoisse de ses joies.
Évitez donc les retours qui vous exagèrent le mérite de votre renoncement. Craignez les larmes que Ton verse sur soi-même. La chair résiste, quelque plaintive qu'elle se fasse, mais l'âme languit. L'Esprit-Saint les appelle homicides, ces tristesses trop éloignées de la douleur qu'exigent nos véritables misères.
Que si vous ne pouviez vaincre ce penchant, alors n'hésitez pas. Vous n'êtes point fait pour la milice où vous avez aspiré dans une flamme passagère de ferveur. Il n'y a rien de si grand que d'être prêtre, rien qui exige autant la vigueur de l'âme et la vigueur de l'esprit. Dans le camp austère du sacerdoce ne portez pas un cœur plein de mélancolies funestes et ridicules. Le prêtre doit faire bon visage aux choses de la vie. Non vultus tristiS) non gravatus se exhibeat ; sed hilari vultu, imo grattas agat.
J'ai eu le bonheur d'entendre l'évêque de Tulle parler sur le sacerdoce, et cette voix qui annonce si noblement la vérité de Dieu , magna tuba veritatis , a déroulé devant mon esprit le plus sublime idéal de la gran- deur de l'homme. Écoutez ce que j'en ai pu -retenir.
« Le monde existe parce que Dieu a voulu un lieu de croissance, d'évolution, d'épanouissement pour des âmes faites à son image, destinées à partager son éternelle félicité. Étudier ce monde, ceia peut intéresser la curio- sité ; exploiter ce monde, cela peut devenir une chose utile ; la chose capitale, c'est de faire des âmes divines.
VUES PRISES DU CLOITRE. 473
« Le prêtre, enrichi plus que tout autre de dons divins, vraiment Dieu par participation, est constitué pour orner de divinité tout l'univers, pour répandre sans mesure la vie divine : ut vitam habeant et abundantius habeant. Qu'il ne se laisse pas détourner de sa fonction ! S'il la remplit bien, il ne sera pas seulement un homme juste qui, ayant beaucoup reçu, doit beaucoup donner ; il ne sera pas seulement un homme bon, qui prend à sa charge les pauvres, les petits, les affligés, les ignorants ; il ne sera pas seulement un sage qui, dans la corruption et les délices universelles, sait vivre d'austères contem- plations; il sera bien plus, incomparablement : il sera le sauveur des âmes, par conséquent le sauveur du monde. Car le monde périrait le jour où il ne s'y verrait plus_ d'âmes occupées d'aller à Dieu .
« Que ce siècle donc use et abuse des forces natu- relles du monde, qu'il fasse abonder la richesse, qu'il multiplie les commodités de la vie, qu'il décore de titres pompeux ces vulgaires emplois de l'intelligence humaine, qu'il chante le progrès, la civilisation, qu'il oublie que tout cela n'empêche pas de mourir, et que tout cela meurt, comme on le voit écrit sur ces fameuses ruines, Ninive, Babylone, Memphis, Tyr, Carthage, Corinthe, Rome enfin, puisque cette grande Rome aussi est en- trée dans la mort; que le siècle rie de pitié en con- templant des territoires où ne fleurit guère que la vie divine ; le prêtre demeure calme dans son rôle auguste; il juge ce siècle, il continue de faire des saints, et il est l'arc-boutant du monde.
« Si le prêtre est obligé de contredire, sa contradic-
VUES PRISES DU CLOITRE.
lion sera encore le salut du monde : il empêchera le monde de se heurter h plus fort que lui, de se heurter à Dieu. Car le Seigneur est miséricorde : la miséricorde est son fond, son essence, son cœur, ses entrailles, vis- cera misericordice ejus. Un ôtre cesserait de vivre si on lui arrachait les entrailles; Dieu ne serait pas s'il n'était pas miséricordieux. Sa miséricorde a tout créé, conserve tout. Oui, sans doute! Mais un attribut terrible n'en peut pas moins jaillir de l'essence de Dieu. Il est la vie, le bien, le beau, Tordre, l'harmonie. Il faut qu'il demeure cela, qu'il le soit pleinement. Qu'une créature, homme, peuple, siècle, se lève contre lui : par ce fait insensé de la créature, Dieu qui, par lui-même, n'est que bon, devient juste et terrible. Il faut bien que le beau, Tordre, Tharmonie demeurent ; Dieu passe et l'obstacle est brisé.
« Le prêtre est donc la plus grande force du inonde. Pour demeurer dans cette force il doit éviter toute dis- sonance ; il doit être un. Sénèque a dit cette merveil- leuse sentence : « Si vous avez rencontré un homme un, vous avez vu une grande chose. Mais elle est le fait réservé du sage ; tout le reste a plusieurs visages. » Or, pour se faire un, pour ne pas être obligé de varier, il se faut modeler sur la perfection absolue, sur Dieu. Que le prêtre donc, en toute chose, regarde Dieu. Dieu est saint, Dieu est bon, Dieu est sage, Dieu est fort, Dieu est la science même. Toutes ces perfections, revêtues d'une chair mortelle, présentées sous une forme accessible et infiniment aimable, se sont appelées Notre Seigneur Jésus-Christ. Voilà l'exemplaire du prêtre. Pour ce qui
VUES PRISES DU CLOITRE. 475
est de la science : Pie sciens et scienter pius, lui dit saint Augustin.
« Que le prêtre, après avoir fait l'unité dans sa per- sonne, dans sa volonté et son intelligence, dans sa foi et dans ses mœurs, la fasse encore avec ses frères, avec ses chefs, avec le Chef suprême de la hiérarchie sacrée. Qu'il aime du fond de ses entrailles le souverain Pontife, qu'il maintienne toutes ses prérogatives, qu'il use de tout son pouvoir pour écarter de lui toute offense, tout cha- grin. Que, s'il apprend qu'il pleure, ce père commun des âmes, il se hâte de prier pour que Dieu arrête ses larmes, terribles à qui les fait couler. Que le prêtre s'applique à le faire aimer des peuples ; qu'il leur montre dans toute sa majesté le roi de la grande doctrine, le gardien de la justice, le représentant de Dieu ici-bas, le vicaire de Jésus-Christ, le vicaire de l'Amour. Quel homme a entendu une parole comme celle qui fut dite à saint Pierre : Et ego dico tibi quia... super hanc petram œdifi- cabo Ecclesiammeam? C'est l'affirmation, c'est le ser- ment d'un Dieu. La terre entière dut tressaillir. Un Dieu donnait sa parole que pour jamais, du cœur d'un père, du cœur d'une mère, la vérité et l'amour jailliraient sur le monde.
« Tel est donc le prêtre. Sur sa lèvre repose, toujours pure, toujours féconde, cette parole de Dieu si haute, si sublime, si savante, la parole qui dit le mot de tout et qui le dit pour toujours, et qui est toutefois moins digne encore d'admiration que d'amour : Yerba non tantàm miranda, sed amanda. Dieu a donné le prêtre au monde ; la charge du prêtre est de donner le monde à Dieu. Le
476 VUES PRISES DU CLOITRE.
prêtre est l'homme universel. C'est pourquoi il est déta- ché de tout, affranchi de tout lien particulier, exclu de toute affaire qui n'est pas l'affaire du salut public. Il ne se donne pas le fardeau de la famille privée, lui qui a pour famille le genre humain ; il ne s'engage point dans la voie où Ton trouve les richesses de la terre, lui qui doit garder ses mains libres pour distribuer les biens éternels ; il n'altère aucune part de son cœur, que Dieu s'est réservé tout entier, pour le donner tout entier, comme il se donne lui-même. Voilà le magnifique rôle du prêtre : il est donné de Dieu, il donne Dieu, il donne l'univers, il le donne sans obs tables, sans gêne aucune, il le donne à tout. Libre de servir, grand et noble ser- vage. »
Je n'ai pu vous rendre cette voix forte et généreuse, cette science inépuisable, ces beaux développements qui ouvrent des espaces quasi infinis, et tant d'horizons par delà ces vastes espaces ; cela est le secret du génie et l'inénarrable parfum de ces fruits de sagesse si rem- plis de sucs de vie. Mais cette esquisse décolorée vous dit pourtant ce que doit être le prêtre. Si votre âme n'a pas assez d'un tel fardeau, elle n'est pas digne de le porier; éloignez-vous.
LIVRE XVII
LES FRUITS DU CLOITRE
I
Mon Dieu, je tremble devant vous ! Je parle de vous, Ton m'écoute ; A ma voix, abjurant leur doute, Plusieurs ont plié les genoux.
Vous m'inspirez des discours sages; Je les répands. Bien des courages
EXAMEN.
14*
478 LES FRUITS DU CLOITRE.
Reprennent vie, et je le vois ; Mais il n'en reste rien pour moi !
Lorsque l'ardeur de ma prière Va réchauffer des cœurs glacés, Des feux qu'en mes mains vous placez Je ne perçois que la lumière !
Ma voix pousse de vains éclats, En vain je suis prompt à comprendre : Ce que vous avez droit d'attendre, Mon cœur ne vous le donne pas.
Et cependant je crois et j'aime ; Pourquoi cette stérilité ? Pourquoi ce cœur lâche, arrêté Aux choses qu'il maudit lui-même ?
Oh ! non, je n'aime pas assez ! Je suis trop lent aux sacrifices. • Seigneur, suspendez vos justices ! D'où vient mon tourment, je le sais !
Ailleurs qu'en vous, mon Dieu, j'espère. Mes vœux, follement abusés, Voudraient obtenir de la terre Des biens que vous leur refusez.
Si votre sagesse profonde M'éveille, alors que je rêvais, Vais-je donc le trouver mauvais ? Me devez-vous rien en ce monde ?
LES FRUITS DU CLOITRE. 479
Mon cœur n'a-t-il pas votre amour ? Mes yeux n'ont-ils pas vos merveilles ? Vous êtes là durant mes veilles, Vous me donnez le pain du jour.
Que mon chemin soit plus austère, Que j'y tratne tout seul mes pas : Est-il un chemin solitaire Où Ton ne vous rencontre pas ?
Je ne veux pas jouer un rôle : Puisque je dois, par ma parole, • Inspirer l'amour de la croix, Je veux vivre comme je crois.
Mais sans vous, ô mon Dieu, je tombe ! Mes desseins ne sont que néant. Le mal est fort comme un géant ; Il me jettera dans la tombe...
II
LUMIERE.
Du flot des passions dans mon cœur assailli, Quand le combat voulait ma force et mon étude, J'ai pris avec le mal une lâche habitude, Et devant toi, Seigueur, tous mes pas ont failli.
480 LES FRUITS DU CLOITRE.
Dieu de toute bonté, tu ne m'as point haï ! Je fus enveloppé de ta sollicitude. Ah ! je vois ta clémence et mon ingratitude : Toujours tu m'as aimé, toujours je t'ai trahi.
Mais lorsqu'à te servir ma volonté s'enflamme, Quand je veux être tien et te donner mon âme, Hélas ! Seigneur, je sens les langueurs de ma foi !
Romps le mal qui me lie encore à son empire, Traîne-moi par ta force au grand but où j'aspire, Accable-moi de fers qui m'attachent à toi !
III
PRIÈRE *.
Si c'est ton courroux qui me juge, Si ta colère me punit, De la face je suis banni, Seigneur, quel sera mon refuge ?
Mon seul refuge et mon repos, Ce sera toi. Quand je te blesse, Ta bonté connaît ma faiblesse; Tu vois le mal jusqu'en mes os.
1 Domine , ne in fur or e tuo arguas me.
LES FRUITS DU CLOITRE. 481
Mon âme est dans un (rouble extrême : Jusques à quand, Dieu de pardon, Porterai-je ton abandon? Tu reviendras, Seigneur, je t'aime.
Ah ! reviens et délivre-moi ! Retire-moi, par ta clémence, Des lieux d'opprobre et de démence Où Ton n'espère plus en toi.
Délivre-moi, car je succombe. Je veux célébrer tes grandeurs : Comment ferai-je si je meurs ? Qui te bénira dans la tombe ?
Du sommeil cher aux malheureux Je ne sais plus goûter les charmes, Et j'ai tant pleuré que les larmes Ont éteint le jour dans mes yeux.
Vous, entre qui je me consume, Mercenaires d'iniquité, Votre vil salaire est compté ; Disparaissez, infâme écume !
Vous me pressez comme les flots, Aussi fiers que la mer qui monte ; Disparaissez couverts de honte : Le* Seigneur entend mes sanglots ! <
482 LES FRUITS OU CLOITRE.
IV
AUTRE PRIÈRE.
Ceux qui sans motif me haïssent
Par l'enfer sont multipliés ;
Mes anciens compagnons trahissent
Les serments qui nous ont liés. La haine est attachée à moi comme mon ombre,
Elle m'épie et suit mes pas, Et me fait mille fois, par ses œuvres sans nombre,
Payer ce que je ne dois pas.
Pourtant de leur fureur savante Je crains peu l'effort soutenu :
Mais, Seigneur, ce qu'um* épouvante,
«
C'est mon péché, qui t'est connu ! 0 Dieu plein de bonté, couvre de la clémence
Le mal que devant loi j'ai fait ; Épargne à tes enfants cette douleur immense :
Ne mets pas au jour mon forfait !
LES FRUITS DU CLOITRE. 483
AUTRE PRIÈRE '.
Regarde en pitié ma misère, De ta face illumine-moi ; Je verrai clair à ta lumière, Ton serviteur suivra ta loi.
Bienheureux l'homme de prière, Qui marche, Seigneur, devant toi ! De ta Tace illumine-moi, Je verrai clair à ta lumière.
Gloire au Seigneur Dieu ! Gloire au Père,
Au Fils né de la Vierge Mère,
A l'Esprit-Saint ! Esprit de foi,
Regarde en pitié ma misère.
De la face illumine-moi :
Je verrai clair à ta lumière,
Ton serviteur suivra ta loi !
1 Du Ps. CXVIll.
484 LES FRUITS DU CLOITRE.
VI
CONFESSION *.
Ne me recherche pas, Seigneur, dans ta colère ; Que ton bras irrité ne tombe pas sur moi !
N'écrase pas le ver de terre Dont l'insigne folie a transgressé ta loi !
Tes flèches mont percé ; tes flèches, traits de flamme ! Mon cœur est devenu comme un puits desséché ;
Ma chair souffre autant que mon âme ; Je n'ai plus de repos depuis que j'ai péché.
Mon péché me submerge ; il pèse sur ma tête, Et sa corruption s'envieillit dans mes os.
Je rugis comme la tempête, Je marche tout courbé; je succombe à mes maux.
Je meurs! Un âpre feu dévore mes entrailles. Et ma livide plaie aux regards fait horreur.
Seigneur, tu brises et tu railles, Tu livres au péché l'imbécile pécheur !
Mes amis m'ont quitté, mes ennemis me pressent : Contre moi sans relâche ils forment des complots.
> Domine, ne in fur or e luo... quoniam.
LES FRUITS DU CLOITRE. 485
Tris aux pièges qu'ils me dressent, Mes pas sont encbatnés et mes yeux semblent clos.
Us parlent, je suis sourd, ou je ne sais que dire : Les clartés de l'esprit, la vigueur et la voix,
Qnand leur méchanceté conspire, Tout, par ta volonté, tout me manque à la fois.
Hais tu me restes, toi, Seigneur, malgré mon crime, Toi qui n'es jamais sourd, toi qui m'exauceras.
J'ai crié vers toi de l'abîme, Et toi que j'olfensai, toi, tu me sauveras.
Certes ! le châtiment m'est bien dû ; je l'accepte. J'ai péché, punis-moi ; je l'ai trop mérité !
Mais sauve-moi pourtant. Excepte Mon âme du prix lourd de mon iniquité.
Contre mes ennemis sois mon appui robuste.
Tu les vois plus nombreux, plus amers chaque jour ;
Tu sais que leur haine est injuste : Ils maudissent en moi le feu de ton amour.
J'ai dit à ces ingrats de vivantes paroles, J'ai dit qu'il faut t'aimer, te craindre, l'obéir ;
J'ai fait mépris de leurs idoles, C'est depuis ce temps-là qu'on les voit me haïr.
* Ils ont juré ma perte ; ils maudissent mon âme ; Ils disent que je fais ies œuvres de Satan
Et que j'ai son orgueil infâme... 0 pervers ! Dieu vous voit. Menteurs ! Dieu vous entend.
486 LES FRUITS OU CLOITRE.
II est trop vrai, j'oflense, hélas! un Dieu que j'aime ; Mais, il le sait, pour lui je suis prêt à mourir,
Et c'est pourquoi, contre moi-même Et contre vous, sa main viendra me secourir.
Source de mon salut, mon Sauveur, mon bon Maître ! Quand lu m'écraserais, j'espère encore en toi ;
J'ai montré ma plaie à ton prêtre ; J'ai péché, mais je pleure ; accours et sauve-moi .
VII
APRÈS LA CONFESSION i.
a Du profond abîme Vers toi j'ai crié, Moi, Seigneur, l'infime, Le pécheur souillé : Entends ma prière, Et du ver de terre, Seigneur, prends pitié !
« Si tu tiens le compte De tous mes forfaits, L'éternelle honte Me couvre à jamais ! Père, sois propice !
De profnndis clamavi.
LES FRUITS DU CLOITRE. 487
Devant ta justice
Tout homme est mauvais.
« La miséricorde Règne dans ton cœur ; Ta bonté déborde Sur rhumble pécheur : Elle t'a fait père ; En elle j'espère, Dieu libérateur!
« Mon âme frivole
Put se détourner;
Mais j'ai ta parole,
Tu veux pardonner :
Je prends confiance ;
De ma délivrance
L'heure va sonner ! f
« Du soir à l'aurore, De l'aurore au soir, Mon âme t'implore, Ferme en son espoir. Couronné d'étoiles, Dans les cieux, sans voiles, Je pourrai te voir.
« Ta grâce délivre, 0 Dieu de bonté ! Je pourrai revivre Par ta charité. Montre-moi ta face ; Sa splendeur efface Mon iniquité.
488 LES FRUITS DU CLOITRE.
VIII
APRÈS L'ABSOLUTION *.
Heureux qui, sur soi-même exerçant ta justice, Sent, mon Dieu, dans son cœur dépouillé d'artifice,
Que ses péchés lui sont remis ! Heureux qui, s'imposant la salutaire honte De découvrir ses maux, les guérit et remonte,
Dieu bon, au rang de tes amis!
Et moi je me suis tu !... Comme au fond d'un abîme J'ai voulu dans mon cœur ensevelir mon crime»
Dérober mon iniquité. Mais la voix me parlait durant ce long silence ; Ta main pesait sur moi ; je tombais en démence,
Tout défaillant d'anxiété.
Vains tourments, pleurs perdus, stériles épouvantes ! Mon mal était plus grand ; ces douleurs énervantes
Ne me rapprochaient pas de Dieu. Je voyais le déclin de mes forces hautaines, Comme on voit en été baisser l'eau des fontaines
Ouvertes sous un ciel de feu.
1 Beali quorum remit*» sunt iniqui taies.
LES FRUITS DU CLOITRE. 489
Enfin j'ai dit : « C'est trop ! Il faut enfin que j'ôte L'épine de mon cœur. Et j'avouerai ma faute,
Je confesserai mon péché. » A peine eus-je parte, Dieu de miséricorde, Je sentis le pardon que ta clémence accorde,
Flot pur sur mon âme épanché.
Combien tes serviteurs, tes enfants, ô Dieu père ! Dans les maux d'ici-bas que leur espoir tempère,
Par ton amour sont protégés ! Ils souffrent, tu guéris ; ils pleurent, tu pardonnes ; Ils t'appellent, tu viens : la mer les environne,
Hais ils ne sont pas submergés.
Sois à toujours ma joie, à toujours mon refuge ! Tu me délivreras quand viendra le déluge
Des longs pleurs, des vœux insensés. Tu m'as dit : « Je suis là; j'écoule ta prière : Obéis, et tes yeux verront à ma lumière
Les chemins que je t'ai tracés. »
Lorsqu'à te secourir Dieu se rend si facile Homme ne sois donc plus ranimai indocile,
Qu'il faut mattriser par le mors. Dieu pardonne, et pourtant il veut que tout s'expie : Il a mille fléaux pour abattre l'impie
El tous ses ennemis sont morts.
Mais ceux qui l'ont aimé vivent ; car il les aime ; Ils recevront de lui, couronnés par lui-môme,
Ces biens qu'il a faits infinis. 0 cœurs aimés de Dieu, célébrez sa tendresse ! Chantez, poussez un cri d'éternelle allégresse,
Cœurs pénitents qu'il a bénis !
490 LES FRUITS DU CLOITRE.
IX
C'est contre le péché, Seigneur, que je t'invoque
C'est l'ennemi cruel et fort Qui tourmente mes jours, contre toi me provoque
Et m'enveloppe dans la mort.
Mon cœur, rempli d'angoisse en ses lugubres veilles,
S'est souvenu des jours anciens; J'ai médité longtemps ta force et tes merveilles :
De loi nous viennent tous les biens.
Tu peux tout, et tu vois la langueur de mon âme.
Haie -toi de la secourir ! Délivre-la, Seigneur, de l'adversaire infâme
Qui s'est dit : « Elle va mourir. »
Daigne tourner vers moi ce visage adorable
Qui fait la gloire des élus; Il est toute ma vie ; aux morts je suis semblable,
Seigneur, quand je ne le vois plus.
Parce que, plein d'espoir dans ton âme de père, J'ai pleuré, j'ai crié vers toi;
LA PAIX.
LES FRUITS DU CLOITRE. 491
Parce que, plein d'amour pour la loi salutaire, J'en ai fait ma règle et ma loi :
Que chaque jour, Seigneur, dès l'aurore, j'entende
La douce voix de tes pardons; Que chaque jour sur moi ton Esprit-Saint descende
El m'apporte tes autres dons !
Ainsi j'accomplirai ce que ta loi réclame
Et je suivrai les droits chemins ; Ainsi je verrai fuir l'ennemi de mon âme ;
Tu m'auras lire de ses mains.
0 Seigneur ! ô mon Dieu ! que ta grâce m'enseigne
A faire en toul ta volonté ; Que je craigne le mal ; mais surtout que je craigne
De mettre en doute ta bonté !
49è LES FRUITS Dlî CLOITRE.
AINSI SOIT-IL.
tlohPS soumis aux infirmités, esprit soumis à l'erreur, âme soumise aux tentations.
Le plus homme d'esprit finit par faire, sans y prendre garde, toutes les sottises dont il s'est moqué. Heureux le plus homme de bien s'il évite la moitié des fautes dont il a horreur !
À trente ans tout homme a été humilié dans ses déli- catesses ; à quarante ans, dans ses vanités ; à cinquante,
les Fruits du cloître. 349
dans ses hauteurs ; il connaît à soixante ans le néant de ses forces; plus outre, le néant de la vie.
L'homme meurt longtemps, pour ne pas dire toute la vie. Dès qu'une illusion est envolée, la mort commence. Avec le premier bien que nous perdons, nous sommes déjà dans le cercueil.
Si Jésus-Christ n'était pas dans ce monde, vivant, immuable, éternel, toujours là pour être aimé de nous et pour nous aimer, toujours là pour être servi et pour nous servir; si nous ne savions pas qu'il sera dans l'avenir, si nous ne le trouvions pas dans le passé, il n'y aurait pas de vie humaine. Par Jésus-Christ l'homme remplit tout l'espace du temps ; il est dans le passé, dans le présent, dans l'avenir; il est immortel, il est.
Par Jésus-Christ, c'est la tristesse qui est un songe de l'homme, et la joie est une réalité; par Jésus-Christ, c'est la mort qui meurt, et l'homme est vivant.
L'homme sent le poids de la vie, il se courbe ; ses yeux attachés sur la terre semblent chercher la place du tombeau. Tout ce qui le réjouissait autrefois ne le réjouit plus ; en vain le ciel est beau, en vain le soleil luit, en vain les oiseaux chantent ; pour lui les oiseaux ont désappris les belles chansons qu'ils savaient autrefois. Mais il songe à Dieu, et il dit: Ainsi soit-il ! Puisque
t. u. 14-
494 LES FRUITS DU CLOITRE.
Dieu le veut, c'est bon. Et, réfléchissant, il le trouve bon en effet, et le ciel s'illumine de clartés que n'avait point Paurore.
Qu'importe la chanson des oiseaux ? Les oiseaux ne savent rien, et nous ne savons nous-mêmes la vraie chanson que quand nous mettons bien celle-là sur l'air: Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il! Qui croirait qu'un refrain si court est si difficile à apprendre par cœur ? Mais on y vient avec de l'application et le secours de Dieu et le bon usage de la raison.
J'ai lu aujourd'hui une belle parole d'un saint mourant. Le jour de Pâques, on lui demandait comment il se trou- vait; il répondit : Crucifixus; Alléluia!
ÉPILOGUE
I lacez à mon côté ma plume, Sur mon front le Christ, mon orgueil ; Sous mes pieds mettez ce volume ; Et clouez en paix le cercueil.
Après la dernière prière, Sur ma fosse plantez la croix ; Et si Ton me donne une pierre, Gravez dessus : fai cm, je vois.
Dites entre vous : « Il sommeille ; « Son dur labeur est achevé; » Ou plutôt dites : a II s'éveille ; « II voit ce qu'il a tant rôvé. »
Ne défendez pas ma mémoire, Si la haine sur moi s'abat : Je suis content, j'ai ma victoire : J'ai combattu le bon combat.
496 ÉPILOGUE.
Ceux qui font de viles morsures A mon nom sont- ils attachés : Laissez-les faire ; ces blessures Peut-être couvrent mes pochés.
Je suis en paix, laissez- les Taire ! Tant qu'ils n'auront pas tout vomi, C'est que, — Dieu soit béni, — poussière, Je suis encor leur ennemi.
Dieu soit béni ! ma voix sonore Persécute ehcor ces menteurs ! Ce qu'ils insultent, je l'honore, Je démens leurs cris imposteurs ;
Dans leurs prisons et dans leurs fanges A leurs captifs je peins le jour ; Je fraye un chemin aux bons anges Vers les cœurs où naîtra l'amour.
Quant à ma vie, elle fut douce ; Les ondes du ciel font fleurir Sur l'aride pierre la mousse, Sur les remords le repentir.
Dans ma lutte laborieuse La foi soutint mon cœur charmé ; Ce fut donc une vie heureuse, Puisque enfin j'ai toujours aimé.
Je fus pécheur, et sur ma route, Hélas ! j'ai chancelé souvent;
ÉPILOGUE. 497
Mais, grâce à Dieu, vainqueur du doule, Je suis mort ferme et pénitent.
J'espère en Jésus. Sur la terre Je n'ai pas rougi de sa loi ; Au dernier jour, devant son Père, Il ne rougira pas de moi.
U'**
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TOME SECOND.
LIVRE IX
Dans la Montagne 1
Les petits. — Les pierres vivantes. — Les romans. — D'un pendu. — La mort bourgeoise. — L'Astrée. — Les anges du voyageur. — Prières du voyageur. — A propos d'une pipe. — Vraie misère. — Du bon crétin. — La ruine. — La justice de Dieu. — Le chasseur de chamois. — Sœur Andrée. — Polémique de Jean-Marie. — Les Jésuites.
LIVRE X
*
En chasse 77
Le dtner à grande vitesse. — La conversation en 1849. — La légende du diable. — La chasse au point de vue politique . — Quelques idées d'un roturier sur la noblesse. — Des livres et de l'agriculture. — Les domestiques. — Dominique. — En chasse. — Arcanes du cœur humain. — Misère de l'homme. — Grandeur de l'homme. — Gloire de l'homme. — Une vue de l'avenir en 1849. — Des chasseurs d'hommes. — Un preneur de villes.
500 TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE XI
La plage 133
Le village. — Mademoiselle Félicité. — . De sir Walter Scott. — La sorcière. — Visite importune. — Voltaire. — Les anti- quités. — La poche. — De l'aurore. — La Muse. — Jean-Paul- Marie Kéréon, premier maître de manœuvre en retraite. — La Jagouine. — Le soir d'un beau jour. — La mer et le brin d'herbe. — De l'architecture.
LIVRE XII
De la noblesse 217
Les nobles chevaliers de Dieu. — Des nobles. — Suite. — Des vilains. — Les sources de la noblesse.— Privilèges de noblesse. Les vilains de France. — L'œuvre des vilains. — L'anoblisse- ment. —Vraie noblesse. — Bénédictions de la noble France. Les chants de noblesse. — La noble France. — Les nobles armoiries de France.
LIVRE XIII Une samaritaine 369
LIVBE XIV
Contes et paysages bretons 323
Deux Bretons. — Deux autres. — Tréguier en Bretagne. — Les ruines du couvent. — Le dernier moine de Saint-Aubin. — Paysage. — Souvenir de jeunesse. — Journal de voyage. — Un roman.
TABLE DES MATIÈRES. SOI
LIVRE XV
La campagne, la musique et la bier 375
Départ. — Le château ridicule. — Message. — Les trois maîtres.
— Lettre à une éplorée. — A une Diva. — Suzanne. — Grâce d'en haut. — La croix, — Frère Jean. — Isabelle. — Rose- Marie. — L'épouse. — La sonate en la majeur. — Isabelle.
— La symphonie pastorale. — La couronne. — Poids de la vie.
— La mer. — Le cyprès. — Retour.
LIVRE XVI
Vues prises du cloître 407
A Jacques-Emile Lafon, peintre. — Aimer Dieu. — La jalousie.
— Confession littéraire. — La feuille volante. — Un roman chrétien. — Le prêtre.
LIVRE XVII
Les fruits du cloître..- 477
Examen. — Lumière. — Prière. — Autre prière. — Autre prière.
— Confession. — Après la confession. — Après l'absolution. — La paix. — Ainsi soit-il.
Epilogue 495
FIN DE LA TABLE DU SECOND ET DERNIER VOLUME.
Le Mans. — Typ. Ed. Monnoybr, place des Jacobins.
72731105