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Anna Karénine

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Introduction par Emile Faguet

de P Académie française

Tome I ^

Taris fN^lson^ Éditeurs

6l, rue des Saints-Pères

Londres y Edimbourg, et Ne^v-York

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COLLECTION ;n:ELSON

TuhlUe sous la direction de CHARLES SAROLEA,

Docteur es lettres : Directeur de la Section française à l^ Université d^ Edimbourg.

INTRODUCTION

PAR EMILE FAGUET

Anna Karénine est un ouvrage qui fut classique dès qu'il parut, tant il contenait d'humanité, tant il était fait pour être lu et compris par les hommes de tous les temps et de tous les lieux, tant, quoique tout plein de mœurs locales, il était la plus occidentale des œuvres de Tolstoi, en ce sens qu'il s'adressait aussi bien à l'intelligence de l'homme de Paris ou de Londres qu'à ceux de l'homme de St. Pétersbourg ou de Moscou.

Anna Karénine est, d'une part, l'éternelle histoire du mariage mal fait et de ses conséquences désas- treuses, d'autre part l'éternelle histoire du mariage normal avec les circonstances qui quelquefois, qui souvent, normalement aussi et naturellement le traversent.

Anna Karénine, parce que cela se fait ainsi, parce

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INTRODUCTION

que, par tout pays, les convenances de fannille l'em- portent souvent, dans l'affaire du nnariage, sur la raison qui dans cette espèce est l'amour ; parce que, _^âL tout pays encore, les jeunes filles sont élevées de telle façon qu'elles concluent le plus grand engage- ment de la vie sans savoir un mot de ce qu'est la vie ; a épousé a vingt ans un homme de vingt ans plus â^e qu'elle.

A trente, elle^j^rend d'un officier brillant, spiri- tuel et conquérant et commet la faute irréparable.

Loyale et courageuse, en vraie slave qui regarde droit, au premier soupçon de son mari, à la première question, elle repond, " Oui." Elle n'avoue pas sa faute ; elle la déclare sans forfanterie, sans défi, mais avec probité et dignité.

Le mari, qui, à mon avis, est le chef-d'œuvre du roman, chef d'oeuvre dans un chef-d'œuvre, est un sot ; il est vain, il est gonflé de son importance administrative ; il est puéril ; mais son cœur est droit et il est chrétien. Lentement, avec une ex- trême lenteur, avec des luttes contre lui-même, avec des hésitations d'homme qui ne comprend pas, avec des régressions vers la haine et la colère, avec des révoltes d'homme qui a la terreur du ridicule ; lente- ment, avec une extrême lenteur, il finit par sentir, plutôt que comprendre, qu'il a ses torts, qu'il est justement puni, que celui qui à jeune femme n'a pas donné sa jeunesse et que celui qui à un être pour

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INTRODUCTION

l'amour n'a pas pu donner l'amour, a été un trompeur ; a profité de l'état général des mœurs et des préjugés pour commettre une manière de vol, et a mérité le malheur, qui n'est pas autre chose qu'un châtiment. Il laisse Anna suivre sa destinée. Il se sépare d'elle. Il vivra sans foyer comme il est juste que vive l'homme qui n'a pas bâti son foyer sur les lois éternelles de la >age nature.

Mais Anna sera-t-elle récompensée et heureuse ?

Dh ! non pas ! Elle aussi a été coupable, nonj)as plus

que lui, Tolstoi ni moi ne voudrions que l'on dît

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que, par tout pays, les convenances de famille Te portent souvent, dans l'affaire du mariage, sur raison qui dans cette espèce est l'amour ; parce q ^^âL tout pays encore, les jeunes filles sont élevées telle façon qu'elles concluent le plus grand engaj ment de la vie sans savoir un mot de ce qu'est vie ; a épousé a vingt ans un homme de vingt a plus âge qu'elle.

A trente, elle s'é^rend^d'un^pfïicier brillant, spi tuel et conquérant et commet la faute irréparable

Loyale et courageuse, en vraie slave qui regar droit, au premier soupçon de son mari, à la premiè question, elle repond, " Oui." Elle n'avoue pas faute ; elle la déclare sans forfanterie, sans défi, ms avec probité et dignité.

Le mari, qui, à mon avis, est le chef-d'oeuvre c roman, chef d'oeuvre dans un chef-d'oeuvre, est t sot ; il est vain, il est gonflé^ de son importanc administrative ; il est puéril ; mais son cœur e; droit et il est chrétien. Lentement, avec une e? trême lenteur, avec des luttes contre lui-même, av€ des hésitations d'homme qui ne comprend pas, ave des régressions vers la haine et la colère, avec de révoltes d'homme qui a la terreur du ridicule; lente ment, avec une extrême lenteur, il finit par sentir plutôt que comprendre, qu'jl a ses torts, qu'il es justement puni, que celui qui à jeune femme n'a pa donné sa jeunesse et que celui qui à un être poui

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l'amour n'a pas pu donner l'amour, a été ua-tromj)eur ; a profité de l'état général des mœurs et des préjugés pour commettre une manière de vol, et a mérité le malheur, qui n'est pas autre chose qu'un châtiment. 11 laisse Anna suivre sa destinée. Il se sépare d'elle. Il vivra sans foyer comme il est juste que vive l'homme qui n'a pas bâti son foyer sur les lois éternelles de la sage nature.

Mais Anna sera-t-elle récompensée et heureuse ? Oh ! non pas ! Elle aussi a été coupable, non j)as plus que lui, Tolstoi ni moi ne voudrions que l'on dît cela, mais autant : elle est un peu coupable d'avoir épousé celui qu'elle n'aimait pas ; elle est coupable, surtout, d'avoir violé la foi jurée, un serment qu'elle a eu tort de prêter, mais que, l'ayant prêté, elle devait tenir. Elle sera punie aussi terriblement que son mari. Elle sera punie en s'apercevant que son amant se repent de l'avoir aimée et par conséquent ne l'aime plus guère ; en s'apercevant qu'elle est pour son amant un poids lourd, une charge, une croix, et q.u'il,ljuLen. .voudra. toute sa vie de la faiblesse qu'elle a eue pour lui à cause des conséquences de cette faiblesse. Sa vie, à elle aussi, est brisée.

Son amant, Vronski, est un être léger, frivole et aimable. Il a ce défaut assez commun de ne vivre que dans le moment présent d^tre un " momentané" et de ne pouvoir ni recevoir des leçons du passé ni jeter des prévisions sur l'avenir. Il s'est donné un

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jour le divertissement d'Anna Karénine. Il ne lui manque que la moralité et le bon sens.

Il sera puni par la nécessité de se lier, de se river pour la vie à Anna Karénine délaissée ; par la nécessité de fuir avec elle à l'étranger, de briser une carrière qui se promettait à lui extrêmement brillante, et belle, et peut-être glorieuse.

Une aventure symbolique lui est arrivée, qu'il n'a pas comprise. En une course de chevaux, mag- nifique cavalier sur une ji^iïiÊlit admirable, après avoir franchi tous les obstacles, à deux pas d'être vainqueur, voyant le but presque à le toucher, jouissant déjà de son triomphe, déjà applaudi par les tribunes ; d'un faux mouvement irréfléchi il brise les reins de sa monture. Ainsi de sa carrière, ainsi de sa vie. Par un moment d'_étourderie, il a brisé tout son avenir et l'a englouti dans la mort.

Ces trois personnages, tous trois coupables, seront tous trois punis par ce que Gambetta appelait la justice ijnmanente des choses. Le roman s'arrête où. leur châtiment commence, ou plutôt, leur châti- ment, déjà commencé, a tout son poids et va s'alourdir de plus en plus avec les années. Le roman finissant nous dit, " Regardez-les dans leur avenir et voyez- les de plus en plus écrasés douloureusement par la fatalité qu'ils se sont faite ; je n'ai pas besoin de vous peindre cela."

En réplique de cette histoire douloureuse, l'histoire, ~' 6

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un peu douloureuse aussi mais finalement souriante, de deux êtres sains, naturels, normaux, non sans défauts ; car sans défauts ils seraient faux et ils seraient fades ; mais suivant, en somme, les lois de la nature et de Dieu: Livine et Kitty. Kitty est jeune fille. Elle a les qualités et les imperfections de la jeune fille saine et droite. Elle aime Livine, qui est un excellent jeune homme, simple et bon ; mais elle est fascinée un moment par tout ce qu'il y a dans Vronski de brillant, d'engageant, de gracieux, de superficiellement civilisé, de flatteur pour l'être de__YânUé que contient toujours une femme, parce qu'elle ressemble à l'homme.

Elle écarte donc Livine. Livine est bon et coura- geux ; mais il est timide, susceptible et boudeur. Il se retire dans ses terres, que, du_ reste, il adore. Kitty, délaissée par lui, et aussi par Vronski, nous savons pour quelles raisons, devient malade, doit se dépayser, se distraire et, quoique revenant à la santé, garde au coeur une grande tristesse et comme le vide que laisse derrière elle la vie qui s'enfuit.

Mais ils se revoient ; ils sont bons tous deux, susceptibles, mais non rancuniers, et étant droits, ils n'ont pas ces gageures de dignité et ces rnanèges de dignité et ces manèges de coquetterie, qui, compli- quant indéfiniment les choses, finissent souvent par les gâter sans remède.

Donc ils peuvent s'entendre. Ils s'entendent en

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effet. Ils sourient, avec un peu de mélancolie et souvent même de pitié du malentendu qui les a divisés un certain temps qui fut trop long. Ils s'unissent ; ils auront le bonheur, dans la mesure l'homme peut l'avoir, parce que, jeunes, ils se sont mariés jeunes; parce que purs ils se sont mariés purs, parce que, ayant tous deux quelque chose à se reprocher, ils n'ont pas plus à_ se reprocher l'un qu'à l'autre; parce que, si Livine a eu quelques peccadilles de jeunesse qu'il déclare loyalement à Kitty, Kitty a eu un fiirt 3iwec Vronski, et n'a pas, pour ce qui est de Vimmaculite^ avant le mariage, une trop grande supériorité relalwe- ment à Livine ; aussi parce qu'ils ont souffert un peu, l'un et l'autre et l'un par l'autre, avant d& s'unir et que tout bonheur, ici bas, doit être un peu acheté et a précisément le prix qu'il a coûté.

Telle est cette très belle œuvre, aux grandes lignes simples et fermes, de composition nette, facile et puissante, dont tout le mérite de détail, qui est infini, ne saurait être exposé dans une courte notice et dont je ne puis ici mettre en lumière que les idées générales et les grandes vérités universelles qu'il contient.

Les défauts, que je crois que je sais voir, ne laissent pas d'être considérables dans cette belle œuvre. Sauf en Russie, tout le monde trouvera que la vie de Livine à la campagne fait un peu longueur. Que Tolstoi se soit attardé et appesanti sur cette partie de son ouvrage, cela nous vaut, il est vrai, la fauchaison, qui

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est merveilleuse de précision, de large dessin et de couleur et qui a déjà passé comme morceau classique dans beaucoup d'anthologies ; mais les discussions sur le servage et l'affranchissement, sur la routine des paysans, sur la mauvaise volonté du journalier cam- pagnard, sur les justices de paix cantonales et les conseils municipaux ne sont pas sans faire languir un peu l'intérêt.

Cependant, on peut dire encore que l'oeuvre serait décidém.ent trop générale, trop universelle, trop hu- maine, ne serait pas assez marquée, au moins ça et là, comme il convient, d'un caractère national, n'au- rait pas de couleur locale, si ces passages ne s'y trouvaient point, et qu'on ne saurait presque point \ par qui elle est écrite, quelle est la nationalité de son auteur. Et je reconnais, sans y entrer complètement. qu'il y a de la justesse dans cette idée.

Flssie que, pour mon goût, Tolstoi, de ces détails de vie d'uii_ gentilhomme compagnard russe, en a p^ut-être un peu trop mis.

De même, ce;tains personnages paraissent au milieu du roman, comme cette délicieuse Varenka, puis disparaissent sans que l'on n'en entende plus parler le moins du monde, non plus que s'ils n'avaient jamais existé, alors qu'on désirerait fort, pour l'har- monie de la composition générale, qu'ils reparussent, et, seulement pour le plaisir de les contempler à nouveau, les revoir. Un défenseur de l'auteur dira

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peut-être, que Varenka n'a été inventée, rencontrée aux eaux par Kitty, que pour contribuer à la guéxison de Kitty par le contact de sa belle raison tranquille et de son caractère merveilleusement équilibré et que, cela fait, il n'y a plus aucune raison pour qu'elle demeure sous nos yeux ou s'y retrouve : Transi l't benefaciendo. Ce serait donner une raison ; mais qui ne satisferait pas entièrement le goût, ni le désir naturel que l'on a de revoir des êtres aimés.

Un reproche plus grave que les précédents, mérité peut-être, est celui-ci : C'est du principal personnage que nous connaissons le moins le caractère.

Anna Karénine nous est présentée à trente ans, et aussitôt que nous la connaissons de vue, pour ainsi parler, elle est la maîtresse de Vronski. Comment est-elle devenue la maîtresse de Vronski ? Quel travail s'est fait, pour qu'elle le devînt, dans son intelligence et dans son coeur? Voilà ce qui n'est pas dit, voilà ce qui n'est pas même indiqué. Vronski pourrait dire: "Je suis venu, j'ai vu, j'ai

vaincu."

Il était extrêmement important de nous montrer aussi précisément les raisons de la faute que de nous présenter plus tard les remords de la faute. Les remords sont Tenvers d'une faute ; il fallait même, pour que nous comprissions bien, nous faire voir d'abord le recto, et nous sommes comme quelqu'un qui aurait tourné la page ava^t de l'avoir lu et qui

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s'apercevrait ensuite qu'il a cette excuse que, il n'a pas lu. elle était blanche.

Peut-être dira-t-on que pour tonaber amoureuse de Vronski il suffit d'être la femme de Karénine. Il est possible ; mais alors nous voudrions savoir pourquoi Anna a épousé Karénine, pourquoi elle l'a épousé évidemment malgré elle, pourquoi elle l'a épousé sans l'aimer. En un mot pour nous rendre bien compte du caractère tout entier d'Anna Karénine il faudrait que nous connussions son histoire depuis sa quinzième année jusqu'à sa trentième.

Croyez bien que de tous les personnages d'un roman, pour qu'on s'intéresse à eux, il faut connaître sommairement toute l'histoire ; mais qu'au moins du personnage principal il faut toujours connaître toute l'histoire psychologique, depuis son éducation par les autres, jiisqu'à son éducation par lui-même, jusqu'à ses premiers contacts avec la vie, enfin jusqu'au moment précis vous le faites entrer dans l'épisode que vous voulez raconter.

Ceci me parait la seule lacune vraiment grave d'Anna Karénine. Ce n'est ni dans un ouvrage de Dickens ni dans un ouvrage de Thackeray ni dans un ouvrage de Balzac ni dans un ouvrage de Flaubert que cette faute eût été commise.

Il n'en reste pas moins qu'Anna Karénine est un des grands ouvrages du siècle ; que, par sa curiosité psychologique ; que, par l'art de dessiner des types,

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y compris les types secondaires, avec couleur et avec relief ; que, par le don de faire vivre les personnages d'une vie minutieuse ; que par la grande et bien faisante idée morale qui le domine ; que par la haute leçon qu'il donne aux hommes, tragique d'un côté, souriante, non sans rnélange de quelques larmes, de l'autre ; il est à la fois, ce qui est rare, une belle oeuvre d'art et une bonne .action.

EMILE FAGUET.

ANNA KARENINE

ANNA KARENINE

PRExMIERE PARTIE

« Je me suis réservé à la vengeance », dit le Seigneur.

CHAPITRE PREMIER

TOUS les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière. La maison Oblonsky était bouleversée. I,a prin- cesse, ayant appris que son niari entretenait une liaison avec une institutrice française qui venait d'être congédiée, déclarait ne plus vouloir vivre sous le même toit que lui. Cette situation se pro- longeait et se faisait cruellement sentir depuis trois jours aux deux époux, ainsi qu'à tous les membres de la famille, aux domestiques eux-mêmes. Chacun sentait qu'il existait plus de liens entre des personnes réunies par le hasard dans ime auberge, qu'entre celles qui habitaient en ce moment

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la maison Oblonsky. I^a femme ne quittait pas ses '"appartements ; le mari ne rentrait pas de la journée ; les enfants couraient abandonnés de cham- bre en chambre ; l'Anglaise s'était querellée avec la femme de charge et venait d'écrire à une amie de lui chercher une autre place ; le cuisinier était sorti la veille sans permission à l'heure du dîner ; la fille de cuisine et le cocher demandaient leur compte.

Trois jours après la scène qu'il avait eue avec sa femme, le prince Stépane Arcadiévitch Oblonsky, Stiva, comme on l'appelait dans le moade, se réveilla à son heure habituelle, huit heures du matin, non pas dans sa chambre à coucher, mais dans son cabinet de travail, sur un divan de cuir. Il se retourna sur les ressorts de son divan, cher- chant à prolonger son sommeil, entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue ; puis, se redres» sant tout à coup, il s'assit et ouvrit les yeux.

« Oui, oui, comment était-ce donc ? pensa-t-il en cherchant à se rappeler son rêve. Comment était-ce ? Oui, Alabine donnait un dîner à Darm- stadt ; non, ce n'était pas Darmstadt, mais quel- que chose d'américain. Oui, là-bas, Darmstadt était en Amérique. Alabine donnait un dîner sur des tables de verre, et les tables chantaient : « Il mio tesoro », c'était même mieux que « Il mio tesoro », et il y avait de petites carafes qui étaient des femmes ».

Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent

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gaiement et il se dit en souriant : « Oui, c'était agréable, très agréable, mais cela ne se raconte pas 7 €n paroles et ne s'explique même plus clairement quand ^on est réveillé )>. Et, remarquant un rayon de jour qui pénétrait dans la chambre par l'entre- bâillement d'un store, il posa les pieds à terre, cherchant conuue d'habitude ses pantoufles de maroquin brodé d'or^ cadeau de sa femme ppur^ sou jour de naissance ; puis, toujours sous l'empire d'une habitude de neuf années, il tendit la main sans se lever, pour prendre sa robe de chambre à la place elle pendait d'ordinaire. Ce fut alors seulement qu'il se rappela connnent et pourquoi il était dans son cabinet ; le sourire disparut de ses lèvres et il fronça le sourcil. « Ah, ah, ah ! » soupirçi-t-il en se souvenant de ce qui s'était passé. Et son' ima- gination lui représenta tous les détails de sa scène avec sa femme et la situation sans issue il se trouvait par sa propre faute.

« Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas par- donner. Et ce qu'il y a de plus terrible, c'est que je. suis cause de_ tout, de tout, et que je ne suis pas coupable ! Voilà le drame. Ah, ah, ah !... » répé- tait-il dans son désespoir en se rappelant toutes les impressions pénibles que_ lui avait laisstis^s cette scène.

Le plus désagréable avait été le premier moment, quand, rentrant du spectacle, heureux et content, avec ime énorme poire dans la main pour sa femme, il n'avait pas trouvé celle-ci au salon ; étonné, il

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J/ avait cherchée dans son cabinet et l'avait enfin découverte dans sa chambre à coucher, tenant entre ses mains le fatal billet qui lui avait tout appris.

Elle, cette Dolly toujours affairée et préoccupée des petits tracas du ménage, et selon lui si peu perspicace, était assise, le billet dans la main, le regardant avec une expression de terreur, de désespoir et d'indignation.

{( Qu'est-ce que cela, cela ? » demanda-t-elle en montrant le papier.

Comme il arrive souvent, ce n'était pas le fait en lui-même qui touchait le plus Stépane Arcadié- vitch, mais la façon dont il avait répondu à sa femme. Semblable aux gens qui se trouvent impli- qués dans une vilaine affaire sans s'y être attendus, il n'avait pas su prendre une physionomie conforme à sa situation. Au lieu de s'offenser, de nier, de se justifier, de demander pardon, de demeurer indiffé- rent, tout aurait mieux valu, sa figure prit invo- lontairement (action réflexe, pensa Stépane Arca- diévitch qui aimait la physiologie) très invo- lontairement — im air souriant ; et ce sourire habituel, bqnnasse, devait nécessairement être niais.

C'était ce sourire niais qu'il ne pouvait se par- donner. Dolly, en le voyant, avait tressailH com_me blessée d'une douleur physique ; puis, avec son emportement habituel, elle avait accablé son mari d'un flot de paroles "amères et s'était sauvée dans sa chambre. Depuis lors, elle ne voulait plus le voir.

ANNA KART'.XIXK. 5

« La fan te en est à ce bête de sourire, pensait vStcpane Arcadiévitch, mais que faire, que faire ? » répétait-il avec désespoir sans trouver de réponse.

CHAPITRE II

Stépane Arcadiévitch était sincère avec lui- même et incapable de se faire illusion au point de se persuader qu'il éprouvait des remords de sa conduite. Comment un beau garçon de trente- quatre ans comme lui aurait-il pu se repentir de n'être plus amoureux de sa femme, la mère de sept enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que lui d'une année. Il ne se repentait que d'une chose, de n'avoir pas su lui dissimuler la situation. Peut- être aurait-il mieux caché ses infidélités s'il avait pu prévoir l'effet qu'elles produiraient sur sa femme. Jamais il n'y avait sérieusement réfléchi. Il s'ima- ginait vaguement qu'elle s'en doutait, qu'elle fermait volontairement les yeux, et trouvait, même que, par un sentiment de justice, elle aurait se montrer indulgente ; n'était-elle pas fanée, vieillie, fatiguée ? Tout le mérite de Dolly consistait à être une bonne mère de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualité qui la fît remarquer. L'erreur avait été grande ! « C'est terrible, c'est terrible ! » répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une idée consolante. « Et tout allait si bien, nous étions si heureux ! Elle était contente, heureuse dans ses

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enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre de faire ce que bon lui semblait dans son ménage. Il est certain qu'il est fâcheux qu'elle ait été insti- tutrice chez nous. Ce n'est pas bien. Il y a quelque chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l'insti- tutrice de ses enfants. Mais quelle institutrice ! (il se rappela vivement les yeux noirs et fripons de Mlle Roland et son sourire). Et tant qu'elle demeu- rait chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu'il y a de pire, c'est que... comme un fait exprès ! que faire, que faire ? »... De réponse il n'y en avait pas, sinon cette réponse générale que la vie donne à toutes les questions les pUis compliquées, les plus difficiles à résoudre : vivre au jour le jour, c'est-à- dire s'oublier ; mais, ne pouvant plus retrouver l'oubli dans le sommeil, du moins jusqu'à la nuit suivante, il fallait s'étourdir dans le rêve de la vie.

« Nous verrons plus tard » , pensa Stépane Arca- diévitch, se décidant enfin à se lever.

Il endossa sa robe de chambre grise doublée de soie bleue, en noua la cordelière, aspira l'air à pleins poumons dans sa large poitrine, et d'un pas ferme qui lui était particulier, et qui ôtait toute apparence de lourdeur à son corps vigoureux, il s'approcha de la fenêtre, en leva le store et sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra aussitôt, portant les habits, les bottes de son maître et une dépêche ; à sa suite vint le barbier, avec son attirail.

a A-t-on aj)porté des papiers du tribunal ? a

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demanda Stépanc Arcadiévitch, prenant le téié- granune et s'asseyant devant le niiroir.

Ils sont sur la table », répondit Mat\'ei en jetant un coup d'oeil interrogateur et plein de sym- ])athie à son maître ; puis, après une pause, il ajouta avec un sourire rusé :

a On est venu de chez le loueur de voitures. »

Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda Matvei dans le miroir ; ce regard prouvait à quel point ces deux hommes se comprenaient. « Pourquoi dis- tu cela ? » avait l'air de demander Oblonsky.

Mat\'ei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu écart'ics, répondit avec un sourire imperceptible :

a Je leur ai dit de revenir dimanche prochain et d'ici de ne pas déranger Monsieur inutile- ment. »

Stépane Arcadiévitch ouvrit le télégramme, le parcourut, corrigea de son mieux le sens défiguré des mots, et son visage s'é'claircit.

« Matvei, ma sœur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrêtant pour un iiLstant la main grassouillette du barbier en train de tracer à l'aide du peigne une raie rose dans sa barbe frisée.

Dieu soit béni ! » répondit Matvei d'un ton qui prouvait que, tout coimne son maître, il comprenait l'importance de cette nouvelle, en ce sens qu'Anna Arcadievna, la sœur bien-aimée de son maître, pourrait contribuer à la réconciliation du mari et de la femme.

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« Seule ou avec son mari ? » demanda Matvei.

Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce que le barbier s'était emparé de sa lèvre supérieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe de tête dans la glace.

« Seule. Faudra-t-il préparer sa chambre en haut?

Daria Alexandrovna l'ordonnera.

Daria Alexandrovna ? fit Matvei d'un air de doute.

Oui, et porte-lui ce télégramme, nous verrons ce qu'elle dira.

Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il répondit simplement : C'est bien. »

Stépane Arcadiévitch était lavé, coiffé, et procé- dait à l'achèvement de sa toilette après le départ du barbier, lorsque Matvei, marchant avec pré- caution, rentra dans la chambre, son télégramme à la main :

« Daria Alexandrovna fait dire qu'elle part. « Qu'il fasse comme bon lui semblera », a-t-elle dit, et le vieux domestique regarda son maître, les mains dans ses poches, en penchant la tête ; ses yeux seuls souriaient.

Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques instants ; puis im sourire un peu attendri passa sur son beau visage.

« Qu'en penses-tu, Matvei ? fit-il en hochant la tête.

Cela ne fait rien, monsieur, cela s'arrangera, répondit ^Matvei.

ANNA KARENINE. 9

Cela s'arrangera ?

Certainement, monsieur.

Tu crois ! qui donc est ? demanda Stéphane ArcadiéWtch en entendant le frôlement d'une robe de fenrnie du côté de la porte.

C'est moi, monsieur, répondit une voix fémi- nine ferme mais agréable, et la figure grêlée et sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des enfants, se montra à la porte.

Qu'y a-t-il, ^latrona ? » demanda Stépane Arcadiévitch en allant lui parler près de la porte. Quoique absolument dans son tort à l'égard de sa femme, ainsi qu'il le reconnaissait lui-même, il avait cependant toute la maison pour lui, y com- pris la bonne, la principale amie de Daria Alexan- drovna.

« Qu'y a-t-il ? demanda-t-il tristement.

Vous devriez aller trouver madame et lui demander encore pardon, monsieur ; peut-être le bon Dieu sera-t-il miséricordieux. Madame se désole, c'est pitié de la voir, et tout dans la maison est sens dessus dessous. Il faut avoir pitié des enfants, monsieur.

Mais elle n^i me recevra pas...

Vous aurez toujours fait ce que vous aurez pu. Dieu est miséricordieux ; priez Dieu, monsieur, priez Dieu.

Eh bien, c'est bon, va, dit Stépane Arcadié- ^'itch en rougissant tout à coup. Donne-moi vite mes affaires », ajouta- t-il en se tournant vers

10 ANNA KARÉNINE.

Matv'ci et ec ôtant résolument sa robe de cham- bre.

Matvei, soufflant sur d'invisibles grains de pous- sière, tenait la chemise empesée de son maître, et l'en revêtit avec im plaisir évident.

CHAPITRE III

Une fois habillé, Stépane Arcadiévitch se par- fuma, arrangea ses manchettes, mit dans ses poches, suivant son habitude, ses cigarettes, son porte- feuille, ses allumettes, sa montre avec une double chaîne et des breloques, chiffonna son mouchoir de poche et, malgré ses malheurs, se sentit frais, dispos, parfumé et physiquement heureux. Il se dirigea vers la salle à manger, l'attendaient déjà son café, et près du café ses lettres et ses papiers.

Il parcourut les lettres. L'une d'elles était fort désagréable : c'était celle d'tm marchand qui ache- tait du bois dans une terre de sa femme. Ce bois devait absolument être vendu ; mais, tant que la réconciliation n'aurait pas eu lieu, il ne pouvait être question de cette vente. C'eût été chose déplai- sante que de mêler une affaire d'intérêt à l'affaire principale, celle de la réconciliation. Et la pensée qu'il pouvait être influencé par cette question d'ar- gent lui sembla blessante. Après avoir lu ses lettres, Stépane Arcadiévitch attira vers lui ses papiers, feuilleta vivement deux dossiers, fit quelques notes

ANNA KARKNINli. ii

avec un gros crayon et, repoussant ces pa])L:rasses, se mit enfui à déjeuner ; tout en prenant son café, il déplia son journal du matin, encore humide, et le parcourut.

I^ journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop avancé, et d'une ten- dance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s'intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s'en tenait pas moins très fermement aux opinons de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d'elles- mêmes après lui être venues sans qu'il prît la peine de les choisir ; il les adoptait conune les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société une certaine activité intellectuelle devient obli- gatoire avec l'âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. Si ses tendances étaient libérales plutôt que conservatrices, conune celles de bien des personnes de son monde, ce n'est pas qu'il trouvât les libéraux plus raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son genre de vie. Le parti libéral soutenait que tout allait mal en Russie, et c'était le cas pour Stépane Arcadiévitch, qui avait beaucoup de dettes et peu d'argent. Le parti libéral prétendait que le mariage est ime institution vieillie qu'il est urgent de réfor- mer, et pour Stépane Arcadiévitch la vie conjugale

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offrait effectivement peu d'agréments et l'obligeait à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa nature. Les libéraux disaient, ou plutôt faisaient entendre, que la religion n'est un frein que pour la partie inculte de la population, et Stépane Arcadié- vitch, qui ne pouvait supporter l'office le plus court sans souff'rir des jambes, ne comprenait pas pour- quoi l'on s'inquiétait en termes effrayants et solen- nels de l'autre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci. Joignez à cela que Stépane Arcadié- vitch ne détestait pas une bonne plaisanterie, et il s'amusait volontiers à scandaliser les gens tran- quilles en soutenant que, du moment qu'on se glorifie de ses ancêtres, il ne convient pas de s'arrêter à Rurick et de renier l'ancêtre primitif, le singe.

Les tendances libérales Itii devinrent ainsi ime habitude ; il aimait son journal comme son cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger brouil- lard envelopper son cerveau.

Stépane Arcadiévitch parcourut le « leading article » dans lequel il était expliqué que de notre temps on s'inquiète bien à tort de voir le radi- calisme menacer d'engloutir tous les éléments conser\^ateurs, et qu'on a plus tort encore de sup- poser que le gouvernement doive prendre des mesures pour écraser l'hydre révolutionnaire, « A notre avis, au contraire, le danger ne vient pas de cette fameuse hydre révolutionnaire, mais de l'entêtement traditionnel qui arrête tout progrès w, etc., etc. Il parcourut également le second article,

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im article financier il était question de Ben- tliani et de Mill, avec quelques pointes h l'adresse du minist«>re. Prompt à tout s'assimiler, il sai- sissait chacune des allusions, devinait d'où elle partait et à qui elle s'adressait, ce qui d'ordinaire l'amusait beaucoup, mais ce jour-là son plaisir était gâté par le souvcrir des conseils de Matrona Philémonovna et par le sentiment du malaise qui régnait dans la maison. Il parcourut tout le journal, apprit que le comte de Beust était parti pour Wies- badcn, qu'il n'existait plus de cheveux gris, qu'il se vendait une calèche, qu'une jeune personne cherchait une place, et ces nouvelles ne lui pro- curèrent pas la satisfaction tranquille et légèrement ironique qu'il éprouvait habituellement. Après avoir terminé sa lecture, pris une seconde tasse de café avec du kalatch et du beurre, il se leva, secoua les miettes qui s'étaient attaché^es à son gilet, et sourit de plaisir, tout en redressant sa large poitrine ; ce n'est pas qu'il eût rien de particulièrement gai dans l'âme, ce sourire était simplement le résultat d'une excellente digestion.

Mais ce sourire lui rappela tout, et il se prit à réflcHzhir.

Deux voix d'enfants bavardaient derrière la porte ; vStépane Arcadiévitch reconnut celles de Grisha, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille aînée. Ils traînaient quelque chose qu'ils avaient renversé.

a J'avais bien dit qu'il ne fallait pas mettre les

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voyageurs sur l'impériale, criait la petite fille en anglais ; ramasse maintenant !

Tout va de travers, pensa Stépane Arcadié- vitch, les enfants ne sont plus surveillés », et, s'approchant de la porte, il les appela. Les petits abandonnèrent la boîte qui leur représentait un chemin de fer, et accourureut.

Tarda entra hardiment et se suspendit en riant au cou de son père, dont elle était la favorite, s'amu- sant comme d'habitude à respirer le parfum bien connu qu'exhalaient ses favoris ; après avoir em- brassé ce visage, que la tendiesse autant que la pose forcément inclinée avaient rougi, la petite détacha ses bras et voulut s'enfuir, mais le père la retint.

« Que fait maman ? demanda-t-il en passant la main sur le petit cou blanc et délicat de sa fille. Bonjour », dit-il en souriant à son petit garçon qui s'approchait à son tour. Il s'avouait qu'il aimait moins son fils et cherchait toujours à le dissimuler, mais l'enfant comprenait la différence et ne répondit pas au sourire forcé de son père

« ]Maman ? elle est levée », dit Tarda.

Stépane Arcadiévitch soupira.

« Est-elle gaie ? »

La petite fille savait qu'il se passait quelque chose de grave entre ses parents, que sa mère ne pouvait être gaie et que son père feignait de l'igno- rer en lui faisant si légèrement cette question. Elle rougit pour son père. Celui-ci la comprit et rougit à son tour.

ANNA KARKXINK. 15

a Je ne sais pas, répondit l'enfant. Klle ne veut pas que nous prenions nos leçons ce matin et nous envoie avec miss Hull chez grand'maman.

Hh bien, vas-y, ma Tania. Mais attends un moment », ajouta-t-il en la retenant et eu caressant »a petite main délicate.

Il chercha sur la cheminée une boîte de bonbons qu'il y avait placée la veille, et prit deux bonbons qu'il lui donna, en ayant eu soin de choisir ceux qu'elle préférait.

« C'est aussi pour Grisha ? dit la petite.

Oui, oui. » Et avec une dernière caresse à ses petites épaides et un baiser sur ses cheveux et son cou. il la laissa partir.

« La voiture est avancée, vint annoncer Matvei. Et il y a une solliciteuse, ajouta-t-il.

Depuis longtemps ? demanda Sté'pane Arca- diévitch.

Une petite demi-heure.

Combien de fois ne t'ai- je pas ordonné de me prévenir immédiatement.

Il faut bien cependant vous donner le temps de déjeuner, repartit Matvei d'un ton bourru, mais amical, qui ôtait toute envie de le gronder.

Eh bien, fais vite entrer, » dit Oblonsky en fronçant le sourcil de dépit.

La solliciteuse, femme d'un capitaine Kalinine, demandait une chose impossible et qui n'avait pas le sens commun ; mais Stépane Arcadiévitch la fit asseoir, l'écouta sans l'interrompre, lui dit comment

i6 ANNA KARÉNINE.

et à qui il fallait s'adresser, et lui écrivit même un billet de sa belle écriture bien nette pour la per- sonne qui pouvait l'aider. Après avoir congédié la femme du capitaine, Stépane Arcadiévitch prit son chapeau et s'arrêta en se demandant s'il n'ou- bliait pas quelque chose. Il n'avait oublié que ce qu'il souhaitait ne pas avoir à se rappeler, sa femme.

Sa belle figure prit une expression de méconten- tement. « Faut-il ou ne faut-il pas y aller ? » se demanda- t-il en baissant la tête. Une voix intérieure lui disait que mieux valait s'abstenir, parce qu'il n'y avait que fausseté et mensonge à attendre d'im rapprochement. Pouvait-il rendre Dolly attrayante comme autrefois, et lui-même pouvait-il se faire vieux et iacapable d'aimer ?

« Et cependant il faudra bien en venir là, les choses ne peuvent rester ainsi », se disait-il en s'effor- çant de se donner du courage. Il se redressa, prit une cigarette, l'alluma, en tira deux bouffées, la rejeta dans im cendrier de nacre, et, traversant enfin le salon à grands pas, il ouvrit une porte qui donnait dans la chambre de sa femme.

CHAPITRE IV

Daria Alexandrovna, vêtue d'un simple peignoir et entourée d'objets jetés çà et autour d'elle, fouillait dans une chiffonnière ouverte ; elle avait ajusté à la hâte ses cheveux, rares maintenant.

ANNA KARÉNINE. 17

mais jadis épais et beaux, et ses yeux, agrandis par la maigreur de son visage, gardaient une expres- sion d'effroi. Lorsqu'elle entendit le pas de son mari, elle se tourna vers la porte, décidée à cacher sous un air sévère et méprisant le trouble que lui causait cette entre\*ue si redoutée. Depuis trois jours elle tentait en vain de réunir ses effets et ceux de ses enfants pour aller se réfugier chez sa mère, sentant qu'il fallait d'une façon quelconque punir l'infîdèle, l'humilier, lui rendre une faible partie du mal qu'il avait causé ; mais, tout en se répétant qu'elle le quitterait, elle n'en trouvait pas la force, parce qu'elle ne pouvait se déshabituer de l'aimer et de le considérer comme son mari. D'ail- leurs elle s'avouait que si, dans sa propre maison, elle avait de la peine à venir à bout de ses cinq enfants, ce serait bien pis elle comptait les mener. Le petit s'était déjà ressenti du désordre qui régnait dans le ménage et avait été souffrant à cause d'un bouillon tourné ; les autres s'étaient presque trouvés privés de dîner la veille... Et, tout en comprenant qu'elle n'aurait jamais le courage de partir, elle cherchait à se donner le change eu rassemblant ses affaires.

En voyant la porte s'ouvrir, elle se reprit à bou- leverser ses tiroirs et ne leva la tête que lorsque son mari fut tout près d'elle. Alors, au lieu de l'air sévère qu'elle voulait se donner, elle tourna vers lui un visage se peignaient la souffrance et l'indé- cision.

i8 ANNA KARENINE.

« Dolly ! » dit-il doucement, d'un ton triste et soumis.

Elle jeta un rapide coup d'oeil sur lui, et le voyant brillant de fraîcheur et de santé : « Il est heureux et content, pensa- t-e lie, tandis que moi ! Ah ! que cette bonté qu'on admire en lui me révolte ! » Et sa bouche se contracta nerveusement.

« Que me voulez-vous ? demanda-t-elle sèche- ment.

Dolly ! répéta- t-il ému, Anna arrive aujour- d'hui.

Cela m'est fort indifférent ; je ne puis la recevoir.

Il le faut cependant, Dolly.

Allez- vous-en, allez- vous-en, allez- vous-en ! » cria-t-elle sans le regarder, comme si ce cri lui était arraché par une douleur physique.

Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin de sa femme, mais, quand il vit ce visage ravagé et qu'il entendit ce cri déses- péré, sa respiration s'arrêta, quelque chose lui monta au gosier et ses yeux se remplirent de larmes.

« Mon Dieu, qu'ai- je fait, Dolly ? au nom de Dieu. » Il ne put en dire plus long, un sanglot le prit à la gorge.

Elle ferma violemment la chiffonnière et se tourna vers lui.

« Doll}^ que puis-je dire ? une seule chose : pardonne ! Souviens-toi : neuf années de ma vie ne peuvent-elles racheter une minute... »

ANNA KARÉNINE. 19

Elle baissa les yeux, écoutant ce qu'il avait à dire de l'air d'une personne qui espère qu'on la détrompera.

« Une minute d'entraînement », acheva-t-il, et il voulut continuer, mais à ces mots les lèvres de Dolly se serrèrent comme par l'effet d'une vive souffrance, et les muscles de sa joue droite se con- tractèrent de nouveau.

a Allez- vous-en, allez-vous-en d'ici, cria-t-elle encore plus vivement, et ne me parlez pas de vos entraînements, de vos vilenies ! »

Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et s'accrocha au dossier d'une chaise pour se soutenir. Le visage d'Oblonsky s'assombrit, ses yeux étaient pleins de larmes.

« D0II3' ! dit-il presque en pleurant. Au nom de Dieu, pense aux enfants : ils ne sont pas cou- pables. Il n'y a de coupable que moi, punis-moi : dis-moi comment je puis expier. Je suis prêt à tout. Je suis coupable et n'ai pas de mots pour t'exprimer combien, je le sens ! Mais, Dolly, pardonne ! »

Elle s'assit. Il écoutait cette respiration oppressée avec un sentiment de pitié infinie. Plusieurs fois elle essaya de parler sans y parvenir. Il attendait.

« Tu penses aux enfants quand il s'agit de jouer avec eux, mais, moi, j'y pense en comprenant ce qu'ils ont perdu, » dit-elle en répétant une des phrases qu'elle avait préparées pendant ces trois jours.

Elle lui avait dit tu, il la regarda avec reconnais-

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20 ANNA KARENINE.

sance et fit un mouvement pour prendre sa main, mais elle s'éloigna de lui avec dégoût.

« Je ferai tout au monde pour les enfants, mais je ne sais ce que je dois décider : faut-il les emmener loin de leur père ou les laisser auprès d'un débauché, oui, d'un débauché ? Voyons, après ce qui s'est passé, dites-moi s'il est possible que nous vivions ensemble ? Est-ce possible ? répondez donc ? répé- ta-t^elle en élevant la voix. Lorsque mon mari, le père de mes enfants, est en liaison avec leur gour vemante...

Mais que faire ? que faire ? interrompit-il d'une voix désolée, baissant la tête et ne sachant plus ce qu'il disait.

Vous me révoltez, vous me répugnez, cria^ t-elle, s' animant de plus en plus. Vos larmes sont de l'eau. Vous ne m'avez jamais aimée ; vous n'avez ni cœur ni honneur. Vous ne m'êtes plus qu'un étranger, oui, tout à fait un étranger », et elle répéta avec colère ce mot terrible pour elle, un étranger.

Il la regarda surpris et effrayé, ne comprenant pas combien il exaspérait sa femme par sa pitié. C'était le seul sentiment, Dolly le sentait trop bien, qu'il éprouvât encore pour elle ; l'amour était à jamais éteint.

En ce moment un des enfants pleura dans la chambre voisine, et la physionomie de Daria Alexandrovna s'adoucit, comme celle d'une per- sonne qui revient à la réalité ; elle sembla hésitei

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un monieiit. puis, se levant vivement, elle se dirigea vers la porte.

« Elle aime cependant vion enfant, pensa Ohlons- ky, remarquant l'effet produit par le cri du petit. Comment alors me prendrait-elle en horreur ?

Dolly, encore un mot ! insista-t-il en la sui» vant.

Si vous me suivez, j'appelle les domestiques, les enfants ! qu'ils sachent tous que vous êtes un lâche! Je pars aujourd'hui, et vous n'avez qu'à vivre ici avec votre maîtresse ! »

Elle sortit en fermant violemment la porte.

Stépane Arcadiévitch soupira, s'essuya la figure et quitta doucement la chambre.

a Matvei prétend que cela s'arrangera, mais comment ? Je n'en vois pas le moyen. C'est affreux ! et comme elle a crié d'une façon vulgaire ! se dit-il en pensant aux mots lâche et maîtresse. Pourvu que les femmes de chambre n'aient rien entendu. »

C'était un vendredi ; dans la salle à manger l'hor- loger remontait la pendule ; Oblonsky, en le voyant, se souvint que la régularité de cet Allemand chauve lui avait fait dire un jour qu'il devait être remonté lui-même pour toute sa vie, dans le but de remonter les pendules. Le souvenir de cette plaisanterie le fit sourire.

« Et qui sait au bout du compte si Matvei n'a pas raison, pensa-t-il, et si cela ne s'arrangera pas ?

Matvei, cria-t-il, qu'on prépare tout au petit salon pour recevoir Anna Arcadie^Tia.

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C'est bien, répondit le vieux domestique apparaissant aussitôt. Monsieur ne dînera pas à la maison ? demanda-t-il en aidant son maître à endosser sa fourrure.

Cela dépend. Tiens, voici pour la dépense, dit Oblonsky en tirant un billet de dix roubles de son portefeuille. Est-ce assez ?

Assez ou pas assez, on s'arrangera », répondit Matv^ei, fermant la portière de la voiture et remon- tant le perron.

Pendant ce temps, Dolly, avertie du départ de son mari par le bruit que fit la voiture en s'éloi- gnant, rentrait dans sa chambre, son seul refuge au milieu des soucis qui l'assiégeaient. L'Anglaise et la bonne l'avaient accablée de questions ; quels vêtements fallait-il mettre aux enfants ? pouvait- on donner du lait au petit ? fallait-il faire chercher un autre cuisinier ?

« Laissez-moi tranquille », leur avait-elle dit en rentrant chez elle pour s'asseoir à la place elle avait parlé à son mari. Là, serrant l'une contre l'autre ses mains amaigries dont les doigts ne rete- naient plus les bagues, elle repassa leur entretien dans sa mémoire.

« Il est parti ! mais a-t-il rompu avec elle ? Se peut-il qu'il la voie encore ? Pourquoi ne le lui ai- je pas demandé ? Non, non, nous ne pouvons plus vivre <fnsemble ! Et, vivant sous le même toit, nous n'en resterons pas moins étrangers, étrangers pour toujours ! répéta- t-elle avec une insistance

ANNA KAR1:NIXK. 23

partimlière sur ce dernier mot si cruel. Comme je l'aimais, mon Dieu ! et comme je l'aime encore même maintenant î Peut-être ne l'ai-je jamais plus aimé ! et ce qu'il y a de plus dur... » Hlle fut inter- rompue par l'entrée de Matrona Philomonovna :

a Ordonnez au moins qu'on aille chercher mon frère, dit celle-ci ; il fera le dîner, si non ce sera comme hier, les enfants n'auront pas encore mangé à six heures.

C'est bon, je vais venir et donner des ordres. A-t-on fait chercher du lait frais ? Et là-dessus, Daria Alexandrovna se plongea dans ses préoccupations quotidicmies et y noya pour un moment sa dou- leur.

CHAPITRE V

Stépane Arcadiévitch avait fait de bonnes études grâce à d'heureux dons naturels ; mais il était paresseux et léger et, par suite de ces défauts, était sorti un des derniers de l'école. Quoiqu'il eût toujours mené une vie dissipée, qu'il n'eût qu'un ichin médiocre et un âge peu avancé, il n'en occupait pas moins une place honorable qui rappor- tait de bons appointements, celle de président d'un des tribunaux de Moscou. Il avait obtenu cet emploi par la protection du mari de sa sœur Anna, Alexis Alexandrovitch Karénine, un des membres les plus influents du ministère. Mais, à

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défaut de Karénine, des centaines d'autres per- sonnes, frères, sœurs, cousins, oncles, tantes, lui auraient procuré cette place, ou tout autre du même genre, ainsi que les six mille roubles qu'il lui fallait pour vivre, ses affaires étant peu bril- lantes malgré la fortune assez considérable de sa fenune. Stépane Arcadiévitch comptait la moitié de Moscou et de Pétersbourg dans sa parenté et dans ses relations d'amitié ; il était au milieu des puissants de ce monde. Un tiers des personnages attachés à la cour et au gouvernement avaient été amis de son père et l'avaient connu, lui, en bras- sières ; le second tiers le tutoyait ; le troisième était composé « de ses bons amis » ; par conséquent il avait pour alliés tous les dispensateurs des biens de la terre sous forme d'emplois, de fermes, de concessions, etc. ; et ils ne pouvaient négliger un des leurs. Oblonsky n'eut donc aucune peine à se donner pour obtenir une place avantageuse ; il ne s'agissait que d'éviter des refus, des jalousies, des querelles, des susceptibilités, ce qui lui était facile à cause de sa bonté naturelle. Il aurait trouvé plaisant qu'on lui refusât la place et le traitement dont il avait besoin. Qu'exigeait-il d'extraordinaire ? il ne demandait que ce que ses contemporains obtenaient, et se sentait aussi capable qu'un autre de remplir ces fonctions.

On n'aimait pas seulement Stépane Arcadiévitch à cause de son bon et aimable caractère et de sa loyauté indiscutable. Il y avait encore dans son

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extérieur brillant et attrayant, dans ses yeux vifs, ses sourcils noirs, ses cheveux, son teint animé, dans l'ensemble de sa personne, une influence physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient. « Ah ! Stiva ! Oblonsky ! le voilà î » s'écriait-on presque toujours avec un sourire de ])laisir quand on l'apercevait ; et quoiqu'il ne résultât rien de particulièrement joyeux de cette rencontre, on ne se réjouissait pas moins de le revoir encore le lendemain et le surlendemain.

Après avoir reiu])li pendant trois ans la place de président, Stépane Arcadiévitch s'était acquis non seulement l'amitié, mais encore la considération de ses collègues, inférieurs et supérieurs, aussi bien que celle des persoimes que les affaires met- taient en rapport avec lui. Les qualités qui lui \alaient cette estime générale étaient : premiè- rement, une extrême indulgence pour chacun, fondée sur le sentiment de ce qui lui manquait à lui-même ; secondement, un libéralisme absolu, non pas le libéralisme prôné par son journal, mais celui qui coulait naturellement dans ses veines et le rendait également affable pour tout le monde, à quelque condition qu'on appartînt ; et, troisiè- mement surtout, une complète indifférence pour les affaires dont il s'occupait, ce qui lui permettait de ne jamais se passionner et par conséquent de ne pas se tromper.

En arrivant au tribunal, il se rendit à son cabinet particulier, gravement accompagné du suisse qui

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portait son portefeuille, pour y revêtir son uni- forme avant de passer dans la salle du conseil. Les employés de service se levèrent tous sur son passage, et le saluèrent avec un sourire respectueux. Stépane Arcadiévitch se hâta, comme toujours, de se rendre à sa place et s'assit, après avoir serré la main aux autres membres du conseil. Il plaisanta et causa dans la juste mesure des convenances et ouvrit la séance. Personne ne savait comme lui rester dans le ton. officiel avec une nuance de sim- plicité et de bonhomie fort utile à l'expédition agréa- ble des affaires. Le secrétaire s'approcha d'un air dégagé, mais respectueux, commun à tous ceux qui entouraient Stépane Arcadiévitch, lui apporta des papiers et lui adressa la parole sur le ton familier et libéral introduit par lui.

« Nous sommes enfin parvenus à obtenir les ren- seignements de l'administration du gouvernement de Penza ; si vous permettez, les voici.

Enfin vous les avez ! dit Stépane Arcadiévitch en feuilletant les papiers du doigt.

Alors, messieurs... » Et la séance commença. « S'ils pouvaient se douter, pensait-il tout en

penchant la tête d'un air important pendant la lecture du rapport, combien leur président avait, il y a ime demi-heure, la mine d'un gamin cou- pable ! » et ses yeux riaient.

Le conseil devait durer sans interruption jusqu'à deux heures, puis venait le déjeuner. Il nétait pas encore deux heures lorsque les grandes portes vitrées

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ae ia saHe s^ ouvrirent, et quoiqu'un entra. Tous les membres du conseil, contents d'une petite diversion, se retournèrent ; mais l'huissier de garde fît aussitôt sortir l'intnis et referma les portes derrière lui.

Quand le rapport fut terminé, vStépane Arcadié- vitch se leva et, sacrifiant au libéralisme de l'épo- que, tira ses cigarettes en pleine salle de conseil avant de passer dans son cabinet. Deux de ses collègues, Nikitine, un vétéran au service, et Gri- newitch, gentilhomme de la chambre, le suivirent.

a Nous aurons le temps de terminer après le déjeuner, dit Oblonsky.

Je crois bien, répondit Nikitine.

Ce doit être un fameux coquin que ce Famine, dit Grinewitch en faisant allusion à l'un des per- sonnages de l'affaire qu'ils avaient étudiée.

Stépane Arcadiévitch fit une légère grimace comme pour faire entendre à Grinewitch qu'il n'était pas convenable d'établir un jugement anti- cipé, et ne répondit pas.

« Qui donc est entré dans la salle ? demanda-t-il à l'huissier.

Quelqu'un est entré sans permission. Votre Excellence, pendant que j'avais le dos tourné ; il vous demandait. Quand les membres du Conseil sortiront, lui ai-je dit.

est-il ?

Probablement dans le vestibule, car il était tout à l'heure. Le voici », ajouta l'huissier en dési-

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gnant un homme fortement constitué, à barbe frisée, qui montait légèrement et rapidement les marches usées de l'escalier de pierre, sans prendre la peine d'ôter son bonnet de fourrure. Un employé, qui descendait, le portefeuille sous le bras, s'arrêta pour regarder d'un air peu bienveillant les pieds du jeune homme, et se tourna pour interroger Oblonsky du regard. Celui-ci, debout au haut de l'escalier, le visage animé encadré par son collet brodé d'uniforme, s'épanouit encore plus en reconnaissant l'arrivant. « C'est bien lui ! Levine, enfin ! s'écria-t-il avec un sourire affectueux, quoique légèrement moqueur en regardant Levine qui s'approchait. Comment tu ne fais pas le dégoûté, et tu viens me chercher dans ce mauvais lieu ? dit-il, ne se contentant pas de serrer la main de son ami, mais l'embrassant avec effusion. Depuis quand es- tu ici ?

J'arrive et j'avais grande envie de te voir, ré- pondit Levine timidement, en regardant autour de lui avec méfiance et inquiétude.

Eh bien, allons dans mon cabinet », dit Sté- pane Arcadiévitch qui connaissait la sauvagerie mêlée d'amour-propre et de susceptibilité de son ami ; et, comme s'il se fût agi d'éviter un danger, il le prit par la main pour l'emmener.

Stépane Arcadiévitch tutoyait presque toutes se^ connaissances, des vieillards de soixante ans, des jeunes gens de vingt, des acteurs,- des ministres, des marchands, des généraux, tous ceux avec lesquels il prenait du Champagne, et avec qui n'en prenait-il

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pas ? Dans le nombre des personnes ainsi tutoyées aux deux extrêmes de l'échelle sociale, il y en au- rait eu de bien étoimées d'apprendre qu'elles avaient, grâce à Oblonsky, quelque chose de com- mun entre elles. Mais lorsque celui-ci rencontrait en présence de ses inférieurs un de ses tutoyés honteux, comme il appelait en riant plusieurs de ses amis, il avait le tact de les soustraire à une impression désa- gréable. Levine n'était pas un tutoyé honteux, c'était un camarade d'enfance, cependant Oblonsky sen- tait qu'il lui serait pénible de montrer leur intimité à tout le monde ; c'est pourquoi il s'emprtssa de l'emmener. Levine avait presque le même âge qu'Oblonsky et ne le tutoyait pas seulement par raison de Champagne, ils s'aimaient malgré la diffé- rence de leurs caractères et de leurs goûts, comme s'aiment des amis qui se sont liés dans leur première jeunesse. Mais, ainsi qu'il arrive souvent à des hom- mes dont la sphère d'action est très différente, cha- cun d'eux, tout en approuvant parle raisomiementla carrière de son ami, la méprisait au fond de l'âme, et croyait la vie qu'il menait lui-même la seule ra- tionnelle. A l'aspect de Levine, Oblonsky ne pou- vait dissimuler un sourire ironique. Combien de fois ne l'avait-il pas vu arriver de la campagne il faisait « quelque chose )> (Stépane Arcadiévitch ne savait pas au juste quoi, et ne s'y intéressait guère), agité, pressé, un peu gêné, irrité de cette gêne, et apportant généralement des points dexue tout à fait nouveaux et inattendus sur la vie et les choses.

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Stépane Arcadiévitch en riait et s'en amusait. Levine, de son côté, méprisait le genre d'existence que son ami menait à Moscou, traitait son service de plaisanterie et s'en moquait. Mais Oblonsky pre- nait gaiement la plaisanterie, en homme sûr de son fait, tandis que Levine riait sans conviction et se fâchait.

« Nous t'attendions depuis longtemps, dit Sté- pane Arcadiévitch en entrant dans son cabinet et en lâchant la main de I^evine comme pour prouver qu'ici tout danger cessait. Je suis bien heureux de te voir, continua-t-il. Eh bien, comment vas-tu ? que fais-tu ? quand es-tu arrivé ? »

Levine se taisait et regardait les figures inconnues pour lui des deux collègues d'Oblonsky ; la main de l'élégant Grinewitch aux doigts blancs et effilés, aux ongles longs, jaunes et recourbés du bout, avec d'énormes boutons brillant sur ses manchettes, ab- sorbait visiblement toute son attention. Oblonsky s'en aperçut et sourit.

« Permettez-moi, messieurs, de vous faire faire connaissance : mes collègues Philippe-Ivanitch Niki- tine, Michel-Stanislavowitch Grinewitch, puis (se tournant vers Levine) , im propriétaire, un homme nouveau, qui s'occupe des affaires du semstvo, un gymnaste qui enlève cinq pouds d'une main, un éle- veur de bestiaux, un chasseur célèbre, mon ami Constantin- Dmitrievitch Levine, le frère de Serge Ivanitch Kosnichef.

Charmé, répondit le plus âgé.

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J*ai l'honneur de connaître votre frère Serge Ivanitch •>, dit Grinewitch en tendant sa main aux doigts effilés.

Le visage de I^evine se rembrunit ; il serra froide- ment la main qu'on lui tendait, et se tourna vers Oblonsky. Quoiqu'il eût beaucoup de respect pour son demi-frère, l'écrivain connu de toute la Russie, il ne lui en était pas moins désagréable qu'on s'adressât à lui, non comme à Constantin Levine, mais conune au frère du célèbre Kosnichef.

« Non, je ne m'occupe plus d'affaires. Je me suis brouillé avec tout le monde et ne vais plus aux as- semblées, dit-il en s'adressant à Oblonsky.

Cela s'est fait bien vite, s'écria celui-ci en sou- riant. Mais conunent ? pourquoi ?

C'est une longue histoire que je te raconterai quelque jour, répondit Levine, ce qui ne l'empêcha pas de continuer. Pour être bref, je me suis con- vaincu qu'il n'existe et ne peut exister aucune action sérieuse à exercer dans nos questions provinciales. D'une part, on joue au parlement, et je ne suis ni assez jeune, ni assez vieux pour m'amuser de jou- joux, et d'autre part c'est il hésita un moyen pour la coterie du district de gagner quelques sous. Autrefois il y avait les tutelles, les jugements ; maintenant il y a le semstvo, non pas pour y pren- dre des pots de \nn, mais pour en tirer des appointe- ments sans les gagner. » Il dit ces paroles avec cha- leur et de l'air d'un homme qui croit que son opi- nion trouvera des contradicteurs.

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« Hé, ! Mais te voilà, il me semble, dans une nouvelle phase : tu deviens conservateur ! dit Sté- pane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons plus tard.

Oui, plus tard. Mais j'avais besoin de te voir », dit Levine en regardant toujours avec haine la main de Grinewitch.

Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement.

« Et tu disais que tu ne porterais plus jamais d'habit européen ? dit-il en examinant les vête- ments tout neufs de son ami, œuvre d'im tailleur français. Je le vois bien, c'est une nouvelle phase. »

Levine rougit tout à coup, non comme fait un homme mûr, sans s'en apercevoir, mais comme un jeime garçon qui se sent timide et ridicule, et qui n'en rougit que davantage. Cette rougeur enfantine donnait à son visage intelligent et mâle un air si étrange, qu'Oblonsky cessa de le regarder.

« Mais donc nous verrons-nous ? J'ai besoin de causer avec toi », dit I^evine.

Oblonsky réfléchit.

« vSais-tu ? nous irons déjeuner chez Gourine et nous y causerons ; je suis libre jusqu'à trois heures.

Non, répondit Levine, après un moment de réflexion, il me faut faire encore une course.

Eh bien alors, dînons ensemble.

Dîner ? mais je n'ai rien de particulier à te dire, rien que deux mots à te demander ; nous bavar- derons plus tard.

ANNA KARKNIXE. 33

Dans ce cas, dis les deux mots tout de suitr, nous causerons à dîner.

Ces deux mots, les voici, dit Levine ; au reste, ils n'ont rien de particulier. »

Son visage prit une expression méchante qui ne tenait qu'à l'effort qu'il faisait pour vaincre sa timidité.

« Que font les Cherbatzky ? Tout va-t-il comme par le passé ? »

Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps que l/cvine était amoureux de sa belle-sœur, Kitty ; il sourit et ses yeux brillèrent gaiement.

« Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre de même, parce que... Excuse-moi un instant. »

Le secrétaire entra en ce moment, toujours res- pectueusement familier, avec le sentiment modeste, propre à tous les secrétaires, de sa supériorité en affaires sur son chef. Il s'approcha d'Oblonsky et, sous une forme interrogative, se mit à lui expliquer une difficulté quelconque ; sans attendre la fin de l'explication, Stépane Arcadiévitch lui posa ami- calement la main sur le bras.

« Non, faites comme je vous l'ai demandé, dit-il en adoucissant son observation d'un sourire ; et, après avoir brièvement expliqué comment il comprenait l'affaire, il repoussa les papiers en di- sant : Faites ainsi, je vous en prie, Zahar Nild- tich. »

Le secrétaire s'éloigna confus. Levine, pendant cette petite conférence, avait eu le temps de se

34 ANNA KARÉNINE.

remettre, et, debout derrière une chaise sur laquelle il s'était accoudé, il écoutait avec une attention iro- nique.

« Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit-il.

Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? répon- dit Oblonsky en souriant aussi et en cherchant une cigarette ; il s'attendait à tme sortie quelconque de Levine.

Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les épaules. Comment peux- tu faire tout cela sérieusement ?

Pourquoi ?

Mais parce que cela ne signifie rien.

Tu crois cela ? Nous sommes surchargés de besogne, au contraire.

De griffonnages ! Eh bien ouï, tu as un don spécial pour ces choses-là, ajouta Levine.

Tu veux dire qu'il y a quelque chose qtii me manque ?

Peut-être bien ! Cependant je ne puis m'em- pêcher d'admirer ton grand air et de me glorifier d'avoir pour ami un homme si important. En atten- dant, tu n'as pas répondu à ma question, ajouta-t-il en faisant un effort désespéré pour regarder Oblon- sky en face.

Allons, allons, tu y viendras aussi. C'est bon tant que tu as trois mille dissiatines dans le district de Karasinsk, des muscles comme les tiens et la fraîcheur d'une petite fille de douze ans : mais tu y

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viendras tout de même. Quant à ce que tu me de- mandes, il n'y a pas de changements, mais je regrette que tu sois resté si longtemps sans venir.

Pourquoi ? demanda Levine.

Parce que... répondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard. Qu'est-ce qui t'amène ?

Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore jusqu'aux oreilles.

C'est bien, je comprends, fit Stépane Arcadié- vitch. Vois-tu, je t'aurais bien prié de venir dîner chez moi, mais ma femme est souffrante ; si tu veux les voir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de quatre à cinq ; Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dîner quelque part ensemble.

Parfaitement ; alors, au revoir.

Fais attention, n'oublie pas î je te connais, tu es capable de repartir subitement pour la campagne ! s'écria en. riant Stépane Arcadié- vitch.

Non, bien sûr, je viendrai. »

Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de l'autre côté de la porte qu'il avait oublié de saluer les collègues d'Oblonsky.

« Ce doit être un persoimage énergique, dit Gri- newitch quand Levine fut sorti.

Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête, c'est un gaillard qui a de la chance ! trois mille dissiatines dans le district de Karasinsk î il a l'avenir pour lui, et quelle jeunesse ! Ce n'est pas comme nous autres ?

36 ANNA KARÉNINE.

Vous n*avez guère à vous plaindre pour votr^ part, Stépane Arcadiévitch.

Si, tout va mal, » répondit Stépane Arcadié- vitch en soupirant profondément.

CHAPITRE VI

Lorsque Oblonsky lui avait demandé pourquoi il était venu à Moscou, Levine avait rougi, et s'en voulait d'avoir rougi ; mais pouvait-il répondre : a Je viens demander ta belle-sœur en mariage ? » Tel était cependant l'unique but de son voyage.

Les famille Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou, avaient toujours été en rapports d'amitié. L'intimité s'était resserrée pen- dant les études de Levine à l'Université de Moscou, à cause de sa liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frère de Dolly et de Kitty, qui suivait les mêmes cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait fré- quemment dans la maison Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse paraître, était amoureux de la maison tout entière, spécialement de la partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l'avoir connue, et n'ayant qu'une sœur beaucoup plus âgée que lui, ce fut dans la maison Cherbatzky qu'il trouva cet intérieur intelligent et honnête, propre aux anciennes familles nobles, dont la mort de ses parents l'avait privé. Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes, lin

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apparaissaient entourés d'un nimbe mystérieux cl poétique. Non seulement il ne leur découvrait aucun défaut, mais il leur supposait encore les sentiments les plus élevés, les perfections les plus idéales. Pour- quoi ces trois jeunes demoiselles devaient parler français et anglais de deux jours l'un ; pourquoi elles devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons de cet instrument montaient jusqu'à la chambre travaillaient les étudiants) ; pourquoi des maîtres de littérature française, de musique, de danse, de dessin, se succédaient dans la maison ; pourquoi, à certaines heures de la journée, les trois demoiselles, accompagnées de Mlle Linon, devaient s''arrêter en calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la garde d'un laquais en livrée, se promener dans leurs pelisses de satin (DoUy en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et Kitt>' une toute courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas rouges) : ces choses et beaucoup d'autres lui res- taient incompréhensibles. Mais il savait que tout ce qui se passait dans cette sphère mystérieuse était parfait, et ce mystère le rendait amoureux.

Il avait commencé par s'éprendre de Dolly l'aînée, pendant ses années d'études ; celle-ci épousa Oblon- sky; il crut alors aimer la seconde, car il sentait qu'il devait nécessairement aimer l'une des trois, sans savoir au juste laquelle. Mais Nathalie eut à peine fait son entrée dans le monde, qu'on la maria au diplomate Lvof. Kitty n'était qu'une enfant quand Le\'ine quitta l'Université. Le jeune Cherbat-

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zky,peu après son admission dans la marine, se noya dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa famille devinrent plus rares, malgré l'amitié qui le liait à Oblonsky. Au commencement de l'hiver cependant, étant venu à Moscou, après une année passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle des trois il était destiné à aimer.

Rien de plus simple, en apparence, que de deman- der en mariage la jeune princesse Cherbatzky ; un homme de trente-deux ans, de bonne famille, d'tme fortune convenable, avait toute chance de passer pour im beau parti, et vraisemblablement il aurait été bien accueilli. Mais Levine était amoureux ; Kitty lui paraissait une créature si accomplie, d'une supé- riorité si idéale, et il se jugeait au contraire si défa- vorablement, qu'il n'admettait pas qu'on le trouvât digne d'aspirer à cette alliance.

Après avoir passé deux mois à Moscou comme en rêve, rencontrant Kitty chaque jour dans le monde, il était retourné à cause d'elle, il repartit subite- ment pour la campagne, après avoir décidé que ce mariage était impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrière convenable et bien définie of- frait-il aux parents ? Tandis que ses camarades étaient, les uns colonels et aides de camp, d'autres profes- seurs distingués, directeur de banque et de chemin de fer, ou présidents de tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il. lui, à trente-deux ans ? Il s'occupait de ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâti-

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ments de ferme et chassait la bécasse, c'est-à-dire qu'il avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du monde, n'ont pas su en trouver d'autre ; il ne se fai- sait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité.

Comment, d'ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui ? Ses anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec le frère qu'elle avait perdu, étaient celles d'un homme fait avec une enfant, lui semblaient un obstacle de plus.

On pouvait bien, pensait-il, aimer d'amitié un brave garçon aussi ordinaire que hii, mais il fallait être beau et pouvoir déployer les qualités d'un homme supéiieur, pour être aimé d'un amour compaiable à celui qu'il épiouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes s'éprennent souvent d'hommes laids et médiocres, mais il n'en croyait rien et jugeait les auties d'après lui-même, qui ne pouvait aimer qu'ime femme remarquable, belle et poétique.

Toutefois, après avoir passé deux mois à la cam- pagne dans la solitude, il se convainquit que le sen- timent qui l'absorbait ne ressemblait pas aux en- thousiasmes de sa première jeunesse, et qu'il ne pourrait xnvre sans résoudre cette grande question : serait-il accepté, oui ou non ? Rien ne prouvait, aprfe tout qu'il serait refusé. Il partit donc poui Moscou avec la ferme intention de se déclarer et de se marier

40 ANNA KARÉNINE.

SI on l'agréait. Sinon..., il ne pouvait imaginer ce qu'il deviendrait !

CHAPITRE Vn

Levine, arrivé à Moscou par le train du matin, s'était arrêté chez son demi-frère, Kosiiichef. Après avoir fait sa toilette, il était entré dans le cabinet de travail de celui-ci en se proposant de lui raconter tout et de lui demander conseil : mais son frère n'était pas seul. Il causait avec un célèbre professeur de phi- losophie, venu de Kharhoff tout exprès pour éclair- cir un malentendu survenu entre eux au sujet d'une question scientifique. Le professeur était en guerre contre le matérialisme ; Serge Kosnichef suivait sa polémique avec intérêt et lui avait adresse quelques objections après avoir lu son dernier article. Il repro- chait au professeur les concessions trop larges qu'il faisait au matérialisme, et celui-ci était venu s'ex- pliquer lui-même. La conversation roulait sur la question à la mode : Y a-t-il une limite entre les phé- nomènes psychiques et physiologiques dans les ac- tions de l'homme, et se trouve cette limite ?

Serge Ivanitch accueillit son frère avec le sourire froidement aimable qui lui était habituel et, après l'avoir présenté au professeur, continua l'entretien. Celui-ci, un petit homme à lunettes, au front étroit, s'arrêta un moment pour repondre au salut de Levine, pais reprit la conversation sans lui accorder aucime

ANNA KARENINE. 41

attention. Levine s'assit en attendant son départ et s'intéressa bientôt au sujet de la discussion. Il avait lu dans des rcMies les articles dont on parlait, et les avait lus en y prenant l'intérêt général qu'un homme qui a étudié les sciences naturelles à l'Université peut prendre au développement de ces sciences ; jamais il n'avait fait de rapprochements entre ces questions savantes sur l'origine de l'homme, sur l'action réflexe, la biologie, la sociologie, et celles qui le préoccupaient de plus en plus, le but de la vie et la mort.

Il remarqua, en suivant la conversation, que les deux interlocuteurs établissaient un certain lien entre les questions scientifiques et celles qui tou- chaient à l'âme ; par moments il croyait qu'ils al- laient enfin aborder ce sujet, mais chaque fois qu'ils en approchaient, c'était pour s'en éloigner aussitôt avec une certaine hâte, et s'enfoncer dans le domaine des distinctions subtiles, des réfutations, des cita- tions, des allusions, des renvois aux autorités, et c'est à peine s'il pouvait les comprendre.

« Je ne puis accepter la théorie de Keis, disait Serge Ivanitch dans son langage élégant et correct, et admettre que toute ma conception du monde exté- rieur dérive uniquement de mes sensations. Le prin- cipe de toute connaissance, le sentiment de l'être, de l'existence, n'est pas venu par les sens ; il n'existe pas d'organe spécial pour produire cette concep- tion.

Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vous

42 ANNA KARENINE.

répondront que vous avez la connaissance de votre existence uniquement par suite d'une accumulation de sensations, en im mot, qu'elle n'est que le résultat des sensations. Wurst dit même que la sensa- tion n'existe pas, la conscience de l'existence est absente.

Je dirai au contraire... », répliqua Serge Iva- nitch.

Levine remarqua encore une fois qu'au moment de toucher au point capital, selon lui, ils allaient s'en éloigner, et se décida à faire au professeur la ques- tion suivante :

« Dans ce cas, si mes sensations n'existent plus, si mon corps est mort, il n'y a plus d'existence possi- ble ? »

Le professeur regarda ce singulier questionneur d'un air contrarié et comme blessé de cette interrup- tion : que voulait cet intrus qui ressemblait plus à un. paysan qu'à un philosophe ? Il se tourna vers Serge Ivanitch, mais celui-ci n'était pas à beaucoup près aussi exclusif que le professeur et pouvait, tout en discutant avec lui, comprendre le point de vue simple et rationnel qui avait suggéré la question ; il répondit en souriant :

« Nous n'avons pas encore le droit de résoudre cette question.

Nous n'avons pas de données suffisantes, con- tinua le professeur en reprenant ses raisonnements. Non, je prétends que si, comme le dit clairement Pri- pasof, les sensations sont fondées sur des impres-

ANNA KARÎ^NINB. 43

sions, nous n'en devons que plus sévèrement distin- guer ces deux notions. »

Levine n'écoutait plus et attendit le départ du professeur.

CHAPITRE VIII

CELxn-ci parti, Serge Ivanitch se tourna vers son frère :

« Je suis content de te voir. Es- tu venu pour longtemps ? comment vont les affaires ? »

Levine savait que son frère aîné s'intéressait peu aux questions agronomiques et faisait une concession en lui en parlant ; aussi se boma-t-il à répondre au sujet de la vente du blé et de l'argent qu'il avait tou- ché sur le domaine qu'ils possédaient indivis. vSon intention formelle avait été de causer avec son frère de ses projets de mariage, et de lui demander con- seil ; mais, après cette conversation avec le profes- seur et en présence du ton involontairement protec- teur dont vSerge l'avait questionné sur leurs intérêts de campagne, il ne se sentit plus la force de parler et pensa que son frère Seige ne verrait pas les choses comme il aurait souhaité qu'il les vît.

« Comment marchent les affaires du semstvo chez vous ? demanda Serge Ivanitch, qui s'intéres- sait à ces assemblées provinciales et leur attribuait une grande importance.

Je n'en sais vraiment rien.

44 ANNA KARENINE.

Comment cela se fait-il ? ne fais-tu pas partie de l'administration ?

Non, j'y ai renoncé; je ne vais plus aux assem- blées, répondit Levine.

C'est bien dommage », murmura Serge en fronçant le sourcil.

Pour se disculper, Levine raconta ce qui se pas- sait aux réunions du district.

« C'est toujours ainsi ! interrompit Serge Iva- nitch, voilà comme nous sommes, nous autres Rus- ses ! Peut-être est-ce tm bon trait de notre nature que cette faculté de constater nos erreurs, mais nous l'exagérons, nous nous plaisons dans l'ironie, qui jamais ne fait défaut à notre langue. Si l'on donnait nos droits, ces mêmes institutions provinciales, à quelque autre peuple de l'Europe, Allemands ou Anglais, ils sauraient en extraire la liberté, tandis que, nous autres, nous ne savons qu'en rire !

Qu'y faire ? répondit Levine d'un air cou- pable. C'était mon dernier essai. J'y ai mis toute mon âme ; je n'y puis plus rien ; je suis incapa- ble de...

Incapable ! interrompit Serge Ivanitch : tu n'envisages pas la chose comme il le faudrait.

C'est possible, répondit Levine accablé.

Sais-tu que notre frère Nicolas est de nouveau ici ? »

Nicolas était le frère aîné de Constantin et le de- mi-frère de Serge ; c'était un homme perdu, qui avait mangé la plus grande partie de sa fortune, et s'était

AXXA KARKXrNTÎ. 45

brouillé av^ec ses frères pour vivre dans un monde aussi fâcheux qu'étrange.

« Que dis-tu ? s'écria Levine effrayé. Comment le sais-tu ?

Prokofi l'a \'u dans la rue.

Ici, à Moscou ? est-il ? et Levine se leva, comme s'il eût voulu aussitôt courir le trouver.

Je regrette de t' avoir dit cela, dit Serge en hochant la tète à la vue de l'émotion de son frère. J'ai envoyé quelqu'un pour savoir il demeurait et lui ai fait tenir sa lettre de change sur Troubine que j'ai payée. Voici ce qu'il m'a répondu... »

Et Serge tendit à son frère un billet qu'il prit sous un presse-papiers.

Lévine lut ce billet d'une écriture étrange et qu'il connaissait bien.

« Je demande humblement qu'on me laisse la paix. C'est tout ce que je réclame de mes chers frères. Nicolas Le\nne. »

Constantin resta debout devant Serge, le papier à la main, sans lever la tête.

« Il veut bien visiblement m'offenser, continua Serge, mais cela lui est impossible. Je souhaitais de tout cœur de pouvoir l'aider, tout en sachant que je n'en viendrais pas à bout.

Oui, oui, confirma Levine, je comprends et j'apprécie ta conduite envers lui, mais j'irai le voir.

Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je ne te le conseille pas. Ce n'est pas que je le craigne

46 ANNA KARENINE.

par rapport à nos relations à toi et à moi, il ne sau- rait nous brouiller, mais c'est pour toi que je te con- seille de n'y pas aller : tu n'y pourras rien. Au reste, fais comme tu l'entends.

Peut-être n'y a-t-il vraiment rien à faire, mais dans ce moment... je ne saurais être tranquille...

Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que je comprends, ajouta-t-il, c'est qu'il y a pour nous une leçon d'humilité. Depuis que notre frère Nicolas est devenu ce qu'il est, je considère ce qu'on ap- pelle une « bassesse » avec plus d'indulgence. Tu sais ce qu'il a fait ?

Hélas ! c'est affreux, affreux ! » répondit Le- vine.

Après avoir demandé l'adresse de Nicolas au do- mestique de Serge Ivanitch. Levine se mit en route pour aller le trouver, mais il changea d'idée et ajourna sa visite au soir. Avant tout, pour en avoir le cœur net, il voulait décider la question qui l'avait amené à Moscou. Il alla donc trouver Oblonsky et, après avoir appris étaient les Cherbatzky, se rendit il pensait rencontrer Kitty.

CHAPITRE IX

Vers quatre heures, Levine quitta son isvostchik à la porte du Jardin zoologique et, le cœur battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes de glace, près de l'endroit l'on patinait ; il savait qu'il la

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trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cher- batzky à l'entrée.

Il faisait un beau temps de gelée ; à la porte du Jardin on voyait, rangés à la file, des traîneaux, des \oitures de maître, des isvostchiks, des gendar- mes. Le public se pressait dans les petits chemins frayés autour des izbas décorées de sculptures en bois ; les vieux bouleaux du Jardin, aux branches chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de chasubles neuves et solennelles.

Tout en suivant le sentier, Levine se parlait à lui-même : « Du calme ! il ne faut pas se troubler ; que veux-tu ? qu'as-tu ? tais-toi, imbécile. » C'est ainsi qu'il interpellait son cœur.

IVIais plus il cherchait à se calmer, plus l'émotion le gagnait et lui coupait la respiration. Une personne de connaissance l'appela au passage, Levine ne la reconnut même pas. Il s'approcha des montagnes. Les traîneaux glissaient, puis remontaient au moyen de chaînes ; c'était un cliquetis de ferrailles, un bruit de voix joj'euses et animées. A quelques pas de on patinait, et panni les patineurs il la recomiut bien vite, et sut qu'elle était près de lui par la joie et la terreur qni envahirent son âme.

Debout auprès d'une dame, du côté opposé à celui Levine se trouvait, elle ne se distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette ; pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose parmi les orties, éclairant de son sourire ce qui l'en- vironnait, illuminant tout de sa présence. « Oce-

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rai-je vraiment descendre sur la glace et m'appro- cher d'elle ? » pensa-t-il. L'endroit elle se tenait lui parut un sanctuaire dont il craignait d'approcher, et il eut si peur qu'il s'en fallut de peu qu'il ne repar- tît. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant à se persuader qu'elle était entourée de gens de toute espèce, et qu'à la rigueur il avait bien aussi le droit de venir patiner. Il descendit donc sur la glace, évi- tant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil, mais, de même que le soleil, il n'avait pas besoin de la regarder pour la voir.

On se réunissait sur la glace, un jour de la semaine, entre personnes de connaissance. Il y avait des maîtres dans l'art du patinage qui venaient faire briller leurs talents, d'autres qui faisaient leur ap- prentissage derrière des fauteuils, avec des gestes gauches et inquiets, de très jeunes gens, et aussi de vieux messieurs, patinant par hygiène ; tous sem- blaient à Levine des élus favorisés du ciel, parce qu'ils étaient dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs glissaient autour d'elle, la rattrapaient, lui parlaient même, et n'en semblaient pas moins s'amuser avec une indépendance d'esprit complète, comme s'il eût suffi à leur bonheur que la glace fût bonne et le temps splendide !

Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d'une jaquette et de pantalons étroits, était assis sur un banc, les patins aux pieds, lorsqu'il aperçut Levine.

« Ah ! s'écria- t-il, le premier patineur de la Rus-

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sie, le voilà ! Es-tu ici depuis longtemps ? Mets donc vite tes patins, la glace est excellente.

Je n'ai pas mes patins », répondit I^vine, étonné qu'on pût parler en présence de Kitty avec cette liberté d'esprit et cette audace, et ne la per- dant pas de vue une seconde, quoiqu'il ne la regardât pas. Elle, visiblement craintive sur ses hautes botti- nes à patins, s'élança vers lui, du coin elle se te- nait, suivie d'un jeune garçon en costume russe qui cherchait à la dépasser en faisant les gestes désespé- rés d'un patineur maladroit. Kitty ne patinait pas avec sûreté ; ses mains avaient quitté le petit man- chon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient prêtes à se raccrocher n'importe à quoi ; elle regar- dait Levine, qu'elle venait de reconnaître, et souriait de sa propre peur. Quand elle eut enfm heureusement pris son élan, elle donna un léger coup de talon et glissa jusqu'à son cousin Cherbatzky, s'empara de son bras, et envoya à Levine un salut amical. Ja- mais dans son imagination elle n'avait été plus char- mante.

Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évo- quer vivement le souvenir de toute sa personne, sur- tout celui de sa jolie tête blonde, à l'expression enfan- tine de candeur et de bonté, élégamment posée sur des épaules déjà belles. Ce mélange de grâce d'enfant et de beauté de fenune avait un charme particulier que Levine savait comprendre. Mais ce qui le frap- pait toujours en elle, comme ime chose inattendue, c'était son regard modeste, calme, sincère, qui, joint

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à son sourire, le transportait dans un monde enchanté oii il se sentait apaisé, adouci, avec les bons senti- ments de sa première enfance.

« Depuis quand êtes- vous ici ? demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle en lui voyant ramasser le mouchoir tombé de son man- chon.

I\Ioi ? je suis arrivé depuis peu, hier, c'est-à- dire aujourd'hui, répondit Levine, si ému qu'il n'a- vait pas bien compris la question. Je voulais venir chez vous, dit-il, et, se rappelant aussitôt dans quelle intention, il rougit et se troubla. Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien. »

Elle le regarda avec attention, comme pour devi- ner la cause de son embarras.

« Votre éloge est précieux. Il s'est conservé ici une tradition sur vos talents de patineur, dit-elle en secouant de sa petite main gantée de noir les ai- guilles de pin tombées sur son manchon.

Oui, j'ai patiné autrefois avec passion; je vou- lais arriver à la perfection.

Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je voudrais tant vous voir pati- ner. Mettez donc des patins, nous patinerons en- semble. »

« Patiner ensemble ! est-il possible ! » pensa-t-il en la regardant.

« Je vais les mettre tout de suite », dit-il.

Et il courut chercher des patins.

« Il y a longtemps, monsieur, que vous n'êtes

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venu chez nous, dit l'homme aux patins en lui te- nant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous n'avons personne qui s'y entende. Est-ce bien ainsi, dit-il en serrant la courroie.

Cest bien, c'est bien, dépêche-toi, seulement », répondit Levine, ne pouvant dissinuiler le sourire joyeux qui, malgré lui, éclairait son visage. « Voilà la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler maintenant ? Mais j'ai peur de parler ; je suis trop... heureux en ce moment, heureux au moins en espé- rance, tandis que... Mais il le faut, il le faut ! Arrière la faiblesse ! »

Levine se leva, ôta son paletot, et, après s'être essayé autour de la petite maison, s'élança sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant à son gré sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie. Il s'appro- cha d'elle avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois

Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à côte, augmentant peu à peu la vitesse de leur course; et plus ils glissaient rapidement, plus elle lui serrait la main.

« J'apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit- elle, je ne sais pourquoi, j'ai confiance.

J'ai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras », répondit-il, et aussitôt il rougit, effraj'é. Effectivement, à peine eut-il prononcé ces paroles, que, de même que le soleil se cache der- rière un nuage, toute l'amabilité du visage de la jeune fille disparut, et Levine remarqua un jeu de

3

52 ANNA KARÉNINE.

physionomie qu'il connaissait bien, et qui indiquait un effort de sa pensée ; une ride se dessina sur le front uni de Kitty.

Il ne vous arrive rien de désagréable ? Du reste, je n'ai pas le droit de le demander, dit-il vivement.

Pourquoi cela ? Non, répondit-elle froide- ment ; et elle ajouta aussitôt : Vous n'avez pas encore vu Mlle I^inon ?

Pas encore.

Venez la voir, elle vous aime tant.

Qu'arrive-t-il? je lui ai fait de la peine ! Sei- gneur, ayez pitié de moi ! » pensa Levine tout en courant vers la vieille Française aux petites boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reçut comme un vieil ami et lui montra tout son râte- lier dans un sourire amical.

« Nous grandissons, n'est-ce pas ? dit-elle en dési- gnant Kitty des yeux, et nous prenons de l'âge. Tiny hear devient grand ! » continua la vieille ins- titutrice en riant ; et elle lui rappela sa plaisanterie sur les trois demoiselles qu'il appelait les trois our- sons du conte anglais.

« Vous rappelez-vous que vous les nommiez ainsi ? »

Il l'avait absolument oublié, mais elle riait de cette plaisanterie depuis dix ans et y tenait tou- jours.

« Allez, allez patiner. N'est-ce pas que notre Kit- ty commence à bien s'y prendre ? »

ANNA KAR1:NINE. 53

Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui trouva plus le visage sévère ; ses yeux avaient repris leur ex])ression franche et caressante, mais il lui sembla (qu'elle avait un ton de tranquillité voulue, et il se sentit triste. Après avoir causé de la vieille gouvernante et de ses originalités, elle lui parla de sa vie à lui.

« Ne vous cuîi lycz-vous vraiment pas à la cam- pagne ? demanda-t-elle.

Non, je ne m'ennuie pas ; je suis très occupé, répondit-il, sentant qu'elle l'amenait au ton calme qu'elle avait résolu de garder, et dont il ne saurait désormais se départir, pas plus qu'il n'avait su le faire au commencement de l'hiver.

Etes- vous venu pour longtemps ? demanda Kitty.

Je n'en sais rien, répondit-il sans penser à ce qu'il disait. L'idée de retomber dans le ton d'une amitié calme et de retourner peut-être chez lui sans avoir rien décidé le poussa à la révolte.

Comment ne le savez- vous pas ?

Je n'en sais rien, cela dépendra de vous », dit-il, et aussitôt il fut épouvanté de ses propres paroles.

N'entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre ? elle sembla faire un faux pas sur la glace et s'éloigna pour glisser vers Mlle Linon, lui dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison l'on ôtait les patins.

« Mon Dieu, qu'ai-je fait ? Seigneur Dieu, aidez-

54 ANNA KARÉNINE.

moi, guidez-moi », priait Leviue intérieurement, et, sentant qu'il avait besoin de faire quelque mou- vement violent, il décrivit avec fureur des courbes sur la glace.

En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit du café, ses patins aux pieds et la cigarette à la bouche ; sans s'arrêter il courut vers l'escalier, descendit les marches en sautant, sans même changer la position de ses bras, sur la glace.

« C'est un nouveau tour, se dit Levine, et il remonta l'escalier pour l'imiter.

Ne vous tuez pas, il faut de l'habitude », lui cria Nicolas Cherbatzky.

Levine patina quelque temps avant de prendre son élan, puis il descendit l'escalier en cherchant à garder l'équilibre avec ses mains ; à la dernière marche, il s'accrocha, fit un mouvement violent pour se rattraper, reprit son équilibre, et s'élança en riant sur la glace.

« Quel brave garçon, pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la petite maison, suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un sourire caressant, comme un frère bien-aimé. Est-ce ma faute ? Ai- je rien fait de mal ? On pré- tend que c'est de la coquetterie ! Je sais bien que ce n'est pas lui que j'aime, mais je ne m'en sens pas moins contente auprès de lui : il est si bon ! Mais pourquoi a-t-il dit cela ? » pensa-t-elle.

Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la

AXXA KARKXTXK. 55

chercher, Levine, tout rouge après l'exercice vio- lent qu'il venait de prendre, s'arrêta et réfléchit. Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à la sortie.

« Très heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme toujours, le jeudi.

Aujourd'hui, par conséquent ?

Xous serons enchantés de vous voir », répon- dit-elle sèchement.

Cette raideur affligea Kitty, qui ne put s'empêcher de chercher à adoucir l'effet produit par la froideur de sa mère. Elle se retourna vers Levine et lui cria en souriant :

« Au revoir ! »

En ce moment, Stépane Arcadiévitch, son cha- peau planté de côté, le visage animé et les yeux brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin. A la vue de sa belle-mère, il prit une expression triste et confuse pour répondre aux questions qu'elle lui adressa sur la santé de Dolly ; puis, après avoir causé à voix basse d'un air accablé, il se redressa et prit le bras de Levine.

« Eh bien, partons-nous ? Je n'ai fait que penser à toi, et je suis très content que tu sois venu, dit-il en le regardant d'un air significatif

Allons, allons, répondit l'heureux Levine, qui ne cessait d'entendre le son de cette voix lui disant « aa revoir », et de se représenter le sourire qui accompagnait ces mots.

A l'hôtel d'. Angleterre ou à l'Ermitage ?

^,6 ANNA KARÉNINE.

o

Cela m'est égal.

A l'hôtel d'Angleterre alors, dit Stépane Arcadiévitch, qui choisissait ce restaurant parce qu'il y devait plus d'argent qu'à l'Ermitage et qu'il trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le négli- ger. Tu as un isvotchik : tant mieux, car j'ai ren- voyé ma voiture. »

Pendant tout le trajet, les deux amis gardèrent le silence. Levine pensait à ce que pouvait signifier le changement survenu en Kitty, et se rassurait pour retomber aussitôt dans le désespoir, et se répéter qu'il était insensé d'espérer. Malgré tout, il se sentait un autre homme, ne ressemblant en rien à celui qui avait existé avant le sourire et les mots 0 au revoir ».

Stépane Arcadiévitch composait le menu.

« Tu aimes le turbot, n'est-ce pas ? demanda-t-il à Levine au moment ils arrivaient.

Quoi ? demanda I/evine.

Le turbot.

Oui, j'aime le turbot à la folie.

CHAPITRE X

Levine lui-même ne put s'empêcher de remar- quer, en entrant dans le restaurant, l'espèce de rayonnement contenu exprimé par la physionomie, par toute la personne de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci ôta son paletot et, le chapeau posé de côté,

ANNA KARKNINP:. 57

s'avança jusqu'à la salle à manger, donnant, tout en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir, la serviette sous le bras, qui s'accrochait à lui. Saluant à droite et à gauche les personnes de con- naissance qui, comme ailleurs, le rencontraient avec plaisir, il s'approcha du buffet et prit un petit veire d'eau-de-vie. La demoiselle de comptoir, une Française frisée, fardée, couverte de rubans, de dentelles et de boucles, fut aussitôt l'objet de son attention ; il lui dit quelques mots qui la firent éclater de rire. Quant à Levine, la vue de cette femme, toute composée de faux cheveux et de poudre de riz, lui ôtait l'appétit ; il s'en éloigna avec hâte et dégoût. Son âme était remplie du souvenir de Kitty, et dans ses yeux brillaient le triomphe et le bonheur.

« Par ici. Votre Excellence : ici Votre Excellence ne sera pas dérangée, disait le vieux Tatare, tenace et obséquieux, dont la vaste tournure forçait les deux pans de son habit à| s'écarter par derrière.

Veuillez approcher, Votre Excellence », dit-il aussi à Levine en signe de respect pour Stépane Arcadiévitch dont il était l'invité.

Il étendit en un clin d'oeil une serviette fraîche sur la table ronde, déjà couverte d'une nappe, et placée sous une girandole de bronze ; puis il approcha deux chaises de velours, et, la serviette d'une main, la carte de l'autre, il se tint debout devant Stépane Arcadiévitch, attendant ses ordres.

« Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un.

58 ANNA KARENINE.

cabinet particulier à sa disposition dans quelques instants ; le prince Galitzine, avec une dame, va le laisser libre. Nous avons reçu des huîtres fraîches.

Ah ! ah ! des huîtres ! » Stépane Arcadiévitch réfléchit.

« Si nous changions notre plan de campagne, Levine ? dit-il en posant le doigt sur la carte ; son visage exprimait une hésitation sérieuse. Mais sont-elles bonnes, tes huîtres ? Fais attention.

Des huîtres de Flensbourg, Votre Excellence : il n'y en a pas d'Ostende.

Passe pour des huîtres de Flensbourg. Mais sont-elles fraîches ?

Elles sont arrivées d'hier.

Eh bien, qu'en dis-tu ? Si nous commencions par des huîtres et si nous changions ensuite tout notre menu ?

Cela m'est égal ; pour moi, ce qu'il y a de meilleur, c'est du chtchi* et de la kacha^ ; mais on ne trouve pas cela ici.

Kacha à la russe, si vous l'ordonnez ? dit le Tatare en se penchant vers Levine comme une bonne vers l'enfant qu'elle garde.

Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. J'ai patiné et je meurs de faim. Ne crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de mécon- tentement sur la figure d'Oblonsky, que je ne sache

1. Chtchi, soupe aux choux.

2. Kacha, gruau de sarrasin, nourriture habituelle du peuple.

ANNA K.\Ri:XIXE. 59

pas apprécier ton menu : je mangerai avec plaisir un bon (Hiicr.

11 ne manquerait plus que cela ! On a beau dire, c'est un des plaisirs de cette vie, dit Stépane Arca- diévitch. Dans ce cas, mon petit frère, domie-nous deux, et si c'est trop peu, trois douzaines d'huîtres, une soupe avec des légimies...

Printanière », reprit le Tatare.

Mais Stépane Arcadié\'itch ne voulait pas lui laisser le plaisir d'énumérer les plats en français et continua :

« Avec des légumes, tu sais ? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu épaisse ; puis du rosbif, mais fais attention qu'il soit à point ; un chapon, et enfin des conserves. »

Le Tatare. se rappelant que Stépane Arcadié- vitch n'aimait pas à nommer les plats d'après la carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite le plaisir de répéter le menu selon les règles : « po- tage printanier, turbot sauce Beaumarchais, poularde à l'estragon, macédoine de fruits ». Et aussitôt, comme par un ressort, il fit dispa- raître une carte pour en présenter une autre, celle des vins, qu'il soumit à Stépane Arcadiévitch.

« Que boirons-nous ?

Ce que tu voudras, mais un peu de Champagne, dit Levine.

Comment ? dès le commencement ? Au fait, pourquoi pas ? Aimes-tu la marque blanche ?

Cachet blanc, dit le Tatare.

6o ANNA KARÉNINE.

Bien : avec les huîtres, ce seia assez.

Quel vin de table servirai- je ?

Du Nuits ; non, donne-nous le classique cha- blis.

Servirai- je votre fromage ?

Oui, du parmesan. Peut-être en préfères-tu un autre ?

Non, cela m'est égal », répondit lyevine qui ne pouvait s'empêcher de sourire.

Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrière lui ; cinq minutes après, il était de retour, tenant d'une main un plat d'huîtres et de l'autre une bouteille.

Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, étendit tranquillement les mains, et entama le plat d'huîtres.

« Pas mauvaises, dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l'une après l'autre avec une petite fourchette d'argent, et en les avalant au fur et à mesure. Pas mauvaises », répéta-t-il en regar- dant tantôt Levine, tantôt le Tatare d'un œil satis- fait et brillant.

Levine mangea les huîtres, quoiqu'il eût préféré du pain et du fromage, mais il ne pouvait s'empêcher d'admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même, après avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire satisfait, tout en redressant sa cravate blanche.

a Tu n'aimes pas beaucoup les huîtres ? dit

ANNA KARKNINK. 6i

Obloiisky eu vidant son verre, ou bien tu es ])réoc-

cupé ? hein ? »

Il avait envie de mettre I^vine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, était gêné ; avec ce qu'il avait dans l'àme, il se trouvait mal à l'aise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le \oisinage de cabinets l'on dînait avec des dames, tout l'offusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui- même. Il craignait de salir le sentiment qui rem- plissait sou âme.

« Moi ? oui, je suis préoccupé ; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire com- bien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu paraît étrange. C'est comme les ongles de ce monsieur que j'ai \'U chez toi.

Oui, j'ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch t'intéressaient beaucoup.

Je n'y peux rien, répondit I^evine, tâche de me comprendre et de te placer au point de vue d'un campagnard. Nous autres, nous cherchons à avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler ; pour cela, nous nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu'ils veulent pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains, on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons. »

Stépane Arcadiévitch sourit gaiement. « Mais cela prouve qu'il n'a pas besoin de tra- vailler de ses mains : c'est la tête qui travaille.

62 ANNA KARÉNINE.

Cest possible ; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que nous faisons ici. A la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, à manger le plus long- temps possible, sans nous rassasier : aussi nous man- geons des huîtres.

C'est certain, reprit Stépane Arcadiévitch : mais n'est-ce pas le but de la civilisation que de tout changer en jouissance ?

Si c'est son but, j'aime autant rester un barbare.

Tu l'es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille. »

Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé, et son visage s'assombrit; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immé- tement à le distraire.

« Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c'est-à- dire chez les Cherbatzky ? dit-il en clignant gaie- ment d'un œil et en repoussant les écailles d'huîtres pour prendre du fromage.

Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu'il m'ait semblé que la princesse ne m'invitât pas de bonne grâce.

Quelle idée ! c'est sa manière grande dame, répondit Stépane Arcadiévitch. Je viendrai aussi après une répétition de chant chez la comtesse Bonine. Comment ne pas t' accuser d'être sauvage ? Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou ?

ANNA KARl-XINE. 63

lyes Chcrbatzky m'ont plus d'une fois tourmenté de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir quelque chose. Je ne sais que ceci, c'est que tu fais toujours ce que personne ne songeait à faire.

Oui, répondit I^evine lentement et avec émotion : tu as raison, je suis un sauvage, mais ce n'est pas mon départ qui l'a prouvé, c'est mon retour. Je suis revenu maintenant...

Es-tu heureux ! interrompit Oblonsky en regardant les yeux de I^evine.

Pourquoi ?

« Je reconnais à la marque qu'ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux », déclama Stépane Arcadiévitch : l'avenir est à toi.

Et toi, n'as-tu plus rien devant toi ?

Je n'ai que le présent, et ce n'est pas tout roses.

Qu'y a-t-il ?

Cela ne va pas ! Mais je ne veux pas t'cntre- tenir de moi, d'autant plus que je ne puis t'expli- quer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors pourquoi es- tu venu à Moscou ?... ! viens des- servir ! cria-t-il au Tatare.

Tu le devines ? répondit Levine en ne quittant pas des yeux Stépane Arcadiévitch.

Je le devine, mais je ne puis t'en parler le premier. Tu peux par ce détail reconnaître si je devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch en regardant Levine d'un air fin.

64 ANNA KARÉNINE.

Eh bien, que me diras-tu ? demanda Levine d'une voix qui tremblait, et sentant chacun des mus- cles de son visage. Comment considères-tu la chose ? »

Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de chablis, en regardant toujours Levine.

« Moi, répondit-il, je ne désire rien autant que cela, rien !

Mais ne te trompes- tu pas ? sais- tu de quoi nous parlons, murmura Levine, le regard fixé fié- vreusement sur son interlocuteur. Tu crois vrai- ment que c'est possible ?

Pourquoi ne le serait-ce pas ?

Vraiment, bien sincèrement ? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si j'allais au-devant d'un refus ? et j'en suis presque certain !

Pourquoi donc ? dit Stépane Arcadiévitch en souriant de cette émotion.

C'est l'effet que cela me fait. Ce serait terrible, pour moi et pour elle !

Oh ! en tout cas je ne vois rien de si terrible pour elle : une jeune fille est toujours flattée d'être demandée en mariage.

Les jeunes filles en général, peut-être : mais pas elle. »

Stépane Arcadiévitch sourit ; il connaissait par- faitement les sentiments de Levine, et savait que pour lui toutes les jeunes filles de l'univers se divi- saient en deux catégories : dans l'une, toutes les jeimes filles existantes, ayant toutes les faiblesses humaines en partage, des jeunes filles bien ordi-

ANNA KARf.NINK. 65

naircs ? l'autre catégorie, composée d'elle seule, sans la moindre imperfection et au-dessus de l'humanité entière.

c Attends, prends un peu de sauce », dit-il en arrêtant la main de I^evine qui repoussait la saucière.

Levine prit humblement de la sauce, mais ne laissa pas Oblonsky manger.

Non, attends, comprends-moi bien, car c'est pour moi une question de vie ou de mort. Je n'en ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler à im autre qu'à toi. Nous avons beau être très dififércuts l'un de l'autre, avoir d'autres goûts, d'autres points de vue, je n'en sais pas moins que tu m'aimes et que tu me comprends, et c'est pourquoi je t'aime tant aussi. Au nom du ciel, sois sincère avec moi.

Je ne te dis que ce que je pense, répondit Stépane Arcadiévitch en souriant, mais je te dirai plus : ma femme, une femme étonnante, et Oblonsky s'arrêta un moment en soupirant pour se rappeler il en était avec sa femme... Elle a un don de seconde vue, et voit tout ce qui se passe dans le cœur des autres, mais elle prévoit surtout l'avenir quand il s'agit de mariages. Ainsi elle a prédit celui de la Chahawskoï avec Brenteln ; personne ne vou- lait y croire, et cependant il s'est fait. Eh bien, ma femme est pour toi.

Comment l'entends-tu ?

J'entends que ce n'est pas seulement qu'elle t'aime, mais elle assure que Kitty sera ta femme. »

66 ANNA KARÉNINE.

En entendant ces mots, le visage de Levine rayon- na d'un sourire bien voisin de l'attendrissement.

« Elle a dit cela ! s'écria- t-il. J'ai toujours pensé que ta femme était un ange. Mais assez, assez parler, dit-il en se levant.

Reste donc assis. »

Levine ne tenait plus en place ; il fit deux ou trois fois le tour de la chambre de son pas ferme, en cli- gnant des yeux pour dissimuler des larmes, et se remit à table un peu calmé.

« Comprends-moi, dit-il ; ce n'est pas de l'amour : j'ai été amoureux, mais ce n'était pas cela. C'est plus qu'un sentiment : c'est une force intérieure qui me possède. Je suis parti parce que j'avais décidé qu'un bonheur semblable ne pouvait exister, il n'aurait rien eu d'humain ! Mais j'ai eu beau lutter contre moi-même, je sens que toute ma vie est là. Il faut que cela se décide !

Mais pourquoi es-tu parti ?

Ah î si tu savais que de pensées se pressent dans ma tête, que de choses je voudrais te deman- der ! Écoute. Tu ne peux te figurer le service que tu m'as rendu ; je suis si heureux que j'en deviens égoïste, j'oublie tout ! et cependant j'ai appris aujourd'hui que mon frère Nicolas, tu sais, est ici, et je l'ai oublié ! Il me semble que lui aussi doit être heureux. Cest comme une folie... Mais une chose me paraît terrible : toi qui es marié, tu dois con- naître ce sentiment... nous déjà vieux avec un passé, non pas d'amour mais de péché, n'est-il pas

ANNA KL\RENINE. 67

terrible que nous osions approcher d'un être pur, innocent ? n'est-ce pas affreux ? et n'est-il pas juste que je me trouve indigne?

Je ne crois pas que tu aies grand'chose à te reprocher.

Et cependant, dit Levine, en repassant ma vie avec dégoût, je tremble, je maudis, je me plains amèrement, oui... »

Que veux- tu ! le monde est ainsi fait, dit Oblonsky.

Il n'y a qu'une consolation, celle de cette prière que j'ai toujours aimée : « Pardonne-nous selon la grandeur de ta miséricorde, et non selon nos mérites. » Ce n'est qu'ainsi qu'elle peut me pardonner. »

CHAPITRE XI

Levine vida son verre, et pendant quelques instants les deux amis gardèrent le silence.

« Je dois encore te dire une chose. Tu connais Wronsky ? demanda Stépane Arcadiévitch à Levine.

Non, pourquoi cette question ?

Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au Tatare qui remplissait leurs verres. C'est que Wronsky est un de tes rivaux.

Qu'est-ce que Wronsky ? demanda Levine dont la physionomie, tout à l'heure si juvénilement en- thousiaste, n'exprima plus que le mécontentement.

68 ANNA KARÉNINE.

Wronsky est un des fils du comte Cyrille Wronsky et l'un des plus beaux échantillons de la jeunesse dorée de Pétersbourg. Je l'ai connu à Tver, quand j'étais au service ; il y venait pour le recrutement. Il est immensément riche, beau, aide de camp de l'Empereur, il a de belles relations, et, malgré tout, c'est un bon garçon. D'après ce que j'ai vu de lui, c'est même plus qu'un bon garçon, il est instruit et intelligent ; c'est un homme qui ira loin. ))

Levine se rembrunissait et se taisait.

a Eh bien, il est apparu peu après ton départ et, d'après ce qu'on dit, s'est épris de Kitty ; tu com- prends que la mère...

Pardonne-moi, mais je ne comprends rien, répondit I^evine en s'assombrissant de plus en plus. La pensée de Nicolas lui revint aussitôt avec le remords d'avoir pu l'oublier.

Attends donc, dit Stépane Arcadiévitch en lui touchant le bras tout en souriant : je t'ai dit ce que je savais, mais je répète que, selon moi, dans cette affaire délicate les chances sont pour toi. »

Levine pâlit et s'appuya au dossier de sa chaise.

« Pourquoi n'es- tu jamais venu chasser chez moi comme tu me l'avais promis ? Viens au prin- temps », dit-il tout à coup.

Il se repentait maintenant du fond du cœur d'avoir entamé cette conversation avec Oblonsky ; ses sentiments les plus intimes étaient blessés

ANNA KARKXIXIt. 69

de ce qu'il venait d'apprendre sur les prétentions rivales d'un officier de rétersbourg, aussi bien que des conseils et des su])])ositions de Stépane Arca- diévitch. Celui-ci comprit ce qui se passait dans l'âine de son jeune anii et sourit.

« Je viendrai un jour ou l'autre ; mais, vois-tu, frère, les femmes sont le ressort qui fait mouvoir tout en ce monde. Mon afTaire à moi est mauvaise, très mauvaise, et tout cela à cause des femmes ! Donne- moi franchement ton avis, continua-t-il en tenant un cigare d'une main et son verre de l'autre.

Sur quoi veux- tu mon avis ?

Voici : Supposons que tu sois marié, que tu aimes ta femme, et que tu te sois laissé entraîner par une autre femme.

Excuse-moi, mais je ne comprends rien à cela ; c'est pour moi, comme si, en sortant de dîner, je volais un pain en passant devant une boulangerie. »

Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent plus encore que de coutume.

« Pourquoi pas ? le pain frais sent quelquefois si bon qu'on ne peut pas avoir la force de résister à la tentation.

Himmlisch war's wcnn ich bezwang

Meine irdischc Begier. Aber wenn mir's nicht gelang Hatt ! ich auch ein gross Plaisir.

Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement. Levine ne put s'empêcher d'en faire autant.

70 ANNA KARENINE.

« Trêve de plaisanteries, continua Oblonsky, suppose une femme charmante, modeste, aimante, qui a tout sacrifié, qu'on sait pauvre et isolée : faut-il l'abandonner, maintenant que le mal est fait ? Mettons qu'il soit nécessaire de rompre, pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne faut-il pas en avoir pitié ? lui adoucir la séparation ? penser à son avenir ?

Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux classes, ou, pour mieux dire, il y a des femmes et des... Je n'ai jamais rencontré de belles repenties ; mais des créatures comme cette Française du comptoir avec ses frisons me répugnent et toutes les femmes tombées aussi.

Et l'Évangile, qu'en fais-tu ?

Laisse-moi tranquille avec ton Evangile. Jamais le Christ n'aurait prononcé ces paroles s'il avait su le mauvais usage qu'on en ferait ; c'est tout ce qu'on a retenu de l'Évangile. Au reste je conviens que c'est une impression personnelle, rien de plus. J'ai du dégoût pour les femmes tom- bées, comme toi pour les araignées ; tu n'as pas eu besoin pour cela d'étudier les mœurs des araignées, ni moi celles de ces êtres-là.

C'est commode de juger ainsi ; tu fais comme ce personnage de Dickens, qui jetait de la main gauche par-dessus l'épaule droite toutes les ques- tions embarrassantes. Mais nier un fait n'est pas y répondre. Que faire ? dis-moi, que faire ?

Ne pas voler de pain frais. »

ANNA KARENINE. 71

Stépane Arcadiévitch se mit à rire.

« O moraliste ! mais comprends donc la situa- tion : voilà deux femmes ; l'une se prévaut de ses droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux plus lui doimer ; l'autre sacrifie tout et ne demande rien. Que doit-on faire ? comment se conduire ? Cest un drame effrayant !

Si tu veux que je te confesse ce que j'en pense, je te dirai que je ne crois pas au drame ; voici pour- quoi : selon moi, l'amour, les deux amours, tels que les caractérise Platon dans son Banquet, tu t'en souviens, servent de pierre de touche aux hommes : les uns ne comprennent qu'un seul de ces amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux qui ne comprennent pas l'amour platonique n'ont aucune raison de parler de drame. En peut- il exister dans ces conditions ? « Bien obligé pour l'agrément que j'ai eu » : voilà tout le drame. L'amour platonique ne peut en connaître davan- tage, parce que tout est clair et pur, parce que... »

A ce moment, I^evine se rappela ses propres péchés et les luttes intérieures qu'il avait eu à subir ; il ajouta donc d'une façon inattendue :

« Au fait, peut-être as-tu raison. C'est bien possible... Je ne sais rien, absolument rien.

Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un homme tout d'une pièce. C'est ta grande qualité et aussi ton défaut. Parce que ton caractère est ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se composât d'événements tout d'une pièce. Ainsi tu méprises

72 ANNA KARÉNINE.

le service de l'État parce que tu n'y vois aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait répondre à un but précis ; tu voudrais que l'amour et la vie conjugale ne fissent qu'un. Tout cela n'existe pas. Et d'ailleurs le charme, la variété, la beauté de la vie tiennent précisément à des nuances. »

Levine soupira sans répondre ; il n'écoutait pas, et pensait à ce qui le touchait.

Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner, qui aurait les rapprocher, bien que les laissant bons amis, les désintéressait l'un de l'autre ; chacun ne pensa plus qu'à ce qui le concernait, et ne s'inquiéta plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phéno- mène pour en avoir fait plusieurs fois l'expérience après dîner; il savait aussi ce qui lui restait à faire.

« E'addition », cria-t-il ; et il passa dans la salle voisine, il rencontra im aide de camp de connais- sance, avec lequel la conversation s'engagea aussitôt sur une actrice et sur son protecteur. Cette conver- sation soulagea et reposa Oblonsky de celle qu'il avait eue avec Levine ; son ami l'obligeait à une tension d'esprit qui le fatiguait toujours.

Quand le Tatare eut apporté un compte de 28 roubles et des kopecks, sans oublier' le pour- boire, Ivevine, qui, en campagnard qu'il était, se serait épouvanté en temps ordinaire de sa part de 14. roubles, n'y fit aucune attention. Il paya et retourna chez lui, pour changer d'habit et se rendre chez les Cherbatzky, son sort devait se décider.

AXXA KARÉNINE. 'JZ

CHAPITRE XII

La jeune princesse Kitty Cherbatzky avait dix- huit ans. Elle paraissait pour la première fois dans le monde cet hiver, et ses succès y étaient plus grands que ceux de ses aînées, plus grands que sa mère elle-même ne s'y était attendue. Sans parler de toute la jeunesse dansante de Moscou qui était plus ou moins éprise de Kitty, il s'était, dès ce premier hiver, présenté deux partis très sérieux : Levine et, aussitôt après son départ, le comte Wronsky.

Les visites fréquentes de Levine et son amour évident pour Kitty avaient été le sujet des premières conversations sérieuses entre le prince et la prin- cesse sur l'avenir de leur fille cadette, conversations qui dégénéraient souvent en discussions très vives. Le prince tenait pour Levine, et disait qu'il ne souhaitait pas de meilleur parti pour Kitty. La princesse, avec l'habitude particulière aux femmes de tourner la question, répondait que Kitty était bien jeune, qu'elle ne montrait pas grande inclina- tion pour Levine, que, d'ailleurs, celui-ci ne semblait pas avoir d'intentions sérieuses..., mais ce n'était pas le fond de sa pensée. Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'elle espérait un parti plus brillant, que Levine ne lui était pas sympathique et qu'elle ne le comprenait pas ; aussi fut-elle ravie lorsqu'il partit inopinément pour la campagne.

74 ANNA KARÉNINE.

({ Tu vois que j'avais raison », dit-elle d'un air triomphant à son mari.

Elle fut encore plus enchantée lorsque Wronsky se mit sur les rangs et son espoir de marier Kitty non seulement bien, mais brillamment, ne fit que se confirmer.

Pour la princesse, il n y avait pas de compa- raison à établir entre les deux prétendants. Ce qui lui déplaisait en Levine était sa façon brusque et bizarre de juger les choses, sa gaucherie dans le monde, qu'elle attribuait à de l'orgueil, et ce qu'elle appelait sa vie de sauvage à la campagne, absorbé par son bétail et ses paysans. Ce qui lui déplaisait plus encore était que Levine, amoureux de Kitty, eût fréquenté leur maison pendant six semaines de l'air d'un homme qui hésiterait, observerait, et se demanderait si, en se déclarant, l'honneur qu'il leur ferait ne serait pas trop grand. Ne comprenait-il donc pas qu'on est tenu d'expliquer ses intentions lorsqu'on vient assidûment dans une maison il y a une jeune fille à marier ? et puis ce départ sou- dain, sans avertir personne ?

« Il est heureux, pensait-elle, qu'il soit si peu attrayant, et que Kitty ne se soit pas monté la tête. »

Wronsky, par contre, comblait tous ses vœux : il était riche, intelligent, d'une grande famille ; une carrière brillante à la cour ou à l'armée s'ouvrait devant lui, et en outre il était charmant. Que pou- vait-on rêver de mieux ? il faisait la cour à Kitty

ANNA KARÉNINE. 75

au bal, dansait avec elle, s'était fait présenter à ses parents : pouvait-on douter de ses intentions ? Et cependant la pauvre mère passait un hiver cruellement agité.

La princesse, lorsqu'elle s'était maric*e, il y avait quelque trente ans, avait vu son mariage arrangé par l'entremise d'une tante. Le fiancé, qu'on con- naissait d'avance, était venu pour la voir et se faire voir, l'entrevue avait été favorable, et la tante qui faisait le mariage avait de part et d'autre rendu compte de l'impression produite ; on était venu ensuite au jour indiqué faire aux parents une demande officielle qui avait été agréé*e, et tout s'était passé simplement et naturellement. Au moins est-ce ainsi que la princesse se rappelait les choses à distance. Mais lorsqu'il s'était agi de marier ses filles, elle avait appris, par expérience, com- bien cette affaire, si simple en apparence, était en réalité difficile et compliquée.

Que d'anxiétés, que de soucis, que d'argent dépensé, que de luttes avec son mari lorsqu'il avait fallu marier Dolly et Nathalie î Maintenant il fallait repasser par les mêmes inquiétudes et par des querelles plus pénibles encore î Le vieux prince, comme tous les pères en général, était pointilleux à l'excès en tout ce qui touchait à l'hoimeur et à la pureté de ses filles ; il en était jaloux, surtout de Kitty, sa favorite. A chaque instant il faisait des scènes à la princesse et l'accusait de compro- mettre sa fille. La princesse avait pris l'habitude

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de ces scènes du temps de ses filles aînées, mais elle s'avouait actuellement que la susceptibilité exa- gérée de son mari avait sa raison d'être. Bien des choses étaient changées dans les usages de la société, et les devoirs d'une mère devenaient de jour en jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty se réunissaient librement entre elles, suivaient des cours, prenaient des manières dégagées avec les hommes, se promenaient seules en voiture ; beau- coup d'entre elles ne faisaient plus de révérences, et, ce qu'il y avait de plus grave, chacune d'elles était fermement convaincue que l'affaire de choisir un mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à ses parents. « On ne se marie plus comme autre- fois », pensaient et disaient toutes ces jeunes filles, et même les vieilles gens. Mais comment se marie- t-on alors maintenant ? C'est ce que la princesse n'arrivait pas à apprendre de personne. ly' usage français qui donne aux parents le droit de décider du sort de leurs enfants n'était pas accepté, il était même vivement critiqué. L'usage anglais qui laisse pleine liberté aux jeunes filles n'était pas ad- missible. L'usage russe de marier par un inter- médiaire était considéré comme un reste de bar- barie ; chacun en plaisantait, la princesse comme les autres. Mais comment s'y prendre pour bien faire ? Personne n'en savait rien. Tous ceux avec lesquels la princesse en avait causé répondaient de même : « Il est grand temps de renoncer à ces vieilles idées ; ce sont les jeunes gens qui épousent, et non

ANNA KARKXIXK. 'j-j

les parents : c'est donc à eux de savoir s'arranger connne ils l'entendent. » Raisonnement bien com- mode pour ceux qui n'avaient pas de filles ! La princesse comprenait qu'en pennettant à Kitty la société des jeunes gens, elle courait le risque de la voir s'éprendre de quelqu'un dont eux, ses parents, ne voudraient pas, qui ne ferait pas un bon mari ou qui ne songerait pas à l'épouser. On avait donc beau dire, la princesse ne trouvait pas plus sage de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à leur fantaisie, que de donner des pistolets chargés, en guise de joujoux, à des enfants de cinq ans. C'est pourquoi Kitty la préoccupait plus encore que ses sœurs.

En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky ne se bornât à faire l'aimable ; Kitty était éprise, elle le voyait et ne se rassurait qu'en pensant que \Vronsk>' était un galant homme ; mais pouvait- elle se dissimuler qu'avec la liberté de relations nou- vellement admise dans la société il n'était bien facile de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce genre de délit inspirât le moindre scrupule à un homme du monde ? La semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère une de ses conversations avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conver- sation sembla rassurante à la princesse, sans la tran- quilliser complètement. Wronsky avait dit à sa danseuse que son frère et lui étaient si habitués à se soumettre en tout à leur mère, qu'ils n'entre- prenaient jamais rien d'important sans la con-

78 ANNA KARÉNINE.

sulter. « En ce moment, avait-il ajouté, j'attends l'arrivée de ma mère comme un bonheur particuliè- rement grand. »

Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune importance spéciale, mais sa mère leur donna un sens confonne à son désir. Elle savait qu'on atten- dait la vieille comtesse et qu'elle serait satisfaite du choix de son fils ; mais alors pourquoi sembler craindre de l'ofFenser en se déclarant avant son arrivée ? Malgré ces contradictions, la princesse interpréta favorablement ces paroles, tant elle avait besoin de sortir d'inquiétude.

Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille aînée, Dolly, qui songeait à quitter son mari, elle se laissait absorber entièrement par ses préoccupa- tions au sujet du sort de la cadette, qu'elle voyait prêt à se décider. L'arrivée de Levine augmenta son trouble ; elle craignit que Kitty, par un excès de délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du sentiment qu'elle avait un moment éprouvé pour Levine ; ce retour lui semblait devoir tout em- brouiller et reculer un dénouement tant désiré.

« Est-il arrivé depuis longtemps ? demanda-t-elle à sa fille en rentrant.

Il est arrivé aujourd'hui, maman.

Il y a une chose que je veux te dire... commença la princesse, et à l'air sérieux et agité de son visage Kitty devina de quoi il s'agis- sait.

Maman, dit-elle en rougissant et en se tour-

ANNA KARKXINE. 79

liant \ivement vers elle, ne dites rien. Je vous eu prie. ]l' vous en prie. Je sais, je sais tout. »

Elle ])artageait les idées de sa mère, mais les motifs qui déteriniiiaient le désir de celle-ci la froissaient.

« Je veux dire seulement qu'ayant encouragé l'un...

Maman, ma chérie, au nom de Dieu, ne dites rien, j'ai peur d'en parler.

Je ne dirai rien, répondit la mère eu lui voyant des larmes dans les yeux : un mot seule- ment, ma petite âme. Tu m'as promis de n'avoir pas de secrets pour moi.

Jamais, jamais aucun, s'écria Kitty en regar- dant sa mère bien en face, tout en rougissant. Je n'ai ren à dire maintenant, je ne saurais rien dire, même si je le voulais, je ne suis...

Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir », pensa la mère, souriant de cette émotion, tout en songeant à ce qu'avait d'important pour la pau- vrette ce qui se passait dans sou cœur.

CHL\PITRE XIII

Kitty éprouva après le dîner et au commencement de la soirée une impression analogue à celle que res- sent un jeune homme la veille d'une première affaire. Son cœur battait violemment, et elle était incapable de rassembler et de fixer ses idées.

8o ANNA KARÉNINE.

Cette soirée ils se rencontreraient pour la pre- mière fois déciderait de son sort ; elle le pressentait, et son imagination les lui représentait, tantôt en- semble, tantôt séparément. En songeant au passé, c'était avec plaisir, presque avec tendresse, qu'elle s'arrêtait aux souvenirs qui se rapportaient à Le- vine ; tout leur donnait un charme poétique : l'ami- tié qu'il avait eue pour ce frère qu'elle avait perdu, leurs relations d'enfance ; elle trouvait doux de pen- ser à lui, et de se dire qu'il l'aimait, car elle ne dou- tait pas de son amour, et en était fière. Elle éprouvait au contraire un certain malaise en pensant à Wronsky, et sentait dans leurs rapports quelque chose de faux, dont elle s'accusait, car il avait au suprême degré le calme et le sang-froid d'un homme du monde, et restait toujours également aimable et naturel. Tout était clair et simple dans ses rapports avec lyevine ; mais si Wronsky lui ouvrait des per- spectives éblouissantes, et un avenir brillant, l'ave- nir avec Levine restait enveloppé d'un brouillard.

Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre pour faire sa toilette du soir. Debout devant son mi- roir, elle constata qu'elle était en beauté, et, chose im- portante ce jour-là, qu'elle disposait de toutes ses forces, cai elle se sentait en paix et en pleine pos- session d'elle-même.

Conune elle descendait au salon, vers sept heures et demie, im domestique annonça : « Constantin- Dmitrievitch Levine. » La princesse était encore dans sa chambre, le prince n'était pas là. « C'est

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cela >\ |)jnsa Kitt>', et tout son sang afflua à son cœur. En passant devant un miroir, elle fut effrayée de sa pâleur.

Elle savait maintenant, à n'en plus douter, qu'il était venu de bonne heure pour la trouver seule, et se déclarer. Et aussitôt la situation lui apparut pour la première fois sous un nouveau jour. H ne s'agissait plus d'elle seule, ni de savoir avec qui elle serait heureuse et à qui elle doimerait la préférence; elle comprit qu'il faudrait tout à l'heure blesser un homme qu'elle aimait, et le blesser cruellement; pourquoi ? parce que le pauvre garçon était amou- reux d'elle ! Mais elle n'y pouvait rien : cela devait être ainsi.

« Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler moi-même, pensa-t-elle, que je doive lui dire que je ne l'aime pas ? Ce n'est pas vrai. Que lui dire alors ? Que j'en aime un autre ? C'est impossible. Je me sauverai, je me sauverai. j>

Elle s'approchait déjà de la porte, lorsqu'elle entendit son pas. « Non, ce n'est pas loyal. De quoi ai- je peur ? Je n'ai fait aucun mal. Il en adviendra ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui, rien ne peut me mettre mal à l'aise. Le voilà », se dit-elle en le voyant paraître, grand, fort, et cependant timide, avec ses yeux brillants fixés sur elle.

Elle le regarda bien en face, d'un air qui semblait implorer sa protection, et lui tendit la main.

<( Je suis venu un peu tôt, il me semble », dit-il en jetant im coup d'œil sur le salon vide ; et, sentant

82 ANNA KARÉNINE.

que son attente n'était pas trompée, que rien ne l'em- pêcherait de parler, sa figure s'assombrit.

Oh non î répondit Kitty en s' asseyant près de la table.

C'est précisément ce que je souhaitais, afin de vous trouver seule, commença- t-il sans s'asseoir et sans la regarder, pour ne pas perdre son courage.

Maman viendra à l'instant. Elle s'est beaucoup fatiguée hier. Hier... »

Elle parlait sans se rendre compte de ce qu'elle di- sait, et ne le quittait pas de son regard suppliant et caressant.

Levine se tourna vers elle, ce qui la fit rougir et se taire.

« Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j'étais ici pour longtemps, que cela dépendait de vous. »

Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant pas elle-même ce qu'elle répondrait à ce qu'il allait dire.

« Que cela dépendait de vous, répéta- t-il. Je vou- lais dire dire c'est pour cela que je suis venu... Serez- vous ma femme ? » murmura-t-il sans savoir ce qu'il disait, mais avec le sentiment d'avoir fait le plus difficile. Il s'arrêta ensuite et la regarda.

Kitty ne relevait pas la tête ; elle respirait avec peine, et le bonheur remplissait son cœur. Jamais elle n'aurait cru que l'aveu de cet amour lui cause- rait une impression aussi vive. Mais cette impres- sion ne dura qu'im instant. Elle se souvint de Wronsky, et, levant son regard sincère et limpide sur

AXNA KARÉNINE. 83

Levine, dont elle vit l'air désespéré, elle répondit avec hâte :

a Cela ne peut être... Pardonnez-moi. »

Combien, une minute auparavant, elle était près de lui et nécessaire à sa vie ! et combien elle s'éloi- gnait tout à coup et lui devenait étrangère !

« Il ne pouvait en être autrement «, dit-il sans la regarder.

Ht, la saluant, il voulut s'éloigner.

CHAPITRE XIV

La princesse entra au même instant.La terreur se peignit sur son visage en les voyant seuls, avec des figures bouleversées. Levine s'inclina devant elle sans parler. Kitty se taisait sans lever les yeux, n Dieu merci, elle aura refusé )>, pensa la mère, et le sourire avec lequel elle accueillait ses invités du jeudi reparut sur ses lèvres.

Elle s'assit et questiomia Levine sur sa vie de cam- pagne ; il s'assit aussi, espérant s'esquiver lorsque d'autres personnes entreraient.

Cinq minutes après, on annonça une amie de Kit- ty, mariée depuis l'hiver précédent, la comtesse Nordstone.

C'était ime femme sèche, jaune, nerveuse et mala- dive, avec de grands yeux noirs brillants. Elle ai- mait Kitt>', et son affection, comme celle de toute femme maiiée pour ime jeune fille, se traduisait par

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84 ANNA KARÉNINE.

un vif désir delà marier d'après ses idées de bonheur conjugal : c'était à Wronsky qu'elle voulait la ma- rier. Levine, qu'elle avait souvent rencontré chez les Cherbatzky au commencement de l'hiver, lui avait toujours déplu, et son occupation favorite, quand elle le voyait, était de le taquiner.

« J'aime assez qu'il me regarde du haut de sa grandeur, qu'il ne m'honore pas de ses conversations savantes, parce que je suis trop bête pour qu'il condescende jusqu'à moi. Je suis enchantée qu'il ne puisse pas me souffrir », disait-elle en parlant de lui.

Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pou- vait effectivement pas la souffrir, et méprisait en elle ce dont elle se glorifiait, le considérant comme une qualité : sa nervosité, son indifférence et son dédain raffiné pour tout ce qu'elle jugeait matéiiel et grossier.

Entre Levine et la comtesse Nordstone il s'éta- blit donc ce genre de relations qu'on rencontre assez souvent dans le monde, qui fait que deux personnes, amies en apparence, se dédaignent au fond à tel point qu'elles ne peuvent même plus être froissées l'une par l'autre.

La comtesse entreprit Levine aussitôt.

« Ah? Constantin- Dmitritch ! vous voilà revenu dans notre abominable Babylone, dit-elle en ten- dant sa petite main sèche et en lui rappelant qu'il avait au commencement de l'hiver apj^elé Moscou une Babylone. Est-ce Babylone qui s'est conver- tie, ou vous qui vous êtes corrompu ? ajouta-t-elle

ANNA KARÉNINE. 85

en regardant du côté de Kitty avec im sourire mo- queur.

Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez un compte aussi exact de mes paioles, répondit Levine qui, ayant eu le temps de se remettre, rentra aussitôt dans le ton aigre-doux propre à ses rappoits avec la comtesse. Il faut croire qu'elles vous im- pressionnent vivement.

Comment donc ! mais j'en prends note. Eh bien, Kitty, tu as encore patiné aujourd'hui î » Ht elle se mit à causer avec sa jeune amie.

Quoiqu'il ne fût guère convenable de s'en aller à ce moment, I^vine eût préféré cette gaucherie au supplice de rester toute la soirée, et de voir Kitty robser\'er à la dérobée, tout en évitant son regard ; il essaya donc de se lever, mais la princesse s'en aperçut et, se tournant vers lui :

<f Comptez-vous rester longtemps à Moscou .•* dit-elle. N'êtes-vous pas juge de paix dans votre district ? Cela doit vous empêcher de vous absenter longtemps ?

Non, princesse, j'ai renoncé à ces fonctions ; je suis venu pour quelques jours. »

« Il s'est passé quelque chose, pensa la comtesse Nordstone en examinant le visage sévère et sérieux de Levine ; il ne se lance pas dans ses discours habi- tuels, mais j'arriverai bien à le faire parlei : rien ne m'amuse comme de le rendre ridicule devant Kitty. »

a Constantin- Dmitritch, lui dit-elle, vous qui sa- vez tout, expliquez-moi, de grâce, comment il se

86 ANNA KARÉNINE.

fait que dans notre terre de Kalouga les paysans et leurs femmes boivent tout ce qu'ils possèdent et refusent de payer leurs redevances ? Vous qui faites toujours l'éloge des paysans, expliquez-moi ce que cela signifie ? »

En ce moment une dame entra au salon et Levine se leva.

« Excusez-moi, comtesse, mais je ne sais rien et ne puis vous répondre », dit-il en regardant un officier qui entrait à la suite de la dame.

« Ce doit être Wronsky />, pensa-t-il, et, pour s'en assurer, il jeta un coup d'œil sur Kitty. Celle-ci avait déjà eu le temps d'apercevoir Wronsky et d'ob- server Levine. A la vue des yeux lumineux de la jeune fille, Levine comprit qu'elle aimait, et le comprit aussi clairement que si elle le lui eût avoué elle-même.

Quel était cet homme qu'elle aimait ? Il voulut s'en rendre compte, et sentit qu'il devait rester bon gré, mal gré.

Bien des gens, en présence d'un rival heureux, sont disposés à nier ses qualités pour ne voir que ses travers ; d'autres, au contraire, ne songent qu'à découvrir les mérites qui lui ont valu le succès, et, le cœur ulcéré, ne lui trouvent que des qualités. Levine était de ce nombre, et il ne lui fut pas difficile de découvrir ce que Wronsky avait d'attrayant et d'aimable, cela sautait aux yeux. Brun, de taille moyenne et bien proportionnée, im beau visage cahne et bienveillant, tout dans sa personne, de-

ANNA KARf:NINK. &;

puis ses cheveux noirs coupés très court et sou men- ton rasé de frais, jusqu'à son uniforme, était simple et parfaitement élégant. W'ronsky laissa passer la dame qui entrait en mOme temps que lui. puis s'ap- procha de la princesse, et enfin de K:tty. Il sembla à Levine qu'en venant près de celle-ci, ses yeux pre- naient une expression de tendresse, et son sourire une expression de bonheur et de triomphe ; il lui tendit une main un peu large, mais petite, et s'inclina respectueusement.

Après avoir salué chacune des personnes présen- tes et échangé quelques mots avec elles, il s'assit sans avoir jeté un. regard sur Levine, qui ne le quit- tait pas des yeux.

« Penne ttez-moi, messieurs, de vous présenter l'un à l'autre, dit la princesse en indiquant du geste Levine. Constantin-Dmitritch Levine, le comte Alexis- Kirilovitch Wronsk}-. »

Wronsk}^ se leva et alla serrer amicalement la main de Levine.

« Je devais, à ce qu'il me semble, dîner avec vous cet hiver, lui dit-il avec un sourire franc et ouvert ; mais vous êtes parti inopinément pour la cam- pagne.

Constantin-Dmitritch méprise et fuit la ville et ses habitants, dit la comtesse.

Je suppose que mes paroles vous impression- nent vivement, puisque vous vous en souvenez si bien », dit Levine, et, s 'apercevant qu'il se répétait, il rougit.

8S ANNA KARÉNINE.

Wronsky regarda Levine et la comtesse, et sourit. « Alors, vous habitez toujours la campagne ? de- manda-t-il. Ce doit être triste en hiver ?

Pas quand on y a de Toccupaticn ; d'ailleurs on ne s'ennuie pas tout seul, répondit Levine d'un ton bourru.

J'aime la campagne, dit Wronsky en remar- quant le ton de Levine sans le laisser paraître.

Mais vous ne consentiriez pas à y vivre tou- jours, j'espère ? demanda la comtesse.

Je n'en sais rien, je n'y ai jamais fait de séjour prolongé. Mais j'ai éprouvé un sentiment singulier, ajouta-t-il : jamais je n'ai tant regretté la campa- gne, la vraie campagne russe avec ses mougiks, que pendant l'hiver que j'ai passé à Nice avec ma mère. Vous savez que Nice est triste par elle-même. Naples et Sorrente, au reste, ne doivent pas non plus être pris à haute dose. C'est qu'on se rappelle le plus vivement la Russie, et surtout la campagne, on dirait que... »

Il parlait tantôt à Kitty, tantôt à Levine, por- tant son regard calme et bienveillant de l'un à l'au- tre, et disant ce qui lui passait par la tête.

La comtesse Noidstone ayant voulu placer son mot, il s'arrêta sans achever sa phrase, et l'écouta avec attention.

La conversation ne languit pas un instant, si bien que la vieille princesse n'eut aucun besoin de faire avancer ses grosses pièces, le service obliga- toire et l'éducation classique, qu'elle tenait en ré-

ANNA KARÉNINE. 89

serve pour le cas de silence prolongé ; la comtesse ne trouva mcnie pas l'occasion de taf|iiiner Lcvine.

Celui-ci voulait se mêler à la conversation géné- rale et ne le pouvait p:is ; il se disait à chaque ins- tant : a Maintenant je puis partir » , et cependant il restait comme s'il eût attendu quelque chose.

On parla de tables tournantes et d'ef-prits frap- peurs, et la comtesse, qui croyait au spiritisme, se mit à raconter les merveilles dont elle avait été té- moin.

tt Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela. Jamais je ne suis parvenu à rien voir d'extraordi- naire, quelque bomie volonté que j'y mette, dit eu souriant Wronsky.

Fort bien, ce sera pour samedi prochain, ré- ponditla comtesse ; mais vous, Constantin- Diuitritch, y croyez-vous ? demanda-t-elle à Levine.

Pourquoi me demandez- vous cela, vous sa- vez bien ce que je répondrai.

Parce que je \oudrais entendre votre opi- nion.

^lon opinion, répondit Levine, est que les ta- bles tournantes nous prouvent combien la boime so- ciété est peu avancée ; guère plus que ne le sont nos pa3'sans. Ceux-ci croient au mauvais œil, aux sorts, aux métamorphoses, et nous...

Alors vous n'y croyez pas ?

Je ne puis y croire, coîntesse.

Mais si je vous dis ce que j'ai vu moi- même ?

90 ANNA KARÉNINE.

lycs paysannes aiissi disent avoir vu le dama- voï \

Alors, vous croyez que je ne dis pas la vérité? » Et elle se mit à rire gaiement.

« Mais non, Marie : Constantin- Dmi tri tch dit simplement qu'il ne croit pas au spiritisme », inter- rompit Kitty en rougissant pour I^evine ; celui-ci comprit son intention et allait répondre sur un ton plus vexé encore, lorsque Wronsky vint à la rescousse et avec son sourire aimable fit rentrer la conversa- tion dans les bornes d'une politesse qui menaçait de disparaître.

« Vous n'en admettez pas du tout la possibilité ? demanda-t-il. Pourquoi ? nous admettons bien l'existence de l'électricité, que nous ne comprenons pas davantage ? Pourquoi n'existerait-t-il pas une force nouvelle, encore inconnue, qui...

Quand l'électricité a été découverte, interrom- pit Levine avec vivacité, on n'en a vu que les phé- nomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni d'où ils provenaient; des siècles se sont passés avant qu'on songeât à en faire l'application. Les spirites, au con- traire, ont débuté par faire écrire les tables et évo- quer les esprits, et ce n'est que plus tard qu'il a été question d'ime force inconnue. »

Wronsky écoutait attentivement, comme il le faisait toujours, et semblait s'intéresser à ces pa- roles.

I. Démon familier qui, selon la superstition populaire, fait partie, de la maison.

ANNA KARÉNINE. 91

a Oui, mais les spiritcs disent : nous ignorons encore ce que c'est que cette force, tout en consta- tant qu'elle existe et agit dans des conditions déter- minées ; aux savants maintenant à découvrir en quoi elle consiste. Pourquoi n'existerait-il pas effec- tivement une force nouvelle si...

Parce que, reprit encore Levine en l'interrom- pant, toutes les fois que vous frotterez de la laine avec de la résine, vous produirez en électricité un effet certain et connu, tandis que le spiritisme n'amène aucun résultat certain, par conséquent ses effets ne sauraient passer pour des phénomènes naturels. »

Wronsky, sentant que la conversation prenait un caractère trop sérieux pour im salon, ne répondit pas et, afin d'en changer la tournure, dit en sou- riant gaiement aux dames :

« Pourquoi ne ferions-nous pas tout de suite un essai, comtesse ? »

Mais Levine voulait aller jusqu'au bout de sa dé- monstration.

« La tentative que font les spirites pour expliquer leurs miracles par ime force nouvelle ne peut, selon moi, réussir. Ils prétendent à une force surnaturelle et veulent la soumettre à une épreuve matérielle. »

dacim attendait qu'il cessât de parler, il le sen- tit.

« Et moi, je crois que vous seriez un médiimi ex- cellent, dit la comtesse : vous avez quelque chose de si enthousiaste ! »

92 ANNA KARÉNINE.

Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne dit rien et rougit.

« Voyons, mesdames, mettons les tables à Té- preuve, dit Wronsky ; vous permettez, princesse ? »

Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une table.

Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle le plaignait d'autant plus qu'elle se sentait la cause de sa douleur. « Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son regard ; je suis si heureuse ! » « Je hais le monde entier, vous autant que moi ! » répondait le regard de Le- vine, et il chercha son chapeau.

]\Iais le sort lui fut encore une fois contraire ; à peine s'installait-on autour des tables et se dispo- sait-il à sortir, que le vieux prince entra, et, après avoir salué les dames, il s'empara de Levine.

« Ah ! s'écria- t-il avec joie, je ne te savais pas ici! Depuis quand ? très heureux de vous voir. »

Le prince disait à Levine tantôt toi, tantôt vous ; il le prit par le bras, et ne fit aucune attention à Wronsky, debout derrière Levine, attendant tran- quillement pour saluer que le prince l'aperçût.

Kitty sentit que l'amitié de son père devait sem- bler dure à Levine après ce qui s'était passé ; elle remarqua aussi que le vieux prince répondait froide- ment au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet accueil glacial, avait l'air de se demander avec un étonnement de bonne humeur pourquoi on pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur.

ANNA KARÉNINE. 93

a Prince, rendez-nous Constantin- Dnii tri tch, dit la comtesse : nous voulons faire un essai.

Quel essai ? Celui de faire tourner des tables ? Rh bien, vous m'excuserez, messieurs et dames ; mais, selon moi, le furet serait plus anmsant, dit le prince en regardant Wronsky, qu'il devina être l'auteur de cet amusement ; du moins le furet a quelque bon sens. »

Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se tourna en souriant lé-gère- uieut vers la comtesse Nordstone ; ils se mirent à parler d'un bal qui se donnait la semaine suivante.

a J'espère que vous y serez ? » dit-il en s'adres- sant à Kitt>'.

Aussitôt que le vieux prince l'eut quitté, Levine s'esquiva, et la dernière impression qu'il emporta de cette soirée f-ut le visage souriant et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal.

CHAPITRE XV

Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s'était passé entre elle et Levine ; malgré le chagrin qu'elle éprouvait de l'avoir peiné, elle se sentait flattée d'avoir été demandée en mariage ; mais, tout en ayant la conviction d'avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s'endormir ; un souve- nir l'im-pressionnait plus particulièrement : c'était celui de Levine, debout auprès du vieux prince,

94 ANNA KARENINE.

fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé ; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveil- lance ; elle se rappela l'amour qu'il lui témoignait, et la joie entra dans son âme. Elle remit la tête sur l'oreiller en souriant à son bonheur.

« C'est triste, triste ! mais je n'y peux rien, ce n'est pas m.a faute ! » se disait-elle, quoiqu'une voix intérieure lui répétât le contraire ; devait-elle se re- procher d'avoir attiré Eevine ou de l'avoir refusé ? elle n'en savait rien : ce qu'elle savait, c'est que son bonheur n'était pas sans mélange. « Seigneur, ayez pitié de moi ; Seigneur, ayez pitié de moi ! » priâ- t-elle jusqu'à ce qu'elle s'endormît.

Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se renouvelaient fré- quemment entre les époux, au sujet de leur fille pré- férée.

« Ce que c'est ? Voilà ce que c'est, criait le prince en levant les bras en l'air, malgré les préoccu- pations que lui causaient les pans flottants de sa robe de chambre fourrée. Vous n'avez ni fierté ni dignité ; vous perdez votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari.

Mais au nom du ciel, prince, qu'ai- je donc fait? disait la princesse, presque en pleurant.

Elle était venue trouver son mari pour lui souhai- ter le bonsoir, comme d'ordinaire, tout heureuse

AN^W KAR-ÊXINTE. 95

de sa conversation avec sa fille ; et, sans son Aller mot de la demande de Levine, elle s'était permis une allu- sion au projet de mariage avec Wronsky, qu'elle considérait comme décidé, aussitôt après l'arrivée de la comtesse. A ce moment le prince s'était fâché et l'avait accablée de paroles dures.

« Ce que vous avez fait ? D'abord vous avez attiré un épouseur, ce dont tout Moscou parlera, et à bon droit. Si vous voulez domicr des soiré'cs, donnez-en, mais invitez tout le monde, et non pas des préten- dants de votre choix. Invitez tous ces « blancs- becs » (c'est ainsi que le prince traitait les jeunes gens de Moscou !), faites venir un tapeur, et qu'ils dansent, mais, pour Dieu, n'arrangez pas des entre- vues comme ce soir ! Cela me dégoûte à voir, et vous en êtes venue à vos fins : vous avez tourné la tête à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat de Pétersbourg, fait à la machine comme ses pareils ; ils sont tous sur le même patron, et c'est tou- jours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma fille n'a besoin d'aller chercher personne.

Mais eu quoi suis- je coupable ?

En ce que... cria le prince avec colère.

Je sais bien qu'à t'écouter, interrompit la prin- cesse, nous ne marierions jamais notre fille. Dans ce cas, autant nous en aller à la campagne.

Cela vaudrait certainement mieux.

Mais écoute-moi, je t'assure que je ne fais au- cune avance ! Pourquoi donc un homme jeune, beau, amoureux, et qu'elle aussi...

gS ANNA KARENINE.

Voilà ce qui vous semble ! Mais si en fin de compte elle s'en éprend, et que lui songe à se marier autant que moi ? Je voudrais n'avoir pas d'yeux pour voir tout cela ! Et le spiritisme, et Nice, et le bal... (ici le prince, s'imaginant imiter sa femme, accompa- gna chaque mot d'une révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre petite Catherine, et qu'elle se sera fourré dans la tête...

Mais pourquoi penses-tu cela ?

Je ne pense pas, je sais; c'est pour cela que nous avons des yeux, nous autres, tandis que les femmes n'y voient goutte. Je vois, d'une part, im homme qui a des intentions sérieuses, c'est Levine ; de l'autre, un bel oiseau comme ce monsieur, qui veut simple- ment s'amuser.

Voilà bien des idées à toi !

Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme avec Dachinka.

Allons, c'est bon, n'en parlons plus, dit la princesse que le souvenir de la pauvre Dolly arrêta net.

Tant mieux, et bonsoii ! »

Les époux s'embrassèrent en se faisant mutuelle- ment un signe de croix, selon l'usage, mais chacun garda son opinion ; puis ils se retirèrent.

La princesse, tout à l'heure si fermement persua- dée que le sort de Kitty avait été décidé, dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de son mari. Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur

ANNA KARKNINE. 97

à cet avenir inconnu, elle fit comme Kitty.ot répéta bien des fois du fond du cœur : Seigneur, ayez pitié de nous ; Seigneur, ayez jjitié de nous ! o

CHAPITRE XVI

Wronsky n'avait jamais connu la vie de fainille; sa mère, une femme du monde, très brillante dans sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et sur- tout après, des aventures romanesques dont tout le monde parla. Il n'avait pas connu son père, et sou éducation s'était faite au corps des pages.

A peine eut-il brillamment terminé ses études, en sortant de l'école avec le grade d'officier, qu'il tomba dans le cercle militaire le plus recherché de Péters- bourg ; il allait bien de temps à autre dans le monde, mais ses intérêts de cœur ne l'y attiraient pas.

C'est à Moscou qu'il éprouva pour la première fois le charme de la société familière d'une jeune fille du monde, aimable, naïve, et dont il se sentait aimé. Ce contraste avec la vie luxueuse mais grossière de Péters bourg l'enchanta, et l'idée ne lui vint pas qu'il y eût quelque inconvénient à ses rapports avec Kitty. Au bal, il l'invitait de préférence, allait chez ses parents, causait avec elle comme on cause dans le monde, de bagatelles ; tout ce qu'il lui disait aurait pu être entendu de chacun, et cependant il sentait que ces bagatelles prenaient un sens particulier en s'adressant à elle, qu'il s'établissait entre eux un

98 ANNA KARÉNINE.

lien, qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin de croire que cette conduite pût être qualifiée de ten- tative de séduction, sans intention de mariage, il s'imaginait simplement avoir découvert un nouveau plaisir, et jouissait de cette découverte.

Quel eût été son étonnement d'apprendre qu'il rendrait Kitty malheureuse en ne l'épousant pas! Il n'y aurait pas cru. Comment admettre que ces rap- ports charmants pussent être dangereux, et surtout qu'ils l'obligeassent à se marier ? Jamais il n'avait envisagé la possibilité du mariage. Non seulement il ne comprenait pas la vie de famille, mais, à son point de vue de célibataire, la famille et particulièrement le mari faisait partie d'une race étrangère, ennemie, et surtout ridicule. Quoique Wronsky n'eût aucun soupçon de la conversation à laquelle il avait donné Heu, il sortit ce soir-là de chez les Cherbatzky avec le sentiment d'avoir rendu le lien mystérieux qui l'attachait à Kitty plus intime encore, si intime qu'il fallait prendre une résolution ; mais laquelle ?

« Ce qu'il y a de charmant, se disait-il en rentrant tout imprégné d'un sentiment de fraîcheur et de pureté, lequel tenait peut-être à ce qu'il n'avait pas fumé de la soirée, ce qu'il y a de charmant, c'est que, sans prononcer un mot ni l'un ni l'autre, nous nous comprenons si parfaitement dans ce langage muet des regards et des intonations, qu'aujourd'hui plus clairement que jamais elle m'a dit qu'elle m'ai- mait. Qu'elle a été aimable, simple, et surtout con- fiante. Cela me rend meilleur ; je sens qu'il y a im

ANNA KARKNINE. 99

cœur et quelque chose de bon eu moi ! Ces jolis yeux anioureua: î Eh bien après ? Rieu, cela nie fait plaisir et à elle aussi. »

Ivà-dessus il réfléchit à la manière dont il i)ourrait achever sa soirée, a Au club ? faire un besigue et prendre du Champagne avec Ignatine ? Non. Au château des Fleurs pour trouver Oblonsky, des cou- plets et le cancan ? Non, c'est ennuyeux ! Voilà précisément ce qui me plaît chez les Cherbatzky, c'est que j'en sors meilleur. Je rentrerai à l'hôtel. » 11 rentra effectivement dans sa chambre, chez IXis- saux, se fit servir à souper, se déshabilla, et eut à peine la tête sur l'oreiller, qu'il s'endonnit d'un pro- fond sommeil.

CHAPITRE XVII

Le lendemain à onze heures du matin, Wronsky se rendit à la gare de Saint-Pétersbourg pour y cher- cher sa mère, qui devait arriver, et la première per- soime qu'il rencontra sur le grand escalier fut Oblons- ky, venu au-devant de sa sœur.

« Bonjour, comte ! lui cria Oblonsky ; qui viens-tu chercher ?

Ma mère, répondit Wronsky avec le sourire habituel à tous ceux qui rencontraient Oblonsky ; et. lui ayant serré la main, il monta l'escalier à sou côté. Elle doit arriver aujourd'hui de Péters- bourg.

100 ANNA KARÉNINE.

' Moi qui t'ai attendu jusqu'à deux heures du matin ! donc as- tu été en quittant les Cher- batzky ?

Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky ; à dire vrai, je n'avais envie d'aller nulle part, tant la soirée d'hier chez les Cherbatzky m'avait paru agréable.

« Je reconnais à la marque qu'ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux », se mit à réciter Stépane Arcadiévitch, du même ton qu'à I^evine la veille.

Wronsky sourit et ne se défendit pas, mais il changea aussitôt de conversation.

« Et à la rencontre de qui viens-tu? demanda- t-il.

Moi ? à la rencontre d'une jolie femme.

Vraiment ?

Honni soit qui mal y pense : cette jolie femme est ma sœur Anna.

Ah ! madame Karénine ? dit Wronsky.

Tu la connais certainement.

Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je, répondit W^ronsky d'un air distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir d'une personne ennuyeuse et affectée.

Mais tu connais au moins mon célèbre beau- frère, Alexis Alexandrovitch ? Il est connu du monde entier.

Cest-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu'il est plein de sagesse et de science;

ANNA KARtvNIXK. loi

mr.is, tii sais, ce n'est pas mon genre, imt va my line r>, dit Wronsyy.

Oui, c'est un homme remarquable, un peu conver\'ateur, mais un fameux homme, répliqua Stépane Arcadiévitch, un fameux homme !

Hh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant WronsW. Ah ! te voilà, s'écria-t-il en apercevant à la porte d'entrée tin vieux domestique de sa mère : entre par ici. »

Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane Arcadiévitch, en c-prouvait un tout particulier depuis quelque temps à se trou- ver avec lui. C'était en quelque sorte se rapprocher de Kitty. Il le prit donc par le bras, et lui dit gaie- ment :

« Donnons-nous décidément un souper à la diva, dimanche ?

Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as- tu fait hier soir la connaissance de mon ami Levine ?

Sans doute, mais il est parti bien vite.

C'est un brave garçon, continua Oblonsky, n'est-ce pas ?

Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté naturellement ceux à qui je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque chose de tranchant ; ils sont toi;? sur leurs ergots, se fà- client, et veulent toujours vous faire la leçon.

C'est assez vrai, répondit en riant Stépane Arcadiévitch.

102 ANNA KARÉNINE.

Le train arrive-t-il ? demanda V/ronsky en s' adressant à un employé.

Il a quitté la dernière station », répondit ce- lui-ci.

Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des artelchiks, l'apparition des gendarmes et des employés supérieurs, l'arrivée des personnes venues au-devant des voyageurs, tout indiquait l'approche du train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on apercevait des ouvriers, couverts de leurs vêtements d'hiver, passant silen- cieusement entre les rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d'approche se faisait déjà entendre, un corps monstrueux semblait avancer lourdement.

« Non, continua Stépane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky les intentions de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami : c'est un homme très nerveux, qui peut quelquefois être désagréable, mais en revanche il peut être charmant ; il avait hier des raisons particulières de nature à le rendre très heureux ou très malheureux », ajouta- t-il avec un sourire significatif, oubliant absolument la sympathie qu'il avait éprouvée la veille pour son ami, à cause de celle que lui inspirait Wronsky pour le moment.

Celui-ci s'arrêta, et demanda sans détour :

« Veux-tu dire qu'il a^ demandé ta belle-sœur en mariage ?

Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch, cela m'a fait cet effet hier au soir, et s'il est parti de

ANNA KARUNIxn. 103

bonne heure et de mauvaise humeur, c'est qu'il aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si longtemps qu'il me fait peine î

Ah vraiment î Je crois d'ailleurs qu'elle peut prétendre à un meilleur parti, dit Wronsky en se redressant et se remettant à marcher. Au reste, je ne le connais pas ; mais ce doit être effectivement une situation pénible ! c'est pourquoi tant d'hommes préfèrent s'en tenir aux Clara... ; du moins avec ces dames, si l'on échoue, ce n'est que la bourse qu'on accuse. Mais voilà le train. »

En effet le train approchait. Le quai d'arrivée parut s'ébranler, et la locomotive, chassant devant elle la vapeur alourdie par le froid, devint visible. Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la grande roue centrale se plier et se déplier ; le méca- nicien, tout enmiitouflé et couvert de givre, salua la gare ; derrière le tender apparut le wagon des ba- gages qui ébranla le quai plus fortenient encore ; un chien dans sa cage gémissait lamentablement ; enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, aux- quels l'arrêt du train imprima une petite secousse.

Un conducteur à la tournure dégagée et ayant des prétentions à l'élégance sauta lestement du wa- gon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite des- cendirent les voyageurs les plus impatients : un officier de la garde, à la tenue martiale, un petit marchand affairé et souriant, un sac en bandouhère, et un paysan, sa besace jetée par-dessus l'épaule.

Wronsky, debout près d'Oblonsky, considérait ce

104 ANNA KARÉNINE.

spectacle, oubliant complètement sa mère. Ce qu'il venait d'apprendre au sujet de Kitty lui causait de l'émotion et de la joie ; il se redressait involontaire- ment ; ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment d'une victoire.

Le conducteur s'approcha de lui :

« La comtesse Wronsky est dans cette voiture », dit-il.

Ces mots le réveillèrent et l'obligèrent à penser à sa mère et à leur prochaine entrevue. Sans qu'il voiilût jamais en convenir avec lui-même, il n'avait pas grand respect pour sa mère, et ne l'aimait pas ; mais son éducation et l'usage du monde dans lequel il vivait ne lui permettaient pas d'admettre qu'il pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre manque d'égards. Moins il éprouvait pour elle d'atta- chement et de considération, plus il exagérait les formes extérieures.

CHAPITRE XVIII

Wronsky suivit le conducteur ; en entrant dans le wagon, il s'ariêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d'un homme du monde, il la classa d'un coup d'œil parmi les femmes de la meil- leure société. Après un mot d'excuse, il allait conti- nuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, dq sa grâce ou de son élégance, m.ais parce que l'ex-

ANNA KARf.NTNE. 105

pression de son aimable visage lui avait pani douce et caressante.

Elle tourna la tcte au moment il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, conune si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu'un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l'expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu'elle aurait voulu dissini.iler ; mais, sans qu'elle en eût conscience réclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.

Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille femme coiffée de petites boucles, les yeux noirs cli- gnotants, l'accueillit avec un léger sourire de ses lèvres minces ; elle se leva du siège elle était as- sise, remit à sa femme de chambre le sac qu'elle te- nait, et, tendant à son fils sa petite main sèche qu'il baisa, elle l'embrassa au front.

« Tu as reçu ma dépêche ? tu vas bien, EHeu merci ?

Avez- vous fait bon voyage ? dit le fils en s'as- seyant auprès d'elle, tout en prêtant l'oreille à une voix de femme qui parlait près de la porte ; il savait que c'était celle de la dame qu'il avait rencontrée.

Je ne partage cependant pas votre opinion, disait la voix.

io6 ANNA KARÉNINE.

C'est un point de vue pétersbourgeois, madame.

Pas du tout, c'est siplement un point de vue féminin, répondit-elle.

Eh bien, permettez-moi de baiser votre main.

Au revoir, Ivan Pétrovitch ; voyez donc est mon frère et envoyez-le-moi, dit la dame, et elle rentra dans le wagon.

Avez- vous trouvé votre frère ? » lui demanda Mme Wronsky.

Wronsky reconnut alors Mme Karénine.

a Votre frère est ici, dit-il en se levant. Veuillez m'excuser, madame, de ne pas vous avoir reconnue ; au reste, j'ai si rarement eu l'honneur de vous ren- contrer que vous ne vous souvenez certainement pas de moi.

Mais si, répondit-elle, je vous aurais toujours reconnu, car madame votre mère et moi n'avons guère parlé que de vous, il me semble, pendant tout le voyage. Et la gaieté qu'elle avait cherché à contenir éclaira son visage d'un sourire. Mais mon frère ne vient pas ?

Appelle-le donc, Alexis », dit la vieille com- tesse.

Wronsky sortit du wagon et cria :

« Oblonsky, par ici ! »

Madame Karénine, en apercevant son frère, n'attendit pas qu'il vînt jusqu'à elle ; quittant aussi- tôt le wagon, elle marcha rapidement au-devant de lui, le rejoignit, et, d'un geste tout à la fois plein

ANX A K A R ENÎ NK. 107

de grâce et d'énergie, lui passa uu bras autour du cou. l'attira vers elle et l'embrassa vivement.

Wronsky ne la quittait pas des yeux ; il la regar- dait et souriait sans savoir pourquoi. Enfin, il se souvint que sa mère l'attendait et rentra dans le wagon.

« N'est-ce pas qu'elle est charmante, dit la comtesse en parlant de madame Karénine. Son mari l'a placée auprès de moi, ce dont j'ai été enchantée. Nous avons bavardé tout le temps. Eh bien, et toi ? On dit que... vous filez le partait amour ? Tant mieux, mon cher, tant mieux.

Je ne sais à quoi vous faites allusion, maman, répondit froidement le fils. Sortons-nous ?

A ce moment, Mme Karénine rentra dans le wagon pour prendre congé de la comtesse.

« Eh bien, comtesse, vous avez trouvé votre fils, et moi mon frère, dit-elle gaiement. Et j'avais épuisé toutes mes histoires, je n'aurais plus rien eu à vous raconter.

Cela ne fait rien, répliqua la comtesse en lui prenant la main ; avec vous, j'aurais fait le tour du monde sans m 'ennuyer. Vous êtes une de ces aimables femmes avec lesquelles on peut causer ou se taire agréablement. Quant à votre fils, n'y pensez pas, je vous prie ; il est impossible de ne jamais se quitter.

Les yeux de 'Shn.e Karénine souriaient tandis qu'elle écoutait immobile.

« Anna Arcadievna a un petit garçon d'environ

io8 ANNA KARÊNINB.

huit ans, expliqua la comtesse à son fils ; elle ne l'a jamais quitté et se tourmente de l'avoir laissé seul.

Nous avons causé tout le temps de nos fils avec la comtesse. Je parlais du mien, et elle du sien, dit Mme Karénine en s'adressant à Wronsky avec ce sourire caressant qui illuminait son visage.

Cela a vous ennuyer, répondit-il en lui renvoyant aussitôt la balle dans ce petit assaut de coquetterie. Mais elle ne continua pas sur le même ton, et, se tournant vers la vieille com- tesse :

Merci mille fois, la journée d'hier a passé trop rapidement. Au revoir, comtesse.

Adieu, ma chère, répondit la comtesse. I^aissez- moi embrasser votre joli visage et vous dire tout simplement, comme une vieille femme peut le faire, que vous avez fait ma conquête. »

Quelque banale que fût cette phrase, Mme Karé- nine en parut touchée ; elle rougit, s'inclina légè- rement et pencha son visage vers la vieille com- tesse ; puis elle tendit la main à Wronsky avec ce même sourire qui semblait appartenir autant à ses yeux qu'à ses lèvres. Il serra cette petite main, heureux comme d'une chose extraordinaire d'en sentir la pression ferme et énergique.

Mme Karénine sortit d'un pas rapide.

« Charmante, dit encore la comtesse. I^e fils était du même avis, et suivit des yeux la jeune femme tant qu'il put apercevoir sa taille élégante ; il la

AXXA KARf'XINlS. 109

vit s'ap])rocher de son frère, le prendre par le bras et lui parler avec animation ; il était clair que ce qui l'occupait n'avait aucun rapport avec lui, Wronsky, et il en fut contrarié.

Eh bien, maman, vous allez tout à fait bien ? demanda-t-il à sa mère en se tournant vers eUe.

Très bien, Alexandre a été charmant, Waria a beaucoup embelli : elle a un air intéressant. Et elle parla de ce qui lui tenait au cœur : du bap- tême de son petit- fils, but de son voyage à Péters- bourg, et de la bienveillance de l'empereur pour son fils aîné.

Voilà Laurent, dit Wronsky en apercevant le vieux domestique. Partons, il n'y a plus beaucoup de monde. »

Il offrit le bras à sa mère, tandis que le domes- tique, la femme de chambre et un porteur se char- geaient des bagages. Comme ils quittaient le wagon, ils virent courir plusieurs hommes, suivis du chef de gare, vers l'arrière du train. Un accident était sur- venu, tout le monde courait du même côté.

« Qu'y a-t-il ? ? il est tombé ? écrasé ? » disait-on. Stépane Arcadiévitch et sa sœur étaient aussi revenus et, tout émus, se tenaient près du wagon pour éviter la foule.

Les dames rentrèrent dans la voiture, pendant que Wronsky et Stépane Arcadiévitch s'enquéraient de ce qui s'était passé.

Un homme d'équipe ivre, ou la tête trop enve-

iio ANNA KARÉNINE.

loppée à cause du froid pour entendre le recul du train, avait été écrasé.

Les dames avaient appris le malheur par le domes- tique avant le retour de Wronsky et d'Oblonsky ; ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré ; Oblonsky était tout bouleversé et prêt à pleurer.

« Quelle chose affreuse ! si tu l'avais vu, Aima ! quelle horreur ! » disait-il.

Wronsky se taisait ; son beau visage était sérieux, mais absolument calme.

« Ah ! si vous l'aviez vu, comtesse, continuait Stépane Arcadiévitch ; et sa femme est là, c'est terrible ; elle s'est jetée sur le corps de son mari. On dit qu'il était seul à soutenir une nombreuse famille. Quelle horreur !

Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle murmura Mme Karénine.

Wronsky la regarda.

« Je reviens tout de suite, maman », dit-il en se tournant vers la comtesse.

Et il sortit du wagon.

Quand il revint au bout de quelques minutes, Arcadiévitch parlait déjà à la comtesse de la nou- velle cantatrice, et celle-ci regardait avec impa^ tience du côté de la porte.

0 Fartons maintenant », dit Wronsky.

Ils sortirent tous ensemble. Wronsky marchait devant avec sa mère, et derrière eux venaient Mme Karénine et son frère. Ils furent rejoints par le chef de gare qui courait après Wronsky.

ANNA KARKNINK. iil

t Vous avez remis 200 roubles au sous-chef de gare. Veuillez indiquer, monsieur, l'usage auquel vous destinez cette somme.

C'est pour la veuve, répondit Wronsky en haussant les épaules ; à quoi bon cette ques- tion ?

Vous avez donné cela ? cria Oblonsky der- rière lui ; et, serrant le bras de sa sœur, il ajouta :

Très bien, très bien ! n'est-ce pas que c'est un charmant garçon ? ^les hommages, comtesse. »

Et il s'arrêta avec sa sœur pour chercher la fenmie de chambre de celle-ci.

Quand ils sortirent de la gare, la voiture des Wronsky était déjà partie ; on parlait de tous côtés du mallieur qui venait d'arriver.

« Quelle mort affreuse ! disait un monsieur en passant près d'eux. On dit qu'il est coupé en deux.

Quelle belle mort, au contraire, fit observer un autre : elle a été instantanée.

Comment ne prend-on pas plus de précau- tions y, dit un troisième.

Mme Karénine monta en voiture, et son frère remarqua avec étonnement que ses lèvres trem- blaient, et qu'elle retenait avec peine ses larmes»

« Qu'as- tu, Anna ? lui demanda- t-il quand ils furent un peu éloignés.

Cest un présage funeste, répondit-elle.

Quelle folie î dit son frère. Tu es ici, c'est l'essentiel. Tu ne saurais croire combien je fonde d'espérances sur ta visite.

ÎI2 ANNA KARÉNINE.

Connais-tu Wronsky depuis longtemps ? de- manda-t-elle.

Oui. Tu sais que nous avons l'espoir qu'il épouse Kitty.

Vraiment ? dit Anna doucement. Maintenant parlons de toi, ajouta- t-elle en secouant la tête comme si elle eût voulu repousser une pensée importune et pénible. Parlons de tes affaires. J'ai reçu ta lettre et me voilà.

Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépane Arcadiévitch.

Raconte-moi tout, alors. » Stépane Arcadiévitch commença son récit. En arrivant à la maison, il fit descendre sa sœur de voiture, et, après lui avoir serré la main eu sou- pirant, il retourna à ses occupations.

CHAPITRE XIX

Lorsque Anna entra, Doll}^ était assise dans son petit salon, occupée à faire lire en français un beau gros garçon à tête blonde, le portrait de son père.

L'enfant lisait, tout en cherchant à arracher de sa veste un bouton qui tenait à peine ; sa mère l'avait grondé plusieurs fois, mais la petite main potelée revenait toujours à ce malheureux bouton ; il fallut l'arracher tout à fait et le mettre en poche.

« Laisse donc tes mains tranquilles, Grisha », disait la mère, en reprenant sa couverture au tricot.

ANXA KARflNTKB. 113

ou\Tage qui durait depuis longtemps, et qu'elle retrouvait toujours dans les moments difficiles ; elle travaillait nerveusement, jetant ses mailles et comptant ses points. Quoiqu'elle eût dit la veille à son mari que l'arrivée de sa sœur lui importait peu, elle n'en avait pas moins tout préparé pour la recevoir.

Absorbée, écrasée par son chagrin, Dolly n'ou- bliait pourtant pas que sa belle-sœur Anna était la femme d'un personnage officiel important, une grande dame de Pétersbourg.

« Au bout du compte, Anna n*est pas coupable, se disait-elle, je ne sais rien d'elle qui ne soit en sa faveur, et nos relations ont toujours été bonnes et amicales. » Le souvenir qu'elle avait gardé de l'intérieur des Karénine à Pétersbourg ne lui était cependant pas agréable. Elle avait cru démêler quelque chose de faux dans leur genre de vie.

a Mais pourquoi ne la recevrais-je pas ! Pourvu toutefois qu'elle ne se mêle pas de me consoler î pensait Dolly ; je les connais, ces résignations et consolations chrétiennes, et je sais ce qu'elles valent. »

Dolly avait passé ces derniers jours seule avec ses enfants ; elle ne voulait parler de sa douleur à personne, et ne se sentait cependant pas de force à causer de choses indifférentes. Il faudrait bien maintenant s'ouvrir à Amia, et tantôt elle se réjouissait de pouvoir enfin dire tout ce qu'elle avait sur le cœur, tantôt elle souffrait à la pensée de

114 ANNA KARENINE.

cette humiliation devant sa sœur, à lui, dont il faudrait subir les raisonnements et les conseils.

Elle s'attendait à chaque minute à voir entrer sa belle-sœur, et suivait de l'œil la pendule ; mais, comme il arrive souvent en pareil cas, elle s'absorba, n'entendit pas le coup de sonnette, et lorsque des pas légers et le frôlement d'une robe près de la porte lui firent lever la tête, son visage fatigué exprima l'étonnement et non le plaisir.

« Comment, tu es déjà arrivée ? s'écria- t-elle en allant au-devant d'Anna pour l'embrasser.

Dolly, je suis bien heureuse de te revoir !

Moi aussi, j'en suis heureuse », répondit Dolly avec un faible sourire, en cherchant à deviner d'après l'expression du visage d'Anna ce qu'elle pouvait avoir appris, a Elle sait tout », pensa-t-elle en remarquant la compassion qui se peignait sur ses traits. « Viens que je te conduise à ta chambre, continua-t-elle en cherchant à éloigner le moment d'ime explication.

Est-ce Grisha ? Mon Dieu qu'il a grandi, dit Anna en embrassant l'enfant sans quitter des yeux Dolly ; puis elle ajouta en rougissant : permets- moi de rester ici. »

Elle ôta son châle et, secouant la tête d'un geste gracieux, débarrassa ses cheveux noirs frisés de son chapeau, qui s'y était accroché.

« Que tu es brillante de bonheur et de santé, dit Dolly presque avec envie.

Moi ? oui, répondit Anna. Mon Dieu, Tania,

AXXA KARt^XTXB. 115

est-ce toi ? la contemporaine de mon petit Serge, dit-elle en se tournant vers la petite fille qui entrait en courant ; elle la prit par la main et l'embrassa.

Quelle charmante enfant ? mais montre-les- moi tous. »

Elle se rappelait non seulement le nom et l'âge des enfants, mais leur caractère, leurs petites maladies ; Dolly en fut touchée.

a Eh bien, allons les voir, dit-elle ; mais Wasia dort ; c'est dommage. »

Après avoir vu les enfants, elles revinrent au salon, seules cette fois; le café y était servi. Anna s'assit devant le plateau, puis, l'ayant repoussé, elle dit en se tournant vers sa belle-sœur :

« Dolly, il m'a parlé. »

Dolly la regarda froidement ; elle s'attendait à quelque phrase de fausse sympatliie, mais Anna ne dit rien de ce genre.

« Dolly, ma chérie, je ne veux pas te parler en sa faveur ni te consoler : c'est impossible ; mais, chère amie, tu me fais peine, peine jusqu'au fond du cœur ! »

Des larmes brillaient dans ses yeux ; elle se rap- procha de sa belle-sœur et, de sa petite main ferme, s'empara de celle de Dolly qui, malgré son air froid et sec, ne la repoussa pas.

a Persoime, répondit-elle, ne peut me consoler ; tout est perdu pour moi. »

En disant ces mots, l'expression de son visage

5

ii6 ANNA KARÉNINE.

s* adoucit un peu. Anna porta à ses lèvres la main amaigrie qu'elle tenait dans la sienne, et la baisa.

« Mais, Dolly, que faire à cela ? dit-elle ; comment sortir de cette affreuse position ?

Tout est fini, il ne me reste rien à faire, répon- dit Dolly, car ce qu'il y a de pis, comprends-le bien, c'est de me sentir liée par les enfants ; je ne peux pas le quitter, et vivre avec lui m'est impossible; le voir est une torture.

Dolly, ma chérie, il m'a pailé; mais je voudrais entendre ce que tu as à dire, toi ; raconte-moi tout. »

Dolly la regarda d'un air interrogateur ; l'affec- tion et la sympathie la plus sincère se lisaient dans les yeux d'Anna.

(( Je veux bien, répondit-elle. Mais je te dirai tout, depuis le commencement. Tu sais comment je me suis mariée ? L'éducation de maman ne m'a pas seulement laissée innocente, elle m'a laissée absolu- ment sotte... Je ne savais rien. On dit que les maris racontent leur passé à leurs femmes, mais Stiva... (elle se reprit), Stépane Arcadiévitch, ne m'a jamais rien dit. Tu ne le croiras pas, mais jusqu'ici je me suis imaginée qu'il n'avait jamais connu d'autre femme que moi ? J'ai vécu huit ans ainsi ! Non seulement je ne le soupçonnais pas d'infidélité, mais je croyais une chose pareille impossible. Et avec des idées semblables, imagine-toi ce que j'ai éprouvé en appre- nant tout à coup cette horreur... cette vilenie... Croire à son bonheur sans aucune arrière-pensée et continua Dolly en cherchant à retenir ses san-

ANNA KARKXIXE 117

glots recevoir une lettre de lui... ime lettre de lui à sa maîtresse, la gouveruaute de mes eniaiits... 2noii, c'est trop cruel î »

Elle prit son moudioir et y cacha son visage.

o J'aurais pu encore admettre un moment d'en- traînement, continu a- t-elle au bout d'un instant, mais cette dissimulation, cette ruse continuelle pour me tromper, et pour qui ? C'est affreux ! tu ne peux comprendre cela !

.Vh si î je comprends, ma pauvre Uolly, dit Anna en lui serrant la main.

Et tu t'imagines qu'il se rend compte, lui, de l'horreur de ma position ? continua Dolly. Aucune- ment : il est heureux et content

Oh non î interrompit vivement Anna : il m a fait peine, il est plein de remords.

En est-il capable ? dit Dolly en scrutant le \àsage de sa belle-sceur.

Oui, je le connais : je n'ai pu le regarder sans avoir pitié de lui. Au reste nous le connaissons tou- tes deux. 11 est bon, mais l5er, et comment ne serait- il pas humilié ? Ce qui me touche eu lui (.\nna devina ce qui devait toucher Dolly), c'est qu'il souffre à cause des entants, et qu'il sent qu'il t'a blessée, tuée, toi qu'il aime... oui, oui, qu'il aime plus que tout au monde », ajouta-t-elle \'ivement pour empêcher r>olly de l'interrompre, a Non elle ne me pardonnera jamais », répète-t-il constamment.

Dolly écoutait attentivement sa belle-sœur sans la regarder.

Ii8 ANNA KARÉNINE.

« Je comprends qu'il souffre : le coupable doit plus souffrir que l'innocent, sjil sent qu'il est la cause de tout le mal, dit-elle ; mais comment puis- je par- donner ? comment puis- je être sa femme après elle ? Vivre avec lui dorénavant sera d'autant plus un tour- ment que j'aime toujours mon amour d'autrefois...»

Les sanglots lui coupèrent la parole, mais, corame im fait exprès, sitôt qu'elle se calmait im peu, le sujet qtd la blessait le plus vivement lui revenait aussitôt à la pensée.

« Elle est jeune, elle est jolie, continua-t-elle. Par qui ma beauté et ma jeimesse ont-elles été prises ? Par lui, par ses enfants ! J'ai fait mon temps, tout ce que j'avais de bien a été sacrifié à son service : maintenant une créature plus fraîche et plus jeune lui est naturellement plus agréable. Ils ont certaine- ment parlé de moi ensemble ; pis que cela, ils m'ont passée sous silence, conçois-tu ? » Et son regard s'enflammait de jalousie.

« Que viendra-t-il me dire après cela ? pourrai-je d'ailleurs le croire ! Jamais. Non, tout est fini pour moi, tout ce qui constituait la récompense de mes peines, de mes souffrances... Le croirais-tu ? tout à l'heure je faisais travailler Grisha ? Jadis c'était une joie pour moi: maintenant c'est un tourment. Pourquoi me donner ce souci ? pourquoi ai- je des enfants ? Ce qu'il y a d'affrevix, vois-tu, c'est que mon âme tout entière est bouleversée ; à la place de mon amour, de ma tendresse, il n'y a que de la haine oui, de la haine. Je pourrais le tuer et...

ANNA KARl-XIXE. 119

Clijre Dolly, je conçois tout cela, mais ne te torture pas ainsi ; tu es trop agitée, trop froissée pour voir les choses sous leur \Tai jour, w

Dolly se calma, et pendant quelques minutes tou- tes deux gardèrent le silence.

« Que faire ? Aima, penscs-y et aide-moi. J'ai tout examiné et je ne trouve rien. »

Amia non plus ne trouvait rien, mais son cœur répondait à cliaque parole, à chaque regard doulou- reux de sa belle-sœur.

« Voici ce que je pense, dit-elle enfin ; conmic sœur je connais son caractère et cette faculté de tout ou- blier (elle fit le geste de se toucher le front), faculté propice à l'entraînement, mais aussi au repentir. Actuellement il ne croit pas, il ne comprend pas qu'il ait pu faire ce qu'il a fait.

Non, il l'a compris et le comprend encore, interrompit Dolly. D'ailleurs tu m'oublies, moi : le mal en est-il plus léger pour moi ?

Attends. Quand il m'a parlé, je t'avoue n'avoir pas mesuré toute l'étendue de votre malheur ; je n'}' voyais qu'une chose : la désunion de votre fa- mille ; il m'a fait peine. Après avoir causé avec toi, je vois, comme femme, autre chose encore : je vois sa souffrance et ne puis te dire combien je te plains ! Mais, D0II3', ma chérie, tout en comprenant ton mal- heur, il est un côté de la question que j'ignore : je ne sais pas jusqu'à quel point tu F aimes encore. Toi seule, tu peux savoir si tu l'aimes assez pour par- donner. Si tu le peux, pardonne.

120 ANNA KARÉNINE.

Non, commença Dolly, mais Anna l'inter- rompit en lui baisant la main.

Je connais le monde plus que toi, dit-elle ; je sais la façon d'être des hommes comme Stiva. Tu prétends qu'ils ont parlé de toi ensemble ? N'en crois rien. Ces hommes peuvent commettre des infidé- lités, mais leur femme et leur foyer domestique n'en restent pas moins un sanctuaire pour eux. Ils établissent entre ces femmes, qu'au fond ils mépri- sent, et leur famille une ligne de démarcation qui n'est jamais franchie. Je ne conçois pas bien com- ment cela peut être, mais cela est.

Mais songe donc qu'il l'embrassait.

Écoute, Dolly, ma chérie. J'ai vu Stiva quand, il était amoureux de toi; je me souviens du temps il venait pleurer près de moi en me parlant de toi ; je sais à quelle hauteur poétique il te plaçait, et je sais que plus il a vécu avec toi, plus tu as grandi dans son admiration. C'était devenu pour nous un sujet de plaisanterie que son habitude de dire à tout propos : « Dolly est une femme étonnante. )) Tu as toujours été 'et resteras toujours un culte pour lui : ceci n'a pas été tm entraînement de son coeur.

i^Iais si cet entraînement recommençait ?

C'est impossible.

Aurais-tu pardonné, toi ?

Je n'en sais rien, je ne puis dire... Oui, je le puis, reprit Anna après avoir pesé cette situation inté- rieurement, je le puis certainement. Je ne serais

ANNA KARKNINB. 121

plus la mcnie, mais je pardoiuierais, et de telle sorte que le i)assé fût effacé.

Cela va sans dire, interrompit vivement Dolly, répondant à une ])eiLsée qui l'avait plus d'une fois occupée : sinon ce ne serait plus le pardon. Viens maintenant, que je te conduise à ta chambre », dit-elle en se levant, demin faisant, elle entoura de ses bras sa belle-sœur.

« Chère Anna, combien je suis heureuse que tu sois venue. Je souffre moins, beaucoup moins. »

CIIAPITRB XX

Anna passa toute la journée à la maison, c'est-à- dire chez les Oblonsky, et ne reçut aucune des per- sonnes qui, informc-es de son arrivée, vinrent lui rendre visite. Toute sa matiné-e se passa entre Dolly et ses enfants ; elle envoya un mot à son frère poui lui dire de venir dîner à la maison. « Viens, Dieu est miséricordieux », écrivit-elle.

Oblonsky dîna donc chez lui ; la conversation fut générale, et sa femme le tutoya, ce qu'elle n'avait pas encore fait ; leurs rapports restaient froids, mais il n'était plus question de séparation, et Sté- pane Arcadiévitch entrevoyait la possibilité d'un raccommodement.

Kitty vint après le dîner ; elle connaissait à peine Anna et n'était pas sans inquiétude sur la réception que lui ferait cette grande dame de Pétersbourg

123 ANNA KARÉNINE.

dont chacun chantait les louanges ; elle sentit bien vite qu'elle plaisait ; Anna fut touchée de la jeu- nesse et de la beauté de Kitty ; de son côté, Kitty lut aussitôt sous le charme et s'éprit d'Anna comme les jeunes filles savent s'éprendre de femmes plus âgées qu'elles. Rien d'ailleurs dans Anna ne faisait penser à la femme du monde ou à la mère de famille ; on eût dit une jeune fille de vingt ans, à voir sa taille souple, la fraîcheur et l'animation de son visage, si une expression sérieuse et presque triste, dont Kitty fut frappée et charmée, n'eût pai'fois assombri son regard. Anna, quoique parfaitement simple et sm- cère, semblait porter en elle un monde supérieur dont l'élévation était inaccessible à une enfant.

Après le dîner, Anna s'était vivement approchée de son frère qui fumait un cigare pendant que DoUy rentrait dans sa chambre.

« Stiva, dit-elle en indiquant la porte de cette chambre d'un signe de tête, va, et que Dieu te vienne en aide ! »

Il comprit et, jetant son cigare, disparut derrière la porte.

Anna s'assit sur un canapé, entourée des enfants. Les deux aînés et par imitation le cadet s'étaient accrochés à leur nouvelle tante avant même de se mettre à table ; ils jouaient à qui se rapprocherait le plus d'elle, à qui tiendrait sa main, l'embrasserait, jouerait avec ses bagues ou se suspendrait aiix pHs de s a robe.

« Voyons, reprenons nos places », dit Anna.

ANNA KARf:XIXE. 123

Et Grisha, d'un air fier et heureux, plaça sa tête blonde sous la main de sa tante et l'appuya sur ses genoux.

r Et à quand le bal maintenant ? dit-elle en s'adressant à Kitty.

A la semaine prochaine ; ce sera un bal su- perbe, im de ces bals auxquels on s'amuse toujours.

Il y en a donc l'on s'amuse toujours ? dit Anna d'un ton de douce ironie.

C'est bizarre, mais c'est ainsi. Chez les Bobri- sthchiff on s'amuse toujours; chez les Nikitine aussi; mais chez les Wéjckof on s'ennuie invariablement. N'avez- vous donc jamais remarqué cela ?

Non, chère enfant ; il n'y a plus pour moi de bal amusant, et Kitty entrevit dans les yeux d'Anna ce monde inconnu qui lui était fermé, il n'y en a que de plus ou moins ennuyeux.

Comment pouvez-ro^s vous ennuyer au bal ?

Pourquoi donc ne puis-je m'y ennuyer, tttoi? » Kitty pensait bien qu'Anna devinait sa rc-ponsc.

« Parce que vous y êtes toujours la plus belle. » Anna rougissait facilement, et cette réponse la fit

rougir.

« D'abord, reprit-elle, cela n'est pas, et d'ailleurs,

si cela était, peu m'importerait !

Irez- vous à ce bal ? demanda Kitty.

Je ne pourrai m'en dispenser, je crois. Prends celle-ci, dit-elle à Tania qui s'amusait à retirer les bagues de ses doigts blancs et effilés.

Je voudrais tant vous voir au bal.

124 ANNA KARÉNINE.

Eh bien, si je dois y aller, je me consolerai par la pensée de vous faire plaisir. Grisha, ne me décoiffe pas davantage, dit-elle en rajustant une natte avec laquelle l'enfant jouait.

Je vous vois au bal en toilette mauve.

Pourquoi en mauve précisément ? demanda Anna en souriant. Allez, mes enfants, vous entendez que miss Hull vous appelle pour le thé, dit-elle en envoyant les enfants dans la salle à manger. Je sais pourquoi vous voulez de moi à cette soirée ; vous en attendez un grand résultat.

Comment le s avez- vous ? C'est vrai.

Oh ! le bel âge que le vôtre ! continua Anna. Je me souviens de ce nuage bleu qui ressemble à ceux que l'on voit en Suisse sur les montagnes. On aperçoit tout au travers de ce nuage, à cet âge heureux finit l'enfance, et tout ce qu'il recouvre est beau, est charmant ! Puis apparaît peu à peu un sentier qui se resserre et dans lequel on entre avec émotion, quelque liunineux qu'il semble... Qui n'a pas passé par !

Kitty écoutait en souriant. « Comment a-t-elle passé par ? pensait-elle ; que je voudrais connaître son roman ! » Et elle se rappela l'extérieur peu poé- tique du mari d'Anna.

« Je suis au courant, continua celle-ci ; Stiva m'a parlé ; j'ai rencontré Wronsky ce matin à la gare, il me plaît beaucoup.

Ah ! il était ? demanda Kitty en rouigissant Qu'est-ce que Stiva vous a raconté }

ANNA KARI^NINE. 125

lia bavardé. Je serais enchantée si cela se fai- sait, j'ai voyagé hier avec la mère de Wronsky et elle n'a cessé de me parler de ce fils bien-aiiné ; je sais que les mères ne sont pas impartiales, mais...

Que vous a dit sa mère ?

Bien des choses, c'est son favori ; néanmoins on sent que ce doit être une nature chevaleresque ; elle m'a raconté, par exemple, qu'il avait voulu aban- donner toute sa fortune à son frère ; que dans son enfance il avait sauvé une fenmie qui se noyait ; en un mot, c'est un héros », ajouta Aima en souriant et en se souvenant des deux cents roubles domiés à la «gare.

Elle ne rapporta pas ce dernier trait, qu'elle se ra])pelait avec un certain malaise ; elle y sentait une intention qui la touchait de trop près.

« hsi comtesse m'a beaucoup priée d'aller chez elle, continua Amia, et je serais contente de la revoir; j'irai demain... vStiva reste. Dieu merci, longtemps avec Dolly, ajouta-t-elle en se levant d'un air un ptu contrarié, à ce que crut remarquer Kitty.

C'est moi qui serai le premier ! non, c'est moi, criaient les enfants qui venaient de finir leur tlié, et qui rentraient dans le salon en courant vers leur tante Anna.

Tous ensemble ! » dit-elle en allant au-devant d'eux. Elle les prit dans ses bras et les jeta tous sur un divan, en riant de leurs cris de joie.

126 ANNA KARÉNINE.

CIL\PITRE XXI

DoLLY sortit de sa chambre à l'heure du thé; Sté- paue Arcadiévitch était sorti par une autre porte.

« Je crains que tu n'aies froid en haut, dit Dolly en s 'adressant à Anna ; je voudrais te faire descen- dre, nous serions plus près l'une de l'autre.

Ne t'inquiète pas de moi, je t'en prie, répondit Anna en cherchant à deviner sur le visage de Dolly si la réconciliation avait eu lieu.

Il fera peut-être trop clair ici, dit sa belle-scenr.

Je t'assure que je dors partout, et toujours pro- fondément.

De quoi est-il question ? » dit Stépane Arca- diévitch en rentrant dans le salon et en s 'adressant à sa femme.

Rien qu'au son de sa voix Kitty et Anna compri- rent qu'on s'était réconcilié.

« Je voudrais installer Anna ici, mais il faudrait descendre des rideaux. Personne ne saura le faire, il faut que ce soit moi, répondit Dolly à son mari.

Dieu sait si la réconciliation est bien com^plète ! pensa Anna en remarquant le ton froid de Dolly.

Ne complique donc pas les choses, Dolly, dit le mari ; si tu veux, j'arrangerai cela.

Oui, elle est faite, pensa Anna.

Je sais comment tu t'y prendras, répondit DoUy avec un sourire moqueur ; tu donneras à

ANNA KARf.XTNH. 127

Malvei un erdre auquel il n'entend rien, puis tu sor- tiras, et il embrouillera tout.

Dieu merci, pensa Anna, ils sont tout à fait remis ; et, heureuse d'avoir atteint son but, elle s'approcha de Dolly et l'embrassa.

Je ne sais pas pourquoi tu nous méprises tant, Matvci et moi ? » dit Stépane Arcadiévitch à sa leimne en souriant imperceptiblement.

Pendant toute cette soirée, Dolly fut légèrement ironique envers son mari, et celui-ci heureux et gai, mais dans une juste mesure, et conune s'il eût voulu montrer que le pardon ne lui faisait pas oublier ses torts.

Vers neuf heures et demie, une conversation vive et animée ré-giiait autour de la table à thé, lorsque sur\-int un incident, en apparence fort ordinaire, qui parut étrange à chacun.

On causait d'un de leujrs amis communs de Péters- bourg, et Aima s'était vivement levée.

« J'ai son portrait dans mon album, je vais le chercher, et vous montrerai par la même occasion mon petit Serge », ajouta-t-elle avec un sourire de fierté maternelle.

C'était ordinairement vers dix heures qu'elle disait bonsoir à son fils ; bien souvent elle le couchait elle- même avant d'aller au bal ; elle se sentit tout à coup très triste d'être si loin de lui. Elle avait beau parler d'autre chose, sa pensée revenait toujours à son petit Serge aux cheveux frisés, et le désir la prit d'al- ler regarder son portrait et de lui dire un mot de loin.

128 ANNA KARÉNINE.

Elle sortit aussitôt, avec la démarche légère et décidée qui lui était particulière. L'escalier par Ton montait chez elle donnait dans le grand vesti- bule chauffé qui servait d'entrée.

Comme elle quittait le salon ,un coup de sonnette retentit dans l'antichambre.

« Qui cela peut-il être ? dit Dolly.

C'est trop tôt pour venir me chercher, fît re- marquer Kitty, et bien tard pour une visite.

On apporte sans doute des papiers pour moi, » dit Stépane Arcadiévitch.

Anna, se dirigeant vers l'escalier vit le domestique accourir pour annoncer un visiteur, tandis que celui- ci attendait, éclairé par la lampe du vestibule.

Elle se pencha s-ur la rampe pour regarder et re- connut aussitôt Wronsky. Une étrange sensation de joie et de frayeur lui remua le cœur. Il se tenait de- bout, sans ôter son paletot, et cherchait quelque chose dans sa poche. Comme elle atteignait la moitié du petit escalier, il leva les yeux, l'aperçut et son visage prit une expression humble et confuse.

Elle le salua d'un léger signe de tête, et entendit Stépane Arcadiévitch appeler Wronsky bruyam- ment, tandisqu'il se défendait d'entrer.

Quand Anna descendit avec son album, Wronsky était parti, et Stépane Arcadiévitch racontait qu'il n'était venu que pour s'informer de l'heure d'un dîner qui se donnait le lendemain en l'honneur d'ime célébrité de passage.

« Jamais il n'a voulu entrer. Quel original ! »

ANNA K.\RHNINE. 129

Kitty rougit Elle croyait être seule à cx)iiiprcii(lre pourquoi il était venu sans vouloir paraître au salon.

« Il aura été chez nous, pensa-t-elle, n'aura trouvé personne, et aura supposé que j'étais ici, mais il ne sera pas resté à cause d'Anna, et parce qu'il est tard, n

On se regarda sans parler, et l'on examina l'al- bum d'Anna.

Il n'y avait rien d'extraordinaire à venir vers neuf heures et demie du soir pour demander un renseigne- ment à im amj, sans entrer au salon ; cependant cha- cun fut surpris, et Anna plus que personne : il lui sembla même que ce n'était pas bien.

CILVPITRE XXII

Le bal ne faisait que commencer lorsque Kitty et sa mère montèrent le grand escalier brillamment éclairé et orné de fleurs, sur lequel se tenaient des la- quais poudrés, en. livrées rouges. Du vestibule où, devant un miroir, elles arrangeaient leurs robes et leurs coiffures avant d'entrer, on entendait un bruis- sement semblable à celui d'une ruche, et le son des violons de l'orchestre se mettant d'accord pour la première valse.

Un petit vieillard, qui rajustait ses rares cheveux blancs devant un autre miroir, et répandait autour de lui les parfums les plus pénétrants, regarda Kitty avec admiration ; il l'avait rencontrée sur l'escalier

130 ANNA KARÉNINE.

et se rangea pour lui faire place. Un jeune homme imberbe, de ceux que le vieux prince Cherbatzky appelait des blancs-becs, avec un gilet ouvert en cœur et ime cravate blanche qu'il rectifiait tout en marchant, les salua, puis vint prier Kitty de lui accorder une contredanse. La première était promise à Wronsky, il fallut promettre la seconde au petit jeune homme. Un militaire, boutonnant ses gants, se tenait à la porte du salon ; il jeta un regard admiratif sur Kitty et se caressa la moustache.

La robe, la coiffure, tous les préparatifs nécessaire à ce bal, avaient certes causé bien des préoccupations à Kitty, mais qui s'en serait douté en la voyant en- trer maintenant dans sa toilette de tulle rose ? Elle portait si naturellement ses ruches et ses dentelles, qu'on l'aurait pu croire née en robe de bal avec une rose posée sur le sommet de sa jolie tête.

Kitty était en beauté ; elle se sentait à l'aise dans sa robe, ses souliers, et ses gants, mais le détail qu'elle approuvait le plus dans sa toilette, était l'étroit velours noir qui entourait son cou et auquel, devant le miroir de sa chambre, elle avait trouvé du « genre ». On pouvait à la rigueur critiquer le reste, mais ce petit velours, jamais. Kitty lui sourit avant d'entrer au bal en passant devant une glace ; sur ses épaules et ses bras elle sentait une fraîcheur marmoréenne qui lui plaisait ; ses yeux brillaient, ses lèvres roses sou- riaient involontairement ; elle avait le sentiment d'être charmante.

A peine eut-elle paru dans la salle, et se fut-elle

ANNA KARKXIXî:. 131

approchée du groupe de femmes couvertes de tulle. de fleurs et de rubans qui attendaient les danseurs, que Kitty se vit invitée à valser par le meilleur, le principal cavalier, selon la hiérarchie du bal, le célèbre directeur de cotillons, le beau, l'élégant Geor- ges Korsuiislc>-, un honmie marié. Il venait de quitter la comtesse Bonine, avec laquelle il avait ouvert le bal, lorsqu'il aperçut Kitty ; aussitôt il se dirigea vers elle, de ce pas dégagé spéxrial aux directeurs de cotillons, et, sans même lui demander si elle désirait danser, il entoura de son bras la taille sou])le de la jeune fille ; celle-ci se retourna pour chercher quel- qu'im à qui confier son éventail, et la maîtresse de la maison le lui prit en souriant.

« Vous avez bien fait de venir de bonne heure, dit Korsunsk>', je ne comprends pas le genre de venir tard. »

Kitty posa son bras gauche sur l'épaule de son danseur, et ses petits pieds, chaussés de rose, glis- sèrent lé-gèiement et en mesure sur le parquet.

« On se repose en dansant avec vous, dit-il en faisant quelques pas moins rapides avant de se lan- cer dans le tourbillon de la valse. Quelle légèreté, quelle précision, c'est charmant ! » C'était ce qu'il disait à presque toutes ses danseuses.

Kitty sourit de l'éloge et continua à examiner la salle par dessus l'épaule de son cavalier, elle n'en était pas à ses débuts dans le monde, et ne confon- dait pas tous les assistants dans l'ivresse de ses pre- mières impressions ; d'autre part, elle n'était pas

133 ANNA KARÉNINE.

blasée, et ne connaissait pas tous ces visages au point d'en ^tre lasse. Elle remarqua donc le groupe qui s'était formé dans l'angle de la salle, à gauche ; c'est que se réimissait l'élite de la société : la belle Ly- die, la femme de Korsimsky, outrageusement décol- letée, la maîtresse de la maison, le chauve Krivine, qu'on voyait toujours avec la société la plus bril- lante. Bientôt Kitty aperçut Stiva, puis la taille élégante d'Anna. Lui aussi était ; Kitty ne l'avait pas revu depuis la soirée de la déclaration de Levine. Ses yeux le virent de loin, et elle remarqua même qu'il la regardait.

« Faisons-nous encore tm tour ? Vous n'êtes pas fatiguée ? demanda Korsimsky légèrement essoufflé.

Non, merci.

voulez- vous que je vous conduise ?

Mme Karénine est là, il me semble : menez- moi de son côté.

vous l'ordonnerez. »

Et Korsunsky, ralentissant le pas, mais valsant toujours, la dirigea vers le groupe de gauche, en disant sur sa route : « Pardon, mesdames ; pardon, mesdames. » Et, tournoyant adroitement dans ce flot de dentelles, de tulle et de rubans, il l'assit, après une dernière pirouette, qui rejeta sa robe sur les genoux de Krivine, et le dissimula sous un nuage de tulle, tout en découvrant deux petits souliers roses.

Korsunsky salua, se redressa d'tm air dégagé, et of- frit le bras à sadanseusepour lamener auprèsd'Anna.

AXXA KARÎ-.XINE. 133

Kitty, un peu étourdie, débarrassa Krivine de ses jupes, et se retourna pour chercher Mme Karénine. Celle-ci n'était pas en mauve, comme Kitty l'avait rêvée, mais en noir. Elle portait une robe de velours décolletée, qui découvrait ses épaules sailpturales et ses beaux bras. Sa robe était garnie de guipure de Venise ; une guirlande de myosotis était posée sur ses cheveux noirs, et un bouquet pareil attachait un nœud noir à son corsage. Sa coiffure était très sim- ple ; elle n'avait de remarquable qu'une quantité de petites boucles qui frisaient naturellement, et s'échappaient de tous côt<s, aux tempes et sur la nuque. Autour de son beau cou, fenne comme de l'ivoire, était attachée une rangée de perles fines.

Kitty voyait Anna chaque jour et s'en était éprise; mais elle ne sentit tout son charme et toute sa beauté qu'en l'apercevant maintenant en noir, après se l'être imaginée en mauve ; l'impression fut si vive qu'elle cnitne l'avoir encore jamais vue. Elle com- prit que son grand charme consistait à effacer com- plètement sa toilette ; sa parure n'existait pas, et n'était que le cadre duquel elle ressortait, simple, naturelle, élégante, et cependant pleine de gaieté et d'animation.

Lorsque Kitty parvint jusqu'au groupe Anna causait avec le maître de la maison, la tête légèrement tournée vers lui, et se tenant, comme toujours, ex- trêmement droite, elle disait :

« Non, je ne jetterais pas la pierre, quoique je n'approuve pas. » Et, apercevant Kitty, elle l'ac-

134 ANNA KARÉNINE.

cueillit d'un sourire affectueux et protecteur. D'un rapide coup d'œil féminin, elle jugea la toilette de la jeune fille, et fit un petit signe de tête approbateur que celle-ci comprit.

« Vous faites même votre entrée au bal en dansant, lui dit-elle.

Un bal se trouve laprincese devient aussitôt animé. Un tour de valse, Anna Arcadievna ? ajouta Korsimsky en s'inclinant.

Ah ! vous vous connaissez ? demanda le maî- tre de la maison.

Qui ne connaissons-nous pas, ma femme et moi ? répondit Korsunsky : nous sommes comme le loup blanc. Ua tour de valse, Anna Arcadievna ?

Je ne danse pas quand je puis m'en dispenser.

Vous ne le pouvez pas aujourd'hui. » En ce moment Wronsky s'approcha.

« Eh bien, dans ce cas, dansons, dit-elle en pre- nant vivement le bras de Korsunsky sans faire at- tention au salut de Wronsky.

Pourquoi lui en veut-elle ? » pensa Kitty, qui remarqua fort bien que c'était avec intention qu'Anna ne répondait pas à Wronsky.

Celm-ci s'approcha de Kitty, lui rappela la pre- mière contredanse, et lui exprima le regret de ne pas l'avoir vue de quelque temps. Kitty regardait Anna danser et l'admirait tout en écoutant Wronsky ; elle s'attendait à être invitée par lui à valser, et comme il n'en faisait rien, elle le regarda d'un air étonné.

ANNA KARKXINE. 135

Il rougit, l'invita avec une certaine hâte ; mais à peine avaient-ils fait les premiers pas, que la musique cessa. Kitty regarda son danseur, son visage était si près du sien... pendant longtemps, bien des amiées après, elle ne put se rappeler un regard plein d'amour auquel il ne répondit pas, sans qu'un senti- ment de honte lui déchirât le cœur.

Pardon, pardon ! Valse, valse î » cria Korsun- sky de l'autre côté de la salle, et, s'emparant de la première danseuse venue, il recommença à danser.

CHAPITRE XXIII

Wronsky fit quelques tours de valse avec Kitty, puis celle-ci retourna auprès de sa mère. A peine eut-elle le temps d'échanger quelques mots avec la comtesse Nordstone que Wronsky vint la chercher pour la contredanse. Ils causèrent à bâtons rompus de Korsunsky et de sa femme, que Wronsky dépeignit gaiement comme d'aimables enfants de quarante ans, du théâtre de société qui s'organisait. A un moment donné, cependant, il l'émut vivement en lui demandant si Levine était encore à Moscou, ajoutant qu'il lui plaisait beaucoup. Mais Kitty ne comptait pas sur la contredanse; ce qu'elle atten- dait avec un violent battement de cœur, c'était le cotillon ; c'est alors, lui semblait-il, que tout devait se décider. Quoique Wronsky ne l'eût pas invitée pendant la contredanse, elle était sûre de danser le

136 ANNA KARENINE.

cotillon avec lui, comme à tous les bals précédents ; elle en était si sûre qu'elle avait refusé cinq invita- tions, se disant engagée.

Tout ce bal, jusqu'au dernier quadrille, fut pour Kitty semblable à un rêve enchanteur, plein de fleurs, de sons joyeux, de mouvement ; elle ne ces- sait de danser que lorsque les forces lui manquaient et qu'elle implorait un moment de répit ; mais, en dansant le dernier quadrille avec im des petits jeunes gens ennuyeux, elle se trouva faire vis-à-vis à Wronsky et à Anna. Celle-ci dont elle ne s'était pas approchée depuis son entrée au bal, lui apparut cette fois encore sous une forme nouvelle et inatten- due. Kitty crut remarquer en elle les symptômes d'une surexcitation qu'elle connaissait par expé- rience, celle du succès. Anna lui en parut grisée. Kitty savait à quoi attribuer ce regard brillant et animé, ce sourire heureux et triomphant, ces lèvres entr'ouvertes, ces mouvements pleins de grâce et d'harmonie.

« Qui en est cause, se demanda- t-elle, tous ou un seul ? » Elle laissa son malheureux danseur cher- cher vainement à renouer le fil d'une conversation interrompue, et, tout en se soumettant de bonne grâce, en apparence, aux ordres bruyants de Korsunsky, décrétant le grand rond, puis la chaîne, elle observait, et son cœur se serrait de plus en plus.

« Non, ce n'est pas l'admiration de la foule qui l'enivre ainsi, c'est l'admiration d'un seul ; qui est-il.? serait-ce lui ? »

ANNA KARÎ^XINB. 137

CliP.que fois que W'ronsky adressait la parole à Anna, les yeux de celle-ci s'illuminaient, et un sou- rire de bonheur entr'ouvrait ses belles lèvres : elle semblait chercher à dissimuler cette joie, mais le bonheur ne s'en peignait pas moins sur son visage.

« Et lui ? pensa Xitty. Elle le regarda et fut épou- vantée ? le sentiment qui se reflétait conmie dans un miroir sur les traits d'Anna était tout aussi visible sur le sien. étaient ce sang-froid, ce maintien calme, cette ph^-sionomie toujours au repos ? Main- tenant, en s'adressant à sa danseuse, sa tête s'incli- nait comme s'il était prêt à se prosterner, son regard avait une expression tout à la fois humble et passion- née. « Je ne veux pas vous offeaser, disait ce regard, mais je voudrais sauver mon coeur et le puis-je ? »

Leur conversation ne roulait que sur des banalités, et cependant, à chacune de leurs paroles, il semblait à Kitty que son sort se décidait. Pour eux aussi, chose étrange, tout en parlant du drôle de français d'Ivan Ivanitch et du sot mariage de Mlle Elitzki, chaque mot prenait une valeur particulière dont ils sentaient la portée autant que Kitty.

Dans l'âme de la pauvre enfant, le bal, l'assistance, tout se confondit comme dans un brouillard. Seule la force de l'éducation la soutint et l'aida à faire son devoir, c'est-à-dire à danser, à répondre aux questions qui lui étaient adressées, même à sourire. Mais, au moment le cotillon s'organisa, l'on commença à placer les chaises et à quitter les petits salons pour se réunir dans le grand, il lui prit un ac-

138 ANNA KARÉNINE.

ces de désespoir et de terreur. Elle avait refusé cinq danseurs, n'était pas invitée, et n'avait plus aucune chance de l'être, parce que ses succès dans le monde rendaient invraisemblable qu'elle n'eût pas de cavalier. Il lui aurait fallu dire à sa mère qu'elle était souffrante et quitter le bal, mais elle n'en eut pas la force. Bile se sentait anéantie î

Elle s'enfuit dans un boudoir et tomba sur un fauteuil. Les flots vaporeux de sa robe enveloppaient comme d'un nuage sa taille frêle ; son bras de jeune fille, maigre et délicat, retombait sans force, et comme noyé dans les plis de sa jupe rose ; l'autre bras agitait nerveusement un éventail devant son visage brû- lant. Mais, quoiqu'elle eût l'air d'un joli papillon retenu dans les herbes et prêt à déployer ses ailes frémissantes, im affreux désespoir lui brisait le cœur.

« Je me trompe peut-être, tout cela n'existe pas ! » Et elle se rappelait ce qu'elle avait vu.

« Kitty, que se passe- t-il ? » dit la comtesse Nordstone, qui s'était approchée d'elle sans qu'elle entendît ses pas sur le tapis.

Les lèvres de Kitty tressaillirent, elle se leva vive- ment.

« Kitty, tu ne danses pas le cotillon ?

Non, non, répondit-elle d'une voix tremblante.

Il l'a invitée devant moi, dit la Nordstone, sa- chant bien que Kitty comprenait de qui il s'agissait. Elle lui a répondu : « Vous ne dansez donc pas avec la princesse Cherbatzky ? »

AXNA KARl'.XINE. 139

Tout cela m'est égal ! » répondit Kitty.

Elle était seule à savoir que, la veille, un honune qu'elle aimait peut-être avait été sacrifié par elle à cet ingrat.

La comtesse alla chercher Korsunsky, avec lequel elle devait danser le cotillon, et l'engagea à inviter Kitty.

Par bonheur pour Kitty, elle ne fut pas obligée de causer, son cavalier, en sa qualité de directeur, passant son temps à courir de l'un à l'autre et à or- ganiser des figures ; Wronsky et Arma dansaient presque vis-à-vis d'elle ; Kitty les voyait tantôt de loin, tantôt de près, quand leur tour de danser reve- nait, et plus elle les regardait, plus elle sentait son mallieur consonmié. Ils étaient seuls, malgré la foule, et sur le visage de W^ronsky, d'habitude si im- passible, Kitty remarqua cette expression frappante d'humilité et de crainte qui fait penser à un chien intelligent quand il se sent coupable.

Amia souriait, il répondait à son sourire; semblait- elle réfléchir, il devenait sérieux. Une force presque surnaturelle attirait les regards de Kitty sur .\nna. Elle était séduisante avec sa robe noire, ses beaux bras couverts de bracelets, son cou élégant entouré de perles, ses cheveux noirs frisés et un peu en désor- dre. Les mouvements légers et gracieux de ses pe- tits pieds, son beau visage animé, tout en elle était attrayant ; mais ce charme avait quelque chose de terrible et de cruel.

Kitty l'admirait plus encore qu'auparavant, tout

I40 ANNA KARÉNINE.

en sentant croître sa souffrance ; elle était écrasée et son visage le disait : Wronsky, en x^assant près d'elle dans une figure, ne la reconnut pas immédiate- méat, tant ses traits étaient altérés.

a Quel beau bal ! dit-il pour dire quelque chose.

Oui », répondit-elle.

Vers le milieu du cotillon, dans une manoeuvre récemment inventée par Korsunsky, Anna, sor- tant du cercle, eut à appeler « deux cavaliers et deux dames » : l'ime d'elles fut Kitty, qui s'apxjro- cha toute troublée. Anna, fermant à demi les yeux, la regarda et lui serra la main avec im sourire, mais, remarquant aussitôt l'expression de sui-prise désolée avec laquelle Kitty y répondit, elle se tourna vers l'autre danseuse et Im parla d'un ton animé.

« Oui, il y a en elle une séduction étrange, pres- que inieimale », pensa Kitty.

Anna ne voulait pas rester au souper; et le maître de la maison insistait.

a Restez donc, Anna Arcadievna, lui dit Korsun- sky en lui prenant le bras. Quelle invention que mon cotillon ! n'est-ce pas un bijou ? »

Et il essaya de l'entraîner, le maître de la maisouVy encourageant d'un souiire.

a Non, je ne puis rester, répondit Anna en sou- riant aussi ; mais, malgré ce sourire, les deux homme comprirent au son déterminé de sa voix qu'elle ne resterait jjas. Non,car j'ai x>lus dansé en une fois, à votre bal de Moscou, que dans tout mon hiver à Péters bourg ; et elle se tourna vers Wronsky qui

ANNA KARf.XIXE. 141

se tenait près d'elle. Il faut se reposer avant le voyage

Et vous partez décidément demain ?demanda- t-il.

Oui, je pense » répondit Anna, comme éton- née de la hardiesse de cette question. Pendant qu'elle lui parlait, l'éclat de son regard et de son sourire brûlaient le cœur de Wronsky.

-Vima n'assista pas au souper et partit.

CHAPITRE XXIV

« Il doit y avoir en moi quelque chose de répulsif. pensait Levine en sortant de chez les Cherbatzky pour rentrer chez son frère. Je ne plais pas aux au- tres hommes. On dit que c'est de l'orgueil : je n'ai pas d'orgueil. Me serais-je mis dans la situation je suis, si j'en avais ? » Et il se figurait Wronsky heureux, aimal)le, tranquille, plein d'esprit, igno- rant jusqu'à la possibilité de se trouver dans une po- sition semblable à la sienne. < Elle devait le choisir, c'est naturel, et je n'ai à me plaindre de rien ni de personne ; il n'y a de coupable que moi ; quel droit avais- je de supposer qu'elle consentirait à imir sa vie à la mienne ? Qui suis- je ? que suis- je ? Un homme inutile à lui-même et aux autres. »

Et le souvenir de son, frère Nicolas lui re\'int. N'a-t-il pas raison de dire, lui. que tout est mauvais et détestable en ce monde } Avons-nous jamais été

142 ANNA KARENINE.

justes en jugeant Nicolas ? Certainement, aux yeux de Prokofi qui Ta rencontré ivre et en pelisse déchirée, c'est un être méprisable ; mais mon point de vue est différent. Je connais son cœur et je sais que nous nous ressemblons. Et moi qui, au lieu d'aller le chercher, ai été dîner et suis venu ici ! »

Levine s'approcha d'un réverbère pour déchiffrer l'adresse de son frère et appela un isvostchik. Pen- dant le trajet, qui fut long, Levine se rappela un à un les incidents de la vie de Nicolas. Il se souvint com- ment à l'Université, et un an après l'avoir quittée, son frère avait vécu comme un moine, sans teriir compte des plaisanteries de ses camarades, accomplis- sant rigoureusement toutes les prescriptions de la reli- gion, offices, carêmes, fuyant tous les plaisirs et surtout les femmes : comment, plus tard, il s'était laissé entraîner et lié avec des gens de la pire espèce pour mener une vie de débauche. Il se rappela son histoire avec un petit garçon qu'il avait pris à la campagne pour l'élever, et qu'il battit de telle sorte, dans un accès de colère, qu'il faillit être con- damné pour sévices et mutilation. Il se souvint de son histoire avec un escroc, auquel il avait donné une lettre de change pour payer une dette de jeu, et qu'il avait ensuite traduit en justice pour l'avoir trompé. C'était précisément la lettre de change que venait de payer Serge Ivanovitch. Il se souvint de la nuit que Nicolas passa au poste pour désordres noc- turnes, du procès scandaleux entamé contre son frère Serge, lorsqu'il accusa celui-ci de ne pas vo'oloir lui

ANNA KARKNINE. 143

payer sa part de la successsion de leur mère et enfin de sa dernière aventure, lorsque, ayant pris un em- ploi dans les gouvernements de l'ouest, il fut tra- duit en jugement pour coups portés à un supérieur. Tout cela était odieux, mais pour Ivcvineriinpressiou était moins mauvaise que pour ceux qui ne connais- saient pas Nicolas, car il s'imaginait connaître le fond de ce cœur et sa véritable histoire.

Levine n'oubliait pas qu'au temps Nicolas avait cherché dans les pratiques de la dévotion un frein à ses mauvaises passions, personne ne l'avait approuvé ou soutenu ; chacim, au contraire, lui le premier, l'avait tourné en ridicule ; puis, lorsque était venue la chute, persorme ne chercha à le relever : on le fuyait avec horreur et dégoût.

Levine sentait que Nicolas, dans le fond de son âme, ne devait pas se trouver plus coupable que ceux qui le méprisaient. Était-il responsable de sa nature indomptable, de son intelligence bornée ? N'avait-il pas cherché à rester dans la bonne voie ? a Je lui parlerai à cœur ouvert et l'obligerai à en faire autant, et je lui prouverai que je le comprends parce que je l'aime. »

Il se fit donc conduire à l'hôtel indiqué sur l'adresse, vers onze heures du soir.

« En haut, aux numéros 12 et 13, répondit le suisse de l'hôtel.

Est-il chez lui ?

Probablement. »

La porte du numéro 12 était entr'ou verte, et il

144 ANNA KARENINE.

sortait de la chambre une épaisse fumée de tabac de qualité inférieure ; Levine entendit le son d'une voix inconnue, puis il reconnut la présence de son frère en l'entendant tousser.

Quand il entra dans une espèce d'antichambre, la voix inconnue disait :

« Tout dépend de la façon raisonnable et ration- nelle dont l'affaire sera menée. »

Levine jeta un coup d'œil dans T entre-bâillement de la porte, et vit que celui qui parlait était un jeune homme, vêtu comme im homme du peuple, un énorme bonnet sur la tête; sur le divan était assise ime jeune femme grêlée, en robe de laine, sans col et sans manchettes. I/C cœur de Constantin se serra à l'idée du milieu dans lequel vivait son frère ! Per- sonne ne l'entendit, et, tout en ôtant ses galoches, il écouta ce que disait l'individu mal vêtu. Il parlait d'une affaire qu'il cherchait à conclure.

« Que le diable les emporte, les classes privilé- giées ! dit la voix de son frère après avoir toussé. Mâcha ! tâche de nous avoir à souper, et donne-nous du vin s'il en reste ; sinon, fais-en chercher. »

La femme se leva, et en sortant aperçut Constan- tin de l'autre côté de la cloison.

« Quelqu'un vous demande, Nicolas Dmitrie- vitch », dit-eUe.

Que vous faut-il ? cria la voix de Nicolas avec colère.

C'est moi, répondit Constantin en paraissant à la porte.

ANNA KARtXINB. 143

Qui moi ? » répéta la voix de Nicolas sur un ton irrité. Levine l'entendit se lever vivement en s'accro- chant à quelque chose, et vit se dresser devant lui la haute taille, maigre et courbée de son frère, dont l'as- pect sauvage, hagard et maladif lui ût peur.

Il avait encore maigri depuis la dernière fois que Constantin l'avait \'u, trois ans auparavant ; il portait une redingote écourtée ; sa structure osseuse ses mains, tout paraissait plus grand. Ses cheveux étaient devenus plus rares, ses moustaches se héris- saient autour de ses lèvres comme autrefois, et il avait le même regard effrayé qui se fixa sur son visi- teur avec une sorte de naïveté.

« Ah ! Kostia ! » s'écria- t-il tout à coup en recon- naissant son frère, et ses yeux brillèrent de joie ; puis, se tournant vers le jeune homme, il fit de la tête et du cou un mouvement nerveux, bien connu de LrC- vine, comme si sa cravate l'eût étranglé, et une ex- pression toute différente, sauvage et cruelle, se pei- gnit sur son visage amaigri.

« Je vous ai écrit, à Serge Ivanitch et à vous, mais je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître. Que veux- tu, que voulez- vous de moi ? »

Constantin avait oublié ce que cette nature offrait de mauvais, de difficile à supporter, et qui rendait impossible toute relation de famille ; il s'était repré- senté son frère tout autre, en pensant à lui ; main- tenant, en revoyant ces traits, ces mouvements de tête bizarres, le souvenir lui revint.

a Mais je ne veux rien de toi, répondit-il avec une

146 ANNA KARÉNINE.

certaine timidité, je suis tout simplement venu te voir. »

ly'air craintif de son frère adoucit Nicolas.

« Ah ! c'est ainsi, dit-il avec une grimace ; dans ce cas, entre, assieds-toi ; veux-tu souper ? Mâcha, apporte trois portions. Non, attends. Sais-tu qui c'est ? dit-il à son frère en désignant l'individu mal vêtu. C'est M. Kritzki, mon ami ; je l'ai connu à Kiew ; c'est MO. homme très remarquable. La police le persé- cutait, naturellement parce que ce n'est pas un lâche. » Et il regarda chacun des assistants, comme il faisait toujours après avoir parlé ; puis, s'adressant à la femme qui était sur le point de sortir, il cria :

« Attends, te dis- je ! » Il regarda encore chacun et se mit à raconter, avec la difficulté de parole que connaissait trop bien Constantin, toute l'histoire de Kritzki : comment il avait été chassé de l'Université pour avoir voulu fonder une société de secours et des écoles du dimanche ; comment il avait ensuite été nommé instituteur primaire pour être aussitôt chassé; comment il avait été mis en jugement on ne sait pourquoi.

« Vous êtes de l'Université de Kiew ? demanda Constantin à Kritzki pour rompre un silence gênant.

Oui, j'en ai été, répondit Kritzki, en fronçant le sourcil d'un air mécontent.

Et cette femme, interrompit Nicolas en la dé- signant, c'est Maria-Nicolaevna, la compagne de ma vie. Je l'ai prise dans une maison, mais je l'aime et je l'estime, et tous ceux qui veulent me connaître

ANNA KARfiNIXE. 147

doivent l'aimer et l'honorer. Je la considère comme ma femme. Ainsi tu sais à qui tu as affaire : et main- tenant, si tu crois t'abaisser. libre à toi de sortir. »

Et il jeta un regard interrogateur sur ceux qui l'entouraient.

« Je ne comprends pas en quoi je m'abaisserais.

Alors, fais-nous monter trois portions, Mâcha, trois portions, de l'eau-de-vie, du vin. Non, attends ; non, c'est inutile, va. »

CHAPITRE XXV

t Vois-tu, continua Nicolas Lcvine en plissant le front avec effort et s'agitant, car il ne savait ni que dire, ni que faire. Vois-tu, et il montra dans un coin de la chambre quelques barres de fer atta- chées avec des sangles. Vois-tu cela ? C'est le commencement d'une œuvre nouvelle que nous en- treprenons ; cette œuvre est un artd * professionnel.

Constantin n'écoutait guère ; il obser\'ait ce visage maladif de phtisique, et sa pitié croissante l'empê- chait de prêter grande attention à ce que disait son frère. Il savait bien d'ailleurs que cette œuvre n'était qu'une ancre de salut destinée à empêcher Nicolas de se mépriser complètement. Celui-ci continua :

« Tu sais que le capital écrase rou\Tier ; l'ouvrier chez nous, c'est le paysan ; c'est lui qui porte tout le

I. Association ouvrière.

148 AK>:A KARÉNINE.

poids du travail, et, quoi qu'il fasse, il ne peut sortir de son état de bête de somme. Tout le bénéfice, tout ce qui pourrait améliorer le sort des paysans, leur donner quelques loisirs et par conséquent quelque ins- truction, tout est englouti par le capitaliste. Et la société est ainsi faite, que plus ils travailleront, plus les propriétaires et les marchands s'engraisseront à leurs dépens, tandis qu'eux ils resteront bêtes de somme. C'est ce qu'il faut changer. Et il re- garda son frère d'un air interrogateur.

Oui certainement, répondit Constantin en re- marquant deux taches rouges se fonner sur les pom- mettes des joues de son frère.

Et nous organisons un artel de serrurerie tout sera en commun : travail, bénéfices, jusqu'aux instruments de travail eux-mêmes.

sera cet artel ? demanda Constantin.

Dans le village de Vasdrem, dans le gouverne- ment de Kasan.

Pourquoi dans un village ? Il me semble qu'à la campagne l'ouvrage ne manque pas ? Pourquoi y étabhr un artel de serrurerie ?

Parce que le paysan reste serf tout comme par le passé, et c'est à cause de cela qu'il vous est désa- gréable, à Serge et à toi, qu'on cherche à les tirer de cet esclavage )), répondit Nicolas contrarié de cette obser\^ation.

Pendant qu'il parlait, Constantin avait examiné la chambre triste et sale ; il soupira, et ce soupir ir- rita encore plus Nicolas.

ANNA KARflNINK. 149

a Je connais vos préjugés aristocratiques, à Serge et à toi ; je sais qu'il emploie toutes les forces de sou intelligence à défendre les maux qui nous acca* bleut.

A quel propos parles- tu de Serge ? dit Leviiie en souriant.

De Serge ? voilà pourquoi j'en parle, cria tout à coup Nicolas à ce nom, voilà pourquoi. Mais à quoi bon ? Dis-moi seulement pourquoi tu es venu ? Tu méprises tout ceci, tant mieux, va-t'cu au diable, va-t'en ! Et il se leva de sa chaise en criant : Va-t'en, va-t'en !

Je ne méprise rien, dit Constantin doucement ; je ne discute même pas. »

Maria-Nicolae\nia entra en ce moment ; Nicolas se tourna vers elle en colère, mais elle s'approcha vivement de lui, et lui dit quelques mots à l'oreille.

« Je suis malade, je deviens irritable, dit Nicolas plus calme et respirant péniblement, et tu viens me parler de Serge et de ses articles ! Ce sont de telles insanités, de tels mensonges, de telles erreurs ! Comment un homme qui ne sait rien de la justice peut-il en parler ? Avez-vous lu son article ? dit-il en s'adressant à Kritzki. Et, s'approchant de la table, il voidut la débarrasser de cigarettes à moitié faites.

Je ne l'ai pas lu, rq)ondit Kritzki d'un air sombre, ne voulant visiblement prendre aucune part à la conversation.

Pourquoi ? demanda Nicolas avec irritation.

150 ' ANNA KARÉNINE.

Parce que je trouve inutile de perdre ainsi mon temps.

Permettez : comment s avez- vous si ce serait du temps perdu ? Pour bien des gens, cet article est inabordable parce qu'ils ne peuvent le compren- dre ; mais pour moi, c'est différent : je lis au travers des pensées, et je sais en quoi il est faible. »

Personne ne répondit. Kritzki se leva lentement et prit son bonnet.

« Vous ne voulez pas souper ? Dans ce cas, bon- soir. Revenez demain avec le serrurier. »

A peine Kritzki fut-il sorti que Nicolas cligna de l'œil en souriant.

« Pas fort non plus celui-là, dit-il, je vois bien... »

Kritzki l'appela du seuil de la porte.

« Qu'y a-t-il ? » demanda Nicolas, et il alla le rejoindre dans le corridor.

Resté seul avec Maria-Nicolaevna, I^evine s'adres- sa à elle :

« Êtes-vous depuis longtemps avec mon frère ? lui demanda- t-il.

Depuis bientôt deux ans. Sa santé est devenue faible ; il boit beaucoup.

Comment l'entendez-vous ?

Il boit de l'eau- de- vie. Cela lui fait mal.

Et en boit-il avec excès ? demanda Levine à vo X basse.

Oui, répondit-elle en regardant avec crainte du côté de la porte, se montra Nicolas Levine.

De quoi parlez- vous ? dit-il en les regardant

AXNA KARKNIXK. T51

l'un après l'autre, les yeux effarés et en fronçant le sourcil.

De rien, repondit Constantin confus.

Vousne voulez pas répondre : eh bien, ne ré- pondez pas ; mais tu n'as que faire de causer avec elle. C'est une fille, et toi un gentilhonune... Je vois bien que tu as tout compris et jugé, et que tu consi- dères mes erreurs avec mépris, dit-il en élevant la voix.

Nicolas Dmitrievitch, Nicolas Dmitrievitch, murmura Marie Nicolae\Tia en s'approchant de lui.

C'est bon, c'est bon !... Eh bien, et ce souper ? Ah î le voilà ! dit-il en voyant entrer un domestique portant un plateau.

Par ici, continua-t-il d'un ton irrité, et aus- sitôt il se versa un verre d'eau-de-vie qu'il but avide- ment. — En veux- tu ? demanda- t-il déjà rasséréné à son frère.

Ne parlons plus de Serge Ivanitch. Je suis tout de même content de te revoir. On a beau dire, nous ne sommes pourtant pas des étrangers l'un pour l'au- tre. Bois donc. Raconte-moi ce que tu fais ? conti- nua-t-il en mâchant hâtivement un morceau de pain et en se versant un second verre. Cormnent vis-tu ?

Mais comme autrefois, seul, à la campagne ; je m'occupe d'agriculture, répondit Constantin en regardant plein de terreur l'avidité avec laquelle son frère mangeait et buvait, et en tâchant de dissi- muler ses impressions.

Pourquoi ne te maries- tu pas ?

152 ANNA KARÉNINE.

Cela ne s'est pas trouvé, répondit Constantin en rougissant.

Pourquoi cela ? Quant à moi, c'est fini. J'ai gâché mon existence. J'ai dit et je dirai toujours que, si on m'avait donné ma part de succession quand j 'en avais besoin, ma vie aurait été tout autre. »

Constantin se hâta de changer de conversatio .

« Sais-tu que ton Vanioucha est chez moi à Pa- krofsky, au comptoir », dit-il.

Nicolas eut un mouvement de cou nerveux et parut réfléchir.

« Raconte-moi ce qui se passe à Pakrosfsky. La maison est-elle la même ? et nos bouleaux ! et notre chambre d'étude ! Se peut-il que Philippe le jardi- nier vive encore ? Comme je me souviens du petit pavillon, du grand divan ! Ne change rien à la mai- son, marie-toi vite et recommence la vie d'autrefois. Je viendrai chez toi alors, si tu as une bonne femme.

Pourquoi ne pas venir maintenant ? Nous nous arrangerons si bien ensemble ?

Je serais venu si je ne craignais de rencontrer Serge Ivanitch.

Tu ne le rencontreras pas : je suis absolument indépendant de lui.

Oui, mais, quoi que tu dises, il te faut choisir entre lui et moi », dit Nicolas en levant avec crainte les yeux sur son frère.

Cette timidité toucha Levine. « Si tu veux que je te fasse une confession au su- jet de votre querelle, je te dirai que je ne prends parti

AXXA KARi:XIXK. 153

ni pour l'un, ni pour l'autre. Vous avez, selon înoi, tort tous les deux ; seulement, chez toi le tort est extérieur, tandis qu'il est intérieur chez Serge.

Ha, ha ! tu l'as compris, tu l'as compris ! cria Nicolas avec une explosion de joie.

Et si Xxi veux aussi le savoir, c'est à ton amitié que je tiens personnellement le plus, parce que...

Pourquoi ? pourquoi ? »

Constantin n'osait pas dire que cela tenait à ce que Nicolas était malhL'ureux et avait plas besoin de son affection ; mais Nicolas comprit, et se reprit à boire d'un air sombre.

« Assez, Nicolas Dmitrievitch ! dit Maria-Nico- lae\Tia en tendant sa grosse main vers le carafon d'eau-de-vic.

Laisse, ne m'ennuie pas, sinon je te bats ! » cria-t-il. Marie eut un bon sourire soumis qui dé- sanna Nicolas, et elle retira l'eau-de-vie.

« Tu crois qu'elle ne comprend rien, celle-là ? dit Nicolas. Elle comprend tout mieux qu'aucun de nous. N'est-ce pas qu'elle a quelque chose de gentil, de bon ?

Vous n'aviez jamais été à Moscou ? demanda Constantin pour dire quelque chose.

Ne lui dis donc pas vous. Elle craint cela. Sauf le juge de paix qui l'a jugée quand elle a voulu sor- tir de la maison elle était, personne ne lui a ja- mais dit vous. Mon Dieu, comme tout manque de bon sens en ce monde ! s'écria- t-il tout à coup. Ces

154 ANNA KARENINE.

nouvelles institutions, ces juges de paix, ces sems- tvos ! quelles monstruosités ! »

Et il entreprit de raconter ses aventures avec les nouvelles institutions.

Constantin l'écoutait ; ce besoin de négation et de critique, qu'il partageait avec son frère, et qu'il exprimait si souvent, lui devint tout à coup désa- gréable.

« Nous comprendrons tout cela dans l'autre monde, dit-il en plaisantant.

Dans l'autre monde ! Oh ! je ne l'aime pas cet autre monde, je ne l'aime pas ! répéta Nicolas en fixant des yeux hagards sur son frère. Il semblerait bon de sortir de ce chaos, de toutes ces vilenies; mais j ' ai peur de la mort, j ' en ai terriblement peur. »

Il frissonna.

« Mais bois donc quelque chose. Veux- tu du Champagne ? ou bien veux-tu que nous sortions ? Allons voir les Bohémiennes ! Sais- tu que je me suis mis à aimer les Bohémiennes et les chansons russes... »

Sa langue s'embrouillait, et il sautait d'un sujet à un autre. Constantin, avec l'aide de Mâcha, lui persuada de ne pas sortir, et ils le couchèrent com- plètement ivre.

Mâcha promit à Levine de lui écrire si c'était né- cessaire et de tâcher de décider Nicolas à venir vivre chez lui.

ANNA KARENINE. 155

CHAPITRE XXVI

I.E lendemain matin, Lcvine quitta Moscou, et vers le soir il fut de retour chez lui. Pendant le voyage il lia conversation en wagon avec ses compa- gnons de route, causa politique, chemins de fer et tout comme à Moscou, se sentit sous le poids du chaos de tant d'opinons diverses, mécontent de lui- même et honteux, sans savoir pourquoi. Mais quand il aperçut Ignace, son cocher borgne, le col de son caftan relevé par-dessus les oreilles, son traîneau couvert d'un tapis qu'éclairait la lumière vacillante des lampes de la gare, ses chevaux, la queue bien ficelée, avec leur harnachement de grelots ; quand le cocher, tout en l'installant en traîneau, lui raconta les nouvelles de la maison : comment Simon l'entre- preneur était venu, et comment Pava, la plus belle de ses vaches avait vêlé, il lui sembla sortir peu à peu de ce chaos, et son mécontentement disparut aussi bien que sa honte. La seule vue d'Ignace et des chevaux lui avait été un soulagement, mais, une fois qu'il eut endossé la touloupe * qu'on lui avait apportée et qu'assis bien enveloppé dans son traîneau il se prit à songer aux ordres à donner en rentrant, tout en examinant le cheval de volée, son ancien cheval de selle (une bête rapide quoique forcée), le passé lui

I. Pelisse en peau de mouton.

156 ANNA KARÉNINE.

apparut sous un tout autre jour. Il cessa de souhaiter être un autre que lui-même, et désira simplement de- venir meilleur qu'il n'avait été jusque-là. Et d'abord il n'espérerait plus de bonheurs extraordinaires et se contenterait de la réalité présente ; puis il saurait résister aux mauvaises passions, comme celles qui le possédaient le jour il fit sa demande, et enfin il se promit de ne plus oublier Nicolas, et de chercher à lui venir en aide quand il serait plus mal; hélas ! il craignait que ce ne fût bientôt. La conversa- tion sur le commim.isme, qu'il avait si légèrement traité avec son frère, lui revint en mémoire et le fit réfléchir. Il considérait comme absurde vine réforme des conditions économiques, mais n'en était pas moins frappé du contraste injuste de la misère du peuple comparée au superflu dont il jouissait ; il se promit de travailler dorénavant plus qu'il ne l'avait fait, et de se permettre moins de luxe que par le passé. Plongé dans ces réflexions, il fit le tra- jet de la gare chez lui sous l'impression des pensées les plus douces.

Une faible clarté tombait des fenêtres de sa vieille bonne sur le perron couvert de neige. Kousma, le domestique, réveillé en sursaut, se précipita pieds nus et à moitié endormi pour ouvrir la porte ; Las- ka, la chienne de chasse, courut aussi à la rencontre du maître et, renversant presque Kousma sur son passage, accueillit Levine debout sur ses pattes de derrière, avec le désir évident de lui planter celles de devant sur la poitrine.

ANNA KARICNIXK. 157

« Vous êtes revenu bien vite, mon petit père, dit Agatlie Mikhaïlovna.

Je nie suis ennuyé à Moscou, Agathe Mikhaï- lovna ; on est bien chez les autres, mais on est mieux chez soi ! » dit-il en passant dans son cabinet.

Le cabinet s'éclaira aussitôt de bougies apportées à la hâte. Les détails familiers lui en apparurent peu à peu : les grandes cornes de cerf, les rayons chargés de livTes , le miroir, le poêle avec ses bouches de cha- leur qui demandaient depuis longtemps à être répa ré'es, le vieux divan de son père, la grande table ; sur celle-ci un livre ouvert, un cendrier cassé, un cahier couvert de son écriture.

En se retrouvant là, il se prit à douter de la possi- bilité d'un diangement d'existence tel qu'il l'avait rêvé chemin faisant. Toutes ces traces de sa vie pas- sée semblaient lui dire : « Non, tu ne nous quitte- ras pas, tu ne deviendras pas autre, tu resteras ce que tu as toujours été, avec tes doutes, tes perpétuels mécontentements de toi même, tes tentatives stériles d'amélioration, tes rechutes, et ton éternelle attente d'un bonheur qui n'est pas fait pour toi. »

Voilà ce que disaient les objets extérieurs ; une voix différente parlait dans son âme, lui murmurait qu'il ne fallait pas être esclave de son passé, qu'on faisait de soi ce qu'on voulait. Obéissant à cette voix, il s'approcha d'un coin de la chambre se trouvaient deux poids pesant chacun im poud ; il les souleva pour faire un peu de g\nimastique, et tâcher de se retrouver fort et courageux. Un. bruit

158 ANNA KARÉNINE.

se ût entendre près de la porte. Il déposa aussitôt ses poids.

C'était l'intendant. Il commença par annoncer que, grâce à Dieu, tout allait bien, puis il avoua que le sarrasin avait brûlé dans le nouveau séchoir. Levine en fut irrité. Ce séchoir, construit, et en par- tie inventé par lui, n'avait jamais été approuvé par l'intendant, qui aimonçait maintenant l'accident avec calme et avec un certain air de triomphe mo- deste. Levine était persuadé qu'on avait négligé des précautions cent fois recommandées. La mauvaise humeur le prit et il gronda l'intendant. Mais il ap- prit un événement heureux et important : Pava, la meilleure, la plus belle des vaches, achetée à l'ex- position, avait vêlé.

« Kousma, donne ma touloupe ; et vous, faites allu- mer une lanterne. J'irai la voir », dit-il à l'intendant.

L'étable des vaches de prix se trouvait tout près de la maison ; Levine traversa la cour en longeant les tas de neige accumulée sous les buissons de lilas, s'approcha de l'étable, et en ouvrit la porte à moitié gelée sur ses gonds ; ime chaude odeur de fumier s'en exhalait ; les vaches, étonnées de la lumière inatten- due des lanternes, se retournèrent sur leurs litières de paille fraîche. La croupe luisante et noire, tache- tée de blanc, de la vache hollandaise brilla dans la pénombre ; Berkut, le taureau, l'anneau passé dans les lèvres, voulut se lever, puis changea d'idée et se contenta de souffler bruyamment quand on passa près de lui.

ANNA KARÉNINE. 159

La belle Pava, immense comme un hippopotame, était couchée près de son veau, qu'elle flairait, et auquel elle formait un rempart de son corps.

Levine entra dans sa stalle, l'examina et souleva le veau tacheté de blanc et de rouge sur ses longues pattes tremblantes.

Pava beugla d'émotion, mais se rassura quand IrCvine lui rendit son nouveau-né, qu'elle se mit à lécher en soupirant lourdement. I^ petit animal se blottit sous les flancs de sa mère en remuant la queue.

« Eclaire par ici, Fedor, donne la lanterne, dit Levine en examinant le veau. C'est sa mère ! quoi- qu'il ait la robe du père ; la jolie bête, longue et fine. N'est-ce pas qu'elle est jolie, Wassili Fedoro- vitch ? dit-il en se tournant vers son intendant, ou- bliant, dans le plaisir que lui causait le nouveau-né, l'ennui du sarrasin brûlé.

Il a de qui tenir, comment serait-il laid ? Simon l'entrepreneur est venu le lendemain de votre départ, Constantin Dmitrievitch, il faudrait s'ar- ranger avec lui. J'ai déjà eu l'honneur de vous parler de la machine. »

Cette seule phrase fit rentrer Levine dans tous les détails de son exploitation, qui était grande et compliquée, et de l'étable il alla droit au bureau, il parla à l'entrepreneur et à l'intendant ; puis il rentra à la maison et monta au salon.

i6o ANNA KARÊNINl^

chapite:e XXVII

La maison de Levine était grande et ancienne, mais il l'occupait et la chauffait en entier, bien qu'il y habitât seul ; c'était absurde, et absolument con- traire à ses nouveaux projets, ce qu'il sentait bien ; mais cette maison était pour lui tout un monde, un monde avaient vécu et étaient morts son père et sa mère ; ils y avaient vécu de la vie qui, pour Levine, était l'idéal de la perfection, et qu'il rêvait de recommencer avec une famille à lui.

Levine se souvenait à peine de sa mère ; mais ce souvenir était sacré, et sa femme, s'il se mariait, devait, dans son imagination, être semblable à cet idéal charmant et adoré. Pour lui, l'amour ne pou- vait exister en dehors du mariage ; il allait plus loin: c'est à la famille qu'il pensait d'abord, et ensuite à la femme qui devait la lui donner. Ses idées sur le mariage étaient donc fort différentes de celles que s'en formaient la plupart de ses amis, pour lesquels il représentait uniquement un des nombreux actes de la vie sociale. Levine le considérait comme l'acte principal de l'existence, celui dont tout son bonheur dépendait. Et maintenant il fallait y renoncer !

Quand il entra dans son petit salon, d'ordinaire il prenait le thé, et qu'il s'assit dans son fauteuil avec un livre, tandis que Agathe Mikhaïlovna lui appor- tait sa tasse, et se plaçait près de la fenêtre, en di-

ANNA KARlCNINE. i6i

sant comme d'habitude : « Permettez-moi de m'as- seoir, mon petit père », il sentit, chose étrange qu'il n'avait pas renoncé à ses rêveries, et qu'il ne pouvait vivre sans elles. Serait-ce Kittyouune autre, mais cela serait. Ces images d'une vie de famille future occupaient son imagination, tout en s'arré- tant parfois pour écouter les bavardages d'Agathe Mikhaïlovna. Il sentait que, dans le fond de son âme quelque chose se modérait, mais aussi se fixait irré- vocablement.

Agathe Mikhaïlovna racontait comment Prokhor avait oublié Dieu et, au lieu de s'acheter un clieval avec l'argent donné par Levine, s'était mis à boire sans trêve, et avait battu sa femme presque jusqu'à la mort ; et, tout en écoutant, il lisait son livre, et retrouvait le fil des pensées éveillées en lui par cette lecture. C'était un livre de Tjmdall sur la chaleur. Il se souvint d'avoir critiqué Tyndall sur la satisfac- tion avec laquelle il parlait de la réussite de ses expé- riences, et sur son manque de vues philosophiques. Et tout à coup une idée joyeuse lui traversa l'esprit : « Dans deux ans je pourrai avoir deux hollandaises, et Pava elle-même sera encore ; douze filles de Berkut pourront être mêlées au troupeau ! Ce sera superbe ! » Et il se reprit à lire : « Eh bien, mettons que l'électricité et la chaleur ne soient qu'une seule et même chose, mais peut-on employer les mêmes unités dans les équations qui servent à résoudre cette ques- tion ? Non. Eh bien alors ? Le lien qui existe entre toutes les forces de la nature se sent de reste, ins-

i62 ANNA KARÉNINE

tinctivement... Et quel beau troupeau, quand la fille de Pava sera devenue une vache rouge et blan- che : nous sortirons, ma femme et moi avec quelques visiteurs pour les voir rentrer. Ma femme dira : « Kostia et moi avons élevé cette génisse comme im « enfant. Comment cela peut-il vous intéresser ? « dira le visiteur. Ce qui l'intéresse m'intéresse « aussi. Mais qui sera-t-elle ? » Et il se rappela ce qui s'était passé à Moscou... a Qu'y faire ? Je n'y peux rien. Mais maintenant tout marchera autre- ment. C'est une sottise que de se laisser dominer par son passé, il faut lutter pour vivre mieux, beaucoup mieux... » Il leva la tête et se perdit dans ses pen- sées. La vieille Laska, qui n'avait pas encore bien digéré son bonheur d'avoir revu son maître, était allée faire un tour dans la cour en aboyant ; elle rentra dans la chambre, agitant sa queue de satis- faction et rapportant l'odeur de l'air frais du de- hors, s'approcha de lui, glissa sa tête sous sa main et réclama une caresse en geignant plaintivement.

« Il ne lui manque que la parole, dit la vieille Agathe : ce n'est qu'un chien pourtant : mais il com- prend que le maître est de retour et qu'il est triste.

Pourquoi triste ?

Ne le vois- je donc pas, petit père ? Il est temps que je connaisse les maîtres, n'ai- je pas grandi avec eux ? Pourvu que la s anté soit bonne et la conscience pure, le reste n'est rien. »

Ivevine la regarda attentivement, s'étonnant de la voir ainsi deviner ses pensées.

ANNA KARÉNINE. 163

t Si je remplissais vine seconde tasse ? » dit-elle ; et elle sortit chercher du thé.

Laska continuait à fourrer sa tête dans la main de son maître : il la caressa, et aussitôt elle se coucha en rond à ses pieds, posant la tête sur une de ses pattes de derrière ; et pour mieux prouver que tout allait bien et rentrait dans l'ordre, elle ouvrit légè- rement la gueule, glissa la langue entre ses vieilles dents, et, avec un léger claquement de lèvres, s'ins- talla dans un repos plein de béatitude. Levine sui- vait tous ses mouvements.

« Je ferai de même ! pensa-t-il ; tout peut encore s'arranger. »

CHAPITRE XXVIII

Anna Arcadievna envoya le lendemain du bal une dépêche à son mari pour lui aimoncer qu'elle quittait Moscou le jour même.

« Non, il faut, il faut que je parte, dit-elle à sa belle-sœur pour lui expliquer ses changements de projets, comme si elle se rappelait à temps les nom- breuses affaires qui l'attendaient ; il vaut mieux que ce soit aujourd'hui. » Stépane Arcadiévitch dînait en ville, mais il promit de rentrer pour recon- duire sa sœur à sept heures Kitty ne vint pas, et s'excusa par un petit mot, se disant souffrante de la migraine.

DoUy et Anna dînèrent seules avec les enfants et

AXXA KARÊXIXE.

i6^

Dieu sait ce qui serait arrivé sans toi ! Combien '1 es heureuse, Anna ! dit DoUy : tout est clair et ur dans ton âme.

Chacun a ses skektons dans son âme, comme lisent les Anglais.

Quels skeletons peux-tu avoir ? En toi tout 5t clair î

J'ai les miens î s'écria tout à coup Arma, et n sourire inattendu, rusé, moqueur, plissa ses lè- res malgré ses lannes.

Dans ce cas, ce sont des skeletons amusants, et Kon pas tristes, répondit DoUy en souriant.

Oh non ! ils sont tristes î »Sais-tu pourquoi je eara aujourd'hui au lieu de demain ? C'est un aveu pui n.e pèse, mais que je veux te faire », dit Anna m s'asseyant d'un air décidé dans \m fautiiiil, tt \\ regarrlant Dolly bien en face.

A son grand étonnenK-nt, Dolly vit qu'Anna avait 4igi jusqu'au blanc des yeux, jusqu'aux petits ' \h' n^ noirs de nuque.

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« Ob lum, mm ! Jcmic ituU pns Stiva, dit-cUc eu

i64 ANNA KARÉNINE.

l'Anglaise. Les enfants, soit inconstance, soit ins- tinct, ne jouèrent pas avec leur tante comme à son arrivée ; leur tendresse avait disparu, et ils semblè- rent Se préoccuper fort peu de la voir partir. Anna avait passé la matinée à organiser son départ ; elle écrivit (Quelques billets d'adieu, termina ses comptes et fit ses malles. Il sembla à Dolly qu'elle n'avait pas râm.e tranquille, et que cette agitation, qu'elle con- naissait par expérience, avait sa raison d'être dans un certain mécontentement général d'elle-même. Après le dîner, Anna monta s'habiller dans sa cham- bre, et Dolly la suivit.

« Tu es étrange aujourd'hui, lui dit Dolly.

Moi ! tu trouves ? Non, je ne suis pas étrange, je suis mauvaise. Cela m'arrive, j'ai envie de pleu- rer. C'est très bête, mais cela passera, dit-elle vi- vement, en cachant son ^*isage rougissant contre un petit sac elle mettait sa coiffure de nuit et ses mouchoirs de poche. Ses yeux brillaient de larmes qu'elle contenait avec peine. J'avais si peu en\'ie de quitter Pétersbourg, et maintenant il me coûte de m'en aller d'ici.

Tu es venue faire une bonne action », dit Dolly en l'obser^-ant avec attention.

Anna la regarda les yeux mouillés de larmes.

a Ne dis pas cela, Dolly. Je n'ai rien fait et ne pouvais rien faire. Je me demande souvent pourquoi on semble ainsi s'entendre pour me gâter. Qu'ai-je fait, et que pouvais- je faire ? Tu as trouvé assez d'amour dans ton cœur pour pardonner...

ANNA KARÉXIXB. 165

Dieu sait ce qui serait arrivé sans toi î Combien tu es heureuse, Anna ! dit DoUy : tout est clair et pur dans ton âme.

Chacun a ses skeictons dans son âme, comme disent les Anglais.

Quels skeletons peux- tu avoir ? En toi tout est clair !

J'ai les miens î s'écria tout à coup Anna, et un sourire inattendu, rusé, moqueur, plissa ses lè- vres malgré ses larmes.

Dans ce cas, ce sont des skeletons amusants, et non pas tristes, répondit Dolly en souriant.

Oh non î ils sont tristes ! v^ais-tu pourquoi je pars aujourd'hui au lieu de demain ? C'est un aveu qui me pèse, mais que je veux te faire », dit Anna en s'asseyant d'un air décidé dans im fauteuil, et en regardant Dolly bien en face.

A son grand étonnement, Dolly vit qu'Anna avait rougi jusqu'au blanc des yeux, jusqu'aux petits frisons noirs de sa nuque.

« Oui, continua .\nna, sais-tu pourquoi Kitty n'est pas venue dîner ? Elle est jalouse de moi... j'ai été cause que ce bal, au lieu d'être une joie pour elle, a été un mart3Te. Mais vraiment, vraiment, je ne suis pas coupable, ou, si je le suis, c'est bien peu, dit-elle en appuyant sur le dernier mot.

Oh ! comme tu as ressemblé à Stiva en disant cela J), dit Dolly en riant

Anna s'offensa.

a Oh non, non ! Je ne suis pas Stiva, dit-elle ea

i66 ANNA KARÉNINE.

s'assombrissant. Je te raconte cela parce que je ne me permets pas im instant de douter de moi- même.

Mais, au moment elle prononçait ces mots, elle sentit combien peu ils étaient justes ; non seulement elle doutait d'elle-même, mais le souvenir de Wrons- ky lui causait tant d'émotion, qu'elle partait plus tôt qu'elle n'en avait eu l'intention, uniquement pour ne plus le rencontrer.

« Oui, Stiva m'a dit que tu avais dansé le cotillon avec lui, et qu'il...

Tu ne saurais croire combien tout cela a sin- gulièrement tourné. Je pensais contribuer au ma- riage, et, au lieu d'y aider... peut-être contre mon gré ai- je... » Elle rougit et se tut.

« Oh ! ces choses-là se sentent tout de suite, dit Dolly.

Je serais au désespoir si, de son côté, il y avait quelque chose de sérieux, interrompit Anna ; mais je suis convaincue que tout sera vite oublié et que Kitty cessera de m'en vouloir.

Au fond, et pour parler franc, je ne regretterais guère qu'elle manquât ce mariage ; il vaut bien mieux en rester là, si Wronsky est homme à s'être épris de toi en un jour.

Eh bon Dieu, ce serait si fou ! dit Anna, et son visage se couvrit d'ime vive rougeur de contente- ment en entendant exprimer par une autre la pensée qui l'occupait. Et voilà comment je pars en me faisant une ennemie de Kitty que j'aimais tant!

ANNA KARÉNINE. 1^7

elle est si chamiante î Mais tu arrangeras cela, DoUy. n'est-ce pas ? »

Dolly retint avec peine un sourire. Elle aimait Anna, mais n'était pas fâchée de lui trouver aussi des faiblesses.

« Une ennemie ? c'est impossible.

J'aurais tant désiré être aimée de vous comme je vous aime, et maintenant je vous aime bien plus encore que par le passé, dit Anna les larmes aux 3'eux. Mon Dieu, que je suis donc bcte aujour- d'hui!»

Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et com- mença sa toilette.

Au moment de partir arriva enfin Stépane Arca- diévitch, avec une figure rouge animée, sentant le vin et les cigares.

L'attendrissement d'Anna avait gagné Dolly, et, en embrassant sa belle-sœur pour la dernière fois, elle mummra : « Songe, Arma, que je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, et songe aussi que je t'aime et t'aimerai toujours comme ma meilleure amie !

Je ne comprends pas pourquoi, répondit Anna en l'embrassant tout en retenant ses larmes.

Tu m'as comprise et me comprends encore. Adieu, ma chérie ! »

i68 ANNA KARÉNINE.

CHAPITRE XXIX

« Enfin tout est fini, Dieu merci ! » fut la pre- mière pensée d'Anna après avoir dit adieu à son frère, qui avait encombré l'entrée du wagon de sa personne jusqu'au troisième coup de sonnette. Elle s'assit auprès d'Annouchka, sa fem-m.e de chambre, sur le petit divan, et examina le compartiment, fai- blement éclairé. « Dieu merci, je reverrai demain Serge et Alexis Alexandrovitch ; et ma bonne vie habituelle reprendra comme par le passé. »

Avec ce même besoin d'agitation dont elle avait été possédée toute la journée, Anna fit minutieuse- ment son installation de voyage ; de ses petites mains adroites elle sortit de son sac rouge un oreiller qu'elle posa sur ses genoux, s'enveloppa bien les pieds, et s'installa. Une dame malade s'arrangeait déjà pour la nuit. Deux autres dames adressèrent la parole à Anna, et ime grosse vieille, entourant ses jambes d'une couverture, fit des remarques cri- tiques sur le chauffage. Anna répondit aux dames, mais, ne prévoyant aucun intérêt à leur conversation, demanda sa petite lanterne de voyage à Annouchka, l'accrocha au dossier de son fauteml et sortit de son sac un roman anglais et un couteau à papier. Tout d'abord, il lui fut difficile de lire ; on allait et venait autour d'elle; une fois le train en mouvement, elle écouta involontairement ce qui se passait au dehors;

ANNA KARÉNINE. 169

la neige qui battait les vitres, le conducteur qui pas- sait couvert de flocons, la conversation de ses com- pagnes de voyage qui s'entretenaient de la tempête qu'il faisait, tout lui donnait des distractions. Ce fut plus monotone ensuite ; toujours les mêmes se- cousses et le même bruit, la même neige à la fenêtre les mêmes changements brusques de température du chaud au froid, puis encore au 'chaud, les mêmes visages entrevus dans la demi-obscurité, les mêmes voix ; enfin elle parvint à lire et à comprendre ce qu'elle Hsait. Annouchka sonmieillait déjà, tenant le petit sac rouge sur ses genoux, de ses grosses mains couvertes de gants, dont l'un était déchiré. Anna lisait et comprenait ce qu'elle lisait, mais la lecture, c'est-à-dire le fait de s'intéresser à la vie d'autrui, lui devenait intolérable, elle avait trop besoin de vivre par elle-même, L'héroine de son roman soignait des malades : elle aurait voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade ; un mem- bre du Parlement tenait un discours : elle aurait voulu le prononcer à sa place ; lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace : elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille, et de ses petites mains elle tourmentait son couteau à papier en cherchant à prendre patience. Le héros de son roman touchait à l'apogée de son bonheur anglais, un titre de baron et une terre, et Anna aurait voulu partir pour cette terre, lorsqu'il lui sembla tout à coup qu'il y avait pour le nouveau baron uu sujet de honte, et pour elle aussi. « Mais

170 ANNA KARÉNINE.

de quoi avait-il à rougir ? Et moi, de quoi serais- je honteuse ? » se demanda- t-elle en s' appuyant au dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et serrant son couteau à papier dans ses mains. Qu'avait-elle fait ? Elle passa en revue ses souvenirs de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle se rappela le bal, Wronsky, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux ; y avait-il rien dont elle dût être confuse ? Et cependant le senti- ment de honte augmentait à ce souvenir, et il lui semblait qu'une voix intérieure lui disait à propos de Wronsky : « Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud, chaud. Quoi, qu'est-ce que cela signifie ? se demanda- t-elle en changeant de place sur son fauteuil d'un air résolu, aurai s- je peur de regarder ces souvenirs en face ? Qu'y a-t-il, au bout du compte? Existe-t-il, peut-il rien exister de commun entre ce petit officier et moi, si ce n'est les relations que l'on a avec tout le monde ? » Elle sourit de dédain et reprit son livre, mais décidément elle n'y compre- nait plus rien. Elle frotta son couteau à papier sur la vitre gelée pour en passer ensuite la surface froide et lisse sur sa joue brûlante, et se prit à rire presque à haute voix. Elle sentait ses nerfs se tendre de plus en plus, ses yeux s'ouvrir démesurément, ses doigts se crisper nerveusement, quelque chose l'étouf- fer, les images et les sons prendre une importance exa- gérée dans la demi-obscurité du wagon. Elle se de- mandait à chaque instantdans quel sens on marchait si c'était en avant, à reculons, ou si l'on était arrêté.

ANNA KARÉNINE. 171

Était-ce bien Annouchka qui était auprès d'elle, ou une étrangère ? « Qu'est-ce qui est là, suspendu au crochet ? une pelisse ou un animal La peur de se laisser aller à cet état d'inconscience la prit ; elle sentait qu'elle y pouvait encore résister par la force de la volonté. Pour tâcher de reprendre possession d'elle-même, Anna se leva, ôta son plaid, son col de fourrure et crut un moment s'être remise. Un hoimne maigre, vêtu, comme un paysan, d'une longue sou- quenille jaunâtre à laquelle il manquait un bouton, entra. Elle reconnut en lui l'homme qui chauffait le poêle, le vit regarder le thermomètre, et remarqua conune le vent et la neige s'introduisaient à sa suite dans le wagon ; puis tout se confondit de nouveau. IvC paysan à grande taille se mit à grignoter quelque chose au mur; la vieille dame étendit ses jambes et en remplit tout le wagon comme d'un nuage noir; puis elle crut entendre un bruit étrange, quel- que chose qui se déchirait en grinçant; un feu rouge et aveuglant brilla pour disparaître derrière un mur.

Anna se sentit tomber dans un fossé.

Toutes ces sensations étaient plus amusantes qu'effrayantes. La voix de l'homme couvert de neige lui cria im nom à l'oreille. Elle se souleva, reprit ses sens, et comprit qu'on approchait d'une station et que cet homme était le conducteur. Aussitôt elle demanda son châle et son col de fourrure à Annouch- ka, les mit, et se dirigea vers la porte.

« Madame veut sortir ? demanda Annouchka.

173 ANNA KARÉNINE.

Oui, j'ai besoin de respirer, il fait si chaud ici î » Et elle ouvrit la porte.

Le chasse-neige et le vent lui barrèrent le passage ; cela lui parut drôle, et eUe lutta pour parvenir à ouvrir la porte. Le vent semblait l'attendre au dehors pour l'enlever gaiement en sifflant ; mais elle s'ac- crocha d'une main à un poteau, retint ses vêtements de l'autre, et descendit sur le quai.

Une fois abritée par le wagon, elle trouva un peu de calme, et ce fut avec une véritable jouissance qu'elle respira à pleins poumons l'air froid de cette nuit de tempête. Debout près de la voiture, elle regarda autour d'eUe le quai couvert de neige et la station toute bril- lante de lumières.

CHAPITRE XXX

Le vent soufflait avec rage, s'engouffrant entre les roues, tourbillonnant autour des poteaux, couvrant de neige les wagons et les hommes. Quelques per- sonnes couraient çà et là, ouvrant et refermant les grandes portes de la station, causant gaiement et fai- sant grincer sous leurs pieds les planches du quai. Une ombre frôla Anna en se courbant, et elle entendit le bruit d'un marteau sur le fer.

« Qu'on envoie la dépêche ! criait ime voix irritée sortant des ténèbres de l'autre côté de la voie. Par ici, s'il vous plaît, n^ 28, ;> criait-on d'autre part. Deux messieurs, la cigarette allumée à la bouche,

ANNA KARÉNINE. 17:

passèrent près d'Anna; elle se préparait à remonter en wagon après avoir respiré fortement, comme pour faire provision d'air frais, et sortait déjà la mam de son manchon, lorsque la lumière vacillante du réverbère lui fut cachée par un honune en p^.letot militaire qui s'approcha d'elle. C'était Wronsky, elle le reconnut.

Aussitôt il la salua en portant la main à la visière de sa casquette, et lui demanda respectueusement s'il ne pouvait lui être utile. Aima le regarda et resta quelques minutes sans pouvoir lui répondre ; quoi- qu'il fût dans l'ombre, elle remarqua, ou crut re- marquer dans ses yeux, l'expression d'enthousiasme qui l'avait frappée la veille. Combien de fois ne s'était-elle pas répété que Wronsky n'était pour elle qu'un de ces jeunes gens comme on en rencontre pai centaines dans le monde, et auquel jamais elle ne se pennettrait de penser : et maintenant, en le recon- naissant, elle se sentait saisie d'une joie orgueilleuse. Inutile de se demander pourquoi il était ; elle savait avec autant de certitude que s'il le lui eût dit, qu'il n'y était que pour se trouver auprès d'elle.

« Je ne savais pas que vous comptiez aller à Pétersbourg. Pourquoi y venez- vous ? demanda- t-elle en laissant retomber sa main ; une joie impossible à contenir éclaira son visage.

Pourquoi j'y vais ? répeta-t il en la regardant fixement. Vous savez bien que je n'y vais que pour être vous êtes ; je ne puis faire autre- ment. »

174 ANNA KARÉNINE.

En ce moment le vent, comme s'il eût vaincu toiis les obstacles, chassa la neige du toit des wagons, et agita triomphalement ime feuille de tôle qu'il avait détachée ; le sifflet de la locomotive envoya un cri plaintif et triste ; jamais l'horreur de la tempête n'avait paru si belle à Anna. Elle venait d'entendre des mots que redoutait sa raison, mais que souhai- tait son cœur.

Elle se tut, mais il comprit la lutte qui se passait en elle.

« Pardonnez-moi si ce que je viens de dire vous déplaît, » murmura- t-il humblement.

il parlait avec respect, mais sur un ton si résolu, si décidé, qu'elle resta longtemps sans parler.

« Ce que vous dites est mal, dit- elle enfin, et si vous êtes un galant homme, vous l'oublierez comme je l'oublierai moi-même.

Je n'oublierai et ne pourrai jamais oublier aucun de vos gestes, aucime de vos paroles...

Assez, assez », s'écria-t-elle en cherchant vainement à donner à son visage, qu'il observait pas- siormément, -une expression de sévérité ; et, s'ap- puyant au poteau, elle monta vivement les marches de la petite plate-forme et rentra dans le wagon. Elle s'arrêta à l'entrée pour tâcher de se rappeler ce qui venait de se passer, sans pouvoir retrouver dans sa mémoire les paroles prononcées entre eux ; elle sentait que cette conversation de quelques minutes les avait rapprochés l'un de l'autre, et elle en était tout à la fois épouvantée et heureuse. Au bout de

ANNA KARÉNINE. 175

quelques secondes, elle rentra tout à fait dans le wagon et y reprit sa place.

L'état nerveux qui l'avait tounnentée ne faisait qu'augmenter ; il lui semblait toujours que quelque chose allait se rompre en elle. Impossible de dormir, mais cette tension d'esprit, ces rêveries n'avaient rien de pénible : c'était plutôt un trouble joyeux.

Vers le matin, elle s'assoupit, assise dans son fau- teuil ; il faisait jour quand elle se réveilla, et l'on approchait de Pétersbourg. Le souvenir de son mari, de son fils, de sa maison avec toutes les petites préoc- cupations qui l'y atteixlaient ce jour-là et les jours suivants, lui revinrent aussitôt à la pensée.

A peine le train fut-il en gare qu'Anna descendit de wagon, et le premier visage qu'elle aperçut fut celui de son mari : « Bon Dieu ! pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues ? » pensa t-elle à la vue de la physionomie froide, mais distinguée de son mari, et frappée de l'effet produit par les cartilages de ses oreilles sous les bords de son chapeau rond.

M. Karénine, en voyant sa femme, alla au-devant d'elle en la regardant fixement de ses grands yeux fatigués, avec un sourire ironique qui ne le quittait guère.

Ce regard émut Anna d'une façon désagréable : il lui sembla qu'elle s'attendait à trouver son mari tout autre, et un sentiment pénible s'empara de son cœur ; non seulement elle était mécontente d'elle- même, mais elle croyait encore sentir une certaine hypocrisie dans ses rapports avec Alexis Alexandro-

176 ANNA KARENINE.

vitch ; ce sentiment n'était pas nouveau, elle l'avait éprouvé autrefois, mais sans y attacher d'impor- tance ; aujourd'hui elle s'en rendait compte claire- ment et avec chagrin.

« Tu vois que je suis un mari tendre, tendre comme la première année de notre mariage, dit-il de sa voix lente et sur un ton de persiflage qu'il pre- nait généralement, comme s'il eût voulu tourner en ridicule ceux qui parlaient ainsi : Je brûlais du désir de te revoir.

Comment va Serge ? demanda- 1- elle.

Voilà comment tu récompenses ma Ôamme ? dit-il ; il va bien, très bien. »

CHAPITRE XXX.I

Wronsky n'avait pas même essayé de dormir cette nuit : il l'avait passée tout entièie, assis dans son fauteuil, les yeux grands ouverts, regardant avec la plus complète indifférence ceux qui entraient et sor- taient ; pour lui, les hommes n'avaient pas plus d'im- portance que les choses. Ceux que frappait d'ordi- naire son calme imperturbable, l'auraient trouvé ce jour-là dix fois plus fier et plus impassible encore. Un jeune homme nerveux, employé au tribunal d'ar- rondissement, assis auprès de lui en wagon, fit son possible pour lui faire comprendre qu'il était du nom- bre des êtres animés ; il lui demanda du feu, lui adressa la parole, lui donna même un coup de pied : au-

AXNA KARENINE. 177

cime de ces démonstrations ne réussit, et n'empêcha Wronsky de le regarder avec le même intérêt que la lanterne. Le jeune homme, déjà mal disposé pour son voisin, se prit à le haïr en le voyant ignorer aussi complètement son existence.

Wronsky ne regardait et n'entendait rien ; il lui semblait être devenu un héros, non qu'il crût avoir déjà touché le cœur d'Aima, mais parce que la puis- sance du sentiment qu'il éprouvait le rendait fier et heureux.

Qu'adviendrait-il de tout cela ? Il n'en savait rien et n'y songeait même pas, mais il sentait que toutes ses forces, dispersées jusqu'ici, tendraient toutes maintenant, avec une terrible énergie, vers un seul et même but. En quittant son wagon à la station de Bologoï pour prendre un verre de soda, il avait aperçu Anna et, du premier mot, lui avait presque involontairement exprimé ce qu'il éprouvait. Il en était content ; elle savait tout maintenant, elle y songeait. Rentré dans son wagon, il reprit un à un ses moindres souvenirs, et son imagination lui peignit la possibilité d'un avenir qui bouleversa son cœur.

Arrivé à Pétersbourg, et malgré cette nuit d'in- sonmie, Wronsky se sentit frais et dispos comme en sortant d'un bain froid. Il s'arrêta près de son wa- gon pour la voir passer. » Je verrai encore une fois son visage, sa démarche, pensait-il en souriant invo- lontairement ; elle dira peut-être un mot, me jet- tera mi regard, im. sourire. » ^lais ce fut e mari qu'il

178 ANNA KARÉNINE.

vit d'abord, poliment escorté à travers la foule par le chef de gare.

« Hélas oui ! le mari ! » Et Wronsky ne comprit qu'alors que le mari était une partie essentielle de l'existence d'Anna ; il n'ignorait pas qu'elle eût im mari, mais n'y avait jamais cru, jusqu'au moment il aperçut sa tête, ses épaules et ses jambes en pan- talon noir, et il le vit s'approcher tranqmllement d'Anna et lui prendre la main en homme qui en avait le droit.

Cette figure d'Alexis Alexandrovitch, avec sa fraî- cheur de citadin, cet air sévère et sûr de lui-même, ce chapeau rond, ce dos légèrement voûté, il fallait bien y croire ! Mais ce fut avec la sensation désa- gréable d'un homme mourant de soif, qui découvre une source d'eau pure et la trouve profanée par la pré- sence d'un chien, d'un mouton, ou d'un porc. La dé- marche rai de et empesée d'Alexis Alexandrovitch fut ce qui offusqua le plus Wronsky. Il ne reconnaissait à personne qu'à lui-même le droit d'aimer Anna. Lorsque celle-ci apparut, sa vue le ranima ; elle était restée la même, et son coeur en fut ému et tou- ché. Il ordonna à son domestique allemand, qui ve- nait d'accourir, d'emporter les bagages ; tandis qu'il s'approchait d'elle, il vit la rencontre des époux, et, avec la perspicacité de l'amour, saisit parfaitement la nuance de contrainte avec laquelle Anna accueillit son mari. « Non, elle ne l'aime pas et ne peut pas l'aimer », décréta-t-il en lui-même.

Au moment de la joindre, il remarqua avec joie

ANNA KARENINE. 179

qu'elle devinait son approche et, tout en le recon- naissant, s'adressait à son mari.

« Avez-vous bien passé la nuit ? dit-il lorsqu'il tut près d'elle, saluant, à la fois le mari et la femme pour donner à M. Karénine la possibilité de prendre part du salut et de le reconnaître, si bon lui sem- blait.

Merci, très bien », répondit-elle.

Son visage était fatigué et n'avait pas son anima- tion habituelle, mais quelque chose brilla dans son regard pour s'efiFacer aussitôt qu'elle aperçut Wrons- ky, et cela suffit à le rendre heureux. Elle leva les yeux sur son mari pour voir s'il connaissait le comte ; Alexis Alexandrovitch le regardait d'un air mécon- tent, semblant vaguement le reconnaître. L'assu- rance de Wronsky se heurta cette fois au calme gla- cial d'Alexis Alexandrovitch.

« Le comte Wronsky, dit Anna.

Ah ! il me semble que nous nous connaissons,

dit Alexis Alexandrovitch avec indifférence en lui tendant la main. Tu as voyagé, comme je vois, avec la mère en allant, avec le fils en revenant, dit-il en donnant à chaque mot la même importance que si chacun d'eux eût été un cadeau d'un rouble.

Vous êtes à la fin d'un congé, sans doute ? » Et, sans attendre de réponse, il se tourna vers sa femme et lui dit sur le même ton ironque : « bien ! a-t-on versé beaucoup de larmes à ^Moscou en se quit- tant ? »

Cette façon de parler exclusivement à sa femme

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l8o ANNA KARÉNINE.

montrait à Wronsky que Karénine désirait rester seul avec elle ; il compléta la leçon en touchant son chapeau et se détournant; mais Wronsky, s'adressa encore à Anna.

« J'espère avoir l'honneur de me présenter chez vous ? » lui dit-il.

Alexis Alexandrovitch lui jeta un de ses regards fatigués, et répondit froidement :

Très heureux ; nous recevons le lundi. » Là-dessus il quitta définitivement Wronsky, et,

toujours en plaisantant, dit à sa femme :

« Quelle chance d'avoir trouvé une demi-heure de liberté pour pouvoir venir te chercher et te prouver ainsi ma tendresse...

Tu souHgnes vraiment trop ta tendresse pour que je l'apprécie », répondit Anna sur le même ton railleur, quoiqu'elle écoutât involontairement les pas de Wronsky derrière eux. « Qu'est-ce que cela me fait ? » pensa-t-elle. Puis elle interrogea son jnari sur la façon dont Serge avait passé le temps en son absence.

« Mais très bien ! Mariette dit qu'il a été très gen- til et, je suis fâché de le dire, ne t'a pas regrettée ; ce n'est pas comme ton mari. Merci encore, chère amie, d'être revenue un jour plus tôt. Notre cher Samovar va être dans la joie ! (il donnait ce surnom à la célèbre comtesse Lydie Ivanovna, à cause de son état perpétuel d'émotion et d'agitation). Elle t'a beaucoup demandée, et si j'ose te donner im conseil, ce serait celui d'aller la voir aujourd'hui. Tu sais

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ANNA KARÉNINE. i8i

que son cœur souffre toujours à propos de tout ; actuellement, outre ses soucis habituels, elle se préoc- cupe encore de la réconciliation des Oblonsky. »

La comtesse Lydie était l'amie de son mari, le centre d'un certain monde auquel appartenait Anna à cause de lui.

0 Mais je lui ai écrit ?

Elle tient à avoir des détails. Vas-y, chère amie, si tu ne te sens pas trop fatiguée. Condrat t'appellera ta voiture, et moi je vais, de mon côté, au conseil. Enfin je ne dînerai plus seul, continua Alexis Alexandrovitch, sans plaisanter cette fois. Tu ne saurais croire combien je suis habitué... »

Et, avec un sourire tout particulier, il lui serra longuement la main et la conduisit à sa voiture.

CHAPITRE XXXII

Le premier visage qu'aperçut Anna en rentrant chez elle, fut celui de son fils ; il s'élança sur l'esca- lier malgré sa gouvernante, criant dans un transport de joie : « Maman, maman ! » et lui sauta au cou.

« Je vous disais bien que c'était maman ! cria-t-il à la gouvernante, je savais bien que c'était elle. »

Mais le fils, comme le père, causa à Aima une espèce de désillusion ; elle se l'imaginait mieux qu'il n'était en réalité, et cependant il était charmant, avec sa tête frisée, ses yeux bleus et ses belles petites jambes dans leurs bas bien tirés.

i82 ANNA KARÉNINE.

Anna éprouva un bien-être presque physique à le sentir près d'elle, à recevoir ses caresses, et un apaise- ment moral à regarder ces yeux d'une expression si tendre, si confiante, si candide. Elle écouta ses ques- tions enfantines, tout en déballant les petits cadeaux envoyés par les enfants de Dolly, et lui raconta qu'il y avait à Moscou une petite fille, nommée Tania, qui savait déjà lire, et qui enseignait même à lire aux autres enfants.

« Suis- je moins gentil qu'elle ? demanda Serge.

Pour moi, il n'y a rien de mieux au monde que toi.

Je le sais bien », dit l'enfant en souriant.

A peine Anna eut-elle fini de déjeimer qu'on lui annonça la comtesse Lydie Ivanovna. La comtesse était une grande et forte femme, au teint jaune et maladif, avec de splendides yeux noirs et rêveurs. Anna l'aimait bien, mais ce jour-là ses défauts la frappèrent pour la première fois.

« Eh bien, mon amie, vous avez porté le rameau d'olivier ? demanda la comtesse en entrant.

Oui, tout s'est arrangé, répondit Anna, mais ce n'était pas aussi grave que nous le pensions ; en général, ma belle-sœur est tm peu trop prompte à prendre une détermination. »

Mais la comtesse Lydie, qui s'intéressait à tout ce qui ne la regardait pas, avait assez l'habitude de ne prêter aucune attention à ce qui, soi-disant, l'intéressait ; elle interrompit Anna.

« Oui, il y a bien des maux et des tristesses sur cette terre, et je me sens tout épuisée aujourd'hui !

ANNA KARÉNINE. 183

Qu'y a-t-il ? demanda Anna en souriant invo- lontairement.

Je commence à me lasser de lutter inutilement pour la vérité, et je me détraque complètcm.ent. L'œuvre de nos petites sœurs (il s'agissait d'une insti- tution philanthropique etpatriotiquement religieuse) marchait parfaitement, mais il n'y a rien à faire de ces messieurs î Et la comtesse Lydie prit im ton de résignation ironique. Ils se sont emparés de cette idée pour la défigurer absolument, et la jugent maintenant misérablement, pauvrement ! Deux ou trois personnes, parmi lesquelles votre mari, com- prennent seules le sens de cette œuvre ; les autres ne font que la discréditer. Hier, Pravdine m'écrit... »

Et la comtesse raconta ce que contenait la lettre de Pravdine, un célèbre panslaviste vivant à l'étran- ger. Elle raconta ensuite les nombreux pièges tendus à l'œuvre de l'Union des Églises, s'étendit sur les dé- sagréments qu'elle en éprouvait, et partit enfin à la hâte, parce qu'elle devait encore assister ce jour-là à une réunion du comité slave.

« Tout cela existait autrefois ; pourquoi ne l'ai-je pas remarqué plus tôt ? pensa Anna. Était-elle aujourd'hui plus nerveuse que d'habitude ? Au fond, tout cela est drôle ; voilà une femme qui n'a que la charité en \Tie, une chrétieime, et elle se fâche et lutte contre d'autres personnes, dont le but est également celui de la religion et de la charité. »

Après la com.tesse Lydie vint une amie, femme d'im. haut fonctionnaire, qui lui raconta les nou-

i84 ANNA KARÉNINE.

velles de la ville. Alexis Alexandre vitch était à son ministère. Restée seule, Anna employa le temps qui précédait l'heure du dîner à assister à celui de son fils, car l'enfant mangeait seul, et à remettre de l'ordre dans ses affaires et dans sa correspondance arriérée.

Le trouble et le sentiment de honte dont elle avait tant souffert en route disparaissaient maintenant dans les conditions ordinaires de sa vie ; elle se re- trouvait calme et irréprochable et s'étonnait de son état d'esprit de la veille. « Que s'était-il pa^sé de si grave ? Wronsky avait dit une folie à laquelle il serait facile de ne donner aucune suite. Inutile d'en parler à Alexis Alexandre vitch, ce serait paraître y attacher de l'importance. » Et elle se souvint d'un petit épisode avec un jeune subordonné de son mari, qu'elle s'était cru obligée de raconter à celui-ci. Alexis Alexandrovitch lui dit alors que toute femme du monde devait s'attendre à des incidents de ce genre, mais que sa confiance en elle était trop absolue pour qu'il se permît une jalousie humiliante et ne se fiât pas à son tact.

« Mieux vaut se taire, et d'ailleurs je n'ai, Dieu merci, rien à dire », pensa-t-elle.

CHAPITRE XXXIII

Alexis Alexandrovitch rentra de son ministère vers quatre heures, mais le temps lui manqua, ainsi que cela lui arrivait souvent, pour entrer chez sa

ANNA KARÉNINE. 1S5

femme. Il passa droit à son cabinet, afin de donner audience aux solliciteurs qui l'attendaient, et signer quelques papiers apportés par son chef de cabinet.

Vers l'heure du dîner arrivèrent les convives (les Karénine recevaient chaque jour quatre personnes à dîner) : ime vieille cousine d'Alexis Alexandrovitch, im chef de division du ministère avec sa femme, et un jeune honmie recommandé à Alexis Alexan- drovitch pour affaire de service.

Anna vint au salon les recevoir. La grande pen- dule de bronze du tem])s de Pierre F^ sonnait à peine cinq heures, qu'Alexis Alexandrovitch, en habit et cravate blanche et avec deux décorations, sortait de son cabinet ; il était obligé d'aller dans le monde aussitôt après le dîner ; chacun de ses instants était compté, et, pour arriver à faire tenir dans sa journée toutes ses occupations, il lui fallait une r^ularité et une ponctualité rigoureuses ; « sans hâte et sans repos », telle était sa de\'ise. Il entra, salua chacun, et se mit à table en souriant à sa femme.

a Enfin ma solitude a pris fin ! tu ne saurais croire combien il est gênant (il appuya sur le mot) de dîner seul î »

Pendant le dîner, il interrogea sa fenmie sur Mos- cou et sur Stépane Arcadiévitch en particulier, avec im sourire moqueur, mais la conversation resta générale et roula principalement sur des questions de ser^'ice et sur la société de Pétersbourg.

Le dîner fini, il passa une demi-heure avec ses hô- tes, puis il sortit pour aller au conseil après avoir serré

i86 ANNA KARÉNINE.

la main de sa femme. Aima avait reçu une invita- tion pour la soirée, de la princesse Betsy Tverskoï ; mais elle n y alla pas, non plus qu'au théâtre, elle avait sa loge ce jour-là ; elle resta chez elle parce que la couturière lui avait manqué de parole.

Ses convives partis, Anna s'occupa de sa toilette et fut contrariée d'apprendre que, sur trois robes données à refaire avant son voyage à Moscou, deux n'étaient pas prêtes et la troisième manquée. La cou- turière vint s'excuser, mais Anna, impatientée, la gronda si vivement qu'elle en fut ensuite toute hon- teuse. Pour se calmer, elle passa la soirée auprès de son fils, le coucha elle-même, le borda dans son petit lit, et ne le quitta qu'après l'avoir béni d'un signe de croix. Cette soirée la reposa, et, la conscience allégée d'un grand poids, elle attendit son mari au coin de sa cheminée en lisant son roman anglais. Cette scène du chemin de fer, qui lui avait paru si grave, ne fut plus à ses yeux qu'un incident insignifiant de la vie mondaine.

A neuf heures et demie précises, un coup de son- nette retentit, et Alexis Alexandrovitch entra dans la chambre.

« C'est toi enfin ! dit-elle en lui tendant la main.

Il baisa cette main et s'assit auprès de sa femme.

« Ton voyage a réussi, en somme ? demanda- t-il.

Oui, parfaitement », et Anna se mit à racon- ter tous les détails de ce voyage ; son départ avec la

ANNA KARÉNINE. 1S7

vieille comtesse, son arrivée, l'accident du chemin de fer, la pitié que lui avait inspirée son frère d'abord, Dolly ensuite.

« Je n'admets pas qu'on puisse excuser un homme pareil, quoiqu'il soit ton frère », dit sévèrement Alexis Alexandrovitch.

Anna sourit. Elle savait qu'il tenait à prouver par cette sévérité que les relations de parenté elles-mê- mes ne pouvaient influencer l'équité de ses juge- ments : c'était un trait de caractère qu'elle appré- ciait en lui.

a Je suis bien aise, continua- t-il, que tout se soit heureusement terminé et que tu aies pu revenir. Et que dit-on là- bas de la nouvelle mesure introduite au conseil par moi ? »

Aima n'en avait rien entendu dire et fut un peu confuse d'avoir oublié une chose aussi importante pour son mari.

0 Ici, au contraire, elle a fait grand bruit », dit-il avec un sourire satisfait.

Elle sentit qu'Alexis Alexandrovitch avait des dé- tails flatteurs pour lui à raconter, et l'amena par ses questions à lui dire les félicitations qu'il avait reçues.

« J'en ai été très, très content ; cela prouve qu'on commence enfin à se former, chez nous, des opinions raisonnables et sérieuses. »

Quand il eut pris son thé avec de la crème et du pain, Alexis Alexandrovitch se leva pour se rendre à son cabinet de travail.

i88 ANNA KARÉNINE.

« Tu n'as donc pas voulu sortir ce soir ? demanda- t-il à sa femme : tu te seras ennuyée ?

Oh ! pas du tout, répondit-elle en se levant aussi pour l'accompagner.

Que lis-tu maintenant ? demanda- t-elle.

Je lis la Poésie des enfers, du duc de I/ille, un livre très remarquable. »

Anna sourit, comme on sourit aux faiblesses de ceux qu'on aime, et, passant son bras sous celui de son mari, le suivit jusqu'à la porte de son cabinet. Elle savait que son habitude de lire le soir était deve- nue pour lui un besoin, et qu'il considérait comme un devoir de se tenir au courant de tout ce qui paraissait d'intéressant dans le monde littéraire, malgré les devoirs officiels qui absorbaient presque entière- ment son temps. Elle savait également que, tout en s'intéressant spécialement aux ouvrages de poHtique, de philosophie et de religion, Alexis Alexandrovitch ne laissait passer aucun livre d'art ou de poésie de quelque valeur sans en prendre connaissance, et cela précisément parce que l'art et la poésie étaient con- traires à sa nature. Et si en politique, en philoso- phie et en religion il arrivait à Alexis Alexan- drovitch d'avoir des doutes sur certains points, et de chercher à les éclaircir, jamais il n'hésitait dans ses jugements en fait de poésie et d'art, surtout de musique. Il aimait à parler de Shakespeare, de Raphaël, de Beethoven, de la portée des nou- velles écoles de poètes et de musiciens : il clas- sait ces écoles avec une rigoureuse logique, mais

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ANNA KARÉNINE. 189

jamais il n'avait compris une note de mu- sique.

a Eh bien, que Dieu te bénisse ; je te quitte pour écrire à Moscou, dit Anna à la porte du cabinet étaient préparées, comme à l'ordinaire, près du fau- teuil de son mari, des bougies avec leurs abat- jour et une carafe d'eau.

C'est cependant un homme bon, honnête, loyal et remarquable dans sa sphère, » se dit Anna en rentrant dans sa chambre, comme si elle eût eu à le détendre contre quelque adversaire qui aurait pré- tendu qu'il était impossible de l'aimer.

« Mais pourquoi ses oreilles ressortent- elles tant ? il se sera fait couper les cheveux trop court. »

A minuit précis, Aima écrivait encore à Dolly devant son petit bureau, lorsque les pas d'Alexis Alexandrovitch se firent entendre ; il était en pan- toufles et en robe de chambre, bien lavé et peigné, avec un livre sous le bras. S'approcha nt de sa fenune avant de passer dans la chambre à coucher, il lui dit en souriant :

a II se fait tard.

De quel droit l'a-t-il regardé ainsi ? » pensa en ce moment Anna en se rappelant le coup d'œil jeté par Wronsky sur Alexis Alexandrovitch.

Elle alla se déshabiller et passa dans sa chambre ; mais était cette flamme qui animait sa physiono- mie à Moscou et dont s'éclaircissaient ses yeux et son sourire ? Elle était éteinte, ou tout au moins bien cachée.

igo ANNA KARÉNINE.

CHAPITRE XXXIV

Wronsky, en quittant Pétersbourg, avait cédé son grand appartement de la Morskaïa à son ami Pétritzky, son meilleur camarade.

Pétri tzky était im jeune lieutenant qui n'avait rien d'illustre : non seulement il n'était pas riche, mais il était endetté jusqu'au cou; il rentrait ivre tous les soirs, passait une partie de son temps à la salle de police pour cause d'aventures, tantôt drôles et tantôt scandaleuses, et, malgré tout, savait se faire aimer de ses camarades et de ses chefs.

En rentrant chez lui, vers onze heures du matin, Wronsky vit à sa porte tme voiture d'isvostchik bien connue ; de la porte à laquelle il sonna, on enten- dait le rire de plusieurs hommes et le gazouillement d'une voix de femme, puis la voix de Pétritzky, criant à son ordonnance : « Si c'est un de ces misé- rables, ne laisse pas entrer. »

Wronsky, sans se faire annoncer, passa dans la première pièce.

La baronne Shilton, l'amie de Pétritzky, en robe de satin lilas, son minois éveillé encadré de boucles blondes, faisait le café devant une table ronde, et, semblable à un petit canari, remplissait le salon de son jargon parisien. Pétritzky, en paletot, et le capitaine Kamerowsky, en grand uniforme, étaient assis près d'elle.

ANNA KARfiXIXB. IQI

c Bravo, Wronsky î cria Pétritzky en sautant de sa chaise avec bruit. Le maître lui-même ! Baronne, servez-lui du café de la cafetière neuve. Nous ne t'attendions pas. J'espère que tu es satisfait de l'or- nement de ton salon, dit-il en désignant la baronne. Vous vous connaissez, je crois ?

Comment, si nous nous connaissons ! répon- dit Wronsky en souriant gaiement et en serrant la main de la baronne : nous sommes de vieux amis.

Vous rentrez de voyage ? dit la baronne, alors je me sauve. Je m'en vais tout de suite, si je gêne.

Vous êtes chez vous partout vous êtes, baronne, répondit Wronsky. Bonjour, Kamerowsky, dit- il en serrant froidement la main de celui-ci.

Jamais vous ne sauriez dire une chose aussi aimable, dit la baronne en s'adressant à Pétritzky.

Pourquoi donc? Après dîner, j'en ferais bien autant.

Après dîner, il n'y a plus de mérite. Eh bien, je vais vous préparer votre café pendant que vous irez faire votre toilette, dit la baronne en se rasseyant et en tournant avec empressement le robinet de la nouvelle cafetière. Pierre, donnez-moi du café, dit-elle en s'adressant à Pétritzky, qu'elle nommait Pierre à cause de son nom de famille, sans dissimuler sa liaison avec lui. J'en rajouterai.

Vous le gâterez.

Non, je ne le gâterai pas. Et votre femme ? dit tout à coup la baronne en interrompant la con-

192 ANNA KARÉNINE.

versation de Wronsky avec ses camarades... Ici nous vous avons marié. L'avez- vous amenée ?

Non, baronne ; je suis dans la bohème et j'y mourrai.

Tant mieux, tant mieux ; donnez-moi la main. Et, sans le laisser partir, la baronne se mit à lui

développer ses derniers plans d'existence, et à lui demander conseil, avec force plaisanteries.

« Il ne veut toujours pas m* autoriser au divorce! Que dois-je faire ? (//, c'était le mari.) Je compte lui intenter un procès. Qu'en pensez- vous ? Kame- rowsky, surveillez donc le café, il déborde : vous voyez bien que je parle affaires ! Je compte donc lui intenter un procès pour avoir ma fortune. Compre- nez-vous cette sottise ? Sous prétexte que je lui suis infidèle, il veut profiter de mon bien ! »

Wronsky s'amusait de ce bavardage, approuvait la baronne, lui donnait en riant des conseils, et repre- nait le ton habituel de ses rapports avec cette caté- gorie de femmes.

Selon les idées de ce monde pétersbourgeois, l'hu- manité se divise en deux classes bien distinctes : la première, composée des gens insipides, sots, et surtout ridicules, qui s'imaginent qu'un mari doit vivre seulement avec la femme qu'il a épousée, que les jeimes filles doivent être pures, les femmes chastes, les hommes courageux, tempérants et fer- mes ; qu'il faut élever ses enfants, gagner sa vie, payer ses dettes et autres niaiseries de ce genre. Ce sont les démodés et les ennuyeux. Quant à la se-

ANNA KARÉNINE. 193

conde. celle à laquelle ils se vantaient d'appartenir, il fallait pour en faire partie être avant tout élégant, généreux, hardi, amusant, s'abandonner sans ver- gogne à toutes ses passions et se moquer du reste.

Wronsky, encore sous l'impression de l'atmo- sphère si différente de Moscou, fut quelque peu étourdi de retrouver son ancienne vie, mais il y rentra bien vite, comme on rentre dans ses vieilles pantoufles.

Le fameux café ne fut jamais ser\'i, il déborda de la cafetière sur un tapis de prix, tacha la robe de la baronne, mais atteignit son véritable but, qui était de donner lieu à beaucoup de rires et de plaisanteries.

« Eh bien, maintenant je pars, car si je restais encore, vous ne feriez jamais votre toilette, et j'au- rais sur la conscience le pire des crimes que puisse commettre un homme bien élevé, celui de ne pas se laver. Alors vous me conseillez de lui mettre le couteau sur la gorge ?

Certainement, et de façon à approcher votre petite main de ses lèvres ; il la baisera, et tout se terminera à la satisfaction générale, répondit Wronsky.

A ce soir, au Théâtre français ! « Et la petite baronne, suivie de sa robe dont la traîne faisait frou-frou derrière elle, disparut

Kamerowsky se leva également, et Wronsky, sans attendre son départ, lui tendit la main et passa dans le cabinet de toilette.

Pendant qu'il se lavait, Pétritzky lui esquissa en

194 ANNA KARÉNINE.

quelques traits l'état de sa situation. Pas d'argent, un père qui déclarait n'en plus vouloir donner et ne plus payer aucune dette. Un tailleur déterminé à l'arrêter et un second tailleur tout aussi déterminé. Un colonel résolu, si ce scandale continuait, à lui faire quitter le régiment. La baronne, ennuyeuse comme vm. radis amer, surtout à cause de ses conti- nuelles offres d'argent, et une autre femme, ime beauté style oriental sévère, « genre Rébecca », qu'il faudrait qu'il lui montrât. Une affaire avec Berkashef , lequel voulait envoyer des témoins, mais n'en ferait certainement rien ; au demeurant, tout allait bien, et le plus drôlement du monde. Là- des- sus Pétri tzky entama le récit des nouvelles du jour, sans laisser à son ami le temps de rien approfondir. Ces bavardages, cet appartement il habitait depuis trois ans, tout cet entourage contribuait à faire rentrer Wronsky dans les mœurs insouciantes de sa vie de Pétersbourg ; il éprouva même im cer- tain bien-être à s'y retrouver.

« Est-ce possible ? s'écria-t-il en lâchant la pé- dale de son lavabo qui arrosait d'un jet d'eau sa tête et son large cou. Est-ce possible ? Il venait d'ap- prendre que Laure avait quitté Fertinghof pour Mi- léef. Et il est toujours aussi bête et aussi content de lui ? Et Bousoulkof ?

Ah ! Bousoulkof ! c'est toute une histoire ! dit Pétritzky. Tu connais sa passion pour les bals ? Il n'en manque pas un à la cour. Dernièrement, il y va avec im des nouveaux casques. As-tu vu les nou-

ANNA KARENINE. 195

veaux casques ? Ils sont très bien, très légers. Il est donc en tenue. Non, mais écoute l'his- toire...

J'écoute, j'écoute, répondit Wronsky en se trottant le visage avec un essuie-main.

Une grande-duchesse vient à passer au bras d'un ambassadeur étranger et, pour son malheur, la conversation tombe sur les nouveaux casques. La grande duchesse aperçoit notre ami, debout, cas- que en tête (et Pétritzky se posait comme Bousoul- kof en grande tenue), et le prie de vouloir bien mon- trer son casque. Il ne bouge pas. Qu'est-ce que cela signifie ? Les camarades lui font des signe , des gri- maces. — « Mais donne donc.!.,. » Rien, il ne bouge pas plus que s'il était mort. Tu peux imaginer cette scène. Enfin, on veut lui prendre le casque, mais il se débat, l'ôte et le tend lui-même à la duchesse. « Voi- là le nouveau modèle », dit celle-ci en retournant le casque. Et qu'est-ce qui en sort ? Patatras, des poires, des bonbons, deux livres de bonbons ! Cé- taient ses provisions, au pauvre garçon ! »

Wronsky riait aux larmes, et longtemps après, en parlant de tout autre chose, il riait encore en son- geant à ce malheureux casque, d'un bon rire jeune qui découvrait ses dents blanches et régulières.

Une fois instruit des nouvelles du jour, Wronsky passa son uniforme avec l'aide de son valet de cham- bre, et alla se présenter à la Place ; il voulait ensuite entrer chez son frère, chez Betzy, et faire une tournée de visites afin de pouvoir paraître dans le monde

196 ANNA KARÉNINE.

fréquenté par les Karénine. Ainsi que cela se prati- que toujours à Pétersbourg, il quitta son logis avec l'intention de n'y rentrer que fort avant dans la nuit

DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Vers la fin de l'hiver, les Cherbatzky eurent une consultation de médecins au sujet de la santé de Kitty ; elle était malade, et l'approche du prin- temps ne faisait qu'empirer son mal. Le médecin de la maison lui avait ordonné de l'huile de foie de mo- rue, puis du fer, et enfin dw nitrate d'argent ; mais aucun de ces remèdes n'ayant été efficace, il avait conseillé un voyage à l'étranger.

C'est alors qu'on résolut de consulter une célé- brité médicale. Cette célébrité, un homme jeune en- core, et fort bien de sa personne, exigea un examen approfondi de la malade ; il insista avec une certaine complaisance sur ce fait, que la pudeur des jeunes filles n'était qu'im reste de barbarie, et que rien n'était plus naturel que d'ausculter une jeune fille à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n'y

içS ANNA KARENINE.

attachait aucune importance, la pudeur des jeunes filles, ce reste de barbarie, lui semblait presque une injure personnelle.

Il fallut bien se résigner, car, quoique tous les médecins fissent partie de la même école, étudiassent les mêmes livres, eussent par conséquent ime seule et même science, on avait, pour tme raison quelcon- que, décidé autour de la princesse que la célébrité médicale en question possédait la science spéciale qui devait sauver Kitty. Après un examen appro- fondi, une auscultation sérieuse de la pauvre malade confuse et éperdue, le célèbre médecin se lava les mains avec soin, et retourna au salon auprès du prince. Celui-ci l'écouta en toussotant, d'un air som- bre. En homme qui n'avait jamais été malade, il ne croyait pas à la médecine, et en homme de sens il s'irritait d'autant plus de toute cette comédie qu'il était peut-être le seul à bien comprendre la cause du mal de sa fille. « En voilà im qm revient bre- douille », se dit-il en exprimant par ce terme de chasseur son opinion sur le diagnostic du célèbre docteur. Celui-ci de son côté, condescendant avec peine à s'adresser à l'intelligence médiocre de ce vieux gentillâtre, dissimula mal son dédain. A peine lui semblait-il nécessaire de parler à ce pauvre homme la tête de la maison étant la princesse. C'est devant elle qu'il se préparait à répandre ses flots d'éloquence ; elle entra à ce moment avec le médecin de la maison, et le vieux prince s'éloigna pour ne pas trop montrer ce qu'il pensait de tout cela. La princesse, troublée,

ANNA KARENINE. i99

ne savait plus que faire ; elle se sentait bien coupable à l'égard de Kitty.

a Eh bien, docteur, décidez de notre sort : dites- moi tout. Y a-t-il encore de l'espoir ? voulait-elle dire, mais ses lèvres tremblèrent, et elle s'arrêta.

Je serai à vos ordres, ])rincesse, après avoir con- féré avec mon collègue. Nous aurons alors l'iioimeur de vous donner notre avis.

Faut-il vous laisser seuls ?

Comme vous le désirerez. » La princesse soupira et sortit.

Le médecin de la famille émit timidement son opinion sur un conmiencement de disposition tuber- culeuse, car, etc., etc. Le célèbre docteur l'écouta et, au milieu de son discours, tira de son gousset sa grosse montre d'or.

« Oui, dit-il, mais.. »

Son confrère s'arrêta respectueusement.

« Vous savez qu'il n'est guère possible de préciser le début du développement tuberculeux ; avant l'apparition des cavernes il n'y a rien de positif. Dans le cas actuel, on ne peut que redouter ce mal, en présence de symptômes tels que mauvaise alimenta- tion, nervosité et autres. La question se pose donc ainsi : Qu'y a-t-il à faire, étant donné qu'on a des raisons de craindre un développement tuberculeux pour entretenir une bonne alimentation ?

Mais vous savez bien qu'il se cache ici quelque cause morale, se peniiit de dire le médecin de la maison avec un un sourire.

200 ANNA KARÉNINE.

Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en regardant encore sa montre... Mille excuses, savez- vous si le pont sur le Yaousa est rétabli, ou s'il faut encore faire le détour ? demanda- t-il.

Il est rétabli.

Dans ce cas, il me reste encore vingt minutes. Nous disions donc que la question se pose ainsi : régulariser l'alimentation et fortifier les nerfs, l'un ne va pas sans l'autre ; et il faut agir sur les deux moitiés du cercle.

Mais le voyage à l'étranger ?

Je suis ennemi de ces voyages à l'étranger. Veuillez suivre mon raisoimement : si le dévelop- pement tuberculeux commence, ce que nous ne pou- vons pas savoir, à qoi sert un voyage ? L'essentiel est de trouver im moyen d'entretenir ime boime ali- mentation. )) Et il développa son plan d'une cure d'eaux de Soden, cure dont le mérite principal, à ses yeux, était évidemment d'être absolument inoffensive.

Le médecin de la maison écoutait avec attention et respect.

« Mais en faveur d'un voyage à l'étranger je ferai valoir le changement d'habitudes, l'éloigne- ment de conditions propres à rappeler de fâcheux souvenirs. Et enfin la mère le désire, ajouta-t-il.

Dans ce cas, qu'elles partent, pourvu toutefois que ces charlatans allemands n'aillent pas aggraver le mal ; il faut qu'elles suivent strictement nos pres- criptions. Mon Dieu, oui ! elles n'ont qu'à partir. »

ANNA K.\Rf: NINE. 201

Il regarda encore sa montre.

« Il est temps que je vous quitte. » Et il se diri- gea vers la porte.

Le célèbre docteur déclara à la princesse (proba- blement par un sentiment de convenance) qu'il dési- rait voir la malade encore une fois.

« Comment ! rccommaicer l'examen ? s'écria avec terreur la princesse.

Oh non ! rien que quelques détails, princesse.

Alors entrez, je vous prie. »

Et la mère introduisit le docteur dans le petit salon de Kitty. La pauvre enfant, très amaigrie, rouge et les yeux brillants d'émotion, après la confusion que lui avait causée la visite du médecin, était debout au milieu de la chambre. Quand elle les vit entrer, ses yeux se remplirent de larmes, et elle rougit encore plus. Sa maladie et les traitements qu'on lui impo- sait lui paraissaient de ridicules sottises ! Que signi- fiaient ces traitements ? N'était-ce pas ramasser les fragments d'un vase brisé pour chercher à les re- joindre? Son cœur pouvait-il être rendu à la santé par des pilules et des poudres ? Mais elle n'osait contrarier sa mère, d'autant plus que celle-ci se sentait si coupable.

a Veuillez vous asseoir, princesse », lui dit le docteur.

Il s'assit en face d'elle, lui prit le pouls, et recom- mença avec un sourire une série d'ennuyeuses ques- tions. Elle lui répondit d'abord, puis enfin, impatien- tée, se leva :

202 ANNA KARENINE.

« Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne mène à rien : voilà la troisième fois que vous me faites la même question. »

Le médecin ne s'oSensa pas.

« C'est une irritabilité maladive, fît-il remarquer à la princesse lorsque Kitty fut sortie. Au reste, j'avais fini. »

Et le docteur expliqua l'état de la jeune fille à sa mère, comme à une personne exceptionnellement intelligente, en lui donnant, pour conclure, les recommandations les plus précises sur la façon de boire ces eaux dont le mérite à ses yeux était d'être inutiles. Sur la question : fallait-il voyager, le doc- teur réfléchit profondément, et le résultat de ses réflexions fut qu'on pouvait voyager, à condition de ne pas se fier aux charlatans et de ne pas suivre d'au- tres prescriptions que les siennes.

Le docteur parti, on se trouva soulagé comme s'il fût arrivé quelque chose d'heureux. La mère revint auprès de sa fille toute remontée, et Kitty prit éga- lement un. air rasséréné. Il lui arrivait souvent maintenant de dissimuler ce qu'elle ressentait.

« Vraiment, maman, je me porte bien. Mais, si vous le désirez, partons », dit-elle, et, pour tâcher de prouver l'intérêt qu'elle prenait au voyage, elle parla de leurs préparatifs de départ.

ANNA K.\RHNINB. 203

CHAPITRE II

DoLLY savait que la consultation devait avoir lieu ce jour-là, et, quoiqu'elle fût à peine remise de ses couches (elle avait eu une petite fille à la fin de l'hi- ver), bien qu'elle eût un enfant souffrant, elle avait quitté nourrisson et malade pour comiaître le sort de Kitty.

« Eh bien ? dit-elle en entrant sans ôter son chapeau. Vous êtes gaies ? donc tout va bien. »

On essaya de lui raconter ce qu'avait dit le méde- cin, mais, quoiqu'il en eût dit fort long, avec de très belles phrases, personne ne sut au juste résumer ses discours. Le point intéressant était la décision prise au sujet du voyage.

DoUy soupira involontairement. Elle allait per- dre sa sœur, sa meilleure amie. Et la vie était pour elle si peu gaie ! Ses rapports avec son mari lui sem- blaient de plus en plus humiliants ; le raccommode- ment opéré par Anna n'avait pas tenu, et l'union de la famille se heurtait aux mêmes écueils. Stépane Arcadiévitch ne restait guère chez lui et n'y laissait que peu d'argent. Le soupçon de son infidélité tourmentait toujours DoUy, mais, se rappelant avec horreur les souffrance causées par la jalousie, et cherchant avant tout à ne pas s'interdire la vie de famille, elle préférait se laisser tromper, tout en méprisant son mari, et en se méprisant elle-même à cause de cette faiblesse.

204 ANNA KARÉNINE.

Les soucis d'une nombreuse famille lui impo- saient d'ailleurs une charge si lourde !

« Comment vont les enfants ? demanda la prin- cesse.

Ah ? maman, nous avons bien des misères ! Lili est au lit, et je crains qu'elle n'ait la scarlatine. Je suis sortie aujourd'hui pour savoir vous en étiez, car j'ai peur de ne plus pouvoir sortir en- suite. »

Le vieux prince entra à ce moment, offrit sa joue aux baisers de Dolly, causa un peu avec elle, puis, s'adressant à sa femme :

« Qu'avez- vous décidé ? Partez- vous ? Et que ferez- vous de moi ?

Je crois, Alexandre, que tu feras mieux de rester.

Comme vous voudrez.

Pourquoi papa ne viendrait-il pas avec nous, maman ? dit Kitty : ce serait plus gai pour lui et pour nous. »

Le vieux prince alla caresser de la main les che- veux de Kitty ; elle leva la tête, et sourit avec effort en le regardant ; il lui semblait toujours que son père seul, quoiqu'il ne dît pas grand' chose, la comprenait. Elle était la plus jeime, par conséquent la favorite du vieux prince, et son affection le rendait clair- voyant, croyait-elle. Quand son regard rencontra celui de son père, qui la considérait attentivement, il lui sembla qu'il lisait dans son âme, et y voyait tout ce qui s'y passait de mauvais. Elle rougit, se

ANNA KARÉNINE. 205

pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se con- tenta de lui tirer un peu les cheveux, et de dire :

« Ces bêtes de chignons ! on n'arrive pas jusqu'à sa fille. Ce sont les cheveux de quelque bomie fcnune défunte qu'on caresse. Hh bien, Dolinka, que fait ton atoiU ?

Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu'il s'agissait de son mari : il est toujours en route. Je le vois à peine, ne peut-elle s'empêcher d'ajouter avec un sourire ironique.

Il n'est pas encore allé vendre son bois à la campagne ?

Non, il en a toujours l'intention.

Vraiment, dit le prince ; alors il faudra lui donner l'exemple. Kt toi, Kitty, ajouta- t-il en s'adressant à sa plus jeune fille, sais-tu ce qu'il faut que tu fasses ? Il faut qu'un beau matin en te réveil- lant, tu te dises : « Mais je suis gaie et bien portante, « pourquoi ne reprendrais-je pas mes promenades a matinales avec papa, par une bonne petite gelée ? » Hein ? »

A ces mots si simples, Kitty se troubla comme si elle eût été convaincue d'un crime. « Oui, il sait tout, il comprend tout, et ces mots signifient que, quelle que soit mon humiliation, je dois la surmon- ter. » Elle n'eut pas la force de répondre, fondit en larmes et quitta la chambre.

« Voilà bien un tour de ta façon ! dit la princesse en s' emportant contre son mari ; tu as toujours... » Et elle entama un discours plein de reproches.

2o6 ANNA KARÉNINE.

Le prince prit tranquillement d'abord les répri- mandes de sa femme, puis son visage se rembrunit.

« Elle fait tant de peine, la pauvrette ; tu ne comprends donc pas qu'elle souffre de la moindre allusion à la cause de son chagrin ? Ah ! comme on peut se tromper en jugeant le monde ! dit la prin- cesse. Et au changement d'inflexion de sa voix, Dol- ly et le prince comprirent qu'elle parlait de Wrons- ky. Je ne comprends pas qu'il n'y ait pas de lois pour punir des procédés aussi vils, aussi peu nobles. »

Le prince se leva de son fauteuil d'un air sombre, et se dirigea vers la porte, comme s'il eût voulu se sauver, mais il s'arrêta sur le seuil et s'écria :

« Des lois, il y en a, ma petitfe mère, et puisque tu me forces à m' expliquer, je te ferai remarquer que la véritable coupable dans toute cette affaire, c'est toi, toi seule. Il y a des lois contre ces galantins et il y en aura toujours; tout vieux que je suis, j'aurais su châtier celui-là si vous n'aviez été la première à l'attirer chez nous. Et maintenant, guérissez-la montrez-la à tous vos charlatans ! »

Le prince en aurait dit long si la princesse, comme elle faisait toujours dans les questions graves, ne s'était aussitôt soimiise et humiliée.

« Alexandre, Alexandre ! » murmura-t-elle tout en larmes en s' approchant de lui.

Le prince se tut quand il la vit pleurer. « Oui, oui, je sais que, pour toi aussi, c'est dur ! Assez, assez, ne pleure pas. Le mal n'est pas grand. Dieu est misé- ricordieux. Merci », ajouta-t-il, ne sachant plus

I

ANNA KARKXIXK. 207

trop c€ qu'il disait clans son éniotion ; et, sentant sur sa main le baiser mouillé de lannes de la prin- cesse, il quitta la chambre.

Dolly, avec son instinct iiiateniel, avait voulu sui\Te Kitty dans sa chambre, sentant bien qu'il fallait auprès d'elle mie main de femme ; puis, en entendant les reproches de sa mère et les paroles courroucées de son père, elle avait cherché à inter- venir autant que le lui pennettait son respect filial. Quand le prince fut sorti :

« J'ai toujours voulu vous dire, maman, je ne sais si vous le savez, que Levine avait eu l'intention de demander Kitty lorsqu'il est venu ici la dernière fois ? Il l'a dit àStiva.

Hh bien ? Je ne comprends pas...

Peut-être Kitty l'a-t-cllc refusé ? Elle ne vous l'a pas dit ?

Non, elle ne m'a parlé ni de l'un ni de l'autre : elle est trop fière ; mais je sais que tout cela vient de ce...

Mais, songez donc, si elle avait refusé Levine ! je sais qu'elle ne l'aurait jamais fait sans l'autre, et si ensuite elle a été si abominablement trom- pée ? »

La princesse se sentait trop coupable pour ne pas prendre le parti de se fâcher.

« Je n'y comprends plus rien î Chacun veut main- tenant en faire à sa tête, on ne dit plus rien à sa mère, et ensuite...

Maman, je vais la trouver.

2o8 ANNA KARÉNINE.

Vas-y, je ne t'en empêche pas », répondit la mère.

CHAPITRE III

En entrant dans le petit boudoir de Kitty, tout tendu de rose, avec ses bibelots de vieux saxe, DoUy se souvint du plaisir qu'elles avaient eu toutes les deux à décorer cette chambre l'année précédente ; combien alors elles étaient gaies et heureuses ! Elle eut froid au cœur en regardant maintenant sa soeur immobile, assise sur ime petite chaise basse près de la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis. Kitty vit entrer DoUy, et l'expression froide et sévère de son visage disparut.

« Je crains fort, une fois revenue chez moi, de ne plus pouvoir quitter la maison, dit Dolly en s 'as- seyant près d'elle: c'est pourquoi j'ai voulu causer un peu avec toi.

De quoi ? demanda vivement Kitty en levant la tête.

De quoi, si ce n'est de ton chagrin ?

Je n'ai pas de chagrin.

Laisse donc, Kitty. Timagines-tu vraiment que je ne sache rien ? Je sais tout, et si tu veux m'en croire, tout cela est peu de chose ; qui de nous n'a passé par ? »

Kitty se taisait, son visage reprenait une expres- sion sévère.

ANNA KARÉNINE. 209

« Il ne vaut pas le chagrin qu'il te caiL«îc, continua Daria Alexandrovna en allant droit au but.

Parce qu'il m'a déilaignée, imirnuira Kitty d'une voix tremblante. Je t'en supplie, ne parlons piis de ce sujet,

Qui t'a dit cela ? Je suis persuadée qu'il était amoureux de toi, qu'il l'est encore, mais...

Rien ne m'exaspère comme ces condoléances », s'écria Kitty en s'emportant tout à coup. Elle se détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses doigts agités elle tounnentaja boucle de sa cein- ture.

Dolly connaissait ce geste habituel à sa sœur quand elle avait du chagrin. Elle la savait capable de dire des choses dures et désagréables dans un mo- ment de vivacité, et cherchait à la calmer : mais il était déjà trop tard.

a Que veux-tu me faire comprendre ? continua vivement Kitt\' : que je me suis éprise d'un homme qui ne veut pas de moi, et que je meurs d'amour pour lui ? Et c'est ma sœur qui me dit cela, une sœur qui croit me montrer sa sympathie î Je repousse cette pitié h>'pocrite !

Kitty, tu es injuste.

Pourquoi me tourmentes-tu ?

Je n'en ai pas l'intention, je te vois triste. » Kitty, dans son emportement, n'entendait rien. « Je n'ai ni à m'affliger, ni à me consoler. Je suis

trop fière pour aimer un homme qui ne m'aime pas.

Ce n'est pas ce que je veux dire... Écoute, dis-

210 ANNA KARÉNINE.

moi la vérité, ajouta Daria Alexandrovna en lui prenant la main : dis-moi si Levine t'a parlé ? »

Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur elle-même ; elle sauta sur sa chaise, jeta par terre la boucle de sa ceinture qu'elle avait arrachée, et avec des gestes précipités s'écria : « A propos de quoi viens-tu me parler de I^evine ? Je ne sais vrai- ment pas pourquoi on se plaît à me torturer ! J'ai déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de faire jamais jamais, ce que tu as fait : revenir à un homme qui m'aurait trahie. Tu te résignes à cela, mais moi je ne le pourrais pas. »

En disant ces paroles, elle regarda sa sœur : Dolly baissait tristement la tête sans répondre ; mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle en avait eu l'intention, s'assit près de la porte, et cacha son visage dans son mouchoir.

Le silence se prolongea pendant quelques minutes. Dolly pensait à ses chagrins; son humiliation, qu'elle ne sentait que trop, lui paraissait plus cruelle, rap- pelée ainsi par sa sœur. Jamais elle ne l'aurait crue capable d'être si dure ! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d'une robe, un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou : Kitty était à genoux devant elle.

« Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi, murmura- 1- elle ; et son joli visage couvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly.

Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux sœurs à ime entente complète ; pourtant, après

ANNA KARÉNINE. 211

avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet qui les intéressait l'une et l'autre ; Kitty se savait pardonnée, mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées sur l'abaissement de DoUy restaient sur le cœur de sa pauvre sœur. Dolly comprit de son côté qu'elle avait deviné juste, que le point douloureux pour Kitty était d'avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, et que sa sœur se trouvait bien près d'aimer le premier et de haïr l'autre. Kitty ne parla que de l'état géné- ral de son âme.

« Je n'ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux t'imaginer combien tout me paraît vilain, répugnant, grossier, moi en première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent à l'esprit !

Quelles mauvaises pensées peux- tu bien avoir ? demanda Dolly en souriant.

Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n'est pas de la tristesse, ni de l'en- nui. C'est bien pis. On dirait que tout ce qu'il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Com- ment t' expliquer cela ? Papa m'a parlé tout à l'heure : j'ai cru comprendre que le fond de sa pen- sée est qu'il me faut un mari. Maman me mène au bal : il me semble que c'est dans le but de se débar- rasser de moi, de me marier au plus vite. Je sais que ce n'est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intoléra- bles : j'ai toujours l'impression qu'ils prennent ma

8

213 ANNA KARÉNINE.

mesure. Autrefois c'était un plaisir pour moi d'aller dans le monde, cela m'amusait, j'aimais la toilette : maintenant il me semble que c'est inconvenant, et je me sens mal à l'aise. Que veux- tu que je te dise ? Le docteur. . . eh bien. . . »

Kitty s'arrêta ; elle voulait dire que, depuis qu'elle se sentait ainsi transformée, elle ne pouvait plus voir Stépane Arcadiévitch sans que les conjectures les plus bizarres se présentassent à son esprit.

« Eh bien oui, tout prend à mes yeux l'aspect le plus repoussant, continua-t-elle ; c'est une maladie, peut-être cela passera- 1- il. Je ne me trouve à l'aise que chez toi, avec les enfants.

Quel dommage que tu ne puisses y venir main- tenant î

J'irai tout de même, j'ai eu la scarlatine et je déciderai maman. »

Kitty insista si vivement, qu'on lui permit d'aller chez sa sœur ; pendant tout le cours de la maladie, car la scarlatine se déclara effectivement, elle aida Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bien- tôt en convalescence sans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne s'améliorait pas. Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et se rendirent à l'étranger.

ANNA KARÉNINE. 213

CHAPITRE IV

La haute société de Pétersbourg est restreinte ; chacun s'y connaît plus ou moins et s'y fait des visites, mais elle a des subdivisioiLS.

Anna Arcadievna Karénine comptait des rela- tions d'amitié dans trois cercles dilïérents, faisant tous trois partie du grand monde. L'un était le cercle officiel auquel appartenait son mari, composé de ses collègues et de ses subordoimés, liés ou divisés entre eux par les relations sociales les plus variées et sou- vent les plus capricieuses.

Anna avait peine à comprendre le sentiment de respect presque religieux qu'elle éprouva au début pour tous ces personnages. Actuellement elle les coimaissait, comme on se connaît dans une ville de province, avec leurs faiblesses et leurs manies ; elle savait le bât les blessait, quelles étaient leurs rela- tions entre eux et avec le centre commun, à qui cha- cun d'eux se rattachait. Mais cette coterie officielle, à laquelle la liaient les intérêts de son mari, ne lui plut jamais, et elle fit de son mieux pour l'éviter, en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le second cercle auquel tenait Anna était celui qui avait contribué à la carrière d'/ilexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivano\Tia en était le pivot ; il se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d'hommes intelligents, instruits et am-

214 ANNA KARENINE.

bitieux. Quelqu'un l'avait surnommé « la conscience de la société de Pétersbourg ». Karénine appréciait fort cette coterie, et Anna, dont le caractère souple s'assimilait facilement à son entourage, s'y était fait des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu lui devint insupportable : il lui sembla qu'elle-même, aussi bien que les autres, y manquait de naturel, et elle vit la comtesse Lydie aussi rarement que pos- sible.

Enfin Anna avait encore des relations d'amitié avec le grand monde par excellence, ce monde de bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui tient d'une main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans le demi-monde qu'il s'imagine mépriser, mais dont les goûts se rapprochent des siens au point d'être identiques. I^ lien qui rattachait Anna à cette so- ciété était la princesse Betsy Tverskoï, femme d'im de ses cousins, riche de cent vingt mille roubles de revenu et qui s'était éprise d'Anna dès que celle-ci avait paru à Pétersbourg ; elle l'attirait beaucoup et la plaisantait sur la société qu'elle voyait chez la comtesse Lydie.

« Quand je serai vieille et laide, je ferai de même, disait Betsy, mais une jeune et jolie femme comme vous n'a pas sa place dans cet asile de vieillards. »

Anna avait commencé par éviter autant que pos- sible la société de la princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant des dépenses au-delà de ses moyens ; mais tout changea après son retour de Moscou. Elle négligea ses amis raisonna-

ANNA K.\RÉNINE. 215

blés et n'alla plus que dans le grand monde. C'est qu'elle éprouva la joie troublante de rencontrer Wronsky ; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine germaine d'Alexis ; celui-ci d'ailleurs se trouvait partout il pouvait entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucime avance, mais son cœur, en l'apercevant, dé- bordait du même sentiment de plénitude qui l'avait saisie la première fois près du wagon ; cette joie, elle le sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sou- rire, mais elle n'avait pas la force de la dissimuler.

Anna crut sincèrement d'abord être mécontente de l'espèce de persécution que Wronsky se permettait à son égard ; mais, un soir qu'elle vint dans une mai- son où elle pensait le rencontrer, et qu'il n'y parut pas, elle comprit clairement, à la douleur qui s'em- para de son cœur, combien ses illusions étaient vaines et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait l'intérêt dominant de sa vie.

Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société de Pétersbourg était à l'Opé- ra ; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans attendre l'entr'acte, quitta le fauteuil qu'il occupait pour monter à sa loge.

« Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner ? lui demanda- t-elle; puis elle ajouta à demi voix en souriant, et de façon à n'être entendue que de lui : J'admire la seconde vue des amoureux, elle n'était pas là, mais revenez après l'Opéra. »

Wronsky la regarda comme pour l'interroger, et

2i6 ANNA KARÉNINE.

Betsy lui répondit d'un petit signe de tête; avec un sourire de remerciement, il s'assit près d'elle.

« Et toutes vos plaisanteries d'autrefois, que sont-elles devenues ? continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier, les pro- grès de cette passion. Vous êtes pris, mon cher!

C'est tout ce que je demande, répondit Wrons- ky en souriant de bonne humeur. Si je me plains, c'est de ne pas l'être assez, car, à dire vrai, je com- mence à perdre tout espoir.

Quel espoir pouvez- vous bien avoir ? dit Betsy en prenant le parti de son amie : entendons-nous... Mais ses yeux éveillés disaient assez qu'elle com- prenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.

Aucun, répondit Wronsky en riant et en décou- vrant ses dents blanches et bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé. Je crains de devenir ridicule. »

Il savait fort bien qu'aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son monde, il ne courait aucun ris- que de ce genre ; il savait parfaitement que, si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans es- poir une jeune fille ou une femme non mariée, il ne l'était jamais en aimant une femme mariée et en ris- quant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand, intéressant, et c'est pourquoi Wronsky, en quittant

ANNA KARÉNINE. 217

sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache.

« Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner ? lui dit- elle, sans pouvoir s'empêcher de l'admirer.

J'ai été occupé. De quoi ? C'est ce que je vous donne à deviner en cent, en mille ; jamais vous ne devinerez. J'ai réconcilié un mari avec l'offenseur de sa femme. Oui, vrai î

Et vous avez réussi ?

A peu près.

Il faudra me raconter cela au premier en- tr'acte, dit-elle en se levant.

C'est impossible, je vais au Théâtre français.

Vous quittez Nilsson pour cela } dit Betsy indignée ; elle n'aurait su distinguer Nilsson de la dernière choriste.

Je n'y peux rien : j'ai pris rendez- vous pour mon affaire de réconciliation.

Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés », dit Betsy, se rappelant avoir en- tendu quelque part une parole semblable.

CHAPITRE V

t C'est un peu vif, mais si drôle, que j'ai bien envie de vous le raconter, dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine ; d'ailleurs, je ne nom- merai personne...

Je devinerai, tant mieux.

-l8 ANNA KARÉNINE.

Écoutez donc : deux jeunes gens en gaîté...

Des officiers de votre légiment, naturellement.

Je n'ai pas dit qu'ils fussent officiers, mais sim- plement des jeunes gens qui avaient bien déjeuné.

Traduisez : gris.

C'est possible... vont dîner chez un camarade ; ils étaient d'himieur fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se retourner et, à ce qu'il leur semble du moins, les regarder eu riant : ils la poursuivent au galop. A leur grand éton- nement, leur beauté s'arrête précisément devant la maison ils se rendaient eux-mêmes ; elle monte à l'étage supérieur, et ils n'aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous ime voilette, et ime paire de petits pieds.

Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la partie.

De quoi m* accusiez- vous tout à l'heure ? Mes deux jeunes gens montent chez leur camarade, qui donnait un dîner d'adieu, et ces adieux les obligent à boire peut-être un peu plus qu'ils n'auraient dû. Ils questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n'en sait rien setd : le domestique de leur ami répond à leur question : « Y a-t-il des mamselles « au-dessus ? » Il y en a beaucoup. Après le dîner, les jeimes gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée à leur incon- nue, pleine de protestations passionnées ; ils la mon- tent eux-mêmes, afin d'expliquer ce que la lette pourrait avoir d'obscur.

ANNA KARKNINE. 219

Pourquoi nie racontez-vous dos horreurs pa- reilles ? Après.

Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en affinnant qu'ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge corne une écrevisse, avec des fa\"oris, en déclarant qu'il n'y a dans l'appartement que sa femme.

Conmient savez-vous que ces favoris ressem- blaient à des boudins ? demanda Betsy.

Vous allez voir. Aujourd'hui j'ai voulu conclure la paix.

Eh bien, qu'en est-il advenu ?

C'est le plus intéressant de l'affaire. Il se trouve que ce couple heureux est celui d'un conseiller et d'une conseillère titulaire. I^e conseiller titulaire a porté plainte et j'ai été forcé de servir de médiateur Quel médiateur ! Talleyrand, comparé à moi, n'était rien.

Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée ?

Voici. Nous avons commencé par nous excu- ser de notre mieux, ainsi qu'il conv^enait : « Nous a sommes désespérés, avons-nous dit, de ce fà- « cheux malentendu. » L^ conseiller titulaire a l'air de vouloir s'adoucir, mais il tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu'il exprime ses sentiments, la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir à mes talents diplomatiques : « Je « conviens que leur conduite a été déplorable, mais 0 veuillez remarquer qu'il s'agit d'une méprise :

-0 ANNA KARÉNINE.

« ils sont jeunes, et venaient de bien dîner. Vous « comprenez. Maintenant ils se repentent du fond « du cœur et vous supplient de pardonner leur « erreur. » Ive conseiller titulaire s'adoucit encore : « J'en conviens, monsieur le comte, et suis prêt à « pardonner, mais vous concevez que ma femme, « une honnête femme, a été exposée aux poursuites, « aux grossièretés, aux insultes de mauvais game- « ments, de misé... » Et, les mauvais garnements étant présents, me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la diplomatie, et ainsi de suite ; chaque fois que mon affaire est sur le point d'aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère et sa figure rouge, ses boudins rentrent en mouvement et je me noie dans les finesses du négo- ciateur.

Ah ! ma chère, il faut vous raconter cela ! dit Betsy à une dame qui entrait dans sa loge. Il m'a tant amusée ! Eh bien, bonne chance », ajoutâ- t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éven- tail laissait libres ; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de remonter, elle se plaça sur le devant de sa loge, sous la lumière du gaz, afin d'être plus en vue.

Wronsky alla retrouver au Théâtre français le colonel de son régiment, qui n'y manquait pas une seule représentation ; il avait à lui parler de l'œuvre de pacification qui, depuis trois jours, l'occupait et l'amusait. I^es héros de cette histoire étaient Pétri tzky et un jetme prince Kédrof, nouvellement entré au

ANNA K.\RHNINE. 221

régiment, un gentil garçon et un ehanuant cama- rade. Il s'agissait, et c'était le point capital, des intérêts du régiment, car les deux jemies gens fai- saient partie de l'escadron de Wronsky.

Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte au colonel contre ses officiers, pour avoir iiLsulté sa feiiune. Celle-ci, racontait Wenden, mariée depuis cinq mois à peine, et dans une situation intéressante, avait été à l'église avec sa mère et, s'y étant sentie indisposée, avait pris le premier isvostchik venu pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers l'a- vaient poursuivie ; elle était rentrée plus malade encore, par suite de l'émotion, et avait remonté son escalier en courant. Wenden lui-même revenait de son bureau, lorsqu'il entendit des voix succédant à un coup de sonnette ; voyant qu'il avait affaire à deux officiers ivres, il les jeta à la porte. Il exigeait qu'ils fussent sévèrement pmiis.

« Vous avez beau dire, Pétritzky devient im- possible, avait dit le conmiandant à Wronsky, lorsque sur sa demande celui-ci était venu le trou- ver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque équipée. Ce monsieur offensé ira plus loin, il n'en restera pas là. »

Wronsky avait déjà compris l'inutilité d'un duel en pareille circonstance et la nécessité d'adoucir le conseiller titulaire et d'étouffer cette affaire. Le colonel l'avait fait appeler parce qu'il le savait homme d'esprit et soucieux de l'honneur de son ré- giment. C'était à la suite de leur cousultation que

ANNA KARÉNINE.

Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom et ses aiguillettes d'aide de camp contribueraient à calmer l'offensé ; Wronsky n'avait réussi qu'en partie, comme il venait de le raconter, et la réconciliation semblait encore dou- teuse.

Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer et lui raconta le succès, ou plutôt l'insuccès de sa mission. Réflexion faite, celm-ci résolut de laisser l'affaire elle en était, mais ne put s'empêcher de rire en questionnant Wronsky.

« Vilaine histoire, mais bien drôle ! Kédrof ne peut pourtant pas se battre avec ce monsieur ! Et comment trouvez- vous Claire ce soir ? Charmante !.. dit-il en parlant d'une actrice française. On a beau la voir souvent, elle est toujours nouvelle. Il n'y a que les Français pour cela. »

CHAPITRE VI

La princesse Betsy quitta le théâtre sans attendre la fin du dernier acte. A peine eut-elle le temps d'en- trer dans son cabinet de toilette pour mettre un nuage de poudre de riz sur son long visage pâle, arranger un peu sa toilette, et commander le thé au grand salon, que les voitures arrivèrent, et s'arrêtèrent au vaste perron de son palais de la grande Morskaïa. Le suisse monumental ouvrait sans

ANNA KARENINE. 223

bruit l'immense porte devant les visiteurs. La maî- tresse de la maison, le teint et la coiffure rafraîchis, vint recevoir ses convives ; les murs du grand salon étaient tendus d'étoffes sombres, et le sol couvert d'épais tapis ; sur une table dont la nappe, d'ime blancheur éblouissante, était vivement éclairée par de nombreuses bougies, se trouvait un samovar d'argent, avec un service à thé en porcelaine trans- parente.

La princesse prit place devant le samovar et ôta ses gants. Des laquis, habiles à transporter des sièges presque sans qu'on s'en aperçût, aidèrent tout le monde à s'asseoir et à se diviser en deux camps ; l'un autour de la princesse, l'autre dans un coin du salon, autour d'une belle ambassadrice aux sourcils noirs, bien arqués, vêtue de velours noir. La conver- sation, comme il arrive au début d'une soirée, inter- rompue par l'arrivée de nouveaux visages, les offres de thé et les échanges de politesse, semblait chercher à se fixer.

« Elle est remarquablement belle comme actrice ; on voit qu'elle a étudié Kaulbach, disait un diplo- mate dans le groupe de l'ambassadrice : avez-vous remarqué comme elle est tombée ?

Je vous en prie, ne parlons pas de Nilsson ! On ne peut plus rien en dire de nouveau, dit une grosse dame blonde fort rouge, sans sourcils et sans chignon, habillée d'une robe de soie fanée : c'était la princesse Miagkaïa, célèbre pour la façon dont elle savait tout dire, et surnommée ïEn/afii

224 ANNA KARÉNINE.

terrible à cause de son sans-gêne. La princesse était assise entre les deux groupes, écoutant ce qui se di- sait dans l'un ou dans l'autre, et y prenant également intérêt. Trois personnes m'ont dit aujourd'hui cette même phrase sur Kaulbach. Il faut croire qu'on s'est donné le mot ; et pourquoi cette phrase a-t-elle tant de succès ? »

Cette observation coupa court à la conver- sation.

« Racontez-nous quelque chose d'amusant, mais qui ne soit pas méchant, dit l'ambassadrice, qui possédait cet art de la causerie que les Anglais ont surnommé small talk ; elle s'adressait au diplo- mate.

On prétend qu'il n'y a rien de plus difficile, la méchanceté seule étant amusante, répondit celui-ci avec im sourire. J'essayerai cependant. Donnez-moi un thème, tout est là. Quand on tient le thème, rien n'est plus aisé que de broder dessus. J'ai souvent pensé que les célèbres causeurs du siècle dernier se- raient bien embarrassés maintenant : de nos jours l'esprit est devenu ennuyeux.

Vous n'êtes pas le premier à le dire », inter- rompit en riant l'ambassadrice. »

La conversation débutait d'une façon trop ano- dine pour qu'elle pût longtemps continuer sur le même ton, et pour la ranimer il fallut recourir au seul moyen infaillible : la médisance.

« Ne trouvez-vous pas que Toushkewitch a quelque chose de Louis XV ? dit quelqu'un en indi-

ANNA KA RKX I NE. 225

quant des yeux un beau jeune hunune blond qui se tenait près de la table.

Oh! oui, il est dans le style du salon, c'est pourquoi il y vient souvent.

Ce sujet de conversation se soutint, parce qu'il ne consistait qu'en allusions : on ne pou\ait le traiter ouvertement, car il s'agissait de la liaison de Toushkewitch avec la maîtresse de la maison.

Autour du samovar, la causerie hésita longtemps entre les trois sujets inévitables : la nouvelle du jour, le théâtre et le jugement du prochain ; c'est ce dernier qui prévalut.

« Avez-vous entendu dire que la Maltishef, la mère, et non la fille, se fait un costume de diable rose ?

Est-ce possible ? non, c'est délicieux.

Je m'étonne qu'avec son esprit, car elle en a, elle ne sente pas ce ridicule. » Chacun eut un mot pour critiquer et déchirer la mallieureuse Maltishef , et la conversation s'anima, vive et pétillante comme fagot qui flambe.

Le mari de la princesse Betsy, un bon gros honune collectionneur passionné de gra\'ures, entra tout doucement à ce moment ; il avait entendu dire que sa femme avait du monde, et voulait paraître au salon avant d'aller à son cercle. Il s'approcha de la princesse Miagkaïa qui, à cause des tapis, ne l'en- tendit pas venir.

« Avez-\-ous été contente de la Nilsson ? lui de- manda-t-il.

226 ANNA kar:ë:nine.

Peut-on effrayer ainsi les gens en tombant du ciel sans crier gare ! s'écria-t-elle. Ne me parlez pas de l'Opéra, je vous en prie : vous n'entendez rien à la musique. Je préfère m' abaisser jusqu'à vous, et vous entretenir de vos gravures et de vos majoliques. Eh bien, quel trésor avez-vous récemment décou- vert ?

Si vous le désirez, je vous le montrerai ; mais vous n'y comprendrez rien.

Montrez toujours. Je fais mon éducation chez ces gens-là, comment les nommez- vous, les banquiers ils ont des gravures superbes qu'ils nous ont mon- trées.

Comment, vous êtes allés chez les Schiitz- bourg ? demanda de sa place, près du samovar, la maîtresse de la maison.

Oui, ma chère. Ils nous ont invités, mon mari et moi, à dîner, et l'on m'a dit qu'il y avait à ce dîner une sauce qui avait coûté mille roubles, répondit la princesse Miagkaïa à haute voix, se sachant écoutée de tous ; et c'était même une fort mauvaise sauce, quelque chose de verdâtre. J'ai les recevoir à mon tour et leur ai fait ime sauce de la valeur de quatre-vingt-cinq kopecks ; tout le monde a été content. Je ne puis pas faire des sauces de mille roubles, moi !

Elle est unique, dit Betsy.

Étonnante ! » ajouta quelqu'im.

La princesse Miagkaïa ne manquait jamais son effet, qui consistait à dire avec boa sens des choses

I

AXNA KARÉNINE. 227

fort ordinaires, qu'elle ne pinçait pas toujours à propos, comme dans ce cas ; mais, dans le monde elle vivait, ce gros bon sens produisait l'effet des plus fines plaisanteries ; son succès l'étonnait elle- même, ce qui ne l'empêchait pas d'en jouir.

Profitant du silence qui s'était fait, la maîtresse de la maison voulut établir une conversation plus générale, et, s' adressant à l'ambassadrice :

« Décidément, vous ne voulez pas de thé ? Venez donc par ici.

Non, nous sonmies bien dans notre coin, ré- pondit celle-ci avec un sourire, en reprenant un entretien interrompu qui l'intéressait beaucoup : il s'agissait des Karénine, mari et femme.

Anna est très changée depuis son voyage à Moscou. Elle a quelque chose d'étrange, disait une de ses amies.

Le changement tient à ce qu'elle a amené à sa suite l'ombre d'Alexis Wronsky, dit l'ambassa- drice.

Qu'est-ce que cela prouve ? Il y a bien un conte de Grim un homme, en punition de je ne sais quoi, est privé de son ombre. Je n'ai jamais bien compris ce genre de punition, mais peut-être est-il très pénible à ime femme d'être privée d'ombre.

Oui, mais les femmes qui ont des ombres finis- sent mal en général, dit l'amie d'Anna.

Puissiez-vous avoir la pépie *, s'écria tout à

I. I/Ocution populaire pour faire taire quelqu'uiL

228 ANNA KARÉNINE.

coup la princesse Miagkaïa en entendant ces mots. La Karénine est une femme charmante et que j'aime en revanche, je n'aime pas son mari.

Pourquoi donc ne l'aimez- vous pas ? demanda l'ambassadrice. C'est un homme fort remarquable. Mon mari prétend qu'il y a en Europe peu d'hommes d'État de sa valeur.

Mon mari prétend la même chose, mais je ne le crois pas, répondit la princesse ; si nos maris n'avaient pas eu cette idée, nous aurions toujours vu Alexis Alexandrovitch tel qu'il est, et selon moi, c'est un sot; je le dis tout bas, mais cela me met à l'aise. Autrefois, quand je me croyais tenu de lui trouver de l'esprit, je me considérais moi-même comme une bête, parce que je ne savais découvrir cet esprit, mais aussitôt que j'ai dit, à voix basse s'entend, c'est un sot, tout s'est expliqué. Quant à Anna, je ne vous l'abandonne pas : elle est aimable et bonne. Est-ce ma faute, la pauvre femme, si tout le monde est amoureux d'elle et si on la poursuit comme son ombre ?

Je ne rde permets pas de la juger, dit l'amie d'Anna pour se disculper.

Parce que personne ne nous suit comme nos ombres, cela ne prouve pas que nous ayons le droit de juger. »

Après avoir arrangé ainsi l'amie d'Anna, la prin- cesse et l'ambassadrice se rapprochèrent de la table à thé, et prirent part à ime conversation générale sur le roi de Prusse.

ANNA KARÉNINE. 229

a Sur le compte de qui avez- vous dit des méchan- cetés ? demanda Betsy.

Sur les Karénine ; la princesse nous a dépeint Alexis Alexandrovitch, répondit l'ambassadrice, s'asseyant près de la table en souriant.

Il est fâcheux que nous n'ayons pu l'entendre, répondit Betsy en regardant du côté de la porte. Ah î vous voilà enfin ! » dit-elle en se tournant vers Wronsky, qui venait d'entrer.

Wronsky connaissait et rencontrait chaque jour toutes les personnes qu'il retrouvait ce soir chez sa cousine ; il entra donc avec la tranquillité d'un homme qui revoit des gens qu'il vient à peine de quitter.

« D'où je viens ? répondit-il à la question que lui fit l'ambassadrice. Il faut que je le confesse : des Bouffes, et toujours avec un nouveau plaisir, quoi- que ce soit bien pour la centième fois. C'est charmant. Il est humiliant de l'avouer, mais je dors à l'Opéra, tandis que je m'amuse aux Bouffes jusqu'à la der- nière minute. Aujourd'hui... »

Il nomma une actrice française, mais l'ambassa- drice l'arrêta avec une expression de terreur plai- sante.

« Ne nous parlez pas de cette horreur !

Je me tais, d'autant plus que vous la connais- sez toutes, cette horreur.

Et vous seriez toutes prêtes à courir après elle, si c'était admis comme l'Opéra », ajouta la princesse Miagkaïa.

230 ANNA KARÉNINE.

CHAPITRE VII

On entendit des pas près de la porte, et Betsy, per- suadée qu'elle allait voir entrer Anna, regarda Wrons- ky. Lui aussi regardait du côté de la porte, et son visage avait une expression étrange de joie d'at- tente et pourtant de crainte ; il se souleva lentement de son siège. Anna parut. Elle traversa la courte distance qui la séparait de la maîtresse de la maison, d'un pas rapide, léger et décidé, qui la distinguait de toutes les autres femmes de son monde ; comme d'habitude, elle se tenait extrêmement droite, et, le regard fixé sur Betsy, alla lui serrer la main en sou- riant, puis, avec le même sourire, elle se tourna vers Wronsky. Celui-ci salua profondément et lui avança une chaise.

Anna inclina légèrement la tête, et rougit d'un air un peu contrarié ; quelques personnes amies vinrent lui serrer la main ; elle les accueillit avec animation, et, se tournant vers Betsy :

« Je viens de chez la comtesse Lydie, j'aurais voulu venir plus tôt, mais j'ai été retenue. Il y avait sir John : il est très intéressant.

Ah ! le missionnaire ?

Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa vie aux Indes. »

La conversation, que l'entrée d*Anna avait inter-

ANNA KARÉNINE. 231

rompue, vacilla de nouveau, connue le feu d'une lampe prête à s'éteindre. « Sir John !

Oui, je l'ai vu. Il parle bien. La Wlatief en est positivement amoureuse.

Est-il vrai que la plus jeune des Wlatief épouse Tapof ?

On prétend que c'est une chose décidée.

Je m'étonne que les parents y consentent.

C'est un mariage de passion, à ce qu'on dit.

De passion ? prenez-vous des idées aussi antédiluviennes ? qui parle de passion de nos jours ? dit l'ambassadrice.

Hélas ! cette vieille mode si ridicule se rencontre toujours, dit Wronsky.

Tant pis pour ceux qui la conservent : je ne connais, en fait de mariages heureux, que les mariages de raison.

Oui, mais n'arrive-t-il pas souvent que ces ma- riages de raison tombent en poussière, précisément à cause de cette passion que vous méconnaissez ?

Entendons- nous : ce que nous appelons un mariage de raison est celui qu'on fait lorsque des deux parts on a jeté sa gourme. L'amour est un mal par lequel il faut avoir passé, comme la scar- latine.

Dans ce cas, il serait prudent de recourir à un moyen artificiel de l'inoculer, pour s'en préserver comme de la petite vérole.

Dans ma jetmesse, j'ai été amoureuse d'un

232 ANNA KARÉNINE.

sacristain : je voudrais bien savoir si cela m'a rendu service.

Non, sans plaisanterie, je crois que pour bien connaître l'amour il faut, après s'être trompé une fois, pouvoir réparer son erreur.

Même après le mariage ? demanda l'ambassa- drice en riant.

« It is never too late to mend », dit le diplo- mate en citant un proverbe anglais.

Justement, interrompit Betsy : se tromper d'abord pour rentrer dans le vrai ensuite. Qu'en dites- vous ? » demanda- t-elle en se tournant vers Anna qui écoutait la conversation avec un sou- rire.

Wronsky la regarda, et attendit sa réponse avec un violent battement de cœur ; quand elle eut parlé, il respira comme délivré d'un danger.

« Je crois, dit Anna en jouant avec son gant, que s'il y a autant d'opinions que de têtes, et il y a aussi autant de façons d'aimer qu'il y a de cœurs. »

Elle se retourna brusquement vers Wronsky.

« J'ai reçu ime lettre de Moscou. On m'écrit que Kitty Cherbatzky est très malade.

Vraiment ? » dit Wronsky d'un air sombre. Aima le regarda sévèrement.

:< Cela vous est indifférent ?

Au contraire, cela me touche beaucoup. Que vous écrit-on de particulier, s'il m'est permis de le demander ? »

Anna se leva et s'approcha de Betsy.

ANNA K.\RÉNINE. 233

« Voulez-vous me donner une tasse de thé », dit-elle en s'appuyant sur sa chaise.

Pendant que Betsy versait le thé, Wronsky s'ap- procha d'Anna.

« Que vous écrit-on ?

J'ai souvent pensé, que, si les hoinmes préten- daient savoir agir avec noblesse, c'est en réalité une phrase vide de sens, dit Anna sans lui répondre direc- tement. — Il y a longtemps que je voulais vous le dire, ajouta-t-elle en se dirigeant vers une table chargée d'albums.

Je ne comprends pas bien ce que signifient vos paroles », dit-il en lui offrant sa tasse.

Elle jeta un regard sur le divan près d'elle, et il s'y assit aussitôt.

« Oui, je voulais vous le dire, continua- t-elle sans le regarder, vous avez mal agi, très mal.

Croyez- vous que je ne le sente pas ? Mais à qui la faute ?

Pourquoi me dites-vous cela ? dit-elle avec un regard sévère.

Vous le savez bien », répondit-il en suppor- tant le regard d'Anna sans baisser les yeux.

Ce fut elle qui se troubla.

« Ceci prouve simplement que vous n'avez pas de cœur, dit-elle. Mais ses yeux exprimaient le con- traire.

Ce dont vous parliez tout à l'heure était une erreur, non de l'amour.

Souvenez- vous que je vous ai défendu de pro-

234 ANNA KARÉNINE.

noncer ce mot, ce vilain mot, dit Anna en tres- saillant ; et aussitôt elle comprit que par ce seul mot a défendu » elle se reconnaissait de certains droits sur lui, et semblait l'encourager à parler Depuis longtemps je voulais m' entretenir avec vous, conti- nha-t-elle en le regardant bien en face et, d'un ton ferme, quoique ses joues fussent brûlantes de rou- geur : Je suis venue aujourd'hui tout exprès sa- chant que je vous rencontrerais. Il faut que tout ceci finisse. Je n'ai jamais eu à rougir devant personne, et vous me causez le chagrin pénible de me sentir cou- pable. »

Il la regardait, frappé de l'expression élevée de sa beauté.

« Que voulez- vous que je fasse ? répondit-il sim- plement et sérieusement.

Je veux que vous alliez à Moscou implorer le pardon de Kitty.

Vous ne voulez pas cela ? »

Il sentait qu'elle s'efforçait de dire ime chose, mais qu'elle en souhaitait une autre.

« Si vous m'aimez comme vous le dites, murmura- t-elle, faites que je sois tranquille. »

Le visage de Wronsky s'éclaircit.

« Ne savez- vous pas que vous êtes ma vie ? mais je ne connais plus la tranquillité et ne saurais vous la donner. Me donner tout entier, donner mon amour, oui. Je ne puis vous séparer de moi par la pensée. Vous et moi ne faisons qu'un, à mes yeux. Je ne vois aucun moyen de tranquillité ni pour vous, ni pour

ANNA KARÉNINE. 235

moi dans l'avenir. Je ne vois en perspective que le malheur, le désespoir, ou le bonheur, et quel bon- heur ! Est-il vraiment impossible ? » mummra-t-il des lèvres, sans oser prononcer les mots ; mais elle l'entendit.

Toutes les forces de son intelligence semblaient n'avoir d'autre but que de répondre comme son de- voir l'exigeait ; mais, au lieu de parler, elle le regar- dait les yeux pleins d'amour, et se tut.

« Mon Dieu, pensa- t-il avec transport, au mo- ment où je désespérais, je croyais n'y jamais parvenir, le voilà l'amour ! elle m'aime, c'est un aveu !

Faites cela pour moi, soyons bons amis et ne me parlez plus jamais ainsi, dirent ces paroles ; son regard parlait différemment.

Jamais nous ne serons am.is, vous le savez vous- même. Serons-nous les plus heureux ou les plus mal- heureux des êtres ? c'est à vous d'en décider. »

Elle voulut parler, mais il l'interrompit.

« Tout ce que je demande, c'est le droit d'espérer et de souffrir comme en ce moment ; si c'est impos- sible, ordonnez-moi de disparaître et je disparaîtrai. Jamais vous ne me verrez plus si ma présence vous est pénible.

Je ne vous chasse pas.

Alors ne changez rien, laissez les choses telles qu'elles sont, dit-il d'ime voix Semblante. Voilà votre mari. »

Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en

236 ANNA KARENINE.

ce moment au salon, avec son air calme et sa démar- che disgracieuse.

Il s'approcha de la maîtresse de la maison, jeta en passant un regard sur Anna et Wronsky, s'assit près de la table à thé, et de sa voix lente et bien ac- centuée, souriant de ce sourire qui semblait toujours se moquer de quelqu'un ou de quelque chose, il dit en regardant l'assemblée :

« Votre Rambouillet est au complet. I^ Grâces et les Muses ! »

Mais la princesse Betsy, qui ne pouvait souffrir ce ton persifleur, « sneering », comme elle disait, l'amena bien vite, en maîtresse de maison consom- mée, à aborder une question sérieuse. I/C service obligatoire fut mis sur le tapis, et Alexis Alexandro- vitch le défendit avec vivacité contre les attaques de Betsy.

Wronsky et Anna restaient près de leur petite table.

a Cela devient inconvenant, dit ime dame à voix basse en désignant du regard Karénine, Anna et Wronsky.

Que vous disais- je ? » dit l'amie d'Anna.

Ces dames ne furent pas seules à faire cette obser- vation ; la princesse Miagkaïa et Betsy elles-mêmes jetèrent les yeux plus d'ime fois du côté ils étaient isolés ; seul Alexis Alexandrovitch ne les regarda pas, ni ne se laissa distraire de l'intéressante conver- sation qu'il avait entamée.

Betsy, remarquant le mauvais effet prodmt par

ANNA K:\RKXIxr:. 237

ses amis, inanGcu\Ta de façon à se faire momentané- nient rciuplacer pour donner la réplique à A exis Alcxandro\'itch, et s'approcha d'Anna.

t J'adinire toujours la netteté et la clarté de langage de votre mari, dit-elle : les questions les plus transcendantes me semblent acces^^ibles quand il parle.

Oh oui ! » répondit Anna, ne comprenant pas un mot de ce que disait Betsy , et, rayonnante de bon- heur, elle se leva, s'approcha de la grande table et se mêla à la conversation générale.

Au bout d'une demi-heure, Alexis .\lexandrovitch proposa à sa femme de rentrer, mais elle répondit, sans le regarder, qu'elle voulait rester à souper. Alexis Alexandrovitch prit congé de la société et partit

IvC vieux cocher des Karénine, un gros Tatare, vêtu de son imperméable, retenait avec peine, devant le perron, ses chevaux excités par le froid. Vn laquais tenait la portière du coupé. Le suisse, debout près de la porte d'entrée, la gardait grande ouverte, et .\nna écoutait avec transport ce que lui murmurait W'ronsky-, tout en détachant d'une main nerveuse la dentelle de sa manche qui s'était attachée à l'agrafe de sa pelisse.

a \'ous ne vous êtes engagée à rien, j'en conviens, lui disait Wronsky tout en l'accompagnant à sa voi- ture, mais vous savez que ce n'est pas de l'amitié que je demande : pour moi, le seul bonheur de ma vie sera contenu dans ce mot qui vous déplaît si fort ; l'amour.

238 ANNA KARÉNINE.

L'amour », répéta- t-elle lentement, comme si elle se fût parlé à elle-même ; puis, étant arrivée à détacher sa dentelle, elle dit tout à coup : « Ce mot me déplaît parce qu'il a pour moi un sens plus pro- fond et beaucoup plus grave que vous ne pouvez l'imaginer. Au revoir », ajouta- t-elle en le regar- dant bien en face.

Elle lui tendit la main et d'un pas rapide passa devant le suisse et disparut dans sa voiture.

Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent Wronsky. Il baisa la paume de sa main que ses doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la conviction bienheureuse que cette soirée l'avait plus rapproché du but rêvé que les deux mois précé- dents.

CHAPITRE VIII

Alexis Alexandrovitch n'avait rien trouvé d'in- convenant à ce que sa femme se fût entretenue avec Wronsky en tête-à-tête d'une façon un peu animée ; mais il lui sembla que d'autres personnes avaient paru étonnées, et il résolut d'en faire l'observation à Anna.

Comme d'ordinaire en rentrant chez lui, Alexis Alexandrovitch passa dans son cabinet, s'y installa dans son fauteuil, ouvrit son livre à l'endroit mar- qué par un couteau à papier, et lut un. article sur le papisme jusqu'à une heure du matin. De temps en

ANNA KARHNINE. 239

temps il passait la main sur son front et secouait la têie comme pour en chasser une pensée importune. A l'heure habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna n'était pas encore rentrée. Son livre sous le bras, il se dirigea vers sa chambre ; mais, au lieu de ses préoc- cupations ordinaires sur les affaires de son sen'ice, il pensa à sa fenmie et à l'impression désagréable qu'il avait éprouvée à son sujet. Incapable de se mettre au lit, il marcha de long en large, les bras der- rière le dos, ne pouvant se résoudre à se coucher sans avoir mûrement réfléchi aux incidents de !a soirée. Au premier abord, Alexis Alexandrovitch trouva simple et naturel d'adresser une obser\'ation à sa femme ; mais, en y réfléchissant, il lui sembla que ces incidents étaient d'une complication fâcheuse. Karénine n'était pas jaloux. Un mari, selon lui, of- feiLsait sa femme en lui témoignant de la jalousie ; mais pourquoi cette confiance en ce qui concernait sa jeune femme, et pourquoi, lui, devait-il être convaincu qu'elle l'aimerait toujours ? Cest ce qu'il ne se demandait pas. N'ayant jamais cormu jusque- ni soupçons ni doutes, il se disait qu'il garderait une confiance entière. Pourtant, tout en demeurant dans ces sentiments, il se sentait en face d'une situa- tion illogique et absurde qui le trouvait désarmé. Jusqu'ici il ne s'était trouvé aux prises avec les diflS- cultes de la vie que dans la sphère de son service officiel ; l'impression qu'il éprouvait maintenant était celle d'un homme passant tranquillement sur un pont au-dessus d'un précipice, et s' apercevant

240 ANNA KARENINE.

tout à coup que le pont est démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la vie réelle, et le pont, l'existence artificielle qu'il avait seule connue jusqu'à ce jour. L'idée que sa femme pût aimer un autre que lui le frappait pour la pre- mière fois et le terrifiait.

Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher d'un pas régulier sur le parquet sonore, traversant successivement la salle à manger éclairée d'une seule lampe, le salon obscur, un faible rayon de lu- mière tombait sui son grand portrait récemment peint, le boudoir de sa femme, brûlaient deux bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table à écrire et des portraits de ses parents et amis. Arrivé à la porte de la chambre à coucher, il retourna sur ses pas.

De temps en temps il s'arrêtait et se disait : « Oui, il faut absolument couper court à tout cela, prendre un parti, lui dire ma manière de voir ; mais que lui dire ? et quel parti prendre ? Que s'est-il passé, au bout du compte ? rien. Elle a causé long- temps avec lui... mais avec qui ime femme ne cause- t-elle pas dans le monde ? Me montrer jaloux pour si peu serait humiliant pour nous deux. »

Mais ce raisonnement, qui au premier abord lui avait paru concluant, lui semblait tout à coup sans valeur. De la porte de la chambre à coucher il se dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le salon obscur, il crut entendre une voix lui murmu- rer : « Puisque d'autres ont paru étonnés, c'est qu'il

ANNA KARÉNINE. 241

y a quelque chose... Oui, il faut couper court à tout cela, prendre un parti... lequel ? »

Ses pensées, conuiie son corps, décrivaient le même cercle, et il ne rencontrait aucune idée nou- velle. Il s'en aperçut, passa la main sur son front, et s'assit dans le boudoir.

Là, en regardant la table à écrire d'Anna avec son buvard en malachite, et im billet inachevé, ses pen- sées prirent un autre cours ; il pensa à elle, à ce qu'elle pouvait éprouver. vSon imagination lui pré- senta la vie de sa fenunc, les besoins de son es])rit et de son cœur, ses goûts, ses désirs ; et l'idée qu'elle pouvait, qu'elle devait avoir une existence person- nelle, indépendante de la sienne, le saisit si vive- ment qu'il s'empressa de la chasser. Cétait le goufîre qu'il n'osait sonder du regard. Entrer par la ré- flexion et le sentiment dans l'âme d'autrui lui était une chose inconnue et lui paraissait dangereux.

« Et ce qu'il y a de plus terrible, pensa- t-il, c'est que cette inquiétude insensée me prend au moment de mettre la dernière main à mon œuvre (le projet qu'il voulait faire passer) ; lorsque j'ai le plus besoin de toutes les forces de mon esprit, de tout mon calme. Que faire à cela ? Je ne suis pas de ceux qui ne savent pas regarder leur mal en face. Il faut réfléchir, prendre un parti et me délivrer de ce souci, dit-il à haute voix. Je ne me reconnais pas le droit de scruter ses sentiments, de m'immiscer en ce qui se passe ou ne se passe pas dans son âme : c'est l'affaire de sa conscience et le domaine de la religion », se dit-il,

242 ANNA KARENINE.

tout soulagé d'avoir trouvé une loi qu'il pût appliquer aux circonstances qui venaient de sur- gir.

« Ainsi, continua- t-il, les questions relatives à ses sentiments sont des questions de conscience aux- quelles je n'ai pas à toucher. Mon devoir se dessine clairement. Obligé, comme chef de famille, de la diriger, de lui indiquer les dangers que j'entrevois, responsable que je suis de sa conduite, je dois au besoin user de mes droits. »

Et Alexis Alexandrovitch fit mentalement un plan de ce qu'il devait dire à sa femme, tout en re- grettant la nécessité d'employer son temps et ses forces intellectuelles à des affaires de ménage ; malgré lui, ce plan prit dans sa tête la forme nette, précise et logique d'im. rapport.

« Je dois lui faire sentir ce qui suit : la signifi- cation et l'importance de l'opinion publique ; 2" le sens religieux du mariage ; les malheurs qui peuvent rejaillir sur son fils ; les malheurs qui peuvent l'atteindre elle-même. » Et Alexis Alexan- drovitch serra ses mains l'une contre l'autre en fai- sant craquer les jointures de ses doigts. Ce geste, une mauvaise habitude, le calmait et l'aidait à reprendre l'équilibre moral dont il avait si grand besoin.

Un bruit de voiture se fit entendre devant la maison, et Alexis Alexandrovitch s'arrêta au milieu de la salle à manger. Des pas de femme montaient l'escalier. Son discours tout prêt, il resta là, debout, serrant ses doigts pour les faire craquer encore :

AXNA KARÏ^XINE. 24J

une jointure craqua. Quoique satisfait de son \Hiùt discours, il eut peur, la sentant venir, de ce qui allait se passer.

CHAPITRE IX

Anna entra, jouant avec les glands de son bash- lik. et la tête baissée ; son visage rayonnait, mais pas de joie ; c'était plutôt le rayonnement terrible d'un incendie par une nuit obscure. Quand elle aper- çut son mari, elle leva la tête, et sourit coimne si elle se fût éveillée.

« Tu n'es pas au lit ? quel miracle ! dit-elle en se débarrassant de son bashlik, et, sans s'arrêter, elle passa dans son cabinet de toilette, criant à son mari du seuil de la porte : Il est tard, Alexis Alexandrovitch.

Anna, j'ai besoin de causer avec toi.

Avec moi ! dit-elle étonnée en entrant dans la salle et en le regardant. Qu'y a-t-il ? A quel propos ? demanda- 1- elle en s'asse^'ant. Eh bien î causons, puisque c'est si nécessaire, mais il vaudrait mieux dormir. »

Anna disait ce qui lui venait à l'esprit, s'éton- nant elle-même de mentir si facilement ; ses paroles étaient toutes naturelles, elle semblait réellement avoir envie de dormir ; elle se sentait soutenue, pous- sée par une force invisible et revêtue d'une impéné- trable armure de mensonge.

0

244 ANNA KARÉNINE.

« Anna, il faut que je te mette sur tes gafdes.

Sur mes gardes ? Pourquoi ? »

Elle le regarda si gaiement, si simplement, que, pour quelqu'im qui ne l'eût pas connue comme son mari, le ton de sa voix aurait paru parfaitement normal. Mais pour lui, qui savait qu'il ne pouvait déroger à aucune de ses habitudes sans qu'elle en demandât la cause, qui savait que le premier mou- vement d'Anna était toujours de lui communiquer ses plaisirs et ses peines, pour lui, le fait qu'elle ne voulût rien remarquer de son agitation, ni parler d'elle-même, était très significatif. Cette âme, ou- verte pour lui autrefois, lui semblait maintenant close. Il sentait même, au ton qu'elle prenait, qu'elle ne le dissimulait pas, et qu'elle disait ouvertement :

« Oui, c'est ainsi que cela doit être, et que cela sera désormais. » Il se fit l'effet d'un homme qui rentrerait chez lui pour trouver sa maison barrica- dée. « Peut-être la clef se retrouvera- t-elle encore », pensa Alexis Alexandrovitch.

« Je veux te mettre en garde, dit-il d'une voix calme, contre l'interprétation qu'on peut donner dans le monde à ton imprudence et à ton étourderie : ta conversation trop animée ce soir avec le comte de Wronsky (il prononça ce nom lentement et avec fermeté) a attiré sur toi l'attention. »

Il parlait en regardant les yeux rieurs mais impé- nétrables d'Anna et, tout en parlant, sentait avec terreur que ses paroles étaient inutiles et oiseuses.

« Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n'y

1

ANNA KLVRKNINE. 245

Comprenait absolument rien, et n'attachait d*im])()r- tance qu'à une partie de la phrase. Tantôt il t'est dé- sagréable que je m'ennuie, et tantôt que je m'amuse. Je ne me suis pas ennuyée ce soir ; cela te blesse } »

Alexis Alexandrovitdi tressailUt, il serra encore ses mains pour les faire cracjuer.

« Je t'en supplie, laisse tes mains tranquilles, je déteste cela, dit-elle.

Amia, est-ce bien toi ? dit Alexis Alexandro- vitch en faisant doucement im effort sur lui-même pour arrêter le mouvement de ses mains.

Mais, enfin, qu'y a-t-il ? demanda-t-elle avec un étonnement sincère et presque comique, yue veux- tu de moi ? »

Alexis Alexandrovitch se tut, et passa la main sur son front et ses paupières. Il sentait qu'au lieu d'aver- tir sa fenune de ses erreurs aux yeux du monde il s'inquiétait malgré lui de ce qui se passait dans la conscience de celle-ci, et se heurtait peut-être à un obstacle imaginaire.

« Voici ce que je voulais te dire, reprit-il froide- ment et tranquillement, et je te prie de m'é*couter jusqu'au bout.- Je considère, tu le sais, la jalousie conmie uji sentiment blessant et humiliant, auquel je ne me laisserai jamais entraîner ; mais il y a cer- taines barrières sociales qu'on ne franchit pas impu- nément. Aujourd'hui, à en juger par l'impression que tu as produite, ce n'est pas moi, c'est tout le monde qui l'a remarqué, tu n'as pas eu ime tenue convenable.

246 ANNA KARENINE.

Décidément je n'y suis plus », dit Anna en haussant les épaules. « Cela lui est parfaitement égal pensa-t-elle, il ne redoute que les observations du monde. Tu es malade, Alexis Alexandrovitch », ajouta-t-elle eu se levant pour s'en aller ; mais il l'arrêta en s' avançant vers elle.

Jamais Anna ne lui avait vu une physionomie si sombre et si déplaisante ; elle resta debout, baissant la tête de côté pour retirer d'une main agile les épin- gles à cheveux de sa coiffure.

« Eh bien, j'écoute, dit- elle tranquillement d'un ton moqueur ; j'écouterai même avec intérêt, parce que je voudrais comprendre de quoi il s'agit. »

Elle s'étonnait elle-même du ton assuré et naturel lement calme qu'elle prenait, ainsi que du choix de ses mots.

« Je n'ai pas le droit d'entrer dans tes sentiments. Je le crois inutile et même dangereux, commença Alexis Alexandrovitch ; en creusant trop profondé- ment dans nos âmes, nous risquons d'y toucher à ce qui pourrait passer inaperçu. Tes sentiments regar- dent ta conscience ; mais je suis obligé vis-à-vis de toi, de moi, de Dieu, de te rappeler tes devoirs. Nos vies sont unies, non par les hommes, mais par Dieu. Un crime seul peut rompre ce lien, et un crime sembla- ble entraîne après lui sa punition.

Je n'y comprends rien, et bon Dieu que j'ai sommeil, pour mon malheur ! dit Anna en continuant à défaire ses cheveux et à retirer les dernières épin- gles.

ANNA KARKNIXK. ^47

Anna, ai: nom du ciel, ne parle pas ainsi, dit- il doucement. Je me trompe peut-être, mais crois bien que ce que je te dis est autant pour toi que pour moi : je suis ton mari et je t'aime. »

Le visage d'Anna s'assombrit un moment, et l'éclair moqueur de ses yeux s'éteignit ; mais le mot « aimer » l'irrita. « Aimer, pensa-t-elle, sait-il seulement ce que c'est ? Est-ce qu'il peut aimer ? S'il n'avait pas entendu parler d'amour, il aurait toujours ignoré ce mot. »

« Alexis Alexandrovitch, je ne te comprends vraiment pas, dit-elle : explique-moi ce que tu trouves...

Permets-moi d'achever. Je t'aime, mais je ne parle pas pour moi ; les principaux intéressés sont ton fils et toi-même. Il est fort possible, je le répète, que mes paroles te semblent inutiles et déplacées, peut-être sont-elles le résultat d'une erreur de ma part : dans ce cas, je te prie de m'excuser ; mais si tu sens toi-même qu'il y a un fondement quelconque à mes observations, je te supplie d'y réfléchir et, si le cœur t'en dit, de t^ouvrir à moi. »

Alexis Alexandrovitch, sarLs le remarquer, disait tout autre chose que ce qu'il avait préparé.

« Je n'ai rien à te dire, et, ajouta-t-elle vivement en dissimulant avec peine un sourire, il est vraiment temps de dormir. »

Alexis Alexandrovitch soupira et, sans rien ajou- ter, se dirigea vers sa chambre à coucher.

Quand elle y entra à son tour, il était couché.

248 ANNA KARÉNINE.

Ses lèvres étaient serrées d'un air sévère et ses yeux ne la regardaient pas. Anna se coucha, croyant tou- jours qu'il lui parlerait ; elle le craignait et le dési- rait tout à la fois ; mais il se tut.

Elle attendit longtemps sans bouger et finit par l'oublier ; elle pensait à un autre, dont l'image rem- plissait son cœur d'émotion et de joie coupable. Tout à coup elle entendit un ronflement régulier et calme ; Alexis Alexandrovitch sembla s'en effrayer lui-même et s'arrêta. Mais, au bout d'un instant, le ronflement retentit de nouveau, tranquille et régu- lier.

« Trop tard, trop tard », pensa-t-elle avec im sou- rire. Elle resta longtemps ainsi, immobile, les yeux ouverts et croyant les sentir briller dans l'obscurité.

CHAPITRE X

A partir de cette soirée, une vie nouvelle commen- ça pour Alexis Alexandrovitch et sa femme. Rien de particulier en apparence : Anna continuait à aller dans le monde, surtout chez la princesse Betsy, et à rencontrer Wronsky partout ; Alexis Alexan- drovitch s'en apercevait sans pouvoir l'empêcher. A chacune de ses tentatives d'explication, elle op- posait un étonnement rieur absolument impéné- trable.

Rien n'était changé extérieurement, mais leurs rapports l'étaient du tout au tout. Alexis Alexan-

ANNA KARKNINE. 249

drovitch, si fort quand il s'agissait des affaires de l'État, se sentait ici impuissant. Il attendait le coup final, tête baissée et résigné comme un bœuf à l'abattoir. Lorsque ces pensées lui revenaient, il se disait qu'il fallait essayer encore une fois ce que la bonté, la tendresse, le raisonnement pourraient pour sauver Anna et la ramener ; chaque jour il se propo- sait de lui parler; mais aussitôt qu'il tentait de le faire, le même esprit de mal et de mensonge qui la possédait s'emparait également de lui, et il parlait autrement qu'il n'aurait voulu le faire. Involontaire- ment il reprenait un ton de persiflage et semblait se moquer de ceux qui auraient parlé comme lui. Ce n'était pas sur ce ton-là que les choses qu'il avait à dire pouvaient être exprimés

CIL\PITRE XI

Ce qui pour Wronsky avait été pendant prè^ d'un an le but unique et suprême de la \ie, pour Anna un rêve de bonheur, d'autant plus enchanteur qu'il lui paraissait invraisemblable et terrible, s'était réalisé. Pâle et tremblant, il était debout près d'elle, et la suppliait de se calmer sans avoir com- ment et pourquoi.

« Anna, Anna ! disait-il d'une voix émue, Anna au nom du ciel ! » Mais plus il élevait la voix, plus elle baissait la tête. Cette tête jadis si fière et si gaie.

250 ANNA KARÉNINE.

maintenant si humiliée ! elle l'aurait abaissée jus- qu'à terre, du divan elle était assise, et serait tombée sur le tapis s'il ne l'avait soutenue.

« Mon Dieu, pardonne-moi ! » sanglotait-elle en .lui serrant la main contre sa poitrine.

Elle se trouvait si criminelle et si coupable qu'il ne lui restait plus qu'à s'humilier et à demander grâce et c'était de lui qu'elle implorait son pardon, n'ayant plus que lui au monde. En le regardant, son abaisse- ment lui apparaissait d'une façon si palpable qu'elle ne pouvait prononcer d'autre parole. Quant à lui, il se sentait pareil à un assassin devant le corps ani- mé de sa victime. Le corps immolé par eux, c'était leur amour, la première phase de leur amour. Il y avait quelque chose de terrible et d'odieux au sou- venir de ce qu'ils avaient payé du prix de leur honte.

L^e sentiment de la déchéance morale qui écrasait Anna s'empara de Wronsky. Mais, quelle que soit l'horreur du meurtrier devant le cadavre de sa vic- time, il faut le cacher et profiter au moins du crime commis. Et tel que le coupable qui se jette sur le cadavre avec rage, et l'entraîne pour le mettre en pièces, lui, il couvrait de baisers la tête et les épaules de son amie. Elle lui tenait la main et ne bougeait pas ; oui, ces baisers, elle les avait achetés au prix de son honneur, et cette main qm lui appartenait pour toujours était celle de son complice : elle souleva cette main et la baisa. Wronsky tomba à ses genoux, cherchant à voir ce visage qu'elle cachait sans vou-

AXXA KARÛXINK. 251

loir parler. Enfin elle se leva avec effort et le re- poussa :

« Tout est fini ; il ne me reste plus que toi, ne l'oublie pas.

Comment oublierais-je ce qui fait ma vie ! Pour un instant de ce bonheur...

Qnel bonlieur î s'écria-t-ellc avec un sentiment de dégoût et de terreur si profond, qu'elle lui com- muniqua cette terreur. Au nom du ciel, pas un mot, pas un mot de plus ! »

Elle se leva vivement et s'éloigna de lui.

« Pas un mot de plus î » répéta-t-elle avec ime morne expression de désespoir qui le frappa étran- gement, et elle sortit.

Au début de cette vie nouvelle, Anna sentait l'im- possibilité d'exprimer la honte, la frayeur, la joie qu'elle é-prouvait ; plutôt que de rendre sa pensée par des paroles insuffisantes ou banales, elle préfé- rait se taire. Plus tard, les mots propres à définir la complexité de ses sentiments ne lui vinrent pas da- vantage, ses pensées mêmes ne traduisaient pas les impressions de son âme. « Non, disait-elle, je ne puis réfléchir à tout cela maintenant : plus tard, quand je serai plus calme. » Mais ce calme de l'es- prit ne se produisait pas ; chaque fois que l'idée lui revenait de ce qui avait eu heu, de ce qui arriverait encore, de ce qu'elle deviendrait, elle se sentait prise de peur et repolissait ces pensées.

« Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je serai plus calme. »

252 ANNA KARÉNINE.

En revanche, quand pendant son sommeil elle perdait tout empire sur ses réflexions, sa situation lui apparaissait dans son affreuse réalité ; presque cha- que nuit elle faisait le même rêve. Elle rêvait que toiis deux étaient ses maris et se partageaient ses caresses. Alexis Alexandrovitch pleurait en lui bai- sant les mains et en disant : « Que nous sommes heureux maintenant. » Et Alexis Wronsky, lui aussi, était son mari. Elle s'étonnait d'avoir cru que ce fût impossible, riait en leur expliquant que tout allait se simplifier, et que tous deux désormais se- raient contents et heureux. Mais ce rêve l'oppres- sait comme un cauchemar et elle se réveillait épou- vantée.

CHAPITRE XII

Dans les premiers temps qui suivirent son retour de Moscou, chaque fois qu'il arrivait à Levine de rougir et de tressaillir en se rappelant la honte du refus qu'il avait essuyé, il se disait : « C'est ainsi que je souffrais, et que je me croyais im homme perdu lorsque j'ai manqué mon examen de physi- que, puis lorsque j'ai compromis l'affaire de ma sœur qui m'avait été confiée. Et maintenant ? Maintenant les années ont passé et je me rappelle ces désespoirs avec étonnement. Il en sera de même de ma douleur d'aujourd'hui : le temps passera et j'y deviendrai indifférent. »

ANNA KARKXINK. 253

Mais trois mois s'écoulèrent et l' indifférence ne venait ])as, et comme aux premiers jours ce souvenir lui restait une souffrance. Ce qui le troublait, c'est qu'après avoir tant rêvé la vie de famille, s'y être cru si bien préparé, non seulement il ne s'était pas marié, mais il se trouvait plus loin que jamais du mariage. C'était d'une façon presque maladive qu'il sentait, comme tous ceux qui l'entouraient, qu'il n'est pas bon à l'homme de vivre seul. 11 se rap])e- lait qu'avant son départ pour Moscou il avait dit une fois à son vacher Nicolas, un paysan naïf avec lequel il causait volontiers : « Sais- tu, Nicolas ? J'ai envie de me marier. » vSur quoi Nicolas avait aussitôt répondu sans hésitation : « Il y a longtemps que cela devrait être fait. Constantin Dmitritch. »

Et jamais il n'avait été si éloigné du mariage ! C'est que la place était prise, et s'il lui arrivait de songer à quelque jeune fille de sa connaissance, il sentait l'impossibilité de remplacer Kitt>' dans son cœur ; les souvenirs du passé le tourmentaient d'ailleurs encore. Il avait beau se dire qu'après tout il n'avait commis aucun crime, il rougissais de ces souvenirs à l'égal de ceux qui lui semblaient les plus honteux dans sa vie. Le sentiment de son humi- liation, si peu grave qu'elle fût, pesait beaucoup plus sur sa concience qu'aucune des mauvaises ac- tions de son passé. C'était ime blessure qui ne vou- lait pas se cicatriser.

Le temps et le travail firent cependant leur œu- vre ; les impressions pénibles furent peu à peu effa-

254 ANNA KARÉNINE.

cées par les événements importants (malgré leur apparence modeste) de la vie de campagne ; chaque semaine emporta quelque chose du souvenir de Kit- ty ; il en vint même à attendre avec impatience la nouvelle de son mariage, espérant que cette nouvelle le guérirait à la façon d'une dent qu'on arrache.

Le printemps arriva, beau, amical, sans traî- trise ni fausses promesses : un de ces printemps dont se réjouissent les plantes et les animaux aussi bien que les hommes. Cette saison splendide donna à Levine une nouvelle ardeur ; elle confirma sa résolu- tion de s'arracher au passé pour organiser sa vie solitaire dans des conditions de fixité et d'indépen- dance. Les plans qu'il avait formés en rentrant à la campagne n'avaient pas tous été réalisés, mais le point essentiel, la chasteté de sa vie, n'avait reçu auome atteinte ; il osait regarder ceux qui l'entou- raient, sans que la honte d'ime chute l'humiliât dans sa propre estime. Vers le mois de février, Maria Nicolaevna lui avait écrit pour lui dire que l'état de son frère empirait, sans qu'il fût possible de le dé- terminer à se soigner. Cette lettre le fit immédiate- ment partir pour Moscou, il décida Nicolas à con- sulter un médecin, puis à aller prendre les eaux à l'étranger ; il lui fit même accepter un prêt d'argent pour son voyage. Sous ce rapport, il pouvait donc être content de lui-même.

En dehors de son exploitation et de ses lectures habituelles, Levine entreprit pendant l'hiver ime étude sur l'économie rurale, étude dans laquelle il

ANNA KARKNINE. 255

partait (le cette donnée, que le tempérament du tra- vailleur est un fait aussi absolu que le climat et la nature du sol ; la science agronomique, selon lui, devait tenir coiîipte au même degré de ces trois éléments.

Sa vie fut donc très remplie, malgré sa solitude ; la seule chose qui lui manquât fut la possibilité de communiquer les idées qui se déroulaient dans sa tête à d'autres qu'à sa vieille bonne ; aussi avait-il fini par raisonner avec celle-ci sur la physique, les théories d'économie rurale, et surtout sur la philoso- phie, car c'était le sujet favori d' Agatlie Mikhaflovna.

I^ printemps fut assez tardif. Pendant les der- nières semaines du carême, le temps fut clair, mais froid. Quoique le soleil am.enât pendant le jour un certain dégel, il y avait au moins sept degrés la nuit ; la croûte que la gelée formait sur la neige était si dure qu'il n'y avait plus de routes tracées.

Le jour de Pâques se passa dans la neige ; tout à coup, le lendemain, un vent chaud s'éleva, les nuages s'amoncelèrent, et pendant trois jours et trois nuits une pluie tiède et orageuse ne cessa de tomber ; le vent se calma le jeudi, et il s'étendit alors sur la terre un brouillard épais et gris conune pour cacher les m^'stères qui s'accomplissaient dans la nature : les glaces qui craquaient et fondaient de toutes parts, les rivières en débâcle, les torrents dont les eaux éciuneuses et troublées s'échappaient avec violence. Vers le soir, on vit sur la colline Rouge le brouillard se déchirer, les nuages se dissiper en moutons blancs, et

256 ANNA KARENINE.

le printemps, le vrai printemps, paraître éblouis- sant. Le lendemain matin, un soleil brillant acheva de fondre les légères couches de glace qui restaient encore sur les eaux, et l'air tiède se remplit de va- peurs s'élevant de la terre ; l'herbe ancienne prit aussitôt des teintes vertes, la nouvelle pointa dans le sol, semblable à des milliers de petites aiguilles ; les bourgeons des bouleaux, des buissons de groseil- liers, et des boules de neige, se gonflèrent de sève et, sur leurs branches ensoleillées, les essaims d'abeilles s'abattirent en bourdonnant.

D'invisibles alouettes entonnaient leur chant joyeux à la vue de la campagne débarrassée de neige; les vanneaux semblaient pleurer leurs marais sub- mergés par les eaux torrentielles ; les cigognes et les oies sauvages s'élevaient dans le ciel avec leur cri printanier.

Les vaches, dont le poil ne repoussait qu'irréguliè- rement et montrait çà et des places pelées, beu- glaient en quittant les étables ; autour des brebis à la toison pesante, les agneaux sautillaient gauche- ment ; les enfants couraient pieds nus le long des sentiers humides, s'imprimait la trace de leurs pas ; les paysannes babillaient gaiement sur le bord de l'étang, occupées à blanchir leur toile ; de tous côtés retentissait la hache des paysans réparant leurs herses et leurs charrues. Le printemps était vraiment revenu.

ANNA KARÉNINE. 25/

CHAPITRE XIII

PoiTR la première fois, Levine n'endossa pas sa pelisse, mais, vêtu plus légèrement et chaussé de ses grandes bottes, il sortit, enjambant les ruisseaux que le soleil rendait éblouissants, et posant le pied tantôt sur im débris de glace, tantôt dans une boue épaisse.

Le printemps, c'est l'époque des projets et des plans. Levine, en sortant, ne savait pas plus ce qu'il allait d'abord entreprendre que l'arbre ne devinait comment et dans quel sens s'étendraient les jeunes pousses et les jeunes branches enveloppées dans ses bourgeons ; mais il sentait que les plus beaux pro- jets et les plans les plus sages débordaient en lui.

Il alla d'abord v^oir son bétail. On avait fait sortir les vaches ; elles se chauffaient au soleil en beuglant, comme pour implorer la grâce d'aller aux champs. Levine les connaissait toutes dans leurs moindres détails. Il les examina avec satisfaction, et donna l'ordre au berger tout joyeux de les mener au pâtu- rage et de faire sortir les veaux. Les vachères, ramas- sant leurs jupes, et barbotant dans la boue, les pied^ nus encore exempts de hâle, poursuivaient, une gaule en main, les veaux que le printemps grisait de joie, et les empêchaient de sortir de la cour.

Les nouveau-nés de l'année étaient d'une beauté peu commune ; les plus âgés avaient déjà la taille

256

ANNA KAREXr

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258 ANNA KARENINE.

d'une vache ordinaire, et la fille de Pava, âgée de trois mois, était de la grandeur des génisses d'un an. Levine les admira et donna l'ordre de sortir leurs auges et de leur apporter leur pitance de foin dehors, derrière les palissades portatives qm leur servaient d'enclos.

Mais il se trouva que ces palissades, faites en au- tomne, étaient en mauvais état, parce qu'on n'en avait pas eu besoin. Il fit chercher le charpentier, qui devait être occupé à réparer la machine à battre ; on ne le trouva pas ; il raccommodait les herses, qui auraient être réparées pendant le carême. Levine fut contrarié. Toujours cette éternelle nonchalance, contre laquelle depuis si longtemps il luttait en vain ! Les palissades, ainsi qu'il l'apprit, n'ayant pas servi pendant l'hiver, avaient été transportées dans l'écu- rie des ouvriers, où, étant de construction légère, elles avaient été brisées.

Quant aux herses et aux instruments aratoires, qui auraient être réparés et mis en état durant les mois d'hiver, ce qui avait fait louer trois charpen- tiers, rien n'avait été fait ; on réparait les herses au moment même on allait en avoir besoin. Levine fit chercher l'intendant, puis, impatienté, alla ie chercher lui-même. L'intendant, rayonnant comme l'univers entier ce jour-là, vint à l'appel du maître, vêtu d'ime petite touloupe garnie de mouton frisé, cassant une paille dans ses doigts.

« Pourquoi le charpentier n'est-il pas à la ma- chine ?

ANNA KARENINE. 259

Ccst ce que je voulais dire, Constantin Dmi- tritch ; il faut réparer les herses. 11 va falloir la- bourer.

Qu'avez- vous donc fait l'hiver ?

Mais pourquoi faut-il un charpentier ?

sont les palissades de l'enclos pour les veaux ?

J'ai donné l'ordre de les remettre en place. Que voulez-vous qu'on fasse avec ce monde-là, ré- pondit l'intendant en faisant un geste désespéré.

Ce n'est pas avec ce monde-là, mais avec l'in- tendant qu'il n'y a rien à faire! dit I^evine s'échauf- fant. Pourquoi vous paye-t-on ? »cria-t-il ; mais, se rappelant à temps que les cris n'y feraient rien, il s'arrêta et se contenta de soupirer.

« Pourra-t-on semer ? demanda-t-il après un moment de silence.

Demain ou après-demain, on le pourra der- rière Tourkino.

Et le trèfle ?

J'ai envoyé Wassili et Mishka le semer ; mais je ne sais s'ils y parviendront, le sol est encore trop détrempé.

Sur combien de dessiatines ?

Six.

Pourquoi pas partout ? cria Levine en co- lère. Il était furieux d'apprendre qu'au lieu de vingt- quatre dessiatines on n'en ensemençait que six ; sa propre expérience, aussi bien que la théorie, l'avait convaincu de la nécessité de semer ie trèfle

200

ANNA KARKNINE.

A

aussitôt que possible, presque sur la neige, et il n'y arrivait jamais.

Nous manquons d'ouvriers, que voulez- voils qu'on fasse de c- - -: - ? Trois journaliers ne sont pas venus, et vo..^ .....ion...

Vous auriez mieux fait de ne pas les garder à décharger la paille.

Aussi n'y sont-ils pas.

sont-ils donc tous ?

Il y en a c'nu\ à la cotnpcU (l'intendant \'o dire au compost), quatre à l'avoine «lu'ou rciu pourvu qu'elle ue tourne pas L\t:LNt.iiiL:n I' tritch!

Pour Levine, cela signifiait que l'avoine a destinée aux semences, était déjà tournée. 11 > avaient encore enfreint ses ordres î

« Mais ne vous ai-je pas dit, pendajit ic qu'il fallait poser des cheminées pour i ..civ; cria-t-il.

Ne vous inquiétez pas, nous ferons tout e:i son temps. » Levine furieux, fit un geste de mécon- tentement, et alla examiner l'avoine dans sou maga- sin à grains, puis il se rendit à l'écurie. L'avoine n'était pas encore gâtée, mais l'ouvrier la remuait à la pelle au lieu de la descendre simplement d'un étage à l'autre. Levine prit deux ouvriers pour les envoyer au trèfle. Peu à peu il se cahua sur le compte de son intendant ; d'ailleurs il faisait si beau qu'on ue pou> vait vraiment pas se mettre en colère.

<> Ignal ! cria-t-il à son cocher, qu», ie^ niau-

I

ANNA KARÊXrS'E.

261

t

ches retroussées, lavait la calèche près du puits. Selle-moi un cheval.

Lequel ?

Kolpik. ))

Pendant qu'on sellait son cheval, Levine appela l'intendant, qui allait et venait autour de lui. afin de rentrer en grâce, et lui parla des travaux à exé- cuter pendant le printemps et de ses projets agro- nomiques ; il fallait transporter le fumier le plus tôt possible, de façon à terminer ce travail avant le premier fauchage ; il fallait labourer le champ le plus lointain, puis faire les foins à son compte, et ne pas faucher de moitié avec les paj-sans.

L'intendant écoutait attentivement, de l'air d'un homme qui fait effort pour approuver les projets du maître ; il avait cette physionomie découragée et abattue que Le\'ine lui connaissait et qui l'irritait au plus haut point. « Tout cela est bel et bon, sem- blait-il toujours dire, mais nous verrons ce que Dieu donnera. »

Ce ton contrariait, désespérait presque Le\nne ; mais il était commun à tous les intendants qu'il avait eus à son ser\-ice ; tous accueillaient ses pro- jets du même air na\Té, aussi avait-U pris le parti de ne plus se fâcher ; il n'en mettait pas moins d'ardeur à lutter contre ce malheureux : « ce que Dieu don- nera n, qu'il considérait comme ime espèce de force élémentaire destinée à lui faire partout obstacle :

« Nous verrons si nous en aurons le temps, Cons- itantin Dmitritch.

26o ANNA KARÉNINE.

aussitôt que possible, presque sur la neige, et il n'y arrivait jamais.

Nous manquons d'ouvriers, que voulez- vous qu'on fasse de ces gens-là ? Trois journaliers ne sont pas venus, et voilà Simon...

Vous auriez mieux fait de ne pas les garder à décharger la paille.

Aussi n'y sont-ils pas.

sont- ils donc tous ?

Il y en a cinq à la compote (l'intendant voulait dire au compost), quatre à l'avoine qu'on remue : pourvu qu'elle ne tourne pas, Constantin Dmi- tritch! »

Pour Levine, cela signifiait que l'avoine anglaise, destinée aux semences, était déjà tournée. Ils avaient encore enfreint ses ordres !

« Mais ne vous ai- je pas dit, pendant le carême, qu'il fallait poser des cheminées pour l'aérer ? cria-t-il.

Ne vous inquiétez pas, nous ferons tout en son temps. » I^evine furieux, fit xm geste de mécon- tentement, et alla examiner l'avoine dans son maga- sin à grains, puis il se rendit à l'écurie. L'avoine n'était pas encore gâtée, mais l'ouvrier la remuait à la pelle au lieu de la descendre simplement d'im étage à l'autre. Levine prit deux ouvriers pour les envoyer au trèfle. Peu à peu il se calma sur le compte de son intendant ; d'ailleurs il faisait si beau qu'on ne pou- vait vraiment pas se mettre en colère.

« Ignat ! cria-t-il à son coclier, qui, les man-

ANNA KARÉNINE. 261

chcs retroussées, lavait la calèche près du puits. Selle-moi un cheval.

Lequel ?

Kolpik. n

Pendant qu'on sellait son cheval. Levine appela l'intendant, qui allait et venait autour de lui, afin de rentrer en grâce, et lui parla des travaux à exé- cuter pendant le printemps et de ses projets agro- nomiques ; il fallait transporter le fumier le plus tôt possible, de façon à terminer ce travail avant le premier fauchage ; il fallait labourer le champ le plus lointain, puis faire les foins à son compte, et ne pas faucher de moitié avec les paysans.

L'intendant écoutait attentivem.ent, de l'air d'un homme qui fait effort pour approuver les projets du maître ; il avait cette physionomie découragée et abattue que Ivcvine lui connaissait et qui l'irritait au plus haut point. « Tout cela est bel et bon, sem- blait-il toujours dire, mais nous verrons ce que Dieu donnera. »

Ce ton contrariait, désespérait presque Levine ; mais il était commim à tous les intendants qu'il avait eus à son service ; tous accueillaient ses pro- jets du même air navré, aussi avait-il pris le parti de ne plus se fâcher ; il n'en mettait pas moins d'ardeur à lutter contre ce malheureux : « ce que Dieu don- nera », qu'il considérait comme une espèce de force élémentaire destinée à lui faire partout obstacle :

« Nous verrons si nous en aurons le temps, Cons- tantin Dniitritch.

262 ANNA KARÉNINE.

Et pourquoi ne l' aurions-nous pas ?

Il nous faut louer quinze ouvriers de plus, et il n'en vient pas. Aujourd'hui il en est venu qui de- mandent 70 roubles pour l'été. »

Levine se tut. Toujours cette même pierre d'achop- pement ! Il savait que, quelque effort qu'on fît, jamais il n'était possible de louer plus de trente-sept ou trente-huit ouvriers à un prix normal ; on arrivait quelquefois jusqu'à quarante, pas au delà ; mais il voulait encore essayer.

« Envoyez à Tsuri, à Tchefîrofka : s'il n'en vient pas, il faut en chercher.

Pour envoyer, j'enverrai bien, dit Wassili Fédorovitch d'un air accablé : et puis, voilà les che- vaux qui sont bien faibles.

Nous en rachèterons ; mais je sais, ajouta- t-il en riant, que vous ferez toujours aussi peu et aussi mal que possible. Au reste, je vous en préviens, je ne vous laisserai pas agir à votre guise cette année. Je ferai tout par moi-même.

Ne dirait-on pas que vous dormez trop ? Quant à nous, nous préférons travailler sous l'œil du maître.

Ainsi, vous allez faire semer le trèfle, et j'irai voir moi-même, dit-il en montant sur le petit che- val que le cocher venait de lui amener.

Vous ne passerez pas les ruisseaux, Constantin Dmitritch, cria le cocher.

Eh bien, j'irai par le bois. »

Sur son petit cheval bien reposé, qui reniflait toutes les mares, et tirait sur la bride dans sa joie

ANNA KART':NIN^. 2G3

de quitter l'écurie, Levine sortit de la cour boueuse, et ])artit en pleins champs.

L'impression joyeuse qu'il avait éprouvée à la maison ne fit qu'augmenter. L'amble de son excel- lent cheval le balançait doucement ; il buvai-t à longs traits l'air déjà tiède, mais encore impr^né d'une fraîcheur de neige, car il en restait des traces de place en place ; chacun de ses arbres, avec sa mousse renaissante et ses bourgeons prêts à s'épa- nouir, lui faisait plaisir à voir. En sortant du bois, l'étendue énorme des champs s'offrit à sa vue, sem- blable à mi immense tapis de velours vert ; pas de parties mal emblavées ou défoncées à déplorer, mais par-ci par-là des lambeaux de neige dans les fossés. Il aperçut un cheval de paysan et un poulain piétinant un champ ; sans se fâcher, il ordoima à un paysan qui passait de les chasser ; il prit avec la même douceur la réponse niaise et ironique du pay- san auquel il demanda : « Eh bien, Ignat, sèmerons- nous bientôt ? Il faut d'abord labourer, Cons- tantin Dmitritch ». Plus il avançait, plus sa bonne humeur augmentait, plus ses plans agricoles sem- blaient se surpasser les uns les autres en sagesse : protéger les champs du côté du midi par des plan- tations qui empêcheraient la neige de séjourner trop longtemps ; diviser ses terres labourables en neuf parties dont six seraient fumées et trois consa- crées à la culture fourragère ; construire ime vache- rie dans la partie la plus éloignée du domaine et y creuser im étang ; avoir des clôtures portatives pour

264 ANNA KARÉNINE.

le bétail afin d'utiliser Teiigrais sur les prairies ; arriver ainsi à cultiver trois cents dessiatines de froment, cent dessiatines de pommes de terre, et cent cinquante de trèfle sans épuiser la terre...

Plongé dans ces réflexions et dirigeant prudem- ment son cheval de façon à ne pas endommager ses champs, il arriva jusqu'à l'endroit les ouvriers semaient le trèfle. La télègue chargée de semences, au lieu d'être arrêtée à la limite du champ, avait labouré de ses roues le froment d'hiver que le cheval foulait des pieds. Les deux ouvriers, assis au bord de la route, allumaient leur pipe. La semence du trèfle, au lieu d'avoir été passée au crible, était jetée dans la télègue mêlée à de la terre, à l'état de petites mottes dures et sèches.

En voyant venir le maître, l'ouvrier Wassili se dirigea vers la télègue, et Mishka se mit à semer. Tout cela n'était pas dans l'ordre, mais Levine se fâchait rarement contre ses ouvriers. Quand Was- sili approcha, il lui ordonna de ramener le cheval de la télègue sur la route.

« Cela ne fait rien, Barine, ça repoussera, dit WassiH.

Fais-moi le plaisir d'obéir sans raisonner, ré- pondit Levine.

J'y vais, répondit Wassili, allant prendre le cheval par la tête... Quelles semailles ! Constantin Dmitritch ! ajouta-t-il pour rentrer en grâce, rien de plus beau ! mais on n'avance pas facilement ! la terre est si lourde qu'on traîne un poud à chaque pied.

ANNA K.\RÉNINE. 265

Pourquoi le trèfle n'a-t-il point été criblé ? demanda I^evine.

Ça ne fait rien, ça s'arrangera », répondit Was- sili, prenant des semences et les triturant dans ses mains.

Wassili n'était pas le coupable, mais la contrariété n'en était pas moins vive pour le nuiître. Il descendit de cheval, prit le semoir des mains de Wassili, et se mit à semer lui-même.

« t'es-tu arrêté ? »

Wassili indiqua l'endroit du pied, et Levine con- tinua à semer du mieux qu'il put ; mais la terre était semblable à un marais, et au bout de quelque temps il s'arrêta, tout en nage, pour rendre le semoir à l'ouvrier.

« Le printemps est beau, dit Wassili, c'est un printemps que les anciens n'oublieront pas ; chez nous, notre vieux a aussi semé du froment. Il pré- tend qu'on ne le distingue pas du seigle.

Y a-t-il longtemps qu'on sème du froment chez vous ?

Mais c'est vous-même qui nous avez appris à en semer ; l'an dernier vous m'en avez donné deux mesures.

Eh bien, fais attention, dit Levine retournant à son cheval, surveille Michka, et si la semence lève bien, tu auras cinquante kopecks par dessiatine.

Nous vous remercions humblement ; nous serions contents, même sans cela. »

Levine remonta à cheval et alla visiter son champ

266 ANNA KARÉNINE.

de trèfle de l'année précédente, ptiis celui qu'on la- bourait pour le blé d'été.

Le trèfle levait admirablement et le labour était excellent ; dans deux ou trois jours, les semailles pourraient commencer.

Levine satisfait revint par les ruisseaux, espé- rant que l'eau aurait baissé ; effectivement il put les traverser, et au passage il effraya deux canards.

« Il doit y avoir des bécasses », pensa- t-il ; et un garde qu'il rencontra en approchant de la maison, lui confirma cette supposition.

Aussitôt il hâta le pas de son cheval afin de rentrer dîner et de préparer son fusil pour le soir.

CHAPITRE XIV

Au moment Levine rentrait chez lui, de la plus belle humeur du monde, il entendit un son de clo- chettes du côté du perron d'entrée.

« Quelqu'un arrive du chemin de fer, pensa-t-il : c'est l'heure du train de Moscou... Qui peut venir ? Serait-ce mon frère Nicolas ? Ne m' a- t-il pas dit qu'au lieu d'aller à l'étranger, il viendrait peut-être chez moi ? »

Il eut peur un moment que cette arrivée n'inter- rompît ses plans de printemps ; mais, honteux de ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt, dans sa pen- sée, les bras à son frère,, et se prit à espérer, avec une

ANNA KARÉNINE. 267

joie attendrie, que c'était bien lui que la clochette annonçait.

Il pressa son cheval, et, au tournant d'une haie d'acacias qui lui cachait la maison, il aperçut dans un traîneau de louage un voyageur en pelisse. Ce n'était pas son frère.

a Pour\'u que ce soit quelqu'un avec qui l'on puisse causer ! » pensa-t-il.

« Mais, s'écria- t-il en reconnaissant Stépane Arca- diévitch, c'est le plus aimable des hôtes ! Que je suis content de te voir î « J'apprendrai certainement de lui si elle est mariée », se dit-il.

Même le souvenir de Kitty ne lui faisait plus de mal, par ce splendide jour de printemps.

« Tu ne m'attendais guère ? dit Stépane Arcadié- vitch en sortant de son traîneau, la figure tachetée de boue, mais rayonnante de santé et de plaisir. Je suis venu : pour te voir ; pour tirer un coup de fusil, et pour vendre le bois de Yergoushovo.

Parfait ? Que dis- tu de ce printemps ? Com- ment as-tu pu arriver jusqu'ici en traîneau ?

En télègue c'est encore plus difficile, Constan- tin Dmitritch, dit le cocher, une vieille coimaissance.

Enfin je suis très heureux de te voir », dit Levine en souriant avec ime joie enfantine.

Il mena son hôte dans la chambre destinée aux visiteurs, l'on apporta aussitôt son bagage : un sac, im fusil dans sa gaîne, et ime boîte de cigares. Levine se rendit ensuite chez l'intendant pour lui faire ses obser\'ations sur le trèfle et le labourage.

268 ANNA KARÉNINE.

Agathe Mikhaïlovna, qui avait à cœur l'honneur de la maison, l'arrêta au passage dans le vestibule pour lui adresser quelques questions au sujet du dîner.

« Faites ce que vous voudrez, mais dépêchez- vous », répondit-il en continuant son chemin.

Quand il rentra, Stépane Arcadiévitch, lavé, peigné et souriant, sortait de sa chambre. Ils montè- rent ensemble au premier.

« Que je suis donc content d'être parvenu jus- qu'à toi ! Je vais enfin être initié aux mystères de ton existence ! Vraiment je te porte envie. Quelle maison ! Comme tout y est commode, clair, gai, disait Stépane Arcadiévitch, oubliant que les jours clairs et le printemps n'étaient pas toujours là. Et ta vieille bonne ! quelle brave femme ! Il ne man- que qu'une jolie soubrette en tablier blanc; mais cela ne cadre pas avec ton style sévère et monastique. »

Entre autres nouvelles intéressantes, Stépane Arcadiévitch raconta à son hôte que Serge Ivanitch comptait venir à la campagne cet été ; il ne dit pas iin mot des Cherbatzky, et se contenta de transmet- tre les amitiés de sa femme ; Levine apprécia cette délicatesse. Comme toujours, il avait amassé pen- dant sa solitude une foule d'idées et d'impressions qu'il ne pouvait communiquer à son entourage et qu'il versa dans le sein de Stépane Arcadiévitch. Tout y passa : sa joie printanière, ses plans et ses déboires agricoles, ses remarques sur les livres qu'il avait lus, et surtout l'idée fondamentale du travail qu'il avait entrepris d'écrire, lequel, sans qu'il s'en

ANXA ÎL\RÊNINE. 269

doutât, était la critique de tous les ou\Tages d'éco- nomie rurale. Stéimne Arcadiévitch, aimable et prompt à tout saisir, se montra plus particulièrement cordial cette fois ; Levine crut même remarquer une certaine considération pour lui, qui le flatta, jointe à une nuance de tendresse.

Ivcs efforts réunis d'Agathe MikhaïlovTia et du cuisinier eurent pour résultat que les deux amis, mourant de faim, se jetèrent sur la zakouska en attendant la soupe, mangèrent du pain, du beurre, des salaisons, des champignons, et que Levine fit enfin monter la soupe, sans attendre les petits pâ- tés confectionnés par le aiisinier avec l'espoir d'éblouir leur hôte ; mais Stépane Arcadiévitch, habi- tué à d'autres dîners, ne cessa de trouver tout excellent : les liqueurs faites à la maison, le pain, le beurre, les salaisons, les champignons, la soupe aux orties, la poule à la sauce blanche, le vin de Crimée, furent jugés délicieux.

« Parfait, parfait ! dit-il en allumant une grosse cigarette après le rôti. Je te fais l'effet d'avoir échappé aux secousses et au tapage d'un navire, pour aborder sur une rive hospitalière. Ainsi tu dis que l'élément représenté par le travailleur doit être étudié en dehors de tout autre, et servir de guide dans le choix des procédés économiques ? Je suis un pro- fane dans ces questions, mais il me semble que cette théorie et ses applications auront une influence sur le travailleur...

Oui, mais attends ; je ne parle pas d'économie

270 ANNA KARENINE.

politique, mais d'économie rurale considérée comme une science. Il faut en étudier les données, les phé- nomènes, de même que pour les sciences naturelles, et l'ouvrier au point de vue économique et ethno- graphique... »

Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des confitures.

« Mes compliments, Agathe Mikha'ûovna, dit Stépane Arcadiévitch en baisant le bout de ses doigts potelés.

Quelles salaisons et quelles Uqueurs ! Eh bien, Kostia, n'est-il pas temps de partir ? » ajouta- t-il.

Levine jeta un regard par la fenêtre sur le soleil qui disparaissait derrière la cime encore dénudée des arbres.

« Il en est temps ; Kousma, qu'on attelle », cria-t-il, descendant l'escalier en courant.

Stépane Arcadiévitch descendit aussi, et alla soigneusement retirei lui-même son fusil de sa gaine; c'était une arme d'un modèle nouveau et coûteux.

Kousma, qui sentit venir un bon pourboire ne le quittait pas ; il l'aida à mettre ses bas et ses bottes de chasse, et Stépane Arcadiévitch se laissa faire avec complaisance.

« Si le marchand Rébénine vient en notre ab- sence, fais-moi le plaisir, Kostia, de dire qu'on le reçoive et qu'on le fasse attendre.

C'est à lui que tu vends ton bois ?

Oui ; le connais -tu ?

ANNA KAR1:NINE. 271

Certainement, j'ai eu affaire à lui positivement et définitivement ! »

Stépane Arcadiévitch se mit à rire. « Positive- ment et définitivement » étaient les mots favoris du marcliand.

« Oui, il parle très drôlement. Elle comprend va son maître ! » ajouta-t-il en caressant Las- ka, qui tournait en jappant autour de Levine, lui léchant tantôt la main, tantôt la botte ou le fusil.

Un petit équipage de chasse les attendait à la porte.

« J'ai fait atteler, quoique ce soit tout prés d'ici ; mais si vu le préfères, nous irons à pied.

Du tout, j'aime autant la voiture », dit Stépane Arcadiévitch en s' asseyant dans le char à bancs ; il s'enveloppa les pieds d'un plaid tigré et alluma un cigare.

« Comment peux-tu te passer de fumer, Kostia î Le cigare, ce n'est pas seulement un plaisir, c'est comme le couronnement du bien-être. Voilà la vraie existence ! c'est ainsi que je voudrais vivre !

Qui t'en empêche ? dit Levine en souriant.

Oui, tu es un homme heureux, car tu possèdes tout ce que tu aimes : tu aimes les chevaux, tu en as, des chiens, tu en as, ainsi qu'une belle chasse ; enfin, tu adores l'agronomie, et tu peux t'en occuper !

Cest peut-être que j'apprécie ce que je possède, et ne désire pas trop vivem.ent ce que je n'ai pas », répondit Levine en pensant à Kitty.

272 ANNA KARÉNINE.

Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda sans mot dire.

Levice lui était reconnaissant de n'avoir pas en- core parlé des Cherbatzky, et d'avoir deviné, avec son tact ordinaire, que c'était un sujet qu'il redou- tait ; mais en ce moment il aurait voulu, sans faire de questions, savoir à quoi s'en tenir sur ce même sujet.

« Comment vont tes affaires ? » dit-il enfin, se reprochant de ne penser qu'à ce qui l'intéressait personnellement.

Les yeux de Stépane Arcadiévitch s'allumèrent.

« Tu n'admets pas qu'on puisse désirer du pain chaud quand on a sa portion congrue ; selon toi, c'est un crime, et moi, je n'admets pas qu'on puisse vivre sans amour, répondit-il, ayant compris à sa façon la question de Levine. Je n'y puis rien, je suis ainsi fait, et vraiment, quand on y songe, on fait si peu de tort à autrui, et tant de plaisir à soi- même !

Eh quoi ? y aurait-il un nouvel objet, demanda son ami.

Oui, frère ! Tu connais le t^-pe des femmes d'Ossian, ces femmes qu'on ne voit qu'en rêve ? Eh bien, elles existent parfois en réalité, et sont alors terribles. La femme, vois- tu, c'est un thème iné- puisable : on a beau l'étudier, on rencontre toujours du nouveau.

Ce n'est pas la peine de l'étudier alors.

Oh si ! je ne sais plus quel est le grand homme

ANNA KARENINE. 273

qtiî a dit que le bonheur consistait à chercher la vé- rité et non à la trouver... »

l/cvine écoutait sans rien dire, mais il avait beau faire, il ne pouvait entrer dans l'âme de son ami, et comprendre le charme qu'il éprouvait à ce genre d'études.

CHAPITRE XV

L'exdroit Levine conduisit Oblonsky était non loin de là, dans un petit bois de trembles : il le posta dans un coin cou\'ert de mousse et un peu maré- cageux, quoique débarrassé de neige ; quant à lui, il se plaça du côté opposé, près d'un bouleau double, appuya son fusil à ime des branches inférieures, ôta son caftan, se serra une ceinture autour du corps, et fit quelques mouvements de bras pour s'assurer que rien ne le gênerait pour tirer.

La vieille Laska, qui le suivait pas à pas, s'assit avec précaution en face de lui, et dressa les oreilles. Le soleil se couchait derrière le grand bois, et du côté du levant les jeunes bouleaux mêlés aux trembles se dessinaient nettement avec leurs branches tom- bantes et leurs bourgeons presque épanouis.

Dans le grand bois, la neige n'avait pas com- plètement disparu, on entendait l'eau s'écouler à petit bruit en nombreux ruisselets ; les oiseaux gazouillaient en voltigeant d'un arbre à l'autre. Par moments, le silence semblait complet ; on enten-

274 ANNA KARÉNINE.

dait alors le bruissement des feuilles sèches remuées par le dégel ou par l'herbe qui poussait.

« En vérité, on voit et l'on entend croître l'her- be ! » se dit Levine en remarquant une feuille de trem- ble, humide et couleur d'ardoise, que soulevait la pointe d'une herbe nouvelle sortant du sol. Il était debout, écoutant et regardant tantôt la terre cou- verte de mousse, tantôt I^aska aux aguets, tantôt la cime encore dépouillée des arbres de la forêt, qui s'étendait comme une mer au pied de la colline, puis le ciel obscurci qui se couvrait de petits nuages blancs. Un vautour s'envola dans les airs en agitant lente- ment ses ailes au-dessus de la forêt ; un autre prit la même direction et disparut. Dans le fourré, le ga- zouillement des oiseaux devint plus vif et plus ani- mé ; un hibou éleva la voix au loin ; Laska dressa l'oreille, fit quelques pas avec prudence et pencha la tête pour mieux écouter. De l'autre côté de la ri- vière, un coucou poussa deux fois son petit cri, puis s'arrêta tout enroué.

« Entends- tu ? déjà le coucou ! dit Stépane Arca- diévitch en quittant sa place.

Oui, j'entends, dit Levine, mécontent de rom- pre le silence. Attention maintenant : cela va com- mencer. »

Stépane Arcadiévitch retourna derrière son buis- son, et l'on ne vit plus que l'étincelle d'une allu- mette, suivie de la petite lueur rouge de sa cigarette, et une légère fumée bleuâtre. « Tchik, tchik » ; Stépane Arcadiévitch armait son fusil.

ANNA KARÉNINE. 275

« Oii'est-ce qui crie ? dcmanda-t-il en attirant l'attention de son compagnon sur un bruit sourd, qui faisait penser à la voix d'un enfant s'amusant à imiter le hennissement d'un cheval.

Tu ne sais pas ce que c'est ? C'est un lièvre mâle. Mais attention, ne parlons plus », cria presque Levine en armant son fusil à son tour. Un sifflement se fit entendre dans le lointain avec le tythme si conim du chasseur, et, deux ou trois secondes après ce sifflement se répéta et se changea en un petit cri enroué. Levine leva les yeux à droite, à gauche, pt vit enfin au-dessus de sa tête, dans le bleu un*peii obscurci du ciel, au-dessus de la cime doucement ba- lancée des trembles, un oiseau qui volait vers lui ; son cri, assez semblable au bruit que ferait une étoffe qu'on déchirerait en mesure lui résonna à l'oreille; il distinguait déjà le long bec et le long cou de la bé- casse ; mais à peine l'eut-il visée, qu'un éclair rouge brilla du buisson derrière lequel se tenait Oblonsky ; l'oiseau s'agita dans l'air comme frappé d'une flèche. Un second éclair, et l'oiseau, cherchant vainement à se rattraper, battit de l'aile pendant une seconde, et tomba lourdement à terre.

« Est-ce que je l'ai manquée ? cria vStépane Arca- diévitch qui ne vo3'ait rien à travers la fumée.

La voilà, dit Levine en montrant Laska, une oreille en l'air, l'oiseau dans la gueule, remuant le bout de sa queue, et rapportant lentement le gibier à son maître, avec une espèce de sourire, comme pour faire durer le plaisir.

10

276 ANNA KARÉNINE.

Je suis bien aise que tu aies touché, dit Levine, tout en éprouvant un certain sentiment d'envie.

Mon fusil a raté du canon droit ; vilaine af- faire, répondit Stépane Arcadiévitch en rechargeant son arme. Ah ! en voilà encore une ! » Effective- ment des sifflements se succédèrent, rapides et per- çants. Deux bécasses volèrent au-dessus des chas- seurs, se poursuivant l'une l'autre; quatre coups par- tirent, et les bécasses, comme des hirondelles, tour- nèrent sur elles-mêmes et tombèrent.

La chasse fut excellente. Stépane Arcadiévitch tua encore deux pièces, et Levine également deux, dont l'une ne se retrouva pas. Le jour baissait de plus en plus, Vénus à la lueur argentée se montrait déjà au couchant, et au levant Arcturus brillait de son feu rouge un peu sombre. Levine apercevait par intervalles la Grande Ourse. Les bécasses ne se montraient plus, mais Levine résolut de les attendre jusqu'à ce que Vénus, qu'il distinguait entre les branches de son bouleau, s'élevât à l'horizon, et que la Grande Ourse fût entièrement visible. L'étoile avait dépassé les bouleaux, et le char de la Grande Ourse déjà dans le ciel, qu'il attendait encore.

« N'est-il pas temjjs de rentrer ? » demanda Stépane Arcadiévitch.

Tout était calme dans la forêt : pas un oiseau n'y bougeait.

« Attendons encore, répondit Levine.

ANNA KARÉNINE. 277

Comme tu voudras. »

Ils étaient en ce moment à quinze pas l'un de l'autre.

« Stiva, s'écria tout à coupLevine, tu ne m'as pas dit si ta belle-sœur était marié^e, ou si le mariage est près de se faire ? » Il se sentait si calme, son parti était si résolument pris, que rien, croyait-il, ne pou- vait l'émouvoir. Mais il ne s'attendait pas à la réponse de Stéi^ane Arcadiévitch.

« Elle n'est pas mariée et ne songe pas au ma- riage, elle est très malade, et les médecins l'envoient ^ à l'étranger. On craint même pour sa vie.

Que dis-tu ? cria Levine. Malade..., mais qu'a-t-elle ? Comment... »

Pendant qu'ils causaient ainsi, Easka, les oreilles dressées, examinait le ciel au-dessus de sa tête et les regardait d'un air de reproche.

« Ils ont bien choisi leur temps pour causer, pen- sait Laska. Eu voilà une qui vient, la voilà, juste. Ils la manqueront. »

Au même instant, un sifflement aigu perça les oreilles des deux chasseurs, et tous deux, ajustant leurs fusils, tirèrent ensemble ; les deux coups, les deux éclairs furent simultanés. Ea bécasse battit de l'aile, plia ses pattes minces, et tomba dans le fourré.

Voilà qui est bien! ensemble... s'écria Eevine, courant avec Easka à la recherche du gibier ; qu'est-ce donc qui m'a fait tant de peine tout à l'heure? Ah oui ! Kitty est malade, se rappela- t-il. Que faire ? c'est triste !

278 ANNA KARÉNINE.

Je ]'ai trouvée ! Bonne bête ! » fit-il en repre- nant l'oiseau de la gueule de Laska pour la mettre dans son carnier presque plein.

CHAPITRE XVI

En rentrant, Levine questionna son ami sur la maladie de Kitty et les projets des Cherbatzky : il entendit sans déplaisir les réponses d'Oblonsky, sen- tant, sans oser se l'avouer, qu'il lui restait un espoir quelconque, et presque satisfait que celle qui l'avait tant fait souffrir, souffrît à son tour. Mais quand Sté- pane Arcadiévitch parla des causes de la maladie de Kitty et prononça le nom de Wronsky, il l'inter- rompit :

« Je n'ai aucun droit d'être initié à des secrets de famille auxquels je ne m'intéresse nullement. »

Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement en remarquant la transformation soudaine de Le- vine qui, en une seconde, avait passé de la gaieté à la tristesse, comme cela lui arrivait souvent.

« As-tu conclu ton affaire avec Rébenine, pour le bois ? demanda-t-il.

Oui, il me donne un prix excellent : 38.000 roubles, dont huit d'avance et le reste en six ans. Ce n'a pas été sans peine ; personne ne m'en offrait davantage.

Tu donnes ton bois pour rien, dit I^evine d'un air sombre.

ANNA KARÉNINE. 279

Comment cela, pour rien î dit Stépnnc Arca- diévitch avec un sourire de bonne humeur, sachant d'avance que Levine serait nLuintenant mécontent de tout.

Ton bois vaut pour le moins 500 roubles la dessiatine.

Voilà bien votre ton méprisant, à vous autres grands agriculteurs, quand il s'agit de nous, pauvres diables de citadins ! Et cependant, qu'il s'agisse de faire une affaire, nous nous en tirons encore mieux que vous. Crois-moi, j'ai tout calculé ; le bois est vendu dans de très bonnes conditions, et je ne crains qu'une chose, c'est que le marchand ne se dédise. C'est du bois de chauffage, et il n'y en aura pas plus de 30 sagcnes par dessiatine ; or il m'en donne 200 roubles la dessiatine. »

Levine sourit dédaigneusement.

« Voilà le genre de ces messieurs de la ville, pen- sa-t-il, qui pour une fois en dix ans qu'ils viennent à la campagne, et pour deux ou trois mots du voca- bulaire campagnard qu'ils appliquent à tort et à travers, s'imaginent qu'ils connaissent le sujet à fond ; « il y aura 30 sagènes «... il parle sans savoir un mot de ce qu'il avance. Je ne me permets pas de t'en remontrer quand il s'agit des paperasses de ton administration, dit-il, et si j'avais besoin de toi, je te demanderais conseil. Et toi, tu t'imagines com- prendre la question des bois ? Elle n'est pas si simple. D'abord as-tu compté tes arbres ?

Comment cela, compter mes arbres ? dit en

28o ANNA KARÉNINE.

riant Stépane Arcadiévitch, cherchant toujours à tirer son ami de son accès de mauvaise himieur. Compter les sables de la mer, compter les rayons des planètes, qu'un génie y parvienne...

C'est bon, c'est bon, je te réponds que le génie de Rébenine y parvient ; il n'y a pas de marchand qui achète sans compter, à moins qu'on ne lui donne le bois pour rien, comme toi. Je le connais ton bois, j'y chasse tous les ans ; il vaut 500 roubles la dessia- tine, argent comptant, tandis qu'il t'en ofifre 200 avec des échéances. Tu lui fais un cadeau de 35.000 roubles pour le moins.

Laisse donc ces comptes imaginaires, dit plain- tivement Stépane Arcadiévitch ; pourquoi alors personne ne m'a-t-il offert ce prix-là ?

Parce que les marchands s'entendent entre eux, et se dédommagent entre concurrents. Je con- nais tous ces gens-là. J'ai eu affaire à eux, ce ne sont pas des marchands, mais des revendeurs à la façon des maquignons ; aucun d'eux ne se contente d'un béné- fice de 10 ou 15 p. %; il attendra jusqu'à ce qu'il puisse acheter pour 20 kopecks ce qui vaut un rouble.

Tu vois les choses en noir.

Pas le moins du monde », dit tristement Le- vine au moment ils approchaient de la maison.

Une télègue solide, et solidement attelée d'un cheval bien nourri, était arrêtée devant le perron ; le gros commis de Rébenine, serré dans son caftan, tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà

ANNA KARÉNINE. 281

entré dans la maison, et vint au-devant des deux amis à la porte du vestibule. Rébenine était un homme d'âge moyen, grand et maigre, portant mous- taches; son menton proéminent était rasé ; il avait les yeux ternes et à llcur de tète. Vêtu d'une longue re- dingote bleu foncé, avec des boutons placés très bas par derricre, il portait des bottes hautes, et par- dessus ses bottes de grandes galoches. Il s'avança vers les arrivants avec un sourire, s'essuyant la figure avec son mouchoir, et cherchant à serrer sa redingote qui n'en avait aucun besoin ; puis il ten- dit à Stépaiie Arcadiévitch une main qui semblait vouloir attraper quelque chose.

« Ah ! vous voilà arrivé ? dit Stépane Arcadié- vitch en lui donnant la main. C'est fort bien.

Je n'aurais pas osé désobéir aux ordres de \'otre Excellence, quoique les chemins soient bien mauvais. Positivement, j'ai fait la route à pied, mais je suis venu au jour fixé. Mes hommages, Constantin Dmitritch, dit-il en se tournant vers Levine, avec l'intention d'attraper aussi sa main ; mais ce- lui-ci eut l'air de ne pas remarquer ce geste, et sortit tranquillement les bécasses de son camier. Vous vous êtes divertis à chasser ? 12^el oiseau est-ce donc ? ajouta Rébenine en regardant les bécasses avec mépris. Quel goût cela a-t-il ? et il hocha la tête d'un air désapprobateur, comme s'il eût éprouvé des doutes sur la possibilité d'apprêter, pour le ren- dre mangeable, un \'olatile pareil.

Veux- tu passer dans mon cabinet ? dit I^evine

2S3 ANNA KARÉNINE.

en français... Entrez dans mon cabinet, vous y discu- terez mieux votre affaire.

cela vous conviendra », répondit 4e mar- chand sur un ton de suffisance dédaigneuse, voulant bien faire comprendre que si d'autres pouvaient éprouver des difficultés à conclure une affaire, lui n'en connaissait jamais.

Dans le cabinet, Rébenine chercha machinale- ment des yeux l'image sainte, mais, l'ayant trouvée, il ne se signa pas ; il jeta im regard sur les bibliothè- ques et les rayons chargés de livres, du même air de doute et de dédain qu'il avait eu pour la bé- casse.

« Eh bien !... avez-vous apporté l'argent ? de- manda Stépane Arcadiévitch.

Nous ne serons pas en retard pour l'argent, mais nous sommes venus causer un peu.

Qu'avons-nous à causer ? mais asseyez- vous donc.

On peut bien s'asseoir, dit Rébenine en s' as- seyant et en s' appuyant au dossier d'un fauteuil, de la façon la plus incommode. Il faut céder quelque chose, prince : ce serait péché que de ne pas le faire... Quant à l'argent, il est tout prêt, définitivement jusqu'au dernier kopeck ; de ce côté là, il n'y aura pas de retard. »

Levine qui rangeait son fusil dans une armoire et s'apprêtait à quitter la chambre, s'arrêta aux der- nières paroles du marchand :

« Vous achetez le bois à vil prix, dit-il ; il est venu

ANNA KARENINE. 283

me trouver trop tard. Je l'aurais engagé à en de- mander beaucoup plus. »

Rébenine se leva et toisa Levine en souriant.

« Constantin Diuitritch est très serré, dit-il en s'adressant à Stépane Arcadiévitch ; on n'achète définitivement rien avec lui. J'ai marchandé son froment et je donnais un beau prix.

Pourquoi vous ferais- je cadeau de mon bien ? Je ne l'ai ni trouvé ni volé.

Faites excuse ; par le temps qui court, il est absolument impossible de voler ; tout se fait, par le temps qui court, honnêtement, et ouvertement. Qui donc pourrait voler ? Nous avons parlé honorable- ment. Ive bois est trop cher ; je ne joindrais pas les deux bouts. Je dois prier le prince de céder quelque peu.

Mais votre affaire est-elle conclue ou ne l'est- elle pas ? Si elle est conclue, il n'y a plus à marchan- der ; si elle ne l'est pas, c'est moi qui achète le bois. M

Le sourire disparut des lèvres de Rébenine. Une expression d'oiseau de proie, rapace et cruelle, l'y remplaça. De ses doigts osseux il déboutonna aussitôt sa redingote, offrant aux regards sa chemise, son gilet aux boutons de cuivre, sa chaîne de montre, et il retira de son sein un gros portefeuille usé.

« Le bois est à moi, s'il vous plaît», et il fit rapide- ment un signe de croix et tendit sa main. Prends mon argent, je prends ton bois. Voilà comment Rébenine entend les affaires ; il ne compte pas ses

284 ANNA KARENINE.

kopecks, bredouilla- t-il tout en agitant son porte- feuille d'un air mécontent.

A ta place je ne me presserais pas, dit Levine.

Mais je lui ai donné ma parole », dit Oblonsky étonné.

Levine sortit de la chambre en fermant violem- ment la porte ; le marchand le regarda sortir et hocha la tête en souriant.

« Tout ça, c'est un effet de jeunesse, définitive- ment, un pur enfantillage. Croyez-moi, j'achète pour ainsi dire pour la gloire, et parce que je veux qu'on dise : « C'est .Rébenine qui a acheté « la « forêt d' Oblonsky », et Dieu sait si je m'en tirerai ! Veuillez m'écrire nos petites conventions. »

Une heure plus tard, le marchand s'en retournait chez lui dans sa télègue, bien enveloppé de sa four- rure, avec son marché en poche.

a Oh î ces messieurs ! dit-il à son commis : tou- jours la même histoire !

C'est comme cela, répondit le commis en lui cédant les rênes pour accrocher le tablier de cuir du véhicule. Et par rapport à l'achat Michel Ignatich ?

! !... »

CHAPITRE XVIT

Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches bourrées de liasses de billets n'ayant cours que dans trois mois, mais que le marchand réussit à lui faire

ANNA KARÉNINE. 285

prendre en acompte. Sa vente était conclue, il te- nait l'argent en portefeuille ; la chasse avait ét6 bonne ; il était donc parfaitement heureux et content et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui l'envahissait ; une journée si bien commencée devait se tenniner de même.

Mais Levine. quelque désir qu'il eût de se montrer aimable et prévenant pour son hôte, ne pouvait chasser sa méchante humeur ; l'espèce d'ivresse qu'il éprouva en apprenant que Kitty n'était pas mariée fut de courte durée. Pas mariée et malade î malade d'aniour peut-être pour celui qui la dédai- gnait ! c'était presque une injure persomielle.Wrons- ky n'avait-il pas en quelque sorte acquis le droit de le mépriser, lui, Levine, puisqu'il dédaignait celle qui l'avait repoussé ! C'était donc un ennemi. Il ne raisonnait pas cette impression, mais se sentait blessé, froissé, mécontent de tout, et particulière- ment de cette absurde vente de forêt qui s'était faite sous son toit, sans qu'il pût empêcher Oblonsky de se laisser tromper.

« Eh bien î est-ce fini ? dit-il en venant au-devant de Stépane Arcadiévitch ; veux-tu souper ?

Ce n'est pas de refus. Quel appétit on a à la campagne. C'est étonnant ! Pourquoi n'as-tu pas offert un morceau à Rébenine ?

Que le diable l'emporte !

Sais-tu que ta manière d'être avec lui m'éton- ne ? Tu ne lui donnes même pas la main, pourquoi ?

Parce que je ne la donne pas à mon domesti*

286 ANNA KARÉNINE.

que, et mon domestique vaut cent fois mieux que lui.

Quelles idées arriérées ! Et la fusion des clas- ses, qu'en fais-tu ?

J'abandonne cette fusion aux personnes à qui elle est agréable ; quant à moi, elle me dégoûte.

Décidément, tu es im rétrograde.

A vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce que j'étais : je suis tout bonnement Constantin Levine, rien de plus.

Et Constantin Levine de bien mauvaise hu- meur, dit en souriant Oblonsky.

C'est vrai, et sais-tu pourquoi ? A cause de cette vente ridicule ; excuse le mot. »

Stépane Arcadiévitch prit im air d'innocence ca- lomniée et répondit par une grimace plaisante.

« Voyons, quand quelqu'im a-t-il vendu n'im- porte quoi sans qu'on lui dise aussitôt : « Vous au- riez pu vendre plus cher ? » et personne ne songe à offrir ces beaux prix avant la vente. Non, je vois que tu as une dent contre cet infortuné Rébenine.

C'est possible, et je te dirai pourquoi. Tu vas me traiter encore d'arriéré et me donner quelque vilain nom, mais je ne puis m'empêcher de m'affiiger en voyant la noblesse, cette noblesse à laquelle, en dépit de la fusion dés classes, je suis heureux d'appartenir, allant toujours s' appauvrissant. Si encore cet appauvrissement tenait à des prodiga- lités, à une vie trop large, je ne dirais rien : vivre en grands seigneurs, c'est affaire aux nobles, et eux

ANNA KARÉNINE. 2S7

seuls s'y entendent. Aussi ne suis-je pas froissé de voir les paysans acheter nos terres ; le propriétaire ne fait rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place de celui qui reste oisif, c'est dans l'ordre. Mais ce qui me vexe et m'afflige, c'est de voir dépouiller la noblesse par l'effet, com- ment dirai -je, de son innocence. Ici c'est im fermier polonais qui achète à moitié prix, d'une dame qui habite Nice, une superbe terre. c'est im marchand qui prend en fenne pour un rouble la dessiatine ce qui en vaut dix. Aujourd'hui c'est toi qui, sans rime ni raison, fais à ce coquin un cadeau d'une trentaine de mille roubles.

Eh bien après ? fallait-il compter mes arbres un à un ?

Certainement, si tu ne les a pas comptés, sois sûr que le marchand l'a fait pour toi ; et ses enfants auront le moyen de vivre et de s'instruire : ce que les tiens n'auront peut-être pas.

Que veux-tu ? à mes yeux, il y a mesquinerie à cette façon de calculer. Nous avons nos affaires, ils ont les leurs, et il faut bien qu'ils fassent leurs bénéfices. Au demeurant, c'est une chose sur la- quelle il n'y a plus à revenir... Et voilà mon omelette favorite qui arrive, puis Agathe Mikhaïlo\Tia nous donnera certainement un verre de sa bonne eau-de- vie. r>

Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta gaiement Agathe Mikhaïlovna et assura n'avoir pas mangé de longtemps im dîner et un souper pareils.

288 ANNA KARÉNINE.

« Au moins vous avez, vous, une bonne parole à donner, dit Agathe Mikhaïlovna, tandis que Cons- tantin Dmitritch, ne trouvât-il qu'une croûte de pain, la mangerait sans rien dire, et s'en irait. »

Levine malgré ses efforts pour dominer son hu- meur triste et sombre, restait morose ; il y avait une question qu'il ne se décidait pas à faire, ne trouvant ni l'occasion de la poser à son ami, ni la forme à lui donner. Stépane Arcadiévitch était rentré dans sa chambre, s'était déshabillé, lavé, revêtu d'une belle chemise tuyautée et enfin couché, que Levine rôdait encore autour de lui, causant de cent bagatelles, sans avoir le courage de demander ce qui lui tenait à cœur.

« Comme c'est bien arrangé, dit-il en sortant du papier qui l'enveloppait un morceau de savon par- fumé, attention d'Agathe Mikhaïlovna dont Oblons- ky ne profitait pas. Regarde donc, c'est vraiment une œuvre d'art.

Oui, tout se perfectionne, de notre temps, dit Stépane Arcadiévitch avec un bâillement plein de béatitude. Les théâtres, par exemple, et bâillant encore ces amusantes lumières électriques.

Oui, les lumières électriques, répéta Levine... Et ce Wronsky, est-il maintenant ? demanda-t-il tout à coup en déposant son savon.

Wronsky ? dit Stépane Arcadiévitch en ces- sant de bâiller, il est à Pétersbourg. Il est parti peu après toi, et n'est plus revenu à Moscou. Sais-tu, Kostia, continua- t-il en s'accoudant à la table pla-

ANNA KARENINE. 289

cée près de son lit, et en appuyant sur sa main un visage qu'éclairaient comme deux étoiles ses yeux caressants et un peu somnolents, si tu veux que je te le dise, tu es en partie coupable de toute cette his- toire : tu as eu peur d'un rival, et je te répète ce que je te disais alors, je ne sais lequel de vous deux avait le plus de chances. Pourquoi n'avoir pas été de l'avant ? je te disais bien que..., et il bâilla intérieurement, tâchant de ne pas ouvrir la bouche.

Sait-il ou ne sait-il pas la démarche que j'ai faite ? se demanda Ixfvine en le regardant. Il y a de la ruse et de la diplomatie dans sa physionomie ; et, se sentant rougir, il regarda Oblonsky sans parler.

Si elle a éprouvé un sentiment quelconque, continua celui-ci, c'était un entraînement très super- ficiel, un éblouissement de cette haute aristocratie et de cette position dans le monde, éblouissement que sa mère a subi plus qu'elle. »

Levine fronça le sourcil. L'injure du refus lui revint au cœur comme une blessure toute fraîche. Heureusement, il était chez lui, dans sa propre maison, et chez soi on se sent plus fort.

« Attends, attends, interrompit-il. Tu parles d'aristocratie ? Veux-tu me dire en quoi consiste celle de Wronsky ou de tout autre, et en quoi elle autorise le mépris que l'on a eu de moi ? Tu le con- sidères comme un aristocrate. Je ne suis pas de cet avis. Un homme dont le père est sorti de la jxjussière grâce à l'intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu

290 ANNA KARENINE.

sait avec qui. Oh non ! Les aristocrates sont pour moi des hommes qui peuvent montrer dans leur passé trois ou quatre générations honnêtes, appar- tenant aux classes les plus cultivées (ne parlons pas de dons intellectuels remarquables, c'est une autre affaire), n'ayant jamais fait de platitude devant per- sonne, et n'ayant eu besoin de personne, comme mon père et mon grand-père. Et je connais beau- coup de familles semblables. Pour toi, tu fais des cadeaux de 30 000 roubles à un coquin, et tu me trouves mesquin de compter mes arbres ; mais tu recevras des appointements, et que sais- je encore, ce que je ne ferai jamais. Voilà pourquoi j'apprécie ce que m'a laissé mon père et ce que me donne mon travail, et je dis que c'est nous qui sommes les aristocrates, et non pas ceux qui vivent aux dépens des puissants de ce monde, et qui se laissent acheter pour 20 kopecks !

A qui en as- tu ? je suis de ton avis, répon- dit gaiement Oblonsky en s' amusant de la sortie de son ami, tout en sentant qu'elle le visait. Tu n'es pas juste pour Wronsky ; mais il n'est pas question de lui. Je te le dis franchement : à ta place, je parti- rais pour Moscou et...

Non; je ne sais si tu as connaissance de ce qui s'est passé, et du reste cela m'est égal... J'ai demandé Catherine Alexandrovna, et j'ai reçu un refus qui me rend son souvenir pénible et himiiliant.

Pourquoi cela ? quelle foHe !

- N'en parlons plus. Excuse-moi si tu. m'as

ANNA KARKNINE. 291

trouvé malhoniicte avec toi. Maintenant tout est

expliqué. »

Et, reprenant ses allures ordinaires :

« Tu ne m'en veux pas, Stiva ? Je t'en prie, ne

me garde pas rancune, dit-il en lui prenant la main.

Je n'y songe pas ; je suis bien aise, au contraire que nous nous soyons ouverts l'un à l'autre. Et sais- tu ? la chasse est bonne le matin. Si nous y retour- nions ? je me passerais bien de dormir et j'irais ensuite tout droit à la gare.

Parfaitement. »

CHAPITRE XViri

Wronsky, quoique absorbé par sa passion, n'avait rien changé au cours extérieur de sa vie. Il avait conservé toutes ses relations mondaines et militaires. Son régiment gardait une place importante dans son existence, d'abord parce qu'il l'aimait, et plus en- core parce qu'il y était adoré; on ne se contentait pas de l'y admirer, on le respectait, on était fier de voir un homme de son rang et de sa valeur intellec- tuelle placer les intérêts de son régiment et de ses camarades au-dessus des succès de vanité ou d'amour- propre auxquels il avait droit. Wronsky se rendait compte des sentiments qu'il inspirait et se croyait en quelque sorte, tenu de les entretenir. D'ailleurs la vie militaire lui plaisait par elle-même. P- Il va sans dire qu'il ne parlait à personne de son

292 ANNA KARENINE.

aniour ; jamais un mot imprudent ne lui échappait, même lorsqu'il prenait part à quelque débauche en- tre camarades (il buvait, du reste, très modéré- ment) , il et savait fermer la bouche aux indiscrets qui se permettaient la moindre allusion à ses affaires de cœur. Sa passion était cependant connue de la ville entière, et les jeunes gens enviaient précisé- ment ce qui pesait le plus lourdement à son amour, la haute position de Karénine, qui contribuait à mettre sa liaison en évidence.

La plupart des jeunes femmes, jalouses d'Anna, qu'elles étaient lasses d'entendre toujours nommer « juste », n'étaient pas fâchées de voir leurs prédic- tions vérifiées, et n'attendaient que la sanction de l'opinion publique pour l'accabler de leur mépris : elles tenaient déjà en réserve la boue qui lui serait jetée quand le moment serait venu. Les personnes d'expérience et celle d'un rang élevé voyaient à regret se préparer un scandale mondain.

La mère de Wronsky avait d'abord appris avec un certain plaisir la liaison de son fils ; rien, selon elle, ne pouvait mieux achever de former im jeime homme qu'un amour dans le grand monde ; ce n'é- tait, d'ailleurs pas sans un certain plaisir qu'elle constatait que cette Karénine, qui semblait si absor- bée par son fils, n'était, après tout, qu'une femme comme une autre, chose du reste fort naturelle pour une femme belle et élégante, pensait la vieille comtesse. Mais cette manière de voir changea lors- qu'elle sut que son fils, afin de ne pas quitter son ré-

AXXA KARÊXIXB. 293

giment et le voisinage de Mme Karénine, avait refusé un avancement important pour sa carrière ; d'ailleurs, au lieu d'être la liaison brillante et mon- daine qu'elle aurait approuvée, voilà qu'elle appre- nait que cette passion tournait au tragique, à la Werther, et elle craignait de voir son fils commettre quelque sottise. Depuis le départ imprévu de celui-ci de Moscou, elle ne l'avait pas re\-u, et l'avait fait prévenir par son frère qu'elle désirait sa visite. Ce frère aîné n'était guère plus satisfait, non qu'il s'in- quiétât de savoir si cet amour était profond ou éphé- mère, calme ou passionné, innocent ou coupable (lui-même, quoique père de famille, entretenait une danseuse et n'avait pas le droit d'être sévère), mais il savait que cet amour déplaisait en haut lieu, et blâmait son frère en conséquence.

W'ronsky, outre ses relations mondaines et son ser\-ice, avait une passion qui l'absorbait : celle des chevaux. Des courses d'officiers devaient avoir lieu cet été-là; il se fit inscrire et acheta une jument an- glaise pur sang ; malgré son amour, et quoiqu'il y mît de la réserve, ces courses avaient pour lui un attrait très vif. Pourquoi d'ailleurs ces deux pas- sions se seraient-elles nui ? Il lui fallait uin intérêt quelconque, en dehors d'Anna, pour le reposer des émotions violentes qui l'agitaient.

294 ANNA KARÉNINE.

CHAPITRE XIX

Le jour des courses de Krasnoé-Selo, Wronsky vint, plus tôt que d'habitude, manger un bifteck dans la salle commune des officiers ; il n'était pas trop rigou- reusement tenu à restreindre sa nourriture, son poids répondant aux quatre pouds exigés ; mais il ne fallait pas engraisser, et il s'abstenait en consé- quence de sucre et de farineux. Il s'assit devant la table, sa redingote déboutonnée laissant apercevoir un gilet blanc, et ouvrit un roman français ; les deux bras appuyés sur la table, il semblait absorbé par sa lecture, mais ne prenait cette attitude que pour se dérober aux conversations des allants et venants; sa pensée était ailleurs.

Il songeait au rendez-vous que lui avait donné Anna après les courses ; depuis trois jours il ne l'avait 'oas vue, et se demandait si elle pourrait tenir sa promesse, car son mari venait de rentrer à Péters- bourg d'un voyage à l'étranger. Comment s'en assu- rer ? Cétait à la villa de Betsy, sa cousine, qu'ils s'étaient rencontrés pour la dernière fois ; il n'allait chez les Karénine que le moins possible ; oserait-il s'y rendre ?

« Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy de savoir si elle compte venir aux courses ;... oui certainement, j'irai », décida- t-il intérieurement; et son imagination lui peignit si vivement le bon-

ANNA KARÉNINE. 295

heur de cette cntrc\-ue, que son visage rayonna de joie au-dessus de son livre.

tt Fais dire chez moi qu'on attelle au plus vite la troïka à la calèche », dit-il au garçon qui lui ser- vait son bifteck tout chaud sur un plat d'argent. Il attira vers lui l'assiette et se ser\'it.

On entendait dans la salle de billard voisine un bruit de billes, et des voix causant et riant ; deux offi- ciers se montrèrent à la porte ; l'un d'eux, tout jeune à la figure délicate, était récemment sorti du corps des pages; l'autre, gras et vieux, avait de petits yeux humides et un bracelet au bras.

Wronsky les regarda et continua à manger et à lire tout à la fois, d'un air mécontent, comme s'il ne les eût pas remarqués.

« Tu prends des forces, hein ? demanda le gros officier en s'asseyant près de lui.

Comme tu vois, répondit Wronsky en s'es- suyant la bouche et en fronçant le sourcil, toujours sans les regarder.

Tu ne crains pas d'engraisser ? continua le gros officier et en avançant une chaise au plus jeune.

Quoi ? demanda Wronsky en décou\Tant ses dents avec une grimace d'ennui et d'aversion.

Tu ne crains pas d'engraisser ?

Garçon, du xérès ! » cria Wronsky sans lui répondre, et il transporta son livre de l'autre côté de l'assiette pour continuer à lire.

Le gros officier prit la carte des vins, la tendit au plus jeune et lui dit :

296 ANNA KARÉNINE.

« Vois donc ce que nous pourrions boire.

Du vin du Rhin, si tu veux «, répondit celui-ci en tâchant de saisir son imperceptible moustache, tout en regardant timidement Wronsky du coin de l'œil.

Voyant qu'il ne bougeait pas, il se leva et dit : « Allons dans la salle de billard. »

Le gros officier se leva aussi, et ils se dirigèrent du côté de la porte.

Au même moment entra un capitaine de cavalerie, grand et beau garçon nommé Yashvine ; il fit aux deux officiers un petit salut dédaigneux et s'appro- cha de Wronsky.

« Ah ! te voilà », cria-t-il en lui posant vivement sa grande main sur l'épaule. Wronsky mécontent se retourna, mais son visage reprit aussitôt ime expres- sion douce et amicale.

« C'est bien fait, Alexis, dit le capitaine de sa voix sonore, mange maintenant et avale un petit verre par là-dessus.

Je n'ai pas faim.

Ce sont les inséparables », dit Yashvine en regardant d'un air moqueur les deux officiers qui s'éloignaient, et il s'assit, pliant ses grandes jambes, étroitement serrées dans son pantalon d'uniforme, et trop longues pour la hauteur des chaises.

« Pourquoi n'es-tu pas venu au théâtre hier ? laNumérof n'était vraiment pas mal ; as-tu été ?

Je me suis attardé chez les Tverskoï.

Ah! »

ANXA KARf.XIXB. 297

Yashv'îne était, au régiment, le meilleur ami de Wronsky bien qu'il fût aussi joueur que débauché. On ne pouvait dire de lui que c'était un homme sans principes ; il en avait, mais ils étaient foncièrement immoraux. Wronsky admirait sa force physique exceptiomicllc.qui lui pennettait de boire comme un tonneau sans s'en apercevoir, et de se passer, au Ijesoin, complètement de sommeil; il n'admirait pas moins sa force morale, qui le rendait redoutable même à ses chefs, dont il savait se faire respecter aussi bien que de ses camarades. Au club anglais, il passait pour le premier des joueurs, Parce que, sans jamais cesser de boire, il risquait des sonunes con- sidérables avec un calme et une présence d'esprit imperturbables.

Si Wronsky éprouvait pour Yashvine de l'amitié et une certaine considération, c'est qu'il savait que sa propre fortune et sa position sociale n'entraient pour rien dans l'attachement que lui témoignait celui-ci ; il était aimé pour lui-même. Aussi Yashvine était-il le seul honmie auquel Wronsky eût voulu parler de son amour, persuadé que, malgré son mé- pris affecté pour toute espèce de sentiment, il pour- rait seul comprendre sa passion avec ce qu'elle avait de sérieux et d'absorbant. Il le savait en outre inca- pable de bavardages et de médisances, et ces raisons réunies lui rendaient toujours sa présence agréable.

« Ah oui ! dit le capitaine, lorsque le nom des Tverskoï eut été prononcé ; et il mordit sa mousta- che en le regardant de son œil noir brillant.

298 ANNA KARÉNINE.

Et toi, qu'as- tu fait ? as-tu gagné ?

Huit mille roubles, dont trois qui ne rentre- ront peut-être pas.

Alors, je puis te faire perdre, dit Wronsky en riant ; son camarade avait parié une forte somme sur lui.

Je n'entends pas perdre. Mahotine seul est à craindre. »

Et la conversation s'engagea sur les courses, le seul sujet intéressant du moment.

« Allons, j'ai fini, dit Wronsky en se levant. Yashvine se leva aussi en étirant ses longues jambes.

Je n puis dîner de si bonne heure, mais je vais boire quelque chose. Je te suis. Garçon, du vin, cria-t-il de sa voix tonnante. Cette voix était une célébrité au régiment. Non, au fait, c'est inutile, cria-t-il aussitôt après ; si tu rentres chez toi, je t'accompagne. »

CHAPITRE XX

Wronsky occupait une grande izba finnoise très propre, et divisée en deux par une cloison. Pétritzky demeurait avec lui au camp, aussi bien qu'à Péters- bourg ; il dormait lorsque Wronsky et Yashvine entrèrent.

a Assez dormir, lève- toi », dit Yashvine en allant

ANNA KARV:NÎNK. 299

secouer le dormeur par l'épaule, derrière la cloison il était couché, le nez enfoncé dans son oreiller.

Pétritzky sauta sur ses genoux et regarda autour de lui.

« Ton frère est verui. dit-il à Wronsky : il m'a ré- veillé ; que le diable l'emporte, et il a dit qu'il re- viendrait. »

Là-dessus, il se rejeta sur l'oreiller en ramenant sa couverture.

« Laisse-moi tranquille, Yashvine, cria-t-il avec colère à son camarade, qui s'amusait à lui retirer sa couverture ; puis, se tournant vers lui et ou\Tant les yeux : Tu ferais mieux de me dire ce que je de\Tais boire pour m'ôter de la bouche ce goût désagréable.

De l'eau-de-vie, avant tout, ordonna Yashvine de sa grosse voix : Tereshtchenko, vite un verre d'eau-de-vie et des concombres à ton maître, cria-t-il en s'amusant lui-même de la sonorité de sa voix.

Tu crois ? demanda Pétritzky en se frottant les yeux avec une grimace ; en prendras-tu aussi ? Si c'est à deux, je veux bien. Wronsky, tu boiras aussi ? »

Et, quittant son lit, il s'avança enveloppé d'une couverture tigrée, les bras en l'air, chantonnant en français : <( Il était un roi de Thulé ».

« Boiras- tu, Wronsky ? »

Va te promener, répondit-celui-ci, qui endos- sait une redingote apportée par son domestique.

comptes- tu aller ? lui demanda Yashvine

300 ANNA KARÉNINE.

en voyant approcher de la maison une calèche atte- lée de trois chevaux. Voilà ta troïka.

A récurie, et de chez Bransky, avec lequel j'ai une affaire à régler », dit Wronsky.

Il avait effectivement promis à Bransky de lui porter de l'argent, et celui-ci demeurait à dix verstes de Péterhof , mais ses camarades comprirent aus- sitôt qu'il allait encore ailleurs.

Pétritzky cligna de l'œil avec une grimace qui signifiait : « nous savons ce que Bransky veut dire », et continua à chanter.

« Ne t' attarde pas », se contenta de dire Yash- vine, et, changeant de conversation : « Ht mon rouan, fait-il ton affaire ? demanda-t-il en regar- dant par la fenêtre le cheval du milieu qu'il avait vendu.

Au moment Wronsky allait sortir, Pétritzky l'arrêta en criant :

« Attends donc, ton frère m'a laissé une lettre et un billet pour toi. Qu'en ai- je fait ? C'est la ques- tion, déclama Pétritzky, élevant l'index au-dessus de son nez.

Parle donc, es-tu bête ! dit Wronsky en sou- riant.

Je n'ai pas fait de feu dans la cheminée. Ce doit être ici quelque part.

Voyons, pas de contes : est la lettre ?

Je t'assure que je l'ai oubliée; j'ai peut-être vu tout cela en rêve î Attends, attends, ne te fâche pas ; si tu avais bu comme je l'ai fait hier, tu ne

AXNA KARKXIXIC. 301

saurais même pas tu as couché ; je vais tâcher de me rappeler. »

Pétritzky retourna derrière la cloison et se recou- cha.

« C'est ainsi que j'étais couché, et lui se tenait là, oui, oui, oui, m'y voilà. »

Et il tira une lettre de dessous son matelas.

Wronsky prit la lettre qu'accompagnait un billet de son frère; c'était bien ce qu'il supposait : sa mère lui reprochait de n'être pas venu la voir, et son frère lui disait qu'il avait à lui parler.

(( En quoi cela les regarde-t-il ? » murmura-t-il, pressentant de quoi il s'agissait, et il chiffonna les deux papiers, qu'il introduisit entre les boutons de sa redingote, avec l'intention de les relire en route plus attentivement.

Au moment de quitter l'izba, il rencontra deux officiers dont l'un appartenait à son régiment. L'ha- bitation de Wronsky servait volontiers de lieu de réunion.

« vas-tu ?

A Péterhof pour affaire.

Le cheval est-il arrivé ?

Oui, mais je ne l'ai pas encore vu.

On dit que Gladiator, de Mahotine, boite.

Des bêtises ! Mais comment ferez- vous pour courir avec ime boue pareille ? »

« Voilà mes sauveurs î ?> cria Pétritzky en vo5^ant entrer les nouveaux venus. Son ordonnance, debout devant lui, tenait sur un plateau de l'eau-

302 ANNA KARÉNINE.

de-vie et des concombres salés. « Cest Yashvine qui m'ordonne de boire pour me rafraîchir.

Vous nous avez donné de l'agrément hier soir, dit un des officiers ; grâce à vous, nous n'avons pu dormir de la nuit.

Il faut vous dire comment cela s'est terminé ! se mit à raconter Pétritzky. Wolkof est grimpé sur un toit, et nous a annoncé de qu'il était triste. Faisons de la musique, ai- je proposé : une marche funèbre. Et au son de la marche funèbre il s'est en- dormi sur son toit.

Bois donc ton eau-de-vie, et par là-dessus de l'eau de Seltz avec beaucoup de citron, dit Yashvine encourageant Pétritzky comme une mère qui veut faire avaler une médecine à son enfant. Après cela, tu pourras prendre un peu de Champagne, une demi- bouteille.

Voilà qui a le sens commun. Wronsky, attends un peu, et bois avec nous.

Non, messieurs, adieu. Je ne bois pas aujour- d'hui.

Pourquoi ? de crainte de t' alourdir ? Alors buvons sans lui ; qu'on apporte de l'eau de Seltz et du citron.

Wronsky ! cria quelqu'un comme il sortait.

Qu'y a-t-il ?

Tu devrais te faire couper les cheveux, de crainte de t' alourdir, sur le front surtout. »

Wronsky commençait en effet à perdre ses che- veux ; il se mit à rire, et, avançant sa casquette sur

ANNA KARÉNINE. 303

son front, ses cheveux devenaient rares il sortit et monta en calèche.

« A l'écurie ! » dit-il.

Il allait prendre ses lettres pour les relire, mais, afin de ne penser qu'à son cheval, il remit sa lecture à plus tard.

CHAPITRE XXI

L'ÉCURIE provisoire, une baraque en planches, se trouvait à proximité du champ de courses. Le dres- seur ayant seul monté le cheval pour le promener, Wronsky ne savait trop dans quel état il allait trou- ver sa monture. Un jeune garçon, qui faisait office de groom, recormut de loin la calèche et appela aus- sitôt le dresseur, un Anglais au visage sec, orné au menton d'ime touffe de poils. Celui-ci vint au-de- vant de son maître en se dandinant à la façon des jockeys, les coudes écartés du corps ; il était vêtu d'une jaquette courte et chaussé de bottes à l'é- cuyère.

« Comment va Frou-frou ? demanda Wronsky, en anglais.

AU right, sir, répondit l'Anglais du fond de sa gorge. Mieux vaut ne pas entrer, ajouta-t-il en sou- levant son chapeau. Je lui ai mis une muselière et cela l'agite. Si on l'approche, elle s'inquiétera.

J'entrerai tout de même. Je veux la voir.

Allons alors », répondit avec humeur l'An-

304 ANNA KARÉNINE.

glais, toujours sans ouvrir la bouche ; et de son pas dégingandé il se dirigea vers l'écurie ; un garçon de service en veste blanche, balai en main, propre et alerte, les introduisit. Cinq chevaux occupaient l'écu- rie, chacun dans sa stalle ; celui de Mahotine, le concurrent le plus sérieux de Wronsky, Gladiator, un alezan de cinq vershoks, devait être là. Wronsky était plus furieux de le voir que de voir son propre cheval, mais, selon les règles des courses, il ne devait pas se le faire montrer, ni même se permettre de questions à son sujet. Tout en marchant le long du couloir, le groom ouvrit la porte de la seconde stalle et Wronsky entrevit un vigoureux alezan aux pieds blancs. C'était Gladiator ; il le savait, mais se re- tourna aussitôt du côté de Frou-frou, comme il se fût détourné d'une lettre ouverte qui ne luiauraitpas été adressée.

« C'est le cheval de Mak..., Mak.., dit l'Anglais sans arriver à prononcer le nom, indiquant la stalle de Gladiator de ses doigts aux ongles crasseux.

De Mahotine ? oui ; c'est mon seul adversaire sérieux.

Si vous le montiez, je parierais pour vous, dit l'Anglais.

Frou-frou est plus nerveuse, celui-ci plus so- lide, répondit Wronsky en souriant de l'éloge du jockey.

Dans les courses avec obstacles, tout est < axis l'art de monter, dans le pluck », dit l'Anglais.

ly- pluck, c'est-à-dire l'audace et le sang-froid.

ANNA KARENINE. 305

Wronsky savait qu'il n'en manquait pas et. qui plus est, il était fermement convaincu que personne ne pouvait en avoir plus que lui.

0 Vous êtes sûr qu'une forte transpiration n'était pas nécessaire ?

Du tout, répondit l'Anglais. Ne parlez pas haut, je vous prie, la jument s'inquiète », ajouta- t-il en faisant im signe de tête du côté de la stalle fer- mée où l'on entendait piétiner le cheval sur sa li- tière.

Il ouvrit la porte et Wronsky entra dans le box faiblement éclairé par une petite lucarne. Un cheval bai brun, avec une muselière, y foulait nerveusement la paille fraîche.

La conformation un peu défectueuse de son cheval favori sauta aux yeux de Wronsky. Frou-frou était de taille moyenne, son ossature était étroite, sa poitrine également, quoique le poitrail fût saillant ; la croupe était légèrement fuyante et les jambes, surtout celles de derrière, un peu cagneuses. I^es muscles des jambes paraissaient faibles et les flancs très larges, malgré l'entraînement qu'elle avait subi et la maigreur de son ventre. Au-dessous du genou, ses jambes, \Ties de face, semblaient de vrais fu- seaux; voies de côté au contraire, elles étaient énor- mes. Sauf ses flancs, on l'aurait dite creiisée des deux côtés. Mais elle avait un mérite qui faisait oublier tous ces défauts : elle avait de la race, du sayig, comme disent les Anglais. Ses muscles faisaient saillie sous un réseau de veines recouvertes d'une peau lisse

306 ANNA KARENINE.

et dodue comme du satin ; sa tête effilée, aux yeux à fleur de tête, brillants et animés, ses naseaux sail- lants et mobiles, qui semblaient injectés de sang, toute l'allure de cette jolie bête avait quelque chose de décidé, d'énergique et de fin. C'était un de ces animaux auxquels la parole ne semble manquer que par suite d'ime conformation m écanique incomplète. Wronsky eut le sentiment d'être compris par elle tandis qu'il la considérait. Lorsqu'il entra, elle aspira l'air fortement, regarda de côté, en montrant le blanc de son œil injecté de sang, chercha à secouer sa muselière, et s'agita sur ses pieds comme mue par des ressorts.

« Vous voyez si elle est agitée, dit l'Anglais.

Ho, ma belle, ho ! » dit Wronsky en s' appro- chant pour la calmer ; mais plus il approchait, plus elle s'agitait. Elle ne se tranquillisa que lorsqu'il lui eut caressé la tête et le cou ; on voyait ses muscles se dessiner et tressaillir sous son poil délicat. Wrons- ky remit à sa place une mèche de crinière qu'elle avait rejetée de l'autre côté du garrot, approcha son visage des naseaux qu'elle gonflait et élargissait comme des ailes de chauve-souris. Elle respira bruyamment, dressa les oreilles et tendit son mu- seau noir vers lui, pour le saisir par la manche ; mais, empêchée par sa museHère, elle se reprit à pié- tiner.

« Calme- toi, ma belle, calme- toi ! » lui dit Wronsky en la flattant ; et il quitta la stalle dans la convic- tion rassurante que son cheval était en parfait état

ANNA KARENINE. 307

Mais l'agitation de la jument s'était communiquée à son maître ; lui aussi sentait le sang affluer à son coeur et le besoin d'action, de mouvement, s'em- parer violenuncnt de lui ; il aurait voulu mordre comme elle ; c'était troublant et amusant.

a Eh bien ! je compte sur vous, dit-il à l'Anglais ; à six heures et demie sur le terrain.

Tout sera prêt. Mais allez- vous, mylord ? » demanda l'Anglais en se servant du titre de lord qu'il n'employait jamais.

Étonné de cette audace, Wronsky leva la tête avec surprise et regarda l'Anglais comme il savait le faire, non dans les yeux, mais sur le haut du front ; il comprit aussitôt que le dresseur ne lui avait pas parlé comme à son maître, mais comme à un jockey, et répondit :

« J'ai besoin de voir Bransky et serai de retour dans ime heure. »

« Combien de fois m'aura-t-on fait cette question aujourd'hui ! peusa-t-il, et il rougit, ce qui lui arri- vait rarement. L'Anglais le regarda attentivement ; il avait l'air de savoir allait son maître.

« L'essentiel est de se tenir tranquille avant la course ; ne vous faites pas de mauvais sang, ne vous tourmentez de rien.

Ail right », répondit Wronsky en souriant et, sautant dans sa calèche, il se fit conduire à Péterhof.

A peine avait-il fait quelques pas, que le ciel,

couvert depuis le matin, s'assombrit tout à fait ; il

se mit à pleuvoir.

II

3o8 ANNA KARÉNINE.

« C'est fâcheux, pensa Wronsky en levant la ca- pote de sa calèche ; il y avait de la boue, maintenant ce sera un marais. »

' Et, profitant de ce moment de solitude, il prit les lettres de sa mère et de son frère pour les lire.

C'était toujours la même histoire : tous deux, sa mère aussi bien que son frère, trouvaient nécessaire de se mêler de ses affaires de cœur ; il en était irrité jusqu'à la colère, un sentiment qui ne lui était pas habituel.

« En quoi cela les conceme-t-il ? Pourquoi se croient-ils obligés de s'occuper de moi ? de s'accro- cher à moi ? C'est parce qu'ils sentent qu'il y a quelque chose qu'ils ne peuvent comprendre. Si c'était une liaison vulgaire, on me laisserait tran- quille ; mais ils devinent qu'il n'en est rien, que cette fenrnie n'est pas un jouet pour moi, qu'elle m'est plus chère que la vie. Cela leur paraît incroyable et aga- çant. Quel que soit notre sort, c'est nous qui l'avons fait, et nous ne le regrettons pas, se dit-il en s'unis- sant à Anna dans \e mot nous. Mais non, ils entendent nous enseigner la vie, eux qui n'ont aucune idée de ce qu'est le bonheur ! ils ne savent pas que, sans cet amour, il n'y aurait pour moi ni joie ni douleur en ce monde ; la vie n'existerait pas. »

Au fond, ce qui l'irritait le plus contre les siens, c'est que sa conscience lui disait qu'ils avaient rai- son. Son amour pour Anna n'était pas un entraîne- ment passager destiné comme tant de liaisons mon- daines à disparaître en ne laissant d'autres traces

ANNA KARÉNINE. 309

que des souvenirs doux ou pénibles. Il sentait vive- ment toutes les tortures de leur situation, toutes ses difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout cacher, en s'ingéniant à mentir, à tromper, à inven- ter mille ruses. Et tandis que leur passion mutuelle était si violente qu'ils ne connaissaient plus qu'elle, toujours il fallait penser aux autres.

Ces fréquentes nécessités de dissinmler et de fein- dre lui revinrent vivement à la pensée. Rien n'était plus contraire à sa nature, et il se rappela le senti- ment de honte qu'il avait souvent surpris dans Anna lorsqu'elle aussi était forcée au mensonge.

Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois une étrange sensation de dégoût et de répulsion qu'il ne pouvait définir. Pour qui l'éprouvai t-il ?... Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le monde entir ?... Il n'en savait rien. Autant que pos- sible il chassait cette impression.

« Oui, jadis elle était malheureuse, mais fière et tranquille ; maintenant elle ne peut plus l'être, quelque peine qu'elle se donne pour le paraître. »

Et pour la première fois l'idée de couper court à cette vie de dissimulation lui apparut nette et pré- cise : le plus tôt possible serait le mieux.

« Il faut que nous quittions tout, elle et moi, et que, seuls avec notre amour, nous allions nous ca- cher quelque part », se dit-il.

310 ANNA KARÉNINE.

CHAPITRE XXII

L'averse fut de courte durée, et lorsque Wronsky arriva au grand trot de son cheval de brancard, les chevaux de volée galopant à toutes brides dans la boue, le soleil avait déjà reparu et faisait scintiller les toits des villas et le feuillage mouillé des vieux tilleuls, dont l'ombre se projetait des jardins du voi- sinage dans la rue principale. L'eau coulait des toits, et les branches des arbres semblaient secouer gaie- ment leurs gouttes de pluie. Il ne pensait plus au tort que l'averse pouvait faire au champ de courses, mais se réjouissait en songeant que, grâce à la pluie, elle serait seule ; car il savait qu'Alexis Alexandro- vitch, revenu d'un voyage aux eaux depuis quelques jours, n'avait pas encore quitté Pétersbourg pour la campagne.

Wronsky fit arrêter ses chevaux à une petite dis- tance de la maison, et, afin d'attirer l'attention aussi peu que possible, il entra dans la cour à pied, au lieu de sonner à la porte principale qui donnait sur la rue.

« Monsieur est-il arrivé ? demanda-t-il à im jar- dinier.

Pas encore, mais madame y est. Veuillez son- ner, on vous ouvrira.

Non, je préfère entrer par le jardin. 9

.\XNA KARHXIXH. 311

I^ sachant seule, il voulait la surprendre ; il n'avait pas annoncé sa \asite et elle ne pouvait l'at- tendre à cause des courses ; il marcha donc avec pré- caution le long des sentiers sablés et bordés de fleurs, relevant son sabre pour ne pas faire de bruit ; il l'avança ainsi jusqu'à la terrasse, qui de la maison descendait au jardin. Les préoccupations qui l'a- vaient assiégé en route, les ditVicultés de sa situation, tout était oublié ; il ne pensait qu'au bonheur de l'apercevoir bientôt, elle en réalité, en personne et non plus en imagination seulement. Déjà il montait les marches de la terrasse le plus doucement possible, lorsqu'il se rappela ce qu'il oubliait toujours, et ce qui formait un des côtés les plus douloureux de ses rapports avec Anna, la présence de son fils, de cet enfant au regard inquisiteur.

L'enfant était le principal obstacle à leurs entre- vues. Jamais en sa présence Wronsky et Aima ne se permettaient un mot qui ne pût être entendu de tout le monde, jamais même la moindre allusion que l'enfant n'eût pas comprise. Ils n'avaient pas eu be- soin de s'entendre pour cela ; chacim d'eux aurait cru se faire injure en prononçant une parole qui eût trompé le petit garçon ; devant lui ils causaient comme de simples connaissances. Malgré ces pré- cautions> Wronsky rencontrait souvent le regard scrutateur et un peu méfiant de Serge fixé sur lui ; tantôt il le trouvait timide, d'autres fois caressant, rarement le même. L'enfant semblait instinctive- ment comprendre qu'entre cet homme et sa mère il

312 ANNA KARÉNINE.

existait un lien sérieux dont la signification lui échappait.

Serge faisait effectivement de vains efforts pour comprendre comment il devait se comporter avec ce monsieur ; il avait deviné, avec la finesse d'intuition propre à l'enfance, que son père, sa gouvernante et sa bonne le considéraient avec horreur, tandis que sa mère le traitait comme son meiUetir ami.

« Qu'est-ce que cela signifie ? qui est-il ? faut-il que je l'aime ? et si je n'y comprends rien, est-ce ma faute et suis- je un enfant méchant ou borné ? » pensait le petit. De sa timidité, son air interroga- teur et méfiant, et cette mobilité d'humeur qui gênait tant Wronsky. D'ailleurs, en présence de l'enfant, il éprouvait toujours l'impression de répulsion, sans cause apparente, qui le poursuivait depuis un cer- tain temps. Wronsky et Anna étaient semblables à des navigateurs auxquels la boussole prouverait qu'ils vont à la dérive, sans pouvoir arrêter leur course ; chaque minute les éloigne du droit chemin, et reconnaître ce mouvement qui les entraîne, c'est aussi reconnaître leur perte ! L'enfant avec son re- gard naïf était cette implacable boussole ; tous deux le sentaient sans vouloir en convenir.

Ce jour-là, Serge ne se trouvait pas à la maison ; Anna était seule, assise sur la terrasse, attendant le retour de son fils, que la pluie avait surpris pendant sa promenade. Elle avait envoyé une femme de cham- bre et un domestique à sa recherche. Vêtue d'une robe blanche, garnie de hautes broderies, elle était

ANNA K.\RKNINK. 313

assise dans un angle de la terrasse, cachée par dc^ plantes et des fleurs, et n'entendit pas venir Wronsky. La tôtc penchée, elle appuyait son front contre un arrosoir oublié sur un des gradins ; de ses belles mains chargées de bagues qu'il coimaissait si bien, elle attirait vers elle cet arrosoir. La beauté de cette tête aux cheveux noirs frisé*s, de ces bras, de ces mains, de tout l'ensemble de sa persoime, frappait Wronsky chaque fois qu'il la \'oyait, et lui causait toujours une nouvelle surprise. Il s'arrêta et la regarda avec transport. Elle sentit instincti- vement son approche, et il avait à peine fait un pas, qu'elle repoussa l'arrosoir et tourna vers lui son visage brûlant.

« Qu'avez -vous ? vous êtes malade ? » dit-il en français, tout en s' approchant d'elle. Il aurait voulu courir, mais, dans la crainte d'être aperçu, il jeta autour de lui et vers la porte de la terrasse un regard qui le fit rougir cormne tout ce qui l'obligeait à craindre et à dissimuler.

({ Non, je me porte bien, dit Anna en se levant et serrant vivement la main, qu'il lui tendait. Je ne t'attendais pas.

Bon Dieu, quelles mains froides 1

Tu m'as effrayée ; je suis seule et j'attends Serge qui est allé se promener ; ils reviendront par ici. ))

Malgré le calme qu'elle affectait, ses lèvres trem- blaient.

« Pardonnez-moi d'être venu, mais je ne pouvais

314 ANNA KARENINE.

passer la journée sans vous voir, continua-t-il en français, évitant ainsi le vous impossible et le tutoie- ment dangereux en russe.

Je n'ai rien à pardonner : je suis trop heureuse.

Mais vous êtes malade ou triste ? dit-il en se penchant vers elle sans quitter sa main. A quoi pen- sez-vous ?

Toujours à la même chose », répondit-elle en souriant.

Elle disait vrai. A quelque heure de la journée, à quelque moment qu'on l'eût interrogée, elle aurait invariablement répondu qu'elle pensait à son bon- heur et à son malheur. Au moment il était entré, elle se demandait pourquoi les ims, Betsy par exemple, dont elle savait la liaison avec Toushkewitch, prenaient si légèrement ce qui pour elle était si cruel? Cette pensée l'avait particulière- ment tourmentée ce jour-là. Elle parla des courses, et lui, pour la distraire de son trouble, raconta les préparatifs qui se faisaient; son ton restait par- faitement calme et naturel.

« Faut-il, ou ne faut-il pas lui dire ? pensait-elle en regardant ces yeux tranquilles et caressants. Il a l'air si heureux, il s'amuse tant de cette course, qu'il ne comprendra peut-être pas assez l'impor- tance de ce qui nous arrive. »

« Vous ne m'avez pas dit à quoi vous songiez quand je suis entré, dit-il en interrompant son récit; dites-le, je vous en prie. »

Elle ne répondait pas. I^a tête baissée, elle levait

ANNA KARENINE. 315

vers lui ses beaux yeux ; son regard était plein d'in- terrogations ; sa main jouait avec une feuille détachée. Le visage de Wronsky prit aussitôt l'ex- pression d'humble adoration, de dévouement absolu qui l'avait conquise.

« Je sens qu'il est arrivé quelque chose. Puis-je être tranquille un instant quand je vous sais un chagrin que je ne partage pas ? Au nom du ciel, parlez », répéta-t-il d'un ton suppliant.

« S'il ne sent pas toute l'importance de ce que j'ai à lui dire, je sais que je ne lui pardonnerai pas ; mieux vaut se taire que de le mettre à l'épreuve, » pensa-t-elle en continuant à le regarder ; sa main tremblait.

« Mon Dieu ? qu'y a-t-il ? dit-il en lui prenant la main.

Faut-il le dire ?

Oui, oui, oui.

Je suis enceinte », munnura-t-elle lente- ment.

La feuille qu'elle tenait entre ses doigts trembla encore plus, mais elle ne le quitta pas des yeux, car elle cherchait à lire sur son visage comment il sup- porterait cet aveu.

Il pâlit, voulut parler, mais s'arrêta et baissa la tête en laissant tomber la main qu'il tenait entre les siennes.

« Oui, il sent toute la portée de cet événement », pensa-t-elle, et elle lui prit la main.

Mais elle se trompait en croyant qu'il sentait

3i6 ANNA KARÉNINE.

comme elle. A cette nouvelle, l'étrange impression d'horreur qui le poursuivait l'avait saisi plus vive- ment que jamais, et il comprit que la crise qu'il sou- haitait, était arrivée. Dorénavant on ne pouvait plus rien dissimuler au mari, et il fallait sortir au plus tôt, n'importe à quel prix, de cette situation odieuse et insoutenable. Le trouble d'Anna se communiquait à lui. Il la regarda de ses yeux humblement soumis, lui baisa la main, se leva, et se mit à marcher de long en large sur la terrasse, sans parler.

Quand enfin il se rapprocha d'elle, il lui dit d'un ton décidé :

« Ni vous, ni moi, n'avons considéré notre liai- son comme un bonheur passager ; maintenant notre sort est fixé. Il faut absolument mettre fin aux men- songes dans lesquels nous vivons ; et il regarda autour de lui.

Mettre fin ? Comment y mettre fin, Alexis ? » dit-elle doucement.

Elle s'était calmée et lui souriait tendrement. « Il faut quitter votre mari et unir nos existences.

Ne sont-elles pas déjà unies ? répondit-elle à demi voix.

Pas tout à fait, pas complètement.

Mais comment faire, Alexis ? enseigne-le-moi, dit-elle avec une triste ironie, en songeant à ce que sa situation avait d'inextricable. Ne suis-je pas la femme de mon mari ?

Quelque difficile que soit une situation, elle a toujours une issue quelconque ; il s'agit seulement

ANNA K.\RKNIXE. Z^l

de prendre un ]>arti... Tout vaut mieux que la vie que tu mènes. Crois-tu donc cjue je ne voie pas com- bien tout est tourment pour toi : ton mari, ton fils, le monde, tout !

Pas mon mari, dit-elle avec un sourire. Je ne le connais pas, je ne pense pas à lui. Je ne sais pas s'il existe.

Tu n'es pas sincère. Je te comiais : tu te tour- mentes aussi à cause de lui.

Mais il ne sait rien, dit-elle, et soudain son visage se couvrit d'une vive rougeur : le cou, le front, les joues, tout rougit, et lc»s larmes lui vinrent aux yeux. Ne parlons plus de lui ! »

CHAPITRE XXIII

Ce n'était pas la première fois que Wronsky cher- chait à lui faire comprendre et juger sa position, quoiqu'il ne l'eût encore jamais fait aussi fortement; et toujours il s'était heurté aux mêmes appréciations superficielles et presque futiles. Il lui semblait qu'elle était alors sous l'empire de sentiments qu'elle ne voulait, ou ne pouvait approfondir, et elle, la vraie Anna, disparaissait, pour faire place à un être étrange et indéchiffrable, qu'il ne pan'enait pas à com- prendre, qui lui devenait presque répulsif. Aujour- d'hui il voulut s'expliquer à fond.

« Qu'il le sache ou ne le sache pas, dit-il d'une voix calme mais ferme, peu importe. Nous ne pou-

3i8 ANNA KARÉNINE.

vons, vous ne pouvez rester dans cette situation, surtout à présent.

Que faudrait-il faire selon vous ? deman- da-t-elle avec la raêine ironie railleuse. Elle qui avait craint si vivement de lui voir accueillir sa confi- dence avec légèreté, était mécontente maintenant qu'il en déduisît la nécessité absolue d'une résolu- tion énergique.

Avouez tout, et quittez-le.

Supposons que je le fasse, savez- vous ce qu'il en résultera ? Je vais vous le dire : et un éclair méchant jaillit de ses yeux tout à l'heure si tendres. (( Ah vous en aimez un autre et avez une liaison cri- minelle ? dit-elle en imitant son mari et appuyant sur le mot criminelle comme lui. Je vous avais aver- tie des suites qu'elle aurait au point de vue de la re- ligion, de la société et de la famille. Vous ne m'avez pas écouté, maintenant je ne puis livrer à la honte mon nom, et... » elle allait dire mon fils, mais s'arrêta, car elle ne pouvait plaisanter de son fils. En un mot, il me dira nettement, clairement, sur le ton dont il discute les affaires d'État, qu'il ne peut me rendre la liberté, mais qu'il prendra des mesures pour éviter le scandale. C'est ce qui se passera, car ce n'est pas un homme, c'est une machine et, quand il se fâche, une très méchante ma- chine. »

Et elle se rappela les moindres détails du langage et de la physionomie de son mari, prête à lui repro- cher intérieurement tout ce qu'elle pouvait trouver

ANNA KART^XINTÎ. 31O

en lui de mal, avec d'autant moins d'indulgence qu'elle se sentait plus coupable.

0 Mais Anna, dit Wronsky avec douceur, dans l'espoir de la convaincre et de la calmer, il faut d'abord tout avouer, et ensuite nous agirons selon ce qu'il fera.

Alors il faudra s'enfuir ?

Pourquoi pas ? Je ne vois pas la possibilité de continuer à vivre ainsi ; il n'est pas question de moi, mais de vous qui souffrez.

S'enfuir î et devenir ostensiblement votre maî- tresse ! dit-elle méchamment.

Anna ! s'écria-t-il peiné.

Oui, votre maîtresse et perdre tout... » Elle voulut encore dire mon fils, mais ne put prononcer ce mot.

Wronsky était incapable de comprendre que cette forte et loyale nature acceptât la situation fausse elle se trouvait, sans chercher à en sortir ; il ne se doutait pas que l'obstacle était le mot « fils » qu'elle ne pouvait se résoudre à articuler.

Quand Aima se représentait la vie de cet enfant avec le père qu'elle aurait quitté, l'horreur de sa faute lui paraissait telle, qu'en véritable femme elle n'était plus en état de raisormer, et ne cherchait qu'à se rassurer et à se persuader que tout pour- rait encore demeurer comme par le passé; il fallait à tout prix s'étourdir, oublier cette affreuse pensée : « que deviendra l'enfant ? »

« Je t'en supplie, je t'en supplie, dit-elle tout à

320 ANNA KARÉNINE.

coup sur un ton tout différent de tendresse et de sin- cérité, ne me parle plus jamais de cela.

Mais, Anna !

Jamais, jamais. Laisse-moi rester juge de la situation. J'en comprends la bassesse et l'horreur, mais il n'est pas aussi facile que tu le crois d'y rien changer. Aie confiance en moi, et ne me dis plus ja- mais rien de cela. Tu me le promets ?

Je promets tout ; comment veux-tu cepen- dant que je sois tranquille, après ce que tu viens de me confier ? Puis- je rester calme quand tu l'es si peu ?

Moi ! répéta-t-elle. Il est vrai que je me tour- mente, mais cela passera si tu ne me parles plus de rien.

Je ne comprends pas...

Je sais, interrompit-elle, combien ta nature loyale souffre de mentir ; tu me fais pitié, et bien souvent je me dis que tu as sacrifié ta vie pour moi.

C'est précisément ce que je me disais de toi ! je me demandais tout à l'heure comment tu avais pu t'immoler pour moi ! Je ne me pardonne pas de t'a- voir rendue malheureuse !

Moi, malheureuse ! dit-elle en se rapprochant de lui et le regardant avec un. sourire plein d'amour. Moi ! mais je suis semblable à un être mourant de faim auquel on aurait donné à manger ! Il oublie qu'il a froid et qu'il est couvert de guenilles, il n'est pas malheureux. Moi malheureuse ! Non, voilà mon bonheur... »

ANNA KARÉNINE. 321

La voix du petit Serge qui rentrait se fit entendre. Anna jeta un coup d'oeil autour d'elle, se leva vive- ment, et porta rapidement ses belles mains chargées de l)agues vers Wronsky qu'elle prit par la tête ; elle le regarda longuement, approcha son visage du sien, l'embrassa sur les lèvres et les yeux, puis elle voulut le repousser et le quitter, mais il l'arrêta.

« Quand ? murmura-t-il en la regardant avec transport.

Aujourd'hui à une heure », répondit-elle à voix basse en soupirant, et elle courut au-devant de son iils. Serge avait été surpris par la pluie au parc, et s'était réfugié dans un pavillon avec sa bonne.

« Eh bien, au revoir, dit-elle à Wronsky, il faut maintenant que je m'apprête pour les courses ; Betsy m' a promis de venir me chercher. » Wrons- ky regarda sa montre, et partit précipitamment.

CHAPITRE XXIV

Wronsky était si ému et si préoccupé qu'ayant regardé l'aiguille et le cadran il n'avait pas vu l'heure.

Tout pénétré de la pensée d'Anna, il regagna sa calèche sur la route, marchant avec précaution le long du chemin boueux. Sa mémoire n'était plus qu'instinctive, et lui rappelait seulement ce qu'il avait résolu de faire, sans que la réflexion intervînt. Il s'approcha de son cocher endormi sur son siège,

322 ANNA KARÉNINE.

le réveilla machinalement, observa les nuées de mou- cherons qui s'élevaient au-dessus de ses chevaux en sueur, sauta dans sa calèche et se fit conduire chez Bransky ; il avait déjà fait six à sept verstes lors- que la présence d'esprit lui revint ; il comprit alors qu'il était en retard, et regarda de nouveau sa mon- tre. Elle marquait cinq heures et demie.

Il devait y avoir plusieurs courses ce jour-là. D'abord les chevaux de trait, puis ime course d'offi- ciers de deux verstes, une seconde de quatre ; celle il devait courir était la dernière. A la rigueur, il pouvait arriver à temps en sacrifiant Bransky, sinon il risquait de ne se trouver sur le terrain que lorsque la cour serait arrivée, et ce n'était pas convenable. Malheureusement Bransky avait sa parole ; il con- tinua donc la route en recommandant au cocher de ne pas ménager ses chevaux. Cinq minutes chez Bronsky, et il repartit au galop ; ce mouvement ra- pide lui fit du bien. Peu à peu il oubliait ses soucis pour ne sentir que l'émotion de la course et le plai- sir de ne pas la manquer ; il dépassait toutes les voitures venant de Pétersbourg ou des environs.

Personne chez lui que son domestique le guettant sur le seuil de la porte ; tout le monde était déjà parti.

Pendant qu'il changeait de vêtements, son domes- tique eut le temps de lui raconter que la seconde course était commencée, et que plusieurs personnes s'étaient informées de Im.

Wronsky s'habilla sans se presser, car il savait

AKNA KARKNINE. 323

garder son calnic, et se fit conduire en voiture aux écuries. On voyait de un océan d'équipages de toutes sortes, des piétons, des soldats, et toutes les tribunes chargées de spectateur . La seconde course devait en effet avoir lieu, car il entendit un coup de cloche. Il avait rencontré près de l'écurie l'alezan de Mahotine, Gladiator, qu'on menait cou- vert d'une housse orange et bleue avec d'énormes oreillères.

a est Cord ? demanda- t-il au palefrenier.

A récurie, on selle. »

Frou-frou était toute sellée dans sa stalle ouverte, et on allait la faire sortir, a Je ne suis pas en retard ?

AU right, ail rigfU, dit l'Anglais, ne vous in- quiétez de rien. »

Wronsky jeta un dernier regard sur les belles fonnes de sa jument, et la quitta à regret ; elle tremblait de tous ses membres. Le moment était propice pour s'approcher des tribunes sans être re- marqué ; la course de deux vers tes s'achevait, et tous les yeux étaient fixés sur un chevalier-garde et un hussard derrière lui, fouettant désespérément leurs chevaux en approchant du but. On affluait vers ce point de tous côtés, et un groupe de soldats et d'officiers de la garde saluaient avec des cris de joie le triomphe de leur officier et de leur camarade.

Wronsky se mêla à la foule au moment la cloche annonçait la fin de la course, tandis que le vainqueur couvert de boue, s'affaissait sur sa selle et laissait

324 ANNA KARENINE.

tomber la bride de son étalon gris pommelé, essouf- flé et trempé de sueur.

L'étalon, raidissant péniblement les jarrets, arrêta avec difficulté sa course rapide ; l'officier, comme au sortir d'un rêve, regardait autour de lui et souriait avec effort. Une foule d'amis et de curieux l'entoura.

C'était à dessein que Wronsky évitait le monde élégant qui circulait tranquillement en causant, autour de la galerie ; il avait déjà aperçu Anna, Betsy et la femme de son frère, et ne voulait pas s'approcher d'elles, pour éviter toute distraction. Mais à chaque pas il rencontrait des connaissances qui l'arrêtaient au passage et lui racontaient quel- ques détails de la dernière course, ou lui deman- daient la cause de son retard.

Pendant qu'on distribuait les prix dans le pavil- lon, et que chacun se dirigeait de ce côté, Wronsky vit approcher son frère Alexandre ; comme Alexis, c'était un homme de taille moyenne et un peu tra- pu ; mais il était plus beau, quoiqu'il eût le visage très coloré et un nez de buveur ; il portait l'uni- forme de colonel avec des aiguillettes.

« As-tu reçu ma lettre ? dit-il à son frère, on. ne te trouve jamais. »

Alexandre Wronsky, malgré sa vie débauchée et son penchant à l'ivrognerie, fréquentait exclusive- ment le monde de la cour. Tandis qu'il causait avec son frère d'un sujet pénible, il savait garder la physionomie souriante d'un hom.me qui plaisanterait

ANNA KARÊXINTÎ. 325

d'une façon inofTensive, et cela à cause des yeux

qu'il sentait bracjués sur eux.

« Je l'ai reçue ; je ne comprends pas de quoi iu t'inquiètes.

Je m'inquiète de ce qu'on m'a fait remarquer tout à l'heure ton absence, et ta présence à Péter- hof lundi.

Il y a des choses qui ne peuvent être jugées que par ceux qu'elles intéressent directement, et l'affaire dont tu te préoccupes est telle...

Oui, mais alors on ne reste pas au service, on ne...

Ne t'en mêle pas, c'est tout ce que je de- mande. » Alexis W^onsky pâlit, et son visage mé- content eut un tressaillement ; il se mettait rare- ment en colère, mais quand cela arrivait, son men- ton se prenait à trembler, et il devenait dangereux. Alexandre le savait et sourit gaiement

« Je n'ai voulu que te remettre la lettre de notre mère ; réponds-lui et ne te fais pas de mauvais sang avant la course.

Bonne chance », ajouta-t-il en français, en s'éloignant.

Dès qu'il l'eut quitté, Wronsky fut accosté par un autre.

« Tu ne reconnais donc plus tes amis ? Bonjour, mon cher ! » C'était Stépane Arcadiévitch, le visage animé, les favoris bien peignés et pommadés, aussi brillant dans le monde élégant de Péters bourg qu'à Moscou.

326 ANNA KARÉNINE.

(t Je suis arrivé d'hier et me voilà Taxi d'as- sister à ton triomphe. Quand nous revenons- nous ?

Encore demain au mess », dit Wronsky, et, s'excusant de le quitter, il lui serra la main et se diri- gea vers l'endroit les chevaux avaient été ame- nés pour la course d'obstacles.

Les palefreniers emmenaient les chevaux épuisés par la dernière course, et ceux de la course suivante apparaissaient les uns après les autres. C'étaient pour la plupart des chevaux anglais, bien sanglés et encapuchonnés, on aurait dit d'énormes oiseaux.

Frou-frou, belle dans sa maigreur, approchait, posant im. pied après l'autre d'im pas élastique et rebondissant ; non loin de là, on ôtait à Gladia- tor sa couverture ; les formes superbes, régulières et robustes de l'étalon, avec sa croupe splendide et ses pieds admirablement taillés, attirèrent l'atten- tion de Wronsky.

Il voulut se rapprocher de Frou-frou, mais quel- qu'un l'arrêta encore au passage.

« Voilà Karénine, il cherche sa femme qui est dans le pavillon, l'avez- vous vue ?

Non », répondit Wronsky, sans tourner la tête du côté on lui indiquait Mme Karénine, et il rejoignit son cheval.

A peine eut-il le temps d'examiner quelijue chose qu'il fallait rectifier à la selle, qu'on appela ceux qui devaient courir pour leur distribuer leurs numéros d'ordre. Ils approchèrent tous, sérieux, presque

ANNA KARKNINE. 327

solennels, et plusieurs d'entre eux fort pâles : ils étaient dix-sept. Wronsky eut le u^ 7.

« En selle î » cria-t-on.

Wronsky s'approcha de son cheval ; il se sentait, comme ses camarades, le point de mire de tous les regards, et, conune toujours, le malaise qu'il en éprouvait rendait ses mouvements plus lents.

Cord avait mis son costume de parade en l'hon- neur des courses ; il portait une redingote noire boutonnée jusqu'au cou ; un col de chemise forte- ment empesé faisait ressortir ses joues. il avait des bottes à l'écuyère et un chapeau rond. Calme et important, selon son habitude, il était debout à la tête du chev^al et tenait lui-même la bride. Frou- frou tremblait et semblait prise d'un accès de fièvre; ses yeux pleins de feu regardaient Wronsky de côté. Celui-ci passa le doigt sous la sangle de la selle, la jument recula et dressa les oreilles, et l'Anglais grimaça un sourire à l'idée qu'on pût douter de la façon dont il sellait un cheval.

« Montez, vous serez moins agité », dit-il.

Wronsky jeta un dernier coup d'oeil sur ses con- currents : il savait qu'il ne les verrait plus pendant la course. Deux d'entre eux se dirigeaient déjà vers le point de départ. Goltzen, un ami et un des plus forts coureurs, tournait autour de son étalon bai sans pouvoir le monter. Un petit hussard de la garde, en pantalon de cavalerie, courbé en deux sur son cheval pour im.iter les Anglais, faisait un temps de galop. Le prince Kouzlof, blanc comme un linge,

328 ANNA KARENINE.

montait une jument pur sang qu'un Anglais me- nait par la bride. Wronsky connaissait comme tous ses camarades T amour-propre féroce de Kouzlof, joint à la faiblesse de ses nerfs. Chacun savait qu'il avait peur de tout, mais à cause de cette peur, et parce qu'il risquait de se rompre le cou, et qu'il y avait près de chaque obstacle un chirurgien avec des infirmiers et des brancards, il avait résolu de courir.

Wronsky lui sourit d'un air approbateur ; mais le rival redoutable entre tous, Mahotine sur Gladiator, n'était pas là.

« Ne vous pressez pas, disait Cord à Wronsky, et n'oubliez pas une chose importante : devant un obs- tacle, il ne faut ni retenir ni lancer son cheval, il faut le laisser faire.

Bien, bien, répondit Wronsky en prenant les brides,

Menez la course si cela se peut, sinon ne per- dez pas courage, quand bien même vous seriez le dernier. »

Sans laisser à sa monture le temps de faire le moin- dre mouvement, Wronsky s'élança vivement sur l'étrier, se mit légèrement en selle, égalisa les doubles rênes entre ses doigts, et Cord lâcha le cheval. Frou- frou allongea le cou en tirant sur la bride ; elle sem- blait se demander de quel pied il fallait partir, et balançait son cavalier sur son dos flexible en avan- çant d'vm pas élastique. Cord suivait à grandes en- jambées. I^a jument, agitée, cherchait à tromper son

ANNA KARÉNINE. 329

cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt à gauche ; Wronsk>^ la rassurait inutilement de la voix et du geste.

On approchait de la rivière, du côté se trou- vait le point de départ ; Wronsky, précédé des uns, suivi des autres, entendit derrière lui, sur la boue du chemin, le galop d'un cheval. C'était Gladiator monté par Mahotine ; celui-ci sourit en passant, montrant ses longues dents. \Vronsk>' ne répondit que par un regard irrité. Il n'aimait pas Mahotine, et cette façon de galoper près de lui et d'échauffer son cheval lui déplut ; il sentait d'ailleurs en lui son plus rude adversaire.

Frou-frou partit au galop du pied gauche, fit deux bonds, et, fâchée de se sentir retenue par le bridon, changea d'allure et prit un trot qui secoua fortement son cavalier. Cord, mécontent, courait presque aussi vite qu'elle à côté de Wronsky.

CHAPITRE XXV

Le champ de courses, une ellipse de quatre verstes, s'étendait devant le pavillon principal et offrait neuf obstacles : la rivière, une grande barrière haute de deux archines, en face du pavillon, un fossé à sec, un autre rempH d'eau, un côté rapide, une banquette irlandaise (obstacle le plus difficile), c'est-à-dire un remblai couvert de fascines, derrière lequel un second fossé invisible obHgeait le

330 ANNA KARÉNINE.

cavalier à sauter deux obstacles à la fois, au risque de se tuer ; après la banquette, encore trois fos- sés, dont deux pleins d'eau, et enfin le but, devant le pavillon. Ce n'était pas dans l'enceinte même du cercle que commençait la course, mais à une cen- taine de sagènes en dehors, et sur cet espace se trou- vait le premier obstacle, la rivière, qu'on pouvait à volonté sauter ou passer à gué.

Les cavaliers se rangèrent pour le signal, mais trois fois de suite il y eut faux départ; il fallut recom- mencer. Le colonel qui dirigeait la course commençait à s'impatienter, lorsque enfin au quatrième com- mandement les cavaliers partirent.

Tous les yeux, toutes les lorgnettes étaient diri- gés vers les coureurs.

« Ils sont partis ! les voilà ! » cria-t-on de tous côtés.

Et pour mieux les voir, les spectateurs se préci- pitèrent isolément ou par groupes vers l'endroit d'où on pouvait les apercevoir. Les cavaliers se disper- sèrent d'abord un peu ; de loin, ils semblaient courir ensemble, mais les fractions de distance qui les sé- paraient avaient leur importance.

Frou-frou, agitée et trop nerveuse, perdit du ter- rain au début, mais Wronsky, tout en la retenant, prit facilement le devant sur deux ou trois chevaux, et ne fut bientôt plus précédée que par Gladiator, qui la dépassait de toute sa longueur, et par la jolie Diane en tête de tous, portant le malheureux Kouzlof, à moitié mort d'émotion.

ANNA KARlvNINE. 331

Pendant ces premières minutes, Wronsky ne fut pas plus maître de lui-même que de sa monture.

Gladiator et Diane se rapprochèrent et franchirent la rivière prescjue d'un même bond ; Frou-frou s'é- lança légèrement derrière eux comme portée par des ailes : au moment Wronsky se sentait dans les airs, il aperçut sous les pieds de son cheval Kouzlof se débattant avec Diane de l'autre côté de la rivière (il avait lâché les rênes après avoir sauté, et son cheval s'était abattu sous lui) ; Wronsky n'apprit ces détails que plus tard, il ne vit qu'une chose alors, c'est que Frou-frou reprendrait pied sur le corps de Diane. Mais Frou-frou, semblable à un chat qui tombe, fit un effort du dos et des jambes tout en sautant, et retomba à terre par-dessus le cheval abattu.

« Oh ma belle ! » pensa Wronsky.

Après la rivière, il reprit pleine possession de son cheval, et le retint même un peu, avec l'intention de sauter la grande barière derrière Mahotine, qu'il ne comptait distancer que sur l'espace d'environ deux cents sagènes libre d'obstacles.

Cette grande barrière s'élevait juste en face du pavillon impérial ; l'empereur lui-même, la cour, une foule immense les regardait approcher.

Wronsky sentait tous ces yeux braqués sur lui, mais il ne voyait que les oreilles de son cheval, la terre disparaissant devant lui, la croupe de Gladia- tor et ses pieds blancs battant le sol en cadence, et conser\'ant toujours la même distance en avant de

332 ANNA KARÉNINE.

Frou-frou. Gladiator s'élança à la barrière, agita sa queue écourtée et disparut aux yeux de Wrousky sans avoir heurté l'obstacle.

« Bravo ! » cria une voix.

Au même moment, les planches de la barrière passèrent comme i^n éclair devant Wronsky, son cheval sauta sans changer d'allure, mais il entendit derrière lui un craquement : Frou-frou, animée par la vue de Gladiator, avait sauté trop tôt et frappé la barrière de ses fers de derrière ; son allure ne varia cependant pas, et Wronsky, la figure écla- boussée de boue, comprit que la distance n'avait pas diminué, en apercevant devant lui la croupe de Gladiator, sa queue coupée et ses rapides pieds blancs.

Frou-frou sembla faire la même réflexion que son maître, car, sans y être excitée, elle augmenta sensi- blement de vitesse et se rapprocha de Mahotine en obliquant vers la corde, que Mahotine conservait cependant. Wronsky Se demandait si l'on ne pourrait pas le dépasser de l'autre côté de la piste, lorsque Frou-frou, changeant de pied, prit elle-même cette direction. Son épaule, brunie par la sueur, se rappro- cha de la croupe de Gladiator. Pendant quelques secondes ils coururent tout près l'un de l'autre ; mais, pour se rapprocher de la corde, Wronsky excita son cheval, et vivement, sur la descente, dépassa Mahotine, dont il entrevit le visage couvert de boue ; il lui sembla que celui-ci souriait. Quoique dépassé, il était là, tout près, et Wronsky entendait

ANNA KARÉNINE. 333

toujours le mênie galop régulier et la respiration précipitée mais nullement fatiguée de l'étalon.

Ives deux obstacles suivants, le fossé et la barrière, furent aisément franchis, mais le galop et le souffle de Gladiator se rapprochaient ; Wronsky força le train de Frou-frou et sentit avec joie qu'elle augmen- tait facilement sa \'itesse ; le son des sabots de Gla- diator s'éloignait.

C'était lui maintenant qui menait la course comme il l'avait souhaité, comme le lui avait recoimnandé Cord ; il était sûr du succès. Son émotion, sa joie et sa tendresse pour Frou-frou allaient toujours crois- sant. Il aurait voulu se retourner, mais n'osait regar- der derrière lui, et cherchait à se calmer et à ne pas sunnener sa monture. Va seul obstacle sérieux, la banquette irlandaise, lui restait à franchir ; si, l'ayant dépassé, il était toujours en tête, son triom- phe devenait infaillible. Lui et Frou-frou aper- çurent la banquette de loin, et tous deux, le cheval et le cavalier, éprouvèrent un moment d'hésitation. Wronsky remarqua cette hésitation aux oreilles de la jument, et levait déjà la cravache, lorsqu'il comprit à temps qu'elle savait ce qu'elle devait faire. La jolie bête prit son élan, et, comme il le prévoyait, s'abandonna à la vitesse acquise qui la transporta bien au-delà du fossé ; puis elle reprit sa course en mesure et sans effort, sans avoir changé de pied.

« Bravo, Wronsk>' î crièrent des voix. Il savait que ses camarades et ses amis se tenaient près de

334 ANNA KARENINE.

l'obstacle, et distingua la voix de Yashvine, mais sans le voir.

« Oh ma charmante ! pensait-il de Frou-frou, tout en écoutant ce qui se passait derrière lui... Il a sauté », se dit-il en entendant approcher le galop de Gladiator.

Un dernier fossé, large de deux archines, restait encore ; c'est à peine si Wronsky y faisait attention, mais, voulant arriver premier, bien avant les autres, il se mit à rouler son cheval. La jument s'épuisait ; son cou et ses épaules étaient mouillés, la sueur per- lait sur son garrot, sa tête et ses oreilles ; sa respira- tion devenait courte et haletante. Il savait cepen- dant qu'elle serait de force à fournir les deux cents sagènes qui le séparaient du but, et ne remarquait l'accélération de la vitesse que parce qu'il touchait presque terre. Le fossé fut franchi sans qu'il s'en aperçût. Frou-frou s'envola comme un oiseau plutôt qu'elle ne sauta ; mais en ce moment Wronsky sentit avec horreur qu'au lieu de suivre l'allure du cheval, le poids de son corps avait porté à faux en retombant en selle, par un mouvement aussi inex- plicable qu'impardonnable. Comment cela s'était-il fait ? il ne pouvait s'en rendre compte, mais il comprit qu'une chose terrible lui arrivait : l'alezan de Mahotine passa devant lui comme un éclair.

Wronsky touchait la terre d'un pied : la jument s'affaissa sur ce pied, et il eut à peine le temps de se dégager qu'elle tomba complètement, soufflant péniblement et faisant, de son cou délicat et cou-

ANNA KARÎvNTNB. 335

vert de sueur, d'inutiles efforts, pour se relever ; elle gisait à terre et se débattait connue un oiseau bles- sé : par le mouvement qu'il avait fait en selle, Wrons- ky lui avait brisé les reins ; mais il ne comprit sa faute que plus tard. Il ne voyait qu'une chose en ce mo- ment : c'est que Gladiator s'éloignait rapidement, et que lui il était là, seul, sur la terre détrempée, devant Frou-frou abattue, qui tendait vers lui sa tête et le regardait de ses beaux yeux. Toujours sans comprendre, il tira sur la bride. La pauvre bête s'agita comme un poisson pris au filet, et chercha à se redresser sur ses jambes de devant ; mais, impuis- sante à relever celles de derrière, elle retomba trem- blante sur le côté. Wronsky pâle et défiguré par la colère, lui donna un coup de talon dans le ventre pour la forcer à se relever ; elle ne bougea pas, et jeta à son maître un de ses regards parlants, en en- fonçant son museau dans le sol.

a Mon Dieu, qu'ai-je fait ? hurla presque Wronsky en se prenant la tête à deux mains. Qu'ai-je fait ? »

Et la pensée de la course perdue, de sa faute hu- miliante et impardonnable, de la malheureuse bête brisée, tout l'accabla à la fois. « Qu'ai-je fait ? »

On accourait vers lui, le chirurgien et son aide, ses camarades, tout le monde. A son grand chagrin, il se sentait sain et sauf.

Le cheval avait l'épine dorsale rompue ; il fallut l'abattre. Incapable de proférer uine seule parole, \\'ronsk>^ ne put répondre à aucune des questions qu'on lui adressa ; il quitta le champ de courses, sans

336 ANNA KARÉNINE.

relever sa casquette tombée, marchant au hasard sans savoir il allait ; il était désespéré ! Pour la première fois de sa vie, il était victime d'un malheur auquel il ne pouvait porter remède, et dont il se re- connaissait seul coupable !

Yashvine courut après lui avec sa casquette, et le ramena à son logis ; au bout d'une demi-heure, il se calma et reprit possession de lui-même ; mais cette course fut pendant longtemps un des souve- nirs les plus pénibles, les plus cruels de son existence.

CHAPITRE XXVI

Les relations d'Alexis Alexandrovitch et de sa femme ne semblaient pas changées extérieurement ; tout au plus pouvait- on remarquer que Karénine était plus surchargé de besogne que jamais.

Dès le printemps, il partit selon son habitude pour l'étranger, afin de se remettre des fatigues de l'hiver en faisant une cure d'eaux.

Il revint en juillet et reprit ses fonctions avec une nouvelle énergie. Sa femme s'était installée à la cam- pagne aux environs de Pétersbourg, comme d'ordi- naire ; lui restait en ville.

Depuis leur conversation, après la soirée de la princesse Tverskoï, il n'avait plus été question entre eux de soupçons ni de jalousie ; mais le ton de per- siflage habituel à Alexis Alexandrovitch lui fut très commode dans ses rapports actuels avec sa femme ;

ANNA KARÉNINE. 337

sa froideur avait augmenté, quoiqu'il ne semblât consen'er de cette conversation qu'une certaine contrariété ; encore n'était-ce guère qu'une nuance, rien de plus.

« Tu n'as pas voulu t'expliquer avec moi, sem- blait-il dire, tant pis pour toi, c'est à toi maintenant de venir à moi, et à mon tour de ne pas vouloir m'cx- pliquer. » Et il s'adressait à sa femme par la pensée, comme un homme furieux de n'avoir pu éteindre un incendie qui dirait au feu : a Brûle, va, tant pis pour toi ! »

Lui, cet homme si fin et si sensé quand il s'agissait de son service, ne comprenai tpas ce que cette conduite avait d'absurde, et s'il ne comprenait pas, c'est que la situation lui semblait trop terrible pour oser la mesu- rer. Il préféra enfouir son affection pour sa femme et son fils dans son âme, comme en un coffre scellé et verrouillé, et prit même envers l'enfant une attitude singulièrement froide, ne l'interpellant que du nom de a jeune homme », de ce ton ironique qu'il pre- nait avec Anna.

Alexis Alexandrovitch prétendait n'avoir jamais* eu d'affaires aussi importantes que cette année-là ; mais il n'avouait pas qu'il les créait à plaisir, afin de n'avoir pas à ouvrir ce coffre secret qui contenait des sentiments d'autant plus troublants qu'il les gar- dait plus longtemps enfermés.

Si quelqu'un s'était arrogé le droit de lui demander ce qu'il pensait de la conduite de sa femme, cet homme calme et pacifique se serait mis en colère

338 ANNA KARÉNINE.

au lieu de répondre. Aussi sa physionomie prenait- elle un air digne et sévère toutes les fois qu'on lui demandait des nouvelles d'Anna. Et à force de vou- loir ne rien penser de la conduite de sa femme, Alexis Alexandrovitch n'y pensait pas.

L'habitation d'été des Karénine était à Péterhof, et la comtesse Lydie Ivanovna, qui y demeurait habituellement, y entretenait de fréquentes rela- tions de bon voisinage avec Anna. Cette année, la comtesse n'avait pas voulu habiter Péterhof, et, en causant un jour avec Karénine, fit quelques allu- sions aux inconvénients de l'intimité d'Anna avec Betsy et Wronsky. Alexis Alexandrovitch l'arrêta sévèrement et déclarant que, pour lui, sa femme était au-dessus de tout soupçon ; depuis lors il avait évité la comtesse. Décidé à ne rien remarquer, il ne s'apercevait pas que bien des personnes commen- çaient à battre froid à sa femme, et n'avait pas cherché à comprendre pourquoi celle-ci avait insisté pour s'installer à Tsarskoé, demeurait Betsy, non loin du camp de Wronsky. Il ne se permettait pas de réfléchir, et ne réflé- chissait pas ; mais malgré tout, sans s'expliquer avec lui-même, sans avoir aucune preuve à l'appui, il se sentait trompé, n'en doutait pas, et en souffrait profondément.

Combien de fois ne lui était-il pas arrivé, pendant ses huit années de bonheur conjugal, de se deman- der, en voyant des ménages désunis : « Comment en arrive-t-on ? Comment ne sort-on pas à tout prix

ANNA KARf^NTNE. 339

d'une situation aussi absurde Et maintenant que le malheur était à sa propre porte, non seulement il ne songeait pas à se dégager de cette situation, mais il ne voulait pas l'admettre, et cela parce qu'il s'é- pouvantait de ce qu'elle lui offrait de terrible, de contre nature.

Depuis son retour de l'étranger, Alexis Alexan- droxntch était allé deux fois retrouver sa femme à la campagne ; une fois pour dîner, l'autre pour y pas- ser la soirée avec du monde, sans coucher, comme il l3 faisait les années précédentes.

Le jour des courses avait été pour lui un jour très rempli ; cependant, en faisant le programme de sa journée le matin, il s'était décidé à aller à Péterhof après avoir dîné de bonne heure, et de aux cour- ses, où devait se trouver la cour, et il était con- venable de se montrer. Par convenance aussi, il avait résolu d'aller chaque semaine chez sa femme ; c'était d'ailleurs le quinze du mois, et il était de règle de lui remettre à cette date l'argent nécessaire à la dépense de la maison.

Tout cela avait été décidé avec la force de vo- lonté qu'il possédait, et sans qu'il permît à sa pensée d'aller au delà.

Sa matinée s'était trouvée très affairée ; la veille, il avait reçu une brochure d'un voyageur célèbre par ses voyages en Chine, accompagné d'un mot de la comtesse Lydie, le priant de recevoir ce voyageur qui lui semblait, pour plusieurs raisons, être un homme utile et intéressant

12

340 ANNA KARENINE.

Alexis Alexandrovitch, n'ayant pu terminer la lecture de cette brochure le soir, l'acheva le matin. Puis vinrent les sollicitations, les rapports, les récep- tions, les nominations, les révocations, les distribu- tions de récompenses, les pensions, les appointe- ments, les correspondances, tout ce « travail des jours ouvrables », comme disait Alexis Alexandro- vitch, qui prenait tant de temps.

Venait ensuite son travail personnel, la visite du médecin et celle de son régisseur. Ce dernier ne le re- tint pas longtemps ; il ne fit que lui remettre de l'ar- gent et un rapport très concis sur l'état de ses affai- res, qui, cette année, n'était pas très brillantes ; les dépenses avaient été trop fortes et amenaient un déficit.

Le docteur, un médecin célèbre, et en rapport d'a- mitié avec Karénine, lui prit, en revanche, un temps considérable. Il était venu sans être appelé, Alexis Alexandrovitch fut étonné de sa visite et de l'atten- tion scrupuleuse avec laquelle il l'ausculta et l'inter- rogea ; il ignorait que, frappée de son é tat peu nor- mal, son amie la comtesse Lydie avait prié le doc- teur de le voir et de le bien examiner.

« Faites-le pour moi, avait dit la comtesse.

Je le ferai pour la Russie, comtesse, répondit le docteur.

Excellent homme ! » s'écria la comtesse.

Le docteur fut très mécontent de son examen. Le foie était congestionné, l'alimentation mauvaise, le résultat des eaux nul. Il ordonna plus d'exercice

ANNA KARKNINE. 341

physique, moins de tension d'esprit, et surtout aucune préoccupation morale ; c'était aussi facile que de ne pas respirer.

Le médecin partit en laissant Alexis Alexandro- vitch sous l'impression désagréable qu'il avait un principe de maladie auquel on ne pouvait porter remède.

En quittant son malade, le docteur rencontra sur le perron le chef de cabinet d'Alexis Alexandrovitch nomjné Studine, un camarade d'Université ; ces messieurs se rencontraient rarement, mais n'en res- taient pas moins bons amis ; aussi le docteur n'au- rait-il pas parlé à d'autres avec la même franchise qu'à Studine.

« Je suis bien aise que vous l'ayez vu, dit celui-ci : cela ne va pas, il me semble ; qu'en dites- vous ?

Ce que j'en dis, répondit le docteur, en faisant par-dessus la tête de Studine signe à son cocher d'a- vancer. Voici ce que j'en dis » ; et il retira de ses mains blanches un doigt de son gant glacé : « Si vous essayez de rompre une corde qui ne soit pas trop tendue, vous réussirez difficilement : mais si vous la tendez à l'extrême, vous la romprez en la touchant du doigt. C'est ce qui lui arrive avec sa vie trop sé- dentaire et son travail trop consciencieux ; et il y a ime pression violente du dehors, conclut le docteur en levant les sourcils d'un air significatif.

Serez- vous aux courses ? ajouta-t-il en entrant dans sa calèche.

Oui, oui, certainement, cela prend trop de

342 ANNA KARÉNINE."

temps », répondit-il à quelques mots de Studine qui n'arrivèrent pas jusqu'à lui.

Aussitôt après le docteur, le célèbre voyageur ar- riva, et Alexis Alexandrovitch, aidé de la brochure qu'il avait lue la veille, et de quelques notions anté- rieures sur la question, étonna son visiteur par l'éten- due de ses connaissances et la largeur de ses vues. On annonça en même temps le maréchal du gouverne- ment, arrivé à Pétersbourg, avec lequel il dut cau- ser. Après le départ du maréchal, il fallut terminer la besogne quotidienne avec le chef de cabinet, puis faire une visite importante et sérieuse à un person- nage officiel. Alexis Alexandrovitch n'eut que le temps de rentrer pour dîner à cinq heures avec son chef de cabinet, qu'il invita à l'accompagner à la campagne et aux courses.

Sans qu'il s'en rendît compte, il cherchait tou- jours maintenant à ce qu'un tiers assistât à ses en- trevues avec sa femme.

CHAPITRE XXVII

Anna était dans sa chambre, debout devant son miroir, et attachait un dernier nœud à sa robe avec l'aide d'Aimouchka, lorsqu'un bruit de roues sur le gravier devant le perron se fit entendre.

« C'est un peu tôt pour Betsy », pensa-t-elle, et, regardant par la fenêtre, elle aperçut ime voiture.

AN'XA KARKXINE. 343

et dans la voiture le chapeau noir et les oreilles bien connues d'Alexis Alcxandrovitch.

« Voilà qui est fâcheux ! se pourrait-il qu'il vînt pour la nuit ? » pensa- t-elle, et les résultats que pouvait avoir cette visite l'épouvantèrent : sans se donner une minute de réflexion, et sous l'empire de cet esprit de mensonge qui lui devenait familier et qui la dominait, elle descendit, rayonnante de gaieté, pour recevoir son mari, et se mit à parler sans savoir ce qu'elle disait.

« Que c'est aimable à vous ! dit-elle en tendant la main à Karénine, tandis qu'elle souriait à Studine comme à un familier de la maison.

J'espère que tu restes ici cette nuit ? (le dé- mon du mensonge lui soufflait ces mots) ; nous irons ensemble aux courses, n'est-ce pas ? Quel dommage que je me sois engagée avec Betsy, qui doit venir me chercher ! »

Alexis Alcxandrovitch fit une légère grimace à ce nom.

« Oh ! je ne séparerai pas les inséparables, dit-il d'un ton railleur, nous irons à nous deux Michel Wassiliévitch, Le docteur m'a recommandé l'exer- cice ; je ferai ime partie de la route à pied, et me croirai encore aux eaux.

Mais rien ne presse, dit Anna ; voulez-vous du thé ? »

Elle sonna.

« Serviez le thé et prévenez -Serge (Qu'Alexis Alexandrovitch est arrivé.

344 ANNA KARÉNINE.

Et ta santé ?... Michel Wassiliévitch, vous n'êtes pas encore venu chez moi ; voyez donc comme j'ai bien arrangé mon balcon », dit-elle en s' adres- sant tantôt à son mari, tantôt à son visiteur.

Elle parlait simplement et naturellement, mais trop, et trop vite, ce qu'elle sentit en surprenant le regard curieux de Michel Wassiliévitch, qui l'obser- vait à la dérobée. Celui-ci s'éloigna du côté de la terrasse, et elle s'assit auprès de son mari.

« Tu n'as pas très bonne mine, dit-elle.

Oui, le docteur est venu ce matin et m'a pris une heure de mon temps ; je suis persuadé qu'il était envoyé par un de mes amis ; ma santé est si précieuse !

Que t'a-t-il dit ? »

Et elle le questionna sur sa santé et ses travaux, lui conseillant le repos, et l'engageant à venir s'ins- taller à la campagne. Tout cela était dit gaiement, avec vivacité et animation ; mais Alexis Alexan- drovitch n'attachait aucune importance spéciale à ce ton ; il n'entendait que les paroles, et les prenait dans leur sens littéral, répondant simplement, quoi- qu'un peu ironiquement. Cette conversation n'avait rien de particulier ; cependant Anna ne put se la rappeler plus tard sans une véritable souffrance.

Serge entra, accompagné de sa gouvernante ; si Alexis Alexandrovitch s'était permis d'observer, il aurait remarqué l'air craintif dont l'enfant regar- da ses parents, son père d'abord, puis sa mère ; mais il ne voulait rien voir et ne vit rien.

ANNA KARKXINE. 345

« Hé, bonjour, jeune homme î nous avons grandi, nous devenons tout à fait grand garçon. »

Ht il tendit la main à l'enfant troublé. vSergc avait toujours été timide avec son père, mais de])uis que celui-ci l'appelait « jeune homme », et depuis qu'il se creusait la tète ])our savoir si Wronsky était un ami ou un ennemi, il était devenu plus craintif en- core. Il se tourna vers sa mère comme pour chercher protection; il ne se sentait à l'aise qu'auprès d'elle. Pendant ce temps Alexis .\lexandrovitch prenait son fîls par l'épaule et interrogeait la gouvernante sur son compte. Aima vit le moment l'enfant, se sentant malheureux et gêné, allait fondre en lannes. Elle avait rougi en le voyant entrer, et, remarquant son embarras, elle se leva vivement, souleva la main d'Alexis Alexandrovitch pour dégager l'épaule de l'enfant, l'embrassa et l'enunena sur la terrasse. Puis elle vint rejoindre son mari.

« Il se fait tard, dit-elle en consultant sa montre. Pourquoi Betsy ne vient-elle pas ?

Oui, dit Alexis Alexandrovitch en faisant craquer les jointures de ses doigts et en se levant. Je suis aussi v^enu t'apporter de l'argent : tu dois en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les rossignols.

Non... oui... j'en ai besoin, dit Anna en rougis- sant jusqu'à la racine des cheveux sans le regarder ; mais tu reviendras après les courses ?

Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et voici la gloire de Péterhof, la princesse Tverskoî

346 ANNA KARENINE.

ajotua-t-il en apercevant par la fenêtre une calèche à l'anglaise qui approchait du perron ; quelle élé- gance ! c'est charmant ! Allons partons aussi. »

lya princesse ne quitta pas sa calèche ; son valet de pied en guêtres, livrée, et chapeau à l'anglaise, sauta du siège devant la maison .

« Je m'en vais, adieu ! dit Anna en embrassant son fils et en tendant la main à son mari. Tu es très aimable d'être venu. »

Alexis Alexandrovitch lui baisa la main.

« Au revoir, tu reviendras prendre le thé ; c'est parfait ! « dit-elle en s'éloignant d'un air rayon- nant et joyeux. Mais à peine fut-elle à l'abri des re- gards, qu'elle tressaillit avec répugnance en sentant sur sa main la trace de ce baiser.

CHAPITRE XXVIII

Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà placée à côté de Betsy dans le pa- villon principal, la haute société se trouvait réu- nie ; elle aperçut son mari de loin, et le suivit invo- lontairement des yeux dans la foule. Elle le vit s'avancer vers le pavillon, répondant avec une bien- veillance un peu hautaine aux saints qui cherchaient à attirer son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout

ANNA KARKNINE. 347

de ses oreilles. Anna connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également antipa- thiques.

(( Rien qu'ambition, que rage de succès : c'est tout ce que contient son âme, pensait-elle ; quant aux \'ues élevées, à l'amour de la civilisation, à la religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre son but : rien de plus. »

On voyait, d'après les regards que Karénine je- tait sur le pavillon, qu'il ne découvrait pas sa femme dans ces flots de mousseline, de rubans, de plumes, de fleurs et d'ombrelles. Anna comprit qu'il la cher- chait, mais eut l'air de ne pas s'en apercevoir.

« Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy, vous ne voyez donc pas votre femme ? la voici. »

Il sourit de son sourire glacial.

« Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis, répondit-il en approchant du pavillon.

Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui vient à peine de quitter sa femme, salua Betsy et ses autres connaissances, galant avec les femmes, poli avec les hommes.

Un général célèbre par son esprit et son savoir était là, près du pavillon ; Alexis Alexandrovitch, qui l'estimait beaucoup, l'aborda, et ils se mirent à causer.

C'était entre deux courses ; le général attaquait ce genre de divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait.

Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne

348 ANNA KARÉNINE.

perdait pas une seule des paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille.

Lorsque la course d'obstacles commença, elle se pencha en avant, ne quittant pas Wronsky des yeux; elle le vit s'approcher de son cheval, puis le monter ; la voix de son mari s'élevait toujours jusqu'à elle, et lui semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky mais souffrait plus encore de cette voix dont elle connaissait toutes les intonations.

« Je suis une mauvaise femme, une femme per- due, pensait-elle, mais je hais le mensonge, je ne le supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa nourriture. Il sait tout, il voit tout ; que peut-il éprouver, s'il est capable de parler avec cette tran- quillité ? J'aurais quelque respect pour lui s'il me tuait, s'il tuait Wronsky. Mais non, ce qu'il préfère à tout, c'est le mensonge, ce sont les convenances. »

Anna ne savait guère ce qu'elle aurait voulu trou- ver en son mari, et ne comprenait pas que la volu- bilité d'Alexis Alexandrovitch, qui l'irritait si vive- ment, n'était que l'expression de son agitation inté- rieure ; il lui fallait un mouvement intellectuel quelconque, comme il faut à un enfant qui vient de se cogner un mouvement physique pour étourdir son mal ; Karénine, lui aussi, avait besoin de s'étour- dir pour étouffer les idées qui l'oppressaient en pré- sence de sa femme et de Wronsky, dont le nom re- venait à chaque instant.

« Le danger, disait-il, est une condition indispen- sable pour les courses d'officiers ; si l'Angleterre

ANNA KARÉNINE. 349

peut montrer dans son histoire des faits d'amies glo- rieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au développement historique de la force dans ses hom- mes et ses chevaux. Le sport a, selon moi, un sens profond, et conune toujours nous n'en prenons que le côté superficiel.

Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse Tverskoï : on dit qu'un des officiers s'est enfoncé deux côtes. »

Alexis Alexandrovitch sourit froidement d'un sourire sans expression qui découvrait seulement ses dents.

a J'admets, princesse, que ce cas-là est interne et non superficiel, mais il ne s'agit pas de cela. » Et il se tourna vers le général, son interlocuteur sérieux :

« N'oubliez pas que ceux qui courent sont des militaires, que cette carrière est de leur choix, et que toute vocation a son revers de médaille : cela rentre dans les devoirs militaires ; si le sport, comme les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux espagnols sont des indices de barbarie, le sport spé- cialisé est au contraire un indice de développement.

Oh ! je n'y reviendrai plus, dit la princesse Betsy, cela m'émeut trop, n'est-ce pas, .\nna ?

Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre dame. Si j'avais été Rximaine, j'aurais assidûment fréquenté le cirque. »

Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lor- gnette braquée du même côté.

350 ANNA KARÉNINE.

En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon ; Alexis Alexandrovitch, in- terrompant brusquement son discours, se leva avec dignité et fit un profond salut :

« Vous ne courez pas ? lui dit en plaisantant le général.

Ma course est d'un genre plus difficile », répondit respectueusement Alexis Alexandrovitch, et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens, le militaire eut l'air de recueillir le mot profond d'un homme d'esprit, et de comprendre la pointe de la

sauce^.

« Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis Alexandrovitch : celui du spectateur aussi bien que celui de l'acteur, et je conviens que l'amour de ces spectacles est un signe certain d'infériorité dans un public... mais...

Princesse, un pari ! cria une voix, celle de Sté- pane Arcadiévitch s' adressant à Betsy. Pour qui tenez- vous ?

Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit Betsy.

Moi pour Wronsky..., une paire de gants.

C'est bon.

Comme c'est joli... n'est-ce pas ? »

Alexis Alexandrovitch s'était tu pendant qu'oa parlait autour de lui, mais il reprit aussitôt : « J'en conviens, les jeux virils... »

I. Les mots en italique sont en français dans le texte.

ANNA KARENINE. 35 1

En ce moment on entendit le signal du départ, et toutes les conversations s'arrêtèrent.

Alexis Alexandrovitch se tut aussi ; chacun se leva pour regarder du côté de la rivière ; comme les courses ne l'intéressaient pas, au lieu de suivre les cavaliers, il parcourut l'assemblée d'un œil dis- trait ; son regard s'arrêta sur sa femme.

Pâle et grave, rien n'existait pour Anna en dehors de ce qu'elle suivait des yeux ; sa main tenait con- \'ulsivement un éventail, elle ne respirait pas. Karé- nine se détourna pour examiner d'autres visages de femmes.

« Voilà ime autre dame très émue, et encore une autre qui Test tout autant, c'est fort naturel », se dit Alexis Alexandrovitch ; malgré lui, son regard était attiré par ce visage il lisait trop clairement et avec horreur tout ce qu'il voulait ignorer.

A la première chute, celle de Kouzlof, l'émotion fut générale, mais à l'expression triomphante du visage d'Anna il vit bien que celui qu'elle regardait n'était pas tombé.

Lorsqu'un second ofhcier tomba sur la tête, après que Mahotine et Wronsky eurent sauté la grande barrière, et qu'on le crut tué, un murmure d'effroï passa dans l'assistance ; mais Alexis Alexandro- vitch s'aperçut qu'Anna n'avait rien remarqué, et qu'elle avait peine à comprendre l'émotion géné- rale. Il la regardait avec une insistance croissante.

Quelque absorbée qu'elle fût, Anna sentit le regard froid de son mari peser sur elle, et elle se

352 ANNA KARÉNINE.

retourna vers lui un moment d'un air interrogateur, avec un léger froncement de sourcils.

« Tout m'est égal », semblait-elle dire ; et elle ne quitta plus sa lorgnette.

La course fut malheureuse : sur dix-sept cavaliers, il en tomba plus de la moitié. Vers la fin, l'émotion devint d'autant plus vive que l'empereur témoigna son mécontentement.

CHAPITRE XXIX

Au reste, l'impression était unanimement péni- ble et Ton se répétait la phrase de l'un des specta- teurs : (( Après cela il ne reste plus que les arènes avec des lions ». La terreur causée par la chute de Wronsky fut générale, et le cri d'horreur poussé par Anna n'étonna personne. Malheureusement sa physionomie exprima ensuite des sentiments plus vifs que ne le permettait le décorum ; éperdue, trou- blée comme un oiseau pris au piège, elle voulait se lever, se sauver, et se tournait vers Betsy, en répé- tant :

« Partons, partons ! »

Mais Betsy n'écoutait pas. Penchée vers im mili- taire qui s'était approché du pavillon, elle lui parlait avec animation.

Alexis Alexandrovitch vint vers sa femme et lui offrit poliment le bras.

« Partons, si vous le désirez, lui dit-il en fran-

AyrSA KARENINE. 353

çais. n Anna ne l'aperçut même pas ; elle était toute à la conversation de Betsy et du général.

« On prétend qu'il s'est aussi cassé la jambe, disait-il : cela n'a pas le sens commun. »

Anna, sans répondre à son mari, regardait tou- jours de sa lorgnette l'endroit Wronsky était tombé, mais c'était si loin et la foule était si grande qu'on ne distinguait rien ; elle baissa sa lorgnette et allait partir, lorsqu'un officier au galop vint faire un rapport à l'empereur.

Anna se pencha en avant pour écouter.

« Stiva, Stiva », cria-t-elle à son frère; celui-ci n'entendit pas ; elle voulut encore quitter la tri- bune.

« Je vous offre mon bras, si vous désirez partir », répéta Alexis Alexandrovitch en lui touchant la main.

Anna s'éloigna de lui avec répulsion et répondit sans le regarder :

a Non, non, laissez-moi, je resterai. » Elle venait d'apercevoir un officier qui, du lieu de l'accident, accourait à toute bride en coupant le champ de courses.

Betsy lui fit signe de son mouchoir ; l'officier venait dire que le cavalier n'était pas blessé, mais que le cheval avait les reins brisés.

A cette nouvelle Aima se rassit, et cacha son vi- sage derrière son éventail ; Alexis Alexandrovitch re- marqua non seulement qu'elle pleurait mais qu'elle ne pouvait réprimer les sanglots qui soulevaient sa

354 ANNA KARENINE.

poitrine. Il se plaça devant elle pour la dissimuler aux regards du public, et lui donner le temps de se re- mettre.

« Pour la troisième fois, je vous offre mon bras », dit-il quelques instants après, en se tournant vers elle.

Anna le regardait, ne sachant que répondre. Betsy lui vint en aide.

« Non, Alexis Alexandrovitch ; j'ai amené Anna, je la reconduirai.

Excusez, princesse, répondit-il en souriant poliment et en la regardant bien en face ; mais je vois qu'Anna est souffrante, et je désire la ramener moi-même. »

Anna effrayée se leva avec soumission et prit le bras de son mari.

a J'enverrai prendre de ses nouvelles et vous en ferai donner », murmura Betsy à voix basse.

Alexis Alexandrovitch, en sortant du pavillon, causa de la façon la plus naturelle avec tous ceux qu'il rencontra, et Anna fut obligée d'écouter, de répondre ; elle ne s'appartenait pas et croyait mar- cher en rêve à côté de son mari.

« Est-il blessé ? tout cela est-il vrai ? viendra- t-il ? le verrai- je aujourd'hui ? » pensait-elle.

Silencieusement elle monta en voiture, et bien- tôt ils sortirent de la foule. Malgré tout ce qu'il avait vu, Alexis Alxandiovitch ne se pemettait pas de ju- ger sa femme ; pour lui, les signes extérieurs tiraient seuls à conséquence ; elle ne s'était pas convenable-

ANNA KARENINE. 355

ment comportée, et il se croyait obligé de lui en faire robser\'ation. Comment adresser cette obser\'ation sans aller trop loin ? Il ouvrit la bouche pour parler, mais involontairement il dit tout autre chose que ce qu'il voulait dire :

« Combien nous sommes tous portés à admirer ces spectacles cruels ! Je remarque...

Quoi ? je ne comprends pas », dit Anna d'un air de souverain mépris. Ce ton blessa Karénine.

« Je dois vous dire..., commença-t-il.

Voilà l'explication, pensa Anna, et elle eut peur.

Je dois vous dire que votre tenue a été fort inconvenante aujourd'hui, dit-il en français.

En quoi ? demanda- t-elle en se tournant vivement vers lui et en le regardant bien en face, non plus avec la fausse gaieté sous laquelle se dissinm- laient ses sentiments, mais avec une assurance qui cachait mal la frayeur qui l'étreignait.

Faites attention », dit-il en montant la glace de la voiture, baissée derrière le cocher.

Il se pencha pour la relever. « Qu'avez-vous trouvé d'inconvenant ? répétâ- t-elle.

Le désespoir que vous avez peu dissimulé lorsqu'im des cavaliers est tombé. »

Il attendait une réponse, mais elle se taisait et regardait devant elle.

« Je vous ai déjà priée de vous comporter dans le monde de telle sorte que les méchantes langues ne

356 ANNA KARENINE.

puissent vous attaquer. Il fut un temps je parlais de sentiments intimes, je n'en parle plus ; il n'est question maintenant que de faits extérieurs ; vous vous êtes tenue d'une façon inconvenante, et je désire que cela ne se renouvelle plus. »

Ces paroles n'arrivaient qu'à moitié aux oreilles d'Anna ; elle se sentait envahie par la crainte, et ne pensait cependant qu'à Wronsky ; elle se demandait s'il était possible qu'il fût blessé ; était-ce bien de lui qu'on parlait en disant que le cavalier était sain et sauf, mais que le cheval avait les reins brisés ?

Quand Alexis Alexandrovitch se tut, elle le re- garda avec un sourire d'ironie feinte, sans répondre; elle n'avait rien entendu. La terreur qu'elle éprouvait se communiquait à lui ; il avait commencé avec fer- meté, puis, en sentant toute la portée de ses paroles, il eut peur ; le sourire d'Anna le fit tomber dans une étrange erreur.

« Elle sourit de mes soupçons, elle va me dire, comme autrefois, qu'ils n'ont aucun fondement, qu'ils sont absurdes. »

C'était ce qu'il souhaitait ardemment ; il craignait tant de voir ses craintes confirmées, qu'il était prêt à croire tout ce qu'elle aurait voulu : mais l'expres- sion de ce visage sombre et terrifié ne promettait même plus le mensonge.

« Peut-être me suis- je trompé ; dans ce cas, pardonnez- moi.

Non, vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle lentement en jetant un regard désespéré sur la

AXXA IC\RÊXIXE. 357

fîgiire impassible de son mari. Vous ne vous êtes pas trompé : j'ai été au désespoir et ne puis m'empêcher de l'être encore. Je vous écoute : je ne pense qu'à lui. Je l'aime, je suis sa maîtresse : je ne puis vous souffrir, je vous crains, je vous hais. Faites de moi ce que vous voudrez. » Et, se rejetant au fond de la voiture, elle couvrit son visage de ses mains et éclata en sanglots.

Alexis Alexandrovitch ne bougea pas, ne changea pas la direction de son regard, mais l'expression so- lennelle de sa physionomie prit une rigidité de mort, qu'elle garda pendant tout le trajet. En approchant de la maison, il se tourna vers Anna et dit :

« Entendons-nous : j'exige que jusqu'au moment j'aurai pris les mesures voulues ici sa voix trembla pour sauvegarder mon honneur, mesures qui vous seront communiquées, j'exige que les appa- rences soient conservées. »

Il sortit de la voiture et fit descendre Anna ; devant les domestiques, il lui serra la main, remonta en voiture, et reprit la route de Pétersbourg.

A peine était-il parti qu'un messager de Betsy apporta un billet :

« J'ai envoyé prendre de ses nouvelles ; il m'écrit qu'il va bien, mais qu'il est au désespoir.

Alors il viendra ! pensa- t-elle. J'ai bien fait de tout avouer. »

Elle regarda sa montre : il s'en fallait encore de trois heures ; mais le souvenir de leur dernière entre- vue fit battre son cœur.

358 ANNA KARÉNINE.

« Mon Dieu, qu'il fait encore clair î C'est terrible, mais j'aime à voir son visage, et j'aime cette lumière fantastique. Mon mari ! ah oui ! Eh bien ! tant mieux, tout est fini entre nous... »

CHAPITRE XXX

Partout des hommes se réunissent, et dans îa petite ville d'eaux allemande choisie par les Cher- batzky comme ailleurs, il se forme une espèce de cristallisation sociale qui met chacun à sa place ; de même qu'une gouttelette d'eau exposée au froid prend invariablement, et pour toujours, une cer- taine forme cristalline, de même chaque nouveau bai- gneur se trouve invariablement fixé au rang qui lui convient dans la société.

Furst Cherbaisky sammt Gemahlin und Tochter se cristallisèrent immédiatement à la place qui leur était due suivant la hiérarchie sociale, de par l'ap- partement qu'ils occupèrent, leur nom et les rela- tions qu'ils firent.

Ce travail de stratification s'était opéré d'autant plus sérieusement cette année, qu'une véritable Fursfin allemande honorait les eaux de sa présence. La princesse se crut obligée de lui présenter sa fille, et cette cérémonie eut lieu deux jours après leur ar- rivée. Kitty, parée d'une toilette très simple, c'est- à-dire très élégante et venue de Paris, fit une pro- fonde et gracieuse révérence à la grande dame.

ANNA KARENINE. 359

a J'espère , lui fut-il dit, que les roses renaîtront bien vite sur ce joli visage. » Et aussitôt la famille Cherbatzky se trouva classée d'une façon définitive.

Ils firent la connaissance d'un lord anglais et de sa famille, d'une Grafin allemande et de son fils, blessé à la dernière guerre, d'un savant suédois et de M. Canut ainsi que de sa soeur.

Mais la société intime des Cherbatzky se forma presque spontanément de baigneurs russes ; c'étaient Marie Evguénievna Rtichef et sa fille, qui déplai- sait à Kitty parce qu'elle aussi était malade d'un amour contrarié, et un colonel moscovite qu'elle avait toujours \ai en uniforme, et que ses cravates de couleur et son cou découvert lui faisaient trouver souverainement ridicule. Cette société parut d'au- tant plus insupportable à Kitty qu'on ne pouvait s'en débarrasser.

Restée seule avec sa mère, après le départ du vieux prince pour Carlsbad, elle chercha, pour se distraire, à observer les personnes inconnues qu'elle rencon- trait ; sa nature la portait à voir tout le monde en beau, aussi ses remarques sur les caractères et les situations qu'el'e s'amusait à deviner étaient-elles empreintes d'mie bienveillance exagérée.

Une des personnes qui lui inspirèrent l'intérêt le plus vif fut une jeune fille venue aux eaux avec une dame russe qu'on nommait Mme Stahl, et qu'on disait appartenir à une haute noblesse.

Cette dam.e, fort malade, n'apparaissait que rare- ment, tramée dans ime petite voiture ; la princesse

36o ANNA KARENINE.

assurait qu'elle se tenait à l'écart par orgueil plutôt que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon Kitty, elle s'occupait avec le même zèle simple et naturel de plusieurs autres personnes sérieusement malades.

Mme Stahl nommait sa compagne Varinka, mais Kitty assurait qu'elle ne la traitait ni en parente ni en garde-malade rétribuée ; une irrésistible sym- pathie entraînait Kitty vers cette jeune fille, et quand leurs regards se rencontraient, elle s'imagi- nait lui plaire aussi.

IMlle Varinka, quoique jeune, semblait manquer de jeunesse ; elle paraissait aussi bien dix-neuf ans que trente. Malgré sa pâleur maladive, on la trou- vait jolie en analysant ses traits et elle aurait passé pour bien faite si sa tête n'eût été trop forte et sa maigreur trop grande ; mais elle ne devait pas plaire aux hommes ; elle faisait penser à une belle fleur qui, tout en conservant ses pétales, serait déjà flétrie et sans parfum.

Varinka semblait toujours absorbée par quelque devoir important, et n'avait pas de loisirs pour s'oc- cuper de choses futiles ; l'exemple de cette vie occupée faisait penser à Kitty qu'elle trouverait, en l'imitant, ce qu'elle cherchait avec douleur : un intérêt, im sentiment de dignité personnelle, qui n'eût plus rien de commun avec ces relations mon- daines de jeunes filles à jeunes gens, dont la pensée lui paraissait une flétrissure ; plus elle étudiait son amie inconnue, plus elle désirait la connaître, per-

AXXA KARÊXIXE.

361

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suadée qu'elle était de trouver en elle une créature parfaite.

Les jeunes filles se rencontraient plusieurs fois par jour, et les yeux de Kitty semblaient toujours dire : « Qui êtes-vous ? Je ne me trompe pas. n'est- ce pas, en vous croyant un être charmant ? Mais, ajoutait le regard, je n'aurai pas l'indiscrétion de solliciter votre amitié : je me contente de vous admirer et de vous aimer ! Moi aussi, je vous aime ^t je vous trouve charmante, répondait le regard de I 'inconnue, et je vous aimerais plus encore si j'en ivais le temps », et réellement elle était toujours )ccupée. Tantôt c'étaient les enfants d'une famille nsse qu'elle ramenait du bain, tantôt un malade [u'il fallait envelopper d'un plaid, un autre qu'elle 'évertuait à distraire, ou bien encore des pâtisse- ies qu'elle venait acheter pour l'un ou l'autre de es protégés.

Un matin, bientôt après l'arrivée des Cherbatzky,

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L'honmie était de taille haute et voûtée, avec des

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: effrayants ; il portait un vieux paletot trop court;

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krole, et d'une physionomie très douce.

Kitty les reconnut aussitôt pour des Russes, et

ijà son imagination ébauchait un roman touchant

mt ils étaient les héros, lorsque la princesse apprit,

ir la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus

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ANNA KARÉNINE.

assurait qu'elle se tenait à l'écart par orgueil plutôt que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon Kitty, elle s'occupait avec le même zèle simple et naturel de plusieurs autres personnes sérieusement malades.

Mme Stahl nommait sa compagne Varinka, mais Kitty assoirait qu'elle ne la traitait ni en parente ni en garde-malade rétribuée ; une irrésistible sym- pathie entraînait Kitty vers cette jeune fille, et quand leurs regards se rencontraient, elle s'imagi- nait lui plaire aussi.

Mlle Varinka, quoique jeune, semblait manquer de jeunesse ; elle paraissait aussi bien dix-neuf ans que trente. Malgré sa pâleur maladive, on la trou- vait jolie en analysant ses traits et elle aurait passé pour bien faite si sa tête n'eût été trop forte et sa maigreur trop grande ; mais elle ne devait pas plaire aux hommes ; elle faisait penser à une bellt fleur qui, tout en conservant ses pétales, serait déjî flétrie et sans parfum.

Varinka semblait toujours absorbée par quelqu< devoir important, et n'avait pas de loisirs pour s'oc cuper de choses futiles ; l'exemple de cette vii occupée faisait penser à Kitty qu'elle trouverait, ei l'imitant, ce qu'elle cherchait avec douleur : u; intérêt, un sentiment de dignité personnelle, qu n'eût plus rien de commim avec ces relations mon 1 daines de jeunes filles à jeimes gens, dont la pensé ' lui paraissait une flétrissure ; plus elle étudiait so j amie inconnue, plus elle désirait la connaître, pe: I

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suadée qu'elle était de trouver en elle une créature parfaite.

Les jeunes filles se rencontraient plusieurs fois par jour, et les yeux de Kitty semblaient toujours dire : « Qui êtes-vous ? Je ne me trompe pas. n'est- ce pas, en vous croyant un être charmant ? Mais, ajoutait le regard, je n'aurai pas l'indiscrétion de solliciter votre amitié : je me contente de vous admirer et de vous aimer ! Moi aussi, je vous aime et je vous trouve channante, répondait le regard de l'inconnue, et je vous aimerais plus encore si j'en avais le temps », et réellement elle était toujours occupée. Tantôt c'étaient les enfants d'une famille russe qu'elle ramenait du bain, tantôt un malade qu'il fallait envelopper d'un plaid, un autre qu'elle s'évertuait à distraire, ou bien encore des pâtisse- ries qu'elle venait acheter pour l'un ou l'autre de ses protégés.

Un matin, bientôt après l'arrivée des Cherbatzky, on \'it apparaître im couple qui devint l'objet d'une attention peu bienveillante.

L'homme était de taille haute et voûtée, avec des mains énormes, des yeux noirs, tout à la fois naïfs et effrayants ; il portait un vieux paletot trop court; la femme était aussi mal mise, marquée de petite vérole, et d'une physionomie très douce.

Kitty les reconnut aussitôt pour des Russes, et déjà son imagination ébauchait un roman touchant dont ils étaient les héros, lorsque la princesse apprit, par la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus

362 ANNA KARÉNINE.

se nommaient Nicolas I^evien et Marie Nicolaevna ; elle mit fin au roman de sa fille en lui expliquant que ce Levien était un fort vilain homme.

Le fait qu'il fût le frère de Constantin Levine, plus que les paroles de sa mère, rendit ce couple particulièrement désagréable à Kitty. Cet homme aux mouvements de tête bizarres lui devint odieux, et elle croyait lire dans ses grands yeux, qui la stii- vaient avec obstination, des sentiments ironiques et malveillants.

Bile évitait autant que possible de le rencontrer.

CHAPITRE XXXI

La journée étant pluvieuse, Kitty et sa mère se promenaient sous la galerie, accompagnées du co- lonel, jouant à l'élégant dans son petit veston euro- péen, acheté tout fait à Francfort.

Ils marchaient d'im côté de la galerie, cherchant à éviter Nicolas Levine, qui marchait de l'autre. Va- rinka, en robe foncée, coiffée d'tm chapeau noir à bords rabattus, promenait un vieille Française aveu- gle ; chaque fois que Kitty et elle se rencontraient, elles échangeaient un regard amical.

« Maman, puis- je lui parler ? demanda Kitty eu voyant son inconnue approcher de la source, et trouvant l'occasion favorable pour l'aborder.

Si tu as si grande envie de la connaître, laisse- moi prendre des informations ; mais que trouves-tu

ANNA KARÉNINE. 363

de si remarquable en elle ? C'est quelque dame de compagnie. Si tu veux, je ferai la connaissance de Mme Stahl. J'ai comiu sa belle-soeur », ajouta la princesse en relevant la tête avec dignité.

Kitty savait (jue sa mère était froissée de l'atti- tude de Mme Stalil qui semblait l'éviter ; elle n'in- sista pas.

« Elle est vraiment channante ! dit-elle en regar- dant Varinska tendre un verre à la Française. Voyez comme tout ce qu'elle fait est aima le et simple.

Tu m'amuses avec tes engouements, répondit la princesse, mais pour le moment éloignons-nous », ajouta-t-elle en voyant approcher Levine, sa com- pagne et un mé<lecin allemand, auquel il parlait d'un ton aigu et mécontent.

Conune elles revenaient sur leurs pas, elles en- tendirent un éclat de voix ; Levine était arrêté et gesticulait en criant ; le docteur se fâchait à son tour, et l'on faisait cercle autour d'eux. La prin- cesse s'éloigna vivement avec Kitty ; le colonel se mêla à la foule pour comiaître l'objet de la discus- sion.

« Qu'y avait-il ? demanda la princesse quand au bout de quelques minutes le colonel les rejoignit.

C'est une honte ! répondit celui-ci. Rien de pis que de rencontrer des Russes à l'étranger. Ce grand monsieur s'est querellé avec le docteur, lui a grossièrement reproché de ne pas le soigner comme il l'entendait, et a fini par lever son bâton. Cest une honte !

364 ANNA KARENINE.

Mon Dieu, que c'est pénible ! dit la princesse ; et comment tout cela s' est- il terminé ?

Grâce à l'intervention de cette demoiselle en chapeau forme champignon : une Russe, je crois ; c'est elle qui la première s'est trouvée pour pren- dre ce monsieur par le bras et l'emmener.

Voyez- vous, maman ? dit Kitty à sa mère, et vous vous étonnez de mon enthousiasme pour Va- rinka ? »

Le lendemain Kitty remarqua que Varinka s'était mise en rapport avec Levine et sa compagne, comme avec ses autres protégés ; elle s'approchait d'eux pour causer, et servait d'interprète à la femme, qui ne parlait aucune langue étrangère. Kitty sup- plia encore une fois sa mère de lui permettre de faire sa connaissance, et, quoiqu'il fût désagréable à la princesse d'avoir l'air de faire des avances à ]Mme Stahl qui se permettait de faire la fière, édi- fiée par les renseignements qu'elle avait pris, elle choisit im moment Kitty était à la source, pour aborder Varinka devant la boulangerie.

(( Permettez-moi de me présenter moi-même, dit- elle avec un sourire de condescendance. Ma fille s'est éprise de vous ; peut-être ne me connaissez- vous pas... Je...

C'est plus que réciproque, princesse, répondit avec hâte Varinka.

Vous avez fait hier une bonne action, par rapport à notre triste compatriote «, dit la princesse.

Varinka rougit.

ANNA KARf.NINE. 3^5

0 Je ne me rappelle pas : il nie semble que je n'ai rien fait, dit-elle.

Si fait, vous avez sauvé ce Levine d'une affaire désagérable.

Ali oui î sa compagne m'a appelée et j'ai cher- ché à le calmer : il est très malade et très mécontent de son médecin. J'ai l'habitude de soigner ce genre de malades.

Je sais que vous habitez Menton, avec votre tante, il me semble, Mme Stahl. J'ai connu sa belle- sœur.

Mme Stahl n'est pas ma tante, je l'appelle maman mais je ne lui suis pas apparentée ; j'ai été élevée par elle », répondit Varinka en rougissant encore.

Tout cela fut dit très simplement, et l'expression de ce charmant visage était si ouverte et si sincère que la princesse comprit pourquoi Varinka plaisait si fort à Kitty.

« Et que va faire ce Levine ? demanda-t-elle.

Il part », répondit Varinka.

Kitty, revenant de la source, aperçut en ce mo- ment sa mère causant avec son amie ; elle rayonna de joie.

« Eh bien, Kitt3^ ton ardent désir de connaître Mlle...

\^arinka, dit la jeune fille : c'est ainsi qu'on m'appelle. »

Kitty rougit de plaisir et serra longtemps en silence la main de sa nouvelle amie, qui la lui aban- donna sans répondre à cette pression. En revanche

p

VT3.:5 rizrents de lezi^i:: ii renit bisrtÀ arr»be-

ir*eT-i:s "Dthis de cHl ans M:ii^ ^t^iC x~iT"sft à I*én*£is ger. dans k midi, saiss rcescue cnitrsr sor lit. Les uns disaieiit qu'elle s'était fait dass le monde im piédestal de sa charité et de sa haute piété. P autres 'weyaMit en eQe un être sapenecr. d'ime grande aé- ration n:r'-:Lle et assuraient qu'elle ne '^"rc-ait ci^e pocr les s ceuTres : en un iac<t qc'elte était

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366 ANNA KARÉNINE.

son visage s'illumina d'un sourire heureux, quoique mélancolique, et découvrit des dents grandes mais belles.

« Je le désirais depuis longtemps aussi, dit-elle.

Mais vous êtes si occupée...

Moi ? au contraire, je n'ai rien à faire », ré- pondit Varinka. Mais au même instant deux petites Russes, filles d'un malade, accoururent vers elle.

« Varinka ! maman nous appelle ! » crièrent- elles. Et Varinka les suivit.

CHAPITRE XXXII

Voici ce que la princesse avait appris du passé de Varinka et de ses relations avec Mme Stahl. Celle-ci, une femme maladive et exaltée, que les uns accusaient d'avoir fait le tourment de la vie de son mari par son inconduite, tandis que d'autres accu- saient son mari de l'avoir rendue malheureuse, avait, après s'être séparée de ce mari, mis au monde un enfant qui était mort aussitôt né. I<a famille de Mme Stahl, connaissant sa sensibilité, et craignant que cette nouvelle ne la tuât, avait substitué à l'enfant mort la fille d'un cuisinier de la cour, née la même nuit, dans la même maison à Pétersbourg : c'était Varinka. Mme Stahl apprit par la suite que la petite n'était pas sa fille, mais conti- nua à s'en occuper, d'autant plus que la mort des

ANNA KARENINE. 3^)7

vrais parents de l'enfant la rendit bientôt orphe- line.

Depuis plus de dix ans Mme Stahl vivait à l'étran- ger, dans le midi, sans presque quitter son lit. Les uns disaient qu'elle s'était fait dans le monde un piédestal de sa charité et de sa haute piété. D'autres voyaient en elle un être supérieur, d'une grande élé- vation morale, et assuraient qu'elle ne vivait que pour les bonnes œuvres ; en un mot, qu'elle était bien réellement ce qu'elle semblait être. Personne ne savait si elle était catliolique, protestante ou ortho- doxe ; ce qui était certain, c'est qu'elle entretenait de bonnes relat ons avec les sommités de toutes les églises, de toutes les confessions.

Varinka vivait toujours auprès d'elle, et tous ceux qui connaissaient Mme Stahl la connaissaient aussi.

Kitty s'attacha de plus en plus à son amie et, chaque jour, lui découvrait quelque nouvelle qua- lité. La princesse, ayant appris que Varinka chan- tait, la pria de venir les voir un soir.

« Kitty joue du piano, et quoique l'instrument soit mauvais, nous aurions grand plaisir à vous en- tendre )), dit la princesse avec un sourire forcé qui déplut à Kitty, à laquelle le peu de désir qu'avait Varinka de chanter n'échappait pas ; elle vint ce- pendant le même soir et apporta de la musique. La princesse invita Marie Evguénievna, sa fille, et le colonel ; Varinka sembla indifférente à la présence de ces personnes, étrangères pour elle, et s'approcha du piano sans se faire prier; elle ne savait pas s'ac-

368 ANNA KARENINE.

compagner, mais lisait parfaitement la musique. Kitty jouait bien du piano et l'accompagna.

« Vous avez un talent remarquable », dit la prin- cesse après le premier morceau que Varinka chanta avec goût.

Marie Evguénievna et sa fille joignirent leurs com- pliments et leurs remerciements à ceux de la prin- cesse.

« Voyez donc le public que vous avez attiré », dit le colonel qui regardait par la fenêtre.

Il s'était effectivement rassemblé un assez grand nombre de personnes, près de la maison.

« Je suis enchantée de vous avoir fait plaisir », répondit simplement Varinka.

Kitty regardait son amie avec orgueil : elle était dans l'admiration de son talent, de sa voix, de toute sa personne, mais plus encore de sa tenue ; il était clair que Varinka ne se faisait aucun mérite de son chant, et restait fort indifférente aux compliments ; elle avait simplement l'air de se demander : « Faut- il chanter encore, ou non ? »

« Si j'étais à sa place, pensait Kitty, combien je serais fière ! comme je serais contente de voir cette foule sous la fenêtre ! Et cela lui est absolument égal ! Elle ne paraît sensible qu'au plaisir d'être agréable à maman. Qu'y a-t-il en elle ? Qu'est-ce qui lui donne cette force d'indifférence, ce calme indépen- dant ? Combien je voudrais l'apprendre d'elle ! » se disait Kitty en observant ce visage tranquille.

La princesse demanda tin second morceau, et

ANNA KARÉNINE. 369

Varinka le chanta aussi bien que le premier, avec le même soin et la même perfection, toute droite près du piano et battant la mesure de sa petite main brune.

Le morceau suivant dans le cahier était un air ita- lien. Kitty joua le prélude et se tourna vers la chan- teuse :

« Passons celui-là ", dit Varinka en rougissant.

Kitty. tout émue, fixa sur elle des yeux ques- tionneurs.

« Alors, im autre ! se hâta-t-elle de dire en tour- nant les pages, comprenant que cet air devait rap- peler à son amie quelque souvenir pénible.

Non, répondit Varinka en mettant tout en souriant la main sur le caihier. Chantons-le. » Et elle chanta aussi tranquillement et aussi froidement qu'auparavant.

Quand elle eut fini, chacun la remercia encore, et on sortit du salon pour prendre le thé. Kitty et Varinka descendirent au petit jardin attenant à la maison.

« Vous rattachez un souvenir à ce morceau, n'est- ce pas ? dit Kitty. Ne répondez pas ; dites seule- ment : c'est vrai.

Pourquoi ne vous le dirais-je pas tout simple- ment ? Oui, c'est un souvenir, dit tranquillement Varinka, et il a été douloureux. J'ai aimé quelqu'un à qui je chantais cet air. »

Kitty, les yeux grands ouverts, regardait hum- biement Varinka sans parler.

370 ANNA KARÉNINE.

« Je l'ai aimé, et il m'a aimée aussi : mais sa mère s'est opposée à notre mariage, et il en a épousé une autre. Maintenant il ne demeure pas trop loin de chez nous, et je le vois quelquefois. Vous ne pensiez pas que j'avais mon roman ? » Et son visage parut éclairé comme toute sa personne avait l'être au- trefois, pensa Kitty.

« Comment ne l'auraîs-je pas pensé ? Si j'étais homme, je n'aurais pu aimer personne, après vous avoir rencontrée ; ce que je ne conçois pas, c'est qu'il ait pu vous oublier et vous rendre malheureuse pour obéir à sa mère : il ne devait pas avoir de cœur.

Au contraire, c'est un homme excellent, et quant à moi je ne suis pas malheureuse... Eh bien, ne chanterons-nous plus aujourd'hui ? ajouta-t-elle en se dirigeant vers la maison.

Que vous êtes bonne, que vous êtes bonne ! s'écria Kitty en l'arrêtant pour l'embrasser. Si je pouvais vous ressembler un peu !

Pourquoi ressembleriez-vous à une autre qu'à vous-même ? Restez donc ce que vous êtes, dit Varinka en souriant de son sourire doux et fatigué.

Non, je ne suis pas bonne du tout... Voyons, dites-moi... Attendez, asseyons-nous un peu, dit Kitty en la faisant rasseoir sur un banc près d'elle. Dites- moi, comment peut-il n'être pas blessant de penser qu'un homme a méprisé votre amour, qu'il l'a re- poussé !

Il n'a rien méprisé : je suis sûre qu'il m'a ai- mée. Mais c'était un fils soumis...

ANNA KARÉNINE. 371

Et s'il n'avait pas agi ainsi pour obéir à sa mère? Si de son plein gré... ?dit Kitty, sentant qu'elle dévoilait son secret, et que son visage, tout brû- lant de rougeur, la trahissait.

Dans ce cas, il aurait mal agi, et je ne le re- gretterais plus, répondit Varinka, comprenant qu'il n'était plus question d'elle, mais de Kitty.

Et l'insulte ? dit Kitty : peut-on l'oublier ? C'est impossible dit-elle en se rappelant son regard au dernier bal lorsque la musique s'était arrê- tée.

Quelle insulte ? vous n'avez rien fait de mal ?

Pis que cela, je me suis humiliée... » Varinka secoua la tête et posa sa main sur celle

de Kitty.

« En quoi vous êtes-vous humiliée ? Vous n'avez pu dire à un homme qui vous témoignait de l'indif- férence que vous l'aimiez ?

Certainement non, je n'ai jamais dit un mot, mais il le savait ! Il y a des regards, des manières d'être... Non, non, je vivrais cent ans que je ne l'ou- blierais pas !

Mais alors je ne comprends plus. Il s'agit seu- lement de savoir si vous l'aimez encore ou non, dit Varinka, qui appelait les choses par leur nom.

Je le hais ; je ne puis me pardonner...

Eh bien ?

Mais la honte, l'affront !

Ah , mon Dieu ! si tout le monde était sensible comme vous ! Il n'y a pas de jeime fille qui n'ait

13

372 ANNA KARÉNINE.

éprouvé quelque chose d'analogue. Tout cela est si peu important !

Qu'y a-t-il donc d'important ? demanda Kit- ty, la regardant avec une curiosité étonnée.

Bien des choses, répondit Varinka en souriant.

Mais encore ?

Il y a beaucoup de choses plus importantes, répondit Varinka, ne sachant trop que dire ; en ce moment, la princesse cria par la fenêtre :

Kitty, il fait frais : mets un châle, ou rentre.

Il est temps de partir, dit Varinka en se le- vant. Je dois entrer chez Mlle Berthe, elle m'en a priée. »

Kitty la tenait par la main et l'interrogeait du regard avec ime curiosité passionnée, presque sup- pliante.

« Quoi ? qu'est-ce qui est plus important ? Qu'est-ce qui donne le calme ? Vous le savez, dites- le moi ! »

Mais Varinka ne comprenait même pas ce que de- mandaient les regards de Kitty ; elle se rappelait seulement qu'il fallait encore entrer chez Mlle Ber- the, et se trouver à la maison pour le thé de maman, à mintiit.

Elle rentra dans la chambre, rassembla sa musi- que, et ayant pris congé de chacun, voulut partir.

« Permettez, je vous conduirai, dit le colonel.

Certainement, comment rentrer seule la nuit ? dit la princesse ; je vous donnerai au moins la femme de chambre. »

ANNA KARÉNINE. 373

Kitty s'aperçut que Varinka dissimulait avec peine un sourire, à l'idée qu'on voulait l'accompa- gner.

« Non, je rentre toujours seule, et jamais il ne m'arrive rien, » dit-elle en prenant son chapeau ; et embrassant encore une fois Kitty, sans lui dire « ce qui était important », elle s'éloigna d'un pas ferme, sa nmsique sous le bras, et disparut dans la demi-obscurité d'une nuit d'été, emportant avec elle le secret de sa dignité et de son enviable tranquillité.

CHAPITRE XXXIII

Kitty fit la connaissance de Mme Stahl, et ses re- lations avec cette dame et Varinka eurent sur elle une influence qui contribua à calmer son chagrin.

Elle apprit qu'en dehors de la vie instinctive qui avait été la sienne, il existait une vie spirituelle, dans laquelle on pénétrait par la religion, mais une religion qui ne ressemblait en rien à celle que Kitty avait pratiquée depuis l'enfance, et qui consistait à aller à la messe et aux vêpres, à la Maison des Veu- ves, où l'on rencontrait des connaissances, et à ap- prendre par cœur des textes slavons avec un prê- tre de la paroisse. C'était une religion élevée, mys- tique, liée aux sentiments les plus purs, et à laquelle on croyait, non par devoir, mais par amour.

Kitty apprit tout cela autrement qu'en paroles. Mme Sthal lui parlait comme à une aimable enfant

374 ANNA KARÉNINE.

qu'où adniire, ainsi qu'un souvenir de jeunesse, et ne fit allusion qu'une seule fois aux consolations qu'ap- portent la foi et l'amour aux douleurs humaines, ajoutant que le Christ compatissant n'en connaît pas d'insignifiantes ; puis aussitôt elle changea de conversation ; mais dans chacun des gestes de cette dame, dans ses regards célestes, comme les appelait Kitty, dans ses paroles, et surtout dans son histoire qu'elle connaissait par Varinka, Kitty découvrait « ce qui était important », et ce qu'elle avait ignoré jusque-là.

Cependant, quelle que fût l'élévation de nature de Mme Stahl, quelque touchante que fût son his- toire, Kitty remarquait involontairement certains traits de caractère qui l'affligeaient. Un jour, par exemple, qu'il fut question de sa famille, Mme Stahl sourit dédaigneusement : c'était contraire à la charité chrétienne. Une autre fois, Kitty remarqua, en rencontrant chez elle un ecclésiastique catholique, que Mme Stahl tenait son visage soigneusement dans l'ombre d'un abat- jour, et souriait d'une façon singulière. Ces deux observations, bien que fort in- signifiantes, lui causèrent une certaine peine, et la firent douter de Mme Stahl ; Varinka, en revanche seule, sans famille, sans amis, n'espérant rien, ne regrettant rien après sa triste déception, lui sem- blait une perfection. C'était par Varinka qu'elle apprenait qu'il fallait s'oublier et aimer son pro- chain pour devenir heureuse , tranquille et bonne, ainsi qu'elle voulait l'être. Et une fois qu'elle l'eut

ANNA K.\RL:NINE. 375

compris, Kitty ne se contenta plus d'admirer, mais se donna de tout son cœur à la vie nouvelle qui s'ouvrait devant elle. D'après les récits que Varinka lui fit sur Mme Stahl et d'autres personnes qu'elle lui nomma, Kitty se traça un plan d'existence ; elle décida que. à l'exemple d'Aline, la nièce de Mme vStahl. dont \'arinka l'entretenait souvent, elle re- chercherait les pauvres, n'importe elle se trouve- rait, qu'elle les aiderait de son mieux, qu'elle distri- buerait des Evangiles, lirait le Nouveau Testament aux malades, aux mourants, aux criminels : cette dernière idée la séduisait particulièrement. Mais elle faisait ces rêves en secret, sans les communi- quer à sa mère, ni mêm.e à son amie.

Au reste, en attendant le moment d'exécuter ses plans sur une échelle plus vaste, il ne fut pas diffi- cile à Kitty de mettre ses nouveaux principes en pratique ; aux eaux, les malades et les malheureux ne manquent pas : elle fit comme Varinka.

La princesse remarqua bien vite combien Kitty était sous l'influence de ses engouements, comme elle appelait Mme Stahl, et surtout Varinka, que Kitty imitait non seulement dans ses bonnes œuvres, mais presque dans sa façon de marcher, de parler, de cli- gner des yeux. Plus tard elle reconnut que sa fille passait par une certaine crise intérieure indépen- dante de l'influence exercée par ses amies.

Kitty lisait le soir im Évangile français prêté par Mme Stahl : ce que jamais elle n'avait fait jus- que-là ; elle évitait toute relation mondaine, s'occu-

376 ANNA KARENINE.

pait des malades protégés par Varinka, et particuliè- rement de la famille d'un pauvre peintre malade nommé Pétrof.

La jeune fille semblait fière de remplir, dans cette famille, les fonctions de sœur de charité. La princesse n'y voyait aucun inconvénient, et s'y opposait d'autant moins que la femme de Pétrof était une personne très convenable, et qu'un jour la Fiirstin, remarquant la beauté de Kitty, en avait fait l'éloge, l'appelant un « ange consolateur ». Tout aurait été pour le mieux si la princesse n'avait redouté l'exagération dans laquelle sa fille risquait de tomber.

« Il ne faut rien outrer », lui dis ait- elle en franr çais.

La jeune fille ne répondait pas, mais elle se de- mandait dans le fond de son cœur si, en fait de cha- rité, on peut jamais dépasser la mesure dans ime religion qui enseigne à tendre la joue gauche lorsque la droite a été frappée, et à partager son manteau avec son prochain. Mais ce qui peinait la princesse, plus encore que cette tendance à l'exagération, c'était de sentir que Kitty ne lui ouvrait pas com- plètement son cœur. Le fait est que Kitty fai- sait im secret à sa mère de ses nouveaux sentiments, non qu'elle manquât d'affection ou de respect pour elle, mais simplement parce qu'elle était sa mère, et qu'il lui eût été plus facile de s'ouvrir à une étran- gère qu'à elle.

« Il me semble qu'il y a quelque temps que nous

ANNA K^VRKNIN^. 377

n'avons v\i Anna Pavlovna, dit un jour la princesse en parlant de Mme Pétrof. Je l'ai invitée à venir, mais elle m'a semblé contrariée.

Je n'ai pas remarqué cela, maman, répondit Kitt\' en rougissant subitement.

Tu n'as pas été chez elle ces jours-ci ?

Nous projetons pour demain une promenade dans la montagne, dit Kitty.

Je n'y vois pas d'obstacle », répondit la prin- cesse, remarquant le trouble de sa fille et cherchant à en deviner la cause.

Varinka vint dîner le même jour, et annonça qu'Anna Pavlovna renonçait à l'excursion projetée pour le lendemain ; la princesse s'aperçut que Kitty rougissait encore.

« Kitty, ne s'est-il rien passé de désagréable entre toi et les Pétrof ? lui demanda-t-elle quand elles se retrouvèrent seules. Pourquoi ont-ils cessé d'envoyer les enfants et de venir eux-mêmes ? »

Kitt\' répondit qu'il ne s'était rien passé et qu'elle ne comprenait pas pourquoi Anna Pavlovna semblait lui en vouloir, et elle disait vrai ; mais si elle ne con- naissait pas les causes du changement sur\-enu en Mme Pétrof, elle les devinait, et devinait ainsi une chose qu'elle n'osait pas avouer à elle-même, encore moins à sa mère, tant il aurait été humiliant et péni- ble de se tromper.

Tous les souvenirs de ses relations avec cette famille lui revenaient les uns après les autres : elle se rappelait la joie naïve qui se peignait sur le bon

378 ANNA KARENINE.

visage tout rond d'Anna Pavlovna, à leurs premières rencontres ; leurs conciliabules secrets pour arriver à distraire le malade, à le détacher d'un travail qui lui était défendu, à l'emmener promener ; l'at- tachement du plus jeune des enfants, qui l'appelait « ma Kitty », et ne voulait pas aller se coucher sans elle. Comme tout allait bien alors ! Puis elle se rappela la maigre personne de Pétrof, son long cou sortant de sa redingote brune, ses cheveux rares et frisés, ses yeux bleus avec leur regard inter- rogateur, dont elle avait eu peur d'abord ; ses efforts maladifs pour paraître animé et énergique quand elle était près de lui : elle se souvint de la peine qu'elle avait eue à vaincre la répugnance qu'il lui inspirait, ainsi que tous les poitrinaires, du mal qu'elle se donnait pour trouver tm sujet de conversation.

Elle se souvint du regard humble et craintif du malade quand il la regardait, de l'étrange sentiment de compassion et de gêne éprouvé au début, puis remplacé par celui du contentement d'elle-même et de sa charité. Tout cela n'avait pas duré longtemps, et depuis quelques jours il était survenu un brusque changement. Anna Pavlovna n'abordait plus Kitty qu'avec une amabilité feinte, et surveillait sans cesse son mari. Pouvait-il être possible que la joie tou- chante du malade à son approche fût la cause du re- froidissement d'Anna Pavlovna ?

« Oui, se dit-elle, il y avait quelque chose de peu naturel, et qui ne ressemblait en rien à sa bonté ordinaire, dans la façon dont Anna Pavlovna m'a

ANNA KARÉNINE. 379

dit avant-hier d'un air contrarié : « Eh bien ! voilà qu'il n'a pas voulu prendre son café sans vous, et il vous a attendu, quoiqu'il fût très affaibli. » Peut- être lui ai-je été désagréable quand je lui ai offert le plaid ; c'était pourtant bien simple, mais Pétrof a pris ce petit service d'une façon étrange, et m'a tant remerciée que j'en étais mal à l'aise ; et ce portrait de moi qu'il a si bien réussi ; mais surtout ce regard triste et tendre ! Oui ,oui, c'est bien cela î se répéta Kitty avec effroi ; mais cela ne peut-être, ne doit pas être ! Il est si digne de pitié î » ajouta- t-clle intérieurement.

Ces craintes empoisonnaient le charme de sa nou- velle vie.

«CHAPITRE XXXIV

Le prince Cherbatzky vint rejoindre les siens avant la fin de la cure ; il avait été de son côté à Carlsbad, puis à Baden et à Kissingen, pour y re- trouver des compatriotes et, conuue il disait, « re- cueillir un peu d'air russe ».

Le prince et la princesse avaient des idées fort opposées sur la vie à l'étranger. La princesse trou- vait tout parfait et, malgré sa position bien établie dans la société russe, jouait à la dame européenne :

Quant au prince, il trouvait au contraire tout détestable, la vie européenne insupportable, tenait à ses habitudes russes avec exagération, et cherchait

38o ANNA KARÉNINE.

à se montrer moins Européen qu'il ne l'était en réa- lité.

Le prince revint maigri, avec des poches sous les yeux, mais plein d'entrain, et cette heureuse dispo- sition d'esprit ne fit qu'augmenter quand il trouva Kitty en voie de guérison.

Les détails que lui avait donnés la princesse sur l'intimité de Kitty avec Mme Stahl et Varinka, et ses remarques sur la transformation morale que su- bissait leur fille, avaient attristé le prince et réveillé en lui le sentiment habituel de jalousie qu'il éprou- vait pour tout ce qui pouvait soustraire Kitty à son influence, en l'entraînant dans des régions inabor- dables pour lui ; mais ces fâcheuses nouvelles se noyèrent dans l'océan de bonne humeur et de gaieté qu'il rapportait de Carlsbad.

Le lendemain de son arrivée, le prince, vêtu de son long paletot, ses joues, un peu boufiies et cou- vertes de rides, encadrées dans un faux-col empesé, alla à la source avec sa fille ; il était de la plus belle himxeur du monde.

Le temps était splendide ; la vue de ces maisons gaies et proprettes, entourées de petits jardins, des servantes allemandes à l'ouvrage, avec leurs bras rouges et leurs figures bien nourries, le soleil res- plendissant, tout réjouissait le cœur ; mais, plus on approchait de la source, plus on rencontrait de ma- lades, dont l'aspect lamentable contrastait pénible- ment avec ce qui les entourait, dans ce mlieu ger- manique si bien ordonné.

ANNA K.\RKNINH. 381

Tour Xitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique fonuaieiit un cadre naturel à ces visa- ges connus dont elle suivait les transformations bonnes ou mauvaises ; mais pour le prince il y avait quelque chose de cruel à l'opposition de cette lumi- neuse matinée de juin, de l'orchestre jouant gaie- ment la valse à la mode, et de ces moribonds venus des quatre coins de l'Europe et se traînant laii- guissamment.

Malgré le retour de jeunesse qu'éprouvait le prince, et son orgueil quand il tenait sa fille favorite sous le bras, il se sentait honteux et gêné de sa démarche ferme et de ses membres vigoureux. Hn face de toutes ces misères, il éprouvait le sentiment d'un homme déshabillé devant du monde.

« Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le bras du coude ; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu'il t'a fait; mais vous avez ici bien des tristesses... Qui est-ce... ?

Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance; à l'entrée du jardin, ils rencontrèrent Mademoiselle Berthe avec sa conductrice, et le prince eut plaisir à voir l'expression de joie qui se peignit sur le visage de la vieille femme au son de la voix de Kitty : avec l'exagération d'une Française, elle se répandit en politesses, et félicita le prince d'avoir une fille si charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la déclarant un trésor, une perle, un ange conso- lateur.

« Dans ce cas, c'est l'ange n^ 2, dit le prince en

382 ANNA KARENINE.

souriant : car elle assure que Maden-oiselle Varinka est l'ange n^ i.

Oh oui ! ^lademoiselle Varinka est vraiment un ange, allez », assura vivement Mademoiselle Berthe.

Ils rencontrèrent Varinka elle-même dans la galerie ; elle vint à eux avec hâte, portant un élégant sac rouge à la main.

« Voilà papa arrivé ? » lui dit Kitty.

Varinka fit un salut simple et naturel qui ressem- blait à une révérence, et entama la conversation avec le prince sans fausse timidité.

Il va sans dire que je vous connais, et beau- coup, lui dit le prince en souriant, d'un air qui prouva à Kitty, à sa grande joie, que son amie plaisait à son père.

allez- vous si vite ?

Maman est ici, répondit la jeune fille en se tournant vers Kitty : elle n'a pas dormi de la nuit, et le docteur lui a conseillé de prendre l'air ; je lui porte son ouvrage.

Voilà donc l'ange n^ i », dit le prince, quand Varinka se fut éloignée.

Kitty s'aperçut qu'il avait envie de la plaisanter sur son amie, mais qu'il était retenu par l'impression favorable qu'elle lui avait produite.

« Eh bien, nous allons tous les voir, les uns après les autres, tes amis, même I^Ime Stahl, si elle daigne me reconnaître.

Tu la connais donc, papa ? demanda Kitty

ANNA KARÉNINE. 383

avec crainte, en remarquant un éclair ironique dans les yeux de son père.

J'ai connu son mari, et je l'ai un peu connue elle-même, avant qu'elle se fût enrôlée dans les pié- tistes.

Qu'est-ce que ces piétistcs, papa ? dem.anda Kitt>-, inquiète de voir donner un nom à ce qui lui paraissait d'une si haute valeur en Mme Stahl.

Je n'en sais trop rien ; ce que je sais, c'est qu'elle remercie Dieu de tous les malheurs qui lui arrivent, y compris celui d'avoir perdu son mari, et cela tourne au comique quand on sait qu'ils vivaient fort mal ensemble... Qui est-ce ? Quelle pauvre figure ! demanda-t-il en voyant un malade, en redingote brune, avec un pantalon blanc formant d'étranges plis sur ses jambes amaigries ; ce mon- sieur avait soulevé son chapeau de paille, et décou- vert un front élevé que la pression du chapeau avait rougi, et qu'entouraient de rares cheveux frisottants.

C'est Pétrof, un peintre, répondit Kitty en rougissant, et voilà sa femme, ajouta-t-elle en montrant Anna Pavlovna, qui, à leur approche, s'était le\ée pour courir après un des enfants sur la route.

Pauvre garçon ! il a une charmante physiono- mie. Pourquoi ne t'es-tu pas approchée de lui ? Il semblait vouloir te parler.

Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant résolument vers Pétrof... Comment allez- vous au- jourd'hui ? » lui demanda- 1- elle.

384 ANNA KARENINE.

Celui-ci se leva en s' appuyant sur sa canne, et regarda timidement le prince.

« C'est ma fille, dit le prince ; permettez-moi de faire votre connaissance. »

Le peintre salua et sourit, découvrant ainsi des dents d'ime blancheur étrange.

« Nous voiis attendions hier, princesse », dit-il à Kitty.

Il trébucha en parlant, mais, pour ne pas laisser croire que c'était involontaire, il refit le même mou- vement.

« Je comptais venir, mais Varinka m'a dit qu'An- na Pavlovna avait renoncé à sortir.

Comment cela ? dit Pétrof ému et commen- çant aussitôt à tousser en cherchant sa femme du regard.

Annette, Annette ! » appela-t-il à haute voix tandis que de grosses veines sillonnaient comme des cordes son pauvre cou blanc et mince.

Anna Pavlovna approcha.

« Comment se fait-il que tu aies envoyé dire que nous ne sortirions pas ? demanda-t-il à voix basse, d'un ton irrité, car il s'enrouait facilement.

Bonjour, princesse, dit Anna Pavlovna avec un sourire contraint qui ne ressemblait en rien à son accueil d'autrefois. Enchantée de faire votre con- naissance, ajouta-t-elle en se tournant vers le prince. On vous attendait depuis longtemps.

Comment as- tu pu faire dire que nous ne sor- tirions pas ? murmura de nouveau la voix éteinte

ANNA KLVRKNINE. 385

du peintre, que l'impuissance d'exprimer ce qu'il sentait irritait doublement.

Mais, bon Dieu, j'ai simplement cru que nous ne sortirions pas, dit sa femme d'un air contrarié.

Pourquoi ? quand cela ?... » Il fut pris d'une quinte de toux et fit de la main un geste désolé.

Ive prince souleva son chapeau et s'éloigna avec sa fille.

« Oh ! les pauvres gens, dit-il en soupirant.

C'est vrai, papa, répondit Kitty, et ils ont trois enfants, pas de domestiques, et aucime ressource pécuniaire ! Il reçoit quelque chose de l'AcadémiL-, continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissi- muler l'émotion que lui causait le changement d' A - na-Pavlo\Tia à son égard... \'oilà Mme Sthal », dit Kitty en montrant une petite voiture dans la- quelle était étendue une foniie humaine enveloppée de gris et de bleu, entourée d'oreillers et abritée par une ombrelle. Derrière la malade se tenait son con- ducteur, un Allemand bourru et bien portant. A côté d'elle marchait un comte suédois à chevelure blonde, que Kitty cormaissait de \iie. Quelques per- soimes s'étaient arrêtées près de la petite voiture et considéraient cette dame coiimie une chose curieuse.

Le prince s'approcha. Kitty remarqua aussitôt dans son regard cette pointe d'ironie qui la troublait. Il adressa la parole à Mme Sthal dans ce français ex- cellent que si peu de personnes parlent de nos jours en Russie, et se montra extrêmement aimable et poli.

386 ANNA KARÉNINE.

« Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi, mais c'est mon devoir de me rappeler à votre souve- nir pour vous remercier de votre bonté pour ma fille, dit-il en ôtant son chapeau sans le remettre.

Le prince Alexandre Cherbatzky ? dit Mme Stahl en levant sur ses yeux célestes, dans lesquels Kitty remarqua une ombre de mécontentement. Enchantée de vous voir. J'aime tant votre fille !

Votre santé n'est toujours pas bonne ?

Oh ! j'y suis faite maintenant, répondit Mme Stahl, et elle présenta le comte suédois.

Vous êtes bien peu changée depuis les dix ou onze ans que je n'ai eu l'honneur de vous voir.

Oui, Dieu qui donne la croix, donne aussi la force de la porter. Je me demande souvent pourquoi une vie semblable se prolonge ! Pas ainsi, dit-elle d'un air contrarié à Varinka, qui l'enveloppait d'un plaid sans parvenir à la satisfaire.

Pour faire le bien sans doute, dit le prince dont les yeux riaient.

Il ne nous appartient pas de juger, répondit Mme Stahl, qui surprit cette nuance d'ironie dans la physionomie du prince. Envoyez-moi donc ce livre, cher comte. Je vous en remercie infiniment d'avance, dit- elle en se tournant vers le jeune Sué- dois.

Ah! s'écria le prince qui venait d'apercevoir le colonel de Moscou ; et, saluant Mme Stahl, il alla le rejoindre avec sa fille.

Voilà notre aristocratie, prince, dit le colonel

ANNA KARKXINE. 3^7

avec une iiitoiitioii railleuse, car lui aussi était piqué de l'attitude de Mme vStahl.

Toujours la même, répondit le prince.

L'avez- vous connue avant sa maladie, c'est- à-dire avant qu'elle fût infirme ?

Oui, je l'ai connue au moment elle a pv^rdu l'usage de ses jambes.

On prétend qu'il y a dix ans qu'elle ne mar- che plus.

Elle ne marche pas parce qu'elle a une jambe plus courte que l'autre ; elle est très mal faite.

C'est impossible, papa ! s'écria Kitty.

Les mauvaises langues l'assurent, ma chérie ; et ton amie Varinka doit en voir de toutes les cou- leurs. Oh ! ces dames malades !

Oh non î papa, je t'assure, Varinka l'adore ! affinna vivement Kitty. Et elle fait tant de bien ! Demande à qui tu voudras : tout le monde la con- naît, ainsi que sa nièce Aline.

C'est possible, répondit son père en lui ser- rant doucement le bras, mais il voudrait mieux que personne ne sût le bien qu'elles font. »

Kitty se tut, non qu'elle fût sans réponse, mais parce que ses pensées secrètes ne pouvaient pas même être révélées à son père. Chose étrange cepen- dant : quelque décidée qu'elle fût à ne pas se sou- mettre aux jugements de son père, à ne pas le laisser pénétrer dans le sanctuaire de ses réflexions, elle sen- tait bien que l'image de sainteté idéale qu'elle por- tait dans l'àme depuis un mois venait de s'effacer

388 ANNA KARÉNINE.

sans retour, comme ces formes que l'imagination aperçoit dans des vêtements jetés au hasard, et qui disparaissent d'elles-mêmes quand on se rend compte de la façon dont ils ont été jetés. Elle ne conserva plus que l'image d'une femme boiteuse qui restait couchée pour cacher sa difformité, et qui tourmen- tait la pauvre Varinka pour un plaid mal arrangé ; il lui devint impossible de retrouver dans sa pensée l'ancienne Mme Stahl.

CHAPITRE XXXV

L'entrain et la bonne humeur du prince se com- muniquaient à tout son entourage ; le propriétaire de la maison lui-même n'y échappait pas. En ren- trant de sa promenade avec Kitty, le prince invita le colonel, Marie Evguénievna, sa fille, et Varinka à prendre le café, et fit dresser la table sous les marron- niers du jardin. Les domestiques s'animèrent aussi bien que le propriétaire sous l'influence de cette gaieté communicative, d'autant plus que la géné^ rosité du prince était bien connue. Aussi, une demi- heure après, cette jo^^'euse société russe réunie sous les arbres fit- elle l'envie du médecin malade qui ha- bitait le premier ; il contempla en soupirant ce groupe heureux de gens bien portants.

La princesse, un bonnet à rubans lilas posé sur le sommet de sa tête, présidait à la table couverte d'une nappe très blanche, sur laquelle on avait placé la

ANNA K.\RKNINE. 389

cafetière, du pain, du beurre, du fromage et du gi- bier froid ; elle distribuait les tasses et les tartines, tandis que le prince, à l'autre bout de la table, mangeait de bon appétit en causant gaiement. Il avait étalé autour de lui toutes ses emplettes de boîtes sculptées, couteaux à papier, jeux de hon- chets, etc., rapportés de toutes les eaux d'où il revenait, et il s'amusait à distribuer ces objets à chacun, sans oublier Lischen, la servante et le maître de la maison. Il tenait à celui-ci les discours les plus comiques dans son mauvais allemand, et lui assurait que ce n'étaient pas les eaux qui avaient guéri Kitty, mais bien son excellente cuisine, et notamment ses potages aux pruneaux. La princesse pJaisantait son mari sur ses manies russes, mais ja- mais, depuis qu'elle était aux eaux, elle n'avait été si gaie et si animée. Le colonel souriait coimne tou- jours des plaisanteries du prince, mais il était de l'avis de la princesse quant à la question européenne, qu'il s'imaginait étudier avec soin. La borme Marie Evguénievna riait aux larmes, et \'arinka elle-même, au grand étonnement de Kitty, était gagnée par la gaieté générale.

Kitty ne pouvait se défendre d'une certaine agi- tation intérieure ; sans le vouloir, son père avait posé devant elle un problème qu'elle ne pouvait ré- soudre, en jugeant, comme il l'avait fait, ses amis et cette vie nouvelle qui lui offrait tant d'attraits. A ce problème se joignait pour elle celui du change- ment de relations avec les Pétrof , qui lui avait paru

390 ANNA KARÉNINE.

ce jour-là plus évident encore et plus désagréable. Son agitation augmentait en les voyant tous si gais, et elle éprouvait le même sentiment que lors- que petite fille, on la punissait, et qu'elle entendait de sa chambre les rires de ses sœurs sans pouvoir y prendre part.

« Dans quel but as-tu bien pu acheter ce tas de choses ? demanda la princesse en souriant à son mari et lui offrant une tasse de café.

Que veux- tu ? on va se promener, on s'appro- che d'une boutique, on est aussitôt accosté : « Er- laucht, Excellenz, Durchlaucht ! » Oh ! quand on en venait à Durchlaucht, je ne résistais plus, et mes dix thalers y passaient.

C'était uniquement par ennui, dit la princesse.

Mais certainement, ma chère, car l'ennui est tel, qu'on ne sait se fourrer.

Comment peut-on s'ennuyer ? Il y a tant de choses à voir en Allemagne maintenant, dit Marie Evguénievna.

Je sais tout ce qu'il y a d'intéressant main- tenant : je connais la soupe aux pruneaux, le saucis- son de pois, je connais tout.

Vous avez beau dire, prince, leurs institutions sont intéressantes, dit le colonel.

En quoi ? Ils sont heureux comme des sous neufs, ils ont vaincu le monde entier : qu'y a-t-il de si satisfaisant pour moi ? Je n'ai vaincu personne, moi. Et en revanche, il me faut ôtermes bottes moi- même, et, qui pis est, les poser moi-même à ma porte

ANNA KARENINE. 39i

daiLs le couloir. Ixî matin, à peine levé, il faut ni'ha- biller et aller boire au salon un thé exé\:rable. Ce n'est pas conune chez nous ! nous avons le droit de nous éveiller à notre heure ; si nous sommes de mauvaise humeur, nous avons celui de grogner ; on a temps pour tout, et l'on pèse ses petites affaires sans hâte inutile.

Mais le temps, c'est l'argent, n'oubliez pas cela, dit le colonel.

Cela dépend : il y a des mois entiers qu'on donnerait pour 50 kopecks, et des quarts d'heure qu'on ne céderait pour aucun trésor. Est-ce vrai, Katinka ? Mais pourcjuoi parais-tu ennuyée ?

Je n'ai rien, papa.

allez- vous ? restez encore un peu, dit le prince en s' adressant à Varinka.

Il faut que je rentre », dit Varinka prise d'un nouvel accès de gaieté. Quand elle se fut calmée, elle prit congé de la société et chercha son chapeau.

Kitty la suivit. Varinka elle-même lui semblait changée ; elle n'était pas moins bonne, mais elle était autre qu'elle ne l'avait imaginée.

« Il y a longtemps que je n'ai autant ri », dit Va- rinka en cherchant son ombrelle et son sac. Que votre père est charmant ! »

Kitty se tut.

« Quand nous reverrons-nous ? demanda Varinka.

Maman voulait entrer chez les Pétrof. Y se- rez-vous ? demanda Kittv* pour scruter la pensée de son amie.

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393

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« Cest po'(|uoi mieux vaut n'y pas aller, vous le comprc!.' / t il ne faut pas vous fâcher...

Je : ' :• lie ce que je mérite », dit vivement Kitty en s'emarant de l'ombrelle de Varinka sans regarder son \ lie.

Celle-ci, ei oyant cette colère enfantine, retint un sourire, ])< i ne pas froisser Kitty.

« Coniinen vous n'avez que ce que vous méri- tez ? je ne coiprends pas.

Parce qc tout cela n'était qu'hypocrisie, que rien ne venaidu cœur. Qu'avais-je affaire de m'oc- aiper d'il! -.^^r et de me mêler de ce qui ne me regardait ] : ^ est pourquoi j'ai été la cause d'une querelle, i.t a parce que tout est hy-pocrisie, hy- pocrisie, dit-'e en ouvrant et fermant machinale- ment l'on:

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Qui dor a trompé ? dit Varinka sur un ton de reproch parlez comme si... »

Mais Ku t tait dans un de ses accès de colère et ne la Ini achever.

« Ce îi < ■^ is de vous qu'il s'agit : vous êtes une perfecti' '. oui, je sais que vous êtes toutes des

392 ANNA KARENINE.

J'y serai, répondit-elle : ils comptent partir, et j'ai promis de les aider à emballer. -:

Eh bien, j'irai aussi.

Non ; pourquoi faire ?

Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? dit Kitty en arrêtant Varinka par son parasol, et en ouvrant de grands yeux. Attendez un moment, et dites-moi pourquoi.

Mais parce que vous avez votre père, et qu'ils se gênent avec vous.

Ce n'est pas cela : dites-moi pourquoi vous ne voulez pas que j'aille souvent chez les Pétrof : car vous ne le voulez pas ?

Je n'ai pas dit cela, répondit tranquillement Varinka.

Je vous en prie, répondez-moi.

Faut-il tout vous dire ?

Tout, tout ! s'écria Kitty.

Au fond, il n'y a rien de bien grave : seulement Pétrof consentait autrefois à partir aussitôt sa cure achevée, et il ne le veut plus maintenant, répondit en souriant Varinka.

Eh bien, eh bien ? demanda encore Kitty vive- ment d'un air sombre.

Eh bien. Aima Pavlovna a prétendu que, s'il ne voulait plus partir, c'était parce que vous restiez ici. C'était maladroit, mais vous avez ainsi été la cause d'une querelle de ménage, et vous savez com- bien les malades sont facilement irritables. »

Kitty, toujours sombre, gardait le silence, et Va-

ANNA KARKNIXE. 393

rinka parlait seule, cherchant à l'adoucir et à la cal- mer, tout en prévoyant un éclat prochain de lannes ou de reproches.

« Cest pourquoi mieux vaut n'y pas aller, vous le comprenez, et il ne faut pas vous fâcher...

Je n'ai que ce que je mérite », dit vivement Kitty en s'emparant de l'ombrelle de Varinka sans regarder son amie.

Celle-ci, en voyant cette colère enfantine, retint un sourire, pour ne pas froisser Kitty.

« Comment, vous n'avez que ce que vous méri- tez ? je ne comprends pas.

Parce que tout cela n'était qu'h>'pocrisie, que rien ne venait du cœur. Qu'avais-je affaire de m'oc- cuper d'un étranger et de me mêler de ce qui ne me regardait pas ? C'est pourquoi j'ai été la cause d'une querelle. Et cela parce que tout est hj-pocrisie, hy- pocrisie, dit-elle en ouvrant et fermant machinale- ment l'ombrelle.

Dans quel but ?

Pour paraître meilleure aux autres, à moi- même, à Dieu ; pour tromper tout le monde ! Non, je ne retomberai plus là-dedans : je préfère être mau- vaise et ne pas mentir, ne pas tromper.

Qui donc a trompé ?dit Varinka sur un ton de reproche ; vous parlez comme si... »

Mais Kitty était dans un de ses accès de colère et ne la laissa pas achever.

« Ce n'est pas de vous qu'il s'agit : vous êtes une perfection ; oui, oui, je sais que vous êtes toutes des

394 ANNA KARENINE.

perfections ; mais je suis mauvaise, moi ; je n'y peux rien. Et tout cela ne serait pas arrivé si je n'avais pas été mauvaise. Tant pis, je resterai ce que je suis ; mais je ne dissimulerai pas. Qu'ai- je affaire d'Anna Pavlovna ? ils n'ont qu'à vivre comme ils l'enten- dent, et je ferai de même. Je ne puis me changer. Au reste, ce n'est pas cela...

Qu'est-ce qui n'est pas cela ? dit Varinka d'un air étonné.

Moi, je ne puis vivre que par le cœur, tandis que vous autres ne vivez que par vos principes. Je vous ai aimées tout simplement, et vous n'avez eu en vue que de me sauver, de me convertir !

Vous n'êtes pas juste, dit Varinka.

Je ne parle pas pour les autres, je ne parle que pour moi.

Kitty ! viens ici, cria à ce moment la voix de la princesse : montre tes coraux à papa. »

Kitty prit sur la table une boîte, la porta à sa mère d'un air digne, sans se réconcilier avec son amie.

« Qu'as-tu ? pourquoi es-tu si rouge ? deman- dèrent à la fois son père et sa mère.

Rien, je vais revenir. »

« Elle est encore ! que vais- je lui dire ? IMon Dieu, qu'ai-je fait ? qu'ai -je dit ? Pourquoi l'ai-je offensée ? » se dit-elle en s' arrêtant à la porte.

Varinka, son chapeau sur la tête, était assise près de la table, examinant les débris de son om- brelle que Kitty avait cassée. Elle leva la tête.

ANNA K.\RÏ>NIN^. 395

« Varinka, pardonnez-moi, murmura Kitty en s'approchant d'elle : je ne sais plus ce que j'ai dit. je...

Vraiment je n'avais pas l'intention de vous faire du chagrin », dit Varinka en souriant.

La paix était faite. Mais l'arrivée de son père avait changé pour Kitty le monde dans lequel elle vivait. Sans renoncer à tout ce qu'elle y avait ap- pris, elle s'avoua qu'elle se faisait illusion en croyant devenir telle qu'elle le rêvait. Ce fut comme un ré- veil. Elle comprit qu'elle ne saurait, sans hypocri- sie, se tenir à une si grande hauteur ; elle sentit en outre plus vivement le poids des malheurs, des mala- dies, des agonies qui l'entouraient, et trouva cruel de prolonger les efforts qu'elle faisait pour s'y inté- resser. Elle éprouva le besoin de respirer un air vrai- ment pur et sain, en Russie, à Yergoushovo, Dolly et les enfants Tavaient précédée, ainsi que le lui apprenait une lettre qu'elle venait de rece- voir.

Mais son affection pour Varinka n'avait pas fai- bli. En partant, elle la supplia de venir les voir en Russie.

« Je viendrai quand vous serez mariée, dit celle- ci.

Je ne me marierai jamais.

Alors je n'irai jamais.

Dans ce cas, je ne me marierai que pour cela. N'oubliez pas votre promesse », dit Kitty.

Les prévisions du docteur s'étaient réalisées ;

396 ANNA KARÉNINE.

Kitty rentra en Russie guérie ; peut-être n'était- elle pas aussi gaie et insouciante qu'autrefois, mais le calme était revenu. I^es douleurs du passé n'étaient plus qu'un souvenir.

TROISIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Serge Ivanitch Kosnichef , au lieu d'aller comme d'habitude à l'étranger pour se reposer de ses tra- vaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à Pak- rofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs, et il venait en jouir auprès de son frère. Celui-ci l'accueillit avec d'autant plus de plaisir qu'il n'at- tendait pas Nicolas cette année.

Malgré son aftection et son respect pour Serge, Constantin éprouvait un certain malaise auprès de lui, à la campagne : leur façon de la comprendre était trop différente. Pour Constantin, la campagne of- frait un but à des travaux d'une incontestable uti- lité; c'était, à ses yeux, le théâtre même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge, au contraire, n'y voyait qu'un lieu de repos, \m anti- dote contre les corruptions de la ville, et le droit de

398 ANNA KARENINE.

ne rien faire. Leur point de vue sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans ces entretiens des traits de caractère à l'honneur du peuple, qu'il se plaisait à généraliser. Ce jugement superficiel froissait Levine. Il respec- tait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de la paysanne sa nourrice ime véritable tendresse pour eux : mais leurs vices l'exaspéraient aussi sou- vent que leurs vertus le frappaient. Le peuple représentait pour lui l'associé principal d'un travail commun ; comme tel, il ne voyait aucune distinc- tion à établir entre les qualités, les défauts, les inté- rêts de cet associé, et ceux du reste des hommes.

La victoire restait toujours à Serge dans les dis- cussions qui s'élevaient entre les deux frères, par suite de leurs divergences d'opinions, et cela parce que ces appréciations restaient inébranlables, tan- dis que Constantin, modifiant sans cesse les siennes, était facilement convaincu de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère comme un brave garçon, dont le cœur, suivant son expression française, était bien placé, mais dont l'esprit trop impressionnable, quoique ouvert, était rempli d'inconséquences. Souvent il cherchait, avec la condescendance d'im frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses ; mais il discutait sans plaisir contre un interlocuteur si facile à battre.

Constantin, de son côté, admirait la vaste intelli- gence de son frère, ainsi que sa haute distinction

ANNA KARÏCNINE. 399

d'esprit ; il voyait en lui un hoimne doué des facul- tés les plus belles et les plus utiles au bien général ; mais, en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait parfois, au fond de l'âme, si ce dévouement à des intérêts généraux, dont lui- même se sentait si dépounni, constituait bien une qualité. Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route personnelle paniii toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu'il en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance ?

Levine éprouvait encore un autre genre de con- trainte envers son frère, quand celui-ci passait l'été chez lui. Les journées lui paraissaient trop courtes pour tout ce qu'il avait à faire et à siirveiller : tan- dis que son frère ne songeait qu'à se reposer. Bien que Serge n'écrivît pas, l'activité de son esprit était trop incessante pour qu'il n'eût pas besoin d'ex- primer à quelqu'un, sous une forme concise et élé- gante, les idées qui l'occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel.

Serge se couchait dans l'herbe, et, tout en se chauf- fant au soleil, il causait volontiers, paresseusement étendu.

« Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse ! Je n'ai pas une idée dans la tête, elle est vide comme ime boule. »

Mais Constantin se lassait vte de rester assis à

bavarder, il savait qu'en son absence on répandrait

e fumier à tort et à travers sur les champs, et il

souffrait de ne pas surveiller ce travail ; il savait

400 ANNA IL\RÉXINE.

qu'on ôterait les socs des charrues anglaises, pour pouvoir dire qu'elles ne vaudraient jamais les \'ieilles charrues primitives du pa\'san leur voisin, etc.

« N'es- tu donc pas fatigué de courir par cette cha- leur ? lui demandait Serge.

Je ne te quitte que pour un instant, le temps de voir ce qui se passe au bureau 2, répondait Le- vine, et il se sauvait d:^r\<> les champs.

CIL\PITR£ n

Dans les premiers jours de juin, la vieille bonne qui remplissait les fonctions de ménagère, Agathe Mikhaïlovna, descendant à la cave avec im pot de petits champignons qu'elle venait de saler, glissa dans l'escalier et se foula le poignet. On ût chercher im médecin du district, jeune étudiant bavard qui ve- nait de terminer ses études. D examina la main, affirma qu'elle n'était pas démise, y appliqua des compresses et pendant le dîner, fier de se trouver en société du célèbre Kosnichef , se lança dans la narra- tion de tous les commérages du district, et, pour avoir l'occasion de produire ses idées éclairées et avancées, se plaignit du mauvais état des choses en général.

Serge Ivanitch l' écouta avec attention ; animé par la présence d'un nouvel auditeur, il causa, fit des observations justes et fines, respectueusement appréciées par le jeune médecin ; après le départ du docteur, il se trouva dans cette disposition d'esprit

AXXA K_\Ri:XTXE. 401

un peu surexcitée que lui connaissait son frère, et qui succédait généralement à une conx'ersation bril- lante et vive. Une fois seuls, Sei^ge prit une ligne pour aller pécher.

Kosnichef aimait la pêche à la ligne ; il semblait mettre une certaine vanité à montrer qu'il savait s'amuser d'un passe-temps aussi puéril. Constantin voulait aller surveiller les labours et examiner les prairies : il offrit à son frère de le mener en cabriolet jusqu'à la ri\-ière.

C'était le moment de l'été la récolte de l'année se dessine, et commencent les préoccupations des semailles de l'année suivante, alors que se ter- mine la fenaison- Les épis déjà formés, mais encore \-erts, se balancent légèrement au souffle du \'ent ; les avoines sortent irrégulièrement de terre dans les champs semés tardi\-ement ; le sarrasin couvTe déjà le sol ; l'odeur du fimiier répandu en monticules sui les champs se mêle au parfum des herbages, qui, par- semés de leurs petits bouquets d'oseille sauvage, s'étendent conmie une mer. Cette période de lété est l'accalmie qui précède la moisson, ce grand effort imposé chaque anné« au pa>-san. La récolte promet- tait d'être superbe, et aux longues et claires journées succédaient des nuits courtes, accompagnées d'une forte rosée.

Pour arri\-er aux prairies, il fallait traverser le bois ; Serge Ivanitch aimait cette forêt touffue ; il désigna à l'admiration de son frère un \neux tilleul prêt à ffeurir, mais Constantin, qui ne parlait pas

402 ANNA KARÉNINE.

volontiers des beautés de la nature, préférait aussi n'en pas entendre parler. Les paroles lui gâtaient, prétendait-il, les plus belles choses. Il se contenta d'approuver son frère, et pensa involontairement à ses affaires ; son attention se concentrait sur un champ en jachère qu'ils atteignirent en sortant du bois. Une herbe jaunissante le recouvrait par endroits, tandis qu'à d'autres on l'avait déjà retourné. Les télègues arrivaient à la file ; Levine les compta et fut satis- fait de l'ouvrage qui se faisait. Ses pensées se por- tèrent ensuite, à la vue des prairies, sur la grave question du fauchage, une opération qui lui tenait particulièrement au cœur. Il arrêta son cheval. L'herbe haute et épaisse était encore couverte de rosée. Serge Ivanitch. pour ne pas se mouiller les pieds, pria son frère de le conduire en cabriolet jusqu'au buisson de cytises près duquel on péchait les perches. Constantin obéit, tout en regrettant de froisser cette belle prairie, dont l'herbe moel- leuse entourait les pieds des chevaux et laissait tom- ber ses semences sur les roues de la petite voiture.

Serge s'assit sous le cytise et lança sa ligne. Il ne prit rien, mais il ne s'ennuyait pas et semblait de bonne humeur.

Levine, au contraire, avait hâte de rentrer et de donner ses ordres sur le nombre de faucheurs à louer pour le lendemain ; mais il attendait son frère et songeait à la grosse question qui le préoccupait.

AXN'A KARÉNINE. 403

CHAPITRE III

a Je pensais à toi, dit Serge Ivanitch : sais- tu que d'après ce que raconte le docteur, un garçon qui n'est pas bête, ce qui se passe dans le district n'a pas de nom ? Et cela me fait revenir à ce que je t'ai déjà dit : tu as tort de ne pas aller aux assemblées et de te tenir à l'écart. Si les hommes de valeur ne veulent pas se mêler des affaires, tout ira à la diable. L'argent des contribuables ne sert à rien, car il n'y a ni écoles, ni infirmiers, ni sages-femmes, ni phar- macies : il n'y a rien.

J'ai essayé, répondit à contre-cœur Levine, mais je ne peux pas : que veux- tu que j'y fasse ?

Pourquoi ne le peux-tu pas ? Je t'avoue que je n'y comprends rien. Je n'admets pas que ce soit in- capacité ou indifférence : ne serait-ce pas tout simple- ment paresse ?

Rien de tout cela. J'ai essayé et j'ai acquis la conviction que je ne pouvais rien faire. »

Levine n'approfondissait pas beaucoup ce que disait son frère, et, tout en regardant la rivière et la prairie, il cherchait à distinguer dans le lointain un point noir ; était-ce le cheval de l'intendant ?

« Tu te résignes trop facilement ! Comment n'y mets-tu pas un peu d'amour-propre ?

Je ne conçois pas l'amour-propre en pareille matière, répondit Levine, que ce reproche piqua

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404 ANNA KARÉNINE.

au vif. Si à l'Université on m'avait reproché d'être incapable de comprendre le calcul intégral comme mes camarades, j'y aurais mis de l' amour-propre ; mais ici il faudrait commencer par croire à l'utilité des innovations à l'ordre du jour.

Eh quoi ! sont-elles donc inutiles ? demanda Serge Ivanovitch, froissé de voir son frère attacher si peu d'importance à ses paroles et y prêter une si médiocre attention.

Non, que veux-tu que j'y fasse, je ne vois rien d'utile et ne m'y intéresse pas, répondit Levine qui venait enfin de reconnaître son intendant à che- val dans le lointain.

Écoute, dit le frère aîné dont le beau visage s'était rembruni : il y a limite à tout ; admettons qu'il soit superbe de détester la pose, le mensonge, et de passer pour un original ; mais ce que tu viens de dire n'a pas le sens commun. Trouves-tu réellement indifférent que le peuple, que tu aimes, à ce que tu assures...

Je n'ai jamais rien assuré de pareil, interrom- pit Levine.

Que ce peuple meure sans secours ? reprit Serge ; que de grossières sages-femmes fassent périr les nouveau-nés ? que les paysans croupissent dans l'ignorance et restent la proie du premier écrivain venu ? y>

Et Serge Ivanitch lui posa le dilemme sui- vant :

« Ou bien ton développement intellectuel est en

ANNA KARKNINE. 405

défaut, ou bien c'est ton amour du repos, ta vanité, que sais-je ? qui l'emporte. »

Constantin sentit que, s'il ne voulait pas être convaincu d'indifférence pour le bien public, il n'a- vait qu'à se soumettre.

« Je ne vois pas, dit-il blessé et mécontent, qu'il soit possible...

Conunent tu ne vois pas, par exemple, qu'en surveillant mieux l'emploi des contributions il serait possible d'obtenir une assistance médicale quel- conque ?

Je ne crois pas à la possibilité d'une assistance médicale sur une étendue de quatre mille verstes carrées, conmie notre district. Au reste, je n'ai aucune foi dans l'eflâcacité de la médecine.

Tu es injuste, je te citerais mille exemples... Et les écoles ?

Pourquoi faire, des écoles ?

Comment, pourquoi faire ? Peut-on douter des avantages de l'instruction ? Si tu la trouves utile pour toi, peux-tu la refuser aux autres ? »

Constantin se sentit mis au pied du mur et, dans son irritation, avoua involontairement la véritable cause de son indifférence :

« Tout cela peut être vrai, mais pourquoi irais-je me tracasser au sujet de ces stations médicales dont je ne me servirai jamais, de ces écoles je n'enverrai jamais mes enfants, les paysans ne veulent pas envoyer les leurs et je ne suis pas sûr du tout qu'il soit bon de les envoyer. »

4o6 ANNA KARENINE.

Serge Ivanitch fut déconcerté de cette sortie, et, tirant silencieusement sa ligne de Teau, il se tourna vers son frère en souriant :

« Tu as cependant éprouvé le besoin d'im méde- cin, puisque tu en as fait venir un pour Agathe Mikhaïlovna.

Et je vois que sa main n'en restera pas moins estropiée.

C'est à savoir... Puis, lorsque le paysan sait lire ne te rend-il pas meilleur service ?

Oh ! quant à cela, non ! répondit carrément Levine ; questionne qui tu voudras, chacun te dira que le paysan qui sait lire vaut moins comme ou- vrier. Il n'ira plus réparer les routes, et si on l'em- ploie à construire un pont, il tâchera avant tout d'en emporter les planches.

Au reste, il ne s'agit pas de cela, dit Serge en fronçant le sourcil ; il détestait la contradiction et surtout cette façon de sauter d'un sujet à l'autre, et de produire des arguments sans aucun lien appa- rent. — La question se pose ainsi : Conviens-tu que l'éducation soit un bien pour le peuple ?

J'en conviens », dit Levine sans songer que telle n'était pas sa pensée ; il sentit aussitôt que sou frère allait retourner cet aveu contre lui, et comprit qu'il serait logiquement convaincu d'inconséquence. Ce fut bien facile.

« Du moment que tu en conviens, tu ne saurais, en honnête homme, refuser la coopération à cette œuvre.

ANNA KARÉNINE. 407

Mais si je ne la regarde pas encore comme l)onne, cette œuvre, dit Levine en rougissant.

Comment cela ? tu viens de dire...

Je veux dire que l'expérience n'a pas encore démontré qu'elle fût vraiment utile.

Tu n'en sais rien, puisque tu n'as pas fait le moindre effort pour t'en convaincre.

Eh bien î admettons que l'instruction du peuple soit un bien, dit Constantin sans la moindre conviction ; mais pourquoi irai- je m'en tourmenter, moi ?

Comment, prmrquoi ?

Explique-moi ton idée au point de vue philo- sophique, puisque nous en sommes là.

Je ne vois pas que la philosophie ait rien à faire là, repondit Serge d'un ton qui parut à son frèreéta- blir des doutes sur son droit de parler de philosophie.

Voici pourquoi, dit-il, mécontent et s'échauf- fant tout en pailant. Selon moi, le mobile de nos actions restera toujours notre intérêt personnel. Or je ne vois rien dans nos institutions provinciales qui contribue à mon bien-être. I^es routes ne sont pas meilleures, et ne peuvent pas le devenir : d'ail- leurs, mes chevaux me conduisent tout aussi bien par de mauvais chemins. Je ne fais aucun cas des médecins et des pharmaciens. Le juge de paix m'est inutile. Jamais je n'ai eu recours à lui, et jamais l'idée d'avoir recours à lui ne me viendra. Les écoles, non seulement me paraissent inutiles, mais, comme je te l'ai expliqué, me font du tort. Quant aux institutions

4o8 ANNA KARÉNINE.

provinciales, elles ne représentent pour moi que l'obligation de payer un impôt de i8 kopecks par dessiatine, d'aller à la ville, d'y coucher avec des pu- naises, et d'y entendre des inepties et des grossière- tés de tout genre : rien de tout cela n'est dans mon intérêt personnel.

Pardon, interrompit en souriant Serge Iva- nitch ; il n'était pas de notre intérêt de travailler à l'émancipation des paysans : nous l'avons cepen- dant fait.

Oh ! l'émancipation était une autre araire, re- prit Constantin en s' animant de plus en plus ; c'était bien notre intérêt personnel. Nous avons voulu, nous autres honnêtes gens, secouerun joug qui nous pesait. Mais être membre du conseil de la ville, et venir discuter sur des conduits à établir dans des rues que je n'habite pas ; être juré, et venir juger un paysan accusé d'avoir volé un jambon ; écouter pen- dant six heures les sottises variées que peuvent dé- biter le défenseur et le procureur ; demander comme président à Alexis, mon vieil ami à moitié idiot : « Reconnaissez- vous, monsieur l'accusé, avoir dé- robé un jambon ?... »

Et Constantin, entraîné par son sujet, représenta la scène entre le président et l'accusé, s'imaginant continuer ainsi la discussion.

Serge Ivanitch leva les épaules.

Qu'entends-tu par ?

J'entends que, lorsqu'il s'agira de droits qui me toucheront, qui toucheront à mes intérêts per~

ANNA K^VRÉNINE. 409

sonnels. je saurai les défendre de toutes mes forces; lorsque, étant étudiant, on venait faire des perquisi- tions chez nous, et que les gendarmes lisaient nos lettres, je savais défendre mes droits à la liberté, à l'instruction. Je veux bien discuter le service obliga- toire, parce que c'est une question qui touche au sort de mes enfants, de mes frères, au mien par consé- quent ; mais savoir comment employer les 40 mille roubles d'impôts, et faire le procès d'Alexis l'idiot, je ne m'en sens pas capable. »

La digue était rompue ; Constantin parlait sans - s'arrêter. Serge sourit.

a Et si demain tu as un procès, tu préférerais être jugé par les tribunaux d'autrefois ?

Je n'aurai pas de procès ; je n'assassinerai per- sonne, et tout cela ne me sert à rien. Nos institutions provinciales, vois-tu, dit-il en sautant selon son ha- bitude d'un sujet à l'autre, me rappellent les petits bouleaux que nous enfoncions en terre le jour de la - Trinité pour figurer ime forêt. La forêt a poussé d'elle-même en Europe, mais, quant à nos petits bouleaux, il m'est impossible de les arroser et de croire en eux. »

Serge Ivanitch haussa les épaules en signe d'éton- nement de voir ces petits bouleaux mêlés à leur dis- cussion ; il comprit cependant l'idée de son frère.

« Ceci n'est pas un raisonnement », dit-il.

Mais Constantin, pour tâcher d'expliquer cette absence d'intérêt pour les affaires publiques, dont il se sentait coupable, continua :

410 ANNA KARÉNINE.

« Je crois qu'il n'y a pas d'activité durable si elle n'est pas fondée sur l'intérêt personnel : c'est une vérité générale, philosophique », dit-il en ap- puyant sur ce dernier mot, comme pour prouver qu'il avait aussi bien qu'un autre le droit de parler philo- sophie.

Serge Ivanitch sourit encore. « Lui aussi, se dit- il, se fait une philosophie pour la mettre au service de ses penchants ! »

Laisse la philosophie tranquille. Son but a précisément été, dans tous les temps, de saisir ce lien indispensable qui existe entre l'intérêt person- nel et l'intérêt général. Mais je tiens à certifier ta comparaison. Les petits bouleaux n'ont pas été fichés en terre, ils ont été semés, plantés, et il faut les traiter avec ménagement. Les seules na- tions qui aient de l'avenir, les seules qu'on puisse nommer historiques, sont celles qui sentent l'im- portance et la valeur de leurs institutions, qui par conséquent y attachent du prix. »

Et pour mieux démontrer l'erreur que son frère commettait, il discuta la question au point de vue de la philosophie de l'histoire, un terrain sur lequel Constantin ne pouvait pas le suivre.

« Quant à ton peu de goût pour les affaires, tu m'excuseras si je le mets sur le compte de notre pa- resse russe, de nos anciennes habitudes de grands seigneurs ; laisse-moi espérer que tu reviendras de cette erreur passagère. »

Constantin ne répondit pas ; il se sentait battu à

ANNA KARÉNINE. 411

plate couture, et sentait également que son frère n'avait pas compris, ou n'avait pas voulu compren- dre sa pensée. Était-ce lui qui ne savait pas s'ex])li- quer clairement ou son frère qui y mettait de la mau- vaise volonté ? Sans approfondir cette question, il ne répliqua pas et s'absorba dans ses réflexions.

Serge Ivanitch retira ses lignes, détacha le cheval, et ils partirent.

CHAPITRE IV

Levine, l'année précédente, un jour qu'on fau- chait, s'était mis en colère contre son intendant, et pour se calmer il avait pris la faux d'un paysan et s'était rais à faucher lui-même. Ce travail l'avait tant amusé, qu'il recommença plusieurs fois, faucha lui-même la prairie devant la maison, et se promit de faucher, l'année suivante, des journées entières avec les paysans.

Depuis l'arrivée de Serge, il se demandait s'il pourrait donner suite à ce projet. Il était confus d'abandonner son frère pendant toute une journée et craignait aussi un peu ses plaisanteries. Les im- pressions de l'année précédente lui revinrent tandis qu'il traversait la prairie.

« Il me faut absolument un exercice violent, si- non mon caractère deviendra intraitable », pensa-t-il, décidé à braver l'ennui que pouvaient lui causer les observations de son frère et de ses gens.

412 ANNA KARÉNINE.

Le même soir, en allant donner ses ordres pour les travaux du lendemain, Levine, dissimulant son embarras, dit à son intendant :

« Vous enverrez ma faux à Tite pour qu'il la re- passe demain, je faucherai peut-être moi-même. »

L'intendant sourit et répondit.

« C'est bien. »

Plus tard, en prenant le thé, Levine dit à son frère:

« Décidément le temps se met au beau, je fauche- rai demain :

J'aime beaucoup ce travail, dit Serge Ivanitch.

Moi, je l'aime extrêmement; il m'est arrivé de faucher l'année dernière, et je veux m'y remettre demain toute la j oumée. »

Serge Ivanitch leva la tête et regarda son frère avec étonnement.

« Comment l'entends- tu ? travailler toute la journée comme im paysan ?

Oui, c'est très amusant.

C'est un excellent exercice physique, mais pour- ras-tu supporter une fatigue pareille ? demanda Serge sans aucune intention ironique.

Je l'ai essayé. Au commencement, c'est dur, puis on s'entraîne. Je crois bien que j'irai jusqu'au bout.

Vraiment ? ]Mais de quel œil les paysans voient- ils cela ? Ne tournent- t-ils pas en ridicule les manies du maître ? Et puis comment feras-tu pour dîner ? On ne peut guère se faire porter là-bas une bouteille de laffitte et im dindonneau rôti.

ANNA ICVRÉNINK . 413

Je rentrerai à la maison pendant que les paysans se reposeront. »

Le lendemain matin, quoique levé plus tôt que de coutume, Levine, en arrivant à la prairie, trouva les faucheurs déjà à l'ouvrage.

La prairie s'étendait au pied de la colline, avec ses rangées d'herbe déjà fauchée, et les petits monticu- les noirs formés par les vêtements des travailleurs. Levine découvrit, en approchant, les faucheurs mar- chant en échelle les uns denière les autres, et avan- çant lentement sur le sol inégal de la prairie. Il compta quarante-deux hommes et distingua panui eux des connaissances : le vieil Ermil, en chemise blanche, le dos voûté, et le jeune Wasia, autrefois son cocher.

Tite, son professeur, un petit vieillard sec, était aussi, faisant de larges fauché-es, sans se baisser et maniant aisément la faux.

Levine descendit de cheval, attacha l'animal près de la route, et s'approcha de Tite, qui alla aussitôt prendre une faux cachée derrière un buisson, et la lui présenta.

« Elle est prête, Barine, c'est un rasoir, elle fau- che toute seule », dit Tite, ôtant son bonnet en souriant.

Levine prit la faux. Les faucheurs, après avoir uni leur ligne, retournaient sur la route ; ils étaient cou- verts de sueur, mais gais et de bonne humeur, et saluaient tous le maître en souriant. Personne n'osa ouvrir la bouche avant qu'un grand vieillard sans

414 ANNA KARENINE.

barbe vêtu d'une jaquette en peau de mouton, lui adressât le premier la parole :

« Attention, Barine, quand on commence ime besogne, il faut la terminer ! dit-il, et I^evine enten- dit un rire étouffé parmi les faucheurs.

Je tâcherai de ne pas me laisser dépasser, ré- pondit-il en se plaçant derrière Tite.

Attention, » répéta le vieux.

Tite lui ayant fait place, il emboîta le pas derrière lui. L'herbe était courte et dure ; Levine n'avait pas fauché depuis longtemps, et, troublé par les regards fixés sur lui, il débuta mal, quoiqu'il maniât vi- goureusement la faux.

Deux voix derrière lui disaient :

« Mal emmanché, il tient la faux trop haut : re- garde comme il se courbe.

Appuie davantage le talon.

Ce n'est pas mal, il s'y fera, dit le vieux ; le voilà parti ; tes fauchées sont trop grandes, tu te fati- gueras vite. Jadis nous aurions reçu des coups pour de l'ouvrage fait comme cela. »

L'herbe devenait plus douce, et Levine, écoutant les observ^ations sans y répondre, suivait Tite ; ils firent ainsi une centaine de pas. Le paysan mar- chait sans s'arrêter, mais Levine s'épuisait, et crai- gnait de ne pas arriver jusqu'au bout ; il allait prier Tite de s'interrompre, lorsque celui-ci fit halte de lui-même, se baissa, prit une poignée d'herbe, en essuya sa faux et se mit à l'affiler. Levine se re- dressa, et jeta un regard autour de lui avec un sou-

ANNA K ARKNINE. 415

pir de soulagement. Près de lui, un paysan, tout aussi fatigué, s'arrêta aussi.

A la seconde reprise, tout alla de même ; Tite avançait d'un pas après chaque fauchée. Levine, qui marchait derrière, ne voulait pas se laisser dé- passer, mais, au moment l'effort devenait si grand qu'il se croyait à bout de forces, Tite s'arrê- tait et se mettait à aiguiser.

Le plus pénible était fait. L(jrsque le travail re- commença, Levine n'eut d'autre pensée, d'autre dé- sir, que d'arriver aussi vite et aussi bien que les autres. Il n'entendait que le bruit des faux derrière lui, ne voyait que la taille droite de Tite marchant devant, et le demi-cercle décrit par la faux sur l'herbe qu'elle abaissait lentement, en tranchant les petites têtes des fleurs. Tout à coup, il sentit une agréable sensation de fraîcheur sur les épaules ; il regarda le ciel pendant que Tite affilait sa faux, et vit un gros nuage noir ; il s'aperçut qu'il pleuvait. Quelques-uns des paysans avaient été mettre leurs vêtements, les autres faisaient comme Levine et rece- vaient avec plaisir la pluie sur leur dos.

L'ouvrage avançait ; Levine avait absolument perdu la notion du temps et de l'heure. Son travail à ce moment lui sembla plein de douceur ; c'était un état d'inconscience, où, libre et dégagé, il ou- bliait complètement ce qu'il faisait, bien que son ouvrage valût en cet instant celui de Tite.

Cependant Tite s'était approché du vieux, et il examina le soleil avec lui. a De quoi parlent-ils .'*

4i6 ANNA KARÉNINE.

pourquoi ne continuons-nous pas ? » se dit Levine, sans songer que les paysans travaillaient sans repos depuis près de quatre heures, et qu'il était temps de déjeuner.

« Il faut manger, Barine, dit le vieux.

Est-il déjà si tard ? En ce cas, déjeunons. » Levine rendit sa faux à Tite, et, traversant avec

les paysans la grande étendue d'herbe fauchée que la pluie venait d'arroser légèrement, il alla chercher son cheval, tandis que ceux-ci prenaient leur pain déposé avec les caftans sur l'herbe. Il s'aperçut alors qu'il n'avait pas bien prévu le temps et que son foin serait mouillé. « Le foin sera gâté, dit-il.

Il n'y a pas de mal, Barine : fauche à la pluie, fane au soleil », dit le vieux.

Levine détacha son cheval et rentra prendre du café chez lui. Serge Ivanitch venait seulement de se lever ; avant qu'il fût habillé et eût paru dans la salle à manger, Constantin était retourné à la prai- rie.

CHAPITRE V

Après le déjeuner, Levine, en reprenant Touvrage, prit .place entre le grand vieillard facétieux, qui l'invita à être son voisin, et un jeune paysan marié depuis l'automne, qui fauchait cet été pour la pre- mière fois.

ANNA K.\RKNIXE. 417

Le vieillard avançait à grands pas réguliers, et semblait faucher avec aussi peu de peine que s'il eût simplement balancé les bras en marchant ; sa faux, bien affilée, paraissait travailler toute seule.

Le\'ine se remit à l'œuvre ; derrière lui marchait le jeune Michel, les cheveux attachés autour de la tête par des herbes enroulées ; son jeune visage tra- vaillait avec le reste de son corps ; mais aussitôt qu'on le regardait, il souriait, et aurait mieux aimé mourir que d'avouer qu'il trouvait la tâche rude.

Le travail parut à Levine moins pénible pendant la chaleur du jour ; la sueur qui le baignait le rafraî- chissait, et le soleil dardant sur son dos, sa tête et ses bras nus jusqu'au coude, lui donnait de la force et de l'énergie. Les moments d'oubli, d'inconscience, revenaient plus souvent, la faux travaillait alors toute seule. C'étaient d'heureux instants î Lorsqu'on se rapprochait de la rivière, le vieillard, qui marchait devant Levine, essuyait sa faux avec de l'herbe mouillée, la lavait dans la rivière, et y puisait une eau qu'il offrait à boire au maître.

a Que diras-tu de mon kvas, Barine ? il est bon, hein ? »

Et Levine croyait effectivement n'avoir rien bu de meilleur que cette eau tiède dans laquelle na- geaient des herbes, avec le petit goût de rouille qu'y ajoutait l'écuelle de fer du paysan. Puis venait la promenade lente et pleine de béatitude, où, la faux au bras, on pouvait s'essuyer le front, respirer à pleins poumons, et jeter un coup d'oeil aux faucheurs

4i8 ANNA KARÉNINE.

aux bois, aux champs, à tout ce qui se faisait aux alentours. Les bienheureux moments d'oubli reve- naient to jours plus fréquents, et la faux semblait entraîner à sa suite un corps plein de vie, et accomplir par enchantement, sans le secours de la pensée, le labeur le plus régulier. En revanche, lorsqu'il fallait interrompre cette activité inconsciente, enlever ime motte de terre, ou arracher un bouquet d'oseille sauvage, le retour à la réalité semblait pénible. Pour le vieillard, ce n'était qu'un jeu. Quand une motte se présentait, il la serrait d'un côté avec le pied, de l'autre avec la faux, et l'enlevait à petits coups répétés. Rien n'échappait à son observation; c'était un petit fruit sauvage qu'il mangeait ou offrait à Levine, im nid de cailles d'où s'envolait le mâle, une couleuvre qu'il enlevait de la pointe de sa faux comme sur une fourchette, et jetait au loin après l'avoir montrée à ses compagnons. Mais pour I^evine et le jeune paysan, une fois entraînés, c'était chose difficile que de changer de mouvements et d'exami- ner le terrain.

L^ temps passait inaperçu, et déjà le moment du dîner approchait. Le vieillard attira l'attention du maître sur les enfants, à moitié cachés par les her- bages, accourant de tous côtés, et apportant aux faucheurs du pain et des cruches de kvas, qui sem- blaient lourdes à leurs petits bras.

« Voilà les moucherons qui arrivent », dit-il en les montrant ; et, s' abritant les yeux de la main, il examina le soleil.

ANNA KARKNINK. 419

L'ouvrage reprit pendant un peu de temps, puis le vieux s'arrêta et dit d'un ton décidé :

« Il faut dîner, Barine. »

Les faucheurs regagnèrent l'endroit étaient dé- posés leurs vêtements, et les enfants attendaient avec le dîner; les uns s'assemblèrent près des télè- gues, les autres sous un bouquet de cytises ils avaient amassé de l'herbe. Levine s'assit auprès d'eux ; il n'avait aucune envie de les quitter. Toute gêne devant le maître avait disparu, et les paysans s'apprêtèrent à manger et à dormir ; ils se lavèrent, prirent leur pain, débouchèrent leurs cruches de kvas pendant que les enfants se baignaient dans la ri- vière.

Le vieux émietta du pain dans une écuelle, l'écrasa avec le manche de sa cuiller, versa du kvas, coupa des tranches de pain, sala le tout, et se mit à prier en se tournant vers l'orient.

« Eh bien, Barine, viens goûter ma soupe », dit- il en s'agenouillant devant l'écuelle.

Levine trouva la soupe si bonne qu'il ne voulut pas rentrer chez lui. Il dîna avec le vieux, et leur conversation roula sur les affaires de ménage de celui-ci, auxquelles le maître prit un vif intérêt ; à son tour, il raconta de ses plans et de ses projets ce qui pouvait intéresser son compagnon, se sentant plus en communauté d'idées avec cet homme simple qu'avec son frère, et souriant involontairement de la sympathie qu'il éprouvait pour lui.

Le dîner achevé, le vieillard fit sa prière, et se

420 ANNA ElARÉNINE.

coucha après s'être arrangé un oreiller d'herbe. Levine en fit autant, et, malgré les mouches et les insectes qui chatouillaient son visage couvert de sueur, il s'en donnit aussitôt, et ne se réveilla que lorsque le soleil, tournant le buisson, vint briller au-dessus de sa tête. L^ vieux ne dormait plus ; il aiguisait les faux.

Levine regarda autour de lui sans pouvoir s'y reconnaître ; tout lui semblait changé. La prairie fauchée s'étendait immense avec ses rangées d'her- bes odorantes, éclairée d'une façon nouvelle par les rayons obliques du soleil ; la rivière, cachée naguère par les herbages, coulait limpide et brillante comme, de l'acier, entre ses bords découverts ; au-dessus de la prairie planaient des oiseaux de proie.

Levine calcula ce que ses ouvriers avaient fait et ce qui restait à faire ; le travail de ces quarante-deux hommes était considérable ; du temps du servage, trente- deux hommes travaillant pendant deux jours venaient à peine à bout de cette prairie, dont il ne restait plus que quelques coins intacts. Mais il aurait voulu faire plus encore ; le soleil descen- dait trop tôt, à son gré ; il ne sentait aucune fa- tigue.

« Qu'en penses-tu ? demanda-t-il au vieux : n'aurions- nous pas encore le temps de faucher la colline ?

Si Dieu le permet ! le soleil est encore haut, il y aura peut-être un petit verre pour les enfants ? »

Lorsque les fumeurs eurent allimié leurs pipes.

ANNA KARl'-NINE. 421

le vieux déclara « aux enfants » que, si la colline était fauchée, on aurait la goutte.

t Pourquoi pas ! En avant, Tite, nous enlève- rons cela en un tour de main. On mangera la nuit. En avant î » crièrent quelques voix ; et, tout en ache- vant leur pain, les faucheurs se levèrent.

« Allons, enfants, courage ! dit Tite en ouvrant la marche au pas de course.

Allons, allons ! répéta le vieux, se hâtant de les rejoindre : si j'arrive le premier, je coupe tout ? »

Vieux et jeunes fauchèrent à l'envi, et, quelque hâte qu'ils fissent, les rangées se couchaient nettes et régulières, sans que l'herbe fût abîmée. Les der- niers faucheurs terminaient à peine leur ligne, que les premiers, mettant leurs caftans sur l'épaule, prenaient déjà la route de la colline. Le soleil des- cendait derrière les arbres, lorsqu'ils atteignirent le petit ravin ; l'herbe y venait à la ceinture, tendre, douce, épaisse et semée de fleurs des bois.

Après im court conciliabule pour décider si l'on prendrait en long ou en large, un grand paysan à barbe noire, Piotr Ermihtch, un faucheur célèbre, fit en long le premier tour et revint sur ses pas. Tous alors le suivirent, montant du ravin à la colline pour sortir sur la lisière du bois.

Le soleil disparaissait peu à peu derrière la forêt ; la rosée tombait déjà ; les faucheurs n'apercevaient plus le globe brillant que sur la hauteur, mais dans le ravin, d'où s'élevait une vapeur blanche, et sur le versant de la montagne, ils marchaient dans une

422 ANNA IL\RÊNINE.

ombre fraîche et imprégnée d'humidité. L'ouvrage avançait rapidement. L'herbe s'abattait en hautes rangées ; les faucheurs, un peu à l'étroit et pressés de tous côtés, faisaient résonner les ustensiles pen- dus à leurs ceintures, entre-choquaient leurs faux, sifflaient, s'interpellaient gaiement.

Levine marchait toujours entre ses deux compa- gnons. Le vieiix avait mis sa veste de peau de mou- ton, et conservait son entrain et la liberté de ses mouvements. Dans le bois, on trouvait des champi- gnons cachés sous l'herbe ; au lieu de les trancher avec la faux comme les autres, il se baissait dès qu'il en apercevait im, le ramassait et le cachait dans sa veste en disant : « Encore un petit cadeau pour la vieille. »

L'herbe tendre et douce se fauchait facilement, mais il était dur de monter et de descendre la pente souvent escarpée du ravin. Le vieux n'en laissait rien paraître, montant à petits pas énergiques, et ma- niant légèremnt sa faux, quoiqu'il tremblât parfois de tout son corps. Il ne négligeait rien sur sa route, ni une herbe, ni un champignon, et ne cessait de plaisanter. Levine, derrière lui, croyait tomber à chaque instant, et se disait que jamais il ne gravi- rait, une faux à la main, ces hauteurs difficiles à es- calader, même les mains libres. Il n'en monta pas moins, et fit comme les autres. Une fièvre intérieure semblait le soutenir.

AXXA K.\RHNIXE. 423

CHAPITRE VI

Le travail terminé, les paysans remirent leurs caf- tans, et reprirent gaiement le chemin du logis. Lc- vine remonta à cheval et se sépara à regret de ses compagnons. Il se retourna sur la hauteur pour les apercevoir encore une fois, mais les vapeurs du soir, s'élevant des bas-fonds, les cachaient. On n'enten- dait que le choc des faux, et le son de leurs voix riant et causant.

Serge Ivanitch avait dîné depuis longtemps, et dans sa chambre prenait de la limonade glacée, en parcourant les journaux et les revues que la poste venait d'apporter, lorsque Levine entra vivement, les cheveux en désordre, et collés au front parla sueur.

« Nous avons enlevé toute la prairie ! tu ne t'ima- gines pas comme c'est bon ! Et toi, qu'as- tu fait ? dit-il, oubliant complètement les impressions de la veille.

Bon Dieu, de quoi tu as l'air ! dit Serge Iva- nitch en jetant d'abord un regard mécontent sur son frère. Mais ferme donc la porte, tu en auras fait entrer au moins une dizaine ! »

Serge Ivanitch avait horreur des mouches, et n'ouvrait jamais les fenêtres de sa chambre que le soir, ayant soin de tenir les portes toujours fermées.

a Je t'assure que je n'en ai pas laissé entrer une

424 ANNA KARÉNINE.

seule. vSi tu savais la bonne journée ! Comment Tas- tu passée, toi ?

Mais très bien. Tu ne vas pas me faire croire que tu as fauché toute la journée ? Tu dois avoir une faim de loup ! Kousma a tout apprêté pour ton dîner.

Je n'ai pas faim, j'ai mangé là-bas; mais je vais me nettoyer.

Va, va, je te rejoins, dit Serge Ivanitch, ho- chant la tête en regardant son frère. Dépêche- toi, ajouta- t-il en souriant, et il se mit à ranger ses livres pour aller le retrouver, égayé à l'aspect de l'entrain et de l'animation de Constantin. étais- tu pen- dant la pluie ?

Quelle pluie ? c'est à peine s'il est tombé quelques gouttes. Je reviens à l'instant. Ainsi, tu as bien passé la journée ? C'est pour le mieux ». Et I^evine alla s'habiller.

Peu après, les frères se retrouvèrent dans la salle à manger. Levine croyait n'avoir pas faim, et ne se mit à table que pour ne pas offenser Kousma ; mais, une fois qu'il eut entamé son dîner, il le trouva excellent. Serge Ivanitch le regardait en souriant.

« J'oubliais qu'il y a une lettre pour toi en bas, dit-il ; Kousma, va la chercher, et fais attention de fermer ta porte. »

La lettre était d'Oblonsky ; il écrivait de Péters- bourg. Constantin lut à haute voix :

« Je reçois une lettre de DoUy de la campagne ; tout y va de travers. Toi qui sais tout, su serais bien aimable d'aller la voir, et de l'aider de tes conseils.

ANNA KARÉNINE. 425

La pau\Te femme est toute seule. Ma belle-mère est encore à l'étranger avec tout son monde. »

« J'irai certainement la voir, dit Levinc. Tu devrais venir avec moi. C'est une si excellente femme, n'est-ce pas ?

Leur terre n'est pas loin d'ici ?

A une trentaine de verstes, peut-être à une quarantaine ; mais la route est très bonne. Nous ferions cela rapidement.

Avec plaisir, dit Serge en souriant, car la vue de son frère le disposait à la gaieté. Quel appétit ! ajouta-t-il en regardant ce cou et cette figure hàlés et rouges penchés sur l'assiette.

Il est excellent. Tu ne t'imagines pas combien ce régime-là chasse de la tête toutes les sottises. J'entends enrichir la médecine d'un terme nouveau : « Arbeitscur ».

Tu n'as pas grand besoin de cette cure, il me semble.

Oui, mais c'est parfait pour combattre les ma- ladies nerveuses.

C'est une expérience à faire. J'ai voulu aller vous voir travailler, mais la chaleur était si insup- portable que je me suis arrêté et reposé au bois ; de j'ai continué jusqu'au bourg, et j'ai rencontré ta nourrice, que j'ai questionnée sur la façon dont les pa3'sans te jugent ; j'ai cru comprendre qu'ils ne t'approuvent pas. « Ce n'est pas l'affaire des maî- tres », m'a -t-elle répondu. Je crois que le peuple se forme en général des idées très arrêtées sur ce qu'il

426 ANNA KARENINE.

« convient aux maîtres » de faire; ils n'aiment pas à les voir sortir de leurs attributions.

C'est possible : mais je n'ai pas éprouvé de plus vif plaisir de ma vie, et je ne fais mal à per- sonne, n'est-ce pas ?

Je vois que ta journée te satisfait complète- ment, continua Serge.

Oui, je suis très content; la prairie a été fauchée tout entière, et je me suis lié avec un bien brave homme ; tu ne saurais croire combien il m'a inté- ressé.

Tu es content de ta journée, eh bien ! je le suis aussi de la mienne. D'abord j'ai résolu deux pro- blèmes d'échecs, dont l'un est très joli, je te le mon- trerai ; puis j'ai pensé à notre conversation d'hier.

Quoi ? quelle conversation ? dit Levine en fer- mant à demi les yeux après son dîner, avec un senti- ment de bien-être et de repos, et incapable de se rap- peler la discussion de la veille.

Je trouve que tu as en partie raison. La diffé- rence de nos opinions tient à ce que tu prends l'inté- rêt personnel pour mobile de nos actions, tandis que je prétends que tout homme arrivé à un certain dé- veloppement intellectuel doit avoir pour mobile l'intérêt général. Mais tu es probablement dans le vrai en disant qu'il faut que l'action, l'activité maté- rielle, se trouve intéressée à ces questions. Ta na- ture, comme disent les Français, est primesautière : il te faut agir énergiquement, passionnément, ou ne pas agir du tout. »

ANNA KARKNINE. 427

Levine écoutait sans comprendre, sans chercher à comprendre, et craignait que son frère ne lui fît une question qui constatât l'absence de son esprit.

a N'ai-je pas raison, ami ? dit Serge Ivanitch en le prenant par l'épaule.

Mais certainement. Et puis, je ne prétends pas être dans le vrai, dit Levine avec im sourire d'enfant coupable. « Quelle discussion avons-nous donc eue ? pensait-il. Nous avons évidenuuent raison tous les deux, et c'est pour le mieux. Il faut que j'aille don- ner mes ordres pour demain. »

Il se leva, étira ses membres en souriant ; son frère sourit aussi.

({ Bon Dieu ! cria tout à coup I^evine si vivemnt que son frère en fut effrayé.

Qu'y a-t-il ?

La main d'Agathe Mikhaïlovna ? dit Levine en se frappant le front. Je l'avais oubliée !

Elle va beaucoup mieux.

C'est égal, je cours jusqu'à sa chambre. Tu n'auras pas mis ton chapeau que je serai de retour. »

Et il descendit en courant, faisant résoimer ses talons sur les marches de l'escalier.

CHAPITRE VII

Tandis que Stépane Arcadiévitch allait à Péters- bourg remplir ce devoir naturel aux fonctionnaires et qu'ils ne songent pas à discuter, quelqui encom-

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A.\.\A IC\REXIKE.

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trôna Philémonovna en luu- maîtresse : il n'y avait de

428 ANNA KARENINE.

préhensible qu'il soit pour d'autres, « se rappeler au souvenir du Ministre », et qu'en même temps il se disposait, muni de l'argent nécessaire, à passer agréablement le temps aux courses et ailleurs, Dolly partait pour la campagne, à Yergoushovo, ime terre qu'elle avait reçue en dot, et dont la forêt avait été vendue au printemps. C'était à cinquante verstes du Pakrofsky de lycvine.

La vieille maison seigneuriale de Yergoushovo avait disparu depuis longtemps. Le prince s'était contenté d'agrandir et de réparer ime des ailes pour en faire une habitation convenable.

Du temps Dolly était enfant, vingt ans aupa- ravant, cette aile était spacieuse et commode, quoi- que placée de travers dans l'avenue. Maintenant, tout tombait en ruines. Lorsque Stépane Arcadiévitch était venu au printemps à la campagne pour la vente du bois, sa fenune l'avait prié de donner un coup d'oeil à la maison afin de la rendre habitable. Stépane Arcadiévitch, désireux, coimne tout mari coupable, de procurer à sa femme une vie matérielle aussi com- mode que possible, s'était empressé de faire recou- vrir les meubles de cretonne et de faire poser des ri- deaux. On avait nettoyé le jardin, planté des fleurs, fait un petit pont du côté de l'étang ; mais beaucoup de détails plus essentiels furent négligés, et Daria Alexandrovna le constata avec douleur. Stépane Arcadiévitch avait beau faire, il oubliait toujours qu'il était père de famille, et ses goûts restaient ceux d'un célibataire. Rentré à Moscou, il annonça

ANNA K.\RKNINK. 429

avec fierté à sa femme que tout était en ordre, qu'il avait installé la maison en perfection, et lui conseilla fort de s'y transporter. Ce départ lui convenait sous bien des rapports : les enfants se plairaient à la cam- pagne, les dépenses diminueraient, et enfin il serait plus libre. De son côté, Daria Alexandrovna pensait qu'il était nécessaire d'emmener les enfants après la scarlatine, car la plus jeune de ses filles se remettait difficilement. Elle laissait à la ville, entre autres en- nuis, des comptes de fournisseurs auquels elle n'é- tait pas fâchée de se soustraire. Enfin, elle avait r arrière-pensée d'attirer chez elle sa sœur Kitt:>% à laquelle on avait recommandé des bains froids, et qui devait rentrer en Russie vers le milieu de l'été. Kitty lui écrivait que rien ne pouvait lui sourire au- tant que de terminer l'été à Yergoushovo, dans ce lieu si plein de souvenirs d'enfance pour toutes deux.

La campagne, re\Tje par Dolly au travers de ses impressions de jeunesse, lui semblait à l'avance un refuge contre tous les ennuis de la ville ; si la vie n'y était pas élégante, et Dolly n'y tenait guère, elle pensait la trouver commode et peu coûteuse, et les enfants y seraient heureux î I^es choses furent tout autres quand elle revint à Yergoushovo en maîtresse de maison.

Le lendemain de leur arrivée, il plut à verse ; le toit fut transpercé et l'eau tomba dans le corridor et la chambre des enfants ; les petits lits durent être transportés au salon. Jamais on ne put trouver une cuisinière pour les domestiques. Des neuf vaches que

430 ANNA KARENINE.

contenait l'étable, les unes, au dire de la vachère, étaient pleines, les autres se trouvaient trop jeunes ou hors d'âge ; par conséquent, pas de beurre à espé- rer et pas de lait. Poules, poulets, œufs, tout man- quait ; il fallut se contenter pour la cuisine de vieux coqs filandreux. Impossible d'obtenir des femmes pour laver les planchers, toutes étaient à sarcler. L'un des chevaux, trop rétif, ne se laissant pas atteler, les promenades en voiture se trouvèrent impraticables. Quant aux bains, il fallut y renoncer : le troupeau avait raviné le bord de la rivière, et de plus on se trouvait trop en vue des passants. Les promenades à pied près de la maison étaient elles-mêmes dange- reuses ; les clôtures mal entretenues du jardin n'em- pêchaient plus le bétail d'entrer, et il y avait dans le troupeau un taureau terrible, qui mugissait, et qu'on accusait de donner des coups de cornes. Dans la maison, pas une armoire à robes ! le peu d'armoi- res qui s'y trouvaient ne fermaient pas, ou bien s'ou- vraient d'elles-mêmes quand on passait devant. A la cuisine, pas de marmites ; à la buanderie, pas de chaudron pour la lessive, pas même une planche à repasser pour les femmes de chambre !

Au lieu de trouver le repos qu'elle espérait, Dolly tomba dans le désespoir ; sentant son impuissance en face d'une situation qui lui apparaissait terrible, elle retenait avec peine ses larmes. L'intendant, im ancien vaguemestre, qui avait séduit Stépane Arca- diévitch par sa belle prestance, et de suisse avait passé intendant, ne prenait aucun souci des chagrins de

ANNA KARENINE. 43^

Daria Alexandre VTia ; il se contentait de répondre respectueusement : « Impossible de rien obtenir, le monde est si mauvais », et ne bougeait pas.

La position eût étésans issue si chez les Oblonsky, comme dans la plupart des familles, il ne se fût trouvé ce personnage aussi utile qu'important, malgré ses attributions modestes, la bonne des enfants, Matrona Philémonovna. Celle-ci calmait sa maî- trsse, lui assurait que tout se débrouillerait, et agis- sait sans bruit et sans embarras. Elle fit. aussitôt arrivée, la connaissance de la femme de l'intendant, et dès les premiers jours alla prendre le thé sous les acacias avec elle et son mari. C'est que les affaires de la maison furent discutées. Un club, auquel se joignirent le starosta et le teneur de livres, se forma sous les arbres. Peu à peu, les difficultés de la vie s'y aplanirent. Le toit fut réparé ; une cuisinière, amie de la femme du starosta, arrêtée ; on acheta des poules ; les vaches donnèrent tout à coup du lait ; les clôtures furent réparées ; on mit des crochets aux armoires, qui cessèrent de s'ouvrir intempes- tivement ; le charpentier installa la buanderie ; la planche à repasser, recouverte d'un morceau de drap de soldat, s'étendit de la commode au dossier d'un fauteuil, et l'odeur des fers à repasser se répandit dans la pièce travaillaient les femmes de cham- bre.

« La voilà, dit Matrona Philémonovna en mon- trant la planche à sa maîtresse : il n'y avait pas de quoi vous désespérer. »

432 ANNA KARÉNINE.

On trouva même moyen de construire en planches une cabine de bain sur la rivière, et Lili put commen- cer à se baigner. L'espoir d'une vie commode, si- non tranquille, devint presque une réalité pour Daria Alexandrovna. Pour elle, c'était chose rare qu'une période de calme avec six enfants. Mais les inquiétu- des et les tracas représentaient les seules chances de bonheur qu'eût Dolly ; privée de ce souci, elle aurait été en proie aux idées noires causées par ce mari qui ne l'aimait plus. Au reste, ces mêmes enfants qui la préoccupaient par leur santé ou leurs défauts, la dédommageaient aussi de ses peines par une foule de petites joies. Pour être invisibles et semblables à de l'or mêlé à du sable, elles n'en existaient pas moins et si, aux heures de tristesse, elle ne voyait que le sable, à d'autres moments l'or reparaissait. La soli- tude de la campagne rendit ces joies plus fréquentes ; souvent, tout en s'accusant de partialité maternelle, Dolly ne pouvait s'empêcher d'admirer sa petite famille groupée autour d'elle, et de se dire qu'il était rare de rencontrer six enfants aussi beaux et chacun dans son genre, aussi charmants.

Elle se sentait alors heureuse et fière.

CHAPITRE VIII

Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dolly mena ses enfants à la communion. Quoiqu'elle étnnât souvent ses paren s et ses aroies par sa li-

ANNA KLVRK XINE. 433

berté de pensée sur les questions de foi, Daria Mexandrovna n'en avait pas moins une religion qui lui tenait à cœur. Cette religion n'avait guère de rapport avec les dogiues de l'Église, et ressemblait étrangement à la métempsycose ; pourtant Dolly remplissait et faisait strictement remplir dans sa famille les prescriptions de l'I^glise. Elle ne voulait pas Seulement par prêcher d'exemple, elle obéis- sait à un besoin de son âme, et en ce moment elle se tourmentait à l'idée de ne pas avoir fait commu- nier ses enfants de l'année. Elle résolut d'accomplir ce devoir.

On s'y prit à l'avance pour décider les toilettes des enfants ; des robes furent arrangées, lavées, al- longées ; on rajouta des volants, on mit des boutons neufs, des nœuds de rubans. L'Anglaise se chargea de la robe de Tania, et fit faire bien du mauvais sang à Daria Alexandrovna ; les entournures se trouvèrent trop étroites, les pinces du corsage trop hautes ; Tania faisait peine à voir, tant cette robe lui ren- dait les épaules étroites. Heureusement Matrona Philémonovna eut l'idée d'ajouter de petites pièces au corsage pour l'élargir, et une pèlerine pour dis- simuler les pièces. Le mal fut réparé ; mais ou en était venu aux paroles amères avec l'Anglaise.

Tout étant terminé, les enfants, parés et rayon- nants de joie, se réunirent un dimanche matin sur le perron, devant la calèche attelée, attendant leur mère pour se rendre à l'église. Grâce à la protection de Matrona Philémonovna, on avait remplacé à la

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ANNA KARÉNINE.

calèche le cheval rétif par celui de l'intendant. Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et l'on partit.

Dolly s'était coiffée et habillée avec soin, presque avec émotion. Jadis elle avait aimé la toilette pour se faire belle et élégante , afin de plaire ; mais, en prenant de l'âge, elle perdit un goût de parure qui la forçait de constater que sa beauté avait disparu. Maintenant, pour ne pas faire ombre au tableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait à une certaine recherche de toilettte, toutefois sans qu'elle songeât à s'embellir. Elle partit après un dernier coup d'oeil au miroir.

Personne à l'église, excepté les paysans et les gens de la maison ; mais elle remarqua l'admiration que ses enfants et elle-même inspiraient au passage. Les enfants furent aussi charmants de visage que de tenue. Le petit Alexis eut bien quelques distrac- tions causées par les pans de sa veste, dont il aurait voulu admirer l'effet par derrière, mais il était si gentil ! Tania fut comme une petite femme, et prit soin des plus jeunes. Quant à Lili, la dernière, elle fut ravissante ; tout ce qu'elle voyait lui causait l'admiration la plus vive, et il fut difficile de ne pas sourire quand, après avoir reçu la communion, elle dit au prêtre : « Please some more ».

En rentrant à la maison, les enfants, sous l'im- pression de l'acte solennel qu'ils venaient d'accom- plir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien jus- qu'au déjeuner ; mais à ce moment Grisha se permit

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de siffler, et, qui pis est, refusa d'obéir à l'Anglaise, et fut privé de dessert ! Quand elle apprit le méfait de l'enfant, Dolly. qui, présente, eût tout adouci, dut soutenir la gouvernante et confirmer la punition. Cet épisode troubla la joie géné- rale.

Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolas avait sifflé aussi, mais que lui seul était puni, et que, s'il pleurait, c'était à cause de l'injustice de l'Anglaise, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Alexan- drovna, attristée, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Aelxandrovna, attristée, voulut arran- ger la chose.

Pendant ce temps, le coupable, réfugié au salon, s'était assis sur l'appui de la fenêtre, et, en traver- sant cette pièce, Dolly l'aperçut, ainsi que Tania, debout devant lui, une assiette à la main. Sous pré- texte de faire un dîner à ses poupées, la petite fille avait obtenu la perm.ission d'emporter un morceau de tarte dans la chambre des enfants, et c'était à son frère qu'elle l'apportait. Grisha, tout en pleu- rant sur l'injustice dont il se croyait victime, man- geait en sanglotant et disait à sa sœur au milieu da ses larmes : « Mange aussi, mangeons à nous deux ». Tania, pleine de sympathie pour son frère, man- geait les larmes aux yeux, avec le sentiment d'avoir accompli une action généreuse.

Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l'ex- pression de son visage les rassura ; ils coururent aus- sitôt vers elle, lui baisèrent les mains de leurs bou-

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calèche le cheval rétif par celui de l'intendant. Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et l'on partit.

Dolly s'était coiffée et habillée avec soin, presque avec émotion. Jadis elle avait aimé la toilette pour se faire belle et élégante , afin de plaire ; mais, en prenant de l'âge, elle perdit un goût de parure qui la forçait de constater que sa beauté avait disparu. Maintenant, pour ne pas faire ombre au tableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait à une certaine recherche de toilettte, toutefois sans qu'elle songeât à s'embellir. Elle partit après un dernier coup d'oeil au miroir.

Personne à l'église, excepté les paysans et les gens de la maison ; mais elle remarqua l'admiration que ses enfants et elle-même inspiraient au passage. Les enfants furent aussi charmants de visage que de tenue. Le petit Alexis eut bien quelques distrac- tions causées par les pans de sa veste, dont il aurait voulu admirer l'effet par derrière, mais il était si gentil ! Tania fut comme une petite femme, et prit soin des plus jeunes. Quant à Lili, la dernière, elle fut ravissante ; tout ce qu'elle voyait lui causait l'admiration la plus vive, et il fut difficile de ne pas sourire quand, après avoir reçu la communion, elle dit au prêtre : « Please some more ».

En rentrant à la maison, les enfants, sous l'im- pression de l'acte solennel qu'ils venaient d'accom- plir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien jus- qu'au déjeuner ; mais à ce moment Grisha se permit

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de siffler, et, qui pis est, refusa d'obéir à l'Anglaise, et fut privé de dessert ! Quand elle apprit le méfait de l'enfant, Dolly, qui, présente, eût tout adouci, dut soutenir la gouvernante et confirmer la punition. Cet épisode troubla la joie géné- rale.

Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolas avait sifflé aussi, mais que lui seul était puni, et que, s'il pleurait, c'était à cause de l'injustice de l'Anglaise, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Alexan- drovna, attristée, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Aelxandrovna, attristée, voulut arran- ger la chose.

Pendant ce tem.ps, le coupable, réfugié au salon, s'était assis sur l'appui de la fenêtre, et, en traver- sant cette pièce, Dolly l'aperçut, ainsi que Tania, debout devant lui, une assiette à la main. Sous pré- texte de faire un dîner à ses poupées, la petite fille avait obtenu la permission d'emporter un morceau de tarte dans la chambre des enfants, et c'était à son frère qu'elle l'apportait. Grisha, tout en pleu- rant sur l'injustice dont il se croyait victime, man- geait en sanglotant et disait à sa sœur au milieu da ses larmes : « Mange aussi, mangeons à nous deux ». Tania, pleine de sympathie pour son frère, man- geait les larmes aux yeux, avec le sentiment d'avoir accompli une action généreuse.

Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l'ex- pression de son \*isage les rassura ; ils coururent aus- sitôt vers elle, lui baisèrent les mains de leurs boii-

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ches pleines de tarte, et la confiture mêlée aux lar- mes leur barbouilla toute la figure.

« Tania, ta robe neuve ; Grisha... « disait la mère souriant d'un air attendri, tout en cherchant à préserver de taches les habits neufs.

Les belles toilettes ôtées, on mit des robes ordi- naires aux filles et de vieilles vestes aux garçons, on fit atteler le char à bancs, et l'on alla chercher des champignons au bois. Au milieu des cris de joie, les enfants remplirent une grande corbeille de champi- g]ions. lyili elle-même en trouva un. Autrefois, il fallait que miss Hull les lui cherchât ; ce jour-là, elle le découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme général. « Lili a trouvé un champignon ! »

La journée se termina par un bain à la rivière ; les chevaux furent attachés aux arbres, et le cocher Terenti, les laissant chasser les mouches de leurs queues, s'étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe, et s'amusa des rires et des cris joyeux qui partaient de la cabine.

Daria Alexandrovna aimait à baigner elle-même les enfants, quoique ce ne fût pas chose facile de les em.pêcher de faire des sottises, ni de se retrouver dans la collection de bas, de souliers, de petits pantalons qu'il fallait, le bain fini, reboutonner et rattacher. Ces jolis corps d'enfants qu'elle plongeait dans l'eau, les yeux brillants de ces têtes de chérubins, ces excla- mations à la fois effrayées et rieuses, au premier plon- geon, ces petits membres qu'il fallait ensuite réin- troduire dans leurs vêtements, tout l'amusait.

ANNA KARKXINE. 437

La toilette des enfants était à moitié faite lors- que les paysannes endimanchées passèrent devant la cabine de bain et s'arrêtèrent timidement. Matrona Philémonovna héla l'une d'elles pour lui donner à faire sécher du linge tombé à la rivière, et Daria Alexandrovna leur adressa la ])arole. Les paysannes commencèrent par rire, en se cachant la bouche de la main, ne comprenant pas bien ses questions, mais elles s'enhardirent peu à peu, et gagnèrent le cœur de Dolly par leur sincère admiration des enfants.

« Regarde-la donc : est-elle jolie ? et blanche conune du sucre ! dit l'une d'elles en montrant Ta- nia... mais bien maigre! ajouta-t-cUe en secouant la tête.

C'est parce qu'elle a été malade.

Et celui-ci, le baigne-t-on aussi ? dit une autre en désignant le dernier-né.

Oh non, il n'a que trois mois, répondit Dolly avec fierté.

Vrai ?

Et toi, as- tu des enfants;?

J'en ai eu quatre : il m'en reste deux, fille et garçon. J'ai sevré le dernier avant le carême.

Quel âge a-t-il ?

Il est dans sa deuxième année.

Pourquoi l'as-tu nourri si longtemps ?

C'est l'usage chez nous : trois carêmes. »

On continua à causer des enfants, de leurs mala- dies, du mari ; le voyait-on souvent ?

43? ANNA KARÉNI NE.

Daria Alexandre vna prenait intérêt à la conver- sation autant que les paysannes, et n'avait aucune envie de s'en aller. Elle était contente de voir que ces femmes lui enviaient le nombre de ses enfants et leur beauté. Puis elles la firent rire, et offensèrent miss Hull par leurs observations sur la toilette de celle-ci. Une des plus jeimes regardait de tous ses yeux l'Anglaise, se rhabillant la dernière, et mettant plusieurs jupons les uns par- dessus les autres. Au troisième, la paysanne n'y tint plus et s'écria invo- lontairement : « Regarde donc ce qu'elle en met, cela n% finit pas ! » Et toutes de rire.

CHAPITRE IX

Daria Alexandrovna, un mouchoir sur la tête, entourée de ses petits baigneurs, approchait de la maison, lorsque le cocher s'écria : « Voilà un mon- sieur qui vient au-devant de nous : ce doit être le maître de Pakrofsky. »

A sa grande joie, Dolly reconnut effectivement le paletot gris, le chapeau mou et le visage ami de Le- vine ; elle était toujours heureuse de le voir, mais elle fut particulièrement satisfaite ce jour-là de se» montrer dans toute sa gloire, à lui qui, mieux que personne, pouvait comprendre ce qui la rendait triomphante.

En l'avercevant, Levine crut voir l'image du bon- heur intime qui faisait son rêve.

ANNA K.\RKXINE. 439

« Vous ressemblez à une couveuse, Daria .\lcxan- drovna.

Que je suis contente de vous voir, dit-elle en lui tendant la main.

Contente î et vous ne m'avez rien fait dire ? Mon frère est chez moi ; c'est par Stiva que j'ai su que vous étiez ici.

Par Stiva ? demanda Dolly étonnée.

Oui, il m'a écrit que vous étiez à la campagne, et pense que vous me permettrez peut-être de vous être bon à quelque chose » ; et, tout en parlant, Le- vine se troubla, s'interrompit, et marcha près du char à bancs en arrachant sur son passage des petites branches de tilleul qu'il mordillait. Il songeait que Daria Alexandrovna trouverait sans doute pénible de voir un étranger lui offrir l'aide qu'elle aurait trouver en son mari. En effet, la façon dont celui-ci se déchargeait de ses embarras domestiques sur un tiers, déplut à Dolly, et elle comprit que Levine le sentait ; elle appréciait en lui ce tact et cette déhca- tesse.

« J'ai bien compris que c'était une façon aimable de me dire que vous me verriez avec plaisir, et j'en ai été touché. J'imagine que vous, habituée à la ville, devez trouver le pa>*s sauvage ; si je puis vous être bon à quelque chose, disposez de moi, je vous en prie.

Oh ? merci, dit Dolly. Le début n'a pas été sans ennuis, c'est vrai, mais maintenant tout va à mer\'eille, grâce à ma vieille bonne », ajouta- t-elle en désignant ^latrona rhilé:nono\Tia qui, conipre-

440 ANNA KARÉNINE.

nant qu'il était question d'elle, adressa à Levine un sourire amical de satisfaction. Elle le connaissait bien, savait qu'il ferait un bon parti pour leur demoi- selle et s'intéressait à lui.

« Veuillez prendre place, nous nous serrerons un peu, dit-elle.

Non, je préfère vous suivre à pied. Enfants, lequel d'entre vous veut faire la course avec moi pour rattraper les chevaux ? »

Les enfants connaissaient peu Levine, et ne se rappelaient pas bien quand ils l'avaient vu, mais ils n'éprouvèrent envers lui aucune timidité. Les enfants sont souvent grondés pour n'être pas aimables avec les grandes personnes ; c'est que l'enfant le plus borné n'est jamais dupe d'une hypocrisie qui échappe parfois à l'homme le plus pénétrant ; son instinct l'avertit infailliblement. Or, quelque défaut qu'on pût reprocher à Levine, on ne pouvait l'accuser de manquer de sincérité ; aussi les enfants partagèrent- ils à son égard les bons sentiments exprimés par le visage de leur mère. Les deux aînés répondirent à son invitation, et coururent avec lui comme avec leur boDjie, miss Hull ou leur mère. Lili voulut aussi aller à lui ; il l'installa sur son épaule et se mit à courir en criant à Dolly :

(f Ne craignez rien, Daria Alexandrovna, je ne lui ferai pas de mal. »

Et, en voyant combien il était prudent et adroit dans ses mouvements, Dolly le suivit des yeux avec connance.

ANNA K.\RKNINE. 441

Le\'ine redevenait eniaiit avec des enfants, sur- tout à la campagne et dans la société de DoUy, pour laquelle il éprouvait une véritable s>Tnpathie ; celle-ci aimait à le voir dans cette disposition d'es- prit, qui n'était pas rare chez lui ; elle s'amusa de la g>'mnastique à laquelle il se li\Tait avec les petits, de ses rires avec miss HuU, à laquelle il parlait an- glais à sa façon, et de ses récits sur ce qu'il faisait chez lui.

Après le dîner, seuls ensemble sur le balcon, il fut question de Kitty.

« Vous savez, Kitty va venir passer l'été avec moi ?

Vraiment, répondit Levine en rougissant ; et il détourna aussitôt la conversation...

Ainsi, je vous envoie deux vaches, et si vous tenez absolument à payer, et que cela ne vous fasse pas rougir de honte, vous donnerez cinq roubles par mois.

Mais je vous assure que cela n'est plus néces- saire. Je m'arrange.

Dans ce cas, j'examinerai, avec votre permis- sion, vos vaches et leur nourriture : tout est là. »

Et pour ne pas aborder le sujet épineux dont il mourait d'en\'ie de s'informer, il exposa à Dolly tout un système sur l'alimentation des vaches, s>'S- tème qui les rendait de simples machines destinées à transformer le fourrage en lait, etc. Il avait peur de détruire un repos si chèrement reconquis.

« Vous avez peut-être raison, mais tout cela exige

442 ANNA KARENINE.

de la surveillance, et qui s'en chargera ? » répondit DoUy sans aucune conviction.

Maintenant que l'ordre s'était rétabli dans son ménage, sous l'influence de Matrona Philémonovna, elle n'avait nul désir d'y rien changer ; d'ailleurs, les connaissances s&ientifiques de I^evine lui étaient sus- pectes, et ses théories lui semblaient douteuses et peut-être nuisibles. Le système de Matrona Philémo- novna était incomparablement plus clair : il consis- tait à donner plus de foin aux deux vaches laitières, et à empêcher le cuisinier de porter les eaux grasses de la cuisine à la vache de la blanchisseuse ; Dolly tenait surtout à parler de Kitty.

CHAPITRE X

« Kitty m'écrit qu'elle aspire à la solitude et au repos, commença Dolly après un moment de silence.

Sa santé est-elle meilleure ? demanda Levine avec émotion.

Dieu merci, elle est complètement rétablie ; je n'ai jamais cru à une maladie de poitrine.

J'en suis bien heureux ! dit Ivcvine ; et Dolly crut lire sur son visage la touchante expres- sion d'une douleur inconsolable.

Dites-moi, Constantin Dmitritch, dit Dolly en souriant avec bonté et un peu de malice : pourquoi en voulez- vous à Kitty ?

AXXA KARÎvXIXE. 443

Moi î mais je ne lui en veux pas du tout, ré- pondit-il.

Oh si ! pourquoi n'êtes- vous venu chez aucun de nous à votre dernier voyage à Moscou ?

Daria AlexandroxTia ! dit-il en rougissant jus- qu'à la racine des cheveux. Comment vous, bonne comme vous l'êtes, n'avez pas pitié de moi, sachant...

Mais je ne sais rien.

Sachant que j'ai été repoussé î et toute la tendresse qu'il avait éprouvée un moment aupara- vant pour Kitty, s'évanouit au souvenir de l'injure reçue.

Pourquoi supposez- vous que je le sache ?

Parce que tout le monde le sait.

C'est ce qui vous trompe : je m'en doutais, mais je ne savais rien de positif.

Eh bien, vous savez tout maintenant.

Ce que je savais, c'est qu'elle était vivement tourmentée par un souvenir auquel elle ne permet- tait pas qu'on fît allusion. Si elle ne m'a rien confié, à moi, c'est qu'elle n'a rien confié à persorme. Qu'y a-t-il eu entre vous ? dites-le-moi !

Je viens de vous le dire.

Quand cela s'est-il passé ?

La dernière fois que j'ai été chez vos parents.

Savez-vous que Kitty me fait une peine ex- trême, dit Dolly. Vous souffrez dans votre amour- propre...

C'est possible, dit Levine, mais... » Elle l'interrompit.

444 ANNA KARÉNINE.

« Mais elle, la pauvre petite, est vraiment à plain- dre ! Je comprends tout maintenant.

Excusez-moi si je vous quitte, Daria Alexan- drovna, dit Levine en se levant. Au revoir.

Non, attendez, s'écria-t-elle en le retenant par la manche. Asseyez- vous encore un moment.

Je vous en supplie, ne parlons plus de tout cela, dit L^evine se rasseyant, tandis qu'une lueur de cet espoir qu'il croyait à jamais évanoui se rallu- mait en son cœur.

Si je ne vous aimais pas, dit Dolly les yeux pleins de larmes, si je ne vous connaissais pas comme je vous connais... »

Le sentiment qu'il croyait mort remplissait le cœur de Levine plus vivement que jamais.

Oui, je comprends tout maintenant, continua Dolly. Vous autres hommes, qui êteslibres dans votre choix, vous pouvez savoir clairement qui vous aimez, tandis qu'une jeune fille doit attendre, avec la ré- servée imposée aux femmes ; il vous est difficile de comprendre cela, mais une jeune fille peut souvent ne savoir que répondre.

Oui, si son cœur ne parle pas.

Même si son cœur a parlé. Songez-y : vous qui avez des vues sur une jeune fille, vous pouvez venir chez ses parents, l'approcher, l'observer, et vous nela demandez en mariage que lorsque vous êtes sûr qu'elle vous plaît.

Cela ne se passe pas toujours ainsi.

Il n'en est pas moins vrai que vous ne vous

ANNA K.\RKNINE. 4-Î5

déclarez que lorsque votre amour est mûr, ou lors- que, de deux personnes, l'une l'emporte dans vos préférences. Mais la jeune fille ? On prétend qu'elle choisisse quand elle ne peut jamais répondre que oui ou non.

Il s'agit du choix entre moi et Wronsky, pensa Levine, et le mort qui ressuscitait daiLS son âme lui sembla mourir une seconde fois en torturant son cœur.

Daria Alexandrovna, on choisit ainsi une robe ou quelque autre emplette de peu d'im])()rtauce, mais non l'amour. Au reste, le choix a été fait tant mieux ; ces choses-là ne se recommencent pas.

\'anité, vanité ! dit DoUy d'un air de dédain pour la bassesse du sentiment qu'il exprimait, com- paré à ceux que comprennent seules les femmes. Lorsque vous vous êtes déclaré à Kitty, elle se trouvait précisément dans une de ces situations corn» plexes l'on ne sait que ré-pondrc. Elle balançait entre vous et Wronsky. Lui, venait tous les jours tandis que vous, n'aviez pas paru depuis longtemps. Plus âgée, elle n'eût pas balancé ; moi par exemple, je n'aurais pas hésité à sa place. Je n'ai jamais pu le souffrir. »

Levine se rappela la réponse de Kitty : t Non, cela ne peut pas être. »

a Daria Alexandrovna, dit-il sèchement, je suis très touché de votre confiance, mais je crois que vous vous trompez. A tort ou à raison, cet amour-propre que vous méprisez en moi fait que tout espoir relati-

446 ANNA KARÉNINE.

vement à Catherine Alexandrovna est devenu im- possible : vous comprenez, impossible.

Encore un mot : vous sentez bien que je vous parle d'une sœur qui m'est chère comme mes propres enfants ; je ne prétends pas qu'elle vous aime, j'ai simplement voulu vous dire que son refus, au mo- ment où elle l'a fait, ne signifiait rien du tout.

Je ne vous comprends pas ! dit Levine en sau- tant de sa chaise. Vous ne savez donc pas le mal que vous me faites ? C'est comme si vous aviez perdu un enfant et qu'ont vînt vous dire : Voici comment il aurait été, et il aurait pu vivre, et vous en auriez eu la joie. Mais il est mort, mort, mort !...

Que vous êtes singulier ! dit Dolly avec un sou- rire attristé à la vue de l'émotion de Ivcvine. Ah ! je comprends de plus en plus, continua-t-elle d'un air pensif. Alors vous ne viendrez pas quand Kitty sera ici ?

Non ! Je ne fuirai pas Catherine Alexandrov- na, mais, autant que possible, je lui éviterai le désa- grément de ma présence.

Vous êtes un original, dit Dolly en le regardant affectueusement. Mettons que nous n'ayons rien dit... Que veux- tu, Tania ? dit-elle en français à sa fille qui venait d'entrer.

est ma pelle, maman ?

Je te parle français, réponds-moi de même. » L'enfant ne trouvant pas le mot français, sa mère

le lui souffla et lui dit ensuite, toujours en français, il fallait aller chercher sa pelle.

ANNA KARfCNINE. 447

Ce français déplut à I^evine, à qui tout sembla changé dans la maison de Dol: ; ses enfants eux-mê- mes n'étaient plus aussi gentils.

« Pourquoi parle-t-elle français à ses enfants ? C'est faux et peu naturel. Les enfants le sentent bien. On leur enseigne le français et on leur fait oublier la sincérité », pensa-t-il, sans savoir que vingt fois Dolly s'était fait ces raisonnements, et n'en avait pas moins conclu que, en dépit du tort fait au naturel, c'était la seule façon d'enseigner une langue étran- gère aux enfants.

« Pourquoi vous dépécher ? restez encore un peu. »

Levine demeura jusqu'au thé, mais toute sa gaieté avait disparu et il se sentait gêné.

Après le thé, Levine sortit pour donner l'ordre d'atteler, et lorsqu'il rentra au salon, il trouva Dolly le visage bouleversé et les yeux pleins de larmes. Pen- dant la courte absence qu'il avait faite, tout l'or- gueil de Daria Alexandrovna au sujet de ses enfants venait d'être subitement troublé, Grisha et Tania s'étaient battus pour une balle. Aux cris qu'ils pous- sèrent, leur mère accourut et les trouva dans état affreux ; Tania tirait son frère par les cheveux, et celui-ci, les traits décomposés par la colère, lui don- nait force coups de poing. A cet aspect, Daria Ale- xandrovna sentit quelque chose se rompre dans son cœur, et la vie lui parut se couvrir d'un voile noir. Ces enfants, dont elle était si fière, étaient donc mal élevés, mauvais, enclins aux plus grossiers penchants!

448 ANNA KARÉNINE.

Cette pensée la troubla au point de ne pouvoir ni parler, ni raisonner, ni expliquer son chagrin à Levine. Il la calma de son mieux la voyant malheu- reuse, lui assura qu'il n'y avait rien de si terrible, et que tous les enfants se battaient ; mais au fond du cœur il se dit : « Non, je ne me torturerai pas pour parler français à mes enfants ; il ne faut pas gâter et dénaturer le caractère des enfants, c'est ce qui les empêche de rester charmants. Oh ! les miens seront tout différents ! »

Il prit congé de Daria Alexandrovna et partit sans qu'elle cherchât à le retenir.

CHAPITRE XI

Vers la mi-juillet, Levine vit arriver le starostà du bien de sa sœur, situé à vingt verstes de Pakrofs- ky, avec son rapport sur la marche des affaires et sur la fenaison. Le principal revenu de cette terre prove- nait de grandes prairies inondées au printemps, que les paysans louaient autrefois moyennant 20 roubles la dessiatine. Lorsque Levine prit l'administration de cette propriété, il trouva, en examinant les prai- ries, que c'était un prix trop modique, et mit la dessiatine à 25 roubles. Les paysans refusèrent de les prendre à ces conditions, et, comme le soupçon- na Levine, firent en sorte de décourager d'autres preneurs. Il fallut se rendre sur place, louer des jour- naliers, et faucher à son compte, au grand méconten-

ANNA KL\RI'- NI N E. 449

teinent des paysans, qui mirent tout en œuvre pour faire échouer ce nouveau plan. Malgré cela, dès le premier été, les prairies ra])portèreut près du double. La résistance des paysans se prolongea pondant la seconde et la troisième année, mais, cet été, ils avaient proposé de prendre le travail en gardant le tiers de la récolte pour eux, et le starosta venait annoncer que tout était tenniné. On s'était pressé, de crainte de la pluie, et il fallait faire constater le partage de recevoir les onze meules qui fonuaient la part du pro- priétaire. Ivtvine se douta, à la hâte qu'avait mise le starosta à établir le partage sans en avoir reçu l'ordre de l'administration principale, qu'il y avait quelque chose de louche ; l'embarras du paysan, le ton dont il répondit à ses questions, tout lui fit penser qu'il serait prudent de tirer lui-même l'affaire au clair.

Il arriva au village vers l'heure du dîner, laissa ses chevaux chez un vieux paysan de ses amis, le beau-frère de sa nourrice, puis se mit à chercher ce vieillard du côté il gardait ses ruches, espérant obtenir de lui quelque éclaircissement sur l'affaire des prairies. Le bonhomme reçut le maître avec des démonstrations de joie, lui montra son petit do- maine en détail, lui raconta longuement l'histoire de ses ruches et de ses essairrus de l'année, mais répondit vaguement, et d'un air indifférent aux questions qu'il lui posa. Les soupçons de Levine furent ainsi confinnés. Il se rendit de aux meules, les examina, et trouva invraisemblable qu'elles continssent 50

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450

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devant la volaille. Depuis le dîner, mis en avons bien rangé la moitié, ajouta-t-il en matrant du doigt la meule qu'on défaisait . - E--ce la dernière ? cria- 1- il à un jeune homme debout n- le devant d'une télègue, qui passait près d'eux en citant les brides de son cheval.

La dernière, père ! réponit le paysan en souriant ; et se tournant vers ui^ femme fraîche et animée, assise dans la charre- \ il fouetta son cheval.

C'est ton fils ? demanda Levic.

Mon plus jeune, répondit le '.:ux avec un sou- rire caressant.

Le beau garçon !

N'est-ce pas !

Et déjà marié ?

Oui, il y a deux ans, à la Sut-Philippe.

A-t-il des enfants ?

Des enfants ! ah bien oui ! a fait l'innocent pendant plus d'un an; il a falh li faire honte... Pour du foin, c'est du foin, i-t-il, désireux de changer de conversation.

Levine regarda avec attentio le jeune couple chargeant non loin de leur carrette ; le mari, debout, recevait d'énormes bra-ees de foin qu'il rangeait et tassait ; sa jeune comagne les lui ten- dait d'abord avec les bras, ensuite vec une fourche; elle travaillait gaiement et lesteirnt, se cambrant en arrière, avançant sa poitrine c\iverte d'ime che- mise blanche retenue par une aiiture rouge. La

450 ANNA KARÉNINE.

charretées, comme l'affirmaient les paysans ; il fit en conséquence venir une des charrettes qui avaient servi de mesure, et donna Tordre de transporter tout le foin d'une des meules dans un hangar. I^a meule ne se trouva fournir que 32 charretées. Le starosta eut beau jurer ses grands dieux que tout s'était passé honnêtement, que le foin avait se tasser, Levine répondit que, le partage s'étant fait sans son ordre, il n'acceptait pas les meules comme valant 50 charretées. Après de longs pourparlers, il fut décidé que les paysans garderaient les onze meules pour eux, et qu'on ferait un nouveau partage pour le maître. Cette discussion se prolongea jusqu'à l'heure de la collation. Le partage fait, Levine alla s'asseoir sur une des meulesmarquées d'une branche de cytise, admira l'animation de la prairie avec son monde de travailleurs.

Devant lui, la rivière formait un coude, et sur les bords on voyait des fenmies se mouvoir en groupes animées autour du foin, le remuer, le soulever en traînées ondoyantes d'un beau vert clair, et le ten- dre aux hommes qui, à l'aide de longxies fourches, l'enlevaient pour former de hautes et larges meules. A gauche, sur la prairie, arrivaient à grand bruit, à la file, les télègues sur lesquelles on chargeait la part des paysans ; les meules disparaissaient, et, sur les charrettes derrière les chevaux, s'amoncelaient le fourrage odorant.

(c Quel beau temps ! dit le vieux en s' asseyant près de Levine ; le foin est sec comme du grain à répandre

AXNA KARKNINE. 451

devant la volaille. Depuis le dîner, nous en avons bien rangé la moitié, ajouta-t-il en montrant du doigt la meule qu'on défaisait . Est-ce la dernière ? cria-t-il à un jeune homme debout sur le devant d'une télègue, qui passait près d'eux en agitant les brides de son cheval.

La dernière, père ! répondit le paj-san en souriant ; et se tournant vers ime femme fraîche et animée, assise dans la charrette, il fouetta son cheval.

C'est ton fils ? demanda Levine.

Mon plus jeune, répondit le vieux avec un sou- rire caressant.

Le beau garçon !

N'est-ce pas î

Et déjà marié ?

Oui, il y a deux ans, à la Saint- Philippe.

A-t-il des enfants ?

Des enfants ! ah bien oui ! il a fait l'innocent pendant plus d'un an; il a fallu lui faire honte... Pour du foin, c'est du foin, » ajouta-t-il, désireux de changer de conversation.

Levine regarda avec attention le jeune couple chargeant non loin de leur charrette ; le mari, debout, recevait d'énormes brassées de foin qu'il rangeait et tassait ; sa jeune compagne les lui ten- dait d'abord avec les bras, ensuite avec une fourche; elle travaillait gaiement et lestement, se cambrant en arrière, avançant sa poitrine couverte d'une che- mise blanche retenue par une ceinture rouge. La

452 ANNA KARENINE.

voiture pleine, elle se glissa sous la télèg^e pour y attacher la charge. Ivan lui indiquait comment les cordes devaient être fixées, et, sur une observation de la jeune femme, partit d'un éclat de rire bruyant. Un amour jeune, fort, nouvellement éveillé, se pei- gnait sur ces deux visages.

CHAPITRE XII

La charrette bien cordée, Ivan sauta à terre et prit le cheval, une bête solide, par la bride, puis se mêla à la file des télègues qui regagnaient le village ; la jeune femme jeta son râteau sur la charette, et alla d'un pas ferme se joindre aux autres travailleuses, rassemblées en groupe à la suite des voitures. Ces femmes, vêtues de jupes aux couleurs éclatantes, le râteau sur l'épaule, joyeuses et animées, commen- cèrent à chanter ; l'une d'elles entonna d'une voix rude et un peu sauvage une chanson que d'autres voix, fraîches et jeunes, reprirent en choeur.

Levine, couché sur la meule, voyait approcher ces femmes comme un nuage gros d'une joie bruyante, prêt à l'envelopper, à l'enlever, lui, les meules et les charrettes. Au rythme de cette chanson sauvage avec son accompagnement de sifîiets et de cris aigus, la prairie, les champs lointains, tout lui parut s'ani- met et s'agiter. Cette gaieté lui faisait envie ; il aurait voulu y prendre part, mais ne savait exprimer

ANNA KARKNIXE. 453

ainsi sa joie de vivre, et ne pouvait que regarder et écouter.

La foule passée, il fut saisi du sentiment de son iso- lement, de sa paresse physique, de l'espèce d'hosti- lité qui existait entre lui et ce monde de paysans.

Les mêmes hommes avec lesquels il s'était que- rellé, et auxquels, si leur intention n'était pas de le tromper, il avait fait injure, le saluaient maintenant gaiement au passage, sans rancune, et aussi sans re- mords. Le travail avait effacé tout mauvais souvenir; cette journée consacrée à un rude labeur trouvait sa récompense dans ce labeur même. Dieu qui avait don- né ce jour, avait aussi donné la force de le traverser, et personne ne songeait à se demander pourquoi ce travail, et qui jouirait de ses fruits. C'étaient des ques- tions secondaires et insignifiantes. Bien souvent, cette vie laborieuse avait tenté Levine ; mais aujour- d'hui, sous l'impression que lui avait causée la vue d'Ivan et de sa femme, il sentait, plus vif que ja- mais le désir d'échanger l'existence oisive, artifi- cielle, égoïste dont il souffrait, pour celle de ces pay- sans, qu'il trouvait belle, simple et pure.

Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants du voisinage rentraient chez eux, et que ceux qui venaient de loin s'installaient pour la nuit dans la prairie et préparaient le souper, Levine, sans être vu, regardait, écoutait, songeait. Il passa presque entière sans sommeil cette courte nuit d'été.

Pendant le souper, les pa>*sans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent des chansons. Leur

454 ANNA KARENINE.

longue journée de travail n'avait laissé d'autre trace que la gaieté. Un peu avant l'aurore, il se fit un grand silence. On n'entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le marais, et le bruit des chevaux s'ébrouant sur la prairie. Levine revint à lui, quitta sa meule, et s'aperçut, en regardant les étoiles, que la nuit était passée.

« Eh bien, que vais-je faire ? Et comment réa- liser mon projet ? » se dit-il en cherchant à donner une forme aux pensées qui l'avaient occupé pendant cette courte veillée.

D'abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie passée, à son inutile culture intellectuelle, renonce- ment facile, qui ne lui coûterait nul regret. Puis il pensait à sa future existence, toute de simplicité et de pureté, qui lui rendrait le repos d'esprit et le calme qu'il ne connaissait plus. Restait la question principale : comment opérer la transition de sa vie actuelle à l'autre ? Rien à ce sujet ne lui semblait bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s'im- poser un travail, abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d'une commune... Comment réaliser tout cela ?

« Au surplus, se dit-il, n'ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont pas nettes ; une seule chose est certaine, c'est que ces quelques heures ont décidé mon sort. Mes rêves d'autrefois ne sont que folie, ce que je veux sera plus simple et meilleur. Que c'est beau, pensa-t-il en admirant les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables au fond

ANNA KARÉNINE. 455

nacré d'une coquille ; que tout, dans cette channante nuit, est charmant ! Et comment cette coquille a-t-elle eu le temps de se fonner ? J'ai regardé le ciel tout à l'heure, et n'y ai vu que deux bandes blan- ches î Ainsi se sont transfonnées, sans cjue j'en eusse conscience, les idées que j 'avais sur la vie. »

Il quitta la prairie et s'achemina le long de la grand'route vers le village. Un vent frais s'élevait ; tout prenait, à ce moment qui précède l'aurore, une teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le triomphe du jour sur les ténèbres.

Levine marchait vite pour se réchauffer, en re- gardant la terre à ses pieds ; une clochette tinta dans le lointain. « C'est quelque voiture qui passe », se dit-il. A quarante pas de lui, venant à sa rencontre sur la grand'route, il vit une voiture de voyage atte- lée de quatre chevaux. La route était mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre le timon, mais le yamtchik* adroit, assis de côté sur son siège, les dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du chemin.

Levine regarda distraitement la voiture sans son- ger à ceux qu'elle pouvait contenir.

Une vieille femme y sommeillait, et à la portière une jeune fille jouait avec le ruban de sa coiffure de voyage ; sa physionomie calme et pensive semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l'aurore au-dessus de la tête de Levine. Au moment

I. Postillon.

454

ANNA KARÉNINE.

longue journée de travail n'avait laissé d'autre trace que la gaieté. Un peu avant l'aurore, il se fit un grand silence. On n'entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le marais, et le bruit des chevaux s'ébrouant sur la prairie. Levine revint à lui, quitta sa meule, et s'aperçut, en regardant les étoiles, que la nuit était passée.

« Eh bien, que vais-je faire ? Et comment réa- liser mon projet ? » se dit-il en cherchant à donner un^ forme aux pensées qui l'avaient occupé pendant cette courte veillée.

D'abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie passée, à son inutile culture intellectuelle, renonce- ment facile, qui ne lui coûterait nul regret. Puis il pensait à sa future existence, toute de simplicité et de pureté, qui lui rendrait le repos d'esprit et le calme qu'il ne connaissait plus. Restait la question principale : comment opérer la transition de sa vie actuelle à l'autre ? Rien à ce sujet ne lui semblait bien clair. Il faudrait épouser ime paysanne, s'im- poser un travail, abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d'une commune... Comment réaliser tout cela ?

« Au surplus, se dit-il, n'ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont pas nettes; une seule chose est certaine, c'est que ces quelques heures ont décidé mon sort. Mes rêves d'autrefois ne sont que folie, ce que je veux sera plus simple et meilleur. Que c'est beau, pensa-t-il en admirant les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables aufond

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nacré d'une coquille ; que tout, dans cette charmante nuit, est chamiant ! Et conunent cette coquille a-t-elle eu le temps de se fonner ? J'ai regardé le ciel tout à l'heure, et n'y ai vu que deux bandes blan- ches ! /Vinsi se sont transformées, saiLS que j'en eusse conscience, les idées que j'avais sur la vie. »

Il quitta la prairie et s'achemina le long de la grand'route vers le village. Un vent frais s'élevait ; tout prenait, à ce moment qui précède l'aurore, une teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le triomphe du jour sur les ténèbres.

Levine marchait vite pour se réchauffer, en re- gardant la terre à ses pieds ; une clochette tinta dans le lointain. « C'est quelque voiture qui passe », se dit-il. A quarante pas de lui, venant à sa rencontre sur la grand'route, il vit une voiture de voyage atte- lée de quatre chevaux. La route était mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre le timon, mais le yamtchik * adroit, assis de côté sur son siège, les dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du chemin.

Levine regarda distraitement la voiture sans son- ger à ceux qu'elle pouvait contenir.

Une vieille femme y sonmieillait, et à la portière une jeune fille jouait avec le ruban de sa coiffure de voyage ; sa physionomie calme et pensive semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l'aurore au-dessus de la tète de Levine. Au moment

I. Postillon.

456 ANNA KARENINE.

la vision allait disparaître, deux yeux limpides s'étaient arrêtés sur lui ; il la reconnut, et une joie étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s'y trom- per : ces yeux étaient uniques au monde, et une seule créature humainepersonnifiaitpourluilalumière delà vie et sa propre raison d'être. C'était elle. C'était Kitty.

Il comprit qu'elle se rendait de la station du chemin de fer à Yergoushovo, et aussitôt les résolutions qu'il avait prises, les agitations de sa nuit d'insom- nie, tout s'évanouit. I^'idée d'épouser une paysanne lui fit horreur. I^à, dans cette voiture qui s'éloignait, était la réponse à l'énigme de l'existence qui le tour- mentait si péniblement. Elle ne se montra plus. Le bruit des roues cessa de se faire entendre ; à peine le son des clochettes venait-il jusqu'à lui ; il reconnut, aux aboiement des chiens, que la voiture traversait le village. De cette vision, il ne restait que les champs déserts, le village lointain, et lui-même, seul, étran- ger à tout, marchant solitaire le long de la route abandonnée.

Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes nacrées qu'il avait admirées, et qui lui avaient sem- blé personnifier le mouvement de ses idées et de ses sentiments pendant la nuit : rien n'y rappelait plus les teintes d'une coquille. Là-haut, à des hauteurs incommensurables, s'était opérée la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel deve- nait peu à peu lumineux, et d'un beau bleu, et ré-

ANNA KL\RfvXIXE. 457

pondait avec autant de douceur et moins de mys- tère à son regard interrogateur.

« Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse, je n'y puis plus revenir. C'est elle que j'aime. »

CIL\PITRE XIII

Personne, excepté ses familiers, ne soupçonnait qu'Alexis Alexandrovitch, cet homme froid et rai- sonnable, fûtlaproie d'imefail)lesse en contradiction absolue avec la tendance générale de sa nature. Il ne pouvait voir pleurer un enfant ou une femme sans perdre son sang-froid ; la l'ue de ces larmes le trou- blait, le bouleversait, lui ôtait l'usage de ses facultés. Ses subordonnés le savaientsi bien qu'ils mettaient les solliciteuses en garde contre tout accès de sensibilité afin de ne pas compromettre leur affaire, « Il se fâchera et ne vous écoutera plus », disaient-ils. Effectivement, le trouble que les larmes causaient à Alexis Alexandrovitch se traduisait par une colère agitée. « Je ne peux rien pour vous, veuillez sortir », disait-il généralement en pareil cas.

Lorsque, en revenant des courses, Anna lui eut avoué sa liaison avec Wronsky et, se couvrant le visage de ses mains, eut éclaté en sanglots, Alexis Alexandro\atch, quelque haine qu'il éprouvât pour sa femme, ne put se défendre d'un trouble profond. Pour éviter toute marque extérieure incompatible

458 ANNA KARÉNINE.

avec la situation, il chercha à s'interdire jusqu'à l'ap- parence de l'émotion, et resta immobile sans la re- garder, avec une rigidité mortelle qui frappa vive- ment Anna.

En approchant de la maison, il fit un grand effort pour descendre de voiture et pour quitter sa femme avec les dehors de politesse habituels ; il lui dit quel- ques mots qui n'engageaient à rien, bien résolu à remettre toute espèce de décision au lendemain.

Les paroles d'Anna avaient confirmé ses pires soupçons, et le mal qu'elle lui avait fait et qu'aggra- vaient ses larmes, était cruel. Cependant, resté seul en voiture, Alexis Alexandrovitch se sentit soulagé d'un grand poids. Il lui sembla qu'il était débarrassé de ses doutes, de sa jalousie, de sa pitié. Il éprouvait la même sensation qu'un homme souffrant d'un violent mal de dents, auquel on vient d'arracher sa dent malade : la douleur est terrible, l'impression d'un corps énorme, plus gros que la tête, qu'on enlève de la mâchoire, affreuse, mais c'est à peine si le patient croit à son bonheur ; la douleur qui a empoi- sonné sa vie si longtemps n'existe plus ; il peut pen- ser, parler, s'intéresser à autre chose qu'à son mal.

Alexis Alexandrovitch en était là. Il avait éprouvé une souffrance étrange, terrible, mais c'était fini : il pourrait dorénavant avoir d'autre pensée que celle de sa femme.

« C'est une femme perdue, sans honneur, sans cœur, sans religion. Je l'ai toujours senti, et c'est par pitié pour elle que j 'ai cherché à me faire illusion, n

ANNA KARfiNIXE. 459

Ht c'était sincèrement qu'il croyait avoir été pers- j)icace : il se remémorait divers détails du passé, ja- dis innocents à ses yeux , qui lui paraissaient main- tenant autant de preuves de la corniption d'/Vima. « J'ai conuiiis une erreur en liant ma vie à la sienne, mais mon erreur n'a rien eu de coupable, par consé- quent je ne dois pas être malheureux. La coupable, c'est elle ; ce qui la touche ne me concerne plus, elle n'existe plus pour moi... » Il cessait de s'intéresser aux malheurs qui pouvaient la frapper ainsi que son fils, pour lequel ses sentiments subissaient le même changement, l'important était de sortir de cette crise d'une façon sage, correcte, en se lavant de la boue dont elle l'éclabouissait, et sans que sa vie à lui, vie honnête, utile, active, fût entravée.

« Faut-il me rendre malheureux parce qu'une femme méprisable a conmiis une erreur ? Je ne suis ni le premier ni le dernier dans cette situation. » Et, sans parler de l'exemple historique que la belle Hélène venait de rafraîchir récenmient dans toutes les mémoires, Alexis Alcxandrovitch se souvint d'une série d'épisodes contemporains des maris de la position la plus élevée avaient eu à déplorer l'infidélité de leurs femmes.

« Darialof, Poltovsky, le prince Karibanol, Dranun, oui, l'honnête et excellent Dramm, Seme- nof, Tchaguine ! Mettons qu'on jette un ridicule injuste sur ces hommes ; quant à moi, je n'ai jamais compris que leur malheur, et les ai toujours plaints », pensait .\lexis Alexandrovitch. C'était absolument

46o ANNA KARENINE.

faux : jamais il n'avait songé à s'apitoyer sur eux, et la vue du malheur d' autrui l'avait toujours grandi dans sa propre estime.

« Eh bien, ce qui a frappé tant d'autres me frap- pe à mon tour. L'essentiel est de savoir tenir tête à la situation. » Et il se rappela les diverses façons dont tous ces hommes s'étaient comportés.

« Darialof a pris le parti de se battre... «Dans sa jeunesse, et en raison même de son tempérament craintif, Alexis Alexandrovitch avait souvent été préoccupé de la pensée du duel. Rien nejlui semblait terrible comme l'idée d'im pistolet braqué sur lui, et jamais il ne s'était servi d'aucune arme. Cette horreur instinctive lui inspira bien des réflexions ; il chercha à s'habituer à l'éventualité possible l'obligation de risquer sa vie s'imposerait à lui. Plus tard, parvenu à une haute position sociale, ces impressions s'effacèrent ; mais l'habitude de redou- ter sa propre lâcheté était si forte, qu'en ce moment Alexis Alexandrovitch resta longtemps en délibé- ration avec lui-même, envisageant la perspective d'un duel, et l'examinant sous toutes ses faces, malgré la conviction intime qu'il ne se battrait en aucun, cas.

« L'état de notre société est encore si sauvage que bien des gens approuveraient un duel : ce n'est pas comme en Angleterre. »

Et dans le nombre de ceux que cette solution sa- tisferait, Alexis Alexandrovitch en connaissait à l'opinion desquels il tenait. « Et à quoi cela mène- rai t-il ? Admettons que je le provoque. » Ici il se

ANNA KARKNINE. 461

rq^rc3cnta vivement la nuit qu'il passerait après la provocation, le pistolet dirigé sur lui, et il frissonnait à l'idée que jamais il ne pourrait rien supporter de pareil. « Admettons que je le provoque, que j'ap- prenne à tirer, que je sois devant lui, que je presse la détente, continua-t-il en feimant les yeux, que je l'aie tué ! » Et il secoua la tête pour chasser cette pensée absurde. « Quelle logique y aurait-il à tuer un homme pour rétablir mes relations avec une femme coupable et son fils ? La question sera-t-elle résolue ? Et si, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, le blessé ou le tué, c'est moi ? moi qui n'ai rien à me reprocher et qui deviendrais la victime ? Ne serait- ce pas plus illogique encore ? Serait-il honnête de ma part d'ailleurs de le provoquer, sûr. comme je le suis d'avance, que mes amis interviendraient pour ne pas exposer la vie d'un homme utile au pays ? N'aurais-je pas l'air de vouloir attirer l'attention sur moi par une provocation qui ne pouvait mener à rien ? Ce serait chercher à tromper les autres et moi- même. Personne n'attend de moi ce duel absurde Mon seul but doit être de garder ma réputation intacte et de ne souffrir aucune entrave à ma car- rière. Le « service de l'État », toujours important aux yeux d'Alexis Alexandrovitch le devait plus encore.

Le duel écarté, restait le divorce ; quelques-uns de - ceux dont le souvenir l'occupait y avaient eu recours. Les cas de divorce du grand monde lui étaient bien connus, mais Alexis Alexandrovitch n'en trouva pas

462 ANNA KARÉNINE.

un seul cette mesure eût atteint le but qu'il se proposait. Le mari, dans chacun de ces cas, avait cédé ou vendu sa femme ; et c'était la coupable, celle qui n'avait aucun droit à un second mariage, qui formait un nouveau lien. Quant au divorce légal, celui qui aurait pour sanction le châtiment de la femme infidèle, Alexis Alexandrovitch sentait qu'il ne pouvait y recourir. Les preuves grossières, bru- tales, exigées par la loi, seraient, dans les conditions complexes de sa vie, impossibles à fournir ; eussent- elles existé, qu'il n'aurait pu en faire usage, ce scan- dale devant le faire tomber dans l'opinion publique plus bas que la coupable. Ses ennemis en profiteraient pour le calomnier et chercher à ébranler sa haute situation officielle, et son but, qui était de sortir avec le moins de trouble possible de la crise il se trou- vait, ne serait pas atteint.

Le divorce d'ailleurs rompait défini tivemnet toute relation avec sa femme, en la laissant à son amant. Or, malgré le mépris indiff'érent qu'Alexis Alexan- drovitch croyait éprouver pour Anna, un sentiment très vif lui restait au fond de l'âme : l'horreur de tout ce qui tendrait à la rapprocher de Wronsky/ à lui rendre sa faute profitable. Cette pensée lui ar- racha presque un cri de douleur. Il se leva dans sa voiture, changea de place et le visage sombre, enve- loppa longuement de son plaid ses jambes frileuses.

« On pouvait encore, continuait-il en cherchant à se calmer, imiter Karibanol et ce bon Dramm., c'est- à-dire se séparer » ; mais cette mesure avait presque

ANNA KARKNINE. 463

les mêmes inconvénients que le divorce : c'était encore jeter sa fenmie dans les bras de Wronsky.

« Non, c'est impossible, impossible ! se dit-il, tout en tiraillant son plaid. Je ne puis pas être malheu- reux, et ils ne doivent pas être heureux. »

Sans se l'avouer, ce qu'il souhaitait au fond du cœur était de la voir souffrir pour cette atteinte por- tée au repos, à l'honneur de son mari.

Après avoir passé en rexTje les inconvénients du duel, du divorce et de la séparation, Alexis Alexan- drovitch en vint à la conviction que le seul moyen de sortir de cette impasse était de garder sa femme, en cachant son malheur au monde, d'employer tous les moyens imaginables pour rompre la liaison d'Anna et de Wronsky, et, ce qu'il ne s'avouait pas, depunir la coupable.

« Je dois lui déclarer que, dans la situation faite par elle à notre famille, je juge le staiu quo, apparent préférable pour tous, et que je consens à le conser- ver, sous la condition expresse qu'elle cessera toute relation avec son amant. »

Cette résolution prise, Alexis Alexandrovitch s'avisa d'un argument qui la sonctionnait dans son esprit. « De cette façon, j'agis conformément à la loi religieuse : je ne repousse pas la fenmie adultère, je lui donne le moyen de s'amender, et même, quel- que pénible que ce soit pour moi, je me consacre en partie à sa réhabilitation. »

Karénine savait qu'il ne pourrait avoir aucune influence sur sa femme, et que les essais qu'il se pro-

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« Je dois lui déclarer que, dans la situation faite par elle à notre famille, je juge le statu quo, apparent préférable pour tous, et que je consens à le conser- ver, sous la condition expresse qu'elle cessera toute relation avec son amant, u

Cette résolution prise, Alexis Alexandruv ucu s'avisa d'un argument qui la sonctionnait dans son esprit. « De cette façon, j'agis conformément à la loi religieuse : je ne repousse pas la femme adultère, je lui doime le moyen de s'amender, et même, quel- que pénible que ce soit pour moi, je me consacre en partie à sa réhabilitation. »

K - •TIC savait qu'il ne pourrait avoir aucune ini; our sa femme, et que les essais qu'il se pro-

464 ANNA KARÉNINE.

posait de tenter étaient illusoires ; pendant les tristes heures qu'il venait de traverser, il n'avait pas songé un instant à chercher un point d'appui dans la re- ligion, mais, sitôt qu'il sentit celle-ci d'accord avec sa détermination, cette sanction lui devint un apai- sement. Il fut soulagé de penser que personne n'aur-it le droit de lui reprocher d'avoir, dans une crise aussi, grave de sa vie, agi en opposition avec la foi dont il portait si haut le drapeau au milieu de l'indifférence générale.

Il finit même, en y réfléchissant, par se dire qu'au- cune raison ne s'opposait à ce que ses rapports avec sa femme restassent, à peu de chose près, ce qu'ilsi avaient été dans les derniers temps. Sans doute il ne pouvait plus l'estimer ; mais bouleverser sa vie en- tière, souffrir personnellement parce qu'elle était infidèle, il n'en voyait pas le motif.

« Et le temps viendra, pensa-t-il, ce temps qui résout tant de difficultés, ces rapports se rétabli- ront comme par le passé ; il faut qu'elle soit malheu- reuse mais moi qui ne suis pas coupable, je ne dois pas souffrir. »

CHAPITRE XIV

En approchant de Pétersbourg, Alexis Alexan- drovitch avait complètement arrêté la ligne de conduite qu'il devait tenir envers sa femme, et même composé mentalement la lettre qu'il lui écrirait. Il

ANNA KARf.NINE. 465

jeta, en rentrant, un coupd'œil sur les papiers du mi- nistère déposés chez le suisse, et les fit porter dans son cabinet.

« Qu'on dételle, et qu'on ne reçoive personne t, répondit-il à une question du suisse, appuyant sur ce dernier ordre avec une espèce de satisfaction, signe évident d'une meilleure disposition d'es- prit.

Rentré dans son cabinet, Alexis Alexandrovitch, après avoir marché de long en large pendant quel- que temps, en faisant craquer les phalanges de ses doigts, s'arrêta devant son grand bureau le valet de chambre venait d'allumer six bougies. Il s'assit, toucha successiv^ement aux divers objets placés devant lui et, la tête penchée, un coude sur la table, se mit à écrire après une minute de réflexion. Il écrivit à Anna en français, sans s'adresser à elle par son nom, employant le mot vous, qu'il jugea moins froid et moins solennel qu'en russe.

« Je vous ai exprimé à notre dernière entrevue l'intention de vous communiquer ma résolution rela- tivement au sujet de notre conversation. Après y avoir mûrement réfléchi, je vnens remplir cette pro- messe. Voici ma décision : quelle que soit votre conduite, je ne me reconnais pas le droit de rompre des liens qu'une puissance suprême a consacrés. La famille ne saurait être à la merci d'un caprice, d'un acte arbitraire, voire du crime d'un des époux, et notre vie doit rester la même. Cela doit être ainsi

466 ANNA KARÉNINE.

pour moi, pour vous, pour votre fils. Je suis persuadé que vous vous êtes repentie, que vous vous repentez encore, du fait qui m'oblige à vous écrire, que vous, m'aiderez à détruire dans sa racine la cause de notre dissentiment, et à oublier le passé. Dans le cas con- traire, vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils. J'espère causer avec vous à fond à notre prochaine rencontre. Comme la saison d'été touche à sa fin, vous m'obligeriez en rentrant en ville le plus tôt possible, pas plus tard que mardi. Toutes les mesures pour le déménagement seront prises. Je vous prie de remarquer que j'attache une importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande.

« A. Karénine.

« P.-S. Je joins à cette lettre l'argent dont voxis pouvez avoir besoin en ce moment. »

Il relut sa lettre et en fut satisfait ; l'idée d'en- voyer de l'argent lui parut heureuse ; pas une parole dure, pas un reproche, mais aussi pas de faiblesse. L'essentiel était atteint, il lui faisait un pont d'oi pour revenir sur ses pas. Il plia la lettre, passa dessus un grand couteau à papier en ivoire massif, la mit sous enveloppe ainsi que l'argent, et sonna avec la petite sensation de bien-être que lui causait tou- jours l'ordonnance parfaite de son installation de bureau.

0 Tu remettras cette lettre au courrier pour qu'il

ANNA KARfiXlXE. 467

la porte demain à Aima Arcadievua, dit- il au domes- tique en se levant.

J'entends, Votre Excellence... Faudra- t-il apporter le thé ici ? »

Alexis Alexandrovitch se fit ser\'ir du thé, puis, en jouant avec son coupe-papier, s'approcha du fau- teuil près duquel une table portait la lampe et un li\Te français commencé. Le portrait d'Anna, œuvre remarquable d'un peintre célèbre, était suspendu dans un cadre ovale au-dessus de ce fauteuil. Alexis .\lexandrovitch lui jeta un regard. Des yeux impé- nétrables lui rendirent ce regard ironiquement, pres- que insolemment. Tout lui parut impertinent dans ce beau portrait, depuis la dentelle encadrant la tête et les cheveux noirs, jusqu'à la main blanche et admira- blement faite, couverte de bagues. Après avoir consi- déré cette image pendant quelques minutes, il fris- sonna, ses lèvres frémirent, et il se détourna avec une exclamation de dégoût. Il s'assit et ouvrit son livTe ; il essaya de lire, mais ne put retrouver l'intérêt très vif que lui avait inspiré cet ouvrage sur la découverte d'inscriptions antiques ; ses yeux regardaient les pa- ges, ses pensées étaient ailleurs. Mais sa fenrnie ne l'occupait plus ; il pensait à une complication sur- venue récemment dans des affaires importantes dé- pendant de son service, et se sentait plus maître de cette question que jamais ; il pouvait, sans vanité, s'avouer que la conception qui avait germé dans sa pensée sur les causes de cette complication, fournis- sait le moyen d'en résoudre toutes les difiicultés.

16

468 ANNA KARÉNINE.

Il se voyait ainsi à la veille d'écraser ses ennemis, de grandir aux yeux de tous et, par conséquent, de rendre un service signalé à l'État.

Dès que le domestique eut quitté la chambre, Alexis Alexandrovitch se leva et s'approcha de son bureau. Il prit le porte-feuille qui contenait les af- faires courantes, saisit un crayon, et s'absorba dansla lecture des documents relatifs à la difficulté qui le préoccupait, avec un imperceptible sourire de satis- faction personnelle. Le trait caractéristique d'Alexis Alexandrovitch, celui qui le distinguait spécialement et avait contribué à son succès au moins autant que sa modération, sa probité, sa confiance en lui-même et son amour-propre excessif, était un mépris absolu de la paperasserie officielle et la ferme volonté de diminuer autant que possible les écritures inutiles, pour prendre les affaires corps à corps, et les expé- dier rapidement et économiquement. Il arriva que, dans la célèbre commission du 2 juin, la question de la fertilisation du gouvernement de Zaraï, qui fai- sait partie du service ministériel d'Alexis Alexan- drovitch, fut soulevée, et offrit un exemple frap- pant du peu de résultats obtenus par les dépenses et les correspondances officielles. Cette question da- tait encore du prédécesseur d'Alexis Alexandro- vitch, et avait effectivement coûté beaucoup d'ar- gent en pure perte. Karénine s'en rendit compte dès son entrée au ministère, et voulut prendre l'affaire en main ; mais il ne se sentit pas sur un terrain assez solide au début, et s'aperçut qu'il froisserait beau-

ANXA K.\Rf^NIXK. 4^)9

coup d'intérêts et agirait ainsi avec peu de disccme- nient ; plus tard, au milieu de tant d'autres affaires il oublia celle-là. La fertilisation du gouvernement de Zaraï allait sou train ])endant ce temps coimue par le ])assé, c'est-à-dire ])ar la simple force d'iner- tie ; beaucoup de personnes continuaient à en vivre, entre autres une famille fort honorable dont chaque fille jouait d'un instrument à cordes (Alexis Alexan- drovitch avait servi de père assis^ à l'une d'elles). Les eimemis du ministère s'emparèrent de cette af- faire, et la lui reprochèrent avec d'autant moins de justice qu'il s'en trouvait de semblables dans tous les ministères, que personne ne songeait à soulever. IHiisqu'mi lui avait jeté le gant, il l'avait hardiment relevé en exigeant la nomination d'une commission extraordinaire pour examiner et contrôler les tra- vaux de fertilisation du gouvernement de Zaraï ; et, sans merci pour ces messieurs, il ré'clama en outre une commission extraordinaire pour étudier la question de la situation faite aux populations étrangères. Cette dernière question, également soulevée au comité du 2 juin, avait énergiquement été appuyée par Alexis Alexandrovitch, conmie ne souffrant au- cun délai, à cause de la situation déplorable faite à cette partie de la population. Les discussions les plus vives entre ministères s'ensuivirent. Le minis- tère hostile à Alexis Alexandrovitch prouva que la position des étrangers était florissante, qu'y toucher

I. Celui qui remplace le père dans la cérémonie du mariage russe.

470 ANNA KARÉNINE.

serait nuire à leur prospérité, que, si quelque fait re- grettable y pouvait être constaté, on devait s'en prendre uniquement à la négligence avec laquelle le ministère d'Alexis Alexandrovitch faisait observer les lois. Pour se venger, celui-ci comptait exiger : la formation d'une commission à laquelle serait confié le soin d'étudier sur place la situation des po- pulations étrangères ; 2P dans le cas cette situa- tion serait telle que les données officielles la repré- sentaient, d'instituer une nouvelle commission scien- tifique pour rechercher les causes de ce triste état de choses au point de vue : {a) politique ; (è) admi- nistratif ; (c) économique ; {à) ethnographique ; {e) matériel ; (/) religieux ; que le ministère fût requis de fournir des renseignements sur les mesures prises pendant les dernières années pour éviter les conditions déplorables imposées aux étrangers, et de donner des éclaircissements sur le fait d'avoir agi en contradiction absolue avec la loi organique et fon- damentale, 2, page 18, avec remarque à l'article 36, ainsi que le prouvait un acte du comité sous les nu- méros 170 15 et 18398, du 5 décembre 1863 et du 7 juin 1864.

lyC visage d'Alexis Alexandrovitch se colora d'une vive rougeur en écrivant rapidement quelques notes pour son usage particulier. Après avoir couvert toute une page de son écriture, il sonna et fit porter un mot au chef de la chancellerie pour lui demander quel- ques renseignements qui lui manquaient. Puis il se leva et se reprit à marcher dans son cabinet, levant

ANNA KARÉXIXK. ^\

encore une fois les yeux sur le portrait, avec un fron- cement de sourcils et un sourire de mépris. Il reprit ensuite son livre et retrouva l'intérêt qu'il y avait apporté la veille. Quand il se coucha, vers onze heu- res, et qu'avant de s'endonuir il repassa dans sa mémoire les événements de la joumC^e, il ne les vit plus sous le même aspect désespéré.

CHAPITRE XV

Anna, tout en refusant d'admettre avec Wronsky que leur position fût fausse et peu honorable, ne sentait pas moins au fond du cœur combien il avait raison. Elle aurait vivement souhaité sortir de cet état déplorable, et lorsque, sous l'empire de son émotion, elle eut tout avoué à son mari en rentrant des courses, elle se sentit soulagée. Depuis le départ d'Alexis Alexandrovitch, elle se répétait sans cesse qu'au moins tout était expliqué, et qu'elle n'aurait plus besoin de tromper et de mentir ; si sa situation restait mauvaise, elle n'était plus équivoque. C'était la compensation du mal que son aveu avait fait à son mari et à elle-même. Cependant, lorsque Wronsky vint la voir le même soir, elle ne lui dit rien de son aveu à son mari, rien de ce dont il aurait fallu l'aver- tir pour décider de l'avenir.

Le lendemain matin, en s'éveillant, la première pensée qui s'offrit à elle fut le souvenir des paroles dites à son mari ; elles lui parurent si odieuses, dans

472 ANNA KARÉNINE.

leur étrange brutalité, qu'elle ne put comprendre comment elle avait eu le courage de les prononcer.

Qu'en résulterait-il maintenant ?

Alexis Alexandrovitch était parti sans répondre.

« J'ai revu Wronsky depuis et ne lui ai rien dit. Au moment il partait, j'ai voulu le rappeler, et j'y ai renoncé parce que j'ai pensé qu'il trouverait singulier que je n'eusse pas tout avoué dès l'abord. Pourquoi, voulant parler, ne l'ai- je pas fait ? » Son visage, en réponse à cette question, se couvrit d'une rougeur brûlante ; elle comprit que ce qui l'avait rete- nue était la honte. Et cette situation, qu'elle trou- vait la veille si claire, lui parut plus sombre, plus inex- tricable que jamais. Elle eut peur du déshonneur au- quel elle n'avait pas songé jusque-là. Réfléchissant aux différents partis que pourrait prendre son mari, il lui vint à l'esprit les idées les plus terribles. A cha- que instant, il lui semblait voir arriver le régisseur pour la chasser de la maison, et proclamer sa faute à l'univers entier. Elle se demandait elle cherche- rait un refuge si on la chassait ainsi, et ne trouvait pas de réponse.

« Wronsky, pensait-elle, ne l'aimait plus autant et commençait à se lasser. Comment irait-elle s'im- poser à lui ? » Et un sentiment amer s'éleva dans son âme contre lui. Les aveux qu'elle avait faits à son mari la poursuivaient ; il lui semblait les avoir prononcés devant tout le monde, et avoir été enten- due de tous. Comment regarder en face ceux avec lesquels elle vivait ? Elle ne se décidait pas à sonner

I

ANNA KARKXIXî:. 473

sa femme de chambre, encore moins à descendre dé- jeuner avec son fils et sa gouvernante.

La femme de chambre était venue phisieurs fois écouter à la porte, étonnée qu'on ne la sonnât pas; elle se décida à entrer. Aima la regarda d'un air in- terrogateur et rougit effrayée. Annouchka s'excusa, disant qu'elle avait cru être appelée ; elle apportait une robe et un billet. Ce billet était de Betsy, qui lui écrivait que Lise Merkalof et la baronne Stoltz avec leurs adorateurs se réunissaient ce jour-ià chez elle pour faire une partie de croquet. « Venez les voir, écrivait-elle, quand ce ne serait que comme étude de mœurs. Je vous attends. »

Anna parcourut le billet et soupira profondément.

0 Je n'ai besoin de rien, dit-elle à Aimouchka qui rangeait sa toilette. \^a, je m'habillerai tout à l'heure et descendrai. Je n'ai besoin de rien. »

Annouchka sortit ; mais Aima ne s'habilla pas. Assise, la tête baissée, les bras tombant le long de son corps, elle frissonnait, cherchait à faire un geste, à dire quelque chose, et retombait dans le même en- gourdissement. « Mon Dieu ! mon Dieu ! w s't'criait- elle par inter\'alles, sans attacher aucune significa- tion à ces mots. L'idée de chercher un refuge dans la religion lui était aussi étrangère que d'en chercher un auprès d'Alexis Alexandrovitch, quoiqu'elle n'eût jamais douté de la foi dans laquelle on l'avait éle- vée. Ne savait-elle pas d'avance que la religion lui faisait d'abord un devoir de renoncer à ce qui repré- sentait pour elle sa seule raison d'exister ? Elle souf-

474 ANNA KARENINE.

frait et s'épouvantait en outre d'un sentiment nou- veau et inconnu jusqu'ici, qui lui semblait s'emparer de son être intérieur ; elle sentait double, comme par- fois des yeux fatigués voient double, et ne savait plus ni ce qu'elle craignait, ni ce qu'elle désirait : Était- ce le passé ou l'avenir ? Que désirait-elle sur- tout ?

« Mon Dieu ! que m' arrive- t-il ! » pensa-t-elle en sentant tout à coup une vive douleur aux deux tempes ; elle s'aperçut alors qu'elle avait machinale- ment pris ses cheveux à deux mains, et qu'elle les tirait des deux côtés de sa tête. Elle sauta du lit et se mit à marcher.

« Le café est servi, et mademoiselle attend avec Serge, dit Annouchka en rentrant dans la chambre.

Serge ? Que fait Serge ? demanda Anna, s' ani- mant à la pensée de son fils, dont elle se rappelait pour la première fois l'existence.

Il s'est rendu coupable, il me semble, dit eu souriant Annouchya.

Coupable de quoi ?

Il a pris une des pêches qui se trouvaient dans le salon, et l'a mangée en cachette, à ce qu'il paraît. »

Le souvenir de son fils fit sortir Anna de cette im- passe morale elle était enfermée.

Le rôle sincère, quoique exagéré, qu'elle s'était imposé dans les dernières années, celui d'une mère consacrée à son fils, lui revint à la mémoire, et elle sentit avec bonheur qu'il lui restait, après tout, un point d'appui en dehors de son mari et de Wronsky.

ANNA KARtyiyrE. 475

Ce point d'appui était Serge. Qiicl(|iic situation qui lui fût imposée, elle ne pouvait abandonner son fils. Son mari pouvait la chasser, la couvrir de honte, Wronsky pouvait s'éloigner d'elle et reprendre sa vie indépendante (ici elle eut encore un sentiment d'amer reproche) : l'enfant ne pouvait être aban- donné ; elle avait un but dans la vie : Il fallait agir, agir à tout prix, pour sauvegarder sa position par rapport à son fils, se hâter, l'emmener, et pour cela se calmer, se délivrer de cette angoisse] qui la tortu- rait ; et la pensée d'une action ayant l'enfant pour but, d'un départ avec lui n'importe pour où, l'apai- sait déjà.

Elle s'habilla vivement, descendit d'un pas ferme, et entra dans le salon l'attendaient comme d'ha- bitude pour déjeuner Serge et sa gouvernante.

Serge, vêtu de blanc, debout près d'une table, le dos voûté et la tête baissc*e. avait une expression d'attention concentrée qu'elle lui connaissait, et qui le faisait ressembler à son père ; il arrangeait les fleurs qu'il venait d'apporter.

La gouvernante avait un air sévère.

En apercevant sa mère, Serge poussa, comme il le faisait souvent, un cri perçant :

a Ah ! maman ! » puis il s'arrêta indécis, ne sa- chant s'il jetterait les fleurs pour courir à sa mère, ou s'il achèverait son bouquet pour le lui offrir.

La gouvernante salua et entama le récit long et cir- constancié des forfaits de Serge ; Anna ne l'écoutait pas. Elle se demandait s'il faudrait l'emmener dans

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ANNA KARÉNINE.

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frait et s'épouvantait en outre d'un sentiment nou- veau et inconnu jusqu'ici, qui lui semblait s'emparer de son être intérieur ; elle sentait double, comme par- fois des yeux fatigués voient double, et ne savait plus ni ce qu'elle craignait, ni ce qu'elle désirait : Etait- ce le passé ou l'avenir ? Que désirait-elle sur- tout ?

« Mon Dieu î que m' arrive- t-il ! » pensa- t-elle en sentant tout à coup une vive douleur aux deux tempes ; elle s'aperçut alors qu'elle avait machinale- ment pris ses cheveux à deux mains, et qu'elle les tirait des deux côtés de sa tête. Elle sauta du lit et se mit à marcher.

« Le café est servi, et mademoiselle attend avec Serge, dit Annouchka en rentrant dans la chambre.

Serge ? Que fait Serge ? demanda Anna, s' ani- mant à la pensée de son fils, dont elle se rappelait pour la première fois l'existence.

Il s'est rendu coupable, il me semble, dit en souriant Annouchya.

Coupable de quoi ?

Il a pris une des pêches qui se trouvaient dans le salon, et l'a mangée en cachette, à ce qu'il paraît. »

Le souvenir de son fils fit sortir Anna de cette im- passe morale elle était enfermée.

Le rôle sincère, quoique exagéré, qu'elle s'était imposé dans les dernières années, celui d'une mère consacrée à son fils, lui revint à la mémoire, et elle sentit avec bonheur qu'il lui restait, après tout, un point d'appui en dehors de son mari et de Wronsky.

ANNA KARÉNINE.

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Ce point d'appui était Serge. Quelque situation qui lui fût imposée, elle ne pouvait abandonner son fils. Son mari pouvait la chasser, la couvrir de honte, Wronsky pouvait s'éloigner d'elle et reprendre sa vie indépendante (ici elle eut encore un sentiment d'amer reproche) ; l'enfant ne pouvait être aban- donné ; elle avait un but dans la vie : Il fallait agir, agir à tout prix, pour sauvegarder sa position par rapport à son fils, se hâter, l'emmener, et pour cela se calmer, se délivrer de cette angoisse] qui la tortu- rait ; et la pensée d'une action ayant l'enfant pour but, d'un départ avec lui n'importe pour où, l'apai- sait déjà.

Elle s'habilla vivement, descendit d'un pas ferme, et entra dans le salon l'attendaient comme d'ha- bitude pour déjeuner Serge et sa gouvernante.

Serge, vêtu de blanc, debout près d'une table, le dos voûté et la tête baissée, avait une expression d'attention concentrée qu'elle lui connaissait, et qui le faisait ressembler à son père ; il arrangeait les fleurs qu'il venait d'apporter.

La gouvernante avait un air sévère.

En apercevant sa mère, Serge poussa, comme il le faisait souvent, un cri perçant :

a Ah ! maman ! » puis il s'arrêta indécis, ne sa- chant s'il jetterait les fleurs pour courir à sa mère, ou s'il achèverait son bouquet pour le lui ofî^rir.

La gouvernante salua et entama le récit long et cir- constancié des forfaits de Serge ; Anna ne l'écoutait pas. Elle se demandait s'il faudrait l'emmener dans

47t) ANNA KARÉNINE.

son voyage. « Non, je la laisserai, décida- 1- elle, j 'irai seule avec mon fils. »

« Oui, c'est très mal, dit-elle enfin, et, prenant Serge par l'épaule, elle le regarda sans sévérité. - Laissez-le-moi, » dit-elle à la gouvernante étonnée, et, sans quitter le bras de l'enfant, troublé mais ras- suré, elle l'embrassa, et s'assit à la table le café était servi.

« Maman, je..., je..., ne... » balbutiait Serge en cherchant à deviner à l'expression du visage de sa mère ce qu'elle dirait de l'histoire de la pêche.

« Serge, dit-elle aussitôt que la gouvernante eut quitté la chambre, c'est mal, mais tu ne le feras plus, n'est-ce pas ? tu m'aimes ? »

L'attendrissement la gagnait : « Puis- je ne pas l'aimer, pensait-elle, touchée du regard heureux et ému de l'enfant, et se peut-il qu'il se joigne à son père pour me punir ? Se peut-il qu'il n'ait pas pitié de moi ? » Des larmes coulaient le long de son visage, pour les cacher, elle se leva brusquement et se sauva presque en courant sur la terrasse.

Aux pluies orageuses des derniers jours avait suc- cédé un temps clair et froid, malgré le soleil qui bril- lait dans le feuillage. Le froid, joint au sentiment de terreur qui s'emparait d'elle, la fit frissonner. « Va, va retrouver Mariette », dit-elle à Serge qui l'avait suivie, et elle se mit à marcher sur les nattes de paille qui recouvraient le sol de la terrasse.

Elle s'arrêta et contempla un moment les cimes des trembles, rendus brillants par la pluie et le so-

ANNA KARÉXIXB. 477

leil. Il lui sembla que le inonde entier serait sans pi- tié pour elle, comme ce ciel froid et cette verdure.

« Il ne faut pas penser », se dit-elle en sentant comme le matin une douloureuse scission intérieure se faire en elle. « Il faut s'en aller, ? quand ? avec qui ?... A Moscou, par le train du soir. Oui, et j'emmènerai Amiouclika et Serge. Nous n'emporte- rons que le strict nécessaire, mais il faut d'abord leur écrire à tous les deux ». Et, rentrant vivement dans le petit salon, elle s'assit à sa table pour écrire à son mari.

« Après ce qui s'est passé, je ne puis plus vivre chez vous : je pars et j'emmène mon fils ; je ne con- nais pas la loi, j'ignore par conséquent avec qui il doit rester, mais je l'emmène parce que je ne puis vi- \Te sans lui ; soyez généreux, laissez-le-moi. »

Jusque-là elle avait écrit rapidement et naturelle- ment, mais cet appel à une générosité qu'elle ne re- connaissait pas à Alexis Alexandro\ntch, et la né- cessité de terminer par quelques paroles touchantes, l'arrêtèrent.

a Je ne puis parler de ma faute et de mon repen- tir, c'est pour cela... » Elle s'arrêta encore, ne trou- vant pas de mots pour exprimer sa pensée. 0 Non, se dit-elle, je ne puis rien ajouter ». Et, déchirant sa lettre, elle en écrivit ime autre, d'où elle excluait tout appel à la générosité de son mari.

La seconde lettre devait être pour Wronsky ; a J'ai tout avoué à mon mari, » écrivait-elle, puis elle s'arrêta, incapable de continuer : c'était si bru-

473 ANNA KARÉNINE.

tal, si peu féminin ! « D'ailleurs que puis- je lui écrire ? » Elle rougit encore de honte et se rappela le calme qu'il savait conserver, et le sentiment de mécontentement que lui causa ce souvenir lui fit déchirer son papier en mille morceaux. « Mieux vaut se taire », pensa-t-elle en fermant son buvard; et elle monta annoncer à la gouvernante et aux do- mestiques qu'elle partait le soir même pour Moscou. Il fallait hâter les préparatifs de voyage.

CHAPITRE XVI

L'agitation du départ régnait dans la maison. Deux malles, un sac de nuit et un paquet de plaids étaient prêts dans l'antichambre, la voiture et deux isvostchiks attendaient devant le perron. Anna avait un peu oublié son tourment dans sa hâte de partir, et, debout devant la table de son petit salon, rangeait elle-même son sac de voyage, lorsque Annouchka attira son attention sur un bruit de voiture qui ap- prochait de la maison. Aima regarda par la fenêtre et vit le courrier d'Alexis Alexandrovitch sonnant à la porte d'entrée.

« Va voir ce que c'est », dit-elle ; et, croisant ses bras sur ses genoux, elle s'assit résignée dans un fauteuil.

Un domestique apporta un grand paquet dont l'adresse était de la main d'Alexis Alexandrovitch.

ANNA ÎL\RÊNINE. 479

t Le courrier a l'ordre d'apporter une réponse », dit-il.

« Cest bien », répondit-elle, et, dès que le do- mestique se fut éloigné, d'une main tremblante elle déchira l'enveloppe.

Un paquet d'assignats sous bande s'en échappa ; mais elle ne songeait qu'à la lettre, qu'elle lut en com- mençant par la fin.

« Toutes les mesures pour le déméagement seront prises... j'attache une importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande », lut-elle.

Et, reprenant la lettre, elle la pai courut pour la relire ensuite d'un bout à l'autre. La lecture finie, elle eut froid, et se sentit écrasée par un malheur terrible et inattendu.

Le matin même, elle regrettait son aveu et aurait voulu reprendre ses paroles ; voici qu'une lettre les considérait comme non avenues, lui donnait ce qu'elle avait désiré, et ces quelques lignes lui sem- blaient pires que toute ce qu'elle aurait pu imaginer.

« Il a raison ! raison î murmura-t-elle ; comment n'aurait-il pas toujours raison, n'est-il pas chrétien et magnanime ? Oh ! que cet honmie est vil et mé- prisable ! et dire que personne ne le comprend et ne le comprendra que moi, qui ne puis rien expliquer. Ils disent : « C'est un homme religieux, moral, hon- « nête, intelligent », mais ils ne voient pas ce que j'ai vu ; ils ne savent pas que pendant huit ans il a opprimé ma vie, étouffé tout ce qui palpitait en moi ! A-t-il jamais pensé que j'étais une femme vivante.

48o ANNA KARÉNINE.

qui avait besoin d'aimer ? Personne ne sait qu'il m'insultait à chaque pas, et qu'il n'en était que plus satisfait de lui-même. N'ai-je pas cherché de toutes mes forces à donner un but à mon existence ? N'ai-je pas fait mon possible pour l'aimer, et, n'ayant pu y réussir, n'ai-je pas cherché à me rattacher à mon fils ? Mais le temps est venu j'ai compris que je ne pouvais plus me faire d'illusion ! Je vis : ce n'est pas ma faute si Dieu m'a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant ? s'il me tuait, s'il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner ; mais ilon, il... Comment n'ai-je pas deviné ce qu'il ferait ? Il devait agir selon son lâche caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre plus encore... « Vous devez comprendre ce qui vous at- tend, vous et votre fils », se dit-elle en se rappe- lant un passage de la lettre. C'est une menace de m'enlever mon fils, leurs absurdes lois l'y autorisent sans doute. Mais ne vois- je pas pourquoi il me dit cela ? Il ne croit pas à mon amour pour mon fils ; peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s'est tou- jours raillé ; mais il sait que je ne l'abandonnerai pas, parce que, sans mon fils, la vie ne me serait pas supportable, même avec celui que j'aime, et si je l'abandonnais, je tomberais au rang des femmes les plus méprisables ; il sait, il sait que jamais je n'aurais la force d'agir ainsi. « Notre vie doit rester la même » ; cette vie était un tourment jadis ; dans les derniers temps, c'était pis encore. Que serait-ce donc maintenant ?I1 lésait bien, il sait aussi que je

ANNA KARÉNINE. 481

ne saurais me repentir de respirer, d'aimer ; il sait que, de tout ce qu'il exige, il ne peut résulter que fausseté et mensonge : mais il a besoin de prolonger ma torture. Je le connais, je sais qu'il nage dans le mensonge comme un poisson dans l'eau. Je ne lui donnerai pas cette joie : je romprai ce tissu de faus- setés dont il veut m'envelopper. Advienne que pour- ra î Tout vaut mieux que tromper et mentir ; mais comment faire ?.., Mon Dieu, mon Dieu î Quelle femme a jamais été aussi malheureuse que moi ! Je romprai tout, tout ! » dit-elle en s'approdiant de sa table pour écrire une autre lettre ; mais, au fond de l'âme, elle sentait bien qu'elle était impuissante à rien résoudre et à sortir de la situation elle se trouvait, quelque fausse qu'elle fût.

Assise devant sa table, elle appuya, au lieu d'écrire, sa tête sur ses bras, et se mit à pleurer comme pleurent les enfants, avec des sanglots qui lui soulevaient la poitrine.

Elle pleurait ses rêves du matin, cette position nouvelle qu'elle avait crue éclaircie et définie ; elle savait maintenant que tout resterait comme par le passé, que tout irait même beaucoup plus mal. Elle sentait aussi que cette position dans le monde, dont elle faisait bon marché, il y a quelques heures, lui était chère, qu'elle ne serait pas de force à l'échanger contre celle d'une femme qui aurait quitté mari et enfant pour suivre son amant ; elle sentait qu'elle ne serait pas plus forte que les préjugés. Jamais elle ne connaîtrait l'amour dans sa liberté , elle resterait

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482 ANNA KARENINE.

toujours la femme coupable, constamment menacée d'être surprise, trompant son mari pour un homme dont elle ne pourrait jamais partager la vie. Tout cela elle le savait, mais cette destinée était si terrible qu'elle ne pouvait l'envisager, ni lui prévoir un dé- nouement. Elle pleurait sans se retenir, comme un enfant puni.

Les pas d'un domestique la firent tressaillir, et, cachant son visage, elle fit semblant d'écrire.

« Le courrier demande une réponse, dit le do- mestique.

Une réponse ? oui, qu'il attende, dit Anna, je sonnerai. »

<i Que puis- je écrire ? pensa- t-elle, que décider toute seule ? que puis- je vouloir ? qui aimer ? » Et, s' accrochant au premier prétexte venu pour échapper au sentiment de dualité qui l'épouvantait : « Il faut que je voie Alexis, pensa- t-elle, lui seul peut me dire ce que j'ai à faire. J'irai chez Betsy, peut-être l'y rencontrerai- je. » Elle oubliait complètement que la veille au soir, ayant dit à Wronsky qu'elle n'irait pas chez la princesse Tverskoï, celui-ci avait déclaré ne pas vouloir y aller non plus. Elle s'appro- cha de la table et écrivit à son mari :

a J'ai reçu votre lettre.

a Anna. »

Elle sonna et remit le billet au domestique. « Nous ne partons plus, dit-elle à Annouchka qui entrait

ANNA KARKNTNrE. 483

Plus du tout ?

Non ; cependant ne déballez pas avant de- main, et (jue la voiture attende. Je vais chez la prin- cesse.

Quelle robe faut-il ])réparer ? »

CHAPITRE XVII

La société qui se réunissait chez la princesse Tverskoï pour la partie de croquet à laquelle Anna était invitée, se composait de deux dames et de leurs adorateurs. Ces dames étaient les personnalités les plus remarquables d'une nouvelle coterie pétersbour- geoise, qu'on avait surnoimnée « les Sept merveilles du monde », par imitation de quelque autre imita- tion. Toutes deux appartenaient au plus grand monde, mais à un monde hostile à celui que fréquen- tait Anna. I^e vieux Strémof , un des personnages les plus influents de Pétersbourg, l'admirateur de Lise Merkalof, était l'ennemi déclaré d'Alexis Alexandro- vitch. Anna, après avoir pour cette raison décliné une première invitation de Betsy, s'était décidée à se rendre chez elle, dans l'espoir d'y rencontre: Wronsky.

Elle arriva la première chez la princesse.

Au même mom.ent, le domestique de Wronsky, ressemblant à s'y méprendre à un gentilhomme de la chambre avec ses favoris frisés, s'arrêta à la porte pour la laisser passer, et souleva sa casquette.

484 ANNA KARÉNINE.

En le voyant, Anna se souvint que Wronsky l'avait prévenue qu'il ne viendrait pas : c'était pro- bablement pour s'excuser qu'il envoyait un billet par son domestique.

Elle eut envie de demander à celui-ci était son maître, de retourner pour écrire à Wronsky en le priant de venir la rejoindre, ou d'aller elle-même le trouver ; mais une cloche avait déjà annoncé sa visite, et un laquais près de la porte attendait qu'elle entrât dans la pièce suivante.

« La princesse est au jardin, on va la prévenir », dit un second laquais.

Il lui fallait, sans avoir vu Wronsky et sans avoir rien pu décider, rester avec ses préoccupations dans ce milieu étranger, animé de dispositions si diffé- rentes des siennes ; mais elle portait une toilette, qui, elle le savait, lui allait bien; l'atmosphère d'oisiveté solennelle dans laquelle elle se trouvait lui était familière, et enfin, n'étant plus seule, elle ne pou- vait se creuser la tête sur le meilleur parti à prendre.

Anna respira plus librement.

En voyant venir Betsy à sa rencontre, dans une toilette blanche d'une exquise élégance, elle lui sourit comme toujours. La princesse était accompa- gnée de Toushkewitch et d'une parente de province qui, à la grande joie de sa famille, passait Tété chez la célèbre princesse.

Anna avait probablement im air étrange, car Betsy lui en fit aussitôt l'observation,'

a J'ai mal dormi », répondit Anna en regardant

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à la dérobée le laquais apportant le billet qu'elle supposait d'tre de Wronsky.

w Que je suis contente que vous soyez venue, dit Bctsy. Je n'en puis plus, et je voulais précisément prendre une tasse de thé avant leur arrivée... Et vous, dit-elle en se tournant vers Toushkewitch, vous feriez bien d'aller avec Marie essayer le crocket ground le gazon a été fauché. Nous aurions le temps de causer un peu en prenant notre thé, we'll hah/! a cosy chat, n'est-ce pas ? » ajouta-t-elle en se tournant vers Anna, avec un sourire, et lui tendant la main.

a D'autant plus volontiers que je ne puis rester longtemps ; il faut absolument que j'aille chez la vieille Wrede ; voilà cent ans que je lui promets une visite », dit Anna, à qui le mensonge, contraire à sa nature, devenait non seulement simple, facile, mais presque agréable.

Pourquoi disait-elle une chose à laquelle, cinq minutes auparavant, elle ne songeait même pas ? C'est que, sans se l'expliquer, elle cherchait à se mé- nager une porte de sortie pour tenter, dans le cas Wronsky ne viendrait pas, de le rencontrer quel- que part ; l'événement prouva que, de toutes les ruses dont elle pouvait user, celle-ci était la meil- leure.

« Oh ! je ne vous laisse pas partir, répondit Betsy en regardant attentivement Anna. En vérité, si je ne vous aimais pas tant, je serais tentée dem'offenser: on dirait que vous avez peur que je nevouscompro-

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486 AKNA KARENINE.

mette... Le thé au petit salon, s'il vous plaît », dit- elle en s' adressant au laquais, avec un clignement d'yeux qui lui était habituel ; et, prenant le billet, elle le parcourut.

« Alexis nous fait faux bond, dit-elle en fran- çais, d'un ton aussi simple et naturel que si jamais il ne lui fût entré dans l'esprit que Wronsky eût pour Anna un autre intérêt que celui de jouer au croquet. Il écrit qu'il ne peut pas venir. »

Anna ne doutait pas que Betsy sût à quoi s'en tenir, mais, en l'entendant, la conviction lui vint momentanément qu'elle ignorait tout.

« Ah ! » fit-elle simplement, comme si ce détail lui importait peu. « Comment, continua-t-elle eu souriant, votre société peut-elle compromettre quel- qu'un ? »

Cette façon de cacher un secret en jouant avec les mots avait pour Anna, comme pour toutes les fem- mes, un certain charme. Ce n'était pas tant le besoin de dissimuler, ni le but de la dissimulation, que le procédé en lui-même qui la séduisait.

« Je ne saurais être plus catholique que le pape ; Strémof et Lise Merkalof,... mais c'est le dessus du panier de la société ! D'ailleurs ne sont-ils pas reçus partout ? Quant à moi, elle appuya sur le mot moi, je n'ai jamais été ni sévère ni intolérante. Je n'en ai pas le temps.

Non, mais peut-être n'avez- vous pas envie de rencontrer Strémof ? Laissez-le donc se prendre aux cheveux avec Alexis Alexandre vitch dans leurs com-

ANNA KARKNINE. 4^^

missions cela ne nous regarde pas ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y a pas d'homme plus aimable dans le monde, ni de joueur plus passionné au cro- quet ; vous verrez cela, et vous verrez avec quel es- prit il se tire de sa situation comique de vieil amou- reux de Lise. C'est vraiment un charmant homme. \''ous ne connaissez pas Sapho Stoltz ? C'est le der- nier mot du bon ton, un bon ton tout battant neuf. »

Betsy, tout en bavardant, regardait Anna d'un air qui fit comprendre à celle-ci que son interlocu- trice se doutait de son embarras et cherchait un moyen de l'en faire sortir.

« En attendant, il faut répondre à Alexis ». Et Betsy s'assit devant un bureau, et écrivit un mot qu'elle mit sous enveloppe. « Je lui écris de venir dîner, il me manque un cavalier pour un de mes dames; voyez donc si je suis assez impérative ? Par- don de vous quitter un instant, j'ai un ordre à don- ner ; cachetez et envoyez », lui dit-elle de la porte.

Sans hésiter un moment, Anna prit la place de Betsy au bureau, et ajouta ces lignes au billet : « J'ai absolument besoin de vous parler ; venez au jardin de Wrede, j'y serai à six heures ». Elle ferma la lettre, que Betsy expédia en rentrant.

Les deux femmes eurent effectivement un cosy chai en prenant le thé ; elles causèrent, en les ju- geant, de celles qu'on attendait, et d'abord de Lise Merkalof.

« Elle est charmante et m'a toujours été sympa- thique, dit Anna.

488 ANNA KARÉNINE.

Vous lui devez bien cela : elle vous adore. Hier soir, après les courses, elle s'est approchée de moi, et a été désolée de ne plus vous trouver. Elle prétend que vous êtes une véritable héroïne de roman, et qu'elle ferait mille folies pour vous, si elle était homme. Strémof lui a dit qu'elle n'avait pas besoin d'être homme pour faire des folies.

Mais expliquez-moi une chose que je n'ai ja- mais comprise, dit Anna après un moment de si- lence, et d'un ton qui prouvait clairement qu'elle ne faisait pas simplement une question oiseuse : Quels rapports y a-t-il entre elle et le prince Kalou- gof, celui qu'on appelle Michka ? Je les ai rarement rencontrés ensemble. Qu'y a-t-il entre eux ? »

Betsy sourit des yeux et regarda Anna attentive- ment.

« C'est un genre nouveau, répondit-elle. Toutes ces dames l'ont adopté en jetant leurs bonnets par- dessus les moulins : il y a manière de le jeter cepen- dant.

Oui, mais quels rapports y a-t-il entre elle et Kalougof ? »

Betsy, ce qui lui arrivait rarement, partit d'un irrésistible accès de fou rire.

« Mais vous marchez sur les traces de la princesse Miagkaïa : c'est une question d'enfant, dit Betsy en riant aux larmes de ce rire contagieux propre aux personnes qui rient rarement. Il faut le leur deman- der.

Vous riez, dit Anna gagnée par sa gaieté, mais

ANNA KARfCXIXB. 489

je n'y réellement jamais rien compris. Quel est le rôle du mari ?

Le mari ? mais le mari de Lise Merkalof porte son plaid et se tient à son service. Quant au fond de la question, personne ne tient à le connaître. Vous savez qu'il y a des articles de toilette dont on ne parle jamais dans la bonne société, dont on tient même à ignorer l'existence ; il en est de même pour ces ques- tions-là.

Irez-vous à la fête des Rolandaki ? dit Anna pour changer de conversation.

Je ne pense pas, répondit Betsy, et, sans regarder son amie, elle versa avec soin le thé parfumé dans de petites tasses transparentes, puis elle prit une cigarette et se mit à fumer.

La meilleure des situations est la mienne, dit- elle en cessant de rire ; je vous comprends, vous, et je comprends Lise. Lise est une de ces natures nîuves, inconscientes comme celles des enfants, ignorant le bien et le mal ; au moins était-elle ainsi dans sa jeu- nesse, et, depuis qu'elle a reconnu que cette naïveté lui seyait, elle fait exprès de ne pas comprendre. Cela lui va tout de même. On peut considérer les mêmes choses de façons très différentes ; les uns prennent les événements de la vie au tragique, et s'en font un tour- ment ; les autres les prennent tout simplement, et même gaiement... Peut-être avez- vous des façons de voir trop tragiques ?

Que je voudrais connaître les autres autant que je me connais moi-même, dit Anna d'un air

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ANNA KARÉNINE.

il

Vous lui devez bien cela : elle vous adore. Hier soir, après les courses, elle s'est approchée de moi, et a été désolée de ne plus vous trouver. Elle prétend que vous êtes une véritable héroïne de ronian, et qu'elle ferait mille folies pour vous, si elle était homme. Strémof lui a dit qu'elle n'avait pas besoin d'être honune pour faire des folies.

Mais expliquez-moi une chose que je n'ai ja- mais comprise, dit Anna après un moment de si- lence, et d'un ton qui prouvait clairement qu'elle ne faisait pas simplement une question oiseuse : Quels rapports y a-t-il entre elle et leprince Kalou- gof, celui qu'on appelle Michka ? Je les ai rarement rencontrés ensemble. Qu'y a-t-il entre eux ? »

Betsy sourit des yeux et regarda Anna attentive- ment.

« C'est un genre nouveau, répondit-clle. Toutes ces dames l'ont adopté en jetant leurs bonnets par- dessus les moulins : il y a manière de le jeter cepen- dant.

Oui, mais quels rapports y a-t-il entre elle et Kalougof ? »

Betsy, ce qui lui arrivait rarement, partit d'un irrésistible accès de fou rire.

« Mais vous marchez sur les traces de la princesse Miagkaïa : c'est une question d'enfant, dit Betsy en riant aux larmes de ce rire contagieux propre aux personnes qui rient rarement. Il faut le leur deman- der.

Vous riez, dit .\nna gagnée par sa gaictc, iiiai3

fr- -

I

ANNA KARÉNINE.

489

je n'y ai réellement jamais rien compris. Quel est le rôle du mari ?

Le mari ? mais le mari de Lise Merkalof porte son plaid et se tient à son service. Quant au fond de la question, personne ne tient à le connaître. Vous savez qu'il y a des articles de toilette dont on ne parle jamais dans la bonne société, dont on tient même à ignorer l'existence ; il en est de même pour ces ques- tions-là.

Irez-vous à la fête des Rolandaki ? dit Anna pour changer de conversation.

Je ne pense pas, répondit Betsy, et, sans regarder son amie, elle versa avec soin le thé parfumé dans de petites tasses transparentes, puis elle prit ine cigarette et se mit à fumer.

La meilleure des situations est la mienne, dit- îlle en cessant de rire ; je vous comprends, vous, et e comprends Lise. Lise est une de ces natures naïves, nconscientes comme celles des enfants, ignorant le )ien et le mal ; au moins était-elle ainsi dans sa jeu- lesse, et, depuis qu'elle a reconnu que cette naïveté ai seyait, elle fait exprès de ne pas comprendre. Cela Lii va tout de même. On peut considérer les mêmes hoses de façons très différentes ; les uns prennent les vénemcnts de la vie au tragique, et s'en font un tour- lent ; les autres les prennent tout simplement, et icme gaiement... Peut-être avez- vous des façons de oir trop tragiques ?

Que je voudrais connaître les autres autant ue je me connais moi-même, dit Anna d'un air

490 ANNA KARÉNINE.

pensif et sérieux. Suis- je meilleure, suis- je pire que les autres ? Je crois que je dois être pire !

Vous êtes une enfant, une terrible enfant, dit Betsy... Mais les voilà. »

CHAPITRE XVIII

Des pas et une voix d'homme se firent entendre, puis une voix de femme et un éclat de rire. Après quoi les visiteurs attendus firent leur entrée au salon. C'étaient Sapho Stoltz et un jeune homme répon- dant au nom de Waska, dont le visage rayonnait de satisfaction, et d'une santé un peu trop exubérante. Les truffes, le vin de Bourgogne, les viandes sai- gnantes lui avaient trop bien réussi. Waska salua les deux dames en entrant, mais le regard qu'il leur jeta ne dura pas plus d'une seconde : il traversa le salon derrière Sapho, comme s'il eût été mené en laisse, la dévorant de ses yeux brillants. Sapho Stoltz était une blonde aux yeux noirs; elle entra d'un pas déli- béré, hissée sur des souliers à talons énormes, et alla vigoureusement secouer la main aux dames, à la fa- çon des hommes.

Anna fut frappée de la beauté de cette nouvelle étoile, qu'elle n'avait pas encore rencontrée, de sa toilette, poussée aux dernières limites de l'élégance, et de sa désinvolture. La tête de la baronne portait un véritable échafaudage de cheveux vrais et faux d'une

ANNA KARKNINE. 491

nuance dorée charmante. Cette coiffure élevée don- nait à sa tête à peu près la même hauteur qu'à son buste très bombé ; sa robe, fortement serrée par derrière, dessinait les formes de ses genoux et de ses jambes à chaque mouvement, et, en regardant le balancement de son énorme pouff, on se demandait involontairement pouvait bien se terminer ce petit corps élégant, si découvert du haut et si serré du bas.

Betsy se hâta de la présenter à Anna.

Imaginez-vous que nous avons failli écraser deux soldats, commença-t-elle aussitôt en clignant des yeux avec un sourire, et en rejetant la queue de sa robe en arrière. J'étais avec Waska. Ah! j'oubHais que vous ne le connaissez pas ». Et elle désigna le jeune homme par son nom de famille, en rougissant et en riant de l'avoir nommé Waska devant des étrangers. Celui-ci salua une seconde fois, mais ne dit pas un mot, et se tournant vers Sapho :

« Le pari est perdu, dit-il : nous sommes arrivés premiers ; il ne vous reste qu'à payer. » Sapho rit encore plus fort. « Pas maintenant cependant.

C'est égal, vous payerez plus tard.

C'est bon, c'est bon. Ah ! mon Dieu ! s'écria- t-elle tout à coup eu se tournant vers la maîtresse de la maison, j'oubliais de vous dire, étourdie que je suis !... Je vous amène un hôte. Et le voilà. »

Le jeune hôte annoncé par Sapho, qu'on n'atten- dait pas, et qu'elle avait oublié, se trouva être d'une

492 ANNA KARÉNINE.

importance telle, que, malgré sa jemiesse, les dames se levèrent pour le recevoir.

C'était le nouvel adorateur de Sapho, et, à l'exem- ple de Waska, il suivait tous ses pas.

A ce moment entrèrent le prince Kalougof et lyise Merkalof avec Strémof . I^ise était une brune un peu maigre, à l'air indolent, au t3rpe oriental, avec des yeux que tout le monde assurait être impénétra- bles ; sa toilette de nuance foncée, qu'Anna remar- qua et apprécia aussitôt, était en harmonie parfaite avec son genre de beauté ; autant Sapho était brus- que et décidée, autant Lise avait un laisser-aller plein d'abandon.

Betsy, en parlant d'elle, lui avait reproché ses airs d'enfant innocent. Le reproche était injuste ; Lise était bien léellement un être charmant d'in- conscience, quoique gâté. Ses manières n'étaient pas meilleures que celles de Sapho ; elle aussi menait à sa suite, cousus à sa robe, deux adorateurs qui la dévoraient des yeux, l'un jeune, l'autre vieux; mais il y avait en elle quelque chose de supérieur à son en- tourage ; on aurait dit un diamant au milieu de sim- ples verroteries. L'éclat de la pierre précieuse rayon- nait dans ses beaux yeux énigmatiques, entourés de grands cercles bistrés, dont le regard fatigué, et cependant passionné, frappait par sa sincérité. En la voyant, on croyait lire dans son âme, et la con- naître c'était l'aimer. A la vue d'Anna, son visage s'illumina d'un sourire de joie.

a Ah ! que je suis contente de vous voir, dit-elle

ANNA KARKXINK. 493

en s'approchant ; hier soir, aux courses, je voulais arriver jusqu'à vous,.,, vous veniez précisément de partir. N'est-ce pas, que c'était horrible ? dit-elle avec un regard qui semblait lui ouvrir son cœur.

C'est vrai, je n'aurais jamais cru que cela pût émouvoir à ce point ». répondit Anna en rougissant.

Les joueurs de croquet se levèrent pour aller au jardin.

a Je n'irai pas, dit Lise en s'asseyant plus près d'.Vnna. Vous non plus, n'est-ce pas ? Quel plaisir peut-on trouver à jouer au croquet ?

Mais j'aime assez cela, dit Anna.

Comment, dites-moi, comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer ? On se sent content rien que de vous regarder. Vous vivez, vous : moi, je m'ennuie !

Vous vous ennuyez ? mais on assure que votre maison est la plus gaie de tout Pétersbourg, dit Anna.

Peut-être ceux auxquels nous paraissons si gais s'ennuient-ils encore plus que nous, mais, moi du moins, je ne m'amuse certainement pas : je m'ennuie cruellement ! »

Sapho alluma une cigarette, et, suivie des jeunes gens, s'en alla au jardin. Betsy et Strémof restèrent près de la table à thé.

« Je vous le redemande, reprit Lise : comment faites- vous pour ne pas connaître l'ennui ?

Mais je ne fais rien, dit Anna en rougissant de cette insistance.

494 ANNA KARENINE.

C'est ce qu'on peut faire de mieux, dit Stré- mof en se mêlant à la conversation. »

C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grisonnant, mais bien conservé ; laid, mais d'une laideur originale et spirituelle ; Lise Merkalof était la nièce de sa femme, et il passait auprès d'elle tous ses moments de loisir. Rencontrant Anna dans le monde, il chercha, en homme bien élevé, à se montrer particulièrement aimable pour elle, en raison même de ses mauvais rapports d'affaires avec son mari.

« Le meilleur des moyens est de ne rien faire, continua-t-il avec son sourire intelligent. Je vous le répète depuis longtemps. Il suffit pour ne pas s'ennuyer de ne pas croire qu'on s'ennuiera : de même que si l'on souffre d'insomnie, il ne faut pas se dire que jamais on ne s'endormira. Voilà ce qu'a voulu vous faire comprendre Anna Arcadievna.

Je serais ravie d'avoir effectivement dit cela, reprit Anna en souriant, car c'est mieux que spiri- tuel, c'est vrai.

Mais pourquoi, dites-moi, est-il aussi difficile de s'endormir que de ne pas s'ennuyer ?

Pour dormir, il faut avoir travaillé, et pour s'amuser aussi.

Quel travail pourrais-je bien faire, moi dont le travail n'est bon à personne ? Je pourrais faire semblant, mais je ne m'y entends pas, et ne veux pas m'y entendre.

Vous êtes incorrigible », dit S trémof en s' adres- sant encore à Anna. Il la rencontrait rarement et ne

ANNA ÎL\R1':NINE. 495

pouvait giière lui dire que des banalités, mais il sut tourner ces banalités agréablement, lui parler de son retour à Pétersbourg, et de l'amitié de la comtesse Lydie pour elle.

« Ne partez pas, je vous en prie », dit Lise en apprenant qu'Anna allait les quitter. Strémof se joignit à elle :

a Vous trouverez un contraste trop grand entre la société d'ici et celle de la vieille Wrede, dit-il ; et puis vous ne lui serez qu'un sujet de médisances, tandis que vous éveillez ici des sentiments très dif- férents ! »

Anna resta pensive un moment ; les paroles flat- teuses de cet homme d'esprit, la sympathie enfantine et naïve que lui témoignait Lise, ce milieu mondain auquel elle était habituée, et dans lequel il lui sem- blait respirer librement, comparé à ce qui l'attendait chez elle, lui causèrent une minute d'hésitation. Ne pouvait-elle remettre à plus tard le moment terrible de l'explication ? Mais, se rappelant la nécessité absolue de prendre un parti, et son profond désespoir du matin, elle se leva, fit ses adieux et partit.

CHAPITRE XIX

^Ialgré sa vie mondaine et son apparente légère té, Wronsky avait horreur du désordre. Un jour, étant jeune et encore au corps des pages, il se trouva à court d'argent, et essuya un refus lorsqu'il voulut en

49^ ANNA KARÉNINE.

emprunter. Depuis lors il s'était juré de ne plus s'ex- poser à cette humiliation, et se tint parole. Cinq ou six fois par an, il faisait ce qu'il appelait sa lessive, et gardait ainsi ses affaires en ordre.

Ive lendemain des courses, s'étant réveillé tard, Wronsky avant son bain, etsans se raser, endossa im sarrau de soldat, et procéda au classement de ses comptes et de son argent, Pétritzky, connaissant l'humeur de son camarade dans ces cas-là, se leva et s'esquiva sans bruit.

Tout homme dont l'existence est compliquée croit aisément que les difficultés de la vie sont une malechance personnelle, un privilège malheureux réservé à lui seul, et dont les autres sont exempts. Wronsky pensait ainsi, s'enorgueillissant, non sans raison, d'avoir évité des embarras auxquels d'autres auraient succombé ; mais, afin de ne pas aggraver la situation, il voulait au plus tôt voir clair dans ses affaires, et avant tout dans ses affaires d'argent.

Il écrivit de son écriture fine un état de ses dettes, et trouva un total de plus de 17 000 roubles, tandis que tout son avoir ne montait qu'à i 800 roubles, sans aucune rentrée à toucher avant le jour de l'an. Wronsky fit alors une classification de ses dettes, et établit trois catégories : d'abord les dettes urgentes, qui montaient à environ 4 000 roubles, dont i 500 pour son cheval et 2 000 pour payer im escroc qui les avait fait perdre à un de ses camarades. Cette dette ne le concernait pas directement, puisqu'il s'était simplement porté caution pour un ami, mais il tenait,

AXXA KARfiXINE. 497

en cas de réclamation, à pouvoir jeter cette somme à la tête du fripon qui l'avait escroquée.

Ces 4000 roubles étaient donc indispeiLsables. \''enaient ensuite les dettes de son écurie de courses, environ 8 000 roubles, à son fournisseur de foin et d'avoine, ainsi qu'au bourrelier anglais ; avec 2 000 roubles on pouvait provisoirement tout régler.

Quant aux dettes à son tailleur et à divers autres fournisseurs, elles pouvaient attendre.

En somme il lui fallait 6 000 roubles immédiate- ment, et il n'en avait que i 800.

Pour un homme auquel on attribuait 100 000 roubles de revenu, c'étaient de faibles dettes ; mais ce revenu n'existait pas, car, la fortune paternelle étant indivise, Wronsky avait cédé sa part des deux cent mille roubles qu'elle ra])portait, à son frère, au moment du mariage de celui-ci avec une jeune fille sans fortune, la princesse Barbe Tchirikof, fille du Décembriste. Alexis ne s'était réservé qu'un revenu de 25 000 roubles, disant qu'il suffirait jusqu'à ce qu'il se mariât, ce qui n'arriverait jamais. Son frère, très endetté, et commandant un régiment qui obli- geait à de grandes dépenses, ne put refuser ce ca- deau. La vieille comtesse, dont la fortune était indé- pendante, ajoutait 20 000 roubles au revenu de sou fils cadet, qui dépensait tout sans songer à l'économie; mais sa mère, mécontente de la façon dont il avait quitté Moscou, et de sa liaison avec Mme Karénine, avait cessé de lui envoyer de l'argent : de sorte que

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Quant aux dettes à son tailleur et à dm fournisseurs, elles pouvaient attendre.

En somme il lui fallait 6 000 roubles ment, et il n'en avait que i 800.

Pour un homme auquel on attriboa roubles de revenu, c'étaient de faiblct é0 ce revenu n'existait pas, car, la fortiDr étant indivise, Wronsky avait cédé «^ cent mille roubles qu'elle rapporta:: & 9::^ moment du mariage de celui-d avec ^ sans fortime, la princesse Barbe TsÈim Déccmbriste. Alexis ne s'était Téttarw de 25 000 roubles, disant qu'il rjr qu'il se mariât, ce qui n'arriveiar très endetté, et commandant or geait à de grandes dépenses, :

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Anna et son ma des principes conm

498 ANNA KARÉNINE.

Wronsky, vivant sur le pied d'une dépense de 45 000 roubles par an, s'était trouvé réduit tout à coup à 25 000. Avoir recours à sa mère était impossible, car la lettre qu'il avait reçue d'elle l'irritait, sutout par les allusions qu'elle contenait : on voulait bien l'aider dans l'avancement de sa carrière, mais non pour continuer une vie qui scandalisait toute la bonne société. ly'espèce de marché sous-entendu par sa mère l'avait blessé jusqu'au fond de l'âme ; il se sentait plus refroidi que jamais à son égard ; d'un autre côté, reprendre la parole généreuse qu'il avait donnée à son frère un peu étourdiment, était aussi inadmis- sible. Le souvenir de sa belle-sœur, de cette bonne et charmante Waria, qui à chaque occasion lui faisait entendre qu'elle n'oubliait pas sa générosité, et ne cessait de l'apprécier, eût suffi à l'empêcher de se rétracter; c'était aussi impossible que de battre une femme, de voler ou de mentir; et cependant il sen- tait que sa liaison avec Anna pouvait lui rendre son revenu aussi nécessaire que s'il était marié.

La seule chose pratique, et Wronsky s'y arrêta sans hésitation, était d'emprunter 10 000 rou- bles à un usurier, ce qui n'offrait aucune diffi- culté, de diminuer ses dépenses, et de vendre son écurie. Cette décision prise, il écrivit à Ro- landaki, qui lui avait souvent proposé d'acheter ses chevaux, fit venir l'Anglais et l'usurier, et partagea entre divers comptes l'argent qui lui restait. Ceci fait, il écrivit un mot bref à sa mère, et prit pour les relire encore une fois, avant de

ANNA KARKNINE. 499

les brûler, les trois dernières lettres d'Anna : le souvenir de leur entretien de la veille le fit tomber dans une profonde méditation.

CHAPITRE XX

Wroxsky s'était fait un code de lois pour son usage particulier.

Ce code s'appliquait à un cercle de devoirs peu étendus mais strictement déterminés ; n'ayant guère eu à sortir de ce cercle, Wronsky ne s'était jamais trouvé pris au dépourvu, ni hésitant sur ce qu'il convenait de faire ou d'éviter. Ce code lui pres- crivait, par exemple, de payer une dette de jeu à un escroc, mais ne déclarait pas indispensable de solder la note de son tailleur ; il défendait le mensonge, excepté envers une femme ; il interdisait de trom- per, sauf un mari ; admettait l'offense, mais non le pardon des injures.

Ces principes pouvaient manquer de raison et de logique, mais, comme Wronsky ne les discutait pas, il s'était toujours attribué le droit de porter haut la tête, du moment qu'il les observait. Depuis sa liaison avec Anna, il apercevait cependant certaines lacunes à son code ; les conditions de sa \'ie ayant changé, il n'y trouvait plus réponse à tous ses doutes et se prenait à hésiter en songeant à l'avenir.

Jusqu'ici ses rapports avec Anna et son mari étaient rentrés dans le cadre des principes connus

17

500 ANNA KARÉNINE.

et admis : Anna était une femme honnête qui, lui ayant donné son amour, avait tous les droits imagi- nables à son respect, plus même que si elle eût été sa femme légitime ; il se serait fait couper la main plutôt que de se permettre un mot, une allusion blessante, rien qui pût sembler contraire à l'estime et à la considération sur lesquelles une femme doit compter.

Ses rapports avec la société étaient également clairs ; chacun pouvait soupçonner sa liaison, per- sonne ne devait oser en parler ; il était prêt à faire taire les indiscrets, et à les obliger de respecter l'hon- neur de celle qu'il avait déshonorée.

Ses rapports avec le mari étaient plus clairs en- core ; du moment il avait aimé Anna, ses droits sur elle lui semblaient imprescriptibles. Le mari était un personnage inutile, gênant, position cer- tainement désagréable pour lui, mais à laquelle per- sonne ne pouvait rien. Le seul droit qui lui restât était de réclamer une satisfaction par les armes, ce à quoi Wronsky était tout disposé.

Cependant les derniers jours avaient amené des incidents nouveaux, et Wronsky n'était pas prêt à les juger. La veille, Anna lui avait annoncé qu'elle était enceinte ; il sentait qu'elle attendait de lui une résolution quelconque ; or les principes qui dirigeaient sa vie ne déterminaient pas ce que devait être cette résolution ; au premier moment, son cœur l'avait poussé à exiger qu'elle quittât son mari ; maintenant il se demandait, après y avoir réfléchi,

ANNA KARÉNINE. 501

si cette rupture était d«*sirable, et ses réflexituis le jetaient dans la perplexité.

a Lui faire quitter son mari, c'est unir :»a vie à la mienne : y suis-je préparé ? Puis-je l'enlever, man- quant d'argent comme je le fais ? Admettons que je m'en procure : puis-je l'emmener tant que je suis au service ? Au point nous en sommes, je dois me tenir prêt à donner ma démission et à trouver de l'argent. »

L'idée de quitter le ser\nce l'amenait à envisager un côté secret de sa vie qu'il était seul à connaître.

L'ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, rêve capable de balancer dans son cœur l'amour que lui inspirait Anna, quoiqu'il n'en convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la carrière militaire avaient été aussi heureux que ses débuts dans le monde ; mais depuis deux ans il subissait les conséquences d'une insigne maladresse.

Au lieu d'accepter un avancement qui lui fut proposé, il refusa, comptant sur ce refus pour se grandir et prouv'er son indépendance ; il avait trop présumé du prix qu'on attachait à ses services, et depuis lors on ne s'était plus occupé de lui. Bon gré mal gré, il se voyait réduit à ce rôle d'homme indé- pendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver mauvais qu'on le laisse s'amuser en paix ; eu réalité il ne s'amusait plus. Son indépendance lui pesait, et il commençait à craindre qu'on ne le tînt défini- tivement pour un brave et honnête garçon, unique- ment destiné à s'occuper de ses plaisirs.

503 ANNA KARÉNINE.

Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l'ambition déçue, en attirant sur lui l'attention générale, comme sur le héros d'un ro- man ; mais le retour d'un ami d'enfance, le général Serpouhowskoï, venait de réveiller ses anciens sen- timents.

Le général avait été son camarade de classe, son rival d'études et d'exercices du corps, le compagnon de ses folies de jeunesse ; il revenait couvert de gloire de l'Asie centrale, et, à peine rentré à Péters- bourg, on attendait sa nomination à un poste impor- tant ; on le considérait comme un astre levant de premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, bril- lant, aimé d'une femme charmante, n'en faisait pas moins triste figure, comme simple capitaine de cavalerie auquel on permettait de rester indépen- dant tout à son aise.

« Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie à Serpouhowskoï, mais son avancement prouve qu'il suffit à un homme comme moi d'attendre son heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela trois ans à peine, il était au même point que moi ; si je quittais le service, je brûlerais mes vaisseaux ; en y restant, je ne perds rien ; ne m'a-t-elle pas dit elle-même qu'elle ne voulait pas changer sa situation ? Et puis- je, possédant son amour, envier Serpou- howskoï ? »

Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d'esprit qui succé-

ANNA KARKNINE. 503

dait toujours chez lui au règlement de ses affaires cette fois encore, tout était remis en bon ordre. Il se rasa, prit son bain froid, s'habilla, et s'apprêta à sortir.

CHAPITRE XXI

« Je venais te chercher, dit Pétritzky en entrant dans la chambre. Ta lessive a duré longtemps au- jourd'hui. Est-elle terminée ?

Oui, dit Wronsky en souriant des yeux.

Quand tu sors de ces lessives, on dirait que tu sors du bain. Je viens de chez Gritzky (le colonel de leur régiment) ; on t'attend ».

Wronsky regardait son camarade sans lui répon- dre, sa pensée était ailleurs.

« Ah ! c'est chez lui qu'est cette musique ? dit-il en écoutant le son bien connu des polkas et des valses de la musique militaire, qui se faisait en- tendre dans le lointain. Quelle fête y a-t-il donc ?

Serpouhowskoï est arrivé.

Ah î dit Wronsky, je ne savais pas ». Et le sourire de ses yeux brilla plus vif.

Il avait pris en lui-même le parti de sacrifier son ambition à son amour, et de se trouver heureux ; donc, il ne pouvait en vouloir à Serpouhowskoï de ne pas être encore venu le voir.

« J'en suis enchanté... »

Le colonel Gritzk>^ occupait une grande maison

504 ANNA KARÉNINE.

seigneuriale ; quand Wronsky arriva, toute la société était réunie sur la terrasse du bas ; les chan- teurs du régiment, en sarraus d'été, se tenaient debout dans la cour, autour d'un petit tonneau d'eau-de-vie ; sur la première marche de la terrasse, le colonel avec sa bonne figure réjouie, entouré de ses officiers, criait plus fort que la musique, qui jouait un quadrille d'Ofïenbach, et il donnait avec forces gestes des ordres à un groupe de soldats. Ceux-ci, avec le vaguemestre et quelques sous- officiers, s'approchèrent du balcon en même temps que Wronsky.

Le colonel, qui était retourné à table, reparut, un verre de Champagne en main, et porta le toast suivant : « A la santé de notre ancien camarade le brave général prince Serpouhowskoï, hourra ! »

Serpouhowskoï parut le verre en main à la suite du colonel.

« Tu rajeunis toujours, Bondarenko ! » dit-il au vaguemestre, un beau garçon au teint fleuri.

Wronsky n'avait pas revu Serpouhowskoï depuis trois ans ; il le trouva toujours aussi beau, mais d'une beauté plus mâle ; la régularité de ses traits frappait moins encore que la noblesse et la douceur de toute sa personne. Il remarqua en lui la transfor- mation propre à ceux qui réussissent, et qui sentent leur succès ; ce certain rayonnement intérieur lui était bien connu.

Comme Serpouhowskoï descendait l'escalier, il aperçut Wronsky, et un sourire de contentement

ANNA KARKNIXE. 505

illuniina son visage ; il fit un signe de tête en levant son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant un salut affectueux, qu'il fallait trinquer avec le vaguemestre, raide comme un piquet, et tout prêt à recevoir l'accolade.

a Te voilà donc, cria le colonel, et Yashvine qui prétendait que tu étais dans tes humeurs noires ! »

Serpouhowskoï, après avoir dûment embrassé trois fois le beau vaguemestre et s'être essuyé la bouche de son mouchoir, s'approcha de Wronsky.

« Que je suis content de te voir ! dit'il en lui ser- rant la main et en l'emmenant dans un coin.

Occupez- vous d'eux, cria le colonel à Yashvine et il descendit vers le groupe de soldats.

Pourquoi n'es-tu pas venu hier aux courses ? Je pensais t'y voir, dit Wronsky en examinant Ser- pouhowskoï.

J'y suis venu, mais trop tard. Pardon, dit-il en se tournant vers un aide de camp ; distribuez cela de ma part^ je vous prie d. Et il tira de son por- tefeuille trois billets de cent roubles.

« Wronsky î veux- tu boire ou manger ? demanda Yashvine. ! qu'on apporte quelque chose au comte ! Bois ceci en attendant ».

La fête se prolongea longtemps ; on but beau- coup. On porta Serpouhowskoï en triomphe ; puis ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa lui-même une danse de caractère devant les chan- teurs ; après quoi, un peu las, il s'assit sur un banc

5o6 ANNA KARÉNINE.

dans la cour, et démontra à Yashvine la supériorité de la Russie sur la Prusse, notamment dans les charges de cavalerie, et la gaieté se calma un mo- ment ; Serpouhowskoï alla se laver les mains dans le cabinet de toilette, et y trouva Wronsky qui se versait de l'eau sur la tête ; il avait ôté son uniforme d'été et s'arrosait le cou. Quand il eut fini ses ablu- tions, il vient s'asseoir près de Serpouhowskoï, et sur un petit divan ils causèrent.

« J'ai toujours su tout ce qui te concernait par ma femme, dit Serpouhowskoï ; je suis content que tu la voies souvent.

C'est une amie de Waria, et ce sont les seules femmes de Pétersbourg que j'aie plaisir à voir, répondit Wronsky avec un sourire, prévoyant la tournure qu'allait prendre la conversation, et ne la . trouvant pas désagréable.

Les seules ? demanda Serpouhowskoï en sou- riant aussi.

Oui ; moi aussi, je savais ce qui te concernait, mais ce n'était pas par ta femme seulement, dit Wronsky coupant court à toute allusion par réim- pression sérieuse que prit son visage. J'ai été très heureux de tes succès, sans en être le moins du monde surpris. J'attendais plus encore ».

Serpouhowskoï sourit ; cette opinion le flattait, et il ne voyait pas de raison pour le dissimuler.

a Moi, je n'espérais pas tant, à parler franchement, mais je suis content, très content ; je suis ambitieux^ c'est une faiblesse, je ne m'en cache pas.

ANNA KARKNIXE. 507

Tu t'en cacherais peut-être si tu réussissais moins bien, dit Wronsky.

Je le crois ; je n'irai pas jusqu'à dire que sans ambition il ne vaudrait pas la peine de vivre, mais la vie serait monotone ; je me trompe peut-être, cependant il me semble que je possède les qualités nécessaires au genre d*acti\'ité que j'ai choisi, et que le pouvoir entre mes mains, quel qu'il soit, sera mieux placé qu'entre les mains de beaucoup d'autres à moi connus ; par conséquent, plus j'approcherai du pouvoir, plus je serai content.

C'est peut-être vrai pour toi, mais pas pour tout le monde ; moi aussi, j'ai pensé comme toi, et cependant je vis, et ne trouve plus que l'ambition soit le seul but de l'existence.

Nous y voilà, dit en riant vSerpouhowskoï. Je commence par te dire que j'ai su l'affaire de ton refus, et je t'ai naturellement approuvé. Selon moi, tu as bien agi dans le fond, mais pas dans les condi- tions où tu devais le faire.

Ce qui est fait est fait, et tu sais que je ne renie pas mes actions ; d'ailleurs, je m'en trouve très bien.

Très bien, pour un temps. Tu ne t'en conten- teras pas toujours. Ton frère, je ne dis pas, c'est un bon enfant comme notre hôte. L' entends-tu ? ajouta-t-il en entendant des hourras prolongés dans le lointain. Mais cela ne peut te suffire à toi.

Je ne dis pas que cela me suffise.

5o8 ANNA KARÉNINE.

Et puis, des hommes comme toi sont néces- saires.

A qui ?

A qui ? A la société, à la Russie. La Russie a besoin d'hommes, elle a besoin d'un parti : sinon tout ira à la diable.

Qu'entends-tu par ? Le parti de Bertenef contre les communistes russes ?

Non, dit Serpouhowskoï avec une grimace, à l'idée qu'on pût le soupçonner d'une semblable bêtise. Tout cela, c'est une blague : ce qui a tou- jours été sera toujours. Il n'y a pas de communistes, mais des gens qui ont besoin d'inventer un parti dangereux quelconque, par esprit d'intrigue. C'est le vieux jeu. Ce qu'il faut, c'est un groupe puissant d'hommes indépendants comme toi et moi.

Pourquoi cela ? Wronsky nomma quelques personnalités influentes ; ceux-là ne sont cepen- dant pas indépendants.

Ils ne le sont pas, uniquement parce que de naissance ils n'ont pas eu d'indépendance maté- rielle, de nom, qu'ils n'ont pas, comme nous, vécu près du soleil. L'argent ou les honneurs peuvent les acheter, et pour se maintenir il leur faut suivre une direction à laquelle eux-mêmes n'attachent parfois aucun sens, qui peut être mauvaise, mais dont le but est de leur assurer une position officielle et certains appointements. Cela n'est pas plus fin que cela, quand on regarde dans leur jeu. Je suis peut-être pire, ou plus bête qu'eux, ce qui n'est pas

ANNA KARKNINE. 509

certain, mais en tout cas j'ai comme toi l'avantage important d'être plus difficile à acheter. Plus que jamais, les hommes de cette trempe-là sont néces- saires. »

Wronsky l 'écoutait attentivement, moins à cause de ses paroles que parce qu'il comprenait la portée des \*ues de son ami; tandis que lui-même ne tenait encore qu'aux intérêts de son escadron, Seqxjuhow- skoï en\'isageait déjà la lutte avec le pouvoir, et se créait un parti dans les sphères officielles. Et quelle force n'acquerrait-il pas avec sa puissance de ré- flexion et d'assimilation, et cette facilité de parole, si rare dans son milieu ?

Quelque honte qu'il en éprouvât, Wronsky se surprit un mouvement d'envie.

« Il me manque une qualité essentielle pour par- venir, répondit-il : l'amour du pouvoir. Je l'ai eu, et l'ai perdu.

Je n'en crois rien, dit en souriant le général.

C'est pourtant vrai, « maintenant » surtout, pour être absolument sincère.

a Maintenant d, peut-être, mais cela ne du- rera pas toujours.

Cela se peut.

Tu dis « cela se peut », et moi je dis « certaine- ment non », continua Serpouhowskoï, comme s'il eût de\âné sa pensée. C'est pourquoi je tenais à causer avec toi. J'admets ton premier refus, mais je te demande pour l'avenir carte blanche. Je ne joue pas au protecteur avec toi, et cependant pour-

510 ANNA KARÉNINE.

quoi ne le ferais- je pas : n'as- tu pas été souvent le mien ? Notre amitié est au-dessus de cela. Oui, donne-moi carte blanche, et je t'entraînerai sans que cela y paraisse.

Comprends donc que je ne demande rien, dit Wronsky, si ce n'est que le présent subsiste. »

Serpouhowskoï se leva, et se plaçant devant lui : « Je te comprends, mais écoute-moi : nous sommes contemporains, peut-être as-tu connu plus de fem- mes que moi (son sourire et son geste rassurèrent Wronsky sur la délicatesse qu'il mettrait à toucher l'endroit sensible), mais je suis marié, et, comme a dit je ne sais qui, celui qui n'a connu que sa femme et l'a aimée, en sait plus long sur la femme que celui qui en a connu mille...

Nous venons, cria Wronsky à un officier qui s'était montré à la porte pour les appeler de la part du colonel. Il était curieux de voir Serpouhows- koï voulait en venir.

Iva femme, selon moi, est la pierre d'achoppe- ment de la carrière d'un homme. Il est difficile d'aimer une femme et de rien faire de bon, et la seule façon de ne pas être réduit à l'inaction par l'amour, c'est de se marier. Comment t' expliquer cela, continua Serpouhowskoï que les comparai- sons amusaient ? Suppose que tu portes un fardeau : tant qu'on ne te l'aura pas lié sur le dos, tes mains ne te serviront à rien. C'est ce que j'ai éprouvé en me mariant ; mes mains sont tout à coup devenues libres ; mais traîner ce fardeau sans le mariage, c'est

ANNA KARENINE. 511

so rendre incapable de toute action. Regarde M.i- sonkof, Kroupof... Grâce aux femmes, ils ont perdu leur carrière !

Mais quelles femmes ! dit WronsW en pensant à l'actrice et à la Française auxquelles ces deux hommes étaient enchaînés.

Plus la position sociale de la femme est élevc*e, plus la difFiailté est grande : ce n'est plus alors se charger d'un fardeau, c'est l'arracher à quel- qu'un.

Tu n'as jamais aimé, murmura Wronsky en regardant devant lui et songeant à Anna.

Peut-être, mais pense à ce que je t'ai dit, et n'oublie pas ceci : Les femmes sont toutes plus maté- rielles que les hommes ; nous avons de l'amour une conception grandiose, elles restent toujours terre à terre... Tout de suite, dit-il à un domesti- que qui entrait dans la chambre ; mais celui-ci ne venait pas les chercher, il apportait un billet à Wronsky.

De la princesse Tverskoî. »

Wronsky décacheta le billet et devint tout rouge. « J'ai mal à la tète et je rentre chez moi, dit-il à Serpouhowskoï.

Alors adieu, tu me donnes carte blanche, nous en reparlerons ; je te trouverai à Pétersbourg. »

512 ANNA KARÉNINE.

CHAPITRE XXII

Il était cinq heures passées. Pour ne pas manquer au rendez- vous, et surtout pour ne pas s'y rendre avec ses chevaux que tout le monde connaissait, Wronsky prit la voiture d'isvostchik de Yashvine et ordonna au cocher de marcher bon train ; c'était une vieille voiture à quatre places ; il s'y installa dans un coin, et étendit ses jambes sur la banquette.

L'ordre rétabli dans ses affaires, l'amitié de Ser- pouhowskoï et les paroles flatteuses par lesquelles celui-ci lui avait affirmé qu'il était im homme né- cessaire, enfin l'attente d'une entrevue avec Anna, lui donnaient une joie de vivre si exubérante qu'un sourire lui vint aux lèvres ; il passa la main sur la contusion de la veille, et respira à pleins poumons.

« Qu'il fait bon vivre », se dit-il en se rejetant au fond de la voiture, les jambes croisées. Jamais il n'avait éprouvé si vivement cette plénitude de vie, qui lui rendait même agréable la légère douleur qu'il ressentait de sa chute.

Cette froide et claire journée d'août, dont Anna avait été si péniblement impressionnée, le stimu- lait, l'excitait.

Ce qu'il apercevait aux dernières clartés du jour, dans cette atmosphère pure, lui paraissait frais, joyeux et sain comme lui-même. Les toits des mai- sons que doraient les rayons du soleil couchant, les

ANNA KARKNINE. 513

contours des palissades bordant la route, les mai- sons se dessinant en vifs reliefs, les rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu'aucun souille de vent n'agitait, les champs avec leurs sillons de pommes de terre, se projetaient des ombres obli- ques : tout semblait composer un joli paysage fraî- chement verni.

0 Plus vite, plus vite », dit-il au cocher en lui glissant par la glace de la voiture un billet de trois roubles. L'isvostcliik raffermit de la main la lanterne de la voiture, fouetta ses chevaux, et l'équipage roula rapidement sur la chaussée unie.

« Il ne me faut rien, rien que ce bonheur ! » pensa-t-il en fixant les yeux sur le bouton de la son- nette, placé entre les deux glaces de la voiture; et il se représenta .'^Vnna telle qu'il l'avait vue la dernière fois. « Plus je vais, plus je l'aime î... Et voilà le jardin de la ville Wrede. peut-elle bien être ? Pourquoi m'a-t-elle écrit un mot sur la lettre de Betsy ? » C'était la première fois qu'il y songeait ; mais il n'avait pas le temps de réfléchir. Il arrêta le cocher avant d'atteindre l'avenue, descendit taudis que la voiture marchait encore, et entra dans l'allée qui menait à la maison : il n'y vit personne ; mais, en regardant à droite dans le parc, il aperçut Anna, le visage couvert d'un voile épais ; il la recoimut à sa démarche, à la forme de ses épaules, à l'attache de sa tête, et sentie comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à ses mouvements et à sa respiration.

514 ANNA KARENINE.

Quand ils furent près l'un de l'autre, elle lui prit vivement la main :

« Tu ne m'en veux pas de t' avoir fait venir ? J'ai absolument besoin de te voir, dit-elle, et le pli sévère de sa lèvre sous son voile changea subitement la disposition joyeuse de Wronsky.

Moi, t'en vouloir ? mais comment et pourquoi es- tu ici ?

Peu importe, dit-elle en passant le bras sous celui de Wronsky ; viens, il faut que je te parle. »

Il comprit qu'im nouvel incident était survenu, et que leur entretien n'aurait rien de doux ; aussi fut-il gagné par l'agitation d'Anna sans en connaître la cause.

« Qu'y a-t-il ? » demanda-t-il en lui serrant le bras et cherchant à lire sur son visage.

Elle fit quelques pas en silence pour reprendre haleine, et s'arrêta tout à coup.

« Je ne t'ai pas dit hier, commença- t-elle en respirant avec effort et parlant rapidement, qu'en rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch, je lui ai tout avoué... je lui ai dit que je ne pouvais plus être sa femme... enfin tout. »

Il l'écoutait, penché vers elle, comme s'il eût voulu adoucir l'amertume de cette confidence ; mais aussitôt qu'elle eut parlé, il se redressa et son visage prit une expression fière et sévère.

a Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je com- prends ce que tu as souffrir ! » Mais elle n'écou- tait pas et cherchait à deviner les pensées de son

ANNA KARÉNINE. 515

amant ; pouvait-elle imaginer que l'expression de ses traits se rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu'il venait d'entendre ; au duel, qu'il croyait dorénavant inévitable î jamais Amia n'y avait songé, et l'interprétation qu'elle donna au changement de physiouoiuie de Wrousky fut très difïérente.

Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond de son âme que tout resterait comme par le passé, qu'elle n'aurait pas la force de sacrifier sa position dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée passée chez la princesse Tverskoï l'avait confirmée dans cette conviction ; néanmoins elle attachait une grande importance à son entrevue avec Wronsky, elle espérait que leur situation respective en serait changée. Si dès le premier moment il avait dit sans hésitation : « Quitte tout et viens avec moi », elle aurait même abandonné son fils ; mais il n'eut au- cun mouvement de ce genre, et lui sembla plutôt blessé et mécontent.

« Je n'ai pas souffert, cela s'est fait de soi-même, dit-elle avec une certaine irritation, et voilà... » Elle retira de son gant la lettre de son mari.

« Je comprends, je comprends, interrompit Wronsky en prenant la lettre sans la lire, et en cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette explication pour consacrer entièrement ma vie à ton bonheur.

Pourquoi me dis-tu cela ? puis-je en douter ? dit-elle. Si j'en doutais...

5i6 ANNA KARÉNINE.

Qui vient ? dit tout à coup Wronsky en désignant deux dames qui venaient à leur ren- contre. Peut-être nous connaissent-elles... » Et il entraîna précipitamment Anna dans une allée de côté.

« Cela m'est si indifférent ! dit celle-ci ; ses lèvres tremblaient, et il sembla à Wronsky qu'elle le regardait sous son voile avec une expression de haine étrange. Je le répète : dans toute cette affaire, je ne doute pas de toi ; mais lis ce qu'il m'écrit. » Et elle s'arrêta de nouveau.

Wronsky, tout en lisant la lettre, s'abandonna involontairement, comme il l'avait fait tout à l'heure en apprenant la rupture d'Anna avec son mari, à l'impression qu'éveillait en lui la pensée de ses rapports avec ce mari offensé ; malgré lui il se représentait la provocation qu'il recevrait le lende- main, le duel, le moment où, toujours calme et froid, il serait en face de son adversaire, et, après avoir déchargé son arme en l'air, attendrait que celui-ci tirât sur lui ;... et les paroles de Serpou- howskoï lui traversèrent l'esprit : « Mieux vaut ne pas s'enchaîner. » Comment faire entendre cela à Anna ?

Après avoir lu la lettre, il leva sur son amie un regard qui manquait de décision ; elle comprit qu'il avait réfléchi, et que, quelque chose qu'il dit, ce ne serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à ce qu'elle avait attendu de lui ; son dernier espoir s'évanouissait.

ANNA KARf:NINE. 517

« Tu vois quel homme cela fait ? dit-elle d'une voix tremblante.

Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n'en suis pas fâché... Pour Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui donner le temps d'expliquer sa pensée. Je n'en suis pas fâché, parce qu'il est impossible d'en rester là, comme il le suppose.

Pourquoi cela ? » demanda Anna d'une voix altérée, n'attachant plus aucun sens à ses paroles, car elle sentait son sort décidé.

Wronsky voulait dire qu'après le duel, qu'il ju- geait inévitable, cette situation changerait forcé- ment, mais il dit tout autre chose :

c Cela ne peut durer ainsi. J'espère maintenant que tu le quitteras, et que tu me permettras ici il rougit et se troubla de songer à l'organisation de notre \'ie commune ; demain... »

Elle ne le laissa pas achever :

0 Et mon fils ? Tu vois ce qu'il écrit : il faudrait le quitter. Je ne le puis, ni ne le veux.

Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas quitter ton fils, et continuer cette existence humi- liante ?

Pour qui est-elle humiliante ?

Pour tous, mais pour toi surtout.

Humiliante ! ne dis pas cela, ce mot n'a pas de sens pour moi, murmura-t-elle d'une voix trem- blante. Comprends donc que, du jour je t'ai aimé, tout dans la vie s'est transformé pour moi :

5i8 ANNA KARÉNINE.

rien n'existe à mes yeux en dehors de ton amour ; s'il m'appartient toujours, je me sens à une hauteur rien ne peut m'atteindre. Je suis fière de ma situation parce que... je suis fière... » Elle n'acheva pas, des larmes de honte et de désespoir étouffaient sa voix. Elle s'arrêta en sanglotant.

Lui aussi sentit quelque chose le prendre au gosier, et pour la première fois de sa vie il se vit prêt à pleurer, sans savoir ce qui l'attendrissait le plus : sa pitié pour celle qu'il était impuissant à aider et dont il avait causé le malheur, ou le sentiment d'avoir commis une mauvaise action.

« Un divorce serait-il donc impossible ? » dit-il doucement. Elle secoua la tête sans répondre. « Ne pourrais- tu le quitter en emmenant l'enfant ?

Oui, mais tout dépend de lui maintenant ; il faut que j'aille le rejoindre », dit-elle sèchement ; son pressentiment s'était vérifié : tout restait comme par le passé.

« Je serai mardi à Pétersbourg et nous décide- rons.

Oui, répondit-elle, mais ne parlons plus de tout cela. »

La voiture d'Anna, qu'elle avait renvoyée avec l'ordre de venir la reprendre à la grille du jardin Wrede, approchait.

Anna dit adieu à Wronsky et partit.

ANNA KARÉNINE. 519

CHAPITRE XXIII

La commission du 2 juin siégeait généralement le lundi, .\lexis Alexandrovitch entra dans la salle, salua, comme d'ordinaire, le président et les mem- bres de la commission, et s'assit à sa place, posant la main sur les papiers préparés devant lui, parmi lesquels se trouvaient ses documents particuliers et ses notes sur la proposition qu'il comptait soumettre à ses collègues. Au reste, les notes était superflues, car non seulement rien ne lui échappait de ce qu'il avait préparé, mais il se croyait encore tenu de re- passer au dernier moment dans sa mémoire les sujets qu'il voulait traiter. Il savait d'ailleurs que l'instant venu, lorsqu'il se verrait en face de son adversaire qui chercherait à prendre une physionomie indifFé- rente, la parole lui viendrait d'elle-même, avec toute la netteté nécessaire, et que chaque mot porterait. En attendant, il écoutait la lecture du rapport habi- tuel de l'air le plus innocent, le plus inoffensif. Per- sonne n'aurait pensé, en voyant cet homme à la tête penchée, à l'aspect fatigué, palpant doucement de ses mains blanches, aux veines légèrement gon- flées, aux doigts longs et maigres, les bords du papier blanc posé devant lui, que, quelques minutes après, ce même homme allait prononcer un discours qui soulèverait une véritable tempête, obligerait les membres de la commission à crier plus fort les

520 ANNA KARÉNINE.

uns que les autres, en s 'interrompant mutuelle- ment, et forcerait le président à les rappeler à l'or- dre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexan- drovitch, d'une voix faible, déclara qu'il avait quel- ques observations à présenter au sujet de la question à l'ordre du jour. L'attention générale se porta sur lui. Alexis Alexandrovitch éclaircit sa voix, toussa légèrement, et, sans regarder son adversaire, comme il le faisait toujours quand il débitait un discours, s'adressa au premier venu, assis devant lui, qui se trouva être un petit vieillard modeste, sans la moin- dre importance dans la commission. Quand il en vint au point capital, aux lois organiques, son adver- saire sauta de son siège et lui répondit ; Strémof, qui faisait aussi partie de la commission et qu'il piquait au vif, se défendit également. La séance fut des plus orageuses ; mais Alexis Alexandrovitch triompha, et sa proposition fut acceptée ; on nomma trois nouvelles commissions, et le lendemain, dans cer- tain milieu pétersbourgeois, il ne fut question que de cette séance. Le succès d'Alexis Alexandrovitch dépassa même son attente.

Le lendemain matin, le mardi, Karénine, en s' éveillant, se rappela avec plaisir son triomphe de la veille, et ne put réprimer im sourire, malgré son désir de paraître indifférent, quand son chef de cabinet, pour lui être agréable, lui parla des rumeurs qu'excitait la réunion de la veille.

Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail, oublia complètement que ce mardi était le jour fixé

ANNA K.\RKXIXE. 521

pour le retour de sa femme ; aussi fut-il désagréa- blement impressionné quand un domestique vint lui annoncer qu'elle était arrivée.

.\iina était rentrée à Pétersbourg le matin de bonne heure ; son mari ne l'ignorait pas, puisqu'elle avait demandé une voiture par dépêche ; mais il ne \nnt pas la recevoir, et elle fut prévenue qu'il était occupé avec son chef de cabinet. Apr^'S l'avoir fait avertir de son retour, Anna alla dans son a])parte- ment, et y fît déballer ses effets, attendant tou- jours qu'Alexis Alexandrovitdi parût ; mais une heure se passa, et il ne parut pas ; sous prétexte d'ordres à donner, elle entra dans la salle à manger, parla au domestique à voix haute, avec intention, sans succès ; elle entendit son mari reconduire jus- qu'à la porte sou chef de cabinet ; d'habitude, il sortait après cette conférence, elle le savait et vou- lait absolument le voir pour régler leurs rapports futurs ; il fallut se décider à entrer dans le cabinet de travail d'Alexis Alexandrovitch. Celui-ci en uni- fonne, prêt à sortir, était accoudé à une petite table et regardait tristement devant lui. Anna le vit avant qu'il l'aperçut, et comprit qu'il pensait à elle Karénine, à sa vue, voulut se lever, hésita, rougit, ce qui ne lui arrivait guère puis, se levant enfin brusquement, il fit quelques pas vers elle, en fixant les yeux sur son front et sa coiffure, pour éviter son regard. Quand il fut près de sa femme, il lui prit la main et il l'invita à s'asseoir.

« Je suis très content de vous savoir rentrée »,

522 ANNA KARÉNINE.

dit-il en s'asseyant près d'elle avec le désir évident de parler, mais en s' arrêtant chaque fois qu'il ou- vrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue, et disposée à l'accuser et à le mépriser, Anna ne trouvait rien à dire et avait pitié de lui. I^ur silence se prolongea assez longtemps.

« Serge va bien ? dit-il enfin ; et, sans attendre de réponse, il ajouta : Je ne dînerai pas à la mai- son : il faut que je sorte tout de suite.

Je voulais partir pour Moscou, dit Anna.

Non, vous avez très, très bien fait de rentrer », répondit-il. Et le silence recommença.

Le voyant incapable d'aborder la question, Anna prit la parole elle-même.

« Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant sans baisser les yeux sous ce regard fixé sur sa coif- fure. Je suis une femme mauvaise et coupable ; mais je reste ce que j'étais, ce que je vous ai avoué être, et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer.

Je ne vous demande pas cela, répondit-il aussitôt d'un ton décidé, la colère lui rendant toutes ses facultés et, cette fois, regardant Anna en face, avec une expression de haine : Je le supposais, mais ainsi que je vous l'ait dit et écrit, continua- t-il d'une voix brève et perçante, ainsi que je vous le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir, je veux l'ignorer ; toutes les femmes n'ont pas comme vous la bonté de se hâter de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot « agréable ».) J'ignore tout tant que le

ANNA KL\RKXINE. 523

monde n'en sera pas averti, ni mon nom désho- noré. C'est pourquoi je vous préviens que nos rela- tions doivent rester ce qu'elles ont toujours été ; je ne chercherai à mettre mon honneur à l'abri que dans le cas vous vous compromettriez.

Mais nos relations ne peuvent rester ce qu'elles étaient », dit Anna timidement en le regardant avec frayeur.

En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix railleuse, aiguë et un peu enfantine, toute la pitié qu'elle avait d'abord éprouvée dispanit devant la répulsion qu'il lui inspirait ; elle n'eut qu'une crainte, celle de ne pas s'ex])liquer d'une façon assez précise sur ce que devaient être leurs relations.

« Je ne puis être votre femme, quand je... »

Karénine eut un rire froid et mauvais.

a Le genre de vie qu'il vous a plu de choisir se reflète jusque dans votre manière de comprendre, mais je méprise et respecte trop, je veux dire que je respecte trop votre passé et méprise trop le présent, pour que mes paroles prêtent à l'inteq^rétation que vous leur dormez. »

Anna soupira et baissa la tête.

« Au reste, continua- t-il en s'échauffant, j'ai peine à comprendre que, n'ayant rien trouvé de blâmable à prévenir votre mari de votre infidélité, vous ayez des scrupules sur l'accomplissement de vos devoirs d'épouse.

Alexis Alexandro\'itch, qu'exigez- vous de moi }

J'exige de ne jamais rencontrer cet homme.

524 ANNA KARÉNINE.

J'exige que vous vous comportiez de telle sorte que ni le monde ni nos gens ne puissent vous accuser * j'exige, en un mot que vous ne le receviez plus. Il me semble qne ce n'est pas beaucoup demander. Je n'ai rien de plus à vous dire ; je dois sortir et ne dîijerai pas à la maison. »

Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva aussi ; il la salua sans parler, et la laissa sortir la première.

CHAPITRE XXIV

Jamais, malgré l'abondance de la récolte, Levine n'éprouva autant de déboires que cette année et ne constata plus clairement ses mauvais rapports avec les paysans. I^ui-même n'envisageait plus ses affai- res au même point de vue, et n'y prenait plus le même intérêt. De toutes les améliorations intro- duites par lui avec tant de peine, il ne résultait qu'une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien, tandis que les ouvriers défen- daient leur travail. Combien de fois n'eut-il pas à le remarquer cet été ? Tantôt c'était le trèfle réservé pour les semences qu'on lui fauchait comme four- rage, prétextant un ordre de l'intendant, mais uni- quement parce que ce trèfle semblait plus facile à faucher ; le lendemain, c'était une nouvelle machine à faner qu'on brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une paire d'ailes battre

ANNA IO\Rf:XINE. 525

au-dessus de sa tète. Puis c'étaient les charrues per- fectionnées qu'on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu'on laissait paître un champ de froment, parce qu'au lieu de les veiller la nuit on dormait au- tour du feu allumé dans la prairie ; enfin trois bel- les génisses, oubliées sur le rej^ain de trèfle mouni- rent et jamais il ne fut possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours chez le voisin.

Levine n'attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la part des pa\'sans; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs.

Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu'il s'expliquât comment l'eau y pénétrait ; il avait cherché à se faire illusion, mais maintenant le découragement l'envahissait ; la campagne lui devenait antipathique, il n'avait plus goût à rien.

La présence de Kitt}- dans le voisinage aggravait ce malaise moral ; il aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa sœur. Quoiqu'il eût senti en la revoyant sur la grand'route qu'il l'aimait tou- jours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière infranchissable. « Je ne saurais lui par- donner de m'accepter parce qu'elle n'a pas réussi à en épouser un autre », se disait-il, et cette pensée la lui rendait presque odieuse, a Ah î si Daria Ale- xandro\-na ne m'avait pas parlé..., j'aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait peut-être

526 ANNA KARENINE.

arrangé, mais désormais c'est impossible,... impos- sible ! ))

DoUy lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty, l'invitant à l'apporter lui- même. Ce fut le coup de grâce ; comment une femme de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa sœur ?

Il déchira successivement dix réponses.

Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage se retrancher derrière des empêchements invraisem- blables, ou, qui pis est, prétexter un départ. Il en- voya donc la selle sans un mot de réponse, et le len- demain, sentant qu'il avait commis une grossièreté, il partit pour faire une visite lointaine, laissant son intendant chargé des affaires qui lui étaient devenues si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait ré- cemment rappelé sa promesse de venir chasser la bécasse ; jusqu'ici, au milieu des occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup, n'a- vait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Main- tenant il fut content de s'éloigner de la maison, du voisinage des Cherbatzky, et d'aller chasser, remède auquel il avait recours dans ses jours de tristesse.

CHAPITRE XXV

Il n'y avait dans le district de Sourof ni chemin.? de fer ni routes postales, et Levine partit en taran- tass avec ses chevaux. A mi-chemin, il fit halte

ANNA KAR1<:XINE. 527

chez un paysan ; celui-ci, un vieillard chauve, bien conservé, avec une grande barlx.- rousse, grisonnant près des joues, ouvrit la porte cochère en se serrant contre le mur pour faire place à la troïka ; il pria Levine d'entrer dans la maison.

Une jeune femme proprement vêtue, des galoches à ses pieds nus, lavait le plancher à l'entrée de l'izba ; elle s'effraya en apercevant le chien de Levine et poussa un cri, mais elle se rassura quand on lui dit qu'il ne mordait pas. De son bras à la manche retrous- sée elle indiqua la porte de la chambre d'hoimeur, et cacha son visage en se remettant à laver, courbé-e en deux.

« Vous faut-il le samovar ?

Oui, je te prie. »

Dans la grande chambre, chauffée par un poêle hollandais, et divisée en deux par une cloison, se trouvaient en fait de meubles : une table ornée de dessins coloriés, au-dessus de laquelle étaient suspen- dues les images saintes, un banc, deux chaises, et près de la porte une petite armoire contenant la vais- selle. Les volets, soigneusement fermés, ne laissaient pas pénétrer de mouches, et tout était si propre, que Levine fit coucher Laska dans un coin près de la porte, de crainte qu'elle ne salît le plancher, après les nombreux bains qu'elle avait pris dans toutes les mares de la route.

« Bien sûr, vous allez chez Nicolas Ivanitch Swiagesky, dit le vieux paysan en s' approchant de I^evine, lorsque celui-ci sortit de la chambre pour

528 ANNA KARÉNINE.

examiner la cour et les dépendances. Il s'arrête aussi chez nous en passant. »

Pendant qu'il parlait, la porte cochère cria une seconde fois sur ses gonds, et des ouvriers entrèrent dans la cour, revenant des champs avec les herses et les charrues.

Le vieillard quitta Ivevine,s' approcha des chevaux vigoureux et bien nourris, et aida à dételer.

« Qu'a-t-on labouré ?

Les champs de pommes de terre. ! Fédor, laisse ton cheval près de l'abreuvoir, tu en attel- leras im autre. »

La belle jeune femme en galoches rentra en ce moment dans la maison avec deux seaux pleins d'eau et d'autres femmes, jeunes, belles, laides ou vieilles, avec ou sans enfants, apparurent.

Le samovar se mit à chanter ; les ouvriers, ayant dételé leurs chevaux, allèrent dîner, et Levine, fai- sant retirer ses provisions de la calèche, invita le vieillard à prendre le thé. Le paysan, visiblement flatté, accepta, tout en se défendant.

Levine, en buvant le thé, le fit jaser.

Dix ans auparavant ce paysan avait pris en ferme d'une dame 120 dessiatines, et l'année précédente les avait achetées ; il louait en même temps 300 des- siatines à un autre voisin : une portion de cette terre était sous-louée ; le reste, une quarantaine de dessiatines, était exploité par Im avec ses enfants et deux ouvriers.

Le vieux se lamentait, assurait que tout allait

AXXA KLVRÉXIXE. 539

mal, mais c'était par convenance, car il cachait difficilement l'orgiieil que lui inspiraient son bien- être, ses l:)eaiix enfants, son l:)étail et, par- dessus tout, la prospérité de son exploitation. Dans le courant de la conversation il prouva qu'il ne repoussait pas les innovations, cultivait les ponunes de terre en grand, labourait avec des charrues, qu'il nommait « char- mes de propriétaire », semait du froment et le sar- clait, ce que I^evine n'avait jamais pu obtenir chez lui.

« Cela occupe les femmes, dit-il.

Eh bien, noiis autres propriétaires n'en venons pas à bout.

Comment peut-on mener les choses à bien avec des ouvriers ? c'est la ruine. Voilà Swiagesky par exemple, dont nous connaissons bien la terre : faute de surveillance, il est rare que sa récolte soit bonne.

Mais comment fais- tu, toi avec tes ouvriers ?

Oh ! nous sommes entre paysans, nous tra- vaillons nous-mêmes, et si l'ouvrier est mauvais, il est v*ite chassé : on s'arrange toujours avec les siens.

Père, on demande du goudron », vint dire à la porte la jeune femme aux galoches.

Le vieux se leva, remercia Levine, et, après s'être longuement signé devant les saintes images, il sortit.

Lorsque Levine entra dans la chambre commune pour appeler son cocher, il vit toute la famille à table ; les femmes servaient debout. Un grand beau

530 ANNA KARÉNINE.

garçon, la bouche pleine, racontait une histoire qui faisait rire tout le monde, mais principalement la jeune femme, occupée à remplir de soupe une grande écuelle chacun puisait.

Levine emporta de cet intérieur de paysans aisés une impression douce et durable, qu'il garda pen- dant le reste de son voyage.

CHAPITRE XXVI

SwiAGESKi était maréchal de son district, plus âgé que Levine de cinq ans, il était marié depuis longtemps ; sa belle-soeur, une jeune fille très sym- pathique, vivait chez lui, et Levine savait, comme les jeunes gens à marier savent ces choses-là, qu'on désirait la lui voir épouser. Quoiqu'il songeât au mariage, et qu'il fût persuadé que cette aimable personne ferait une charmante femme, il aurait trouvé aussi vraisemblable de voler dans les airs que de l'épouser. La crainte d'être pris pour un préten- dant lui gâtait le plaisir qu'il se proposait de sa visite, et l'avait fait réfléchir en recevant l'invita- tion de son ami.

Swiagesky était un type intéressant de proprié- taire adonné aux affaires du pays ; mais il y avait peu de rapports entre les opinions qu'il professait et sa façon de vivre et d'agir. Il méprisait la noblesse, qu'il accusait d'être hostile à l'émancipation, trai- tait la Russie de pays pourri, dont le détestable

ANNA KART%XIXK. 53T

gouvernement ne valait guùre mieux que celui de la Turquie; et cependant il avait accepté la charge de maréchal de district, charge dont il s'accjuittait consciencieusement ; jamais il ne voyageait sans arborer la casquette otricielle, bordée de rouge et ornée d'une cocarde. lyC paysan russe représentait pour lui un intermédiaire entre l'homme et le singe, mais c'était aux paysans qu'il scrrrait de préfé- rence la main pendant les élections, et eux qu'il écoutait avec le plus d'attention. Il ne croyait ni à Dieu ni au diable, mais 'se préoccupait beaucoup d'améliorer le sort du clergé, et tenait à garder l'église paroissiale dans sa terre. Dans la question de l'émancipation des femmes, il se prononçait pour les théories les plus radicales, mais, vivant en par- faite harmonie avec sa fenuue, il ne lui laissait au- cune initiative, et ne lui confiait d'autre soin que celui d'organiser aussi agréablement que possible leur vie commune sous sa propre direction. Il affir- mait qu'on ne pouv^ait vivre qu'à l'étranger, mais il avait en Russie des terres qu'il exploitait par les procédés les plus perfectionnés, et il suivait soigneu- sement les progrès qui s' accomplissaient dans le pays.

Malgré ces contradictions, Levine essayait de le comprendre, le considérant comme une énigme vi- vante, et grâce à leurs relations amicales il cher- chait à dépasser ce qu'il appelait le « seuil » de cet esprit.

La chasse à laquelle son hôte l'emmena fut mé- diocre ; les marais étaient à sec, et les bécasses rares *

18

533 ANNA KARÉNINE.

Levine marcha toute la journée pour rapporter trois pièces ; en. revanche, il revint avec un excellent appétit, une humeur parfaite, et une certaine exci- tation intellectuelle, qui résultait toujours pour lui d'un exercice physique violent.

Le soir, auprès de la table à thé, Levine se trouva assis près de la maîtresse de la maison, une blonde de taille moyenne, au visage rond embelli de jolies fossettes. Obligé de causer avec elle et sa sœur placée en face de lui, il se sentait troublé par le voisinage de cette jeune fille, dont la robe, ouverte en cœur, semblait avoir été revêtue à son intention. Cette toilette, découvrant une poitrine blanche, le décon- certait ; il n'osait tourner la tête de ce côté, rougis- sant se sentait mal à| l'aise, et sa gêne se communi- quait à la jolie belle-sœur. I^a maîtresse de la maison mieux avait l'air de ne rien remarquer, et soutenait de son mieux la conversation.

« Vous croyez que mon mari ne s'intéresse pas à ce qui est russe ? disait-elle. Bien au contraire ; il est plus heureux ici que partout ailleurs ; il a tant à faire à la campagne ! vous n'avez pas vu notre école ?

Si fait ; c'est cette maisonnette couverte de lierre ?

Oui, c'est l'œuvre de Nastia, dit-elle en dési- gnant sa sœur.

Vous y donnez vous-même des leçons ? de- manda Levine en regardant comme un coupable du côté du corsage ouvert.

ANNA KARf^NIXK. 533

J'en ai donné et j'en donne encore, mais nous avons une maîtresse excellente.

Non merci, je ne prendrai plus de thé ; j'en- tends- là-bas une conversation qui m'intéresse beau- coup », dit Levine se sentant impoli, mais incapa- ble de continuer la conversation.

Ht il se leva en rougissant.

IvC maître de la maisxm causait à un bout de la table avec deux propriétaires ; ses yeux noirs et brillants étaient fixés sur un homme à moustaches grises, qui l'amusait de ses plaintes contre les pay- sans. Swiagesky paraissait avoir une ré|)onse toute prête aux lamentations comiques du bonhomme, et pouvoir d'un mot les réduire en poudre, si sa position officielle ne l'eût obligé à des ménagements.

Le vâeux propriétaire, campagnard encroûté et agronome passionné, était visiblement un adver- saire convaincu de l'émancipation ; cela se lisait dans la forme de ses vêtements démodés, dans la façon dont il portait sa redingote, dans ses sourcils froncés et sa manière de parler sur un ton d'autorité étudiée ; il joignait à ses paroles des gestes impé- rieux de ses grandes belles mains hâlées et ornées d'un vieil anneau de mariage.

CHAPITRE XX\ai

« N'ÉTAIT l'argent dépensé et le mal qu'on s'est donné, mieux vaudrait abandonner ses terres, et s'en aller, comme Nicolas Ivanitch. entendre la

534 ANNA KARENINE.

« Belle Hélène )> à l'étranger, dit le vieux proprié- taire, dont la figure intelligente s'éclaira d'un sou- rire.

Ce qui ne vous empêche pas de rester, dit Swiagesky ;■ par conséquent vous y trouvez votre compte.

J'y trouve mon compte parce que je suis logé et nourri, et parce qu'on espère toujours, malgré tout, réformer le monde ; mais c'est une ivrognerie, un désordre incroyables ! les malheureux ont si bien partagé, que beaucoup d'entre eux n'ont plus ni che- val ni vache ; ils crèvent de faim. Essayez cepen- dant, pour les sortir de peine, de les prendre comme ouvriers... ils gâcheront tout, et trouveront encore moyen de vous traduire devant le juge de paix.

Mais, vous aussi, vous pouvez vous plaindre au juge de paix, dit Swiagesky.

Moi, me plaindre ? pour rien au monde ! Vous savez bien l'histoire de la fabrique ? Les ouvriers, après avoir touché des arrhes, ont tout planté et sont partis. On a eu recours au juge de paix... Qu'à t-il fait? Il les a acquittés. Notre seule ressource est encore le tribunal de la commune ; on vous rosse votre homme, comme dans le bon vieux temps. N'é- tait le starchina*, ce serait à fuir au Dout au monde.

Il me semble cependant qu'aucun de nous n'en vient là: ni moi, ni Levine, ni monsieur, dit Swiagesky en désignant le second propriétaire.

I. h'ancien, élu tous les trois ans par la commune dont il est le chef.

ANNA KARÉNINE. 535

Oui, mais demandez à Michel Pctrovitch com- ment il s'y prend pour faire marcher ses affaires ; est-ce vraiment une administration raiiontielle ? dit le \ieux en ayant l'air de se faire gloire du mot rationnel.

Dieu merci, je fais mes affaires trC*s simplement dit Michel Pétrovitch ; toute la question est d'aider les paysans à payer les impôts en automne ; ils vien- nent d'eux-mêmes : « Aide-nous, petit père », et comme ce sont des voisins, on prend pitié d'eux ; j'avance le premier tiers de l'impôt en disant : Atten- tion, enfants ; je vous aide, il faut que vous m'aidiez à votre tour, pour semer, faucher ou moissonner », et nous convenons de tout en famille. On rencontre, il est vrai, parfois des gens sans conscience... »

Levine connaissait de longue date ces traditions patriarcales ; il échangea un regard avec Swia- gesky, et, interrompant Michel Pétrovitch, s'adressa au propriétaire à moustaches grises :

« Et comment faut-il faire maintenant, selon v^ous ?

Mais comme Michel Pétrovitch, à moins d'affer- mer la terre aux paysans ou de partager le produit avec eux ; tout cela est possible, mais il n'en est pas moins certain que la richesse du pays s'en va, avec ces moyens-là. Dans les endroits où, du temps du ser\'age, la terre rendait neuf grains pour un, elle en rend trois maintenant. L'émancipation a ruiné la Russie. »

Swiagesky regarda Lev'ine avec un geste moqueur;

536 ANNA KARÉNINE.

mais celui-ci écoutait attentivement les paroles du vieillard, trouvant qu'elles résultaient de réflexions personnelles, mûries par une longue expérience de la vie de campagne.

« Tout progrès se fait par la force, continua le vieux propriétaire : Prenez les réformes de Pierre, de Catherine, d'Alexandre. Prenez l'histoire euro- péenne elle-même... Et c'est dans la question agro- nomique surtout qu'il a fallu user d'autorité. Croyez- vous que la pomme de terre ait été introduite autrement que par la force ? A-t-on toujours la- bouré avec la charrue ? Nous autres, propriétaires du temps du servage, avons pu améliorer nos modes de culture, introduire des séchoirs, des batteuses, des instruments perfectionnés, parce que nous le faisons d'autorité, et que les paysans, d'abord réfractaires, obéissaient et finissaient par nous imiter. Mainte- nant que nos droits n'existent plus, trouverons- nous cette autorité ? Aussi rien ne se soutient plus, et, après une période de progrès, nous retomberons fatalement dans la barbarie primitive. Voilà com- ment je comprends les choses.

Je ne les comprends pas du tout ainsi, dit Swiagesky ; pourquoi donc ne continuez-vous pas vos perfectionnements en vous aidant d'ouvriers payés ?

Permettez-moi de vous demander par quel moyen je continuerais, manquant de toute auto- torité ^

« La voilà, cette force élémentaire », pensa Levine.

AXXA k'ARKXINE. 537

Mais avec vos ouvriers.

Mes ouvriers ne veulent pas travailler conve- nablement en eni]>l()yant de bons instruments. Notre ouvrier ne comprend bien qu'une chose, se saoùkr comme une brute, et gâter tout ce qu'il touche : le cheval qu'on lui confie, le harnais neuf de son cheval; il trouvera moyen de boire au cabaret jusqu'aux cercles de fer de ses roues, et d'introduire une che- ville dans la batteuse p<jur la mettre hors d'usage. Tout ce qui ne se fait pas selon ses idées lui fait mal au cœur. Aussi l'agriculture baisse-t-elle visiblement la terre est négligée et reste en friche, à moins qu'on ne la cède aux paysans ; au lieu de produire des millions de tchetverts de blé, elle n'en produit plus que des centaines de mille. La richesse publique diminue. On aurait pu faire l'émxLncipation, mais progressivement. »

Et il développe son plan personnel toutes les difficultés auraient été évitées. Ce plan n'intéressait pas Levine, et il en revint à sa première question avec l'espoir d'amener Swiagesky à s'expliquer.

a II est très certain que le niveau de notre agri- culture baisse, et que dans nos rapports actuels avec les paj-^ans il est impossible d'obtenir une exploi- tation rationnelle.

Je ne suis pas de cet avis, répondit séiieuse- ment Swiagesky. Que l'agriculture soit en déca- dence depuis le servage.je le nie, et jeprétends qu'elle était alors dans un état fort misérable. Nous n'avons jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni

538 ANNA KARÉNINE.

bonne administration ; nous ne savons pas même compter. Intenogez un propriétaire, il ne sait pas plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte.

La tenue de livres italienne, n'est-ce pas dit ? dit ironiquement le vieux propriétaire. Vous aurez beau compter et tout embrouiller, vous n'y trouverez pas de bénéfice.

Pourquoi embrouiller tout ? Votre misérable batteuse russe ne vaudra certes rien et se brisera vite, mais une batteuse à vapeur durera. Votre mauvaise rosse qui se laisse traîner par la queue ne vaudra rien, mais des percherons, ou simplement une race de chevaux vigoureux, réussiront. Il en sera de tout ainsi. Notre agriculture a toujours eu besoin d'être poussée en avant.

Encore faudrait-il en avoir le moyen, Nicolas Ivanitch. Vous en parlez à votre aise ; mais lorsqu'on a comme moi un fils à l'Université et d'autres au Gymnase, on n'a pas de quoi acheter des percherons.

Il y a des banques.

Pour voir ma terre vendue aux enchères ? Merci. »

Levine intervint dans le débat.

« Cette question de progrès agricole m'occupe beaucoup ; j'ai le moyen de risquer de l'argent en améliorations, mais jusqu'ici elles ne me représen- tent que des pertes. Quant aux banques, je ne sais à quoi elles peuvent servir.

Voilà qui est vrai ! confirma le vieux proprié- taire avec un rire satisfait.

ANNA KARÉNINE. 539

Kt je ne suis pas le seul, continua I^vine ; j'en appelle à tous ceux qui ont fait des essais cornnie moi : à de rares exceptions près, ils sont tous en perte Mais, vous-même, êtes- vous content ? », demanda t-il en remarquant sur le visage de Swiagesky l'em- barras que lui causait cette tentative de sonder le fond de sa pensée.

Ce n'était pas de bonne guerre ; Mme vSwiagesky avait avoué pendant le thé à I^evine qu'un comp- table allemand, mandé exprrs de Moscou, qui, pour 500 roubles, s'était charcjé d'établir les comptes de leur exploitation, avait constaté une perte de 3 000 roubles.

Le vieux propriétaire sourit en entendant Levine ; il savait évidemment à quoi s'en tenir sur le rende- ment des terres de son voisin.

« Le ré'sultat peut n'être pas brillant, répondit Swiagesky, mais cela prouve tout au plus que je suis un agronome médiocre, ou que mon capital rentre dans la terre afin d'augmenter la rente.

La rente ! s'écria I^evine avec effroi. Elle existe peut-être en Europe, le capital qu'on met dans la terre se paye, mais chez nous il n'en est rien.

La rente doit exister cependant. C'est une loi.

Alors c'est que nous sommes hors la loi ; pour nous, ce mot de retîte n'explique et n'éclaircit rien ; au contraire, il embrouille tout ; dites-moi comment la rente...

Ne prendriez- vous pas du lait caillé ? Mâcha,

540 ANNA KARÉNINE.

envoie-nous du lait caillé ou des framboises, dit Swiagesky en se tournant vers sa femme ; les fram- boises durent longtemps cette année. »

Et il se leva enchanté, et probablemnt persuadé qu'il venait de clore la discussion, tandis que I^evine supposait au'elle commençait seulement.

Levine continua à causer avec le vieux proprié- taire ; il chercha à lui prouver que tout le mal venait de ce qu'on ne tenait aucun compte du tempéra- ment même de l'ouvrier, de ses usages, de ses ten- dances traditionnelles ; mais le vieillard, comme tous ceux qui sont habitués à réfléchir seuls, entrait difficilement dans la pensée d'un autre, et tenait pas- sionnément à ses opinions personnelles. Pour lui, le pa3^an russe était une brute qu'on ne pouvait faire agir qu'avec le bâton, et le libéralisme de l'époque avait eu le tort d'échanger cet instrument utile contre une nuée d'avocats.

« Pourquoi pensez- vous qu'on ne puisse pas ar- river à un équilibre qui utilise les forces du travail- leur et les rende réellement productives ? lui de;- manda L^evine en cherchant à revenir à la première question.

Avec le Russe, cela ne sera jamais : il faut l'au- torité, s'obstina à répéter le vieux propriétaire.

Mais voulez-vous qu'on aille découvrir de nouvelles conditions de travail ? dit Swiagesky se rapprochant des causeurs, après avoir mangé du lait caillé et fumé une cigarette. N'avons-nous pas la commime avec la caution solidaire, ce reste de

AXXA KARfCXIXE. 54T

barbarie, qui d'ailleurs tombe peu à peu de lui-même Ht maintenant que le servage est abili, n'avons- nous pas toutes les formes du travail libre, l'ouvrier à l'année ou à la tâche, le journalier, le fermier, le métayer, sortez donc de ?

Mais l'Europe elle-même est mécontente de ces fonnes !

Oui, elle en cherche d'autres et peut-être en trouvera-t-elle.

Alors pourquoi ne chercherions-nous pas de notre côté ?

Parce que c'est tout comme si nous préten- dions inventer de nouveaux procédé^ pour cons- tniire des chemins de fer. Ces procédés sont inven- tés, nous n'avons qu'à les applicjuer.

Mais s'ils ne conviennent pas à notre pays, s'ils lui sont nuisibles ? » dit Levine.

Swiagesky reprit son air effrayé.

« Aurions-nous donc la prétention de trouver ce que cherche l'Europe ? Connaissez- vous tous les travaux qu'on a faits en Europe sur la question ouvrière ?

Peu.

C'est une question qui occupe les meilleurs esprits ; elle a produit une littérature considérable, Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le plus avancé de tous, Mulhausen..., vous connaissez tout cela.

J'en ai une idée très vague.

C'est une manière de dire, vous en savez cer-

542 ANNA KARÉNINE.

tainement aussi long que moi. Je ne suis pas un pro- fesseur de science sociale, mais ces questions m'ont intéressé, et puisqu'elles vous intéressent aussi, vous devriez vous en occuper.

A quoi ont-ils tous abouti ?

Pardon... » les propriétaires s'étaient levés, et Swiagesky arrêta encore Levine sur la pente fatale il s'obtinait en voulant sonder le fond de la pensée de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives.

CHAPITRE XXVIII

Levtne prit congé des dames en promettant de passer avec elles la journée du lendemain pour faire, tous ensemble, une promenade à cheval.

Avant de se coucher, il entra dans le cabinet de son hôte afin d'y chercher des livres relatifs à la dis- cussion de la soirée.

Le cabinet de Swiagesky était une grande pièce, tout entourée de bibliothèques, avec deux tables, dont l'une, massive, tenait le milieu de la chambre, et l'autre était chargée de journaux et de revues en plusieurs langues, rangés autour d'ime lampe. Près de la table à écrire, une espèce d'étagère contenait des cartons étiquetés de lettres dorées renfermant des papiers.

Swiagesky prit les volumes, puis s'installa dans un fauteuil à bascule.

*i Que regardez-vous ? demanda-t-il à Levine

ANNA KARf^NINE. 543

qui arrêté devant la table ronde, feuilletait 'des journaux. Il y a. dans le journal que vous tenez. un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaie- ment, que le principal auteur du partage de la Pologne n'est pas du tout l'Vé<léric. »

Kt il raconta, avec la clarté (jui lui était propre, le sujet de ces nouvelles publications. Levine ré*cou- tait en se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir au fond de cet homme. En quoi le partage de la Pologne l'intércssait-il ? Quand Swiagesky eut fini de parler, il demanda involontairement : « Et après? Il n'y avait rien après, la publication était curieuse et Swiagesky jugea inutile d'expliquer en quoi elle l'intéressait spécialement.

« Ce qui m'a intéressé, moi, c'est votre vieux grognon, dit Levine en soupirant. Il est plein de bon sens et dit des choses vraies.

Laissez donc î c'est un vieil ennemi de l'éman- cipation, comme ils le sont du reste tous.

Vous êtes à leur tête cependant ?

Oui, mais pour les diriger en sens inverse, dit en riant Swiagesky.

Je suis frappé, moi, de la justesse de ses argu- ments, lorsqu'il prétend qu'en fait de systèmes d'ad- ministration, les seuls qui aient chance de réussir chez nous sont les plus simples.

Quoi d'étonnant ? Notre peuple est si peu dé- veloppé, moralement et matériellement, qu'il doit s'opposer à tout progrès. Si les choses marchent en Europe, c'est grâce à la civilisation qui y règne ;

544 ANNA KARÉNINE.

par conséquent l'essentiel pour nous est de civiliser nos paysans.

Comment ?

En fondant des écoles, des écoles et encore des écoles.

Mais vous convenez vous-même que le peuple manque de tout développement matériel : en quoi les écoles y obvieront-elles ?

Vous me rappelez une anecdote sur des con- seils donnés à un malade : Vous feriez bien de vous purger. J'ai essayé, cela m'a fait mal. Mettez des sangsues. J'ai essayé, cela m'a fait mal. Alors priez Dieu. J'ai essayé, cela m'a fait mal. Vous rcDoussez de même tous les remènes.

C'est que je ne vois pas du tout le bien que peuvent faire les écoles. !

Elles créeront de nouveaux besoins.

Tant pis si le peuple n'est pas en état de les satisfaire. Et en quoi sa situation matérielle s'amé- liorera-t-elle parce qu'il saura l'addition, la soustrac- tion et le catéchisme ? Avant-hier soir je rencontrai une paysanne portant son enfant à la mamelle ; je lui demandai d'où elle venait : « De chez la sage- « femme ; l'enfant crie, je le lui ai mené pour le guérir ». Et qu'a fait la sage-femme ? « Elle a porté le petit aux poules, sur le perchoir, et a mar- motté des paroles. »

Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky, pour croire à de pareilles sottises...

Non, interrompit Eevine contrarié, ce sont

ANNA KARICNINTC. 545

vos écoles, comme remède pour le ]k ijiio, que je compare à celui de la sape-femme. L'essentiel ne serait-il pas de guérir d'al)ord la misère ?

-* Vous arrivez aux mêmes conclusions qu'un homme que vous n'aimez guère, Spencer. Il prétend que la civilisation peut résulter d'une augmentation de bien-être, d'ablutions plus fréciuentes, mais que l'alphal^et et les chiffres n'y peuvent rien.

Tant mieux ou tant pis pour moi, si je me trouve d'accord avec Spencer ; mais croyez bien que ce ne seront jamais les écoles qui civiliseront notre peuple.

Vous voyez cependant que l'instruction de- vient obligatoire dans toute l'Europe.

Mais comment vous entendez-vous sur ce chapitre avec Spencer ? »

Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il dit en souriant :

« L'histoire de votre paj-sanne est excellente. \'ous l'avez entendue vous-même ? Vraiment ? 1

Décidément ce qui anmsait cet homme était le procédé du raisonnement, le but lui était indiffé- rent.

Cette journée avait profondément troublé Ivcvine. Swiagesky et ses inconséquences, le vieux proprié- taire qui, malgré ses idées justes, méconnaissait une partie de la population, la meilleure peut-être..., ses propres déceptions, tant d'impressions diverses produisaient dans son âme une sorte d'agitation et d'attente inquiète. Il se toucha, et passa une

546 ANNA KARÉNINE.

partie de la nuit sans dormir, poursuivi, poursuivi par les . réflexions du vieillard. Des idées nouvelles des projets de réforme germaient dans sa tête ; il résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveaux plans à exécution. D'ailleurs, le sou- venir de la belle-sœur et de sa robe ouverte le trou- blait : il valait mieux partir sans retard, s'arranger avec les paysans avant les semailles d'automne, et réformer son système d'administration en le basant sur une association entre maître et ouvriers.

CHAPITRE XXIX

Le nouveau plan de Levine offrait des difficultés qu'il ne se dissimulait pas ; mais il persévéra, tout en reconnaissant que les résultats obtenus n'étaient pas proportionnés à ses peines. Un des principaux obstacles auxquels il se heurta, fut l'impossibilité d'arrêter en pleine marche une exploitation tout organisée ; il reconnut la nécessité de faire ses ré- formes peu à peu.

En rentrant chez lui le soir, Levine fit venir son intendant, et lui exposa ses nouveaux projets. Celui- ci accueillit avec une satisfaction non dissimulée toutes les parties de ce plan qui prouvaient que ce qu'on avait fait jusque-là était absurde et improduc- tif. L'intendant assura l'avoir souvent répété sans être écouté ; mais lorsque Levine en vint à une pro- position d'association avec les Davsans, il prit un

ANNA KARÉNINE. 547

air mélancolique, et représenta la nécessité de rentrer au plus tôt les dernières gerbes et de commencer le second labour. L'heure n'était pas propice aux longues discnissions, et Levine s'aperçut que tous les travailleurs étaient trop occupés pour avoir le temps de comprendre ses projets.

Celui qui sembla le mieux entrer dans les idén^s du maître fut le berger Ivan, un paysan naïf, au(juel Levine proposa de prendre part, comme associé, à l'exploitation de la bergerie ; mais, tout en l'écou- tant parler, la figure d'Ivan exprimait l'inquiétude et le regret ; il remettait du foin dans les crèches, nettoyait le fumier, s'en allait puiser de l'eau, comme s'il eût été impossible de retarder cette besogne, et qu'il n'eût pas le loisir de comprendre.

L'obstacle principal auquel se heurta Levine fut le scepticisme enraciné des paysans ; ils ne pou- vaient admettre que le propriétaire ne cherchât pas à les exploiter : quelque raisonnement qu'il leur tînt, ils étaient convaincus que son véritable but restait caché. De leur côté, ils parlaient beau- coup, mais ils se gardaient bien d'exprimer le fond de leur pensée.

Levine songea au propriétaire bilieux lorsqu'ils posèrent pour condition première de leurs nouveaux arrangements qu'ils ne seraient jamais forcés d'em- ployer les instruments agricoles perfectionnés, et qu'ils n'entreraient pour rien dans les procédés in- troduits par le maître. Ils convenaient que ses char- rues labouraient mieux et que l'extirpateur avait

548 ANNA KARÉNINE.

du bon ; mais ils trouvaient cent raisons pour ne pas s'en servir. Quelque regret qu'éprouvât Levine à renoncer ainsi à des procédés dont l'avantage était évident, il y consentit, et dès l'automne une partie de ses réformes fut mise en pratique.

Après avoir voulu étendre l'association à l'ensem- ble de son exploitation, Levine se convainquit de la nécessité de la restreindre à la bergerie, au pota- ger et à un champ éloigné, resté depuis huit ans en friche. Le berger Ivan se forma un artel composé des membres de sa famille et se chargea de la ber- gerie. Le nouveau champ fut confié à Fedor Resou- nof, un charpentier intelligent, qui s'adjoignit six familles de paysans : et Chourraef , un garçon adroit, eut en partage le potager.

Levine dut bientôt s'avouer que les étables n'é- taient pas mieux soignées, qu'Ivan s'entêtait aux mêmes errements quant à la façon de nourrir les vaches et de battre le beurre ; il ne parvint même pas à lui faire comprendre que ses gages représen- taient dorénavant un acompte sur ses bénéfices.

Il eut à constater d'autres faits regrettables : Résounof ne donna qu'un labour à son champ, fit traîner en longueur la construction de la grange qu'il s'était engagé à bâtir avant l'hiver ; Chouraef chercha à partager le potager avec d'autres paysans, contrairement à ses engagements ; mais Levine n'en persévéra pas moins, espérant démontrer à ses asso- ciés, à la fin de l'année, que le nouvel ordre de choses pouvait donner d'excellents résultats.

ANNA KARÉNINE. 549

Vers la fin d'août, Dolly renvoya la selle, et Lc- vine apprit par le messager cjui la rapporta, que les Oblonsky étaient rentrés à Moscou. I^ souvenir de sa grossièreté envers ces dames le fit rougir ; sa con- duite avec les Swiagesky n'avait pas été meilleure, mais il était trop occupé pour avoir le loisir de s'ap- pesantir sur ses remords. Ses lectures l'absorbaient ; il avait lu les livres prêtés par Swiagesky et d'autres qu'il s'était fait envoyer. Mill, qu'il étudia le premier l'intéressa sans lui rien offrir d'applicable à la situa- tion agraire en Russie. Le socialisme moderne ne le satisfit pas davantage. I^e moyen de rendre le tra- vail des propriétaires et des paysans nisscs rémuné- rateur ne lui apparaissait nulle part. A force de lire, il en vînt à projeter d'aller étudier sur place certai- nes questions spéciales, afin de ne pas toujours être renvoyé aux autorités, comme Mille, Schulze-Dc* litzsch et autres. Au fond, il savait ce qu'il tenait à sa- voir : la Russie possédait un sol admirable qui. en certains cas, comme chez le paysan sur la route, rap- portait largement, mais qui, traité à l'europc-cnne, ne produisait guère. Ce contraste n'était pas un un effet du hasard.

« Le peuple russe, pensait-il, destiné à coloniser des espaces immenses, se tient à ses traditions, à ses procédés propres ; qui nous dit qu'il ait tort Le livre qu'il projetait devait démontrer cette théorie, et les procédés populaires devaient être mis en pra- tique sur sa terre.

550 ANNA KARÉNINE.

CHAPITRE XXX

Levine songeait à partir, lorsque les pluies tor- rentielles vinrent l'enfermer chez lui. Une partie de la moisson et toute la récolte de pommes de terre n'avaient pu être emmagasinées ; deux moulins furent emportés et les routes devinrent impratica- bles. Mais, le 30 septembre, au matin, le soleil parut, et Levine, espérant un changement de temps, envoya son intendant chez le marchand, pour né- gocier la vente de son blé. Lui-même résolut de faire une dernière tournée d'inspection, et rentra le soir, mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik, mais d'excellente humeur ; il avait causé avec plu- sieurs paysans qui approuvaient ses plans, et un vieux garde, chez lequel il était entré pour se sé- cher, lui avait spontanément demandé de faire partie d'une des nouvelles associations.

« Il ne s'agit que de persévérer, pensait-il, et ma peine n'aura pas été inutile ; je ne travaille pas pour moi, seulement ce que je tente peut avoir une in- fluence considérable sur la condition du peuple. Au lieu de la misère, nous verrons le bien-être ; au lieu d'une hostilité sourde, une entente cordiale et la solidarité de tous les intérêts. Et qu'importe que l'auteur de cette révolution, sans effusion de sang, soit Constantin Levine, celui qui est venu en cravate blanche se faire refuser par Mlle Cherbatzky ! »

ANNA KARÉNINE. 55^

Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez lui, il faisait nuit noire. L'intendant avait rapporté un acompte sur la vente de la récolte, et raconta qu'on voyait sur la route des quantités de blé non rentré. ,

Après le thé, Levine s'installa dans un fauteuil avec son livre, et continua ses méditations sur le voyage projeté et le fruit qu'il en tirerait. Il se sentait l'esprit lucide, et ses idées se traduisaient en phrases qui rendaient l'essence de sa pensée ; il voulut profiter de cette disposition favorable pour écrire ; mais des paysans l'attendaient dans l'anti- chambre, demandant des instructions relatives aux travaux du lendemain. Quand il lc*s eut tous enten- dus, Levine rentra dans son cabinet et se mit à l'ou- VTage. Agathe Mikhaïlowna, avec son tricot, vint y prendre sa place habituelle.

Après avoir écrit pendant quelque temps, Levine se leva, et se mit à arpenter la chambre. Le sou- venir de Kitty et de son refus venait de lui traverser l'esprit avec une vivacité cruelle.

« Vous avez tort de vous faire du souci, lui dit Agathe Mikhaïlowna. Pourquoi restez- vous à la maison ? Vous feriez bien mieux de partir pour les pays chauds, puisque vous y êtes décidé.

Aussi ai- je l'intention de partir après-demain ; mais il me faut tenniner mes affaires.

Quelles affaires ? N'avez- vous pas assez doimé aux paysans ? Aussi ils disent : « Votre Barine compte sans doute sur une grâce de l'Empereur ! »

552 ANNA KARENINE.

Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d'eux ?

Ce n'est pas d'eux que je me préoccupe, mais de moi-même. »

Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tous les projets de son maître, car il les lui avait expli- qués, et s'était souvent disputé avec elle ; mais en ce moment elle interpréta ses paroles dans un sens différent de celui qu'il leur donnait.

« On doit certainement penser à son âme avant tout, dit-elle en soupirant. Parfene Denisitch, par exemple, avait beau être ignorant, ne savoir ni lire ni écrire, Dieu veuille nous faire à tous la grâce de mourir comme lui, confessé, administré !

Je ne l'entends pas ainsi, répondit I^evine ; ce que je fais est dans mon intérêt : si les paysans tra- vaillent mieux, j'y gagnerai.

Vous aurez beau faire, le paresseux restera toujours paresseux, et celui qui aura de la conscience travaillera ; vous ne changerez rien à cela.

Cependant vous êtes d'avis vous-même qu'Ivan soigne mieux les vaches ?

Ce que je dis et ce que je sais, répondit la vieille Donne, suivant évidemment une idée qui chez elle n'était pas nouvelle, c'est qu'il faut vous ma- rier : voilà ce qu'il vous faut. »

Cette observation, venant à l'appui des pensées qui s'étaient emparées de lui, froissa I^vine ; il fronça le sourcil, et, sans répondre,se remit à travail- ler ; de temps en temps, il écoutait le petit tinte-

ANNA KARf.XIXB. 553

ment des aigiiilles à tricoter d'Agathe Mikhaï- lowna, et faisait la grimace en se rqjrenant à re- tomber dans les idées qu'il voulait chasser.

Des clochettes et le bruit sourd d'une voiture sui la route boueuse interrompirent son tiavail.

« Voilà une visite qui vous arrive : vous n'allez plus vous ennuyer », dit Agatlie MikJtiano\\*na en se dirigeant vers la porte, mais Levine la prévint ; sentant qu'il ne pouvait plus travailler, il était content de voir arriver quelqu'un.

CHAPITRE XXXI

Levine entendit, en descendant l'escalier, le son d'une toux bien connue ; quelqu'un entrait dans le vestibule ; mais, le bruit de ses pas l'empêchant d'entendre distinctement, il espéra un moment s'être trompé ; il conser\'a même cet espoir en voyant un individu de haute taille se débarrasser, en toussant, d'une fourrure. Quoiqu'il aimât son frère, il ne supportait pas l'idée de \*ivre avec lui ; sous l'influence des pensées réveillées dans son cœur par Agathe MikhaHowTia, il aurait désiré un visiteur gai et bien portant, étranger à ses préoccu- pations, et capable de l'en distraire. Son frère, qui le connaissait à fond, allait l'obliger à lui confesser ses rêves les plus intimes, ce qu'il redoutait par-dessus tout.

Tout eu se reprochant ses mauvais sentiments.

554 ANNA KARÉNINE.

Levine accourut dans le vestibule, et lorsqu'il reconnut son frère, épuisé et semblable à un sque- lette, il n'éprouva plus qu'une profonde pitié. De- bout dans l'antichambre, Nicolas cherchait à ôter le cache-nez qui entourait son long cou maigre, et souriait d'un sourire étrange et douloureux. Cons- tantin sentit son gosier se serrer.

« bien ! me voilà arrivé jusqu'à toi, dit Nico- las d'une voix sourde, en ne quittant pas son frère des yeux ; depuis longtemps je désirais venir sans en avoir la force. Maintenant cela va beaucoup mieux », dit-il en essuyant sa barbe de ses grandes mains osseuses.

Oui, oui », répondit Levine en touchant de ses lèvres le visage desséché de son frère et en remar- quant, presque avec effroi, l'étrange de son regard brillant.

Constantin lui avait écrit, quelques semaines au- paravant, qu'ayant réalisé la petite portion de leur fortune mobilière commune, il avait une somme d'environ 2 ooo roubles à lui remettre. C'était cet argent que Nicolas venait toucher ; il désirait revoir par la même occasion le vieux nid paternel, et poser le pied sur la terre natale pour y puiser des forces, comme les héros de l'ancien temps. Malgré sa taille voûtée et son effrayante maigreur, il avait encore des mouvements vifs et brusques : I^evine le mena dans son cabinet.

Nicolas s'habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait pas autrefois, peigna ses cheveux rudes et rares, et

ANNA KARÉNINE. 555

monta en souriant. Il était d'une humeur douce et caressante : son frère l'avait connu ainsi dans son enfance ; il i)arla même de Serge Ix'anitch sans amertume. En voyant Agathe Mikhaflowna, il ])laisanta avec elle, et la questionna sur tous les anciens serviteurs de la maison ; la mort de Parfene Denisitch parut l'impressionner vivement, sa figure prit une expression d'effroi ; mais il se remit aus- sitôt.

« Il était très vieux, n'est-ce pas ? n dit-il, et changeant aussitôt de conversation : « Eh bien, je \ais rester un mois ou deux chez toi, puis j'irai à Moscou, Miagkof m'a promis une place, et j'en- trerai en fonctions. Je compte vivre tout autre- ment, ajouta- t-il. Tu sais, j'ai éloigné cette femme.

Marie Nicolae\Tia. Pourquoi donc ?

C'était une vilaine femme qui m'a causé tous les ennuis imaginables. »

Il se garda de dire qu'il avait chassé Marie Nico- laevna parce qu'il trouvait le thé qu'elle faisait trop faible ; au fond, il lui en voulait de le traiter en malade.

« Je veux, du reste, changer tout mon genre de vie ; j'ai fait des bêtises comme tout le monde, mais je ne regrette pas la dernière. Pourvu que je re- prenne des forces, tout ira bien ; et, Dieu merci, je me sens beaucoup mieux. »

Levine écoutait et cherchait une réponse qu'il ne pouvait trouver. Nicolas se mit alors à le question- ner sur ses affaires, et Constantin, heureux de pou-

ANNA KARÉNINE.

57

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556 ANNA KARÉNINE.

voir parler sans dissimulation, raconta ses plans et ses essais de réforme. Nicolas. Nicolas écoutait sans témoigner le moindre intérêt. Ces deux hommes se tenaient de si près, qu'ils se devinaient rien qu'au son de la voix ; la même pensée les abordait en ce moment, et primait tout : la maladie de Nicolas et sa mort prochaine. Ni l'un ni l'autre n'osait y faire la moindre allusion, et ce qu'ils disaient n'exprimait nullement ce qu'ils éprouvaient.

Jamais Levine ne vit approcher avec autant de soulagement le moment de se coucher. Jamais il ne s'était senti aussi faux, aussi peu naturel, aussi mal à l'aise. Tandis que son cœur se brisait à la vue de ce frère mourant, il fallait entretenir une conversa- tion mensongère sur la vie que Nicolas comptait mener.

La maison n'ayant encore qu'une chambre chauffée, Levine, pour éviter toute humidité à son frère, lui offrit de partager la sienne.

Nicolas se coucha, dormit comme un malade, se retournant à chaque instant dans son lit, et Cons- tantin l'entendit soupirer en disant : « Ah ! mon Dieu ! ». Quelquefois, ne parvenant pas à cracher, il se fâchait, et disait alors : « Au diable ! » Long- temps son frère l'écouta sans pouvoir dormir, agité au'il était de pensées qui le ramenaient toujours à l'idée de la mort.

C'était la première fois que la mort le frappait ainsi par son inexorable puissance, et elle était là, dans ce frère aimé qui geignait en dormant, invo-

AXXA KL\RÊNIXB. 557

quant indistinctement Dieu ou le diable ; elle était en lui aussi, et si cette fin inévitable ne venait pas aujourd'hui, elle viendrait demain, dans trente ans, qu'importe le moment ! Conmieut n'avait-il jamais songé à cela ?

« Je travaille, je poursuis un but, et j'ai oublié que tout finissait et que la mort était là, près de moi ! »

Accroupi sur son lit, dans l'obscurité, entourant ses genoux de ses bras, il retenait sa respiration dans la tension de son esprit. Plus il pensait, plus il voyait clairement que dans sa conception de la vie il n'avait omis que ce léger détail, la mort, qui vien- drait couper court à tout, et que rien ne pouvait empêcher ! C'était terrible !

0 Mais je vis encore, Que faut-il donc que je fasse maintenant ? » se demanda-t-il avec désepoir. Et, allumant une bougie, il se leva doucement, s'appro- cha du miroir et y examina sa figure et ses cheveux ; quelques cheveux gris se montraient déjà aux tempes, ses dents conmiençaient à se gâter ; il dé- couvrait ses bras musculeux, ils étaient pleins de force. Mais ce pauvre Nicolas, qui respirait pénible- ment avec le peu de poumon qui lui restait, avait eu aussi un corps vigoureux. Et tout à coup il se souvint qu'étant enfants, le soir, lorsqu'on les avait couchés, leur bonheur était d'attendre que Fedor Bogdanowitch, leur précepteur, eût quitté la cham- bre pour se battre à coups d'oreiller, et rire, rire de si bon cœur, que la crainte du précepteur elle-même

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ANNA KARf.NINE.

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Le surlendemain, Nicolas entama une fois do plus la question des réformes de son frère qu'il criti- qua et confondit, par taquinerie, avec le commu- nisme.

Tu as pris les idées d' autrui, pour les défigurer et les appliquer elles ne sont pas applica- bles.

Mais je ne veux en rien copier le communisme qui nie le droit à la propriété, au capital, à l'héri- tage. Je suis loin de nier des stimulants aussi impor- tants. Je cherche seulement à les régulariser.

' Eu un mot, tu prends une idée étrangère, tu lui ôtes ce qui en fait la force, et tu prétends la faire passer pour neuve, dit Nicolas en tiraillant sa cravate.

Mais puisque mes idées n'ont aucun rap- port...

Ces doctrines, continua Nicolas en souriant ironiquement avec un regard étincelant d'irrita- tion, ont du moins l'attrait que j'appellerai géomé- trique, d'être claires et logiques. Ce sont peut-être

558 ANNA KARÉNINE.

ne pouvait arrêter cette exubérance de gaieté. « Et maintenant le voilà couché, avec sa pauvre poitrine creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je deviendrai, et je ne sais rien, rien ! »

« Kha, Kha ! que diable fais-tu et pourquoi ne dors- tu pas ? demanda la voix de Nicolas.

Je n'en sais rien, une insomnie.

Moi, j'ai bien dormi, je ne transpire plus : viens me toucher, plus rien. »

Levine obéit, puis se recoucha, éteignit la bougie, mais ne s'endormit pas encore et contina à réfléchir.

« Oui, il se meurt ! il mourra au printemps ; que puis- je faire pour l'aider ? que puis- je lui dire ? que sais-je ? J'avais même oublié qu'il fallait mou- rir ! »

CHAPITRE XXXII

Levine avait souvent remarqué combien la poli- tesse et l'excessive humilité de certaines gens se transforment subitement en exigences et en tracas- series, et il prévoyait que la douceur de son frère ne serait pas de longue durée. Il ae se trompait pas; dès le lendemain, Nicolas s'irrita des moindres choses et s'attacha à froissser son frère dans tous ses points les plus sensibles.

Constantin se sentait coupable d'hypocrisie ; mais il ne pouvait exprimer ouvertement sa pen- sée. Si ces deux frères avaient été sincères, ils se

ANNA KARÉNINE. 559

seraient regardés en face et Constantin n'aurait su que répéter : « Tu vas mourir, tu vas mourir ! « A quoi Nicolas aurait répondu : u Je le sais, et j'ai peur, terriblement peur! » Ils n'avaient pas d'au- tres préoccupations dans l'âme. Mais, cette sincérité n'étant pas possible, Constantin tentait, ce qu'il faisait toujours sans succès, de parler de sujets indif- férents, et son frère, qui le devinait, s'irritait et relevait chacune de ses paroles.

Le surlendemain, Nicolas entama une fois de plus la question des réformes de son frère qu'il criti- qua et confondit, par taquinerie, avec le commu- nisme.

a Tu as pris les idées d' autrui, pour les défigurer et les appliquer elles ne sont pas applica- bles.

Mais je ne veux en rien copier le communisme qui nie le droit à la propriété, au capital, à l'héri- tage. Je suis loin de nier des stimulants aussi impor- tants. Je cherche seulement à les régulariser.

' En un mot, tu prends une idée étrangère, tu lui ôtes ce qui en fait la force, et tu prétends la faire passer pour neuve, dit Nicolas en tiraillant sa cravate.

Mais puisque mes idées n'ont aucim rap- port...

Ces doctrines, continua Nicolas en souriant ironiquement avec im regard étincelant d'irrita- tion, ont du moins l'attrait que j'appellerai géomé- trique, d'être claires et logiques. Ce sont peut-être

560

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AXXA K.VRf.XIXE.

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56o ANNA KARÉNINE.

des utopies, mais on comprend qu'il puisse se pro- duire une forme nouvelle de travail si on parvient à faire table rase du passé, s'il n'y a plus ni propriété ni famille ; mais tu n'admets pas cela ?

Pourquoi veux- tu toujours confondre ? Je n'ai jamais été communiste.

Je l'ai été, moi, et je trouve que si le commu- nisme est prématuré, il a de l'avenir, de la logique," comme le christianisme des premiers siècles.

Et moi, je crois que le travail est une forcé élémentaire, qu'il faut étudier du même point de vue qu'une science naturelle, dont il faut reconnaître les propriétés et...

C'est absolument inutile ; cette force agit d'elle-même et, selon le degré de civilisation, prend des formes différentes. Partout il y a eu des esclaves, puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libres. Que cherches-tu de plus ? »

Levine prit feu à ces derniers mots, d'autant plus qu'il craignait que son frère n'eut raison en lui repro- chant de vouloir découvrir un terme moyen entre les formes du travail existantes et le communisme.

« Je cherche une forme de travail qui profite à tous, à moi comme à mes ouvriers, répondit-il en s'animant.

Ce n'est pas cela, tu as cherché roriginalité toute ta vie, et tu veux prouver maintenant que tu n'exploites pas tes ouvriers tout bonnement, mais que tu y mets des principes.

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ANNA K.\RÊNINE.

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ANNA KARÉNINE.

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C'est absolument inutile ; cette force a d'elle-même et, selon le degré de civilisation, pre des formes différentes. Partout il y a eu des esciav puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libr Que cherches- tu de plus ? »

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« Je cherche une forme de travail qui profite tous, à moi comme à mes ouvriers, répondit-il s' animant.

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Tu n'as jamais eu de convictions, tu ne cher- ches qu'à flatter ton amour-propre.

Très bien, mais alors laisse-moi tranquille.

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T^\'ine eut beau chercher à le calmer. Nicolas ne y»)ulut rien entendre, et persista à dire qu'il valait mieux se séparer : Constantin dut s'avouer que la vie en commun n'était pas possible. Il vint cepen- dant trouver son frère, lorsque celui-ci se prépara au départ, pour lui faire d'un ton un peu forcé des exaises, et le prier de lui pardonner s'il l'avait offensé.

-\h ! ah ! de la magnanimité maintenant ! dit Nicolas en souriant. Si tu es tourmenté du besoin d'avoir raison, mettons que tu es darus le vrai, mais je pars tout de même. »

Au dernier moment, cependant, Nicolas eut, en embrassant son frère, un regard étrangement grave.

« Kostia, ne me garde pas rancune ! » dit-il d'une voix tremblante.

Ce furent les seules paroles sincères échangées entre les deux frères. Levine comprit que ces mots signifiaient : « Tu le vois, tu le sais, je m'en vais, nous ne nous reverrons peut-être plus Et les larmes jaillirent de ses yeux. Il embrassa encore son frère sans trouver rien à lui répondre.

562 ANNA KARÉNINE.

Le surlendemain L<evine partit à son tour. Il rencontra à la gare le jeune Cherbatzky, cousin de Kitty, et l'étonna par sa tristesse.

« Qu'as-tu ? demanda le jeune homme.

Rien, si ce n'est que la vie n'est pas gaie.

Pas gaie ? Viens donc à Paris avec moi au lieu d'aller dans un endroit comme Mulhouse ; tu verras si l'existence y est amusante !

Non, c'est fini pour moi : il est temps de mourir.

Voilà une idée ! dit en riant Cherbatzky. Je m'apprête à commencer la vie, moi.

Je pensais de même il y a peu de temps, mais je sais maintenant que je mourrai bientôt. »

Levine disait ce qu'il pensait ; il ne voyait devant lui que la mort, ce qui ne l'empêchait pas de s'inté- resser à ses projets de réforme ; il fallait bien occuper sa vie jusqu'au bout. Tout lui semblait ténèbres, mais ses projets lui servaient de fil con- ducteur et il s'y rattachait de toutes ses forces.

FIN DU PREMIER VOI<X7ME

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Tome II

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"Publiée sous la direction de CHARLES SAROLEA,

Docteur es lettres : Directeur de la Section française à V Université cf hdimbourg.

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1910

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