Univ. of Toronto

LiBRARV

Annales

uC

Géographie

Supplément aux Annai.es de Géographie, n" 90, i5 Novemure 1907, L'Éditeur-Gérant : Max Leclkrc.

Digitized by the Internet Archive

in 2010 witli funding from

University of Ottawa

littp://www.archive.org/details/annalesdegogra16soci

Annales

de Géographie

Publiées sous la Direction de MM.

P. Vidal de la Blache L. Gallois et Emm. de Margerie

Secrétaire de la Rédaction : Louis Raveneau

TOME XVI Année 1907

?^i</

Librairie Armand Colin

Paris, 5, rue de Mézières, 6^ 1907

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays

/

jjo 85. XVP année. 15 janvier 1907.

ANNALES

DE

GÉOGRAPHIE

I. GÉOGRAPHIE GENERALE

LA GÉOGRAPHIE DE LA CIRCULATION

SELON FRIEDRICH RATZEL

Second article^

III

Les moyens terrestres de la circulation. Routes et sentiers. Dans l'esprit de Ratzel, une « route terrestre », au même titre qu'un État ou une ville, « est à la fois un morceau d'humanité et une œuvre humaine d'une part, et d'autre part un morceau de sol ». Il y a dans tout État des chemins qui, avec le reste, sont un fragment de la propriété com- mune. Ce n'est que dans les pays non encore défrichés ni reconnus, qui n'appartiennent à personne {Niemandslande?-), qu'on trouve des régions sans voies de communication : par exemple l'Amérique du Nord à l'Ouest des Allcghanies avant l'arrivée des Européens-. Les peuples placés à l'échelle inférieure de la civilisation, par le fait qu'ils sont plus mobiles en général que les peuples plus élevés, compensent un peu les meilleurs moyens de circulation que ceux-ci ont à leur disposition.

1. Voir Annales de Géof/rap/iie, XV, 15 novembre 1900), p. i01-41S.

2. Les affirinations de ILvt/.el {Politische Géographie, ■2''Aiill., p. i80), sont ;ittô- nuées d'ailleurs dans un autre passage (p. 'tl-V2). Voir le compte rendu dos t. ! et II de A. B. IIulheut, Ilisloric Hicjhwai/s of J/ne/vVa (Clevcland, 1902 rJO.i'. par

[H. Ba'ulig, dans notre XV' Bibliographie 1905, n" 'M. Rat/el a heureusement donné de meilleurs exemples (p. 47") : forêt vierge de l'Afriiiue centrale. Kurope orientale, évitée dans rAnticpiité par les roules de l'ambre et du bron/e.

ANN. DE GliOG. XVI" ANNÉE. 1

2 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

A ce degré inférieur, le sentier, avec un gué ou un pont, est la forme la plus élémentaire de la voie de communication * ; il emprunte parfois les traces d'animaux dans la brousse, traces de rhinocéros dans l'Afrique australe, traces d'ours au Kamlcbatka-. Susceptibles de dé- placements et de détours, plies à tous les accidents du relief du sol, entretenus dans l'Afrique centrale à proximité du village du chef seulement, abandonnés et morts dans beaucoup de pays pendant une grande partie de l'année, ils semblent s'être tenus à l'origine sur les hauteurs, en partie pour éviter les inondations des fleuves et les forets trop épaisses, en partie pour jouer le rôle d'observatoires de l'ennemi. Ainsi dans l'Europe centrale primitive, il n'y a pas eu de viabilité solide avant les Romains, à la différence de la Chine et de l'Amérique précolombienne. Cet état a précédé les grandes voies construites dans les pays méditerranéens par les Perses et les Romains; il se conserve dans des pays parvenus à l'âge moyen de la civilisation, qui se consacrent exclusivement au développement de leur puissance maritime (Japon, Malaisie), ou dans ceux règne un esprit local hostile à l'étranger. 11 exclut le profit de l'utilisation de grands avantages en vue de l'unité politique, celui des frontières montagneuses, celui de la circulation fluviale. Le Japon, privé de fleuves et de plaines invitant au tracé de communications directes, est le pays des sentiers de piétons et de mulets, des porteurs et des bêtes de sommet C'est le caractère commun d'un certain nombre d'Etats petits et moyens, hostiles à la circulation qui diminuerait leur mor- cellement.

« Les sentiers de la forêt vierge sont étroits, interceptés de plantes luxuriantes, conduisant tantôt sur un sol rocheux, tantôt dans des tourbières. Dans les éclaircies, des troncs carbonisés barrent le chemin, ils sont encore plus pénibles que dans la forêt vierge ; ils le

1. A. Hettner [Der gegenwarlige Stand der Verkehrsgeogi^aphie, dans Geog. Zeitschr., III, 1897, p. 631) fait la distinction des routes naturelles et des routes artificielles, avec un certain nombre de transitions; les conditions des routes naturelles dépendent de la nature du sol, du climat, de la végétation, de la répar- tition des précipitations, des perméabilité, relief, dureté, température du sol. Il distingue le Fussweg, qui va tout droit par vallées et montagnes, le Saumweg, sentier de mulets, et le Fahrweg, route carrossable, qui font des détours pour éviter les pentes trop fortes.

2. Des textes cités par Ratzel {PolUische Géographie, p. 480, note 1), en particulier sur la question de savoir s'il y a des sentiers d'ours ou non au Kam- tchatka, rapprocher R. Bogdanowitsch, Geologische Skizze vom Kamtschatka {Petermanns Mitl., L, 1904), p. 63 : « Les obstacles à l'exploration sont dus à la faible densité de la population et à la virginité complète de la nature. On arrive toutefois à faire l'exploration topographique et géologique du pays en voyageant en diverses saisons, moyennant l'utilisation des voies de communication les plus diverses, à pied, en patins, avec des chevaux, avec des chiens, en bateau, etc. »

3. Un rapprochement tout à fait frappant s'impose entre les conditions du Japon et celles de Madagascar avant la conquête française. Voir Général Galliem, Mada- gascar : Chemins de fer, routes et sentiers {L'Année coloniale, I, 1899, p. 1-25).

LA GÉOGRAPHIE DE LA CIRCULATION. 8

sont surtout chaque fois que des éléphants et autres grands Mammi- fères les ont piétines. Et pourtant ces sentiers sont imposés au voya- geur, car se frayer un chemin à travers la forêt à coups de serpe [Buschmesser] est une opération qui ne peut s'exécuter que sur de petits parcours... Dans les pays couverts d'herbes, la nature est « la grande créatrice de routes avec la grâce de Dieu », les sentiers sont en général plus praticables; mais le mauvais état des gués de ruisseaux ou de gorges exclut également ici le transport par animaux de bât et de selle... ))^

En pays de plaine, les sentiers et les routes se développent d'eux- mêmes, vu que le porteur ou le mulet a la liberté de choisir une nou- velle trace, lorsque l'ancienne est devenue incommode. En montagne au contraire, leur établissement ne va pas sans déplacement de roches, explosions, installations de degrés, etc., comme ce sentier dans les rochers de Chivaz à Bender Bouchir, qu'un voyageur compare à un véritable tire-bouchon ^

L'origine des routes. Il n'y a pas encore de monographie géné- rale des routes, et il n'y en a de spéciales que pour quelques pays seulement; les matériaux en sont dispersés dans les documents offi- ciels. On conçoit quel intérêt un tel travail présenterait pour l'histoire et la géographie de la circulation ^ Les routes, en effet, forment un système « qui n'est plus l'état élémentaire d'une contrée les com- munications mal reliées entre elles obéissent surtout à des rapports locaux. Un système de routes suppose un développement politique avancé, dans lequel les moyens de communication sont combinés entre eux, tant pour assurer à l'État le libre emploi de ses ressources et de ses forces, que pour mettre la contrée en rapport avec les voies générales du commerce » ''. Il faut donc louer Ratzel, pour qui l'origine

1. Fr. Ratzel, Politisclie Géographie, p. 482, d'après Franz Hutter, Wanderungen und Foi'schungen im Nord-Hinterland von Kamerun (Braunschweig, 1902), p. 122 et 288.

2. Fr. Ratzel, ihid., p. 483. Pour la Russie, voir A. Hettxer, Bas europaische RuHsland [Geog. Zeitschr., X, 1904, p. 623). La plupart des voies de communication de la Russie sont des chemins naturels. Les véritables routes sont abandonnées; on ne les reconnaît plus qu'à leurs séries d'arbres; la circulation les évite. Quant aux chemins, ils sont dans un état déplorable : le loess et la terre noire donnent une mauvaise assise. Au Nord, la neige d'hiver est favorable à la circulation. Voir enfin, sur les difficultés pittoresques de la circulation locale dans l'ancienne France, P. Vidal delà Blague, Routes et cliemins de l'ancienne France {Congrès des Sociétés Savantes. Discours prononcés à la séance générale du Congrès le samedi 5 avril lOOi^, Paris, 1902). p. 16 et suiv.

3. A. \lKT\yFAK, Geog. Zeitschr., m, \S91 , p. 631, avec indications bibliographiques sommaires. F. Raukrs, Zur Geschichle der allen Ilandelss/rassen in Deiitschland {Pelermanns Mill., LU, 1906, p. 49-59 ; carte, pi. 6) ; sujet déjà traité en partie (jusqu'à l'année 1300) dans lo chap. viii de Vllisforischc Geograpiiie Dentsclilands im MillelaUer de Bodo K.nïill (Hreslau, 1903), p. 169-202. Pt)ur rAMicri(iuc, voir A. B. IIuLRERT, ouvr. cité.

4. P. Vidal de la Blague, Tableau de la Géographie de la France ^Paris, 1903),

4 GÉOGRAPHIE GËNÉliALE.

des roules esl dans relIorL de centralisation et de conquête des grandes nations, des curieux détails qu'il leur consacre.

La roule ne se différencie pas par la largeur seulement, mais en- core par l'emploi des matériaux d'empierrement et la stabilité ^ Elle se développe de préférence sur le passage des armées et s'achève délinilivement par le système de circulation des animaux de trait. A l'état de transition, les capitales et les places fortes sont seules reliées i)ar des routes dans les pays montagneux; ainsi le Japon, les voies moins nombreuses et plus étroites qu'en Chine sont inter- rompues i)ar des sections larges de 10 m. et plantées de sapins ombreux. Exemples analogues : la Turquie d'Europe, la Bosnie et l'Her- zégovine avant 1878 '2; l'Asie Mineure, avec quelques routes militaires parcourues par des chars à bœufs, le reste de la circulation s'effec- tuant par ânes, chevaux et mulets,

L' (( œcoumène des routes » se réduit, pour Ratzel, à l'Europe, l'Inde, la Chine et les colonies européennes. Il ne manque pas de rap- peler en passant l'ancien système des routes artificielles, d'une construction souvent très solide, des Perses et des Romains, ces puis- sants organes de forte centralisation; mais plutôt que de reprendre l'histoire, généralement connue, des routes anciennes et modernes, il a préféré citer les exemples plus ignorés des vieilles routes de l'em- pire des Seldjoucides et des hauts plateaux du Mexique et du Pérou ^.

L'exemple des routes de la Chine intervient ici pour montrer com- ment ce réseau touffu, qui, avec son énorme densité et la vie qui y pullule, provoque l'admiration, a été poussé par les Chinois en Mant-

p. 377. Parmi les premiers documents historiques attestant cette préoccupa- tion de la part d'un gouvernement, il faut citer la stèle de l'an III de Ramsès II érigée à Kouban, sur le chemin du Nil aux mines de l'Etbaye, et qui montre le roi Séti 1" délibérant de pourvoir de citernes le chemin d'accès des mines d'or de la Nubie, entre le Nil et la mer Rouge. (G. .Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, Paris, 1895, t. II, p. 374-375.)

1. La construction des routes, œuvre de la civilisation, participe aux conditions géographiques du sol, selon la nature duquel les matériaux diffèrent. Les meil- leurs sont les roches cristallines, ainsi que le basalte. La nature géologique du pays intervient donc dans une mesure importante. (A. Hettneb, Geog. Zeitschr., III, 1897, p. G31.)

2. Fr. Ratzel, Polilische Géographie^ p. 484 et 508.

3. Il y avait au Mexique des routes tracées et bien entretenues, parcourues même par un service d'informations, parties de différents points de la périphérie pour se concentrer à la capitale. Le système des routes artificielles de l'empire des Incas provoqua l'étonnement des compagnons de Pizarre. Le long de la vallée la plus importante des Andes, la route impériale allait de Popayan à Potosi; une autre route principale longeait la côte et des voies transversales reliaient entre elles les diverses régions. Elles étaient construites en pavés extrêmement solides et servaient à la transmission des ordres {quipos) de l'Inca, avec une rapidité extra- ordinaire. (W. GoTZ, Die Verkehrswege im Dienste des Wellhandels, Stuttgart, 1888, p. 676-677.) Voir aussi, p. 165-191, sur les routes établies par les Perses en Asie, et p. 322-323, sur les matériaux de construction des anciennes voies romaines. Pour l'Empire Perse, rapprocher Ed. Meyer, Geschichte des Altertums, il (Stutt- gart, 1893', p 96-166.

LA GÉOGRAPHIE DE LA CIRCULATION. 5

chourie et jusqu'aux rives de l'Amour, anlérieurement à la domination russe. Grâce à l'hiver, qui procure des ponts et fortifie le sol, la circu- lation y est parfois si intense que la police doit intervenir aux points de' croisement des routes, tout comme dans une grande ville, à Fa-kou- men par exemple, les routes du Leao-tong vers le Nord, celle de Nieou-tchouang à l'Amour, se croisent avec la route de Moukden, au confluent du Ta-lia-ho et du Leao-ho. Parce concours, il y a de grands marchés en Mantchourie, avec des magasins les céréales sont réunies pendant l'hiver et expédiées à l'époque de la circulation flu- viale, qui se prête aussi au flottement des bois lancés préalablement sur les chaussées de neige. Les routes et la circulation fluviale com- binées expliquent l'afflux des denrées sur le Yalou et le Leao-ho '.

Porteurs, animaux de trait et bêtes de somme, voitures et traî- neaux. — Si l'on passe aux moyens auxiliaires de la circulation anté- rieurs aux chemins de fer, on voit que le transport humain est aussi vieux que l'humanité. L'homme, plus dirigeable et plus prudent que tout autre animal, apte à se glisser dans les passages les plus étroits, en fut le premier agent. Aussi la mode des porteurs s'est-elle conservée sur une partie considérable de l'Asie et de l'Afrique ; elle lutte victo- rieusement au Nyassaland contre l'automobile; elle règne partout, dans nos pays, le chemin de fer n'a pas encore pénétré ; elle favo- rise le transport sur de courtes distances, avec le service des postes; elle prospère sur des distances plus grandes, avec la circulation par caravanes, qui emploie des esclaves comme porteurs, à côté des cha- meaux et autres hôtes de somme. Le Japon est par excellence, pour les raisons que nous avons dites, le pays des porteurs : les hommes y portent leurs charges de bambous sur la tête; à l'époque moderne sont venues, à l'imitation de la Chine, les litières, les brouettes, et les djinrikshas, ces voiturettes à une seule place, montées sur deux grandes roues que traînent, de toute la vitesse de leurs jambes, des coureurs alertes et vigoureux^.

En Afrique, le service des porteurs, dont la décadence a contribué à diminuer le nombre des esclaves, s'est conservé néanmoins sur

1. Voir, en raison de l'intérêt rétrospectif qu'elle présente, la description de la Mantchourie par F. \on Richtiiofen [Cltina^ 11, Berlin, 1882, p. i5o-l.")8). A l'époque du voyage de Riciithofex (1869), il y avait en Mantchourie une foule de routes carrossables ; dans le Leao-tong, dans les montagnes, des sentiers reliaient tous les lieux importants. « On emploie peu le chameau, mais les àncs et les che- vaux pullulent; on recourt très peu à la force humaine, si employée dans la Chine méridionale.» Après avoir décrit les routes, cité les centres de circulation les plus importants, l'auteur insiste sur la facilité des voyages en Mantchourie, la modicité des prix pour le transport, l'alimentation et le fourrage. A cette époque, le gouverne- ment chinois avait à peu près aboli les droits de douane, très élevés dans le reste de la Chine. Voir encore, au point de vue rétrospectif, Ilauptmann Immanuel, Die Miuuhchurei [C.eog. Zci/schr., VIII, 1902, p. 20;?j.

2. W. SnivKHs, Asi'en (2° Autl., Leipzig und Wien, 1904), p. 91-9,;.

6 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

une grande étendue, pour le transport de l'huile de palme, du caout- chouc et de l'ivoire. Ratzel voit dans la nécessité, autrefois, de se pro- curer un très grand nombre de porteurs, une des origines de la traite; les jeunes colonies de l'Afrique ont perdu par une bonne partie de leur puissance agricole. Môme exemple dans l'Inde, les despotes imposaient aux porteurs le transport gratuit des fonctionnaires, le service d'État, le transport des vivres et d'alcools, etc., à certaines stations; les Anglais ont gardé cette pratique dans les régions sans chemins de fer. La substitution du chemin de fer au transport à dos d'hommes a abaissé au quart, en moyenne, les frais de transporta

L'homme a cherché dans tous les pays à diminuer sa peine par l'emploi d'instruments auxiliaires, hottes ou Kraxen des montagnards, bâtons de bambous la charge est attachée au milieu et portée par deux hommes, en Chine, au Japon et en Afrique centrale. L'invention du traîneau fut suivie de celle de la voiture. En montrant combien son aire d'extension est restreinte (en Asie: Asie Mineure occidentale, Chine, Inde, à l'exclusion de la Corée et du Japon), Ratzel y voit, à notre grande surprise, le témoignage de son invention relativement récente. Il est à peine utile de réfuter cette affirmation 2. Par contre, il est exact qu'elle a été inconnue dans l'Amérique précolombienne, en Afrique, à part l'Egypte et les pays de l'Atlas. Il a paru piquant d'opposer par contraste le grand chariot à bœufs de l'Afrique australe au traîneau, un des moyens de circulation les plus originaux et les plus légers, au Nord des deux continents, tiré par le renne, à la fois bête de somme et animal de trait (chez les Toungouses et les Samoïèdes de la Sibérie septentrionale), ou par des chiens (chez les Esquimaux du Groenland, au Kamtchatka, dans le delta de la Lena, au Nord de l'Amérique septentrionale) ^

1. Sur les porteurs, les animaux de trait et les véhicules employés en Afrique, voir Kai'.l Dove, Grundzuqe einer Wirtschaftsgeographie Afrikas [Geog. Zeitsclir., XI 1905, p. 14-13); D. Kvncuuovv.AUe Handelsstrassen und Handelsmitlelpimkte in' Nordosl-Afrika {Ibid., Xll, 1906, p. 277-291, 326-339).

2. On trouve le char de guerre à partir des IJyksos en Egypte ; antérieurement, on se servait de porteurs pour la transmission des nouvelles et le transport des fardeaux. (Maspero, ouvr. cité, II, p. 215-218.1 ha voiture paraît être, avec les hétes de somme et les animaux de trait tels que le cheval et le chameau, originaire de Mésopo- tamie : elle apparaît dans la légende de Gilgamesh, la déesse Istar dit au héros: « Je te donnerai un char de cristal et d'or, dont le timon est d'or et les ornements sont de verre, pour y atteler tes chevaux vigoureux. » La voiture semble, d'après les bas-reliefs, être parvenue à un perfectionnement remarquable en Chaldée, quoique sur deux roues seulement. (W. Gorz, ouvr. cité, p. 47, 130, 137-138, 309- 310.) Ratzel [Polilische Geog rapide, p. 486), fait dater l'introduction de la voi- ture en Europe de l'âge du bronze, et cite, à l'appui de son usage en Grèce, l'atte- lage de mules de Nausicaa. J. Beloch [Grieckische Gescliichte, I, Strassburg, 1897, p. 90-91) croit qu'à l'époque mycénienne il y avait déjà, en Grèce et en Asie Mineure, des roules carrossables très fréquentées. Sur le char de voyage homé- rique, voir VicTon HilRATU), />e.s Phéniciens et iOdysse'e, I (Paris, 1902), p. 114.

3. Dans le Nord de la Russie, c'est le cheval; dans le Sud, le bœuf qui servent

LA GEOGRAPHIE DE LA CIRCULATION. 7

On voit que le véhicule ne se passait pas jadis des animaux de trait*. La voiture, à qui il faut d'ailleurs un espace uniforme de plaines pour se mouvoir, est bornée aux régions de la domestication du cheval et du bœuf ^. Comme bêtes de somme, les peuples pasteurs qui doivent se passer du chameau (Afrique et Asie centrale) emploient leurs bestiaux, au Tibet le yak, ailleurs le bœuf attelé au chariot, qui a devancé partout l'attelage de chevaux et de mulets. L'usage de ces derniers comme Saumtiere, Tragtiere, Zugtîere s'est généralisé par- tout, sauf dans l'aire géographique du chameau dans l'Asie occiden- tale et en Afrique. Le petit cheval endurant a été utilisé avec prédi- lection dans l'Europe Centrale au Moyen Age, actuellement au Kamtchatka, dans l'Alaska, en Islande. Avant les progrès modernes de la locomotion, le cheval et le chameau étaient les moyens de circu- lation les plus rapides; modérément, un cheval fait 10 km. à l'heure, et porte six fois, en montagne trois fois, la charge d'un homme. En général, les distances parcourues par les caravanes de porteurs ou de bêtes de somme sont fort modestes.

Il n'est pas difficile de reconnaître ce qui manque à cette esquisse, dont nous avons respecté l'ordre et la matière : un supplément d'infor- mations historiques, plus de détails sur les animaux qui servent aux transports, tels que l'àne, l'éléphant, le chameau, ainsi que sur les routes parcourues par les caravanes et les anciennes messageries ^

Les chemins de fer. Ratzel a insisté de préférence sur leurs per- fectionnements, la longueur totale du réseau mondial atteinte au début du xx" siècle '% les modifications que les gares onl introduites

d'animaux de trait; encore ne peut-on utiliser commodément les bœufs qu'à la saison sèche; leur peau est entamée par la traction en temps humide. Le voyaj,'e en tarantass tirée par trois chevaux est, dans les longs parcours, un supplice. (A. Hettneu, Das europuische Russland, dans Geog. Zeitschr., X, 1904, p. fi23.)

1. Voir A. Hettxer {Geog. Zeitsclir., III, 1897, p. 630), avec bibliographie du sujet.

2. L'âne, importé du Sud, fut la première bête de somme de l'ancienne Egypte; les Sémites y importèrent le cheval et le bœuf. Le cheval paraît avoir été dressé tout d'abord en Perse et en Susiane; il serait venu par l'EJam dans les pays du Tigre et de l'Euphrate, dans l'Iran et chez les Sémites. Le chameau est venu pro- bablement des steppes de l'Asie Centrale et a été l'auxiliaire des migrations des Sémites ; il fut répandu de bonne heure dans l'Arabie méridionale. En Chine, l'emploi des botes de somme et des animaux de trait commence assez tard, insti- tué par les édits des empereurs. (\V. Gotz, ouvr, cité, p. 83 et suiv.. 86 et suiv., 137, \\\i\ et suiv., 252, 301, 304, etc.) Voir aussi F. Lenohmant, Sur l'Anliquitc île l'Ane et du Cheval, dans ses Noies de vo>jage i^Paris, 1870'», et Maspeho. ouvr. cite.

I, p. 32 et :;oo.

3. Si l'on prend comme exemple une grande région telle que l'Asie, on constate une grande variété de moyens de transport, si bien qu'on peut les distinguer vn diverses zones, simplement contigucs ou cnipictant les unes sur les autres. Les modes de circulation dans ce grand continent ont été heureusement analysés par W. SiEVEHS [Asien, Autl., p. 8i-96).

4. Fu. Uatzel, Polilische Géographie, p. 'i88-i90. 11 faut porter de 7."0 000 à 838 000 km. de chemins de fer en exploitation à la lin de 1902 la longueur totale assignée par Ratzi:i, au réseau du globe. Voir Geog. Zeilschr., X. 190 i. p. 399, d'après ÏArchiv filr Eisenbahmcesen. Lue statisli(|ue plus récente, tirée de ce

8 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

dans la physionomie des villes, la tendance actuelle, pour augmenter la vitesse et la puissance de transport, à l'emploi de l'électricité. Pour lui, le chemin de fer s'identifie avec la circulation terrestre. De Tin- (éret géographique de la question de l'écartement des voies, de leur hallast, de leur douhloinont : aux États-Unis, il y a même des lignes très fréquentées qui ont quatre voies, comme le « Great four-track trunk line of the U. S. » de New York à Albany, parcouru journelle- ment par quatorze rapides. Il s'est préoccupé également de la répar- tition inégale du trafic sur les lignes d'un réseau. En général, il y a dans les grands pays de chemins de fer quelques lignes essentielles très chargées et des lignes secondaires. Toutefois l'effort de la circu- lation est moins inégalement distribué dans les pays de grande densité humaine uniformément répartie ^ Dans la conquête de l'espace, ce qui importe le plus, c'est enfin la vitesse, et Ratzel oppose au sys- tème américain et russe (un petit nombre de trains extrêmement rapides sur quelques lignes, et pour le reste des trains lents), le sys- tème de l'Angleterre et de l'Europe continentale (beaucoup plus de trains rapides, qui n'atteignent pas la vitesse des américains); il se sert d'exemples connus, en partie périmés ^ La très bonne remarque que la densité du réseau européen augmente vers l'Ouest, à partir du réseau à larges mailles de l'Europe orientale, le réseau le plus serré se trouvant dans l'Europe centrale, est également accompagnée de chiffres inexacts ou surannés K Enfin la forme si suggestive des

dernier recueil et relative à la fin de décembre 1904, est reproduite dans les Ques- tions Diplom. et Col. (10' année, XXil, 16 déc. 1906, p. 784) : réseau du globe, 886 313 km.; Amérique, 450 474 km. (États-Unis, 344 672 km.); Asie, 77 206 km.; Australie, 27 0o2 km. ; Afrique, 26 074 km. Pour les États européens, voir la sta- tistique du 1" janvier 1906, dans la Rev. scient., v sér., VI, 22 déc. 1906, p. 798 : total pour l'Europe, 306 393 km.

1. A. Hett.nek {Geog. Zeitschr., HT, 1897, p. 632) a mieux montré qu'il n'est indiqué ici combien ce moyen de circulation artificiel et moderne est lié, par le développement du réseau, aux conditions géographiques, dont dépendent l'exis- tence même et la longueur des lignes de chemin de fer.

2. Voir Louis-Paul Dubois, Les chemins de fer aux États-Unis (Paris, Armand Colin, 1896). Le « Twentieth Century Limited » franchit actuellement (1906) en 18 heures les 1560 km. qui séparent New York de Chicago (vitesse commerciale : 86,6 km. à l'heure.) Les voyageurs venus d'Honolulu, qui se servent de ce train, ont franchi, en juin 1905, le continent de San Francisco à New York en 84 h. 15 m. [Daili/ Teleç/rap/i, 20. VI. 1905). Les 89,3 km. qui séparent Gamden (situé en face de Philadelphie sur la Delaware) d'Atlantic City sont parcourus en 50 minutes (vitesse moyenne : 107 km. à l'heure), la plus forte qui soit actuellement réalisée en service régulier par la locomotive à vapeur. Pour l'Europe, J. Pautsc» [Mitteleuropa, Gotha, 1904, p. 408-410) rappelle que le « Flying Scotchman » de Londres à Edimbourg marche à 84,8 km. à l'heure, le Berlin-Hambourg à 80,9, On sait que nous avons de très bonnes vitesses en France (jusqu'à 102, par endroits, sur le Nord). La moyenne des express est de 70 km. à l'heure en Allemagne et de 65 en Autriche. Voir dans Partsch (p. 409) la carte des « isochrones » à partir de. Berlin en 1900.

3. Sur la manière de calculer la densité d'un réseau ferré, voir Geog. Zeitschr., VI, 1900, p. 220-223, 395-396, 035-639 (formules de Hknkel et de Bôttcher). Les

LA GÉOGRAPHIE DE LA CIRCULATION. 9

réseaux ferrés (en filet, en toile d'araignée, elc.) ne lui a pas inspiré d'autre remarque qu'une observation relative au déplacement des embranchements : alors que les anciennes routes s'approchaient le plus possible, avant de s'embrancher, de leur point terminus, le point d'embranchement se déplace dans les chemins de fer en arrière, vers le point de départe

Les informations. Télégraphie terrestre. Ratzel, qui considère le service des informations comme la forme la plus importante de la cii'culation au point de vue politique, n'a parlé de la poste que pour rappeler que les peuples « naturels » les plus inférieurs sont munis d'un service de courriers, mentionner l'ancienne organisation des Perses à ce point de vue, féliciter les Athéniens de leur curiosité de nouvelles, et signaler en passant, avec les communications postales d'Espagne en Flandre à travers l'empire de Charles-Quint, les dix mille stations séculaires de la poste chinoise. Ainsi, à peine un mot sur la forte organisation postale des anciennes monarchies centralisées. Il s'est arrêté de préférence à la télégraphie, et c'est pour signaler avant tout le fait remarquable du grand développement des commu- nications télégraphiques dans des pays qui ne sont même pas pourvus de chemins de fer : la Chine, qui a tant répugné à ces der- niers, a laissé s'établir un réseau télégraphique terrestre de 35 000 km. jusque dans la province du Ho-nan, la plus hostile aux étrangers ^

chiffres de Ratzel sont à reviser. La Geog. Zeitsclir. l'X, 1904, p. 399) donne notam- ment : Belgique, 22,5 lim. pour 100 iimq. ; Saxe, 19,6; Bade, 13,8; Alsace- Lorraine. 13; Royaume-Uni, 11,3; France, 8,5; ...Russie, 0,9; Norvège, 0,"; États-Unis, 4,2. Au point de vue de la densité du réseau rapportée au nombre d'habitants, les États paraissent devoir se classer ainsi en Europe : Belgique, Grande- Bretagne, Allemagne, Suisse, Pays-Bas, France, Danemark, Italie, Autriche-Hon- grie et Bosnie, Espagne, Portugal, Roumanie, Suède, Luxembourg, Bulgarie. Grèce, Turquie, Serbie, Russie, Norvège. Paktscm (ouvr. cité, p. 404 et suiv.', résume excellemment les conditions du réseau ferré de l'Europe centrale. En rap- procher Gahhiel-Louis Jaray, Les nouvelles lignes de chemin de fer de Trieste vers l'Europe Centrale [La Géographie, XIV, 15 oct. 190G, p. 231-238, croquis).

1. Sur la question, de plus en plus importante, des transports urbains, négligée ici par Ratzel, voir Eunst Ec.ereh, Die Enlwickelung der slddfischen Personen- verkehrsmittel, dans Deutsche Geographische Blàtter, XXIX, 190(5, p. 154-171), bibliograpliic du sujet; sur les progrés de la traction électrique dans les villes. Le Mois scienlifique et industriel, 8" année, n" 85, septembre 1906, p. 414; sur la statistique des chemins de fer électricjues actuellement en exploitation, même revue, 87, nov. 1906, p. 508.

2. Les chiffres cités par Ratzel [Politische Géographie, p. 491) doivent être rec- tifiés de la façon suivante : Perse, 13 km. de chemins de fer et 9 600 km. de télé- graphes; Equateur, 200 et 4 000; Bolivie, 1 200 et 4 500. 11 est intéressant d'ailleurs de pousser la comparaison esquissée par Ratzel, en mettant en regard les lon- gueurs des lignes de chemins de fer des principaux États de l'Asie, par exenq>le. et des lignes télégraphiques de ces mêmes États. On obtient ainsi, d'après les documents les plus récents qu'il ait été possible de se procurer :

Russie d'Asie, 10 000 km. de chemins de fer et 30 000 de télégraphes; Turquie d'Asie, 3 500 et 20 000; Perse (voir ci-dessus) ; Inde Britannique et Birmanie, 16 000

10 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

Liiuportance de la ligne la plus courte est spécialement mani- feste pour les fils et surtout pour les câbles télégraphiques. Là, les communications terrestres franchissent tous les accidents du sol, en montagne, dans les déserts. L'extension considérable de ce mode de communication qui, quoique le plus moderne, a devancé tous les autres, même dans des régions qui paraissaient inaccessibles, s'est faite pour le plus grand profit de la politique : deux compagnies anglaises, 1' « Eastern Company » et 1' <( Eastern Extension », possè- dent la plus grande longueur de fils, spécialement de câbles sous- marins. La Perse, avec ses 13 km. de chemins de fer et ses routes proprement dites en petit nombre, ofTre le spectacle d'un pays oii le réseau télégraphique est relativement très développé; plus de 9()00km. de fils '.

Les câbles sous-marins. Avec la télégraphie sous-marine, les communications terrestres empiètent sur le domaine océanique. La géographie physique de la mer, assez indifférente en géographie politique, intervient dans les conditions de la pose des câbles (pro- fondeur, fond uniforme ou accidenté). Si l'on estime qu'un câble pro- fondément immergé peut subsister une trentaine d'années, l'expé- rience a démontré qu'une eau peu profonde est défavorable à la longue durée des câbles : exposés à être coupés en deux par acci- dent, ils ne sont pas garantis des cataclysmes, tremblements de terre, éruptions volcaniques sous-marines, qui troublent le fond des océans. La pente même, forte ou faible, de ce fond, soit au voisinage des côtes, soit à de grandes distances, les accidents du relief subocéa- nique, par leur variété, influent sur ces instruments fragiles de communication.

Des monographies récentes ont mis au point, depuis la publication de l'ouvrage de Ratzel, cette question de la télégraphie sous-marine; on y trouvera, dans leur détail, le commentaire de ses indications

et 96000; Ceylan, 700 et 2 300; Indes Néerlandaises, 2400 et 13 500; Siam, 600 et 5 300; Indo- Chine, 1200 et 12 500; Chine, 5 500 (y compris le réseau de l'Est Chinois) et 35 000; Corée, 1 100 et 3 500 ; Japon, 10 000 et 31 500.

La Chine, pendant longtemps, a repoussé avec moins d'énergie les lignes télé- graphiques que les chemins de fer. Voir W. Sievers, ouvr. cité, p. 90 et suiv., et surtout les publications de I'Observatohae de Zi-ka-wei : Calendrier-annuaire pour- i905 (Chang-hai, 1904}, p. 166 et suiv., et carte des télégraphes en Chine; Calen- clrier-annuaire pour 1906 (Chang-hai, 1905 , p. 163 et suiv., et carte des voies ferrées. Sur le chemin de fer de Pékin à Han-k'eou (1300 km.), inauguré le 9 novembre 1905, voir A.inales de Géographie, XV, 1906, p. 185-187, le Statesman's Year-Book 1906, p. 773, et les articles de M' Cammaehts dans la Revue écono- mique infernationnle de 1905, indiqués dans notre A' F" nibliofj rapine f90o, 605. 1. La ligne de chemins de fer de 13 km. en exploitation, est celle de Téhéran à Chah-.\bdul-Azim. La Jlussie bâtit la ligne d'Askhabad à Meched, et a obtenu, en. 1905, la concession de la ligne qui partira de Kasvin vers Ilamadan. (Voir Sievers, ouvr. cité, p. 219.) Les routes carrossables sont en petit nombre et en mauvais état. Xd'iv Slatesman's }ear-Boolc 1900, p. 1247.

LA GÉOGRAPHIE DE LA CIRCULATION. U

et le tableau du réseau des câbles, plus neuf et plus complet que dans la Politische Géographie, pour la fin de l'année i90!2 ^ Mais Ralzel a excellemment montré que le problème de la pose des câbles sous- marins est lié à une importante question de géographie politique: elle implique la possession, par une nation, des tenants et des abou- tissants d'une ligne, et en outre des stations intermédiaires, îlots ou rochers, auxquels le câble doit être nécessairement relayé. Nulle puissance actuelle autre que l'Angleterre ne pouvait encore, lorsque écrivait Ratzel, fixer de câbles exclusivement sur des points de son territoire^; les autres nations, l'Allemagne par exemple, doivent recourir au procédé de concessions obtenues ou de locations. On s'explique aisément que l'Angleterre ait fait une question capitale de la possession, insignifiante par ailleurs, de Fanning Island, pour la pose de son câble transpacifique du Canada au Queensland; on com- prend le prix qu'elle attache, pour un motif semblable, à la propriété de Christmas Island, au Sud de Java, ou à la concession à une Com- pagnie anglaise du monopole de la pose des câbles aux Açores. De l'augmentation singulière de la « valeur politique » de certaines bribes de territoire à la surface du globe.

Aussi, dans la pensée de Ratzel, les câbles sont-ils, implicitement et avec raison, les instruments les plus précieux de communication au service des projets d'impérialisme maritime d'une nation. Non sans amertume, il note l'infériorité de la puissance allemande sur ce point, obligée de communiquer avec ses colonies d'Afrique par la voie de câbles étrangers, et l'oppose à l'indépendance absolue du gouverne- ment britannique en possession de câbles. L'intérêt des lignes sui- vantes, par lesquelles il conclut sur la question de la circulation sous- marine, n'échappera à personne : « Il n'y a plus de guerre navale possible sans câbles. Guerre nécessairement universelle, elle exigera des nouvelles de toutes les parties du globe. Or les communications sont aux mains des Anglais. Le Cabinet des câbles, au Ministère de la guerre britannique, est informé avant tous les autres pays, etoncon-

1. Trois de ces monographies, parues en 1903, ont été brièvement analysées dans notre A7//» Bibliographie 1903, 159 : brochure de Tu. Lensciiat, Dus WeUkabelnelz\ articles de L. Gamard et de Anork Brisse. Il convient d'y ajouter P. Marcu.lac, Les câbles sous-marins [Bibliothèque des Coiifp-ès coloniaux fran^-ais^ 1904); Die deulschen Seelcabeln, dans Globus, LXXXIx/l906. n" 1. Consulter également la publication périodique du Bureau télégraphique intern: tiiuial de Berne : Nomenclature des cables formant le réseau sous-)narin du (flofn'.

2. Le câble transpacifique américain, inauguré le 4 juillet 1903. part de San Francisco, touche à lïonolulu, à Guam, et aboutit à Manille, qu'un ci'iblc réunit à llong-kong. Les termes employés par Uat/.ki, ne sont donc plus exacts, mais lAn- gleteri-e garde toujours la prépondérance et le monopole des câbles (|ui font le tour du globe. Toutefois le directeur de la Compagnie américaine << Commercial Cable Company » a obtenu la concession d'un câble reliant Manille à la Chine, et d un autre reliant Cuam au Japon, dont on prévoyait rachèvemcnt prochain, l.a Suture. 34" année, 2" semestre, 10 novembre 1900. p. 3S3.)

12 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

naît nos ordres à Londres avant le Togo et le Cameroun. L'Angleterre a ainsi, avec la supériorité du nombre des unités de sa flotte, la com- munication assurée de ses unités de combat et la connaissance des positions et des mouvements des ennemis, au lieu que nous en som- mes souvent réduits à des suppositions. Charles Dilke a dit des câbles sous-marins aux mains des Anglais qu'ils étaient plus importants que des fortifications ^ »

Ainsi donc, à la fin de cette étude des moyens de la circulation terrestre, l'auteur verse dans les doctrines et les idées patriotiques de l'impérialisme allemand. Mais aussi, au point de vue géogra- phiifue, quelle pénétrante analyse du moyen de communication le plus rapide et le plus perfectionné, en même temps que le plus fra- gile, qui existe à la surface du globe, dans ses rapports avec les con- ditions physiques d'une part, et, de l'autre, avec les problèmes de la géographie politique, de la stratégie et de la politique proprement dite ! Comment ne pas regretter pourtant, une fois de plus, que le point de vue économique ait complètement disparu derrière ce der- nier ordre de considérations ? Ratzel est conduit par sa méthode à ne voir dans ce réseau international qu'un instrument d'espionnage au service de l'Angleterre. 11 fallait peut-être ajouter ici que le ser- vice de télégraphie sous-marine est aux mains de Compagnies privées plutôt qu'au service de l'État, et qu'il a été créé plutôt pour rapprocher les nations que pour les séparer-.

Arrêter cette étude au bord du domaine de la circulation fluviale et océanique, négliger l'analyse des doctrines de Ratzel sur les rap- ports de la circulation et de la géographie politique, c'est demeurer incomplet; mais en bornant le travail détaillé à ce qui précède, on a eu pour but de ne pas dépasser le cadre d'un premier essai. Nous appellerons toutefois, pour conclure, l'attention sur deux points es- sentiels.

1. Fu. Ratzel, Polilisclie GeograpJde, p. 494. Pendant la guerre du Tonkin, la Bourse de Londres a été plus vite et mieux renseignée que le Ministère français des Affaires étrangères. On a vu pendant la guerre du Transvaal combien le service international des nouvelles est subordonné à la bonne ou à la mauvaise volonté de l'Angleterre : au début de la guerre, la censure des télégrammes fut établie à Aden, et quoique des millions de capitaux français et allemands fussent placés au Transvaal, il fut impossible pendant des mois d'en recevoir des nou- velles qui ne fussent pas altérées. (Th. Lensciial-, ouvr. cité, p. 46.)

2. Les renseignements concernant les dernières poses de câbles se trouvent : pour le rattachement de l'Islande au réseau européen, dans la Geog. Zeitsclir., X, 1901, p. 109, et XII, 190G, p. 585; dans La Géographie, XIV, 1906, p.' 215-216; et pour la pose d'un nouveau câble transatlantique, dans La Nature, art. cité, p. 382- 383.

LA GÉOGRAPHIE DE LA CIRCULATION. 13

Dans la pensée de Ratzel, la circulation et le commerce du monde sont océaniques de préférence, en dépit du long développe- ment, que l'on vient de retracer, des communications terrestres. C'est une conséquence de l'enveloppement des grands continents par la mer. Les hommes n'ont cherché à jeter de ponts sur la mer que dans des détroits resserrés; encore l'Angleterre s'est-elle montrée long- temps réfractaire au projet de communications terrestres par-dessus ou par dessous la Manche. Au contraire, ils se sont efforcés de favo- riser la conquête de la mer sur la terre (canal de Suez, canal de la mer du Nord à la Baltique, projet de la mer Saharienne) ; ils se sont empressés de profiter des marées pour remonter le cours des fleuves. L'océan n'a pas cessé d'être la véritable source de la grandeur des peuples. Mais cette supériorité peut être abolie un jour au profit de la circulation terrestre, dont le développement plus lent, mais moins uniforme et plus varié, est en mesure d'offrir plus de ressources ^

Des longs développements que Ratzel a consacrés à cette question de la circulation océanique ^ nous retenons donc surtout quen dépit des progrès réalisés sur la terre ferme, depuis les humbles débuts des routes jusqu'aux dernières inventions mises au service de la locomo- tion moderne, la vie économique des peuples n'en demeure pas moins tournée de préférence vers la mer et ses ports. La Méditerranée autre- fois, de nos jours l'Océan Atlantique sont les grands domaines de la circulation générale : c'est sur leurs bords que se sont établis les plus grands ports du monde, et les plus grands centres économiques des continents sont situés à proximité, sur leurs voies d'accès.

^'^ Si maintenant nous nous élevons plus haut et confondons la circulation terrestre et la circulation océanique dans un seul ordre de phénomènes, qui se continuent et se prolongent de la mer à la terre, et de la terre à la mer, on voit que la circulation est un mouvement provoqué par la variété des ressources du globe, oùla nature a réparti inégalement la somme des biens et du travail entre les peuples et les États. C'est la variété locale de la nature qui a créé la circulation, or- gane de l'équilibre économique entre les peuples. Il en résulte qu'elle peut être considérée à plusieurs points de vue.

Dans ce qui précède, on l'a considérée aux points de vue géogra- phique et historique, prise en général, puis envisagée spécialement dans ses formes terrestres. La circulation peutêtre considérée en outre au point de vue économique et commcn^cial : nous avons vu (jue Ratzel

1. Fil. Rat/el, Volitische Géographie, p. 495-499.

•2. Idkm, ibicL, p. 697-708 (développement parnllèie h celui des formes de la cir- culation terrestre). Voir aussi, de Hat/.el, l'article : Die i/coffraphischen licdin- qiUKjjen und (lesefze dea Verkehrs und der Seesfrategik {(leog. Zeilsc/ir., IX, llHKK p. 489-513), et surtout son mémoire : Dus Meer als Quelle der Vulkergrussc, Mùn- chcn und Leipzig, U. Oldenbourg, 1900, in-8, [vi] + 86 p.

U GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

l'a exclu de ses spéculations. Elle peut être enfin considérée au point de vue de ses conséquences politiques, et Ratzel nous a conduits déjà plus d'une fois sur ce domaine.

Or, il a eu^pour but de démontrer surtout, dans ses études de géographie politique, que la circulation est le principal agent du développement des États : elle prépare la fondation de leur puissance et est un élément essentiel de leur organisation; il n'y a pas d'État sans politique économique, mome rudimentaire ^ C'est dans ce do- maine que Ratzel s'était engagé à pleines voiles dans la première édi- tion de sa PolUische Géographie \ il n'a pas changé, dans la seconde, le fond de sa doctrine ; on retrouve d'ailleurs, dans cette seconde par- tie, la même méthode, la même profusion d'exemples témoignant de la même prodigieuse érudition que dans la première. Même, son at- tention ayant été attirée, dans les dernières années, sur les questions relatives aux rapports delà géographie et de la stratégie, il n'a pas hésité à aborder celle des rapports de la circulation continentale ou océanique avec la stratégie terrestre ^ ou navale '\

Mais, outre que les doctrines de Ratzel en matière de science et de géographie politiques prêtent à discussion, elles n'offrent peut- être pas le vaste et général intérêt du point de vue économique en matière de circulation, qu'il a négligé, et du point de vue historique et géographique, nous avons essayé de montrer qu'il a excellé, surtout par l'étendue de ses informations. Préoccupé, pour notre part, surtout de géographie physique et humaine, nous croyons, avec lui, que la circulation ne se confond pas avec un phénomène purement commercial. L'histoire et Tétatactuel de son développement montrent bien qu'elle a été, dans ses progrès, l'instrument de la « conquête de l'espace », de l'annexion de nouveaux domaines à celui de l'humanité. Il convient même d'ajouter que, parle perfectionnement et l'accéléra- tion de ses moyens, dans sa recherche de la voie la plus courte, elle a été l'instrument d'une conquête sur le temps.

G. -A. HiJCKEL.

1. Fh. Ratzel, Politisclie Géographie, p. 499-534.

2. Idem, ihid., p. 468-470.

3. Idem, ibid., et Geog. Zeitschr., art. cité.

15

II. GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

r

LE PORT DE RAYONNE

Le port de Bayonne a réalisé depuis quelques années des progrès continus qui lui assurent dès à présent un rang fort honorable dans le classement général des ports français et tendent à le transformer encore. Ces progrès porteni à la fois sur l'aménagement et sur le trafic.

I

Le port de Bayonne est formé par le cours inférieur de l'Adour entre l'embouchure de ce fleuve et le confluent de la Nive. La section du port accessible aux navires, limitée vers l'amont par les ponls dt^ pierre qui franchissent les deux rivières, a une longueur d'environ 6 000 m. La largeur, qui atteint 400 m. au centre, n'est nulle part infé- rieure à 150 m. et est presque partout supérieure à 200 m. Les pro- fondeurs, dans le milieu du chenal, varient entre 3'", 80 et 12 m. au- dessous du zéro des échelles du port^ Elles atteignent sur certains points 15 m. La marée accroît, en moyenne, cette profondeur de 2'", 11 en morte eau, de 3™,62 en vive eau d'équinoxe -.

Dans le cours des treize dernières années, de grands efforts ont été accomplis pour faire de l'Adour maritime un port véritablement moderne. Ils ont pleinement réussi, grâce à l'activité, à lesprit de suite et à l'excellente méthode d'une Chambre de Commerce bien com- posée et remarquablement présidée. Les travaux, dont les uns sont complètement terminés, les autres en cours d'exécution ou en projet, s'appliquent tous à un triple objet : l'amélioration des passes de la barre; 2"^ l'aménagement du lit de l'Adour; 3^ la construction (M Tou- tillage des quais.

l"" Les travaux d'amélioration de la barre, décidés en [S\K\ par la

1. Le zéro des échelles du port de lîayonnt^ est à 0",!)0 au-dessus du zéro des cartes marines.

2. Chamuhk I)k Go.mmf.uce de Hayonne, Xo/ice sur le port de Ihi'/onne. Hayoune. Impr. A. l.amai^Mîère, 1905. ln-8, lUl p., 10 li^'. pliot., 1 pi. plau à 1 : 10 000. Voir en particulier, p. 11 et 21.

16 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Chambre de Commerce et entrepris, à la suite de démarches réitérées, par l'Administration, ont été poursuivis sans interruption à partir de 1896. On a pratiqué des dragages intensifs au moyen de deux dragues aspiratrices-suceuses, extrait U5 000 me. de sable en 1896, 904 000 en 1904, au prix de 112 300 fr. pour cette dernière année. En même temps, on a transformé en jetées pleines les deux jetées à claire-voie sur colonnes, construites de 1858 à 1861 de chaque côté de l'embou- chure. Actuellement, on s'efforce de défendre leurs approches en immergeant des blocs de 30 me. et de les consolider à leurs extré- mités par des musoirs assez solides pour résister aux fortes lames du large. On a ainsi réussi à abaisser considérablement le seuil qui con- stitue la barre de l'Adour. Aujourd'hui, il entre dans le port, facile- ment et par toutes marées^ des navires de 80 m. de longueur ayant un tirant d'eau de 6"", 50 et portant jusqu'à 3 500 tonnes. Les calaisons généralement admises à l'entrée pendant l'année 1904 ont varié de 5"", 25 dans les mortes eaux jusqu'à 7'", 75 dans les vives eaux '. Ces conditions d'accès font désormais de Rayonne un bon port en eau profonde.

Par les gros temps, il est vrai, l'accès de l'Adour devient difficile, parfois impossible. La cause en est l'étroitesse du fleuve à son embou- chure, surtout la disposition rectiligne de la côte, que nul accident naturel, île ou cap, ne défend contre les lames du large. Par les tem- pêtes du Nord-Ouest ou du Sud-Ouest, les navires, sous peine d'être jetés à la côte, sont forcés de regagner la haute mer. Mais, même alors, ils ne restent pas sans abri : à une vingtaine de kilomètres au Sud de l'Adour, ils trouvent un excellent port de refuge dans la rade de Saint-Jean-de-Luz. Largement ouverte, celle-ci est accessible par tous les temps. Derrière ses hautes falaises schisteuses, les navires trou- vent des eaux calmes avec des fonds de 10 à 15 m. à l'entrée, de 6 à 15 m. sur l'emplacement du mouillage, et par toutes les mers. Un môle isolé construit sur le haut-fond d'Artha, deux digues enracinées aux falaises limitrophes, protègent la rade contre la houle. A l'abri de ces défenses naturelles ou artificielles, les navires peuvent en toute sécurité attendre que l'état de la mer leur ouvre l'accès de l'Adour. Afin de permettre aux bâtiments en relâche de communiquer avec leurs consignataires de Rayonne, la Chambre de Commerce a fait installer un poste téléphonique entre le Rureau du port et celui du Sémaphore -.

Du jour l'entrée de l'Adour a été assurée par l'amélioration définitive de la barre, on s'est préoccupé d'aménager le lit du fleuve qui constitue le port. Le chenal est interrompu dans sa longueur par

1. Conseil génékal des Basses-Pyrénées, Deuxième session ordinaire de 1905, Rapport du Préfet, p. 31-38.

2. Chambre de Commerce de Bayonne, ouvr. cité, p. 27-29.

LE PORT DE BAYONNE. 17

un ensemble de hauts-fonds situés à peu près à égale distance de l'embouchure et des ponts de Bayonne. Les uns, les « Casquels », sont rocheux; les autres, ceux de Blancpignon, sont sableux ou vaseux. Ces hauts-fonds déterminent trois passes difficiles et étroites la profondeur, à la basse mer, se réduit à 4 m. et même à 3", 50. Un projet d'amélioration a été approuvé parle Parlement en décembre 1903. Ce projet prévoit la rectification des passes et leur approfondis- sement à la cote 6 par toutes marées. L'aménagement des passes de Blancpignon porte sur une longueur de 2 000 m. et une largeur de 100 m. au plafond. Les chantiers sont aujourd'hui installés. En ce qui concerne les Casquets, les travaux sont moins avancés : on n'en est encore qu'aux sondages préparatoires. 11 faudra disloquer les roches dures à l'aide d'engins spéciaux, que le port ne possède pas, et dra- guer ensuite les débris. L'amélioration du chenal del'Adour sera com- plétée par l'établissement de 11 feux d'alignement ou de rive, sur les quels 9 sont déjà installés. La dépense totale, évaluée à 2 500 000 fr. environ, sera supportée, partie par l'État, partie par la Chambre de Commerce de Bayonne K

D'autres travaux sont en projet. L'accroissement des profondeurs réalisé à l'embouchure a facilité l'entrée du fleuve aux lames du large dans la partie inférieure du port. La houle s'y fait ainsi sentir plus fortement, notamment devant les quais du Boucau. Au cours des deux hivers de 1903-1904 et de 1904-1905, il en est résulté plu- sieurs interruptions dans le chargement et le déchargement des navires accostés le long de ce quai. Ces incidents sont de nature à porter préjudice à la réputation du port, et, comme conséquence, à entraîner un relèvement du fret. Aussi a-t-on jugé nécessaire d'ouvrir aux flots des bassins d'eaux mortes la houle pourra s'étendre et perdre sa force vive. L'aménagement de chambres d'épanouissement avec brise-lames a été récemment décidé. Il sera facile de les établir sur la rive gauche et dans le voisinage de l'embouchure, à la fosse du Lazaret 2.

En ce qui concerne l'accostage des navires et la manutention des marchandises, le port de Bayonne se divise tout naturellement (Mi deux parties : le Boucau et Bayonne.

Au Boucau, l'Adour n'est bordé de quais que sur la rive droite. En allant de l'aval à l'amont, on distingue successivement : le quai des Forges de l'Adour (500 m.), le quai de la Broche ["200 m.), le ([uai du Boucau (800 m.). Tous les trois sont munis de voies ferrées et reliés au réseau de la Compagnie des chemins de fer du Midi. C'est que l'on décharge les charbons et les minerais à destination des Forges

1. CoNSEii. r.i':M:;RAL pks BAssES-PYHÉ^•l':ES, rapport cilo. p. lO-iC).

2. Rapport cité, p. 48-51.

ANN. DR GKOG. XVI'* ANNKK. 2

18 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

de l'Adoiir et des établissements métallurgiques des Landes; des pyrites et des phosphates à destination de l'usine d'engrais chi- miques de Saint-Gobain. On y embarque des poteaux de mines, tra- verses, planches et autres bois en provenance des forêts landaises. Depuis quatre ans, par suite de l'accroissement considérable du trafic sur ce point, les quais du Boucau sont devenus notoirement insuffi- sants. Ils vont être élargis, portés de 13°", 50 à 100 m., munis de voies ferrées et d'engins de manutention plus nombreux i.

La rive gauche n'a ni voies ferrées, ni quais. Divers projets d'installations industrielles sur ce point ont être abandonnés pour cette raison.

A Rayonne, au contraire, les deux rives sont bordées de quais. Ce sont, à droite, le quai de Lesseps (620 m.), à gauche le quai des Allées Marines (1 175 m.) et le quai de la Place d'Armes (350 m.). Le premier limite des profondeurs de il à 8 m. au-dessous des basses mers, de 11 m. plus au large. Il est directement relié au réseau du Midi, muni de douze appontements et d'appareils de déchargement. C'est que le mouvement maritime atteint sa plus grande activité. Les quais qui lui font face desservent surtout le commerce local. La manutention des marchandises s'y fait à bras d'homme et par traction animale. Le mieux aménagé s'étend le long des Allées Marines. On a construit sur ce point, de 1896 à 1900, des quais verticaux longs de 300 m., bordés de vastes terre-pleins. sera établie la gare terminus de la ligne concédée au Midi et détachée par un double raccordement de celles de Bordeaux à Irun et de Rayonne à Saint-Jean-Pied-de-Port; ce raccordement comporte cinq voies ferrées, des grues sur portique et tout l'outillage nécessaire ^

Cette partie du port de Rayonne-ville, la rive gauche, est celle la disposition des lieux est la plus favorable à l'établissement d'un port bien aménagé. Tout le long des Allées Marines se creusent des profondeurs de 7 m. à basse mer. Plus loin, vers l'aval, dans l'anse de Rlancpignon, la hauteur d'eau atteint 9 et même 10 m. tout près du bord. La dune plantée de pins qui la domine forme un véritable écran opposé aux vents d'Ouest et assure la sécurité absolue du mouil- lage. Enfin de vastes terrains, qu'il sera aisé de niveler ou de combler, offrent tout l'espace nécessaire à l'établissement de voies ferrées et de docks. se trouve déjà une forme de radoub de 98 m. de longueur. Si le port de Rayonne prend le développement que ses progrès récents donnent le droit d'espérer, c'est vraisemblablement sur ce point que se portera la principale activité.

1, Conseil génkral des Basses-Pyhénées, rapport cité, p. 51-53.

2. Chambre de Commerce de Bayonne, ouvr, cité, p. 21-24.

LE PORT DE BAYONNE. 19

Depuis un demi-siècle, le mouvement commercial du port de Bayonne n'a cessé de se développer. Le tonnage des marchandises a subi une progression continue. Il a atteint successivement* :

En 1845 80 000 tonnes environ.

1875 135 500

1890 524 300

1895 693 400

1899 839 000 (tonnage maximum).

1903 770100

1904 751200

1905 769 700

1906 793 800

Le chargement moyen par bateau a suivi une progression paral- lèle : 74 tonnes en 1861, 151 en 1881, 722 en 1904. Cette même année, le mouvement du port s'est décomposé en 1 122 vapeurs et 265 voiliers, ceux-ci ayant porté 24 352 t. seulement, soit moins de 4 p. 100 du tonnage total-.

Ce remarquable accroissement du trafic bayonnais s'explique, abstraction faite des meilleures conditions d'accès de l'Adour, par deux causes essentielles : la création d'importantes industries sur la rive droite du fleuve, sur le territoire des communes de Tarnos (Landes) et du Boucau (Basses-Pyrénées). Ce fut d'abord, en 1883, l'ouverture des Forges de l'Adour, succursale de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine de Saint-Ghamond. D'autres ont suivi : une annexe des Manufactures de produits chimiques de Saint- Gobain, des fabriques de ciment, des scieries, des ateliers de prépara- tion et d'injection de bois, etc. ; 2<* c'est ensuite le très remarquable développement pris au cours de ces dernières années par le com- merce des poteaux de mines et des autres produits forestiers que les exportateurs dirigent vers l'Adour maritime et de préférence vers les quais du Boucau.

Ainsi Bayonne, qui, il y a ([uelques années, était surtout un port d'entrepôt et de transit pour l'Espagne, tend à devenir aujourd'hui un centre industriel et le débouché de la région landaise. Cette double tendance apparaît très nettement si l'on observe les progrès respec- tifs du tonnage dans les deux parties du port ', en même t«Miips que la nature des importations et des exportations.

Bayonno. Lo Roucau.

En 1890 226200 tonnes. 298 100 tonnes.

1903 24S900 521100

1904 263 500 487 600

1. M"" P. Lahohdkue, ingénieur des Ponts et Cliaussées à IKayonne. nous a très obligeamment communiqué les chillVes de 1905 et de 1906, relevés par le Kieute- uanl de i)()rl. [N. d. 1. \{.\

2. GoNSKiL (iKM-;ii.vK DKs H vssi: s-P YUKNKKS. rapport cite. p. 26-l*9.

3. Ibid., p. 27-28.

«20 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

L'accroissement a porté presque uniquement sur le Boucau : c'est précisément vers cette partie du port que converge actuellement le double effort économique que nous venons de signaler. Le tonnage de 1004 y a été, il est vrai, inférieur de 33 500 t. à celui de 1903. Mais il est à remarquer que ce déficit porte uniquement sur le trafic des Forges de l'Adour (il a atteint 68 600 t.), tandis que les autres parties du trafic du Boucau sont toutes en augmentation d'une année à l'autre. Encore le déficit constaté aux Forges n'est-il qu'en partie à la moindre production de l'usine en 190^. Pour le surplus, il s'explique par l'utilisation de minerais des Pyrénées et de minerais espagnols amenés par voie de fer*. Il en est naturellement résulté une réduction équivalente sur les importations de minerais de Bilbao arrivant par mer.

Les principales importations et les exportations se sont réparties de la manière suivante en 1904 2 ;

Minerais 73 501 tonnes.

, Houille 311574

49^900 tnT s Phosphates 46 408 -

Froment et autres céréales 24 513

Vins et spiritueux 9 908

Minerais 9 458 tonnes.

Fers et rails 16 015

Poteaux de mines 154 431

Exportations j Traverses 13 463

257 400 tonnes. \ Planches 19 216

Résineux 17 915

Sel 8 201

Extrait de châtaignier 3 427

De ce qui précède ressort clairement la grande supériorité du ton- nage d'importation sur le tonnage d'exportation. Le rapport entre les deux est presque celui du double au simple. Le fret de retour reste faible, ce qui s'explique aisément par le peu d'activité industrielle et agricole de la région dont Bayonne est le débouché. A l'impor- tation, Bayonne admet les vins nécessaires à la consommation et au commerce local, les blés demandés par les minoteries de Peyre- horade, d'Orthez et de Pau, les combustibles minéraux à destination des villes de l'intérieur. Elle reçoit surtout les matières premières qui iront alimenter ses industries naissantes. Sa position très heureuse au voisinage de la route maritime qui mène des charbonnages anglais aux mines de fer de la Biscaye, lui permet d'acquérir les produits des uns et des autres avec le minimum de frais de transport. C'est donc la facilité et le bas prix des communications par mer, en même temps

1. Ces minerais (55 000 à 60 000 t. environ) proviennent des Pyrénées-Orienta.les et des provinces espagnoles de Guipuzcoa, Vitoria et Navarre. (Renseignements fournis par la Direction des Forges de l'Adour.)

2. CllAMBHE DE COMMERCE DE BaTONXE, OUVr. cité, p. 32.

LE PORT DE BAYONNE. 21

que les besoins de l'agriculture régionale, qui expliquent la naissance d'importantes industries métallurgiques et chimiques sur ce point du littoral français.

A l'exportation, le fret est fourni par les fers et les rails sortis des forges, plus encore, on l'a vu, par les produits forestiers des Landes : poteaux de mines, traverses, essence de térébenthine, produits et sous-produits du pin. De ceux-ci, les uns accèdent par voie de fer, les autres par voie d'eau. La prospérité du port est ainsi liée, ici comme partout, au bon aménagement du réseau fluvial dont il est la tête. La navigabilité de l'Adour, assurée en tout temps jusqu'au confluent du Luy, a nécessité quelques travaux entre ce point et Dax. Ces tra- vaux, longtemps réclamés par les intéressés, toujours ajournés par l'Administration, malgré les dispositions du plan Freycinet qui leur consacrait les subsides nécessaires, ont été finalement entrepris en 190i>. On a établi des épis plongeants et approfondi le chenal à l'",oO ; on retire les sables au moyen d'une petite drague aspiratrice-suceuse à hélice acquise en cette même année 1902. Aujourd'hui, la question de la navigabilité de l'Adour peut être considérée comme résolue entre Bayonne et Dax. En amont de cette ville, et jusqu'à Mont-de- Marsan, on est moins avancé. Toutefois, l'accord est fait, sur le prin- cipe de la participation commune aux frais nécessaires, entre les Chambres de Commerce de Bayonne et des Landes. Si le projet d'amé- nagement aboutit, le port de Bayonne disposera ainsi sur l'Adour et la Midouze d'un bief navigable de près de 150 km., sans compter les rivières affluentes, Nive, Bidouze, Gaves, dont l'utilité, sans être contestable, est beaucoup plus limitée ^

Quant à la région montagneuse des départements pyrénéens, le tribut qu'elle fournit à l'exportation est presque négligeable. Ce sont des minerais de zinc^, provenant des exploitations de Nescus (Ariège) et de Pierrefitte (Hautes-Pyrénées) et destinés aux usines belges et allemandes, quelques tonnes de plomb et de cuivre. Qu'on y ajoute des ardoises, un peu de sel et, hélas! de l'extrait de châtaignier. Ce ne sont là, à l'heure actuelle, que de simples indications.

L'avenir du port de Bayonne est, dès à présent, assuré en ce qui concerne l'accès, la navigabilité intérieure, la manutention et le trans- bordement des marchandises. Pour le surplus, sa prospérité est inti- mement liée au développement économique de la région. Il y a déjà, autour de Bayonne, un petit groupe industriel fort actif qui, si l'on

1. Voir IIenhi Louix, L'Adour, la Midouze cl leur jonction avec la Garonne {Le second Congrès du Sud-Ouest navigable... 190:), Toulouse, 1904, p. 187-199).

2. 5 561 t. en 1904, (Renseignement fourni par la Direction des Douanes de Bayonne.)

i22 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

en croit certains indices, semble destiné à grandir encore dans un avenir i)rocliain. L'attraction que les ports maritimes exercent sur les exploitations industrielles se manil'este ici comme ailleurs. Et comme TAdour maritime est le seul point accessible entre la Gironde et la frontière, on peut admettre que leur concentration sera ici une nécessité.

Les Landes fournissent beaucoup déjà. Elles fourniront davantage encore le jour l'on appliquera à l'exploitation des résines des pro- cédés véritablement scientifiques. Une exposition des industries du pin récemment tenue à Mont-de-Marsan a prouvé que les forestiers et résiniers landais ne sont pas tout à fait rebelles au progrès ^ Nul doute que Rayonne n'en doive un jour bénéficier.

Enfin, les Pyrénées pourraient fournir un élément considérable de trafic. L'exploitation de leur sous-sol, de leurs marbres et de leurs lùerres à bâtir, l'aménagement de leurs ricbesses hydrauliques, doi- vent — les optimistes l'espèrent faire d'elles une importante ré- gion industrielle. Ce jour-là, elles fourniraient à Rayonne un fret surabondant. Le versant espagnol, si riche en ressources minérales, y contribuera vraisemblablement le jour les Transpyrénéens seront établis, surtout si l'on obtient une modification des tarifs douaniers. Pour le moment, le commerce de Rayonne ne trouve dans les Pyrénées que des « possibilités ».

Les éléments de prospérité future ne manquent donc pas. Nul ne sait s'ils feront un jour de Rayonne une grande place de commerce. Tout ce que l'on peut dire, c'est que son port est désormais assuré de vivre, et de bien vivre.

H. Cavaillès,

Professeur d'histoire et de géographie au Lycée d'Angoulème.

1. Sur l'industrie des résines, voir Annales de Géographie, XII^ Bibliographie 1902^ 2GG.

^23

LE REGIME DE LA MOSELLE

d'après un ouvrage récent

L'étude hydrolog^ique du Rhin, qui mérite encore, malgré les volumineux dossiers constituésauxautresgrands fleuves d'Allemagne, de servir de modèle, se complète par des enquêtes partielles, des- tinées — comme le titre l'indique à organiser l'annonce des crues*. M^" Max von Tein s'est appliqué à déterminer le rôle de chacun des affluents dans le mouvement d'ensemble du système par une méthode, des formules et des schémas qui ont été contrôlés d'abord dans la région du Main ^ La vérification dans le bassin de la Moselle ^ a été singulièrement facilitée par la collaboration précieuse, et peut-être trop désintéressé, des ingénieurs français ^.

Pour être exiguë, l'aire de drainage de la Moselle (!28 230 kmq.), est de relief varié'' ; le fil court et ténu de la rivière en relie en quelque sorte les piliers, Vosges et Massif Rhénan, qui d'ailleurs gardent le contact par la Hardt et le Hunsriick. Mais il semble que dans ce do- maine, la Moselle ne se sente pas chez soi. Cette inquiétude se trahit dans les brusques changements de tracé comme dans les changements de nationalité du cours d'eau : prédestinée à se jeter dans le Bassin Parisien, la coulée mosellane, par un saut de bascule, s'est soudée à un tronçon fluvial déjà ébauché à travers le Massif Schisteux et qui l'a faite tributaire du Rhin. Française par ses origines, nourrie de quelques eaux belges et luxembourgeoises, elle finit médiocrement dans le « coin d'Allemagne », le Deulsches Eck.

On distinguerait, d'après les linéaments topographiques, une Mo- selle vosgienne, une lorraine, une trévire, ou encore trois sections, de

1. Zrntralhukeau fur Météorologie und Hydrographie im Ciuossiierzogium Baden, Ëi'f/ebnisse der Untersuchung der HochwasserverhâU disse im Deutscheu Rheinf/e/jiet. Les cinq premières études ont été analysées dans Annales de Géo- qraphie, Bihlioçi rapide de 1898, 308.

2. 6" étude de la série. Voir A7" Bibliographie l'JOI, n" ;U0.

',]. Zemralbureau..., Erf/ebnisse..., Heft Vil : Das Moselle biet, bearbeitet von M. vo\ Tein. Berlin, Wilhelm Ernst & Solin. 190^. In-4, [viii] -h 09 p. do texte. 61 p. de tableaux, 12 pi. dont cartes à I : 000 000.

4. L'enquête sur la partie française du bassin a été dirigée, et les résultats cen- tralisés, par l'éminent hydrologue, M"" le D' Imheaux. La publication allcinauile n'a fait état que d'une partie des documents recueillis par notre Service des Ponts et Cb.iussées.

5. Pouniuoi, sur les cartes, lit-on IHaine de Haye, Plaine de Briey?

4 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

lonj^iieur sensiblement égale : I" jusqu'au confluent de la Meurthe, 187 km. ; 'i^ jusqu'à la rencontre de la Sure et de la Sarre, 159 km. ; de 199 km. do boucles et de torsions exagérées jusqu'à l'embou- chure*. Ces divisions correspondent assez exactement aux phases décisives de la vie physiologique, commandées successivement par le flux des Hautes Vosges (Moselle, Meurthe), par la versée du contin- gent des Basses Vosges, du Plateau Lorrain, du Haut Palatinat (Moselle moyenne, Seille, Sure, Sarre), par le ruissellement du Massif Rhénan (Basse Moselle).

De tous les rus vosgiens, c'est la Meurthe qui naît en plus haut lieu, à 1075 m. ; la Vologne cascade depuis 960 m. ; la Moselotte sourd beaucoup plus bas, à 780 m. ; la Moselle, plus bas encore, à 683 m. La turbulence montagnarde est vite calmée : à Épinal, le profil est tombé de 360 m. sur une distance de 70 km. ; il reste une pente de 320 m. à couvrir sur 475 km. La Meurthe, à Raon-l'Étape, au bout de 55 km., a dévalé de 795 m., et dès lors chemine encore sur une centaine de kilomètres avec une déclivité totale de 100 m.^. Toutefois, jusqu'à leur jonction, Moselle et Meurthe ont encore l'allure vive ^

Mais la montagne, quittée sitôt, n'en est pas moins la génératrice de toute la destinée de la Moselle, la dispensatrice de la plus géné- reuse substance.

Grâce aux relevés décennaux (1891-1900) des 38 stations de la Haute Moselle^, la plupart françaises, la quotité moyenne annuelle de la préci- pitation a pu être évaluée pour les Vosges méridionales à 1 461 mm. ; mais, sur les sommets et sur les versants fouettés par les vents du SW les nuées déversent jusqu'à 1800 mm. Il pleut toute l'année dans ces parages : le minimum de mai y atteint encore 100 mm., et 85 à Épinal ; mais les mois d'automne et d'hiver sont les plus arrosés : le maximum s'enregistre en octobre. Pendant l'arrière-saison tombent les plus copieuses averses journalières : à Cornimont, enoctobre, 103 mm. ; en novembre, jusqu'à 159; le taux de 100 mm. paraît normal. Cette eau météorique par la froidure se condense en neige : malheureusement, les données font défaut sur la hauteur de la couche et sa conte- nance liquide dans la zone française ^

\. La longueur totale du cours est de 545 km.; celle de la vallée de 450, à vol d'oiseau de 280.

2. Il est regrettable que le tableau m (longueurs et pentes) ne donne pas les rapports en pourcentage, à l'imitation des tableaux du Wasset^ausschuss prussien.

3. B. AuEnBACH, Le Plateau lorrain (Paris-Nancy, 1893), p. 311.

4. Tableau vi. Les stations sont énumérées sans cotes d'altitude ; elles ne sont pas groupées davantage par sections hydrographiques.

5. Les observations sur la neige n'ont été prises que dans la région de la Basse Moselle. Les indications que l'on pourrait tirer des relevés du Ballon de Guebwil- 1er {Ergebnisse der meteorolog ischen Beobachtungen im Reichsland Elsass-Lolhrin- gen\ voir A7F'= Bibliographie J904, n" SS.'i) ne porteraient que sur le nombre des jours neigeux.

LE RÉGIME DE LA MOSELLE.

"10

La répartition saisonnière des pluies dénote dans tout le bassin mosellan une certaine unité, et même une certaine monotonie. D'un bout à l'autre, le printemps, et par une particulière disgrâce le mois d'avril, est voué à la sécheresse ; les premières chaleurs amènent des ondées, qui se renforcent jusqu'en juillet et réconfortent la végé- tation assoiffée. Après une accalmie de deux mois, elles reprennent avec recrudescence. La répartition géographique se lit dans le relief, sur lequel les pluies se moulent en quelque sorte. Intenses dans les zones d'alimentation, dans le noyau granitique des Vosges, berceau de la Moselle et de la Meurthe, comme dans les pâtés gréseux les branches jumelles de la Sarre prennent leurs premiers ébats ^ elles oscillent entre 1 et 2 m. d'épaisseur, bien que la décade 1891-1900, qui a fourni les observations, ait été marquée par une faible humidité ; le Hunsriick, à Reinsfeld, reçoit encore 1 m. La tranche occidentale du bassin est cependant moins richement dotée en eau. Si, sur la Schnee Eifel, qui culmine à 700 m., et d'où découle la Priim, le pluviomètre de la Maison Forestière totalise encore 950 mm., laile de l'Ardenne, l'Our et la Sure s'enfoncent, ne bénéficie plus guère que de 800 mm. •Quant à la vallée centrale, sinon médiane, il semble que les nuées dédaigneuses qui planent au-dessus d'elle ne l'humectent que de parcimonieuses aspersions.

Par une heureuse disposition, les contrées les plus arrosées sont aussi, sauf les Vosges gréseuses, celles le sol n'accapare presque rien de la manne céleste : jusqu'à Épinal la surface drainée se com- pose de terrains imperméables (84 p. 100). Le Plateau Lorrain, le calcaire fissuré et poreux domine, est flanqué de deux assises l'eau ne s'infiltre pas : la terrasse des Marnes Irisées et la Woëvre,qui se font pendant par leur paysage morne, mais miroitent des étangs. C'est une chance aussi que sur la Basse Moselle, en un pays de température plus élevée, les pluies d'été ne soient pas absor- bées : les assises sont imperméables dans la proportion de 63 p. 100.

L'alimentation ne s'opère pas toute par le ruissellement : les nappes profondes et les sources y contribuent non moins efficace- ment. M*" von Tein regrette avec raison que les lignes de sources n'aient pas été explorées par tout le bassin avec le même détail et la même précision ({u'elles l'ont été dans le département de Meurthe-et-Moselle par M' Imbeaux '^ Il se borne à déterminer 5 horizons principaux. Sur

1. La station de Karlsthal, dont les données valent pour les premières crues de la Sarre, ollre pendant la décade 1891-1900 une moyenne annuelle de 1223"",! avec maxiuunn en juillet {Das Moselgebiel, Tabl. vi) ; les totaux pour les deux années 1899-1900 s'élèvent à J3S6 nun. ; pour 1901, à 1442 mm.; le maxiuuim voya^^e d'avril en janvier, puis en août {l'Jrf/ebnisse der nie(eorolo;/ischen licobac/tlunyen... iin Jalire IS99 (p. 49); 1900 (p. :iO); 1901 (p. oO).

2. Outre l'ouvrage cité (D"' Kd. Imbeaux, Les eaux potables et leur rOlc /u/ç/icnique dans le département de Meurthe-et-Moselle \ voir Bibliographie de 1S97, iv 240),

56 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

ra})port occulte des nappes, les forages exécutés dans les zones minières fournissent de précieuses données : M''Bailly a montré com- ment l'Orne puise à deux étapes au-dessous de son lit *.

Les mouvements de la Moselle ont été de longue date observés : depuis 1817, des échelles fonctionnent dans la Prusse Rhénane; la plus ancienne de la section française, celle de La Lobe, a été établie en l(S8i. Il se dégage de tous les relevés mis en œuvre que le réseau mosellan est un organisme bien réglé, de tempérament sain et normal, que les crises aiguës y sont rares. Les divers phénomènes hydro- logiques, soit considérés isolément, soit combinés, révèlent cette complexion -.

Le régime, général et uniforme, se résume en ces termes. L'étiage règne de juin à octobre ; la montée du niveau coïncide avec la saison froide. Cela est confirmé par 90 p. 100 des cas ; on ne compte, depuis 1818, que deux crues intenses en juin-juillet ; si la chronique de ces épisodes est plutôt d'intérêt local, d'autres manifestations dénoncent mieux le mécanisme intime de l'appareil fluvial.

L'écart entre les taux extrêmes grandit avec la rivière elle-même. A Épinal, à Raon-l'Étape, il ressort à 35 et 30 cm. : en dépit de la pente l'égouttement de la masse neigeuse est lent. L'état le plus bas en décembre équivaut presque au plus haut en août. Mais déjà, au confluent de la Moselle et de la Meurthe, les maxima et les minima se différencient plus nettement; car, en été, le sol plus fendillé, l'évapo- ration plus active ont affaibli le volume. L'amplitude, à Millery, est de 60 cm.; plus en aval, elle s'accuse encore : à La Lobe, 90, à Besch, 110 cm., car les petits ruisseaux du Massif Schisteux, gonflés après la fonte, tarissent par la chaleur. La Sarre et la Sure, originaires de contrées forestières plus imbibées, atténuent par un apport plus constant ces disparates, qui toutefois, à Trêves, se chifl'rent encore à 1",10; à Kochem, à l'^^^O. Et de même s'accroît le rapport entre les portées extrêmes. A Épinal, la Moselle charrie 159 millions de mètres cubes en décembre, 73 millions en juillet ; le rapport s'écrit 4:2; à Millery, il est vrai que la rivière est appauvrie par l'intervention

M'" VON Tein aurait pu faire état de la note de MM" Éd. Imbeaux et Fr. Villain, Ville de Nancy, Captalion des eaux souterraines de la Forêt de Haye, signalée dans XIl" Bibliorjrapliie 1902, 244. A propos d'une formule de jaugeage. M"" von Tein renvoie (p. 45) aux Annales des Ponts et Cliaussées, 1897, Il [sic), sans autre réfé- rence. Or dans ce volume on ne trouve, sur le sujet traité, qu'une sèche analyse, en L> pages, de l'œuvre de M'' Lmbeaux.

1. L. Bailly, Note sur l'exploitation du minerai de fer oolithique de la Lorraine [Bulletin de la Société Industrielle de l'Est, 1905, n" 43, p. 157 et suiv.V

2. Les tenues basses sont partout les plus nombreuses : sur les 5 468 jours des années 1886-1900, on a dénombré 4 968 jours au-dessous de 1 m. à l'échelle d'Épinal, 3 820 au-dessous de 1",50 à Kochem. 11 est vrai que le plan d'eau, à peu près sur toute la ligne, a été artificiellement abaissé : dragages et dérochements ont nivelé le lit près des Furten (rapides) et des hauts-fonds [Wogen] sur la Basse Moselle.

LE RÉGIME DE LA MOSELLE.

27

humaine, le rapport est de 7 à 5 ; à Wasserliesch, les volumes de janvier et juillet s'opposent comme 13 à 2; à Trêves, la Sarre récon- forte par son appoint la Moselle défaillante. La Sarre, en effet, n'est pas saignée pour les besoins de l'agriculture, elle dessert un trafic qui réclame le meilleur mouillage possible.

En quelle mesure le rythme et les ondulations des cours d'eau répercutent-ils l'action des pluies? Les recherches sur le coefficient d'écoulement ont pu être entreprises à quelques stations privilégiées, Épinal,Millery, Trêves, Sarrebourg, et elles embrassent trois moments: l'étiage, la phase moyenne ou normale, la crue.

Pour le premier état, c'est-à-dire pour une oscillation de 10 cm. au-dessus et au-dessous d'une cote basse, quelle est la quantité de pluie nécessaire? Cette quantité varie suivant les conditions atmosphé- riques. Il faut une précipitation plus abondante en été pour main- tenir le niveau à une hauteur donnée; c'est ainsi que jusqu'à Épinal, le sol doit avoir reçu une lame d'eau de 1"'°',7 par jour de novembre à avril, de 3"'°',1, de mai à octobre, pour que la rivière marque à l'échelle 44 ou 45 cm. C'est une moyenne mathématique; dans la confrontation des épisodes, des diversités ressortent^

Période d'observations.

1887 11 janvier-30 mars.

1888 1" 8 .

MOSELLE A ÉPLNAL

Nombre Cote Précipitation Moyenne .

do jours. (Basses eaux), de la période, journalière

69

68

cm. 50 45

mm.

46

li8

mm. 0,7

MOSELLE A MILLERY

1894 2 juiIIet-18 octobre. .

1895 l^'- juillet-10 septembre

109 72

MOSELLE A TRÊVES

70 70

1892 13 août-27 septembre. . 1895 27 5 octobre . . .

56 40

10

10

315 148

78 35

2,9 2.1

l.i 0,9

En dépit de ces dérogations, on acceptera le coefticieni établi \n\v M"" von Tein.

Novembre-avril

Aire de drainage jusqu'à

Épinal

Millery

Trêves

Pluie journalière

1,7 0,8 1,0

Cote. Coetlicient Pluie

d'écoulement, journalière. 45 97 3.1

Mai-octobre

Cote Coefliciont d'écoulement.

70 (•.>) 81

4'!-

58

1,7

38 70 30

4V 14 Ki

Le coeflicient es( singulièrenienl plus éhné à Epinal (pi'à MilhMV, dont le chilïre exprime à la fois la perméabilité excessive du sol cl la

1. Tableau \xii

28 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

faible pluviosité du Plateau Lorrain; quant au ressaut de Trêves, i] s'explique par la rescousse de la Sarre.

Celte même dégradation se dégage de l'examen des moyennes eaux, et pour n'en prendre qu'un terme, en juillet le coefficient atteint son taux le plus bas, la Moselle à Épinal entraîne encore 48 p. 100 de la pluie tombée, tandis que la proportion se réduit à 15 p. 100 pour Millery, à l!2 p. 100 pour Trêves. Ainsi se confirme cet équilibre des mouvements de la Haute Moselle signalé plus haut. Notons encore que le maximum du coefficient s'annonce plus précoce à mesure qu'on descend la Moselle ; il apparaît en avril seulement à Épinal, sous l'inlluence de la fonte tardive des neiges vosgiennes, dès février à Millery, partout ailleurs dès janvier.

Enfin les averses excessives [Uberregnimg) mais commence l'excès? provoquent des intumescences anormales, en interrom- pant l'affaissement qui se serait poursuivi en une époque non plu- vieuse. Comment cette précipitation surnuméraire, si l'on peut dire, se greffera-t-elle sur le flux normal? Grâce à une série de 46 concordances, observées à Millery, M'" von Tein déduit le coefficient 46 p. 100 pour le semestre novembre-avril, 17 p. 100 pour l'autre semestre, avec un maximum de 63 p. 100, en janvier-février, et un minimum de 8 p. 100, en avril.

Évaluation précaire et provisoire: car janvier ne figure dans le tableau que par une mention unique, et le minimum absolu y est noté en juillet, et non en août, comme dans le texte ^

Pour mesurer le délai entre la chute de l'averse que nous appelle- rons tonique, et le gonflement de la coulée fluviale, il importe de reconnaître avant tout l'état hygrométrique du terrain. Ici, Millery et Sarreguemines fournissent une précieuse documentation^; les cotes y ont été lues avant et après l'influx du contingent météorique, et selon la porosité ou la lubrification du sol. Nous avons pour borner nos notations à la Moselle comparé les phénomènes à Millery en un même mois (mars), et autant que possible à la même période du mois.

Niveau

Précip

itation

d'avant-cruc

Date

^—

delà

Niveau

État

de

l'observation.

totale.

moyenne

Moselle^, cm.

maximum, cm.

Date.

U

ontée. cm.

du sol

1886

21-22 iMars.

. 482

4

96

Ml

23 Mars

15

sec

d888

2:; -20

. 364

19

Ho

319

29

204

»

1892

28-29

. 276

12

93

18 i

30

91

»

■189:i

20-21

. 193

10

93

186

23

93

»

1. Tableau xxiv; voir aussi p. :j3.

2. Les observations embrassent la période 1880-1900 (tableaux xxv et xxvii).

3. Ce niveau est déterminé par les hauteurs successives de la rivière après la cessation de la pluie dont cette hauteur est fonction : c'est ce que M-- von Tein appelle Sickerwasserlinie (p. 55); notre traduction, pour n'être pas littérale, rend toutefois l'idée.

LE RÉGIME DE LA MOSELLE. 29

Mais ces inégalités se fondent dans une évaluation d'ensemble, qui établit qu'une même quotité de pluie affecte différemment la rivière suivant l'époque. Ainsi une averse excessive de 17"'"^, 5 dans le bassin Moselle-Meurthe se traduit, en janvier-février, par un gonfle- ment de 3 m., tandis que, en mars-avril, la hausse ne ressort qu'à l'",90, en juillet à 0",90 seulement. Au printemps, le plan d'eau ne monte à son maximum que s'il s'est enflé de 2^,<So; mais pour que cet accès se produise, il faut qu'il soit tombé au moins 25 mm. en 24 ou 48 heures.

Mais le problème intéresse plus encore le système dans son ensemble que chaque branche isolément : les flots de la Moselle, en effet, ne sont pas soutenus seulement par le ruissellement du ter- ritoire qu'elle draine, mais grossis surtout par ceux de ses tributaires. M"^ von Tein avait déterminé déjà la hausse du Hhin par le faisceau des rivières de son cours moyen, dont la Moselle ^ Il emploie ici la même méthode de calcul et de représentation graphique : c'est dans les figures que le phénomène éclate le mieux. L'on sait qu'à Millery la Meurthe fait pour le volume équilibre à sa compagne, mais la tranche qu'elle superpose à la « vague primaire » de la Moselle a-t-elle la même épaisseur? On admet que pour un état de la Meurthe à Malzéville de 1 m. et un état équivalent de la Moselle à Toul, le chevauchement à Millery sera de 80 cm., et du double pour la cote de 2'", 50 à Malzéville et 2 m. à Toul: progression déduite de moyennes et d'une construction de courbes assez compliquées^ Un dessin plus simple ^ montre que le plus souvent les deux flots se moulent l'un sur l'autre, mais que parfois le survenant, plus riche, emplit presque à lui seul le lit commun l'autre se rencogne. Mais plus la rivière collectrice est déjà fournie, moins sensible est l'escalade du flux immi- grant: ainsi la Sarre, par une montée de 1 m., exhausse la Moselle au confluent de 50 à 60 cm. quand le niveau de cette dernière af Heure à la cote 2 m. de l'échelle de Trêves; ce niveau s'élève-t-il jusqu'à 4 m., la boursouflure ne sera que de 40 à 50 cm.

Cette hypsométrie si changeante éclaire la mobilisation générale du réseau mosellan. La vitesse du cheminement s'accélère avec la hauteur des eaux, mais ce n'est pas une loi constante. Ellle se vérifie sur la section de Millery à Jouy, sur celle de Trêves à Kochem; sur l'étape intermédiaire de Jouy à Besch, il y a dérogation et manifesta- lion inverse. M' Imbeaux, dans son étude si suggestive sur laDurance, a donné les raisons de cette incohérence apparente*. Le resserrement

1. Voir notre analyse du Rheingehiet, llefl lll, dans la Bibliographie de 1S9S^ n" 308.

2. PI. XI.

3. PI. XII.

4. Éd. Imbeaus, La Durancc. Régime, crues et inondalions (Paris, 1892), p. Ijj.

30 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

(lu couloir à travers le Massif Rhénan retarde les ondes trop fortes ; en somme, entre Millery et Trêves, le retard ne dépasserait pas deux heures. Une vague de crue moyenne voyagerait trois jours d'Epinal au Rhin cl seize heures depuis Trêves.

Conclusions i)ratiques appréciées des riverains, et l'on voudrait ajouter, des bateliers. Mais la Moselle est condamnée à la stérilité ^ On souhaite que cette étude si minutieuse et si savante de sa fonction hydrologique ait préparé les voies à son rôle économique 2.

B. AUERBACII,

Professeur de géographie à l'Université do Nancy.

1. On sait que la Moselle est délibérément sacrifiée aux intérêts concurrents du bassin rhénan-westphalien et qu'elle n'est pas aménagée pour desservir la région de puissante industrie qu'elle traverse.

2. Nous avons laissé de côté quelques-uns des problèmes hydrologiques abor- dés par M' VON Tein : par exemple les « équivalences » de tenues fluviales définies dans la livraison citée du Rheingebiel, l'action du gel, etc. Pour l'évaporation, sur laquelle on ne trouve guère de renseignements dans ce mémoire, signalons le travail de AP Ch. Millot, V évaporation sous le climat de Nancy, sont consi- gnées les observations de Bellefontaine (Forêt de Haye) et de Parroy (près de Luné- ville. (Voir Bibliographie de 1895, n" 288.)

34

LE TIBET MERIDIONAL ET L'EXPÉDITION ANGLAISE A LHASSA

I. LES ORIGINES DE l'iNTERVENTION ANGLAISE.

Si l'Angleterre se décida en 1903 à envoyer une mission au Tibet> dont la diplomatie avait pu maintenir jusque-là l'isolement, ce fut surtout, on le sait, par crainte de voir l'influence russe devenir pré- pondérante à Lhassa. De 1897 à 1902, trois Bouddhistes sujets russes, Baza Bakchi, Ts. Tsybikov et 0. Narzounov^, avaient visité la ville dont l'accès était refusé à tout Européen. Un Bouriate de la région du Baïkal, Dorjiev, avait fait espérer au Dalaï Lama, contre les ambitions de l'Angleterre et les tentatives de la Chine pour raffermir sa suzerai- neté, l'appui du Tsar, protecteur de milliers de Bouddhistes dans les steppes de la Volga et de la Sibérie. Dorjiev rapporta de Pétersbourg non un traité formel, mais un rescrit qui rassurait les Tibétains contre les empiétements de leurs voisins et garantissait la libre expansion de leur religion dans toute l'Asie Centrale. Le séjour d'un grand-duc à Lhassa devait donner corps à ce rêve d'un « panboud- dhisme » conseillé, dirigé par l'autocrate slave. Mais le Dalaï Lama rencontra la résistance du conseil, qui réunit auprès de lui l'ambas- sadeur chinois et les abbés des principaux monastères. Alors il pro- voqua la rupture avec l'Angleterre, qui briserait l'opposition et ren- drait inévitable la conclusion de l'alliance moscovite. A la suite de violations de territoire, d'insolences répétées de la part des Tibé- tains, Lord Curzon fit décider l'envoi d'une mission diplomatique, qui ne devait pas tarder à se transformer en expédition militaire.

L'intervention de l'Angleterre nous apparaît donc surtout comme un épisode de sa rivalité avec la Russie dans l'Asie Centrale, comme le terme logique de son expansion au Nord de l'Inde, prévu déjà et préparé dès Warren Hastings. Mais la lecture des Blue Books nous permet de dégager d'autres facteurs, d'ordre économique -.

Telle, la question des pacages himalayens. Entre les sources de la Tista et les hauts plateaux, près de sommets arrondis de 0 500 à 7 000 m., s'ouvrent de larges défilés marécageux, d'une hydrographie incertaine, d'un passage assez aisé pour qu'en 1902 les troupes du

•1. Voir sur lours rnlations Annales de Geof/rap/iic, XI" Uibliotjniphie 1901, n" "i'20; A7/i« liihl. 190:1, n" OOO ; XIV" IVihl. 190',, u" GOl.

2. EusL India [Tibet), l'apcrs reld/iiif/ lo Tibcl. Prescntoci to botli Uoiiscs of Parliamcnt... [Cd. 1020], 190i. [Cd."205i], 11)04. [Cd. 2;n0], lOOo. Voir X/K" BibL 190',, 5'J2.

32 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Dalaï Lama aient jug^é nécessaire de les barrer de murs. D'un versant à l'autre, les nécessités de la transhumance ont pu créer ces rapports de populations qui, comme dans les Pyrénées, se sont perpétués en dépit des limites politiques. Mais les conditions de l'élevage sont ici très spéciales. Le gazon bas, mais très nourrissant, qui couvre les pentes du haut Sikkim, est brouté chaque été par de nombreux troupeaux de yaks et de moutons qui, lorsque les neiges commencent à s'entasser dans les vallées étroites exposées aux vents du Sud, regagnent sur le versant Nord, plus sec, leurs pâturages d'hiver. La plus grande partie appartient aux Tibétains. Mais les troupeaux mêmes du Sikkim participent à cette ascension vers le Nord, à cet exode hivernal vers le pays du froid. C'est que, dans ces gorges entail- lées par les affluents de la Tista voisins de leur niveau de base, les prairies ne sont pas assez étendues pour la subsistance des yaks; de plus, les moutons ne peuvent descendre sans gâter leur laine dans ces régions trop basses et trop humides. Pour les montagnards du Sikkim, il est donc essentiel de conserver au Tibet le libre usage de vastes terrains de parcours. Certaines vallées du Sud, comme celles de Lachen et de Lachung,ne vivent que par ces relations qui s'étendent jusqu'à Shigatsé. Les rapports commerciaux nés de ces migrations périodiques unissent leurs habitants, non au bas pays, mais aux pla- teaux dont ils reçoivent le sel, même la farine, en échange de leurs bois et de leur garance. L'utilité de ces relations était si manifeste pour le gouvernement de l'Inde qu'il n'imposa jamais à l'entrée les troupeaux tibétains, pour éviter les représailles qui atteindraient les pâtres du Sikkim. Lorsque ceux-ci furent arrêtés aux passes par les fonctionnaires du Dalaï Lama, ou inquiétés dans la jouissance de leurs parcours, les protestations de l'Angleterre n'étaient donc pas de pure formel

D'autres intérêts économiques, plus généraux, étaient atteints. Malgré la barrière de l'Himalaya, malgré les mille obstacles suscités par le gouvernement de Lhassa, le commerce du Tibet avec l'Inde s'élevait, en 1892-1893, au total de 5,80,636 roupies; en 1897-1898 à 17,03,060. En octobre, des caravanes de mules descendaient jusqu'à Kalimpong, localité voisine de Darjiling, qui, sous un climat également sain pour les hommes des plaines et ceux des hauts plateaux, est devenu leur point de rencontre et d'échange. La laine du Tibet était vendue pour des cotonnades, du maïs, du fer et du cuivre, du tabac. Il y avait l'espérance d'un débouché pour les thés de l'Assam et de Ceylan,une amorce pour la création de l'industrie lainière dans l'Inde. Aussi l'Angleterre stipula (17 mars 1890) que ses nationaux auraient

1. Sur la transhumance, voir les rapports de M*^ J. G. White, commissaire britannique au Sikkim, dans Papers relallng to Tibet [Gd. 1920), p. 167 et 175.

LE TIBET MÉRIDIONAL. 33

toutes facilités pour se rendre à Yatung,sur cette route commerciale, et pour s'y établir comme dans l'un des « marchés ouverts » de la Chine. Mais le gouvernement tibétain leur ferma l'accès de la vallée supérieure de TAmmo-chu : un mur la barra à 500 m. de Yatung. Et il encouragea l'effort des indigènes de cette vallée, les Tomos, pour se faire les intermédiaires obligés des relations entre le Tibet et l'Inde. Il se forma, dans cette gorge aux maigres cultures resserrées, une population de courtiers, de porteurs, de caravaniers, analogues à ces peuplades africaines qui surent longtemps se conserver le monopole des rapports entre les trafiquants européens et l'intérieur du conti- nent. Ne pouvant dépasser Phari au Sud, devant l'hostilité des Tomos, les marchands tibétains étaient forcés de leur céder pour 12 roupies la balle de laine qui était revendue 20 roupies à Kalimpong *. Dans ces conditions, l'ouverture de Yatung n'était qu'une dérision. Le gouver- nement de lord Curzon put croire compromis, non seulement sa dignité, mais encore les intérêts du commerce indien. Sa politique impérialiste s'étayait de raisons économiques qui n'étaient point toutes des prétextes.

Ce que fut la « Mission de la Frontière Tibétaine », d'abord délé- gation d'agents politiques dirigée par le colonel Younghusband, puis expédition militaire commandée par le général Macdonald, les alter- natives d'atermoiements et de décisions brusques selon les ordres reçus de Londres et de Calcutta, les rares épisodes sanglants de cette marche plus entravée par le froid que par la résistance de serfs tibétains habillés en soldats, l'entrée dans la métropole bouddhique le 3 août 1904 : nous n'avons pas à le raconter ici. La littérature de la guerre tibétaine est déjà considérable 2; nous essaierons seulement de dégager les principaux résultats topographiques et géographiques de l'intc^rvention anglaise.

1. Voir les rapports de M"^ J. C. White, recueil cité, p. 28, et de M"^ P. Nolan, p. 54. Voir aussi Ed. Ghavannes, Yatung et les relations commerciales de l'Inde avec le Tibet {Annales de Géographie^ VI, 1897, p. 183-18o).

2. Voir surtout Major G. IL D. Rydeh, Exploration and Surveg wit/i the Tibet Frontier Cominission, and from Gyangtse to Simla vid Gartok [G. J., XXVI, 1905. p. 369-395, 1 lîg. phot., 2 pi. phot., 1 pi. cartes à 1 : 2 500 000). Sir Frank Younc- iicsBAND, The Geographical Results of the Tibet Mission {G. J., XXV, 1905, p. 481- 498, 4 pi. phot., 1 pi. carte à 1 : 500 000). Pekceval Landon, Lhasa. An acconnt of the country and people of Central Tibet and of the progress of the Mission sent by llie English Government in the year 1903-4, written with the help of ail ihe principal persons of the Mission. London, Hurst &: Blackett, 1905, 2 vol. in-8, XX + 414 p. et XI + 426 p., nombr. fig. et pl. phot. (250 ill.) et 1 cartes. 2 £ 2 sh. Il a été publié une traduction française, abrégée et peu littérale : Pkrceval Lanoon, A Lhassa. La ville intei'dite... l^iivU, Hachette c*^ G'% 1906. In-8, viii -f- 450 p., 24 pl. phot., 1 pl. carte-itinéraire. 20 fr. [Gol.] L. A. \VAnni:i,L, L/iassa and ifs Mysicrics, wil/i a record of the Expédition of 1903-1904, i.oudoii, John Murray, 1905. In-8, XXII + 530 p., noiubr. (ig. et pl. phot. et cartes. 25 sh. Pour une bibliographie complète et critique, voir J. Dknikeh, Les récentes publications sur L/iassa et le Tibet {La Géographie, XIII, 1906, p. 103-12i, 9 «g. phot. et eartes.V

AN.N. DE GKOG. XVl" ANNKK. 3

34 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

IL TRAVAUX TOPOGRAPllIQUES.

A vrai dire, la Mission n'a fait disparaître aucun de ces « blancs », vastes parfois de plusieurs degrés carrés, que les mailles trop lâches du réseau d'itinéraires ont laissés sur la carte du Tibet au Nord et à l'Ouest. Sans compter les voyageurs venus du Nord jusqu'à Lhassa, les pères Hue et Gabet * et les bouddhistes russes, plusieurs Européens, missionnaires ou envoyés de Warren Hastings, avaient couvert les 320 km. qui séparent de la frontière anglaise le centre d'une civilisa- tion si proche et pourtant si mystérieuse. Leurs relations, d'ailleurs, n'égalaient point l'intérêt des livres de route que rapportèrent à r « Indian Survey » certains de sespoundits ou agents indigènes. Après Nain Singh, A-K, Sarat Chandra Das, les topographes de la Mission ne pouvaient espérer la réputation de « découvreur » d'un Sven Hedin.

Les découvertes, dans le sens vulgaire du mot, ne commencèrent qu'après l'occupation de Lhassa ^ Le major Ryder et trois autres offi- ciers, escortés d'une demi-douzaine de Gourkhas, remontèrent le Tsangpo dont le cours était presque totalement inconnu en amont du Kyi-chu, franchirent en plein hiver le faîte lacustre qui sépare ses sources du Sutlej, visitèrent Gartok et arrivèrent le 11 janvier 1905 à Simla, après un trajet de près de 1300 km. ^ Pour la première fois, la vallée du Brahmapoutra put être figurée avec certitude entre 85^ et 88'' E Gr. ; on acquit enfin quelques notions positives sur son grand affluent, le Kaga Tsangpo, et sur le complexe montagneux, troué de cavités lacustres, qui domine de 1 500 à 1 600 m. le thalweg des deux rivières. Encore la planimétrie ne fut pas très considérable- ment modifiée. Entre les levés du major Ryder et la carte publiée en 1904 par M'^ G. Schmidt*, l'écart maximum n'atteint que 10 minutes de latitude pour le dessin du Brahmapoutra.

Et pourtant, même comme topographie, les résultats géographiques de la «Tibet Frontier Commission» sont loin de justifier le désappoin- tement que, paraît-il ^ ils ont causé en Angleterre. Autre chose est de connaître un pays par des descriptions de voyageurs, même par les

1. Hue, Souvenirs cVun voyage dans la Tartarie, le Tliibet et la Chine pendant les années 1844, 1S45 et 1846. Paris, 1850. 2 vol. in-8.

2. On (lut malheureusement ajourner l'expédition qui devait visiter les gorges mystérieuses du Brahmapoutra dans sa traversée de l'Himalaya. M'' L. A. Waddell (ouvr. cité, p. 434 et suivantes) nous a rapporté la relation du seul voyageur qui s'y soit aventuré, l'agent indigène R-P. En s'encaissant, la vallée deviendrait de plus en plus fertile, le nz môme y prospérerait; mais elle est en grande partie inhabitée. En eflet, les Tibétains n'ont jamais pu soumettre les tribus sauvages réfugiées dans les forêts dont les versants sont couverts.

3. G. H. D. Ryder, art. cité, p. 378-391. Nous n'insisterons pas sur le récit de l'expédition, qui figure dans la Chronique des Annales (XIV, 1905, p. 187-188).

4. G. SciiMiDT, Karle des millleren Telles von Siid-Tibet, 1 : ± 000 000. Accompagne Tarticle de Emil Scfilagimweit, Tibet [Petermanns Milt., L, 1904, p. 107-112, pi. 7).

5. G. H. D. Ryder, art. cité, p. 369.

LE TIBET MÉRIDIONAL. 35

carnets d'agents exercés à se servir de quelques instruments topogra- phiques comme l'étaient certains poundits * ; autre chose est le figuré de cette région par des levés suivis, basés sur la triangulation des principaux sommets. C'est ce figuré qui est maintenant possible. Le travail régulier du major Ryder et de ses aides, quoique entrepris dans les pires conditions climatiques, a tracé le canevas s'intercaleront les itinéraires des agents indigènes. Les séjours de la Mission à Kampa Dzong, Gyangtsé et Lhassa leur donnèrent le temps nécessaire à la mesure de plusieurs bases, à la fixation des principales mailles de la triangulation qui unit l'Inde et les villes du Tibet central. De nom- breuses altitudes furent déterminées, soit directement, soit par les méthodes géodésiques"^. Les levés comprennent, dans le territoire par- couru par les troupes anglaises, 43 000 kmq. ; ils s'étendent sur plus de 100 000 kmq. dans les régions traversées par la mission Ryder^ On comprend de quel intérêt sera pour la géographie physique la publication de ces travaux dans les cartes à grande échelle de r « Indian Survey » .

III. LE PAYS ET SES HABITANTS.

Avec la topographie du Tibet méridional, c'est la nature physique, la vie de ses habitants que nous nous représentons aujourd'hui avec quelque précision, grâce aux descriptions et aux photographies de MM" Perceval Landon et L. A. Waddell, grâce aussi aux recherches de spécialistes comme le géologue de la Mission, M'" H. H. Hayden^. Mal-

1. Encore beaucoup d'entre eux, soit par ignorance, soit par crainte d'éveiller les soupçons, ont traversé le Tibet sans faire de levés. Avec quel soin, et parfois quelle défiance, les documents des poundits doivent être critiqués par le Survey, c'est ce qu'a montré le colonel Goue dans Ja discussion qui a suivi la conférence du major Ryder à la Société de Géographie de Londres. (G. H. D. Rydkr, art. cité, p. 393.)

2. Les corrections sont parfois assez importantes. Si on compare la carte Ryder avec la carte 62 de l'Atlas Stieler, parue en 1902, on trouve pour l'altitude du Yamdrok-tso (Jamdok) 4 372 m. au lieu de 4 210; pour celle du Tsangpo, au confluent du Ryi-chu, 3 510 m. au lieu de 3440.

3. L'échelle de ces levés fut de 4 pouces au mille (1 : 2o3 440 ; d'autres, plus détaillés, furent faits dans la vallée de Ghumbi, aux environs de Gyangtsé et de Lhassa, et l'itinéraire de l'armée fut dressé à 1 : G3 360. (C. II. D. Uydeh, art. cité, p. 378.)

4. H. H. IIayden, Vreliminary Note on tlœ Geologtj of Uie Provinces of Tsanq and Û in Tibet {Records Geol. Survc'!/ of India, XXXII. part ii, 190;i, p. 100-174, carte à 1 : 2 060 000). Le résultat le plus nouveau est l'énorme extension des terrains jurassiques (schistes et, accessoirement, calcaires, grès ou quartzites), très forte- ment métamorphisés, qui constituent presque seuls le sous-sol du Tibet méri- dional, à la réserve d'une cuvette entre Rampa Dzong et Tuna. Ils s'a[)puiout au Sud sur la bande cristallophyllienne (granité feuilleté) s'élèvent les sonunots les plus hauts de l'Himalaya. Au contact, ils se traduisent dans la topographie par des formes plus basses. Dès le Tsangpo apparaissent à la surface les massifs gra- nitiques; ils interrompent, dans le bassin du Kyi-chu, la continuité dos schistes jurassiques, qui semblent se prolonger jusque vers le Tengri-nor, l'on a note la présence du Crétacé.

36 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

gré les iiulications, un peu brèves il est vrai, de Sarat Chandra Das% on se figurait encore trop souvent cette région comme une terre inhos- pitalière, couverte de glaces, l'air raréfié devait manquer aux pou- mons des quelques misérables pâtres qui s'obstinaient à vivre dans ces solitudes. Cette image n'est que trop exacte pour le Centre et le Nord du Tibet, pour ces steppes désolées, d'une altitude moyenne de 5 000 m., que nous a révélées Théroïsme de Dutreuil de Rhins. Mais le (( pays des rivières », aux environs de Gyangtsé, de Shigatsé et de Lhassa, est apparu aux officiers anglais comme sillonné de vallées assez fertiles, bien cultivées par une population relativement dense. Dans l'ensemble, dit Sir Frank Younghusband, le Sud du Tibet est aussi riche que le Kashmir ou le NépaP; nous pourrions ajouter que le Kan-sou et le Sseu-tch'ouan occidental. D'ailleurs, pour qu'il s'y soit formé une civilisation qui a ses lettrés et ses artistes, pour que sur une population totale de 3 millions, 500 000 Tibétains puissent vivre dans l'oisiveté des immenses monastères ^ il faut, de toute nécessité, que le pays ne soit pas impropre à toute activité économique. 1^ Le climats Évidemment, ce n'est pas une terre promise et on n'y conçoit guère une colonisation européenne. Lhassa est à 3 550 m. de hauteur, Shigatsé à 3 9^20, Gyangtsé à A 000, Phari à 4- 350. A ces alti- tudes, les influences marines relativement proches n'adoucissent plus les froids très vifs de l'hiver. Dès septembre, la moyenne des minima est descendue à Kampa Dzong (4 025 m.) à 0*^,6 C. : il a donc gelé dès ce mois. A Phari et à Tuna, la température nocturne, l'hiver, était fré- quemment de 27°. Le minimum absolu constaté par la mission Ryder fut de SI**; par le capitaine T. B. Kelly, de 32^ sur le Tang-la. La rigueur de la mauvaise saison est aggravée par la force et la fréquence des vents qui, descendant des steppes septentrionales, ou même remontant les vallées du Sud, enveloppent les villages dans des tourbillons de neige et de poussière '\ L'expédition anglaise souffrit moins, dans sa traversée des chaînes bordières, des difficultés du ter- rain et de l'altitude ^ pourtant considérable (4 640 m. au Tang-la), que

1. Sarat Ghanura Das, Journey to Lhasa and Central Tibet ^ edited by W. W. RocKHiLL (voir Xlb Bibl. 1902, 574), notamment p. 83, 144, 216, 234.

2. Sir Frank Younghusband, art. cité, p. 481.

3. Chiffres de F. Grenard, Le Tibet, Le pays et les habitants (voir XIV" Bibl. 1904, 593), p. 228 et 339.

4. Nous avons les observations : du capitaine W. F. O'Gonnor, pendant le séjour de la Mission à Kampa Dzong {Papers relating to Tibet [Cd. 1920], p. 271 et sujv.); du capitaine T. B. Kelly, du 6 novembre 1903 au 30 septembre 1904, le long de l'itinéraire de la mission. (L. A. Waddell, ouvr. cité, p. 455-467 ; voir aussi p. 139.)

5. Ge fut le cas durant l'hivernage d'une partie de la mission à Tuna. (Sir Frank Younghusband, art. cite, p. 487.)

6. De curieuses observations ont été faites sur le mal des montagnes. On a constaté que, très pénible parfois entre 3 600 et 4 500 m., il tend à s'atténuer si l'on continue l'ascension. A 6 000 m. d'altitude, la marche, même avec des far- deaux, était possible.

LE TIBET MÉRIDIONAL. 37

de ces terribles ouragans. Et pourtant, les Tibétains ne connaissent point en hiver l'oisivelé absolue de certaines vallées alpines. La neige, moins abondante (car l'hiver semble la saison sèche ^), ne les réduit pas à s'enfermer dans leurs cabanes. En février, par un froid très vif mais sec, Sarat Ghandra Das les voyait occupés au dehors à ramasser de l'argol, à soigner leur bétail ^ L'hiver est même la saison du com- merce, car alors la récolte est faite et les villages présentent plus de ressources; les routes, trouées de fondrières l'été, offrent un sol con- sistant à la marche des caravanes qui viennent échanger le sel des plateaux du Nord contre les céréales du <( Tibet des rivières » ^

Au printemps, le réveil de la végétation semble très brusque; en quelques jours, l'aconit, les saxifrages avivent de couleurs fraîches les teintes grisâtres du « scrub » d'absinthes. Dans la vallée de (iyangtsé, en mai, le gazon reverdit, les bourgeons de saules et des peupliers s'entr'ouvrent et bientôt fleurissent les buissons d'aubépines et d'églantiers, parmi les champs l'orge commence àpoindre*. Au fort de l'été, la température s'est élevée jusqu'à ^0°,5, le 11 juillet, à Gyangtsé; aussi les noyers, même les pêchers et les abricotiers, portent des fruits dans les vergers qui bordent les villages du Tsangpo, à 3500 m. de hauteur.

Les pluies suffisent à entretenir dans les vallées une végétation flo- rissante. La réputation de sécheresse du Tibet s'explique sans doute par l'extrême clarté de son ciel, par l'éclat d'une lumière qui accuse les arêtes des collines dénudées alors que la mousson obscurcit de nuages pluvieux les vallées boisées du Sikkim; mais son climat n'est pas plus sec que dans le Sud, malgré la légende. Les vents de mousson fran- chissent les passes, relativement larges et peu élevées, sans que cette ascension les ait totalement desséchés. Ils arrosent la vallée de Shi- gatsé de la mi-juin jusqu'en octobre ^ En juillet, une forte averse tombe presque chaque jour; en août, il pleut presque constamment à Lhassa et la ville est tout embrumée % soit des nuages venus du Sud, soit des vapeurs qui s'élèvent des marais voisins. En somme, les précipitations annuelles peuvent atteindre la valeur proposée par Sir Frank Younghusband : 500 à 750 mm. \ On s'expli(iue dès lors que des vallées comme celle du Kyi-chu aient rappelé à des Anglais la fraîcheur de leurs prairies ^

1. Dans les vallées, on observe rarement plus de O^jSO de neige. Par contre, la neige peut tomber à Gyangtsé même pendant les mois dété, et le 0 août 190;i. le Karo-la en avait encore O^jôû. (L. A. Waduell, ouvr. cité, p. 407.)

2. S.vuAT Ghandra Das, ouvr. cité, p. 113.

3. Idem, p. 8."). L. A. Waddkll, ouvr. cité, p. 212, 477.

4. PiîHCEVAL Landon, L/iiifid , I, p. 418.

5. L. A. Waddell, ouvr. cité, p. 467.

6. C. H. I). IIyueh, art. cité, p. 374 et 37o.

7. Sir FuANK VouNoiiusnAND, art. cité, p. 488.

8. Pekceval Landox, Lhasa, II, p. 140. Voir (II, p. 141) une vue dun de ces prés

38 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Malheureusement, le Tibet s'assèche, comme le Pamir, comme sans doute le Turkestan chinois. Les glaciers sont en recul très mar- qué. Aux environs de Tuna, on trouve leurs anciennes moraines à plusieurs milles de leur front. On distingue une ceinture de terrasses, autour de plusieurs de ces lacs des plateaux, que jadis les glaciers ont creusés dans le roc ou retenus derrière leurs dépôts ^ Le Bam-tso, le Yamdrok-tso se contractent, laissant autour d'eux une ceinture de fondrières salées'^; en décembre, Sarat Ghandra Das a vu le lac Tsomo presque à sec, et transformé en une immense prairie ^ De même, la mission Ryder a trouvé des terrasses relativement récentes au-des- sus de l'ancien déversoir du Lagong-tso. Le Manasarowar, le lac sacré, ne s'écoule plus vers l'Ouest qu'au moment des pluies et de la fonte des neiges, de juin à septembre. Les sources du Sutlej sont actuel- lement distinctes du complexe lacustre naissait jadis cette rivière*. L'assèchement du Tibet serait peut-être une des causes de la dépo- pulation de certaines plaines, comme celle du Bam-tso, jonchée de ruines de maisons ^

Les plateaux. Bien qu'élevés de 4 000 à 5 000 m., ils opposent rarement à la végétation ou la barrière des neiges, en raison de la sécheresse de l'hiver, ou l'obstacle d'un relief trop abrupt. Entre l'Himalaya et Lhassa, ils ne semblent accidentés que de collines usées et arrondies, d'une faible altitude relative. De Kampa Dzong les caravanes passent sans difficultés dans la plaine du Kala-tso et la vallée de Gyangtsé^ Le faîte qui sépare le Kiang-chu du Tsangpo s'abaisse au Karo~la en un plateau large de 5 milles, sans neige en juillet ^ Les hauteurs à pic, les falaises, les rochers n'apparaissent guère que sur le versant des vallées. En somme, les rivières, trop éloignées de leur niveau de base, trop peu nombreuses, n'ont pu sculpter profondément ce pays et l'assèchement ralentit leur œuvre.

L'arbre est presque une rareté à une telle altitude. Souvent il reste conûné aux premières pentes des vallées. Ainsi les pins, et plus haut les bouleaux, forment comme une galerie le long de l'Ammo- chu, jusqu'à 4 050 m. ; puis ils disparaissent jusqu'à Samada, au N du

à demi boisés, parfois d'énormes saules (phot., p. 129). Il est aussi significatif que le bambou croisse en fourrés de 8 m. de haut dans les environs de Lhassa. {/6ùZ.,p. 262.)

1. H. H. IIayden, méni. cité, p. 167.

2. L. A. Waddkll, ouvr. cité, p. IGl.

3. Sahat Ghandha Das, ouvr. cité, p. 244.

4. C. H. D. Ryder, art. cité, p. 388.

5. Perceval Landon, Lhasa, I, p. 162. Toutefois le colonel Waddell, qui signale ce dépeuplement conmie un phénomène général au Tibet, l'explique par des raisons purement historiques : développement du monachisme, polyandrie, ravages de la petite vérole. (Ouvr. cité, p. 470.)

6. Captain W. F. O'Connor [Papers relaiing to Tibet [Cd. 1920], p. 238).

7. Sarat Ghandra Das, ouvr. cité, p. 129.

LE TIBET MÉRIDIONAL. 39

Kala-tso, ce fut une joie pour la mission de revoir la silhouette chétive d'un saule ^ L'une des principales difficultés de tout voyage, à plus forte raison d'une expédition militaire, est dans l'extrême rareté du combustible ; une armée allant de Kampa Dzong au Kala-tso devrait en emporter pour quatre jours. Malgré la rigueur des hivers, les Tibé- tains n'allument de feu que pour préparer leurs aliments. Dans une faible mesure, on pourrait utiliser les broussailles, qui s'élèvent fort haut; le scrub d'armoises alterne avec les marécages sur la lisière septentrionale de l'Himalaya^; entre Gyangtsé et le Yamdrok, on traverse, vers 4 250 m., des buissons de genévriers de 1"\80 à 3 m. Dans cette région du Karo-la, M'^ Waddell pense que les broussailles remplacent la forêt ; ici aussi, il y aurait eu déboisement et destruc- tion des arbres, partout il était possible de les charrier jusqu'aux villages ^ La « formation végétale » la plus importante, ce sont les steppes et les prairies alpines, qui montent jusqu'à 5100 m. sur cer- taines pentes^. Leur étendue suffit à la nourriture de grands herbi- vores sauvages : l'hémione ou kiang, qui vit par groupes de 10 à 30; plusieurs espèces de moutons et de gazelles. Nous avons déjà indiqué la valeur de ces pacages dans l'économie du pays ; les voyageurs ont rencontré jusque sur le Karo-la des yaks qui, très résistants, très rustiques, paissent à ces altitudes de 4 500 m., sans même un abri pour la nuit. Les troupeaux de moutons, de chèvres semblables à celles du Kashmir, sont très nombreux, et pourraient encore être augmentés, si l'on provoquait l'exportation des tapis tibétains \ Le Haut Tibet n'est donc pas un pays totalement improductif.

3'' Les vallées. La vie ne s'en concentre pas moins dans les vallées, mieux irriguées, et surtout plus abritées, plus chaudes. En juin, M"" Waddell a noté le contraste de la température entre la plaine inclémente du Yamdrok et les berges du Tsangpo où, sous un soleil ardent, c'était la vie et l'animation joyeuse d'un beau jour d'été ^ seulement il y a place pour la culture, abstraction faite du pourtour de certains lacs. Encore n'est-ce point sur toute l'étendue de ces val- lées, dont le régime des eaux contrarie l'aménagement par l'homme.

Jadis occupées à leur origine par les glaciers, auxquels elles doi- vent leur forme en U et leur largeur \ elles présentent souvent une

1, Pehceval Landon, Lhasa, I, p. 116, 121, 167.

2. Gaptain W. F. O'Gonnoh, mém. cité, p. 237, 246, 280. '^. L. A. Waddell, ouvr. cité, p. 186.

4. Dans les montagnes situées entre le Tsangpo et son affluent le Raga. (C. H. D. Rydeii, art. cité, p. 383.)

T). Sur la faune;, voir les études de M' L. A. AVaddell (ouvr. cité, p. 478-490), et du capitaine II. .1. Walton {Notes on tke Nalunil llislory of Southern Tibet, dans Peuceval Landon, Lhasa, ï, p. 391-410).

6. L. A. Waddell, ouvr, cité, p. 307.

7. Vues lypiqucs de la vallée du Kiang-chu près do Mcnza. dans Perceval Landon, Lhasa, I, p. 165, 167; des vallées du Ivaro-la, p. 2o3, 274.

40 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

succession de bassins et de gorges qui provient sans doute de l'iné- gale dureté des roches ^ Le travail d'érosion, qui les a fait descendre au Nord jusqu'à plusieurs centaines de mètres en contre-bas des pla- teaux, semble très ralenti aujourd'hui. Sans pente très sensible, sans régularité dans leur régime, les rivières n'ont plus assez de force pour entraîner les éboulis de leurs versants et les cônes de déjection laté- raux derrière lesquels se forment des marais. Sauf pendant les crues assez courtes de l'été, elles ne roulent que de minces filets d'une eau boueuse, qui divague au milieu d'un lit large et plat, entre d'innom- brables îles d'alluvions sablonneuses que remanient sans cesse les eaux et le vent '\ Même le régime du Tsangpo, au confluent du Kyi-chu ^, porte la marque de cette sénilité. A la fm de juillet, quelques semaines avant les crues, ses eaux jaunes se divisaient à travers une série de bancs et d'îles sur un mille de large; les berges ébouleuses de son lit mineur sont à demi fixées par des buissons de genêts et d'ajoncs, et parfois plantées de bosquets de saules, de peupliers ; plus loin du fleuve, les cultures s'étendent jusqu'aux placages de sable, formé d'arène gra- nitique, que le vent accumule çà et sur les versants, parfois sur 270 m. de hauteur '^. Les actions éoliennes ne sont pas rares, en effet, dans ces vallées. Les ouragans dessèchent et soulèvent les masses de sédiments meubles que les rivières laissent à découvert; ils obstruent les cours d'eau, créent dre nouveaux marais et parfois envahissent les villages. A Samyé, sur le Tsangpo, à 80 km. en aval du Kyi-chu, les sables ont déjà enseveli plusieurs temples, et près de là, à Chincho- ling, les maisons n'en sont protégées que par des murs de barrage ^ Les bassins du haut Tsangpo sont aussi entrecoupés de dunes et d'étangs aux contours variables **.

Entre ces marécages et ces sables, on voit se restreindre singulière- ment la place de la culture, confinée aux parties des vallées le sol est fixé et ferme. Et là, par une sorte de paradoxe, il fallait lutter contre la sécheresse. Soit par suite de la brièveté de la saison des pluies, soit que la terre sablonneuse soit trop perméable, partout l'irrigation s'impose.

1. Tel semble être le cas pour le défilé de l'Idole Rouge, la carte de M' Hayden montre le Kiang-chu engagé dans un pointement de granité gneissique au milieu de couches jurassiques moins résistantes.

2. Les photographies de la plaine de Gyangtsé (Perceval Landon, Lhasa, I, p. 294 et 295) sont caractéristiques : les collines qui entourent la ville dominent un lacis inextricable de ruisseaux, de dunes, de marais et de champs.

3. Dans cette région, le Tsangpo a établi son thalweg dans les granités feuilletés. M' Hayden fait remarquer que les schistes jurassiques voisins, plus friables, sont pourtant moins désagrégés sous l'action des variations diurnes de température; l'érosion, par suite, y serait plus lente. (Mém. cité, p. 168.)

4. Perceval Landon, Lhasa, II, p. 110 et suiv.

5. Sarat Chandra Das, ouvr. cité, p. 224 et 234.

6. C. H. D. Ryder, ouvr. cité, p. 384 et 387, et phot. p. 383.

LE TIBET MÉRIDIONAL. 41

Cette exiguïté du sol arable, cette nécessité de remédier à l'excès ou à l'insuffisance de l'eau ont fait du paysan tibétain un travailleur minutieux, capable d'un effort patient et réfléchi. L'expression d'exploitation intensive n'est point déplacée pour cette plaine de Gyangtsé qui rappelait à M'" Perceval Landon le « high farming » du Berkshire ^ Pas un pouce de terre n'était perdu dans ces champs si petits, d'un acre au plus, jardines plutôt que cultivés. En mars, on voyait les charrues, attelées d'un ou deux yaks, préparer la terre brune, soigneusement irriguée, à recevoir l'orge qui est la céréale dominante, sans doute en raison de la brièveté de sa période végéta- tive. Près de Kampa Dzong, il donne 50 grains pour 1 -, et celte région n'a pas la fertilité des alluvions du Tsangpo et de ses affluents, le Kyi, la rivière de Gyangtsé dont la vallée, d'après Sarat Chandra Das, s'appellerait « le pays des bonnes choses » (Nyang, « the land of delicacies » ^).0n y cultive le millet, parfois le blé, des légumineuses, une variété de moutarde qui fournit l'huile; çà et là, des vergers de noyers, même de pêchers, alternent avec des bosquets de saules ou de peupliers que l'on plante, sans doute, à cause de l'insuffisance du com- bustible ou du bois d'œuvre *. L'hiver ramène dans les vallées la plu- part des troupeaux de yaks, de moutons, de chèvres, de poneys, de mulets, dont le nombre imprime à la richesse de ces villages un caractère à demi pastoral.

L'hiver est aussi la saison du travail industriel. Si le Tibet ignore presque totalement la métallurgie, on file et on tisse un peu partout la laine des moutons et des chèvres. Il y a même de véritables manu- factures de tapis ^, fabriqués par les serfs des lamas qui entretiennent aussi dans leurs monastères des peintres de fresques, des enlumineurs, des joailliers et des sculpteurs.

4*^ Les groupements humains. Nous ne possédons encore, mal- heureusement, que d'assez vagues descriptions de voyageurs vite rebutés par la saleté des villages tibétains ^\ les photographies sont nos meilleurs documents.

Les procédés de construction sont restés assez grossiers. Parfois on empile simplement des mottes de gazon ou des briques séchées au

1. Perceval Landon, Lfiasa, I, p. 233 et suivantes. Voir aussi, p. 401 et dans L. A. Waddeli,, p. 234, des photographies représentant les yaks de labour, énormes et bas sur pattes, la tête surmontée d'un immense plumet.

2. Captain \V. F. O'Connor {Papers relalhuj to Tibet [Cd. 1920], p. 24i^.

3. Sahat Ciiandka Das, ouvr. cité, p. 83.

4. Sauat Chandra Das affirme que l'on porte jusiprà Lhassa, en caravanes de yaks, le bois des collines qui dominent le Tsangpo, à 22 milles K du conllucnt du Ryi-chu (p. 221).

5. Sur le développement possible de cette industrie, voir Perceval Landon, Lham, I, p. 228.

6. La plus précise et la plus synthétique est celle de NP F. Grenard. ouvr. cité, p. 247. Voir aussi Perceval [Landon, Uiasa, L p. 128; II. p. 20j. 232: L. A. Waddell, ouvr. cité, p. 100, 2H, SrJO.

42 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

soleil, quand on ne se contente pas du pisé K le granité, ou les bancs de grès et de quartzites intercalés dans les schistes jurassiques, fournissent des matériaux i)lus résistants, on les taille à peine. Môme dans les principaux édifices de Lhassa, le Potala et le Jokang, nulle part la pierre n'est sculptée ou même ornée d'une moulure.

Gomme forme et comme disposition intérieure, le type primitif nous semble celui que M'' Perceval Landon décrit à Phari ^ : construc- tion carrée et massive, assez haute, à un ou deux étages; ouvertures rares et étroites; toit plat, percé d'un trou par s'échappe la fumée d'argol qui dépose à l'intérieur une épaisse couche de suie. Le rez-de- chaussée est occupé par l'étable et on loge aux étages supérieurs; dans les maisons les plus misérables, il n'y a que deux pièces, l'une servant de chambre, l'autre de cuisine avec un foyer sans cheminée. Quelles sont les influences ethniques ou naturelles qui ont déterminé ce type spécial, si différent de ces habitations à aspect de chalets alpins que Ton trouve à quelques kilomètres de Phari, près de Chumbi^ c'est ce qu'il nous est difficile de préciser. Notons seulement que la rareté des fenêtres et leur absence près du sol s'expliquent assez bien par le manque de solidité de ces murs que le bois, trop cher, ne soutient pas toujours; dans d'autres cas, on pourrait invoquer les nécessités delà défense dans ce pays qui fut longtemps livré à l'anar- chie féodale. Il est plus singulier de trouver ici un toit en terrasse, trojé d'une large ouverture qu'un auvent très réduit protège à peine des vents dominants*. Sans doute, il ne tombe pas assez de neige l'hiver pour surcharger ce toit, et l'été est assez chaud pour imposer un dispositif de pays méditerranéens ou subtropicaux.

Dans les villes plus prospères, soit par la fertilité de leur cam- pagne comme Gyangtsé, soit par l'affluence des pèlerins comme Lhassa, le type initial est plus compliqué, plus orné\ Les bâtiments, moins hauts et plus étendus, entourent une cour intérieure; sur trois cotés, ils forment une galerie ouverte séjourne le bétail ; la dernière face du quadrilatère sert d'habitation, avec, au premier étage, une salle de réception donnant sur une vérandah. Les murs, percés de nombreuses fenêtres, s'étayent de pilastres. La teinte blanche qui les couvre se diversifie de larges bandes verticales, de couleur rouge,

1. Voir dans Perceval Landon, Lliasa, II, p. 213, une photographie d'un de ces curieux murs en cornes englobées dans l'argile, que les voyageurs ont signalés depuis longtemps à Lhassa.

2. Perceval Landon, Lhasa, I, p. 128 et suiv.

3. Voir les photographies de Perceval Landon, Lhasa, I, p. 97, 99, 101, 103; de L. .V. Waddell, ouvr. cité, p. 84. Ce type sans terrasse, à toit incliné et surplom- bant, s'explique peut-être par la plus grande abondance des neiges dans la vallée inférieure.

4. Perceval Landon, Lhasa, I, phot. p. 207,

5. Idem, i/nd., phot., I, p. 170, 171 ; II, p. 206, 233, 237, 241; L. A. Waddell, ouvr. cité, phot. p. 424, 428.

LE TIBET MÉRIDIONAL. 43

bleue ou brune. Il y a vraiment une recherche d'art, maladroite sans doute, mais qui contribue à donner à certains quartiers de Lhassa, autant que nous pouvons en juger par des photographies et de mau- vaises aquarelles, comme un aspect de cité méditerranéenne, avec leurs hautes constructions, leurs portiques, leurs terrasses et leurs couleurs vives ^

Et, comme pour justifier ce rapprochement avec les villes de notre antiquité, c'est autour d'acropoles, d'oppida que ces maisons sont groupées. Si les paysans se dispersent parfois pour rester plus près de leurs champs ou parce que le relief impose l'éparpillement en hameaux, les groupements urbains sont ramassés, contractés autour des « dzong » , les citadelles des principicules qui perpétuèrent l'anarchie au Tibet. Ces anciennes forteresses s'élèvent sur les derniers contre- forts des montagnes-, ou bien elles sont juchées sur ces pitons que l'érosion a souvent laissés en saillie au milieu des vallées plates. A leur pied s'abritent les habitations, qui derrière ces masses cherchent protection contre les pillards de la steppe ou peut-être, parfois, contre les ouragans. Tel Phari, qui, à 4 350 m., pourrait bien être « la ville la plus haute l'on mange du pain » ^; tel Gyangtsé, blotti dans un amphithéâtre de collines dont la plus élevée rappelle à tous les voyageurs notre Mont Saint-Michel, par son isolement, ses fortifica- tions, la concentration de la vie à son sommet^. Tel aussi Lhassa.

Les photographies de Tsybikov'^ et des Anglais*^ nous ont rendu familière la ville mystérieuse '.

Nous la voyons étalée au pied de deux collines isolées, dont la plus haute porte le monastère résidait le Dalaï Lama, le Potala, qui suscite invinciblement l'image de l'acropole d'Assise. Autour des maisons, souvent basses et sales, des Tibétains et des Chinois qui ici aussi ont leur quartier, se déroule le Lingkor, le chemin sacré que parcourent les processions. Plus loin, c'est l'immense vallée maréca- geuse, longue de 25 km. et large de 3 à 8, le Kyi-chu se ramitie entre les dunes; çà et là, des villas, des hameaux entourés de bou- quets de peupliers, des villages serrés entre les éperons des mon- tagnes et qui n'ont pu encore donner à cette vaste dépression trop humide la fertilité de la « plaine de lait » de Gyangtsé.

1. Voir dans Perceval Landon, Lhasa, II, p. 247, une photo^rraphie d'une rue montante de Lhassa, les balcons, les nombreuses fenêtres ombragées d'auvents et de stores, justifient la légende : « The white, Italian-like, houses ».

2. Kanipa D/.ong. Phot. dans Perceval Landon, Lhasa, I, p. 40.

3. Idem, ibid., 1, phot. p. 126, 121.

4. Idem, ibid., I, phot. p. 194, 19ri, 206, 207, 217.

TJ. Voir XIII" Bibl. 1903, n" GOO. Sur les albums d'épreuves originales qui existent à Paris, voir J. Denikeh, art. cité, p. 104.

('). Voir surtout Pkrcevai. Landon, Lhnsn, II, phot. p. 165, 186-187. 207. 281. 2Sti.

7. Le major C. II. 1). IIydek et le capitaine II. M. Oowie ont uumuo pu eu lever un plan à 1 : 10 560, publié à 1 : 30 000 dans Ryder, art. cité, pi. ii.

Ai GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

5"^ Les relations du Tibet. Toute cette vie locale ne s'isole pas jalousement dans le monde asiatique. Sans doute, le Tibet n'a pas joué entre les civilisations de l'Inde et celles de la Chine le rôle d'intermé- diaire auquel semblait le prédestiner sa situation géographique. Sauf sous les empereurs qui de 622 à 842 essayèrent d'y créer un État, ce fut un pays peu sûr, trop morcelé en bassins chaque roc devenait la citadelle d'un féodal pillard, trop exposé aux coups des brigands de la steppe. Il fut évité par ces moines chinois qui allaient visiter les villes saintes du Kaboul et du Gange par le Turkestan et les routes paradoxales du Pamir ^ Mais, au xiii^ siècle, il commence à passer sous la domination des lamas; métropole de l'une des deux églises qui se partagent le monde bouddhique, Lhassa attire les pèlerins, et sur leurs traces, les marchands. Des routes l'unissent dès lors à Si-ning et Lan-tcheou, à Ta-tsien-lou, à Li-kiang, à l'Inde par le Népal et le Sikkim et la vallée de Ghumbi, enfin au Ladakh^ Les voies consis- tent le plus souvent en de simples pistes oij, pendant les pluies de l'été, les caravaniers doivent faire passer un à un leurs yaks et leurs mules ^ Pourtant on peut signaler les indices d'un effort pour faciliter les voyages. Certaines plaines marécageuses, comme celles de Lhassa, sont sillonnées de chaussées surélevées. Dès le xv^ siècle, un pont fut construit sur le Tsangpo à l'endroit le traversa l'expédition*. Des bacs franchissent le fleuve en des endroits assez rapprochés. Dans les contrées désertes de la haute vallée, la mission Ryder rencontra des relais l'on change les attelages tous les quatre ou cinq jours en allant à Gartok ^

Cette activité commerciale va-t-elle se développer, et l'intervention anglaise marquera-t-elle, au profit de l'Inde, une date dans la vie économique du Tibet? Tout optimisme serait déplacé. Il n'y a pas de place pour une colonisation européenne ; les terres de culture, fort restreintes et très morcelées, suffisent à peine aux paysans. Peu ou point de richesses minérales qui attirent les immigrants, du moins dans les régions actuellement connues. Les environs de Lhassa, malgré la légende, ne renferment pas de mines de houille; les pierres précieuses que sertissent les joailliers paraissent toutes importées, peut-être de Ceylan et de la Birmanie ; les « graviers aurifères » du Tsangpo n'ont donné à l'essai que la valeur dérisoire d'un demi-penny

1. Voir Éd. Chavannes, Les voyageMrs chinois (Madrolle, Chine du Sud et de l'Est, Paris, 1904), p. v-xxvii, 1 pi. cro({uis des itinéraires.

2. Sur le tracé et l'importance de ces routes, voir F. Grenard, ouvr. cité, p. 294-298.

3. C'estce que dut faire l'expédition anglaise de Gyangtséà Lhassa, en juin 1904 (L. A. Waddell, ouvr, cité. p. 282.)

4. Idem, ibid., p. .312.

o. G. H. D. Ryder, art. cité, p. 385.

LE TIBET MÉRIDIONAL. 45

par tonne ^ 1 En échange delà laine, qui restera sans doute le principal produit d'exportation, l'Angleterre donnera ses cotonnades, sa quin- caillerie ; elle essaiera de remplacer par le thé de Geylan le mauvais thé en briques de Ta-tsien-lou. Mais ce trafic sera-t-il bien rému- nérateur? D'une part, le peuple est misérable ^ et ne peut acheter beaucoup; resté dans une condition voisine du servage, le paysan entretient, par les redevances, les réquisitions, la corvée, un lama par deux habitants mâles ^ sans compter l'aristocratie laïque. D'autre part, le commerce extérieur se fait par l'intermédiaire onéreux des principicules, des abbés, des fonctionnaires, qui centralisent les pro- duits de l'industrie de leurs vilains, équipent les caravanes et entre- tiennent des agents dans les marchés lointains. Joignant une autorité quasi féodale à la puissance de leurs capitaux, ils possèdent un mono- pole de fait qui rendra difficile aux négociants étrangers toute relation directe et fructueuse avec la masse du peuple. Enfin, le traité de paix du 7 septembre 1904 ne permet l'accès aux sujets britanniques que de trois marchés : Yatung, Gyangtsé et Gartok^. En somme, si l'Angleterre a écarté du Tibet toute influence étrangère, elle ne semble avoir qu'entr'ouvert à la circulation générale ce pays, plus fermé par l'eflort de sa théocratie que par l'obstacle de ses montagnes. Nous commençons seulement à percer le mystère de ces oasis de vie éparses au milieu des solitudes de l'Asie Centrale.

Jules Sion,

Agrégé d'histoira et do géographie.

1. H. H. Hayden, art. cité, p. 169 et 172. M-^ L. A. Waddell indique l'existence de plusieurs placers, mais dans des régions complètement inexplorées (p. 414).

2. Sur l'état social du Tibet, voir F. G renard, ouvr. cité, p. 271 et suiv. ; sur les procédés commerciaux, p. 289 et suiv.

3. Chiffre de L. A. Waddell, ouvr. cité, p. 470.

4. Texte du traité dans Papers relating to Tibet [Gd. 2370], p. 271-273. La Chine a donné son adhésion le 8 avril 1906. [Bull. Comité Asie fr.,\], 1906, p. 310- 311.)

46 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

ÉTUDES SAHARIENNES

Premier article (Carte, Pl. I)

I. l'oued messaoud.

Dans la partie orientale de notre Sahara Algérien, le réseau des oued quaternaires est bien et assez anciennement connu. De Duveyrier au commandant Roudaire et à Foureau, une série de voyageurs ont dessiné sur nos cartes un ensemble cohérent et détaillé, le bassin de rigargar. Encore bien que çà et le vent et le sable aient effacé ou enfoui des tronçons d'oued, l'ensemble apparaît nettement. Deux artères maîtresses, l'O. xMya et l'O. Igargar, se réunissent pour aboutir dans une cuvette en partie plus basse que le niveau de la mer et semée de grands chotts (Melrir, etc.).

Cette cuvette a été l'objet d'études topographiques très sérieuses, et nous sommes certains qu'elle n"a jamais communiqué avec la Médi- terranée, pourtant si proche. Le seuil de Gabès ne porte la trace d'au- cune brèche. Au plus beau moment de l'igargar, lorsque « les croco- diles jouaient dans ses ondes », son bassin aurait donc été un bassin fermé, et Ton peut se croire autorisé à conclure que le Sahara quater- naire fut plutôt une steppe qu'un pays franchement humide. La conclusion est à retenir.

Dans la partie occidentale du désert, on pouvait admettre a priori que le réseau quaternaire serait aussi profondément gravé et aussi bien conservé. Aussi Test-il ; et il me semble possible d'en esquisser le dessin général.

On connaît depuis Rohlfs le tracé d'un grand oued quaternaire occidental, l'O. Saoura; depuis Igli, la Saoura est constituée par la réunion des 0. Zousfana et Guir, le lit est très net, à berges hautes et vives jusqu'à Foum el Kheneg, le fleuve s'est creusé une gorge étroite dans les grès éodévoniens^

Mais au delà les incertitudes commençaient. On savait que 10. Saoura se continuait sous le nom d'O. Messaoud, ce qui est exact; et ce changement de nom indique chez les indigènes un sens géogra-.

1. Voir É.-F. Gautieh, Sahara ovanais {Annales de Ge'orjrap/ue, XII, 1003, p. 235- 2o9; esquisse géologique à 1 : 2 000 000, pl. iv).

ÉTUDES SAHARIENNES. 47

phique exact de l'importance de Foumel Kheneg comme démarcation entre deux sections diflerentes de l'oued. Sur le cours de l'O. Mes- saoud on ne savait rien. Le lieutenant Nieger, auteur d'une remar- quable carte du Touat^ résume ainsi la question : « La carte à 1 : 2 000 000 du Dépôt de la Guerre, ainsi que celle de M'^Vuillot, accu- sent au Sud du Touat une forte sebkha dans laquelle viendraient se déverser l'oued Saoura et l'oued Djaghet. Cette sebkha est prolongée par un thalweg qui irait se perdre dans l'Erg au Sud deTaoudéni. Les renseignements que nous avons pu recueillir à ce sujet étant abso- lument contradictoires, il est impossible de conclure. Un fait reste certain, c'est que la Saoura longe le Touat, s'épanouissant en zone d'épandage^ »>. Voilà donc un fait curieux. Les anciennes cartes sont naturellement très mauvaises, dressées par renseignements; on y voit pourtant l'O. Messaoud nettement affirmé; si le dessin de son cours est très schématique, il ne s'écarte pas trop de la réalité. Le lieutenant Nieger, sur son excellente carte récente, ne se croit pas le droit de porter l'O. Messaoud, et il met en doute son existence. Notons d'ailleurs que M'^ Nieger, par sa connaissance de l'arabe et ses rapports quotidiens avec les indigènes, est aussi apte qu'aucun de ses devanciers à recueillir des renseignements indigènes, et concluons qu'il est beaucoup plus difficile aujourd'hui qu'il y a vingt ans de se renseigner sur l'O. Messaoud. Voilà encore une conclusion à retenir. A la seule inspection d'une carte topographique exacte du Touat (Nieger, Prudhomme), il semble en effet légitime de conclure que l'O. Messaoud longe le Touat. On constate en effet, en bordure des oasis, un chapelet de sebkhas, extrêmement allongées, souvent bordées à droite et à gauche, ou à tout le moins sur une rive, par des falaises d'érosion. Mais l'examen d'une carte géologique modifie déjà cette conclusion. Les palmiers du Touat longent rigoureusement une grande faille, le long de laquelle les terrains crétacés du Tadmaït viennent buter contre un horst ou un chapelet de horsts primaires. C'est manifestement cet accident qui a forcé à s'étaler et à dévier en arrière de l'obstacle les oued quaternaires descendus du Tadmaït, comme il force aujourd'hui les eaux souterraines à réapparaître à la surface du sol. Il est superflu de faire intervenir à titre explicatif l'action de l'O. Messaoud.

En fait, nous sommes aujourd'hui fixés sur le cours de l'O. Mes- saoud; les doux itinéraires de Haci Sellât et de Haci Rezegallah nous font connaître avec précision des sections importantes d«^ rO. Messaoud, dont la continuité au large du Touat n'est plus dou-

1. L' NiKciEU et. M"' des logis Renaih, Carte des odsis sahariennes, I : J."iO 000 (Paris, 1904).

2. L' J. Nie(;kii, Levé d' itinéraire {lienseiffnemenls col. et Docuincnts Comité A/'r. f'r. et Comité Maroc, XV, lOO"», p. .")3).

48 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

teuse, quoique en bien des points il subsiste des incertitudes sur le tracé exact.

De ces deux itinéraires le plus intéressant est, à coup sûr, celui de H. Rezegallah. Le long du sentier qui va de Zaouïet Reggan à H. Reze- gallah, entre les kilomètres 88 et 137, on chemine dans le lit d'un très grand oued orienté NNE-SSW. Le lit est entaillé d'une dizaine de mètres dans des couches horizontales, composées tantôt d'argiles et de grès crétacés (albiens ou néocomiens), tantôt d'argiles et calcaires carbonifériens. L'oued n'est pas complètement asséché; on y trouve, parfois en abondance, la végétation habituelle des pâturages sahariens (damran, had, etc.), et un puits dont l'eau, encore qu'un peu saumâtre, reste buvable à la rigueur, Haci Boura. Le guide Abiddin, sponta- nément, comme aussi les notables de Zaouïet Reggan, consultés au retour, affirment que c'est l'O. Messaoud, continuation de rO. Saoura. 11 est clair d'ailleurs que ces indigènes ne se placent pas au point de vue géologique, et ce n'est pas l'O. Messaoud quaternaire qui les intéresse, mais simplement l'actuel; ce qu'ils affirment, c'est que, de mémoire d'homme, certaines crues de la Saoura ont roulé dans l'O. Messaoud jusqu'à Haci Boura. Il s'agit, d'ailleurs, de mémoire de très vieil homme ; seuls les « Kebar », les anciens, auraient vu couler l'O. Messaoud. Dès le début de notre occupation, nos officiers en ont entendu parler, et le capitaine Letord fit une pointe infructueuse dans rOuest à la recherche de l'O. Messaoud. Pour un peu nébuleux que soient ces vieux souvenirs indigènes, et quoiqu'ils laissent subsister bien des imprécisions de détail, ils se trouvent confirmés par les faits. Dans la région du H. Boura, à une centaine de kilomètres Sud- Ouest du Bas Touat, il existe bien un grand oued, dans le lit duquel s'est conservée quelque humidité, et qui de son vivant coulait indubi- tablement au Sud-Ouest. Sur le sens de l'écoulement, l'examen des gorges que l'oued s'est taillées en aval d'Haci Boura ne laisse subsister aucun doute: entre les murailles de grès et d'argiles, sur environ 500 m., la dénivellation est très forte; il y a eu de véritables rapides.

C'est un fait d'autant plus intéressant que dans ces grandes plaines monotones, àl'Ouest du Touat, le baromètre ne donne pas d'indications utilisables pour déterminer le sens général de la pente. L'équilibre barométrique est très instable; le Sahara est le pays du vent, des orages secs, brusques et violents; le passage de la moindre dépression entraîne des oscillations qui vont facilement à une dizaine de milli- mètres et qui masquent tout à fait les oscillations faibles et graduelles déterminées par les changements de niveau. L'existence et l'allure de l'O. Messaoud à H. Boura est donc une indication très précieuse que la grande plaine se draine au Sud-Ouest. Le chapelet des oasis du Touat ne jalonne pas le moins du monde, comme l'on l'a cru d'abord.

ÉTUDES SAHARIENNES. 49

le fond d'une cuvette ; c'est un accident, très important sans doute au point de vue humain, comme aussi au point de vue géologique, mais insignifiant comme dénivellation, dans une grande plaine doucement inclinée au Sud-Ouest.

Que, dans cette direction, il ait existé très anciennement une tendance à la dépression dans les compartiments de l'écorce terrestre, c'est ce que semblerait indiquer la constitution géologique du sol. La continuité des dépots infracrétacés est simplement interrompue par des horsts primaires médiocrement étendus, et, dans l'état actuel de nos connaissances, rien n'empêche de croire que la mer crétacée du Touat ne soit allée rejoindre quelque part dans le Djouf la mer cré- tacée du Soudan. L'idée que nous nous faisions de cette partie du Sahara se trouve donc modifiée.

Si l'on peut être affirmatif sur l'existence même de l'O. Messaoud, on ne peut pas indiquer avec précision son tracé au Sud et au Nord d'Haci Boura.

Haci Rezegallah. Tout d'abord, Haci Rezegallah, le point le plus occidental de l'itinéraire, est, lui aussi, un puits creusé dans le lit d'un oued quaternaire. Le lit est bien creusé entre ses falaises, et tapissé d'une maigre végétation partout il n'est pas ensablé. Malgré cet ensablement, qui va fréquemment jusqu'à l'enfouissement sous des dunes puissantes, il n'est pas douteux que ce lit, après des méandres répétés, n'aille rejoindre celui de l'O. Messaoud, avec lequel il fait un angle prononcé; mais est-ce à titre de continuation, ou d'affluent? En un point situé à peu près au coude formé par la réunion des deux oued, on se trouve au sommet d'une falaise de calcaire carboniférien violet, pétri de fossiles clairs, à l'assaut de laquelle des dunes montent à droite ou à gauche, ce qui restreint malheureusement la vue d'en- semble. Cette falaise est la continuation indubitable de celle qui borde au Nord le lit de TO. Rezegallah, comme aussi de celle qui borde à l'Ouest le lit de l'O. Messaoud. Mais droit devant soi, au Sud, on n'a- perçoit plus la contre-partie attendue, l'autre rive. En contre-bas, très loin à perte de vue, on a sous ses pieds un paysage un peu indistinct, brouillé par l'entre-croisement et le poudroiement de petites dunes, mais qui semble bien être une immense plaine et peut-être une sebkha. Tout se passe donc comme si l'O. Messaoud et l'O. Rezegallah se rejoignaient dans une sebkha. Mais de cette sebkha, d'ailleurs hypothétique, l'O. Rezegallah est-il un aftluent ou un effluent? Autant de questions qui, naturellement, ne peuvent pas se trancher a priori.

Ce qui est certain c'est ({ue, dans la région de Haci Boura et de Haci Rezegallah, l'O. Messaoud, sinon l'actuel, du moins son prédé- cessiuir (lualernaire, n'est pas le moins du monde au bout de sa course; l'intensité de ses érosions l'atteste; il serait absurde de supposer qu'il finisse là; il continue au contraire, dans une direction qui sem-

ANN. DE GÉOG. XV1« ANNÉE. 4

50' GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

ble le conduire au Djouf et à Taoudéni. Aussi bien nous sommes ici, à H. Rezegallah, sur la route indigène de Taoudéni.

Haci Scfiat. Au Nord de Haci Boura, le lit de l'O. Messaoud est barré par un cordon d'erg que je n'ai pas franchi. D'autre part, au Nord du Touat, le cours de ce même oued a été relevé soigneuse- ment par les officiers des oasis depuis Foum el Kheneg jusqu'à la hauteur de Tesfaout. Son lit très net, mais quelquefois bifurqué et trifurqué, est jalonné de puits. La route directe de Bouda à Ksabi ne s'en écarte guère. La zone d'incertitude sur le tracé exact du fleuve va donc de Tesfaout à Haci Boura.

Entre ces deux points, l'itinéraire de Haci Sefiat nous fournit pour- tant un jalon. H recoupe deux grands lits quaternaires, tous deux orientés N-S. Le plus oriental est un grand cirque d'érosion, très pro- fondément creusé (une dizaine de mètres au moins), semé de gour, largement ouvert au Sud ; il est clair qu'une rivière puissante a été à l'œuvre ici, mais on ne reconnaît plus son passage qu'à son travail d'érosion; tout est desséché et parfaitement nu. L'oued dans le lit duquel se trouve le puits de Sefiat a conservé au contraire un reste de vie; il est vrai que l'eau du puits est saumâtre au point d'être inbu- vable; les touffes vertes de hâd qui tapissent le lit sont si amères, si chargées de sel que les chameaux n'en veulent pas, quoique le hâd passe pour leur friandise favorite. Ce n'en est pas moins la seule trace de verdure et le seul puits qu'on rencontre depuis le Touat- Appa- remment, c'est rO. Messaoud, et on serait tenté de croire que le grand cirque d'érosion desséché représente un bras mort. Près de Haci Sefiat le lit est très large et très puissamment érodé; il ressort avec netteté malgré l'envahissement des dunes.

Autour de l'artère principale, le réseau des affluents commence à se dessiner sur la carte.

0. DjaretK Les vieilles cartes par renseignements font de rO. Djaret un affluent de l'O. Messaoud, et placent le confluent dans le bas Touat, au voisinage de Taourirt. C'est aujourd'hui un des oued les mieux connus du Sahara; les officiers des oasis ont reporté sur la carte le réseau compliqué des oued du Mouidir, dont la réunion con- stitue l'O. Bota, qui prend plus bas le nom d'O. Djaret. Qu'il aille re- joindre l'O. Messaoud, ce n'est pas douteux, mais la jonction n'a cer- tainement pas lieu au Touat; cela ressort avec évidence de l'itinéraire Taourirt-Ouallen(levé en compagnie du lieutenant Mussel), dont notre carte (pi. 1) reproduit la première partie.

H y a bien au Sud et à proximité de Taourirt un point d'eau, Hacian Taïbin, sur le bord d'une petite sebkha, mais la seule rivière qui y aboutisse est l'O. Chebbi, descendue du Tadmaït. Le bassin de l'O.

1. Ou Djaghet.

ÉTUDES SAHARIENNES. ol

Chebbi reste séparé de celui du Djaret par une apophyse hercynienne (Dj. Aberras) et par un «horst calédonien» (Garet Tamamat). En arrière de cet obstacle puissant, l'O. Djaret s'est étalé en une immense sebkha, portant le nom de Mekhergan, qui ne se trouve encore portée sur aucune carte, mais sur laquelle un certain nombre de détails précis ont été réunis.

La sebkha commence déjà sous le méridien d'Akabli (itinéraire Laperrine-Villatte); l'itinéraire Taourirt-Ouallen la rencontre à 80 kilo- mètres Sud-Est de Taourirt à vol d'oiseau, précisément au pied d'une butte de calcaire récifal dévonien, qui s'appelle Garet Diab. Avec des étranglements et une allure en chapelet, on la voit se prolonger vers le Sud pendant une soixantaine de kilomètres au moins, et peut- être une centaine, jusque sous le parallèle du puits de Tiqeidi, au voi- sinage duquel l'O. Meraguen, venu de l'Açerdjerah, se perd dans une sebkha qui sembleraitun prolongement de la sebkha Mekhergan. Elle a donc des dimensions énormes, 150 km. de long peut-être, et la plupart du temps elle s'élargit à perte de vue. C'est un trait tout à fait essentiel de la géographie quaternaire, le réceptacle commun de l'oued Djaret et de toutes les rivières de l'Ahnet.

Au voisinage d'Akabli, c'est-à-dire à l'embouchure de l'O. Djaret, on signale des fondrières dangereuses, et l'on peut supposer par ana- logie que la sebkha conserve ailleurs sur quelques points privilégiés, au débouché de grands oued, quelques traces analogues d'humidité. Mais partout ailleurs, elle est complètement morte et desséchée, si complètement aride que l'apparition d'une larve d'insecte y provo- quait une exclamation de surprise. Elle cesse donc d'intéresser les indigènes, nécessairement utilitaires; ils la classent simplement comme tanezrouft*, et comprennent mal les questions qu'on leur pose au sujet de son émissaire probable.

Le problème de l'émissaire trouverait peut-être sa solution à Azel- mati. C'est un misérable point d'eau, important toutefois parce que, entre Taourirt et Ouallen, il jalonne la route la plus directe, mais la plus désolée, encore inexplorée. D'après les renseignements indigènes qui cadrent avec ce que nous avons aperçu de loin, ce point d'eau se trouverait dans une gorge, orientée vers l'Ouest et creusée dans les argiles du Dévonien moyen, entre les gour d'Azelmati et de Chaab; les inondations de l'O. Meraguen parviennonl jusque-là.

L'émissaire quaternaire de la sebkha Mekhergan, si ce n'est pas à Azclmati, ne peut être cherché en tout cas que très au Sud d'Haeian Taïbin. Le baromètre accuse une diflérence de niveau très sensible entre les sebkhas d'Hacian Taibin et Mekhergan; cette dernière serait plus basse, comme l'indiciue l'écart barométrique de .'> niin. Plus

1. Dans cette partie du Sahara, les indigtMics appellent « tanezroufl » les grandes étendues sans eau.

52 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

significatives peut-être que les indications du baromètre sont celles du terrain, l'existence d'un puissant obstacle montagneux et celle de la grande sebkha elle-même. En somme, le bas Djaret, comme l'O. Messaoud, au lieu de se rapprocher du Touat, tend à s'en éloigner vers le Sud-Ouest.

D'autre part, lorsque dans la traversée du Tanezrouft d'In Zize, on voit tous les grands oued quaternaires descendus du Hoggar, 0. Tired- jert, 0. Takouiat, 0. Tamanrasset, prendre la direction de l'Ouest, on reste frappé de cette convergence de toutes les rivières quaternaires vers cette cuvette médiocrement éloignée du Djouf, aux approches de laquelle Lenz a observé un niveau très bas (120 à 150 m.). Il est diffi- cile de se soustraire à la conclusion que nous avons affaire aux diffé- rentes parties d'un même réseau fluvial quaternaire, qu'on pourrait appeler le réseau de l'O. Messaoud.

0. Tlilia. Au Nord, on peut reconstituer ce réseau avec bien plus de précision et en faisant la part bien moindre à l'hypothèse.

Tout d'abord, nous connaissons aujourd'hui des tronçons consi- dérables de ce qui fut évidemment un grand affluent de gauche descendu du Tadmaït. La carte Nieger ainsi que la carte Prudhomme portent un 0. Tlilia qui draine la plus grande partie du Tadmaït, depuis le méridien d'In Salah. Il prend sa source au voisinage de la grande falaise terminale du plateau, en un point bien déterminé, l'érosion régressive d'un petit torrent, l'O. Aglagal, qui coule en sens inverse, a profondément entaillé la falaise et s'est annexé la tête de vallée de l'O. Tlilia. On le suit sans lacunes depuis sa source jusqu'à sa sortie des plateaux calcaires, sur une étendue de l!20 kilo- mètres. Les cartes publiées ne donnent pas de renseignements sur ses destinées ultérieures, mais les officiers des oasis savent qu'il aboutit au Touat à Zaouïet Kounta.

Or, l'itinéraire de Haci Rezegallah croise et longe, à partir de Haci Hammoudiya, un grand oued affluent de l'oued Messaoud, qui vient précisément du Bas Touat, région d'inzegmir. C'est évidemment la prolongation de l'O. Tlilia, ou en tout cas d'une artère fluviale dont rO. Tlilia serait un élément constituant.

Voilà donc un grand affluent de l'O. Messaoud que nous suivons depuis sa source jusqu'à son embouchure.

Sehkha de Timimoum. Il ne faut pas hésiter à rattacher la sebkha de Timimoun au système de l'O. Messaoud. La forme même de la sebkha, son allongement très marqué, ses étranglements, son allure en chapelet, suggèrent l'idée qu'elle a être en relation avec un fleuve coulant vers le Sud-Ouest, dont les hautes falaises qui enca- drent la sebkha et les gour qui la jalonnent attestent la puissance

érosive.

Comment le chapelet de sebkhas du Gourara se reliait au chapelet

ETUDES SAHARIENNES. 53

de sebkhas du Touat, c'est ce qui apparaît beaucoup plus nettement sur la carte Nieger que sur la carte Prudhomme. Aussi bien la carte Nieger, qui est essentiellement une marqueterie d'itinéraires, une œuvre de plein air, composée sur place, est en général beaucoup plus expressive du terrain réel. On y voit très bien qu'une ligne de falaises rejoint les sebkhas de Timimoun et de Brinken. Entre Brinken et le Bouda, on distingue deux lignes divergentes de jonction, l'une au Sud par Sba, Meraguen, jalonnée de petites falaises; l'autre au Nord, directe de Sba au Bouda, marquée par de la verdure, un long pâtu- rage de sebkha. Aussi bien, entre le Touat et le Gourara il n'y a pas de démarcation naturelle, la ligne des oasis est continue, et cela seul serait un indice. Il faut donc admettre que l'oued quaternaire du Gourara aboutissait au Bouda, et de il semble bien que ce soit lui et non pas l'O. Messaoud qui ait longé le Touat, sculptant ses falaises et ses gour, contenu par l'obstacle des horsts hercyniens, jusqu'à sa réunion avec l'O. Tlilia dans le voisinage de Zaouiet Kounta. Puis les deux fleuves réunis, par Inzegmir, le Sali et le grand lit relevé au voi- sinage de Haci Hammoudiya, allaient rejoindre l'O. Messaoud.

Les oued du Grand Ërg. Au Nord du Gourara, le Grand Erg met un obstacle sérieux, mais non pas insurmontable, à la reconstitution du réseau quaternaire. On voit assez nettement les artères quaternaires dont la sebkha de Timimoun est le réceptacle commun et qui con- stituent rOued du Gourara.

Le Tadmaït fournit une contribution importante, l'O. Aflissès, profondément gravé dans les plateaux calcaires, mais dont le cours n'a été reconnu qu'incomplètement et par tronçons. Il semble bien que ce soit lui qui a creusé l'immense cirque d'érosion entre la Gara bou Dhemane et la Gara el Aggaia, et qui alimente encore les palme- raies tout particulièrement denses au voisinage de Timimoun.

Comme il est naturel, c'est au Nord et c'est de l'Atlas que descen- dent les oued les plus nombreux. On en compte trois : l'O. Seggueur, l'O. R'arbi, l'O. Namous; leur cours supérieur est très net, i)rofondé- ment encaissé dans la hammada, suivi d'ailleurs par de vieilles routes de caravanes. Mais le cours inférieur est enfoui sous les effroyables amas de sable du Grand Erg, par surcroît encore très mal connu. On entrevoit cependant avec une probabilité suflisante les points do sortie au Sud de l'Erg, sur la sebkha.

Un giand oued débouche à rextrémilé orientale de la sebkha du Gourara auprès de El lladj Guelman ; c'est à lui ([ue la sebkha de Timi- moun doit ce qu'elle conserve d'humidité et de placage quaternaire. En hiver, lorsque sont tombées les pluies lointaines sur l'Atlas et le Tadmaït, on voit, à partir de El Iladj Guelman, et progressivement vers rOuesl, la surface de la sebkha changer de couleur, se poudrer tle 'poinis blancs scintillants; c'est sel ([ui remoule, témoin d'une

oi

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

évaporation plus énergique, et par conséquent d'une augmentation dans la réserve profonde d'humidité.

Cet oued, qui débouche à El Hadj Guelman, est apparemment le même auquel les ksouriens du Tinerkouk doivent l'eau de leurs puits et le Meguidden ses pâturages. 11 est vraisemblablement formé par la réunion des 0. R'arbi et Seggueur. Ce dernier, simplement tangent à l'Erg sur la plus grande partie de son cours, se suit facilement jus- qu'au delà de El Goléa.

Le bas 0. Namous, d'autre part, semble jalonné par une ligne d'oasis, El Ahmar, Guentour, Tesfaout, Charouin, et le long de cette ligne la carte Nieger marque un chapelet de cuvettes d'érosion. Charouin, à coup sûr, est sur le bord d'une gigantesque cuvette de ce genre, qui m'a semblé aller rejoindre en biais la sebkha du Gourara. Sur la route de Charouin aux Ouled Rached les deux cuvettes ne sont plus séparées que par une ligne de gour, autant du moins que l'enva- hissement du sable permet d'en juger. Il semble bien que dans cette région deux grandes rivières, reconnaissables à leurs érosions, aient fait leur jonction : apparemment l'O. Namous et l'Oued du Gourara.

En somme, le tracé général des trois oued, Seggueur, R'arbi et Namous, ressort assez nettement, et ils dessinent tous les trois la même courbe prononcée, en forme de faucille à convexité tournée vers l'Est.

En revanche, dans sa partie occidentale, le Grand Erg a sûrement enfoui toute une série d'affluents de l'O. Saoura, et il garde beaucoup mieux le secret de leur réseau. Le long de la Saoura on croit deviner des embouchures; en certains points, de dessous l'Erg on voit sourdre brusquement l'eau nécessaire à l'alimentation des palmeraies. A Mazzer, c'est une grosse source naturelle débouchant d'une grotte de travertin. A Béni Abbès, l'homme est intervenu, mais avec peu de travail, et à fleur de terre on a fait couler de grosses séguia. L'eau afflue avec une abondance particulière dans la R'aba (littéralement la forêt de palmiers); sur une dizaine de kilomètres les qçour se tou- chent, El Ouata, Ammès, Ksir el Ma, El Maja, etc. ; l'eau est partout à fleur de sol dans toute cette section de l'oued. De là, d'ailleurs, part à travers l'Erg une route de caravanes semée de puits; il est clair qu'un gros affluent a déboucher ici. Mais d'où vient-il? Qu'est-ce, d'autre part, que ce groupe d'oasis deTelmin, perdu au milieu de l'Erg, et au Nord duquel on voit sur la carte une constellation de puits. On ne fait qu'entrevoir une puissante circulation souterraine, qui doit être une image plus ou moins Adèle de l'ancienne circulation super- flcielle quaternaire sur la rive gauche de la Saoura.

LO. de Tabelbalet. L'O. Saoura est hémiplégique : toute sa rive droite est à peu près morte. De ce côté, en effet, l'oued longe le pied d'un accident montagneux, et la ligne de partage est toute proche entre

ÉTUDES SAHARIENNES. 55

la Saoura et une autre grande artère quaternaire, qu'on pourrait appeler l'Oued de Tabelbalet.

A vrai dire, cet oued n'a pas de nom, et les indigènes ne soupçon- nent pas son existence. Il est enfoui sous l'Erg er Raoui, mais pas assez profondément pour qu'on ne le retrouve pas. Depuis la palme- raie de Tabelbalet jusqu'à Oguilet Mohammed, la lisière méridionale de l'Erg er Raoui est jalonnée de puits, Haci el Hamri, Tinoraj, H. er Rouzi, Haci el Maghzen, Noukhila; d'ailleurs, le nombre de puits exis- tant le long de cette ligne pourrait être augmenté presque indéfini- ment; entre Tinoraj et Tabelbalet, il suffit de creuser n'importe où, dit-on, pour avoir de l'eau; Haci el Maghzen est, comme son nom l'indique, un puits improvisé par le maghzen de Béni Abbès. Tous ces puits sont des trous d'eau à fleur du sol : d'ailleurs on rencontre de grands troupeaux d'Antilopes adax, ce qui suppose de l'eau superfi- cielle, d'accès facile. Le nom de l'erg est significatif; er Raoui signifie « humide »; le nom contraste avec celui de l'Erg Atchan, tout voisin, r « erg assoiffé ». Enfin au voisinage des trois puits que j'ai vus et probablement de tous les autres, l'on distingue parfaitement l'oued €nfoui sous la dune. C'est bien net, en particulier à Tinoraj et à Haci el Hamri; on y voit, avec ses falaises d'érosion, ce qu'il faut appeler sans doute le lit mineur de l'oued, puisqu'il est taillé dans des dépôts plâtreux ou sableux, qui doivent ici évidemment, comme par- tout ailleurs au Sahara, représenter le lit majeur. A Oguilet Mohammed, je n'ai pas vu le lit mineur, mais la dune repose sur les dépôts gypseux habituels. Il n'est pas téméraire de conclure que tous les puits jusqu'à Tabelbalet sont creusés dans le lit de l'oued, dont nous pouvons donc reconstituer le tracé de Tabelbalet à Oguilet Mohammed, on peut môme dire avec une probabilité suffisante jusqu'à Ouled Saï. En somme, il longe au Nord le pied de l'arête gréseuse éodévonienne que les indigènes appellent le kahal ^ de Tabelbalet, et qui sépare l'Erg er Raoui de l'Erg d'Iguidi.

D'où vient cet oued? Évidemment de l'Atlas Marocain, qui est fout proche, mais qui est encore trop mal connu pour qu'on puisse essayer de préciser.

En aval, j'ai constaté que le Dj. Heiran se dresse en promontoire au confluent de deux grands oued quaternaires; la hammada crétacée, qui lui sert de socle, est profondément entaillée à l'Est par l'O. Messaoud, et au Sud-Ouest par un oued inconnu, étalé en sebkha, dont le lit fait avec celui de l'O. Messaoud un angle aigu. Cet oued, dont nous connaissons avec précision l'embouchure, n'csl-il pas l'O. de Tabelbalet? La carte qui accompagne le rapi)ort de tournée

1, V.c mot de « kahal » est assez bizarre; je ne crois pas qu'il ait été si,i,malc ailleurs dans la nomenclature indigène, et je ne sais pas s'il est arabe ou berbùre; peut-être appartient-il au vocabulaire occidental, marocain.

56 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

(lu cai)itaine Flye Sainte-Marie dans l'Iguidi ', est nettement favorable à cette hypothèse.

L'Iguidi. Cette môme carte et ce même rapport permettent de supposer que l'Iguidi, au moins dans sa partie orientale, et l'Erg ech Chech tout entier qui lui fait suite, rentrent dans le bassin quater- naire de l'O. Messaoud. Un certain nombre de faits ressortent avec évidence.

D'abord l'Erg d'Iguidi est, lui aussi, un erg humide; il a de beaux pâturages, do nombreux points d'eau, des troupeaux de grandes anti- lopes. En quoi il s'oppose à l'Erg ech Chech, s'il faut en croire les indigènes. Et voilà qui suggère déjà l'idée que le point d'origine de ces eaux souterraines doit être cherché au Nord. Aussi bien, si près de l'Atlas, c'est l'hypothèse la plus naturelle. Et enfin nous n'en sommes pas réduits aux conjectures. Nous savons depuis long- temps que les grands oued du Tafilalet, réunis en un réceptacle com- mun, qui est l'O. Daoura, vont se perdre dans une grande sebkha ^ Le lieutenant Nieger nous apprend le véritable nom de cette sebkha, qui estMahzez^ Elle se trouve, d'après les renseignements indigènes, immédiatement tangente à l'Iguidi, les inondations vont se perdre. Nous sommes donc à peu près certains que l'Iguidi doit une grande partie de sa verdure et de ses puits aux oued du Tafilalet.

Le capitaine Flye Sainte-Marie nous donne des renseignements beaucoup plus précis '''. Les puits de l'Iguidi sont très inégalement répartis. La bordure Nord est très pauvre : deux points d'eau seule- ment, très éloignés l'un de l'autre, Mana et Inifeg, ce dernier bien connu et sur lequel nous allons revenir. La bordure Sud au contraire est le plus beau coin de tout l'Erg; c'est le Menakeb, « 15 puits sur 150 kilomètres ». Les puits sont nettement alignés NW-SE; on voit partout des traces d'une puissante érosion : falaises, cirques et gour. Il faut affirmer que le Menakeb est un grand oued, l'analogie est évidente avec l'Oued de Tabelbalet, à la lisière Sud de l'Erg er Raoui. Le capitaine Flye Sainte-Marie n'a pas voulu tirer cette conclusion, et il peut sembler dangereux d'être plus affirmatif que lui. Son argument pour refuser au Menakeb la qualité d'oued est que les « feidj » de l'Iguidi courent dans une direction toute différente, NE-SW ; les « feidj », qu'on appelle « gassi » dans l'Est, sont ces longs couloirs dégagés de sable qui articulent la dune, qui en facilitent la traversée et qui sont bien en effet, je crois, en relation avec les rigoles

1. Cap' Flye Sainte-Marie, Dans l'Ouest de la Saoura. Une reconnaissance vers Tindouf {Kenseignemenls col. et Documents Comité Afv. fi\.., XV, 1905, p. 534).

2. Voir la carte du Maroc de H. de Flotte de Roquevaire, à 1 : 1000 000 (Paris 1904, feuille iv).

3. L' J. NiEGER [Renseignements col. et Documents Comité Afr. fr.^ XV, 1905, p. 482).

4. Idem, ibid., p. 470 et suiv.

ÉTUDES SAHARIENNES. 57

d'écoulement des eaux. Mais dans l'Erg er Raoul comme dans l'Iguidi, la direction des feidj fait un angle droit avec celle de l'oued principal, ce qui est assez naturel, si l'on songe que cet oued doit avoir des affluents.

Sous bénéfice d'inventaire, et sous toutes réserves, je crois même qu'on pourrait essayer d'esquisser le tracé de l'O. Menakeb jusqu'à sa sortie de l'Erg. La carte Flye Sainte-Marie déjà citée, en effet, et si intéressante, quoique à trop petite échelle, suggère à première inspec- tion l'idée qu'un gros oued sort de l'Iguidi à Haci Inifeg. Tout se réunit pour le faire croire : traces d'érosion énergique, sebkha étendue, indentation marquée de la ligne terminale de l'Erg, enfin l'affirmation du P Nieger que le baromètre a indiqué une pente insensiblement ascendante « pendant la traversée de l'Erg jusqu'à Bou Bernons » *• D'autre part, en un point intermédiaire entre Inifeg et Bou Bernons (le puits le plus méridional du Menakeb), le V Mussel a pu impro- viser un puits, qu'il a baptisé Arigat el Fersig. La prolongation de l'O. Menakeb serait donc jalonnée par les puits Bou Bernons, Arigat el Fersig, Inifeg; l'oued décrirait sous l'Iguidi occidental une grande courbe à concavité tournée vers l'Est. Il irait rejoindre l'O. Messaoud au Dj. Heiran, de concert avec l'O. Tabelbalet. Hypothèse hasardée sans doute, mais quel que soit le tracé exact de l'O. Menakeb, il existe et, d'une façon ou de l'autre, il apporte ou il apportait jadis à l'O. Messaoud les eaux du Tafilalet.

L'O. Messaoud actuel. On arrive donc à reconstituer avec préci- sion, à quelques incertitudes près, le réseau d'un 0. Messaoud quaternaire, collecteur de toutes les eaux depuis l'Atlas du Tatilalet jusqu'au Hoggar. Ce squelette de vieux fleuve est d'un intérêt plus actuel qu'on ne l'imaginerait au premier abord.

Dans tout le Sahara algérien, ce qui reste dévie a souvent des rela- tions évidentes avec le réseau ancien ; et les parties mêmes de ce réseau qui sont aujourd'hui tout à fait mortes ne le sont pas depuis l'époque quaternaire; nous sommes aux oasis depuis quelques années à peine, et dans ce court laps de temps, on a déjà recueilli des faits incontes- tables qui attestent la continuation sous nos yeux de la déchéance.

Ces faits se rapportent au cours actuel de 10. Saoura et de l'O. Messaoud. Les crues de la Saoura, cela revient à dire les pluies de l'Atlas, arrivent encore aujourd'hui à Foum el Kheneg: on a des pho- tograi)hies du lit inondé de l'oued à Ksabi. Elles arrivent d'ailleurs très au delà de Foum el Kheneg, mais à partir de ce point le régime change brusquement. Jusqu'à Foum cl Kheneg, Foued a un lit profond, net de sable, au fond duquel la crue contenue et guidée chasse sans incertitude, sûre de son chemin. Il est probable que c'est une question

1. 1/ NiEGKit, recueil cité, p. 482.

58 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

de pente. Au delà de Foum el Kheneg, la crue s'étale et tâtonne; d'une année à l'autre, elle ne retrouve plus son chemin. C'est la zone d'épandage qui commence : l'oued fait patte d'oie, delta. Qu'on jette un coup d'œil sur les cartes Nieger ou Prudhomme, on distinguera deux paliers d'épandage. Le premier est immédiatement à la sortie de Foum el Kheneg, l'oued se divise en trois bras. Le plus occidental diverge définitivement et va se perdre au loin sous le nom d'O. Seiba. Les deux plus orientaux, après s'être séparés à HaciZemla, finissent par se rejoindre en amont d'Haci Zouari; au delà la pente s'accentue, le lit de l'oued retrouve pour un temps son encaissement net et son unité. Il les perd entre le Bouda et le Djebel Heiran, oii il s'étale en un dédale de grandes îles et de faux bras en éventail.

Vaille que vaille, malgré les vagabondages et les déperditions, la crue, il y a une douzaine d'années, arrivait encore exceptionnellement au Touat. M'" Nieger note que, à Tesfaout, l'eau a déraciné quelques pal- miers et abattu quelques maisons. Or voici que la crue de 1904, celle qui a été photographiée à Ksabi, n'a pas pu dépasser le palier d'épan- dage de Foum el Kheneg; au delà de la gorge, un tampon de sable lui a barré le chemin et l'a rejetée au Nord-Ouest, dans la direction de la sebkha El Melah, c'est-à-dire dans une voie toute nouvelle, que la Saoura n'avait jamais prise. Rien de plus naturel. J'ai vu, en 1903, le lit de l'oued à la sortie:de Foum el Kheneg (j'en ai une photographie) : ce n'était déjà plus un lit, les berges étaient indiscernables, c'était une plaine mamelonnée de sable, le tracé de la rivière ne se recon- naissait qu'à la verdure espacée du pâturage. Quelques grains de sable de plus ont suffi pour déterminer un changement qui, s'il est durable, sera de grande conséquence. L'O. Messaoud va mourir sur une étendue de 150 km.; les pâturages et les puits vont s'assécher, et une route jusqu'ici fréquentée devenir impraticable.

Le mal n'est peut-être pas irrémédiable. La prochaine crue, si elle est plus forte; le vent, s'il remanie heureusement le tampon de sable; les efforts des indigènes et de l'administration, s'ils sont efficaces, pourront du moins peut-être retarder l'échéance. Mais nous saisissons sur le fait le processus de l'assèchement le long des oued sahariens; il est purement mécanique, et tout à fait indépendant d'un change- ment quelconque dans le climat général.

Depuis l'établissement du climat désertique, le sable soutient une lutte acharnée et heureuse contre l'oued roulent les grandes crues intermittentes, venues des montagnes lointaines. Il y a des points stratégiques, des points faibles se livrent les batailles décisives : ce sont les paliers de rupture de pente, la chasse d'eau n'est plus assez forte pour lutter victorieusement; l'amoncellement du sable y crée des zones d'épandage la crue s'étale, s'éparpille et s'arrête. Toute la portion aval du fleuve est ainsi condamnée à mort.

ÉTUDES SAHARIENxNES. 59

Nous pouvons désormais mieux comprendre Tétat dans lequel se trouve aujourd'hui le bas 0. Messaoud et mettre au point les souvenirs à demi légendaires que les Touatiens se sont transmis sur son passé immédiat.

LO. Messaoud historique. La région de Haci Boura et de Haci Rezegallah, c'est-à-dire l'O. Messaoud au large du Bas Touat, est tout à fait étrange. La vie semble s'y être arrêtée hier, un palais de la Belle au bois dormant. Tout le pays est couvert de traces humaines, de celles naturellement qu'on peut attendre au désert. Les puits sont très soignés, avec de superbes margelles en grandes dalles, bien supé- rieures à la moyenne comme aspect extérieur; ces puits de luxe contiennent de l'eau saumâtre, et on n'échappe pas à la pensée que la qualité de l'eau a jadis justifier mieux qu'aujourd'hui tous ces frais d'architecture. Les redjem, ces gros tas de pierre, indicateurs du chemin, sont très nombreux; il n'y a guère de sentier saharien mieux jalonné. Mais le sentier lui-même a disparu. Les medjbed pourtant, ces sentiers sahariens gravés par le pied des chameaux, sont incroyablement tenaces. Comme l'a remarqué à diverses reprises le capitaine Flye Sainte-Marie, on les retrouve très nets, au moins par places, dans des régions les guides expérimentés, grands connais- seurs de traces, affirment qu'il n'a passé personne depuis un an. Sur le sol du Sahara, partout ailleurs que dans les dunes natu- rellement, les traces, qui jouent un si grand rôle dans la vie des indigènes, sont particulièrement tenaces. Ici la moindre égratignure du sol est durable; la marque d'un pied de chameau trahit encore après des mois le passage de la dernière caravane ; c'est que le vent, seul agent d'érosion, est impuissant à l'effacer, et même s'il saupoudre de sable le léger dessin en creux, il ne le fait que mieux ressortir. Aussi est-on frappé de ne plus voir, entre Haci Boura et Haci Rezegallah, la moindre trace de medjbed.

En revanche, beaucoup de tombeaux musulmans groupés en petits cimetières; mais c'est la seule trace de leur séjour qu'aient laissée les campements de nomades. Et il a y avoir ici, en eilet, de superbes pâturages, représentés aujourd'hui par des étendues de tiges sèches; il subsiste des plantes vertes, elles sont salées et les chameaux y touchent à peine. On est frappé de l'absence de tout gibier : le seul mammifère dont nous ayons vu les traces est un fennec *, p(Mit animal qui se nourrit d'insectes et de lézards.

En somme, la région fut, à une époque médiocrement éloignée, un centre important de vie nomade. C'est ici, disent les indigènes, que paissaient les troupeaux du Sali ; car ce pays, (jui, hier encore, était utilisable, a des propriétaires, il est rattaché à une portion spécial»^ du

1. Cani6- zerda L.

60 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Touat, le groupe du Sali. Rien de plus naturel, puisque 10. Tlilia pro- longé joint le Sali à l'O. Messaoud. Pourtant, à quel point le Sali dans ces dernières années s'est désintéressé de ses vieux droits, c'est ce qui semble prouver la difficulté avec laquelle on recueille aujourd'hui des renseignements indigènes sur l'O. Messaoud. On ne trouve même pas de guides au Touat; le notre était un Jakanti du Tindouf (Jakanti est beaucoup plus connu sous sa forme pluriel, Tadjakant).

Il est vrai que les qçouriens du Sali, agriculteurs sédentaires, n'ont jamais gardé leurs troupeaux eux-mêmes. Le mot de sédentaire au Sahara a un sens terriblement absolu : avant notre arrivée, qui a bou- leversé tant de choses, et en particulier les conditions des voyages le qçourien ne pouvait guère s'éloigner de sa seule protection, les murailles du qçar, et le court rayon de ses pérégrinations ne le conduisait guère au delà des derniers palmiers. Les troupeaux du Sali dans l'O. Messaoud étaient donc gardés par des nomades.

De ces nomades nous connaissons assez exactement le nom, Torigine et la fin. Les nomades propres du Touat étaient les Ouled Moulad; leur nom se trouve sur les anciennes cartes, celle de Yuillot par exemple. Ils avaient leurs affinités avec le Tafilalet, les Beraber, et plus spécialement, je crois, la tribu des Béni Mohammed. Ils parlaient arabe, leurs pâturages étaient dans l'Iguidi et l'Erg echChech; leur zone d'influence s'est parfois étendue jusqu'à Ouallen, ils ont quelque temps coupé la route de Tombouctou. C'était en somme l'avant-garde marocaine contre les Touareg, avec lesquels une dernière rencontre a mal tourné pour les Ouled Moulad. Il y a une vingtaine d'années, la tribu tout entière fut surprise au Menakeb et massacrée par un rezzou deTaïtoq.Les survivants se réfu- gièrent au Tafilalet. Des incidents de ce genre ne sont pas rares au Sahara; ce qui est curieux, c'est que la tribu ne se soit pas recon- stituée. Les pertes subies étaient insignifiantes pour cette puissante réserve de bandits entraînés qu'est le Tafilalet ; après comme avant l'incident, les Beraber sont restés les maîtres au Touat; c'est nous qui les en avons péniblement arrachés. Il semble donc que les Ouled Moulad aient été chassés de leurs pâturages beaucoup moins par les Touareg que par les progrès de la sécheresse.

Il n'est donc pas douteux que l'O. Messaoud, entre Haci Boura et Haci Rezegallah, n'ait été récemment soustrait à l'exploitation humaine; d'ailleurs les indigènes nous affirment qu'il a coulé pour la dernière fois il y a une cinquantaine d'années.

A les en croire, les progrès de la sécheresse se laisseraient suivre bien plus loin dans le passé; ils auraient été effrayants dans une période historique relativement brève. Au Touat et chez les Tad- jakant, on conserve le souvenir d'une époque des ânes du Sali, chargés de dattes, ravitaillaient Taoudéni. Ceci se passait, nous dit-on»

ÉTUDES SAHARIENNES. 61

« au temps des Barmata ». Cette indication chronologique manque sans doute de précision. Pourtant le nom même des Barmata donne un terminus a quo : arabe littéral « el Baramik », en français les Bar- mécides. Et il importe peu que ce nom illustre dans l'histoire de l'Islam ait été manifestement usurpé, comme tant d'autres, par des Berbères en quête de fausses généalogies. Le dernier vizir Barmécide est tombé en 803; ses homonymes du Touat sont donc postérieurs auix^ siècle, probablement postérieurs de beaucoup,

Ces Barmata, d'autre part, ne sont nullement des personnages de légende. Ils ont laissé au Touat les preuves les plus positives de leur existence, des ruines de qçour nombreux; leur souvenir n'est pas éteint à Tombouctou, et ils furent certainement à un moment donné les courtiers du commerce transsaharien.

Il faudrait donc admettre que, il y a quelques siècles, l'O. Mes- saoud aurait conservé jusqu'à Taoudéni assez de verdure et d'humi- dité pour que des ânes aient pu suivre son lit. Les renseignements indigènes sont en tous cas positifs, circonstanciés, et môme vague- ment datés. Aujourd'hui Haci Boura et Ilaci Rezegallah sont bien les premières étapes d'une route de Taoudéni; mais au delà, on chemi- nerait onze jours sans rencontrer de puits ; c'est une des routes les plus dures du Sahara et les caravanes de chameaux ne s'y aventurent plus guère.

Au Touat même, un assèchement très marqué du pays est à la fois affirmé par les indigènes et rendu vraisemblable par l'étude du terrain.

Au Bas Touat, depuis Titaf, la ligne des qçour actuels, jusqu'à Taourirt, est longée régulièrement, à l'Est et en contre-haut, d'une ligne de qçour en ruines. J'ai vu à côté de Zaouïet Kounta les ruines d'El Euzzi et de Salobouiye; à côté de Taourirt, les ruines d'Aqebour. Villages actuels et ruinés sont tout à fait différents. Les actuels sont •en pisé; ils se ressemblent tous, géométriquement carrés, llanqués aux angles de tours carrées, tout cela est très régulièrement crénelé. Vus de loin, avec leurs murs lisses et comme vernis de boue durcie, avec leurs lignes droites et leur structure géométrique, ils ont Fair de forteresses de marchands de jouets, gardées par des soldats d(^ plomb.

Nos (jçour algériens sont d'un type bien différent. Ce sont des las informes, des agglomérations de petites maisons si serrées, si enche- vêtrées, qu'on serait tenté de dire des conglomérats, des lumachelles. Les contours généraux n'accusent aucune espèce de plan d'ensemble: ils ont l'absurdité, la fantaisie et le pittoresque de vieilles choses len- tement progressives qui ont poussé à travers les siècles, au hasard de la vie et de l'évolution. La dill'érence entre les deux types est la même qui a été si souvent signalée entre les villes et les hameaux de nos

62 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

vieux pays, et les centres urbains des pays neufs, « villes champi- gnons » des États-Unis, villages de colonisation algérienne, avec leur disposition en damier, œuvre d'arpenteurs géomètres. Si l'on songe que tous les qçour du Touat, comme d'ailleurs du Gourara et de la Saoura, sont de ce même type colonial et administratif, si étrange dans un pays qui n'a jamais connu l'administration, on n'échappe pas à la conclusion qu'ils sont tous le produit d'une même pensée et approximativement d'une même époque; ils attestent une conquête, une révolution brusque.

Or, nous savons historiquement que, à la fm du xv^ siècle, les victoires espagnoles ont provoqué, avec une recrudescence du senti- ment religieux, une transformation sociale profonde. Le mouvement est parti du Maroc et s'est propagé dans toute la Berbérie. Aux oasis, et en particulier au Touat, il a pris les allures d'une révolution san- glante, dont le protagoniste fut un santon bien connu, El Merili; on nous donne jusqu'à la date exacte, 1492. D'autre part, on trouvera dans l'ouvrage de M'" de Segonzac * une photographie de qçar maro- cain qui pourrait être une bonne reproduction d'Adrar ou de Taou- rirt. Il faut conclure que cette architecture touatienne actuelle est marocaine, importée aux xv^ et xvi'^ siècles.

Les qçour en ruines, d'autre part, n'ont aucun rapport architec- tural avec les modernes. D'abord, ils sont construits en pierre, et non en pisé ; c'est probablement à cette différence des matériaux de construction que nous devons la conservation excellente des ruines ; après trois ou quatre siècles, il n'en resterait rien, si l'on avait connu l'emploi du pisé. En fait, les vieux qçour sont en remarquable état; beaucoup de murs sont encore debout et le squelette général est intact. Je n'oserais pas affirmer que le mortier fasse défaut partout, mais une partie des murs, à tout le moins, est bâtie en pierre sèche. L'aire d'extension de ces ruines en pierre sèche à travers le Sahara est considérable ; il en existe de tout à fait semblables à celle du Touat auprès de Colomb-Béchar, auprès de Charouin, et jusque dans l'Adrar des Iforas (Es Souk, Kidal). Partout, TAdrar mis à part, le pisé a complètement supplanté la pierre sèche ; c'est une substitution étrange par sa généralité. Les vieux qçour du Touat, au rebours des nouveaux, ne trahissent pas le moindre souci de symétrie dans le plan général. Ils sont généralement perchés, non seulement au haut de la falaise, mais encore toutes les fois que c'a été possible au som- met d'une gara détachée de la falaise, dans une position inexpugna- ble ; ils prennent là-haut une silhouette de château moyen âge. Le choix de semblables emplacements est très fréquent dans toute la

1. Marquis de Segonzac, Voyagea au Maroc 1S99-190J (Paris, 1903), p. 160, fig. 92. Voir aussi les fig. 95, 104, 105, 109. Toutes ces photographies se rapportent au pays des Beraber, à la haute Moulouïa.

ÉTUDES SAHARIENNES. 63

Berbérie. Pour désigner ces nids d'aigle, il existe un vieux mot berbère « kalaa, » qui a survécu sur une foule de points dans l'onomastique locale (El Goléa, Koléa, Kalaa des Béni Abbés, etc.). Ces kalaa de pierres sèches représentent le village berbère; les qçour modernes, le village arabe, un plus haut degré de culture islamique. Sur une transformation tout à fait analogue nous avons des données histori- ques chez les Béni Goumi (région de Tar'it). On connaît et on vénère le marabout qui l'a dirigée.

La kalaa de Taourirt est la seule que j'ai eu le loisir d'examiner. Elle s'appelle Aqebeur (il est à noter qu'aucune de ces ruines n'est anonyme). Le cimetière d' Aqebeur est incontestablement musulman; un coin est resté animé, c'est une koubba blanchie à la chaux, soigneu- sement entretenue, serait enterré un santon marocain, Abd er Rahman el Oudiayi. Cette ville d'Oudia, d'où le santon serait originaire, est-ce Oudjda, à côté de notre frontière? Je n'en sais pas plus long, mais il est évident que l'antiquité de ces ruines n'est pas très reculée.

Les qçour en ruines du Bas Touat sont précisément ceux auxquels est resté accroché le nom des Barmata. Il n'est pas impossible de recueillir au sujet des Barmata quelques traditions indigènes, mais bien vagues et contradictoires. D'après M'" Yatin, ils sont venus au Reggan vers l'an 901 de notre ère, à l'époque Ibrahim ben Ahmed était gouverneur de l'Ifrikiya^ On les dit frères des Zenata et des Beraber, c'est-à-dire Berbères ; mais on ajoute frères des Bambara soudanais, ce qu'il ne faut pas apparemment prendre à la lettre. On nous dit qu'ils n'étaient pas musulmans, mais c'est d'une absurdité évidente; il faut entendre sans doute que leur orthodoxie était dou- teuse. Ils auraient été anéantis par une tribu Targui, les Settaf, et leurs qçour étaient déjà ruinés et le pays vide quand les nouveaux furent fondés par des Marocains venus du Sahel et du Chaouïa. Cela non plus ne semble pas pouvoir être entendu à la lettre. Les gens du Bas Touat, presque tous Cheurfa (descendants de Mahomet), cela va sans dire, ne veulent rien avoir de commun avec ces Barmata plus ou moins hérétiques, de môme que les gens du Haut Touat renient toute parenté avec les Juifs massacrés par El Merili. Mais s'il n'existait pas un lien, on ne s'expliquerait pas que le nom de chaque kalaa ait sur- nagé, et qu'il se trouve à Aqebeur, encastré dans les ruines, un mara- bout encore vénéré. On reconnaît d'ailleurs que dans certains qçour, à Sali, à Bou Ali, à El Mansour, il survit des descendants des Barinala. Voici une tradition recueillie par M"" Vatin au sujet de Sidi Ahmed «>r Reggani, fondateur de Zaouïet Kounta au xiv« siècle. « A son arriv«''e à Bou Ali, les descendants de Barmek, qui étaient considérés comme des païens, eurent peur, mais Ahmed lit apporter du p(Mit-lail : il dis-

\. F. Vatin, Origines des populatio?is du Touat {liull. Soc. liéo</. Al'/cr, X. I'JOd. p. 209).

64 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

tribua cette boisson entre les enfants de Barmek et les siens en leur disant: « buvez, et riez en frères ». Le « temps des Barmata », au Reggan, correspond à l'expression « temps des Juifs » dans le Haut Touat.

Tout cela, en somme, n'est pas trop discordant ; si le nom même des Barmata nous a fourni un terminus a quo, le ix® siècle, l'examen de leurs qçour nous donne un terminus ad quem, l'année 1492. Il nous fournit de plus la preuve matérielle que, à cette époque médiocrement reculée, le régime des eaux au Bas Touat a été bien plus favorable qu'aujourd'hui.

Les qçour des Barmata sont alignés, comme leurs successeurs, le long de la grande faille du Touat, jalonnée de sebkhas. Mais ils sont invariablement, par rapport aux qçour actuels, en retrait vers l'Est de plusieurs kilomètres et en amont de plusieurs dizaines de mètres. Ils sont construits sur la falaise crétacée, tandis que les autres sont en contre-bas, tantôt sur la petite falaise pliocène (Zaouïet Kounta, Touat el Henna), tantôt tout à fait dans la plaine au milieu des sables, (Sali, Reggan). Cela seul suggère que le niveau des sources a beau- coup baissé. Il n'a pas encore été fait d'étude détaillée des vieux qçour, précisément parce qu'ils sont trop à part, si éloignés de la la route que beaucoup d'entre eux ne s'aperçoivent même pas. L'un d'eux, El Euzzi, à la hauteur de Zaouïet Kounta, est aujourd'hui à 4 bons kilomètres de la ligne des palmiers. Il est inadmissible qu'un qsar ait jamais été construit à une pareille distance des cultures et de l'eau. J'ai vu auprès d'El Euzzi, au pied même de la butte, une seguia desséchée, c'est-à-dire un canal à ciel ouvert, alors que, à Zaouïet Kounta, les fgagir^ vont capter l'eau à des profondeurs de 20 m. Incontestablement, les nombreux qçour des Barmata, quelque large part qu'ils aient pu faire au commerce transsaharien, ont tirer de l'agriculture une partie de leur subsistance. Or ces ruines ne semblent pas susceptibles aujourd'hui d'être revivifiées, on ne voit pas com- ment une population agricole pourrait y vivre; on ne voit même pas très bien comment elle pourrait y boire. Il serait intéressant de rechercher les traces des vieux puits Barmata.

Il faut donc admettre que, depuis quatre ou cinq siècles, le régime des eaux, au Touat, a beaucoup empiré. Il n'est pas nécessaire pour cela d'accepter sans réserves les affirmations des indigènes à ce sujet

M^ Yatin en a recueilli d'étranges, mais qui pourtant ne sont pas absurdes. « Les gens de Tiouririn et d'Adrar (district de Zaouïet Kounta) expliquent que si les qçour d'Ikis, Temassekh et Mekid sont bâtis sur une colline, c'est parce qu'à l'époque des Juifs, le pays était couvert par les eaux. » Ce sont là, notons-le, des qçour modernes en

1. Canaux souterrains de captage.

ÉTUDES SAHARIENNES. 65

pisé, encore habités et vivants, et l'aspect du pays est loin de con- tredire les affirmations des indigènes. Il y a là, aux environs de Temassekh, comme le montre un coup d'œil sur la carte, un lit d'oued extrêmement large, profondément taillé dans des terrains tout récents, pliocènes ou postpliocènes, et l'oued naturellement est encore plus récent qu'eux. Nous avons considéré cet oued comme la prolongation de l'Oued du Gourara ; mais il est clair que son lit a pu être utilisé par un bras de l'O. Messaoud, les communications étant largement ouvertes par Tesfaout. Le lit est aujourd'hui couvert de dépôts alluvionnaires et sableux, se maintient un pâturage assez vert et l'on trouve en abondance des Cardium edule. Il est vrai que ces coquilles peuvent provenir de la désagrégation des couches pliocènes qui sont fossilifères. « Il paraît, dit encore M"" Vatin, qu'au Sud-Ouest de Tamentit le pays était autrefois couvert par les eaux. » Au Sud-Ouest de Tamentit se trouve précisément la grande zone d'épandage de l'O. Messaoud, et en particulier l'oasis de Tesfaout, la dernière crue, il y a une quinzaine d'années, a fait notoirement des ravages. Rien de tout cela n'est invraisemblable. Voici, il est vrai, qui est plus fort. « Une légende très curieuse, conservée dans le Touat, rapporte que presque tous les qçour communiquaient entre eux par eau. Un indigène de Tamentit, le nommé M'hamed Salah ould Didi, raconte que le nommé El Hadj M'barek ould Didi Moussa, des Ouled Ahmed, district du Timmi, lui avait affirmé avoir une lettre qu'un commerçant rentrant de voyage écrivait à ses parents à Inzeg- mir, pour les prévenir que les barques de Tamentit étaient parties pour Timadanine et n'étaient par encore revenues. » Il faudrait une terrible crue pour rendre navigables les sebkhas du Touat, du Timmi au Reggan; et l'on hésite à admettre sans supplément de preuves l'existence d'une flottille à Tamentit. M"^ Martin, interprète militaire, a eu communication d'un texte arabe d'après lequel des émigrants, arri- vant au Touat en l'an 4624 après le déluge, se seraient établis sur les bords d'un grand oued qui coulait régulièrement. Ceci nous mettrait, d'après L'Ai-t de vérifier les dates, à l'an 1317 de notre ère. D'ailleurs il n'est pas surprenant qu'une date en chronologie hébraïque se soit maintenue dans un pays comme le Touat, qui a un passé juif incon- testable. Mentionnons enfin la bizarrerie de ces noms triomphants : Oued Messaoud, « la rivière heureuse » ; Haci Rezegallah, «le cadeau de Dieu », si peu justifiés aujourd'hui et qui semblent l'iniio d'un passé brillant. Reste à savoir quel degré de confiance il faut attribuer à ces vieux souvenirs.

Les indigènes arabisants ont une imagination redoutable, une facilité fâcheuse à se créer des souvenirs faux et précis. Dans leur pays, d'ailleurs dépouillé de toute végétation, nu, écorché et disséqué comme une préparation de laboratoire, l'histoire de la terre se

ANN. DE GKOG. XV1« ANNÉK. O

66 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

déchiffre plus aisément qu'ailleurs. On voit partout de grands oued morts et des lacs desséchés ; de à se les représenter hier encore remplis d'eau vive, il n'y a qu'un pas, et l'indigène peut l'avoir franchi de lui-môme aussi aisément que l'explorateur européen. Pourtant, la réunion des affirmations indigènes et des faits observés forme un faisceau d'arguments, auquel il serait facile encore d'ajouter quelques faits nouveaux.

Les fgagir du Bouda, du Timmi et de Tamentit grouillent de bar- beaux. On n'en trouve plus au Sud, au Reggan en particulier. Il faut bien admettre que ces barbeaux du Timmi témoignent de l'ancienne existence d'eau libre et courante dans le Haut Touat. Il est vrai que ce sont des botes étonnamment migratrices et résistantes. A notre arrivée à Béni Abbès, les r'dir de l'oued étaient très poissonneux ; en bons civilisés et conformément à toutes nos traditions d'exploita- tion destructive, nous les avons péchés jusques à disparition totale. Le mal pourtant n'a pas été sans remède ; on a reconnu expérimen- talement que chaque nouvelle crue renouvelle le stock de barbeaux. On voit d'ailleurs très bien d'où il viennent ; les r'dir profonds de Colomb-Béchar par exemple sont un vivier naturel, l'on fait des pêches miraculeuses avec une épingle recourbée. Il en existe bien d'autres, à coup sûr, dans le haut du Guir. Entraînées par la crue, ces petites bêtes franchissent étourdiment d'énormes distances et échouent elles peuvent. Pour peupler les fgagir du Haut Touat, il a donc pu suffire de quelques alevins apportés par le hasard d'une crue; une fois qu'ils eurent pullulé dans le dédale des galeries souterraines de captage, on conçoit très bien qu'il s'y soient maintenus. Pourtant, s'ils venaient à disparaître aujourd'hui, on a peine à croire qu'ils trou- veraient des successeurs.

La seule existence des fgagir me paraît un argument en faveur de l'assèchement graduel du pays. Au Touat seul ces galeries souter- raines, parfois très profondes, auraient, d'après M^ Nieger, au moins 2 000 km. de développement; un métropolitain de grande capitale moderne est à peine plus compliqué. Notre industrie européenne conçoit et exécute de pareils travaux en quelques années, mais non pas la pauvre industrie des qçouriens, outillés d'une pioche et d'un couffin. Les fgagir ne peuvent pas être nées d'un plan préconçu; elles sont l'aboutissement de tâtonnements progressifs à travers les siècles. Les premières devaient être beaucoup plus courtes et pourtant suffi- santes, mais de génération en génération il a fallu chercher l'eau raréfiée à une distance et à une profondeur croissantes. Cette hypo- thèse, en tout cas, me paraît la seule qui rende compte de la dispro- portion entre l'énormité de l'œuvre et les ressources de ceux qui l'ont

exécutée.

11 faut surtout relever que l'existence de véritables rivières au

ÉTUDES SAHARIENNES. 67

Touat, à une époque rapprochée de nous, est très loin d'être inexpli- cable. Elle est même scientifiquement vraisemblable, d'après le peu que nous savons sur l'énorme masse de sable, qui de El Goléa àTin- douf, a progressivement barré aux eaux de l'Atlas le chemin du Sud.

OBSERVATIONS A PROPOS DES ITINÉRAIRES

Les itinéraires ci-dessus sont au nombre de trois : du Touat à Haci Sefiat, de Zaouïet Reggan à Haci Rezegallah, de Taourirt à l'O. Meraguen (route d'Ouallen).

Ces itinéraires ne sont pas présentés isolément, on les a reportés sur la carte générale i; autrement dit, on les a rapprochés des autres itinéraires antérieurement publiés. On pense que ce rapprochement fait ressortir, malgré des lacunes énormes encore, le réseau de l'O. Messaoud dans ses lignes générales.

Les itinéraires sont basés sur un nombre malheureusement petit d'obser- vations astronomiques. Les instruments utilisés sont, outre les trois mon- tres, un sextant et une lunette. Le sextant était en mauvais état, on a le faire réparer par le forgeron nègre de Taourirt ! La lunette, par une étrange vicissitude, est celle de Cazemajou, rapportée par les tirailleurs après le massacre de la mission, et que le Comité de l'Afrique française a mise à la disposition du colonel Laperrine.

Les calculs ont été faits à l'Observatoire d'Alger, la haute compétence et l'inépuisable complaisance de M"" Trépied ont remédié en quelque mesure à la défectuosité du sextant. L'erreur instrumentale a pu être déterminée, du moins pour la période postérieure à l'opération chirurgicale de Taourirt.

Les itinéraires ont été établis à la boussole et reportés chaque jour à 1 : 100 000 sur un carnet spécial. Pour l'utilisation de ce carnet, on a adopté la méthode recommandée par M"" Trépied 2, et on a calculé directement d'après le carnet les principales positions. On les donne ci-dessous.

Itinéraire de Haci Sefiat. Le point de départ, Adrar, capitale admi- nistrative du Touat, est assez bien déterminé; d'après plusieurs séries d'ob- servations de hauteurs de la polaire, la latitude est 27<» 52', 6. Une occulta- tion observée parM'^NiEGER donne la longitude 39', 5 W.

En prenant ces chilTres pour base et en calculant d'après le carnet de route, on trouve :

Haci Sefiat. . . 9 27M6',5 Long. :3»:r,i W.

1. A pn)i)roinoiit parler, la pi. I n"o3t point uno carte suivant un système do projection détermino, mais un tabloau graphique dos positions données dans le texte. Le quadrillage a ôiô établi en reportant les distances données par la Connaissance dos Tetnpx pour l'arc do sous uno latitude donnée. En cas do désaccord entre la liste dos positions et le tabloau gra- phique, c'est la liste ([ui fait foi.

2. Cil. TuKiMKi), Ueinarques sur la carte dressée par M. Villatte à la suite de son exploration de 1904 dans le Sahara central {La Cn^iQraphie, XII, lOO:), p. 231-238^.

68 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

D'autre part, j'ai observé en ce point quelques hauteurs de la polaire qui donnent, sans correction, cp 27*^ 16', 3. Malgré le mauvais état du sextant, cette concordance laisse à supposer que l'observation est valable.

Le point ainsi déterminé n'est pas exactement le puits de Sefiat, c'est notre campement, à 1 500 m. environ au Nord du puits.

Enlin le puits de Sefiat n'est pas le seul de ce nom, si tant est qu'il y ait bien réellement droit. Le colonel Laperrine, revenant de Taoudéni, a trouvé un autre Haci Sefiat, beaucoup plus important, par 9 27° 20' 42" et Long. 12'. On l'a placé sur la carte; il se trouve à une assez faible distance au Nord-Ouest de son homonyme, c'est-à-dire dans la même région et peut- être dans le même oued(?)

On aura donc :

Tesfaout cp 27°43',0 Long. 2"42',8

Campement de Haci Sefiat.. 9 2T'16',5 3',1

Puits de Haci Sefiat 9 27°15',7 3,1

Itinéraire de Haci Rezegallah. L'itinéraire de Zaouïet Reggan est celui qui présente les moindres garanties d'exactitude précise. Le point de départ, Zaouïet Reggan, est suffisamment déterminé, puisqu'il est tout voisin de Taourirt, dont les coordonnées ont été fixées astronomiquement.

En admettant pour Zaouïet Reggan 9 26° 40', 5 et Long. 10', 5 W, le calcul des positions données par le carnet de route donne :

HaciBoura. . . 9 26° 8', 3 Long. l',l Haci Rezegallah. 9 25° 51', 3 Long. 25', 0

Itinéraire de Taourirt à Haci bou Khanefis^ L'itinéraire au Sud de Taourirt a été levé jusqu'au Niger; on ne donne ici qu'un premier tron- çon jusqu'à H. bou Khanefis, c'est-à-dire jusqu'aux premiers escarpements de l'Açerdjerah, puisque le premier tronçon est le seul qui se rapporte à la question traitée.

Ici il a été possible de contrôler et de corriger l'itinéraire avec l'aide d'observations astronomiques. A Taourirt, avec la lunette Cazemajou, nous avons observé l'occultation de x de la Vierge (immersion du 15 mai 1905) ; calculée à l'Observatoire d'Alger cette occultation a donné 8'°26%9, soit 2°6',5 W. La latitude, d'après des observations anciennes de M'" le com- mandant Deleuze, est 26° 42', 0. Avec le sextant réparé à Taourirt et dont l'erreur instrumentale, restée immuable puisque la soudure n'a pas bougé, a pu être déterminée, j'ai pris à la traversée de l'Açerdjerah trois séries d'observations de hauteurs de la polaire, dont une à H. bou Khanefis. L'état de l'instrument pourrait laisser quelques doutes sur la valeur des conclu- sions, mais ces doutes sont levés par la comparaison avec les observations de M'^ViLLATTE, dont l'itinéraire croise le mien en deux points, Tadounasset et Tin Tagaret. Cette circonstance heureuse permet de corriger aussi l'iti- néraire en longitude.

La correction à apporter à l'itinéraire est très forte, beaucoup plus que dans d'autres tronçons; ce n'est pas surprenant si l'on considère la nature

1. Mon propre carnet d'itinéraire de Taourirt à Bou Khanefis a été souvent complété au jour le iour d'après celui de M' le lieutenant Mussel, mon aimable compagnon de route, qui commandait le détachement.

ÉTUDES SAHARIENNES.

69

du terrain entre Taourirt et H. bou Khanefis. Il s'étend une grande super- ficie tout à fait aride, qu'on est contraint de traverser à marche forcée de jour et de nuit.

En longitude, l'écart entre les résultats des observations astronomiques et ceux du carnet de marche est de 2', 7 pour Tin Tagaret :

Tin Tagaret. Carnet Long. .*^',7

ViLLATTE. . . . Long. 0°6',4

En latitude, l'écart est de 6', 8 pour Bou Khanefis :

H. bou Khanefis, Carnet 9 2o° 14', 8

Observation astron.. cp 25° 8',0

En répartissant l'erreur ainsi obtenue, on obtient pour les points succes- sifs de l'itinéraire les résultats suivants :

POSITIONS.

LA.TITUDE d'après

LE CARNET.

LATITUDE

CORRIGÉE.

LONGITUDE d'après

LE CARNET.

LONGITUDE

CORRIGÉE.

Hacian Taïbin

26» 34',5 26» 34',8 26» 28', 7 26» 21', 2 25» 48', 9 25»34',1 25» 14', 8

26» 33', 9 26» 34', 3 26»27',8 26» 19', 8 25» 45', 2 25» 29',4 25» 8',0

l»o4',8 1»49',3 1»37',1 1«21',9 1°10',I 2', 5 5',0

1»55',1

1»49',6 1»37',7 1»22',8

i»ir,2

3',8 6', 2

Dj. Aberras (extrémité Sud)

Bord occidental du horst silurien. . . . Sebkha Mekhergan (coucher 18-19 mai).

0. Arris (sortie de la sebkha)

Ain Tiqeidi

Haci bou Khanefis

É.-F. Gautier,

Chargé d'un cours à l'École supérieure des Lettres d'Alger.

70 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

NOTICE SUR L'ESQUISSE GÉOLOGIQUE DU HAUT ATLAS OCCIDENTAL (MAROC)

(Carte, Pl. II)

L'esquisse géologique qui accompagne cet article comprend la moitié occidentale du Haut Atlas, que j'ai eu l'occasion de parcourir lors de mon voyage au Maroc ^ On pourra s'étonner de voir que la planimétrie a été copiée sans aucune modification sur la deuxième édition de la carte au millionième ^ J'ai rapporté, en effet, de mon voyage dans les régions inexplorées du Sud de l'Atlas, des itinéraires qui permettront de donner une physionomie complètement différente au revers méridional de la haute chaîne, et notamment au massif du Djebel Siroua. Mais avant que la mise en œuvre de ces documents topo- graphiques soit tout à fait terminée, j'ai jugé utile, à la veille d'un nouveau voyage au Maroc, de résumer mes observations géologiques par une carte d'ensemble.

J'ai déjà fait ressortir tout ce qu'avait d'artificiel la division de l'Atlas proposée par M'" Paul Schnell et adoptée par M'^ A. Brives. Cette division est basée sur l'âge, supposé différent, de la partie située à l'Est du col de Telouet, considérée comme récente par l'explorateur Thomson, et de la partie occidentale, considérée comme ancienne. J'ai montré aussi que les arguments géologiques invoqués par ces sa- vants, pour fixer la limite occidentale de la haute chaîne aux vallées de rO. es Seratou et de l'O. Ait Moussi, tombaient d'eux-mêmes et qu'il fallait revenir à la conception ancienne d'Arlett (1835), qui voyait dans le cap Rir l'extrémité du Haut Atlas ^ Je ferai remarquer, cependant, que si la coupure établie par Schnell au col de Telouet, d'après les données de Thomson, n'est pas acceptable en se plaçant au point de vue géognostique, elle peut être admise en partant de consi- dérations purement topograj)hiques. Ce col correspond, en effet,

1. Louis Gentil, Mission de Segonzac. Dans le Bled es Siba. Exploitations au Maroc. Paris, Masson & G'% 1906. 'ln-4, xv + 364 p., 221 fîg. phot., 2 fig. cartes. 12 fr. Idem, Contribution à la géologie et à la géographie physique du Maroc {Annales de Géographie, XV, 1906, p. l'33-151 ; phot. pl. iv, v).

2. Maroc. Carte dressée et dessinée par R. de Flotte de Roquevaire -.1:1 000 000. Paris, Henry Barrère, 1904. 4 feuilles, avec notice. 15 fr.

3. Louis Gentil, art. cité, p. 141.

ESQUISSE DU HAUT ATLAS OCCIDENTAL (MAROC). 71

comme l'a fait remarquer de Foucauld, à une forte dépression de la chaîne ^

On peut donc admettre, conventionnellement au moins, que l'Atlas marocain se divise en deux grandes parties : l'une, occidentale, qui s'étend du col de Telouet jusqu'à l'Océan Atlantique; l'autre, orien- tale, qui se poursuit à l'E jusqu'au delà du Tizi n Telr'emt, vers la frontière algérienne^.

J'ai donné, dans mon précédent article, une idée de la série stra- tigraphique jusqu'ici reconnue dans l'Atlas, et j'ai fait ressortir le rôle capital de la science française dans l'étude géologique de la chaîne qui nous occupe.

La carte qui fait l'objet du présent article a été dressée d'après les documents publiés par mes devanciers et d'après mes relevés.

Je ne pouvais songer, dans le court espace de temps que j'ai pu consacrera mes recherches dans l'Atlas^, à faire une carte complète de l'étendue considérable que j'avais embrassée. J'ai me borner à repérer sur mes cheminements, avec toute l'exactitude possible, les contours géologiques que j'ai recoupés, en les accompagnant de cro- quis me permettant d'étendre le plus loin possible, adroite et à gauche de ma route, les affleurements des terrains. Bien que mes itinéraires ne soient certainement pas définitifs, étant donnée l'imperfection de la méthode topographique à laquelle j'ai m'astreindreS je pense que mes relevés seront toujours utilisables, au fur et à mesure des per- fectionnements apportés à la carte du pays, même lorsqu'une trian- gulation sérieuse y aura été faite. Il suffira, en effet, de brider mes itinéraires par un nombre suffisant de positions rigoureusement déter- minées pour mettre définitivement en place mes contours géologiques.

Je considère donc comme acquises, seulement, les amorces des contours que j'ai indiqués sur mes cheminements. Tout le reste est

1. Vicomte Gh. de Foucauld, Reconnaissance au Maroc, 1 883-1 88A, Atlas (Paris. 1888), feuille 7.

2. IjEsquisse géologique (pi. II) comprend donc tout l'Atlas occidental et une faible partie de l'Atlas oriental sur une étendue d'environ GO km.

3. J'ai, sans aucune interruption, au cours de mes explorations dans le î^ud marocain, relevé mes itinéraires; mes carnets topo^^raphiques accusent le chitTre total de 76 journées de marche dans la chaîne et dans la plaine de Marrakech.

4. J'ai opéré par cheminements à la boussole, avec recoupements sur dos points remarquables plus ou moins bien connus, et par déterminations d'altitudes au baro- mètre anéroïde Naudet. 1^'ort heureusement, malgré le procodé un peu rudimon- taire que j'ai m'imposer dans les 'conditions assez précaires do mon voyage la mise au net de mes carnets a donné des résultats inespérés. Mou itinorairo de Marrakech au Djebel Siroua, notamment, se ferme avec une précision remar- quable. Aussi je me propose de publier mes graphi(]ues tels qu'ils sont, car jo pense qu'ils pennotlront d'obtenir, sans quo j'aie fait la moindre observation as- tronomique, des positions d'une approximation bien suporiouro à collos qui olaieni déjà acquises. Le point culminant du Djebel Siroua, en particulier, sera désormais fixé assez rigoureusement. Je l'ai déplacé de plus do :U1 km. vers le SE, par rapport à l'estimation faite par de Foucauld.

72 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

figuré, soit d'après des croquis pris en cours de route, soit d'après les cartes géologiques suivantes de mes devanciers : Carte de Thomson* ; 2^ Carte géologique de la plaine de Marrakech et des plateaux occi- dentaux à 1 : 1 000 000, par M"" Brives ^ ; Carte géologique schéma- tique, par M^ Paul Lemoine^; Esquisse géologique du Haut Atlas occidental à 1 : 750 000, par M'" Brives ^

J'ai apporté de notables changements à ces essais, notamment à la première carte de M"" Brives. J'ai respecté rigoureusement le tracé de mon confrère d'Alger dans les régions de l'Atlas qu'il a vues et que je n'ai pas traversées. J'ai cru seulement devoir compléter ses tracés, particulièrement en ce qui concerne les terrains crétacés, lorsque sa carte n'était pas conforme à son texte. J'ai mis également à profit des données publiées par d'éminents explorateurs comme de Foucauld, Thomson, de Segonzac. Enfin je n'ai jamais négligé, en traversant le thalweg des cours d'eau descendus de la haute chaîne, de recueillir toutes les roches, en cailloux roulés dans ce thalweg. Et cette mé- thode, si mauvaise qu'elle puisse paraître, m'a donné quelques pré- cieux résultats; car, si les roches sédimentaires roulées peuvent prêter à de graves confusions au point de vue cartographique, dans une région les mêmes faciès se retrouvent fréquemment à divers niveaux, par contre, les roches éruptives et métamorphiques que j'ai ramassées ne laissent parfois aucun doute possible sur la position approximative de leur gisement, à cause de leur localisation assez fréquente dans les parties les plus élevées de la chaîne.

Malheureusement, bien que j'aie puisé dans tous les documents accumulés par mes devanciers et dans mes propres observations, il subsiste certaines régions de l'Atlas dont il est impossible de donner une carte géologique, même approximative. Mais ces lacunes sont presque toutes reléguées dans le massif ancien, et je les ai repré- sentées par la teinte : « Paléozoïque indéterminé ».

Je ferai une remarque en ce qui concerne les calcaires à silex, si importants par leur développement dans le Nord de la chaîne, notam- ment à l'Ouest de la plaine de Marrakech. M"^ Brives, se basant princi- palement sur l'analogie de faciès de ces calcaires avec la formation suessonienne qui recouvre de grandes surfaces dans l'Est algérien, a rattaché à l'Éocène inférieur de vastes étendues de ces calcaires sili- ceux. J'ai déjà fait des réserves à ce sujet ^, parce que ce faciès est assez trompeur et que d'ailleurs j'ai observé des calcaires siliceux

1. Joseph Thomson, Geological Map of Southwestern Morocco^ 1 : 1 500 000 {Travels in tlie Atlas and Southern Morocco, London, 1889).

2. Voir Annales de Géographie, Z/F« Bibliographie 1904, 728 B; XV^ Biblio- graphie 1905, 778 C.

3. XV' Bibliographie 1905, n" 795 A et E. Carte à 1 : 2 000 000].

4. Ibid., 778 D.

5. Bull. Soc. Géol. de Fr., u"= sér., V, 1905, p. 759.

ESQUISSE DU HAUT ATLAS OCCIDENTAL (MAROC). 75

analogues à la fois dans les dépôts du Jurassique et du Crétacé. Il est vrai que M"" Brives a cru pouvoir appuyer dans la suite sa détermina- tion d'âge par des documents paléontologiques. Il a d'abord cité des Thersitea ; mais ce fossile n'a peut-être pas la valeur stratigraphique qu'il lui prête. Puis il a signalé des Nummulites au Nord du Haouz; mais le Nummulites Biai^ritzensis d'Archiac, dont il parle, appartient à l'Éocène moyen (Lutétien) et non à l'Éocène inférieur (Suessonien), ce qui est en contradiction avec l'analogie de faciès invoquée par lui. De plus, j'ai eu l'occasion de traverser la bande tertiaire la plus impor- tante que M"" Brives ait marquée sur sa cartel celle de la vallée de rO. Igrounzar, dans les Haha. Là, en effet, les calcaires à silex sont très développés, mais ils se montrent en continuité parfaite avec la série crétacée, très développée à l'extrémité occidentale de l'Atlas. J'ai recueilli de nombreux blocs d'un calcaire pétri de Bivalves et de Gastropodes, déjà remarqués par M'' Brives, et plus ou moins complè- tement silicifiés. Or j'ai dégagé de ces roches de magnifiques spéci- mens de Baculites, dont la détermination spécifique précisera le niveau Crétacé supérieur auquel ils appartiennent. Je signale cette- observation afin de justifier la réserve que j'ai gardée au sujet de l'Éocène, que je n'ai pas figuré sur ma carte. Je ne doute pas que le Tertiaire inférieur existe au Nord de l'Atlas, puisque M"" Brives a trouvé des Nummulites, mais cet Éocène a besoin, avant d'être figuré, d'être déterminé avec des preuves paléontologiques irréfutables ^

Un fait indiscutable est l'existence, dans l'Atlas, de vestiges de plis- sements hercyniens avec une direction assez constante NNE-SSW. Ils ont été constatés pour la première fois par Thomson dans le massif du Djebilet^ qui borde au Nord la plaine du Haouz; ils ont été éga- lement observés dans ce massif par M' Theobald Fischer, puis reconnus par iW Brives plus au Sud, dans la haute chaîne, et confirmés par M*" Paul Lemoine et par moi.

J'ai observé ces plis depuis la vallée de l'O. es Seratou jusqu'au delà du méridien de Demnat, autrement dit, partout affleure le Paléozoïque, dans la partie de la chaîne que j'ai parcourue. Ils ont été prolongés par M'" Thcobald Fischer et par M' Brives vers le Nord, ce que j'ai eu l'occasion de contrôler, à Casablanca, dans la « terrasse

1. liull. Soc. Géol. (le Fr., iv° sér., V, 190o. pi. i.

2. Dans VFsquisse rjéoloqique (pi. ii), j\ii marqué en traits pleins les contours que j'ai j)u fi^mrer avec une certaine approximation, et eu traits discontinus les autres contours, sauf la séparation des terrains primaires reconnus d'avec le « Paléozoïque indéterminé », que j'ai laissée en dégradé. Je n'ai pas lif^uré les frac- tures signalées par J. Thomson dans ses coupes [Quart. Jourti. Geol. Soc. London, LV, 1891), p. -200-208) et par M^ Biuves dans sa carte [liull. Soc. Géol. de Fr., IV' sér., V, lOOf), pi. xi), non plus que celles que j'ai observées moi-même, à cause de l'extrême imprécision de leur tracé.

3. Quart. Journ. Geol. Soc. London, LV, 189!), p. 190.

lA GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

d'abrasion » si bien décrite par l'explorateur allemand : ils offrent toujours la même direction. D'autre part, ils paraissent devoir se pro- longer très loin vers le Sud, avec une direction peu près constante, d'après des observations tout à fait concordantes.

Mon ami M^ A. Dereims a reconnu dans l'Adrar mauritanien, lors de sa participation à la Mission Blancbet (1900), un Dévonien gréseux qui paraît offrir une large extension dans les collines situées au Nord du Tagant et qui se montre plissé avec une direction Nord un peu Est*. Le capitaine Gérard, chef des Travaux Publics en Mauritanie, m'a signalé une formation analogue dans la région de Tijikja (Tagant), les mêmes grès pointent fréquemment à travers les dépôts récents^ Enfin M»" Gruvel, directeur des Pêcheries de l'Afrique occidentale, a observé le long de la côte Atlantique, au Sud du Rio de Ouro (notam- ment dans la Baie du Lévrier), de nombreux affleurements de ces grès, au-dessous des dunes littorales ^ encore, ils offrent la même direc- tion de plissement, et il est important de noter que ces grès bruns, alternant avec des schistes de même couleur, ressemblent à s'y méprendre (d'après les échantillons de M"" Dereims et ceux du capi- taine Gérard) à ceux que M^ Brives et moi nous attribuons au Dévonien dans l'Atlas et qui m'ont paru se poursuivre très loin dans l'Anti- Atlas, pour rejoindre, sans doute, les dépôts de faciès et d'âge iden- tiques connus dans toute la région saharienne.

Ainsi, la chaîne hercynienne a laissé des vestiges parfois très im- portants dans l'Afrique nord-occidentale, depuis la Mauritanie jusque dans le Maroc septentrional, et sa direction était grossièrement paral- lèle à la côte océanique actuelle.

Cette chaîne a intéressé les dépôts du Carbonifère inférieur (Dinan- tien), comme je l'ai constaté dans la vallée de l'O. R'er'aïa et dans les Ait Imer'ran (au Sud de Demnat), ces dépôts sont rigoureuse- ment datés par des faunes importantes; mais elle n'a pas affecté le Permien, comme le pense M"* Brives en donnant aux affleurements de cet âge, dans l'Atlas, une régularité schématique que je n'ai repro- duite sur ma carte que dans les seules régions non visitées par moi.

Au contraire, partout je suis passé, j'ai constaté un Permien affecté par des rides d'un système tout différent, plus récent. Je ne nie pas que les plissements hercyniens aient pu rejouer dans la suite ; mais il me paraît indiscutable que les plis qui ont affecté le Permien appar- tiennent à une phase orogénique toute différente. J'ai constaté que les dépôts rouges de cette époque sont parfois en lambeaux alignés dans des dépressions synclinales du système hercynien; mais cela ne peut nous surprendre si nous nous reportons à la nature même

1. Renseignement verbal,

2. Renseignement verbal.

3. Renseignement verbal.

ESQUISSE DU HAUT ATLAS OCCIDENTAL (MAROC). 75

de ces dépôts puissants qui, par leur origine continentale ou lagunaire, passent insensiblement au Trias gypseux qui les surmonte. Et, bien que j'aie distingué sur ma carte un Permien et un Trias, à cause de l'importance extrême des couches rouges primaires, je me garderais de séparer ces formations sur une carte à plus grande échelle, car je me suis heurté aux difficultés qui ont déjà été rencontrées ailleurs, par exemple dans les Pyrénées, M"" Léon Bertrand réunit le Permien supérieur avec le Trias inférieur. De même que dans les Pyrénées, il y aura lieu, dans l'Atlas, de reconnaître un Permo-Trias.

Mais si les couches rouges primaires de l'Atlas peuvent avoir rempli des synclinaux de la chaîne hercynienne, elles se montrent, d'autre part, affectées par des plis, disposés le plus souvent à 45° sur ceux de cette chaîne ancienne. D'ailleurs, j'ai constaté partout une discordance angulaire entre les dépôts dinantiens et ceux du Permien, et cette seule constatation suffirait à démontrer que les dépôts permiens sont postérieurs aux plissements hercyniens.

Ces plis plus récents, constatés par M'' Paul Lemoine et par moi^, ont affecté tous les terrains secondaires, depuis les niveaux les plus inférieurs du Jurassique jusqu'aux couches les plus élevées du Cré- tacé, et même jusqu'à l'Éocène inférieur, si la base du Tertiaire existe, comme le pense M'" Brives.

La nouvelle phase orogénique correspondante appartient au sys- tème alpin. Elle a laissé les traces les plus nettes dans les terrains jurassiques, qui montrent, à l'extrémité occidentale de la chaîne, des rides bien marquées, avec abaissement de leur axe vers l'Océan. A l'Est du col de Telouet, d'autres plis s'abaissent également vers l'Est, pour prendre ensuite une allure qu'il est difficile de préciser, mais dont les explorations célèbres du vicomte de Foucauld et du marquis de Segonzac nous permettent déjà de nous faire une idée. Il parait in- discutable, en effet, que les Kheneg signalés par le premier de ces explorateurs correspondent à de grandes cluses creusées à travers des plis jurassiques courant vers le NE, plus ou moins parallèlement à la chaîne. M"" de Segonzac a rapporté de ces Kheneg, dans le pays des Braber, des empreintes de fossiles qui ne peuvent laisser de doute sur leur âge éojurassique^.

Les plissements alpins ont également laissé partout des traces pro- fondes dans les terrains crétacés, contrairement aux assertions de M"" Brives-'. Et, contrairement encore aux idées du mèmeauleur\

1. Voir É. IlAur., liull. Comité A fr. fr..., XV, 1905, p. 110.

2. A sij^'nîiler nolamiiieiil llarpocerns discoiclcs Ziolcn, et //. opalinum lU-n. du Lias supérieur ((loterniiuation de M"^ É. Halo).

3. A. Brives, Contribution à l'étude géologique de rAtla$ marocain \liuU. Soc. Géol. de Fr., iv sér., V, 1905, p. 398).

4. Idem, ibid., p. 398.

76 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

s'il est parfois difficile de les séparer des plis hercyniens auxquels ils se sont superposés, du moins est-il facile de saisir leurs traces dans le Perniien. Un simple coup d'œil sur la carte (^pl. ii) suffira pour montrer l'influence des plissements alpins sur les couches rouges de cet âge (associées à des roches volcaniques), entre la vallée de rO. Rdat et le méridien de Demnat.

J'ai de plus constaté que la zone axiale de la haute chaîne offre une tendance à la structure en éventail^ néanmoins, ce qui domine, ce sont les traces d'une poussée vers le Sud. Cette poussée est attestée par un régime de plis imbriqués qui se montre notamment au Sud de Demnat et sur le versant méridional de la chaîne, dans la vallée du Sous. Cette poussée, dont les traces sont manifestes dans toutes les coupes transversales que j'ai relevées, paraît en contradiction avec l'hypothèse, émise par M'' Paul Lemoine, de plis couchés empilés sur le flanc Nord de l'Atlas et poussés vers la plaine du Haouz*; elle est également en contradiction avec l'existence des plateaux signalés par M^ Drives et dont ce géologue parle dans toutes ses notes ^ Par contre, elle est en harmonie avec les observations faites à l'autre extrémité de l'Atlas dans la région de Figuig l'on a constaté l'existence de plis couchés vers le Sud^

Les dépôts secondaires se montrent, dans les avant-monts de la haute chaîne, sur la bordure de la grande plaine du Haouz, avec un faciès littoral ou lagunaire qui témoigne de très faibles profondeurs de la mer depuis le début du Crétacé. Ces dépôts présentent les mêmes faciès sur le flanc méridional de l'Atlas, dans la vallée du Sous et dans celle du Draa. Par contre, à l'extrémité occidentale de la chaîne, et au delà de Telouet, dans l'Est, des formations néritiques, ou môme bathyales, attestent de grandes profondeurs des mers juras-

1. Paul Lemoine, Mission dans le Maroc occidental [Bull. Comité A fi\ fr.^ 1905), tirag-e à part, p. 212.

2 Je n'ai pas été frappé, dans les régions marocaines que j'ai visitées, par cette « disposition en gradins successifs » dont parle fréquemment M'' Brives, et M"" Paul Lemoine ne paraît pas en avoir été plus frappé que moi. (A. Brives et Ad. Braly, Bull. Soc. GéoL de Fr., iv* série, VI, 1906, p. 64.) Je crois que M"^ Brives a tout au moins un peu exagéré sa conception orographique des régions sud-marocaines. D'ailleurs, si l'on remonte à ses premières notes, on voit que ce n'est pas seule- ment les régions du Sud, mais le Maroc tout entier qu'il est disposé à subdiviser ainsi en un série de plateaux.; étages. La carte qu'il donne à ce sujet {Conférence sur le Maroc occidental, dans Bull. Soc. Géog. Alger, VII, 1902) indique un plateau inférieur, qui comprend à la fois des dépôts tertiaires et primaires; un plateau moyen, formé d'aftleurements primaires, de terrains secondaires et tertiaires, et même de grandes plaines d'alluvions; un plateau supérieur, sont com- pris à la fois des massifs primaires, des terrains jurassiques et crétacés. Cette division du Maroc occidental correspond plutôt à une division hypsométrique et climatique du pays qu'à une division orogénique.

3. É. FiCHEUR dans É. -F. Gautier, Rapport sur une mission géologique et géo- graphique dans la région de Figuig {Annales de Géographie, XIV, 1905, p. 150, fig. 4).

UISSE DU HAUT ATLAS OCCIDENTAL (MAROC)

/ /

siqaes et crétacées. Enfin, il est important de relever l'absence totale de dépôts jurassiques depuis l'extrémité occidentale de l'Atlas jus- qu'au delà de Telouet. Tous ces faits me paraissent pouvoir s'expli- quer, au moins provisoirement, de la façon suivante :

Le morcellement de la chaîne hercynienne s'est traduit par un affaissement dans la région actuellement occupée par le Haouz et aussi dans celle des vallées du Sous et du haut Draa.

Les volcans permiens semblent s'être échelonnés en juger par l'extrême développement de leurs produits sur les hautes crêtes du Tamjourt, du Likoumt et de l'Anr'mer) parallèlement à une fracture ou à une zone de fractures datant du Permien supérieur.

Ces affaissements se sont produits à environ 45'^ des plis hercyniens et ont imprimé à l'Atlas la direction générale de la chaîne actuelle. Ils ont, en outre, préparé une aire d'ennoyage s'étendant à l'Ouest du col des Bibaoun et à l'Est du Tizi n Test, et les plissements alpins sont venus, dans la suite, façonner à la fois les dépôts secondaires et les terrains primaires. Ces plissements ont, en effet, laissé des traces indiscutables dans les terrains jurassiques et crétacés. Et l'allure des plis du Permien, la tendance à la structure en éventail du Silurien, du Dévonien et du Carboniférien inférieur, au cœur de la chaîne, mon- trent suffisamment leur action sur les sédiments paléozoïques.

Quant à l'absence du Jurassique dans la vaste plaine du Haouz, elle peut s'expliquer de deux façons. Ou bien la région comprise entre l'Atlas et le massif du Djebilet (auquel il faut joindre le plateau pri- maire qui le prolonge au Nord, jusqu'au delà de Casablanca) est restée émergée pendant cette première partie des temps secondaires. Et cette interprétation, vers laquelle je pencherais, est d'autant plus plausible que le faciès détritique et littoral des premiers sédiments crétacés montre une transgression de la mer à cette époque. D'ailleurs, il semble bien que la zone la plus élevée de la chaîne hercynienne corresponde à une bande comprenant à la fois le Siroua, le Tamjourt, le Likoumt et les environs de Marrakech; le long de cette bande se montrent échelonnés, dans la plaine, des témoins primaires. Ou bien il faut admettre que le Jurassique a disparu sous une nappe crétacée poussée du Nord vers le Sud, ce qui semble peu vraisemblable.

Comme on le voit, les faits acquis sur la tectonique de l'Atlas sont encore très insuffisants. Et il nous faut attendre patiemment de nou- velles observations, avant de chercher à nous faire une idée un peu

nette de la genèse de cette chaîne.

Louis (lENTIL, Maître de conforoncos à l'Université do Paris, Membre de la Mission de Segonzac.

78

III. -^ NOTES ET CORRESPONDANCE

TRAVAUX DE L'OBSERVATOIRE DU MONT-BLANC

Les mémoires et articles insérés au tome VI des Annales de l'Observatoire météorologique, physique et glaciaire du Mont-Blanc n'offrent pas moins d'in- térêt que ceux des précédents volumes, déjà signalés ici^

M"* Joseph Vallot a continué les études sur la respiration ^ dont il avait communiqué les premiers résultats à l'Académie des Sciences 3. Elles vien- nent en même temps que celles qu'a publiées M"^ Mosso* sur les troubles dus à la diminution de pression et leur cause. En collaboration avec le D'" Kûss, M"" Vallot a fait surtout des expériences sur la ventilation pulmonaire. Le volume d'air inspiré subit de grandes variations, tant par suite de l'ascen- sion que de l'acclimatement à l'altitude expérimentée. L'augmentation du volume inspiré est produite par raccroissement du nombre des inspirations et l'augmentation de leur amplitude.

Le travail de MM" Mougin et Bernard^ a été inséré dans ce tome à titre de continuation de ceux de M'^ J. Vallot ^ C'est justement la station météo- rologique des Grands-Mulets qui a été transportée à Tête-Rousse, à l'altitude de 3187 m. C'est un véritable observatoire de montagne, annexe de celui des Bosses, moins haut que celui-ci (4365 m.) et que la Capanna Regina Margherita du Mont Rose (4560 m.), plus haut que ceux du Sonnblick (3106 m.) et de l'Etna (2942 m.;. Les observations faites à Tête-Rousse ont commencé en 1901 et continué en 1902 et 1903. Elles ne portent naturelle- ment que sur les mois d'été (du 31 juillet au 18 octobre 1901, du 13 juin au 10 octobre 1902, du 1" juillet au 13 octobre 1903).

Une première série d'observations concerne le maximum et le minimum

1. Annales de l'Observatoire météorologique, phijsique et glaciaire du Mont-Blanc {altitude 4 358 mètres), publiées sous la direction de J. Vallot. Tome VI. Paris, G. Steinheil, 1905. In-4, vix -|- 218 p. Voir A. Angot, Les derniers travaux de l'Observatoire du Mont-Blanc {Annales

de Géographie, IX, 1900, p. 80-81 ; XI, 1902, p. 169-171).

2. J. Vallot, Expériences sur la respiration au Mont-Blanc dans les conditions habituelles de la vie (p. 1-136, 56 fig. diagrammes).

3. J. Vallot, Sur les modifications que subit la respiration par suite de l'ascension et de l'ac- climatement à l'altitude du Mont-Blanc {C. R. Ac. Se, CXXXVII, 1903, p. 1283-1285); Kronecker, Le mal des montagnes {Ibid., p. 1282-1283).

4. 2'ravaux du Laboratoire scientifique international du Mont-Rose. Turin, Loescher, 1905.

In-8, 295 p.

5. MonoiN et 'Q^R^KB.n, Etudes exécutées au glacier de Téte-Rousse. /Météorologie {Annales... Mont-Blanc, VI, p. 137-174, 1 fig. carte).

6. J. Vallot, Sur le mouvement des neiges au sommet du Mont-Blanc (t. I) et Observations météorologiques simultanées au sommet da Mont-Blanc, aux Grands-Mulets et à Chamonix, /■■« série (t. I), etc.

TRAVAUX DE L'OBSERVATOIRE DU MONT-BLANC. 79

de la journée, qui se produisent en retard sur ceux de la plaine : le maxi- mum entre 4 et 6 heures du soir au lieu de 2 heures environ, le minimum entre 6 et 8 heures du matin (il y aurait lieu de rapprocher ces résultats de l'allure du débit du torrent glaciaire). On est frappé par ce faible maxi- mum de la température, qui ne s'est jamais élevée au-dessus de 10° (9%6 le 18 août 1901 ; 9°,8 le 15 juillet 1902; 9°, 8 le 2 septembre 1903), alors qu'on connaît, par les expériences de M^' Violle et de M^" Vallot, l'intensité de l'insolation à cette altitude. Les instruments, protégés contre le soleil par une cage en bois sous abri, donnent la température à l'air libre. Quant à la température moyenne annuelle, les auteurs sont obligés de la demander au calcul, par comparaison avec les stations météorologiques de Ghamonix et de la Haute-Savoie; elle est donc hypothétique, et d'ailleurs seules les tem- pératures vraies ont de l'intérêt. Cette moyenne serait comprise entre 6°, 28 (1901) et 7°,70 (1902).

Une autre série concerne les condensations, et elle tire sa valeur de la rareté des observations suivies à pareille altitude. A cette hauteur, les pré- cipitations se produisent habituellement sous forme de neige, bien que la pluie tombe quelquefois en été, même au-dessous de 0°. Mais mesurer des chutes de neige de manière à les rendre comparables entre elles est autre- ment difficile que mesurer des hauteurs de pluies. Ce qui importe, ce n'est pas tant l'épaisseur de la couche, déjà très variable d'un endroit à l'autre, que sa densité, qui fait qu'elle donne à la fusion une lame d'eau plus ou moins haute. La quantité de neige correspondant à 1 millimètre d'eau de fusion oscille entre 7 et 31 mm., quelquefois 48, quelquefois 100! Enfin la neige tombe habituellement par vents violents du SWet du S, et le vent, qui fait la place nette aux endroits découverts, l'accumule dans les dépressions. La hauteur a été mesurée sur une cinquantaine de piquets alignés sur trois rangées; la densité, au moyen de planches d'un mètre carré de surface, fixées à la surface même du glacier ^ Nous craignons cependant que toutes ces précautions ne soient rendues inutiles par la violence du vent, qui nivelle la surface en comblant les creux, sans que nulle part l'épaisseur de la couche puisse Atre prise pour une moyenne. Quoi qu'il en soit, la quan- tité de neige tassée mesurée a été de 800 mm. du 30 septembre 1901 au 14 juillet 1902, ce qui correspondrait, en tenant compte de la fusion, à une hauteur d'eau de 495 mm., et en y comprenant les précipitations du 14 juillet au 2 octobre, à une chute totale de 655 mm. pour l'année 1901- 1902. La lame d'eau correspondant à la chute de neige de 1902-1903 a (Hé de 662 nmi. Ces valeurs ne sont qu'approximatives, car les condensations sous forme de pluie n'y figurent pas, et il n'a pas été tenu compte de l'éva- poration. Elles suffisent à nous donner une idée de l'importance des préci- pitations à 3 200 m. d'altitude. Les auteurs estiment que si aucun tasse- ment ne se produisait, la hauteur totale de la neige serait comprise entre 4 et 8 va. par au. C'est beaucoup moins que ce à quoi on s'attendrait, et c'est une nouvelle confirmation de cette loi qui veut que les précipitations diminuent à partir d'une certaine altitude elles atteignent leur maximum, altitude voisine de 2 500 m. pour le massif du Mont-Blanc, d'après

1. Voir P. MouGiN, Observations sur la neige et la nivométrie en Sacoie {Ass. fr. Avancement Se, SSo Session, Grenoble, iPOi, Paris, 1905, p. IHS-SII, ;{ lii^. grapli.;».

SO NOTES ET CORRESPONDANCE.

M"" MouGiN, et que nous avons trouvée comprise, dans la haute Maurienne et la haute Tarentaise, entre 2 200 et 2 500 m. K

Enfin les observations sur la température intérieure du glacier et la pénétration du froid dans la glace confirment les expériences de M^' J. Val- lot (t. IV et V des Annales). La température intérieure du glacier demeure invariablement égale à 0°, été comme hiver, pour toutes les régions situées au-dessous de 15 m. de profondeur ; la zone au-dessus est sensible, ainsi que l'avait pressenti M'" F. -A. Forel, aux variations de la température exté- rieure, lorsque celle-ci s'abaisse au-dessous de 0°. Il suffit donc d'une couche relativement mince de glace ou de névé pour mettre obstacle à la propaga- tion du froid, et c'est ce qu'avait soutenu M^' J. Vallot contre les gla- ciologistes autrichiens il devient difficile d'admettre que la vitesse des glaciers puisse être influencée par la température.

Une pareille somme de résultats justifient la méthode par laquelle ils ont été obtenus : les études de physique glaciaire ne sont pas assez avan- cées pour pouvoir être traduites dans la langue du calcul. L'École autri- chienne, formée par les disciplines mathématiques, a tendance à attribuer au calcul une vertu magique qui par elle seule serait créatrice, comme en astronomie 2. La glaciologie n'a rien à perdre, pour le moment, à être ramenée au souci de l'observation directe, patiente et prolongée.

Le volume se termine par deux notes de M"^ Henri Vallot, l'une sur des innovations qu'il a introduites dans ses opérations de levés topographiques ^, l'autre sur l'état d'avancement de la carte du Mont-Blanc à 1 : 20000^. La triangulation générale, qui comprenait 257 points en 1897, a été portée, grâce aux relèvements goniométriques, à 410 points pour une surface de 350 kmq., soit 1 point pour 1,3 kmq. Les levés à la planchette, poursuivis depuis 1897, comprennent tous les fragments utiles, depuis le fond des vallées jusqu'à l'altitude-limite, 2500 m. pour les vallées de Vallorcine, de Bérard, de l'Arve, de Bionnassay et de Saint-Gervais jusqu'au Fayet. Pour les tours d'horizons topographiques, le nombre de clichés utiles est actuellement de \ 727, obtenus au moyen du phototachéomètre Vallot. La carte compren- dra, sur le territoire français seulement, 22 feuilles de 0™,25 sur 0™,35. Ce sera, à notre connaissance, la plus belle œuvre cartographique en haute montagne qui ait encore été entreprise.

Paul Girardin.

1. p. MouGiN, Observations sur Venneigement et les chutes d'avalanches exécutées par l'Admi- nistration des Eaux et Forêts dans les départements de la Savoie (voir XIV^ Bibl. 1904, 254 A) ; Paul Girardin, Les Glaciers de Savoie (voir XV" Bibl. 1905, 306), p. 10.

2. Voir, dans Hans Hess, Die Gletscher (Braunschweig, 1904), une « Mathematische Théorie der Gletscherbewegung », p. 323-338.

3. Henri Vallot, Note sur quelques particularités de la détermination des stations topogra phiques par relèvement {Annales... Mont-Blanc, V[, p. 175-201, 13 lîg.).

4. Idbm, Etat d'avancement des opérations de la carte du massif du Mont-Blanc à l'échelle du 20 000" {/bid., p. 203-216, carte à 1 : 200 000).

L'EXPLORATION DU SÉISTAN PAR Sir Henry Mac Mahon *

Le gouvernement de l'Inde a fait effectuer, de février 1903 à mai 1905, une exploration et un levé complet du Séistan, en vue de régler la question des frontières entre l'Afghanistan et la Perse, rendue confuse par l'ignorance du pays, par un déplacement d'une des bouches de l'Hilmend et par des querelles indigènes au sujet de la distribution des eaux de ce fleuve. Une mission imposante, comprenant près de 1500 personnes, dont 12 officiers, un nombreux état-major de spécialistes européens et indigènes, tirés des Services topographiques, de l'irrigation, etc., et une escorte de 200 soldats d'infanterie et 60 cavaliers, admirablement équipée en outre pour faire face à tout imprévu, a employé ces deux années à remplir les instructions officielles. La direction des travaux, rendus difficiles, voire même périlleux, par des conditions inusitées de climat, avait été confiée à l'un des officiers les plus intelligents et les plus expérimentés de l'armée des Indes, le colonel Sir Henry Mac Mahon.

L'exposé des résultats de l'expédition qu'a fait le 9 avril et le 11 mai 1906 Sir Henry Mac Mahon, devant la Société de Géographie de Londres, offre à tous égards un intérêt exceptionnel, particulièrement au point de vue historique et géographique, et mérite d'être résumé ici avec quelque détail.

Le Séistan est constitué par la dépression du lac Hamoun et la plaine d'inondation du fleuve Hilmend. Comme fa fait remarquer Lord Curzon dans la discussion qui a suivi la conférence de Sir Henry, deux traits remar- quables distinguent ce pays et devaient retenir l'attention du gouvernement de l'Inde : d'abord sa position en un point les domaines de la Perse, de l'Afghanistan et de la Grande-Bretagne se touchent, de telle sorte qu'en fait il est aujourd'hui partagé entre la Perse et l'Afghanistan. Sur 18000 kmq. environ de superficie, 7 360 environ appartiennent à la Perse et 10 640 à l'Afganislan. Le second trait est la prodigieuse fertilité que communiquent à ses terres les eaux de l'Hilmend, de telle sorte que, après un passé immé- morial de prospérité, le Séistan présente des perspectives certaines de régénération dans un avenir plus ou moins lointain. L'histoire ancienne du Séistan fut en effet très brillante; le célèbre orientaliste Hawlinson l'a esquissée en 1873, d'après les données de la première mission de délimitation anglaise dirigée par Sir Frédéric Goldsmid. Cette dépression formait dans

1. Colonol Sir Hknuy Me Mahon, lipccnt Survey and ExploriUion in Séistan {Geog. Jouni., XXVIII, Soptoniber, 11)00, p. 209-228, 1 pi. carto à 1 : 1000 000; Ootobor. p. 3:i:»-3ri"2\ Il y a ou doux comtnunications de Sir IIknry Me Mahon à la SotM(^t<^ do Londros : l'une, en si'anco publique oriiinairo, suivie d'observations de 'Lord Curzon et du colonel Yatk; l'autre, portant, sur certains points partieuiièrenient dignes d'attention, i\ une nUiniou du > Keseareh Depart- ment », et suivie d'une discussion tri's reniartpiable à latiuelle prirent part lo colonel Th. Holdich, MM" Tkai.l, G. \V. Lamplitch, Strahan, H. Yuni Oldham, (i*R\voon.

ANN. DE GblOG. XVl*' ANNÉE. Ô

82 NOTES ET CORRESPONDANCE.

l'antiquité laDrangiane; avait pris naissance Roustem, le héros légendaire de la Perse, et avait habité Kaï ou Kaikobad, le fondateur de la dynastie Achéménide. Sa prospérité dura jusqu'au x'^ siècle, qui marque le début des invasions musulmanes : Mahmoud le Ghaznévide, Gengis Khan, Tamerlan, Nadir Chah le conquirent tour à tour et le laissèrent chaque fois plus appauvri. Ce fut surtout l'invasion de Tamerlan et la destruction de la capitale Zaranj (aujourd'hui Zahidan), suivie de la criminelle démolition des barrages et digues de l'IIilmend, qui consomma la ruine de la contrée. Elle ne s'en est jamais relevée. De ce grand passé, il ne reste que les ruines des anciennes villes : remparts épais de briques crues, tours, comme la jolie tour de Mil-i-Kasimabad, tumulus de toute forme. Mais ces ruines sont d'une prodigieuse abondance, on en trouve partout, aucun pays du monde n'en offre autant. Outre celles déjà connues sur la rive gauche de l'Hilmend, Sir Henry Mac Mahon vient d'en révéler d'immenses quantités dans les districts naguère inconnus de l'Est du fleuve. L'étendue de ces ruines, dont les principales sont celles de Sarotar, la grandeur et la perfec- tion du système de canaux, le caractère des objets qu'on y trouve, tout prouve qu'il y eut là, à l'Est de l'IIilmend, un delta occupé par une civilisation qui fut peut-être la plus brillante du Séistan. La série des ruines s'y étend d'un seul tenant sur 100 km. environ du N au S, depuis Kala-i-Fath et Sarotar jusque vers Tchakansour; la plupart sont d'ailleurs ensevelies entièrement ou à demi dans le sable. La plaine d'alluvions du Séistan n'offrant point de pierre à bâtir, la plupart de ces ruines sont en briques cuites au soleil, mais la sécheresse du climat a favorisé leur conservation.

La mission du colonel Mac Mahon a complètement remanié la carte, d'ailleurs fort incomplète et inexacte, du Séistan, dont de vastes districts n'avaient jamais été parcourus par les Européens. Toute la contrée et ses abords, sur une étendue de 98000 kmq., fut levée avec zèle par le topographe de l'expédition, M'" G. P. Taxe et ses aides; on dressa une série de feuilles à un pouce par mille (l : 63 360) et à 1 pouce pour 4 milles (1 : 253440). Cette œuvre ne put s'accomplir sans danger : le levé du vaste désert abso- lument inconnu du Dacht-i-Margo, à TE de THilmend, entraîna une terrible catastrophe. Ce désert couvre d'énormes terrasses d'alluvions, dominant en falaise la plaine du Séistan. Une expédition de 11 hommes, dirigée par un des plus expérimentés surveyors indigènes, Bahadour Mohiuddin, s'y égara. Cheikh Mohiuddin et six de ses hommes périrent; les levés de la petite équipe ne furent sauvés que par le dévouement d'un certain Saïdou, qui s'enroula autour du corps la carte dressée par Mohiuddin, et réussit, au prix de souf- frances indescriptibles, à gagner Tchakansour.

L'aspect de la carte réduite à 1 : 1000000, que publie le Geographical Journal, diffère notablement des représentations ordinaires de la région. M'^ Mac Mahon a d'abord représenté le Hamoun comme un lac d'un seul tenant et non pas comme une série de trois lacs ou lagunes, telles qu'on les voit dans la plupart des atlas, notamment dans celui de Stieler. Il qualifie le Hamoun d'aire lacustre, oii aboutissent les divers cours d'eau du Séistan. A la différence du pays lui-même, qui est absolument nu, une épaisse cein- ture de grands roseaux, appelée le « naizar », et large de plusieurs milles, frange les bords du Hamoun. L'aspect de ces fourrés est impénétrable; il y

L'EXPLORATION DU SÉISTAN. 83

existe cependant des sentes tortueuses que connaissent les Sayads, étrange population qui vit de poisson et de gibier d'eau, et qui déplace ses huttes suivant les allées et venues de la rive. Par delà les roseaux s'étendent, parfois jusqu'à l'horizon, de vastes espaces d'eau libre. Pendant l'été, lors- que les grandes rivières Hilmend, Khach, Farah Roud, Harout Roud, qui drainent un bassin de 323000 kmq., près de vingt fois plus étendu que la dépression du Séistau entrent en grande crue, le lac Hamoun devient une vaste mer, et toutes les terres basses du Séistan sont inondées ou suscep- tibles d'inondation. Il fallait donc, durant tout l'été, que la mission choisît soigneusement un lieu de campement à l'abri des crues. De ces fleuves l'Hil- mend est de beaucoup le plus important; c'est le plus puissant cours d'eau de l'Asie occidentale entre l'Indus et le Tigre; Sir Henry Mac Mahon lui attribue un étiage de 60 me, une portée normale en crue de i 400 à 2000 me, qui peut s'exagérer, dans les années de crue exceptionnelle, telles quel88o, jusqu'à 17000 à 20000 me. C'est à Bandar-i-Kamal Khan que l'Hilmend sort de l'étroite gorge qu'il s'est creusée dans les hautes terrasses d'alluvions dont nous parlions plus haut et qui le dominent de 60 à 7o m., et commence le delta du Séistan.

Au sujet de ce delta, la mission Mac Mahon apporte des faits de la plus haute portée. Il semble bien qu'on ait à relever ici des déplacements ana- logues à ceux qui ont rendu célèbre le Lob-nor; le Hamoun paraît avoir changé souvent de place, ce qui entraînait une migration corrélative des aires deltaïques et des lits de l'Hilmend. M^' Mac Maho.n signale au moins trois aires deltaïques dont se composerait le Séistan : le delta actuel, se trouvent confinées les populations et les cultures d'aujourd'hui, le long des trois bras du fictive; une zone située au S. du Hamoun et signalée par de vastes ruines, des traces de lits Uuviaux et de cultures, et qui représente un ancien delta à gauche du delta actuel avec déversement de l'Hilmend dans le God-i-Sirreh (région de Tarakoun-Ramrod) ; enfin l'immense aire de ruines, de canaux, de lits desséchés qui s'étend à l'E de l'Hilmend autour de Sarotar, et qui correspond à un autre delta, formé dans un temps l'Hil- mend se déversait dans la dépression de Lalla Nawar. A chaque delta aurait donc correspondu un Hamoun différemment situé. Et ce balancement des bouches de l'Hilmend à droite et à gauche de son aboutissement actuel se serait produit nombre de fois dans l'histoire, entraînant irrésistiblement un déplacement de la zone habitée et des capitales du pays. La plus ancienne de celles-ci paraît avoir été Sarotar; Hainrod correspondrait à Agriaspa d'Alexandre; Zaranj, détruite parTamerlan, se trouve seule dans le présent delta.

A quoi attribuer ces remarquables dé[)lacemenls? Tout d'abord à l'abon- dance des troubles que charrient les rivières du Séistan. L'Hilmend trans- porte jusqu'à 8 gr. de vase par litre, chitl're qu'à coup sur bien peu de rivières dépassent. Il se produit ainsi les effets bien connus de colmatage et de surliaussement du lit des cours d'eau, fjui finissent p;irse trouver comme suspendus au-dessus des régions «ju'ils tiaversenl, jusqu'à ce qu'une rup- ture des berges eiilraîne un changement de lit. Mais les considérations de climat mérit(;nt aussi d'être invoipiées.

Le Séistan a un climat très contrasté qui se révéla lion ililenicnl |><iiiMe

U NOTES ET CORRESPOiNDANCE.

pour une mission contrainte de vivre sous latente. La sécheresse est presque absolue, la quantité de pluie annuelle n'atteignant que 50 à 75 millimètres. L'année [se divise en deux saisons seulement, l'hiver et l'été. Le froid est intense en liiver (la température descend parfois à 20° G.); il est rendu très pénible par des tempêtes très fréquentes entre décembre et la fln de mars. En janvier 1905, non seulement les Hamouns stagnants gelèrent, mais les fleuves eux-mêmes, malgré la force de leur courant. La vitesse du vent pendant les tempêtes d'hiver a atteint jusqu'à 200 km. à l'heure; pendant un ouragan de mars 1905, on nota 140 km. pendant 16 heures de suite. Cet ouragan fit périr en 4 jours 200 chameaux. La mission perdit d'ailleurs en tout 4900 chameaux en deux ans et demi. L'été dure sept mois : d'avril à novembre; c'est une saison monotone de ciel sans nuage et de chaleur tor- ride, qui atteint pendant des mois à des maxima de 43° à 49° G. à l'ombre. Mais le phénomène caractéristique est encore en été le vent : durant quatre mois souffle le « Bad-i-sad-o-bist roz », ou «vent des 120 jours», qui s'établit à la fin mai ou au milieu de juin et qui dure sans trêve jusqu'à la fin de sep- tembre. 11 souffle avec une effrayante violence toujours du même angle de l'horizon (du N un peu W) et ne se fait guère sentir que dans le Séistan. Malgré sa violence (environ 100 km. à l'heure), c'est un bienfait pour la contrée, qu'il débarrasse du fléau des insectes, des épidémies de typhus, variole, etc., et dont il tempère la chaleur. La régularité de ce vent prove- nant toujours de la même direction paraît ancienne : toutes les ruines du Séistan sont orientées suivant le même angle par rapport à lui. On a discuté à la Société de Géographie de Londres sur les causes météorologiques qui peuvent produire un phénomène si constant à tous égards i.

Ge vent paraît bien exercer une action décisive sur le modelé actuel de la contrée. Il ne s'agit pas seulement des phénomènes d'usure des monu- ments, d'ensevelissement des ruines ou des centres habités sous les sables, de création de dunes en croissant typiques [Barkhanes] ; ces sortes de faits sont communs à bien d'autres déserts. Mais il semble bien que la mission Mac Mahon ait recueilli des faits dénotant un creusement très ample et très pro- fond des plaines d'alluvions par le vent; les levées et digues en matériaux durcis des anciens canaux restent aujourd'hui debout comme de hauts remparts, au-dessus des plaines de texture plus tendre, que le vent n'a cessé d'approfondir. Ailleurs, dans le désert entre le Sana Rond et le Ghelag (affluent du God-i-Sirreh), des buttes-témoins, hautes de 6 m., représentent l'ancienne surface de la plaine, dont le niveau a été abaissé en ces points d'une hauteur au moins égale. Mieux encore, toutes les hautes plaines de sable grossier qui forment le Sud du Séistan sont parsemées de dépressions curieuses, dont l'étendue est parfois de plusieurs milles carrés, et la profon- deur d'une soixantaine de mètres. Ges dépressions forment tantôt des cha- pelets reliés par des gorges, tantôt des trous isolés. M'^ Mac Mahon, après avoir vainement cherché d'autres explications, se voit contraint d'en attri- buer l'origine au vent, car toutes s'allongent suivant un axe qui coïncide plus ou moins avec la direction du vent.

1. Sir Thomas Holdich assure, ce qui est en effet probable, qu'on a affaire à ce terrible vent tout le long de la route du Séistan à Ilérat jusqu'au delà du Paropamise, jusqu'à ce qu'on arrive dans le pays que les habitants appellent la « demeure du vent ». Même là, il règne encore, et on peut le considérer comme un vent continental parcourant toute la haute Asie.

L'EXPLORATION DU SÊISTAN. 85

Mais on peut aller plus loin encore, et attribuer au vent du Séistan une action plus générale et plus importante. L'un des laits qui ont le plus sérieu- sement embarrassé le colonel Mac Mahon est la contradiction qui semble exister entre la masse énorme d'alluvions charriée annuellement par les fleuves dans cette dépression fermée et le niveau de plus en plus bas de leurs dépôts actuels. On attendrait logiquement le contraire, c'est-à-dire un colmatage assez rapide de la dépression. En fait, cela n'est pas ; tout le pourtour du Séistan est frangé de hautes terrasses d'alluvions : d'abord celles que rongent les vagues du Hamoun, puis les hautes falaises meubles du Dacht-i-Margo, à l'E de l'Hilmend, auxquelles correspondent, sur les flancs des montagnes de l'W, des terrasses à une hauteur équivalente. Bref le niveau antérieur de l'aire d'alluvions doit s'être trouvé au moins à 120 m. au-dessus du niveau actuel. M'' Mac Mahon ne peut rendre compte du fait qu'en imaginant un affaissement graduel et continu de la dépression sous le poids des alluvions. Qu'est devenue toute la masse de terre qui couvrait le pays alors que sa surface se tenait à 120 m. plus haut qu'aujourd'hui? Que deviennent les alluvions apportées chaque année, ainsi que les matériaux des falaises en voie de destruction? Ce problème épineux a suscité d'ingé- nieuses observations parmi les auditeurs du colonel Mac Mahox. Le D'" Teall a déclaré qu'il ne lui semblait pas impossible que ce soit le vent qui, par son œuvre puissante de balayage, fasse échec aujourd'hui à l'accumulation des sédiments par les fleuves. M'' G. VV. Lamplugh a rappelé les immenses dépôts de loess de l'Europe, de la Chine et de l'Amérique du Nord, il a cité l'opinion de M'' Siegfried Passarge, qui a soutenu récemment l'action pré- pondérante du vent dans la formation des plaines du bassin intérieur sud-africain. Ce qui manque jusqu'à présent, c'est un moyen de mesurer la quantité des matériaux évacués par le vent. « Il est probable, dit M"" Lamplugh, qu'une grande partie des matières les plus légères doivent être emportées; les dunes de sable représenteraient seulement les éléments les plus lourds, qu'on pourrait comparer aux galets et graviers d'un lit fluvial, tandis que la fine poussière dérivée des vases et des boues est enlevée et transportée au loin », sans doute par delà les pentes de la dépression fermée jusque dans les bassins dépendant de l'océan. M"^ Garwood croirait plus volontiers à un affaissement. Quoi qu'il en soit, la question affecte une haute portée générale, et la mission du Séistan restera précieuse par les faits nouveaux qu'elle a apportés au sujet de la part du vent dans l'érosion.

Maurice Zimmermann.

86

IV. CHRONIQUE GEOGRAPHIQUE

EUROPE

Une nouvelle percée du Jura. Le tunnel du ^Weissenstein. Le

23 septembre dernier a été achevé le percement du tunnel du Weissenstein, sur la ligne Moutier-Soleure, h travers la plus orientale des chaînes du Jura soleurois, longue barre rigide de 40 km., interrompue par la seule cluse de la Dûnnern, que suit une petite voie ferrée. En l'absence de toute vallée ou cluse pouvant servir d'amorce ou de passage, on a percer le chaînon de part en part : ainsi s'explique que ce tunnel, foré sous une avant-chaîne, soit, avec ses 3 656 m., le plus long du Jura après le Credo (3900 m.). Mais il sera dépassé de beaucoup parle tunnel projeté du Mont-d'Or (ligne Frasne- Vallorbe), qui atteindra 6 400 m.

En somme, ni la tectonique, ni le travail de l'érosion n'avaient indiqué un passage : le passage naturel est plus à l'E, à la hauteur d'Olten et du Ilauenstein, point prédestiné se produit la singulière convergence des chaînes du Jura central vers le Jura oriental. On comprend ainsi qu'Olten soit devenue la gare de bifurcation et de distribution de la Suisse du Nord- Ouest. Par Olten passe la ligne la plus rapide de Bàle à Berne. La ligne plus courte par Delémont et Bienne est obligée de s'élever à 780 m., au tunnel de Pierre-Perthuis.

Le nouveau tunnel, en pente unique vers Soleure (18 mm. par mètre), est à l'altitude de 646-726 m. La descente sur Moutier s'effectue par une pente très accentuée (26 mm.), presque celle du Gothard (27""™, 5), qui passe aujourd'hui pour la pente-limite sur une ligne à grand trafic, et qui est aussi celle du Lœtschberg. La construction a été assez sérieusement gênée par des irruptions d'eau : une source a même donné jusqu'à 300 1.

Mais les sacrifices qu'a coûtés la nouvelle ligne seront compensés par l'importance qu'elle assure à la ville de Soleure, qui devient, avec Bienne et Neuchàtel, une des portes d'entrée de la Suisse au pied du Jura. D'autre part, la nouvelle voie fera partie intégrante de la ligne Paris-Berne, par Beifort-Delle ; elle prendra rang parmi les voies d'accès de la ligne du Lœlschberg, dont les travaux dans la vallée de la Kander sont commencés sous la direction de notre éminent collaborateur M^' Ph, Zûrcher, et à ce titre, elle aura un rôle international. Mais le canton de Berne pense à un raccourci plus direct encore que celui du Weissenstein : ce serait la percée du Graitery entre Moutier et Granges, par Court (7 km.); en ce cas, la distance actuelle serait réduite de 22 km. réels et 66 km. virtuels, ce qui déposséderait le Weissenstein d'une partie de son importance^

1. D'après une note adressée aux Annales par M' Paul Girardin. Voir, du même : Le percement du Weissenstein et la politique du canton de Berne [Questions Diplom. et Col., XXII, 16 nov. 1906, p. 613-617, 1 fig. carte).

ASIE. 87

La navigation du Rhin supérieur. Les essais de navigation sur le Rhin supérieur entre Strasbourg et Bâle, que nous signalions en 190o^ ont continué en 1906 avec le plus grand succès. De 1903 à 1903, M^ Knip- SCHEER a réussi à importer à Bâle 2 600 t. de marchandises, surtout du charbon, et à en exporter 1 200 t. d'asphalte, de carbure de calcium, de tourteaux. La société qu'il dirige fit alors construire, exprès pour la navi- gation du Rhin, un vapeur à roues de 800 t. et diverses installations pour la manutention des marchandises à Bâle. Le nouveau vapeur a opéré sans encombre 6 montées et 4 descentes du fleuve. Un vapeur à hélice a même poussé en 1906 jusqu'aux rapides de Rheinfelden. Toutes ces tentatives paraissent avoir suffisamment prouvé que la section Bâle-Strasbourg n'est pas plus mauvaise pour la navigation que la section Strasbourg-Mannheim, dont le trafic a dépassé 600 000 t. dans les dernières années. Fait intéressant, c'est aux abords de Bâle que les conditions du fleuve sont les meilleures, à raison de la netteté du chenal et de la rapidité du courant qui empêche l'ensablement; c'est immédiatement avant et après Strasbourg qu'elles paraissent le plus défavorables. Des corrections, des balisages, des dragages, permettront sans peine d'y remédier. En ce qui concerne les sept ponts de bateaux qui gênent la navigation, l'acte international du 17 octobre 1868, qui règle la navigation du Rhin, permet d'affirmer que c'est un obstacle transitoire. Les ouvertures de passage à travers ces ponts ont d'ailleurs été élargies de 20 à 40-50 m. dans l'hiver 1905-1906. Un « Verein fur die Schif- fahrtaufdemOber-Rhein» s'est formé et rêve non seulement l'établissement de la navigation régulière sur le Rhin supérieur jusqu'à Bâle, mais moyen- nant divers travaux, jusqu'au lac de Constance; il prévoit môme l'utili- sation des affluents du fleuve (Aar, Reuss, Limmat) et des lacs suisses jusqu'au pied des Alpes. Ce sont là, à n'en pas douter, des idées de réali- sation encore lointaine^.

ASIE

Nouvelle expédition de M'' M. A. Stein en Asie centrale. Nous avons rendu compte, il y a quatre ans 3, de la remarquable exploration archéologique et géographique de M»' M. A. Stein dans les Pamirs, le Mous- tagh-ta et les grandes oasis du Turkestan oriental. Depuis deux ans M"" Stein méditait un nouveau voyage, qu'il a commencé au printemps dernier. Son but est de gagner le Turkestan chinois par le Tchitral, le Ouakhan et les Pamirs, de reprendre ses études sur la bordure méridionale du désert et de les étendre vers l'E jusqu'aux confins extrêmes de la Chine Occidentale. Bien (lue l'objet qu'il poursuit soit archéologique, il se proposait d'effectuer le plus grand nombre possible de travaux géographiques, en quoi il sera aidé par le smrcyor indigène Rai Ram Singh, mis de nouveau à sa disposi- tion par le Surv(>y de l'Inde. Le 19 mai 1906, il écrivait de Sarhad, dans le Ouakhan, (lu'il avait franchi dans les neiges le col dificile de Louaraï

1. Annales de Cruf/raphie, XIV, Chrouiquos du 15 janvier li)Or>, p. DO, et du 15 nov. r.>05, p. 467.

2. Rdd. IIotz-Linokr, Z)ie Schiffahrt auf dem Ober-IÎ/tein JieoQ. Zeitschr., XII. lleft 10, 1906, p. 578-581 1.

3. Annalea de Gêoiimphie, XII, Cliroiiiiiue du 15 janvier l'.tOii, p. Stî.

\

88 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

(3100 m.); il avait étudié dans le Tchitral et le Mastoudj les ornements bouddhiques entaillés dans le roc, vestige d'un ancien art hindou, et retrouvé diverses localités antérieures à l'ère musulmane, notamment Mastoudj. Dans le Tchitral, refuge de nombreuses tribus refoulées, il avait opéré de fruc- tueuses mensurations anthropologiques et se montrait frappé des affinités physiques des Dardons du Tchitral avec les tribus iraniennes du haut Oxus. Il avait visité la passe de Darkot (4 700 m. env.) et constaté l'exactitude des détails topographiques d'annales chinoises relatant une occupation de Yasin et Gilgit en 749 de notre ère. La pacification britannique a eu pour effet dans ces vallées la remise en culture de terres arables abandonnées depuis des siècles^

AFRIQUE

Programme de grands travaux publics et emprunt de 75 millions pour l'outillage de la Tunisie. L'évolution que nous signalions en 1902^ et qui fait de la Tunisie, contrée d'abord purement agricole, un grand pays minier, s'est rapidement accentuée depuis lors. Non seulement les trouvailles de phosphates ont continué dans l'Ouest, mais une richesse nouvelle, les minerais de fer, est venue s'ajouter aux anciennes. L'épui- sement, prévu à échéance assez brève, des mines du Luxembourg et du Nord de l'Espagne donne à ces gîtes une valeur actuelle très considérable. Les premières découvertes s'étaient faites dans le Djebel Ouenza, à l'extrémité Est de la province de Constantine, et une sérieuse compétition avait pris naissance entre Bône et Bizerte au sujet de la sortie de ces minerais. L'Ouenza se trouvant en Algérie, Bône eut à la fin gain de cause. Mais la Tunisie se trouva bientôt dédommagée parla trouvaille de gisements nouveaux. A ceux des Nefzas, connus depuis longtemps et pour l'exploitation desquels on prévoyait, comme nous l'avons dit, une voie ferrée aboutissant à Bizerte, sont venus s'ajouter : au S du Kef, les gîtes de Djerissa (10 millions de t. actuellement reconnus) et du Slata-Hameima (5 millions de t.) ; au N du Kef, le gîte de Nebeur (plus de 5 millions de t.). D'un autre côté, pour les phosphates, aux grands gisements de Kalâat-es-Senam (7 millions de t. reconnus; tonnage probable, 15 millions) se sont adjoints ceux de Kalâa- Djerda (5 millions de t.) et le magnifique gisement d'Aïn-Moularès (au N de Gafsa, 25 millions de t.). Tous ces gîtes ont fait l'objet de concessions, et les diverses sociétés qui les possèdent en organisent activement l'exploi- tation. A des dates variant entre 1908 et 1912, ces sociétés se sont engagées à exploiter annuellement un tonnage de phosphates de 750 000 t. et un tonnage de minerais de fer également de 750 000 t., soit 1 500 000 t. en tout-^

Ces faits étant posés, la Tunisie s'est trouvée dans un singulier et heureux embarras. Par l'excès même de ses richesses, son outillage, prévu pour un pays agricole modeste offrant quelques perspectives minières, est apparu

1. Geog. Journ., XXVIII, July, 1906, p. 75-76. Voir aussi Dr. Stein'« Expédition in Central Asia {Ibid., XXIX, January, 1907, p. 31-35).

2. Annales de Géographie, X[, Chronique du 15 juillet 1902, p. 378.

3. Voici le tonnage du trafic prévu pour les diverses mines : Phosphates : Kalâat-es-Senam 200 000 t. (1908); Kalâa-Djerda, 300 000 t. (1908); Aïn-Moularès, •<?50 000 t. (1912); Minerais de fer : Djerissa, 200 000 t. (1909); Slata-Hameima, 200 000 t. (1909); Nefzas, 150 000 t. (1910); Nebeur, 200 000 t. (1912).

AFRIQUE. 89

insuffisant*. Ainsi la ligne de Pont-du-Fahs à Kalâat-es-Senam, prévue et outillée en matériel et en personnel pour un trafic de 200 000 t. seulement, aura à faire face à un mouvement certain et prochain de 1 million de t. {600 000 t. de phosphates, 300 000 1. de minerais de fer, 100 000 t. de céréales). De même la ligne de Sousse-Kairouan, prolongée à Sbiba et Aïn-Moularès, va subir une surcharge de trafic énorme. Il faut tout remanier, reinplacer les rails trop légers par des rails plus lourds; augmenter les croisements, multiplier les locomotives et les wagons, et surtout agrandir les gares ter- minus. Nulle part ces remaniements ne s'imposent avec plus de force que pour la gare de Tunis, qui exige une réfection complète : le mouvement de cette gare, voyageurs, bagages, marchandises, s'effectuait, encore en 1906, dans les mêmes locaux que ceux qui ont été établis en 1878, à l'ouverture de la ligne de la Medjerda. L'encombrement y devient indescriptible, chro- nique et dangereux. Le seul remède à la situation est le dédoublement du service des voyageurs et des marchandises et la création d'une gare de marchandises sur les terrains conquis par assèchement du lac de Tunis. Même situation pour les gares de Mateur et de Bizerte, qu'il s'imposeia d'agrandir quand arriveront les minerais de fer des Nefzas.

Sous la poussée de ces besoins pressants, il s'impose de stimuler, plus que les ressources ordinaires ne permettent de le faire, l'exécution du pro- gramme d'outillage de la Tunisie. Depuis 1903, on a pu, il est vrai, grâce à la progression remarquable des excédents budgétaires, doter plus large- ment les travaux autres que les chemins de fer : routes, adductions d'eau, bâtiments civils, etc. Mais une somme de 3 à 4 millions par an ne suffit pas pour l'outillage d'un pays aussi vaste, et qui dispose de trésors qui n'at- tendent que l'exploitation. Jusqu'à présent, la situation encore incertaine du crédit tunisien et la prudence du gouvernement de la Régence avaient fait prédominer le système des concessions sur le système des travaux exécutés par l'État à la suite d'un emprunt. La prospérité actuelle du pays, dont le budget a passé de 18 millions 1/2, en 1884, à 37 millions de fr., en 1905, pendant que le commerce s'accroissait de 45,5 millions, en 1884, à 149 mil- lions de fr., en 1905, la solidité de son crédit, enfin la certitude de réussite que ménage l'exploitation des mines de fer et de phosphates, tout prouve que maintenant un emprunt d'État est possible, et qu'il sera avantageux.

On a donc dressé un programme nouveau de grands travaux, qui a fail l'objet d'un très remarquable rapport du Directeur des Travaux publics au Résident généraP. Ce programme n'exigera pas moins de 125 millions de fr., sur lesquels 75 millions seront demandés àl'emprunt; les 50 autres millions seront prélevés sur les excédents budgétaires, qu'on a le droit d'escompter pres(iue à coup sûr, après une expérience de vingt années. Ce programme n'envisage pas seulement le perfectionnement^ et l'accroissement du réseau

1. La clioso a iSto mise en lumiùro dans un intéressant article : L'Embarras df la Tunisie yLf Temps, 20 novembre 1906).

2. Protk(;toi{at Français, Godvkrnbmknt Tdnisikn, DmiiCTioN Gknkralk des Travaux PuHLios, Etablissement d'un programme de grands traoaux en Tunisie. liapport du Directeur général des Traoaux publics a Mi- Stkphkn Pichon, Itésident Général {{" octobre f90ô). Tunis. Iniprimorio générale (.1. Picard A Ci'), 4, rue Annibul, 1906. In-8, [\] +85 p., 1 pi. carte dos routes et chemins do for à 1 : 1000 000.

3. Los complémouts du réseau existant sont arrêtes à 30 millions do fr., co qui donne un total do 58 millions pour les chemins do ter seuls.

90 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

ferré (ligries nouvelles : Mateur à Nebeur; des Nefzas à Tabarka; Menzel- bou-Zelfa à Kolibia, pour desservir le Cap Bon; Zaghouan à Bou-Ficha; Sfax à Bou-Thadi, centre nouveau situé à l'W d'El Bjem; Tunis à Tebour- souk, en tout 430 km., estiniés 28 millions de fr.). Il prévoit la construction de 1200 km. de routes; la création d'un port de pêche à Tabarka, et d'un port du type de Sousse à Gabès, pour faire face au trafic minier qui s'annonce du fait des exploitations de manganèse, de phosphate et de sel flemme; le complément de l'éclairage des côtes, etc. Une mention spéciale doit être faite aux travaux hydrauliques; à part l'alimentation des villes, le problème des eaux n'a fait l'objet, jusqu'à présent, que de faibles dépenses en Tunisie (1830 000 fr. seulement jusqu'en 1906); le programme nouveau prévoit 9 millions pour diverses alimentations urbaines (Sfax, 6 millions), mais aussi 3 millions pour l'hydraulique agricole. En outre, soit pour l'achat de terres domaniales à vendre, soit pour l'outillage des centres de colonisa- tion, soit pour le reboisement, etc., les dépenses propres de la colonisation absorberont 10 millions. Enûn, divers crédits sont affectés aux écoles, à l'office postal, aux bâtiments d'administration, soit 14 millions.

C'est donc un programme complet qui envisage la vie de la Tunisie sous tous ses aspects, dont on va aborder l'exécution; celle-ci remplira douze années; et il y a lieu de croire, étant donnée la prudence qu'on a mise à en établir les bases financières, que cette opération marquera une ère nou- velle et singulièrement fructueuse dans les destinées économiques de la Régence.

Missions et études au sujet de la maladie du sommeil. Les principales puissances coloniales en Afrique ont pris l'alarme au sujet des terribles progrès qu'a faits, depuis une vingtaine d'années, la maladie du sommeil. Un grand effort se prépare, ou plutôt se développe, pour arriver à mieux connaître le fléau, ses symptômes et son mode de propaga- tion, et pour le dompter, si possible. Cet effort n'est pas international : chaque puissance intéressée à la sauvegarde des populations de l'Afrique centrale agit de son côté, mais en y affectant de puissants moyens d'action qui suffiraient, à eux seuls, à déceler toute l'importance du problème.

L'Angleterre a donné le branle, grâce à l'initiative de l'École de médecine tropicale de Liverpool, à la tête de laquelle se trouve le major R. Ross. Cette école a organisé, de 1903 à 1905, une mission dirigée par le D'' Dutton, et destinée à étudier la maladie du sommeil au Congo. Elle y séjourna vingt- deux mois, et y parcourut plus de 3 000 km.; M"" Dutton mourut martyr de son zèle scientifique, et c'est son second, le D"" John L. Todd, qui a publié le rapport sur les résultats de l'expédition, avec trois cartes montrant les progrès de la maladie depuis 1884, ainsi que le degré d'intensité qu'elle affecte dans les divers districts. La mission démontra que le fléau suit les principales lignes de communication, et que de nombreux districts nou- veaux ont été ainsi infectés par des individus malades. A l'heure actuelle, le mal s'étend toujours. Des cas, provenant de l'Ouest sans doute, ont été signalés à Oudjidji et à Moliro, sur la côte E et S du lac Tanganika, et d'autres jusqu'à Ouadelaï et dans l'ancienne enclave de Lado. La mission propose des systèmes de postes d'inspection et d'avertissement, destinés à empêcher les individus malades d'infecter les régions indemnes, et à faire

AFRIQUE. 91

transporter les malades isolés du district encore sain dans les districts déjà contaminés 1.

Nous avons déjà signalé ici même la mission officielle de l'illustre D^ Robert Koch, envoyé par l'empereur d'Allemagne dans l'Ouganda. C'est maintenant le tour de l'État Indépendant et de la France. Le 3 juin dernier, le roi LÉOPOLD édictait un décret allouant un prix de 200 000 fr. à quiconque, sans distinction de nationalité, découvrira le remède pour guérir la maladie du sommeil, et ouvrant un crédit de 300000 fr. en vue de favoriser des recherches au point de vue du traitement et de la prophylaxie du mal (prélevé sur les dépenses extraordinaires de 1906).

Enfin, un remarquable mouvement a pris naissance en France, sur Tini- tiative de la Société de Géographie de Paris et de la Société anti-esclava- giste ; il vient d'aboutir à une mission qui s'est embarquée, le 25 octobre dernier, à destination du Congo. Une Commission préparatoire fixa d'abord les dépenses probables de la mission, et adressa un appel pour en couvrir le montant (évalué à 200 000 fr.) à tous les établissements scientifiques, aux Compagnies coloniales et aux particuliers qu'intéresse l'avenir de nos pos- sessions africaines. Le Ministère des Colonies donna 45000 fr., le Commis- sariat général du Congo 60000 fr., la Société de Géographie et la Société anti-esclavagiste chacune 10 000 fr., les diverses Compagnies du Congo 39000 fr.2; on réunit en tout 170 000 fr., et l'on s'assura la promesse des 30 000 fr. manquants. Le sort de la mission se trouvant dès lors fixé, une Sous-Commission scientifique, qui comptait parmi ses membres les D" Laveran, Roux, Kermorgant, MM" Giard et Bouvier, rédigea les instruc- tions techniques de la future mission; elles comprennent : une partie médicale, envisageant la répartition des trypanosomiases humaines et des Glossina au Congo français; l'étude des trypanosomiases animales; le rôle des infections bactériennes secondaires, celui des Glossina dans la propa- gation (le la trypanosomiase ; enfin, les questions de diagnostic, de traite- ment et de prophylaxie ; une partie zoologique, concernant la monogra- phie des Glossina et des Trypanosomes. A la tète de la mission ont été placés le D'" Gustave Martin, médecin-major des troupes coloniales, qui s'est signalé par des études sur la vaccine et des travaux aux Instituts Pasteur de Lille et de Paris; le D'" Lebœuf, aide-major, également connu par des travaux aux Congo et une participation à l'Institut Pasteur: M'" Uoubaud, agrégé des sciences naturelles de 1904, détaché en 1906 à l'Ins- titut Pasteur pour l'étude des mouches piquantes et des Trypanosomes ; enfin, M"" Weiss, attaché au Laboratoire d'Entomologie de M"" Bouvier^.

Le chemin de fer des Stanley Falls. Un pas de jilus vient d'être accompli dans l'outillage du Congo B(^lgt\ ou mieux dans l'amélioration de son admirable réseau de voies naturelles. Il s'agit du tronçon de voir ferrée, long de 127 km., qui contourne les Stanley Falls entre Stanleyville et Pon- thiervilic, et qui a été inauguré le 1<='' septembre dernier*. Ainsi se trouve

1. Mouvement (/<'o(j., 23'' année, 1" juillot IDOG, col. 3;{3 ; 23 sept. 1900, col. 479.

2. Dans l'Ktat Indépendant, la puissante Compagnie du Kassaï, à elle seule, a promis d'atToctor aux études do la maladie du sommeil r)0000 fr. annuellement pendant ((uatre ans.

3. La Géographie, XIV, 15 nov. lOOG, p. 302-30").

4. Fkdkration l'ODR i,/V Dkkknse dks IntkrivTs hklgks a LKTRANCiKK. Vers la suppression du

92 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

ouvert un nouveau bief navigable du grand fleuve, entre Ponlhierville et Kindu, ce qui entraîne la création d'une nouvelle voie de transports à vapeur de 442 km. Aujourd'hui l'on peut donc pénétrer, soit par chemin de fer, soit par steamer, jusqu'à 2 450 km. environ à l'intérieur du bassin du Congo, total qui se décompose ainsi : Matadi-Léopoldville, 400 km.; Léo- poldville-Stanleyville, par vapeurs fluviaux, \ 600 km. ; Stanleyville-Kindu, 442 km. Le service de Léopoldville aux Stanley Falls, qui n'était assuré en 1881 que parle petit canota vapeur F a En Avant», de 5 t. seulement, trans- porté, au prix de quelles peines, par Texpédition Stanley de 1879-1881, occupe aujourd'hui une flotte considérable, dans laquelle on remarque deux grands vapeurs à roue arrière de 500 t. de chargement: le « Kintamho » (1er voyage, juillet 1904) et le « Segetini » (janvier 1905). Ces vapeurs, qui remontent à Stanleyville en vingt-deux jours et redescendent en douze jours, ont pu charrier 3 000 à 4 000 t. dans chaque sens; leur puissance de transport a contribué à abaisser à 250 fr. environ le fret d'Anvers à Stanley- ville, et a permis d'amener aux chantiers le matériel de la nouvelle voie ferrée. Celle-ci est à l'écartement d'un mètre, avec des rails solides (type Vignole, 24kgr.), elle est percée dans la forêt qui recouvre le pays de façon à peu près continue, ce qui a rendu les études préliminaires longues et pénibles; elle est accompagnée d'une ligne téléphonique. Elle a été entre- prise au début de 1903 et construite par un personnel d'une centaine d'Eu- ropéens dirigeant des ouvriers noirs, dont les plus habiles venaient des colonies de la côte occidentale et dont la grande masse était recrutée dans le pays. L'augmentation progressive des travailleurs noirs a été très frappante et n'est pas sans signification au point de vue colonial : de 1 157 au 31 jan- vier 1903, leur nombre s'éleva à 2377 au 1" janvier 1904, 3 247 au l*'" jan- vier 1905 et 4058 au l^'" mars 1906. En même temps que l'on construisait cette ligne, on aménageait le bief Ponthierville-Kindu, en général couvert d'îles et souvent parsemé de roches isolées, voire même de seuils rocheux susceptibles de gêner la navigation à vapeur. On a donc balisé le Congo et effectué de nombreux dérochements. Dès maintenant un vapeur de 100 t., deux de 30 t. et un remorqueur à hélice sont en service. La voie des Stanley Falls n'est, somme toute, qu'une étape dans la série des travaux à réaliser pour amener les transports à vapeur jusqu'au Katanga. Aussi, dès mainte- nant l'État du Congo pousse les études du prochain tronçon de Kindu àBuli, qui doit contourner les Chutes d'Enfer; on s'occupe de créer à Kindu les premières installations, magasins, baraquements, pour la tête de ligne. Ce tronçon aura de 300 à 320 km. En même temps on étudie la navigabilité du Louaiaba supérieur jusqu'au lac Kisale. La « Compagnie des Chemins de fer du Congo aux grands lacs africains », moyennant d'importantes conces- sions domaniales et une garantie d'intérêt de 4 p. 100, exploitera cette grande voie de transports mi-partie fluviale et lacustre, mi-partie ferrée.

Accord entre la France, l'Angleterre et l'Italie au sujet de l'Ethiopie (13 décembre 1906). Depuis le 10 avril 1905, date à laquelle Ménélik avait exprimé son vif désir de voir les puissances européennes s'entendre pour le prolongement du chemin de fer du Harrar jusqu'à Addis

portage. Le chemin de fer du Congo supérieur de Stanleyville à Ponthierville. Bruxelles, Impr. des Travaux publics, U906. In-8, 58 p., 2 pi. cartes dont un croquis de la ligne à 1 : 250 000.

AFRIQUE. 93

Ababa, la question éthiopienne n'a pas cessé de donner lieu à des discus- sions aussi confuses que passionnées, derrière lesquelles se cachaient des intérêts financiers ou nationaux. Les uns faisaient campagne pour remettre la construction de la voie destinée à ouvrir l'Ethiopie entre les mains d'une compagnie internationale. C'était l'idée de Sir John Harrington, ministre d'Angleterre auprès du Négous; elle avait trouvé de l'écho surtout en Angle- terre et très nettement dans nombre de cercles français. Mais en France, un parti, à la tête duquel n'a cessé de faire campagne avec une infatigable énergie le Comité de l'Afrique française, proclamait à grands cris que la solution internationale serait un leurre désastreux et pour la France et pour l'Ethiopie, qu'elle masquerait la domination réelle de la voie ferrée par l'influence anglaise, et que par suite, avec l'apparence d'affranchir l'Ethio- pie, elle préparerait son asservissement. Ce parti déclarait que l'indépen- dance et la neutralité de l'Ethiopie seraient bien mieux sauvegardées, si la construction de la ligne était confiée à une compagnie française.

Ce préambule était nécessaire pour comprendre l'esprit de l'accord qui est intervenu en juillet dernier entre l'Angleterre, la France et l'Italie, et qui vient d'être arrêté définitivement le 13 décembre, après adhésion de Ménélik, par Sir Edward Grey, M^' Paul Cambon et le marquis di San Giuliano. Ce très important traité comprend onze articles. Les quatre premiers pro- clament le statu quo politique et territorial de l'Ethiopie sous la souverai- neté de Ménélik, et affirment sa neutralité, en interdisant aux trois puis- sances d'y intervenir, sauf pour protéger leurs intérêts ou leurs sujets respectifs, encore après accord préalable entre elles. Cependant, si des événements intérieurs venaient à léser l'intégrité de l'Ethiopie, des sphères d'influence sont définies : en ce qui concerne l'Angleterre, dans le haut Nil, pour les besoins de la réglementation des eaux; pour l'Italie, dans l'Ery- thrée, la Somalie et le Benadir, enfin pour la France, dans la Somalie, ainsi que dans la zone du chemin de fer de Djibouti à Addis Ababa. Les articles 6 et 7 règlent les conditions de construction du chemin de fer de Dire Daoua à .\ddis Ababa. Les trois puissances s'accordent pour que ce soit une compagnie française, agréée par le gouvernement français, qui construise le tronçon en question, avec embranchement éventuel sur Harrar, mais il est entendu que les trois nationalités seront traitées de même dans l'usage de la ligne pour le trafic et le transit; et il ne sera pas établi de droits de transit. D'autre part un Anglais, un Italien, un représentant de Mént'lik seront admis à faire partie du conseil d'administration du chemin de fer. \]\\ privilège réciproque est consenti en faveur des Français dans les che- mins de fer qui pourront être établis dans les zones d'influence anglaise et italienne. Par l'article 9, les Anglais obtiennent le droit d'établir des voies ferrées à fW d'Addis Ababa; les Italiens, de Benadir à l'Erythrée. Les An- glais pourront en outre créer une ligne du Somaliland britannique jusqu'à la frontière du Soudan égyptien, en empruntant le territoire de l'Ethiopie. D'ailleurs les trois puissances contract;intes s'interdisent de faiie des lignes de pénétration en Ethiopie sans s'être préalablement entendues. Elles s'assurent enfin de leur coopération mutuelle pour le bien de leurs intérêts respectifs.

Le traité jette donc les bases de la neutralité éthiopienne par un coin-

94 CHRONIQUE GÉOGIIAPHIQUE.

promis entre les deux thèses si ardemment soutenues. Le chemin de fer restera français, mais les intérêts étrangers seront officiellement représen- tés dans son administration, et il sera impossible d'en faire un instrument du protectionnisme national. D'autre part, l'intention de mettre !es trois puissances sur un pied absolument égal vis-à-vis de l'Ethiopie ressort nette- ment de la lecture du traité. L'avenir démontrera quels intérêts nationaux particuliers finiront par y prévaloir, sous l'action des hommes et des choses.

RÉGIONS POLAI RES

La campagne polaire 1905-1906 de M"" R. E. Peary. Nouveau record vers le pôle Nord. R. E. Peary revient encore une fois des hautes régions polaires. On reste confondu de la somme d'énergie et d'en- durance que cet homme a dépensée depuis quinze ans pour atteindre le pôle Nord, toujours par la même route du Smith Sound. Vis-à-vis des tenta- tives de voyageurs d'Europe, les siennes ont une marque spéciale; on y re- connaît tout le caractère américain, avec son orgueil, son opiniâtreté, une aveugle confiance dans le succès.

Si jamais Peary fut près de réaliser la chimère de sa vie, c'est bien dans cette campagne qui vient de finir. Il disposait de moyens d'action exception- nels. Son navire, le « Rooseveltn, construit spécialement en vue des glaces, réalisait un des plus parfaits engins qu'on eût appliqués à la découverte polaire. Peary, d'autre part, possédait lui-môme des terres du Nord de l'Amérique une connaissance plus approfondie que nul voyageur d'aucune époque, et quant à l'art d'agencer un voyage en traîneaux sur la mer gelée, ses multiples expériences lui auraient donné le droit d'en remontrer aux plus experts, à Nansen ou au commandant Cagni.

Peary n'est pourtant pas encore parvenu au pôle, et l'on peut se demander, malgré son intention nettement affirmée de repartir encore, s'il n'a pas atteint la dernière limite des résultats à espérer par cette route, et s'il ne ferait pas mieux, devant les leçons que comporte son voyage lui-même, d'en tenter un autre plus en accord avec le régime et la marche des glaces. La campagne 1905-1906 n'en restera pas moins comme un de ses plus mémorables efforts. Voici le télégramme qu'on reçut à New York le 3 no- vembre dernier, et qui annonçait l'arrivée de Peary à Hopedale (Labrador) sur son navire sérieusement endommagé par les glaces et complètement privé de charbon :

« Le « Roosevelt » a hiverné sur la côte N de la Terre de Grant [près du cap Sheridan] un peu au N des quartiers d'hiver de l' « Alerta). Nous nous diri- geâmes vers le N avec des traîneaux en février, en passant par les caps Hecla et Colombia. Nous fûmes retardés par une bande d'eaux libres entre 80° et 8o'\ Au delà du SS*^ degré une tempête de six jours rompit la glace, détruisit les dépôts, coupa nos communications avec les équipes de sou- tien et nous fit dériver franchement vers l'E.

« Nous atteignîmes 87°6' lat. N sur la glace qui dérivait sans relâche vers l'E. Pendant le retour nous mangeâmes huit de nos chiens. Nous déri- vions vers TE. Après un retard causé par des eaux libres, nous atteignîmes épuisés la côte septentrionale du Groenland. Nous tuâmes (fuatre bœufs

RÉGIONS POLAIRES. 95

musqués et nous retournâmes au navire en longeant la côte du Groenland.

« Les deux équipes de soutien avaient été entraînées par la dérive sur la côte N du Groenland. L'une d'elles fut recueillie en train de mourir de faim.

« Après une semaine passée à nous reposer sur le « Roosevelt », nous prî- mes en traîneaux la direction de l'W, complétant le levé de la Terre de Grant et atteignant une autre terre aux abords du 100° méridien.

« Le retour dans nos foyers a été une perpétuelle bataille contre la glace, la tempête et le vent debout. Le «/looseî;e/i» est un magnifique brise-glaces et un bon navire de mer. Il n'y a eu ni morts ni malades pendant l'expédition. »

Deux points, dans cette relation sommaire mais précise, méritent qu'on y insiste. D'abord la très haute latitude atteinte par Peary. C'est à son pré- coce départ, en pleine nuit polaire, dès février, que l'indomptable Américain a de dépasser de près de quatre degrés ses prédécesseurs Albert Mar- KHAM et LocKwooD ct dc battre son propre record de 2°50'. C'est donc Peary qui a poussé le plus loin vers le pôle, puisque Nansen en 1896 s'était arrêté à86°12',3 et le commandant Cagni en 1900 à 86°33'49". Il ne reste plus que 330 km. environ à parcourir pour atteindre le point idéal l'axe mathé- matique perce l'écorce du globe.

Une seconde remarque, beaucoup plus intéressante au point de vue de la physique du bassin polaire, est suggérée par cette indication qui revient trois fois dans le télégramme : celle de l'obsédante dérive vers l'E. C'est un fait nouveau, qu'on pouvait sans doute pressentir grâce au voyage de Nansen et aux connaissances nouvelles sur l'océanographie et la météo- rologie de l'intérieur polaire, mais dont la confirmation offre cependant quelque intérêt. Il existe donc une tendance générale des glaces amoncelées dans le colossal cul-de-sac de l'Océan Glacial à venir confluer vers les issues dépendant de l'Atlantique, et surtout vers la large porte qui s'ouvre entre le Groenland et le Spitsberg. Ce mouvement se produit aussi bien au N de l'Amérique qu'au N de l'Asie. Ainsi s'explique que, dans la mer de Sibérie, la dérive soit surtout la direction NW, qu'au N des archipels François-Joseph et du Spitsberg, elle incline vers fW et le SW ; tandis ([u'au large de la Terre de Grant et de la pointe septentrionale du Groen- land, elle porte principalement vers l'E et le SE. Un simple regard sur une carte du bassin polaire montre que, dans ce dernier cas, la dérive doit devenir particulièrement forte et régulière sitôt que tout obstacle au môle du Groenland et au socle continental a disparu, c'est-à-dire les courants peuvent s'affirmer avec netteté. Ces parages commencent sans doute vers 85°, en sorte que Pearv a voyager pendant plus de deux degrés sur une banquise l'entraînant rapidement vers le courant du Groenland oriental.

Les expéditions Harrison et E. Mikkelsen dans la Mer de Beau- fort. Des deux expéditions que nous avons signalées comme projetant Texploration de la Mer de Heaufort', celle du cai)itaine Mikkklskn n'a réussi à atteindre Point Harrow (Alaska) que le 18 août 1906. Son navire, la u Du- chcss of licdford », fut extraordinairement retardé par le mauvais temps et

1. Annales de (léot/rap/iic. W, (''liri)iii(nu> du l'i mai H'OG, p. 'JSiî-'JST.

96 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

les brouillards, puis fut contraint de lutter avec la banquise. Le retard sera cause que l'exécution du programme prévu exigera sans doute trois ans au lieu de deux. Aux dernières nouvelles, l'expédition attendait, dans la baie Elson, qu'un mouvement des glaces lui permît de gagner, grâce à l'eau libre côtière, la Terre du Prince Albert, elle compterait hiverner.

L'expédition HARRisoNue paraît pas beaucoup plus avancée. Partie d'Atha- basca Landing le 22 juillet 1905, elle essaya de gagner par eau l'embouchure du Mackenzie, mais fut arrêtée par les glaces sur l'Arctic Red River, et obligée d'hiverner (4 octobre). L'hiver, très précoce, fut signalé par une neige très épaisse et des froids de 5b° d/2. Dès février, M"" Harrison gagna l'île Herschel il rencontra l'expédition du « Gjôa ». C'est dans cette île, à l'W des bouches du Mackenzie, qu'il passa la plus grande partie du prin- temps et de l'été 190G, se livrant à des études géographiques de détail, rele- vant notamment les fonds marins entre l'île Herschel et l'île Baillie (près du cap Bathurst), qui marquent toutes les deux les meilleurs ancrages du lit- toral, et recueillant des renseignements auprès des baleiniers sur le régime des vents et des courants. M'' Harrison cependant effectua une croisière de six semaines jusqu'à la côte S de la Terre de Banks, mais ne put y rester pour l'hivernage, faute de provisions. 11 hiverna donc pendant cette saison aux bouches du Mackenzie. La glace serait dans ces parages, d'après ses renseignements, sous la domination exclusive du vent; le vent de SE et de NE la chasserait toujours dans la direction de Point Barrow, tandis qu'elle serait ramenée en arrière par un vent de SW ou de NW. Au N il y aurait toujours un « water-sky » (ciel d'eau) indiquant de l'eau libre. M'' Harrison croit qu'il règne à partir de Point Barrow une dérive vers le NE, qui ren- contrerait les eaux du Mackenzie quelque part au N de l'île Herschel; mais il existerait une terre inconnue formant barrière et obligeant le courant résultant de ces deux dérives à tourner vers le NW et à adopter la direc- tion de la dérive de la « Jeannette » et du « Fram ». Il invoque d'autres arguments à l'appui de l'existence de cette terre : notamment les nombreux flotteurs jetés parles baleiniers et dont aucun n'est jamais retrouvé. L'hypo- thèse ne paraît pas nécessaire : il se peut qu'au N de l'Amérique prédo- mine une dérive générale vers l'E dans la direction des nombreuses issues atlantiques et des chenaux compliqués de l'archipel américain, et il semble superflu d'imaginer un môle de terre pour renverser la direction des cou- rants vers le NW.

M'" Harrison compte, l'été prochain, une fois ravitaillé par les baleiniers revenant de San Francisco, faire une tentative dans la région inconnue, en partant de la Terre de Banks; à l'exemple de Peary, il utilisera les services des Esquimaux, dont il a engagé deux familles entières.

Maurice Zimmermann,

Professeur à la Chambre de Commerce et Maître de conférences à l'Université de Lyon.

L'Editeur-Gérant : Max Leclerc.

Paris. Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saiats-Pères. 46485.

86. XVP année. 15 mars 1907.

ANNALES

DE

GÉOGRAPHIE

I. GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE

FIXITE DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE

A l'époque historique

L'histoire des côtes de la Méditerranée est pleine d'événements qui témoignent d'une grande instabilité du niveau de la mer. Cette grande instabilité s'est révélée à l'époque préhistorique par des mou- vements d'une amplitude très variable et parfois considérable, mou- vements qui s'arrêtent, suivant les uns, au début de la tradition historique, et qui, suivant les autres, se poursuivent jusqu'à nos jours.

Les nombreux faits relatifs aux temps historiques ont été l'objet d'une longue enquête de la part de M' Suess. Les conclusions de l'il- lustre savant sont formelles : « La Méditerranée ne nous fourmi jusqu'à présent aucune preuve d'un soulèvement ou d\m affaissement lent de la lithosphère , datant de V époque historique^. » Autrement dit, le niveau de la Méditerranée n'a pas varié depuis plusieurs milliers d'années.

Cette question tant de fois débattue, et dont la solution semble toujours sujette à revision, vient d'être remise à l'ordre du jour par les importants travaux de M"" Ph. Negris-. Aux conclusions formulées

1. Ed. Suess, La Face de la Terre, trad.EMM. de Margehie, II (Paris, 1900), p.74L

2. Pli. Neouis, Plissements et dislocations de Vécorce terrestre en Grèce... Athènes, 1901 (voir A7" Bibliographie 1901, n" 435); Régression et transgression (le la mer depuis l'ép0({ue glaciaire jusqu'à nos jours {Rev. univ. des Mines, iV sér.. ni, 1903, p. 249-281);— Vestiges anfi<iues submergés {Athenische Milf., XXIV. 1901.

ANN. DE Gl':OG. XVI" ANNKK. 7

98 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

par M"" Suess, M' Negris oppose une foule d'observations person- nelles qui seraient autant de preuves de la mobilité des lignes de rivage à l'époque historique.

On se trouve ainsi en présence de deux opinions contraires, appuyées l'une et l'autre sur de nombreux faits, et entre lesquelles le choix est singulièrement malaisé.

Au cours de mes diverses missions dans la Méditerranée orientale, j'ai été conduit à étudier les plages soulevées et autres indices de changements du niveau de la mer. Bien que mon programme de recherches en Orient soit loin d'être épuisé, je suis en mesure d'in- troduire dès maintenant dans le débat un certain nombre de données susceptibles de fournir une base nouvelle aux discussions. Avant d'exposer mes observations et d'en dégager la portée exacte, voyons avec M'' Negris quelles sont les conditions du problème qui se pose au sujet de la Méditerranée.

NATURE ET IMPORTANCE DES CHANGEMENTS DE NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE A l'ÉPOQUE HISTORIQUE, d'aPRÈS M"" NEGRIS.

Dans son ouvrage sur les Plissements et dislocations de Vécorce ter- restre en Grèce^ W Negris admet que la mer, à la fm de l'époque gla- ciaire, atteignait environ la cote 200 m., d'oii elle est descendue par étapes successives, et dans un temps relativement très court, à un niveau un peu inférieur à son niveau actuel ^ Cette régression de la mer a été suivie par une transgression qui continue de nos jours. D'après M"* Negris, la mer s'est élevée de 3 m. depuis 2 000 ans et de 3™, 50 depuis 2 500 ans ^. Le mouvement ascensionnel est d'autant plus rapide qu'on se rapproche davantage de notre époque et doit conti- nuer pendant des centaines de milliers d'années.

On est donc en présence d'un phénomène universel : la mer gagne depuis V époque historique. Il en résulte que les signes de submersion notés dans la Méditerranée orientale ne sont point dus à des mou- vements locaux : ils trahissent une submersion générale qui nous échappe partout, sauf aux seuls points du bord des continents l'homme a laissé des repères datés, sous forme de monuments en ruines, de quais, etc.

Je renonce à énumérer ici les indices de mouvements oscillatoires

p. 340-363) ; Nouvelles observations sur la dernière régression de la Méditer- ranée (C. r. Ac. Se, GXXXIX, 1904, p. 379-381); Étude concernant la dernière régression de la mer [Bull. Soc. Géol. de Fr., iv* sér., IV, 1904, p. 156-167); La question de l'Atlantis de Platon. Commun icaiioji faite au Congrès international d'Arcfiéologie {Session dAthènes 1905). Athènes, Impr. P. D. Sakellarios, 1905. In-8, [i] + 8p.

1. Ph. Negris, ouvr. cité, p. 12, 121 et 162.

2. Idem, Vestiges antiques submergés [Athenische Milt., XXIV, 1904, p. 360).

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE. 99

dos rivages de la Méditerranée qui se rapportent à l'époque historique. M"^ Suess les a discutés et interprétés avec une maîtrise incomparable. La lecture du chapitre qu'il a consacré à ce sujet et des mémoires très documentés de M'" Negris peut seule donner une idée des nom- breux faits qui servent à étayer les deux thèses en présence.

Les données que j*ai réunies sur les lignes de rivages de la Médi- terranée depuis l'antiquité sont relatives, les unes à l'île de Délos, dans les Cyclades, les autres à l'île de Crète *.

I. ÎLE DE DÉLOS (CYCLADES).

Parmi les matériaux qui ont été rassemblés par M'' Negris, il en est qui sont empruntés à Délos et Rhénée, deux îles qui font partie du même groupe, au centre des Cyclades. A Délos, comme à Rhénée, M*" Negris a observé des ruines immergées qui attestent, suivant lui, une invasion de la mer; la submersion indiquée par des vestiges de quai à Rhénée atteindrait 2"\50 au moins-.

Grâce aux fouilles entreprises à Délos par M'" HomoUe, et poursui- vies avec une grande activité sous la direction de M"^ Holleaux, la question des changements de niveau de la mer peut être étudiée dans des conditions de rigueur absolument uniques.

Délos possédait un port, protégé par un môle, et des quais très développés bordés de magasins. J'ai recueilli des preuves de stabilité :

A) sur les côtes en dehors des parties habitées;

B) dans le Port Sacré;

C) dans la région des Magasins.

A) Côtes de Délos. Les côtes de l'île sont constituées au Nord par des gneiss, et partout ailleurs par du granité porphyroide. Le long des rivages granitiques, il n'est pas rare de rencontrer des écueils tabulaires qui s'arrêtent presque à fleur d'eau. Nulle part ces écueils ne sont aussi nombreux et aussi développés qu'à l'extrémité Sud de l'île. A l'Est des petits récifs qui servent de trait d'union entre Délos et le petit ilôt qui le prolonge au Sud, la mer est semée d'écueils parfois très étendus, toits7'as(''s à la même hauteur, soit à une vingtaine de ccn- timèlrcs au-dessous de la surface de l'eau. Il y a do nombreux termes de passage entre les récifs dont la tête émerge par temps calme et les écueils proprement dits. Parmi les premiers, il en est- qui présentent une zone d'usure un peu au-dessous du niveau do hi mer; d'autres

t. I.cs plus iinpoiianlcs sont tirées de Délos. Le rcsuino que j on donne ici est extrrinemenl condensé et laisse trop de place à mon gré aux. affirmations. Elles fourniront la matière de plusieurs chapitres dans le mémoire que je prépare sur l'île de Délos et je me reserve de prouver tous les faits (|uc j'avance.

2. Alhenische Mitl., XXIV, 1004, p. 3i4-347.

100 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

sont presque entièrement nivelés. Le plan qui tranche tous les écueils à la même hauteur correspond à une surface d'abrasion admirable- ment caractérisée.

11 y a lieu de remarquer :

Que les écueils et récifs sont constitués par un granité d'une fraîcheur exceptionnelle offrant une grande résistance aux agents d'érosion;

2*^ Que les écueils sont justement situés sur la côte orientale à l'abri de la houle du Nord, en un point le taux séculaire de l'éro- sion doit être particulièrement faible.

Une constatation analogue peut être faite au Nord-Est de l'île, mais à une échelle plus réduite. Des rochers granitiques ont été décapités, arasés et convertis en écueils, en des points parfaitement protégés- contre les vents du Nord.

Il est de toute évidence que la mer n'a pu façonner la plate-forme qui termine les écueils que par un travail d'usure de très longue durée, poursuivi pendant une période de stabilité des rivages. On est donc averti, par cette première observation, que la mei^ a atteint son niveau actuel depuis longtemps et, selon toutes probabilités, depuis plu- sieurs milliers d'années.

Il ne manque à cette conclusion, pour qu'elle soit à l'abri de toute critique, que l'appui de dates indiscutables. Le Port Sacré et la région des Magasins vont nous fournir les éléments d'une chronologie suffi- samment précise pour donner aux faits invoqués le maximum de valeur probante.

B) Port Sacré. Le Port Sacré correspond de nos jours à une baie très exiguë, protégée par les vestiges d'une digue primitivement con- tinue (fig. 1). Personne ne doute que ses dimensions actuelles ne donnent pas une idée exacte de son étendue primitive. Selon M'" Ardaillon, un ensablement a modifié l'aspect du rivage dans la partie septentrionale du port : « La mer, anciennement, se rapprochait beaucoup plus qu'elle ne le fait aujourd'hui du Portique de Philippe et de la terrasse du temple. Là, elle a reculé de 20 mètres; ici elle a perdu plus de 40 mètres ^ »

Le Port a certainement diminué de superficie, mais on n'a jamais apporté à l'appui de cette opinion le témoignage d'un seul fait décisif. Quant au tracé probable de l'ancien rivage, il demeure pour le moment absolument hypothétique.

Si la conception de M"" Negris est fondée, et si elle s'applique à la région des Gyclades que j'ai en vue, le niveau de la mer se trouvait :

1. Éd. Ardaillon, Rapport sur les fouilles du port de Délos [Bull, de Correspon- dance hellénique, XX, 1896, p. 431).

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE.

101

kl

c

aj ;

0

Q>

kl

a o

a.

a 2

ciQ

o s

3 t3

S Â

O

102 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

à 3 m. au-dessous du niveau actuel, il y a 2 000 ans ; à S"", 50 au-dessous du niveau actuel, il y a 2 500 ans, et à un niveau plus bas encore pour les époques plus reculées.

Les anciens rivages de Délos doivent donc s'étager à des hauteurs différentes, mais il sembleapnonimpossiblede les observer, puisque le mouvement de la mer est ascensionnel, et que les anciens rivages sont d'autant plus immergés qu'ils remontent à une plus haute anti- quité.

Voyons les faits.

Les anciens rivages de Délos dans le Port Saci'é. Une exploration- minutieuse du Port Sacré m'a permis de reconnaître et de tracer presque point par point deux anciens rivages antérieurs à notre ère : l'un date au moins du vm^ siècle* (fig. 1, n^ 1), l'autre du ii® eti du 1" siècle (fig. 1, 2).

Le plus ancien de ces rivages empiétait nettement sur le Sanctuaire,, de sorte qyiQ plusieurs monuments reposent en partie surdesdépôls laissés par la mer à V époque historique et fournissent ainsi une limite d'âge indiscutable.

Ces dépôts, rencontrés dans un grand nombre de tranchées, ont des caractères qui ne laissent aucun doute sur leur origine marine. Ils sont essentiellement formés de sables grossiers renfermant des graviers, des galets, beaucoup de poteries roulées, et de nombreuses coquilles de Mollusques presque toujours entières. Il est indéniable que, au viii*' siècle avant notre ère, le Port Sacré était beaucoup plus vaste que de nos jours.

La mer présentait alors son maximum d'extension dans la région du Port et couvrait la bordure occidentale du Sanctuaire. Or, cette plus grande extension des eaux correspond à une époque le niveau de la mer était, d'après M^ Negris, à environ S"", 50 au-dessous du niveau actuel. Les deux choses ne sont pas absolument inconciliables au premier abord, mais elles le deviennent, si l'on fait état des données suivantes. Dans leur ensemble, les dépôts marins, enfouis sous les monuments, constituent une nappe dont la surface se tient à quelques décimètres au-dessous du niveau actuel de la mer et qui remonte en pente douce vers l'Est, c'est-à-dire vers le rivage ancien, sans jamais dépasser la cote 0,00. Gela veut dire que les sédiments en question n'ont pu se déposer que dans une mer qui avait déjà atteint son niveau actuel.

Les Anciens ont déplacé le rivage vers l'Ouest et conquis sur la mer la place nécessaire à l'agrandissement du Sanctuaire, par une

1. J.a date est déterminée par la découverte de nombreux fragments de vases archaïques. Les poteries ont été analysées par M" Fn. Poulsen, membre étranger de l'École française d'Athènes.

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE. 103

série de remblais édifiés à des époques différentes. Je démontrerai plus tard que ces remblais ont été faits dans la mer, et que les dépôts marins rencontrés dans le Sanctuaire se trouvaient encore sous l'eau, quand on a construit les édifices qui les masquent aujourd'hui.

Les Déliens ont fait un grand usage des remblais à base de tessons de poteries. Ils les ont utilisés non seulement pour élargir le Sanc- tuaire, mais pour créer, aux dépens de la mer, l'Agora de Théophras- tos au Nord du Port Sacré, l'Agora des Compétaliastes au Sud (fig. 1).

L'Agora de Théophrastos a été construite, ou tout au moins achevée, vers la lin du ii^ siècle avant notre ère K Le remblai qui en forme le sol repose sur des sédiments marins analogues à ceux qui se sont déposés sur le bord du territoire du Sanctuaire, jusqu'au viii® siècle avant J.-C. La surface de ces dépôts, déterminée par quatorze tran- chées, se tient sans exception à moins d'un mètre au-dessous du niveau actuel de la mer; elle est nettement remontante du côté du rivage, et s'élève dans cette direction jusqu'à la cote 0'",07.

A quoi correspond la surface supérieure de ces dépôts recouverts par le remblai ? Elle représente le fond de la partie de la mer qui occupait l'emplacement de l'Agora, au moment le remblai a été, fait, c'est-à-dire au ii"^ siècle. Donc, à cette époque, soit il y a 2 000 ans environ, le niveau de la mer ne pouvait descendre à 3 m. au-dessous du niveau actuel.

On se trouve ainsi en présence d'un fait établi par de nombreuses mesures, et en contradiction formelle avec la notion de relèvement du niveau de la mer depuis l'Antiquité : Les sédiments marins du II", comme ceux du V/II^ siècle avant notre ère^ constituent une nappe con- tinue dont la surface ne descend jamais à un mètre au-dessous du niveau de la mer, et qui est susceptible de s'élever jusqu'à ce niveau du côté rfes anciens rivages.

L'histoire du Port Sacré va nous livrer de nouveaux documents qui suffiraient à eux seuls pour infirmer la loi de submersion progres- sive de M"^ Negris.

Les multiples travaux dont il vient d'être question ont complète- ment modifié le dessin du rivage et celui du Port Sacré. Après la con- struction des monumenis qui bordent le Sanctuaire et l'achèvement des Agoras, le Port Sacré était limité au Nord par l'Agora de Théo>- I)hrastos, à l'Est par le Sanctuaire, au Sud par l'Agora dos Compéta- liastes -. Cette limite fixe la conliguration du port et le dessin du rivage

1. Tu. HoMoi.LE, Les Romains à Dclos [Bull, de Correspondance hellénique, VIII, 1884, p. 123-1 2'0.

2. On (lêsijrno par co nom l'A^^opa de l'époquo f,M-éco-roinainc. dccoiivorte par M' AiiDAiLLON au Sud du Saacluaire, au delà du Portique de Philippe. Voir P. Joi- ouET, Fouilles du port de Délos [liull. de Correspondance hellénique, XXIII. 1899 p. o6-85). i ,

104 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

au II® et au i" siècle avant notre ère (fig. 1). On peut montrer, preuves en mains, que, à cette époque lointaine, la mer baignait le pied du Sanctuaire, et qu'elle atteignait déjà sa hauteur actuelle.

Dans la série de faits qu'il est permis d'invoquer à l'appui de cette thèse, deux sont particulièrement frappants et démonstratifs :

1) Plusieurs égouts débouchent dans l'ancien Port Sacré. A leur sortie du Sanctuaire, ils disparaissent sous le sable de la plage, pour s'arrêter après un parcours de 2 ou 3 m. Leur extrémité est sans exception recouverte d'incrustations qui masquent souvent la roche qui les supporte, tant elles sont répandues à profusion. On y reconnaît d'innombrables Serpules, des Spirorbis et des Algues calcaires, c'est- à-dire des organismes marins qui ont vécu fixés sur les dalles des égouts, et complètement immergés. La mer arrivait donc au pied du Sanctuaire, et de la profondeur à laquelle on observe les incrustations, on peut déduire que son niveau ne pouvait être inférieur au niveau actuel.

2) Au moment de la chute de Délos, et à différentes époques beau- coup plus tardives, des matériaux ont été jetés ou sont tombés en dehors du Sanctuaire, du côté de la mer. Parmi les nombreux débris qu'on a retrouvés ensevelis dans le sable, le long du portique de Philippe et de la terrasse, figurent des tambours de colonnes qui portent en eux-mêmes la preuve qu'ils sont tombés dans la mer.

De même que les dalles des égouts, ces vestiges de colonnes sont recouverts d'incrustations de Serpules, de Spirorbis et d'Algues cal- caires qui forment un revêtement inégal, et d'autant plus épais, que l'immersion a été plus longue. On a rencontré ces matériaux dans la position qu'ils occupaient au moment de leur chute. Cette découverte jette incontestablement un jour très vif sur l'histoire du Port Sacré.

Les tambours incrustés témoignent en effet de la présence de la mer au pied môme du Sanctuaire à l'époque la ruine de Délos a été consommée. De plus, ils nous révèlent un fait dont je ne saurais trop souligner l'importance : les eaux ont inscrit leur niveau, sur les tam- bours incomplètement immergés, par une zone d'usure et d'érosion généralement très nette. C'est par dizaines que l'on compte les repères qui ont ainsi enregistré la hauteur du plan d'eau dans le Port Sacré. On apprend donc, une fois de plus, par l'étude des débris enfouis dans le sable, en avant du Sanctuaire, que la mer avait atteint son niveau actuel.

C) Région des Magasins. Les arguments si concluants que je viens de développer ne sont pas les seuls que l'on puisse tirer du Port Sacré. 11 est inutile d'épuiser toutes les sources d'information qu'il nous offre, puisqu'il ressort déjà avec un haut degré d'évidence que le niveau de la mer y est resté invariable.

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE. 105

Au Sud (lu Port Sacré, la côte est couverte de ruines que les fouilles de MM''^ Ardaillon et Jardé ^ permettent d'attribuer à des magasins. Là, comme dans le port, le rivage actuel ne correspond nullement au rivage antique.

Tous les magasins ont été construits sur un remblai fait dans la mer, en sorte que le rivage le plus ancien est partout caché par des constructions qui lui assignent une limite d'âge. J'ai reconnu par de nombreuses tranchées, ouvertes dans le sol des magasins, et éche- lonnées sur une longueur de 500 m. environ, que la surface supérieure des sédiments laissés par la mer sur leur emplacement se trouve toujours à moins de 60 cm. au-dessous du niveau actuel de la mer. Cette surface remonte graduellement vers l'Est et s'arrête à lu cote 0™,0i. Il est clair que les eaux qui ont abandonné ces dépôts avant notre ère atteignaient déjà leur niveau actuel.

Interprétation des signes de submersion observés à Délos. Dès à présent, nous sommes en possession d'un faisceau de preuves telle- ment concordantes et décisives que la question du niveau de la Médi- terranée depuis l'Antiquité semble jugée sans appel. Telle n'est pas l'opinion, à coup sûr, des partisans d'un mouvement positif de la mer à l'époque historique. S'il existe à Délos des signes non équivoques de stabilité des rivages, il y a par contre des indices de submersion. Ces indices revêtent une forme qui, d'après l'opinion courante, est particulièrement probante : ce sont des ruines noyées dont l'exis- tence a été mentionnée par M'" Negris- comme une preuve de mou- vement ascensionnel de la mer.

Une promenade rapide, au Nord du Port Sacré (fig. 1) et le long de la côte des magasins au Sud, signale des constructions sous Teau à l'attention de l'observateur. On peut en étudier également au fond de deux baies situés au Nord-Ouest et au Sud-Est de l'ile. Or les ruines noyées sont considérées actuellement comme le meilleur témoignage que l'on puisse invoquer en faveur d'un phénomène de submersion. Par un étrange enchaînement de circonstances, on trouve donc réunies à Délos, en des points très rapprochés, et voire même identiques, des preuves de fixité et des preuves d'instabililé des lignes de côtes, se rapportant à l'époque historique. Toute tentative de conci- liation entre des vérités qui paraissent contraires à ce point serait

\. En. AuDAit.LON, Rapport, sur les fouilles du port de Délos {lUiU. de Corres- pondance hellénique, XX, 189G, p. 428-4i;));— A. .Iaudé, Fouilles de Délos exé- cutées aux frais de M. le Duc de Loubat {1900) {Ibid., XXIX, 1905. p. i-o4; XXX, 190G, p. 632 01 sniv.).

2. Pli. Nkoius, llégression et transgression de la nier... {Rev. unir, des Mines, i\' sér., III, 1903, p. 253-254); Vestiges antiques submergés [Alhenische .Mitt.. XXIV, 1904, p. 34i-3i7).

106 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

vaine assurément; aussi faut-il chercher dans une autre voie la solu- tion de cette contradiction.

Il y a, en science, des opinions adoptées depuis longtemps et qui ont force de vérités, hien qu'elles ne méritent à aucun degré le crédit qu'on leur attache. Il en est ainsi à mon avis des idées qui ont cours sur les rumes noyées. Mon long- séjour à Délos, l'étude minu- tieuse et répétée des nombreuses ruines immergées qu'on y rencontre ont fait naître, dans mon esprit, un doute sur la valeur de ce critérium des phénomènes de submersion. Je le tiens pour très suspect dan* bien des cas, et j'affirme que l'observateur est maintes fois dupe d'apparences, quand il voit dans les constructions sous l'eau des signes indubitables de submersion. Je donnerai la preuve de ce que j'avance.

On peut faire trois hypothèses pour expliquer la présence de ruines immergées sur les côtes de l'île.

1) Les constructions ont été élevées sur la terre ferme, puis envahies^ pa7'la mer, grâce à une submersion générale déterminée par un mouvement ascensionnel de la mer. C'est l'opinion de M'" Negris.

2) L'immersion est le résultat d'un affaissement local. Toutes les con- structions sous l'eau de Délos paraissent assises sur des dépôts de plages. On pourrait donc rendre compte de leur situation actuelle, soit par des glissements, soit par des tassements. Aucune observation ne fait prévaloir cette idée, mais à la différence de la précédente, rien ne la contredit.

3) Les constructions sont immergées parce qu'elles ont été bâties sous l'eau.

Il y a à Délos trois sortes de ruines noyées : des quais, des débar- cadères et des habitations.

Tous les quais et débarcadères immergés sont incomplets et s'arrêtent sensiblement au niveau de la mer. Il est de règle que le couronnement de ces édifices a disparu. On ignore de la façon la plus absolue comment ils se terminaient à l'origine, et quel était leur développement en hauteur. A quel signe reconnaît-on que des quais et débarcardères sont submergés, si toutes les parties de ces con- structions utilisées à l'air libre manquent invariablement, si le dallage terminal fait toujours défaut?

Les constructions attribuées à des habitations sont massives, rasées commes les précédentes au niveau de l'eau, composées de murs épais, très rapprochés et sans exception dépourvus d'ouver- tures. Si l'on trouvait la trace de baies, de seuils, de mosaïques ou de dallages noyés, l'immersion serait évidente, mais c'est en vain que j'ai cherché à Délos un témoignage de cette importance.

D'une façon générale, il faut éviter de voir des signes de submer- sion dans toutes les ruines noyées. Un mur quelconque qui plonge

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE. 107

dans la mer n'est pas, du fait de son immersion partielle ou totale, une preuve de mouvement ascensionnel des eaux. Pour qu'il y ait submersion évidente, il est nécessaire que des parties d'un édifice con- struites en vue d'un usage à Vair libre se trouvent sous Veau. C'est le seul critérium des phénomènes de submersion à tirer des ruines. S'il est inconnu à Délos, les constructions sous l'eau de cette île ne peuvent figurer, à aucun titre, parmi les preuves d'une submersion d'ensemble à l'époque historique.

Il convient, en outre, de ne pas perdre de vue que les Anciens construisaient certainement sous l'eau; Délos en fournirait la preuve au besoin. Nous savons que son port et ses magasins étaient munis de débarcadères ou de quais. Des constructions de cette nature ont été signalées par M*" Negris en différents points de la Méditerranée orientale.

Les quais et débarcadères ne sont-ils point par essence des édi- fices dont la base est immergée, et n'est-il pas évident a priori que les fondations des quais et débarcadères de Délos ont être faites sous la mer? On ne voit pas en effetà quoi pourraient servir des quais et des débarcadères dont la base ne plongerait pas dans l'eau, et l'on ne conçoit pas du tout la construction de pareils édifices sur la terre ferme. La présence de ruines immergées à Délos est la conséquence natu- relle, et Von peut dire nécessaire, de Vexistence du Port Sacré et de ses dépendances, et je crois pouvoir conclure en toute certitude qu'il n'y a sur les côtes de Délos que des fondations originellement immergées*.

On peut aboutir à la même conclusion en partant de considéra- tions d'un tout autre ordre. Les fondations noyées de Délos accusent un mode de construction très particulier. On a fait usage d'un « mor- tier de ciment romain » ^ qui a résisté à l'érosion marine presque aussi efficacement que les blocs de granité et de gneiss qu'il agglutine. On rencontre ce mortier à l'exclusion de tout autre dans les ruines immergées, et on ne l'observe jamais ailleurs^. Il est donc manifeste que les constructions qu'il a servi à édifier se trouvaient, dès le prin- cipe, dans des conditions essentiellement différentes des autres. Je répète qu'elles ont été immergées de tout temps.

En conséquence, la contradiction relevée plus haut se résout en

1. Le fait qu'elles s'arrêtent toutes à la surface de l'eau s'explique aisénieut. Ou sait que Délos a été littéralement exploité comme carrière. Les habitants des îles voisines ont trouvé dans ses décombres des matériaux excellents tout préparés. Les quais, les débarcadères et les habitations dont les fondations étaient noyées étaient parliculièrement menacés dune destruction rapide, parce que l'cnlcvcmcnt et l'embarquement des pierres exi^i^eaient un miniumm d'etTorts; c'est pouripioi toutes celles qui dépassaient le niveau de la mer ont disparu après la ruine de Uélos.

2. On désigne ainsi un mortier de chaux jurasse et de sable, rendu hydraulique par l'addition de tuiles écrasées.

3. Sauf dans quehjues citernes dont les parois en sont revêtues.

108 GÉOGRAPHIE GÉiNÉRALE.

faveur des indices de fixité des lignes de rivage. A vrai dire, il n'y a pas de preuves d'instabilité des côtes à Délos, parce que les ruines dites submergées sont en réalité des constructions bâiies dans l'eau. L'exemple des murs noyés de Délos est à méditer ; il nous enseigne que de pareilles constructions ne sont pas nécessairement des signes de submersion. Chaque cas réclame une étude particulière- ment attentive, et il ne devient une preuve d'envahissement de la mer que s'il satisfait aux conditions requises.

Conclusions. Tout se passe à Délos comme si la mer n'avait pas modifié son niveau depuis l'Antiquité. Telle est la conclusion à laquelle je suis arrivé par des voies différentes, et sans faire appel à toutes les données qui l'imposent.

Les anciens rivages qui, d'après la loi de submersion générale, devraient être étages à des hauteurs différentes, se trouvent sur le même plan, et au niveau actuel de la mer. S'il y a eu mouvement posi- tif de la Méditerranée, dans la mesure indiquée par M'' Negris, comment le rivage a-t-il pu se maintenir constamment à la môme hauteur ?

Sommes-nous, à Délos, en présence d'une exception locale à la loi de submersion, ou faut-il voir, dans les faits observés, la consé- quence de la fixité absolue du niveau de la mer, dans tout le domaine de la Méditerranée? La loi de submersion de M"" Negris, il convient de ne pas l'oublier un instant, est de celles qui ne souffrent aucune dérogation. La preuve qu'un ancien rivage a gardé une stabilité absolue lui porte une grave atteinte; une seule exception comme celle de Délos suffit pour la mettre en échec, et l'unique exception devient forcément la règle.

Elle devient la règle en ce qu'elle fixe sans ambiguïté, sans contes- tation possible, le niveau de la mer pendant une période de plus de 2500 ans, et parce que ce niveau, déterminé avec rigueur en un point des Cyclades, est nécessairement de par les lois de l'hydro- statique— celui de la Méditerranée tout entière.

Je n'ai garde de faire table rase des observations si intéressantes de M'" Negris, présentées par mon savant confrère comme favorables à l'idée de submersion. En vérité elles constituent une documentation précieuse pour l'histoire de la Méditerranée; mais des indices d'im- mersion locale, fussent-ils très nombreux, ne sauraient constituer une preuve absolue d'un mouvement positif général. Le fait qu'on peut les interpréter, comme l'a montré M'^ Suess, par des mouvements locaux : affaissements, tassements, etc., leur enlève tout caractère probant.

Il en est d'ailleurs qui ne sont point à proprement parler des signes de submersion. L'exemple de Délos nous a appris que la notion de fixité de la mer est justement tirée d'une île exceptionnelle-

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE. 109

ment riche en constructions immergées, et susceptible, à première vue, de fournir un argument de grand poids aux partisans de l'insta- bilité du niveau de la mer.

On peut traiter le problème du niveau de la Méditerranée à l'époque historique par deux méthodes très différentes :

1) Montrer, par une discussion très serrée, que les indices de sub- mersion, relevés en nombre de points, ne doivent pas être retenus comme preuves d'un mouvement positif général. Cette étude critique habilement conduite permet de conclure que le niveau de la Méditer- ranée n'a pas varié depuis les temps quaternaires ^ Au fond, cela revient à dire : Le niveau de la Méditerranée est resté fixe, parce qu'il n^est pas démontré qiiil a vainé.

2) Établir directement, par une série de faits indiscutables, que la mer avait atteint son niveau actuel dès l'Antiquité. La méthode s'ap- plique à Délos, en raison des conditions d'étude, pour ainsi dire uni- ques, offertes par le champ de fouilles. Cette démonstration faite, tous les cas de submersion enregistrés par M'" Negris se groupent nécessairement sous la rubrique : Affaissements et tassements locaux, à la suite des exemples discutés par M"" Suess.

Après avoir soumis l'île de Délos aune étude approfondie, je sous- cris sans réserve à l'opinion de M'^ Suess, déjà rappelée au début de ce travail : « La Méditerranée ne nous fournit jusqu'à présent aucune preuve d'un soulèvement ou d'un affaissement lent de la lithosphère, datant de l'époque historique » ; et j'ajoute qu'on peut trouver à Délos des preuves aussi nombreuses que décisives de la fixité de ses rivages.

II. ÎLE DE CRÈTlil.

Les conclusions qui découlent de l'étude de Délos appellent im- médiatement l'attention sur la Crète. M'" Suess a admis la possibilité d'une exception à la règle de stabilité des lignes de rivage pendant les derniers milliers d'années, et cette exception serait fournie par l'île de Crète. « Spratt, dit-il, soupçonne l'existence, au Sud de la Crète, de traces de mouvements négatifs sensibles; mais ce point demande de nouvelles recherches, avant ({u'on puisse se prononcer d'une façon délinitive-. »

Suivant le capitaine Spratt ', il y a des indices d'émersion à l'Ouest, des signes de submersion à l'Est, et ces déplacements de sens dilfé-

1. Dans son chapitre sur La Médit ervanêe pendant la période historique {ouxr, cit6, H, p. G90-7il), M' Suess a montré tout le parti (lu'on peut tirer de cette mé- thode.

2. Ed. Suess, ouvr. cité, II, p. 7 50.

3. T. A. B. Srn.vTT, Travels and Ih'searches in Crète, London, 1SG5. 2 vol.

110

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

rentse traduisent dans l'ensemble par un mouvement de bascule de l'île, datant de l'époque historique.

J'ai mis à profit les deux séjours que j'ai faits dans cette île en 1901 et 1902, en compagnie de M'"Ardaillon, pour vérifier les observa- tions de Spratt et élucider la question qu'elles soulèvent.

Émersion de la Crète occidentale. Spratt a relevé des indices d'émersion dans plusieurs localités de l'Ouest de la Crète et notam- ment à l'extrémité tout à fait occidentale de l'île. En ce point, on peut étudier des ruines, attribuées à un port antique, connu sous le nom

Ancien niveau de la mer

Ancien Port de Phalasarna

Niveau de la mer

Côte rocheuse ( Dune consolidée)

Débarcadère

Débarcadère

Fig. 2. Ancien port de Phalasarna, d'après Spratt, II, p. 232. (Longueur totale: 200 m environ.) Les hachures horizontales représentent les matériaux qui comblent le port.

de Phalasarna ^ L'ancien port, suivant Spratt, a été mis à sec par un abaissement du niveau de la mer qu'il évalue à 6 et 7 m.

On voit aujourd'hui à Phalasarna des murs assimilés à des quais et à des débarcadères, encadrant une étroite dépression sans eau qui serait l'ancien port (fig. 2). 11 est loin d'être établi que cet ensemble représente le port de Phalasarna. Voici comment Spratt s'exprime à ce sujet :

« Dans une visite suivante, cependant, après avoir médité le plan que j'avais fait, et me rappelant aussi que dans une première visite à l'île de Cérigotto une élévation de la côte était observable et claire- ment postérieure à la période historique, d'après les évidences locales et les traditions, il me vint à l'esprit que le cas pouvait avoir été le même ici, quoique sur une plus grande échelle et plus général, et que l'espace quadrangulaire enclos par les murailles helléniques... minutieusement décrites par Pashley, pouvait être le port men- tionné, quoique fort éloigné de la mer. Et plus j'examinai les mu- railles et la partie enclose, dans cette seconde visite, et plus je fus convaincu de la vérité de cette idée; seulement, pour en avoir la

1. T. A. B. Spratt, ouvr. cité, 11, p. 227 et suiv.

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE. Ml

preuve positive, je comparai le niveau de la surface ainsi enclose à celui de la plus haute trace de la mer sur le rocher autour de la pointe escarpée sur laquelle la cité repose, et je trouvai que la trace de la mer était de 3 pieds plus haute que le niveau actuel de la dépression dans l'enclos ; que, conséquemment, si cette partie de l'île était de nouveau submergée au niveau de la trace la plus supérieure, l'enclos serait maintenant de 3 pieds sous Teau, même avec la présente épais- seur de terres accumulées dedans ; et que les épaisses murailles de blocs équarris qui l'environnent devraient former les chantiers et les quais d'un port agréablement entouré, et ainsi rendu à sa condition et à son usage ancien ^ »

A la vérité, Spratt a supposé, sans le démontrer, que les indices de changements de niveau de la mer se rapportent aux temps histo- riques. Sous l'empire de cette idée, il a vu dans les murs helléniques et la dépression quadrangulaire qu'ils circonscrivent les vestiges de l'ancien port de Phalasarna. Et l'on dit couramment : Phalasarna est un ancien port émergé ; donc la côte s'est élevée d'au moins 6 m., depuis l'époque historique. Il est clair que les ruines de Phalasarna ne méri- tent à aucun titre l'importance qu'on leur attache depuis longtemps, dans la question des changements de niveau de la mer.

Nulle part les rivages de la Méditerranée n'ont mieux enregistré les vicissitudes de son niveau que sur les côtes de Crète : les cor- niches d'érosion étagées à des hauteurs différentes, les perforations de Lithophages, les plages soulevées, etc. abondent. Mon dessein n'est pas d'en donner ici une étude détaillée, mais d'extraire de mes notes les seuls faits indispensables pour formuler une conclusion sur le mouvement d'ensemble signalé par Spratt.

L'Ouest de l'ile présente un beau développement de terrasses marines, à des cotes variant de 6 à 7 m. Les plus rapprochées de Pha- lasarna sont caractérisées par l'existence d'une table calcaire, très fossilifère, reposant horizontalement sur des dépôts de plages, relo- vés et inclinés vers la terre. Cet indice d'émersion correspond à « la plus haute trace de la mer sur le rocher», notée par Spratt à la pointe escarpée qui se dresse près de Phalasarna.

L'interprétation des ruines du port doit nécessairement varier suivant l'âge assigné à la terrasse. Or cette question capitale n'a été résolue ni par Spratt, ni par Raulin. L'étude approfondie d'un pareil sujet exige des développements que le présent travail ne comporte pas. Elle n'est d'ailleurs pas indispensable pour démontrer que le niveau de la mer ne pouvait être à la hauteur supposée par SpratI, au moment le port était fréquenté.

1. T. A. n. Sphatt, onvr. cité. II, p. 231 et 2?y2. Traduit dans V. Mallix, Des- cription phi/si(/i(c et naturelle de l'ile de Crète, Il yParis, 18('>i)). p. G84.

112 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

La plaine sont disséminées la plupart des ruines de Phalasarna est séparée de la nier par une colline qui s'abaisse à l'entrée du port, et dont la hauteur maximum est d'une quinzaine de mètres. Cette colline tient une telle place dans la question du port de Phalasarna qu'il y a lieu de la faire connaître en détail. C'est une ancienne dune de sable calcaire, pour ainsi dire figée et immobilisée par consolidation à l'air libre. Elle a gardé la forme et la structure des dunes actuelles. A distance, elle se signale par un profil nettement dissymétrique. Ses matériaux sont stratifiés et parfois disposés en lits entre-croisés.

Cette dune consolidée est formée par une pierre grenue, tendre, légère, poreuse ou celluleuse, souvent caverneuse le long des joints de stratification, facile à extraire et à travailler, et d'une cohérence relativement grande. On reconnaît dans ce dépôt tous les caractères de la roche désignée en Orient sous le nom de poros. Les Anciens l'ont exploitée en grand, ainsi qu'en témoignent les nombreuses tranchées qui l'entaillent profondément.

Pareille roche n'opposait à l'érosion marine qu'une très faible résistance; aussi a-t-elle enregistré avec une remarquable netteté le niveau de la mer correspondant aux plages soulevées. On distingue, en suivant la falaise de poros, une zone usée, rongée par les flots et criblée de perforations de Lithophages. Bref, la hauteur du plan d'eau à l'époque le port était immergé, selon Spratt, est parfaitement repérée dans la dune même de Phalasarna.

A côté des carrières antiques qui accidentent la surface de la col- line, on rencontre une foule de tombeaux également creusés dans le poros. Or le fond des carrières et des tombeaux se trouve à une alti- tude inférieure à l'ancien rivage, et inférieure par conséquent au niveau de la mer avant l'émersion du port. Des nivellements exécutés par M'^ Ardaillon et W Granger, ancien membre de l'École française d'Athènes, ne laissent aucun doute à ce sujet; ils nous apprennent que les grandes carrières de poros ont leur base à 2 et 3 m. au-dessous de V ancien rivage, qu'une grande chambre funéraire est creusée à 3 m. seulement au-dessus du niveau actuel de la mer, etc.

Remarquons que les carrières et les tombeaux seraient immédia- tement envahis par l'eau, si la mer reprenait son niveau primitif, et si le port était immergé jusqu'à la hauteur indiquée par Spratt. En admettant que les tombeaux soient à l'abri d'une invasion directe de la mer, ce qui n'est pas le cas, la nature même du poros les- condamnerait à une submersion inévitable. Ils sont, en effet, ouverts à proximité du rivage, dans une roche criblée de vides, poreuse comme une éponge, et jusqu'à 3 m. au-dessous du niveau attribué à la mer. Supposer avec Spratt que la surface de la Méditerranée s'élevait à H et 7 m. au-dessus de la surface actuelle, c'est admettre que la nécropole de Phalasarna était noyée, et que l'ensevelissement des morts se fai-

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE. 113

sait systématiquement dans l'eau, à des profondeurs atteignant 3 m. ; c'est admettre encore que le poros était extrait en partie sous l'eau, alors que la colline offrait partout de grandes facilités d'exploitation à l'air libre. Personne ne se ralliera, je pense, à cette étrange conception.

Si les carrières et les tombeaux n'étaient pas inondés, la mer n'atteignait pas la hauteur indiquée par Spratt, et le niveau d'érosion reconnu parce savant, de même que les plages soulevées, se rapportent nécessairement à une époque plus ancienne. Donc, l'interprétation des ruines de Phalasarna esta reviser. A mon avis, l'hypothèse d'un port émergé n'est légitimée par aucun fait d'observation et doit être défini- tivement abandonnée. Les ruines identifiées au port de Phalasarna n'ont pu être mises à sec que par un phénomène absolument indé pendant des changements de niveau de la Méditerranée.

Je crois pouvoir conclure de tous les témoignages recueillis, tant à Phalasarna qu'en différents points de l'Ouest de l'île ^ que la Crète occidentale ne présente pas de traces d'oscillations des lignes de rivages datant de l'époque historique, c'est-à-dire que le mouvement de bascule, supposé par Spratt, est d'ores et déjà compromis. Quel que soit le résultat d'une enquête faite dans l'Est de l'île, la conclusion imposée par l'étude de Phalasarna ne saurait être modifiée : il n'y a pas de mouvement de bascule possible, si TOuest de l'île est resté stable.

Affaissement de la Crète orientale. Les traces de mouvements positifs relatives à l'époque historique sont très clairsemées en Crète et d'une authenticité parfois très discutable. On en doit la connaissance au capitaine Spratt, qui les a relevées minutieusement, il y a un demi- siècle. Les documents recueillis par l'infatigable voyageur ont été traduits et coordonnés par RauUn. Leur description ne peut trouver place ici. Je fais une exception en faveur du plus important de tous les signes d'affaissement de la Crète orientale, pour montrer avec quelle circonspection il convient d'utiliser les indications qui n'oni pas été revues et discutées depuis longtemps.

Le port de Spinalonga, dans la baie de Mirabella, est formé, suivant Spratt, « par une longue péninsule, reliée à la Crète par un isthme bas et étroit à son extrémité Sud; celui-ci est, en un endroit, large seulement de 100 m., et à peine élevé de plus de 3 pieds au-dessus de la mer. Mais cet isthme doit avoir été, dans les temps anciens, à la fois beaucoup plus haut et beaucoup plus large ; car les ruines d'une ancienne cité grecque existent dessus, et une grande

1. L'exemple de Kisamo, décrit par Spratt et invoque à l'appui do son idée d'élévation de la Crète occidentale, doit être rayé de la liste des localités qui ont fourni des indices d'éniersion.

ANN. DE GÉOG. XVl'= ANNKE. 8

lU GEOGRAPHIE GÉNÉRALE.

partie de la cité gît submergée au-dessous de la mer, sur l'un et l'autre côté de l'isthme: l'abaissement doit être de 6 ou 8 pieds, et peut-être davantage ^ » .

L'existence de ruines submergées, de quelque nature qu'elles soient, fait toujours impression, et l'on n'hésite pas à conclure avec l'auteur qu'il y a réellement affaissement. Cependant un autre observateur, IsseP, a signalé à Spinalonga des traces de mouvements négatifs, c'est-à-dire un déplacement inverse de celui quia été recon- nu par Spratt.

J'ai étudié avec M' Ardaillon l'isthme de Spinalonga. Au cours de notre examen, nous n'avons pu constater aucune trace certaine d'exhaussement ou d'affaissement récent. Cette étroite langue de terre est d'ailleurs composée de sables, graviers et galets,^ soit de maté- riaux qui se prêtent à des tassements et glissements, mouvements- qui ne mettent pas en cause la stabilité de l'écorce terrestre. Retenons ce fait essentiel, que le cas de submersion le plus intéressant et le plus probant, cité par Spratt, ne doit plus figurer parmi les traces de mouvements positifs.

On voit, par l'exemple de Spinalonga, qu'une seule et même localité est susceptible de fournir des arguments à trois opinions différentes et contradictoires. Notre désaccord a de multiples raisons sur lesquelles il y aura lieu de revenir.

Quelle que soit la valeur des autres indices d'affaissement, ils ne peuvent prouver à eux seuls que la Crète orientale tout entière s'est enfoncée depuis l'Antiquité. S'il y a réellement submersion en quel- ques points de l'Est de la Crète, le phénomène est absolument insuf- fisant pour démontrer l'existence d'un mouvement généraL

En résumé, la Crète occidentale est restée stable, depuis les temps quaternaires ; la Crète orientale a peut-être subi des affaisse- ments locaux, mais la preuve d'un abaissement d'ensemble reste à faire. Les données relatives à Phalasarna indiquent d'une façon concluante un état stationnaire de l'Ouest de l'île qui exclut toute idée de mouvement de bascule à l'époque historique.

Cette conclusion est corroborée par une observation des plus déci- sives. Au nombre des signes d'élévation des rivages de l'île, on peut compter des « marmites de géants » complètement émergées. Il y en a un développement extraordinaire en Crète ; on les rencontre en une foule de points, aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est. A un moment donné de l'époque quaternaire, les plages calcaires ont été creusées d'in- nombrables marmites, parfois très profondes et juxtaposées sur de grandes étendues. Ces poches mises à sec par un mouvement néga-

l.T, A. B. Spratt, ouvr. cité, l,p. 121; V. Raulin, ouvr. cité, II, p. 690. 2. A. IssEL, Le oscillazioni lente del suolo... [Genova, 1883], p. 219, dans- Ed. Suess, ouvr. cité, II, p. 101.

FIXITÉ DU NIVEAU DE LA MÉDITERRANÉE. 115

tif forment actuellement un précieux repère qui sollicite immédiate- ment le regard. Elles se groupent et s'alignent^ de dislance en distance, d'un bout à l'autre-de Vile, non sur un plan fortement incliné de l'Ouest à VEst mais à une hauteur à peu près constante, qui contredit formellement Vhypothèse d'un grand mouvement de bascule, datant de l'époque histo- rique.

CONCLUSIONS.

Les deux parties de l'étude sommaire que je viens de consacrer à deux îles de la Méditerranée orientale se complètent l'une l'autre.

La première nous apprend que le niveau de la mer est resté fixe, au centre des Cyclades, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, et par- tant que la Méditerranée tout entière a atteint son niveau actuel avant l'époque historique.

La seconde fait disparaître une exception possible à la règle for- mulée par M'^ Suess, c'est-à-dire le seul indice de mouvement lent de la lithosphère.

On peut donc écrire, sans restriction aujourd'hui, que la Méditer- ranée ne fournit jusqu'à présent aucune preuve de mouvement lent de l'écorce, datant de l'époque historique.

En arrivant au terme de cette étude, il me paraît nécessaire de rappeler l'attention de mes lecteurs sur le désaccord entre les diffé- rents oh^servateurs qui ont parcouru la côte de Spinalonga. Cette divergence d'opinions sur la môme localité, et sur un exemple qui paraissait si clair à première vue, fait entrevoir les grandes difficul- tés que soulève la question des déplacements lents des lignes de rivage. Ne signifte-t-elle pas qu'on a parfois mis en valeur des don- nées fort incertaines et des indices se rapportant à des époques diffé- rentes? M"" Suess a fait remarquer avec beaucoup d'autorité combien les sources d'erreur sont fréquentes dans ce domaine. Je n'en sais pas de plus dangereuses que les ruines submergées. On voit dans les constructions sous l'eau l'argument décisif, l'argument par excellence qui dispense de prouver ce que l'on avance. J'ai dit en étudiant les fouilles de Délos^ et je tiens à le répéter en manière de conclusion : les ruines immergées, en dépit du grand intérêt qu'on leur accorde, ne prouvent rien par elles-mêmes. Pour en faire un témoignage de sub- mersion absolument irrécusable, il faut démontrer que les construc- tions noyées étai(Mit ada[)lées à un usage tel que la submersion en soit évidente.

Certes, je ne mets pas en doute l'existence de ruines réellement alïaissées et immergées, mais j'incline à penser que beaucoup de docu- ments dépourvus (1(^ valeur probanti^ encombrent les archives qui

116 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

ont servi à écrire l'histoire de la Méditerranée depuis les temps qua- ternaires. J'en appelle la revision de tous mes vœux, mais sans atten- dre de la réduction du nombre des constructions submergées la moin- dre confirmation de la conclusion générale dictée par les faits observés àDélos. Quelle que soit la somme d'exceptions locales à la loi de sta- bilité des lignes de rivage, j'ai la conviction que la notion de fixité du niveau de la Méditerranée à l'époque historique est, et restera, l'ex- pression de la vérité.

L. Cayeux.

Président de la Société Géologique de France.

117

11. GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

ÉTUDES SAHARlEiNNES

Second article^

(PflOTOGRAPHIKS, PL. III et III bis) II. LES ERG.

Lorsque, dans nos climats, nous trouvons les dunes localisées au voisinage de la mer, nous admettons sans difficulté qu'elles ont été édifiées en collaboration par la mer et le vent, l'une fournissant les matériaux et l'autre la mise en œuvre. On ne s'est jamais demandé, je crois, si les dunes désertiques ne présupposeraient pas, elles aussi, une collaboration analogue de deux érosions, fluviale et éolienne. D'ailleurs, pour expliquer ces énormes amas croulants, qui donnent à première rencontre une impression d'instabilité et de fluidité, la tendance, si naturelle, à s'exagérer le rôle du vent a déjà conduit des géographes éminents à des conclusions qui ont être abandonnées. On s'est représenté l'armée des dunes progressant lentement, mais sûrement, d'Est en Ouest, à travers tout le continent du Nil à l'Atlan- tique-, sous la poussée d'un alizé hypothétique. Il a fallu reconnaître, depuis les études de M'^ Rolland, que les dunes sont stables, au moins dans leurs contours généraux, et dans les courtes limites de temps d'une mémoire humaine. Les vieux guides indigènes retrouvent l'Erg tel qu'ils l'ont toujours connu depuis leur enfance, avec ses mêmes sommets, ses mêmes cols, ses mêmes détails caractéristiques, aux- (juels traditionnellement on reconnaît le chemin. L'alluvion éolienne, à coup sûr, a une action puissante à la longue sur le modelé, mais pas plus rapide, semble-t-il, (^ue l'alluvion fluviale dont les eflets sont parfois instantanés dans \v détail, mais ne sont pas immédiatement sensibles dans l'ensemble. Pour les dunes, comme pour les vallées

1. Voir Annales de (icoifropfiie, \V1, 15 janvier 1901, n. iO-OO; carlo à 1:1 000 000, pi. I.

2. E. Reclus dans II. Schiumfh, Le Sahara (Paris. 1803), p. 159.

118 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

d'érosion, il y a un profil d'équilibre, un point au delà duquel les modifications deviennent insensibles.

Un petit nombre de gros faits, qui sautent aux yeux, empêchent de souscrire à cette phrase de M*" de Lapparent : « la vraie dune [saharienne] est caractérisée par l'uniformité de sa composition nK L'affirmation est de G. Rolland, et s'applique par conséquent aux grands Erg algériens, plus particulièrement à l'Erg oriental. Dans ces limites elle est très intéressante, mais on ne peut pas l'étendre à l'ensemble du Sahara. Dès qu'on dépasse In Zize vers le Sud et qu'on entre par conséquent dans la zone nigérienne, on constate un changement dans la nature du sable : il devient poisseux et salissant, il colle à la peau; c'est une surprise physiquement désagréable pour qui vient du Nord, il n'est pas nécessaire d'être musulman pour trouver efficaces les ablutions au sable. La moindre analyse chimique serait plus convain- cante qu'une impression de peau : du moins celle-ci n'est-elle pas personnelle, tous les Européens l'éprouvent; le sable du Tanezrouft semble mélangé d'argile, il participe de la nature du sol, où, à côté des quartzites, les micaschistes, chloritoschistes et autres argiles métamorphisées tiennent une grande place en superficie. A propos de riguidi, le lieutenant Mussel écrit : « le sable des dunes contient une quantité infinie de petits grains noirs dus à la décomposition des schistes »-. Et tout près de l'Iguidi, à la lisière occidentale de l'Erg er Raoui, à Tinoraj par exemple, j'ai vu en effet le sable des dunes mélangé sur toute son épaisseur de petites paillettes noires, en telle abondance que la coloration générale s'en trouve nettement assom- brie. Si nous sommes ici déjà en dehors de la zone schisteuse, du moins en sommes-nous tout près. Le sable pur, aux grains « exclusi- vement quartzeux, individuellement hyalins ou légèrement colorés en jaune rougeâtre par des traces d'oxyde de fer, et qui prennent en masse une teinte d'or mat », ce sable classique étudié par G. Rolland ne se trouve qu'à l'Est de la Saoura, dans la zone les grès dévo- niens et crétacés jouent un rôle prépondérant.

Nous sommes donc amenés à conclure qu'il y a un lien entre la géologie du sol et la composition des dunes qui le couvrent. Les dunes sont beaucoup plus locales, beaucoup plus en place qu'on ne l'imaginait. Le sirocco a beau être un puissant agent de trans- port, de triage et de classage, il n'a cependant pas déplacé beau- coup les matériaux qu'il a remaniés et entassés.

Allons plus loin. On a dégagé quelques-unes des lois qui pré- sident à la formation des dunes. On sait qu'une dune se forme toujours autour d'un obstacle naturel, dont la résistance matérielle

1. A. DE Lapparent, Trallé de Géologie (5« édition, Paris, 1906), p. 149.

2. Renseifjnements col. et Documents Comité Afr. fi\, XV, 1905, p. 5'tO.

ÉTUDES SAHARIENNES. 119

au vent force le sable à se déposer. Toutes les dunes ont en pro- fondeur un squelette rocheux ou terreux, apparent ou non. En bien <les points du Sahara, à In Salah par exemple, il suffit d'élever un mur pour le retrouver enfoui sous le sable Tannée suivante. La lutte acharnée que tant de qçour livrent au sable envahisseur, et qui a fourni des arguments à la théorie des dunes en marche, n'a pas d'autre cause. En bâtissant le qçar, ses maisons et les murettes de ses jardins, l'homme a créé la dune contre laquelle il lui faut défendre ses cultures, et qui est d'autant plus redoutable qu'elle est nouvelle et que le profil d'équilibre est plus loin d'être atteint.

On sait aussi que ces longs couloirs nets de sable, qui s'étirent à travers les Erg et qu'on appelle, suivant les lieux, gassl ou feidj, trahissent un certain parallélisme qui ne peut pas être fortuit. Cela ressort nettement sur les cartes de l'Erg oriental, dressées d'après F. Foureau, et sur les cartes des Erg occidentaux, Iguidi compris, dressées par les officiers des oasis (cartes Nieger, Prudhomme, itiné- raire Flye Sainte-Marie). Le parallélisme n'existe pas seulement •entre gassi voisins : d'un bout à l'autre de la zone des grandes dunes, sur les bords de l'Igargar comme dans l'Iguidi, la direction des feidj est à peu près la même, oscillant entre Nord-Sud et Nord- Ouest-Sud-Est. D'un fait aussi général il faut une explication géné- rale, et le vent seul peut la fournir, on l'a dit depuis longtemps'. 11 n'est pas douteux que nous ayons un enregistrement méca- nique de la direction du vent dominant qui est le vent d'Est. Mais ■cette explication, pour exacte qu'elle soit, n'est pas suffisante, car elle ne rend pas compte de tous les faits observés.

Il est incontestable qu'il y a un rapport étroit entre la direction des feidj comme aussi des contours extérieurs de l'Erg d'une part, et celle des oued quaternaires d'autre part. Qu'on prenne la carte de l'Algérie à 1 : 800000, feuille 6. II saute aux yeux que les gassi du Grand Erg sont la prolongation rectiligne des oued descendus du Hoggar. Le plus important de tous les gassi, le gassi Touil, corres- pond, comme il sied, à l'O. Igargar.

L'Erg de Timimoun tout entier est encadré sur trois faces par trois grands oued, Seggueur à l'Est, Meguiden et sebkha du Gourara au Sud, 0. Saoura à l'Ouest. Sur beaucoup de points, presque partout à ma connaissance, le long de la Saoura tout entière, sur les bords de la sebkha du Gourara, l'encadrement est rigoureusement exact. La dunc^ vient mourir sur la rive. L'Erg or Raoui est limité à l'Ouest sur toute son étendue par TO. de Tabelbalet. De l'Iguidi à peine en- trevu, nous savons du moins avec certitude (|u'il est limité à l'Est •sur 150 km. par l'O. Menakeb. Tout le lonj^" de l'O. Messaoud, de Founi

1. A. DE Lappaiient, ouvr. cilé, p. liifl.

120 GEOGRAPHIE RÉGIONALE.

el Kheneg à Rezegallah, le lit de l'oued principal, ses faux bras, les lits de ses affluents sont régulièrement longés de minces cordons de dunes, avant-coureurs de l'Erg ech Chech, qui pendant des dizaines, de kilomètres sont collés aux rives occidentales.

En somme, presque toutes les lignes topographiques de l'Erg^ contours extérieurs, tracé des gassi, coïncident avec des tronçons du réseau quaternaire sous-jacent. Rien de plus naturel. La dune, on le sait, se modèle nécessairement sur le relief, qui est lui-même l'œuvre de l'érosion; il faut donc bien que la topographie de l'Erg laisse transparaître l'érosion quaternaire. De par les lois mécaniques- de leur formation, les dunes devaient s'enraciner sur les lignes de falaises, d'autant que la plupart des oued coulent N-S, normale- ment à la direction du vent dominant.

Voici un autre fait connexe. On sait depuis longtemps que les Erg ne sont pas au désert les régions les plus désolées, ils ont de beaux points d'eau et de beaux pâturages, mais c'est un fait dont on donne généralement une explication incomplète. On se borne à invoquer la perméabilité des dunes, qui en fait de précieux réservoirs d'humidité; la plus belle dune du monde ne peut rendre plus qu'elle n'a reçu, et les pluies locales au Sahara sont trop rares pour alimenter un point d'eau sérieux; sur un point déterminé, il peut s'écouler dix ans d'un orage à l'autre; les nappes pérennes sont nécessairement alimentées par le drainage souterrain d'énormes superficies. Il est a priori vrai- semblable que les puits et les sources, dans l'Erg comme partout ailleurs, sont en relation avec la circulation souterraine, à laquelle il va sans dire que les dunes apportent une contribution très précieuse.

A posteriori presque toujours, dans l'Erg, la nappe est dans le sol et non pas dans le sable; presque toujours aussi les points d'eau jalonnent le lit d'un oued quaternaire (Saoura, 0. de Tabelbalet, Me- nakeb, 0. Messaoud, etc.). Il y a d'extrêmes différences au point de vue de l'humidité entre des fractions d'Erg toutes voisines. L'Erg intermédiaire entre celui du Gourara et l'Iguidi se subdivise en deux parties, l'Erg Atchan et l'Erg er Raoui; tous les deux méritent leurs noms ((( assoiffé » et « humide »). C'est que l'Erg « humide » recouvre un grand oued venu de l'Atlas. L'autre, emprisonné au Nord dans une cuvette sans affluent, est réduit à ses ressources locales d'humidité. L'Iguidi et l'Erg du Gourara sont manifestement alimen- tés en eau par les grands oued descendus de l'Atlas. Le vieux réseau quaternaire, tout enseveli qu'il soit, conserve un reste de vie sou- terraine; c'est lui qui fait l'habitabilité de l'Erg.

Dès lors, on peut se demander si la présence de l'eau, sur certains points privilégiés, n'a pas une influence sur la répartition des dunes ^

1. Inutile de rtientionner, autrement que pour mémoire, l'hypothèse manifeste- ment erronée du capitaine Gourbis (voir IL Schirmer, Le Sahara^ p. lî)8, note 5).

ÉTUDES SAHARIENNES. 421

Dans certains cas ce n'est pas douteux. Il me paraît évident, par exemple, que les g^randes crues de la Saoura, en balayant son lit jusqu'à Foum el Kheneg, contribuent à arrêter la progression de l'Erg. Il est évident aussi que les sebkhas opposent à la dune une résistance vigoureuse; celle de Timimoun par exemple, assiégée au Nord par d'énormes dunes, reste franche de sable dans toute son étendue. Il est clair que le vent n'a pas de prise sur le sable humide, et d'autre part, sur cette immense étendue, rigoureusement plane et désolée, le sable qu'il pousse n'est arrêté par aucun obstacle. Quel est le rôle des bas-fonds humides l'eau reste assez douce pour alimenter de la végétation, parfois même arborescente (tamaris, retem, etc.), et qu'on appelle des nebka? Il est difficile de conclure. La végéta- tion évidemment contribue à fixer le sable local, mais elle fait obstacle et arrête au passage beaucoup de sable en suspension. Une nebka est mamelonnée d'innombrables petites dunes, dont chacune est couronnée par une touffe ou un arbuste; la plante pousse en hauteur désespérément pour échapper au sable qui monte. C'est un des épi- sodes les plus curieux de la grande lutte entre la dune et l'eau.

Au total, quelque incomplète que soit notre connaissance des causes, le fait est hors de doute : le tracé des Erg est bien un calque grossier du réseau quaternaire enfoui. Mais ce n'est pas la seule relation qu'on puisse signaler entre les deux.

Nous connaissons assez bien aujourd'hui la partie du Sahara com- prise entre l'Algérie et le Niger pour en esquisser une représentation d'ensemble, dans laquelle la localisation des grandes masses de dunes apparaît tout à fait curieuse. Elles sont dans les régions déprimées. C'est dans la région de Tar'it, je crois, que les altitudes maximum sont atteintes, environ 600 m. à la base des dunes. Mais l'Erg de Tar'it n'est qu'un promontoire avancé du grand Erg, qui dans son ensemble repose sur un socle moins élevé, de 300 à 500 m. Les Erg soudanais sont encore plus bas, dans le Djouf et sur les bords du Niger. Les parties élevées du Sahara, Hammada « subatliques >s plateau du Tadmaït, pays des Touareg, Tanezrouft, tout cela est rocheux, caillouteux, décharné et comme épousseté, l'inverse de l'Erg. Lors- qu'on y rencontre des dunes, ce qui est rare, elles sont petites et d'ailleurs localisées dans des dépressions relatives. C'est un étrange contraste : les hauts sont impitoyablement balayés, raclés, polis et luisants; les bas sont enfouis sous d'énormes amas de sable. En schématisant un peu, on pourrait poser la règle suivante : au-dessous de 500 m. région de l'Erg; au-dessus, zone des Hammada. En d'autres termes, la loi de la pesanteur a présidé à la répartition des Eru. Voilà (jui est singuliin*. Si mal connu que soit encore le processus (ralluvionnemeut ('olieu, si l'on voulait le délinir et r()pi)osor à ralluvionneinenl lluviîil, on dirait, il me som])le. que le premier

122 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

échappe aux lois de la pesanteur, tandis que le second leuf est étroi- tement soumis. L'alluvionnemenè fluvial est donc moins étranger à la répartition des dunes qu'on ne pourrait croire.

Regardons-y de plus près. L'Erg algérien se divise en deux grandes masses: l'Erg oriental, au Sud d'Ouargla, et l'Erg occidental, celui de Timimoun. Ils sont séparés par une grande étendue de plateaux cal- caires où passe la grande route de Laghouat, Ghardaïa, El Goléa; au Sud de l'Algérie, c'est la seule large brèche dans la muraille des sables. Or l'Erg oriental est dans la cuvette de Tlgargar, l'Erg occi- dental dans la cuvette de l'O. Messaoud. Ce dernier se subdivise en trois tronçons séparés par de longs couloirs, au travers desquels ils tendent d'ailleurs à se rejoindre. Chacun de ces trois tronçons cor- respond à ceux des grands rameaux dont la réunion constitue l'O. Messaoud : l'Erg de Timimoun recouvre les oueds constitutifs de rO. Gourara; l'Erg er Raoui, l'O. de Tabelbalet; l'Iguidi, l'O. Menakeb. On constate une tendance à l'accumulation des dunes précisément au point les grosses ramifications quaternaires sont le plus serrées, au point de convergence.

Passons aux amas de dunes plus petits et excentriques au Grand Erg. Le couloir du Tidikelt entre le Tadmaït et le Mouidir Ahnet est, en sa qualité de dépression, assez sablonneux, In Salah est assiégé par les dunes; mais les agglomérations un peu notables, les petits Erg, forment deux groupes bien localisés. L'un, Erg Iris Erg Tegant est dans le grand maader* au pied des pentes concentriques du Mouidir tous les oued du Mouidir convergent pour former l'O. Bota : l'autre, Erg Enfous, est dans une situation curieusement symétrique, dans le grand maader de l'O. Adrem, au point convergent tous les oued de l'Ahnet.

Plus au Sud, entre l'Ahnet et In Zize, le seul Erg un peu considé- rable qu'on rencontre sur la route du Soudan est collé à l'un des plus grands oued descendus du Hoggar, l'O. Tindjert. On commence à soupçonner que les erg se répartissent non pas directement d'après les altitudes, mais d'après la distribution des grands dépôts d'allu- vions aux dépens desquels ils sont formés.

A priori^ c'est tout naturel, quoique ce point de vue semble avoir trop échappé aux géographes. Reclus lui-même a écrit cette phrase étrange : « Si les Vosges, montagnes de grès et de sables concrétion- nés, se trouvaient sous un climat saharien, elles se changeraient bien- tôt en amas de dunes comme celles du désert africain-. » Si les Vosges se trouvaient sous un climat saharien, le Mouidir nous représente ce qu'elles deviendraient. Qu'importe au vent, le grand architecte

1. Plaine étendue et humide, zone d epandage plusieurs oued se réunissent.

2. Elisée Reclus, Nouvelle ge'ographie universelle, XI (Paris, 1886), p. 792.

ÉTUDES SAHARIENNES. 123

des dunes, que le grès soit pour les géologues du sable concrétionné ; pour lui, c'est de la roche, et ce qu'il lui faut, c'est du sable libre.

La phrase de Reclus est un curieux témoin de la difficulté que nous éprouvons, par manie catégorisante, à concevoir la complexité d'un processus naturel. Parce que les dunes sont un produit éolien, il faut que lèvent suffise à tout expliquer, non seulement la forme extérieure des dunes, mais encore la production même du sable qui les compose.

Le climat désertique qui écaille les roches, les vents violents char- gés de milliards de petits projectiles quartzeux, ce sont assuré- ment, comme on l'a remarqué, de puissants agents d'érosion. On a tout dit sur l'érosion éolienne, et pas assez peut-être sur ses limites. Les roches désertiques ont une surface lisse et luisante, on le sait, et qui atteste à coup sûr une usure éolienne, mais aussi la formation ■d'une croûte d'origine chimique, « une écorce brune, dite vernis du désert » *. Tous les grès du Sahara algérien sont recouverts de cette écorce, dont la couleur va du brun foncé (grèsnéocomiens) au noir de jais (éodévonien). Elle est particulièrement curieuse sur les grès éodévoniens, parce que la croûte 'superficielle noire contraste vive- ment avec le cœur de la roche, d'un blanc éclatant; c'est une peinture étalée uniformément sur l'immensité des collines et des Hammada. La croûte est très dure et résistante, on le remarque particulièrement à propos des grès crétacés, qui sont plutôt tendres, et auxquels la croûte fait une carapace et une protection. Nul doute qu'il n'y ait un obstacle à la puissance érosive du vent.

C'est peut-être à cette patine résistante que beaucoup de gravures rupestres doivent leur conservation. Les régions désertiques ou sub- désertiques sont par excellence leur domaine ; elles sont rares dans le Tell, sans être tout à fait absentes. Cette distribution peut s'expli- quer, au moins partiellement, par des causes historiques. Mais, sous bénéfice d'inventaire, on n'échappe pas à l'hypothèse que des causes climatiques aient pu jouer un rôle. Les gravures auraient été conser- vées en plus grande abondance les agents de destruction étaient le moins efficaces.

Les gravures préhistoriques dans l'Afrique du Nord sont plus dif- ficiles à dater qu'en Europe, parce qu'une représentation d'éléphant •ou de Buhalus antiquus, par exemple, n'offre pas en soi la même garantie d'âge reculé que la représentation d'un mammouth ou d'un renne. H suffit en elfet de remonter à Carthage pour retrouver l'élé- phant dans la faune nord-africaine. L'attribution de gravures saha- riennes à l'âge quaternaire reste donc hypothéti([ue. Il on est pourlanl de très vieilles et qui restent très nettes sous leur patine. Plusieurs milliers d'années d'érosion éolienne n'ont pas sufll à les effacer.

1. A. DE Laitaiient, ouvr. cite, p. loi (d'après J. WaltiikiO.

124 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Croit-on que ces égratignures auraient survécu pendant le même nom- bre de siècles à l'action de la pluie? Leurs analogues européennes n'ont résisté qu'au fond des cavernes, sous le manteau protecteur des alluvions et des stalactites.

Au Sahara môme, la presque totalité des gravures est sur des roches siliceuses, grès ou granité. Est-il vraisemblable que les indigènes se soient abstenus de parti pris de graver sur des calcaires, et peut-on leur supposer un pareil degré de discernement géologique? Je con- nais une seule station de gravures sur calcaire (rive droite de la Saoura, à la hauteur du qçar d'El Ouata, au point dit Hadjra Mektouba ; litt. « Pierre? écrites »); au premier abord, on n'y voit qu'une multi- tude de graffiti libyco-berbères plus ou moins récents; un examen plus attentif fait découvrir au contraire une multitude de très vieilles figures, mais floues et indistinctes, il faut chercher l'angle favorable d'éclairage pour en apercevoirles vestiges effacés. D'autre part on voit partout à la surface de la pierre, marquée en cuvettes et en rivulets, l'action des eaux pluviales ; il est clair que c'est la pluie qui a détruit les plus vieilles images par son action chimique sur le carbonate de chaux. Ainsi donc, même dans les pays il pleut tous les dix ans, et sur les roches calcaires à tout le moins, l'action des eaux météoriques reste plus efficace que celle du vent. Aussi bien l'on s'est déjà demandé, je crois, ce que seraient devenus, sous nos climats, les hiéroglyphes d'Egypte, et sans doute n'a-t-on jamais mis en parallèle, au point de vue de l'intensité, les érosions éolienne et pluviale. Mais comment n'a-t-on pas été frappé davantage de la disproportion extraordinaire entre les formidables amas de sable qui constituent les dunes et fac- tion érosive du vent, qui est supposée les avoir détachés de la roche grain à grain?

Inversement, on sait que le climat désertique est au Sahara une apparition récente, puisque l'âge quaternaire a connu de grands fleuves; et on ne doute pas que les roches sahariennes n'aient été soumises à l'érosion subaérienne, et par conséquent pluviale, depuis leur émersion, cela revient à dire à tout le moins depuis la fin de l'âge crétacé et, en beaucoup de points, du Dévonien. veut-on que s'en soient allés les déchets d'une érosion qui s'est exercée pendant des âges géologiques? N'est-il pas évident qu'ils doivent se rencontrer précisément dans les dépressions les eaux les ont nécessairement entraînés, et nous trouvons aujourd'hui les Erg? Il semble naturel d'admettre a priori que le vent est le simple metteur en œuvre de matériaux qu'il a trouvés tout préparés. les fleuves disparus avaient étalé des plaines sablonneuses, le vent a accumulé des dunes; il a transposé des alluvions fluviales en <( alluvions éoliennes ».

A posteriori, Xas faits précis abondent à l'appui de cette thèse. Dans les limites mêmes du Tell, il y a tendance à la formation de dunes au

ÉTUDES SAHARIENNES. Ii25

moins sur un point, le plateau de Mostaganem. Mais les géologues sont sur un terrain qu'ils connaissent bien; ils n'hésitent pas à recon- naître que les dunes se forment sur place aux dépens des sables plio- cènes. C'est plus au Sud, dans le désert inconnu, pays des mirages, qu'on n'ose pas dériver les mêmes effets de causes analogues.

Sur les hauts plateaux, en bordure et au Nord de l'Atlas Saharien, court un cordon de dunes, d'Ain Sefra à Bou Saada. J'ai longuement examiné la dune d'Aïn Sefra ; elle repose incontestablement sur des alluvions quaternaires à peu près exclusivement sableuses. Il est clair que l'une s'est formée aux dépens des autres ; à la base de la dune les alluvions restées en place sont celles l'oued actuel maintient quel- que humidité attestée par de grosses touffes d'alfa ou de plantes déser- tiques. Et d'autre part, que les alluvions quaternaires soient ici bien plus sablonneuses qu'argileuses, on se l'explique aisément si l'on songe à l'énorme place que tiennent les grès dans la Chaîne des qçour.

A l'Ouest du Touat, sur l'itinéraire d'Adrar au Dj . Heiran, on traverse un double cordon de dunes, qui recouvre exactement un double ruban de Quaternaire. La dune repose sur le sable nettement interstratifié de pellicules argileuses ; on a manifestement affaire à un ancien bras de l'O. Messaoud, devenu en quelque sorte intumescent par l'entasse- ment éolien des alluvions jadis étalées.

La route qui va de Gharouin aux Ouled Rached reste presque tout le temps au fond d'une immense cuvette d'érosion, bordée de falaises et semée de gour; c'est le confluent de deux grands oued quaternaires, représentés aujourd'hui par l'O. Namous et la sebkha de Timimoun. On ne conçoit pas que dans cette grande cuvette, comme dans toutes les formations du même genre, le colmatage n'ait pas marché de pair avec l'érosion. On s'attendrait à trouver tout le fond tapissé d'alluvions ; en réalité, elles ne se sont conservées que dans la partie Sud, elles sont fixées par un restant d'humidité; la sebkha de Timimoun se prolonge jusque-là par une languette de largeur insignifiante. Mais dans le Nord, dans la partie de la cuvette de beaucoup la plus étendue. l'Erg Sidi Mohammed remplit la dépression jusqu'au pied des falaises qui le bordent. Il est difficile de se soustraire à la conclusion que l'Erg représente les masses alluvionnaires livrées par le dessèchement et la pulvérulence au remaniement et au vannage éolien.

Nous saisissons donc sur le fait, semble-t-il, en un certain nombre de points, la substitution directe, sur place, de la dune à l'alluvion quaternaire. Mais l'âge du sable n'a aucune importance : le sable tertiaire vaut le quaternaire, i)ourvu qu'il soit libre.

Voici un gros fait, (jui n'a jamais été mis en évidence et (iiii com- mence pourtant à api)araître bien net, sans contestation possible. Toutes les grandes masses d'Erg au Sud de l'Algérie, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, dans le bassin de l'Igargar et dans celui de l'O. Mes-

126 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

saoud, toutes celles du moins qu'on connaît un peu, reposent sur le même substratum géologique, le Mio-pliocène, le « terrain des gour » de M"^ Flamand, en d'autres termes sur les dépôts continentaux qui se sont accumulés pendant une grande partie du Tertiaire, à tout le moins pendant toute la durée de l'âge néogène, sur l'avant-pays de l'Atlas, alors en voie de surrection.

Sur l'Erg oriental, M*^ Foureau nous a appris que son ossature est faite de gour.

Le grand Erg occidental (Gourara) ne repose pas seulement sur le « terrain des gour », mais encore, à l'Ouest et au Sud, il le recouvre exactement; depuis Tar'it jusqu'à Charouin les limites des dunes coïncident assez exactement avec celles du Mio-pliocène. En règle générale, les dunes semblent s'arrêter commencent les roches anciennes, primaires ou crétacées.

Même observation à propos du groupe moins important des Erg Atchan et er Raoui, qui sert de trait d'union entre l'Erg du Gourara et riguidi. Partout j'ai pu les observer, j'ai vu le contour extérieur de ces Erg suivre à peu près le dessin irrégulier et fantaisiste des com- partiments effondrés les dépôts mio-pliocènes ont été conservés, tandis que les horsts de grès éodévonien restent nets de sable.

Enfin riguidi lui-même, entre Inifeg et le Menakeb, semble avoir un substratum de gour, taillés dans une formation horizontale médio- crement épaisse puisque le sous-sol ancien transparait fréquemment. Il est permis de croire que cette formation est encore mio-pliocène.

C'est un ensemble de faits assez curieux, et ne serait-il pas ha- sardeux de vouloir expliquer par une coïncidence fortuite cette iden- tité constante du substratum?

Regardons-y de plus près d'ailleurs. Le « terrain des gour », comme l'a reconnu M"* Flamand depuis longtemps, est composé de deux étages. A la base, et sur la partie de la tranche de beaucoup la plus considé- rable, des formations alluvionnaires, que l'on peut appeler miocènes pour la commodité de l'exposition; elles varient d'épaisseur et sans doute aussi de composition ; mais le sable libre est prédominant. Au sommet, des calcaires à silex, des poudingues à ciment travertineux, une croûte calcaire de formation subaérienne, et d'âge supposé plio- cène, épaisse à peine de quelques mètres, et très dure.

Au pied de l'Atlas, dans les hauts des 0. Namous et R'arbi, cette croûte est restée intacte, scellant dans le sous-sol les sables miocènes; elle constitue la surface d'immenses Hammada nettes de dunes. Ame- sure qu'on s'avance vers le Sud et qu'on se rapproche du niveau de base, l'érosion plus active a déchiqueté la carapace, mettant en liberté les formations sableuses sous-jacentes, et l'Erg commence.

En résumé, c'était une idée admise que l'allongement d'Est en Ouest et la disposition générale des grands Erg étaient en relation avec les

ÉTUDES SAHARIENNES. 127

vents dominants ^ Les faits observés s'accordent mal avec cette hypo- thèse. Tout semble se passer comme si les grands Erg étaient à peu près en place, au point précis le jeu de l'érosion, depuis le Miocène, avait accumulé les plus grandes masses de sable libre.

Il y a peut-être quelque impertinence à laisser aussi complète- ment à l'arrière-plan, dans une étude sur les dunes, le rôle propre du vent. Ce n'est pas assurément qu'on songe à méconnaître son im- portance, c'est qu'on a peu à ajouter à ce qui a été dit partout. Un point pourtant mériterait peut-être une attention particulière.

On sait comment la dune se comporte vis-à-vis de la chaleur solaire : elle l'emmagasine et la perd par rayonnement avec une quasi- instantanéité. Dans le jour, en été, la dune brûle, elle est inabordable pieds nus; dès la tombée du jour, elle devient d'une fraîcheur déli- cieuse, tandis que les grandes masses rocheuses, les falaises de l'Ahnet par exemple, moins ardentes à midi, dégagent pendant la plus grande partie de la nuit une haleine de four, très pénible dans leur voisinage immédiat. Au campement d'Ouan Tora, au pied d'une grande falaise gréseuse, le 7 juin à 5 heures du matin, le thermomètre marquait 33^, alors que, à un kilomètre de la falaise, il s'abaissait à 30*^,8. Inversement dans l'Erg er Raoui, au puits de Tinoraj, le 25 février à 6 heures du matin, l'eau contenue dans une cuvette à demi enfoncée dans le sable était gelée en bloc, un gobelet d'étain pris dans la glace y était si solidement fixé que Ton pouvait, avec l'anse du gobelet, soulever la cuvette. Le thermomètre marquait cependant -h 10°; ce sont des effets comparables à ceux d'une machine à glace.

Cette instantanéité d'échauffement et de refroidissement est par- faitement expliquée par la porosité de la dune, qui multiplie sa sur- face d'absorption et de rayonnement. Quoique ces faits soient bien connus, je ne sais pas si l'on a suffisamment insisté sur leurs consé- quences météorologiques probables.

Il s'ensuit en eft'et que, au Sahara, d'immenses espaces juxtapo- sés, ici région des grands Erg, région de Ilammada, doivent con- stituer, au point de vue météorologique, des entités aussi distinctes et aussi opposées que, à la surface du globe, les mers et les continents. La distribution des grands amas de sable doit avoir une influence con- sidérable sur la distribution des pressions barométriques, et on la re- trouverait apparemment dans le dessin des isobares. On peut ima- giner par exemple que, on été, une zone cyclonique de basses pressions s'établit sur l'Erg, et inversement on hiver une zone anti- cyclonique de hautes pressions. C'est assurément une hypothèse extrêmement hasardeuse dans l'état actuel de nos connaissances, mais elle cadre assez bien avec le petit nombre dos faits connus. On

1. A. DE L.vrrARiiNr, ouvr. cite, p. 150.

128 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

sait que les équinoxes au Sahara sont violemment orageux, comme si d'été à hiver les conditions météorologiques générales s'inversaient brusquement. D'autre part, dans le Sahara algérien, ce sont assurément les vents d'Est qui dominent; dans le Sahara marocain, au contraire, d'après Lenz, ce sont les vents d'Ouest. Il est donc possible que, de par l'existence même des Erg et la distribution des pressions baromé- triques qui en est le corollaire, les vents aient une tendance à tour- billonner autour de la région des dunes ; ce qui nous aiderait à comprendre qu'un certain état d'équilibre ait été atteint.

En tout cas, une étude détaillée de l'action du vent sur les Erg devrait être nécessairement appuyée sur des connaissances météoro- logiques précises et étendues, qui nous font encore tout à fait défaut. Il faut donc renoncer à insister davantage sur la part et le rôle du vent dans l'amoncellement des grandes dunes. Il va sans dire que cette part et ce rôle sont énormes, et on n'a pas naturellement la préten- tion de contester que l'Erg ne soit une formation éolienne.

Pourtant les effets de l'action éolienne ont été exagérés; on lui entrevoit d'incontestables limites. En règle générale, les grandes masses de dunes sont en place, l'érosion fluviale en avait accu- mulé les matériaux. Vis-à-vis d'elles le vent ne semble avoir qu'une puissance insignifiante de déplacement. Il en a trié les éléments, et surtout il les a vannés, emportant au loin en poussière impalpable les éléments argileux qui ne peuvent faire tout à fait défaut dans un dépôt sédimentaire, et ne laissant subsister que les grains de quartz pur; surtout il a créé le modelé, entassant ce qui était étalé. On n'a pas la prétention d'établir une loi qui s'applique à toutes les dunes et à tous les déserts du globe, mais il semble bien que les choses se passent ainsi dans la partie du Sahara qui nous occupe. Nous sommes ici dans un désert tout jeune, au début d'une évolution péjorative, qui a commencé à la fm du Quaternaire, et dont l'homme a été le témoin.

Les dunes sont, en somme, le résultat d'un antagonisme direct, on dirait presque d'une lutte tragique entre lèvent et les oued, sur le champ clos restreint des dépôts alluvionnaires. Les dunes sont la maladie, et, pour ainsi dire, l'éléphantiasis dont meurent les oued. La circulation superficielle est enrayée la première par l'obstacle mécanique des bourrelets de sable. Puis toute la partie aval, ne rece- vant plus son contingent annuel de crues, tend à se dessécher, les alluvions se trouvent livrées sans défense par la sécheresse et la pul- vérulence à l'action du vent, qui les éparpille, entassant ici une dune nouvelle, raclant ailleurs le sol jusqu'au roc, détruisant enfin la conti- nuité du tapis alluvionnaire, réservoir de la circulation souterraine. On saisit ainsi bien nettement le mécanisme de dessèchement pro- gressif à travers les siècles, sans qu'il soit nécessaire de faire entrer en ligne de compte la moindre aggravation du climat désertique.

ÉTUDES SAHARIENNES. 129

Pour survivre en tant qu'habitat humain à la première apparition de ce climat de mort, la partie du Sahara qui nous occupe était bien outillée. Les puissantes ramifications de l'O. Messaoud étaient un monumental système d'irrigation naturelle susceptible de conduire les pluies de l'Atlas jusqu'au cœur du désert, jusqu'à Taoudéni. Et apparemment elles n'y ont failli qu'à la longue et progressivement, à mesure qu'elles s'engorgaient. Si l'on en doute, qu'on songe à ce fait incontestable : des crues alimentées par les pluies de l'Atlas entre Figuig et Ain Chair, en suivant le chenal de fO. Saoura, parvenaient il y a cinquante ans à Haci Boura, il y a dix ans à Tesfaout. Mais, entre tant de fleuves puissants, l'O. Saoura est le seul qui soit resté à peu près libre de sable. Qu'on imagine le centre d'attraction et de vie qu'a être l'O. Messaoud, lorsqu'il coUigeait toutes les pluies de l'Atlas ^ntre Laghouat et l'O. Draa I Un souvenir de cette époque meilleure s'est conservé dans la mémoire des indigènes et, semble-t-il, dans le nom même de l'O. Messaoud, le « bienheureux «.Que le lit de l'O. Mes- saoud ait constitué jadis aux bourriquots chargés de dattes une route accessible jusqu'à Taoudéni, voilà qui n'est plus si invraisem- blable, et cette légende pourrait bien être un souvenir.

Lors de la conquête de l'Algérie, cette puissante barrière de grands Erg, entrevue au Sud de l'Atlas, passait pour infranchissable; elle ne l'est pas à coup sûr à la circulation des caravanes, mais c'est pourtant bien une barrière, qui coupe au cœur du Sahara sa part d'humidité et de vie. Or, elle s'est édifiée lentement et grain à grain, elle n'a pas atteint du premier coup son étanchéité actuelle. Encore aujourd'hui elle a son point faible, la brèche de la Saoura. Qui sait à quelle époque peut-être récente d'autres brèches bienfaisantes se sont obs- truées définitivement ?

III. TAOUDÉiNI LE NIGER.

Taoudéni et le Djouf. Sur l'O. Messaoud et ses dunes, dans les pages qui précèdent, on a coordonné des observations recueillies sur le terrain. Dans les pages qui suivent, on essaiera de systématiser un petit nombre de faits, de renseignements indigènes et de proba- bilités, qu'il serait plus sage d'appeler des conjectures, sur un im- mense pays inexploré. Cette entreprise a son côté dangereux, on ne se le dissimule pas. Mais, d'autre part, il paraît impossible de ne pas formuler quelques hypothèses très simples, qui se présentent nalu- rellement à l'esprit et qui s'accordent avec tous les laits connus.

Au Nord-Ouest de Tombouctou s'étend le Djouf, qu'on nous représente comme une immense cuvette couverte de dunes.

En relation avec ce Djouf paraissent être de nombreuses mines de sel : Taoudéni, Trarza, les salines beaucoup plus occidentales de

ANN. DE r.liOG. XVl*^ ANNlii:. 9

130 GËOGRAPIIIE RÉGIONALE.

Tichitt qui alimentent le commerce d'Oaalata et de Nioro. Elles sont encore peu connues : Caillié a vu Trarza, le lieutenant-colonel Laperrine et le capitaine Gauvin ont vu Taoudéni. Les produits de l'extraction sont, en revanche, très répandus au Soudan, de longues dalles minces d'un faciès uniforme, quelle qu'en soit la provenance.

Quel est l'âge de ce sel? Par analogie avec l'Algérie, qui est, il est vrai, bien lointaine, on pourrait par exemple le supposer, a priori^ triasique. Mais il est beaucoup plus naturel d'y voir un dépôt récent.

Le lieutenant Cortier, compagnon du capitaine Gauvin, a décrit avec une netteté minutieuse la succession des couches dans les trous d'exploitation à Taoudéni ^ Elles sont parfaitement horizontales.

Au sommet, une couche d'argile, pétrie de gypse en fer de lance, mélangée de cristaux de sel, rouge et passant au vert en profondeur. Cette couche argileuse, de 5 à 6 m. de puissance, repose sur une pre- mière couche de sel compact, épaisse de O'^^^o à 0'°,30. Ces deux pre- mières couches sont visibles, au-dessous des déblais, sur la photo- graphie ci-jointe, due à l'obligeance du capitaine Cauvin (pi. III A).

Au-dessous, on rencontre encore deux autres couches de sel inter- stratifiées de faibles épaisseurs d'argile, quelques centimètres. Et plus bas encore on pourrait exploiter d'autres couches de sel, mais « dès que la troisième est eillevée, l'eau jaillit de toutes parts ».

Les gros commerçants maures, qui ont ce qu'on pourrait appeler l'entreprise de l'exploitation, Mohammed Béchir, par exemple, que j'ai pu interroger à Tombouctou, insistent beaucoup sur ces infiltra- tions d'eau, qui mettent au travail un gros obstacle, inattendu au Sahara. Ils ajoutent que, dans les excavations inondées et abandonnées, la couche de sel exploitée se régénère elle-même dans la saumure et redevient à la longue exploitable. Enfin les indigènes ont affirmé au lieutenant Cortier avoir trouvé « dans l'argile mêlée de sel des osse- ments et des empreintes d'hippopotames et de caïmans ». A cette liste il faudrait, d'après le capitaine Cauvin, ajouter des haches néoli- thiques (?). La description du lieutenant Cortier, illustrée par la photographie du capitaine Cauvin (pi. III B), permet d'imaginer aisé- ment la morphologie du pays. Les salines tapissent le fond d'une cuvette entourée de tous côtés par des falaises et des « gour » ; la pho- tographie représente la « gara » qui surplombe Taoudéni. Dans cette cuvette un grand oued, au lit humide, l'O. Télik, débouche dans « des gorges sauvages ».

La petite cuvette de Taoudéni est inscrite dans une autre beaucoup plus grande, qui est la partie orientale du Djouf. Le long de l'itinéraire Cauvin, la limite méridionale du Djouf, à 100 km. au S de Taoudéni, est marquée par la falaise de Lernachich, haute de 80 m. et longue de

1. L^ CoKTiEU, De Tombouctou à Taodéni{La Géographie, XIV, 15 décembre 1906, p. 328 etsuiv.).

, ÉTUDES SAHARIENNES. 131

140 km. Tout ce qui a été vu du Djouf est sculpté de falaises et de gour. Comme Lenz l'avait déjà signalé, le Djouf oriental est moins élevé que Tombouctou d'une centaine de mètres, mais la cuvette de Taoudéni est le point le plus déprimé du Djouf, en contre-bas d'une soixantaine de mètres.

En somme, ce que le Djouf oriental, tel qu'on nous le décrit, a de plus caractéristique, c'est son modelé; toutes ces falaises sont de com- position identique, une alternance de grès et d'argiles en couches horizontales. Il serait malaisé de rechercher l'âge de la formation; peut-être doit-on dire pourtant qu'un échantillon de grès envoyé au Muséum contient des sphéroïdes, au vu desquels on n'hésiterait pas à le proclamer néocomien s'il avait été trouvé au Touat (grès à sphé- roïdes du Touat et du Gourara). Quel que soit l'âge de cette forma- tion, il est évident qu'elle a été sculptée par une érosion énergique et jeune.

D'autre part, les salines sont exactement on pouvait attendre un chott, au point le plus déprimé d'une cuvette débouche un oued; elles sont encore humides; les bancs de sel alternent avec des couches d'argiles gypseuses et salées. Tout cela cadre bien avec l'hy- pothèse d'une cuvette qui aurait joué, pour un grand oued venu de l'Est ou du Nord-Est, le même rôle que le Melghir et le Djerid tunisien pour rigargar.

Mais on est conduit en outre à se demander si le Djouf n'aurait pas eu des relations analogues avec l'ancien Niger.

Les fossiles pléistocènes de Tombouctou. Le Niger de la boucle présente d'intéressantes particularités. Et d'abord, le sol sur lequel il coule contient des fossiles marins pléistocènes, qui ont été signalés par M"^ Auguste Chevalier, ce sont des Marginelles et des Columbelles ^ M' Chevalier n'a pas osé affirmer que ces coquilles fussent en place à Tombouctou, et comme il déclare avoir acheté les siennes, à raison de 25 pour 5 centimes, aux indigènes qui en font des colliers, il a laissé s'établir le soupçon qu'il pouvait s'agir de coquilles actuelles, transportées par l'homme. Ce soupçon est injustifié. M"" R. Chudeau m'affirme qu'elles ne sont pas rares à la surface du sol autour de Tombouctou; on les retrouve dans les briques des maisons, ce qu'il faut rapprocher d'une phrase de M'" Chevalier : (( Les indigènes m'ont dit qu'avant l'arrivée des Français, on prenait la terre glaise pour bâtir les habitations à Kabara. On creusait des puits, et avani d'arriver à la couche argileuse, on trouvait un lit de sable qui était

1. Mart/incUa E;/(tucn (Adanson), Lamk., vivant actuellcincnl sur les côles de la Sénégainhic; Columbella Mercntoria, Lamk., vivant sur les côtes de la Séné- j,'ambie et do la Mcditorrance. (A. Ciirv.vlirii, Sur l'exisfenrr probable d'une mer récente clans la région de Tombouctou, dans C. r. Ac. Sc.^ GXXXll, 11)01, p. 926-928.

13-2 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE. ^

rempli de coquilles ^ » Les Columbelles elles Marginelles sont donc bien en place, elles datent le terrain de Tombouctou, si particulier d'ailleurs et d'aspect si uniforme, et dont la caractéristique est qu'on n'y trouve pas une pierre, pas même un petit caillou roulé, sur des centaines de kilomètres. A l'Est, le long- du fleuve, cette formation s'étend jusqu'au seuil silurien de Tosaye, au delà duquel le fleuve tra- verse des formations bien déterminées, et très différentes, d'âge éocène. En remontant le Niger, il faut aller jusqu'au delà du Macina, pour sortir définitivement de la plaine d'alluvions. Dans l'Ouest, d'après Chevalier, « le R. P. Dupuis possède une collection de Colum- belles et de Marginelles qui viennent du versant Ouest du lac Horo ».

Faut-il conclure qu'une mer pléistocène, venant du Nord-Ouest, a recouvert la région de Tombouctou? A la baie du Lévrier, M*" Gruvel signale une faune pléistocène marine au voisinage de la mer, il est vrai, mais au sommet de falaises qui ont 10 à 12 m. de hauteur ^ M'' A. Dereims, le compagnon de Blanchet, a rapporté une faune marine pléistocène d'un point situé dans la Mauritanie, à 130 km. de la mer et à 60 m. environ au-dessus de son niveau ^

D'après M'" Chevalier, qui s'appuie sur l'autorité de M'" Mabille, les Marginelles et les Columbelles de Tombouctou sont a toutes de taille plus petite que les exemplaires originaires de nombreuses régions des côtes de l'Océan existant dans les collections conchyliologiques du Muséum ». M'" Chudeau fait remarquer que Marginella Egouen, de l'île Gorée, d'après Adanson [Histoire naturelle du Sénégal), a une longueur de 9 lignes (soit 20 mm.). Celles de Tombouctou ont 15 mm. ; celles de Mauritanie (collection Dereims), 12 mm. (peut-être pas tout à fait adultes).

Ainsi dans la faune pléistocène de Mauritanie non seulement on retrouve les espèces de Tombouctou, mais encore elles présentent le même caractère de nanisme. Il est vrai que ces espèces jusqu'ici sont au nombre de deux seulement, encore qu'elles soient repré- sentées par de très nombreux échantillons. Doit-on croire que, à Tombouctou, Marginelles et Columbelles ont été transportées par hasard et se sont acclimatées dans un grand lac salé? Il faut laisser aux géologues le soin de conclure et surtout au temps, qui nous ren- seignera sur la continuité des dépôts dans la direction du Nord-Ouest, en particulier dans la cuvette du Djouf.

Ce qui parait établi, c'est que, à l'époque pléistocène, la région de Tombouctou était recouverte, sur une étendue de 300 km. au moins

1. Annales Institut col. Marseille, X* année, vol., 1902, p. 104.

2. A. Gruvel et A. Bouyat, Les Péc/ieries de la côte occidentale d'Afrique Paris, Augustin Ghallamel, 1906), chap. vi, Géographie et Hydrographie, p. 99 et suiv.

3. A l'étude au Laboratoire de Géologie de la Sorbonne.

ÉTUDES SAHARIENNES. 133

d'Est en Ouest, d'une nappe d'eau vivaient des coquilles marines. Que ce fût une mer libre, ou une mer fermée, ou un grand lac salé avec une faune marine, accidentelle et pauvre, son existence du moins n'est pas douteuse et le Niger s'y jetait.

Ce mot de pléistocène est évidemment vague. Les coquilles sont actuelles, au nanisme près. Si récente pourtant qu'on suppose la mer qui les a déposées, il faut laisser une marge de temps suffisante pour la succession de deux climats très différents. Les dépôts pléistocènes se présentent sous la forme de dunes incontestables, mais émoussées parla pluie et fixées par la végétation. Avant le climat actuel (150 à 300 mm. de pluie annuelle), qui explique la déformation et la fixation des dunes, il a fallu un climat antérieur franchement désertique pour les édifier; elles n'ont pas pu naître sous le climat actuel.

Aussi bien, toutes les observations de M'" Chudeau et les miennes sur le Nord du Soudan entre le Tchad et Tombouctou nous amènent à conclure que le désert s'est déplacé du Sud au Nord, des temps quaternaires aux temps actuels. A l'époque les Oued Igargar et Messaoud étaient des fleuves, la région du Tchad, de Gao, de Tom- bouctou, était couverte de dunes vives. Tandis que, au Sahara, ce sont les fleuves, au Soudan ce sont les dunes qui sont fossiles ^

A cette époque donc, pour essayer de serrer un peu le sens du mot pléistocène, la mer dos Marginelles et des Golumbelles avait déjà abandonné la cuvette de Tombouctou. Le Niger pléistocène était très différent de l'actuel, puisqu'il se jetait dans la mer de Tombouctou, et son cours moyen, qui serpente dans les dépôts de cette mer, est nécessairement récent.

En amont du Macina, le Niger a toutes les allures d'un vieux fleuve fidèle, qui n'a pas quitté son lit depuis des âges. Il est profondément encaissé. Au-dessus du lit actuel on distingue d'un coup d'œil une série d'anciennes terrasses, qui racontent les progrès lents de l'érosion. Plus bas, dans le bassin de Tombouctou, transformation brusque. Non seulement le fleuve semble n'avoir pas de passé, mais c'est à peine s'il a un présent, du moins nettement déterminé. Il s'étale en marécages immenses, à bords incertains, et s'égare en marigots variables ; il lui arrive dans certaines de ses branches et à certaines saisons de refluer sur lui-même; il ne sait plus il va.

Actuellement, il sort de la cuvette pléistocène à Tosaye. Le défdé de Tosaye est un point tout à fait curieux. Pour la première fois depuis Tombouctou, on y voit affleurer de vieilles roches, une ride de (juartzites et de chloritoschistes. Le Niger a entaillé ce seuil. La vue du déûlé de Tosaye est une joie et un repos par la variété qu'elle

1. M' Penck, à propos de la rô«j:ion des fjrands lacs (Tanganika, de), conclut à une oscillation analo<;n(> de la zone désertique dans l'Afrique orientale. (A. Pknc.k, Climalic Fcalurcs uf Ihe Lancl Surface, dans Amer. Journal of Se, \1X, l!)0.'i. p. 171.)

13^ GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

apporte à la monotonie d'une navigation sur le Niger, mais il faut avouer que le pittoresque en est modeste: rien qui puisse être appelé une gorge, encore moins un canon ; l'érosion n'a fait qu'échancrer le seuil, y creusant de pauvres falaises de quelques mètres, qui seraient mieux nommées des berges. Manifestement, le temps lui a manqué pour faire mieux.

Ce seuil de Tosaye n'en est pas moins d'une importance capitale. Il marque une rupture de pente accusée; au delà du seuil, d'ailleurs encombré par places de roches, et coupé de rapides, le Niger se pré- cipite vers Gao, avec un courant sensiblement plus fort qu'en amont. En arrière du seuil s'étale au moment des crues, jusqu'au lac Debo et au Macina, une masse énorme d'eau épandue, quasi stagnante, qui ne trouve, par le seuil de Tosaye, qu'un écoulement difficile et lent. Le Niger, dans cette section de son cours, est encore loin d'avoir atteint un profil d'équilibre.

En aval de Tosaye, jusqu'à Niamey, M^Chudeau a observé que les affluents du Niger se terminent par des vallées suspendues. En amont, au poste de Bamba, il note que l'eau du puits est saumâtre, à 100 in. du fleuve. On sait que le sel est aussi rare au Soudan qu'abondant au Sahara; au Soudan, sous le climat actuel, il se dissout au lieu de se déposer. Il est donc remarquable que le Niger avec son énorme masse d'eau vive n'ait pas encore eu le temps de dessaler les dépôts pléisto- cènes à une si faible distance de sa rive.

Tel est le cours actuel du Niger, mais il me parait probable qu'il en a eu un autre à travers cette grande plaine exondée, au relief vague.

Le seul dessin du cours du Niger, tel qu'il est figuré sur les cartes, paraît étrange, ce grand coude en forme de crosse qui ramène les embouchures au parallèle des sources. Dans une très intéressante étude sur le régime hydrographique du Soudan, le capitaine Meynier observe très justement que presque tous les fleuves du Soudan décri- vent une courbe analogue. C'est assurément le cas du Sénégal : « il a d'abord un cours Sud-Nord; il coupe ensuite entre Billy et Médine par des chutes dont l'origine paraît relativement récente les mon- tagnes du Bambouk pour s'infléchir vers l'Ouest, puis gagner l'Océan >^K

Dans les pays de Sokoto, de Kano et de Zinder, le capitaine Meynier note « l'existence des goulbi, goulbi N'Rima, goulbi N'Kaba, etc. Le lit de ces rivières... aune remarquable tendance, après avoir coulé du Sud au Nord, à s'infléchir vers l'Ouest puis à se rabatter au Sud^. »

On connaît d'ailleurs la question du Tchad dans ses rapports avec

1. Cap* 0. Meynier, Le régime hydrographique du Soudan [Bev. Col., V, Ï905, p. 258).

2. Idem, p. 260.

ÉTUDES SAHARIENNES. 135

le Bahr el Ghazal et le Bodélé, telle qu'elle a été posée par Barth et par Nachtigal. Le Bodélé est-il un ancien Tchad,' et le Bahr el Ghazal est-il un affluent ou un effluent du Tchad ? La question n"est pas officiellement tranchée.

Pourtant le capitaine Mangin, des Méharistes du Kanem, au cours d'une randonnée au Borkou, a suivi le Bahr el Ghazal pas à pas et l'a vu déhoucher sur le Bodélé dans des gorges d'érosion; son baromètre anéroïde a indiqué des altitudes lentement et progressivement décroissantes. Il conclut que le Bahr el Ghazal est un effluent.

D'autre part, le Tchad est un lac fermé d'eau douce. L'explication la plus satisfaisante de cette anomalie ne serait-elle pas que le lac n'est fermé qu'en apparence et qu'il garde encore aujourd'hui par la circu- lation souterraine de son effluent une libre communication avec le Bodélé, qui est lui-même, d'après le capitaine Mangin, imbibé d'eau douce ?

A supposer même que ces indices et ces renseignements, pourtant bien concordants, soient trompeurs, il reste que le Bodélé, couvert d'arêtes de poissons, est un ancien lac récemment asséché, un Tchad d'hier, et si l'on ne veut pas qu'il ait été alimenté par le Chari, il ne peut l'avoir été en tout cas que par un fleuve venu du Sud, d'un pays il pleuve. On n'imagine pas un fleuve descendu du Tibesli, sous le climat actuel.

Dans la région du Tchad, de grands changements récents dans l'hydrographie ne semblent donc pas contestables, des lacs et des ileuves sont morts d'hier, et les eaux superficielles ont été refoulées très loin au Sud.

En résumé, tous les fleuves soudanais, d'abord entraînés vers le Nord par la pente générale du terrain, rebroussent chemin invaria- blement au contact du désert. Comme dans le Sud Algérien, le sable engorge les chenaux et forme progressivement vers le Nord un obs- table difficilement franchissable : les eaux stagnent depuis le Macina Nigérien jusqu'au Bahr el Ghazal Nilotique, celui de la Mission Marchand, en passant par le Tchad, Mais par surcroît un élément nouveau intervient au Soudan, qui fait défaut en Algérie. Toute cette région soudanaise, aux pluies saisonnières violentes, est le théâtre d'une érosion intense, et d'autant plus efficace, quil ne se trouve nulle part de haute barrière montagneuse, comparable à l'Atlas. Dans ce pays de molles ondulations, les puissantes rivières méridio- nales, alimentées par les orages tropicaux, étendent tort loin leurs conciuêlos; et par l'érosion régressive, par une infinité de captures, elles tendent à arracher au Sahara ses derniers tributaires pour les faire rentrer dans le bassin océanique.

Ces généralités vont nous aider à étudier le cas spécial du Niger.

Nous avons vu que, au Nord-Oui^si de Tombouctou. so creuse la

1^6 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

grande dépression du Djouf, en contre-bas de 100 m. au minimum, et l'itinéraire Cortier nous donne la certitude que, entre le Djouf et Tombouctou, il n'existe pas d'obstacle orographique, une grande plate- forme s'étend, de pente nulle ou incertaine, jusqu'à la falaise brusque de Lernachich, qui limite la cuvette de Taoudéni. Tombouctou, situé pourtant à une douzaine de kilomètres du Niger, est en communica- tion avec lui par de longs marigots, que remplissent les crues annuelles. Aujourd'hui Tombouctou, vieille ville en pisé, au sol len- tement exhaussé par les ruines, n'a plus rien à craindre des inonda- tions. Mais il n'en fut pas toujours ainsi; on montre, au Sud de la ville, une dune artificielle, élevée par ordre du sultan Askia le Grand, pour protéger la ville contre les crues. Devant l'unanimité des affir- mations indigènes, il semble difficile de nier qu'un marigot, de mémoire d'homme, n'ait mis jadis en communication intermittente Tombouctou et Araouan.

Ce sont des faits intéressants parce qu'ils attestent l'incertitude de la pente générale et le faible encaissement du lit. Mais on n'a jamais lien signalé qui puisse être considéré comme un ancien lit dans la région Tombouctou-Araouan. Il en est tout autrement dans la région du Faguibine. On sait qu'il y a quelque chose d'analogue au Fayoum Egyptien, une immense cuvette lacustre allongée, reliée au fleuve par un chenal, et se déverse le trop-plein des crues. Il serait plus juste de dire : se déversait, car le lac Faguibine est en voie de disparition. Le lieutenant Hourst, dit-on, y a vu une énorme nappe d'eau sur laquelle il lui paraissait dangereux de naviguer dans une barque non! pontée. Il n'en subsiste aujourd'hui, au temps des plus fortes crues, que d'assez pauvres flaques; le chenal de jonction s'est ensablé, et le lac Faguibine semble condamné à disparaître, à moins que, une année ou l'autre, une crue exceptionnelle n'arrive à produire une chasse assez puissante pour désobstruer le chenal. Mais cet heureux événe- ment ne serait lui-même qu'un palliatif, puisque l'ensablement conti- nuera, inexorable. Or, voici un renseignement très curieux, que je dois à l'obligeance du colonel Ronget, commandant supérieur du terri- toire militaire en 1905. Le lieutenant Figaret, de l'Artillerie colo- niale, a relevé avec précision la zone intermédiaire entre le Faguibine et le Niger, ou du moins entre le Faguibine et le lac Fati, qui était lui- même en libre communication avec le Niger. Le résultat de ces- mesures est que le Faguibine est « en contre-bas de 12", 50 ».

Ainsi donc nous saisissons de nouveau sur le fait, à propos d'un exemple précis et concret, comment au désert le sable peut forcer un fleuve à couler dans un sens autre que celui qui serait indiqué par la pente générale du terrain.

Et cela dans un bras aberrant du Niger, nettement dessiné sur une centaine de kilomètres, qui a toutes les allures d'un ancien lit, et qui

ÉTUDES SAHARIENNES. 137

se dirige précisément vers la cuvette basse du Djouf. Il est surprenant que le Faguibine n'ait suggéré à personne une hypothèse analogue à celle formulée pour le Tchad et le Bahr el Ghazal. D'autant plus que les traditions indigènes sur l'ancienne hydrographie sont aussi affir- matives au Niger qu'au Tchad ; il leur manque seulement d'avoir été recueillies avec un soin égal. D'après une légende Sonr'ai rapportée par M' Félix Dufc^ois, le Niger aurait coulé au Nord au temps les premiers émigrés Sonr'aï s'établirent sur ses bords ^ Cela est un peu nébuleux, mais les traditions maures recueillies par le capitaine Gauviri et le lieutenant Cortier sont plus précises. A Araouan, on conserverait le souvenir d'un temps le Niger coulait dans le désert, au Nord-Ouest du qçar-. A Ras el Ma (extrémité occidentale du Fagui- bine) les Maures affirment qu'un chenal continu relie le Faguibine à Oualata. La carte au 2000000® du Service géographique des Colonies (feuilles 1 et 2) rattache en effet le Faguibine à Oualata par une falaise, le Dahar Oualata, qui se prolonge au Nord-Ouest sous le nom de Dahar Tichitt jusqu'au Djouf, qu'elle atteint à Tichitt.

Or Tichitt est précisément une des salines les plus fameuses du Djouf, le pendant et la rivale de Taoudéni; elle alimente le commerce de Oualata et de Nioro, et ses barres de sel répandues dans tout le Soudan ont tout à fait le même aspect que celles de Taoudéni.

N'est-on pas conduit nécessairement à formuler cette hypothèse : par le Faguibine, Oualata et Tichitt, jusqu'à une époque plus ou moins récente, et aussi longtemps que les dunes n'y ont pas opposé un obstacle insurmontable, le Niger s'est déversé dans le Djouf?

A l'appui de cette hypothèse, il me semble qu'on a déjà un faisceau très fort d'arguments géographiques et morphologiques. Il faut en ajouter d'historiques. Rien de plus historiquement certain que l'exis- tence au Moyen Age d'un grand empire, dont le centre était quelque part au Nord-Ouest de Tombouctou, peut-être à Oualata; c'est-à-dire dans des régions aujourd'hui si désolées que leur ancienne prospérité apparaît un problème insoluble. Au Djouf môme, on trouve des ruines importantes. Le jakanti Mohammed Béchir signale par exemple les ruines de Ed Denader, à deux jours de marche dans l'Ouest de llaci Ounan, qui se trouve lui-même à mi-chemin entre Araouan et Taou- déni. Ces ruines n'ont pour les indigènes rien de mystérieux et de mystique ; les Maures se souviennent qu'Ed Denader fut peuplé par des Touareg de la fraction qui porte aujourd'hui le nom de Kcl Antsar.

Le desséch(Mnont de ces immenses espaces doit-il s'expliquer par

\. Fi:i,ix Dubois, Tombouclou la mi/stérieuse (Paris, 1897), p. 24.

2. D'nprrs une ltVf,'(^ndo indii^^i-nr, le NiiiiT coulait jadis dans oollo rci,MOTi ; une femme d'Araouan suivant le ionj^dii llcuve la trace de ses bœufs fugitifs atteii,'nit Fom el Alba et y retrouva son bétail paissant au bord de leau. (L' Cortieh, article cité, p. 32î;.)

138 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

une péjoration de climat? Depuis 2 000 ou 3 000 ans, on n'a pas constaté avec certitude un changement de climat, en particulier sur les bords de la Méditerranée, si proches et si dépendants du Sahara. Mais le problème est bien simplifié si l'on suppose un processus méca- nique, et non pas climatique, de dessèchement. De grandes régions sont mortes, qui devaient leur vie au Niger, comme l'Egypte au Nil, depuis que le Niger a tout à fait délaissé ses anciens chenaux.

En somme, tout se passe comme si leDjouf avait été le réceptacle commun de l'O. Messaoud et du Niger ; toutes les pluies de l'Afrique occidentale, de l'Atlas au Fouta Djalon, semblent s'être acheminées là, non pas à une époque reculée, dans le lointain des âges géologiques, mais jusqu'en pleine époque historique. Nous pourrions peut-être dater les étapes de ce changement prodigieux si le passé du Sahara et du Soudan était aussi bien connu historiquement que celui de la -Méditerranée. L'exemple du Bahr el Ghazal, dont on conteste encore qu'il soit un effluent du Tchad, atteste une répugnance, dans les milieux scientifiques, à admettre des modifications aussi énormes du régime hydrographique, et il est facile de concevoir en effet que, sommairement exposées, elles semblent fâcheusement romanesques. C'est, je crois, qu'on n'a pas suffisamment mis en lumière la véri- table origine et le rôle des dunes. Qu'en Chine, l'embouchure du Houang-ho se soit déplacée de 500 kilomètres, on n'en est pas surpris parce que l'instabilité des alluvions deltaïques est un phénomène classique pour les morphologistes. Ils ne se rendent pas compte que les sables désertiques, dont la mobilité dangereuse n'a pas besoin d'être démontrée, ont avec le régime hydrographique des rapports exactement aussi étroits que les alluvions, puisque ce sont précisé- ment des alluvions desséchées. Dans un pays en voie de dessèchement désertique, les fleuves ont dans les sables de leurs lits et de leurs cuvettes les germes d'une maladie rapidement mortelle. Du moins a-t-on essayé de le démontrer.

É.-F. Gautier,

Chargé d'un cours à l'École supérieure des Lettres d'Alger.

139

DANS LA BASSE VALLÉE DE L'OUED SAHEL

NOTES SUR LES MEZZAÏA, LES TOUDJA ET LES BENI OURLIS ^

Sur une longueur de quarante kilomètres et une largeur de vingt kilomètres à peine, de la cluse d'El Felaye à Bougie, et des crêtes du Dj. Akfadou et du Dj. Arbalou, au N, aux chaînes occidentales de la Kabylie des Babor, au S, la basse vallée de l'O. Sahel présente les con- trastes les plus frappants.Massifs abrupts du Dj. Arbalou et duDj.Gou- raya, formés de calcaires liasiques brusquement dressés parmi les calcaires marneux du Crétacé inférieur ou du Crélacé supérieur mol- lement ondulés des Toudja et des Mezzaïa; marnes du Crétacé moyen des Béni Himmel; massifs gréseux tertiaires des Béni Ourlis, des Béni Mansour, du Dj. Bou Draham ; ondulations monotones des collines miocènes des Fenaïa et d'El Kseur; dépôts miocènes de la rive droite de VO. Sahel remaniés par le fleuve et mélangés aux alluvions quater- naires; massifs éruptifs surgis à l'époque tertiaire entre Oued Ami- zour, La Réunion et la mer, parmi les grès et les calcaires : sur un petit espace le morcellement géologique est extrême et se manifeste par un ensemble heurté et disparate.

Les différences dans la nature des terrains se traduisent par des différences d'altitude. Les massifs liasiques et éocènes, constitués par des roches compactes, sont plus abrupts et plus élevés que les massifs crétacés et miocènes, composés de roches meubles. De 1335 m. au Dj. Akfadou et 1700 m. au Dj. Arbalou, on descend à iiOO m., 1 100 m., 1000 m. et 400 m. aux Béni Ourlis, à des altitudes variant de 500 m. à 200 m. dans les Fenaïa, pour arriver à 70 m. dans le fond de la vallée, en face d'il Maten. L'altitude moyenne du massif marno-rocheux des Béni Himmel est de 800 m., celle des régions dos Béni Senhadja et d'Oued Amizour de -200 m. à peine; ce n'est qu'au voisinage de la mer qu'elle se relève dans les massifs éocènes et érup- tifs duTitebelt(10i>0m.).

1. Consulter les cartes à 1 : 50 000 du Service géographique de l'Armée, feuilles <le lioiujie, Oued Amizour, Sidi Airh: pour la géologie, voir la édition de la Carfe ijéoloqUpœ de VAUférie à 1 : 800 000, 1900; E. Fichelh. Réunion extraordinaire en Algérie {Bull. Soc. Géol. de France, nv sér., XXIV, i8!»G, p. 017-1 isr)). Nous avons eu la bonne fortune de consulter la carte géologique détaillée à 1 : 50 000, encore inédite, de la vallée de 10. Sahel, dressée par M' Kicmf.ih. C'est pour nous un (levoir de remercier l'émineut professeur de l'École des Sciences d'Alger, qui a bien voulu nous instruire du résultat de ses recherclies dans cette réiiion.

140 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

On s'explique dos lors que les pluies et les neiges soient plus abondantes dans les régions situées au N et au NW de l'O. SaheP. Les nuages pluvieux du NW et du N, arrêtés par les puissants condensa- teurs du Dj. Akfadou et du Dj. Arbalou, ont aux trois quarts déposé leur humidité quand ils arrivent au-dessus de la vallée de l'O. Sahel et des chaînes occidentales de la Kabylie des Babor.

La composition du sol, l'altitude, l'humidité ou la sécheresse déterminent la végétation. Du fond de la vallée, on peut voir se suc- céder et s'étager de part et d'autre du fleuve des aspects divers. Sur la rive gauche, au-dessus des collines miocènes d'El Kseur, cultivées en céréales ou en vignes, les assises gréseuses du Dj. Bon Draham et des Béni Smaal développent leurs murailles noires de chênes zéen^, d'oliviers sauvages, de myrtes et de buis, tandis que par des déchi- rures, on aperçoit les ondulations rosées ou blanchâtres du Crétacé, tachées d'une végétation plus fragile de figuiers et de frênes, et que sur le fond du ciel se détache, bien haut, la masse bleuissante et stérile du Dj. Arbalou. Sur la rive droite, s'étendent à perte de vue les chaînes désolées et nues du Crétacé supérieur, compact et rocheux, et ce n'est qu'au voisinage d'il Maten que les marnes du Crétacé moyen se couvrent d'oliviers, de figuiers et de frênes. Dans la vallée, l'aspect change de nouveau. Les arbres se groupent par masses dans les allu- vions encore humides et inaccessibles à la culture : trembles, oliviers sauvages, ronces et lierres s'assemblent en fouillis inextricable entre La Réunion et El Kseur. Lorsque le sol acquiert une fixité favorable à l'agriculture, les oliviers et les figuiers s'alignent en rangs parallèles, comme dans la plaine des Béni Bou Messaoud. Tout le long de la vallée se poursuit sans interruption la double rangée d'eucalyptus qui encadrent le chemin de fer de Béni Mansour à Bougie.

Ces diverses conditions physiques : morcellement géologique,, variété dans les formes du terrain, diversité du climat et de la végéta- tion, ont créé entre les populations de cette région des différences remarquables. D'un versant à l'autre, de la montagne à la plaine, les contrastes s'affirment pour ainsi dire à chaque pas, attestant partout l'étroite relation du sol et de l'activité humaine. C'est cette relation surtout que je voudrais montrer, en prenant pour exemple trois groupes de population, trois tribus kabyles du versant Nord de la vallée, sur lesquelles s'exerce en même temps l'action d'un autre facteur : l'attraction de la ville voisine. Ces trois tribus sont les Mezzaïa, les Toudja et les Béni Ourlis.

1. 11 tombe 1 m. d'eau environ par an. La neige persiste sur le Dj. Arbalou (le fin novembre à mai. Nous n'avons d'ailleurs d'autres données sur le climat d& ces régions que celles que fournissent les habitants. Voir A. Thévenet, Essai d& climatologie algérienne (Alger, 1896) (analysé dans Bibliographie de 1896, n" 707).

2. Quercus Mirbeckii.

DANS LA BASSE VALLÉE DE L'OUED SAHEL. 141

L LES MEZZAÏA^

Les Mezzaïa occupent exactement le territoire constitué par les marnes du Crétacé supérieur, compris entre le Dj. Gouraya, le Dj. Bou Draham et le Dj. Arbalou. Ce sont des marnes imperméables, coupées de lits de carbonate de chaux, durs et rigides, dont la présence se traduit par des pentes très fortes sur le flanc des ravins^. Grâce aux massifs puissants et élevés qui l'encadrent et qui jouent à l'é^^ard des nuages pluvieux du NW le rôle de condensateurs, cette région reçoit des masses d'eau abondantes, dont la brusque violence, renou- velée trois ou quatre fois chaque année, a contribué à donner au ter- rain une forme caractéristique. Dans la roche meuble des marnes, sous l'effet du ruissellement, des ravins à coupe transversale triangu- laire se sont d'abord creusés; puis le travail continu de l'érosion en a fait graduellement reculer les versants, dont la pente s'est ensuite peu à peu adoucie à cause de la ténuité des éléments du terrain dégradé. En amont, sous l'action plus intense des chutes violentes d'eau, les bassins de réception se sont largement évasés; de nombreux thalwegs ont découpé leur bord circulaire, détachant autant de contreforts arrondis et proéminents. Et, comme l'ensemble de cette région est constitué par une roche remarquablement homogène, les mêmes formes se répètent avec une monotonie et une régularité fatigantes. Il convient d'ajouter que chaque jour elles s'accusent davantage ; des masses entières de terre meuble descendent l'hiver au fond des ravins. En certains points, l'homme lui-même a aidé à la destruction des formes actuelles : aux environs de l'O. Sakkets émergent, parmi les marnes du Crétacé, des mornes schisteux dont une végétation arbustive et dense retenait encore récemment les éléments friables; ils ont été déboisés pour être plantés en figuiers, et aujourd'hui, sous l'action alternative du froid et du chaud, et surtout des pluies, ils s'écroulent de toutes parts, engloutissant sous leurs débris les cultures des terrains marneux voisins.

Mais oii vont les eaux qui s'abattent sur cette contrée? Une partie s'écoule en torrents tumultueux et rapides vers la mer. A travers les marnes entraînées par le ruissellement au fond des ravins et en par- ticulier dans le creux des bassins de réception, attardée par la lenteur des pentes, la plus grande partie s'infiltre doucement et stationne on nappes souterraines sur le fond argilo-calcaire formé par la surface primitive. Sa présouco se manifeste par des lignes fraîches et vertes de frênes, de trembles, de buis et de myrtes, qui marquent la direction des thalwegs et se détachent gaiement sur les terrains blancs et secs

1. I^'cuille Bougie, de la carte à 1 : 50 000 du Service gL'Ofîraphic[uc de l'Armco.

2, E. FiCHEUR, Descriplion géologique du Djurjura. Élude spéciale des terrains ternaires {M^er, i^dO), \). i'20.

14^2 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

du Crétacé supérieur; au point se rencontrent et aboutissent plu- sieurs thalwegs, la richesse de la nappe aquifère favorise une végéta- tion plus dense; d'énormes bouquets d'arbres, formés surtout de trembles, quelquefois de frênes, se dressent sur un sol toujours humide et couvert de gazon. La fertilité et la fraîcheur de ces ter- rains contrastent avec la sécheresse et la pauvreté des contreforts voisins, poussent péniblement des figuiers rabougris, sans cesse déchaussés par la violence du ruissellement, l'orge et le blé ont un tel air de misère qu'on les reconnaît à peine.

Ce sont ces diverses conditions physiques : instabilité des formes du terrain, situation des points d'eau et de la terre fertile dans les régions élevées, qui ont déterminé ici le groupement des populations. Les villages n'ont pu solidement s'asseoir que sur l'ensellement des promontoires qui bordent les bassins de réception. Sur le fond humide de ces bassins l'homme a facilement pratiqué les cultures potagères : tomates, pois-chiches, poivrons, poireaux, oignons, navets, carottes, artichauts, etc., sont l'objet de soins incessants. Durant la saison sèche, on puise l'eau d'arrosage dans des trous creusés de main d'homme à un mètre au plus à travers les marnes d'éboulis; et c'est à l'aide de seaux qu'elle est répandue dans les jardins. Auprès de chaque trou se trouve un jardin entouré d'une haie; l'eau est ici, au même titre que la terre, objet de propriété individuelle. Parfois ce caractère est parfaitement accusé; le puits, foré avec soin, est recou- vert d'un ouvrage en maçonnerie, haut de 2 m. environ, terminé en forme de coupole et muni d'une porte hermétiquement close.

Le mode de groupement des populations des Mezzaïa s'est traduit d'une façon remarquable dans la toponymie. Les termes d' « Iril » ^ (colline, promontoire) et d' « Aïn » ou « Tala » (source) se trouvent fréquemment dans l€ nom des villages-.

Comme les villages, les chemins et les sentiers se sont naturelle- ment établis sur les parties les plus stables de la région, c'est-à-dire sur les lignes de crête; leur réseau est formé d'une série de boucles encadrant exactement les vallées. A flanc de coteau, ils seraient bien vite effacés. La voie romaine qui unissait Bougie à Toudja emprun- tait une ligne de crête : elle subsiste en bien des points et les indi- gènes la parcourent encore; tandis que la route ouverte par les Fran- çais dans les terres inconsistantes des versants s'écroule chaque hiver sous la poussée des eaux et, commencée depuis plus de dix ans, ne

1. II est à remarquer que, comme le terme « Iril » (Ighil), le terme arabe « Drâ » signifie << bras » et s'emploie pour désigner une crête, un promontoire, et surtout un plateau.

2. Ighil Iza, Ighil bou Zelmath, Ighil Kenana, Ighil ou Haddad, Ighil ou Moussa, etc.; Tala Ouriane, Ain Skhoun, etc. D'autres villages comme celui d'Adrar ou Farnoil iadnir, montagne), Amssiouen (racine berbère siouan, le haut), portent dans leur nom leur caractère topographique.

*

DANS LA BASSE VALLÉE DE L'OUED SAHEL. U3

s'achèvera jamais, parce que les crédits affectés à sa prolongation sont employés à la restaurer.

C'est dans les manifestations les plus diverses et les plus menues de son activité que l'homme subit ici l'influence du sol qui le porte. Voici Dar Naceur, dont les murs violets et mauves se confondent avec les roches qui le dominent; Adrar ou Farnou se distingue pénible- ment sur la masse d'argile rouge* dont sont crépies ses maisons; ses dalles de calcaire grisâtre^ donnent au village de ïaourirt un aspect misérable et désolé, tandis que sur un promontoire voisin, coquet- tement, lazoughêne se dresse, bâtie de jolies pierres bleues ^ C'est avec le bois du frêne qui pousse dans le vallon voisin que la char- pente a été construite, avec la bruyère et le diss qui foisonnent sur les flancs boisés qu'elle a été recouverte. L'argile que le pied foule au dehors s'est transformé sous des mains expertes en vases divers, en jarres énormes gravement rangées le long du mur, dans l'unique chambre dont se compose l'habitation.

Mais il convient d'insister sur les rapports inattendus qui se sont établis entre deux conditions géographiques précises et l'activité humaine. La pauvreté de la terre éloigne du pays l'excédent de popu- lation, et la ville voisine, en leur offrant des travaux nombreux et simples, a détourné des champs ceux qui auraient pu en vivre. Débar- deurs, manœuvres, terrassiers, ils occupent tous les chantiers, toutes les exploitations industrielles de Bougie. D'autres se sont livrés au commerce, tiennent boutique ou font le trafic des huiles, des figues et des caroubes. Ils ont d'abord commencé à travailler au service des gros négociants européens; puis patiemment, par des économies persévérantes et par une foule de petits moyens peu honorables, mais généralement admis dans ce pays, ils se sont élevés à la fortune. Et c'est ici que se produit un fait très curieux. La pauvreté de la terre devient cause de richesse et d'amélioration. Ces hommes enrichis avaient fui une terre misérable, mais, toujours attachésà elle, ils y ont acheté et réuni en un tout de nombreuses parcelles. La petite pro- priété évolue donc vers la grande; tel villageS qui comptait il y a dix ans un grand nombre de petits propriétaires, n'en compte plus qu'un; dans tel autre s'en trouvent deux importants. Aux mains d'hommes riches, ces terres ont été cultivées plus activement, plus ardemmenl et avec plus d'intelligence. Quand les ondulations sont faibles, le sol est profondément retourné à la charrue française, ininulieusoment pioché lorsqu'il est inaccessible à la charrue; on sème de légunii-

1. Arfïiles du Lias supérieur clesctnidiies do la montagno voisine.

2. Calcaires eéiioniaiiicns émergeant parmi les marnes du Crétaoé supérieur.

3. Lentilles de calcaire bleu engagées dans les couches marno-calcaires du Sénonien.

4. Dar Naceur. n. Taourirl.

iU GÉOGRAPHIE RËGIOiNALE.

neuses, qui assimilent Tazote, la terre qui porte les jeunes figuiers; des bordures de frênes entourent les jardins, leur feuillage sera, durant les chaleurs de l'été, une excellente nourriture pour le bétail; on fume, on pratique l'assolement. On construit avec plus de goût et plus solidement; les tuiles rouges apparaissent de-ci de-là, jettent une note nouvelle et gaie sur ce pays monotone et triste,

lï. LES TOUDJA^

Entre le Dj. Arbalou et le Dj. Manchar, dont les crêtes se poursui- vent parallèlement, la tribu des Toudja s'étend sur un lambeau de Cré- tacé moyen. Comme la région des Mezzaïa, et pour des raisons iden- tiques, celle des Toudja reçoit une grande quantité d'eau et le ruissel- lement continu a donné sa forme particulière à la contrée. A la limite des grès éocènes du Dj. Manchar et des marnes calcaires des Toudja, au contact des roches dures et des roches tendres, un long sillon a été tracé par les eaux, celui de l'O. Béni Smaal, et, perpendiculairement à cette rivière, des torrents parallèles et nombreux descendus de la muraille abrupte du Dj. Arbalou ont sillonné les marnes. C'est sur les promontoires compris entre ces torrents que se sont situés les vil- lages; leur topographie est analogue à celle des villages des Mezzaïa; ils sont encore sur des promontoires et dans un véritable bassin de réception très allongé ici, au lieu d'être circulaire.

Ce qui donne un aspect différent au pays, c'est la présence de sources abondantes. A travers les roches fissurées du Lias qui se sont amassées au pied de l'Arbalou, sourdent des sources admirables et puissantes, dont les eaux habilement canalisées sont employées, en partie, à irriguer des vergers opulents. Orangers, citronniers, manda- riniers, abricotiers, oliviers se pressent sur les flancs arrosés des coteaux-.

L'homme est ici plus essentiellement attaché au sol; il est plus naturellement agriculteur que l'habitant des Mezzaïa. Le sol est géné- reux et les villes sont éloignées. Aussi s'occupe-t-on de greffer les oliviers sauvages, d'en créer de nouvelles plantations; d'accroître, par des fumures répétées, la richesse de la terre. La construction des maisons se ressent de l'aisance des habitants et de leur attachement au pays; solidement assis, faits de pierres fortement liées entre elles, le plus souvent à la chaux, les murs sont crépis, et, de loin, il semble au voyageur fatigué par une route monotone que ce sont aussi des cascades d'eau, toutes blanches, qui dévalent au pied de l'Arbalou bleuissant et nu.

1. Feuille Bougie de la carte à 1 : 50 000.

2. La toponymie traduit clairement cette abondance en eaux : Ain ou Zouir, El Ainseur « la petite source », Tala Ouchen, Tala n' Caire, Tala Ougrour, etc.

DANS LA BASSE VALLÉE DE L'OUED SAHEL. 145

Mais la population est trop à l'étroit dans ce couloir fertile ; des hommes émigrent en grand nombre. Les uns se portent vers la plaine de rO. Sahel; on les emploie dans les fermes françaises, à la taille de la vigne et des oliviers, au labourage et aux mille travaux agricoles. Les autres préfèrent aux travaux des champs ceux que leur offre la ville; ils viennent grossir, dans les chantiers industriels de Bougie, la masse des gens des Mezzaïa. Ainsi nous n'avons plus ici une population que la ville absorbe en quelque sorte et détourne de la terre, mais une forte population agricole sédentaire, des agriculteurs nomades qui rapportent dans leur pays des façons nouvelles de tra- vailler le sol, le goût des choses agricoles, qui ont appris chez les Français de la plaine à tailler, à grelïer leurs oliviers, à les fumer, qui s'appliquent à accroître leurs productions en huile et en fruits (oranges et citrons) qu'ils répandent jusqu'à Constantine. C'est un pays de transition que celui desToudja ; de transition entre les Mezzaïa émigrants et les Béni Ourlis presque essentiellement agricoles. Ce caractère apparaîtra plus nettement quand nous aurons tenté de décrire cette dernière région.

IlL LES BENI OURLIS '.

La population des Béni Ourlis est établie sur un contrefort énorme, appartenant au Dj. Akfadou, et orienté au SE. Les terrains qui le constituent font partie de l'Éocène supérieur; mais il convient d'y distinguer deux étages absolument différents-. Tandis qu'en suivant le sentier qui conduit de Sidi Aïch (150 m.) au col de l'Akfadou, on trouve jusqu'à Semahouma (1 100 m.) des bancs d'argile puissants de cent mètres environ, alternant avec des bancs de grès qui n'affleurent qu'au flanc des ravins, on se heurte à partir de ce village à la masse compacte, mais perméable, des grès numidiens, durs et stériles ^ D'où deux aspects absolument différents : jusqu'aux trois quarts du contrefort, des cultures, des arbres; plus haut, un dôme dénudé.

Condensés par la masse élevée de l'Akfadou, les nuages pluvieux du NW crèvent en averses brusques et violentes ; les eaux de ruis- sellement ont creusé des ravins parallèles entre eux et sensiblement perpendiculaires au cours de l'O. Sahel. Cependant les couches d'argile ont été plus activement détruites; des dépressions se sont creusées la résistance était moindre ; les strates degrés ont été par endroits mises à nu, et lorscjue 1(^ démantèlement est inachevé, la présence d'un contrefort rigide indicpie assez ({ue sous une faible couche argileuse subsiste encoi-e une masse rocheuse ([ui a résisté. Le travail de l'éro-

1. l*'eiiilIo Sidi Aick (lt> la carte à 1 : 'iO 000.

2. Mcdjanicn et Nuiiiidicn.

3. E. FiCHEun, ouvr. cité, p. 275.

ANN. DE GliOG. XV1« ANNKF. 10

146 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

sion se traduit donc topographiquement par une série de contreforts gréseux situés au môme niveau, alternant avec des ondulations très douces de terrains argileux.

Le régime des eaux est très simple ; au moment des grosses pluies d'automne et d'hiver les torrents sont d'une violence inouïe; sur une longueur de 3 km. environ et avec une pente très forte, ils descen- dent à la vallée, roulant d'énormes blocs, des troncs d'arbres arrachés à la montagne. Us se forment brusquement et s'apaisent en quelques heures. Une partie des eaux de pluie pénètrent dans les argiles mêlées de cailloux de grès roulés, elles entretiennent une humidité con- stante, ou bien, s'infiltrant à travers les bancs disloqués de grès, repa- raissent en minces filets d'eau au contact de la couche inférieure d'argile. Le dôme de grès durs qui couronne cette région disparaît durant cinq mois, de décembre à avril, sous une épaisse couche de neige ; une infiltration très lente s'y produit ; des eaux abondantes s'y conservent. Aussi les sources sont-elles plus abondantes et plus claires au contact des grès du Medjanien et des grès du Numidien qu'en tout autre point.

C'est le long des lignes de sources, sur les ondulations des terrains argileux, que se sont établis les villages ; leurs maisons s'avancent parfois jusqu'au bord de l'escarpement inférieur de grès. Près de la source se trouvent généralement de nombreux petits jardins, soigneu- sement clos, poussent des tomates, des concombres, des poivrons, des poireaux, etc., et quelques orangers. Le mince filet d'eau ne se perd donc pas : sans cesse ramené au même endroit, il y entretient une humidité permanente.

Mais l'eau fait tout de même défaut aux gens des Béni Ourlis ; les quelques jardins potagers qui se pressent autour des sources ne sau- raient suffire à alimenter une population extrêmement dense. Ainsi le village d'El Felaye qui comprend environ 2 000 habitants ne possède pas 20 ares de jardins sans cesse irrigués. Les cultures du pays ne doivent donc pas exiger d'eau à tous les moments de l'année ; ce sont surtout des cultures arbustives. L'olivier est la grande richesse des habitants ; il pousse bien dans ce sol aéré et léger, et les roches de grès ne résistent pas à la vigueur croissante de ses racines. Situé sur des versants tournés au SE, il reçoit durant les froids de l'hiver les rayons les plus chauds du soleil, et les brises humides du NE, qui traversent en été la vallée de l'O. Sahel, lui apportent une fraîcheur vivifiante et toujours nouvelle. Aux premiers jours d'automne, lorsque le vent commence à chasser de gros nuages noirs au-dessus des cimes de l'Akfadou, l'homme s'empresse de tracer des rigoles nom- breuses qui viennent serpenter autour des pieds d'oliviers ; tout l'hiver il s'applique ainsi à combattre le ruissellement trop violent et à utiliser J'eau qui fuit si vite, et il y réussit fort bien. C'est d'ailleurs une lutte

DANS LA BASSE VALLÉE DE L'OUED SAHEL. 147

quotidienne qu'il dirige contre le sol et l'eau ; il a construit de toutes parts des murs en pierre sèche pour contenir les terres ; après chaque orage il s'empresse de réparer les dommages dont le mur a souffert.

Les olives donnent lieu à un mouvement commercial considérable sur le marché voisin de Sidi Aïch ; olives vertes destinées à être con- servées, olives brunes propres à la fabrication des huiles, forment des tas énormes, rapidement enlevés par les nombreux acheteurs «uropéens. Cependant une partie de la récolte est conservée au village et ne sera pressée qu'au premier soleil du printemps, lorsque, la saison des pluies bien terminée, on pourra travailler au moulin exposé en plein air. Car ce pays de l'olivier en porte la marque, pour ainsi dire, dans les moindres détails. La rue du village s'élargit par moments; •et sur une petite place deux ou trois meules, droites sur leur grand vase de maçonnerie, attendent les jours de beau temps pour tourner, mues par la main de l'homme ou par un âne. Ceux que l'insuffisance de la terre oblige à courir les Hauts-Plateaux de ferme en ferme, pour travailler, reviennent régulièrement en octobre quand les branches d^oliviers ploient sous la récolte pesante ; ils vont ensuite à pied jus- qu'à Bougie vendre leurs olives, et au printemps y reviennent pour écouler leurs huiles. Ce n'est pas la terre qui porte l'orge ou le blé que l'on partage à la mort du père, mais l'uniqae olivier du petit champ, en six, huit ou dix parts; lui seul compte comme richesse; lui seul se montre généreux pour l'homme contre peu de travail.

La proximité d'une plaine agricole, fertile et bien cultivée, a con- tribué à former, à entretenir chez ces populations de la montagne des hommes habiles à tous les travaux des champs. Les Béni Ourlis, que le sol ne pouvait nourrir, sont descendus vers les fermes fran- çaises, ils y ont travaillé pendant plusieurs années; puis ils sont remontés chez eux : tous les oliviers sauvages ont été greffés ; greffés en poiriers les aubépiniers, fumées les terres, remuées profondément, parfois labourées à la charrue française. C'est un pays d'une extraor- dinaire vitalité. Tous travaillent, ne chôment jamais, partent de chez eux quand il n'y a plus d'ouvrage, y reviennent au moment les olives mûrissent. 18 000 habitants réunissent en un même point l'argent gagné de Bouïra à Souk Ahras, de fieni Mansour à Bougie, et vivent à l'aise sur un territoire de 7 000 hectares à peine.

Robert Rousseau.

148 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

LES PHILIPPINES

d'après le recensement de 1903 Premier article

Le gouvernement des États-Unis a publié récenriment les résultats- du recensement qu'il a fait opérer en 1903 dans les Philippines ^ Cette publication comprend quatre volumes de rapports et de statis- tiques et constitue le bilan de toutes les notions actuellement acquises sur cet archipel. Sans doute la collection de documents publiée en 1900 par les Pères Jésuites ^ sous le patronage du gouvernement américain, était déjà susceptible de rendre de grands services aux. savants. Mais la publication du Census l'emporte sur elle par le nombre des documents, par leur variété, et surtout par la méthode. Le service du Census ne s'est pas seulement préoccupé de produire la masse des données statistiques recueillies pas ses agents ; il lui a incorporé, dans une série de rapports très nets, tous les renseigne- ments qae nous possédions déjà sur le sol, le climat, la population et le développement économique des Philippines. Cette première synthèse est rendae plus claire et plus suggestive par un grand nombre de cartes montrant la répartition des températures, des pluies, des populations, des forêts et des principaux produits dans les ditrérentes- régions de l'archipel.

On conçoit Tintérôt d'une telle publication pour les géographes. Elle peat servir de base à un rapide examen de ce que nous savons sur la géographie des Philippines. Nous ne suivrons pas ici l'ordre,

1. Ct^ns'us of the Philippine Islands takefi under the direction of the Philippine Commission in the Year 1903. Director : Gen. J. P. Sangeh, U. S. A. Assistant Directops : Henry Gannett, Victor K. Olmsted. Washington, 1905, 4 voL in-8. Le 1" volume a trait à la géographie, à l'histoire et au peuplement; le 2% à la popu- lation (slal.istique : cartes et tableaux); le 3», à la mortalité, à l'éducation, etc.; le 4% aux statistiques économiques (agriculture, industrie et commerce). Nous avons utilisé les volumes I, 11 et IV. Nous avons également consulté les Reports of the Philippine Commission, rapports publiés par la Commission des Philippines au cours de ses travaux en 1901, 1902, 1903, et dont la publication du Census s'est en partie inspirée.

2. El Archipiélago Filipino. Colecciôn de datos geogrdficos., estadisticos, cronolô- gicos y cienlificosy relativos al mismo, entresacados de anteriores obras û obtenidos con la propia observaciôn y estudio por algunos padres de la misiôn de la com- pahia de Jesûs en estas islas. Washington, 1900. 2 vol. in-8, accompagnés d'un Atlas de Filipinas, in-foL, 30 cartes. (Voir AV^ Bibliographie 1901, 587.)

LES PHILIPPINES. 149

un peu diffus, des chapitres du Census, mais nous réunirons sous quelques titres les renseignements dont tous nous ont fourni une abondante moisson.

I. LA STRUCTURE DES PHILIPPINES.

Sur la structure de l'archipel philippin, le rapport du Census se 'Contente de résumer les travaux déjà parus ^ et notamment le rapport magistral de G. F. Becker, postérieur de trois ans à la publication des Jésuites. Mais les nombreux levés topographiques exécutés par les agents du Census et la carte qu'ils ont permis de dresser éclairent d'un jour nouveau certains points imparfaitement élucidés.

On sait que l'archipel philippin, situé entre -4^-40' et iM^lO' lat. N comprend des îles innombrables (3141, d'après les chiffres, certaine- ment provisoires, du Census), mais les terres véritablement im- portantes sont faciles à compter : neuf de ces îles ont de ^500 à 25000kmq., deux autres (Luçon et Mindanao) approchent ou dépassent 100000 kmq.^ L'ensemble forme un vaste triangle, dont la base serait, au Sud, formée par l'île de Mindanao et l'archipel des Soulou, et dont le sommet serait marqué par l'extrémité septentrionale de Luçon, l'intérieur étant occupé par les autres îles, dont les prin- cipales sont les Yisayas, par des bras de mer et par une mer véritable : la mer de Jolo.

On a depuis longtemps distingué dans la disposition de ces îles un certain nombre de lignes directrices, qui, partant de divers points de la base du triangle, semblent converger vers le Nord de Luçon : l'une, extérieure à l'W, joint la pointe N de Bornéo, par les ilôts de Balabac

4. Les principaux de ces travaux sont : F. Jagoh, Reisen in den Philippinen (Berlin, 1873). J. Centeno y Gahcia, Memov'ia geologico-minera de las Islas Fili- pinas (Madrid, 1816). R. von Dhasche, Fragmente zu einer Géologie der Insel Luzon (Wicn, 1818). E, Abella y Casariego, Memoria acerca de los criader'os aurî- feros del segundo distrito del departamento de Mindanao, Misamis (Madrid, 1819); contient plus de renseignements généraux sur la géologie que le titre ne permet- trait de le supposer. Idem, Esludio descriptivo de algunos mananliales miné- rales de Filipinas (Manila, 1893). K. Mautix, Ueber ter tiare Fossilien von den Philippinen {Samndung d. Geol. lleichs-Muscuins in Leiden, Ser. i, V, 1896, p. 52-69). ]}. KoTo, On tke géologie structure of tlie Malagan avchipelago {Journal of t/ie Collège of Science, hnp. Univ. Tokyo, 1899, p. 83-120). Ed. SuESS, La Face de la Terre, trad. Emm. de Mvuc.ehie, 11 (Paris, 1900), p. 278-287; III (1902), p. 301-3 i7. G. F. Becker, Prie f Mémorandum on tlie Ceologg of the Phi- lippine hlands ['20^^ Annual Report U. S. Geol. Surreg, Washington, 1900, part II, p. 1-7). Idem, Report on tke Geologg of tke Pkilippine Islands (::•/-' An- nual Report U. S. Geol. Survei/, Washington, 1901, part III, p. 487-625). Dans ce dernier travail on trouvera une bibliographie cuinplète sur la géologie des Phi- lippines.

2. Le Census donne à l'archipel une superficie de 397 917 kinq. Les superficies des principales iles sont les suivantes : Lucon, 106 109 kmq., Mindanao, 93 996 kmq.; Mindoro, 9 974; Masbate, 3 211; Samar, 13 030; Leytc, 7 049; Bohol, 3 732; Cébu, l;i63; iNégros, 12 641 ; Panay, 11 9i2; Paragiia, 10 il9.

150 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

et des bancs de coraux, à la longue île de Paragua, aux Galamianes, à Mindoro, et aux Monts Zambales de Luçon; une autre, intérieure^ joint la pointe NE de Bornéo, par les îles Tawi-Tawi, à Siassi, Jolo, Basilan, et à la grande île de Mindanao, qu'elle atteint dans la péninsule de Zamboanga, pour se continuer par les lies de Négros et de Gébu, jusque dans Luçon; une troisième enfin, extérieure à l'E, joint la pointe N de Célèbes, par Parchipel des Sangi, à la pointe S de Min- danao, et se continue par le grand arc de hauteurs qui borde à l'E les îles de Mindanao, de Leyte, de Samar et de Luçon. Le faisceau des trois lignes une fois réunies semble se prolonger au N par une série d'îlots jusqu'à Formose et à la côte asiatique.

De l'existence de ces lignes directrices. M'" Ed. Suess a induit fort justement qu'elles reproduisent et ressuscitent les anciens aligne- ments de la branche extérieure des Attardes orientales, aujourd'hui effondrées sur l'emplacement actuel de l'archipel asiatique. Non que les reliefs actuels soient les restes et les témoins des anciennes chaî- nes : nous verrons qu'ils sont constitués surtout de roches volca- niques dont l'émission fut de beaucoup postérieure à la disparition de ces chaînes. Mais les émissions volcaniques durent se produire dans les vallées longitudinales qui séparaient ces chaînes les unes des autres et qui, par conséquent, suivaient la même direction. Et si l'on considère, non plus l'allure et la direction des montagnes philip- pines, mais leur nature et leur constitution, on verra que la même différence, signalée par M'" Wichmann et par MM""^ Sarasin entre les montagnes anciennes de Bornéo et les montagnes néo-volcaniques de Célèbes, existe entre les premières et les montagnes surtout néo- volcaniques des Philippines, et que l'archipel philippin, loin d'être le fragment d'un continent démembré, doit plutôt être considéré comme une terre en voie de formation et d'accroissement incessant depuis le milieu des temps tertiaires.

Dès l'ère paléozoïque, un archipel a probablement marqué l'em- placement des Philippines; mais on ne sait rien sur sa structure. Les dépôts les plus anciens que l'on ait relevés, de date bien postérieure,, sont, dans Gébu, des dépôts de lignite que l'on rattache à l'Éocène. Après cette époque, un soulèvement en masse se produisit, proba- blement contemporain des mouvements alpins. Il a peut-être causé l'union temporaire de Bornéo et de Luçon. Dès le milieu du Miocène, un affaissement détermina une immersion presque totale; seuls quel- ques îlots pointaient encore sur l'emplacement de Luçon et de Minda- nao. Puis, à la fin du Miocène, commença un lent mouvement d'ex- haussement, qui s'est continué, avec quelques périodes d'arrêt, jusqu'à notre époque. Au cours de toutes ces vicissitudes, des phénomènes volcaniques n'ont cessé de se produire. On peut distinguer deux périodes de volcanisme : l'une, contemporaine de la fm du Paléozoïque,.

LES PHILIPPINES. loi

antérieure à l'immersion, et marquée par l'intrusion de diorites, que l'on trouve associées à d'autres roches massives ; l'autre, qui a commencé au plus tard avec le plus haut horizon du Miocène, c'est-à- dire pendant le temps de l'immersion, et s'est continuée pendant tout le temps de Témersion lente jusqu'à nos jours.

Le sol des Philippines contient donc, en premier lieu, des gra- nités, des gneiss et surtout des schistes cristallins, mêlés aux roches éruptives de la première venue, diorites, diabases et gabbros, dont les plus siliceuses paraissent antérieures aux moins siliceuses. Malgré la difficulté des recherches, on les a déjà trouvées en masses compactes dans les montagnes septentrionales et centrales de Luçon, dans les chaînes et dans les fonds de vallée de la plupart des Yisayas (Panay, Cébu, Leyte, Samar), enfin dans la portion centrale et orien- tale de Mindanao. En second lieu, il contient une très grande abon- dance de roches néo-volcaniques : trachytes, andésites et basaltes. Ces deux dernières sont généralement associées. On n'a trouvé de trachytes que dans le Centre de Luçon ^ (entre les monts Zambales et la Laguna de Bay). Mais andésites et basaltes abondent dans le Centre de Luçon, dans toutes les Visayas (même à Cébu, les recouvre un épais manteau coralligène), dans les Soulou, dans le Centre et le Sud- Ouest de Mindanao. Enfin il contient un certain nombre de formations sédimentaires, connues seulement en partie par les travaux de K. Mar- tin ^ Nous noterons surtout les tufs, produits de la désagrégation des roches volcaniques, abondants sur tous les rivages et constituant le sol de la grande dépression qui traverse Luçon à l'Ouest, et les formations coralligènes, qui se sont édifiées pendant la surrection lente et que l'on trouve parfois à 2000 pieds d'altitude. Elles sont très abondantes dans les Visayas, surtout dans Négros, Bohol et Cébu. Dans ces der- nières, elles constituent une série de terrasses étagées et érodées, qui marquent autant de rivages successifs et de périodes de halle dans le mouvement de surrection.

Ce résumé des notions très précaires que nous avons sur la géologie

1. Plus un spécimen douteux dans Paragua.

2. Les terrains fossififères identifiés par K. Martin (ouvr. cité, p. 65) sont les suivants :

Eocène : Calcaires nummulitiques de la région de Manille et de Cébu. Des formations idonti(|ucs se trouvent probablement dans la péninsule de Zamboanga (Mindanao). Miocène supérieur : Tufs et marnes sableuses, équivalents au Miocène supérieur de Java (vallée du Rio (îrande de Cagayan, Lucon). Mines de houille d'Alpaco (Cébu). Marnes et tufs à Foraminifères (Sierra de Zambales, Luconl. Ces derniers sont peut-être pliocènes. Pliocène : Calcaires de la vallée de rAf,nisan (Mindanao). Marnes de la rivière S;ilac y Mapiiti .Mindanao). Couches ar^nleuses de Paranao (Samar). Bancs de coraux les plus anciens. Quaternaire : Terrasses de la Laguna de »fiy (Lucon) et de Paranao (Samar). Calcaires récents de Cébu. Coraux récents en connexion avec des coraux vivants.

152 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

des Philippines suffit à indiquer le rôle spécial joué par le volcanisme dans la constitution du relief de l'archipel. Ce relief est très monta- gneux. La carte topographique du Census ^ nous permet de le cons- tater mieux encore que la carte des Jésuites. Mais surtout elle nous montre, mieux que celle-ci, quelle est l'allure de ce relief dans pres- que toutes les îles. Dans la portion vraiment insulaire de l'archipel, chaque île est essentiellement constituée par un massif d'origine vol- canique dont le grand axe détermine la grande dimension de l'île, et qui est horde par une bande relativement étroite de rivages, faite sur- tout de sédiments volcaniques et de coraux. Tel est le relief de Paragua (massif et île orientés SSW-NNE), de Mindoro (d abord S-N, puisSSE- NNW), de Masbate (SSE-NNW), de Négros (SSW-NNE), deCébu (SSW- NNE), de Panay (SSW-NNE, avec embranchement SE-NW, d'où la forme triangulaire de l'île), de Leyte et deBiliran (SW-NE). De même la partie méridionale de Luçon (SE-NW). La seule exception est l'île de Bohol, relativement plate.

Quant aux deux masses septentrionale et méridionale de Luçon- Nord et de Mindanao, que nous appellerions volontiers les deux masses continentales, leur relief est plus compliqué. Luçon est formée au N par une série de massifs orientés N-S, Gordillera orien- tale et centrale, Ilocos, Zambales, coupés par deux dépressions pro- fondes : l'une, au NE, étroite, marquée par la vallée du Cagayan, l'autre à l'W, vaste et plate, unissant largement le golfe de Lingayen à la baie de Manille. Couverte de sédiments volcaniques et d'alluvions, sillonnée de rivières lentes se terminant par des deltas, abritée et hospitalière, elle est un des éléments géographiques les plus impor- tants de l'archipel. Pour Mindanao, la carte topographique nous indique surtout combien la connaissance du relief est imparfaite. On peut y relever toutefois, comme dans Luçon-Nord, entre des aligne- ments montagneux domine la direction N-S, deux dépressions, l'une étroite au NE, marquée par l'Agusan, l'autre vaste, à l'W, plate et piquée de quelques volcans, sillonnée par le Rio Grande de Min- danao et possédant quelques lacs, mais mal drainée et d'une hydro- graphie incertaine. Des considérations qui seront notées dans un second article la rendent pour l'instant moins intéressante au regard de la géographie humaine que la grande dépression de Luçon.

Le volcanisme continue aujourd'hui ses manifestations. C'est un premier élément de perturbation dans la vie de l'archipel. Prudem-

1. Cette carte est à phis petite échelle [1 : 2 500 000] que celle des Jésuites; elle est plus complète. Les dépressions intérieures des grandes îles et les lignes du relief y sont mieux esquissées. Elle est toutefois loin d'être parfaite, A peine sché- matique pour Mindanao, elle n'est suffisamment détaillée, dans les autres régions, que pour les points assez voisins de la mer. Cela vient de (;e que la plupart des altitudes ont été prises des navires à l'ancre près de la côte. Le vol. 1 du Census contient (p. 255-262) la liste de 425 cotes.

LES PHILIPPINES. 153

ment, le rapport du Census se contente de donner le tableau des vol- cans actuellement connus^ et, sans essayer de les classer, il conclut, avec G. F. Becker, que toute classification fondée sur de prétendues lignes tectoniques serait vaine, car apparemment les émissions volcaniques se sont produites selon un réseau de fissures sans direc- tion dominante plutôt que selon un système de diaclases parallèles, l'activité volcanique, contemporaine de la surrection, ne devant être regardée que comme une manifestation thermique de celle-ci.

Autre élément de perturbation : les tremblements de terre. Le rap- port du P. Saderra Maso ^ a été trop bien utilisé par AP de Montes- sus de Ballore ^ pour que nous le reprenions ici. Nous nous conten- terons de renvoyer à l'ouvrage, de constater que la carte de fréquence séismique du P. Saderra indique comme régions les plus troublées le Nord, le Centre et le Sud de Luçon et l'Ouest de Mindanao, et d'indi- quer, avec M'" de Montessus, que la constitution des Philippines ren- ferme « de nombreuses causes... de séismicité : abîmes océaniques tout autour, et même dans l'intérieur, d'où un relief considérable émergé ou immergé, plissement tertiaire, exhaussement récent à peine ter- miné de nos jours; enfin beaucoup de fractures par lesquelles se sont fait jour les volcans et souvent les appareils thermaux » *.

IL LE CLIMAT DES PHILIPPLNES^

Situé tout entier dans la zone torride, l'archipel philippin a, en général, un chmat tropical, chaud et humide. Mais ce climat varie avec

1. Cette liste est beaucoup plus restreinte que celle donnée par Becker (ouvr. cité, p. 541-542), qui compte 20 volcans à la phase active ou solfatarienne et 29 volcans éteints ou en sommeil; le Census n'en donne que 12 do la première espèce et 8 de la seconde. Ceci tient à ce que le Census n'a voulu mentionner que les volcans bien connus et explorés, et non point les volcans supposés et vus de loin. Notons que la carte des volcans donnée par le Census ne s'accorde pas avec ie tableau (le même défaut serait à reprocher à Becker) : certains volcans, classés comme actifs dans le tableau, sont signalés comme éteints sur la carte, sans doute parce que le tableau considère comme actifs les volcans de la phase solfatarienne, tandis que la carte les considère comme éteints ou tout au moins en sonuneil.

2. Saderka Masô, Report on tlie Seismic and Volcanic Cenlers of the Philippine Arckipelago (Manihi, 1902).

3. F. DE Montessus de Ballore, Les tremblements de terre. Géographie scismo- logicfue (Paris, Librairie Armand Colin, 1906).

4. Idem, p. 430.

5. Rapport du P. Aloué, directeur de l'Observatoire météorologique de Manille (I, p. 87-183). Nous n'indiquons pas les nombreuses plaquettes sur le climat îles Phi- lippines, dont la i)lui)arl ont pour auteur le P. Algue, car tous les renseignements qu'elles contiennent sont reproduits, soit dans la publication des Jésuites, soit dans le rapport du Census. Près de la moitié du 2* tome de la première est consacrée à la climatologie (p. 3-268). Toutefois le rapi)ort, plus concis, du Census l'emporte par de nombreux avantages : les documents sur Manille sont réduits

154 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

les différentes régions de l'arcliipel ; deux cartes annuelles des tem- pératures et des pluies, que contient le Census, en font foi*. Il y faut voir un effet de la variété des conditions géographiques auxquelles sont soumises les différentes régions de l'archipel.

Toutes ces conditions n'ont pas une égale importance. Celle de la latitude est presque nulle : la péninsule de Zamboanga, au Sud de Mindanao, est beaucoup plus fraîche que la région d'Aparri, à l'extrême Nord de Luçon. Il en va de même pour la nature du sol et de la végé- tion. L'action des courants marins est déjà plus notable : depuis long- temps on a constaté l'influence adoucissante qu'exerce sur la tempé- rature des côtes qu'il baigne le grand courant équatorial, qui, au voisinage des Philippines, se divise en deux bras; l'un baignant les côtes méridionales de Mindanao et des Soulou, l'autre s'incurvant vers le Nord et longeant la face orientale de l'archipel. Mais les deux agents essentiels du climat philippin sont le relief et V exposition. Le relief détermine des différences de température et de pluviosité en fonction de l'altitude. De plus, l'importance et la continuité des hauts reliefs dans toutes les îles déterminent dans chacune d'elles une dif- férence de régime pour les deux versants, qui se trouvent dans des conditions d'exposition très différentes. D'où un régime de tempéra- ture et de pluies assez varié.

Pour la température, les mois les plus chauds sont partout avril, mai et juin, la pluie tombant partout en juillet, août et septembre. Mais ces maxima sont loin d'atteindre sur tous les points la même hauteur. La carte des moyennes annuelles de température, que donne le Census j distingue quatre régions^ :

les régions chaudes, la température moyenne des mois les plus chauds atteint 30 à 32° et la variation annuelle est presque nulle. Ces régions sont les deux grandes dépressions intérieures Luçon; la cote septentrionale d'Ambos Camarines dans la même île, qui, orientée E-W et abritée par les îles de Polillo, Catanduanes et l'archipel des Calaguas, ne subit pas l'influence adoucissante du courant oriental; enfin les côtes Nord et Est de l'île de Panay, qui,,

à l'essentiel; en revanche les renseignements sur les autres régions de l'archipel sont plus abondants, de nouvelles stations météorologiques ayant été créées depuifv 1900; 2" l'étude est plus synthétique : aux documents s'ajoutent des commen- taires; 3° enfin les cartes éclairent le texte. Ces cartes sont schématiques. Elles ne précisent pas par des chiffres la température ou la quantité de pluie de chaque région, mais se contentent d'indiquer les régions chaudes, tempérées, fraîches, les régions très pluvieuses, moins pluvieuses, etc. Cette méthode est la seule féconde dans des régions étudiées depuis un temps si court et de trop rares années d'observations pourraient abuser ceux qui se soucient d'établir des moyennes exactes et définitives.

1. La carte des températures a été reproduite dans La Géographie, XIV, 1906,. p. 349, article de J. Demkp:r : Les Philippines sous la domination des États-Unis.

2, Cette classification s'appuie sur une série de tableaux que nous ne pouvons reproduire ici.

LES PHILIPPINES. 155

très plates et très rapprochées d'autres îles situées à l'E, peuvent être considérées comme subissant le régime des dépressions inté- rieures.

2*^ les régions intermédiaires, la température moyenne des mois les plus chauds ne dépasse pas 29*^ et la variation annuelle est encore très minime. Ces régions sont les côtes de Négros, de Cébu, de Bohol et les régions basses, côtières ou intérieures, de Mindanao.

les régions tempérées, la température moyenne des mois les plus chauds ne dépasse pas 27*^ et les variations annuelles sont plus grandes, sans jamais dépasser 5". Ce sont la plupart des hautes régions et toutes les parties de la côte orientale qui subissent l'in- fluence du courant marin.

les régions fraîches, qui comprennent les plus hautes altitudes : hauts sommets de la Cordillera, des Ilocos et des Zambales, dans Luçon, et de quelques volcans dans Mindanao.

Le régime des vents est assez spécial, surtout en été. Situé entre le continent asiatique et le Grand Océan, l'archipel philippin se trouve d'une part à la limite orientale de l'aire de haute pression formée en hiver parla basse température de l'atmosphère continentale, et d'autre part à la limite occidentale de l'aire de haute pression située en toute saison sur le Nord du Pacifique. La première déplace au cours de l'année son centre de l'Est à l'Ouest et de l'Ouest à l'Est entre 30° et 40« lat. N, de sorte qu'en hiver elle se combine avec les hautes pres- sions du Pacifique pour balayer tout l'archipel d'une mousson du N et du NE, comme l'indique le tableau que nous donnons de la distri- bution des vents à Manille.

En été, le régime est plus compliqué. Pendant cette saison, souffle sur l'Océan Indien la mousson du SW. Le P. Algue, auteur du rapport météorologique du Census, affirme que pour des raisons de. relief cette mousson ne se fait pas sentir aux Philippines. Pourtant le tableau (p. 156) montre bien qu'à Manille les vents du SW dominent dans cette saison. Or il en est de même dans toute la portion occiden- tale et centrale de l'archipel. Seule fait exception la face NE. Là, en effet, les hautes montagnes qui bordent la cote arrêtent les vents du SW, et surtout l'aire de hautes pressions permanente du Paciliiiuo produit des vents d'E qui s'installent dans la région dès que la mous- son NE de l'hiver a cessé. Tel est le régime régulier des vents, autant qu'il peut être régulier dans une région qui est, nous le verrons, tel- lement troublée par les cyclones*.

1. Notamnient, pendant les mois d'été, de nombreux cyclones passent au Nord de Manille (voir ci-dessous). Or, quand le contre de ces cyclones est sur la mer de Chine, il produit à Manille de forts vents d'E et de SE.

J56

GÉOGRAPHIE BËGIONALE.

REPARTITION DES VENTS AU COURS DE L ANNEE A MANILLE

PÉRIODES.

8,0 4,3

y,

y,

7,4 4,2

a

7,5

4,8

ti y.

K

4.2 5,2 2,9

w

a a

6,0 7,7 3,0

a in

5,2 6,1 3,9

a ifi

m

2,7 2,4 3,1

3,0

1,7

4,8

ir.

4,8 4,8 4,8

2,0 1,9 2 2

z

1,6 1,4

1,7

1,6 1,7 1,5

a

Année

De novembre à mai. . De juin à octobre. . .

8,4 10,8

4,1)

4,8 2,3 8,3

9,4

4,9

15,7

7,1 5,6 9,2

20,3 20,4 20,1

VENTS DO.MINANTS ET VENTS LES MOINS FREQUENTS AU COURS DE CHAQUE MOIS A MANILLE

MOIS.

tr.

r* O

O

N E E E

VENTS

les moins

FRÉQUENTS.

MOIS.

cH y.

sw sw sw sw

VENTS

les moins

FRÉQUENTS.

MOIS.

^ S

SW SW

N N

VENTS les moins

FRÉQUENTS.

Janvier. . Février. . Mars . . . Avril . . .

s

NNW

NW

NNW

Mai. . . . Juin . . . Juillet . . Août . , .

NW NNW NNW

NNW

Septembre.. Octobre . . Novembre . Décembre. .

NxNW NW

SSE SSE et S

Le régime des vents explique le régime des pluies. Le caractère tropical et maritime de l'archipel le destinait à un climat pluvieux. Mais il y faut distinguer : 1** les régions qui ont une saison humide et une saison sèche; les régions qui ont des pluies toute l'année. Situé dans la région tropicale, l'archipel philippin a naturellement des pluies d'été. Ces pluies, renforcées à l'Ouest et au Centre par la prédominance des vents de SW, sont générales dans tout l'archipel de juin à octobre ; et les régions il pleut le plus en cette saison sont les régions occidentale et centrale (Ouest et Centre de Luçon, Soulou et Paragua, côte occidentale de Mindoro, Panay, Négros et Mindanao). De novembre à mai, il ne pleut presque pas dans ces dernières régions. Mais sur les régions orientales, les vents de NE et d'E, venus du Paci- lique, apportent encore la pluie. En sorte que ces régions orientales (Luçon-Sud, Visayas orientales. Est et Centre de Mindanao) ont des pluies toute l'année : pluies ordinaires aux régions tropicales en été, pluies de relief en hiver.

Quant à la quantité annuelle des pluies, la carte du Census nous montre qu'elle varie avec les régions selon trois lois : 1" la loi de ial-

1. Nous reproduisons rigoureusement les chiffres partiels de pourcentage donnés par le Census. On remarquera que les totaux des deux premières lignes, au lieu d'être égaux à 100, sont respectivement 100,1 et 99,8.

LES PHILIPPINES. 157

titude :\es régions hautes sont plus arrosées que les régions basses; 2»^ la loi de la situation : les régions côtières sont plus arrosées que les régions intérieures ; S'' la loi de rorientation : les régions tournées vers le Pacifique sont plus arrosées que les régions tournées vers le SW. Il est donc facile de comprendre que les régions les plus arrosées sont les versants orientaux des hautes montagnes côtières de l'Est, et que les plus sèches sont les dépressions de Luçon, de Mindanao et les îles basses et centrales des Visayas (Gébu et Bohol), qui forment, au point de vue météorologique, de véritables dépressions intérieures ^ Comme le sol, le climat des Philippines a ses éléments perturba- teurs : les cyclones ou baguios. Le rapport du P. Algue systématise les nombreux documents déjà parus dans la publication de 1900. Il divise les cyclones qui affectent les Philippines en deux espèces. Les uns, tout locaux, sont le résultat de dépressions qui se produisent dans la région, surtout sur le Sud des Yisayas et sur Mindanao, de décembre à mars. Ce ne sont pas les plus importants et ils n'affectent que fort peu la région de Luçon. Les autres, plus nombreux, ont sur- tout pour théâtre le Nord de l'archipel; ils ont lieu de juin à sep- tembre. Ils ont pour origine le Pacifique et se déplacent vers la mer de Chine et le continent asiatique en traversant Luçon. Sur 397 cyclones constatés depuis vingt ans, 245 sont passés dans la région de Manille, qui est bien plus menacée que les Visayas ou que Mindanao.

Tels sont les renseignements que le Census nous apporte sur la géographie physique des Philippines. Pour l'hydrographie, il se borne à une énumération des rivières et à de vagues indications qui nous font tout au plus entrevoir la jeunesse de ce réseau hydrographique. Pour la flore, il constate une fois de plus la richesse des formations végétales, qui couvre l'archipel d'un manteau continu de forêts, sauf dans les régions défrichées par l'homme-. Quant aux formes végétales, si mal connues encore \ il rappelle qu'elles diffèrent sensiblement de

1. Exemples tirés des tableaux du Census. Parmi les réfîions exposées au Pacifique, AUiuonan (au SK de Lucon) reçoit par an 2 650 mm. de pluie ^55 p. 100 de ni)vcmbrc à mai, 45 p. 100 de juin à 0';tobre) ; Daèt (/(/.), 2 754 mm. (5:') p. 100 et 47 p. 100); xVlbayft(/.), 2!)60 mm. (51) p. 100 et 41 p. 100). Au contraire, parmi les régions exposées au SW, Manille reçoit 11)16 mm. (20 p. 100 en novembre-mai, 80 p. 100 en juin-octobre) ; San Isidro (dépression intérieure de Luçon), 1851 mm. (25p. 100 et 75 p. 100); Iloïlo (SW de Panay), 172:5 mm. (29 p. 100 et 71 p. 100).

2. Leoaspi signalait en 1561) la forêt couvrant toutes les Visayas « des sommets à la mer » et s'étendant sur toute la dépression intérieure de Luçon. Le chapitre que M Elmeu D. .Mkiuull a écrit sur la flore des Philippines dans VOfftcial Iland- hoofc of llie PhUippines- de 190;? (1. p. 77-85) esquisse une classification des régions végétales de certaines îles de l'arcliipel, et notaumicnt de Luçon, mais il remarque très prudemment que des études postérieures pourront radicalement modilier cotte classification. 11 ajoute, ce qui doit être noté, (jue nulle, part aux Philippines on ne peut distinguer les forêts à feuillage persistant des forêts à feuillage caduc, car les deux formes sont partout mêlées.

3. IL CiiiusT, rHices insulanou Pliil'ipp'marum iHuU. Herbier lioissicr, VI,

158 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

celles des archipels voisins, preuve d'un isolement déjà ancien de l'archipel. De même pour la faune : l'absence presque totale (le cara- bao excepté) de grands Mammifères, relativement nombreux dans le reste de la Malaisie, et la spécialité même de la faune de chaque île (sur 286 espèces vivant dans Luçon, 51 lui sont propres) confirment cette hypothèse que les îles de l'archipel philippin n'ont pas depuis longtemps fait partie d'un même ensemble continental.

Fernand Maurette,

Agrégé d'histoire et de géographie.

(A suivre.)

1898, p. 127-154, 189-212), etO. Warburg, Monsunia. Beitrdge zur Kenntnîss der Végétation des Siid- und Oslasiatischen Monsungebiefs. I (Leipzig, 1900). Voir Bibliographie de 1898, 599, X^ Bibliographie 1900, 121.

159

NOTICE SUR LA CARTE DU COURS DE L'AMAZONE

ET DE LA GUYANE BRÉSILIENNE DEPUIS l'océan jusqu'à MANAOS

(Carte, Pl. IV)

La carte qui accompagne cet article n'a pas la prétention de re- présenter d'une façon complète et définitive l'hydrographie ni l'oro- graphie de cette région encore mal étudiée du bassin de l'Amazone et de la Guyane brésilienne.

Dans ce pays presque complètement couvert de forêts, les voyages par terre sont longs et pénibles ; pour pénétrer dans les régions cen- trales les explorateurs se sont presque toujours bornés jusqu'à pré- sent à remonter en canot les principaux affluents du grand fleuve, aussi loin que le leur permettaient les difficultés créées par les nom- breuses chutes qui les interrompent, et à revenir par la môme voie, sans guère chercher à savoir ce qui pouvait exister en arrière du rideau uniformément boisé des rives.

Quant à la vallée principale elle-même, il s'en faut de beaucoup que l'on ait relevé exactement le nombre considérable de canaux qui la sillonnent et la multitude de lacs de toutes dimensions qui s'étalent au loin, de chaque coté du cours d'eau collecteur, ou qui occupent la partie centrale de toutes les îles d'alluvion.

D'ailleurs, tous les documents relatifs à cette région, pourtant si importante déjà au point de vue économique, n'avaient pas encore été réunis et coordonnés de manière à donner une idée de la configura- tion générale du pays et à servir de canevas pour une étude plus mé- thodique de toutes ses parties, qu'il est grand temj)s d'eniroprondre.

C'est la lacune (jue j'ai cherché à combler.

Les nombreuses notes prises durant quinze années de voyai:es on Amazonie m'ont permis, je crois, de tirer bon parti du travail de nn^s devanciers, et, au besoin, de compléter et de corriger (juohiuefois les croquis trop sommaires laissés par certains explorateurs.

160 GEOGRAPHIE RÉGIONALE.

La carte (pi. IV) représente, avec le cours de TAmazone, les terri- toires situés sur la rive gauche du fleuve, c'est-à-dire la Guyane brési- lienne comprise entre les Guyanes anglaise, hollandaise et française au Nord, l'océan Atlantique à l'Est, l'Amazone au Sud, le rio Negro et son affluent le rio Branco à l'Ouest.

Elle couvre une superficie d'environ 550 000 kmq., appartenant presque toute au bassin de l'Amazone. Les principaux affluents de ce fleuve qui l'arrosent sont : le rio Negro par son principal tributaire le rio Branco, les rios Urubu, Uatumâ (ou Uatuman), Jamundâ, Trom- betas, Curuâ, Maïcurù, Paru, Jary, etc. Seule, l'extrémité orientale est arrosée par de petits fleuves qui débouchent directement dans l'Atlantique : le Cachipour, le Gounani, le Galsoene, le Mapa, le Tartarugal, l'Araguary, etc.

La possession des deux tiers au moins de ce territoire était, depuis le traité d'Utrecht (1713), l'objet d'une contestation entre le Brésil et la France; elle a été attribuée au premier de ces deux pays par sen- tence arbitrale du Gouvernement suisse, le l^"" décembre 1900. La limite avec la Guyane anglaise a de même été déterminée par sen- tence arbitrale du roi d'Italie, le 5 juin 1904.

Actuellement, la frontière septentrionale de la Guyane brésilienne est officiellement fixée de la manière suivante. Partant de l'embou- chure de l'Oyapock, elle remonte ce fleuve jusqu'à son origine, puis tournant vers l'Ouest, elle doit suivre la ligne de partage des eaux entre le versant atlantique et le versant amazonien jusqu'aux sources du rio Takutù. Elle descend cette rivière jusqu'à son affluent le rio Mahù, dont elle accompagne tout le cours, et rejoint ensuite par une ligne droite le point culminant du mont Roraïma.

Il reste encore à tracer cette frontière sur le terrain dans la partie comprise entre les sources de l'Oyapock et celles du Takutù. En effet, les hauteurs connues sous les noms de monts Tumuc Humac, de chaîne des Sources, du Mapuêra et de monts de la Lune sont encore très peu étudiées. En tout cas, elles ne paraissent pas former une chaîne unique et bien déterminée; ce sont plutôt de simples ondula- tions plus ou moins parallèles qui vont en s'élevant insensiblement jusqu'à la ligne de faîte, et au milieu desquelles s'enchevêtrent les dernières ramifications des rivières de l'un et l'autre versant. Elles ont été traversées plusieurs fois par De Bauve (Tumuc Humac), le D" J. Crevaux (Tumuc Humac), Schomburgk (chaîne des Sources) et H. Coudreau (Tumuc Humac, Mapuêra et monts de la Lune).

La première carte partielle exacte du cours de l'Amazone a été dressée par le lieutenant de vaisseau Tardy de Montravel, comman- dant le brick u La Boulonnaise » (1844). Elle donne les principales passes de l'embouchure et le bas du fleuve jusqu'à Obidos. En une

NOTICE SUR LA CARTE DU COURS DE L'AMAZONE. 161

longue campagne, de 1862 à 1864, l'officier de marine brésilien .1. da Costa Azevedo (plus tard amiral baron de Ladario) releva avec soin tout le Bas et le Moyen Amazone (rio Solimoès). Ces études furent reprises et vérifiées par le commodore Thos. 0. Selfridge (U.S. A.), commandant l' « Enterprise », en 1878.

Tous ces travaux comprennent de nombreuses déterminations de longitudes et de latitudes, des sondages méthodiques, des mesures •d'altitudes, mais se limitent, quant au tracé, aux rives du bras prin- cipal du grand fleuve.

Pour les compléter, j'ai utilisé, outre mes notes personnelles, la €arte du pilote portugais José Vellozo Barreto, très grossièrement dessinée, mais abondante en détails, et précieuse pour l'indication des dénominations locales, ainsi que la carte récente de l'État de l'Ama- zone par l'ingénieur A. Robert. Les travaux de la Commission du télé- graphe terrestre de Para à Manâos (1891-92), dont je faisais partie, m'ont fourni encore les positions géographiques exactes des petites villes situées sur les deux rives; celles des phares de l'embouchure sont données par le service du port de Belem.

J'ai moi-même étudié à fond, sur les deux rives, la partie com- prise, en longitude, entre Faro et Santarem. C'est une des plus inté- ressantes. Nulle part mieux que ne ressort l'importance des réseaux lacustres marginaux dont j'ai expliqué le rôle régulateur au moment des crues annuelles*.

A une échelle aussi réduite, il ne m'a été possible d'indiquer que les principales cuvettes qui interrompent encore la grande plaine allu- vionnaire, mais entre elles existent mille autres dépressions de moindre importance, petits lacs, étangs, restes d'anciens canaux déjà à demi comblés, marais disparaissant sous une végétation touffue, dont les contours varient suivant la hauteur des eaux. Nettement dé- limitées, et souvent sans communication entre elles, pendant la saison sèche, elles s'unissent au moment des hautes eaux, et la nappe liquide, couvrant les prairies, s'étend alors sur chaque rive jusqu'au pied de la « terre ferme », laissant à peine émerger çà et la crête de fiuelque ondulation du terrain ou la cime des arbres des forêts inondées.

En face de Obidos, par exemple, l'étranglement du fleuve connu sous le nom de « Garganta de l'Amazone » n'est qu'apparent. S'il est vrai que le cours principal franchement navigable en toute saison par de grandes embarcations ne comprend en cet endroit qu'un bras unique de peu de largeur relative (1892 m.), considérant, par contre, le lit total du fleuve, on verra que sa largeur minima, y compris la petite mer intérieure connue sous le nom de « Lago Grande de Villa-

1. P. Lb Gointe, Le lias Amazone [Annales de Géogvapliie, \\\, 190;i, p. 57).

ANN. DE GÉOr,. XV!** ANNKE. 11

162 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

franca », atteint 3"2 km. Entre les terres fermes de Paracary et de Santarem il n'y a, au contraire, que 24 km. environ; il y en a 45 entre les hauteurs de Faro et le pied de la Serra de Parintins.

C'est la route ouverte en 1892, sur la rive gauche, pour la pose de la ligne télégraphique Parâ-Manâos *, et mesurée soigneusement au théodolite et à la chaîne, qui m'a servi de base. De chaque côté, par triangulation ou par cheminement à la stadia, j'ai pu déterminer la position des points les plus remarquables, reliés ensuite par des levés à la boussole. J'ai poussé ainsi jusqu'aux premières chutes des rios Curuâ, Trombetas et Erepecurû.

A diverses reprises j'ai parcouru en tous sens la région qui s'étend au Nord de Obidos, y compris les prairies naturelles de l'Ariramba, que je reconnus pour la première fois en 1895, au cours d'un voyage d'exploration au rio Ariramba, sous-affluent du rio Trombetas.

En 1894, le gouvernement de l'État de l'Amazonas voulant tent«er d'établir une communication directe entre la capitale et les prairies du haut rio Rranco, j'ouvris dans la forêt, au Nord de Manâos, les 160 premiers kilomètres d'une route qui rencontra le rio Urubu et l'accompagna dans son cours moyen. Pour mener à bien ce travail j'avais été conduit à reconnaître tout d'abord les rios Goieiras et Tarumâ-Uassù, affluents du rio Negro.

Le cours inférieur du rio Urubu avait été exploré en 1875 par le naturaliste J. Barboza Rodrigues, puis relevé par le lieutenant de vaisseau A. M. Shaw en 1883. On appelait autrefois cette rivière rio Barururû, du nom d'une tribu indienne. Elle se déverse dans l'Amazone par plusieurs bouches dont la principale est le canal d'Arauato;un des bras, le plus oriental, forme le grand lac de Saracâ, qui reçoit aussi le rio Aniba et qui baigne la ville de Silves, construite dans une petite île. C'est un cours d'eau d'un assez grand débit, mais très tor- tueux et encombré de chutes. Ses flots paraissent teintés de noir.

En 1898 l'ingénieur R. Filgueiras reprenant les études de la route Manâos-rio Branco, releva à la boussole toute la partie navigable du rio Uatumâ et traversa la région des terrains élevés se trou- vent ses sources et celles du rio Jauapiry (affluent du rio Negro) et du rio Urubu. Le rio Uatumâ, après s'être réuni au rio Jatapù, encore peu connu, forme lui aussi une sorte de lac allongé, dont le déversoir communique avec celui du lac de Saracâ, et va sortir dans l'Amazone un peu en amont des rochers de Cararâ-Assù.

Barboza Rodrigues a laissé encore des levés à la boussole du rio Jamundâ (1877), du rio Trombetas et du rio Jauapiry (1885).

Pour compléter les notions que l'on possédait alors sur l'intérieur du pays, H. Coudreau, qui avait déjà dressé une carte de la région des

1. P. Le Cointe, Carte de la vallée de l'Amazone de Faro à Alemquer^ à 1 : 500 000 {Annales de Géographie, XII, 1903, pi. II).

NOTICE SUR LA CARTE DU COURS DE L'AMAZONE. 163

terres du Cap Nord, sur la côte Atlantique*, fut chargé par l'État du Para d'étudier à nouveau les principaux cours d'eau de la Guyane brésilienne. Il avait levé à la boussole les rios Jamundâ et Trom- betas (1899), quand il mourut à la descente de cette dernière rivière. M"'* 0. Coudreau tint à honneur de continuer la tâche entreprise par son mari, et, très courageusement, en des voyages successifs, recon- nut de même les cours des rios Erepecurù et Mapuêra, affluents du Trombetas, du rio Maïcurû et de partie du rio Curuâ. Les récits de ces explorations, accompagnés de croquis détaillés, ont été publiés en une série d'ouvrages par les soins du gouvernement du Parâ^.

Tous ces relevés ne sont pas malheureusement d'une exactitude très grande, les positions géographiques indiquées n'ont pas été effec- tivement déterminées et ne concordent pas d'un ouvrage à l'autre ; des erreurs inexplicables se glissent même parfois dans la description du pays. H. Coudreau n'affirme-t-il pas que le Trombetas se rétrécis- sant au-dessous de Oriximinâ prend alors le nom de « Paranâ d'Orixi- minâ », avec une largeur de 80 à 150 m. M Or le « Paranâ d'Orixi- minâ » n'a jamais existé, et, dans la partie la plus étroite de son cours inférieur, le Trombetas a, en face de la « Serraria », à 15 km. environ en aval d'Oriximinâ, une largeur minima, mesurée par trian- gulation, de 750 m.

Il est incontestable, en tout cas, que les travaux de ces deux infa- tigables explorateurs faciliteront beaucoup la tâche de ceux qui auront à refaire ces études et à les compléter.

En rapprochant les croquis de H. et 0. Coudreau des relevés que je possédais déjà, j'ai cherché à les coordonner et à les utiliser autant que possible pour mettre en place les tracés de tous ces cours d'eau.

Le plus important est le rio Trombetas. Il prend sa source dans les montagnes qui limitent au Sud la Guyane anglaise. Une de ses pre- mières ramifications, le rio Couroucouri, avait déjà été aperçue par H. Coudreau au cours d'un voyage par terre dans les prairies du haut rio Branco (1885). Schomburgk avait exploré les deux branches prin- cipales du cours supérieur, les rios Caphi'i et Wanamii. M'"" 0. Cou- dreau a encore remonté le rio Ma puera, un de ses affluents, et l'a identifié avec le rio Mapuéra, dont H. Coudreau avait aussi reconnu les sources, mais qu'il avait pris alors pour l'origine du rio Urubu.

Au contraire des autres affluents de la rive gauche de l'Amazone au-dessous du rio Negro, qui ont un cours extrêmement sinueux, le Trombetas est une rivière presque droite dans son cours moyen et

1. Voir Annales de Gcoqraphie, \, 1891-1892 [Bibliographie de fS9i], p. 48i. et Bibliographie de IS95, n"' IOi>:K 1024.

2. Voir Annales de Géographie, XIII' Bibliographie 190S, n" 954.

3. H. CouoRKAiT, Vogage au Yamunda 'Paris, 1899), p. 131 et 134, et le croquis : Paranafnirgs, n" l.

164 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

inférieur; profonde et large, elle est franchement navigable toute l'année sur une longueur de 220 km.

C'est en remontant le rio Erepecurù, principal affluent du Trom- betas, que le Père Nicolino découvrit, il y a une vingtaine d'années, les vastes prairies qui s'étendent au Sud des Tumuc Ilumac, et que l'on désigne sous le nom de Campos Geraes. En 1890, l'ingénieur To- cantins vérifia leur existence, mais revint sur ses pas sans essayer de les traverser pour s'assurer de leur importance. En 1895, Lourenço Valenie do Couto, en mission officielle du gouvernement brésilien, passa, lui aussi, les nombreuses chutes de l'Erepecuri'i, remonta la petite rivière de S. Antonio qui court au milieu des « Campos », et, de là, tenta de regagner par terre la ville de Obidos, sur l'Amazone. Cette expédition mal conduite faillit se terminer par une catastrophe. Perdus au milieu des forêts, à court de vivres, L. Valente et ses com- pagnons résolurent de suivre un grand cours d'eau qu'ils rencontrè- rent, pensant qu'il les ramènerait rapidement vers le rio Trombetas. Mais les difficultés de la route augmentant chaque jour, la petite troupe se divisa; les uns coupant franchement vers l'Ouest arrivèrent au rio Cuminâ-Mirim ils furent recueillis par des chercheurs de « châtaignes »% quand les forces allaient les abandonner; les autres continuèrent leur voyage sur des radeaux grossièrement construits et furent secourus au moment oti ils franchissaient les dernières chutes du rio Guruâ. Ils avaient, sans s'en douter, suivi le cours de cette rivière, dont ils avaient rencontré le bras le plus occidental, le rio Capitari.

M""" 0. Coudreau, en 1901, remonta le rio Erepecurù jusqu'au centre de la région des prairies.

Les rios Paru et Jary nous sont connus par les voyages du D'" J. Crevaux. Venant de la Guyane française; en remontant le rio Maroni jusqu'à ses sources, J. Crevaux gagna l'Amazone en descendant le rio Jary (1877); l'année suivante, il remontait l'Oyapock, franchissait de nouveau les Tumuc Humac, et descendait le rio Paru. Dans leur cours inférieur, ces deux rivières doivent se frayer un chemin au milieu de collines abruptes avant d'atteindre l'Amazone. Elles sont, comme toutes celles de la région, coupées de chutes nombreuses, dont les premières sont très voisines de l'embouchure.

D'ailleurs, la ligne des premières chutes de toutes les rivières de la Guyane brésilienne est sensiblement parallèle à la courbe décrite par le système rio Amazone-rio Negro. (Voir fig. 1.)

Le rio Negro et le rio Branco ont été dessinés, ainsi que leurs affluents, d'après les travaux de M. da Gama Lobo de Almada (1787), de H. Coudreau (1884-S5) et de E. Stradelli (1899). C'est H. Coudreau

1. Fruits du Berlholelia excelsa.

o

a a

9

ç5

d es

9

ja

o

a

M)

d66 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

surtout qui explora longuement les vastes prairies naturelles du haut rio Branco (rio Uraricuera et rio Takutù). Il semble bien que ces prairies ne se continuent pas sans interruption jusqu'aux « Campos Geraes » du haut Erepecurù.

Pour la région des bouches de l'Amazone, j'ai utilisé, quant aux détails, la carte de José Vellozo Barreto, celle de H. Santa Rosa et de H. Coudreau (région de la Lagune et des « furos »), et les notes de voyage dans l'île de Marajô du Père J.-.B. Montcourrier. Les grandes lignes m'étaient données par les cartes du cours de l'Amazone citées plus haut, et par celle du capitaine de frégate E. Mouchez (1868). M"" l'in- génieur T. de Gocatrix a bien voulu me communiquer le plan de l'île de Mexiana, qu'il venait de dresser (1905).

J'ai tenu compte, enfin, de toutes les indications éparses dans les différents ouvrages qui donnent la description de cette partie du bas- sin amazonien.

La carte représentant d'une façon exacte les îles innombrables que forme le grand fleuve avant son arrivée à l'Océan est encore à faire. Le fouillis des canaux qui les sépare n'est connu qu'empiriquement par les pilotes locaux ; je n'ai indiqué que les principaux.

L'embouchure de l'Amazone a été découverte, le 26 janvier 1500, par l'Espagnol Vicente Yafiez Pinson, un des compagnons de Chris- tophe Colomb, qui l'appela « mar dulce », mer douce ^

Elle est traversée par la ligne équatoriale et s'étend entre la Ponta grossa do Araguary, au Nord, et le cap de Maguary, à l'extrémité orientale de l'île de Marajô, au Sud, sur une longueur d'environ 230 km.

Quelques auteurs lui donnent jusqu'à 335 km., mesurés depuis le cap Nord, dernier prolongement des terres guyanaises, jusqu'à la pointe de Tijoca, considérant ainsi l'estuaire qui s'ouvre au Sud-Est de Marajô non comme l'embouchure du rio Tocantins, mais comme un bras du grand fleuve.

C'est bien que s'élève, en effet, la ville de Belem, le grand entrepôt du commerce amazonien ; mais si ce port, dont chaque jour accroît l'importance, est actuellement la véritable porte du plus grand réseau de navigation fluviale du monde entier, il dut tout d'abord d'être pré- féré à des circonstances se rattachant à l'histoire politique du pays ; il ne se trouvait pas, en effet, sur le chemin direct des navires qui, venus d'Europe ou des États-Unis, veulent pénétrer dans le bassin de l'Amazone. Ceux-ci ne l'atteignent que par un détour, et ne peuvent, de là, regagner les eaux du fleuve que par un des canaux relativement

1. Les Indiens appelaient l'Amazone « Paranâ Guacu « c'est-à-dire grande rivière, ou simplement « Para », fleuve par excellence.

NOTICE SUR LA CARTE DU COURS DE L'AMAZONE. 167

très étroits qui font communiquer l'estuaire de l'Amazone avec celui clu Tocantins, dont il est séparé par l'île de Marajù et par les endigue- ments d'alluvions récents qui s'y sont accolés.

Cette séparation, bien qu'incomplète encore, est réelle : l'île de Marajo ou de Joannes, d'une longueur de près de 200 km., n'est pas uniquement formée par les dépôts du fleuve; si les parties centrales et la côte Nord sont basses et marécageuses, la partie Sud-Est est constituée par une véritable terre ferme. Souvent même, la côte orien- tale est rocheuse; le point culminant est à Monforle, ancien village de Joannes.

A sa sortie dans l'Océan, l'Amazone ne peut pas, d'ailleurs, former de véritable « delta ». Le courant équatorial, qui remonte la côte NE du Brésil, entraîne au loin les boues charriées par le fleuve ; elles vont se déposer le long de la côte guyanaise, achevant peu à peu de combler les nombreux lacs qui couvraient autrefois les terres du •Cap Nord.

Loin de gagner sur la mer, les rives de l'embouchure sont conti- nuellement corrodées par l'action combinée du courant impétueux du fleuve et des flots de l'Océan, que poussent vers elles les alizés. Au lieu d'être d'origine fluviale, les îles de Marajo, de Caviana et de Mexiana ne sont que des parcelles du continent; elles en ont été sé- parées par les érosions successives qui continuent à entamer d'une manière évidente la côte orientale de Marajo et le littoral de Bragança. 11 n'y a pas plus de soixante ans que l'île de Caviana était encore divisée en deux parties par un large canal que la violence de la « Pororoca » * a ouvert au milieu de terres relativement hautes *. La dépression très marquée du littoral sud-américain, à l'endroit oti débouche l'Amazone, et qui résulte de cette action, est désignée sous le nom de baie Santa Rosa.

Au moment du soulèvement du Plateau central venant séparer le bassin amazonien du bassin du Paraguay, quand la mer intérieure, qui, par exhaussements périphériques de son fond, allait se trouver réduite à son « thalweg » occupé maintenant par l'Amazone, s'ouvrit un chemin d'écoulement vers l'Atlantique, il semble que la première rupture des terrains plus anciens de la côte du Brésil et des Guyanes eut lieu à la place occupée encore par la bouche principale du fleuve. La partie SE de Marajo actuel formait la pointe la plus septentrio- nale du continent sud-amazonien, ((ui devait d'ailleurs s'étendre encore beaucoup plus à l'Est et au Nord.

Comme le Madeira ou le Xingù, le Tocantins fut un des grands collecteurs qui subsistèrent après le déversement de la mer amazo-

1. Pororoca, mascaret de l'Amazone.

2. D. S. FKRnKiRA Penna. I/ile de Marajn (Par.i, I87îi\ p. 70.

168 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

nienne. C'était bien alors un affluent direct de l'Amazone. Inclinant son cours à la rencontre du rebord légèrement surélevé de la côte Atlantique, comme le font encore près de lesrios Guamâ et Capim, avec les rivières voisines, l'Anapù, le Pacajâ, etc., il devait débou- cher à l'Ouest de Marajô, au fond d'un vaste estuaire ou plutôt d'une expansion semi-lacustre, où, sous l'influence des marées cherchant à contenir les eaux de l'Amazone, les dépôts du fleuve commençaient à édifier les assises de la grande ^île de Gurupâ qui allait le diviser et former la tête de son véritable « delta », à plus de 350 km. dans l'intérieur des terres.

Le courant du Tocantins n'étant pas assez fort pour repousser les dépôts alluvionnaires qui s'accumulaient devant son embouchure, ce fleuve s'obstrua peu à peu. Il ne tarda pas à rompre l'étroite barrière- que lui opposait la côte, l'Océan avait déjà élargi et approfondi la bouche de quelque cours d'eau, et, quittant son ancien lit qu'allait occuper aussitôt le trop-plein de l'Amazone, il se fraya une sortie directe dans l'Atlantique.

Depuis, comme les énormes quantités de limon provenant du lavage d'un bassin d'une superficie de 7 000 000 kmq., se déposaient de préférence dans la région s'équilibraient la force du courant dérivé de l'Amazone et la force contraire de la marée remontant facilement le nouvel estuaire, la séparation ne fit que devenir de plus en plus complète entre les deux fleuves. (Voir fig. 2.)

A la même époque, l'Anapù, le Pacajâ et le Jacundâ étaient obligés de tourner à l'Est pour se joindre au Tocantins. La place de leur ancienne embouchure est bien indiquée par les « furos * » à demi comblés de la région « da Laguna ».

Les canaux, profonds de 10 à iO m. et larges de 50 à 400 m., qui interrompent encore la vaste plaine d'alluvions aujourd'hui formée entre les deux estuaires et la découpent en une infinité d'îles, se combleront aussi un jour, ou du moins se scinderont en leur partie médiane, formant des « igarapés » ^ à courant alternativement montant et descendant, qui déboucheront les uns dans l'Amazone, les autres dans le Tocantins.

Pareil phénomène s'est déjà produit en divers points de la région. En particulier, les grands marais situés dans la partie Nord de Marajô, et connus sous le nom de « Mondongos », occupent l'empla- cement d'un ancien bras de la bouche de l'Amazone; deux cours d'eau en sortent, l'un allant vers l'Ouest, le rio Cururù, l'autre cou- lant vers l'Est, le « rio das Tartarugas », et, comme toutes les autres pseudo-rivières de même origine, ils voient leurs eaux couler en directions opposées suivant la marée.

1. Furo, canal étroit.

2. Igarapé, petite rivière.

NOTICE SUR LA CARTE DU COURS DE L'AMAZONE. 169

Dans son ensemble, le réseau de sillons par lequel s'effectue actuellement la communication entre les deux estuaires est disposé en un vaste éventail s'ouvrant au Nord-Nord-Ouest, et dont les princi- pales lignes sont représentées par les trois « furos « du Tajapurù, le plus important, à l'Ouest, du Jaburù, au Centre, et dos Macacos à l'Est. Ces « furos » sont reliés entre eux par le « furo » de

Terres. du^ Cap Nor»d

FiG. 2. Bouches de l'Amazone et du rio Para, à 1 : 8 000 000,

Aturiâ, d'où divers canaux, divergeant vers le Sud, prolongement du Tajapurù à l'Ouest et « furo » de Brèves à l'Est, donnent passage vers l'estuaire Tocantins-Anapii-Pacajâ.

Dans tous ces « furos », pendant la marée montante, l'eau coule du Nord au Sud dans la partie septentrionale, mais du Sud au Nord dans la partie méridionale, sauf dans le Tajapurù, il semble que durant le maximum de la crue annuelle le courant va toujours de l'Amazone au Tocantins, au moins aux époques de petites marées. Pendant le reilux s'observent des courants de direction contraire.

170 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Les eaux qui viennent de l'Amazone, gonflé par l'obstacle que lui oppose le flot, sont donc surtout employées à faire monter le niveau de l'eau dans la partie Nord des « furos » et à inonder les terrains intermédiaires ; elles retournent à l'Amazone quand la marée baisse. De même, la marée montante venant de Testuaire du Para inonde la partie Sud; au moment du reflux, l'eau qui sort des « furos » et entre dans la Bahia das Bocas provient en majeure partie du retrait de cette inondation. Même dans le Tajapuri'i, quand l'écoulement amazo- nien n'est pas complètement interrompu, il est au moins considéra- blement ralenti à la marée montante.

Le volume d'eau de l'Amazone qui franchit la région des « furos » n'est donc pas aussi important que le grand nombre et la profondeur de ceux-ci pourrait le faire croire.

Il y a surtout de chaque côté d'un seuil médian, et accompagnant le rythme des marées, un mouvement oscillatoire d'arrivée et de retrait de l'eau produisant une variation de son niveau d'une ampli- tude maxima de 1™,50, non seulement dans les « furos », mais aussi sur toute la surface de la plaine alluvionnaire presque entièrement inondable. Si, à l'époque des crues, l'action du fleuve domine d'une manière plus marquée celle de la marée, il me paraît qu'il n'y a pas, même à cette époque, de grand courant entraînant constamment une masse d'eau amazonienne considérable vers l'estuaire du Para, mais une simple dérivation, l'écoulement d'un trop-plein à débit très variable.

L'embouchure véritable de l'Amazone est bien la large tranchée qui s'ouvre au Nord de Marajô, subdivisée elle-même en plusieurs canaux par de grandes et nombreuses îles; par l'échancrure encore mal fermée qu'avait pratiquée autrefois au lit du grand fleuve la bouche du Tocantins, il ne se perd plus qu'un volume d'eau très faible relativement à celui qui roule directement jusqu'à l'Océan.

M'" J. Huber, chef de section du Musée du Para, dans une impor- tante étude publiée récemment sur la région des « furos », calcule que l'Amazone envoie par jour, en moyenne, environ 120 millions de mètres cubes d'eau au rio Parâ^

Quel est, par contre, le volume total des eaux que l'Amazone jette dans l'Atlantique?

En face de Obidos, la superficie d'un profil du fleuve, calculée d'après les sondages de Agassiz, Tardy de Montravel et Thos. 0. Self- ridge, peut être évaluée à 105 000 mq. en étiage, et à 117 500 mq. au moment du maximum d'une crue moyenne. Attribuant au courant qui entraîne la masse d'eau une vitesse moyenne de 0'",60 par seconde en étiage et de l'",25 en crue, le débit sera de 63 000 me.

1. J. Huber, Contribuiçào a geographia physica dos furos de Brèves e da parie occidental de Marajô [Bol. Museu Paraense, III, 1902, p. 436).

NOTICE SUR LA CARTE DU COURS DE L'AMAZONE. 171

par seconde, ou de 5 443 200 000 me. par jour, dans le premier cas, et de 146 875 me. par seconde, ou 12 690000000 me. par jour, dans le second.

Le Commodore Thos. 0. Selfridge, commandant l'expédition de r « Enterprise », en 1878, obtenait un résultat analogue, évaluant le débit de l'Amazone à 109 239 me. par seconde en face d'Itacoatiarâ, ■et à 110404 me. par seconde en face de Parintins, les 1^"^ et 3 août 1880, c'est-à-dire aux eaux moyennes.

Avec l'appoint important que lui amènent encore, au-dessous de Obidos, le Tapajoz, le Curuâ, le Maïcurû, le Paru, le Jary, le Xingù, et tant d'autres affluents de moindre importance, on peut estimer que le débit total de l'Amazone oscille, suivant la saison, entre 7 et 16 milliards de mètres cubes par jour, soit un volume d'eau de 58 à 133 fois supérieur à celui qui, par la dérivation des « furos », gagne peut-être encore, à certaines époques, Testuaire du Para.

En résumé, si le Tocantins a été autrefois un véritable affluent de l'Amazone auquel il s'unissait à l'Ouest des terres qui forment aujour- d'hui l'armature de l'île de Marajo, c'est à peine s'il fait encore indi- rectement partie du bassin du grand fleuve dont les eaux viennent de moins en moins se mêler aux siennes ; bientôt il constituera un bassin propre, indépendant, sans communication avec l'autre.

L'aspect même des deux fleuves se conserve déjà bien distinct jusqu'à l'Océan.

Au Nord de Marajo, l'Amazone étale son estuaire immense aux eaux jaune sale, courant avec violence au milieu de vastes îles d'allu- vions, entre des rives boueuses, périodiquement battues par un terrible mascaret, et, faisant irruption dans l'Atlantique par trois larges coupures situées entre la cote guyanaise au Nord, les îles de Caviana, de Mexiana, et la côte septentrionale de Marajo au Sud, repousse l'eau salée jusqu'à une grande distance de la côte.

Au Sud, le Tocantins, après avoir reçu l'Anapù, le Pacajâ, le Jacundâ, ainsi que le Tajapurù, et connu alors sous le nom de rio Para, conserve ses eaux plus claires. A l'Ouest du débouché du Tocantins, nombreuses sont les îles de « varzea »\ l'estuaire est large, aux rives incertaines, peu profond, et continue à s'obstruer; il y apparaît sans cesse de nouveaux bancs qui sont les assises d'îles futures, mais à l'Est de cette bouche, la rivière coule dans un lit large et régulier, peu embarrassé d'îles, entre deux rives de terre ferme, souvent bor- dées de plages sablonneuses. La direction du courant change suivant les oscillations des marées, l'eau de la mer venant modifier la pureté de l'eau du fleuve jusqu'à peu de distance de Belom.

Par sa position, il semble donc que la ville de Macapà, fondée sur

1. Varzea, alluvions modernes.

f

r-e «

cil

rî*^**"!^ ♦-»

' V

rirriw (}: ^ ' cècDui à cel-

t Arrivées dans on

furt'lève le fond, elles

on pissage suffijant.

d'oB coup, s'élèvent trois

NOTICE SUR LA CARTE Dl COURS DE L'AMAZONE. 173

énormes vagues, quelquefois quatr. de 3 à 4 m. de hauteur se sui- vant de près et s'étendant de rive àive. Remontant la rivière et aussi la côte du Gap Nord avec impétusité et fracas, elles renversent balayent et submergent tout ce qu'ees rencontrent. En deux ou trois minutes elles laissent derrière e\U les eaux de la rivière nivelées avec celles de la mer, portant aini tout d'un coup la marée à sa plus grande hauteur qu'elle a mis ix heures à atteindre graduelle- ment dans les autres endroits. Das leur course, arrivant en des parages d'assez grands fonds, ces agues disparaissent, comme en plongeant, pour surgir de nouveauians les parties rases qui suivent. D'après l'amiral E. Mouchez, dus le canal de Maracâ, la plus rande montée de l'eau est de 1 à 12 m. La Pororoca arrive 1/2 à 3 heures après le commecement du flot; le plus fort cou- -st alors de 8 à 10 nœuds drant quelques instants. Dans les tures, la mer ne monte quele 2 à 3 m., et les courants sont

oca, très forte tout le ong de la côte du Cap Nord et

lire de l'Araguary, diiinue d'intensité en entrant dans

'^lle ne se fait guère entir que jusqu'à Macapâ. Au Sud

e l'observe bien [ue dans les rios Guamâ, Mojû,

'uchent dans le ri Para.

vements violent: des eaux qu'est due l'instabilité l estuaire amaznien, créant ainsi de nouvelles ation, par l'impssibilité d'établir des cartes défi- ^ depuis longteips signalés disparaissent, tandis s le limon se dpose, s'accumule, et que de nou- nt inopinémenlà quelques années auparavant lond^

[fet, la quantitde matières solides charriées par des rivières trrentielles qui se déversent dans amènent quelqefois de la Cordillère de véritables ;s affluents quiui apportent, à cet égard, la plus ont le Juruâ, e Purus et le Madeira, aux flots s autres rouint, au contraire, des eaux beau- an lit plus roheux.

par litre la teeur en limon des eaux de l'Ama- lure, et considrant le débit total du fleuve établi

lîHEOA DE Vasconchlos, Commandant l'aviso « Julahy .. en

rapport (2 marsl898) : « En 1867, le long de côte

lient cinq îles : Mjliados, Bentivi, Nova, Cameleao, Melan-

commençait à sformer. L'ile de Machados a disparu, tan-

ait celle dos iMachadiiios, et qu'à la place de l'ancienne restait

se lia avec celui qi s'était formé par la disparition de l'île

lisparut aussi, laissit un banc qui se lie au NNE de l'ile

ee (les dépots de cet même île Nova >>.

/

i72 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

la rive gauche de l'estuaire même du fleuve, aurait l'emporter sur Belem, et devenir la véritable capitale de l'Amazone. Ce devait être ridée des premiers colonisateurs, quand ils y firent construire, en 1764, une forteresse alors puissante avec ses 86 pièces de tous calibres, maintenant presque abandonnée et ruinée par le choc des eaux qui se brisent avec violence contre ses murs.

Mais si la ville, assise sur un terrain pierreux assez élevé, est salubre en elle-même, les environs, couverts de marais, constituent un véritable foyer de miasmes pestilentiels; la rade, battue par les vents, n'offre aucun abri sûr aux navires, et la plage ne permet le débarquement qu'à marée haute. Le véritable port de Macapâ est, à 25 km. en amont, le canal de 300 m. de large, compris entre les « barreiras » * de l'Ile de Santa Anna et le continent, en face de la bouche du rio Anauerapucù.

D'ailleurs, en plus du bras de l'Amazone qui passe en face de Macapâ avec une largeur supérieure à 10 km., au Sud de la ligne de grandes îles qui le sépare du premier, existe, au long de la côte NW de Marajé, un autre bras plus large encore, connu sous le nom de Vieira Grande, puis de Rio Acarapireira, navigable par les navires du plus fort calage, privant ainsi Macapâ de toute la valeur stra- tégique qu'on avait cru d'abord pouvoir lui attribuer,, tandis que les dangers de la navigation dans l'embouchure tourmentée du grand fleuve, qu'évite le passage par l'estuaire du Para et les « furos », en annulaient l'importance commerciale.

A l'action du courant et des vents que rien n'arrête du côté du large vient, en effet, s'ajouter dans ces parages le phénomène curieux, connu sous le nom de « Pororoca », analogue au mascaret de la Seine, mais incomparablement plus violent.

A la bouche de l'Amazone, au contraire de ce qui arrive pour les autres fleuves, l'eau de la mer ne pénétre pas sous l'influence des marées : le volume d'eau que lance le fleuve est si considérable que c'est lui qui empiète sur la mer, s'inclinant vers le Nord sous l'in- fluence du courant équatorial. Au moment des grandes marées, c'est- à-dire durant les trois ou quatre jours qui précèdent ou suivent la nouvelle lune (marées de syzygies), principalement dans les endroits la force du courant a retenu plus longtemps l'arrivée du flot, quand les eaux de la mer font enfin rebrousser chemin à celles du fleuve, celles-ci se précipitent en arrière avec une vitesse qu'augmente le retard du flux, et qu'aide encore le vent régnant. Arrivées dans un endroit un seuil ou un bourrelet transversal surélève le fond, elles ne trouvent plus dans la section ainsi diminuée un passage suffisant, un gonflement devient sensible, et, tout d'un coup, s'élèvent trois

1. Barreiras y falaises.

NOTICE SUR LA CARTE DU COURS DE L'AMAZONE. 173

énormes vagues, quelquefois quatre, de 3 à 4 m. de hauteur, se sui- vant de près et s'étendant de rive à rive. Remontant la rivière et aussi la côte du Gap Nord avec impétuosité et fracas, elles renversent, balayent et submergent tout ce qu'elles rencontrent. En deux ou trois minutes elles laissent derrière elles les eaux de la rivière nivelées avec celles de la mer, portant ainsi tout d'un coup la marée à sa plus grande hauteur qu'elle a mis six heures à atteindre graduelle- ment dans les autres endroits. Dans leur course, arrivant en des parages d'assez grands fonds, ces vagues disparaissent, comme en plongeant, pour surgir de nouveau dans les parties rases qui suivent.

D'après l'amiral E. Mouchez, dans le canal de Maracâ, la plus grande montée de l'eau est de 10 à 12 m. La Pororoca arrive 2 h. 1/2 à 3 heures après le commencement du flot; le plus fort cou- rant est alors de 8 à 10 nœuds durant quelques instants. Dans les quadratures, la mer ne monte que de 2 à 3 m., et les courants sont modérés.

La Pororoca, très forte tout le long de la côte du Cap Nord et à l'embouchure de l'Araguary, diminue d'intensité en entrant dans l'Amazone, elle ne se fait guère sentir que jusqu'à Macapâ. Au Sud de Marajo, on ne l'observe bien que dans les rios Guamâ, Mojù, et Arary, qui débouchent dans le rio Para.

C'est à ces mouvements violents des eaux qu'est due l'instabilité des fonds du grand estuaire amazonien, créant ainsi de nouvelles difficultés à la navigation, par l'impossibilité d'établir des cartes défi- nitives. Des écueils depuis longtemps signalés disparaissent, tandis qu'en d'autres points le limon se dépose, s'accumule, et que de nou- veaux bancs surgissent inopinément quelques années auparavant passait un canal profonde

Énorme est, en effet, la quantité de matières solides charriées par le fleuve. En dehors des rivières torrentielles qui se déversent dans le haut Maranon, et amènent quelquefois de la Cordillère de véritables coulées de boues, les affluents qui lui apportent, à cet égard, la plus forte contribution sont le Juruâ, le Purus et le Madeira, aux flots toujours bourbeux; les autres roulent, au contraire, des eaux beau- coup plus claires sur un lit plus rocheux.

Estimant à 0"'",25 par litre la teneur en limon des eaux de l'Ama- zone à son embouchure, et considérant le débit total du fleuve établi

1. Le cap» M. J. Nohhec.a de Vasconcellos, commandant l'aviso « Julahy » en mission, dit dans son rapport (2 mars 1898) : « En 1867, le long de la côte Nord de Marajù, existaient cinq îles : Machados, Bentivi, Nova, Canieleuo, Melan- cia, et celle do Perampé commençait à se former. L'île de Machados a disparu, tan- dis qu'à l'ESE se formait celle dos Machadinhos, et qu'à la place de l'ancienne restait à peine un banc qui se lia avec celui qui s'était formé par la disparition de l'île llcntivi. L'île Nova disparut aussi, laissant un banc qui se lie au NN'E de l'île Perampézinho, formée des dépôts de cette môme île Nova ».

17 i GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

plus haut, nous voj^ons qu'il en est entraîné tous les jours une quan- tité variant de l 760 000 tonnes à 4 millions de tonnes, ce qui repré- sente environ 1 050 millions de tonnes par an, ou, en tenant compte de la densité observée pour le limon desséché, un volume de plus de 650 millions de mètres cubes; soit de quoi former un cube de 866 m. de côté, ou couvrir d'une couche de 20 m. d'épaisseur une superficie de 3 250 ha. !

Et cette masse, si considérable qu'elle soit, ne représente qu'une partie du résultat du travail continu d'érosion qui tend à niveler de plus en plus la grande plaine amazonienne. La plus grande partie des matières solides arrachées au sol par les pluies ou par les courants ne quitte pas le bassin, soit qu'elle vienne se déposer dans les parties basses, oîi elle est en train de combler les lacs marginaux du fleuve et de ses affluents, soit que, grâce à la véritable filtration que, pen- dant la crue, fait subir aux eaux des rivières la végétation de leurs rives, elle exhausse celles-ci, en leur ajoutant à chaque inondation une nouvelle couche d'alluvions.

Paul Le Cointe.

175

111. NOTES ET CORRESPONDANCE

L'ALBUM DE STATISTIQUE GRAPHIQUE

Ministère des Travaux Publics, Album de statistique graphique de 1900. Paris, Impr. Nationale, 1906. In-folio, 6 p. et 47 pi. [la pi. 16 est bissée]. En vente chez H. Dunod & E. Pinat et Gh. Déranger : 14 fr.

Lorsque dans le premier volume des Annales nous passions en revue les principales sources de la géographie de la France, nous eûmes soin de citer, pour la partie économique, V Album de statistique graphique^. Cette publication, commencée en 1879, se proposait de représenter par des cartes, des diagrammes, des figures diverses, les principaux phénomènes de circu- lation en France. Si l'on parcourt cette collection, riche aujourd'hui de dix- huit volumes (annuels jusqu'en 1895, paraissant ensuite tous les deux ans-), on voit qu'elle n'a pas failli à sa tâche. C'est un répertoire qui condense, sous forme éminemment suggestive, une substance énorme de renseigne- ments. Une remarquable variété d'aperçus, un sens élevé de la connexité des faits, s'y associent à la sûreté des informations; et ces mérites, qu'on ne rencontre pas toujours dans nos publications officielles, suffiraient peut- être à trahir un anonymat que la reconnaissance des travailleurs se fait un devoir de dénoncer. L'unité et la valeur de cette œuvre sont, en effet, le résultat de l'effort que leur a consacré pendant de longues années M"" l'in- génieur Cheysson, membre de l'Institut. Si, comme on nous le fait craindre, cette publication devait disparaître, il serait d'autant plus opportun de commémorer le nom de son auteur.

Le dernier volume, publié seulement en 1906, mais concernant l'année 1900, offre un intérêt particulier, tant par son ampleur (47 planches) que par l'importance qu'il accorde aux récapitulations et aux vues rétrospec- tives. Cette préoccupation, essentiellement scientifique, de relier les phéno- mènes actuels aux phénomènes antérieurs, a toujours inspiré l'auteur de y Album] mais elle s'affirme cette fois d'une façon plus systématique et plus suivie que dans aucun des précédents volumes. C'est comme un dernier hommage à ce xix** siècle qui a été témoin des plus prodigieux change- ments qui aient jamais remué la fourmilière humaine.

Je vais, dans une brève analyse, passer en revue les principaux sujets qu'embrasse cette encyclopédie figurée des voies de circulation.

Les routes nationales (pi. 2 et 3) ont été l'objet de grandes dépenses sous le règne de Louis-Philippe. Nous recueillons aujourd'hui le fruit de cet effort, car la circulation s'y est accrue dans les dernières années par le développement de l'automobilisme.

1. Annales de Géographie, I, 1891-1892, p. ;{3, note 1.

2. Voir A'« niblioiiruphu' nWO, 2G:i A.

176 NOTES ET CORRESPONDANCE.

Les chemins de fer occupent naturellement une grande place (pi. 4- 18). On y trouve, sur les résultats généraux de l'exploitation depuis l'ori- gine, une série de données qui auraient leur emploi dans les controverses qui s'agitent aujourd'hui sur les avantages ou les inconvénients du régime. C'est surtout le mouvement des voyageurs et le tonnage des marchandises que nous devons noter ici : l'un et l'autre accusent une progression très marquée depuis 1892. Si Ton se rappelle que c'est à cette époque que l'État se décida, malgré des objections pessimistes, à réformer les tarifs de voya- geurs, on voit que le résultat lui a donné raison*.

Les grands courants de circulation sur voies ferrées se ressentent toujours de la conception initiale qui a présidé, chez nous, à leur établissement. Les voies rayonnant vers Paris ont la prépondérance, surtout pour le mouvement des voyageurs. Cependant, pour les marchandises, le Nord et les abords de la Méditerranée se signalent par un redoublement de trafic. Un tonnage considérable se meut le long de nos frontières, entre Lille et Nancy. Consi- dérable encore, quoiqu'un peu moindre, est le trafic qui gravite vers la région industrielle du Centre, entre Montchanin, Nevers etVierzon. Enfin, la diagonale qui d'Angleterre en Suisse, par Laon et Châlons, emprunte notre territoire sans passer par Paris, n'est pas sans importance même pour les marchandises. Ainsi la force des choses réagit peu à peu contre l'excès de centralisation du système, mais dans une mesure encore insuffisante.

Les six planches suivantes (19-24) se rapportent à la navigation inté- rieure. Ce qui frappe dans la carte représentant le tonnage de voies navi- gables et des ports, c'est une extrême inégalité : puissant dans le Nord et le Nord-Est, le trafic est ailleurs insignifiant; les ports de Dunkerque et de Rouen se relient à une active navigation intérieure, tandis que rien de pareil n'existe à Nantes et à Bordeaux. Cette disproportion est un legs de l'incohé- rence originelle de notre système de canaux; défaut qui n'a été corrigé qu'en partie par l'exécution du programme Freycinet, de 1879 à 1885. Le grand progrès qui s'accuse, depuis cette dernière date, par une augmentation presque du double, porte exclusivement sur l'ensemble de canaux et de rivières qui ont été amenés alors à des conditions uniformes 2. Cependant, même dans ce réseau il y a encore des lacunes. Entre la Meuse et l'Escaut, entre la région métallurgique de l'Est et les bassins houillers du Nord, le trafic manque de l'appoint d'une voie navigable. Un des instruments qu'exi- gerait la solidarité des deux régions fait encore défaut, bien que la néces- sité du canal du Nord-Est ait déjà été officiellement proclamée, d'abord en 1879, puis en 1901 ^ Tant qu'il manquera, une des fonctions économiques qu'indique la géographie ne sera pas remplie.

Le principal office de nos canaux ou rivières à grand trafic consiste encore surtout à desservir Paris. Comme le montre la pi. 20, la houille vient en masse du Nord; l'Est apporte des matériaux de construction et des

1. Le nombre de voyageurs rapportés au kilomètre est passé d'environ 8 millions et demi, en 1889, à plus de 14, en 1900 (année, il est vrai, d'Exposition). Celui de la tonne kilométrique est passé, dans la même période, de 11 millions à plus de 16.

2. Minimum de 2 m. de profondeur, écluses de 38", 50 de long sur 5 m. de large.

3. Voir Paul Léon, Le canal du Nord-Est {Annales de Géographie, XL 1902, p. 68-71). Il est utile de remarquer à ce propos que le progrès de Dunkerque, très rapide pour l'importation, est très faible pour l'exportation (pi. 38). passe donc l'exportation de l'arrière-pays ? Par Anvers en partie.

L'ALBUM DE STATISTIQUE GRAPHIQUE. 177

produits métallurf,'iqiies, tandis que la Basse-Seine déverse une quantité notable de denrées alimentaires. Chacun de ces courants se spécialise suivant sa provenance : bassins houillers, plateaux calcaires, Océan. Ces fleuves commerciaux, qui se substituent ou s'ajoutent aux fleuves naturels, ont leurs sources et leurs embouchures, mais ils manquent parfois d'affluents. C'est le défaut que ces cartes mettent bien en évidence.

Aux progrès de la batellerie intérieure s'oppose la stagnation de notre marine marchande (pi. 25-27). Le mouvement maritime s'accroît dans nos ports, mais le pavillon étranger y prend une part dont la prépondérance ne cesse de grandir depuis 1880.

Nous regrettons de ne pouvoir, faute d'espace, analyser, comme elles le méritent, les séries figurées qui suivent : pi. 28-32, accélération des voyages * ; pi. 33-36, circulation parisienne; pi. 37-38, commerce spécial de la France 2; pi. 39-43, industrie minérale et métallurgique; etc. '^.

On peut dire sans exagération qu'une partie de l'histoire économique de la France au xix® siècle se déroule dans cette succession de tableaux. Et pour qui essaie de lire à travers ces figures et les colonnes de chiffres qu'elles résument, le principe de plus d'un changement social auquel nous assistons s'en dégage. Tel est l'avantage de ces représentations figurées. L'application de la cartographie et des procédés figurés à la statistique est une méthode suggestive et féconde. Elle peut rendre dans le domaine des faits économiques des services semblables à ceux que les cartes et les gra- phiques rendent quotidiennement à l'étude des climats. Aussi la plupart des États civilisés pratiquent-ils la cartographie statistique; nul avec plus d'am- pleur que les États-Unis: il suffit de voir les Atlas qui illustrent leurs recen- sements décennaux. Plus modestes dans nos prétentions, nous demandons du moins que nos administrations ne coupent pas court à des œuvres dont l'utilité scientifique est éprouvée. Si les nécessités budgétaires exigent des sacrifices, est-il juste que la science en fasse tous les frais ? Il est pénible de constater l'interruption de publications telles que les observations du Service hydrométrique du bassin de la Seine, commencées en 1854 par Belgrand, et dont la série présentait un intérêt grandissant. L'abandon de V Album de ala- tistique graphique n'est pas moins regrettable. Les utiles statistiques que publie l'Office du Travail ne sauraient en tenir lieu. Qu'on le remplace, s'il le faut, par une publication de format plus modeste et de moindres propor- tions; mais qu'on ne supprime pas sans compensation un instrument de travail qui a son rôle et sa signification propre.

P. Vidal de la Blache.

1. Ija pL 28 {Coiiditioiis Urs voyages de Paris aur principales villes de France en /76'.î) est dressée d'après V Indicateur fidèle ou Guide îles ooijageurs par le S"" Michkl, ingénieur-goopraplie du Roi, à rObsorvatoiro, 1765. Si<>nalons de curiouses inépfalités : 3 jours soulonient de Paris ;i Hruxellos, 5 do l'aris à Lyon ; ni:\is 12 do Paris à Strasbourg, 12 pour Slarsoillo. 16 pour Toulouse 1

2. L'évolution du coniniorco rran(,'ais de 1815 à 1900 montre les phases suivantes : progrès insignifiants jusciu'on 1810, très rapides ensuite; 2" supériorité des exportations jusque vers 1875, des importations d(<puis cetto date; depuis 1880, l'importation dos matières nécessaires ji l'industrie l'emporte sur cello dos objets de consommation, ia((nelle est en baisse.

3. I*our les progrès do la [)roduotion et do la consommation de la houille, de la production dos fers, fontes et aciers, do la puissance des appareils à vapeur, etc., qu'il nous soit permis do renvoyer le lec'tour aux analyses do la Statistique de l'iudustrie mini'ralc, (|ue puldient nti> Bibliographies {X\' Jitbliof/rupftie ti^05, n" 3V6).

ANN, DK r.KOC.. XVI* ANNKE. 12

178

IV. CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE

NECROLOGIE

Marcel Bertrand. La Géologie française vient de perdre, en la personne de M"" Marcel Bertrand, ingénieur en chef des Mines, professeur à l'École des Mines et membre de l'Lnstitut, l'un de ses représentants les plus éminents.

Fils du célèbre mathématicien Joseph Bertrand et neveu de l'archéologue Alexandre Bertrand, le défunt, en 1847, appartenait à une famille le culte de la pensée fait partie du patrimoine. La science qui devait illustrer son nom ne l'attira néanmoins que fort tard : c'est seulement vers l'âge de trente ans que, voulant mettre à profit les loisirs que lui laissaient ses fonctions d'ingénieur ordinaire, il entrait au Service de la Carte géologique, en abordant l'étude détaillée du Jura. De 1880 à 1887, il faisait paraître les feuilles de Gray, Besançon, Lons-le-Saunier et Pontarlier. En même temps, il commençait la publication d'une série de mémoires l'on voyait s'affir- mer un esprit à la fois vigoureux et original. C'est ainsi qu'en 1884, analysant les rapports de structure des Alpes de Glaris et du bassin houiller du Nord , il mettait en pleine lumière l'importance des phénomènes de recouvrement, et en prédisait, d'une manière véritablement prophétique, la généralité.

La Provence, que Marcel Bertrand attaquait bientôt après (feuilles de Marseille et de Toulon; 1886, 1891), lui fournit l'occasion d'étendre et de préciser avec éclat ces vues nouvelles : sa note sur Vilot triasique du Beausset (1887) est restée classique, et l'on n'a pas oublié le remarquable essai de synthèse que, dix ans plus tard, il faisait paraître ici même ^ Puis, les Alpes de Savoie absorbaient une large part de son activité (études sur le massif du Môle, la Tarentaise, la zone des Schistes lustrés, les plis couchés du Mont-Joly). Enfin, il poursuivait jusque dans les pays de plaines, comme le Bassin de Paris, les traces de ces mouvements du sol dont la reconstitution, dans les régions montagneuses, l'avait conduit à de si bril- lants résultats (1892); et cette recherche l'amenait à formuler une loi d'une extrême importance pour l'évolution du relief terrestre à savoir, que les plis tendent toujours à se reproduire aux mômes places.

Dans ses deux conférences sur la chaîne des Alpes et la formation du Continent Européen (1887) et sur la distribution des roches éruptives en Europe (1888), M. Bertrand résumait les conceptions hardies de M"" Suess et leur donnait pour la première fois, en France, une large publicité. La magistrale préface dont il voulut bien honorer, en 1897, la traduction française de La

1. La Basse Provence {Annales de Géographie, VI, 1897, p. 212-229, carte pL vi; VII, 1898, p. 14-33, carte pi. i).

GÉNÉRALITÉS. 179

Face de la Terre était, de sa part, un nouvel hommage rendu au génie du géologue de Vienne.

En 1900, le Congrès géologique international réuni à Paris lui donna l'occasion de servir de guide aux savants étrangers et de leur montrer plusieurs des coupes qui avaient fait l'objet de ses découvertes. Ce fut, on peut le dire, sa dernière joie scientifique : frappé cruellement, vers celte époque, dans une de ses affections les plus chères, il ne devait pas tarder, en effet, à ressentir les premières atteintes du mal implacable qui vient de l'emporter. Mais son œuvre demeure, puissante et féconde * ; le souvenir de sa haute intelligence, de sa nature si droite et si généreuse, reste impé- rissable dans l'esprit de tous ceux qui l'ont connu.

Emm. de Margerie.

GENERALITES

Le développement de la navigation à vapeur irrégulière et l'avenir de la navigation à voiles. Nous avons déjà signalé 2 la ten- dance actuelle à multiplier, dans le commerce maritime, les navires à vapeur sans itinéraire ni point d'attache fixe, cueilleurs de fret, il s'en pré- sente, véritables « chemineaux » de la navigation moderne et qu'on a bap- tisés pour cette raison « tramp steamers ». Les tramps sont en effet devenus un des instruments les plus employés du commerce maritime. M"^ Jules Lefaivre, consul général de France à Hambourg, insiste, dans une récente •correspondance relative à la marine allemande en 1906^ sur l'abondance des vapeurs irréguliers, ou tramps anglais, dans les ports allemands.

Ces tramps anglais sont toujours certains, dans les divers ports ils se présentent, d'effectuer des opérations fructueuses parce qu'ils disposent d'un article de fret universellement demandé, le charbon. Jamais l'Angle- terre n'a exporté plus de charbon qu'auj ourd'hui ; elle en a vendu 55 600 000 1. en 1906 contre 47500 000 t. en 1905*, et en Allemagne même les ports du canal de Bristol en ont envoyé 370000 t.

Les tramps allemands, manquant de cet article fondamental d'exporta- tion, ne se développent que lentement. Au contraire, grâce à cet instrument commercial, les Anglais ont évincé les vapeurs allemands de maint trafic fructueux; ce sont eux qui importent en Allemagne les céréales de la mer Noire, le coton, le riz. Ils ont à peu près frappé à mort la Hotte des voiliers allemands de la Baltique qui participaient largement aux importations de céréales de l'Angleterre. Les voiliers allemands ne trouvent plus comme fret que certaines marchandises encombrantes à transporter au très long cours,

1. lia Notice sur les Travaux Scientifiques de M. Marcel Bertrand, inipriméo en 1894 (Paris, Gauthior-Villars & fils, in-4, 35 p.), n'énumère pas moins do (|uatro-vingt-quinzo articles ou mônioiros. publiés do 1880 à I8!>t. Ses principaux travaux postériours à cette date ont été analysés dans nos OibUoifraphies (jeoyrupUiques annuelles {won- liibl. de li^Où, n" Sa.') ; Bihl. de tS97, n»» 54, 272 ; Dibl. de fS98, 209 ; /A'* Bihl. 1899, n<" 249 A, 893 ; X" Bihl. liWO, n"» 229, 238, 2G4 A).

2. Annales de Gëof/raphiè, XIV, Chronique du 15 mai 1907, p. 278.

3. Moniteur officiel du Commerce, 31 janvier 1907, p. 99.

4. Ibid., p. 98.

180 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

comme les nitrates du' Chili, les céréales et les bois de l'Ouest des États- Unis. Encore dans ces domaines lointains, les « tramp steamers », naviguant avec un personnel très réduit, menacent-ils leur avenir.

Ces progrès des vapeurs irréguliers touchent de fort près la question capitale de l'avenir de la navigation à voiles. La fonction particulière du navire à voiles, les autorités en la matière, telles que MM»'« Emory U. Johnson et Russell Smith * s'accordent à le reconnaître, consiste à assurer le transport des éléments irréguliers du trafic international. Unfr bonne part de ces éléments irréguliers tendent à faire l'objet d'un trafic continu, qui est mieux desservi par les lignes régulières de transport. Mais il y a des irrégularités qu'aucune infliuence humaine ne saurait faire disparaître : ce sont, par exemple, celles des récoltes et des énormes fluctuations qui s'ensuivent dans le commerce maritime. Ainsi, de 1891 à 1900, l'Angleterre a importé par an une moyenne de 4 à 5 millions de tonnes de blés et farines; mais les fournisseurs ont prodigieusement varié d'une année à l'autre. En 1895 et 1896, plus de 1 200000 t. sont venues des ports de la mer Noire, et moins de 200 000 dans les années 1898, 1899 et 1900. La Plata a envoyé plus de 500000 t. en 1894, 1895, 1899 et 1900, et en 1897 à peine plus de 50000 t. Les ports américains de l'Atlantique, qui n'ont fourni, en 1896, qu'un peu plus de i 500000 t., en ont expédié plus de 2 500 000' en 1892, 1898 et 1899. Ce sont de tels faits, applicables à tous les produits agricoles, qui sont la raison d'être du navire vagabond ou « tramp * ; il s'agit de savoir s'il y a place désormais dans cette fonction spéciale pour le voilier.. Les effets de la dernière éruption du Vésuve sur la faune du golfe de Naples. La dernière grande éruption du Vésuve, qui a atteint son paroxysme du 7 au 9 avril 1905, a été signalée surtout par d'énormes masses de cendres qui ont détruit la végétation des environs de Naples et anéanti sur un large périmètre les vergers et les vignobles. Mais ne se sont pas bornés les ravages causés par les cendres du volcan. M*" S. Lo- BiANCO, directeur de la station zoologique de Naples, que trente années de pêches scientifiques pratiquées quotidiennement dans le golfe ont familia- risé avec la répartition de ses animaux, de leurs groupements et de leurs- mœurs, a constaté que l'éruption a profondément troublé les conditions d& la vie dans toute l'étendue du golfe de Naples. Les perturbations ont été dues uniquement à l'action mécanique de la pluie de cendres. Elle a anéanti d'abord la faune pélagique, le plankton, qui exige une eau pure. Elle s'est agglutinée à la surface de ces mêmes organismes d'autant plus aisément que ceux-ci réagissaient en sécrétant un mucus; alourdis, ils sont tombés^ sur le fond, leurs cadavres se sont accumulés. Pendant plus d'un mois, le golfe fut inhabitable pour les divers animaux du plankton; il en résulta la disparition des sardines et des dauphins qui en vivent. Les éponges et les oursins furent détruits aussi par l'obstruction des branchies ou des orifices indispensables ; on ne draguait plus que leurs cadavres réduits à la cara- pace. M"" Lo BuNco s'est demandé si ce n'est pas à des perturbations de cette sorte qu'est due la fossilisation en masse des oursins dans certains-

1. D'après un compte rendu, signé G. G. C[hisholm], du Geographical Journal, XXIX, Febr., 1907, p. 221.

EUROPE. 181

gisements. Les animaux enfoncés dans la vase du fond souffrirent eux-mêmes de l'éruption; les uns périrent, les autres remontèrent à la surface de cette vase, on les capturait avec des engins qui d'ordinaire ne les atteignent pas. Enfin l'obscurité engendrée par la cendre en suspension dans l'eau •causa des troubles dans la répartition altitudinale des animaux : on pécha •en abondance dans des couches habituellement éclairées des animaux essen- tiellement nocturnes. En somme, il s'est opéré une destruction énorme, dont les effets ne se répareront que lentement. Des observations d'une ■aussi remarquable précision sont assez rares dans le domaine océanogra- phique pour qu'on attire l'attention sur celles-ci ^

EUROPE

Résultats définitifs du recensement du 4 mars 1906 en France.

D'après le recensement quinquennal du 4 mars 1906, dont le Ministère du Commerce a récemment publié les résultats^, le chiffre total de la popu- lation atteignait à cette date 39 252 267 hab.^, ce qui représente une augmen- tation de 290 322 par rapport aux chiffres de 1901 : 38 961 945 (chiffres défi- nitifs). C'est un accroissement sensiblement moindre que celui de la période <îuinquennale précédente, qui avait atteint 444 613 hab., mais supérieur à ceux des périodes 1886-1891 et 1891-1896, l'on avait relevé 124 289 et 175 027. En ajoutant au chiffre cité plus haut les résultats des recensements spéciaux effectués par les ministères de la Guerre et de la Marine, le total de la population française se trouve porté à 39 337 235 habitants.

32 départements sont en accroissement, 55 en diminution. Le premier groupe s'est accru de 516 000, le second a diminué de 226 000. Ces chiffres, comparés à ceux qu'avaient révélés les résultats définitifs de 1901 (respec- tivement 767 000 et 322000), prouvent que les conditions démographiques se sont uniformisées davantage en France durant la dernière période quin- quennale; les phénomènes d'accroissement et de concentration des habi- tants sont sensiblement moins accentués, et d'autre part le taux de la diminution du peuplement dans la plus grande partie du territoire s'est abaissé. Alors que, en 1901, les départements en recul perdaient6000 habi- tants en moyenne, en 1905 ils ne perdent plus que 4000. L'on n'a plus cette fois de ces diminutions de 12 000 à 15 000 habitants que présentaient l'Yonne, le Gers, le Lot. Les départements les plus maltraités sont : rOrne, qui peid 10959; le Lot, 10109; la Nièvre, 9811; le Puy-de-Dôme, 8775. Tous les autres perdent moins de 8 000 habitants.

Si l'on tente un commentaire géographique dos données du recensement, on constate, comme en 1901, l'intensité de l'attraction qu'exercent Paris et sa banlieue. La Seine (3 848 000 habitants) a augmenté de 178 000 âmes; et,

1. Revue du mois, 2* année, 10 fév. 1907, Clironiqiio, p. 239. (D'après les Afitt. ans der Zoo!. Station Neapel, XVIII, 190f>, p. 73-104.)

2. Journal Officiel di; la République fravraise, fi janvier 1907, p. 113-119. Résumé dans Le Temps, 7 janvier 190('. ; Tabloau do la population par tU-partements avec accroissomcuts ot. diminutions; population des villes do plus do 100000 habitants et dos communes avoisinant paris.

3. Par suilo d'une roctitication ultérieure portant sur le chiffre du département do la Vicuuo <o total doit étpe ramoné à 39 252 245 hab. {Journal Officiel, 3 février 1907, p. 966 )

182

CHRONIQUE GÉOGliAPIIIQUE.

pour être exact, il faut ajoutera ce chifi're les 42 000 habitants dont s'accroît Seine-et-Oise, qui, comme l'a fait remarquer M'^Turquan à propos du recen- sement de 1901, offre plus de décès que de naissances, et qui n'augmente qu'à cause du voisinage de Paris. La région parisienne, avec un gain de 220000 habitants, absorbe donc les trois quarts du gain total du pays. Il faut d'ailleurs faire cette remarque que la ville de Paris n'a augmenté que de 49 000 habitants: 2 763 000 contre 2 714 000. L'accroissement de Paris avait été supérieur à 200 000 de 1896 à 1901 ; il semble donc qu'il y ait eu ralentis- sement. Mais il existe aujourd'hui 13 communes de la Seine supérieures à 30 000 habitants : les principales sont Saint-Denis, 64 000; Levallois-Perret, 62 000; Boulogne, 50 000; Glichy, 41 000 et Neuilly, 41 000. Toutes ensemble, elles représentent 535 000 habitants, et elles se sont accrues de 50 000 habi- tants. A Paris semble donc se manifester nettement le phénomène qui carac- térise toutes les capitales : le mouvement centrifuge causé par le perfection- nement des communications interurbaines. Tous les autres accroissements supérieurs à 10000 habitants concernent des départements industriels ou maritimes : l'influence de Nice, Marseille, Nancy, Lyon, se fait sentir dans les chiffres d'augmentation des Alpes-Maritimes, 40 800; des Bouches-du- Rhône, 31500; de Meurthe-et-Moselle, 32 800; du Rhône, 15 800. La région industrielle du INord et du Pas-de-Calais gagne 86 000 âmes. Seul le Finis- tère (22 000) présente un gain notable indépendant du facteur industriel. Les 23 autres départements en progrès (y compris la Seine-Inférieure, 10000; le Morbihan, 9 700; les Vosges, 8 700) ne s'accroissent ensemble que de 66 000 habitants!

Le dépeuplement frappe les régions montagneuses : la zone alpestre perd 17 000 hab., à peu près 10 p. 1 000; la zone jurassienne, 8 500 hab., soit 9,5 p. 1 000 ; la zone pyrénéenne une vingtaine de mille, y compris les parties pyrénéennes de la Haute-Garonne, soit près de 20 p. 1 000. La région du Massif Central est universellement éprouvée, sauf la Haute-Vienne, qui gagne 4 000 hab., à cause de l'attraction de Limoges; les autres dépar- tements qui couvrent les terrains anciens du Centre de la France perdent ensemble 47 000 âmes, soit 10,4 p. 1 000. Nous avions déploré, en 1901, l'effrayante dépopulation de la région du Sud-Ouest^ ; le phénomène conti- nue, mais atténué : la plaine de la Garonne perd 38000 hab., et l'ensemble du bassin, environ 57 000. Il faut signaler la dépopulation des deux dépar- tements vinicoles du Midi; la mévente des vins a sans doute entraîné le déchet de 12 000 âmes que présentent l'Aude et l'Hérault. Dans le Nord, la Normandie, la Picardie, la Bourgogne continuent leur mouvement de recul.

Il n'y a aucune ville nouvelle de plus de 100000 hab. : Marseille a 517 000 âmes (gain 26 000); Lyon, 472000 (gain 13000) ; Bordeaux, 252000; Lille, 205 000; Toulouse, 149 000; Saint-Etienne, 146 000; Nice, 134000 (gain 29000); Nantes, 133000; Le Havre, 132000; Roubaix, 121000; Rouen, 118000; Nancy, 110000 (gain 8000); Reims, HOOOO; Toulon, 103000. Fait caractéristique, plusieurs grands centres sont en perte : Bordeaux recule^ de 4 700 âmes, Lille de 5 000, Toulouse de 400, Roubaix de 3 350.

]. Annales de Géographie, X, Clironique du 15 novembre 1901, p. 470-471.

EUROPE. 183

La population de l'empire d'Allemagne, d'après le recensement du 1er décembre 1905. Le dernier recensement de l'Empire allemand adonné, comme résultat définitif, 60 641 000 hab., ce qui représente un gain de 4 274000 personnes sur les chiffres de dOOO^, soit un accroisse- ment de 7,6 p. 100. Rappelons, à ce propos, que l'empire n'avait que 41 000000 d'hab. en i871. La rapidité d'accroissement se maintient à peu près au même taux depuis 1895; elle était de 5,7 p. 100 en 1895; elle a monté à 7,8 en 1900, et n'a baissé que de deux dixièmes. La densité au kilomètre carré atteint aujourd'hui 112, inférieure à celle de l'Angleterre, 132, du Japon, 122, enfin de l'Italie, 118, mais bien supérieure à celle de la France, 73. Parmi les divers États, la Prusse a 37 300 000 hab.; la Bavière, 6 520 000; la Saxe, 4 500 000; le Wurtemberg, 2 300 000; le duché de Bade, 2 millions; l'Alsace-Lorraine, 1 815 000.

Le nombre des grandes villes s'est élevé de 33 à 41 ; 19 d'entre elles ont plus de 200 000 hab. 3. Citons les chiffres des principales : Berlin, 2 033 000 (1888 000 en 1900); Hambourg, 800 000(705 000); Munich, 537 000 (500 000); Dresde, 514 000 (396 000) ; Leipzig, 502 000 (456 000) ; Breslau, 470 000 (422 000); Cologne, 425 000 (372 000); Francfort-sur-le-Main, 337 000 (289 000); Nurem- berg, 294 000 (261000); Dûsseldorf, 252 000 (213 000); Hanovre, 250 000 (235 000); Stuttgart, 247 000 (176 000); Chemnitz, 244 000 (204000); Magde- bourg, 240000 (230 000); Charlottenburg, 237 000 (189 000); Stettin, 230 000 (210000); Essen, 229000 (119000); Kœnigsberg, 220000 (189000); Brème, 215000 (163 000).

Le ravitaillement des Iles Britanniques. Un demi-siècle de libre échange commercial a engendré pour les lies Britanniques une extraordi- naire dépendance à l'égard d'une multitude de pays du monde en ce qui concerne son ravitaillement et l'arrivage des matières premières pour l'industrie. A l'heure actuelle, la maîtrise de la mer est devenue pour le Royaume-Uni une nécessité vitale, sous peine d'encourir le risque de la famine, dans le plein sens du mot. Cette singulière situation avait déjà attiré l'attention de divers économistes*; elle préoccupe aujourd'hui le gouvernement anglais. Une Commission avait été chargée, en 1903, sous la présidence de Lord Balfour de Burleigh, d'enquêter sur les conditions d'im- portation des produits alimentaires et des matières premières dans la Grande- Bretagne, en temi)s de guerre, et de rechercher les moyens d'éviter l«s graves conséquences que pourrait entraîner dans les conditions d'existence des Anglais un conflit armé. Cette commission a déposé un volumineux rapport dont nous ne retiendrons ici, d'après le compte rendu de M"" H.-R.

1. D'après la Deutsche liundschau f. GeoQ. u. Statistik, XXIX, 1907, 4.

2. Pour le ro<enst;incnt do l'.tOu, voir Andrk Brisse, Le recensement de VEmpire Allemand, 1er décembre 1900 {Annales de Géof/rnphie, X, 1901, p. 27t-27G).

3. Pour les pjrandos villes, nous no donnons quo los résultats provisoires, mais la presque identiti^ dos chiffres provisoires et des chiffres dôlinitifs pour lensomblo du pays ot pour la Prusso nous laisse croire quo les rhanf]:onients qu'on apportera aux donncos provisoires pour les villes seront insignifiantes. Nous avons d'ailleurs arrondi los chiffres.

4. Nous indi(iuerons notamment los deux articles suivants : ÉnofVRO Picard, Indépendance économique de l'Angleterre au point de ime des denn'es alimentaires {Quest. Dipl. et Cnl., XIT, l" octobre 1901, p. 405-417) ot Jacquks Baudoux, Le ravitaillement des Iles Britanniques {Ihid., XIX, 10 janv. 1905, p. 97-101). Ces doux iHudos font voir quo la situation actuelle, née do la rupture d'o(juilibro entre la production agricole ot la production iudustrioUo, s'est établie depuis uno trentaine d'anni^os.

184

CHRONIQUE GÉOGRAPmQUE.

Savary *, que les données relatives aux approvisionnements de l'Angleterre en temps de paix. En 1905, au moment des travaux de la Commission, l'Angle- terre importait environ pour 4 750 millions de fr. de matières premières et de produits industriels transformables et pour 5 800 millions de fr. de denrées alimentaires de toute nature.

Parmi les diverses matières premières, l'Angleterre importe la totalité du coton qu'elle consomme, 1 300 millions de fr. ; 75 p. 100 de la laine, 575 millions de fr. ; 50 p. 100 des peaux et cuirs; 25 p. 100 du minerai de fer. En ce qui concerne l'alimentation, elle a acheté, en 1905, pour 1 750 mil- lions de fr. de céréales, 1 575 millions de produits de ferme, de légumes, de fruits, 1 milliard de bestiaux ou de viande, 515 millions de sucre et glucose, 235 millions de thé, 50 millions de café. A l'heure actuelle, elle importe 80 p. 100 de sa consommation de céréales, 37 p. 100 du bœuf et du veau, 38 p. 100 du mouton, 60 p. 100 du lard et du porc nécessaires à ses besoins. Cette situation anormale est récente, elle s'est accentuée avec la décadence de l'agriculture anglaise, qui n'occupe plus que 23 p. 100 des habitants du Royaume-Uni.

Voici la part relative des divers pays importateurs de céréales : colonies britanniques, 39 p. 100; Europe, 25 p. 100; États-Unis, 15 p. 100; Amérique du Sud, 19 p. 100. En janvier arrivent les blés de la côte Pacifique de l'Amérique du Nord; en février et mars, les blés de l'Argentine; en avril, ceux de l'Australie; en mai, ceux de l'Inde (Calcutta et Bombay); en juin et juillet, les blés indiens encore (Delhi et Kourratchi); en juillet et août, les blés américains d'hiver; en septembre, les blés américains de printemps; en septembre et octobre, les blés russes; en novembre, les blés canadiens. Parmi les pays fournisseurs de viande, le Canada et les États-Unis envoient du bétail vivant; l'Argentine et l'Australie, de la viande frigorifiée.

En somme, la société britannique se trouve, pour sa vie de tous les jours dans une dépendance beaucoup plus étroite à l'égard de l'étranger qu'aucune autre nation. On n'observe rien de comparable chez ses grands concurrents industriels, les États-Unis, l'Allemagne et la France. De 1895 à 1899, selon M"^ Jacques Bardoux, les achats de produits agricoles dans ces divers pays ont représenté en moyenne les chiffres suivants : France, 1 100 millions de fr. ; États-Unis, 1 125 millions de fr.; Allemagne, 2 milliards; Angleterre, 4 875 millions. Il est aisé de s'expliquer, devant ces faits, pourquoi la Grande- Bretagne met un soin jaloux à maintenir sa flotte de guerre sur un pied tel qu'elle soit supérieure à celle des deux plus grandes puissances navales après elle {Ttvo Powers Standard) et consacre à son budget de la marine 1 070 millions de fr. en 1905; pourquoi la prospérité de la marine de com- merce ne cesse de croître (navires à vapeur, 3 914 de 5 269 000 tx. en 1898; 4012 de 7 860 000 tx. en 1904); pourquoi enfin les progrès de la puissance maritime allemande éveillent de si sérieuses inquiétudes Outre-Manche.

Les nouvelles lignes des Alpes orientales et le port de Trieste. Depuis 1901, on travaille en Autriche à la réalisation d'un grand programme de voies ferrées, dont l'achèvement, prévu pour 1908, entraînera sans doute un complet remaniement des relations entre le port de Trieste et toute la

1. H.-R. Savary, X<? commerce britannique en temps de guerre {Ann. sciences polit., 22* année, 15 janvier 1907, p. 48-6n.

EUROPE. 185

région des Alpes orientales, ainsi qu'un essor économique nouveau de tous les territoires occidentaux de l'Empire ^

Jusqu'à présent les communications n'étaient assurées entre Trieste et Vienne que par une ligne unique (la « Siidbalin »), contournant, parLaibach, Marburg et Graz, la chaîne des Karawankea, et franchissant, entre Bruck et Vienne, le col du Semmering. D'un autre côté, il n'existait pas de relations directes entre les vallées du versant Nord des Alpes autrichiennes (Danube, Salzach, Enns) et Trieste; en sorte que le Tirol, Salzbourg et la Haute- Autriche dépendaient économiquement, soit de Gênes et Venise, soit sur- tout des ports allemands, Brème et Hambourg.

Le programme de voies ferrées {Investitionsvorlage), dont une partie ont été inaugurées en juillet 1906, par l'archiduc héritier François-Ferdinand, comprend quatre lignes nouvelles qui pourraient être réduites rationnelle- ment à trois : celle du Wochein et des Karawanken, celle du Pyhrn et celle des Tauern.

La ligne du Wochein, aujourd'hui inaugurée, relie directement Trieste à la vallée de la Save qu'elle atteint à Assling, en traversant, au lieu de les tourner, les Alpes Juliennes le long du cours de l'Isonzo^. Elle se continue, depuis cet été, par la double ligne des Karawanken, formant une fourche qui relie d'une part Villach, d'autre part Klagenfurt à Assling. De Klagen- furt, dans la vallée de la Drave, une voie ferrée déjà existante gagne Bruck par la vallée delà Mur. Ainsi se trouve constituée une ligne maîtresse qni rattache à peu près directement Vienne au fond de l'Adriatique, parce qu'elle traverse, au lieu de la tourner, la chaîne des Karawanken.

Cependant, à partir de Bruck, la nouvelle ligne se raccorde à la Sûdbahn et se trouverait toujours sous la dépendance du col du Semmering si l'on ne l'avait pas complétée par une autre ligne permettant de gagner Vienne en venant de Trieste par un tracé nouveau. Cette ligne utilise un tronçon déjà existant entre Sankt-Michael (près de Leoben) et la vallée de l'Enns, par les vallées de la Liesing et de la Palten, et gagne la vallée de la Steyr et le Danube à travers le massif montagneux du Pyhrn. Par cette ligne du Pyhrn, il est donc possible, de Sankt-Michael, d'arriver à Vienne, en empruntant des voies liées aux basses vallées ou traversant les montagnes eu tunnel, par la vallée de l'Enns, Steyr, Amstetten et Sankt-Pôlten. Une voie entièrement indépen- dante a donc été créée et permet de suppléer, le cas échéant, la ligne du Semmering. Elle offre en outre l'avantage de couper droit vers Linz, vers Budvveis et la Bohême, et de rapprocher sensiblement les foyers d'industrie de la Bohême, Prague, Pilsen, Eger, du grand port adriatique. De Trieste, les distances sont raccourcies de lii km. vers Prague et Rudweis, de 120 km. vers Pilsen, de 142 km. vers Linz, de 198 km. vers Eger, Leipzig et Nuremberg.

La ligne des Tauern est la plus difficile de toutes; elle doit, en effet, traverser de part en part le massif cristallin des Tauern, vers son extrémité orientale, entre le Moll Tiial et la vallée de Gastein; elle reliera ainsi, par

1. Gabriel Louis-Jaray, Les nouvelles lignes de chemin de fer de Triexte n^rs l'Europe cen- trale {La Géographie, XIV, 15 octobre 190(), p. 231-238, carte 1 : 3 000 000)).

2. La ligne du Wochoin tiro son nom do la haute valk^o dn Wochein, qui constitue, au civur os Alpes Juliennes, une dos sources de la Save.

186 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

un tunnel qu'on creusera entre Mallnitz, près d'Ober-Vellach, et Bôkstein, non loin de Wildbad Gastein, la vallée de la Drave à celle de la Salzach. Cette voie ferrée, qu'on espère achever en 1908, sera, entre celle du Brenner et celle du Semmering, une des grandes routes des Alpes, mais elle offre cette particularité de n'être en rien prédestinée par la nature, à la différence de la plupart des autres voies ferrées des Alpes, qui sont venues doubler une route naturelle. Il est difficile de prédire dès maintenant les effets de cette nouvelle percée sur les relations du versant septentrional des Alpes orien- tales; il semble pourtant qu'ils doivent être très profonds, et que Trieste, comme il est arrivé pour Milan et Gênes après l'ouverture du Gothard, attirera à elle, pour une part non négligeable, le trafic du Vorland alpin. Dès maintenant, la Bavière se préoccupe d'aménager des lignes d'accès à la voie des Tauern. Il est plus malaisé de prévoir les résultats de la lutte avec les ports du Nord pour les débouchés du Wurtemberg et de la Souabe; mais sans doute en ces pays, Trieste l'emportera au moins sur Gênes et sur Venise.

Si l'on ajoute à tous ces travaux neufs un remaniement complet des tarifs S on s'expliquera la situation nouvelle préparée au port de Trieste dans l'économie des relations de l'Europe centrale. D'abord, comme on l'a vu, il y a désormais une nouvelle voie de communication entre Vienne et Trieste, et, indépendamment de tout raccourci de distance, ce fait est très important, car la « Siidbahn » se montrait manifestement insuffisante ; le commerce d'importation de nombre d'articles, café, jute, coton, sucre, s'opère surtout en hiver, alors que les neiges peuvent gêner la circulation sur la ligne du Semmering; il languit en été. D'autre part, il y avait souvent surcharge de la ligne, encombrement de vagons dans certaines gares et pénurie ailleurs. La nouvelle voie recueillera, dans les moments de presse^ le surplus de l'autre ligne; grâce à un encombrement moindre, les débar- quements se feront plus rapides; les vagons pourront être mis plus vite à la disposition des expéditeurs et l'intensité du trafic y gagnera considéra- blement. A Vienne, les expéditions pourront s'effectuer par toutes les gares de l'État et non plus seulement au Sudbahnhof. Outre l'arrivage plus abon- dant des articles actuels du commerce, il y a lieu de prévoir que ces con- ditions nouvelles engendreront un courant d'importation de produits actuellement peu représentés : les fruits et les primeurs de Dalmatie et d'Afrique, les fleurs d'Italie, etc. C'est moins grâce au raccourcissement des distances que par une meilleure organisation du trafic et une plus grande rapidité des relations que Vienne paraît devoir profiter des lignes nouvelles et fournir à Trieste un accroissement de commerce.

Trieste est-elle préparée à tirer parti de cette remarquable convergence des voies ferrées de l'Europe centrale vers ses entrepôts et son port? Il semble que non. Sans doute, la place se trouve dans un remarquable état de pros- périté; ses relations prennent de jour en jour plus d'extension; dans l'espace de 4 ans, son tonnage a passé de 4 570 000 tx. (1901) à 6 millions

1. M'' Louis-Jaray dresse un tableau montrant le raccourcissement des distances et la réduction des taxes de transport entre Trieste et diverses villes d'Autriche : Klagenfurt, Leo- ben, Linz, Passau, Vienne, Trente, Innsbruck, etc. (sans tenir compte du chemin de fer des Tauern, encore inachevé).

ASIE. 187

de tx. (1905). Mais à l'heure actuelle, selon la Neue Freie Presse, a la super- ficie du port est trop petite, les hangars n'offrent pas de place suffisante pour contenir les marchandises qui arrivent, les vagons stationnent devant les hangars et ne se vident que péniblement; enfin, on ne peut vider les hangars, parce que le port est trop petit et que l'embarquement prend beau- coup de temps dans un petit port » *. Trieste souffre du même mal que Gênes ; ses installations ne sont plus à la hauteur de son trafic. C'est la situation inverse de celle que présente Marseille, dotée d'un port admirable, pourvue de tout l'espace et de tous les engins nécessaires, mais insuffisamment reliée à l'arrière-pays. Trieste pourrait également devenir ce qu'elle est très peu aujourd'hui, un port de transit pour les personnes, mais il faut pour cela qu'elle soit reliée à Alexandrie et au Levant par des lignes de bateaux plus rapides, en même temps que ses voies ferrées disposent de meilleurs express qu'aujourd'hui. Ce sont des desiderata aisés à corriger. A l'heure actuelle, on travaille activement à la transformation du port, et, fait signifi- catif, le capital allemand et les entreprises de navigation allemandes, qui avaient jusqu'à présent négligé Trieste, commencent à s'y intéresser et son- geraient même, paraît-il, à en faire le port d'attache d'une ligne nouvelle.

ASIE

Voies ferrées en Asie Russe. La ligne de l'Amour. La ligne de la Sibérie au Turkestan. Doublement du Transsibérien. Le il no- vembre dernier, le Conseil des ministres russe a approuvé un projet ten- dant à la construction d'un chemin de fer destiné à relier Khabarovsk, ter- minus de la ligne de l'Oussouri, au tronçon de Strêtensk et au Transsibérien. C'est en somme la reprise du projet du Transsibérien avant le traité de 1896 avec la Chine qui permit aux Russes le passage à travers la Mantchourie. Il s'agit d'une entreprise de grande envergure, puisque la ligne aura \ 490 km. et doit coûter 346 millions de fr. (130 millions de roubles). lia été décidé de s'adresser à l'initiative privée et de faire de la ligne l'objet de plusieurs concessions, au moins pour la plus grande partie de son tracé, de Khabarovsk à Pokrovsk, terminus de la navigation à vapeur de l'Amour. L'État ne se chargera que du tronçon très difficile Strêtensk-Pokrovsk, sur 350 km. la voie devra emprunter la gorge de la Chilka. Ce tronçon sera le plus coûteux, mais aussi le plus important, car il assurera les transports à vapeur sans interruption entre l'embouchure de l'Amour et le Centre de l'Empire.

On s'occupe aussi de la voie maîtresse destinée à souder le Transsibérien et le Transcaspien parle steppe kirghiz et le Semirêtch'é. M'" Wmte en fai- sait valoir l'importance économique avant la guerre; il déclarait que cette voie était nécessaire pour rendre possible la spécialisation agricole de la Sibérie et du Turkestan. Avec ce puissant instrument de transport, le Tur- kestan pourrait consacrer entièrement ses terres fertiles au coton, assuré qu'il serait de recevoir l'excédent des récoltes de blé de Sibérie. De son côté, la Sibérie, qui ne peut développer ses cultures de céréales faute de débou-

1. Neur Freie Presse, -20. .luli 1906, Munjnibfatt. p. 13.

188 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

chés, en trouverait un considérable dans les prospères oasis touraniennes.

Enfin, la question du doublement du Transsibérien entre dans la voie pratique. Il vient d'être décidé que les terrassements seront opérés par des forçats *.

Nouvelle exploration de M' Sven Hedin en Perse et au Tibet. ]VF Sven Hedin vient d'ajouter une nouvelle série de travaux ù sa féconde carrière de découvreur. Pour se rendre au Tibet, but de son voyage, il a traversé la Perse, dont il a exploré quelques-uns des déserts les plus mal connus, rectifié la carte, effacé certaines chaînes de montagnes pendant qu'il en précisait d'autres, et opéré, à ce qu'il semble, des levés très impor- tants. La partie essentielle de cet itinéraire préliminaire consiste dans la traversée du grand Kevir, effectuée dans l'hiver 1905-1906 ; c'est un ancien fond de lac réduit aujourd'hui à un vaste désert de boue et de sel. Il a ainsi rejoint l'oasis de Tebbes, perdue comme un îlot fertile au milieu des déserts, puis il atteignit Naïbend, au milieu du désert de Loût, sur la route de Kir- man à Birdjan, et de il gagna Nikh (Neh) et Nazirabad, capitale du Séistan, d'où il écrivait le 15 avril 1906, et régnait à ce moment une ter- rible peste en même temps que la famine. II y reçut l'hospitalité chez le consul anglais. Les indigènes refusent de se faire vacciner contre la peste, parce qu'ils croient que les Anglais ont introduit des Indes le fléau, en vue de les détruire.

Du Séistan, M"" Sven Hedin se rendit, par un itinéraire au sujet duquel nous n'avons pas de renseignements, à Leh, capitale du Ladak, d'où il aborda sa nouvelle exploration du Tibet. D'après un télégramme reçu à Calcutta le 5 février dernier, il venait d'atteindre le lac Ngangon-Tso (31® lat. N, 86° long. E Gr.) le 21 janvier et espérait être à Ghigatsé à la fin du mois. Attaquant le Tibet dans son angle Nord-Ouest, par le désert d'Ak-saï-lchin, il déclare avoir effectué un magnifique voyage en diagonale à travers les par- ties les plus mystérieuses du Tibet et exploré 1 350 km. de pays inconnu. H lui en coûta la perte de toute sa caravane, mais d'aucun de ses hommes ; cartes et résultats ont été sauvés également. Les premiers Tibétains furent rencontrés après 84 jours de solitude. Le voyageur dut subir un hiver arc- tique de cinq mois ; « maintenant encore, disait-il, il y a 35 degrés G. au- dessous de zéro, et chaque jour est marqué par une tempête ou une demi- tempête ».

Les résultats géographiques seraient d'une extrême richesse. M"^ Hedin aurait découvert une multitude de lacs, de cours d'eau, de chaînes de mon- tagnes, ce qui était à prévoir d'après ce qu'on connaissait du Tibet, et aussi nombre de gisements aurifères. La carte forme 184 feuilles; il faut y joindre 634 panoramas, 230 spécimens de roches, des profils géologiques, plusieurs douzaines de photographies, 20 positions astronomiques, un mil- lier de pages de notes. Le voyageur opéra des sondages dans quatre lacs et manqua y périr à cause d'une brusque tempête. Il se félicite vivement des services de ses montagnards du Ladak ; ce sont les meilleurs hommes qu'il ait jamais employés. Le 11 janvier, les Tibétains firent mine de lui

1. Bulletin Comité Asie fr., 6* année, nov. 1906, p. 457; déc. 1906, p. 507; année, janv. 1907, p. 35.

ASIE. 189

barrer la route, puisse ravisèrent et le laissèrent continuer. <( C'est, termine M"^ SvEN Hedin, le plus admirable voyage que j'aie fait en Asie*. »

Le voyage se terminera sans doute par une visite à Lhassa et une nou velle campagne.

Explorations H. Calvert et Zugmayer au Tibet. Une intéres- sante tournée d'exploration a été opérée dans le Sud-Ouest du Tibet, des deux côtés du haut Indus, par M'" H. Calvert, commissaire adjoint anglo- indien de Kulu, district au N de Simla. Il gagna Chipki par la haute plaine de Tchoumourli (4 800 m.), visita Gartok et Gargunsa, les principales villes (?) de la province tibétaine de Nari Korsum; puis, par une route nou- velle, il franchit l'Indus et atteignit les lavages d'or bien connus de Thok Djalong, aujourd'hui d'ailleurs abandonnés et remplacés par un autre gise- ment, celui de Thok Dalong, situé à un jour de marche. C'est le premier Européen qui ait vu cette exploitation aurifère et qui en ait pu faire l'étude. Il vit ensuite Roudok, aujourd'hui en ruines, et rentra à Chipki, après avoir passé à Tachidjong, grand monastère situé sur l'Indus, et franchi, après la plaine de Tchoumourti, la passe difficile du Badpo La (5 900 m.) (juillet- septembre 1906)2.

C'est également vers le Tibet que s'est dirigé un Autrichien, M"" E. Zug- MAYEB;il l'a abordé, à la différence de Sven Hedin et Calvert, parle Nord, en suivant la voie classique d'Och à Kachgar, de Kachgar à Yarkand et Khotan (1" avril-20 mai). Le 17 juin il était à Polou, à 2 570 m. d'altitude, à trois jours de marche de la passe de Chou Bachi ou Kizil Davan (5 160 m.), qu'on peut considérer comme une des portes d'entrée principales au Tibet, par- dessus la formidable muraille de l'Astyn Tagh. Toutes ses tentatives pour aborder la grande tache blanche qui couvre la carte du Tibet entre les itiné- raires de Wellby et de Bower échouèrent, soit faute de trouver les animaux nécessaires pour sa caravane, soit par l'opposition des autorités de Roudok. Il a donc abandonné son projet primitif qui devait le mener à Lhassa, et il a abouti à Leh en suivant un itinéraire au N du lac Pangong^.

Expéditions archéologiques et géographiques Paul Pelliot, A. Stein, von Lecoq, en Asie Centrale. C'est une bonne fortune pour la géographie que l'existence sur le pourtour du Turkestan chinois de tant de villes ensevelies recelant des trésors archéologiques; il en résulte de la part d'archéologues souvent rompus aux méthodes géographiques une émulation très féconde. M'' Paul Pelliot vient d'adresser à M*" Ém. Senart, président du Comité de l'Asie française, une étude des plus instructives sur les con- ditions sociales et économiques de la Kachgarie*. La Kachgarie tient la clef occidentale des passes entre le Turkestan chinois et le Turkestan russe, par la passe de Terek Davan vers Och et le Ferghana. Habitée par une popu- lation de langue turque, mais qui serait, contrairement aux idées reçues, de type indo-iranien, elle a toujours été, à cause de l'indolence de ses habi- tants, conquise et gouvernée par des maîtres étrangers, alternativement les

1. Times, Fobruary 8, 1907, Correspondence, p. 6. Voir aussi Oeuy. Journ., XXIX, Mardi, 1907, p. 341.

2. Geog. Journ., XXVIII, Dec, 1906, p. 083.

3. Ibiii., XXIX, Fcbr., 1907, p. 223.

4. Bull. Curnité Asie fr., année, décembre 1906, p. 467-173.

190

CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

Chinois et les Turcs, accidentellement les Tibétains et les Kalmouks, et elle a fini par devenir une « colonie >> chinoise. Les détails curieux et neufs que donne M'' Pelliot sur le mode d'administration des mandarins chinois montrent bien qu'il s'agit en effet ici d'une colonie et d'une colonie d'« exploitation )>, mais dont les fonctionnaires, qui s'engraissent aux dépens de leurs administrés, sont très arriérés, fort ignorants, et ont perdu tout contact avec la métropole, dont les sépare un voyage difficile de cinq mois. La Kachgarie offre surtout de l'intérêt aux yeux des Européens, à cause de sa situation intermédiaire entre la Chine, l'Empire russe et l'Em- pire indien. Les Chinois la gouvernent, mais prennent une part très faible à son commerce, à cause des énormes frais de transport que subissent les articles obligés de suivre l'interminable route de caravanes transasiatique. D'autre part, une comparaison des routes à travers les montagnes montre que la Russie possède un avantage décidé sur l'Inde pour la domination com- merciale de la Kachgarie. La route de la passe Baroghil et celle de Hounza sont fermées par les défiances des Anglo-Indiens; le commerce doit em- prunter les chemins épouvantables des passes de Karakoroum au N de Leh ; la route s'y élève à 5 500 m. et traverse pendant neuf jours un désert. Les caravanes y perdent toujours une partie de leurs animaux, parfois le tiers.

Au contraire, les routes russes sont assez aisées; c'est lapasse de Terek vers la vallée du Naryn et l'Issyk Koul, et celle de Terek Davan vers Och et le Ferghana. De plus, un traité commercial et des primes favorisent l'entrée àes produits russes en Kachgarie. Ainsi s'explique-t-on que le commerce anglais dans ce pays représente moins de 5 millions de fr., tandis que le commerce russe atteint près de 15 millions. La Kachgarie exporte ses princi- paux produits (peaux, laines, tapis et feutre, coton brut, et du corail d'Italie venant en Sibérie par l'Inde) surtout par le Terek Davan et Och. La Kach- garie produit de la soie, dont elle a exporté pour 700 000 fr. environ dans l'Inde en 1904. Le chemin de fer de l'Asie centrale rattachera définitivement le commerce de la Kachgarie à la Sibérie. Aujourd'hui déjà, les Kachgariens émigrent temporairement pour aller travailler au Ferghana; 15 000 sans doute auront passé le Terek Davan en 1906. .AP Pelliot ne pense pas que les visées politiques des Russes sur la Kachgarie soient près d'aboutir; la guerre russo-japonaise a eu son retentissement ici comme dans toute l'Asie, et le prestige russe, jusque dans ce coin du monde prodigieusement reculé, a souffert.

De son côté, M^" Stein envoie des détails sur sa marche et ses travaux de Kachgar à Khotan, il a repris le cours de ses fouilles de 1900. Son sur- veyor, Rai Ram Singh, a réussi à lever le dernier massif montagneux incon- nu entre le Kara Kach et le Youroung Kach, les deux torrents au S. de Kho- tan, et il a pu relever la gorge inconnue du Kara Kach. M"* Stein a travaillé dans le Tati de Hanguya, un champ de ruines peu éloigné de la stoupa de Rawak qu'il avait fouillée en 1900. H se montre frappé de la prospérité actuelle de l'oasis de Khotan et de la rapidité avec laquelle les terrains de culture gagnent sur le désert. Les territoires désolés du Tati ne sont plus qu'à 3 kilomètres des cultures en marche croissante; dévastes terrains en friche en 1900 et 1901 ont été gagnés à l'agriculture depuis cette époque. La rapidité

.1

ASIE. 191

<le cette récupération des terres près de Khotan a frappé W Stein ; cela a, dit-il, son intérêt au point de vue de l'histoire passée aussi bien qu'au regard de la géographie, et mérite d'être pris en considération dans les théories sur la condition physique du pays dans le passé. Un autre fait milite dans le même sens; M'' Stein a étudié un ensemble de ruines qui se trou- vaient irriguées par les mêmes cours d'eau que Dandan Uilik, situé à 90 km. 4)lus loin dans le désert, et étudié Tan dernier par M^ E. HUiNTixciOiN. Il s'est convaincu que toutes ces ruines ont été désertées en même temps que Dan- dan Uilik, c'est-à-dire à la fin du viii® siècle. Il a y avoir une cause his- torique pour déterminer cet abandon simultané de localités placées si dif- féremment par rapport à une artère de drainage, et non pas seulement un changement physique ^

Enfin l'Allemand von Lecoq, assistant du professeur Grùnwedel, vient de terminer une campagne de fouilles autour de Tourfan, qui avait commencé en septembre 1904 et qui a fourni une série de découvertes capitales, notam- ment la découverte d'une véritable bibliothèque de manuscrits en dix lan- gues différentes, qui pourra modifier les perspectives de l'histoire de TAsie centrale, et des œuvres entières d'origine nestorienne. Des peintures des premiers temps du bouddhisme ont été trouvées; elles marquent une étape dans la marche de l'art hindou à travers l'Asie centrale vers la Chine et le Japon. D'immenses collections ont été expédiées à Berlin ^.

La mission d'Ollone en Chine occidentale. Le capitaine d'Ollone, l'ancien explorateur de la forêt vierge guinéenne, vient de se mettre en route (23 décembre) avec les lieutenants de Fleurelle et Lepage pour étu- dier l'Islam dans les diverses régions de la Chine occidentale. M"" d'Ollone s'est préparé à ce voyage par une première tournée en Chine d'od il a rap- porté un livre original et neuf ^. Il commencera par étudier les populations du haut Tonkin et se dirigera vers le N par le Sseu-trh'ouan et le Kan-sou, en portant son enquête sur les populations Loi os, Miao-Tse, Sifan, des provinces occidentales de l'Empire chinois; il aboutira à Pékin sans doute ^près deux années de travaux. La mission est subventionnée par le Comité •de l'Asie française et la Société de Géographie*.

Le charbon au Japon. L'essor de l'industrie au Japon est eu rap- port direct avec l'accroissement très rapide de la production du charbon. D'après M"" E. Gordon, vice-consul anglais à Yokohama, la superficie totale des gisements exploités atteignait, en 1904, 540 kmq.; il y avait en outre 1 500 kmq. en voie de prospection et 750 kmq. de gisements non exploités; 88000 ouvriers se trouvaient occupés à l'extraction. La production totale a atteint 10772000 t. métriques en 1904 et H 630000 t. en 1905, la guerre avec la Russie ayant imprimé un vif essora l'exploitation. Les principales mines se trouvent dans le N et le S de l'Empire : l'îlo de Kiou Siou possède les gise- ments de beaucoup les plus productifs; ils sont actuellement concentrés aux mains d'un trust. Ce sont : les gîtes de Chikouho dans les lu'ovinces do Chi- kouzen et de Bouzen ; ils fournissent plus de la moitié de la production

1. Dr. Stein s Expédition in Central Asia {Geog. Journ., XXIX, January, 1907, p. 31-35)..

2. Zeitschr. des. Erdk. Rcrlin, 1907, 1, p. 14; Ge(uj. Journ., XXIX, Fohr., 1007, p. 2U.

3. Capitaine hOllonk, la Chine novatrice et guerrière (Paris, Libr. Armand Colin, 1900, in-18).

4. Bull. Comiti^ Asie /'r.,G' annôo, déc. 1900, p. 473.

192 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

totale; les mines de Miike dans les provinces de Foukouoka et Koumamoto (1250000 t. en 1905) ; les mines de Takashima, dans trois petites îles voisines de Nagasaki; elles fournissent le meilleur charbon pour les navires et ali- mentent les approvisionnements de Nagasaki. D'autre part, le centre de Hokkaido a les mines de Poronaï, Youbari et Sorachi; et l'on compte sur la côte E de Ilondo trois mines importantes dans la presqu'île de Foukou- shima. De ce charbon 7 415 000 t. ont été consommées au Japon en 1904, dont 3705 000 t. dans les usines et 758000 sur les voies ferrées. Le reste est exporté dans tout l'Extrême-Orient et jusqu'aux États-Unis, surtout dans les ports ouverts de la Chine, 1106000 t.; à Hongkong, 839 000 t.; dans les Détroits, 271000 t.*.

AMÉRIQUE

Le chemin de fer de Tehuantepec. Le début de 1907 aura vu la mise en service du chemin de fer de Tehuantepec dont nous signalions il y a trois ans l'importance probable comme voie internationale rapide entre l'Atlantique et le Pacifique 2. Les deux ports terminaux Coalzacoalcos et Salina Cruz n'ont été ouverts au trafic international qu'en décembre 1906; à cette date la ligne américano-hawaïenne de navigation se proposait d'inaugurer un service régulier, avec deux flottes importantes, d'une part entre Hawaï, San Francisco et Salina Cruz, d'autre part entre New York et Coatzacoalcos. Cette double Hotte de paquebots aura une capacité de transport brute non moindre de 108000 tonnes. En outre, toutes les lignes à vapeur reliant l'Eu- rope au Mexique établiront des services réguliers avec Coatzacoalcos, et tous les ports notables du littoral Pacifique en Amérique centrale et en Amérique du Sud jusqu'à Valparaiso se relieront avec Salina Cruz. On ne peut donc guère douter qu'en attendant l'achèvement encore lointain du canal de Panama, il ne se développe une ligne de transit de première importance, aussi profitable au Mexique qu'au trafic international; et l'on remarquera qu'elle ne profitera pas seulement aux relations entre les ports de l'Union, mais aux échanges de toute l'Amérique.

Maurice Zimmermann,

Professeur à la Chambre de Commerce et Maître de conférences à l'Université de Lyon.

1. Board of Trade Journal, LVl, 532, 7 février 1907, p. 289-291.

2. Annales de Géographie, XIII, Chronique du 15 mars 1904, p. 188. Le chemin de fer de Tehuantepec a soulevé un grand intérêt dans les milieux britanniques. Le Board of Trade Journal delà fin do 1906 et des deux premiers mois de 1907 s'en occupe à plusieurs reprises.

VÉditeur -Gérant : Max Leclerg.

Paris. Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saiats-Pôres. 46688.

87. XVP année. 15 mai 1907.

ANNALES

DE

GÉOGRAPHIE

GÉOGRAPHIE GENERALE

LES RECHERCHES GÉOGRAPHIQUES DANS LES ARCHIVES

Pour expliquer les phénomènes géographiques dont l'homme a été le témoin ou l'artisan, il est nécessaire, à l'aide des documents d'ar- chives, d'étudier leur évolution dans le passé. Sur ce terrain, le travail du géographe et celui de l'historien se côtoient et peuvent parfois se confondre; l'esprit seul des recherches peut alors différer: tandis que l'historien envisage les phénomènes surtout dans leur succession et s'clforce de les situer ralionnellement dans le temps, le géographe s'attache à noter leur répartition et s'efforce de les situer rationnelle- ment dans l'espace. Aussi les documents qu'un géographe peut puiser à des sources historiques deviennent-ils chaque jour plus nombreux à mesure que se mulliplient les dépouillements, les inventaires et les publications d'archives '.

I*armi cvs publications, il n'en est })as (jui présenh^ cl (jui promette plus d'intérêt que la Collection de documents inédits sur V histoire écono- mique de la Révolution française, entreprise parle Ministère de l'Instruc-

1. X.Mis nous [XM-moUons de rappeler l'essai d'exposé méthodique que nous avons tcnfé dans notre travail : Les sources de la (jéagraphie de la France ati.i Archives Nationales, Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition iLibr. Georges Hcllais), lOOo, in-8. 120 p.

ANN. DE GÉOG. XVI'" ANNKK. 13

194 (iÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

tion publi(iue, et, en particulier, les Procès-verbaux des Comités d'Agri- cullure et de Commerce des assemblées révolutionnaires'.

De tous ces documents il résulte que, durant la fin du xviii^ siècle, refîort agricole de la France eut surtout pour objet la conquête de toute la terre arable disponible et la mise en valeur de cette terre par l'introduction de cultures nouvelles.

Pour accroître l'étendue des terres arables, on recherche tout ce qui est inoccupé, improductif; les paysans, surtout le petit cultiva- teur et l'ouvrier agricole, livrent un combat sans merci aux landes et aux eaux; partout on défriche, on dessèche. Ainsi les villageois reven- diquent des landes jadis cultivées aux environs de Vernon (Normandie) ; des terres vaines et vagues dans le Gotentinetla Bretagne; des espaces incultes dans le Poitou, l'Ile-de-France et l'Anjou; des dunes près de Dunkerque; des jachères dans le Soissonnais; des pentes arides dans la Corse; des alluvions de rivière aux bords de la Durance et aussi enlre le Gave de Pau et l'Adour; des landes dans la Gascogne; des « savarts » sur la craie de Champagne ; des « riez », ou u rideaux », sur la craie de Picardie^. Des protestations s'élèvent dès qu'un coin de ce sol disputé se trouve menacé d'abandon : un mémoire de la municipalité de Gharny se plaint de ce que certains propriétaires aient converti en boisdetrès bonnes terres labourables-'. Mais cette poussée de laculture, ce « rush » vers la terre, heurte parfois d'autres intérêts ruraux; souvent les champs ne peuvent s'agrandir qu'au détriment des pâtures. Aussi, dans certains pays de montagnes, par exemple à Ax,dans le Comté de Foix,on sollicite du Comitéd'Agriculture «les moyens de faciliter l'édu- cation des troupeaux » et on lui demande d'interdire les défrichements \

Les grands travaux de dessèchement de la Dombes, de la Sologne et de la Brenne ne commenceront qu'au xix® siècle. Mais déjà, en maints endroits, la conquête des terres inondées inspire des mesures d'ordre public-^ et de nombreuses requêtes de particuliers. Ce sont les riverains de la Somme qui réclament l'abaissement du niveau d'eau dans les moulins ou se plaignent du canal qui submerge leslinières; ailleurs, ce sont les c< concessionnaires des lacs connus sous le nom de

1. Procès-verbaux des (ZomiLés d'Agriculture et de Commerce delà ConslHuante, de la Législative et de la Convention, puf)liés et annotés par Yek^k'sd Gekbaux et Charles Schmidt. I. Assemblée Constituante {Première partie) [2 septembre 1789- 21 janvier 1791). {Collection de documents inédits sur Vliistoire économique de la Révolution française publiés par le Ministère de l'Instruction Publique.) Paris, Im- primerie Nationale, 1906. ln-8, xxiv + 775 p., 7 fr. 50. Ce volume contient en notes de précieuses références, soit à des documents des séries Pio et Pi^ des Ar- chives Nationales, soit à des ouvrages spéciaux.

2. Procès-vert)aux..., p. 52; —65, 72, 257, 328; 116, 338, 125, 203, G03 ; 80, 677; 191 ; 160; 355, 570, 677; 65, 72; 447; 686.

3. Procès-verbaux..., p. 195.

4. Procès-verbaux..., p. 81.

5. Procès-verbaux..., p. 98-99; 118-121.

RECHERCHES GÉOGRAPHIQUES DANS LES ARCHIVES. 195

Grandes et Petites Moeres dans la Flandre Maritime » qui exigent de l'administration qu'elle ne paralyse pas leur travail ; dans le Li niousin et la Champagne, on sollicite le dessèchement des étangs; à Marchicnnes (Nord), on demande le partage de marais desséchés; dans la Linmgne, près de Riom, d'anciens territoires marécageux; dans la Saintonge, près de Marennes et de Brouage, des lais de mer sont convertis enterres fertiles'. Lutte contre la lande, lutte contre l'eau: le paysan défend sa terre et l'accroît.

Mais le sujet le plus ordinaire de ces revendications terriennes, ce sont les biens communaux, et, en particulier, ces terres vaines et vagues, propriété collective des communautés rurales, 1<3S habi- tants ont le droit de mener paître leurs bestiaux. Beaucoup de ces terres sont susceptibles de culture; ceux qui n'ont point de champ demandent qu'on les partage : ainsi s'augmentera le nombre des j)etits propriétaires et s'accroîtra aussi la part de chacun. De tous côtés arrivent des demandes de partage des biens communaux : du Lot-, des Vosges, de la Meuse, de la Moselle, du Nord, de l'Indre-et- Loire, de Seine-et-Marne, de Seine-et-Oise, du Morbihan, de TAr- dèche, de l'Aveyron, de la Charente-Inférieure, de la Marnée C'est un progrès dans l'exploitation du sol que cette substitution de la pro- priété privée à la propriété communale; et l'on invocpie ce progrès pour obtenir le partage : u Chaque homme fait mieux valoir le champ qui lui appartient qu'il n'a soin de ce qui est en commun^. »

Mais cette question des biens communaux prend des aspects très "différents suivant les intérêts et suivant les pays. Dans les montagnes, personne ne pense à partager les communaux : car, sans les pâtures communes, il faut renoncer à l'élevage des troupeaux. Loin d'en désirer la disparition, on s'en dispute la jouissance; dans l'Aude, district deQuillan, les habitants de Gamurac demandent à conserver le droit de faire paître leurs bestiaux dans les montagnes de Mérial et de la Fajolle '; à l^y (Pyrénées-Orientales), la municii)alilé, alin d(^ défendre le pâturage contre l'abus de la dépaissance, avait interdil l'accès d'une partie de la montagne du l*'' mai au 15 juin de clKupie année; des i>articuliers ayant contrevenu à cet arrêté, elle demande (|U(^ force; resh^ à raulorité au prollt de l'intérêt commun *"■.

1. l'rocès-rcrhaii.r..., p. 2()<), 233; J28. li.".. "iC: :VM\, (mD; 07(3, ':>:'); l'i\); 87, 731.

2. l*rocè.s-iH'r/Hiu.r..., p. IGO, 4."»2 ; 307. 41."1, 098. i);ms les doux promicrs passii«i:('s indiqiu's, il s'afj:!!, do la comimine de Saint-Projol. dans le oanlon de ('ayliis, (pii faisait alors partie du doparlomoni du l.ot. et cpii Cul inoorporc dans le 'rarn-el-lJaronne on ISOS. lors de la oouslitulion do oe départomonl.

3. nrocès-rcr/j/ni.r..., p. i:{i. 2(;S ; i.'il. l!)7. 222. 30:;; i:;9; 2(1;— LV.O, 303, 392, 482; 2(;!l. 271: 3(i',. 0(i:{. 71:5: ls:i; :ilS; :is!); 7i!)'; 7:iO.'

i. Procès-rerha II. >'..., p. i.i2. rî. l'roccs-rcrfxiii.v..., p. i48-Vi'.>, (», l'roci'S-rerfjdii.r..., p. :{8!),

196 CiËOC.UAPHIE GÉNÉRALE.

Maiîr. presque partout ailleurs, le partage des communaux est le sujet de contestations entre les habitants des villajies, « laboureurs » et « manouvriers ». Les laboureurs, qui possèdent déjà des terres et qui doivent nourrir leur bétail, protestent contre la disparition de ces terres vagues vont paître leurs animaux. Les manou- vriers, ou ouvriers agricoles, ([ui ne possèdent rien, convoitent ces lambeaux de sol qui leur donneront plus d'indépendance et de bien-être en les rendant propriétaires, « Le journalier dans les cam- pagnes, dit un document, meurt de l'aim... Je ne connais qu'un seul remède à tous ces maux, (/est le partage ou la vente, à très petites portions et à un long terme, do tous les biens communaux en friche, vacants, et de tous ceux qui resteront à vendre de la Nation. Suivant les calculs de feu M. Turgot, il y a huit millions de biens communaux qui sont en friche ou ne produisent que bien peu de revenus aux municipalités qui les possèdent: ils donneraient à vivre à quatre mil- lions de familles ^.. » Conflit d'intérêts, exaspéré dans chaque canq) par les mille incidents locaux que les haines villageoises savent sus- citer entre voisins; le paysan de Lorraine paraît plus engagé que les autres dans cet épisode de la conquête de la terre "-.

Par une contradiction de principe, les ouvriers agricoles qui, en réclamant le partage des communaux, défendent la propriété privée, veulent amoindrir ses droits et gêner son exercice en exigeant le maintien des droits de parcours et de vaine pâture; le partage des communaux leur donnerait de la terre à cultiver ; les droits de parcours et de vaine pâture assurent de l'herbe à leurs bestiaux. De même, si les laboureurs-propriétaires demandent le maintien des communaux pour leur bétail, ils protestent contre le parcours et la vaine pâture ([ui entravent la libre exploitation de leur terre. Deux graves questions d'économie rurale se trouvent impliquées dans ce problème. D'un coté, il s'agit de savoir si la survivance de certains droits, comme ceux de parcours et de vaine pâture, demeurera un obstacle à la mise en valeur intensive du sol; car ces droits s'opposent en fait à la clô- ture des terres et à la suppression des jachères; ils entraînent la détérioration des terres par le piétinement des troupeaux ; ils expo- sent, comme dans le Languedoc, les jeunes pousses des oliviers à la dent des bêtes >'. De là, des protestations vigoureuses et légitimes que le Comité d'Agriculture reçoit avec le sentiment de la gravité des intérêts mis en jeu'\ D'un autre côté, il s'agit de savoir si la dispa-

1. Procès-verbav ..., ^. 73G.

2. Procès-verhav' ..., p. 210. 238, 230, 349, 389, 391, 510. Pour le Lyonnais, p. 499; pour le Maine, p. 61 j.

3. Procès-verbaux..., p. 351.

i. Procès-verhavr..., p. 20-21, 352, 378, 410 (Seine-et-Marne); i3i (Sarthe) : 483 (Deux-Sèvres); —700 (Hasses-Pyrenccs) ; 540,715 (Meurthe).

RECHERCHES GÉOGRAPHIQUES DANS LES ARCHIVES. 197

rition des derniers vestiges de propriété communale cntruinera la diminution des pâtures disponibles et, par suite, la déchéance du bétail ; certains font même valoir * qu'il y a des provinces où, ^ràce aux pâtures communales, les chevaux ne coûtent rien pendant les trois quarts de l'année. De là, d'autres protestations et dautres plaintes ^.

Cette guerre aux communaux menace surtout le mouton, le bétail des longs parcours; en certains endroits, on va jusqu'à souhaiter sa disparition complète ; un mémoire de Charolles (Saone-et-Loire) demande <( la destruction des chèvres et des moutons dans l'étendue du districi, comme nuisibles aux propriétés »'. Aussi les propriétaires de troupeaux veulent conserver pour leurs botes les pacages des bois et des forêts, et clament à tous les échos leur embarras et leur déses- poir*. Ces difficultés ne sont guère faites pour améliorer la qualité des laines de France, dont dépréciation inquiète les cullivateurs et les industriels^; c'est l'époque l'on tente des efforts pour régé- nérer les races ovines de France par la propagation de moutons an- glais ^ L'élevage du mouton ne devait pas disparaître, mais il allait évoluer : dans les principaux pays de culture, on recherche aujour- d'hui beaucoup moins la production de la laine que la production de la viande; les conditions de vie de l'animal ont aussi changé; la stabulation remplace l'existence en plein air et les longs parcours.

Les cultivateurs ne cherchent pas seulement à accroître l'étendue des terres cultivables, mais encore à améliorer les rendements et à varier les produits. U semble que parfois on ait déjà senti, au xviii*^ siècle, le danger qu'il y avait pour certains pays à se consacrer à la culture exclusive d'un seul produit: un mémoire du Bordelais'' propose qu'il soit défendu dans la Guyenne et le Quorcy de planter en vigne tout terrain propre au blé; de même, un déi)ulé demande la l)romi)te exécution des règlem(Mits qui prohibent en Alsace la conver- sion des terres de la plaine en vignes ^ Pour varier l«>s produits de la terre, on songe avec raison à certaines cultures qui ont fait leurs preuves, au chanvre et au colza par exemple •'. Mais il arrive aussi que

1. Procès-verbaux..., p, 21.

1. Procès-uerbaux..., p. 292 (Meurtlie): :{.")l Gard); i04, liO (Gùte-d'Or) ; ■409 (Vonne^; V21 (Aube); V42 Haule-M.imo : -481 ,. Marne) : \^'^ (Deux- Sèvres); 487 (Sonnne) ; o04 ^Meuse); o20 , Yonne) ; j23 ^Saùne-el-Loire; ; 556 (Vosges); 572 (Haute-Garonne); (i23 '^Meurtlie).

3. Procès-verbaux..., p. 722.

•4. Procès-verbaux..., p. 335, 447, 027; «iSC, 70î, 715, 7JS.

5. Procès-verbaux..., \). 'i\)(\, iW^. 700.

(). Procès-verbaux..., p. 193. 207, 341.

7. l*rocès-vprbau;r..., p. 23, 'M).

8. Procès-verbau.r..., p. 210, 423. 11 y ;i aussi (l.ins ces preocfup.ilious la erainte de la lamine, si répandue encore au wnr siècle.

9. Prucès-vcrbaiix.... p. 329, 43S-i39.

198 GÉOGRAPHIE GÉNÉllALE.

(les projets relalils à la culture de la garance, du coton, de l'indigo, du mûrier, du riz, s'inspirent bien plutôt de « vues patriotiques » que des conditions de végétation propres à chaque plante.

Si, des questions agricoles, nous passons aux questions indus- trielles, la lecture des documents n'est pas moins évocatrice pour l'étude de l'évolution économique. L'active exploitation des mines de fer dans le Berry, le Bourbonnais et la Bourgogne suscite mille contestations de propriété ou de jouissance et impose au législateur le devoir d'intervenir ^ Déjà nous apercevons la cause qui amènera, au siècle suivant, la disparition, la migration ou la transformation des usines à fer : le manque de bois. A Rambervillers, à Reichshofen, on s'émeut de l'énorme consommation de bois faite par les forges '^ La disette de combustible attire l'attention sur la houille, « le charbon de pierre ». Abbeville demande la suppression des droits d'entrée sur le charbon de terre et Bordeaux insiste sur la nécessité d'employer le charbon de terre anglais '\ On recherche partout le précieux combus- tible, et partout l'on croit en trouver, aussi bien dans les environs de Paris que dans le Bourbonnais, le Forez, le Limousin, la Normandie, le Languedoc, l'Alsace, le Comté de Foix, la Lorraine, la Franche- Comté et le Massif Armoricain *^.

On peut dire que le Comité voit défiler devant lui toutes les indus- tries de la France : celles qui se sont éteintes depuis cette époque, celles qui ont seulement vécu, celles qui ont prospéré ; les industries rurales, si vivaces encore dans plusieurs provinces, comme les indus- tries urbaines éparses à la surface du territoire, et libres encore de la concentration que leur imposera le siècle suivant.

L'exode des métiers urbains vers les campagnes, qu'avait favorisé redit de 1762, est désormais un fait accompli. Les villes protestent vainement contre cette loi nécessaire qui pousse alors l'industrie à rechercher la main-d'œuvre rurale. Les fabricants d' Abbeville réclament le droit de fabrication en faveur des villes, à l'exclusion des campagnes ; mais le rapporteur conclut que leur mémoire ne mérite aucunement l'attention du Comité. Pendant la seconde moitié du xviTi® siècle, Cambrai, elle aussi, avait vu lui échapper la fabrication de la batiste, ou toilette, qui avait essaimé dans les paroisses du Hai- naut, du Cambrésis et du Vermandois ; les négociants de Cambrai en conservaient toujours le commerce ; mais ils observaient avec crainte es progrès du coton, le textile rival du lin; aussi demandaient-ils que, par mesure législative, l'usage de la batiste fût substitué à celui

1. Procès-verùaui..., p. 4, H, 38, .";2.";: 39, "11, 60.

2. Procès-verbaux..., p, 192, 769.

3. Procès-verbaux...., p. 205.

4. Procès-verbaux..., li.mi, 637;— 38, 290: 39, 54, 115, 568, 690, 768; 43; 104, 583; 131, 691: 204; 205. 291; 318; 411; 568, 585, 637.

RECHERCHES GÉOGRAPHIQUES DANS LES ARCHIVES. 1^9

de la mousseline ; c'est le début de cette évolution industrielle qui transforma en métiers à tisser le coton presque tous les métiers à tisser le lin dans les campagnes de Cambrai et de Saint-Quentin. De tous cotés arrivent au Comité les preuves de la vitalité de ces industries domestiques : des environs de Montmédy, l'on file la laine pour les fabriques de Sedan; du pays de Caux, l'on tisse des toiles; du Lieuvin, qui fabrique aussi des toiles, et qui s'essaie au coutil. Mais déjà des malaises apparaissent dans l'existence des métiers ruraux. Devant la concurrence d'autres régions industrielles et la rivalité d'autres produits, on voit diminuer la fabrication des serges et des toiles, qui faisaient vivre depuis plus d'un siècle les vil- lages des campagnes de Beauvais ; les négociants de Beauvais s'en plaignent; et devant la ruine progressive d'une industrie qui leur fournissait jadis leur travail, les propriétaires des moulins à foulon de Feuquières (Oise) convertissent leurs locaux en moulins à blé'.

Beaucoup d'autres industries sollicitent l'attention du Comité : les draps de Saint-Gaudens; les farines, les toiles, et surtout les savons de Marseille; les draps de Louviers, concurrencés par les draps anglais depuis le traité de commerce de 1786 ; les toiles de Laval ; les draps de Saint-Omer ; les bas et les étoffes de soie de Mmes s'expor- tant au Pérou; l'alun de l'Oise; les draps de Bédarieux ; les cuirs de Pont-Audemer ; les draps d'Elbeuf; les toiles du Beaujolais; la clou- terie et la quincaillerie de Maubeuge; les draps du Berry; la quincail- lerie, les armes, les rubans de soie de Saint-Étienne ; les toiles de coton de Langres ; les verreries de Bordeaux ; la bonneterie du Béarn; les produits chimiques de Lille; les acides et sels minéraux de Javel ; les draps de Montauban ; les verreries d'Anor'-. Au nombre des plus prosi)ères figure l'industrie du papier, avec ses usines du Pas-de- Calais, de la Dordogne, du Calvados, de l'Ardèche, de la Seine-Infé- rieure, de la Charente, de TAveyron^

De toutes ces questions industrielles qui passionnent les esprits à la lin du xviii" siècle, il n'en est peut-être pas de plus agitée, de plus étudiéiî, que la question du coton. C'est à l'Angleterre que la France s'adresse pour apprendre les procédés mécaniques de la filature. Un Français, résidant à Londres, fait part au Comité des u connais- sances (|n*il a acquises par l'intimité dans laquelle il est aver un machiniste anglais, très versé dans l'art des machines de Manchester servant à til«M" \o coton ^ »... A diverses reprises, on note le rôle du

1. Pron's-rerhau.r..., p. 22, 23; :;6, M4. 245), n8-4T,) : Olî, SI : 112, 127.

2. l'rorès-rerhnu.r..., p. 42; 103, 47, 421, 745, 7(>0 ; 49; 5;i3 ; 77 ; 101 ;

80, 481; —117; 136; 141;- 148;— 157, 17S; 183. 522, 588: 183:— 192;

205; 427; 480. 515; 591 ; 706; 736.

3. l'roch-ri'rhnu.r..., p. 77. 217. 570. 667. 683. ('«•H 71 i. rJl. 75;).

4. Prorès-iH'rhau.r..., p. 637.

200 (.l':OGRAPHIE GÉNÉRALE.

mécanicien anglais Milne, dans le montage des machines à filer, et l'on apprend l'introduction de machines anglaises dans les manufac- tures, à Rouen, par exemple. L'industrie cotonnière est en efferves- cence ; elle se développe et se perfectionne*.

Le commerce par mer et le commerce par terre ne paraissent pas prendre une place essentielle dans les travaux du Comité; de courts articles sont consacrés aux courriers entre Lyon et Bordeaux, entre Bordeaux et Toulouse ; au transport des vins de Bourgogne à Paris ; aux ports de Marseille et de Saint-Valery^; seul, le port de Dunkerque retient plusieurs séances ^ Il n'en est pas de môme de la navigation intérieure. Aucune époque peut-être n'a vu pareille floraison de pro- jets, pareil enthousiasme pour les canaux. Mais ici, comme pour la propagation des plantes cultivées, cette époque ne sait pas toujours distinguer la réalité de la possihilité et ne s'inspire guère des condi- tions physiques ou même économiques de l'œuvre projetée ; ainsi, un brigadier des armées du Roi propose un canal qui, « liant la jonc- tion du Rhône et de la Saône à la Loire, avec celle du Rhin et du Danube, ferait communiquer, par les frontières de l'Alsace et de la Franche-Comté, toutes les mers qui environnent l'Europe yy^'. Un autre projet, pour relier Rouen à Paris, pense à éviter la Seine sur la plus grande partie de son cours, et à construire un canal utilisant l'Eure, la Vègre, l'Yvette et la Bièvre'. L'opinion est tout entière aux constructions de canaux; elle demeure étrangère à l'idée de la recti- fication des cours d'eau.

On projette la jonction, par canal, de Dieppe à l'Oise ; de Lyon à Genève; de la Marche à la Touraine, par la Creuse et la Glaise; de Pornic à Saint-Nazaire; de la Loire à l'Yonne ; de Toulouse à Bayonne : de Niort à la Rochelle ; d'Autun à Gravante Mais, parmi ces projets souvent éclos sans raison et sans examen, il en est plusieurs qui annoncent ce que réalisera ou complétera le siècle suivant : le canal des Ardennes, le canal du Centre, les canaux de Bretagne, le canal de Bourgogne, le canal du Rhône au Rhin, le canal souterrain de Picardie ^ Enfin l'approvisionnement de Paris, devenu une vaste agglomération, se pose déjà comme un grand problème économique : on songe à améliorer les relations de la capitale par eau, à éviter par des canaux les longs détours de la basse Oise et de la basse Marne, à aménager

1. Procès-verbaux..., p. 507, 723; 66, 463; 94, 243, 466, 625, 630, 635, 663, 67 675.

2. Procès-ver baux..., p. 380-381, 373, 181, 461.

3. Procès-verbaux..., p. 526-529, 530-534, 576.

4. Procès-verbaux ... , p, 247.

5. Procès-verbaux..., p. 339, 459.

6. Procès-verbaux..., i». 315, 340, 419, 453; 96, 97, 148, 438, 509; 362; 435; 489, 494; 536; 704; 723, 753.

7. Procès-verbaux..., p. 123, 189, 251, 378, 518, 541, 731, 708,748.

MU

RECHERCHES GÉOGRAPHIQUES DANS LES ARCHIVES. i>Ol

ses quais, à étendre son périmètre d'attraction vers le Sud et vers l'Est : le port de Paris, l'un des centres vitaux de notre navigation intérieure, est devenu un phénomène géographique de premier plan^ Les documents relatifs à l'histoire économique de la Révolution française constituent donc une source de première importance pour l'étude de certains phénomènes géographiques-. Ce premier volume des Procés-verhaux du Comité d'Agriculture et de Commerce nous fait attendre avec impatience ceux que nous promet la savante collabo- ration de MM'"' Gerbaux et Schmidt.

Mais, en ne puisant qu'aux Archives Nationales, on négligerait d'autres sources très abondantes et très abordables : les Archives départementales. Les Cahiers de la Flandre Maritime, publiés par MM""^ de Saint-Léger et Sagnac, peuvent donner une idée de ce que la géographie régionale doit attendre des recherches locales dans les dépots d'archives \ Nous retrouvons en effet dans les préoccupations de ces paysans, de ces villageois de la Flandre, mille traits de la vie rurale, telle que l'ont faite les conditions naturelles du pays et les conditions de son évolution économique.

Sur ces terres argileuses de la Flandre Maritime, la chaux est de- venue, de temps immémorial, l'amendement nécessaire du sol ; les cultivateurs du Mont des Cats, de Boeschèpe et du Mont Kokereele, qui la font venir à grands frais de Tournai, de Lille ou d'Armentières, demandent l'ouverture d'un canal joignant Bailleul à la Lys pour la transporter'*^; les habitants de Wervicq protestent contre la défense qu'on leur fait de construire de nouveaux fours à chaux sur la rive méridionale de la Lys, au bord du plateau crayeux '. On voit parles plaintes des cultivateurs de Wervicq-Sud, qu'ont ruinés les désastres d'un hiver rude, le rôle essentiel joué par le colza dans les assole- ments". Ailleurs nous apparaît cette curieuse })0i)ulalion de maraî- chers, dont l'énergie conquit à la culture les dunes des environs de

1. l'rucès-verhau.i:..., \). WIO, 331, 332, 3iG, :i:\'i, 306, iI3, '.II, iS!», ',!)<.). :i01. :i:iS :i88, 002, 628, 608.

2. Si^fn.ilons (|uel(|ues autres sujets iutéressant la ^éo^raphio, ([ui apparaissent encore dans les Procès-rerhuiu- : Inondations, p. 24, 2!). I3u, 510. o.'ii. 660, "4*.»^ I;i3; Foires et marchés, p. 26, o9, 213; Ouvriers aj^ricoles. p. 31. 30 i, 390; Koréts, p. 18, 33:i, 345. 447, 502, 511, 621, 64i.

3. SoCIKTK lUINKKIlOllOISK l'OUK I.K.NCOl'U A(;K.\1EN T 1»KS I.KÏTUES, l>F,S SC.IKNCCS ET OES

ARTS, Les (^thicrs delà l'iandre Mdri/inie en 17,'s'J, pn/Uit's tivec une in/roduction el des no/es pur A. dk Saint-Lkui-k et Pu. Sa^-nac. Diiukerquc, Société dunkcnpioiso. 2, rue Henjamin Morel; l'aris. Alphonse Picard <S: Dis. 1006 : 2 vol. in-8 : Tome 1. Lxiii f 412 p.; Tome II (1'" partie , 511 p., 12 pi. fac-similé et carte. 20 fr. les 2 vol.

4. Cahiers..., I. p. III .

5. Cahiers..., \, p. 360.

6. Cahiers..., I, p. ;>"l .

20*2 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

Dimkerqiie, à Petite-Synthe, à Ghyvelde, aux Hems-Saint-Poli. Puis ce sont les habitants de Zuydcoote qui, en cinquante ans, ont perdu trente mesures de terre par suite de la progression des dunes '\ Enfin le cahier de Gravelines contient un tableau de la ville, du port, de son activité, et l'exposé des améliorations qu'on demande pour cette place, aujourd'hui déchue '.

Mais certaines questions reviennent plus souvent parmi les do- léances des cahiers, parce qu'elles sont plus personnelles à la l^landre Maritime. C'est la disette d'arbres dans ce pays déboisé ; c'est l'insuf- fisance des voies de communications sur ce sol argileux et difficile, mais si bien cultivé et si peuplé ; c'est enfin le développement des grandes exploitations au détriment des a petites censés ».

Dans la Flandre Maritime, presque dépourvue de végétation arbo- rescente, toute destruction d'arbres est dénoncée comme un malheur public, surtout par les petits cultivateurs. A Ebblinghem, on abattit vers 1777 de grandes quantités de bois, « de sorte que nous n'avons plus, dit le cahier, ni lattes, ni échalas pour nos fermes ; car dans cette province les murailles sont en placage et couvertes de chaume* ». A Pradelles, on déclare que « attendu que les vieux bois sont d'une bonne dépouille, il serait convenable de les imposer en pleine taille »^. A Wallon-Cappel, on demande que, « par le change- ment du cadastre, les bois paient comme les autres terres »6. De même, chaque fois que l'occasion se présente, les Flamands de la Plaine Maritime protestent contre l'obligation les met un arrêt du Parlement d'abattre les arbres têtards qui se trouvent dans les haies de leurs propriétés ^

Pays exposé aux invasions marines et aux inondations des rivières, la Flandre Maritime dénonce avec émotion tout ce qui entrave l'écou- lement des eaux et tout ce qui contrevient aux règlements des wate- ringues; en particulier, le voisinage des Moeres inquiète toutes les communautés riveraines ^ L'humidité du climat, jointe à la nature inconsistante du sol, rend les chemins ruraux impraticables pendant la mauvaise saison ; les charrois sont malaisés ; le cultivateur est hors d'état d'amener les engrais chez lui et de conduire ses denrées au marché. De nombreuses paroisses réclament une chaussée solide, un « pavé », qui les relie aux grandes routes ou, directement, aux

1. Cahiers..., II, p. 321, 328, 40:;, 40(1.

2. Cahiers..., II, p. 335.

3. Cahiers..., II, p. 398, 401, 404.

4. Cahiers..., \, p. 93.

5. Cahiers..., \, p. 207.

6. Cahiers..., I, p. 159.

7. Cahiers..., I, p. 78, 329, 403, 443; II, p. 429, 431.

8. Cahiers..., I, p. 232; II, p. 139, 142, 155, 171, ISO, 208, 212, 216, 239, 281, 374, 380.

RECHERCHES GÉOGRAPHIQUES DANS LES ARCHIVES. 203

marchés et aux foires ^ Et souvent, sur ce territoire sillonné de fossés, de ruisseaux et de canaux, c'est l'eau qui fournit le chemin ; plusieurs cahiers demandent la mise en état d'une rivière ou d'un ruisseau pour la navigation-.

Mais, de tous les maux, le plus sensible peut-être aux membres des communautés rurales, c'est l'évolution qui s'achève alors dans la propriété du sol et qui fait de la Flandre Maritime un pays de grande propriété et de grande culture. « Les propriétaires, dit le cahier de Zermezeele, se rendent acquéreurs de toutes les petites censés pour agrandirleurs fermes...; une grande partie des habitants de la Flandre doit mendier son pain chez tous les grands fermiers ^ » Parfois ces gros acquéreurs détruisent même les vestiges de la petite culture, en démolissant les bâtiments des petites fermes qu'ils ont incorporées. Aussi les cahiers demandent que les petites fermes soient rebâties et qu'il soit interdit aux fermiers d'exploiter plus d'une certaine éten- due de terre ^. Les mêmes plaintes arrivent au Comité d'Agriculture de la Constituante. Divers habitants du Calaisis s'adressent à lui pour protester contre les propriétaires qui réunissent plusieurs fermes dans la main d'un seul, au détriment des autres habitants qui demeu- rent sans exploitations La même évolution soulève les mêmes do- léances en d'autres pays de grande culture, comme le Soissonnais, les environs de Paris, la Puisaye^

L'étude régionale de la F'rance, qui s'organise et se coordonne, et qui paraît avoir rallié autour d'elle un groupement de travailleurs sérieux, ne doit pas perdre de vue cette forme historique de la recher- che. A côté de l'observation de la nature actuelle, qui est la base et la sécurité de son travail, elle doit placer l'étude des documents d'ar- chives ; car l'intelligence de nombreux phénomènes géographiques est impossible si, à l'observation de leur état présent, on n'ajoute pas le tableau de leur évolution dans le passé. De cette obligation résul- tera sans doute, par suite de la longueur et de la complexité de ce travail historique, la nécessité de limiter les recherches à des étendues de territoires plus petites ou de les restreindre à l'étude approfondie de phénomènes i)articuliers.

A. Dkmangkon,

Professeur de Géographie à rUniversili' de Lille .

1. Cahiers..., \, p. ;{;i. S7, !t2. 1'.:^, 172, 12^8, 273, 278, 339. 3(;6. WG. \'r2: —11, p. 190, 271. '.S(;.

2. Cahiers..., 1. p. 3:;3, 309, 3S8. 148.

3. (^ahins..., |, p. 22.

4. Cahiers..., I, p. 22. 29. :!(i, 110. 13:5;— 11. p. LUI, lii. i:i2. 1(17. 180, 193, 226. 238, 249, 27.;, 314.

5. Procès-iH'rhan.r.,., |). 91. ll."i.

6. Procès-verhau.r..., p. 13». 217, :!3l.

20-

II. GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

LE HAUT POITOU

(Carte, Pl. Y)

La partie orientale du Poitou, dite Haut Poitou, était autrefois séparée de la partie occidentale, dite Bas Poitou, i)ar les rivières Autise et Thouet. Au point de vue physique, on peut la considérer comme formée principalement par la Gâtine de Parthenay, la Plaine de Niort et de Melle et le Seuil du Poitou.

LaGàline de Parthenay est formée de roches anciennes : schistes et granités. Elle se continue naturellement à l'Ouest et au Nord-Ouest par le Bocage Vendéen, dépendance du Massif Armoricain; son point culminant atteint 272 m. au Terrier du Fouilloux^ Elle est entourée à l'Est et au Sud par les terrains jurassiques, avec dépôts tertiaires divers, qui constituent le Seuil du Poitou (ait. 150 m.) et la Plaine de Niort (ait. 50 à 100 m.). On retrouve, du reste, à la surface de la Gâtine, de nombreux lambeaux de ces terrains jurassiques et tertiaires, qui montrent l'extension primitive de ces dépôts sur une partie du massif ancien, ils formaient des couvertures que l'érosion a enlevées-^.

Je commencerai par l'étude de la Gâtine et je continuerai par celle des enveloppes do ce massif ancien, enveloppes qui constituent le Seuil et les Plaines du Poitou.

1. Le point le plus haut de la région qui s'étend de Poitiers à Nantes et de Tours à la Rochelle ne dépasse pas l'altitude de 28.j m. ; c'est Sainl-Michcl-Mont- Mercure (Vendée).

2. La feuille Mo/'/ 142) de la carte d'État-major, et, par suite, la feuille delà carte géologique au 80 OOO'' qui porte le même nom, comprend la majeure partie de la région étudiée ici; de telle sorte que cet article est, pour ainsi dire, une étude géo- graphique des faits observés sur cette feuille.

Voir Réunion exlniordinaire à Poitiers, Saint-Maia-ent, Niort et Parthenay, du samedi 3 octobre au dimanche 10 [lisez : H] Octobre idOS [Bull. Soc. Ge'ol. de Fr., IV série, III, 1903, fasc. 7, Paris, 1905, p. 78:3-1026; bibliographie, p. 789-793; nombr. fig. coupes, cartes et phot. ; phot. et coupes, pl. xxiv-xxvi; cartes à 1 : 320 000 et à 1 : fiOOOOO, pl. xxvii-xxviii). Cette publication comprend, outre les comptes rendus des excursions (p. 955-lOOG et 1019-1026), quatre mémoires de J. VVelscii : Étude des terrains du Poitou dans le détroit poitevin, et sur les bords du massif ancien de la Gdtine ;p. 797-881); Étude des dislocations du Poitou dans le détroit poitevin et sur les bords du massif ancien de la Gdtine (p. 882-943); Coupe des terrains jurassiques sur le versant parisien du seuil du Poitou, au Nord de Liguçjé et de Poitiers; Présence de la zone à Amm. Cordalus Soiv. (p. 94 i- 954); Les phénomènes des pays calcaires dans le Poitou (p. 1007-1018).

LE HAUT POITOU. 205

I. LA GÂTINE DE PARTHENAY.

La Gàtine de Partlienay est constituée surtout par des schistes argileux et des schistes feldspathiques ou gneiss, avec des ])ande^ de (juartzite et des filons de quartz. Au Xord et au Nord-Est. il y a un njassif de granité à mica blanc (granulite) autour de Parlhenay. On voit aussi, près de Saint-Laurs (Deux-Sèvres), le commencement du bassin houiller de Eaymoreau et Vouvant (Vendée).

C'est, en réalilé, un massif de terrains primaires qui a subi les plissements calédoniens et sud-armoricains (hercyniens^. Actuelle- ment, toutes les roches sont alignées suivant la direction générale de Poitiers à Quimper fRaz de Sein) ; elles sont redressées verticalement, comme on peut le constater sur les escarpements érodés parles eaux, dans les ravins; leur aspect rappelle celui du massif de l'Ardenne. Lear dureté est inégale, mais la masse est tendre ; elle est émiettée par l'action des intempéries et constitue des pentes douces, des coteaux arrondis à sous-sol peu perméable ou imperméable. Les parties dures, surtout les quarlzites violacés, forment des masses rocheuses curieuses à visiter, comme h' Roc de la Chaise (rochers de la Pleije) à Champdeniers, le ]^)ois de Roussillon près de Xaintray, etc. On voit quelquefois de grands dykes rocheux formés de quartz blanc grenu, alignés au milieu des schistes, comme au Beugnon (Deux-Sèvres), au Moulin de Coquilleau, sur la Mère, près de La Châtaigneraie, etc. Ces roches dures soni très exploitées pour le macadam, que l'on exporte jusqne dans la Charente-Inférieure. C'est à l'emploi de ces quartzites divers qu'il faul attribuer le parfait état des routes.

Le bassin houiller n'affleure que sur une largeur assez faible : 1 à 2 km. environ ; il est formé surtout de grès et de poudingues, avec des schistes argileux souvent charbonneux ; on exploite de la houille à Saint-Laurs et à Eaymoreau. Les roches, dures en profondeur, donnent à la surface des terres argileuses et surtout des ternes sableuses jaunâtres, avec des cailloux roulés de quartz blanc, formant (|uelquefois de véritables « grèves », comme les appellent les paysans. La cullure de la vigne a été longtemps prospère dans celte zone; le i)hylloxéra a amené la (h^struction du vignoble, qui esl recon- sliUu» aujourd'hui.

Dans son ensemble, la Câline forme une région prestpu^ im- perméable, avec d(* nombreux filets d'eau, qui constituent le chevelu caractérisli(|ue des régions non perméables.

fia direction sud-armoricaine des plissements se traduit, à Texlé- ri(Mir, par d(^s crôtes sub-parallèles. Je citerai en particulier celle de la Eorèt de Secondigiiy ^alt. i>:iO m.^. (|ni se continue par LAbsie (ait. t>;iS m.); elle est suivi(> par un ancien chemin, le « chemin chaussé »;

206

GÉOGRAPHIE RÉGIONALh:.

les paysans croient que c'est le chemin le plus élevé de la France, car les eaux coulent d'un côté à la Loire, par le Thouet et la Sèvre Nantaise, de l'autre à la Sèvre Niortaise ; c'est le reste d'une ancienne chaussée romaine qui allait de la Méditerranée à l'Armorique. Aujourd'hui, les routes nationales de même direction passent à Niort ou à Parthenay. Une autre crête, au Nord de la précédente, est celle du Terrier du Fouilloux; elle est alignée du Sud de Parthenay vers le Signal de Praille (Vienne) ; elle a été déterminée par une faille qui passe au

GATINE

BASSIN DE PARIS

/ grrier du Fouilloux Forêt de '<272

Secondi'gny \

250 i (/asfes

Pleine de Thénfszay

120

Région crétacée du Loudunai's Monts-sur -Guesnes 160

FiG. 1. Coupe de la Gâtine de Parthenay vers le Bassin de Paris. Légende des figures 1, 2, 3

n- + + + ■»- + ++ +

Schistes et Gneiss [x)

Roches cristallines anciennes (■;)

Calcaires et Marnes du Lias (1'-'*)

?|? Calcaires jurassiques à silex (Ji-iv)

=^

III

Calcaires jurassiques supérieurs

\ Sables et argiles tertiaires (pi)

Sud de Vasles (Deux-Sèvres); cette crête domine de 100 m. environ la région tertiaire de brandes et de bois qui se trouve au NE, et qui fait place ensuite à la Plaine de Neuville, Ayron et Assais. Celle-ci dépend du Bassin Parisien ; de tous les points de cette Plaine, dont l'altitude moyenne est 130 m., on aperçoit la crêt(; du Fouilloux.

II. LES liNVELOPPES DE LA GATINE.

J'appelle Seuil du Poitou la région de plateaux qui s'étend entre le Limousin et la Gâtine de Parthenay ; il comprend la partie méridio- nale du département de la Vienne avec le Sud-Est des Deux-Sèvres et le Nord de la Charente; c'est, à proprement parler, la région des envi- rons de Poitiers. La constitution géologique de ce Seuil est franche- ment différente de celle des deux régions, Limousin et Gâtine, qu'il sépare ; son altitude moyenne, 150 m. au-dessus du niveau de la mer, est nettement inférieure à l'altitude de ces deux régions ^

1. Essai sur la f/éof/raphie physique du seuil du Poitou {Annales de Géograplue, 11, 1,S92-1X93, p. 53-G4,G fig. cartes et coupes).

LE HAUT POITOU.

^207

Les géologues désignent cette région sous le nom de Détroit du Poitou, pour indiquer qu'elle relie les formations sédimentaires du Bassin Parisien (terrains secondaires et tertiaires) à celles du Bassin d'Aquitaine. Cette notion de détroit, si nette sur une carte géologique, qui représente les formations dans l'état actuel des choses, est basée sur l'idée que les dépôts du Seuil du Poitou représentent les sédiments d'un bras de mer ou détroit marin allant du Bassin de Paris vers le Bassin d'Aquitaine; seulement, il est nécessaire d'ajouter que ces dépôts ont pu être beaucoup i)Ius étendus autrefois, vers le Limou- sin et vers la Vendée : il ne reste que ce qui a été respecté par l'érosion.

On peut constater, en divers points, grâce aux dislocations du sol,

GATINE

Terrier du Fouilloux 272 \/asles

i ''V

SEUIL DU

Vivonne

(. \/allée du Claln)

88',

\ m-8

POITOU

LIMOUSIN

l'isie Jourdain 168

\ 265 dI ; _ <

Uyvj^^^l^g

^^^^iiLilIiEl^^

i^^^^^^rr. v.%%%%'':: :*----*

W. N.W.

* ■•■••♦•1. + + + + 4--1- + *.

+ + +^4.**r** ^Niveau de la mer

Vnr. 2. Seuil du Poitou.

que les roches du Limousin se continuent, sous les formations secon- daires et tertiaires du détroit poitevin, pour se relier à celles de la Gàtine. Il y a des failles, d'une amplitude (juelquefois considérable, atteignant 100 m., qui montrent les roches anciennes, surtout le long de l'axe anticlinal de dislocation de Montalemberl, à la réunion du Seuil du Poitou, de la Gâtine et de la Plaine méridionale des Deux- Sèvres, autour de La Mothe-Saint-Iléraye et de Saint-Maixent '.

Les terrains géologiques, Lias, Jurassique, Tertiaire, sont à peu près de même nature dans le Seuil du Poitou et autour de la Gàtine, mais leurs étendues respectives et leur répartition sont essentiellement différentes. Le Lias occupe une sui'face considérable» au Sud di» la Gàtine (Entre-Plaine-et-Gàtine , mais naflleurc» plus que dans le fond des vallées au Nord- Ksi de cette n'gion et au Sud de Poitiers. Le Jurassicjue calcaire altlrurc sur (!<• grandes étendues autour de Niort, il forme des plaines nues, tandis que les terrains tertiaires argilo-silic«Mi\ occupent la majeun» partie des plateaux du (hMroil poitevin. De de gi'andes dinVTenc<»s entre» ces re'gions.

Je ne traiterai pas successivement les lerrains du Seuil et les l.'r-

1. I.a carte joinir à (C liav.dl pi. v, porto l«>s axes syn<'linau\ et anli. linaux; il est faeilc «le s'y reporter pour voir les dillerenres, ;i leur arriv«'e dans la «iàtin.*, avec les ali^memenls de la earte aeeoinpa^Mianl l'article des Annales i'xiv |)Ius haut.

208

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

rains de la Plaine, car ils sont souvent enchevêtrés; je préfère suivre Tordre géologique de succession des étages et insister, au fur et à mesure, sur les caractères géographiques de chaque terrain, lorsqu'il affleure en grandes niasses.

Voici rénumération des étages géologiques secondaires et tertiaires, avec quelques indications sur leur nature et leur répartition (carte, pi .V) .

P Lias. Il est formé de plusieurs assises, qui sont de bas en haut : sables infraliasiques, calcaire jaune nankin, calcaire caille- bottine, pierre rousse et grès calcaires, marnes bleues du Lias supé- rieur.

Les sables quartzeux fins de Tlnfra-Lias forment quelques gîtes isolés à la surface des roches anciennes; je citerai Brangeard sur la

LA PLAIDE

G A T I M E

P/ai'rias de S^int 33

D"^. pression CA.'ord/snne

onge j S7

1 Niort ; 1 50 i

Région ertre Phsi^'i KSt-Gat/'ne

\/allée du Thouet 160 Forêt d •Secandignj 1 230

250

Niveau de la mon N.N.E

FiG. 3. Coupe de la Gùtine de Parthenay ù la Plaine de Niort.

route de Saint-Maixent à Cherveux; ces gisements sont recherchés pour ouvrir des sablières, plutôt rares au Sud de la Gâtine.

Le calcaire jaune nankin (Hettangien), en bancs épais, compacts ou caverneux, repose le plus souvent directement sur les roches anciennes, sauf aux points Ton trouve les sables précédents; l'épaisseur atteint 10 à 15 m.

Le calcaire caillebottinc représente l'étage sinémurien; il est blanc grisâtre, noduleux; son épaisseur atteint 5 m.; on le trouve toujours au-dessus du calcaire jaune nankin. Les paysans le nomment caillebottine à cause de son aspect qui rappelle le lait caillé ; il est très recherché comme pierre à chaux et môme pour empierrement.

Le Lias moyen est représenté par des calcaires grenus appelés « pierre rousse » par les paysans dans les environs de Niort; quelque- fois ces calcaires sont blancs; ils renferment souvent des lits de pou- dingues à petits éléments et des lits de silex. Cette roche a été très recherchée comme pierre de taille au Sud de la Gâtine; on l'emploie pour les fours à chaux en même temps que la caillebottine. L'épais- seur est très variable et peut atteindre 20 m.

Souvent cette roche présente des points d'injection et de concen-

LE HAUT POITOU. ^200

tration de subslances minérales : galène argentifère, blende, silicate de zinc, barytine, fluorine, quartz, etc. La galène (sulfure de plomb) argentifère a été exploitée à Alloue (Charente) et à Melle (Deux- Sèvres) à diverses reprises ; on y voit d'anciennes exploitations gallo- romaines; Melle eut un atelier monétaire sous Charles le Chauve.

Dans le Sud de la Gàtine et du Seuil du Poitou, on voit les couches inférieures du Lias reposer directement sur la pénéplaine primaire, ce qui montre la transgression de la mer, dans cette région, dès le début du Lias.

Dans le Nord du Seuil du Poitou, on voit la partie supérieure du Lias moyen, surmontée du Lias supérieur, reposer directement sur les terrains anciens, depuis L'Jsle-Jourdain sur la Vienne, parle Sud de Poitiers, jusqu'au Nord-Est de Parihenay; on ne trouve pas dans cette région les assises inférieures du Lias. Cela «^st la prouve que la transgression de la mer du Lias a eu lieu du Sud au Nord et de TEst ù l'Ouest dans le Seuil du Poitou.

Le Lias supérieur (Toarcien)' est constitué par 8 à 10 m. de marnes bleues etde calcaires marneux; il forme une assise continue autour de la (iàtine et dans le Seuil du Poitou. Les marnc^s ont élé partout recherchées pour la fabrication des tuiles et des briques; sur la bor- dure du Limousin, elles servent d'amendement calcaire pour les sables argileux tertiaires et pour les arènes granitiques. Elles forment une assise imi)erméal)le qui retient l'eau à sa surface. (U qui constitue un niveau d'eau général très important, à la base des calcaires juras- siques; ce niveau est moins développé lorsfjue la marne est recou- verte directement parles sables et les argiles tertiaires. Il se reconnaît sur les pentes et les vallées, grâce aux suintements de leau qui sourd à la surface des marnes.

Jurassique. Il comprend : les calcaires du Jurassicjue m(\ven (étages Bajocion et Bathonien); les calcaires du Callovien et de l'Oxfoi- dien, remplacés quelquefois en partie par des marnes argileuses; les calcaires du Jurassiciue supérieur.

Calrdh'o.s ihi Jm-assif/un moifen (Régions de Plaiues\ Ces calcaires se montrent partout dans les vallées du Seuil du INuton et autour de la (îàline (pi. V). Leur épaisseur varie de 30 à SO m.; ils monlront souvent des rognons de silex chailles » des paysans) alignés à divers niveaux; ces rognons s'agglomèriut (iU(*I(iuefoi^> en vérifables bancs continus, épais de iO à (iO cm.

(îes calcaires à silex formeni des l)anrs durs (pii eonstituent les

escarpemenls earacti'risticjues des vallées du Seuil du Poitou, de

Poitiers à ConfohMis, Knlfec et Saiut-Maixent; d'une vallée à Taulre,

.c<'s calcaires sont cachés le plus souveul \nw U^^ di-pôls terliaircs. Ils

I. J.<' lypc (lo rrijiu'c n v{v jiri-^ à Tt)(in.irs ;Dpnx-Srviv< par Ak ii>k n'Onmr.NY.

\N.\. 1>K C.KOr,. XVl'' ANNKE. I i

iMO GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

affleurent surtout dans certaines régions, au Nord-Est et au Sud de la Gàtiue, ils constituent les « Plaines » des paysans.

Ces calcaires donnent des pierres de taille et des pierres à chaux. On peut citer les carrières de la Cueille-Poitevine, à Saint-Maixent ; de Souche, près Niort; de Benêt et deCoulonges, sur la ligne de Niort à Bressuire, etc. Ces carrières ont été activement exploitées autrefois, surtout pour l'exportation en Saintonge, les pierres ne sont pas désistantes, dans le Marais poitevin, le « bri »' ne peut servir qu'à faire des tuiles et des briques, et dans la Gâtine, les roches schisteuses et granitiques sont difficiles à tailler-.

Il y a dans cette zone calcaire de nombreux fours pour la fabrica- tion de la chaux, qui est transportée dans la Gâtine par les routes et par les voies ferrées. On peut citer, au Nord-Est, comme centres pro- ducteurs, Thouars, Airvault, Ayron, etc. ; au Sud-Est, la région de Saint-Maixent, dont les fours utilisent le chemin de fer départemental de Ménigoute à Parthenay et Secondigny ; au Sud, les fours de Benêt, Saint-Pompain et Coulonges-sur-l'Autise, qui se servent de la ligne de Niort à Bressuire.

Il ne faut pas oublier les innombrables fours à chaux qui sont installés sur les affleurements calcaires des vallées du Seuil du Poitou, et dont le produit, porté sur les sols argilo-sableux des pla- teaux intermédiaires, a servi à amender si complètement la région. A la bordure du Limousin, on voit réapparaître les grandes exploita- tions situées sur les lignes ferrées, qui facilitent le transport de la chaux venant de L'Hommaizé, de Journet, de La Trimouille, etc.

En général, l'eau est rare dans le voisinage des calcaires à silex,, sauf vers la base, c'est-à-dire au contact des marnes bleues du Lias supérieur, se voient de nombreuses fontaines; il faut ajouter qu'il n'y a pas forcément de Teau partout à la surface du Lias, car l'eau des calcaires se réunit dans les rigoles souterraines qui aboutissent en certains points d'élection. Les régions synclinales du Seuil du Poitou sont particulièrement éprouvées par la pénurie d'eau, car le niveau imperméable du Lias est alors plus bas, et on l'atteint difficilement par des puits qui dépassent souvent 40 m. Dans les années sèches, on doit aller chercher l'eau très loin pour abreuver le bétail, sur- tout dans la partie Nord du synclinal de Lezay, depuis le coude de la Charente, près de Civray; souvent les fermiers vont à plus de 10 km. De plus, les grandes vallées qui entament profondément les calcaires du Seuil du Poitou drainent les eaux souterraines et

1. Ailuvion marine argilo-calcaire.

2. Ces exploitations tendent à diminuer d'importance, par suite de la création des chemins de ler qui amènent facilement la pierre de Poitiers (Gallovien des Lour- dines), ou celle de la Charente Saint-Même, Sireuil), pierres plus homogènes, car elles n'ont pas de silex, et plus faciles à travailler et à débiter à la scie.

â

LE HAUT POITOU. 211

abaissent le niveau d'eau; il en résulte l'existence de nombreuses fontaines presque au niveau des rivières ; je citerai les sources des bords du Clain, depuis Saint-Benoît jusqu'au Nord de Poitiers.

Les eaux superficielles disparaissent rapidement dans la région calcaire, car le sol est très perméable, à cause des nombreuses fis- sures qui fragmentent la roche. De plus, il y a de nombreux gouffres, comme dans tous les pays calcaires. Les phénomènes du Karst et des Causses * se trouvent reproduits dans le Poitou, mais à une échelle bien moindre, car les bancs calcaires sont moins disloqués et moins épais que dans ces régions classiques. On y voit de nom- breuses fissures, des cavernes, des pertes de rivières, des entonnoirs, des puits d'érosion, de grosses résurgences. Ces phénomènes se montrent surtout dans la région des calcaires à silex du Bajocien et du Bathonien, mais se retrouvent quelquefois aussi dans les autres zones jurassiques. Pour les gouffres, la masse principale se trouve dans la zone dont je m'occupe ici, et en particulier sur l'isthme qui va du Limousin vers la Gâtine, en passant au Sud de Poitiers, sui- vant les ondulations sud-armoricaines des couches.

Les régions d'entonnoirs {cloups) suivent surtout la terre rou^^e à silex, qui est elle-même en relation avec les calcaires à silex.

Gi'oie. Lorsque les calcaires affleurent, ils sont recouverts d'une terre rouge de décalcification, souvent très peu épaisse, car la charrue arrive à la pierre presque partout ; cette terre est dite « groie » par les paysans, au Sud de Ligugé et de Poitiers; ils disent « groge » autour et au Nord de Poitiers. Souvent, les silex du Jurassique restent au milieu de cette terre rouge, par suite de la disparition du calcaire : ce sont alors des « groies chailleuses ».

Calcaires et Marnes du Callovien. Dans la partie Nord du Seuil du Poitou, cet étage est représenté par des calcaires crayeux très épais ; ils sont exploités pour pierre de taille dans les grandes carrières de- Château-Gaillard, près la gare de Migné-les-Lourdines. Ils constituent une bande dont les caractères géographiques se confondent avec ceux (les calcaires à silex. Cette bande diminue très vite de largeur au NK (Ir la Gàtine, dont elle reste toujours assez éloignée; la terre rouge (le la surface s'appelle toujours « groie », ou « causse ».

Dans le synclinal de Lezay, ce sont aussi des calcaires, qui se (h'bilenl en pla(|uettes, et constitueni des régions analogU(>s à celles des calcaires à silex; mais la terre rouge de la surtace es! toujours déponivne de silex; c'est nne groie liés sèche, qui porte souvent des petits eln^nes-lrufliers, surtout autour de la gare de Saint-Saviol.

Dans la iV'gion an Snd de Niort, la partie inférienre de l'étage est

1. .1. Wf.lsc.ii, U'< jihcnoint-iies des i„t;/s calcfiires dans h* l'oiiou Jlidl :>oc Géol. de Fr., n" série. III, 11)03, p. I001-1018).

212 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

formée de calcaires blancs, qui alternent avec des zones marneuses. Ces dernières finissent par prédominer dans la partie supérieure de l'étage et donnent naissance à des marnes argileuses imperméables, les eaux séjournent à la surface; il a fallu y tracer des fossés pour l'écoulement des eaux; les nombreuses lignes d'arbres qui y ont été plantées donnent à cette petite région l'aspect d'un bocage; cette apparence est d'autant plus sensible que la même nature de sol existe pour l'étage suivant (Oxfordien) dans cette zone. Il y a une dépres- sion marneuse callovo-oxfordienne, due à des dislocations et à une grande érosion par les eaux, qui forme une bande très trancliée entre la Plaine de Niort et les Plaines de Saintonge. (Voir fig. 3.)

Marnes oxfordiennes. On les trouve dans le synclinal de Lezay, et au Sud de Niort* ; c'est le faciès des marnes à spongiaires, constitué par 30 m. environ d'argiles marneuses grises renfermant des massifs de calcaires grumeleux, quelquefois très durs. Ces calcaires donnent des blocs, isolés dans les champs, que les paysans appellent « chiffres », « rocs », « aigrains ».

Ces marnes constituent souvent des mamelons isolés par érosion, autour de Ghey et au Sud de Niort; je citerai, en particulier, le mamelon de Sainte-Macrine, qui forme l'îlot de Magné, entre les deux bras de la Sèvre, au-dessous de Niort.

Leur surface donne des terres fortes, compactes, difficiles à tra- vailler; quelquefois, les pentes sont presque stériles, à cause de la compacité des terres; ici, c'est un défaut physique qui agit le plus sur la qualité des terres. L'imperméabilité est tehe que souvent on ne peut plus circuler après les pluies ; il y a des villages, à l'Ouest de Lezay, les paysans sont obligés de se servir d'échasses pour traverser les rues. En été, au contraire, tout est horriblement sec, et les marnes argileuses se fendent profondément.

Dans les parties basses, la bande oxford ienne forme une région de prairies au Sud de la Plaine de Niort, en se confondant avec le Callovien, depuis les environs d'Ailfres jusqu'auprès de Coulon (an- ciens marais de Ressines).

Cette marne a été très employée autrefois par les tuileries. Jurassique supérieur (Rauracien et Séquanien). Au Sud de Niort, il y a une bande de calcaires blancs alternant avec des marnes schis- teuses qui s'étendent de Saint-Martin-de-Rernegoue à Saint-Clément, puis une autre bande de calcaires blancs de Fors à Frontenay-Rohan- Rohan. Ces divers calcaires forment une suite de Plaines nues et sèches, au Sud des marnes oxfordiennes et de la bande d'alluvions modernes qui accompagne la Guirande : c'est le commencement de

1. Je laisse de côté la région au Nord de Poitiers, qui appartient au Bassin de Paris.

LE HAUT POITOU. 213

la grande zone des vignobles qui se développe en Saintonge et dans l'Aunis; dans cette région, du reste, les prairies artificielles, qui ont surtout besoin de calcaire, remplacent aujourd'hui en partie les vignobles.

Ces calcaires du Jurassique supérieur présentent vers leur base un Irrs grand nombre de petits suintements, dus au niveau imper- méable des marnes oxfordiennes ; on peut suivre ces suintements sur le haut de la ligne des coteaux de Sainl-Martin-de-Bernegoue, vers le Sud d'Aiffres.

La disposition des assises du Jurassique supérieur est parfaitement visible sur la carte topographique au 80 000'' (feuille de Niort, quart SW). On voit trois terrasses successives en retrait les unes sur les autres; elles sont en rapport avec la constitution géologique du sol, formé successivement, du Nord au Sud : 1" de marnes tendres oxfordiennes de Roniagné, surmontées de calcaires durs à aigrains (J-), qui constituent la première terrasse au Sud de Bessines ; 2^^ de marnes avec calcaires marneux blancs du Rauracien (J'), pour la deuxième terrasse de Saint-Clément, Taillepied, etc.; de cal- caires blancs plus durs, formant la troisième terrasse de Bernegoue à Fors et au Sud de Frontenay-Rohan-Rohan.

C'est un exemple, à une petite échelle, de plates-formes monocli- nales dissymétriques, dont le versant le moins incliné coïncide avec le plongement des couches, tandis que le versant raide, (jui regarde le massif ancien de la Gâtine, répond à la tranche des couches. On voit se reproduire la disposition en auréoles des couches du Bassin de Paris icueslas de M' W. M. Davis). Le même fait se rencontre pour le Bassin d'Aquitaine, les ceintures sont beaucoup moins nettes que dans la région orientale parisienne. Ces lignes sculpturales, dues à l'érosion, regardent le massif ancien du Nord : on a l'impression qu'elles ont pu constituer autrefois des enveloppes ou couvertures de la Câline.

Terres ronges â châtaigniers et à silex du Poitou (Ap*)'. Ce sont des argiles ferrugineuses perméables, soit pures, soit mêlées de silex. qui proviennent de la destruction des calcaires du Jurassique moyen ; leur épaisseur est variable et peut atteindre 10 à 15 m.; elles occu- pent souvent des étendui^s assez grandes, dans une position inter- médiaire entre les groies calcaires et les argiles sabhnises des pla- leaux tei'liaires.

Les silex sont qu(»lquef«>is exlraordinairement abondants: les habitants s'en débarrassent en les jetant en las, ou u chirons ». Depuis h' développement des roules et ch(Mnins vicinaux, les tas disparais-

1. Ces terres roup:{!s provicnnoiil de la (lôtalcilicatioiv d'assises «-alraires pour la iniijeuro parlie, ot, par consctpirnt. il pinit s'imi trouvor à la surfaoo du Lias.

^44 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

sent peu à peu. Des quantités énormes de silex ont été exportées : à la gare de La Mothe-Saint-Héraye, on voit toujours un véritable chan- tier de macadam pour la Charente-Inférieure, les matériaux durs manquent en partie.

Les régions de terre rouge à silex se reconnaissent immédiatement à ce que tous les murs de limite de champs sont en blocs siliceux plus ou moins arrondis, tandis que, dans la région calcaire, les murs sont en pierres sèches.

Ces régions ont un aspect de bocage, car les arbres y réussissent très bien; ils sont nombreux, surtout les châtaigniers; on voit souvent des chênes en têtards dans les haies qui séparent les champs ; de plus, des amas de blocs siliceux contribuent à accidenter certains points du pays, principalement le long de l'axe anticlinal de Montalembert.

Les terres rouges à silex se trouvent à la surface des calcaires bajo- ciens et bathoniens et en sont une dépendance dans le Seuil du Poi- tou *, elles forment deux bandes suivant la direction générale SE- NW des ondulations tectoniques : l'une de Givrai ;i Rouillé, l'autre sur l'axe de Montalembert et sur son prolongement dans la partie Nord de la Plaine de Niort.

Les châtaigneraies de la Vienne se trouvent principalement sur cette terre rouge; elles tendent à disparaître autour de Couhé, par suite de la transformation des cultures.

Vers le Limousin et la Gâtine, ces terres reposent quelquefois directement sur les marnes bleues du Lias, par suite de la décalcifica- tion complète des assises du Jurassique moyen; les paysans appellent alors les silex « pierres de marne ».

Ce sont toujours des terres labourables profondes, dépourvues de calcaire, douces à travailler lorsqu'elles sont privées de silex ; elles ont une très grande importance au point de vue agricole, car le chau- lage a facilité la culture du blé et le développement des prairies artifi- cielles à leur surface.

Entonnoirs, Dolines. Tandis que les gouffres prédominent à la surface des calcaires, les terres rouges (Ap*) montrent souvent des sortes d'entonnoirs ou de dépressions concaves bien marquées, ana- logues aux cloups du Lot^ aux dolines de la Bosnie et de l'Herzégovine. Ces dépressions sont toujours à sec, l'eau n'y séjourne point; mais on ne voit pas de trou ou gouffre à la partie inférieure. Elles sont presque toujours cultivées lorsque les pentes sont douces; quelquefois, dans les régions à silex nombreux, les parois sont abruptes'-.

3*" Terrains tertiaires. Ils comprennent, de bas en haut :

1. Voir Delpon, Slalis/ique du Loi, 1831, 1, p. 11.

2. J'ai donné des renseignements plus détaillés dans le Bull. Soc. Géol. de Fr.y IV® série, III, 1903, p. 1008 et suiv. A comparer aux feuilles Gourdon (194) et Cahors (206) de la rarte dÉtat-major.

LE HAUT POITOU. 21o

Marnes et calcaires lacustres avec argiles à meulières Èocene moyen) ;

2^ Sables et argiles marbrés du Sidérolithique ( Éocène supérieur) ;

S** Terrain de transport des plateaux {Pliocène).

Terrain lacustre. Il occupe une certaine étendue à TEst de l'axe du Seuil du Poitou; au point de vue géographique, il constitue des plateaux qui présentent les mêmes caractères que les plateaux des autres terrains tertiaires, surtout que les sables argileux marbrés. Les seules différences consistent en la présence de marne blanche dans le sous-sol, ce qui facilite le chaulage de la surface; en outre cette partie superficielle est plus argileuse en général.

Les terrains tertiaires des assises II et III recouvrent actuellement plus de la moitié de la surface du Seuil du Poitou ; mais leur ensemble a occupé autrefois toute la région, ainsi que les zones voisines de la Gâtine et du Limousin, avant le creusement des vallées actuelles; ces formations se répondent aujourd'hui d'une rive à l'autre. L'ensemble du Seuil a conservé l'aspect général d'un plateau, les accidents topographiques sont en creux.

Ces deux assises sont argilo-siliceuses et présentent beaucoup plus d'analogies que de différences; dans les deux cas, leur surface est occupée par des terres froides, peu perméables, qui ne renferment ni calcaire, ni phosphate, ni potasse. Ces formations résultent de la des- truction des roches schisteuses et cristallines du Limousin et de la Gâtine, dont les débris ont été amenés sur le détroit du Poitou avant le creusement des vallées actuelles; les éléments solubles ont été dis- sous et entraînés par les eaux pendant le transport. On voit encore à la surface de ces terrains quelques grandes forêts : forêt de Moulière, bois de Saint-llilaire, forêt de Saint-Sauvant, etc.

Sables et argiles marbrés. Ils donnent en général des terres beau- coup plus argileuses et plus imperméables que les terrains de trans- port des plateaux; aussi portent-ils de nombreux étangs artificiels, principalement à l'Est du Seuil de Poitiers, vers Montmorillon, et sur- tout dans la Brenni^

Les argiles sont ([uehiuefois assez pures pour donner des « terr«^s à cazettes », que l'on exploite pour les fabriques de porcelaine de Limoges. Le plus souvent, ces argiles sont colorées diversement par des sris d(> fer et assez impures; elles servent à la fabrication des tuiles et des briquets.

Celte formation est le princii)al gisement du mintM'ai d»^ ter pisoli- thique (Sidérolithicjue), ([ui a <''t('' (^xpjoih' auti«i\)is un peu partout, d notamment à l'Est de Poitiers, autour de Verrières, Montmorillon, La Triinouille (Vienne), Rel;\bre (Indre), etc. Les dernières exploitations ont cessé» depuis (|nel(|ues années, dtnant l;i roiiciiriMMict» des mine- rais de fer de Meurtlie.-et-Mosell(\

216 GÉOGRAPHIE RÉGIOiNALE.

Terrain de transport des plateaux. Il est formé surtout d'argiles et sables terreux, montrant souvent des nappes de cailloux roulés de quartz blanc; l'épaisseur est faible, l m. à 2"\50. A quelques déci- mètres de la surface, on voit souvent des poudingues ferrugineux et manganésifères, analogues à Valios des Landes.

Cette formation occupe les zones culminantes des plateaux, depuis La Trimouille et Montmorillon jusqu'à Yasles, dans les Deux-Sèvres. Le plus souvent, elle est formée d'argiles blanchâtres et limoneuses à sable fin terreux, donnant les u terres bornais » des paysans; c'est l'ancienne « terre de brandes » du Poitou : ce sol a été longtemps inutilisé et ne portait guère alors que des bruyères, fougères, genêts et ajoncs épineux; en Poitou on rappelle la « brande » ; il correspond à la lande de Bretagne. Sur les anciennes éditions de la carte d'État- major, sa répartition est indiquée parfaitement, de Poitiers à Vastes, de Poitiers à Sanxay, autour de Montmorillon, etc. Depuis cinquante ans, par les poudres d'os, par le chaulage, parla marne bleue du Toar- cien, etc., on a amendé considérablement ce sol, et aujourd'hui la ma- jeure partie des brandes a disparu; ces terres sont même renommées pour la production des avoines du Poitou.

L'aspect du pays a donc changé considérablement; les brandes avaient un certain cachet sauvage, avec de petits bois au milieu d'un sol peu mouvementé, avec l'herbe drue couvrant la surface entre les buissons ; le gibier était très abondant, surtout la perdrix rouge, et il y avait des loups en grand nombre ; c'était un pays de grandes chasses. Aujourd'hui, tout est modifié, sauf en quelques points; les brandes ont été « essartées » presque partout; leur sol est toujours pauvre par lui-même, mais, avec des engrais divers, on fait d'assez bonnes récoltes. De plus, on a beaucoup drainé le pays pour faciliter le départ des eaux stagnant sur ces plateaux; on a desséché ces terres, peut- être trop, car avec la disparition de la brande, on a augmenté le ruis- sellement des eaux qui, dès leur arrivée sur le calcaire, descendent très vite par les fissures et les gouffres. Dans la brande, du reste, on remarque des difTérences : les zones à bruyères et à fougères sont les plus pauvres, l'indigence du sol y est complète; les parties avec nom- breux ajoncs renferment déjà un peu d'éléments azotés, fixés par les nodosités des racines de cette Légumineuse. Mais cette terre s'épuise encore vite.

Peut-être, autrefois, les forêts ont-elles couvert tous ces plateaux; leur disparition partielle viendrait du fait de l'homme, et probable- ment aussi de la disparition des très rares éléments utiles que le sol pouvait renfermer.

La surface de ces plateaux est peu perméable, et l'on n'y voit pas de sources, sauf de petits suintements; aussi est-on obligé d'avoir des mares («marchais ») autour des habitations; quelquefois même, il y a

LE HAUT POITOU. 217

deux mares : celle des bestiaux et la « mare à boire » pour les habi- tants.

Pour ces diverses raisons, rareté de l'eau, pauvreté ancienne des brandes, etc., les centres ruraux du Seuil du Poitou se trouvent le plus souvent sur le rebord jurassique des plateaux ou dans le fond des vallées, sur le bord des rivières. Les communes sont très allongées, car elles possèdent de grandes étendues de brandes ou pacaj;es anciens, sur les plateaux, entre les vallées étroites. La propriété n'est pas morcelée.

En résumé, les sols tertiaires des plateaux se distinguent très bien de ceux des assises jurassiques, car on y trouve la flore silicicole, qui s'avance ainsi par traînées, depuis le Massif Central et la Gâtine, au milieu de la flore calcicole du Jurassique. La présence de ces argiles sableuses tertiaires et celle de la terre rouge à châtaigniers font que les plateaux du Seuil du Poitou sont beaucoup plus couverts d'arbres qu'on ne le croirait à l'inspection d'une carte géologique, le sous- sol profond jurassique est indiqué toujours trop largement.

Alluvions des vallées. On voit des dépôts quaternaires de divers âges dans le fond des vallées : des alluvions anciennes, formées de sables et de graviers, et des alluvions modernes, souvent tourbeuses, comme d'ailleurs dans tout l'Ouest de la France.

III. COMPARAISON DES PAYS DE GÂTINE ET DE PLAINES.

Ces deux tyi)es de pays constituent des régions bien tranchées. Je voudrais attirer l'attention sur quelques-uns de leurs caractères, d'au- tant plus (fue des régions de types analogues se retrouvent ailleurs sur bien des points du sol de la France. On peut constater là, de la ma- nière la plus nette, les rapports de l'homme avec le sol et l'influence réciprofpie de l'un sur l'autre.

Lorsqu'on sort de Niort par une route (iuelcon([ue, vers Fontenay ou v(»rs Melle, on traverse une région dont le caractère de Plaine est lypi(|ue, av«>c sa tcrn^ rouge très peu épaisse, à fragments calcaires nombreux (pie les paysans appellent la groie. C'(^sl un i)ays découvert (jui fait conli-astc avec la (iàtine boisée qui bordc^ l'horizon au Noid (lig. 2).

C'est la véiilal)le région du blé et des prairies artilicielles. av(H' des cultures très variées en certains points; les champs sont souvent très morcelés, (^t les parcelles se succèdent avec des productions difl'c- rontcs; sur des (Heiulues i»arfois très grandes, il n'y a jamais de jaclièn^s ; les parties en pierrailles sont peu nombreuses; bref, si les récoltes sont ({U(d(|uef()is moins aboudaut(^s qu(^ dan< le-; autres sols, leur(|ualité est bien sui)érieure.

218 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Les chemins sont presque toujours bons dans la Plaine, car le sous-sol est formé par une masse calcaire, solide et perméable.

On y voit surtout des vallées sèches, l'eau étant absorbée rapi- dement par ce sous-sol ; des ruisseaux entiers y disparaissent quel- quefois, comme la Dive de Lezay, près de Rom, comme le ruisseau de Villiers-en-Plaine(le Poléon), dans la vallée sèche de La Couture, vers Saint-Maxire.

Les suintements d'eau et les sources sont peu nombreux, mais il y a souvent de grosses fontaines; aussi les habitations sont-elles groupées ; la vie est villageoise, même pour une région uniquement de cultures. Cela entraîne de très grosses différences avec la Gâtine de Parthenay et le Bocage vendéen, différences qui se retrouvent, en partie, jusque dans les idées des habitants, « bleus » d'un côté et « chouans » de l'autre.

On peut constater ainsi que la répartition des habitations dépend pour une très forte part de la perméabilité du sol et que la présence de grosses sources a eu son influence sur la fondation des centres ruraux : plus les fontaines sont écartées l'une de l'autre, plus les cen- tres sont importants ; mais le cultivateur est alors très loin de son champ de travail ^

Souvent, dans le Poitou calcaire, on voit dans les champs une petite charrue, avec un seul mancheron : c'est un araire. Il est attelé d'un baudet; cela représente un instrument primitif, mais qui suffit à retourner la terre rouge avec ses pierres calcaires. Au début de la civilisation, l'homme pouvait cultiver cette terre de groie avec ses bras ou avec un araire et en tirer profit; il n'avait pas besoin de chauler, de répandre des engrais plus ou moins chers pour avoir une récolte; seule, la pluie fréquente était indispensable. La fortune acquise n'était pas nécessaire pour labourer les champs de la Plaine, tandis que les régions de terres argileuses fortes demandent de nombreuses paires de bœufs et un matériel exigeant une création préalable de capital. Aussi les pays de Plaine ont toujours été de bons pays; ils ont acquis très vite un degré d'aisance relative.

La Gâtine est aussi très caractéristique, avec ses roches schisteuses et ses roches granitiques, qui donnent à la surface des terres d'argile et de silice. Les paysans les appellent « terres fortes », ou « terres froides », par opposition aux Plaines calcaires de Niort, de la Crèche, d'Assais et de Thénezay, de Thouars^, dont les productions sont plus précoces et la terre est dite plus « chaude ». La différence est

1. On peut constater une légère décentralisation dans les Plaines; quelques habitations se construisent dans des points écartés des centres, grâce à la facilité plus grande de faire des puits profonds.

2. Dès que l'on atteint le Maine-et-Loire, on dit les Champagnes de Douvy, de Montreuil-Bellay. Plus au Nord, est la Champagne du Maine, puis la Plaine de Gaen.

LE HAUT POITOU. :219

même exagérée, par rapport à la Plaine de Niort, car celle-ci est au Sud et à une altitude sensiblement inférieure (fig. 2).

Pour bien saisir les caractères qui distinguent les pays de Plaine des pays de Gâtine ou de Bocage, il faut examiner la Carte topogra- phique au 80000% soit la feuille de Niort (n° 142), soit celle de Bres- suire (n'' 131). Cette dernière, sur laquelle se trouvent Parthenay et le Terrier du Fouilloux, est peut-être la feuille de la Carte de France qui montre le mieux l'opposition de ces deux genres de régions. Au Nord et à l'Est, entre la Dive du Nord et le Thouet, s'étend une région plane avec des vallées rares, de grands vides et des bourgs espacés ^ ; tandis qu'à l'Ouest et au Sud-Ouest, autour de Parthenay et de Bres- suire, le pays est mamelonné, sillonné de ruisseaux; on remarque surtout l'énorme quantité de haies qui séparent les champs. Cela même contribue à assombrir la teinte générale de cette carte topo- graphique, autour de Parthenay et de Bressuire.

On peut constater aussi une certaine différence de climats due à l'altitude différente de la Gâtine et de la Plaine, et à ce que le pays calcaire est plus vite sec, à ce qu'il offre peu d'obstacles à l'action des vents : l'influence des arbres ne s'exerce pas dans la Plaine.

La végétation de la Gâtine se ressent de la composition du sol. On voit beaucoup de châtaigniers, de fougères et des ajoncs épineux, avec des champs de seigle et de choux cavaliers ; ces choux du Poitou et de Cholet donnent tout l'hiver des feuilles pour la nourriture du bétaiP ; le maïs ne croît pas. Les prairies naturelles montent sur les pentes jusqu'au sommet des mamelons, tandis que, dans la région calcaire, elles sont dans le fond des vallées, sur le bord des rivières, à la surface des alluvions modernes.

Autrefois, le sol était pauvre, d'un accès difficile, on peut dire que c'était un pays de sentiers et de fondrières. On était obligé de laisser en jachères la plus grande partie du sol ; on y cultivait peu ou pas de froment. L'inlrodiiction de la chaux venant des fours de Thouars, Airvault, Saint-Maixenl, Coulonges, etc., a beaucoup cliangé l'aspect du pays, dont la valeur augmente. Le blé a été cultivé et la nourriture des paysans s'est améliorée considérablement. Malgré cela, il y a encore beaucoup de prés les acides organicjues sont trop abon- dants; les paysans les appelh^nt « prés aigres » ; il en résulte une n'percussion sur la valeur du lait et le produit des beurreries.

On a (b'jà beaucoup facilité l'écoulement des eaux sur ce sol imperméable^ on a « assaini » le pays, comme disent les babitants^

1. En particulier, il v a la Plaine d'Assais, a eu lieu la halaillc de Mi>ni'i>n- iour {U\Ci\)).

2. Sur la bonhiic du Limousin, on voit sinloul des cultures de fjros potirons et de lopinainltours. au lieu des ehoux.

',]. Dans les jtarties plates ou concaves de la «-nrlaee de la Gâtine et de la zone

220 GEOGRAPHIE RÉGIONALE.

Depuis que les routes et les voies lerrées ont pénétré partout, la vie économique s'est développée ; l'élevage s'est étendu considérable- ment; le pays est devenu plus riche par ses marchés aux bestiaux, comme Parlhenay, pour les envois à Paris et dans les grandes villes.

Il en résulte que les pays de Plaine, qui sont toujours riches, paraissent forcément un peu stationnaires, par suite de ce dévelop- pement de la Gàtine. La comparaison avec cette dernière est de moins en moins en leur faveur, car la Gâtine voit ses cultures se déve- lopper de plus en plus rapidement. Les prix de certains fermages ont quadruplé depuis 1870, vers la source du Thouet.

Dans cette Gàtine, on voit partout de nombreuses haies, qui per- mettent de laisser les bestiaux dans les champs ; quelquefois même, ces derniers sont entourés d'un fossé, dont la terre sert à former une levée portant la haie vive'. Cette clôture s'appuie sur de nombreux arbres taillés en têtards, c'est-à-dire en taillis sur un tronc ^: aussi la région est très couverte et rappelle de loin une forêt ; on ne voit pas les chemins à quelque distance ; ce n'est pas du tout l'état découvert de la Plaine calcaire d'Assais, de La Crèche et de Niort. On comprend à cet aspect la possibilité des guerres d'embuscade.

Il n'y a pas de grosses fontaines; seulement beaucoup de petits suintements d'eau presque superficielle, ce qui a permis l'existence de nombreuses habitations isolées et a eu son iniluence sur les habi- tants, dont le tempérament est assez contraire à celui des gens de la Plaine, comme je le disais plus haut. Les centres ruraux sont plus petits; il y a une très faible centralisation; l'esprit d'isolement règne beaucoup plus.

La propriété n'est pas morcelée, comme dans la région calcaire, et surtout comme dans les anciens pays de vignes du Sud de Niort. Les mœurs diffèrent aussi, même pour le travail des femmes, car, en pays calcaire, ces dernières peuvent s'employer beaucoup plus que dans la Gâtine, le travail des champs est plus pénible et le bétail n'a pas besoin d'être gardé au milieu des prés, qui sont entourés de haies.

Au point de vue des relations humaines, il faut ajouter que, en

voisine du Seuil du Poitou, le sol très argileux retient l'eau et forme les « nesdes » ou « naides », et « pousse-veilles » des habitants. Une « nesde » est un fond, entouré de grands arbres, à sol mou, tourbeux, formé de débris organiques de feuilles et d'herbes. La Gâtine était éprouvée autrefois par de nombreux cas de fièvre in- termittente, comparable à la malaria, pendant les chaleurs de l'été ; depuis que les terrains « nesdeux » ont été desséchés par des fossés, ces fièvres ont disparu.

1. Ce sj^stème de levées et de haies se développe même vers le Seuil du Poitou, autour de Vasles, sur le terrain de transport des plateaux; aussi dit-on la Gâtine, de Yasles.

2. La coupe a lieu tous les 6 ans environ; il y a surtout des chênes, qui sont plus vigoureux que dans la Plaine.

LE HAUT POITOU. ^221

opposition avec la Plaine, les chemins sont souvent creux; ils tra- versent des terres fortes donnant une boue épaisse après la pluie; souvent, celte boue ne sèche pas de tout l'hiver et elle rend la circula- tion presque impossible dans ces chemins encaissés; il faut quelque- fois aller chercher des bœufs pour sortir une voiture légère attelée d'un cheval'. Heureusement, la création d'un excellent réseau de che- mins vicinaux a contribué à la transformation de cette région, dite Gâtine ou « mauvais pays » par les paysans de la Plaine; ces che- mins ont permis partout l'introduction de la chaux; en même temps, la découverte et la fabrication de charrues qui labourent profondé- ment ont donné le moyen de retourner ces terres fortes, si difficiles à pénétrer autrefois-.

Du reste, le besoin d'échanges entre deux régions si dissemblables, Gàtine et Plaine, a existé de tout temps; je citerai en particulier le commerce de transport qui suivait le « chemin charbonnier », des forêts de la Gâtine (l'Arpatereau, etc.) par François, sur la Sèvre, vers la Plaine de Niort, dépourvue d'arbres.

Entre-Plaine-et-Gdtine. Pour ne pas abuser d'une façon exces- sive de l'opposition de caractères que montrent la Gàtine et les Plaines qui l'entourent, je dois ajouter qu'il y a souvent des zones de passage de l'une à l'autre, la nature ne fait pas de sauts brusques, il y a toujours des transitions; on voit des bandes de terrains dont les caractères participent de l'une et de l'autre. Je citerai la petite région Entre- Plaine-el-Gdtine (fig. 2), qui s'étend, au Nord de Niort, de Cherveux à Champdeniers, de Saint-Laurs à Saint-Maixent. Ce n'est pas la véritable Gâtine dépourvue de calcaire, et ce n'est pas non plus la Plaine sèche, nue et monotone. Le sous-sol est particulier; il répond aune composition géologique spéciale (Lias); il n'est pas très perméable (au moins les marnes du Lias supérieur), et cela rappelle la Gâtine; il renferme une certaine proportion de calcaire, comme la Plaine; les ruisseaux de la Gâtine coulent encore dans cette région fU ne disparaissent que dans la Plaine; c'est, de plus, la zone des meil- leures prairies naturelles, à cause de son calcaire et de son humidité superlicielle. C(^s caractères internKMliaires ne sont pas restnMnIs à la zone dont je i)arle ici; ils se retrouvent })ar places, sur la bordure Est et Nord-Est de la Gâtine : autour de Sanxay, de Saint-Loup, do Tlîouars, etc. On les revoit, partout, plus ou moins ai)parents, autour des massifs anciens du sol de la France.

1. \.v. sabol (lu clieviil n'est pas fait pour la boue lioi» épaisse, (|iii arrive à l.i <()iirMnue et an canon; la bète a de la peine à se retirer. An contraire, le pied i.\i2> Ituininants est fourclm, les deux sabots s'éearlcnt eu s'enfonçant et le trou fait dans la bouc est plus <^rand; puis, la bête rapproche ses deux sabots pour les retirer pins facilement.

2. Il n'est pas rnre île voir :i à 0 paires de b.eufs atleles. à la liie. dev.mt une charrue Dombasie, Ilrabanl, etc.

222 GÉOGRAPHIE RÉGIOiNALE.

Région des brandes du Poitou. C'est encore une région intermé- diaire, qui continue la Gâtine au milieu du Seuil du Poitou, comme je le disais à propos des sols tertiaires.

En parcourant la Gâtine de Parthenay, les régions de Plaines des Deux-Sèvres, et les anciennes brandes des plateaux du Seuil du Poi- tou, on voit partout des exemples du courage et de la ténacité que les travailleurs français ont déployés, depuis cinquante ans, pour amé- nager ou maintenir la richesse de ces pays. La Gâtine a fait des pro- grès énormes dans ces dernières années, par la création de voies de communication et pour la production du blé, qui était impossible autrefois; on n'a qu'à interroger les vieux paysans, tous sont d'accord là-dessus. Les brandes du Poitou ont été défrichées et transformées ; si le pittoresque y a perdu, il n'y a qu'à aller de Poitiers à Sanxay, par le plateau de Ghasseport, pour voir quelle création de richesses s'est faite dans cette région. Pour les Plaines, il suffit de suivre un peu le développement prodigieux des beurreries : si l'on prend en exemple les environs de Niort, on voit que la région qui s'étend de cette ville jusqu'à La Rochelle a été très éprouvée par la disparition de la vigne, il y a plus de vingt ans; mais la volonté et l'esprit d'association* des habitants sont arrivés à créer une nouvelle source de richesses, qui s'est étendue dans tous les départements voisins-.

Jules Welsch,

Professeur de géologie à l'Université de Poitiers.

1. Cet esprit d'association existe depuis longtemps, dans la Plaine, sur la bor- dure du Marais poitevin ; c'est lui qui a permis le dessèchement de cette région.

2. Le résultat a été complet, comme Ta montré le succès éclatant remporté à l'Exposition internationale de Liège, en 1905. La Beurrerie d'Échiré (Plaine de Niort; a été classée première ; les beurreries du Poitou et des Charentes ont eu deux grands prix sur trois.

223

LA VALLÉE DE BARCELONNETTE

NOTES DE GÉOGRAPHIE HUMAINE

Les conditions physiques. La vallée de FUbaye , souvent appelée vallée de Barcelonnetle, du nom de son centre le plus impor- tant, embrasse une superficie de 1 059 kmq. Elle est encaissée entre des montagnes de plus de 3000 m., qui atteignent à l'Aiguille de Chambeyron l'altitude de 3 400 m.

Le substratum de la vallée et les flancs inférieurs de ses versants, depuis le confluent de la Durance jusqu'au Martinet, sont constitués par des schistes noirs jurassiques et crétacés, avec intercalation, au Lauzet, d'un synclinal de grès d'Annot K Du Martinet à Jausiers, on observe les schistes calcaires et les calcaires argileux du Nummuli- tique. Ces calcaires forment des barres rocheuses, les défilés pittores- ques de Méolans « au milieu des terres noires fossilifères batho- nienneft, calloviennes et oxfordiennes »-. C'est le domaine des grands torrents de Vadroit : ils impriment aux paysages un cachet de désolation et de tristesse qui leur a valu leur surnom de terres froides. Les torrents des Sanières, du Bourget, du Riou Chanal et du terrible Riou Bourdoux, célèbres par leurs dégâts, ont tracé les immenses crevasses de leurs lits dans les débris de ces formations. Ils couvrent leurs vallées d'une couche de pierres, au milieu desquelles des bouleaux rachitiques ne parviennent pas à trouver une nourriture qu'aucuniî autre végétation ne leur envie, et ils accumuhMit dans la partie inférieure de leur cours de puissants amas de boue et de débris rocheux descendant à chaque crue « sous forme d'une lave visqueuse et dévastatrice» '. Ces cônes de déjection, très étalés et à peine inclinés dans leiir partie marginale, ont parfois déplacé le lit de TUbaye par l'imporlanco de leurs apports (torrent du Goulet près des Serenne*,

1. Voir |K)ur la bihliofjrraphie fîéologique du département des Basses-Alpes: É. IIauc, Les chaînes sufMilpines entre Gap et DUjne \liull. Services Carte fféol. deFr., III. n' 21. 1891, p. iMl). On lira aussi avec fruit les articles de .M' K. IIalt. et de M"^ P. Tkhmii.u. dans le Livret -Guide des excursions en France du VIII* Contrn'-s géolof^Mquc interuational t Paris, IDOO; voir A' liibliograpliie 1900, n" -2\\S et ceux de MM^" ft. U.WA. et \V. Ku.iAN, dans les Comptes rendus du IX* Congrès (Vienne, 1903; voir XIV' Iti/d.int/rapfiie 190't, n"* 270 et tV\).

2. Le Guide de l'alpinisfe dans la vallée de ru/nii/e, édité par la Section de Barcelonueite à l'occaijion du Congrès du Club Alpin Français en 1S9S. p. 18.

3. Le G utile de l'alpiniste..., p. 'l~l.

4. W. Ku.iAN. .No/es pour servir à la Géomorpfioloffie des .ilpes Dauphinoises {La Géographie, VI. 1902, p. 11-211.

224 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Riou Bourdoux cuire les Thuiles el Saiiit-Pons). En amont de Jausiers jusqu'aux Serenne, dans la vallée et sur les lianes, au-dessus des sou- bassements suprajurassiques, s'étendent les formations du Flysch ter- tiaire. Ce sont des calcaires marneux ou des grès fins qui alternent avec des schistes argileux foncés, séparés de la série du fond de la vallée par des témoins triasiques nettement perceptibles dans la chaîne qui limite au Nord la cuvette de Barcelonnette. Les assises du Flysch se poursuivent très en amont dans la vallée de l'Ubaye et dans celles de ses affluents de gauche, les torrents de Vhubac (ce n'est qu'au delà des Serenne que la rivière rencontre à Maurin les marbres roses et verts du Jurassique supérieur, puis successivement les quarlzites du Trias et au Longet des Schistes lustrés et des serpentines). L'Ubayettc coule tout entière au milieu des argiles calcaires du Flysch; cette situation géologique a fait glisser sur ses fondements le village de Meyronnes de 1 m. en 25 ans, parallèlement à Tinclinaison des strates. L'architecture de la contrée serait assez simple, si à ces formes « autochtones » n'étaient venues se superposer les séries « exotiques »* des charriages postérieurs à l'Oligocène qui, dirigés NW-SE, ont donné aux formes meubles du Flysch des pentes douces vers l'W, plus raides vers l'E, ou introduit dans cette vallée les reliefs hardis des dolomies triasiques. Les glaciers ont déposé sur cet en- semble leurs boues fertiles, généralement habitées. Les colonnes coiffées de Pontis, produites par l'érosion des boues glaciaires à blocs erratiques, les moraines frontales de Meyronnes, de Larche, de Mai- sonméane, les méplats de la Couchette et d'Enchastrayes, les mar- mites de géants de Méolans témoignent de leur ancienne activité.

Les documents météorologiques relatifs à la vallée sont beaucoup moins nombreux que les documents géologiques. Peut-être faut-il attri- buer à cette pénurie Terreur assez répandue qui veut que cette région soit intluencée par le climat méditerranéen ^

D'après l'amplitude annuelle de la température (10^), la vallée de rUbaye, ou plus exactement Barcelonnette (1 138 m.), serait comprise dans les « climats moyens » '^ avec la température moyenne la plus basse ( 8", 7) en janvier, la plus haute (10^,3) en juin. Dans les Alpes et à une même altitude, l'amplitude annuelle est généralement moins

1. É. IIaug, Les grands cJairriaqes de V Embvunais el de VUbaye [Congrès géol. international, C. r. IX-' sessio/i, Vienne, 1903, fasc. 1), p. 49o, 496, 499, 505. Voir aussi 0. Barré, L'arcliileclure du sol de la France (Paris, 1903), carte p. 213.

2. D'après A. PiiiLiPPSON. Da5Mt7/e/meer/7e/;(<?/ (Leipzig, 1904), p. 121, la Provence ei le Languedoc reçoivent d'assez faibles précipitations (50-100 mm.) qui tombent surtout au printemps et à lautomne. Les étés sont pauvres en pluie et chauds (juillet, 23° 1, les hivers froids et rigoureux (janvier, à 1°). Rien, dans les obser- vations que j'ai pu rassembler, ne permet de retrouver dans la vallée de Barcelon- nette ces traits du climat méditerranéen.

3. .\. Angot, La température de la France [Annales de Géographie. XIV, 1905, p. 309).

LA VALLÉE DE BARCELONNETTE.

225

forte : à (làbris (1 250 m.) elle est de 15'', 5, avec '2'' en janvier et 13°,5 en juillet ; à Gastein (1 020 m.), elle est de IS'^jS, avec -4° en janvier, 1^^,8 en juillet. De même, tandis qu'à Chamonix (1 035 m.), l'amplitude journalière atteint 14'', 2, on a constaté à Barcelonnette, dans la même journée, en janvier, une variation de 12", 4, en juin de

De 7 à 8 heures

De 8 à 9 ..../'

De 9 à W ...//. -

Plus de 10 ... n

Fi<i. 1. Moyenne journalière d eclairomont des différents points do la vallée de lîaroolounotto.

15'',2*.Ces diflérences, (jui ne sont pas sans influence sur la santé des habitanis, sont en général fonction de l'insolation.

Or, (andis qu'au solstice d'Iiiver, au bord de la mer ou dans les grandes plaines de nos latitudes-, le soleil éclaire pendant S lieures,

1. .1. ll^NN. Ilniidlmcli der KlhitatoUxjic [1' \\\\\.,'>{\\{{\i.i\v[. lS9r>. I, p. •2r.9,:274.

2. Kcs chinres qui vont suivre sont extraits dune en(|uète non publiée menée par M' Ahnaii), de llarceionncttc. Il a demandé aux (]ualre-vin^'t-trois instituteurs de la vallée les heurc^s le soleil apparaissait et disparaissait devant le bâtiment municipal aux époques du solstice et des équinoves. Il ne peut èire (piestion \c\ de la puissante de l'insolation, telle qu'elle ressort de l'article de Ai o. Kic.iuujkn : Kul- wurf e'iner Sonncnscficindauer-Karte f'ilv Deutscliland [Peternniniis M., XLIX,

ANN. DE GKOG. XVl" ANNKK. l«»

!226 GÉOGRAPHIE HËGIONALE.

à la même époque Barcelonnette n'a que 6 heures et demie de soleil; Jausiers, 6; Larche, 5; La Condamine, 4; Meyronnes, 3; Saint-Paul, 2; Méolans ne voit pas le soleil pendant i2 jours ^ Sur V adroit l'éclai- rement moyen, par jour, est plus fort que sur Vhubac, mais les minima sont aussi constatés dXxplan, dans les culs-de-sac du fond des vallées, comme à Saint-Paul, et surtout aux défilés calcaires de Gleizolle, Méolans, Le Martinet.

La moyenne d'exposition au soleil pour toute la région est de 9 heures, ce qui lui enlève 25 p. 100 du bénéfice des rayons lumineux '\ allonge l'hiver, raccourcit l'été; conditions défavorables pour la

végétation.

MOYENNE JOURNALIÈRE d'ÉCLAIREMENT

Adroit. Plan. Hubac.

Jausiers 9»'o9' Saint-Paul T'30' llubac de Jausiers . 9''11'

Barcelonnette. . . 10*^20' Gleizolle '''44' Enchastrayes. . . . ^^W

Saint-Pons .... 10H4' Méolans 7H8' Prats desThuiles. . 9''10'

Ubaye 9*^ Le Martinet .... 6"56' Gaudéissard . . . . l^iV

Pontis lOMl' Lauzet 1^^^'

La moyenne de la pression barométrique à Barcelonnette a été, pour 1904, de 761 mm., elle s'était abaissée en février à 753 mm., élevée en août à 765 mm. Ces deux extrêmes coïncident avec les mois les précipitations pluvieuses ont été le plus abondantes (80 mm. et 71 mm.), mais aussi avec des périodes les vents ont été calmes. Ils viennent de l'R et du SE dans les six mois d'hiver (c'est l'époque des orages); de l'W et surtout du NW dans les six mois d'été. La vallée est en outre journellement parcourue par des courants d'air, causés par la température. Un vent analogue au fôhn, signalé également ei\ Savoie sous le nom de « mangeur de glaciers »•', fait son apparition le matin à Barcelonnette, venant de la Durance, entre 10 heures et 10 heures 50'. Le soir il descend de Jausiers et arrive au chef-lieu vers 5 heures. Son apparition est connexe d'une surproduction de nuages, qui parfois déterminent des orages assez violents, mais très courts.

Phénomènes tout locaux, ils sont sans grande influence sur la moyenne annuelle des pluies. Cette région est d'ailleurs très pauvre en précipitations. Elles ont atteint' 585 mm. à Barcelonnette en 1903;

1903, p. 102-109, carte pi. 10), mais bien du seul éclairement. Pour calculer l'in- tensité, il eût fallu des appareils chers et difficiles à régler pour des collaborateurs dévoués, mais novices.

1. F. Ahnaud, Les Barcelonnettes au Mexique (Digne, 1891), p. 2.

2. On compte à Gastein une perte de 12 p. 100; à Méran, une perte de 19 p. 100; à Hallstatt, une perte de 28 p. 100. (D'après R. Siéger, Die Alpen {Sammlung Gôs- chen, 129, Leipzig, 1900), p. 38.)

3. Marc Le Roux, La lïaule-Savoie (Collection Boule, Paris, Masson, s. d.), p. 54. Voir A. Angot, Traité élémentaire de méléurologie (Paris, 1899), p. 169-170.

LA VALLÉE DE BARCELONNETTE. 227

458 mm. en 1904, année très sèche, avec un maximum de 80 mm. en février et un minimum de 2 mm. en novembre. Les saisons les plus pluvieuses sont la fin de l'hiver et de l'été ; le minimum se place en lin d'automne. La pauvreté de ces précipitations est peut-être due, la aussi, au déboisement inconsidéré ; le sol dénudé évapore rapide- ment toute son humidité et devient capable d'absorber par la suite plus de vapeur d'eau K

Le paysan compte peu sur les pluies pour féconder la terre. La neige a une importance bien plus grande, et les années mauvaises, celles le vent emporte la poussière des terres noires, sont celles il n'a pas neigé. Les quantités tombées ont atteint, en 1903, 1"',01 ; en 1904, 1",37, avec un minimum en janvier, 6 cm., et un maximum en février, 79 cm. ; la période de neige ne comprend que les mois de novembre à mars inclus. C'est surtout à l'hubac que s'exerce son action bienfaisante ; moins échauffée, elle persiste davantage et permet le développement des forets protectrices de la majorité des sources de la vallée (300 contre 50 seulement à l'adroit). Mais elle a aussi des effets d'autant plus terribles qu'ils sont imprévus. Telle fut l'avalanche de Maijasset (1874), tristement célèbre i)our avoir coûté la vie à sept personnes; celle de Miéjour (1879), qui accumula sur la fin de sa course 2000 des plus vieux mélèzes de la vallée; en- fin celles de 1904, qui arrachèrent la forêt au S des Thuiles. La neige imprime aussi à l'Ubaye un caractère mixte, intermédiaire entre celui des rivières proprement dites et celui des rivières torrentielles-. Grâce aux longues périodes des sécheresses, son volume est très faible en temps ordinaire. Mais à l'époque de la fonte, les crues violentes et terribles transforment la rivière en un ileuve impétueux qui charrie des eaux noires de boue, des troncs d'arbres, des quartiers entiers de roche, d'autant plus terrible qu'il est plus resserré, comme à La Reys- sole, à La Condamine, à Méolans. Dans ces moments, le volume d'eau monte à Barcelonnette de 26 me. à 250 me, et, au conlluent, de 58 me. à 500 me. Les neiges longtemps accumulées sur le sol y produisent, bien que la température n'y soit pas exagérée, de longs jours de gelée : Barcelonnette en compte 175, tandis que Api n'en voil (jue tîO et Draguignan 52 '.

Ces conditions météorologiques sont loin d'être celles du climat de la Méditerranée. Dans toutes ses affinités physiques, la vallée de rUbaye ai)partient au type briançonnais, c'est-à-dire dauphinois.

L'exploitation du sol. C'est de Toxploilation agricole <iu'il est question. Des compagnies de Marseille cl do Lyon (»nt obtenu des

1. H. i»i; \\ YniiANowsKi. Le n'i/imc du Dniepr La Gcograpliie, \lll. l'.tU.'l. p. 8oi.

2. K. 1Iau(î, Les chaînes suhalpi/ies..., p. Iil)-lo0.

3. G. Passerat, Essai d'une carie de la répartition des jours de 'jelee en France {Ainia/rs de Grof/rdp/iir, \I. lîlOi», cMi-tt* à 1 : 800 000. pi. iv).

228 G1':0GUAPII1E RÉGIONALE.

concessions pour utiliser la force de l'Ubaye en vue de la gfrande industrie, mais elles n'ont pas, jusqu'ici, fait acte de propriétaires. La « houille blanche » n'est employée qu'à éclairer les communes à l'électricité. Sans doute les carrières des Serenne et de Maurin expor- tent encore jusqu'à Paris et à Lyon les marbres roses et verts ^ mais les anciennes manufactures locales, les fabriques de tissus de drap, les chanvres, les célèbres « cordeirats » ont cessé d'exister, depuis que les chemins de fer ont forcé les colporteurs de la vallée à rechercher au Mexique un emploi plus rémunérateur de leur initiative voyageuse. La situation de l'agriculture est loin d'être brillante. Dès l'entrée de la vallée, « malgré l'aspect méridional du pays, malgré les roches brûlées et la vigne encore accrochée aux premières pentes » '^, malgré de maigres cultures que l'âpreté des paysans arrache aux terres noires dévastées, on a l'impression d'une triste et froide contrée. La Statistique agricole annuelle confirme ces premières impressions. Tandis que, en France, le sol complètement improductif ne s'étend que sur 14,3 p. 100 de la superficie totale du territoire, que cette pro- portion n'atteint que 8 p. 100 dans le Yorarlberg, U p. 100 dans les Alpes de Salzbourg, 17 p. 100 en Tyrol, 28 p. 100 en Suisse, la vallée de l'Ubaye compte 3 000 ha. de rochers et 48 800 de landes, bruyères et ajoncs, soit près de la moitié de tout l'arrondissement. Dans ce chiffre, les torrents figurent pour 500 ha.

A cause de l'exiguïté des terres utilisables, les glaciers et le soleil ont dicté l'emplacement et la spécialisation des cultures. Les premiers ont étendu un manteau de boues fécondes, permis à la végétation de s'implanter sur les plus grandes pentes au-dessus des roches les plus infertiles et à l'homme devenir défricher et cultiver jusqu'aux points extrêmes le froment et le seigle, ont pu mûrir. On peut affirmer que, partout se trouvent la prairie et la forêt, les glaciers ont pré- paré le terrain \ Ce sont les boues glaciaires, plus que le soleil, qui ont permis aux différentes espèces végétales de dépasser les limites en altitude qui les arrêtent généralement dans les Alpes. Dans la vallée de rUbaye, la vigne monte jusqu'à 1050 m.; les cultures atteignent 1950 m., au lieu de 1400; les forêts, 2300 m., au lieu de 2000; les prés-bois, 2500 m.: les pâturages, 2 800 m., au lieu de 2700 m., et encore ceci sur le côté S des Alpes '\ Par contre, c'est la seule inso- lation qui préside à la répartition des céréales de consommation et des

1. A Paris, le toail)eaii de l'empereur et l'escalier de l'Opéra sont en marbjx'- vert de Maurin.

2. Ahdouin-Du.mazet, Les Alpes du Léman à la Duraiice [Voyufje en France, 10» sér., Paris, 1897 . p. 272.

3. Arnaud, La Vallée de Barcelonnette [rUbaye) (Grenoble, 1900), p. 65.

4. R. Siéger, ouvr. cité, p. 98 ; Le Guide de l'alpiniste, p. 12. M"^ Siéger signale que les cultures dépassent l'altitude de 1900 m. sur le côté S de l'OEtzthal, et les forêts, celle de 2 100 dans fOrtler.

LA VALLÉE DE BARCELONNETTE. 229

prairies artificielles. A l'hubac, la commune d'Uvernet n"a que 12 p. 100 de ses terres en cultures; celle d'AUos, 10 p. 100; celle de Fours, A p. 100; si la commune de La Bréole fait exception (plus de la moitié des terres en cultures), elle le doit à sa moindre altitude et à sa situa- tion physique particulière, au confluent de la Durance. Sur l'adroit, Ubaye et Faucon comptent environ 17 p. 100; Barcelonnette, plus de 50 p. 100; les minima sont explicables par la haute altitude de la commune, comme Saint-Paul U p. 100), ou le voisinage des cônes de déjection, comme Les Thuiles. Les deux villages conjoints, Hevel et Méolans, sont un exemple frappant du contraste des expositions aux rayons solaires. Placés vis-à-vis l'un de l'autre et de chaque côté de rtJbaye, Revel, à ladroit, avec une superlicie totale de 3945 ha., en compte 635 en cultures, soit 16 p. 100 environ, avec 13 ha. de vignes contre 6 en hois; l'autre, Méolans, à l'hubac, avec une superficie totale de 7 030 ha., n'a que 500 ha. de culture (environ 7 p. 100), mais par contre possède 1 955 ha. de landes et 1 512 ha. de forêts.

Étant donné que la période de maturation, dans les Alpes, peut durer de juillet à septembre, que tous les travaux agricoles doivent s'exécuter en trois mois, que l'épaisseur de la terre végétale varie de 0'",15 à 0°\35 et n'atteint 1 m. qu'à Faucon, que par conséquent la culture, tout cxtensive, doit laisser la moitié de son domaine en jachères, on comprendra le rôle intense joué par le soleil dans la répartition des céréales. Le blé se plaît mieux à l'adroit, le seigle et le méteil sont réservés à l'hubac et aux vallées supérieures. C'est ainsi que, sans tenir compte d'Allos et de La Bréole, qui appar- tiennent plutôt à la vallée de la Durance, on compte 1 441 ha. de blé sur l'adroit, contre 507 seulement à l'hubac. Les trois communes les plus élevées, Saint-Paul, Larche, Meyronnes, ne comptent que 73 ha. de blé contre 319 de seigle, bien que les argiles de Meyronnes soient l)armi les plus fertiles. L'avoine se plaît partout; c'est une plante froide. Mais elle n'est cultivée que pour donner la nourriture néces- saire aux chevaux importés dans la vallé(% et l'effectif de cette cava- lerie n'est pas élevé.

Les terres s'épuisent par le même et i)erpétuel assolement, « tan- dis ([ue l'irrigation en ferait d'admirables prairies l'on pourrait r<'('olter assez de fourrages pour entretenir un bétail nombreux, dont les produits en fromages, lait et beurre Irouviuaienl des débouchés assurés dans les grandes villes de la région » '. La richesse des prés naturels dans les régions supérieures dc^s vallées est faite pour enga- ger dans celte voie : u refain; C(» i\\w h^s torrents ont détruit ». Pour le moment, la situation est déplorable. Taudis ([u'en Suisse les pàtu- lages alpins représentent 36 p. 100 du sol utilisé et 50 \). 100 dt^s

1. AnDOt IN-DCMA/KT. (UINT. citt', p. '210.

230 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

prairies', dans la région de TUbaye les prés naturels ne sont que ■20 p. 100 du sol utilisé et, avec les montagnes pastorales, 2-2 p. 100 seulement de la superficie totale de l'arrondissement. Il faut distinguer entre ces deux pâturages : les prés naturels et les montagnes pasto- rales. Les premiers donnent un foin excellent, fauché Tété pour la nourriture d'hiver; ils se trouvent répartis à peu près également dans loute la vallée, mais ils sont prospères à l'hubac, l'ombre leur assure une humidité propice. Les forestiers les payent au prix très élevé de 300 fr. l'ha. dans le bas et 200 fr. dans le haut, quand ils recouvrent un territoire qui doit être mis en défens. C'est la région de l'élevage et de l'engraissage des bêtes à cornes : Saint-Paul, Mey- ronnes, les Terres Pleines, le ravin d'Abriès. Les montagnes pastorales ne valent que 20 à 50 fr. l'ha., suivant la qualité et la quantité de l'herbage. Elles ne servent qu'aux moutons, généralement transhu- mants, et ne font l'objet d'aucun approvisionnement; les plus recher- chées sont au Lauzet, à Méolans, Uvernet, La Condamine. Ces deux formes ne s'excluent nullement, elles diffèrent seulement en altitude. La nécessité des approvisionnements en herbe a eu pour consé- (luence, en ces dernières années, l'aménagement des fonds de vallée en prairies artificielles. Ce sont les anciens plans de culture;, envahis maintenant par la lave des torrents, que l'on tente de rendre à leur destination primitive. Ceux qui ont entrepris cette lutte ont été récom- pensés. La valeur du mètre carré a vite monté dans la vallée; elle a dépassé même, en certains endroits, l'estimation de la même sur- face sur l'adroit.

VALEUR DU MKTRF CARRÉ

Plan.

Adroit.

Hubac

045

042

0^25

0^20

Haut

Bas 0^25 0^20 0,30

Ce besoin de constituer des fourrages d'hiver a été une des causes de la diminution des forêts. On a étendu les prairies aux dépens des pâturages d'été et ceux-ci ont été repris sur les bois. Par ailleurs, <( l'insuffisance des prairies fauchées et des cultures fourragères détermine les possesseurs des troupeaux à demander le fourrage aux arbres. On émonde, à la lin de l'été, les saules, les peupliers, les ormes, les frênes, les chênes, pour en faire sécher les branches gar- nies de leurs feuilles »^ Les arbres ainsi traités ne tardent pas à disparaître.

L'administration s'est émue ; exploiteurs de bois de plaine, les forestiers français se sont faits rei)lanteurs de bois de montagnes.

1. Prince Rolam) Bonaparte, Vie alpeslie [La Nature, 32 année, 1904, 2* se- mestre, p. 391-394).

2. Le Guide de V alpiniste..., p. 34.

LA VALLÉE DE BARGELONNETTE. 231

Leur tâche a été souvent ingrate : il leur a fallu compter avec un maigre budget, lutter contre l'avidité d'une génération qui n'a jamais connu d'autres coutumes et qui ne veut pas accumuler des privations temporaires pour enrichir ses enfants. Les plus intelligents des posses- seurs des plus gros troupeaux de moutons sont hostiles à l'adminis- tration, qui a changé les mœurs de la montagne et l'a dépouillée « de son nombreux bétail, de toute cette population pastorale qui l'animait de sa présence et la faisait vivre » '. Souvent il a fallu recou- rir au gendarme pour faire respecter l'impénétrabilité des territoires en défens ^ payer des prix considérables pour acquérir des ruines et des landes. Généralement, l'expropriation est globale; elle paye dans un même acte les maisons et les terrains. Ainsi disparut du cadastre le hameau de Servières (commune de Saint-Pons), qui comprenait, en plus des communaux, dix-huit maisons, une école et une église 'K

Telle qu'elle est aujourd'hui, la foret occupe une étendue de 13 230 ha., la moitié du domaine du siècle passé, soit 12,5 p. 100 envi- ronde la surface totale de l'arrondissement. C'est un minimum dans les Alpes, le chiffre le plus bas, 19 p. 100'% est fourni par la Suisse; c'est un minimum même en France, la moyenne monte à 15,8 p. 100_ C'est à l'hubac qu'elle se plaît le mieux ; elle y couvre une surface double de ce qu'elle occupe sur les terrains plus secs de l'adroit '. M^'Flahaultatrès clairement fixé les limites de ses diiïerentes essences- Le Chêne rouvre et toute sa flore s'insinue dans la vallée de l'Ubaye jusqu'à 2 km. en amont du Lauzet; il monte à l'hubac à 900 m., à l'adroit à 1 000 m. Le Chêne disparu, nous nous trouvons dans la zone subal- pine, car le Hêtre disparaît ici bien avant le Chêne, u Du C(Mé de l'hu- bac, frais et ombragé, le Pin sylvestre est subordonné au Mélèze, auquel s'associe parfois l'Épicéa...; à l'adroit, domine partout le Pin sylvestre^ » Entre 1 800 et 2 200 m., s'étendent les prés-bois. Au delà commence la zone alpine. Il est à noter que nulle part dans l'arron- dissement le Chêne vert ni l'Olivier n'ont été signalés. Leur limite

\. F. Aknaui), La Vallée de Barcelomiett.e, p. 101.

2. Après s!i constitution définitive, le périmètre de restauration dr ITbaye englolîcra 18 000 lia., dans les(iuels il y aura 2 000 lia. de terrains non susceptibles de reboisement. L'étendue couverte de peuplements non spontanés sera donc de DiOOO ha. Kn dernière analyse, lorsque l'œuvre de restauration sera achevée, la supcriicic boisée sera de 3:? 000 ha. (D'après M' H. Vinc.knt, inspecteur des llaux et Forêts à Harceloniu'tte.,

3. Il m'a été impossible de connaître le pri.\ de cette expropriation. .Mais on peut en avoir une idée approximative par le fait que la C(tinnHin(> de Chaudun (M km. N\V df (iap. 112 hab.^, veut vendre tout son territoire à r.idnunistratii'U. On traiterait à raison de 180 000 fr. pour 35 maisons, une é{j:lis(\ un presbytère, un mcuilin (d 2 000 lia. de terrain. (^Ministère de l'Insthuc.tion Pchlique. Enquête sur les comlHions ffe l'habi talion en France, I. Paris. 180 4. j). 1*8.

4. H. SiKiiK», ouvr. cite, [>. 112.

.*». Le iiuide de ioï}iinisl('.,., p. ;{l(i. fi. //>/(/., p. ;{i;.

^232 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

septentrionale est au Sud de la vallée; elle coupe la Durance à Sis- leron, la Rléone à Digne, l'Asse à Mezel, le Verdon au Sud de Moustiers. C'est un indice important que la végétation, fonction du climat, n'est pas méditerranéenne.

Par contre, l'élevage de la vallée offre plutôt des analogies avec la région des Causses qu'avec celle des Alpes. L'arrondissement ne compte que 1 600 botes à cornes : c'est peu, en regard des i millions et demi de bovidés attribués généralement aux Alpes ^ A elles seules, les trois communes du canton de Saint-Paul, malgré leur altitude, mais par suite de l'excellence de leurs herbages, possèdent près du quart des vaches; elles engraissent en outre environ 150 jeunes veaux; elles possèdent la seule fromagerie de la région. La situation est misérable à côté des fruiteries florissantes des vallées voisines, le Champsaur, le Briançonnais, le Queyras. Les chevaux et les mulets sont aussi importés; ils proviennent, par le grand marché de Seyne, de Bretagne et de Provence ; ils arrivent au printemps en Ubaye pour s'acclimater plus facilement durant la saison chaude. Le seul bétail d'exportation est représenté par le mouton. C'est une exploitation très rémunératrice, puisque l'animal, en dehors des produits de la tonte et de l'engrais, se vend en moyenne 28 francs, le corps nu, sur les marchés de Paris et de Lyon. Ce prix explique le chiffre élevé des troupeaux indigènes, 28 000 têtes en 1904, et des troupeaux exo- tiques, 30 000 ^ La transhumance tend à diminuer parce que l'ad- ministration des forêts achète de plus en plus les montagnes pastorales^ mais aussi parce que, dans leur long exode depuis la Grau, les troupeaux encombrants trouvent de plus en plus difficilement la couchée dans les propriétés qui bordent la route. Ce n'est pas un mal. Le mouton, la grande richesse de la vallée, est la cause première de sa décadence. Les mêmes causes qui ruinent les Pyrénées dégra- dent les Alpes. Les troupeaux, affaiblis par une longue route, se refont aux dépens de la montagne. Nulle part le nombre des bêtes n'est proportionné à l'étendue de l'herbage. Les animaux broutent jusqu'à la racine, piétinent et ravinent les fameuses terres noires, déjà si faci- lement friables. « Le mouton, qui n'est pas plus dangereux que la « vache sur un pâturage en bon état, l'est beaucoup plus sur un pâturage « dégradé, car il le ruine avant de dépérir, au contraire de la vache, « qui dépérit sans l'avoir ruinée » L'idée qu'il faut rendre à la terre ce qu'elle perd n'est pas près de pénétrer chez les habitants de lUbaye : le berger a la défiance et la haine de tout ce qui menace son herbe.

Tandis que, dans les Alpes Suisses, le Jura, la Savoie et même

1. R. Siéger, ouvr. cité, p. H4.

2. Statistique agricole annuelle, année 1904.

3. H. Ga VAILLES, L'Économie pastorale dans les P>/re'nées {Rev. ge'n. des Se, XVI, 1905, p. 779).

LA VALLÉE DE BÂRCELONNETTE. ^233

une partie du Dauphiné (Queyras), les conditions de la vie moderne ont forcé les populations à créer des prairies, à restaurer les forêts, à réglementer et améliorer les pâturages, à modifier l'exploitation pastorale, en Ubaye, la ruine s'accentue de jour en jour par suite des conditions topographiques défectueuses, mais surtout par une exploi- tation archaïque et ruineuse des propriétés dont le morcellement est exagéré.

Le Lauzet est la commune la plus pauvre de France. L'Adminis- tration fait des frais pour un impôt de 5 fr. non payés. Dans la vallée, l'étendue moyenne de la ferme est de 10 ha., d'une valeur locative moyenne de 250 fr. Un bien de 30 ha. des environs de Barcelonnette, dont la valeur était de 36 000 fr. il y a vingt-cinq ans, trouve dif- ficilement preneur à 8 000. A Saint-Paul, la propriété subit la même dépréciation, alors que, vers la Durance, les vignes replantées main- tiennent les prix. Les terres à fourrage (montagnes pastorales pour les moutons, prairies du plan ou grandes fauchaisons) perdent le moins; les terres à céréales seront bientôt toutes en jachères, par suite de la cherté de la main-d'œuvre.

Les relations économiques. Les voies de communication for- ment deux réseaux : l'un met en relation les populations de l'Ubaye avec celles des vallées adjacentes, l'autre ouvre entre elle et l'Italie des passages nombreux et fréquentés.

Le premier, complexe de sentiers très ramifié, est l'œuvre locale et séculaire des montagnards, qui l'utilisent encore malgré le développe- ment des routes nationales et départementales. Il était bien connu des hommes de guerre des siècles derniers; il permettait, dit le maré- chal de Maillebois, « des navettes faciles, sur la droite avec le Dau- phiné depuis le col de la Ciila jusqu'à la Durance, sur la gauche avec les vallées de Château-Dauphin, de Belins, de la Mayre et de l'Esture en Piémont, de Saint-Étienne au comté de Nice, au midi avec celles de Provence » *. Ces sentiers sont encore de simples traces marquées entre les roches par la traînée des pieds, sans lacets nom- breux, sans ouvrages d'art. Ils traversent les montagnes par iS cols, à des altitudes moyennes de 1 800 m. Les axes principaux sont indi- qués par des passages plus faciles. Le col de Pelouse et le col de la CayoUe servaient au transit de l'huile d'olives et des produits du Comté de Nice; de la Provence, par le col d'Allos, venaient des vins; le col Bas voyait passer les chevaux et les mulets du grand marché de Seyne; par le col de Vars, connu de touh» anliquil«^ sous le nom de

1. Noms, silu(i/ion et délail des lutllecs de la France, le Ioikj des grandes Alpes dans le Dauphiné e( la Provence. Elirait des campagnes du inaréc/ta/ de Maille- hois, par le m.iniiii.s dk Pksvy rFiinn, ni»;5 ; lloimpriuic '20 <;onnin.il an II, à Gre- noble, clic/, veuve Giroiid et lils, libraires , p. 2i'. Voir Anna/es de (iéograp/tie, Iiibliofjraj)hie de /SO',, n' i23.)

234 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

col des tombeaux (collisVarsium)^, partaient l'hiver vers le Dauphiné les colporteurs et les vendeurs de cordeirats. Ces relations subsistent encore; les habitants des hautes vallées du Verdon, du Var, de la Tinée sont plus étroitement liés par leurs échanges avec la vallée de Barcelonnette au Nord qu'avec la Côte d'azur au Sud.

Le système des communications frontières était jadis une consé- quence des relations politiques et économiques qui s'établissaient entre deux vallées opposées par le sommet et dont le type était les Escartons de Briançon. Les échanges sont facilités entre les hautes régions de l'Ubaye et de l'Ubayette d'une part, de la Stura et de la Maira de l'autre, par '28 cols d'une altitude moyenne de 2 500 m., dont trois sont mieux que des cols muletiers et dont un autre est suivi par l'excellente route du col de Larche, chemin d'invasion des Piémontais. Les ouvrages du fort de Tournoux défendent l'accès de la basse vallée de l'Ubaye*

Longtemps la sortie vers la Durance a été fermée. La route natio- nale n'' 100, projetée par Napoléon V^, n'a été commencée qu'en I8oi et terminée en 1883. Il n'y avait jusqu'alors, le long de l'Ubaye, qu'un affreux sentier passant par les terribles tourniquets du Pas de la Tour^, fissure profonde qui s'étend du fond de la vallée au Signal du Colbas et qui séparait jadis la Provence de la Savoie.

Les 245 km. de chemins carrossables construits dans ces dernières années ont profondément modifié le transit. Il y a loin du système de roulage actuel aux convois de mulets qui transportaient jadis, pendant les cinq mois d'été, du blé et quelques barriques de vin. Il y a loin de la première charrette, apportée démontée vers 1839, aux cars alpins et aux diligences qui relient de jour et de nuit, indice de la praticabilité des routes, Barcelonnette, Digne, Allos, Saint-Paul et Larche; et, s'il faut près de 24 heures pour atteindre de Paris le centre de la vallée, au moins est-on sûr d'arriver à bon port. Cette rapidité a transformé la vie locale. Certains de trouver au bourg le nécessaire, les habitants ont renoncé aux longs et pénibles déplacements en montagne. Dans les 20 communes de l'arrondissement, il ne se trouve plus que 2 mar- chés hebdomadaires. Les foires ont, par contre, gardé toute leur importance ; grands rassemblements aux époques changent les saisons, elles permettent aux paysans de se munir de provisions pour l'hiver, de graines pour l'été au printemps, et à l'automne d'acheter et de vendre les moutons. L'arrondissement compte 32 foires an- nuelles ; la plus fréquentée est la louée des Piémontais pour la moisson.

Mais il est déjà question d'un nouveau mode de transport : la voie

1. F. Arnaup, La Vallée de Jiarcelonnetle, p. 52,

2. Le Guide de l'alpiniste..., p. 12.

LA VALLÉE DE BARGELONNETTE. 235

ferrée est piquetée sur les pentes de l'Ubaye, le terrain de la gare est acheté aux environs de Barcelonnette. Chorges, et nonPrunières, sera le point de raccordement avec la ligne de Gap à Briancon. Ce sera peut-être la fin du roulage, l'arrivée en foule des touristes l'été, des malades dans les stations l'hiver, toutes améliorations que le Queyras tente avec succès, mais ce sera aussi l'émigration plus facile, la main- d'œuvre encore plus chère, le revenu foncier amoindri, la terre peut- être définitivement abandonnée.

Les établissements humains. Les fermes isolées sont rares et diminuent de jour en jour: 43 en 1861, 36 en 1876, encore moins au dernier recensement; dans certaines communes (Enchastrayes), elles ont complètement disparu. La ferme de la vallée fait partie du village. Par raison d'économie, il coûte moins cher d'épauler sa demeure sur le pignon du voisin; il est moins onéreux et plus chaud d'abriter sous le même toit le bétail et les fourrages empilés dans les greniers. On ne peut vivre seul, et les sentes sont longues et dures à tracer et à entretenir par la neige. Mais cette concentration est surtout une nécessité imposée par la topographie : les terres fertiles sont rares, elles doivent toutes être consacrées à la culture ; il y a peu de place à bâtir en dehors du voisinage immédiat de la route. Le type de l'habi- tation enUbaye est donc un grand bâtiment de village, abritant ensem- ble bêtes, gens et fourrages, sans jardins, presque sans communs. Seule, la commune de La Bréole fait exception par sa situation physique, plutôt provençale que dauphinoise ^ On y trouve, dans chaque demeure, deux bâtiments séparés : l'un contient la maison d'habitation (un étage), les caves et les greniers; l'aulre, les écuries et les granges.

En dehors de cette exception, les maisons n'ont d'autres bâti- ments extérieurs que les cabanes, demeures d'été des faucheurs et des bergers. On les trouve en majorité à l'hubac, elles atteignent l'altitude de 2 000 m.; d'une rusticité excessive, elles sont faites de quatre murs en palis, surmontés d'une toiture en planches disjointes, que des grandes dalles retiennent contre le vent. Magasins ou res- serres d'outils, elles ne servent d'abris que contre les orages d'été ; en belle saison, les ouvriers préfèrent dormira l'air lil)re.

Au village, les constructions ont l'aspect massif d'un parallélipi- IM'de de 15 m. sur 8 à la base et de 6 m. de hauteur. La façade d'en- trée est face au soleil, au midi généralement, sauf à Ihubao. Le (•(H('' opposé est adossé à la montagne; la surface^ du sol recoui)e le n'/-(b'-chaussée à 1"',50 environ du bas et communique avec l'étage des granges par ini poni (mi bois, ('.clh* disposition assuiM^ la ^lal)ilih» de l'ensniiliic coiilrc les v<miIs.

i. En(/iii'/i' sur les coiidi/ions de Vliahildlio,, m rranct'. I. p. lS:i-2(i:i et 201-240 (maisons du Hrianronnais. des Ïlniitos-Alpes c\ ,i<> 1m ProvtMioe».

236 GÉOGRAPHIE RËGIONALE.

Les matériaux sont excellents, tous à pied d'œuvre et peu chers. Semblable à tous ses congénères des Alpes, le paysan de l'Ubaye épierre avec soin son champ et le lit des rivières; c'est sur place qu'il se fournit de pierres à bâtir. Ce sont des grès roulés, d'un gris bleuâtre veiné, des quariziles durs et impénétrables à l'humidité, qui consti- tuent les gros murs. Seules, les maisons des Américains à Barcelon- nette, à Jausiers, à iMeyronnes, sont faites du calcaire jaspoïde de Serenne et de Saint-Ours, quelquefois du marbre vert de Maurin ou de briques provençales importées à grands frais. La chaux se trouve dans toutes les communes; de nombreux fours abandonnés jalonnent les routes. Le gypse fait même l'objet d'exploitations à Jausiers et à Méolans. La charpente et souvent les parois du premier étage, du côté montagne, sont faites de ce sapin des Alpes, très chaud en raison de son imperméabilité et de son mauvais pouvoir conducteur. Le toit est recouvert des dalles schisteuses du Jurassique, appelées ardoises et aussi lauzes, d'où la fréquence du nom deLauzet. Ce sont des rectangles de O'",3o sur 0"',50, exploités surtout à Saint-Paul, Jausiers et La Bréole.

A l'intérieur, l'habitation comprend au rez-de-chaussée, reposant à même le sol nu, une entrée, des écuries et une cuisine avec les lits; au fond, la cave à provisions. Ces pièces ont 3 m. de haut; la cuisine, une surface de 30 m. carrés environ, l'écurie le double. Au premier étage, une chambre d'été et un petit bûcher occupent la moitié du plancher, les granges l'autre moitié. Cet ensemble est recouvert par un toit aigu et surbaissé, d'une hauteur moyenne de 5 m. Les parois latérales sont en planches, pour permettre à l'air d'entrer largement et de sécher les fourrages engrangés prématurément.

La valeur moyenne d'un immeuble ainsi établi est de 2 000 fr. En conséquence de ce prix modique, 87 p. 100 des propriétaires occu- pent leurs maisons*, soit 20 p. 100 de plus que la moyenne donnée par AP de Foville^pour les communes dont la population est moindre que 2 000 habitants. Pour tout l'arrondissement, la commune d'Allos exceptée, 160 habitations sur 3 038 sont louées soit aux Piémontais, soit aux fonctionnaires; 162 maisons sont complètement vacantes. Ce fait explique l'esprit de retour des Amé7'icains, mais il n'est pas, comme ailleurs ^ l'indice de populations riches. Dans les Basses- Alpes, avec un coût de construction qui varie de 2 600 à 3000 fr., le nombre des immeubles occupés par les propriétaires n'atteint que 60 à 69 p. 100, suivant les arrondissements.

En Ubaye, la maison présente encore cette particularité qu'elle est habitée différemment l'hiver ou l'été. Durant Tété, la famille occupe la chambre du haut; mais viennent les temps froids, tout le

1. GhitiVes donnés par l'Administration des Contributions indirectes. •2. Enquête sur les condilions de rhabilation..., 1, p. xlii et xliv. 3. Ihid., 1, p. XLiv.

I

LA VALLÉE DE BARGELONNE TTL. 237

monde descend au rez-de-chaussée. Jadis, l'écurie était encombrée de lits; sur chacun d'eux reposaient deux ou trois dormeurs. Dans l'in- tervalle, en guise de tapis, s'étendait le fumier venaient picorer les poules, renifler les cochons et les brebis, tandis que, dans le fond, contre les pentes de la montagne, mugissait le gros bétail. Ces cou- tumes tendent à disparaître. Le lit fait partie maintenant du mobilier de la cuisine; généralement en bois de mélèze, il est recouvert d'une paillasse bourrée de paille ou même de feuilles de hêtre; les plus riches ajoutent un matelas. Mais dans toute la vallée supérieure, la veillée se passe contre la fenêtre de l'écurie, au chaud des bêtes. 11 ne faudrait pas croire pourtant que ces habitations soient particulière- ment malsaines. Les Contributions ont relevé que, sur tout le terri- toire, le tiers seulement des bâtiments imposables possédait 5 ouver- tures, fenêtres ou portes; qu'en Briançonnais ou en Queyras, les habitations avaient en moyenne 6 de ces baies par pénètrent l'air et la lumière. En Ubaye, chaque maison compte généralement 6 fenêtres et deux portes.

La cause des goitres et surtout des pneumonies et bronchites, fré- quentes dans la vallée, n'est pas dans l'habitation, mais dans l'alimen- tation insuffisante. De la viande fraîche en été seulement, et toujours de brebis ou de laj)in; Thiver, des salaisons conservées dans la fumée de la cuisine, du porc la plupart du temps et du bœuf trop maigre pour la boucherie de la ville, trop épuisé par le travail; comme légumes, des farineux, haricots, lentilles et pommes de terre, et pen- dant peu de temps en été, des salades et des choux. Le plat régional et populaire est la macaronnade de farine de froment assaisonnée au fromage et qui ne ressemble en rien aux célèbres macaronis italiens. Ces repas débilitants sont accompagnés d'un ])ain de froment mé- diocre, de seigle même à Saint-Paul, Larche, Meyronnes et Fours; encore le paysan ne peut -il en manger à sa faim, puisqu'il ne peut cuire que tous les douze à quinze jours, tous les quatre mois dans la vallée supérieure, car chacun ne i)eut jouir qu'à son tour du four commun. La hantise de manquer de pain s'est traduite dans les légendes de la vallée par le premier miracle de saint Ours. On raconte dans la vallée de l'Ubayette, « qu'une année la neige était tombée trop tôt et n'avait pas permis de faire la provision de bois, les mal- heureux paysans se désespéraient, saint Ours ordonna de remplir le four de neige et se mit en i)rière. Le four flamba soudain et cuisit admirablement les gros pains de seigle, provision de l'hiver > '. Parmi toutes les raisons physiiiues, ou économi([ues qui militent en faveur du groupenuMit des habitations, celle qui a forcé les paysans à se réunir autour du fourcnmmun mérite d'être relevée.

1. !•". Ai\NMi), 1.(1 V((llée (le lUoct'loîvicl /c, [>. 82.

238 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Cependant la population est éparse. Sur 15 538 habitants, 5 668 vivent dans les bourgs, et dans ce chiffre Barcelonnette, avec son continrent de fonctionnaires, figure pour 2 049. Certaines communes ne contiennent au groupement central cpi'un nombre infime de maisons : Revel, sur les terres noires, ne rassemble autour du bâtiment muni- cipal que 3 maisons et 10 habitants, sur un ensemble de 130 habita- tions abritant 580 âmes. Les hameaux y sont en quantité considérable. Peu de communes en comptent moins de 5 ; à Fhubac, Méolans en possède 23; Uvernet, 18; Fours, 17. Ils sont moins nombreux dans les hautes régions : Meyronnes n'a que trois écarts; Larche, deux seule- ment ; ou dans les étranglements de la vallée : Ubaye n'a que 5 hameaux ; Enchastrayes, 2. En général, ce sont des agglomérations de 4 à 5 mai- sons éloignées du bourg de 4 à 5 km.; le nombre des habitations auo-mente avec l'éloignement, qui atteint 14 km. entre Laverq et Méolans, ou entre Chanchelaye et Uvernet. C'est une conséquence de la superficie de ces vastes déserts : Saint-Paul, avec 20 550 ha., est la seconde commune de France; elle n'est dépassée que par Arles grossie de la Camargue. La dispersion est moindre dans les anciennes régions du colportage, de l'émigration aujourd'hui; par crainte de laisser les femmes isolées, les hameaux de Saint-Paul et de Jausiers se groupent davantage. Mais souvent l'exiguïté des emplacements a commandé l'extrême dispersion des demeures. Pour utiliser le moindre coin habitable, le village s'est pulvérisé en hameaux ^

Comme dans toutes les régions profondes des Alpes, le soleil se lève tard et se couche tôt, il est en Ubaye des sites plus habitables que d'autres. Sans atteindre à la coutume du Pinzgau les habitants se distinguent eux-mêmes en Soléïans, Ombriens, Valaisiens-, dans la vallée il est « un côté, l'hubac, l'on est comme dans une cave; sur l'autre, l'adroit, on est presque en espalier »^ Sur les 20 communes de l'arrondissement, six seulement, Altos, Enchastrayes, Fours, Uvernet, La Bréole et Méolans, sont complètement à fhubac ; elles possèdent les deux tiers du territoire, mais un tiers seulement de la population. Cette règle se vérifie sur les affluents de gauche des rivières : enUbayette, tous les peuplements sont sur la rive droite; sur le Bachelard, la commune de Fours ne s'étend que face au Sud. Ce n'est que dans la partie inférieure de son cours, élargi au confluent, que les hameaux s'étagent indifféremment de chaque côté de la vallée. le soleil est rare, aux étranglements, dans les fameux tourni- quets, et môme sur le plan, les demeures sont rares. La Condamine

1. P. Vidal i>e la Blache, Tableau de la Géographie de la France (Paris, 1903), p. 262. P. GiRAHDiN, Des conditions de la vie dans les hautes vallées alpestres. {La Géographie, VII, 1903, p. 470 et suiv.).

2. R. Siéger, ouvr. cité, p. 121.

3. Enquête sur les conditions de V habitation..., I, p. 16.

LA. VALLÉE DE BARCELONNETTE. 239

se trouve au milieu d'une véritable Arabie Pétrée ; 4 km. de route sans maisons la séparent de Jausiers. Entre Tournoux et Saint-Paul, pendant 4 km., le Pas de La Reyssole est impeuplé ; de même le célèbre Tourniquet de la Tour, pendant les 8 km. qui s'étendent entre Le Lauzet et Ubaye. Les habitations se sont groupées aux parties de plus fort éclairement, la crique de Saint-Paul, l'estuaire de la Durance et surtout la cuvette de Barcelonnette. Là, sur 48 kmq., vivent près de 4 000 habi- tants, le quart de l'effectif total de l'arrondissement, qui s'étend sur une superficie de 1 059 kmq.

C'est encore l'action vivifiante des rayons solaires qui règle la. répartition en hauteur des habitats. C'est en effet « dans le sens ver- tical que s'étend le domaine exploitable dont vit chacun de ces groupes. La population n'est redevable à la vallée que d'une partie de ses ressources. Comme dans une forêt les arbres filent en hauteur, c'est vers les Montagnes, c'est-à-dire les hauts pâturages, les «.U/jes»,... que ces communautés alpestres trouvent leur richesse » ^ Si l'on ne lient compte que des Kirchdôrfer, Maurin, à 1910 m., est loin d'atteindre aux 1 949 m. de Cresta dans les Grisons^; par contre, les hameaux du Paroird et de Valgelaye (2 070 m.) peuvent aussi réclamer la fière devise de Saint-Véran en Queyras : « lou plus haut péïs enté se mangea pan», le plus haut pays se mange le pain. A l'adroit, les groupements parviennent à l'altitude de 1 600 m. sur les boues fertiles des grands glaciers; ils ont été gênés, dans leur ascension des cimes plus élevées, par les pentes trop raides des ravinements torrentiels. A l'hubac, ils se sont portés plus haut pour être plus près des exploitations estivales, des prés et de la forêt : Bayasse, sur le Bachelard, atteint 1 800 m.; Laverq, 1700 m.; Valgelaye, dans la commune d'Uvernet, 2 070 m. Le liarcelonnette se plaît aux grandes altitudes; ces mœurs devaient faciliter singulièrement son acclimatation sur les hauts plateaux du Mexicjue.

Après s'être franchement et le plus longuement possible exposés aux rayons solaires, les habitants semblent avoir recherché la proxi- mité des points d'eau. Les puits sont rares dans la vallée : à peine en compte-t-on une dizaine dans les jardins de Jausiers et de Barc(>lon- nelte. Par contre, les sources sont nombreuses, surtout sur la rive gauche, à la limite des argiles et des calcaires. Sur l'hubac, elles expli(|uent la situalion des agglomérations, qui ont évité les thalwegs par crainte d'inondation. Sur l'adroit, les peuplements se sont placés au contact des torrents; tels sont Saint-Pons, Faucon, Le Bourget, Les Sanières. ici, au détriment de leur sécurité, les hommes ont recherché

1. V. Vidal dk la Hlacme, ouvr. cite, p. 2(i;^.

2. Prince Uolam» IloNAPAiiri;, L'influence de l'exposi/ion sur le si/e r/c.v villnffes dans le Valais [La (iéo(jraphie, XI, l!)0o, p. 212-2U1).

240 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

la fertilité des laves torrentielles. A dire vrai, ces emplacements étaient déjà fixés alors que l'eau, aux alluvions fertilisantes, n'avait pas encore dévasté la contrée ruinée par la transhumance. Les hameaux qui nous paraissent les plus témérairement plantés, surtout à l'adroit, étaient jadis judicieusement situés, puisqu'ils étaient, d'une part, à portée des terrasses glaciaires-, de l'autre, à coté des ruissellements mon- tagneux.

Mais en augmentant le nombre des groupements, il était de toute nécessité de restreindre leur capacité individuelle, car, encore une fois, la terre qui était bonne, était rare C'est ce qui explique les empla- cements rétrécis occupés par les villages. Une humble église bar- bouillée par des vitriers italiens, comme à Saint-Pons et à Saint- Antoine, et qui annonce par sa structure le voisinage du Piémont, parfois ornée d'un cadran solaire, don d'un Américain de retour au pays, « autour, quelques maisons : mairie, presbytère, auberges, une épicerie, deux ou trois boutiques de cordonnier ou de tailleur, voilà le centre » ^ que domine, à Jausiers et à Méolans, un cimetière juché sur un rocher inculte. C'est un ensemble serré de constructions sans verdure, sans air, les lauzes grises se détachent à peine sur la roche grise du Jurassique, sur la poussière grise de la route, cloaque boueux en hiver; les immondices couvrent le sol ou sont déposées dans un coin impropre à toute culture. Telle se présente, peu sédui- sante, à l'entrée de la gorge, la commune d'Ubaye, avec quelques pauvres maisons, arrêts des rouliers.

Pour être plus nombreux et souvent plus importants, les hameaux n'ont pas un aspect plus encourageant. C'est le même bloc de maisons collées les unes aux autres comme les écailles d'un poisson. Seules, Jausiers, Saint-Paul, Serenne, Fouillouse donnent des exemples de peuplement en longueur : elles ne pouvaient s'étendre autrement, prises entre la rivière et la montagne. Contrairement à ce qui s'est passé ailleurs en France, le réseau routier n'a eu aucune attraction sur l'architecture des groupements, parce qu'il était la consécration des anciens chemins muletiers et qu'en Ubaye les communications sont plutôt en hauteur qu'en longueur.

Seules, les agglomérations de Saint-Paul et de Jausiers sont vrai- ment dignes du nom de bourgs; se trouve concentrée la vie de la vallée supérieure et, de plus, les Américains sont venus y établir de nouvelles et fastueuses habitudes. Barcelonnette, ville d'altitude moyenne, marché important des moutons, lieu de la louée de la main-d'œuvre piémontaise, terminus des communications avec l'Italie, la Provence, le Queyras, et du transit 'vers la Durance, devint néces- sairement de bonne heure le lieu important de la vallée. Le chemin

1. Ardouin-Dumazet, ouvr. cité, p. 276.

LA VALLÉE DE BARCELON NETTE. 2^1

de fer doit y arriver bientôt, et c'est le rêve de ses habitants d'en faire une station hivernale.

Les mouvements humains ^ Pour une superficie de lOo 962 ha., l'arrondissement compte 13 875 habitants, troupes comprises, soit 12 538 autochtones, ce qui donne une densité de 11,8 au kmq. Si l'on excepte 69 000 ha. de rochers incultes, landes, bruyères et mon- tagnes pastorales, parfaitement inhabitables, la densité atteint 33,9. <^uoi qu'il en soit, le chiffre de 11,8 est le plus bas des Alpes; il n'est approché que par le Pinzgau (Zell am See), avec 12 hab. au kmq., et le canton d'Uri,avec 13-. Contrairement aux vallées similaires la popu- lation va diminuant d'aval en amont (dans l'OEtzthal, l'entrée est peuplée par 300 habitants au kmq., mais dans la montagne la densité descend à 12-14), en Ubaye, ce sont les zones de soleil qui sont le plus recherchées: Enchastrayes n'enregistre qu'une densité de 13 hab. au kmq.; Méolans, 13 hab. également; Fours, 6 hab. seulement, tandis que Revel voit une population de 42 hab. au kmq.; Ubaye, 108, et Barcelonnette 22S, le plus fort coefficient de l'arrondissement (ces chiffres sont obtenus en défalquant la surface inhabitable). En réalité les populations se trouvent sur des bandes parallèles aux rivières, plus larges et pouvant atteindre 4 à 5 km. à l'adroit, plus étroites, de 2 à 3 kmq. seulement, à Thubac, avec des minima aux étrangle- ments, dans les tourniquets du calcaire jurassique.

La densité moyenne par maison varie peu des hameaux au bourg; elle est en moyenne de i,i ; elle atteint 6,5 dans les fermes isolées louées aux Piémontais et 8 à Barcelonnette, par suite de sa situation de chef-lieu.

Un fait également général dans toute la vallée est son dépeuple- ment. De 1851 à 1901, la population est passée de 17 585 à 12 53S, perdant plus du quart de son effectif, soit régulièrement 100 âmes par an environ. A part la légère recrudescence de 1876 à 1881, cjui coïncide avec la création du réseau routier et l'arrivée de terrassiers [)iémontais, le phénomène s'accentue d'année en année. On peut pré- voir le moment oii cefte région sera complètement inhabitée. Ce sont les fermes qui disparaissent les premières ; ailleurs des hameaux entiers ont été complètement abandonnés : La Condamine a perdu le hameau des Pras (S habitants); Faucon, celui des Granges (32 habi- tants); Mt'olans a vu disparaître Les Allemands h; habilants); Revel est passé de 31 hameaux en 1861 à 22 en 1901, et de 771 individus à 552; Saint-Paul coniptail, en 1861, 27S maisons, vivaient 320 mé- nages et 1 512 habitanis; quinze ans après, elle élait descendue à 246 maisons, avec 27!i ménages et 1 259 habilants, el, au recense-

i. Archivos dt-parlrmciilalos, Élafs pour le dénombrement de la population. 1i. H. SiK<JEH. oiivr. cité, p. 108-109.

ANN. HK Ch^C. .Wl» ANNÉK. ( ()

242 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

ment de 1901, à '211 maisons, avec 25i2 ménages et 960 habitants; soit une diminution du sixième des ménages, du tiers des habitants. Seules, deux communes sont en augmentation : Barcelonnette, sous-préfec- ture, et Ubaye, centre de roulage. L'excédent des naissances sur les décès n'est pas suffisant pour combler cet immense déficit : 1904 a enregistré !276 cas de mortalité pour 300 naissances, soit un excédent de 24,2 pour 1 000 de l'effectif total de l'arrondissement.

Le seul gain est fourni par l'immigration des Piémontais. Venus d'abord pour construire le réseau routier, puis pour faucher les mer- veilleuses prairies du ravin d'Abriès, ils ont été continuellement attirés des régions italiennes, surpeuplées, versTUbaye, oii leur éner- gie trouvait un salaire qui suffisait amplement à la modestie de leurs besoins. Bientôt ils sont restés comme métayers, réussissant grâce à leur courage, les indigènes sombraient. Ils étaient à peine 600 il y a 25 ans; le recensement de 1901 en compte plus de 1000, le douzième de la population de la vallée. Ils se cantonnent dans les territoires abandonnés par les Américains, assez près de leur pays, ils retournent après fortune faite. A Saint-Paul, ils atteignent au quart de la population totale de la commune. Malheureusement, la renommée de ces travailleurs infatigables n'a pas tardé à se répandre sur toute la rive gauche du Rhône. Les chefs de culture de la Provence et du Dauphiné arrivent tous les ans, à la louée du printemps, retenir les bras nécessaires à la moisson ou à la vendange. La concurrence a fait monter les prix du contrat: tels de ces ouvriers, qui demandaient jadis 80 fr. par campagne et une paire de bottes, exigent maintenant 4 fr. par jour et la nourriture.

Les causes de la dépopulation sont tout économiques. Ici aussi « il faut [la] concevoir... non pas comme un abandon de la culture, mais comme un exode des ouvriers agricoles privés de leurs métiers d'hi- ver » ^ En Ubaye, le colportage devait disparaître avec le développe- ment des voies ferrées. Les habitants ne trouvèrent plus à l'extérieur les ressources d'hiver nécessaires pour compléter les maigres profits arrachés l'été à ces froides contrées. Cette époque coïncidait avec les premiers travaux des forestiers, l'extinction des grands torrents, la mise en défens des territoires ruinés par la dent des transhumants. De ce jour, les migrations pastorales en hauteur, si vivaces encore dans les Alpes-, cessèrent presque complètement; les cabanes d'été furent abandonnées; leur nombre restreint est un témoin de ce ((u'étaient jadis les déplacements humains à la recherche du fourrage des montagnes, après l'épuisement des herbages de la vallée. Les

1. A. Demangeon, La Picardie... (Paris, 1905), p. 4Ûo.

2. Priace R. Bonaparte (La Nature, art. cité, p. 391j. [Voir aussi : Jean Brunhes et Paul (iiuAUDix, Les groupes d' habitations du Val d'A/miviers comme /t/pes d'éta- blissements humains [Annales de Géor/raphie, XV, 190G, p. 331 et suiv.j.]

4

LA VALLÉE DE BARCELONNETTE. 243

terres moins bonnes des hauts furent les premières abandonnées; leurs habitants s'égrenèrent dans les fonds. Mais, quand les terres de la vallée ne purent nourrir les nouveaux arrivants, les expatriations recommencèrent. C'est ainsi que débuta le courant mexicain. A lépo- que les chemins de fer modifiaient heureusement l'économie nationale, les Barcelonnettes gagnèrent l'Amérique, ils devaient réussir magnifiquement. , ;,

A vrai dire, l'émigration avait commencé dès 1821 par le voj'age des trois frères Arnaud, de Faucon; mais, à ce moment, il n'était pas plus symptomatique que les courses dans le Lyonnais, en Belgique, en Hollande, entreprises annuellement pour écouler les cordeirats tressés l'hiver, pendant les soirées solitaires. Ce premier départ devait attirer par la suite et aiguiller le grand mouvement de 1848. Au- jourd'hui, c'est encore vers ces parages que se tournent les espérances. Le maire de Meyronnes, qui nous a fixés sur les dates des premières entreprises, voyait avec regret ses bonnes terres à blé délaissées par ses enfants, mais il les entrevoyait aussi revenant millionnaires, car un de ses frères était parti pauvre, qui avait fait fortune grâce à son travail, grâce surtout à l'esprit d'association qui anime les habitants- des hautes vallées*. Cependant tous ne parviennent pas à la richesse.

M^ Arnaud^ a compté que, depuis le grand exode de 1848, 100 hom- mes, en moyenne, partaient annuellement pour les hauts plateaux mexicains, enlevant à la vallée une valeur marchande de 600 000 fr. en estimant l'homme, l'argent du voyage et de ses premières entre- prises à 6 000 fr. l'un. En dix ans, dans les cantons de Saint-Paul! et de Barcelonnette, les plus éprouvés, le recrutement n'a incorporé que 855 conscrits; 262 étaient déjà en Amérique. Car, au début, les hommes valides partaient seuls, les moins forts restaient au villao-e. Mais, depuis quelques années, les femmes s'expatrient volontiers ; elles trouvent, dans les nouveaux pays, à s'employer à meilleur compte et surtout à se marier plus sûrement.

C'est un fait constant que h's ('migres alpins retournent ;ui pavs natal vivre des économies accumulées par delà les mers ; tels les Savoyards, de retour au village, construisent la maison qu'ils ont gagnée en Algérie, en Tunisie ou en Egypte; tels les habitants du Quey- ras reviennent de l'Argentine pour exploiter la vallée du Guil avec leurs nouveaux capitaux; tels les /inrcnlonneltes, fortune faite, nMiIrenl dans leur vallée solitaire^. A dire vrai, il n'ya que 10 p. 100 de l'eirec-

1. Association khançaisk poir l'avancf.mknt dks scifnces. Creno/de «-/ /e Dau- phinc [sasi^'ion do (îrcnobic. 190i). p. 42.

■2. Fh. AuNAin. Les Harcelonnetles au Mexic^uc, p. 6o et 68.

;i. I.rs Atnn'icains se marient entre eux; ils sont peu prolifuiues. Sur 21 mé- nages, 8 n'ont pas eu donfants, soit 38 p. 100; la moyeune en France est de 10 p. 100 (Fr. Arnali), Les narccloinie/lcs au Mt\vi(/ue, p. tUî.

244 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

tif à regagner le sol natal ; le reste demeure établi au Mexique à faire prospérer les capitaux que leurs anciens leur ont laissés. Un intérêt de 10 p. 100 l'an fait sourire en Ubaye. Aussi les Américains y sont-ils mal vus. Tandis qu'en Queyras, par leur instruction plus développée et leurs ressources intelligemment conduites, les émigrants sont les agents principaux de tout ce que l'on tente pour enrichir la vallée S le Baicelonnetie, plus fruste, demeure malgré ses voyages un paysan fermé aux progrès. Rarement il consent à dépenser pour aidera l'amé- lioration du sol; il est hostile aux transformations, surtout à celles des forestiers. Cependant il revient avec persistance à sa chère vallée, si grande est l'attraction qu'elle exerce sur lui comme sur tous ceux qui l'ont une fois visitée.

J. Levainville.

1. Abdouin-Dumazet, ouvr. cité, p. 264.

I 1

I

245

LA GÉOLOGIE DE MADAGASCAR

D APRES M*" PAUL LEMOINE

Paul Lemoine, Etudes géologiques dans le Nord de Madagascar. Conlributions à l'histoire géologique de l'Océan Indien. Paris, Librairie Scientifique A. Hermann, 1906. In-8, [iv] + 520 p., 143 fig., 1 pi. fossiles, 2 pi. phot., 1 pi. coupes, 1 feuille contenant 3 cartes géol. col. dans une pochette. 25 fr.

Madagascar appartient à la France depuis douze ans, et, cepen- dant, la grande île africaine ne possède pas encore de Service géolo- gique. Ce n'est pas que les voyageurs et les naturalistes, qui parcou- raient le pays dès avant la conquête \ soient restés inactifs après 1895 : missionnaires, officiers, administrateurs ont, au contraire, rivalisé de zèle pour recueillir les documents propres à nous éclairer sur le passé du domaine malgache, en enrichissant de précieux matériaux les collections de la métropole. Mais l'expérience professionnelle a fait généralement défaut à ces observateurs de bonne volonté, et l'on peut dire que, jusqu'à présent, sauf quelques excursions isolées faites au voisinage de la côte, aucun géologue français n'avait encore, en personne, visité Madagascar.

Cette lacune vient d'être comblée, pour le Nord de l'île, et de la manière la plus heureuse, par un jeune savant qui n'est pas un inconnu aux Annales de Géographie, W Paul Lemoine, préparateur de Géologie à la Sorbonne et collaborateur du Service de la Carte géologique de la France-. Chargé par les Ministères de l'Instruction publiciue et des Colonies dune mission scientifique à Madagascar, M' Lemoine quittait la France au mois de janvier 1902, pour n'y rentrer définitivement qu'au mois de décembre de l'année suivante. 11 revenait, ayant par- couru un territoire dont la superficie atteint environ 20 000 kmq., entre Port-Loky, sur la côte Est, et Analalava, sur la côte Ouest, c'est-à-dire toute la pointe septentrionale de Madagascar, du Cap d'Ambre à Antsohihy. Le beau volume dans lequel l'auteur fait connaître les résultats de ces explorations lui a servi de thèse pour le doctorat es sciences naturelles; c'est une contribution de tout premier ordre à l'étude géologique de l'hémisphère austral, sur lequel nous no possé-

1. Lne place à part doit vtro. faite, parmi ces voyageurs, à M' E.-K. CÎ.\niKR. dont les explorations s'étendent do juillet 1802 à décombro 1891 et de février 1896 à mars 1899. Los Annales de Géographie en ont fait connaître les étapes principales.

2. Voir XII' IVihliographie géographique annuelle 100'J, n' 841 K; Mil' biblio- graphie /.m;. Il"' 812 V,. 8Ti : XIV' lîihliographie 190 't, n"' 279, 912 C, 914; AT' Itiblio- qraphie I90:>, 795 (travaux sur le Maroc occidental).

246 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

dions encore, à ce point de vue, que des documents bien incomplets et bien vagues.

L'ouvrage comprend deux parties : dans la première, M'" Lenioine expose en détail, et en les groupant dans l'ordre stratigraphique, les observations qu'il a pu faire personnellement à Madagascar ; il y a joint, à la suite de chaque chapitre, un résumé de ce que l'on sait sur les caractères et l'extension des terrains correspondants dans le reste de l'île. Dans la seconde partie, l'auteur, en s'appuyantsur les faits précis fournis par ses propres recherches, essaye de montrer comment, dans l'état actuel de nos connaissances, on peut concevoir l'histoire de l'Océan Indien. Quant aux nombreux documents paléontologiques recueillis par M'" Lemoine, leur étude a été réservée pour une série de publications spéciales, dont la première, entreprise avec le concours de MM" Boule et ïhevenin, vient de paraître ^

Après un court historique des travaux géologiques relatifs à Mada- gascar, où l'auteur insiste notamment sur l'importance des publica- tions de M"" Boule (première carte d'ensemble, 1900) et de notre collaborateur M"" E. F. Gautier (thèse de doctorat, 1902), vient une Bibliographie très complète (p. 17-54). Ce consciencieux dépouille- ment de tout ce qui a été imprimé sur la géologie de Madagascar, à l'exception des publications relatives aux Vertébrés subfossiles, dont la bibliographie a été donnée récemment par M^ G. Grandidier^ et aux documents d'ordre purement industriel ou minier, comprend plus de 300 articles, énumérés dans Tordre alphabétique des nomé d'auteurs, et dont un grand nombre sont annotés. On ne saurait trop féliciter M"^ Lemoine du soin qu'il a apporté à la confection de ce répertoire critique, qui dispensera ses successeurs de longues et fastidieuses recherches ^

Avant d'aborder l'étude des roches et des terrains, l'auteur donne une description géographique sommaire de la région qu'il a visitée : c'est, d'une manière générale, celle affleurent les terrains sédimen- taires qui constituent tout le bord Ouest de Madagascar. L'extrémité Nord de cette région, sur laquelle ont porté principalement ses recherches, était très peu connue avant 1902. M"^ Lemoine décrit successivement : la presqu'île volcanique du Bobaomby (1), qui vient

1. Paléonlologie de Madagascar. III, Céphalopodes crétacés des environs de Diégo-Suarez, par M. Boule, P. Lemoine et A. Thevenin. Paris, Masson & C'% novembre 1906-mars 1907. In-4, 76 p., 15 pi. [Annales de Paléonlologie, publiées sous la direc- tion de Mahcellix Boule, I, fasc. 4; II, fasc. 1.

2. G. Gkandu)ier, Recherches sur les Lémuriens disparus et en particulier sur ceux qui vivaient à Madagascar {Nouvelles Archives du Muséum, iv* série, VII, 1905, p. 1-144, pi. ixii).

3. Consulter également les tables qui terminent la grande Bibliographie de Madagascar de M'G. Ghandidier (Paris, Comité de Madagascar, 1905-1906), S"' partie, p. 897-900 : Sections lxix-lxmv, Paléontologie; lxxvi, Géologie; lxxvii, Minéra- logie, Mines.

LA GÉOLOGIE DE MADAGASCAR. 247

se terminer, du côté du N, au cap d'Ambre; l'isthme crétacé et num- mulitique du Courrier (II), séparant le Bobaomby du reste de Mada- gascar; la baie, capricieusement découpée, de Diégo-Suarez fïll) ; le massif tabulaire de la Montagne des Français (IV), qui sétend au SE de cette singulière échancrure; le grand massif basaltique de la Montagne d'Ambre (V), dont les sommets atteignent 1 360 m., et qui constitue, pour le Nord de la colonie, un véritable réservoir de houille blanche; la dépression du Rodo et le district gréseux de l'Analatamba (Crétacé inférieur), au SE du massif d'Ambre (Vï) ; la bande calcaire de l'Andra- fiamena (Jurassique inférieur), dont la surface s'incline vers le Nord, et à laquelle se rattache, à l'Ouest, la muraille de l'Ankarana (200 m. de hauteur sur 25 à 30 km. de longueur), qui est certai- nement, dit M' Lemoine, « la plus grande curiosité naturelle du Nord de Madagascar » (VII) ; la vallée monoclinale de la Loky, sur la côte Est, et les affleurements liasiques qui la prolongent en biais, vers le SW, jusqu'au Sud des baies d'Ambaro et d'Ampasindava (VIII); la région côtière, formée d'alluvions très fertiles, ([ui s'étend au Nord de la précédente, sur la côte Ouest (IX); les montagnes de l'intérieur, au sous-sol schisteux ou gneissique (X i : l'île de Nosy (XI), dont les cratères-lacs sont remarquables^; la presqu'île d'Ambavatoby, occupée en partie par des massifs syénitiques élevés (XII); enfin, dans le cercle d'Analalava (XIII), la péninsule d'Am})asi- morieky, qui s'isole au SW, le curieux « fjord » de la Loza, et les plateaux ondulés des environs d'Andranosamontana. Deux planches de photographies, brochées à la [fin du volume, et plusieurs vues intercalées dans le texte, reproduisent quelques-uns des aspects caractéristiques de ces régions naturelles 2.

La cartographie de l'Extrême Nord de Madagascar est l'objet du chapitre suivant; lalecture de ce chapitre, il faut bien l'avouer, réserve aux personnes qui n'ont pas l'expérience des choses coloniales de fâcheuses déceptions. La triangulation générale de l'île a, sans doute, été faite avec soin, et des signaux en pierre ont été construits sur les points trigonométri(iues de P' et de ordre, (jui sont des repères fondamentaux pour la topographie de Madagascar; mais, nous dil M' Lemoine, « il ne semble pas qu'on ait utilisé cette triangulation dans toute sa rigueur pour la confection des cartes existantes ». La

1. Voir la carte (inédite), fig. 6, p. "73.

•2. M' Lemoink donne quelques indications sur le sens drs mots malgaches qui reviennent le plus fréquemment dans la nomenclature «^léographique de rile(p.;i<î-5S . De plus, et pour éviter au lecteur des recherches inutiles, il a marqué dun astérisque, dans le cours de l'ouvrage, les noms (jui ne figurent pas sur les cartes jointes à son volume. D'autre part, un copieux index alphabétique ip. ni-iOS permet de retrou- ver aisément la position de toutes les localités citées dans le texte, llnlin, et c'est une pratique (lue l'on ne saurait trop recommander, surtout eu pays neuf. M' Lemoink a pris soin de représenter ses itinéraires sur une carte spéciale (fîg. H, p. 84). .

2^î^ GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

comparaison des documents officiels publiés par l'Élat-major et par le Service hydrographique de la Marine révèle, en effet, des divergences tout à fait inexplicables^ : ainsi, la distance entre deux points géodé- siques très faciles à identifier de la côte Nord-Ouest, le cap d'Ambre et Nosy Komba, varie, suivant les cartes, de 190 à 207 km.; et il en va de même pour les autres stations principales de la région étudiée, comme le montre le schéma de la page 79 (fig. 7).

Et ce n'est pas seulement dans la position des points trigonomé- triques que Ton relève des erreurs d'une pareille gravité : on en con- state aussi dans le dessin de la planimétrie autour de ces points. La superposition des tracés relatifs aux abords de Diégo-Suarez (fig. 8, p. 80; échelle de 1 : 500 000) est, sous ce rapport, d'une éloquence qui se passe de commentaires. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir M"- Lemoine nous dire qu'il s'est décidé à refaire complètement les cartes de cette région, pour pouvoir marquer plus exactement ce qu'il avait vu ; le texte (p. 81-86) fournit tous les renseignements désirables sur leur mode d'exécution et énumère les documents, en partie inédits, dont l'auteur s'est servi pour les construire.

Description des terrains. Les roches anciennes, telles que les gneiss et les granités, sont très développées dans le haut bassin de la rivière Loky; au-dessus viennent, par places, des schistes amphibo- liques, que M'^ Lemoine est le premier à signaler dans le Nord de Ma- dagascar. Ces schistes sont plissés suivant une direction N-S, et sur leur tranche redressée reposent en discordance les couches du Lias, dont l'allure régulière et tranquille est toute différente.

Le Lias, très puissant, est constitué par des alternances d'argiles et degrés, tantôt blancs, tantôt colorés des teintes les plus diverses; la constance du faciès de ces dépôts a frappé tous les voyageurs. Beaucoup de géologues les ont considérés comme triasiques, en se basant sur leur analogie d'aspect avec les grès triasiques d'Europe ou avec ceux du Karroo, dans l'Afrique australe. Mais les fossiles recueillis au sommet de cette formation (Ammonites, Posidonomyes) appar- tiennent au Lias supérieur, et rien n'indique qu'il faille vieillir beau- coup l'âge des assises sous-jacentes.

Le Jurassique inférieur est constitué par des calcaires, donnant

1. D'après M' le commandant Mrlxier, qui a fait partie de la Mission géodésiquo de Madagascar, il n'existerait, entre les travaux des ingénieurs hydrograpties et les travaux exécutés par les géodésicns au Centre de l'île, aucune discordance dans les latitudes, mais seulement une discordance dans les longitudes qui, en certains points, par exemple à Nosy xMitsio, atteindrait presque une demi-minute. II est extraordinaire, comme le fait remarquer M^ Lemoine, qu'une ditierence de cette importance, relative aux environs de l'un de nos points d'appui, reconnue dès avant 1900, n'ait pas encore été élucidée par le Bureau topographique de l'État- major à Tananarive, conjointement avec les missions hydrographiques envoyées annuellement sur la côte Duesl de l'île (p. 79).

LA GÉOLOGIE DE MADAGASCAR. 249

naissance, entre la Loky et le Rodo, à de véritables causses. Les rivières s'encaissent profondément dans l'épaisseur de ces plateaux, et y font apparaître le substratum liasique.

Le Jurassique moyen et supérieur manque au Nord, dans la vallée du Rodo ; mais il est très fossilifère au SW, dans le cercle d'Anala- lava, il est représenté par des argiles bleues, qui forment, le long- de la côte, les berges des rivières (Maromandia) ; les riches faunes d'Ammonites étudiées par M' Lemoine indiquent deux niveaux difté- rents, d'une part le Callovien, de l'autre le Séquanien-Kimeridgien.

Au milieu de ces formations jurassiques apparaissent des roches éruplives de la famille des Syénites, qui constituent l'une des parti- cularités remarquables de la géologie malgache. Ces roches, dont M^ A. Lacroix a fait une étude magistrale au point de vue pétrogra- phique*, se présentent en grandes masses ou en dykes, faisant saillie, grâce à leur résistance, au-dessus des terrains sédimentaires qu'elles traversent. M' Lemoine est le premier à en figurer la distribution géographique. Ces syénites se sont certainement solidifiées en pro- fondeur; elles métamorphisent les schistes encaissants, tandis que les grès ne se montrent que peu ou point affectés au contact. Leur âge est post-liasique et anté-turonien, c'est-à-dire, selon toute vrai- semblance, contemporain du début de la période crétacée.

Le Crétacé inférieur, formé de marnes et de grès, apparaît sur plusieurs points du voisinage de la côte (Analatamba, Port Ra- dama, etc.). C'est à ce niveau que, pour la première fois, on note un changement de faciès sur les deux bords opposés du massif d'Ambre.

Le Génomanien, argileux, dont la faune rappelle celle du groupe d'Ootatoor, dans l'Inde, est surtout développé au Mont-Raynaud et dans le massif de la Montagne des Français, au SE de la baie de Diégo-Suarez. Le Turonien-Emschérien, qui vient ensuite, conserve tantôt le même aspect et tantôt devient gréseux (Ambango Abo, Windsor Castle). Quant à l'Aturien, qui termine la série crétacée, il est constitué par des marnes blanches ou rouges, provoquant un ressaut très marqué dans la topographie; ces marnes reposent en discordance légère sur les couches sous-jacentes, et il semble, autant qu'on peut en juger par les faits publiés, que cette discordance soit générale dans toute l'île de Madagascar. En tout cas, la transgressi- vité de cet étage est manifeste, car c'est le seul qui soit représenté sur la côte Est, comme M' Roule l'a indiqué dès 1899 -.

1. A. L.vcnoix, Malérlaxi.r pour la minéralogie de Madagascar. Les roches alca- lines caracirrisant la province pélrograplùque d'Ampasindava [\ouvelles Archives du Muséum, iv" série. IV, 1902. p. 1-21'.. pi. i-x ; V, 11H),3, p. ni-2o4, pi. vii-xiv^

2. La faune de ces lainbcaux crétacés Kanivelona. Maroliita, etc J. dont la pré- sence est si impoilaïUe pour l'histoire de l'Océan Intliou. a été décrite par M. Boule, A. Thevfnix et J. LAiMHKirr : Paléontologie de Madagascar, n" 1. Fossiles de la Côte Orientale [Annales de Paléontologie, I. IDO'l. p. îo-^iO. jd. i. ii>

250 GÉOGRAPHIE RËGIONALE.

Le Nummulilique, dont les affleurements n'occupent qu'une super- ficie très restreinte au-dessus des couches crétacées, est constitué par un calcaire dur, très résistant, qui donne au paysage un aspect ruiniforme, et dont les escarpements, dans la Montagne des Français par exemple, sont absolument inaccessibles; ailleurs (Windsor Caslle), l'érosion les a découpés en obélisques véritables, de plus de 100 m. de hauteur.

L'Aquitanien marin (Miocène inférieur), caractérisé par des Fora- minifères spéciaux^ et associé à des tufs basaltiques, présente égale- ment une distribution fort réduite (Bobaomby, Nosy Kalakajora). Cet étage, formé de calcaires qui recouvrent transgressivement les couches antérieures, était inconnu à Madagascar avant la mission de M^ Le- moine. Les produits éruptifs dont les débris se retrouvent à l'état remanié dans ces dépôts constituent, dans l'Extrême Nord de Mada- gascar, une grande partie de la région comprise entre la baie de Diégo-Suarez et le cap d'Ambre (Bobaomby), région dont la topogra- phie émoussée suggère un âge bien plus ancien que celui des laves formant le puissant massif méridional. Malgré l'état de vétusté de ces basaltes aquitaniens, M"^ Lemoine a pu, en certains points, retrouver les traces des orifices de sortie, et reconstituer ainsi trois de ces anciens cratères.

C'est avec l'Aquitanien que se termine la série sédimentaire du Nord de Madagascar. La série éruptive continue au contraire avec les laves et les tufs de nature variée (basaltes et limburgites, téphrites, phonolites, triguaïtes) qui forment, au Sud de Diégo-Suarez, le massif d'Ambre tout entier. On y observe en grand nombre des cratères-lacs, alignés du N au S suivant l'axe du massif; des cratères adventifs plus petits parsèment le flanc Est de la montagne. La fraîcheur des formes de ces évents atteste leur date récente; les coulées qui en émanent el remblayent les vallées antérieures ont été, d'ailleurs, fortement enta- mées elles-mêmes par l'érosion.

Formations et phénomènes récents. Trois ordres de faits, dans ce domaine, ont surtout attiré l'attention de M*^ Lemoine : les récifs coralliens soulevés, qui forment une frange presque continue le long de la côte; les traces d'un mouvement positif, ayant déterminé l'enva- hissement des parties basses par les eaux marines; enfln les phéno- mènes de capture, produits aux dépens d'un régime hydrographique ancien, dont il reste encore des vestiges importants sur tout le pour- tour de la baie de Diégo-Suarez.

Les calcaires récifaux forment sur le rivage E du Bobaomby une falaise haute de près de 100 m. et traversée, de distance en distance,

1. Voir P . Lemoine et R. Doivillé, Sur le genre Lepldocyclina Gûmbel (Mém. Soc. Géol. de Fr., Paléontologie, XII, 1904, fasc. II, 42 p., 3 pi.).

LA GEOLOGIE DE MADAGASCAR. 251

par des gorges à pic (Andovoko) qui font communiquer l'Océan avec des dépressions lagunaires, couvertes de palétuviers. Plus au Sud» les formations coralliennes disparaissent; mais on est amené à consi- dérer comme les prolongeant, au-dessous du niveau de la mer, une série de récifs, immergés à une faible profondeur (10 m.), et séparés de la côte par un chenal plus profond, que les cartes hydrographiques mettent en évidence.

Le mouvement positif qu'atteste cette tendance à la submersion est, d'ailleurs, confirmé par d'autres indices : cratères sous-marins des abords de Nosy Bé, progrès de la mer à Majunga, etc. M*" Lemoine interprète dans le même sens les formes si curieusement découpées de la baie de Diégo-Suarez et de ses multiples digitations : il ne croit pas qu'on doive faire intervenir, pour en rendre compte, des phénomènes tectoniques particuliers. La continuité des argiles du Crétacé moyen, sur tout le pourtour de la baie, empêche d'admettre des accidents d'une amplitude un peu considérable; la présence, en son milieu, de petits lambeaux nummulitiques semblerait, au premier abord, justifier cette hypothèse; mais M*^ Lemoine pense que la conservation de ces « témoins » résulte d'éboulements superficiels de date ancienne, qui n'ont rien de commun avec les failles véritables (p. 241-244 et 329). Mieux vaut donc voir, dans la baie de Diego, une vallée subaérienne ordinaire, submergée sous l'influence d'un mouvement positif, au même titre que toutes les vallées de la côte Nord-Ouest de Madagascar.

Les phénomènes de capture, réalisés au bénéfice de la baie de Diégo-Suarez, sont d'une grande netteté dans le massif de la Montagne des Français : les rivières conséquentes^ descendant vers la côte orien- tale (Antsoha), ont été en partie décapitées par les branches subsé- quentes du réseau de la (Pré-)Betaïtra, se développant à reculons dans les argiles du Crétacé moyen ; et l'établissement de ce second réseau est lui-même antérieur aux grandes éruptions basaltiques du massif d'Ambre, dont les coulées comblent les dépressions préexistantes. On peut faire des observations analogues à Ampondrobé, dans la presqu'île du Bobaomby, et sur la côte occidentale, aux environs d'Ambararata.

La chronologie de tous ces phénomènes s'établirait donc do la manière suivante, en commençant par les plus anciens :

I ° Dépôt et relèvement des calcaires coralliens ;

2*^ établissement du réseau de l'Antsoha;

8" Développement du réseau de la (Pré-)Betaïtra :

4" Éruptions du Massif d'Ambre;

5" Mouvement positif, déterminant l'invasion, par les eaux marines, des parties basses des vallées.

Histoire de l'Océan Indien. Dans la seconde partie de son livre, portant le sous-litre de Conlribulions à l'histoire géologique de VOcéan

252 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Jndien (p. 305-471), M"^ Lemoine a voulu surtout faire œuvre de cri- tique et tenter une synthèse des résultats acquis, tant à Madagascar que dans l'ensemble des contrées voisines : Australie, Java, Hin- doustan, Afrique Orientale, etc. Il s'est donc livré à une revision attentive de tous les gisements de terrains secondaires et tertiaires qui ont été signalés dans ces régions, étendant même ses recherches, quand cela lui paraissait nécessaire, jusqu'à des territoires plus éloi- gnés, comme Bornéo ou la Nouvelle-Zélande. Cette étude de strati- graphie comparée présente le plus vif intérêt pour les géologues, et M* Lemoine l'a esquissée de main de maître ; mais son analyse ne saurait trouver place ici. Les géographes y remarqueront tout au moins trois cartes indiquant la répartition des principaux gisements jurassiques, crétacés et tertiaires sur le pourtour de TOcéan Indien (fig. 137, 138 et 140, p. 379, 402 et 427) : la façon dont la plupart de ces gisements se localisent dans les grands géosynclinaux déterminés, dès 1900, par M"" Ém. Haug est très frappante.

Le canal de Mozambique constitue l'un de ces géosynclinaux. Tout se passe, en somme, comme si l'Océan Indien occupait l'empla- cement d'une aire continentale aujourd'hui immergée, le Continent Australo-lndo-Malgache de M'" Haug, sur lequel, conformément à la règle énoncée par ce géologue, les transgressions et les régressions se seraient fait sentir en compensant les mouvements inverses qui se produisaient dans le géosynclinal adjacent. Toutefois, dans le canal de Mozambique, il ne s'est pas produit de mouvements orogéniques, comme dans les autres géosynclinaux dupourtour ; nous avons affaire, pour ainsi dire, à une chaîne de montagnes avortée, W Lemoine croit trouver la cause de ce contraste dans l'effondrement de l'aire continen- tale en question. Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, il est certain que les parages de Madagascar sont caractérisés par de grandes cassures rectilignes, que le relief du sol émergé et la configuration bathymétrique des mers voisines mettent également en lumière ; le mieux connu de ces accidents, figuré par M'' Lemoine sur une carte spéciale *, est la grande faille de la côte Est, la dénivellation atteindrait 7 000 m., et dont des tremblements de terre périodiques attesteraient encore la fraî- cheur. Quant aux petites failles affectant les terrains sédimentaires de l'Ouest de Madagascar, M^ Lemoine y voit le résultat de phénomènes d'étirement comparables à ceux dont l'étude de la bordure du Massif Central de la France a révélé l'existence, et qui seraient dus à un relèvement général des terrains anciens occupant l'intérieur de l'île.

Un dernier sujet, et l'un des plus attrayants que ce domaine offre

1. Fig. 141, p. 4.j9 : Carte des lignes directrices de la géologie de Madagascar. Les axes anticlinaux et synclinaux transversaux (WNW-ESE), qu'indique cette carte, semblent déduits plutôt de l'orographie de l'île que d'observations réellement probantes, au point de vue tectonique.

LA GÉOLOGIE DE MADAGASCAR. 053

aux naturalistes, a retenu l'attention de M"^ Lemoine : les relations biogéographiques de Madagascar, c'est-à-dire l'origine de sa faune et de sa flore actuelles. Cette question a déjà été discutée par beaucoup d'auteurs ; M'* Lemoine la résume avec une grande clarté (p. 430-455), en montrant combien l'histoire géologique de l'île éclaire la plupart des points singuliers qu'elle présente. Les éléments distingués dans la faune, et qui représentent comme autant d'apports successifs de provenance différente, sont les suivants, en commençant par les plus jeunes :

1" Une faune récente, importée par l'homme ou introduite par suite de circonstances fortuites : le Bœuf, les Cyprins, certains Ron- geurs, etc. ;

Des traces d'une faune ayant apparu en Europe aux temps mio- pliocènes et aujourd'hui à peu près localisée en Afrique : Hippopo- tame, Polorîiochxrus ;

3^ Une faune répondant à la faune éocène d'Europe, et caractérisée principalement par les Viverridés et les Lémuriens ; cette catégorie comprend les types les plus nombreux et en même temps les plus spéciaux de la population animale de Madagascar à notre époque;

4*^ Une faune propre à l'aire continentale australo-indo-malgache (Oiseaux du genre Coracopsis, etc.), et dont un certain nombre de re- présentants ont émigré en Afrique ;

S'' Enfin une faune de cachet archaïque (Mammifères inférieurs), avec éléments rappelant surtout les types de l'Amérique du Sud.

Les arrivées de ces faunes diverses auraient coïncidé, comme il est naturel, avec les phases de régression de la mer dans le canal de Mozambique.

On voit, par cet exposé, combien les recherches de M' Lemoine ont enrichi nos connaissances sur la structure et l'histoire physique de la grande île africaine. Les belles cartes en couleurs, à échelle décrois- sante, qu'il a jointes à son livre (Environs de Diégo-Suarez à I : t?00 000; Région Nord -Ouest à 1 : 500 000 ; ensemble de Madagascar à 1 : 5 000 000), marquent un progrès décisif sur les tentatives anté- rieures. Elles seront bientôt remplacées, à leur tour, par une carte générale à l'échelle du millionième, dont le savant géologue nous annonce la publication comme prochaine.

Emm. i)K Makgerie.

254

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

LES PHILIPPINES

d'après le recensement de 1903

Second article

III. LA POPULATION DES PHILIPPINES ^

Le rapport rédigé par le D'' David P. Barrow dans le Census sur la population des Philippines se distingue, ainsi que la carte qui raccom- pagne, des études analogues qui l'ont précédé, en ce que, se fondant sur une enquête beaucoup plus complète, il aboutit à des conclusions beaucoup plus simples.

La publication des Jésuites faisait descendre la population des Philippines de trois éléments originaux : négroïde, malais et indo- nésien. i\P Barrow les ramène à deux : négroïde et malais.

Primitivement, l'archipel ne devait contenir que des négroïdes pygmées, à la peau noire, au nez large et plat, aux cheveux crépus. Ces Négritos occupaient encore, à l'arrivée des Espagnols, des régions bien plus étendues qu'aujourd'hui : ils peuplaient en particulier toute l'île de Négros et les îlots environnants. Mais ils étaient déjà considérablement réduits : à une époque indéterminée, ils avaient été repoussés vers l'intérieur des îles par une première invasion de Malais, sauvages et païens, qui peuplèrent les côtes et l'arrière- pays immédiat dans les grandes îles. Aujourd'hui, les descendants de ces premiers Malais constituent la plus grande partie des Philippins christianisés et civilisés, ceux que les Espagnols appelaient les Indios, et les Malais sauvages et païens, qui vivent comme les Négritos dans l'intérieur des îles, ceux que les Espagnols appelaient Pintados (tatoués). Le xiii*" siècle vit une seconde invasion malaise, différente de la première. Les nouveaux envahisseurs étaient musul- mans. L'Islam avait fait de bonne heure des prosélytes parmi les Ma-

\. Voir Annales de Géographie, XVI, 15 mars 1901, p. 148-158.

2. Census of tke ïJnlippine Islands..., I, p. 411-532. Les renseignements donnés ici sont puisés dans ce rapport et dans les tableaux statistiques que contient le tome II (Population). C'est dans le tome II que l'on trouvera la carte ethnogra- phique (p. 50) et la carte de densité de population (p. 28). La carte ethnogra- phique accompagne également une note de H. Gannett : The Peoples of the Phi- lippines, dans Report of the Eighth International Géographie Congress keld in the United States 1904 (Washington, 1905), p. 011.

LES PHILIPPINES. 255

lais marins et pillards, qui séjournaient entre l'Inde, Bornéo et Suma- tra : les Cellates ou Oranje Salât hommes de la mer »). Fanatiques, commerçants et pirates, ces Malais avaient un triple motif pour essayer décoloniser les riches îles de l'Est. Mais leur conquête s'en tenait de préférence aux côtes. C'est ainsi qu'au xiii^ siècle, après avoir conquis les côtes de l'archipel malais, ils prirent pied sur les Soulou, sur Mindanao, sur Mindoro et sur le pays devait s'élever Manille, refoulant vers l'intérieur ou vers le Nord les Malais de la première venue et s'étendant sur les côtes sud-occidentales, ils gardèrent leur pureté de race, leur vie maritime et leur foi musulmane. Les Espagnols, en s'établissant aux Philippines, se heurtèrent à l'aile droite de l'Islam, dont l'aile gauche avait jadis couvert le sol de leur propre patrie. Ces Malais mahométans, ils les appelaient Moros (Maures).

Ces trois éléments historiques, qui se réduisent à deux éléments ethniques, sont, selon toute apparence, les seuls qui aient vraiment -participé à la formation de la population philippine. Notons deux éléments adventices, qui, s'ils n'ont joué qu'un rôle minime dans la constitution de la population, l'ont dotée de sa civilisation : l'élément chinois et l'élément espagnol K II est peu probable que les Chinois aient jamais envoyé des colons aux Philippines. Mais jusqu'au xiv« siè- cle, ils ont entretenu avec toutes les îles de l'archipel asiatique un commerce actif, sous l'impulsion de la dynastie des iMing. Ils ont continué depuis, malgré la rudesse de la législation espagnole à leur égard. Ils se sont fort peu mêlés à la population, et de plus ils ont toujours été très localisés : encore aujourd'hui, sur 41 035 Chinois résidant aux Philippines, 31 784 se trouvent dans Luçon, soit à Manille même (21 083), soit dans les environs et sur la côte qui regarde la Chine (côte des Monts Ilocos). Quant aux Espagnols, ils ont toujours fourni à l'archipel des fonctionnaires éphémères et des religieux. Un petit nombre s'est établi dans le pays et mêlé à la population. Au com- mencement du xix" siècle, sur 277 000 familles chrétiennes, Zuniga n'en comptait que 14 000 composées de sang-mêlés philippins-espagnols, soit 5 p. 100 de la population chrétienne, et presque toutes se trouvaient à Manille ou dans la grande plaine de Luçon. Il n'y avait plus en 1903 aux Philippines que 3 888 Espagnols purs, dont 2 165 résidant à Manille.

La poj)ulation des Philippines comporte à l'heure actuelle divers groupements, soit civilisés, soit sauvages, dont la classilication est fort diflicile. Chez les civilisés, en elfet, aucune distinction d'après l'origine n'est possible : ces civilisés sont les descendants d'anciens

1. L'inlliuMK^e hindoue est nôglij^e.ible. Toutefois il est possible ({iie des Hindous aient eolonisé la réi,non de Manille, certains noms de lien ont une oriirine sans- crite.

2o6 GÉOGRAPHIE REGIONALE.

indigènes christianisés, qui avaient quitté leurs tribus originelles pour se rencontrer, dans des colonies nouvelles ou paroisses édifiées parles ordres religieux, avec d'autres convertis issus d'autres tribus. Aussi la distinction que Ton établit maintenant entre 8 tribus civili- sées ne se londe-t-elle pas sur l'origine, mais sur la localisation de ces tribus: elle n'est pas ethnique, mais géographiciue. Pour classer les tribus encore sauvages, la difficulté est aulre. Les sauvages des Philippines vivent en petits groupements isolés, sans cohésion, dans l'ignorance les uns des autres. Doù une infinité de noms, qu'ils se donnent entre eux, et dont plusieurs s'appliquent parfois à la même tribu. A mesure que l'on connaît mieux ces sauvages, on est amené à fondre sous un même nom des groupements que les premières clas- sifications distinguaient. C'est ainsi que, par un travail de simplifica- tion naturelle, les sauvages philippins, auxquels Blumentritt attri- buait 82 tribus, n'en ont plus que 67 dans la publication postérieure des Jésuites, et que V Ethnological Survey, venu en dernier lieu, et dont les agents avaient relevé 116 noms, les a ramenés à 18, par une sim- plification u qui augmentera encore quand un long contact nous aura mieux fait connaître leurs dialectes et leurs mœurs». Il faut d'ailleurs noter que la plupart des noms retenus par V Ethnological Surveif ne sont pas des noms patronymiques, indiquant l'origine des tribus, mais des noms géographiques (comme « montagnards », <t gens de la rivière », etc.), indiquant soit la nature du sol ils vivent, soit le genre de vie que ce sol leur a imposé *.

D'ailleurs, ce qui importe beaucoup plus à la géographie que ces distinctions ethnographiques, et ce sur quoi on est mieux fixé grâce au CensuSy c'est : l*' la répartition géographique des sauvages et des civilisés; la densité de la population dans les différentes régions de l'archipel ; le genre de vie de ces populations.

Grâce à un système ingénieux de coloriage, la carte ethnogra- phique du Census nous indique, outre la réi)artition géographique des différentes tribus, celle des civilisés et des sauvages. Cette répar- tition s'est faite en vertu d'une loi certaine : les civilisés sont groupés dans les régions économiquement favorisées, et les sauvages dans les régions économiquement déshéritées. Parmi les premières, il faut compter la plupart des côtes : surtout les cotes intérieures, celles qui

1. Gagayan signifie : liabitdnts du Cagayan; llocanos, habilanls îles Monts 7/0C05; Pangasinan, fabricants de sel (ils vivent en partie de ce métier, sur la côte du golfe de IJngayen) ; Pampangan, hommes du pays des rivières (la dépression centrale de Luconj ; Tagalog, liommes du pays inondé (la région deltaïque qui est au Sud de la dépression); Bicol, habitants de la rivière Blcol ; Zambalan, Visayan, habitants des Zambales et des Visayas. Voilà pour les civilisés.

Pour les sauvages : Igorot signifie ho7nmes de la montagne ou de l'intérieur; Mangyan, montagnards ; Bukidnon, hommes du bukid ou montagne boisée ; Subanon et Tiruray, hommes de la rivière; Tigabili et Huluan, honiines du lac Buluan. Qua.nt à Manobo et àTagbanaoua, ils signifient également homme,'.

LES PHILIPPINES. 257

regardent les rives d'autres iles de l'archipel, et les échanges sont fréquents et faciles, et les côtes nord-occidentales, qui regardent la Chine, foyer de commerce et de civilisation. Parmi les régions de l'in- térieur, seules, certaines dépressions, comme la vallée centrale de Luçon et la vallée du Cagayan, bien abritées, fertiles, et surtout voi- sines de cotes civilisées, ont été défrichées et abritent des tribus chré- tiennes. Au contraire, les régions économiquement déshéritées sont la plupart des régions intérieures, presque toutes montagneuses, et même les dépressions intérieures de Mindanao, et les côtes exté- rieures de l'arcliipel, qui regardent vers la mer libre, c'est-<à-dire la face orientale de Luçon, Samar et Mindanao, la face méridionale (Mindanao et iles Soulou) et la face sud-occidentale (Paragua, Basilan, Mindoro) de l'archipel. Cette loi est confirmée par les quelques chiffres suivants. Parmi les 26 iles les plus importantes des Philip- pines, quatre ont une population sauvage supérieure à la population civilisée : ce sont Basilan, Paragua, Jolo, Mindanao, et dans cette der- nière tous les civilisés sont sur la côte septentrionale, qui regarde les Visayas. Les autres iles qui ont une population sauvage encore impor- tante sont l'ile extérieure de Mindoro et Luçon; dans cette dernière, les sauvages sont presque tous groupés dans les régions intérieures et sur la côte nord-occidentale. Au contraire, parmi les Visayas, Négros n'a que 1 sauvage pour 2i civilisés; Panay, 1 pour 34; Samar, moins de 1 pour 300; Bohol, Cébu et Leyte, aucun.

La carte de densité de population coïncide presque absolument avec la carte de répartition des sauvages et des civilisés. Et cela n'a rien d'étonnant. La population des Philippines comptait, en 1903, 7 635 426 habitants, qui se décomposaient ainsi : 6 987 686 civilisés et 647 740 sauvages.

La population civilisée est donc de beaucoup la plus importante. Elle a énormément progressé depuis l'occupation espagnole : en 1591, elle comprenait 667 612 âmes; en 1735, 837182; en 1800, 1561251 : en 1845, 3 488 258; en 1903,6 987 686. Pourtant le taux de l'augmentation est loin d'égaler celui qu'il a atteint dans des régions voisines, à Java par exemple'. C'est que longtemps le développement des populations civilisées a été entravé par trois obstacles. L'un, physique, le moins redoutable en somme, était la forêt qui couvrait tout l'archipel et se détendait avec ténacité contre le défrichement. Un autre était la mauv;use administration d(^s Espagnols, qui, jusciu'au début du \ix" si»}cle, interdirent aux Phili[)pines la prospérité économique. Mais le plus grand obstacle venait des Moros du Sud, ((ui, dans leurs incur- sions, rançonnaient et dépeuplaient tout le Sud et le Centre de l'ar- chipel. C'est ainsi (lue, de toutes les régions qui sont aujourd'hui très

1. De ISOO à 1900, tes Pliilippines ont monté de 1 niillion et demi à 7 millions environ, tandis que Java montait de 1 millions et deux tiers à 29 millions.

ANN. DE (ÎKOG. .\Vl° ANNKF. 17

258 (lÉOGRAPHIE R]':GIOi\ALE.

peuplées, seules les })lus septentrionales, les plus éloignées desMoros, la vallée du Gagayan et la côte des Ilocos, l'étaient avant le xix® siècle. Au contraire la vallée centrale de Lucon, couverte de forets, n'avait pas d'habitants; les Visayas (sauf Panay, voisine de Manille et mieux défendue par les Espagnols) n'en avaient presque pas : en 1569, Legaspi, en y ajoutant Mindanao, ne leur altribuait pas plus de 65 000 habitants.

Au cours du xix*^ siècle, les régions basses de Luçon ont été défri- chées; le pays s'est peu à peu ouvert au commerce; les Moros, repoussés vers le Sud, ont limité leurs ravages aux côtes extérieures de l'archipel. Aussi les régions les plus peuplées sont-elles les régions économiquement favorisées, les mêmes qu'habitent les civilisés, c'est-à-dire les deux dépressions de Luçon, les côtes nord-occidentales de cette île et les côtes intérieures (Luçon-Sud, Mindanao-Nord et Visayas). Elles ont toutes plus de 40 habitants au kmq. ; la plupart des autres régions n'ont que de 2 à 40; la côte nord-orientale de Luçon, l'intérieur de Mindanao et Paragua ont moins de 2 hab. au kmq. K

Ces populations sont très peu agglomérées; sans parler des sau- vages, les civilisés occupent 13400 harrios (villes ou villages). Or, 30,7 p. 100 de ces barrios n'ont pas 200 habitants; 28 p. 100 en ont de 200 à 400; 15,6 p. 100, de 400 à 600; S p. 100, de 600 à 800; 5 p. 100, de 1 000 à 1 200. Un quart de la population totale habite les barrios de moins de 400 habitants; trois cinquièmes de la population tofale habi- tent les barrios de moins de 1 000 habitants. Ce mode de groupement est un effet du genre dévie des populations philippines.

La vie des tribus sauvages n'est pas la même partout : elle diffère avec les régions elles sont localisées.

Dans la région septentrionale de Lucon, on trouve, en allant de

1. Taux de la population maritime et continentale dans les 8 tVibus civilisées :

Population Population

maritime. <^>iitinentale.

p. 100. }i. 100.

Zambalan 87 13

Visayan ^5 15

Bicoi 06 :U

llocano •'>1 '^6

Tafçalog '>! -49

Cagayan 23 77

Pangasinan 21 79

Pampangan 16 84

Est notée population maritime, toute population groupée dans un rayon de 'i km. environ de la côte; loin d'être uniquement composée de marins, cette popu- lation comporte la majeure partie des agriculteurs de l'archipel.

Ce tableau est très probant, si l'on compte que les trois dernières tribus sont confinées dans les dépressions intérieures de Lucon. La rareté et le mauvais état des routes, que l'on constate encore aujourd'hui dans l'intérieur, sont à la fois cause et effet de ces groupements maritimes.

LES PHILIPPINES. 059

l'Ouest à l'Est, les Igorot, les Ilongot et des Négrilos. Les plus occi- dentaux des Igorot, ceux qui sont directement en contact avec les Ilocanos civilisés de la côte NW, ne sont qu'à demi sauvages: Ce sont des agriculteurs sédentaires, aux procédés de culture primitifs, mais qui ont su défricher de grandes clairières ils cultivent le riz et la patate (camote). l\s sont industrieux et tissent Vabaca. Ils sont vêtus ont des mœurs douces, et se prêtent volontiers aux échanges commer- ciaux avec les gens de la côte. Plus loin vers l'Est, les clairières se font rares dans la forêt; vivent d'autres Igorot et les Ilongot qui sont surtout chasseurs, et quelque peu agriculteurs. Ils défrichent mal et abandonnent volontiers leurs clairières à peine mises en culture pour s'installer ailleurs, comme pressés par une perpétuelle inquié- tude d'animaux sauvages. Au reste, ces demi-nomades cachent leurs clairières et leurs habitations; ils ne s'en éloignent jamais de plus de 5 à 6 kilomètres ; ils n'échangent rien avec la côte ; ils sont de féroces coupeurs de têtes, et la guerre est permanente de clairière à clairière de clan à clan. Enfin, au delà de la vallée du Cagayan, dans la région nord-orientale, des Négritos, chasseurs nomades, vivent en familles isolées, ignorent culture et commerce, et fuient le civilisé. Ainsi à mesure que l'on s'éloigne de la côte civilisée du Nord-Ouest, la loi de l'isolement, du nomadisme et de la sauvagerie s'affirme de plus en plus impérieusement, par degrés insensibles, en sorte « qu'il n'v a pas de ligne de démarcation entre les plus doux et les plus sauvages, mais que l'on passe lentement de la douceur à la cruauti», à mesure que l'on pénétre plus avant vers le Nord-Est ».

Dans les forêts des Zambales et sur les hauteurs boisées de l'inté- térieurdeMindoro etdes grandes Visayas, Négritos, Mangvan et Bukid- non vivent comme les Négritos du Nord-Est de Luçon. Mais, dans la région méridionale de l'archipel, la vie normale des sauvages a été transformée par un élément perturbateur, les Moros. Si l'on se dirige du centre de Mindanao vers la côte méridionale, la transition ne L fait pas, comme dans Luçon-Nord, de la sauvagerie à la demi-civilisa- tion, mais, dans la sauvagerie àpeine décroissante, de la vie libre à la servitude. Dans les montagnes du Nord, vivent les Bukidnon, (>has- seurs nomades. A l'Est, et plus près vers le Sud, vivent les Manobo (i les Mandaya, agriculteurs demi-nomades, sauvages et cruels, déjà vic- times des incursions des Moros et rançonnés par eux. Enlin, dans toute la région méridionale, les Hagobo, les Ala, les Bilan, les Suriray et les Subanos sont des agriculteurs assez habiles : chacjue famille y a une ou deux tètes de bétail; ils recueillent la gulta-pereha, la cannelle (^ la cire. Mais ils sont dans l'obédience directe des Moros de la côte, aux(iuelsils paient des Iribuls lourds (>( divers (W//.fl/.«, ,mmuku, bn- bulas, etc.). xMailres de la côte, les Moros régnent à la fois sur les tri- bus de l'intérieur, qu'ils ranc^onnent, et sur la iikm, viv»Mil de v;i-u.»s

-260 GÉOGRAPHIE HÉGIOiNALE.

populations nomades, les Bayan, ou « Bohémiens de la mer », qui n'attei'i'issonl que rarement sur des atolls et qui sont à la merci des Moros, auxcpiels ils donnent tout le produit de leur pèche contre les quelques poignées de riz et les pauvres lambeaux d'étoffe dont ils ont besoin. C'est par ce double moyen que vivaient et prospéraient sur la côte méridionale de Mindanao de véritables sultanats, aujourd'hui en décadence. Leurs sultans régnaient à la fois sur l'arrière-pays et sur les eaux, car ils tenaient la ligne vitale, la ligne d'échanges, la côte. A la différence de la foret, qui isole, la mer unit ; dans ces régions sauvages, elle unissait, non point par le commerce et pour la sivilisation, mais par la conquête et pour le pillage. L'occupation américaine portera probablement le coup de mort à cette exploitation, qui déjà périclite. Elle subsiste encore dans cette portion de Min- danao, comme aussi chez les Moros de Soulou, qui exploitent les Samal pêcheurs, et chez les Moros de Paragua, qui exploitent les Tao-banaoua agriculteurs et auxquels n'échappent que les Batak chas- seurs du Nord.

La vie des tribus civilisées est partout identique. L'étudier, c'est étudier l'état économique de l'archipel.

IV. ÉTAT ÉCONOMIQUE DES PHILIPPINES ^

Dans un archipel, oi^i l'intérieur montagneux est laissé aux sau- vages, et les richesses minières, très réelles, sont encore inexploi- tées la vie des tribus civilisées devait être surtout maritime et ao-ricole. En effet, la pêche est une des principales occupations des insulaires : les 9/10 d'entre eux usent du poisson comme viande prin- cipale; la consommation de poisson dans tout l'archipel s'élève à un demi-million détonnes par an; 119000 personnes et 28000 bateaux sont employés à la pêche. D'autre part, l'agriculture et des industries agricoles très primitives sont la principale occupation des terriens.

Le régime économique auquel les Espagnols ont soumis les Phi- lippines jusqu'au xix° siècle a longtemps paralysé le commerce, cette autre forme de la vie maritime, et, partant, entravé le dévelop- pement de l'agriculture. Ce régime est trop connu pour que nous sui- vions le rapport historique de M^ Pardo de Tavera dans la description qu'il en fait. Rappelons simplement que, jusqu'au xix« siècle, le gou- vernement espagnol gêna de toutes les manières l'émigration et le commerce chinois ^ et qu'il réduisit presque au néant les rapports de

1 Tous les chiffres que nous donnons dans ce chapitre sont établis d'après les données très abondantes du tome IV du Census. 11 contient des cartes de la culture de l'abaca, du cocotier, de la canne à sucre, du tabac, du riz, du coton et de la répartition des carabaos.

•2 Les relations commerciales des Chinois avec les Philippines sont bien anlé- eures à l'arrivée des Espagnols. En 1580, ils formaient un quartier de Manille, le

LES PHILIPPINES. 26t

l'archipel avec l'Amérique et avec l'Europe. Toutefois les entraves qu'il avait mises au libre développement des Philippines' tombèrent successivement après 1837, date de l'ouverture du port de Manille au commerce étranger. Il n'en demeure pas moins que la vie écono- mique des Philippines en est tout au plus à la période d'adolescence.

La prédominance de la vie agricole de l'archipel se manifeste :

I'' Par V étendue des terrains défrichés : 9,5 p. 100 de la superficie de l'archipel. A ce point de vue, la carte des forêts que donne le Cen- sus est un excellent moyen de contrôle, car c'est plutôt, à proprement parler, une carte du défrichement, puisque tout l'archipel était pri- mitivement boisé. On constate un rapport direct entre cette carte et la carte ethnographique : les régions déboisées sont exactement les régions habitées par les civilisés, c'est-à-dire les régions économi- quement favorisées.

2** Par le taux de la population agricole : 53,3 p. 100- des salariés sont directement employés à l'agriculture, sans compter les proprié- taires.

3*^ Par la place que tiennent^ dans le chiffre total des exportations, les exportations agricoles, place de plus en plus considérable : en 1851, elles représentaient 79,21 p. 100 des exportations; en 1902, 95,43 p. 100^

Les îles l'agriculture est le plus développée sont les Visayas centrales : Cébu, Panay, Leyte, Marinduque, Négros, Bohol (26, 3: 24,7; 17,6; 17,1; 16,6; 14,2, p. 100 de la superlicie mis en culture) et Luçon (15,1 p. 100). Mindanao n'a que 1,4 p. 100 de sa superficie mis en culture, et Paragua 0,01 p. 100. Partout dominent la i)etite culture et la petite propriété, les terres de 1 à 5 ha. étant de beaucoup les plus nombreuses et aussi les mieux cultivées : sur 234 505 ha.

Parian, qui était le grand quartier commerçant. Leur activité et leurs bénéfices excitaient la jalousie des Espagnols. D'où une série de massacres de (Chinois : eu 1G03, on 1031) (de 10 000, il n'en resta que 18000), en 16(12, en 1685 ,ils ne sont plus (|uc S 000). \'nc séri«i d'édits les expulse de n.'Jo à l'762; mais, en HTS, ils -^ont rap- portes et riunui^'ration recommence. Peu à peu, on les autorise à cultiver J804 . à pratiquer les diverses industries (1828-18:)4); en 185"), on leur donne la liberté complète. En 1816, ils étaient 30 000. En 1886, on estimait à 100 000 les Chinois, lant résidant que faisant le commerce, venant avec une mousson et reparlant avec l'autre. En 1903, on couqjtait il 035 Chinois résidant aux Philippines.

1. .lusqu'en 1814, un seul « navire de permission » avait le droit de l'aire le com- merce entre Manille et le Mexique. Ce navire fut supprimé à cette date, et, à. partir de 1828, l'indépendance du Mexi(|ue inau^Mwa un régime économiijue plus libéral. En 1837, le port de Manille fut ouvert aux étrangers; d(> même, en IS.io. les ports de Suai, lloïlo et Zamboanga; en 1865, le |)ort de Cébu.

2. 1020 327.

3.

i;\|)ortntions

l'iNporliilions

ili' proJiiits

Exportations

tolnlf».

iiitrii o'.on.

daulif» |iioiUiitt,

l''r!ini'8.

Kinnos.

rinros.

18'>l.. . .

. . :»M»2n>00

27 07 S 000

7 :U5 000

1002.. . .

, . 1 :.():> 2 7 000

l i;»») 12 000

G S8r> OOJ

2ti^2 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

de propriétés de 1 à 2 ha., 161 869 sont mis en culture, sur 777 729 ha. de propriétés de plus de 100 ha., 187 498 seulement sont cultivés. Les principaux produits sont : Tabaca, le cocotier, le tabac, la canne à sucre. D'autres produits ont un bel avenir : le café, le cacao et le coton ^

L'abaca, ou chanvre de Manille {Musn textiiis), est une espèce spé- ciale aux Philippines. Les indigènes en faisaient des cordages et des tissus, bien avant la conquête. Aujourd'hui, le monde étranger apprécie la longueur et la solidité de ses fibres. Les exportations d'abaca ont monté de 4 205 000 kgr. en 185i à 9160 000 kgr. en 1902 2. Le progrès de l'exploitation a été analogue. L'abaca demande un sol fertile et bien drainé, la protection contre un soleil excessif et contre le vent ; c'est dire qu'il aime les terrains volcaniques et les pentes boisées. Ces conditions se trouvent presque partout réalisées aux Philippines, et c'est partout qu'on le cultive, sauf dans les régions mal drainées (dépressions de Luçon) ou trop sauvages (Nord-Est de Luçon, intérieur des Visayas, Sud de l'archipel).

Le cocotier est très répandu dans l'archipel. Les 19 espèces connues y sont représentées. Les multiples usages industriels aux- quels se prête aujourd'hui la pulpe desséchée de coco, ou co^^ra (fabri- cation des margarines, stéarines, etc.) et les emplois locaux (com- bustible, éclairage, etc.) en ont énormément développé l'exploitation et l'exportation; cette dernière est montée de 455 000 kgr., en 1865, à 59 226 000 kgr., en 1902. Le cocotier demande les mêmes conditions de culture que l'abaca, mais il veut être exposé au vent. Lui aussi est cultivé presque partout ^ L'exploitation en serait encore plus déve- loppée, si elle n'offrait des difficultés financières : un cocotier ne rapporte quaprès l'âge de 7 ans ; les six premières années, le culti- vateur doit faire une avance de fonds que la situation précaire des Philip})ines ne lui permet pas toujours. Le gouvernement américain, pour parer à ce défaut, se préoccupe de fonder ou d'encourager des banques agricoles.

Le tabac a été introduit au xvi^ siècle par les Espagnols du Mexique. Gêné de 1781 à 1882 par le monopole (estanco) établi sur le tabac de Luçon, il s'est développé depuis. Les exportations ont monté de 4205000 kgr., en 1854, à 9160000 kgr., en 1902''. Il est cultivé un peu partout; mais, exigeant un sol riche, il réussit surtout dans les Visayas, dans la grande vallée de Luçon et surtout dans la vallée du

\. Le cofon, qui réussirait très bien, est très peu cultivé : 3 053 ha., qui pro- duisent 1 322 000 kgr. Son aire de culture est actuellement très restreinte : la côte SE de Négros, la région de Manille et surtout la région des Ilocos.

■2. Production de tout l'archipel : 66 756 000 kgr. sur 217 806 ha. cultivés.

3. 148 245 ha. sont plantés en cocotiers dans tout l'archipel.

4. Production totale de l'archipel ; 17 009000 kgr. sur .31 417 ha. cultivés.

LES PHILIPPINES. 263

Cagayan, dont les régions basses ont leurs alluvions annuellement renouvelées par les inondations, et il rend au moins 50 kgr. par hectare. Quand le crédit agricole se sera développé et que la fabri- cation se sera améliorée, la culture du tabac se développera certaine- ment.

Enfin la canne à sucre, probablement importée dans l'archipel par les Chinois, a été jusqu'en 1887 le produit le plus important des Phi- lippines, sinon pour la production, du moins pour l'exportation : celle-ci, qui était en 1882 de 404 000 t. a baissé en 1902 à 98 000. Il y a une crise du sucre aux Philippines. Il faut l'attribuer à la mauvaise qualité des produits, à diverses causes financières, mais surtout à la concurrence du sucre de betterave : depuis 1893, l'exportation vers l'Europe et l'Amérique a diminué, tandis qu'elle augmentait vers la Chine, qui n'a pas de sucre de betterave*. La canne à sucre se cultive dans les régions basses et alluvionnées : côte NW, vallée centrale de Luçon et Visayas ; Négros à elle seule fournit la moitié de la quantité de sucre produite par l'Ile.

Telles sont, avec les produits forestiers (bois d'ébénisterie, de teinture, etc.), les principales richesses agricoles des Philippines. Mentionnons à côté les produits essentiels qui leur manquent. C'est d'abord le riz. Il fait le fond de l'alimentation des indigènes et il est cultivé presque partout, riz de vallée ou riz de montagne. Mais l'exten- sion de la culture de l'abacaet du cocotier lui a fait grand tort : aussi l'augmentation de la production de riz n'a pas été de pair avec celle de la population : les Philippines exportaient au siècle dernier le riz vers hi Chine; en 1902, elles en ont importé 290000 t. Plus regret- table encore est le manque de bestiaux. La seule bêle de somme de l'île est le carabao; il est rare, sauf au Nord de Luçon et à Mindoro; de plus, la peste bovine sévit depuis quelques années. C'est une calamité pour l'agriculture.

Toutefois, celle-ci n'admet pas la comparaison avec l'industrie, qui est prescjne nulle. Sans doute les tableaux du Census indiquent 914 787 hab. emi)loyés à l'industrie, mais ce chilï're comporte (>85 0()3 femmes (près des trois quarts), et cette industrie se borne à la fabri- cation à domicile de tissus grossiers, de cordages et de chapeaux, dont la vente augmente un peu les revenus qu'apporte le mari, agriculteur ou ï)è(luMir. Ouant à la grande» industrie, elle se borne à quelques nKinnlactiurs de produits agricoles (tabac, chanvre, copra) très loca-

I. Les cliinVcs dVxportations suivants sont probants :

18î)3 1H9G lo^ •-' années

I'\l>i)rt.\tiniiR en : lonncs. tonnes. tonnes

(ii;iiulr-HrelUfJrn(> '.»'> IlS iS'MW 47 0ir>

Klats-l'uis ot Canada TS 131 l»07'2« —57 407

Kiirope continoiitalo 4 204 174(1 2 458

Chine ot Japon ?'> 55î» 12t7lU) -f- 49 171

264 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Usées : 78 p. 100 de leur production vient de Manille ou dos environs, et la région occidentale et méridionale de Luçon abrite à elle seule plus des 19 vingtièmes de cette grande industrie.

Pour le commerce, on l'a déjà vu, il n'est, comme l'industrie, qu'un succédané de l'agriculture. Les échanges ne sont pas encore très considérables (325 573 000 fr. en 1902)*. Nous noierons que, de 1853 à 1895, les importations l'ont toujours emporté sur les exporta- tions et nous donnerons en terminant le tableau du chidVe d'affaires que font les Philippines avec les principaux États qui leur sont éco- nomiquement liés.

Ilt02. 1Î102.

Imp. aux Philippines. Exp. des Philippines.

Francs. Francs.

Grande-Bretagne 29 606 000 42 092 000

France . 6 324 000 12 210 000

Espagne 15 317 000 3 930 000

Chine et Japon 31779 000 23 019 000

Inde anglaise 8 758 000 4 285 000

États-Unis 21804 000 60 248 000

Tels sont les principaux renseignements que peut tirer la géogra* phie du Census philippin. Ils nous indiquent ce que la science et la civilisation demandent maintenant aux Américains. A la science ils doivent de pousser activement les recherches sur la géographie phy- sique, très peu avancée, si l'on excepte la climatologie : la géologie et la topographie ne sont connues que dans leurs grands traits; l'hy- drographie, la flore et la faune ne le sont pas scientifiquement. A la civilisation ils doivent de transformer un peuple, dont eux-mêmes se plaisent à constater les qualités de travail et d'assimilation-. Mal- gré des éléments perturbateurs dont les manifestations sont comme les crises de colère d'un enfant vigoureux, la terre philippine est géné- reuse : elle inclinait l'homme vers une vie active que les Espagnols n'ont pas su développer. Les Américains promettent à chaque page du Census de faire un autre Japon de cette terre d'Kxtréme-Orient dont ils tirent grand espoir^. On a essayé de marquer dans ces pages le point exact d'où ils sont partis.

Fkrîvand Maurette,

Agrégé d'histoire et de géographie.

1. Ce chiffre a doublé depuis 1895 (167 421 000 fr.l.

2. Cette réhabilitation avait déjà été faite par F. H. Sawyer, T/ie Inhabitanls of the Philippines (London, 1900); voir Z-^ Bibliographie 4900, n" 597).

3. Voir René Pinon, L'œuvre des Américains aux Philippines Rerve des Deux Mondes, v" série, 74*^ année, XXIV, 15 nov. 1904, p. 374-411). Ces pages sont repro- duites dans l'ouvrage du même auteur : La lutte pour le Pacifique, origines et résultats de la guerre russo-japonaise (Paris, 1906), p. 313-367.

^265

III. NOTES ET CORRESPONDANCE

L'AGRICULTURE RUSSE

d'après un ouvrage rkcent

Alexis Yebmoloff, La Russie agricole devant la crise agraire. Paris, Hachette & C'«

1907." In-8, [iv] + V + 349 p., :i fr.

M"" Alexis Yebmoloff, ancien ministre de l'Agriculture et des Domaines de Russie, membre du conseil de l'Empire, a fait paraître l'an dernier, dans le Journal de l'Agriculture, une série de lettres du plus haut intérêt sur l'agri- culture russe. Ces lettres ont été réunies tout récemment en volume, sous le titre : La Russie agricole devant la crise agraire. L'autorité incontestable de l'auteur, ministre de l'Agriculture de 1893 à 1905, et en même temps « pro- priétaire et agriculteur pratique » dans les gouvernements de Voronej et de Riazan, donne à cet ouvrage une valeur sur laquelle il est inutile d'in- sister. Nous voudrions, nous aidant précisément des renseignements qu'il fournit, présenter quelques observations relatives aux nombreux et délicats problèmes que soulève la question agraire en Russie.

Le fait qui frappe à première vue quiconque étudie l'agriculture russe, c'est la faiblesse de la moyenne des récoltes que l'on y obtient et cela dans un pays la zone du tchernoziom, de la terre noire, naturellement si fertile, couvre de grandes étendues.

De 1890 à 1900, la moyenne en hectolitres de la quantité de céréales récoltées en Russie par hectare aurait été : seigle, 7,9 ; grand blé (blé d'hiver) 7,9; petit blé (blé de printemps), 6,0 ; avoine, 12,2 ; orge, 9,4 ; sar- rasin, 6,0; millet, 6,3.

Ces rendements sont de beaucoup inférieurs à ceux obtenus dans les autres pays de l'Europe; ils sont également très inférieurs à ceux obtenus aux États-Unis d'Amérique « qui se rapprochent le plus de la Russie par le caractère extensif de leurs cultures ». (P. 82.)

Cherchons les causes de ces faibles rendements et cela nous permettra d'examiner quelques-uns des traits les plus caractéristiques de l'agriculture russe.

Tout d'abord, les rendements indiqués i)lus haut sont une moyenne générale pour l'ensemble de la Russie et pour une période de plusieurs années ; car autrement les rendements varient beaucoup d'une région à l'autre. Ainsi, ils sont en nioyeinie plus élevt's dans les pays soumis à une culluie relativement meilleure : pays des bords de la Balti(|U(% gouverne- ment de laroslavl, ioyaume de Pologne, gouvernement de Kiev et de Potlolie (région de la culture de la betterave à sucre).

Mais surtoutles rendements obtenus en Kussi"> vaiient énonnément dune

266 NOTES ET CORRESPONDANCE.

année à l'autre. C'est même un des caractères les plus marqués de l'agriculture russe.

L'écart entre les bonnes et les mauvaises récoltes d'une année à l'autre, pris à ses plus extrêmes limites, atteint, particulièrement dans le Sud et le Sud-Est, l'énorme proportion de 400 p. 100.

Il est des années, comme celles de 1891 et de 1905 par exemple, où, dans bien des gouvernements de la Russie, la récolte a été pour ainsi dire nulle, et la terre n'a même pas toujours rapporté la semence. De ces années de disette, de famine, qui malheureusement frappent encore périodiquement certaines régions de la Russie.

Les conditions climatiques jouent ici le principal rôle. Les années de disette « ne tiennent... qu'à des causes climatériques; les sécheresses épouvantables dont nous souffrons bien trop souvent, hélas, et devant les- quelles sont impuissants, quelquefois, les procédés de culture les plus perfectionnés. Un fait bien curieux, ... c'est que les terres les plus fertiles de nature (notre terre noire ou tchernozème) souffrent plus de la séche- resse que les terres sablonneuses, par exemple. » (P. 83-84).

Mais il est un point que précisent nettement les observations répétées de M'" Yermoloff : c'est que les années de disette correspondent à des périodes ce n'est pas tant la quantité totale de l'eau tombée durant l'année entière qui a été faible, qu'une mauvaise distribution de Teau durant les divers mois de l'année.

Dans les grandes régions de culture à céréales de la Russie (Centre, Est), la vraie cause de la disette provient de l'insuffisance des pluies, en août et septembre, pour les semis d'hiver (grands blés et seigle); en avril et mai, pour les semis de printemps (petits blés).

Pour lutter contre l'influence de conditions climatiques défavorables, il faut avoir recours à des procédés de culture plus ou moins intensive, forte fu- mure, labours profonds, etc. La culture intensive est une sorte de prime d'assurance contre les mauvaises années; elle régularise la production. Or en Russie et surtout dans les grandes régions productrices de céréales du Centre, dans la zone des terres noires, les procédés de culture sont encore tout à fait primitifs, des plus extensifs. C'est le système triennal avec jachère, sans engrais ni fumier, et cependant M'" Yermoloff dit que ce système peut déjà, être considéré comme un progrès, a car il est des contrées l'on n'a recours ni à la jachère, ni à aucun assolement régulier, l'on sème sur un seul et même champ, d'année en année, comme dans le Midi de la Russie, soit du maïs, soit du blé de printemps, soit du seigle suivi d'une autre céréale quelconque ». (P. 171.)

Pourquoi ces procédés de culture déplorables persistent-ils dans une si grande partie de la Russie ? Cela tient, sans aucun doute, à la mauvaise organisation de la propriété du sol en Russie, et à ce point de vue l'ouvrage de M"" Yermoloff contient une série de chapitres dont la lecture ne saurait être trop recommandée.

La Russie est un pays agricole par excellence ; de ses 130 millions d'habi- tants, les huit dixièmes, ou à peu près, représentent le chiffre de la popula- tion rurale et vivent principalement, sinon uniquement, de l'agriculture. Les diverses branches de l'industrie n'occupent qu'un nombre relativement

L'AGRICULTURE RUSSE. 267

restreint d'ouvriers, qui ne perdent point leurs attaches avec leur lieu d'ori^Mne;ils y conservent leur maison et même leur lot de terrain exploité par leur femme ou par les autres membres de leur famille, et y viennent terminer leurs vieux jours.

Mais dans les provinces du Centre, du Nord, de l'Est, si la presque totalité des habitants des campagnes sont propriétaires terriens et ont des petits lots Je 1 à 4 ou î) liectares par âme masculine, souvent moins, rarement plus, les lots ne leur appartiennent pas en propre, mais appartiennent au 3//r de la commune dont ces paysans font partie. (P. 10.) Et ce principe de la pro- priété collective, communale, propre à une grande partie de la Russie, est accompagné de nombreuses restrictions dans la libre disposition des terres. Dans ces conditions, « le principe de « tous propriétaires terriens », principe qui semblerait être l'idéal de l'organisation de la classe paysanne, ne donne point à cette dernière la richesse et le bien-être qu'on pourrait en attendre, et ne la préserve même point de la misère ». (P. 16.) Sous le régime du Mir, pour ne léser les intérêts de personne, les paysans répartissent les terres entre eux de manière que chacun ait un lot dans les bons comme dans les mauvais terrains, dans les champs les plus proches du village comme dans les plus éloignés. Chaque paysan a alors à cultiver de trente à cinquante parcelles, dont souvent la largeur ne dépasse pas 2 à 3 m. Les villages, surtout dans les provinces du Centre et du Midi, étant pour la plupart très grands, et rarement disposés au centre des terres communales, certains champs sont, en fait, distants du bourg de 15 à 20 km. et au delà.

Par suite du manque d'eau, sur les vastes plateaux de la Russie, la popu- lation « s'est pour ainsi dire cristallisée... dans une situation qui est encore jusqu'ici prédominante dans la majeure partie de la Russie, situation cor- respondante à l'état physique et orographique du territoire, mais très défa- vorable au point de vue de l'exploitation de nos vastes terrains. De grands, tjuelquefois d'immenses villages, comptant plusieurs milliers d'habitants, le long des rivières, des cours d'eau naturels, grands et petits, mais ne taris- sant jamais. Des prairies naturelles le long de leurs rivages, prairies le plus souvent submersibles pendant la débâcle et les crues printanières, à la période de la fonte des neiges, et par suite très riches en hei'bt\ Plus loin, des plaines à perte de vue, des steppes incultes autrefois, des trou- peaux innombrables de bétail de toute espèce paissaient en liberté, des champs labourés aujourd'hui, mais ne servant pour la plupart qu'à la production des céréales faisant le fond de notre culture, du seigle, «le l'avoine, de l'orge au centre du pays, du froment, du millet, du maïs au midi, quelquefois du lin pour semence, du sarrasin, des tournesols, des pois, etc. ; la pomme de terre, la betterave, le tabac et d'autres plantes in<luslri('lles ne sont cuKivées que dans certaines régions. » (P. 20-27.'

Comment améliorer les terres dans ces conditions, et pourquoi du reste, sous le régime du Mir, le paysan, môme s'il le pouvait, améliorerail-il un champ (jui sera donné demain à un autre paysan ?

Aussi, sui- l(^s t(îrres des paysans (propriété collective), les récoltes sont- «îlles, en moyenne, inférieures à celles obtenues sur les terres des proprié- laii-es particuliers : de 1883 à 1000, d'après les chifl'res donnés par M' Ykh- MOLOi K, si l'on pi-end égales à 100 les rt'colfes sur propriétés particulières,

268 NOTES ET CORRESPONDANCE.

on a comme moyenne des propriétés collectives : pour le seigle, 83,3 p. iOO; pour l'avoine, 82,4; pour le blé de printemps, 85; pour l'orge, 88; pour le blé d'hiver, 87, etc.

Si, d'un autre côté, on compare la moyenne de la production totale des céréales en Russie pour les périodes quinquennales 1886-1890 et 1896-1900, alors que Ton constate une augmentation très sensible dans les provinces baltiques et les provinces lithuaniennes, n'existe pas la propriété collec- tive (hausse de 47, o et 32,4 p. 100), on constate au contraire une baisse de rendement de 6 et même 7,o p. 100 sur les terres des paysans, dans les gou- vernements du Centre et du Nord, domine le régime de la propriété communale.

C'est, à l'heure actuelle, à 157 millions d'hectares en Russie d'Europe que s'étendent les terres des paysans; terres appartenant à des communes rurales ^

Supposez, dit M'' Yermoloff, les terres de la Russie, concentrées entre les mains des paysans sous la forme de la propriété collective, comme cer- tains le demandent, c'est un nivellement général de la misère du peuple russe, c'est une perte pour la richesse du pays, qui « se chiffrerait par des milliards de francs chaque année ». (P. 33.)

Si faibles que soient les rendements des céréales en Russie, néanmoins, comme celles-ci sont cultivées sur de vastes surfaces (blé, 21488 844 ha.; seigle, 31565 460 ha.; orge, 9 077 876 ha.; avoine, 15 672 476 ha.)^ et comme le paysan russe est en quelque sorte, par sa pauvreté même, forcé de vendre ses grains, une part assez considérable des récoltes est destinée à l'exporta- tion. D'après M*" Yehmoloff, de 1896 à 1900, l'exportation a atteint, pour le froment, 24 p. 100 de la production; pour l'orge, 24,2; pour l'avoine, 6,9; pour le seigle, 6 seulement. (P. 97.) La Russie reste ainsi un des plus grands pays exportateurs de céréales du monde et se classe même de beaucoup au premier rang, durant certaines années favorables, comme 1904.

Cependant, le commerce d'exportation est fort entravé en Russie parle manque ou l'insuffisance des moyens de transport.

C'est que la majeure partie des lignes de chemins de fer n'étant qu'à une voie, tous les produits agricoles ne sont expédiés que dans une direction, vers les ports, les frontières les grands centres de population d'où généralement les vagons doivent être réexpédiés vides; le trajet, à de très grandes distances, des lieux de provenance aux lieux de destination, ne se fait la plupart du temps qu'avec une extrême lenteur.

Et encore, privilégiés sont les agriculteurs qui n'ont pas des journées et des journées de marche à effectuer pour porter leurs grains jusqu'aux gares; l'état absolument primitif et défectueux des routes de terre en Russie, presque impraticables pendant les mois d'automne et de printemps, rend les charrois très onéreux, sinon impossibles. Ce n'est réellement que pendant

1. M"" Ykr.molokf indique (p. 91) les chiffres suivants, relatifs à rétcmliic des terres pro- priétés de l'État et des terres propriétés particulières dans la Russie d'Kuropc : les terres appartenant à l'État et aux Apanages couvrent 167 millions d'hectares (sur ce chiffre, 105 mil- lions d'hectares sont on lorcts, et 50 millions d'hectares s'étendent sur des terres impxopres à la culture : toundras, marécages); les terres appartenant à des propriétaires particuliers, ]16 millions d'hectares; les terres appartenant aux paysans, à 157.

2. Chiffres donnés par le Ihdh'lin du Ministère de l'Af/riculture (France) nour l'année 1904.

L'AGRICULTURE RUSSE. 269

l'hiver que les transports sont faciles, la neige « nous ouvrant un chemin partout )>. (P. 107.) Mais, par contre, à cette môme époque, les grands cours d'eau navigables, moyen de transport le plus sur et le plus avantageux pour les contrées riveraines, sont pr is par les glaces, donc inutilisables.

De tout cela il ressort, comme l'avait déjà fait remarquer M"" Semknov\ et comme le contîrment pleinement les études de M'" Yermoloff, que l'agri- culture, le principal élément de la prospérité économique du pays russe, est loin d'être entourée de conditions favorables.

M'" Yermolofi n'a pas craint de nous dépeindre sous les couleurs les plus sombres la situation misérable des paysans et de l'agriculture russe en général. Cependant, il est loin de désespérer de l'avenir. Nous ne pouvons entrer ici dans l'examen des réformes agraires qu'il souhaite, parce qu'elles seraient de nature, selon lui, à transformer du tout au tout les conditions de la culture : assimilation de la classe des paysans aux autres classes de la population; abrogation de toutes les lois spéciales et exclusives qui les régissent aujourd'hui; leur affranchissement de la tyrannie du Mir; abroga- tion surtout de toutes les lois, de tous les règlements qui maintiennent arti- ficiellement la propriété communale, afin de faciliter l'évolution naturelle de la propriété communale en propriété individuelle. Le gouvernement est du reste entré dans la voie des réformes préconisées par M*" Yermoloff (ou- kase de novembre 1906, etc.; ces mesures doivent toutefois être approuvées par la Douma).

Mais déjà M'' Yermoloff peut signaler certains indices manifestes de progrès sûrs garants des progrès qui peuvent être réalisés dans l'avenir». Telles sont, par exemple, les améliorations obtenues dans l'industrie laitière; tels sont les progrès réalisés dans certaines régions de la Russie, comme dans les gouvernements de Kiev, Podolie, Volynie.

«Si l'agriculture a su faire dans celte partie de notre pays des progrès si marqués, c'est grâce non seulement à des conditions naturelles exception- nellement favorables (sol fertile, pluies abondantes), mais encore et davan- tage peut-être, grâce à l'induence bienfaisante de l'industrie sucrière sur l'agriculture, à un régime foncier rationnel^, à l'utilisation rationnelle des forces productives de la nature par des agriculteurs éclairés, à l'union des agriculteurs entre eux, et surtout grâce à l'apport de la science, dont la pratique a ici depuis longtemps apprécié l'importance et à laquelle elle s'adresse avec confiance pour guider ses pas. » (l*. 270-271).

IL lIlTIKR.

1. L<i Jliisue o la fin du Xf.V siècle, Paris, 1S)00 (Voir .V' Bihliograpliie ll>Oii, u" V3G\

2. Les paysans, dans cette ré^'ion du Sud-Ouest, ne sont pas sounns au réj^inie île la pro- priôto coniniunalo dos terres. Ils savent les Caire fructifier bien mieux ([u'ailleurs. la M-- Ykii- MOLOKi' remat>iue aussi (|ue, si la propriété roncière des pavsans uest nullement plus étomluo ici (ju'ailieurs, ne dépassant pas eu moyenne deux hectares par âme masculine, les troubles et les désordres ai^raires (|ui so sont déroulés avec tant d'impétuosité dans les <,M)uvernoments du Contio et du Sui I-^st n'ont eu juscju ici prosiiuo aucune répercussion dans cette région.

270 NOTES ET CORRESPONDANCE.

L'ÉMIGRATION ITALIENNE AU BRÉSIL,

d'après les rapports italiens récents

Le Brésil, qui reçut en 1888, rannée de l'abolition de l'esclavage, 104 353 émigrants italiens, et en 1891, après la loi établissant l'immi^^ration aux frais de l'État, 116537, n'exerce plus, comme on sait, cet attrait. La crise, encore persistante, du café, entraînant la ruine de nombreux fazen- deiros et la misère de beaucoup de travailleurs lésés, exploités, parfois mal- traités, décida l'Italie à iuterdire l'émigration au Brésil « gratuite », c'est-à- dire aux frais de l'Italie (mars 1902). L'émigration libre, d'ailleurs beaucoup plus faible, s'en détourua aussi : de l'énorme courant italien, il ne dériva plus, par enrôlements déguisés ou par illusion obstinée, que quelques milliers d'émigrants, dont l'arrivée était plus que compensée par les départs (en 1904 encore, 16 667 partants contre 40 957 arrivants).

Cependant le Brésil, immense, riche, très faiblement peuplé, ayant besoin de main-d'œuvre et de colons, offre un champ et un avenir illimités à une émigration pauvre, ignorante, arriérée, à laquelle les pays anglo-saxons me- nacent de se fermer. Même dans les États les plus avancés du Brésil, l'étendue des terres libres, non encore défrichées ou rendues vacantes par la crise, dispose leurs gouvernements à favoriser la colonisation. Pour la même raison, les projets, à l'ordre du Jour en Italie, de colonisation par grandes sociétés achetant et distribuant des terres, comme ont fait les Allemands pour plu- sieurs de leurs colonies brésiliennes, trouveraient une plus facile applica- tion. Aussi des dispositions plus favorables au Brésil apparaissent-elles, et cette faveur renaissante explique sans doute le nombre et l'importance des rapports parus, ces deux dernières années, dans l'organe officiel du commis- sariat italien de l'émigration, le très précieux Bollcttino deW Emigrazlone. Au lieu que ses premières années (il parait depuis 1902), premières aussi du régime d'interdit, après avoir publié le rapport très sombre de M"" Adolfo Rossi, ne parlent qu'assez rarement du Brésil et plutôt pour en détourner l'émigration libre, l'année 1905, dans dix numéros sur vingt-deux, et l'année 1906, dans sept sur quinze, prodiguent les renseignements. On se propose de résumer ici les plus essentiels *.

L'émigration italienne au Brésil a présenté, les deux dernières années, une augmentation notable : en 1905, 15 033, contre 10 957 en 1904; en 1906, 13145-; c'est peu, sur le total des 440338 Italiens qui, en 1906, ont traversé l'Océan; mais, si l'on observe en outre que le nombre des rapatriés a été, pour la [iremière fois depuis l'interdiction, inférieur et de beaucoup à celui

1 1. Voir aussi : JAn^UKS Rambauo, L'émifiration i.la'ieHiie i/lev. de Paris, 12" année, t. III, 1" juin 1905, p. GOI-022; 15 juin, p. 871-8'J4i.]

2. Cliiffres du Service italien de IKniigration, préférables à ceux (plus élevés) de la Direc- tion générale (italienne) de la Statistique.

L'ÉMIGRATION ITALIENNE AU BRÉSIL. i'71

des arrivants (11573 en 1905), il apparaît que la colonie italienne du Brésil, en diminution depuis 1902, est de nouveau en progrès.

Cette colonie, évaluée eu 1904 à 1 100 000 {BolL Emir/r., 1904, 15), est forcément répartie de façon très inégale.

L'Amazonie, au climat équatorial, n'est pas apte à l'immigration agricole ; les bulletins ne donnent pas de nouveaux renseignements K

La région moyenne, plateaux couverts de savanes et zone côtière assez étroite, est celle des riches cultures tropicales et des principales mines. Éliminant, au point de vue italien, tout l'intérieur, notamment l'immense et presque désert Matto Grosso, il reste, avec le modeste Espirito Santo, trois des plus importants États : Minas Geràes, de beaucoup le plus peuplé; Rio de Janeiro, auquel nous joignons le District fédéral, avec la plus grande ville ; Sào Paulo, le premier producteur de café du monde et le foyer d'appel des émigrants italiens. Le Bollettino n'avait pas encore consacré de notice spé- ciale au Minas Geràes, dont on évaluait cependant la population italienne à 100 000 en 1904 ; il nous otîre un rapport du consulat de la capitale, Hello Horizoute (1905, 19), et un du consulat de Juiz de Fora (1906, n<> II) sur les Italiens de la région méridionale, la seule vraiment colonisable. A partie petit nombre de colons établis par le gouvernement, presque tous travaillent dans des fazendas à café et supportent au plus haut point les conséquences de la crise. Aussi les deux rapports déconseillent-ils l'émigration dans ce pays encore arriéré, aux rares communications, isolé de la mer et médio- crement fertile : « La crise y a brisé les meilleures énergies. »

Espirito Santo -est, malgré sa situation côtière, faiblement développé: plusieurs régions insalubres, pas de villes véritables, la capitale Victoria ne dépassant point 8 000 habitants, à peu près point de communications, les travaux projetés arrêtés par la crise. Malgré ces désavantages, lÉtat comp- terait 40 à .50 000 Italiens, environ le cmquième de la population. C'est qu'il offre aux émigrants l'attrait de la propriété : des terres dont ils peuvent devenir propriétaires en cinq ans. Ainsi se sont développées, autour des centres allemands bien plus anciens de Santa Leopoldina et Santa Izabel, des colonies italiennes actives : Alfredo Chaves, Santa Teresa, Pau Gigante, originaires surtout de Vénétie et riches en familles nombreuses. Malheureu- sement, là encore sévit la crise du café : les terres sont grevées d'hypo- thèques, et beaucoup de colons sont réduits à cultiver comme ouvriers les terres dont ils étaient propiiétaires.

Le café (en second lieu, le sucre) est aus^i le grand produit de l'État de Rio de Janeiro. M'" Mazzim, vice-consul à Hio, présente ^1905, i\°^ 11 et 13) : la colonie italienne de Uio même et du District fédéral, formée des 1843 à la suite d'une princesse napolitaine devenue impératrice du Brésil, etdeiuiis, comme dans la plupart des grandes villes d'Amérique, très développée, ret)lorcé(> encore à présent par l'exode des campagnes ruinées et l'attraction de grands travaux en cours : au total, environ 2 5 000 Italiens, malgré le

I. Dftiis tout lo Brésil soptontrioiial, ouzo Ktatssiir vinpt. il y aurait au plus Hoood Italiens, la j)lu|)art inôriilionaux, ocoup.-s dn petit comnipi-co, certains aussi <li> Toxportation .lu oaout- r.houc. Voir par exeinplo 1.» journal Au Tribnnn du r> uïars 1U07, sur le irroupo do Mauiios.

•». Knppori lr(»s détaillé .le .M-" Kr/./.i;TTO, [consul de Victoria ilOd.-), n" 7\ Voir aussi VXM\ II» 1.

272 NOTES CORRESPONDANCE.

tribut énorme payé naguère encore à la fièvre jaune, petits négociants, ouvriers, outre les inévitables cireurs de bottes et vendeurs de billets de loterie ; l'érnigrant agriculteur de l'État de Rio, principalement dans la fertile vallée du Parahyba (Cantagallo, Campos, etc.), presque uniquement travail- leur defazenda : « Les conditions de l'agriculture, déjà si mauvaises, empi- rent chaque jour. »* Il n'y aurait plus place que pour des commerçants actifs, instruits, pourvus de capitaux : c'est ce que l'Italie peut le moins offrir. M'^ Mazzini n'estime qu'à 27 000 la population italienne de l'État, éva- luée en 1904 à 35 000. Telle quelle, elle forme, avec celle du District, un ensemble imposant, dont le capital dépasse 48 millions de fr.

C'est le Sào Paulo qui a reçu le grand Ilot de l'émigration italienne au Brésil, ayant voulu remplacer, à grands frais, par l'émigration h gratuite », la main-d'œuvre perdue par l'abolition de l'esclavage ; c'est contre lui sur- tout, la crise survenant, que fut prise la décision de 1902. Malgré l'exode en Italie ou en Argentine, les Italiens restent au moins 650 000, près de la moitié de la population. La grande majorité est agricole et sa condition, qui semble en voie d'amélioration, est encore très précaire. La crise a renforcé l'élément urbain : Sào Paulo, la ville la plus européenne du Brésil, de salu- brité réputée, compte environ 80000 Italiens, formant les deux tiers de la classe ouvrière et une grande partie du petit commerce, avec d'ailleurs des établissements considérables,-. Ils sont plusieurs milliers à Santos.

Les trois États du Sud sont de beaucoup les plus aptes à la colonisation européenne : climat en somme tempéré, cultures d'Europe, splendides pâtu- rages pour les chevaux et les bœufs. Mais ces avantages ont attiré des devanciers aujourd'hui prépondérants : le Sud du Brésil est le domaine du Deutschtum, fort de ses 300 000 colons, de ses capitaux, de sa suprématie industrielle et commerciale, et de la propagande ardente qu'on fait pour lui en Allemagne. Vltalianità, menacée par cette influence, se conservera-t-elle dans les centres italiens qui, égaux par l'activité agricole^ l'emportent déjà par le nombre des colons et ont la préférence visible des gouvernements?

Le Parana, malgré sa fertilité, n'est encore colonisé que dans le Sud-Est; les communications sont rudimentaires. Le gouvernement donne des lots, mais ne fournit rien d'autre. Si le groupe allemand, le plus ancien et le plus riche, n'est que l'avant-garde du Deutschtum (20 000), il y a un autre élément étranger prépondérant par le nombre : la « Nouvelle-Pologne », près de cent mille colons, Galiciens surtout, entourant notamment Curityba, la capitale. Les Italiens, environ 25000, doivent par suite s'étendre vers l'intérieur, ce qui nécessiterait des capitaux^ Aussi le dernier rapport (1905, 4) de M'" Salemi-Pace, chargé de mission, d'accord avec M'" Grossi, l'un des Italiens les plus compétents (1904, n'' 9), préconise -t-il, au Parana, la colonisation par

1. Comme toujours, les villes attirent nombre d'Italiens : rs'ictheroy, la capitale, sorte de faubourg de Rio, en a 1 500 environ ; de même Pétropolis, centre industriel dans la montagne et villégiature d'été.

2. Banque commerciale italo-brésilienne. C'est dans cet État que Dell'Acqua, le « prince marchand », installa sa première fabrique sud-anxéricaine de cotonnades. Les bulletins à consulter sont les n"^ 3 et 17 de 1905.

3. Impression favorable d'un Français, M'' Tonnelat, dans la Bévue de Paris du l"" jan- vier 1907.

4. 1 600 fr. au moins par famille, suivant le consul de Curityba (1904, 13).

L'ÉMIGRATION ITALIENNE AU BRÉSIL. ^2?:;

les sociétés financières, avec le vœu qu'elle puisse se développer le long du chemin de fer qui reliera Sào Paulo au Rio Grande.

Santa Catharina compterait 100000 Allemands (M"" Grossi ne les évalue qu'à 70000} contre 25 000 Italiens, en majorité de Vénétie (pas de notice nouvelle).

Rio Grande do Sul est la citadelle du Deutschtum : les Allemands y pré- tendent être 200000; moins de loOOOO, affirme M'" Grossi. Les Italiens sont au moins 200 000 et, dès 1889, inquiétaient leurs rivaux. Le rapport du consul italien de Porto Alegre, M'" Ciapklli, sur l'État en général (190.», 12) et ceux de l'agent consulaire de Bento Goncalves, M»" Petrocchi (1905, 8; 1906, 5), montrent l'essor des colonies italiennes, en majorité encore de Vénétie, ralenti aussi par l'insuffisance des communications. La région fertile de Bento Gonçalves, Alfredo Chaves, Antonio Prado, Caxias', Garibaldi, au Nord-Ouest de Porte Alegre, végète en attendant le 'chemin de fer colonial » promis. L'autre groupe est encore plus éloigné, dans l'Ouest, mais il est desservi en partie par une voie ferrée, qui doit être poussée jusqu'à l'Uruguay. C'est dans les travaux de communication, à présent, semble-t-il, en bonne voie, que mettent leur espoir les colons italiens, dont un grand nombre est découragé. Actuellement, ils ne prospèrent guère, (;t cependant, grâce à eux, dit M' Ciapelli, u une nouvelle Italie en miniature est née dans des lieux où, il y a trente ans, n'existaient que quelques Indiens et une grande quantité de jaguars, de panthères et de pumas ».

De cet exposé, il résulte que la crise subsiste et que, d'une fanon ^vnr- rale, la prospérité des colons italiens ne répond pas à leur importance numé- rique et à leur remarquable activité. Cependant on peut noter des indices sérieux d'amélioration : relèvement de la monnaie, projet d'entmte entre les grands Etals producteurs de café, Sào Paulo, Minas, Rio de Janeiro, pour relever, par une sorte de trust, la valeur de cette denn'e, reprise des tra- vaux publics, loi de janvier 1907 accordant un privilège, absolu celte fois, aux salaires agricoles. On conseille aux colons de pr;i tiquer, dans les iltats à café- et à sucre, d'autres cultures, comme le colon, le i-iz, les h'gumes-. Dans le Rio Grande, on recommande la soie, produit précieux et facile à transporter.

L'émigrant italien manque de capital et d'instruction technique. A ce dernier point de vue, on note avec satisfaction des essais comme ceux, dans le Minas, d'une colonie modèle et d'une école pratique dagriculture (mission- naires italiens)^. Quant aux capitaux, on songe de plus en plus ares sociétés de colonisation à la façon allemat)de, mais avec l'appui et la sur- veillance de l'Etat italien'. L'assistance aux émigrants laisse encoie à désirer, bien que les offices de protection créés à Santos depuis 1902, à Sào Paulo en 1903 (dans cette ville, un hôpital, un orphelinat el un asile de nuit), à Bio seulement en 190i-, aient été organisés, placés sous l'autorité consu-

1. Une notir.o spéciale (1905, u" H)) est consacrée à la oolonio iialienno -lo Caxias par un maître d'ocolo italien, les consuls ayant pris lliabitudo (l'employor comme agents, vu l'ini- inonsité ordinaire de leurs districts, dos maîtres d'écoles et des médecins.

2. Succè.s do rizières et do fabriques d'Imilo do coton établies par des Italien"*. Voir La Trihuna, du 22 janvier 11>Û7.

3. Ibiil.

4. Le système est préconisé, entre autres, par MM" Bosco et Grossi, du Conseil supérieur do l'Emigration, et parle consul général «le Kio (1005, 3).

ANN. Ï)K av.OC. XVI* AN.NKK. IS

^J7i NOTES ET CORRESPONDANCE.

laire et subvenlioiuiés. Le meilleur secouis pour les émigrants, c'est encore de se trouver à proximité de compatriotes. Aussi doit-on maintenir rigoureu- sement l'interdiction de ce dérivé de la traite qu'était Témigration gratuite et qui disposait des arrivants sans nul souci de leur intérêt ; le gouvernement italien n'a fait que de rares exceptions en faveur d'entreprises offrant des garanties et prenant des engagements précis. En dépit de sociétés multiples et aux noms sonores, il y a peu de vraie association. L'assistance médicale est à peu près nulle dans les campagnes, et les médicaments sont hors de prix K

Les rapports envisagent aussi la grande question de Vltalianità, le main- tien de la langue, des mœurs, de l'influence italiennes. Les Italiens sont beaucoup moins dépaysés au Brésil que les Allemands ; c'est peut-être une raison pour qu'ils perdent plus facilement leur nationalité. La sauvegarder est le rôle avant tout des écoles et du clergé, et c'est ce qu'ont compris les Allemands. Pour suppléer à l'insuffisance des écoles italiennes, rares, in- stables et d'ordinaire des plus rudimentaires, on est heureux de trouver des prêtres, et surtout, car la vie matérielle des séculiers est rarement assurée, des missionnaires, principalement ceux de Saint-Charles, créés spécialement pour rémigration- ; mais maîtres et prêtres sont peu nombreux et les espaces sont immenses. Le souci de garder les caractères nationaux ne devra d'ail- leurs pas, au sens de bons esprits, détourner les colons de participer fran- chement à la vie du Brésil, même politique : la loi brésilienne est telle que 90 pour 100 des colons italiens sont regardés par elle comme Brésiliens; il y a doue tout intérêt, affirmaient hautement à la Chambre italienne MM"^^ NiTTi et CoLAJANNi', à ce qu'ils usent de leurs droits civiques, ce qui ne porte pas atteinte à leurs sentiments envers la mère patrie.

Terminons par deux remarques importantes. La Banque de Naples, chargée officiellement des services pécuniaires des émigrants, a reçu, en 1904, 3 658 328 fr. envoyés par eux en Italie. Le commerce de l'Italie avec le Brésil a fait des progrès notables. Ce sont encore des raisons pour que l'Italie, comme le Brésil, se préoccupent, la crise atténuée, de favoriser une colonisation véritable, à laquelle l'un et l'autre ont un intérêt évident.

Jacques Rambaud.

1. D'après M'' le D'' Mazzucconi (1905, 8). Mrme dans le .Sào^Paulo, le plus en progrès, l'assistance médicale est très insuffisante. (Rapport de M"" Tedeschi, vice-consul, 1907, 2.)

2. Voir notamment le rapport du consul de Victoria (1905, n" 7).

3. Séance du 21 juin 1905. Le même conseil est donné par le consul de Belle Horizonto (1905, 10).

•2/0

IV. CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE

NECROLOGIE

Alfred Kirchhoff. George Grenfell. Le 8 février dernier, s'est t'teint, à Inge de 60 ans, Alfred Kirchhoff, professeur honoraire à l'Univer- sité de Halle, il avait enseigné pendant trente et un ans. Kirchhoff a été, avec Ratzel et Richthofen, un des fondateurs de la géographie moderne en Allemagne, la jeune génération se trouve avoir perdu, en moins de deux années, ses maîtres les plus illustres. Kirchhoff exerça surtout de l'intluence comme professeur; des centaines de jeunes géographes se sont formés en écoutant sa parole colorée et mordante, qui n'excluait cependant pas In bieiiveillaiice par laquelle se gagnent les cœurs. Constamment sou- cieux des questions d'enseignement, il publia en 1882 une Schulgeograpliie qui fit «'po(iue, et il s'évertua toute sa vie à divulguer les bonnes méthodes géographiques. Conférencier estimé, il participa à l'éducation coloniale des Allemands. Ses titres scientifiques consistent surtout dans la part active qu'il ne cessa de prendre à la monumentale publication des Forschiingen zitr deutschen Landes- und Volkskunde (dont 16 volumes sont aujourd'hui parus); M' SuPAN assure même que c'est à Kirchhoff que cette collection a de pouvoir subsister. D'autre part, c'est sous son patronage que s'est publiée la remanjuable collection de manuels relatifs à la géographie de l'Europe, publiés sous le titre Vnser Wissenvon der Erde et dont font paitie l'Allemagne de A. Pr.nck, les Pays méditerranéens de Th. Fischer et Lehmann, etc. La marqua doniinante de Kirchhoff, au point de vue scientifique, consista à insister dava-.ilage sur la géographie régionale que sur la discussion des problèmes purement théoriques et généraux^

(Ieouge (iRRNFELL, de la « Baptist Missionary Society », de Londres, mort à Basoko h' l*"' juillet 1906, a attaché son nom à la reconnaissance d'un grand nombre »rafllueuts du Congo, et notamment du plus important de tous, l'Ouhangui. en 1849, il arriva au Congo en 1879 et entreprit à partir de 1882, sur le petit vapeur « Peace >\ la série d'explorations qui devaient l'illustrer et lui obtenir la médaille d'or de la Société de Londres en 1887. En octobre 1884, il pénétra dans l'Ouhangui, la Mongalla, l'Ilimbiri et le Lomami ; en, janviei- 1885, il remonta l'Ouhangui jusqu'aux rapid.^s de Zongo; en aoùt-octobrc de la même année, il explora, en compagnie du capitain<' allemand vo.\ Fiianç.ois, le Rouki et le Loulonga; enlln, en décembre 1886, il i-cconnut, avec le D'' iMe.nsi:, le cours du Kouango. La reconnaissance du bas Oubaiigui par Crkxfrll suggéra à M-" A.-J. NN aiters l'idée que cette

1. Bio^'rai.lue -In Kiucmioii dans le dro,/. Joiirn., XXIX. April. 1907. p. 4ii:> . appréciation générale <lo ««m ..>inri> par A. Sii-vn [J'ciermanns Mitf., MU, l'.»07, u" .'. p. iy.

:276 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

rivière constituait le cours inférieur de l'Ouellé de Schweixfurth ; Tliypo- thèse, vivement combattue à ses débuts, excepté par Schweixfurth lui- même, fut confirmée par le voyage du capitaine van Gèle en 1899. Tout le reste de l'existence de Grenfell s'est écoulé au Congo, il attacha encore son nom à la Mission de Bolobo, qu'il fonda en 1890^

GÉNÉRALITÉS

La conférence de Milan au sujet de rexploration scientifique de l'atmosphère. Du l'^'" au 6 octobre, s'est tenue à Milan la cinquième con- férence de la Commission internationale chargée de l'exploration scienti- fique de l'atmosphère. Plusieurs résolutions d'une grande importance générale y ont été prises. On a unanimement adopté une proposition de M"" Teisserexc de Bort (qui avait d'ailleurs été précédé dans cette voie par M"^ Hergesell, à la conférence de Saint-Pétersbourg), d'après laquelle, outre les lancers de ballons mensuels auxquels procèdent les divers instituts d'aéronautique scientifique, il conviendrait d'organiser, trois ou quatre fois par an, de grandes expériences internationales de lancers de ballons, pouvant se prolonger plusieurs jours de suite. Ces expériences offriraient cet intérêt de ne pas porter seulement sur les régions classiques de l'Europe ou des États-Unis, jusqu'à présent les études se sont confinées, mais de s'étendre à des contrées éloignées, telles que l'Algérie, l'Egypte, les Arores, la côte septentrionale de la Scandinavie, l'intérieur de la Russie, la Sibérie ; elles pourraient même faire l'objet de missions spéciales. M^ Teisskrènc de Bort n'a nullement pensé, d'ailleurs, qu'il y eût lieu d'interrompre le> lancements réguliers auxquels on procède tous les mois. I.es dates des grands lance- ments internationaux ont été fixées, pour l'année 1907, du 10 au 12 avril, du 3 au 5 juillet, et du 6 au 8 novembre. Dans la même réunion, en vue d'éviter les malentendus et les équivoques au sujet du sens exact du mot « navigation scientifique aérienne », on a proposé et admis d'employer à l'avenir l'expression Aérologie. Une commission, choisie parmi les (^ aéro- lo^'ues » les plus expérimentés, a été chargée de dresser un manuel résu- mant les méthodes actuellement suivies dans le lancement des ballons ou des cerfs-volants scientifiques, et tous les instituts qui s'occupent d'aérologie sont priés désormais de publier un compte rendu annuel d'ensemble de leurs travaux"^.

Un fait montre quelles nouveautés on peut attendre des grandes expé- riences internationales préconisées par M"" Teisserenc de Bort : c'est le résultat des observations qu'il a faites avec M"" Rotch, en 1906, dans le domaine de l'alizé nord-atlantique et dans la région équatoriale du môme océan. On a constaté qu'au voisinage de l'Equateur, vers 5 à lat. N, par 44000 à loOOO m. de hauteur, régnaient les plus basses temprrafures atmo-

1, A. J. Wautkrs. Georf/e Gnnifell [Le Mouvement Géog., 21« année, 10 mars 1907). M' Wauters exposa sa théorie do l'Oubangui-Ouellé dans le Aloiwement Géor/mphique du

31 mai 1885.

2. Met. Zeitschr., XXUI, Nov. lyOO, p. 505, et XXIV, Jau. 1007, p. 42 ; Gcoi/. Zeitschr., XIII,

1907 1, p. 55; Teisskrènc dk Bort, Sur la n'-cente croisière scientifique l de VOtaria [C. R.

Ac Se. CXhUI, 1906, p. 417): Trisserenc de Bort et L. Rotch, Caractères de la circnlatioii atmosphérique iliternationale {fbid., CXLIV. 8 avril 1907, p. 772-774).

ASIE ET AUSTRALASIE. 277

sphériques qu'on ait encore enregistrées; on releva tour à tour 72°, 81° et 86°. D'un autre côté, la fameuse couche d'inversion des températures que nous avons déjàplusieurs fois signalée i, semble diminuer graduellement de 30° do latitude vers l'Equateur, et à l'Equateur même on n'en trouva plus trace.

ASIE ET AUSTRALASIE

Traité du 23 mars 1907 avec le Siam. La frontière de l'Indo- Chine française vis-à-vis du Siam a fait l'objet d'un nouveau traité signé à Bangkok le 29 mars 1907 et dont le gouvernement a communiqué le som- maire, en attendant la publication du texte exact. Cet accord semble con- sacrer, comme l'ont fait remarquer des juges autorisés en matière coloniale, tels que MM'^ Joseph Chaillev et Robert de Caix^, l'aboutissement d'une poli- tique, celle que la France suivait à l'égard du Siam depuis 1863. Les traités de 1002 et de 1904 avaient restitué au Cambodge les provinces de Melouprey et de Bassac; celui de 1907 lui rend les provinces de Battambang, de Siem Reap et de Sisophon, détenues depuis 1863 par les Siamois à cause de notre ignorance d'abord, de notre insouciance ensuite, mais amèrement regrettées par les Cambodgiens, qui ne se consolaient pas d'avoir perdu une partie de leur patrimoine national. Désormais le Cambodge se trouve remis en posses- sion de tout le pouitour du lac Tonlé Sap, et notamment d'Angkor. Une commission de délimitation doit, sur ce point, compléter le traité: il est à espérer qu'elle s'arrêtera à la limite naturelle qu'assure au Cambodge le Pnom Dang Rek, cette remarquable falaise qui sépare la cuvette du Tonlé Sap des bassins des rivières Ménam et Moun. Ainsi l'Indo-Chine française se sera agrandie d'un territoire qui lui revenait légitimement, et qui de plus est fertile eu riz et produit beaucoup de poisson, compte 20 000 kmq. et 250000 habitants. C'est un avantage important.

En échange, nous abandonnons: la pointe de territoire de Dan-Saï sur la rive droite du Mékong au Sud du Louang-Prabang, enclave assez impor- tante, peuplée de Siamois, qui séparait, de façon gênante pour le Siam, le haut bassin de la Ménam du Mékong ; le port de Kratt, les districts côtiers qui le continuent et les îles adjacentes, y compris Koh Kut; Kratt et ses dépendances nous avaient été cédés en 1904, on s'en souvient, en échange de Chantaboun. C'était une double épine dans la chair du Siam. En outre, nous renonçons à toute juridiction spéciale sur les Annamites, Cambodgiens et surtout Chinois, installés au Siam et qui venaient se faire inscrire à nos consulats comme protégés de la France. Un régime de transition préparera le moment tous ces protégés indigènes ne relèveront plus que des tribu- naux siamois; l'abandon complet de notre protection juridique sera un fait accompli le jour prochain le Si;mi promulguera ses Codes. Pour la France le sacrifice est énorme. Elle renonce évidemment à toute action de con- trôle politique dans le Siam lui-même. Elle se défend d'autre pari tout empiétement sur le domaine territorial du Siam et rend aux Siamois les

1. Voir surtout Anmilrs ,le (irof/riijt/iii'. XII, Chrouiijuo «lu ir> uku's IWW, p. 181.

2. JosKi'ii CiiAiLLi'.Y. f.n nénovdlinn ife VAsie. Le n'-crnf (irrungemoiil nvfc If Siain {Quinzaine Col., 11' annco, 10 avril lUdT. p. jr»-?»»); Rohkrt dk Caix, ù nouveau traité franco-siamois IBult. Comilr .\sio fr., 7'' aniK-r, mars liiOT, p. 83-86).

278 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

domaines dont ils ae s'étaient séparés que sous la pression conquérante. L'accord du 23 mars marque donc un arrêt dans notre expansion vers l'Ouest de Tlndo-Cliine. D'un autre côté, l'importante restitution territoriale consentie par les Siamois donne la mesure du réveil de leur esprit national. A Texemple des Japonais, ils veulent désormais être entièrement maîtres chez eux, et rejettent le régime des protégés et des tribunaux consulaires; pour arriver à ce but, de gros sacrifices ne leur coûtent pas. Ce symptôme prend toute sa signification, si on le rapproche de ce qui se passe en Chine, des velléités analogues d'indépendance se manifestent avec une intensité sin- gulière' ; il trahit une fois de plus l'ébranlement et le réveil d'activité causés dans les divers États asiatiques par les victoires japonaises. M'' Chailley di t avec raison à propos de ce nouveau traité avec le Siam et de l'attitude de la France : « Plus d'expansion, plus d'humiliations, plus d'immixtion. G'estun épisode de la Rénovation de l'Asie. C'est toute une autre politique... »

Convention du 20 octobre 1906 au sujet des Nouvelles-Hébrides. Le 27 janvier 1906, avait été signé entre la France et l'Angleterre un pro- tocole d'entente au sujet de l'archipel des Nouvelles-Hébrides, les ressor- tissants des deux nations se trouvaient exposés à de constants conflits, faute d'un régime défini et d'une situation juridique nette. Ce protocole a été confirmé par une convention formelle, signée le 20 octobre par Sir Edward Grey et M^" Cambon. Les ratifications ont été échangées le 9 janvier 1907. Cette convention établit un condominium sur l'archipel.

Les Nouvelles-Hébrides, y compris les îles de Banks et de Torrès, forme- ront désormais un territoire d'influence commune pour la Grande-Bretagne et pour la France, avec droits égaux pour les sujets des deux nations, au point de vue de la résidence, de la protection personnelle et du commerce, chacune des deux puissances maintenant d'ailleurs son droit spécial de juridiction sur ses ressortissants. Deux hauts commissaires, représentant chacune des puissances signataires, résideront à Port-Viia, dans l'île de Vaté. Un tribunal mixte, devant lequel l'égalité des langues française et anglaise sera admise, réglera les différends entre les sujets des deux nations.

L'arrangement, comme l'a fait valoir Sir Edward Grey aux Communes, est tout à l'avantage de l'Angleterre, dont le nombre de colons est inférieur de moitié au chiffre de colons français (211 cotitre 400). Cette prospérité de la colonisation française dans l'archipel est tout à l'honneur de feu Higginson et d'autres Néo-Calédoniens pleins d'initiative. La convention n'a cependant pas trouvé grâce devant les Australiens et les Néo-Zélandais, qui ont donné une preuve de plus de leur mégalomanie et de leur égoisme, et que la presse

1. Les Chinois ont créé, au mois de mai 1906, deux charges de commissaires impériaux des douanes, confiées à des Chinois, auxquels Sir Robert Haut, malgré ses quarante-quatre années de bons services, se trouve subordonné. Ils ont racheté la concession de la ligue Han-k'eou- Canton, et font mine de racheter la ligne Changhaï-Nankin. Ils visent à abolir les privilèges reconnus aux puissances. « Le régime de l'exterritorialité accordé aux Européens, qui ne dépendent pas de la justice chinoise, mais de leurs propres tribunaux, est évidemment une atteinte grave à la souveraineté de la Chine, et il est intolérable à cette puissance qu'à Can- ton, k Changhaï, les villes les plus considérables et les plus riches de l'Empire, et dans les trente-cinq autres ports ouverts elle le laisse résider, l'Européen se croie chez lui et la brave , constituant dans l'État une foule de petits États indépendants. Le Japon a connu cette situa- tion humiliée; il est parvenu, en 1898, à amener les Européens à accepter le droit commun. C'est manifestement ce que cliercho la Chine... » (Cap« d'Ollonf<;, La Chine novatrice et guer- rière, Paris, Libr. Armand Colin, p. 303-304.)

AFKIQUE. 2T9

anglaise a même été obligée de rappeler à l'ordre. On peut penser d'ailleurs que la montée menaçante du Japon, le réveil de la Chine, et les problèmes de plus en plus inquiétants d'Extrême-Orient, calmeront cette gallophobie des Australiens et attireront leur attention sur des problèmes plus redou- tables.

AFRIQUE

Algérie. Empruntde 150 millions. Situation économique générale.

L'Algérie, si éprouvée depuis plusieurs années, semble rentrer dans une période de prospérité. Son commerce s'est élevé en 190o à un chitfre sans précédent, 667 millions de fr., et cela malgré la continuation de la mévente des vins. Mais l'activité algérienne tend à multiplier de plus en plus les produits qu'elle exploite, ce qui assure à sa richesse une stabilité naguère inconnue. Les fruits et primeurs, d'une part, prennent de plus en plus de développement et continueront évidemment à progresser longtemps encore, à cause de l'avantage du climat de la côte algérienne et de la matu- rité précoce qui s'ensuit pour certains légumes : petits pois, haricots verts, pommes de terre, artichauts, et certains fruits, notamment les fraises et les oranges. D'autre part, l'essor minier de la Tunisie laisse prévoir quel avenir attend l'Algérie, aussi richement minéralisée que sa voisine, lorsque diverses causes secondaires (lenteurs dans l'examen des concessions, inlluences politiques) se trouveront écartées. Les recettes des chemins de fer subis- sent une progression d'excellent augure, depuis que la colonie, ayant obtenu la libre disposition de ses lignes, a pu organiser un service plus cohérent et unifier les tarifs entre les cinq compagnies qui se partagent son territoire. On voit donc se produire peu à peu les heureux effets de l'autonomie accordée à l'Algérie par les décrets mémorables du 23 août 1898'. Mais l'Algérie manque d'outillage économique. Un grand programme de travaux publics s'impose, comme en Tunisie, pour lui donner tout son développement.

C'est pourquoi, le 1 1 mars dernier, à l'ouverture de la session des Déléga- tions financières, M"^ Jonnart, gouverneur général, a annoncé le dépôt d'un projet d'emprunt de 150 millions^. Près de la moitié de cette somme doit être consacrée aux améliorations et constructions de voies ferrées ; 70H4000fr. De même encore qu'en Tunisie, certaines lignes, ayant large- ment dépassé le trafic prévu, subissent une surcharge fâcheuse et demandent à être refaites : c'est le cas de la ligne de Tébessa à Bône, depuis l'exploita- tion des phosphates; il en est de même de la ligne d'Alger à Constantine, grâce au développement imprévu de la colonisation. Ces améliorations absorberont 24,2 millions de fr. ; 46,2 millions de fr. seront alfectés aux lignes nouvelles. La ligne de pénétration de la province d'Alger, arrêtée à Berrouaghia depuis des années, va enfin être poussée jusqu'à Djelfa et Laghouat; la Petite Kabylie, cjui manijne encore de cheniin de fer, sera

1. Voir Annales de (it'oyraphin, VII, Chronique du ir> novembre ISitS, j». I6S.

2. Quinzaini' Col., 11« aunéc, 25 mars li>07, p. lits. C'est la seconde lois .[ue l'Alfiërio contracte uu emprunt. Sa dette n'est encore (juo do 50 millious, alors (juo la Tunisie a une dette de M'A millions; rAtrique occidentale, de 177 millions; Madagascar, do 105 millions: alors surtout, qu'au Canada les sommes empruntées montent à 950 millions, dans la Nouvelle- Zélande à 1 100 millions et dans la liépuhliipie d'Australie îi près do ;{ milliards et demi!

-280 CIIROMQUE GËOGRAPIIIQUE.

traversée i)ar une ligne de Gonstanline à Djidjelli. Enlin, dans l'Oranie, en relianl Sidi-Hol-Abbès à Uzès-le-Duc, on se propose d'amorcer une seconde ligne parallèle à la mer, qui doublera peu à peu celle qui traverse déjà toute TAlgérie. L'entrei)risp une fois achevée, cette ligne sera complète pour la province d'Oraii, de Tlemcen à Tiaret. 26 millions et demi seront consacrés à perfectionner le réseau des routes, en particulier à faire une grande route nationale allant, le long de la mer, de la frontière tunisienne à la frontière marocaine. Cette importance donnée aux routes est une caractéristique nettement française et distingue l'Algérie des colonies anglaises, la voie ferrée fait négliger la route. On prévoit encore 16 millions pour les travaux maritimes: construction d'un port à Nemours; achèvement des ports de Mostaganem, Ténès et Djidjelli; installation de quais pour le port d'Alger, dont l'activité comme point de relâche ne se dément point et dont le ton- nage de jauge a atteint 11 300 000 t. en 1904 (Marseille, près de 15 millions de t.). Seulement, tandis que Marseille a 15 000 m. de quais, Alger n'en a que 2 500.

Les travaux hydrauliques absorbeiont un peu plus de 10 millions et demi. Mais on ne se propose plus, comme jadis, de construire des barrages gran- dioses, coûteux, dangereux et inutiles S tels que ceux du Sig (rompu en 1885), de la Habra (rompu en 1881) ou du Hamiz ; on s'en tiendia à de petits bar- rages destinés à dériver, soit des cours d'eau permanents, soit de simples eaux d'orage. C'est la reprise du système des Romains. A côté des irrigations, d'importants dessèchements sont prévus.

13 millions seront affectés à la création de centres de colonisation nou- veaux et à l'agrandissement des anciens. L'œuvre de la colonisation officielle, dont M^ DE Peyerimhoff vient d'écrire l'histoire 2, ne peut se ralentir en effet au moment l'on constate l'importance croissante de l'élément étranger dans la population européenne d'Algérie. Enfin 8 millions seront employés à l'aménagement des forêts, dont la valeur va croissant. Alors que leurs produits, entre 1880 et 1890, ne rapportaient pas plus de 400 000 fr. en moyenne par an, leur valeur a atteint 4 416 000 fr. en 1905 \

Reconnaissance des territoires Nord-Est du Tchad par le capi- taine Mangin. Un des territoires les plus mal connus et les plus inté- ressants de l'Afrique, la région des approches du Borkou et du Bodélé, située au Nord-Est du lac Tchad, vient d'être parcouru partiellement, de juin 1904 à octobre 1906, par un peloton de méharistes du Kanem sous la direc- tion du capitaine Mamgin. Tout ce que l'on savait de la région était à

1. Ces barrages coûtaient très cher; celui du Sig, ou des Cheurfas, a coûté 1800 000 fr. ; celui de la Habra, en y comprenant les réparations à la suite de la rupture, 3 740 000 f r. ; celui du Hamiz, 3 millions. L'eau revenait ainsi à un tel prix que les redevances qui grevaient leur emploi ne permettaient pas aux colons de s'en servir; les lacs supportés par le barrage devenaient des foyers de fièvre et de pestilence ; enfin, ces lacs s'envasant très vite, il iallait les vider périodiquement, ce qui imposait encore de grands frais.

2. Cet ouvrage, auquol les Annales consacreront une analyse étendue, est intitulé : Gouver- nement GÉNÉRAL DE L'AlGKRIE, DIRECTION DV. L'aGRICULTURE, DU COMMERCE ET DE LA COLONISA- TION, Enquête sur Les Résultats de la Colonisation Officielle de I6'7I à 1895. Rapport... par M. de Peyerimhokf. Alger, impr. Torrent, 190G, 2 vol. in-8, 243 p., 18 fig. cartes et graph., 7 pi. cartes et cartogr. ; GOl p.. index, 10 pi. graph., 1 pi. carte à 1 : 1 600 000. Voir : Henri Froidevaux, Essai sur l'histoire de la colonisation eti Alijérie, Le rapport de AP de Peyerimhoff [Questions Dipl. et Col, XXn, l(i oct. 190G, ]>. 400-481).

3. 4 millions et demi de fr. sont encore prévus pour des constructions d'hôpitaux, de lignes télégraphiques et do bureaux de poste.

I I

AFRIQUE. 281

NACHTfGAL; il avait étudié les rapports du lac Tchad avec le vaste réseau d'oueds desséchés qui s'étend au Nord-Est, formant les pays de l'Eguéï, du Tore, du Bodélé et du Borkou, et dont la branche maîtresse est constituée par le Bahr el Ghazal.Mais il regardait le Bahr el Ghazal comme Veffluent du Tchad, non comme son tributaire, et, selon lui, le Borkou devait être le déver- soir du Tchad. Il se fondait sur le dire des indigènes, qui déclaraient que les eaux du Tchad remontaient dans le Bahr el Ghazal, sur des observations barométriques et sur la difficulté d'expliquer la faible salure du lac au mi- lieu d'une région le natron apparaît partout.

Les itinéraires du capitaine MANGiN',;ila poursuite des tribus insoumises des Tédas, ont suivi les cJienaux du Bahr el Ghazal, de l'Eguéï, ou Iguéï, du Toro, ou Bathel, et du Djourab, qui continue le Bahr el Ghazal jusqu'au Borkou. Il a poussé jusqu'à l'oasis de Voun, ou Voum, à 200 km. du Tibesti, c'est-à-dire en pays complètement inconnu. En 1871, Nachtigal n'avait pas dépassé Aïn Galakha.

Un doute subsiste encore sur les résultats de ces reconnaissances, en ce qui concerne les rapports du Tchad avec la dépression du Borkou. Le capitaine Mangin « a reconnu le tracé du Bahr el Ghazal, et, comme Nachtigal, il considère cet ancien fleuve comme un émissaire du Tchad. D'après cet officier, le Bahr el Ghazal amenait les eaux de ce bassin dans un second, beaucoup plus étendu, qui recouvrait le Bodélé, la dépression la plus importante de la région »-. D'un autre côté, un article du lieutenant Frevdenberg^, résumant les résultats géographiques des reconnaissances opérées entre Tchad et Tibesti, s'attache à démontrer que le Bahr el Ghazal est un affluent du Tchad. Si les eaux du grand lac envahissent le Bahr el Ghazal, c'est par un simple reflux d'inondation; le lit de l'Eguéï, du Toro et du Djourab est couvert de coquilles, calcédoines et grès roulés, qui ne peuvent guère venir que du démantèlement du Tibesti; enfin, les eaux du lac Tchad restent relativement douces parce que ses divers affluents lui apportent très peu de natron. Il y a donc contradiction formelle entre l'opi- nion du capitaine Mangin et celle qu'exprime M'" Freydenrerg.

Les pays explorés parle capitaine Mangin sont purement sahariens et ne sont habitables qu'à cause de l'eau qui sourd dans des puits très peu pro- fonds, parmi les sables du lit des grands oueds. Ainsi, dans l'Eguéï, les puits n'ont (jue 0°^,50 à 2 m.; dans le Toro, ils sont un peu plus profonds. La végétation est celle du Sahara (hàd, tala ou gommiers, de rares doums); elle est bornée aux lits fluviaux, il y aurait pourtant dans le Borkou, à cause de son caractère de cuvette, une population totale qui ne serait pas infé- rieure à 50 000, dont 10000 à 12000 sédentaires, s'adonnant uni(|uement à la culture des dattiers, du blé et de l'orge, grâce à la présence de l'eau à fleur de terre un peu pcutoul. Ainsi a pu se constituer une oasis relatlve-

1. Voir la carte do cos itim-rairos dans Bull. Comili- Afr. fr., 17' année, mars 1007, p. Si, ('ro(|uis 1 : 4500000 onv.l, réduction il'uno carte drossée par le cap"" Manc.in à 1 : 2000000. l>o cap'' Manoin a oxposû les résultats rouiari|ualdos de ses explorations dans uno coulé- ronce qu'il a l'aito à la Société do (îéof^raphio, le 5 avril l'.tOT ; il a décrit excellemment le Kaneni, rK^jucï, lo Bodélé ot le BorUou, ainsi (juo leurs populations.

2. Aa iitographie. XV, ir> février 1007, p. 129; reproduit dans Jtull. Comilé Afr. fr.. n"cité, p. 82.

3. Frkyi)i;nbi;r<;, Explorations tians l<' bassin du Tchail {f.n (n'Oi/raphie, XV. l.'> mars 100 1, p. 1()1-170; croquis à 1 : 1 SOO 000 et à 1 : SOOOOO, lig. 16, 17V

282

CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

ment fertile, la seule qui, à 800 km. à la roiiclf, présente des ressources. Le Borkou serait assez riche en bœufs et moutons, que fournit le Ouadaï en échange des dattes et du sel recueilli dans les mares salées dispersées çà et là.

Retour du lieutenant Boyd Alexander et du major Po"well-Cotton, La mission Alexander-Gosling, que nous avions signalée il y a un an et demi *, a achevé ses travaux en remontant l'Ouellé, puis en gagnant le Nil; le capitaine G. B. Gosling a succombé à son tour (on se souvient que le capi- taine Claude Alexander étaitmort en novembre 1904) le 13juin, à la suite des fatigues éprouvées dans la forêt équatoriale. Le lieutenant Boyd Alexander, seul survivant, est rentré en Angleterre en février, après avoir atteint la mer Rouge à Port-Soudan le 14 janvier. Il rapporte un spécimen complet du fameux Okapi, cet animal de la forêt équatoriale signalé vers 1901 par Sir Harry Johnston, et qui a vivement piqué depuis lors la curiosité des cher- cheurs. C'est un animal qui vit dans les marais et dans les fleuves vaseux, il se nourrit de plantes aquatiques, et qui ne peut être aperçu que dans les premières heures de la matinée, car il se retire dans la forêt tout le jour. Par ses caractères, il rappelle à la fois la girafe, le zèbre et le tapir; c'est un type essentiellement composite, qui ne s'est conservé que grâce au sûr abri de la forêt équatoriale 2.

En même temps que le lieutenant Alexander, est rentré le major P. H. G. PovvELL-CoTTON, dout nous avions également annoncé le nouveau voyage. Se rendant par le haut Nil dans l'Est de l'État du Congo, il a lorjgtempâ séjourné parmi les Pygmées de la forêt, qu'il a eu tout le loisir d'étudier par la photographie, le phonographe, etc. Sa tentative ayant surtout un but zoologique, il a obtenu de ce côté de remarquables résultats. Lui aussi a envoyé au British Muséum un très beau squelette d'Okapi avec sa peau ; il s'est procuré un exemplaire du Rhinocéros blanc, espèce très rare ; eniin, il a découvert six espèces nouvelles : le Chat-tigre noir, le Blaireau à miel {honey badger) ou Hatel noir de l'Itouri, etc. L'expédition est rentrée par le lac Albert-Edouard, elle a observé une population lacustre, dont les habitations sont construites sur des plates-formes flottantes. Sur les rives de la Sassa, JVPPowell-Cotton a été grièvement maltraité par un lion blessé 'K

Les résultats de l'expédition du duc des Abruzzes au Rou- venzori. Il nous semble indispensable, après les deux notes détail- lées que cette Chronique '-^ a déjà consacrées au Rouvenzori, de résumer ici les faits nouveaux extrêmement importants acquis par l'expédition du duc DES Abruzzes de juin et juillet 1900 et qui sont connus avec précision depuis l'exposé qu'en a fait Louis de Savoie lui-même, à Rome et à Londres, les 7 et 11 janvier derniers \ A cette double conférence du célèbre

1. Annales de Géof/rap/tie, XÎV, Chronique du 15 nov. 1905, p. 473.

2. Geog. Journ., XXVIII, 1906, p. 181 ; XXIX, Mardi, 1907, ]>. 340.

3. Geog.Jouni., Mcirch, 1907, p. 346.

4. Annales de Géographie, 'S.V , Chroniques du 15 mai 1900, p. 282, et du 15 novembre 1900, p. 484.

5. La conférence du duc des Abruzzes a été publiée dans le Boll. Soc. Geog. liai, sous le titre : Esplorazione nella catena del Ruivenzori (Série iv, VllI, feb. 1907, p. 99-127, 5 pi. phot., 2 pi. carte-itinéraire et carte de la cliaîne du Rouvenzori k 1 : 30 000) ; et dans le Geog. Journ. sous le titre : The Snows of fhe Nile (XXIX, Febr., 1907, p. 121-147, G pi. phot. 1 pi. carte du massif à 1 : 50 000). La carte italienne, d'échelle plus grande, est en outre d'un maniement plus commode, parce (lu'elle donne les altitudes (mi mètres.

AFRIQUE. 283

prince alpiniste assistaient, d'une part, la famille royale d'Italie, d'autre part, le roi Edouard VII ; c'est la première fois qu'un roi d'Angleterre a honoré de sa présence une des réunions de la Société de Géographie de Londres.

Le duc DES Abruzzes, s'inspirant de l'exemple des voyageurs immédiate- ment antérieurs, MW^ Moore, Douglas W. Freshfield, Grauer, Wollastox, a abordé le Rouvenzori par l'Est, en utilisant la vallée de la Moboukou. Parti de Fort Portai, le dernier poste de l'Ouganda (ait. 1 53;i m.), il remonta la Moboukou jusqu'à Boujongolo (3 800 m.), à la tête de la vallée. Dans cette marche, rendue très pénible par une végétation enchevêtrée et maré- cageuse, il ne put transporter son énorme matériel (194 caisses de 22^^:^500) que par l'aide précieuse des montagnards Bakonjos, qui prirent avantageu- sement la place des Bagandas de la caravane. Ces Bakonjos vivent jusqu'à 2 000 m. d'altitude et se révélèrent très aptes au rude travail du portage. On réussit à en entraîner quelques-uns jusqu'à 4200 m., point il fallut les abandonner, parce que leurs pieds nus se blessaient sur la glace et les pierres tranchantes.

La première reconnaissance se fit le 10 juin, dans le même massif du Kiyanja auquel s'étaient attaqués Moore, Grauer et Wollaston. Elle permit au duc DES Abruzzes de repérer les points culminants et de prendre ses dis- positions pour en triompher. On constata que le Kiyanja est séparé du principal massif, d'une part par un col, d'autre part par des escarpements à pic tombant sur une vallée tributaire de la Moboukou; dès lors se trou- vait acquis un point nouveau, à savoir que le Kanyangoungoué, vu de TW par Stuhlmann, formait une masse indépendante et dominante, nettement séparée, par des cols bien marqués, des deux groupes du Douvoni et du Kiyanja. Les 14-18 juin, le duc quittait de nouveau Boujongolo en com- pagnie des guides Ollier et Petigax et du porteur Brogherel et escaladait, malgré le brouillard, ce massif culminant dont il baptisait les pointes prin- cipales : pic Margherita et pic Alexandra, en l'honneur de la reine d'Italie et de la reine d'Angleterre. Puis, du lo juin au 10 juillet, l'expédition, se divisant en plusieurs équipes, s'attacha à faire l'ascension et le levé des divers groupes de pics du massif. M"" Sella en tirait d'admirables vues pho- tographiques, non sans peine : pour obtenir le magnifique panorama du pic King Edward (4 873 m.), il dut camper une semaine au col Freshlield (4 320 m.) et opérer plusieurs escalades pour choisir le moment favorable. En descendant vers Fort Portai, l'expédition ne put résister à la tentation de gravir les pointes extrêmes du massif du NE, (juc le duc des Abruzzes a baptisées monts Gessi (4 719 et 4 769 m.).

Le premier résultat de cet ensemble de travaux, auxquels il faut ajouter les mesures trigonométriques elï'ectuées par le c^ Cagni, a été l'établisse- ment d'une carte précise du Rouvenzori. Le massif est constitué par une ligniî (h) faîte sinueuse, d'allure «luadrangulaire, enveloppant comnie dune gigantesque muraille les deux vallées orientales de la Moboukou et du Bou- joukou. L'importance de cette vallée du Boujoukou est un des résultats les plus frap|)ants de l'expédition; ce lorriMit est plus long, plus volumineux, grâce aux nombreux glaci(;rs (jui l'alimentent, ([ue la Moboukou; il mt-rile- rait de donner son nom à la rivière principale, el constituera pour les

284 CHRONIQUE GËOGRAPHIQLE.

grimpeurs de l'avenir la meilleure voie de p('^nétration au cœur du massif, jusqu'au pied de ses plus hautes cimes. Le long de la ligne de faîte, s'éche- lonnent, à intervalles à peu près égaux, six massifs principaux, constituant autant de foyers indépendants de glaciation et séparés par des cols dont la hauteur varie de 4 300 à 4400 m., sauf un, le col Stuhlmann, au pied N du massif principal, qui n'a que 4 193 m. Si l'on note que, de dix-neuf pics mesurés, quinze ont uniformément de 4 GOO à 4 900 m., on reconnaîtra que la ligne de faîte du Rouvenzori, qui forme en même temps ligne de partage entre la Semliki et la Moboukou, se maintient à des altitudes à la fois très hautes et très régulières. Le duc des Abruzzes, d'accord avec Sir Harry JoHxsTON et M"" Stuhlmaxx, a fixé la nomenclature du massif^; il l'a fait avec tact et modestie, en s'oubliant lui-même, et il a fallu que la Société de Londres prît l'initiative de donner son nom à l'un des groupes montagneux, le plus méridional, que le prince avait baptisé Mont Thomson et qui s'appellera Mont Luigi (di Savoia). Désormais, les divers massifs portent les noms suivants, en partant du S : Mont Luigi (di Savoia) (pics Weismann, Sella et Stairs) ; Mont Baker (pics King Edward, Semper, Grauer, Moore, Wollastonet Cagni) ; Mont Stanley (pics Savoia, Elena, Mœbius, Alexandra, 5105 m., et Margherita, 512!) m., ces deux derniers formant les points culminants du Rouvenzori); mont Speke (pics Johnston et Yittorio Emanuele) ; MontEmin (pics Umberto et Kraepelin) ; Mont Gessi (pics Yolanda et Bottego). La plus importante des arêtes secondaires se détachant de la ligne de faîte est celle que MM''^ Grauer et WoLLASTOx avaient prise pour une des sections de la ligne de faîte elle- même et qui, se dirigeant versl'E, porte les pics Moore, WoUaston et Cagni.

Le Rouvenzori n'aurait décidément rien de commun avec un massif vol- canique : on ne trouva des traces de basalte que sous forme de filons locaux près de Kichouchou. Le massif est résulté d'un soulèvement en bloc d'une portion du plateau archéen de l'Afrique orientale, en connexion avec les vastes fractures qui le limitent à l'E et à l'W; le duc des Abruzzes le qua- lifie d'ellipsoïde de soulèvement ; autrement dit, c'est un bombement anticlinal très accentué, dans lequel les couches apparaissent plus ou moins redressées et plongent de toutes parts vers la périphérie. Les grandes altitudes de la région centrale seraient dues à la présence d'un groupe déroches très dures : amphibolites, diorites, diabases, gneiss à amphibole, beaucoup plus résis- tantes aux agents d'érosion que les gneiss et les micaschistes de la zone extérieure.

Le massif n'offre nulle part de grandes difficultés d'escalade, pas même les deux pics les plus hauts. Il ne possède ni glaciers de premier ordre des- cendant dans les principales vallées, ni champs de névés. Fait très remar- quable, il ne s'y trouve point de champs de neige proprement dits, mais de vrais glaciers, formant une série de calottes recouvrant les bombements culminants du massif; rien donc de pareil aux réservoirs d'alimentation de nos Alpes, et nous trouvons ici, sous l'Equateur, des traits glaciaires qui n'ont d'analogue que dans les glaciers Scandinaves, et qui, d'ailleurs, ont déjà été décrits comme caractéristiques des glaciers tropicaux. Ces glaciers ne descendent guère au-dessous de 4 300 m., à l'exception du glacier de, la Mo-

1. On évita l'omploi des noms indigènes, parce que les indigènes ne distinguent pas les pics, mais seulement les vallées, comme il arrive en beaucoup de pays de montagnes.

I

AMÉRIQUE. 285

boukou (4 170 m.) et du glacier Semper (4 269 m.); 1^ limite des neiges serait comprise entre 4 450 [et 4 500 m. Le Rouvenzori a d'ailleurs été le théâtre d'un énorme développement de glaciers durant les périodes glaciaires. Les vallées du Boujoukou, de la Moboukou et du Mahoma étaient alors occupées par des glaciers de premier ordre, qui descendaient jusqu'au-dessous de i 900 m. Ce sont des conditions sans précédents : au Kénia et au Kili- mandjaro, on n'a pas trouvé de traces certaines de l'époque glaciaire au- dessous de 3 600 et 3 700 m.

La végétation, favorisée par l'humidité extraordinaire du climat, est sin- gulièrement luxuriante jusqu'à de très hautes altitudes. A 3 000 m., les val- lées sont couvertes d'une forêt exubérante de Bruyères, de Fougères et d'Orchidées arborescentes, de Laurinées, à l'ombre desquelles poussent des Violettes, Renoncules, Géraniums, Ombellifères et Chardons. A 3 500 m., les arbres se limitent aux Bruyères géantes, aux étranges Lobelia et Senecio, et ces dernières plantes, jointes aux Fougères, aux Mousses, aux Lichens, aux buissons à' Hdichrysum, persistent jusqu'aux glaciers. La collection botanique de l'expédition serait riche en nouveautés. Entre autres observations sui- la faune, on a constaté que le Léopard se risquait jusqu'à près de 4 000 m.; l'un d'eux fut vu au camp de Boujongolo, à 3 800 m.

AMÉRIQUE

Le recul des chutes du Niagara. Deux géologues américains, M'' J. W. Spencer et M^" G. K. Gilbert, viennent, l'un après l'autre, d'étudier le recul des chutes du Niagara, si intéressant par les conclusions géolo- giques qui s'en peuvent tirer. iVr Spencer a surtout soumis à revision les idées en cours sur les causes de ce recul '. On pensait juscju'à présent (juc la régression du seuil était causée par l'afTouillement, au pied des cascades, des grès et schistes tendres supportant la table de calcaire dur du Niagara : M'' de Lapparent s'était fait, dans son Traité de Géologie^ l'écho de celle manière de voir. M'' Spencer conclut au contraire des observations qu'il a poursuivies sur la chute canadienne (HorseshoeFall, ou« chutedu FeràCh»'- val ))), en 1904-1905, ({u'on n'aurait pas affaire à un aiïouillemcnt de ce genre, mais à l'attaque directe, par le formidable courant du lac Erie, du seuil cal- 43aire lui-même. Il se produirait des décollements, des crevasses dans le cal- caire, qui s'éboulerait sur son rebord et serait entamé toujours plus profon- dément. La physionomie de la chute se modifie assez vile, à cause de la fréquence de ceséboulemenls : ainsi, de 1890 à 1905,1e seuil marginal aurait perdu 202 ares. Cependant, il y a ralentissement dans le travail de dt-nioli- tion du calcaire : de 1875 à 1890, l'érosion avait agi beaucoup plus acliv»- ment. Le taux du recul est en effet évalué aux chiffres suivants : 18*2-1875, 1"',37; 1875-1890, 1",04; 1890-1905, 0"S07. M' i)i<: L\ppahk\t avait tfailieurs déjà remarcjué ({U(; l'érosion actuelle devait être moindre que celle des périodes précédentes, car *< en vertu du |)longemenl gé'Ut'ial des assises, la masse calcaire augmente d'épaisseur à mesure que la cliute rétrograde »*.

1. Observations piOjlicos dans lo Suininnry Htpnrf of ikr OHoloijicnl Snroey Departmfui of 'Canada for Ihc caleiular year I90î>. (Hosniiié par M'' Ciiakmis R.vudt, La (jt-ni/raphie, XIV, IIK)6 ]). 221-225.)

2. A- DK lyAPPAHKNT, Traite ih' (Iroloi/ify .")' odil. (l'.iris, l'.U)'.\ p. l'JO.

286 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

M"" Spexcer a pratiqué des sondages et des mesures de débit. La portée du Niagara a vaiié ainsi entre mai et février 1005 : février, période d'étiage, 4600 me. (164000 pieds cubiques) correspondant à une force de 3021 000 che- vaux; mai, 7 500 me. (267 000 pieds cubiques) susceptibles de fournir 4900000 chevaux 1.

Les neuf dixièmes des eaux du Niagara passent par le chenal canadien : du côté américain, le débit est presque insignifiant, et l'usure du seuil d'une grande lenteur.

D'autre part, M*" G. K. Gilbert -, constatant que les prises d'eau des usines hydrauliques diminuent de plus en plus le débit des cascades, a pensé qu'il était temps de les soumettre à un examen approfondi; aussi a-t-il fait dresser en juin 1905 un nouveau levé du rebord des chutes par M^' W. Carvel Hall, puis il a institué une comparaison avec tous les levés antérieurs, y compris le dessin à la chambre claire effectué par Basil Hall en 1827 et le croquis topographique dressé sous la direction de James Hall en 1842. Se plaçant exactement aux points que Basil Hall avait choisis pour dessiner, il a pris des photographies des deux chutes (chute américaine et chute du Fer à Che- val); elles lui ont permis de serrer de près la comparaison de l'état des cas- cades depuis 1827. L'examen critique des documents qu'on possède (le des- sin de Basil Hall et cinq levés) Tamène à croire que la chute du Fer à Cheval a rétrogradé d'environ cinq pieds (i°^,oO) par an depuis 1827. l\ choisit ce chiffre rond de cinq pieds pour éviter l'apparence de précision excessive qu'impliquerait une décimale, étant donné que le levé de 1842 n'est pas irréprochable. La chute américaine ne parait avoir subi dans la même période qu'un recul annuel d'un peu moins de trois pouces (0'",075), soit un vingtième environ du taux de régression de la grande chute, ce qui s'expliquerait, non seulement par le faible débit de ses eaux, mais par la protection que lui assureraient les blocs calcaires de sa base. Cette deinière observation laisserait croire que M'" Gilbert attribue toujours un grand rôle à l'afîouillement dans l'érosion de la chute principale.

Zones déprimées aux États-Unis. La profondeur de la Death Valley. L'inondation du lac Salton par le Colorado.. La profon- deur delà célèbre Death Valley, ou (c Vallée de la Mort », à l'Est de la Sierra Nevada californienne, n'était pas connue; les évaluations antérieures, basées sur des lectures barométriques, donnaient des chiffres variant entre 76 et 137 m. Le Service Géologique des États-Unis'^ vient de faire effectuer une série de mesures, (fui prouvent que la dépression serait moins accentuée et atteindrait seulement 84 m. (chiffre provisoire, sauf erreur qui ne saurait dépasser 1 mètre). Bennetts Well, dans le voisinage, a 98 m. *. 11

1. Comparer à ces chitfres celui de Rkclus : 10 000 me, et celui du Dictionnaire de Vivien DE Saint-Ma.rtin, 11000 me. Mais sans doute dans ces deux derniers chiffres se trouve aussi compris le débit de la cliute américaine.

2. G. K. Gilbert, liate of liecession of Niaçiara fallu, accompanied hij a Report on the Survey of the Crest, by W. Carvel Hall {U . S. Geolof/ical Sarvei/, IhilL n" 30G, résumé par R. S. T[arr] dans Bull. Amer. Geog. Soc, XXXIX, Mardi, 1907, p. 162-163j.

3. Signalé dans Bull. Amer. Geoij . Soc, XXXIX. Mardi, 1907, p. 104).

4. Voici, à titre comparatif, les chiffres de niveau admis pour un certain nombre de dépres- sions : Mer Morte, 394 m.; lac Assal (Somalie française , 174 m. ; lac Bodjante (Tourfan), 130 m.; Oasis d'Arad.j (Siouah), 70 m, : lac Birket el Kerouu (Fayoum), 45 m. : Chott Melrir, 31 m. ; mer Caspienne. 2 m. ; lac Eyre, 12 m.

AMÉRIQUE. 287

est caracLéiistique que le mont Whitney, reconnu aujourd'hui comme le sommet culminant de l'Union, ne se trouve pas à plus de 120 km. de laDeatli Valley.

Jusqu'à l'année dernière, le point le plus bas des États-Unis se trouvait dans l'aire déprimée du désert du Colorado connue sous le nom de lac Salton, située à l'Ouest du cours inférieur du Colorado, et qui atteignait 87 m. Le lac Salton, entièrement desséclié, était une simple expression géogra- phi(iue ; son niveau très bas s'expliquait, selon M^" A. P. Davis, par son ori- gine : il faudrait y voir, en effet, une ancienne expansion du golfe de Cali- fornie, que le développement du delta de Colorado aurait séparée du golfe. Sous un climat humide, cette vaste dépression aurait été occupée tout entière par un grand lac; mais l'évaporation intense du climat californien n'y per- mit que la formation d'une mare temporaire d'eau salée. De temps en temps, une partie des crues du Colorado refluait dans la cuvette; le dernier exemple connu remontait à 1891. On avait tiré parti du voisinage du grand lleuve pour créer un canal d'irrigation empruntant un ancien lit du Colorado, et qui assurait la mise en valeur de terres fertiles. Par l'irrigation, le désert du Colorado se transformait en une contrée hautement productive, qu'on ba[)tisait déjà Impérial Valley et oii prospéraient lo 000 colons. Mais, dans sa caue de 1905, le Colorado, suivant en partie l'amorce de ce canal vers Yuma, a envahi la dépression du lac Salton et créé un véritable lac, qui n'a guère moins de 100 km. de longueur. Depuis lors, on a procédé à l'inslallation de digues pour maintenir le fleuve dans son lit ; la Compagnie du South Pacific, dont la ligne a été en partie submergée, a fait sept essais infructueux. Le 7 dé- cembie dernier, le Colorado a encore une fois rompu ses berges, immédiate- ment au-dessous des digues construites, et s'est entaillé un large canon. Ainsi donc, il ne s'agirait pas d'une simple inondation, mais d'un véritable phénomène géologique. Le Colorado serait tout simplement en train de changer de lit. « Rien, dit M"" Tarr*, ne peut empêcher le Colorado de conti- nuer son œuvre de destruction tôt ou tard, excepté l'établissement dévastes endiguements pour confiner le fleuve dans son chenal jusqu'au golfe, quelle que soit la hauteur des crues. » La pente, qui mène du tracé fluvial actuel jusqu^lu fond de la dépression, est en effet très accentuée; le Colorado en a profité pour se creuser une gorge profonde, qui va gagnant rapidement d'ampleur vers l'amont. Si on laisse se consommer le phénomène jusqu'au bout, il en lésultera d'immenses pertes matérielles. On ignore si le Colorado pourra remplir de ses eaux toute la dépression. M'" Davis pense ipie Iduivre de remj)lissage pourrait s'accomplir en (|uaiant(! ou cin(|uante ans; peut-èiic, au contraire, suivant une autre estimation, ne seia-t-il jamais complet. Kn tout cas, il se formera un grand lac de niveau variable, suivant les crues du fleuve. La ligne du South Paci/ic sera submergée sur 240 km. et les eaux lecouvrironl, dans la seule A'allée Impériale, 12000 lia. de terres fer- tiles, occupées par 12 000 à 1 il 000 habitants. Par delà la IVontière, au Mexique, l'inondation dévastera une étendue au moins égale de terres productives. D'un autre cùtt', le delta du Colorado, au-dessous de Yuma, qui prolite tous les ans pour ses cullures de l'inondation du lleuve, en sera privé. 1-e dévei-

I Kôsninc tl(» r('tU(Jo ilo M' A. 1*. Davis par K. S. T aru dans HttU. Amrr. (i,'og. Soc, XXXIX, Mardi. l'JDT. y>. KJI.

^88 CHRONIQUE GËOGHAPHIQUE.

sèment du Colorado dans la dépression du Salton a déjà eu pour effel, lors des dernières hautes eaux, de priver tout le delta de sa crue normale *. Aussi comprend-on que les idéologues américains s'alarment et fassent appel au gouvernemeutpour prévenir les désastres qu'entraînera ce déplacement flu- vial, qui rappelle, toutes proportions gardées, ceux du Houang-ho.

Tremblements de terre en Amérique. La série des ébranlements séismiques, commencée en janvier 1900 par le tremblement de terre de la Colombie, ne s'arrête pas en Amérique. Le 14 janvier 1907, Kingston, capi- tale de la Jamaïque, ville de 80000 habitants et de 10000 maisons, a été à son tour renversée entièrement par de terribles chocs séismiques vers 3 heures 30 de l'après-midi. Gomme à San Francisco et à Valparaiso, le feu consomma le désastre. Dans ce cas, comme dans les deux précédents, les ravages ont été énormément amplifiés par le fait que Kingston se trouvait bâtie sur un terrain meuble de sable et de graviers. M^ H, Steffex vient de mettre la chose pleinement en lumière pour Valparaiso 2. Toute cette ville se trouvait établie sur des atterrissements récents ; le quartier principal d'El Almendral, qui a été anéanti, repose sur une sole d'ailuvions qui ne formait au x\iii^ siècle qu'une plage marine inhabitée et l'on a multiplié les terrains rapportés.

Enfin, le 16 avril, la côte SW du Mexique, dans la province de Guerrero, a été à son tour ébranlée : les villes d'Ayutla, Chilpancingo, Acapulco ont plus ou moins sérieusement souffert. On n'a point encore de détails sur cette dernière catastrophe.

Maurice Zimmermaxx,

Professeur à la Chambre de Commerce et Maître de conférences à l'Université de Lyon.

1. M' H. Erd.mann {Die Katastrophe von Mansfeld und dos Problem des Koloradoflusses, Petermanns Mitt., LUI, 1907, 2, p. 42-46; 1 pi. carte à 1 : 1200 000^ assure même qu'au prin- temps et dans l'été de 190G pas une goutte d'eau du Colorado n'a atteint le golfe de Californie ; il déclare que le nouveau tracé du South Pacific, reconstruit depuis la première catastrophe, est encore une fois menacé par le fleuve. Sa carte montre le lac actuel et l'étendue de la dépres- sion où il a chance de s'élargir. Voir encore, sur ce grave événement : Geoy. Journ., XXIX, April, 1907, p. 41G et p. 461.

2. H. Steffen, Vorlaiifiye Mitteilungen ûber dus E rdbebe)i in Mittel-Chile vom /(?. Aiif/ust t906 Zeitschr. Ges^ Erdk. Berlin, 1906, p. 631-639; carte et plan, pi. 9).

V Éditeur-Gérant : Max Leclerc.

Paris. Typ. Pu. Renouard, 19, rue des Saints-Pères 4G827.

pjo 88. XVP année. 15 juillet 1907.

ANNALES

DE

GÉOGRAPHIE

I. GÉOGRAPHIE GENERALE

L'ÉRUPTION DU VESUVE EN AVRIL 190B

Aucun volcan au monde n'a suscité plus d'observations que le Vésuve. Les savants de toutes les nationalités ont contribué à éclairer son histoire; mais la plus large place revient aux savants français, en particulier à Sainte-Claire Deville et à Fouqué.

Actuellement, le Vésuve est, pour ainsi dire, surveillé par M"" Mat- teucci, directeur de l'Observatoire installé à la base du cône volca- nique, et par M'' Mercalli, qui publie des notices très documentées sur la vie quotidienne du Vésuve et des autres volcans de la pénin- sule italienne. M'" De Lorenzo, professeur de géologie à Naples, a exposé aussi, à maintes reprises, des vues originales sur les mani- festations volcaniques du Vésuve et sur leurs causes. Mais c'est encore un savant français, M"" Lacroix, qui a fourni la contribution la plus importante sur la dernière éruption du Vésuve, celle du mois d'avril 190(i, qui fut encore plus remarquable ([ue celle de 1872. M*" Lacroix, dont le nom est lié désormais à l'histoire de la Montagne Pelée, fut chargé par le Ministère de rinslruction publique d'étudier cette éruption. Le choix était d'autant plus heureux que l'éminent professeur du Muséum connaissait déjà non seulement les volcans de l'Italie en général, mais particulièrement h^ Vésiiv(\ Les observa- tions qu'il a faites précisent bien des points obscurs, notanmient en ce qui concerne les avalanches sèches, les coulées boueuses, la pro- duction des minéraux de fiunerolles, etc. Mais elles soûl particulière-

ANN. DK GÉOG. XVl" ANNEE. 19

290 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

ment suggestives sur les causes et les variations des manifestations dynamiques du Vésuve et d'autres volcans.

Il ressort de ses études des conclusions d'ordre général, qui seront fécondes en résultats. Nous allons essayer d'en faire apprécier l'im- portance, en puisant très largement dans ses œuvres ^

Disons d'abord ce que fut l'éruption de 1906. Nous ferons ensuite des comparaisons avec les éruptions antérieures du même volcan et des volcans analogues.

Après la grande éruption de 1872, le Vésuve resta en repos jus- qu'en 1875. De 1875 à 1900, il survint de temps en temps une recru- descence dans l'activité du volcan, pendant laquelle le cône se fendit, la lave s'écoula par des bouches latérales dans différentes directions, en particulier dans l'Atrio del Cavallo, dont le fond tendait à se combler. Pendant ce temps, un cône de scories s'édifiait peu à peu au fond du cratère, et finissait par le dépasser de 15 m. environ.

Vers la fin de mai 1905, un redoublement d'activité se manifesta; il se prolongea jusqu'au début d'avril 1906 et se termina par un de ces violents paroxysmes dont le volcan est coutumier après un repos assez long. Ce paroxysme débuta, les i, 5 et 6 avril, par l'ouverture successive sur le flanc SSE du cône, et à des altitudes de moins en moins élevées (1 200 m., 800 m., 600 m.), de nouvelles bouches qui donnèrent de petites coulées. Le 7, de la bouche inférieure s'échappa un grand torrent de lave qui détruisit une partie du bourg de Bosco- Tre-Case, comblant les rues, envahissant les maisons; il s'arrêta aux portes de Torre-Annunziata.

Enfin, le 8 avril au matin, de fortes secousses séismiques ébranlèrent le sol de toute la région vésuvienne. Le cratère central explosa avec force, et le cône éruptif de cendres et de scories qui s'était formé dans le cratère s'efl'ondra dans ce dernier. La cheminée étant ainsi obstruée, les vapeurs comprimées rejetèrent en l'air le nouvel obstacle, avec des explosions violentes. Toute la journée du 8, eut lieu un phéno- mène grandiose et terrible, sous la forme d'un pin énorme de vapeur et de cendres s'élevant jusqu'à 7 000 m. de haut et produisant des

1. Mercalli, Leruzione vesuviana delV aprile 1906 {Natura ed Arte^ Milano, 1906); Idem, La grande enizione vesuviana [Mem. Pontif. Accad. Nuovl Lincei, XXIV, 1906); Matteugg[, plusieurs notes dans le Bollettino Soc. Sisinol. Ital., Modena, 1906-1907; De Lohemzo, L'éruption du Vésuve et les volcans [Revue du Mois, 1906, II, p. 385-397); A. Lachoix, Sur Véruplion du Vésuve et en parti- culier sur les phénomènes explosifs [C. R. Ac. Se, GXLII, 1906, p. 941-944); Idem, Les conglomérats des explosions vulcaniennes du Vésuve, leurs ^ninéraux, leur comparaison avec les conglomérats trachgtigues du Mont-Dore [Ibid., p. 1020- 1022); Idem, Les avalanches sèclies et les torrents boueux de l'éruption récente du Vésuve [Ibid., p. 1244-1249); Idem, Les produits laviques de la récente éruption du Vésuve [Ibid., GXLIII, 1906, p. 13-18); Idem, Pompéi, Saint-Pierre et Ottajano [Rev. scientifique, LXXIX, 1906, p. 481-489, 519-523, 551-556, 17 fig.); Idem, L'éruption du Vésuve en 1906 [Rev. générale des Sciences, XVII, 1906, p. 881-892, 923-936,28 fig. carte et phot.).

L'ÉRUPTION DU VÉSUVE EN 1906. ^291

éclairs accompagnés de violents coups de tonnerre. Les matières incandescentes lancées par les explosions montaient jusqu'à un mil- lier de mètres et retombaient sur les flancs du cône. Mais c'est presque uniquement le flanc N et NE du Vésuve qui fut atteint. Il y eut, en efl'et, le 8 avril, pendant plusieurs heures, un véritable déluge de lapilli, qui s'abattit sur la section comprise entre Santa Anastasia, San Giuseppe et Ottajano.

A Ottajano, située à o km., les lapilli arrivant sous forme de décharge furieuse s'accumulèrent sur une épaisseur de 0'",70 et tuèrent 80 personnes. Le nombre total des morts, dans les trois localités précitées, fut d'environ 200.

Les cendres légères rejetées par les explosions recouvrirent la campagne d'une couche de 10 à 50 cm. d'épaisseur, franchirent l'Apennin, traversèrent l'Adriatique et atteignirent les Balkans. Pen- dant deux jours et une nuit, des nuages épais de ces cendres, sous la poussée changeante du vent, semèrent autour du Vésuve l'épouvante et la ruine. Toutes les campagnes environnantes étaient recouvertes comme d'un blanc linceul de neige. Peu à peu, les projections dimi- nuèrent d'intensité; elles se produisirent à des intervalles de plus en plus éloignés, et un calme relatif renaquit. Le volcan apparut alors décapité, diminué d'environ 100 m., avec son cratère élargi et appro- fondi, vidé en partie de son contenu par les explosions.

Tels sont, brièvement exposés, les principaux traits de cette érup- tion. Comme celle de la plupart des volcans, elle fut très limitée dans le temps et dans l'espace. Voyons maintenant les conclusions que l'on peut tirer de son étude.

Pour permettre de saisir les variations du dynamisme du Vésuve M' Lacroix fournit d'abord des indications d'ordre général sur les dif- férents modes d'activité dynamique des explosions volcaniques.

Contrairement à l'idée admise par beaucoup de géologues, il ne croit pas que la composition chimique d'un magma fondu exerce une action décisive sur le dynamisme de l'éruption. En se basant sur les observations qu'il a faites au Vésuve, à la Montagne Pelée, etc. il pense que ce (jui détermine la forme du dynarnisine volcanique (les explosions, principalement), ce n'est pas seulemenl la composition chi- mique de son magma, mais surtout l'i'-tat physique ch» celui-ci, sa fluidité ou sa viscosité plus ou moins grande au moment de l'éruj)- tion; de sorte (luiin ci^lain nombre de facteurs piuivent agir assez énergiquement pour permettre à un volcan à lave 1res fusible de se comi)orl('r comme un volcan à lavt^ (jui Tes! peu, ou vice versa.

L'étude du Vésuve va fournir do noni])r(Mix arguments en ùwcuv de cetl(^ thèse.

Les types explosifs les plus communs soni, d'après M' Lacroix, au nombre de (|uah'e :

292 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

Le type hawaïen, réalisé par le fameux volcan du Mauna Loa et du Kilauea, la lave la plus fluide que l'on connaisse coule presque comme de l'eau, sans explosion violente, et aest accompagnée de vapeurs légères.

2<^ Dans le type strombolien , établi par M'" Mercalli, la fluidité du magma est encore très grande, mais moindre que dans le cas précé- dent; l'émission de la lave est accompagnée de violentes explosions, lançant dans l'espace des portions du magma pâteux, qui retombent sur les bords du cratère imparfaitement consolidées et s'y aplatissent, ou planent en l'air sous forme de scories limitées par des surfaces fondues. Ces projections, qui ne constituent qu'un cas particulier des bombes volcaniques, sont incandescentes même en plein jour.

Quand le magma est très visqueux ou même complètement con- solidé, comme à Vulcano [type vulcanien), les bombes ont leur surface couverte de fentes de retrait et présentent cette structure en croûte de pain, dont M"^ Lacroix a observé de si beaux exemples à la Mon- tagne Pelée. Leur centre est ponceux et leur périphérie vitreuse. Sou- vent les projections sont formées par des morceaux du magma, des blocs anguleux, qui peuvent également se fissurer par retrait. En outre, les nuées des projections volcaniques sont constituées par des volutes très denses, à contours très nets, et sont formées par des particules ou de la poussière de roches entièrement consolidées.

Ce type d'explosions est assez fréquent ; on l'observe non seule- ment à Vulcano, dans un volcan trachytique, mais M"" Lacroix en a décrit toutes les phases à la Montagne Pelée, volcan andésitique, et il l'a vu se reproduire au Vésuve, volcan leucitique, au cours de l'éruption qui nous occupe.

4*^ Dans le quatrième type, que M"" Lacroix a en quelque sorte rendu populaire et qui s'est montré si terriblement destructeur à la Montagne Pelée (type peléen), les nuées sont beaucoup plus chargées en maté- riaux entraînés; aussi descendent-elles sur le flanc du volcan avec une vitesse considérable, au lieu de s'élever verticalement. C'est une de ces nuées très chaudes [nuée ardente) qui anéantit la ville de Saint- Pierre en quelques minutes.

Ces types d'explosions ne sont pas toujours aussi nettement tranchés. Il y a entre eux tous les types de transition.

Si nous examinons l'éruption du Vésuve de 1906 à la lumière de ces considérations, nous voyons qu'elle a présenté divers modes d'activité. Après l'émission des coulées de lave, à vitesse assez rapide et à surface hérissée de blocs, qui sortirent par les fentes radiales les 4 5 et 6 avril et envahirent Bosco-Tre-Case, survinrent des pro- jections stroaiboliennes incandescentes, s'élevant jusqu'à 5 km. au-dessus da cratère et donnant l'illusion de véritables fontaines de feu. Puis le 8, après l'efl'ondrement du cône, il se produisit un

L'ÉRUPTION DU VÉSUVE EN 1906. -293

maximum de paroxysme, et l'activité de strombolienne devint vulca- nienne, les projections étant de moins en moins incandescentes et de plus en plus froides. Ce fut le moment de la destruction d'Ottajano. Le volcan rejeta une énorme quantité de matériaux, qui produisirent des avalanches sèches et des torrents boueux dont nous parlerons plus loin.

Si nous considérons maintenant, dans leur ensemble, les éruptions du Vésuve depuis 1631, époque oia commencent les observations pré- cises, jusqu'à nos jours, on peut les diviser en deux groupes : les unes explosives sans épanchement de lave, les autres explosives avec épanchement.

Les premières se produisent d'ordinaire après une période plus ou moins longue de repos. Elles sont caractérisées d'abord par des explosions vulcaniennes, puis par un paroxysme strombolien, et se terminent par de nouvelles explosions vulcaniennes, lançant de grandes quantités de cendres. La célèbre éruption de l'an 79 et celle de mars 1903 appartiennent à cette catégorie.

Dans les éruptions explosives avec épanchement, la sortie de lave est latérale (fréquemment) ou excentrique (rarement). L'éruption d'avril 1906 réalise, comme celle de 1872, le premier de ces cas et termine la période d'activité presque continue du volcan depuis décembre 1875. Elle est caractérisée par un épanchement rapide et court des laves partant des flancs du cône et par de violentes explo- sions vulcaniennes, plus grandes ou aussi considérables que celles de 1779 et de 1822, décapitant le volcan et creusant dans ce dernier une (( caldeira » de 650 m. de diamètre et de 300 m. de profondeur. Puis il y a cessation rapide et complète de l'activité et apparition de « mofettes ».

Les volcans à cratères de la Chaîne des Puys, en Auvergne, ont offert ces deux modes d'activité, qui ont produit des édifices volca- niques variés; mais j'estime que plus du tiers des cendres et des lapilli lancés par les cent bouches éruptives de cette chaîne ont dis- paru, entraînés par l'eau ou par le vent.

Les faits que je viens d'exposer ne sont pas les seuls résultats obte- nus par M'" Lacroix. Ce savant a fait des observations fort intéres- santes sur les avalanches sèches, les pluies de cendres, les torrents boueux et la j)ro(luction des minéraux })ar les fumerolles.

Les avalanches sèches se produisent généralement sur les pontes raides, par décollement d'une partie des bords élevés du cratère, sous le poids (les projections. Ce sont do véritables avalanches, assez com- parables aux avalanches (1(^, utMge, ([uebiuefois très destructives, don- nant naissanci^ à des brèches à éléments très hétérogèn» s et à dispo- sition cha()ti(iu(\ qui ont comblé le fond de l'Alrio de! Cavallo. Ces avalanches creusent des sillons profonds, rectilignes, sur les lianes

294

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

du volcan, qui donne naissance à une surface cannelée du plus curieux effet : l'enveloppe extérieure du Vésuve ressemble alors à celle des volcans bien connus de Java et des Açores.

Les broches, qui se forment comme on vient de l'indiquer, rap- pellent non seulement celles des nuées ardentes des Antilles, mais aussi les brèches trachytiques et andésitiques des volcans du Mont- Dore et du Cantal. Leur étude éclaire vivement la genèse de ces der- nières.

Les chutes de cendres furent si abondantes, en 1906, que le Vésuve semblait couvert de neige.

Des coulées boueuses prirent aussi naissance en maints endroits aux dépens des cendres et des avalanches sèches. Ces diverses forma- tions s'enchevêtrent de mille façons, par suite de ravinements ou de recouvrements successifs, et montrent les difficultés très grandes que présente l'étude des volcans anciens, comme ceux d'Auvergne, l'on rencontre les produits de phénomènes analogues.

L'éruption du Vésuve, en 1906, présenta également des phéno- mènes électriques intenses au moment du paroxysme, et le sol fut secoué violemment dans la région du volcan, mais sans dommage. Il faut signaler en outre le soulèvement de la côte d'environ 40 cm. à Portici.

La fm de l'éruption arriva bientôt et fut caractérisée, comme d'habitude, par l'apparition de mofettes.

L'étude des fumerolles a donné lieu aussi à d'importantes obser- vations. M"" Lacroix a constaté la production, pour la première fois, au Vésuve, de la galène (sulfure de plomb), l'abondance du salmiac (chlorure d'ammonium) et du chlorure de potassium. Ce dernier, comme on l'a constaté généralement, dominait sur le chlorure de sodium, nouvelle preuve en faveur de ce fait que c'est bien le magma profond qui fournit les éléments des fumerolles, et qu'il n'est nul besoin de l'intervention de la mer pour la production des éruptions volcaniques.

Dans une conférence faite à Paris, et publiée dans la Revue scienti- fiquey W^ Lacroix a fait des comparaisons très suggestives sur la des- truction de cités désormais célèbres : Pompéi, Saint-Pierre et Otta- jano. Nous ne pouvons mieux faire que de citer ses conclusions^ :

« L'anéantissement total de Saint-Pierre et de tous ses habitants par une nuée ardente, descendant directement du sommet du volcan dans la plaine en roulant sur le sol et constituant l'acte unique, presque instantané d'un paroxysme, reste sans analogue.

« La destruction de Pompéi et d'un vingtième au plus de ses habi- tants est le résultat d'un phénomène différent, ayant eu une durée

1. Revue scientifique, art. cité, p. 556-557.

L'ÉRUPTION DU VÉSUVE EN 1906. 295

relativement longue (quelques jours) ; c'est un ensevelissement pro- gressif par des projections lancées dans l'espace, et retombées à la surface du sol à la façon de la grêle ou de la pluie...

« Ainsi, d'un côté, presque instantanéité de la destruction sous l'influence de matériaux brûlants, violentes actions mécaniques s'exerçant dans une direction horitonzale, sans aucun mouvement du sol; de l'autre, écrasement lent, ensevelissement progressif par des matériaux froids, actions mécaniques s'exerçant de haut en bas, aidées par des tremblements de terre, tels sont les caractères différentiels de ces deux phénomènes destructeurs... » Le premier cas est celui de la Montagne Pelée; le second, celui de Pompéi et d'Ottajano.

<( A côté de ces différences, il faut cependant relever, dans les trois cas, une particularité commune, qui présente un intérêt général au point de vue vulcanologique.

« La zone ravagée par ces trois éruptions consiste en un secteur dissymétrique, n'intéressant qu'une partie seulement du massif vol- canique.

« Le jet destructeur... est sorti non pas d'une de ces ouvertures orientées verticalement, dont on se plaît généralement à admettre l'existence dans un volcan en éruption, mais d'une bouche orientée obliquement. »

Tels sont les résultats des travaux de M'' Lacroix. Ils sont parti- culièrement remarquables, car ils ouvrent des horizons nouveaux aux géologues et aux géographes, et apportent de la netteté dans certains chapitres de l'histoire du volcanisme, sur lesquels on n'avait jus- qu'ici que des idées vagues. Les savants devront donc en tenir grand compte, aussi bien dans l'étude des volcans actuels que dans celle des volcans anciens.

Pu. Glangeaud,

Professeur do Géologie à l'Université do Clerniont-Forrand..

296

M. GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE AUTOUR DE PARIS ET DANS LE MORVAN

Premier article (Photographies, Pl. VI)

Après la Bretagne et les Cévennes, nos étudiants-géographes ont été conduits cette année dans le bassin de Paris*. En huit journées bien remplies, ils ont visité d'abord les environs de Paris, puis, par Montereau et la vallée du Loing, ils se sont acheminés vers la Loire et le Morvan parla Puisaye, les plateaux calcaires des environs de Cla- mecy et la plaine liasique du Bazois. Le programme comprenait ensuite la traversée du haut Morvan de Château-Chinon à Autun, celle de la région plane d' Autun à Avallon par Saulieu, enfin l'étude de l'enveloppe jurassique du Morvan et la visite du plateau d'Alise, qui, outre son intérêt historique, offre un excellent spécimen des plateaux découpés de l'Auxois.

Cet itinéraire nous mettait en présence de nombreux sujets d'études. Il eût fallu pouvoir leur consacrer plus de temps. Une cara- vane même bien entraînée, comme l'était la nôtre, n'a pas la liberté d'allures du voyageur qui observe tout à loisir. J'espère cependant que de ces journées passées loin des livres, en pleine nature, dans des régions avec lesquelles beaucoup n'étaient pas familiers, nos étudiants auront tiré profit. Je voudrais simplement dégager et noter ici quelques- uns des enseignements de notre voyage.

I

La topographie de la région parisienne est très simple dans ses grandes lignes : c'est une topographie de plateaux découpés par l'éro- sion. La statigraphie en est complexe. La région parisienne, au début

1. Celte excursion, qui a duré du li au 21 mai 1907, est la troisième de celles qui ont été organisées pour les étudiants-géographes de nos différentes Universités. Voir, pour les précédentes : Annales de Géographie, XV, 1906, p. 70-71, 376-379.

EXCURSIOiN GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE. :297

des temps tertiaires, fut un véritable golfe des mers du Nord, une sorte de Zuiderzee tantôt envahi par la mer, tantôt transformé en lagune ou en lac d'eau douce. Il en résulte une succession assez com- pliquée de couches qu'il est nécessaire de rappeler tout d'abord*.

Sur les inégalités du sol de craie, la mer commence par déposer les sables thanétiens, dits de Bracheux, qui n'atteignent pas au Sud la latitude de Paris. A cette première avancée succède un régime de lagunes : argiles du Soissonnais, beaucoup plus étendues vers le Sud, reposant à Paris directement sur la craie. La mer revient avec les Sables de Cuise (Yprésien), puis les dépôts puissants du Calcaire gros- sier (Lutétien), lagunaires à leur partie supérieure-. Nouvelle avancée de la mer avec les Sables de Beauchamp. Mais le régime lagunaire s'établit de nouveau, correspondant à l'étage des calcaires marneux de Saint-Ouen. L'évaporation produit alors les puissants dépôts de gypse qui atteignent leur plus grande épaisseur à Argenteuil et à San- nois. Ces formations gypseuses, très localisées, ne dépassent guère au Sud les vallées de la Marne et de la Seine. Elles sont remplacées vers l'Est, entre la Marne et la Seine, par un autre dépôt : les calcaires lacustres ou travertins de Champigny. Gypses et travertins sont recouverts par d'épaisses couches marneuses : marnes supragypseuses, marnes vertesqu'onrapporte à l'Oligocène et dont nous verrons le rôle très important comme niveau d'eau. A cette phase lagunaire succède une phase franchement lacustre. Un grand lac d'eau douce se forme sur la Brie, s'étendant au Sud jusqu'à la Loire, mais ne dépassant pas vers l'Ouest le méridien de Paris. L'extension du Calcaire de Brie en marque les limites. Une dernière avancée de la mer amène les sables stampiens, dits de Fontainebleau. Puis, de nouveau, prévaut le régime lacustre. Mais, cette fois, le lac de Beauce a son centre plus à l'Ouest et au Sud. Il communique avec les autres cuvettes lacustres qui occupent la surface très déprimée du Massif Central, et c'est dans la direction de la basse Loire que le lac de Beauce se vide, laissant la région parisienne dédnitivement émergée.

Dans cet ensemble, trois assises surtout sont résistantes et déter- minent la forme de plat(\au : le Calcaire grossier, le Calcaire de Brie

1. Consulter les cartes lopop'apliiqucs et géologiques à 1 : 80 000. feuilles n"" 48 {l'dfts), ()5 {Mclun , SO [Fon/dinehlcau), 81 (8e/Ks\ ou mieux eneore,i)Our les environs iuuuédials de Paris, la carie géoluy^ique à 1 : 40 000. /*(//v\v <>/ ses environs, publiée par le Service de la Carte géologique, etsoneonHnentaircparlî.-F. Doli.kis, Notice sur une NoureUe Carie Géolo;/i(jue des environs de lUiris .Contjrès Géoloi/ique Internolional. Compte liendu de la :>' session, lierlin /cs\sV). lîerlin, 18S8. in-8. p. ;>8- 220). Voir aussi lu nouvelle carte à 1 : oOOOO, par courbes de niveau, publicc jKir le Service géographi(|ue de l'.Vrniee.

2. ]jO nom de Calcaire grossier répond bien in.ii à ras[»tMt de cette roche, tlont les bancs é|)ais fournissent la plus belle pierre de conslniction de la rciiion pari- sienne. Seuls, les bancs sui)erieurs, les caillasses, n'ont p;is celte régulante et celte consistance.

298 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

et le Calcaire de Beaiice *. Mais ces trois formations ne se superposent pas exactement. Par suite du relèvement postérieur des couches vers le Nord, vers l'Est et vers l'Ouest, le Calcaire de Beauce n'existe plus qu'à Tétat de l-ambeauxau Nord de la Seine. La plate-forme n'est con- tinue qu'au Sud du fleuve. Le Calcaire de Brie n'apparaît également qu'en lambeaux au Nord de la Marne. On a vu qu'il ne dépassait pas vers rOuest le méridien de Paris. De sorte que la région parisienne est constituée dans ses grandes lignes, au Nord de la Seine et de la Marne, par le Calcaire grossier; entre la Marne et la Seine, par le Cal- caire de Brie; au Sud de la Seine, par le Calcaire de Beauce. Entre ces trois étages rigides qui empiètent l'un sur l'autre comme les lames d'un éventail entr'ouvert, les couches marneuses et surtout les sables ont fourni une proie facile à l'érosion.

Il faut encore, pour expliquer certains détails de la topographie, tenir compte des plissements, d'ailleurs très peu prononcés, simples ondulations qui ont affecté toutes ces formations. Orientés du NWau SE, ils ont imposé le plus souvent leur direction aux rivières-.

Le programme de la première journée comprenait, au Sud de Paris, l'étude des différents stades de creusement de la vallée de la Seine, celle du plateau de Yillejuif, de la vallée de la Bièvre, des plateaux qui dominent Palaiseau et Orsay et de la vallée de l'Yvette.

Le point de départ était Ivry. La gare (le Chevaleret) et la plus grande partie de la ville sont construites sur des alluvions anciennes de la Seine, qu'on peut facilement étudier, plus en amont, dans les vastes sablières d'Ablon, en face de Villeneuve-Saint-Georges. On y trouve en abondance des silex provenant de la désagrégation de la craie de Champagne, des débris de meulière, des granités et des por- phyres apportés du Morvan par l'Yonne et ses hauts affluents. Cette terrasse est à une altitude de 30 à 35 m., très peu au-dessus du niveau de la rivière actuelle. Elle porte les bas quartiers de Paris 3.

En traversant Ivry d'Est en Ouest, on atteint, après une montée d'une trentaine de mètres, un second plateau très régulier, recouvert de limons. C'est une terrasse correspondant à un stade plus ancien du

1. Je ne tiens pas compte du Calcaire de Saint-Ouen, souvent marneux, qui n'est séparé du Calcaire grossier que par les Sables de Beauchamp et peut être consi- déré comme formant avec lui une même masse résistante.

2. Voir G. -F. Dollfus, Relations entre la structure géologique du bassin de Paris et son hydrographie {Annales de Géographie, IX, 19u0, p. 313-339, 413-433, 2 fig. ; carte à 1 : 1500 000 pi. x).

3. L'âge de cette basse terrasse a donné lieu à des discussions. On trouve en eliet, à ce niveau, dans les environs de Paris, et notamment dans les graviers de Ghelles qui ont fourni de si précieux documents à la préhistoire, VElephas antiquus (faune de climat chaud, Quaternaire inférieur) et les silex taillés chelléens au- dessous d'une zone à Elephas prifitigenius (Mammouth, faune de climat froid. Qua- ternaire moyen), elle-même surmontée d'une faune plus récente encore {Bos,Equus, Cervus). Il faut donc admettre que la vallée était déjà creusée, au début du Quater- naire, jusqu'au niveau actuel, et qu'il y a eu ensuite remblaiement.

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INÏERUiNIVERSITAIRE. 59»

creusement de la vallée ^ Il est facile de constater, dans les carrières voisines du cimetière de la commune d'Ivry, l'importance du travail accompli par les eaux. Le creusement s'est opéré jusqu'au niveau du Calcaire grossier, qui forme le soubassement de la terrasse. La surface en est ravinée et couverte d'alluvions. C'est un vrai lit de rivière qu'on a sous les yeux, à la partie supérieure de ces carrières. Les alluvions, presque exclusivement composées de débris de silex aux angles très émoussés, ne peuvent pas être confondues avec celles de la terrasse inférieure.

Le village très ancien d'Ivry, comme celui de Vitry qui est un peu plus au Sud, était établi sur la pente de ce petit plateau, à proximité des terres à limon qui le recouvrent et qui d'ailleurs descendent par endroits jusque sur les alluvions de la terrasse la plus basse. Mais ce qui a déterminé la position de ces localités, c'est le niveau d'eau, au contact du Calcaire grossier et des argiles. L'argile affleure dans Ivry même, au pied de la terrasse calcaire. Le petit village primitif est devenu aujourd'hui une véritable ville qui s'étend jusqu'à la Seine, et le plateau s'est couvert d'usines.

La terrasse de 60 m. se retrouve en face d'Ivry, de l'autre côté de la Seine. Le bois de Vincennes en occupe presque toute l'étendue. En aval de Paris, elle correspond au plateau d'IIerblay et de Conflans- Sainte-Honorine et à la partie moyenne de la forêt de Saint-Germain.

En traversant le plateau d'Ivry, on aperçoit, à un niveau plus élevé, Une autre terrasse qui se termine à Villejuif. C'est la terrasse du Cal- caire de Brie, qu'on voit affleurer dans la tranchée de la grande route de Paris à Fontainebleau, avant d'arriver à Villejuif, et sous la colonne qui s'élève à gauche de la route, à l'entrée même du village. Cette colonne conserve le souvenir d'un événement auquel un géographe ne saurait rester indifférent. Elle marque l'emplacement d'une des extré- mités de la base mesurée en 1666 à la demande de l'Académie des Sciences par l'abbé Picard, pour la détermination de la longueur du degré terrestre-.

1. La teiTasse (rivi-y (60 m.) date du Quaternaire inférieur, peut-être même du Pliocène supérieur. M"" A. Laville a sif^nalé en etVet récemment la découverte au même niveau, sur le territoire de (îentilly, d'une molaire (Vl'!lepli(i^ mcridionalis, l'ancêtre de HUep/ias (tiili(juus. Voir A. Lavillk, Le l'iiochie e( l'EU'plina mer'ulio- ■^lalis dans le bassin de Paris {Feuille des Jeunes 7ialuralistes, II, août VMiW M' .M. BouLK [L'Ant/iropoL, XVII, 1906, p. 586) fait observer que cette trouvaille aurait besoin d'être conlirmée par d'autres. Il se pourrait que cette molaire pro- vint du remaniement d'un gisement plus ancien. On trouve généralement à ce niveau la faune de VElephas ^f/*//7»//.s- (MontreuiP. Le creusement s'i'st donc (>IVcctué surtout au Quaternaire inférieur, mais il s'est poursuivi assez rapidement jus- qu'aux plus bas niveaux, avant le remblaiement qui n'a recouvert «pic les parties les plus basses. Cette histoire est cnconî loin d'être établie avec précision.

2. La bas(^ fut mesurée entre le Moulin dt; Villejuif. ((ui devait se trouver à cet emplacement , et lui pavillon situe au-dessus «le Juvisy. La cidoune actuelle date

300 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Mais avant d'atteindre cette troisième terrasse, située à 30 m. environ au-dessus de celle d'Ivry, l'attention est attirée par les tui- leries et autres fabriques de poteries, qui occupent le pied de la terrasse de Villejuif, et par les carrières de limon qu'on y exploite. Nulle part, aux environs de Paris, la couche de limon n'est plus épaisse que sur ce flanc de coteau. Comme le loess de Chine, il se dé- coupe en parois verticales, l'on peut facilement observer cette for- mation si remarquable et si homogène. On y retrouve les différents étages qu'on a distingués dans les limons du Nord de la France, étages séparés par de petits lits de cailloux, les seuls qu'on rencontre dans toute la masse (pi. VI). Ils correspondent évidemment à une phase de ruissellement plus humide, tandis que les couches intermédiaires pro- viennent surtout de dépôts éoliens corres})ondant à des périodes plus sèches.

Le village de Villejuif est à l'altitude de 109 m. environ. Le point culminant du plateau, un peu à l'Ouest, est à 120 m.; mais il ne dépasse pas en général 90 m. 11 est en effet recouvert à cette extré- mité d'une épaisseur assez considérable de Sable de Fontainebleau, qu'on exploite dans les carrières voisines de la Redoute des Hautes- Bruyères. Le nom est significatif : il montre qu'il devait y avoir des espaces stériles correspondant à raffleurement du sable. Tout le reste du plateau est entièrement couvert de limons, ce qui explique, avec son isolement relatif, qu'il soit resté jusqu'à présent une région de cultures. « Plaine fertile comme petite Beauce », disait un ancien géo- graphe. C'est en réalité, sur la rive gauche de la Seine, une annexe de la Brie, et les villages y ont conservé, malgré le voisinage de Paris, leur caractère agricole.

On chercherait en vain sur le plateau de Villejuif les anciennes alluvions de la Seine; mais on les trouve au même niveau de l'auln; côté du fleuve, à la bordure de la Brie. Elles forment en particulier le sous-sol de la foret de Sénart. Ce sont des silex très roulés avec de petits cailloux de quartz. On n'y a pas jusqu'à présent trouvé de fos- siles; on peut cependant en toute certitude les considérer comme pliocènes^

Du plateau de Villejuif la vue s'étend au loin sur Paris et sur la vallée de la Bièvre. Mais en face, à un niveau supérieur, l'horizon est barré par une dernière ligne de coteaux boisés. C'est l'étage du Cal- caire de Beauce, reposant sur l'épaisse formation des Sables de Fon- tainebleau. Leurs pentes, ravinées par les petits cours d'eau qui des- cendent à la Bièvre, sont découpées en promontoires allongés : Sceaux et Fontenay se font face sur deux de ces promontoires. Bien que le

de l'époque Jacques Cassim procéda à la vérification de cette mesure (1740). L'inscription qu'elle portait a disparu.

1. Voir la légende de la Carte géologique, feuille G5 (Meliin).

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE. 301

sol y soit de sable, l'alimentatioii en eau y est assurée par les couches marneuses qui sont à la base. Plus bas, en regardant vers Paris, on aperçoit très bien la terrasse du Calcaire grossier dans laquelle s'est creusée la vallée de la Bièvre, en suivant l'approfondissement de la Seine qu'elle vient rejoindre à Paris même. Arcueil et Gentilly sont au niveau d'eau des argiles, comme Ivry et Vitry. En descendant du plateau de Villejuif sur la vallée de la Bièvre, on peut voir le Cal- caire grossier à nu dans les nombreuses carrières qui l'entaillent et, à sa base, les argiles également exploitées.

Le chemin de fer, que nous prenons à Laplace pour nous conduire à Palaiseau, nous permet de suivre la vallée de la Bièvre jusqu'à Massy. A droite se profile la plate-forme rigide du Calcaire de Beauce, couronnée par le bois de Verrières, mais à gauche la pente du plateau de Villejuif s'adoucit, les formes topographiques deviennent plus molles. C'est qu'en effet la position de Villejuif est voisine du sommet d'un pli anticlinal dirigé E-W. Les couches plongent de part et d'autre. Très rapidement le Calcaire grossier s'enfonce et disparaît vers le Sud. La terrasse d'Ivry qu'il supporte ne se poursuit pas au delà de Vitry. Dans la vallée de la Bièvre, elle n'existe plus en amont d'Ar- cueil. C'est dans les couches peu résistantes, intermédiaires entre le Calcaire grossier et le Calcaire de Brie, que la vallée est creusée jusqu'à Massy ; aussi les pentes sont-elles beaucoup moins prononcées. Le plateau supérieur forme à Palaiseau un superbe promontoire, dominant de plus de 50 m. la terrasse de la Brie, de plus de 100 m. la vallée de l'Yvette, qui s'élargit rapidement dès qu'elle n'est plus em- prisonnée entre les pentes très raides du plateau. Ces pentes sont en effet découpées dans toute l'épaisseur des Sables de Fontainebleau, supportant la table résistante des meulières de Beauce, car ce n'est pas sous la forme d'une nappe calcaire continue que ce niveau de la Beauce apparaît dans toute la région parisienne. Au Nord de la Beauce proprement dite, le calcaire a subi une transformation pro- fonde : l'étage n'est plus constitué, le plus souvent, que par un lil d'argiles enveloppant ces blocs de pierre caverneuse et siliceuse qu'on désigne sous le nom de meulière'. L'ensemble est sulTisam- ment résistant pour maintenir les sables ; mais il est tout à fait im- perméable. Sans les limons qui le recouvrent, il serait impropre à toute culture; ils font défaut, seule la forêt peut s'établir, forôt à essences silicicoles : chênes, châtaigniers, avec, comme sous-bois. In

1. La meuliôro est le résultat d'une décaleilication plus cm moins complète du Calcaire de Beauce et d'une substitution partielle de la silice au calcaire. Plus ce processus est avancé, plus la meulière est caverneuse el siliceuse, et plus les marn(»s et les ar^Mles mises en liberté par la dccalcilication sont abondantes. La meidière, lèj^èn; et résistante, est la pierre de construction par excellence de toute la banlieue parisienne, Klle est aussi employée à Paris pour toutes les parties des constructions non architecturales.

30^2 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

fougère, la digitale, les ajoncs et les genêts. Le limon ne manque heureusement nulle part sur la plate-forme régulière du plateau de Palaiseau; c'est un pays de grande culture, comme en témoignent les belles fermes établies sur ses bords. Le drainage y a remédié presque partout à l'humidité excessive du sous-sol.

Si du promontoire de Palaiseau, ou mieux encore des hauteurs qui sont en face, de l'autre côté de l'Yvette, on examine le pays au Sud et à l'Est, le regard est attiré par une série de buttes arrondies dominant le plateau de Calcaire de Brie. La plus rapprochée de Palaiseau, la Butte Chaumont, est aussi la plus élevée. Elle atteint 138 m. C'est un peu moins que le promontoire de Palaiseau; c'est beaucoup plus que le plateau qui la supporte. Cette butte est un témoin du plateau supérieur, découronné de sa couverture d'argile à meulières. Elle est tout entière constituée par le Sable de Fontainebleau et n'a pu se maintenir ici que grâce à quelque lambeau de la couche supérieure enlevé depuis par l'érosion. Entre la Butte Chaumont et le promon- toire de Palaiseau se creuse une dépression s'est logé le vieux village de Palaiseau, aligné sur plus d'un kilomètre, le long de la route de Paris à Chartres. Cette dépression correspond au point les deux rivières de la Bièvre et de l'Yvette se rapprochent le plus l'une de l'autre. La vallée de l'Yvette est à peu près alignée suivant la direction des plissements; celle de la Bièvre Test également dans son cours supérieur, mais brusquement, en amont de Massy, elle tourne au Nord pour aller à la Seine. Il y a toute apparence qu'elle fut autrefois un affluent de l'Yvette et qu'elle a été captée par un petit affluent de la Seine, poussant sa tête, à mesure que s'approfondissait la vallée principale. La capture est évidemment très ancienne, le seuil de partage entre les deux vallées est à 98 m., à 50 m. exacte- ment au-dessus du niveau de l'Yvette à la hauteur de Palaiseau, à 38 m. au-dessus de celle de la Bièvre en face de Villaine. Toute trace du passage a disparu dans les sables meubles. Depuis la coupure, chaque rivière a continué à travailler, mais FYvette s'est approfondie plus vite que la Bièvre, un peu plus éloignée à Massy de son niveau de base.

La descente est très brusque entre le rebord du plateau et Orsay; la raideur de la pente est exagérée ici par la consolidation en grès de la partie supérieure du Sable de Fontainebleau. Des blocs détachés de la masse ont roulé jusque dans la vallée. Le contraste surtout est sai- sissant entre les cultures de céréales du plateau et les champs de légumes et de fraises, les vergers et, plus bas, les jardins qui garnissent tout ce versant bien exposé au soleil. Le sol de sable était bien pauvre ; à force de fumures, on est arrivé à le rendre très productif dans toute cette vallée qui vit de la culture maraîchère. L'autre ver- sant, exposé au Nord, a gardé presque partout ses bois et ses taillis;

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE. 303

c'est V adroit et Vhubac des vallées de montagnes. Établi sur les marnes vertes, le fond de la vallée est très humide. Le niveau d'eau, signalé par une végétation plus abondante, est un peu plus élevé. Il est à la base des sables, au contact des marnes à huîtres. Tous les groupes d'habitations de la vallée se sont placés sur cette ligne de sources.

Nous avons traversé Orsay et suivi la route qui monte au Sud. C'est la même région de grandes cultures que nous retrouvons ici, avec des horizons plus lointains encore. Quelques arbres, des fermes isolées, dont les hautes cheminées décèlent des distilleries de bette- raves, attirent seuls le regard.

Nous revenons vers le bord du plateau pour visiter, au-dessus d'Orsay, une des plus importantes carrières de grès de la région. Le grès forme là, à la partie supérieure des sables, une nappe épaisse de plusieurs mètres, d'une éclatante blancheur. Mais la surface, loin d'être horizontale, est toute mamelonnée de protubérances (pi. VI). Bien des problèmes, qui ne sont pas tous résolus, se posent au sujet de ces grès. Ils ne forment pas de bandes continues, mais des lentilles toutes alignées dans la même direction, très voisine de celle des plis- sements tertiaires K La raison d'être de cette disposition nous échappe. Du moins M"" Cayeux, dans une récente étude, a-t-il pu expliquer leur genèse. Il a montré que ce sont d'énormes concrétions résultant de la substitution de la silice contenue dans des nappes d'infiltration aux sables calcaires plus abondants dans certaines parties de la masse-. Les grès n'atteignent pas la partie supérieure du plateau. Au-des- sus d'eux nous retrouvons les meulières; mais leurs blocs sont dissé- minés cette fois au milieu de sables granitiques grossiers, de couleur rougeàtre, entremêlés de petits lits d'argile grise, disposés au hasard. Cette formation, dite des Sables de Lozère, a depuis longtemps attiré l'attention. On sait maintenant qu'elle fait partie d'une longue traînée qui, du Massif Central, s'étend jusqu'à l'embouchure de la Seine ^ Ce sont les plus anciennes alluvions dont nous puissions retrouver la trace dans le bassin de Paris. Elles marquent le passage de courants d'eau qui descendaient du Massif Central, ravinant le Calcaire de Beauce et les meulières. Ces sables ont participé aux mouvements qui ont ondulé les couches tertiaires parisiennes; ils remontent donc jus- qu'à l'époque miocène. La direction de ces eaux sauvages n'a pas été sans relation avec certaines })arties du cours de la Loire et de la Seine; elles diffèrent cependant trop de nos lleuves actuels pour en

1. La nouvelle édition de la Carte j,'éologique, leuille Gj ,Mi'lnn\ indique par un (Iguré spécial les endroits le sable est consolidé en grès.

2. L. Cayeux, Slrucliire et oriç/ine <fes </rès du Tertiaire parisien [Études des (jUes minéraux de la France) (Paris, Impr. Nat., 1906), p. 03 et siiiv.

3. Voir (î.-F. DoLi.Ki's, lielations entre ia structure (féologique du Imssin de Pari^ et son hydroiiraplUe [Annales de Géographie, IX, 1900, p. 321^.

304 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

être considérées comme les ancêtres directs. L'histoire des érosions de la Seine dans la ré^^ion parisienne ne remonte pas au delà du Pliocène.

II

Notre seconde journée d'excursion nous a mis en présence, au Nord-Ouest de Paris, d'aspects très dill'érents de ceux de la veille. Au Sud, c'étaient des plateaux profondément entaillés par les vallées ; au Nord, par suite du relèvement des couches, le démantèlement a été poussé beaucoup plus loin. Deux niveaux résistants seulement sont superposés l'un à l'autre à l'Ouest du méridien de Paris : le Calcaire grossier et les meulières de Beauce. Le premier sert de soubassement général à toute la région et n'est entaillé que par la Seine et l'Oise ; le second a presque complètement disparu et n'est plus représenté qu'au sommet d'un petit nombre de collines, alignées toutes suivant la direction des plissements ^ Nous avons gravi deux d'entre elles : la butte de Sannois et les hauteurs de l'Hautie.

La constitution géologique de la colline de Sannois-Cormeilles montre bien que c'est une butte-témoin du plateau supérieur. On ne voit pas à Sannois ou à Argenteuil le Calcaire grossier : il est à peu de distance en profondeur. Mais sur la berge de la Seine, près du pont d'Argenteuil, affleure le Calcaire de Saint-Ouen. Vient ensuite la puissante assise du gypse. Il atteint en ce point sa plus grande épaisseur. Les carrières d'Argenteuil et de Sannois entament sur plus de 40 m. le flanc de la colline et le mamelon voisin d'Orgemont est déjà presque à moitié détruit. Tout ce coin de banlieue est le pays du plâtre. La route de Sannois est bordée d'usines. Sur cette énorme masse du gypse reposent les marnes supragypseuses, les marnes vertes, toute une série de couches imperméables que signale l'abondance de leur végétation, puis les Sables de Fontainebleau et, couronnant le tout, plus ou moins bien conservées, les meulières de Beauce. Telle est la constitution de toutes les hauteurs qui se succèdent paral- lèlement entre la Seine et la forêt de Chantilly : butte de Sannois- Cormeilles, petit massif de Montmorency, hauteurs de la forêt de risle-Adam et de la forêt de Carnelle-. La seule différence est dans l'épaisseur du gypse, qui diminue en allant vers le Nord. Visiblement,

1. Le sommet de la butte de Gormeilles correspond à un synclinaL II est pro- bable qu'il y a une relation entre ces buttes et les ondulations qui ont affecté tout le bassin de Paris. Le Calcaire de Beauce n'a pu se maintenir à leur sommet que parce qu'il occupait une position relativement inférieure. On aurait donc un phénomène d'inversion de relief.

2. L'alignement de ces quatre buttes parallèlement les unes aux autres pourrait s'expliquer peut-être par une intlexion des axes de plissement suivant une direction perpendiculaire.au plissement lui-même.

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIYERSITAIRE. 305

ce sont les vestiges du plateau supérieur découpé et démantelé par les eaux. Quand on examine, du haut de la butte de Sannois, la dé- pression qui la sépare du massif de Montmorency, rien ne la dis- tingue comme aspect de la vallée de la Seine qui est au Sud. Et c'est bien, en effet, une vallée qu'on a sous les yeux, mais une vallée ancienne, du niveau de la terrasse d'Ivry. Les alluvions en occupent encore la partie orientale et l'on suit très bien sur la carte, toujours au même niveau, leur large traînée, qui, par le Nord des hauteurs de Montfermeil et de Vaujours, va rejoindre la Marne en aval de Meaux.

Le limon très sableux qui s'étale sur les flancs des hauteurs de Sannois et de Montmorency a fait de cette petite région un centre re- nommé de cultures maraîchères. L'asperge d'Argenteuil a une réputa- tation bien établie. Les arbres fruitiers, les cerisiers surtout, forment de loin comme un taillis continu : rien déplus gracieux que ce paysage lorsque au printemps toute cette végétation est en fleurs. Les flancs exposés au midi sont particulièrement favorisés : la figue y mûrit et a longtemps fait prime aux Halles de Paris.

L'activité est grande dans ce coin de terre : les villages y sont nombreux. A flanc de coteau, au niveau d'eau des marnes, se suc- cèdent de très vieilles agglomérations : Cormeilles, Montigny, et, en face, Montmorency, Andilly, Saint-Prix, Taverny K Mais l'attirance des routes et surtout des chemins de fer les fait descendre dans la plaine, et c'est dans la plaine que sont les centres les plus importants : Argenteuil, Enghien, véritables villes que gagne de plus en plus l'émi- gration parisienne.

Le chemin de fer de Paris à Mantes par Argenteuil suit, au milieu des vergers, les premières pentes de la colline de Cormeilles. A flanc de coteau s'ouvrent encore des carrières de gypse. Puis la voie ferrée se rapproche de la Seine et atteint au delà d'ITerblayla surface du Calcaire grossier, qu'elle entaille en tranchée sur les deux rives de l'Oise. La traversée de la rivière, tout près de son confluent, montre l'impor- tance qu'elle a prise dans la navigation intérieure de la France. Par arrivent en Seine tous les bateaux amenés par les canaux du Nord. Le pont de Fin-d'Oise est une escale se pressent en rangs serrés péniches et remorqueurs.

La ligne contourne ensuite le promontoire terminal de THautie. Ce petit massif, allongé entre la Seine et l'Oise, est un des plus élevés de la région parisienne : il atteint ititi m. à la pointe Sud, 175 m. plus au Nord. La succession des couches est plus complète ici qu'à San- nois. Elle va du Calcaire grossier, dont on peut voir une carrière à Andrésy, au voisinage de la Seine, jusqu'aux meulières de Heauotv La

1. Voir IV \ii)M, DE LA Hlaciie, Tableau de la Géographie de la France, p. 1.10.

ANN. DE GKOC. XV^ ANNKE. 20

306 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

couche de gypse est assez puissante encore pour donner lieu à de profondes exploitations souterraines. Parfois leur toit s'effondre, de vastes excavations circulaires se produisent oii la meulière et le sable se précipitent, souvent avec des arbres entiers. Tout le revers Sud de l'Hautie est jalonné par ces dolines artificielles.

Nulle part, peut-être, on n'observe une dépendance plus étroite des groupements humains par rapport aux lignes de sources que sur les flancs de ce massif. A mi-côte, au niveau des marnes vertes, se succè- dent les hameaux ou les villages de Boisemont, Écancourt, Chante- loup, Pissefontaine, Cheverchemont ; en bas, sur le Calcaire grossier, à proximité des argiles qu'atteignent des puits peu profonds, ceux de Jouy-la-Fontaine, Jouy-le-Moutier, Glatigny, Maurecourt, Andrésy, Denouval, Triel, Vaux, et plus loin Meulan^

Au-dessus, couronnant tout l'ensemble, les meulières forment un plateau régulier. Presque complètement transformées en argiles, elles ne peuvent convenir qu'à la forêt. Il faut avoir parcouru après une forte pluie ces taillis changés en marécages pour se rendre compte de l'imperméabilité du sol. Seules quelques plaques de limon ont été mises en culture.

D'en haut la vue est très belle. Vers le Sud, barrant l'horizon, la ligne régulière des collines boisées qui dominent Médan, Poissy, Saint-Germain, laisse deviner leur relief tabulaire. Plus près, les grands méandres de la Seine étalent leur balancement régulier. Ils sont creusés dans l'épaisseur du Calcaire grossier et leur rive concave y découpe une petite berge abrupte. Il faut admettre que, à l'époque le fleuve coulait sur la terrasse d'Ivry, un relèvement de son niveau de base, ou, ce qui revient au même, un affaissement du centre de la cuvette a diminué sa pente et ralenti son cours. Alors se sont dessi- nées, dans une vallée trop large, ces grandes oscillations, qu'un abais- sement du niveau de base a ensuite approfondies et accentuées encore. Vers l'Est, comme sur un plan en relief, se dressent la butte de CormeiUes et le massif de Montmorency. Dans le fond, encadrée par le Mont Valérien et par les hauteurs de Montmartre, de Befleville et de Ménilmontant, autres témoins laissés par l'érosion, c'est toute l'étendue de Paris.

III

Il nous restait à voir la partie orientale de la région parisienne : nous l'avons rapidement examinée au passage en allant à Montereau.

Au sortir de Paris, le chemin de fer de Lyon traverse une zone le déblaiement par les cours d'eau a été remarquablement intense.

1. P. Vidal de la Blache, Tableau de la Géographie de la France, p. 134 et 135.

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE. 307

C'estlàquelaMarne vient rejoindre la Seine. Le confluent s'est déplacé bien des fois. La carte géologique montre d'anciens lits à peine asséchés et la topographie laisse deviner des méandres plus vigou- reusement accusés que ceux d'aujourd'hui*. L'érosion trouvait, en effet, en ce point des conditions particulièrement favorables. Nous savons qu'un pli anticlinal E-W passant à peu près par Ivry relève les couches, qui plongent à partir de de part et d'autre. Une fois atteint, à Ivry, le niveau de 60 m., l'érosion y rencontrait l'étage résistant du Calcaire grossier. Elle n'a pu y creuser qu'une vallée assez étroite : il n'y a pas deux kilomètres entre la terrasse d'Ivry et celle de Vincennes. C'est en amont de cet étranglement que se trouve le confluent actuel. Mais plus au Sud, par suite de la plongée des couches, les deux rivières ne rencontraient que des terrains tendres, dans lesquels elles ont travaillé tout à leur aise. Seul le travertin de Champigny leur opposait un nouvel obstacle : la Seine l'a traversé à Villeneuve-Saint-Georges dans un nouvel étranglement.

Le chemin de fer atteint à Villeneuve le pied du plateau de la Brie, et, pour éviter des pentes trop raides, il y pénètre par la petite vallée de l'Yerres. La traversée, entre Brunoy et les environs de Melun, donne une idée suffisante de la Brie, du moins dans ses parties les plus riches. Comme le Calcaire de Beauce, le Calcaire de Brie est le plus souvent transformé en meulière, mais la meulière repose ici sur la nappe imperméable des marnes vertes. Cette grande plate-forme humide ne porterait guère que des forets si elle n'était le plus sou- vent recouverte de limon. Dans la partie que nous traversons, la couche de limon est particulièrement épaisse et continue; bien asséchées par le drainage, ces belles terres fauves, que nous avons rencontrées par- tout aux environs de Paris, produisent surtout des céréales : c'est un des greniers à blé qui nourrissaient la grande ville et dont le voi- sinage a favorisé, au cours des siècles, le développement d'une vaste aggloméralion urbaine.

Les limons disparaissent au voisinage de Melun; ilos buttes d(^ Sable de Fontainebleau se montrent avec leur végétation de pins; la ligne descend vers la Seine au milieu des taillis.

Jusqu'à Morel. elle se poursuit sur la rive gauche du fleuve en Ira- versant la partie Nord de la foret de Fontainebleau, la plus variée oi la plus pittoresijue (W toutes l(»s grandes forêts qui (MitouriMit Paris. Le grès de Fontainebleau s'y accumule en ehaos de rochers au i)ied de la plat(vfonu(> très (léchi({uet(M^ du Calcaire de Beauce. Mais du che- min (!.' Icron ne prul rien deviner de ces sites renommés. On atteint à Mon'l le conflumi du Loing, en vue de l'escarpemiMit terminal de la Biic.

1. Voir surloiil la Carte gOolo^'i(|uo à 1 : 40 000.

308 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

La colline de Surville, qui domine à Montereau le confluent de la Seine et de la Marne, s'élève à 125 m., soit 75 m. au-dessus du niveau de la vallée. Elle fournit une coupe intéressante. A la base, c'est la Craie blanche, avec ses lits réguliers de silex. Au-dessus, des couches épaisses d'argiles bariolées sont l'objet d'une exploitation très active : Montereau est la ville des poteries et de la céramique. Plus haut encore, le travertin ne forme avec le Calcaire de Brie qu'une seule masse calcaire : il n'y a plus trace ici des marnes vertes qui, plus à rOuest, séparent ces deux formations. Cette table calcaire assure Ihorizontalité du plateau, et c'est encore l'aspect de la Brie qu'on retrouve à cette extrémité, mais plus boisée et moins riche qu'au Nord de Melun. Il suffit de faire quelques pas sur le plateau pour apercevoir une butte-témoin de Sable de Fontainebleau, celle du mont de VernoU) qui s'élève à 158 m.

Du promontoire de Surville, la vue s'étend très loin vers l'Est et vers le Sud. Vers l'Est, c'est la bordure de la Brie, entaillée par une petite vallée qui détache en relief un promontoire plus élevé que celui de Surville. Au Sud, on distingue très nettement un autre rebord de plateau; il est formé par la craie, que surmontent les argiles. Les couches se relèvent dans cette direction; l'érosion y a presque entiè- rement fait disparaître le Calcaire de Brie : il n'existe plus qu'à l'état de lambeaux discontinus au Sud de la Seine. Plus près, au pied de la côte, c'est la vallée les deux rivières se rapprochent, entre des lignes de peupliers. Et l'on comprend bien comment s'est créée toute cette topographie : il fut un temps les eaux coulaient au niveau de la Brie; la plate-forme de travertin et de meulière s'étendait beaucoup plus loin vers l'Est. Un premier ressaut s'est formé au contact des cal- caires durs et de la craie moins résistante à l'attaque des eaux, et ce ressaut a reculé vers l'Ouest suivant la pente des couches en s'accen- tuant de plus en plus, à mesure que les vallées s'approfondissaient. La percée du plateau de la Brie par la Seine, dans le prolongement de l'Yonne, qui est bien la rivière directrice, s'est faite sur place; elle se serait faite nécessairement, même si les deux cours d'eau ne s'étaient pas rencontrés. Ici, comme aux environs immédiats de Paris, le seul agent du relief est l'érosion, s'exerçant sur des plateaux légèrement ondulés et relevés vers la périphérie.

L. Gallois.

300

LA c( TROUÉE DE L'OISE »

(PUOTOGRAPUIE, Pl. YII)

Le rôle de la « trouée de l'Oise », tel qu'il apparaît dans l'histoire des frontières de la France, ne se comprend guère lorsqu'on a pu voir, à Hirson, le débouché de la vallée de l'Oise au sortir du massif primaire de l'Ardenne. Si nous en croyons certains diplomates ou certains militaires, la frontière franco-belge, en coupant la vallée de l'Oise, dont la partie supérieure reste en territoire belge, détermine une véritable trouée, qui ouvre un passage facile vers la partie infé- rieure située en territoire français; cette disposition nous enlèverait ainsi la maîtrise d'une voie naturelle, qui pénètre en plein cœur de notre pays et expose Paris au danger d'une invasion ennemie débou- chant par cette route.

Mais, lorsqu'on observe la vallée de l'Oise à Hirson, on n'aperçoit qu'un étroit ravin, taillé dans les schistes, au fond duquel circule sur les cailloux un rapide ruisseau : c'est ainsi, par des gorges étroites, qu'on dirait sciées dans la roche, que les rivières, nées sur le massif primaire de l'Entre-Sambre-et-Meuse, franchissent le bord méridio- nal de ce plateau. En remontant vers les sources de l'Oise, on gagne les sommets du plateau; la vallée s'élargit, mais c'est une dépression marécageuse, coupée d'étangs, bordée de bois, et qui se perd dans les forets sans même atteindre les clairières des environs de Chiniay. Bien plus, depuis Hirson jusqu'à La Fère, dans la traversée de la Thiérache, la vallée de l'Oise ne facilite en rien les communications entre les frontières et la capitale; elle y détermine, au contraire, un ol)stacle transversal : à Guise et à Étréaupont, les routes de Landre- cies et d'Avesnes la franchissent en se dirigeant vers le Sud. Ou voit donc ([U(^ l'expression de u trouée de TOise » ne répond à aucune des réalités naturelles auxquelles on voudrait l'appliquer. L'Oise ne déter- mine pas (le trouée dans notre frontière, pas })lus que l'Helpe, hi Solre ou la Hantes, qui traversent cette frontière avant de gagner la Sambre.

Lorsjju'on (»\ainine le ventvant dessin»' dans notre frontière de rKntre-Sanibre-el-Meuse par le traité de ISl.'i, l'attention se trouve aussitôt attirée par une longue bande de territoirt^ se pressent les villages et les routes et qui, passant par Chimay. Couvin et Mariem-

aïo

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

bourg, unit le saillant deGivet à celui de Trélon. C'est le fait qui, en dernière analyse, explique le tracé de la frontière ; c'est l'un des traits fondamentaux de la géographie de l'Entre-Sambre-et-Meuse ; il prend racine dans la nature du sol et s'exprime, à la surface, dans Técono- mie rurale et le peuplements

Ce qui donne au massif primaire de l'Ardenne son aspect particu-

Namur

le Qvbesnau <;*.■•.*•

Mézières

FiG. 1. L'Entre-Sambre-et-Meuse et la trouée de Chimay. Échelle, 1 : 800 000 env.

Les forêts sont en grisé.

Frontière actuelle.

+ + + + ++ Frontière en 1610.

lier sur une carte géologique, c'est Taffleurement des différents ter- rains en bandes longitudinales, grossièrement parallèles, orientées SW-NE. Cette structure rayée, caractéristique des anciens massifs plissés que l'érosion a aplanis, se retrouve aussi en Bretagne ; elle

1. Voir le croquis (fig. 1). Plusieurs cartes donnent un intéressant figuré de cette partie de l'Entre-Sambre-et-Meuse. Ce sont d'abord les cartes belges à 1 : 20 000 et à 1 : 40 000, feuilles de Thuin (52), Binant {liS), Chimay (57), Beauraing (58); puis les cartes françaises de Cassini (42 et 77) et la carte militaire française, ancienne carte du Dépôt des Fortifications à 1 : 500 000 (III, SW), à 1 : 320 000 (9), à 1 : 200 000 (5 et 10), à 1 : 80 000 (14). Voir, pi. VII, la reproduction de la carte de la région par Cassini.

LA « TROUÉE DE L'OISE ». ?>ll

donne dans ces régions le principe de la différenciation géographique, la base d'une division régionale. Parmi les bandes schisteuses et siliceuses qui constituent la masse principale du massif primaire, on voit affleurer une bande de nature calcaire. Tantôt, le calcaire se présente sous la forme de grosses lentilles au milieu des schistes, qu'il envahit parfois au point de dominer entièrement, comme au SE de Trélon. Tantôt, c'est un calcaire bleu foncé ou noir, comme celui qui, dans une bande plus septentrionale, porte la citadelle de Givet; les rivières le traversent par des défilés étroits dans leur cours superficiel ou le creusent de cavernes dans leur cours souterrain. Tantôt, enfin, dans la bande suivante vers le N, le calcaire apparaît de nouveau au milieu des schistes sous forme lenticulaire, donnant lieu dans la topographie à des pitons ou à des collines isolées, comme celle du Fort-Condé, au N de Givet. Ainsi, par l'affleurement des bandes calcaires du Dévonien moyen (Eifélien, Givétien, Fras- nien)% surgit à la surface un paysage nouveau, une région naturelle, allongée SW-NE, traversant de part en part le pays d'Entre-Sambre- et-Meuse. Par opposition aux bandes de terrains qui la longent et qui l'isolent vers le N et vers le S, c'est un pays découvert, un pays cultivé, un pays peuplé.

L'ensemble de cette zone calcaire forme un plateau peu favorable au développement des forêts: les bois y sont clairsemés et de chétive venue; la mince pellicule déterre rougeâtre, produitde la décomposi- tion du calcaire, ne porte guère sur les pentes qu'un maigre gazon; les arbres végètent mal sur ce sol rocailleux. L'eau n'y séjourne pas, comme sur les schistes de la Fagne;les grandes étendues d'eau stagnante, les marécages et les étangs, ne se rencontrent que sur sa lisière, au N et au S, au contact des sols argileux. Zone d('»boisée, zone sèche, elle ofl're par elle-même plus de facilités aux communications. L'existence de cette clairière allongée, comprise entre deux masses forestières, est un fait très ancien. Un texte de 11 '^3 fait allusion aux terres cultivées et aux terres incultes qui s'étendent entre les deux forêts de la Fagne et de la Thiéracho=^. Déjà au xii^ siècle, et cerlaine- ment à une épocjue encore bien antérieure, il existait donc dans l'Entre-Sambre-Meuse, entre la Fagne et la Thiérache, une sorte de couloir déboisé, avenue étroite s'étaient établis de nombreux habi- tants avec leurs cultures.

Au sortir des bois (fui l'enserrent, c'est une vraie surprise que

1. Voir J. (îossEi.ET, l.'Ardcnnc (Paris, 1888\ p. 395-417; Esquisse (jéolooigue (la Son/ de la France : Terrains primaires (Lille, 1880\ p. 85-92.

2. « (,)ui(l(]ui(I terré culte et inoulte nostri Jiiris inter diias silv;is Kaniain c\ Tcraciam... in (pia «•urliiu (|mc Morlcssarl nunciipalur constnixtM-unt. " Toxio tiré de la Caria Hadulphi (th/i. Marirol. Coder CXXll. Voir l)i vivikk. Hrrherches sur le llainaid ancien Hnixrllcs. lS(i.")\ p. 215.

31^2 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

l'apparition de cet espace dénudé, avec ses champs cultivés. Ce n'est pas que la terre y soit très fertile ; mais on a pu la fertiliser. Qu'il provienne de la désagrégation des calcaires ou de l'altération des schistes, le sol argileux qui recouvre le fond des dépressions se trouve à proximité de son amendement nécessaire : la chaux. Le chaulage fut pratiqué très anciennement ; on l'a hien délaissé, il est vrai, depuis l'usage des engrais phosphatés; mais, jadis, le cultivateur fabriquait lui-même sa chaux ; chaque ferme avait son four à chaux; parfois, « la fabrication avait lieu par feux dormants sur les lieux mêmes d'emploi, avec des roches qui gênaient les façons culturales, et dont on se débarrassait ainsi aisément » ^ Grâce à ces meilleures conditions de culture, l'espace découvert s'est peu à peu agrandi aux dépens des forêts du N et du S; les « sarts » ont poussé leurs clairières dans les lisières de la Fagne et de la Thiérache. Cette zone agricole existe depuis très longtemps. Connue pour ses ressources, elle figure dans des textes très anciens, donations de terres ou attributions de revenu. Il est fait mention de Virelles dès le vii^ siècle. Couvin apparaît, en 872, dans une charte de Charles le Chauve confirmant les biens de l'abbaye de Saint-Germain. En 1061, les villages de Couvin, Nisme et Frasne figurent dans la dot de la fille de Hugues Capet ^ Un diplôme de 1096 mentionne Chimay^ La date de ces textes n'exclut pas les époques antérieures pour l'occupation de cette région : car la décou- verte, à Chimay, d'objets de l'âge de pierre semble nous permettre de remonter à une haute antiquité. En tout cas, depuis leur première mention jusqu'à l'époque moderne, les noms de ces villages revien- nent fréquemment dans les actes relatifs à des revenus fonciers : ce sont des cantons privilégiés, dont les hommes recherchent la pro- priété et la jouissance.

Le peuplement du pays reflète les conditions naturelles que nous avons analysées. Contrairement à ce qui se passe sur les schistes de la Thiérache, les habitations évitent les dépressions et les vallées, les agglomérations fuient les plateaux nus et secs, qui manquent de terre arable et que balaie la bise : elles s'établissent dans les vallées et les vallons, auprès des champs et des prairies. Elles se pressent, nombreuses et denses. D'un bout à l'autre, depuis Givet jusqu'à Tré- lon, la bande calcaire porte toute une série de gros villages agricoles, aux maisons groupées : c'est seulement au contact de la forêt, au N ou au S, que les habitations se dispersent en hameaux, « sarts », « haies » ou « rues ». Entre les territoires presque déserts de la Fagne et de la Thiérache se presse donc une nombreuse population,

1. MixiSTÈRE DE l'Agiucllïuhe [r)E Belgique], Mo)io(/)'aj)/tic' agricole du Condroz. (Bruxelles, 1900), p. 25.

2. Voir ces textes dans Duvivieh, ouvr. cité, p. 4i»0.

'.i. Voir Hagemans, Histoire du pays de Chimay, 1. p. Ifl-IG.

LA « TROUËE DE L'OISE ». 313

attirée par l'exploitation des champs, des carrières et des mines de fer; ainsi se succèdent, de l'Est à l'Ouest, Givet, Foisches, Doische, Mazée, Niverlée, Gimnée, Romerée, Matagne, Treigne, Vierves, Olloy, Dourbes, FagnoUes, Nisme, Mariembourg, Petigny, Gouvin, Frasne, Boussu, Pesche, Dailly, Aublain, Baileux, Bourlers, Yirelles, Chimay, Salles, Villers-la-Tour, Maçon, Baives, Momignies, Ohain, Trélon, Glageon, Féron, Fourmies.

Cette ligne de villages peuplés et riches était destinée à devenir, à cause de ce double caractère, une ligne de communications. Entre la Fagne et la Thiérache, c'était une voie naturelle menant de la Sambreà la Meuse; on comprend l'importance qu'elle devait prendre, parallèlement à la vallée de la Sambre, entre la Picardie et la Cham- pagne d'une part, Namur, Liège et les Pays-Bas d'autre part. Il ne faut pas oublier qu'avant l'ère des grandes routes et des voies ferrées, la vallée de la Meuse, de Mézières à Givet, n'était qu'une gorge profonde et tortueuse, défilé impraticable aux armées. Cette «voie de Chimay» constitue en effet une menace pour le pays de Namur et de Liège; elle est une des routes de l'offensive française vers la basse Meuse. C'est pour cette raison que Charles-Quint y fonda la forteresse de Mariem- bourg et que, Mariembourg ayant été pris par les Français, il établit une autre forteresse à Charlemont (Givet), pour commander sur la Meuse le débouché de cette route dangereuse.

Chaque fois que la France ne possède pas le débouché occidental de cette route sur son propre territoire, la force et la valeur de son offensive s'en trouvent affaiblies; car les troupes doivent alors, pour l'atteindre, traverser les bois de la Thiérache, ce qui constitue une manœuvre dangereuse. C'est ce que montrent très bien les opé- rations de 1553, par lesquelles le connétable de Montmorency conquit Mariembourg. Comme l'ennemi, occupant ïrélon, Glageon et Chimay, tenait l'entrée occidentale de cette voie, le connétable résolut d'éviter ses positions par une manœuvre que l'état du pays rendait particuliè- rement pénible. Restant lui-môme vers l'Ouest, entre Avesnes et Trélon, il détache un fort contingent de troupes à Maubert-Fontaine, et, de là, à Rocroi. « Dedans les bois qui s'estendent au long de ce quartier de frontière, fort esi)ez et difliciles, tenants sept ou huit lieues de traverse par l'on n'eustcuydé que artillerie se peult bonnement conduyre, ni troui)pes de gents de guerre aysément passer, mesme- ment que les ennemys les avaient faict bayer et traverser d'arbres abbaltuz, il meit incontinent gens à cercher le i)lus aisé, et bon nom- bre de pionniers avec escorte d(» gens de guerre, toute la nnict, à y faire des (esplanades et délivrer les chemins : puis, sollicita ses trou})es de partir avant jour, et de faire diligence de gaigner l«Mlelà des bois; de sorte (|ue, dans les dix heures du lendemain malin, il les eut passez et se trouva devant Mariembourg, i)lace estimée autant

314 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

que fortes » A la suite de cette traversée audacieuse, les ennemis étaient tournés : ils durent évacuer Glageon, Trélon, Gonrieux, Fagnol- les, Couvin, que le connétable occupa sans coup férir. Mariembourg succomba. Maître de toute cette traversée de l'Entre-Sambre-et- Meuse, Henri II marche sur Givet, Dinant et Bouvignes. De même, durant les années suivantes, chaque fois que l'entrée de la route n'est pas libre, c'est au prix de marches pénibles à travers les bois situés au N de Rocroi que les Français doivent ravitailler Mariembourg. On voit combien la possession de cette bande de territoire importait aux opérations offensives de la France : aussi n'est-il pas étonnant que le traité de Cateau-Gambrésis, conclu après une défaite, la lui enlève. A cette époque, ni l'Artois, ni la Flandre, ni le Hainaut, ni, par suite, la haute Sambre n'appartenaient à la France, notre fron- tière ne dessinait pas encore sur la Meuse le saillant de Givet, cette voie de Chimay et de Mariembourg offrait donc, du SW au NE, une route facile vers la basse Meuse, un vrai débouché offensif vers les Pays-Bas, qui suppléait à la possession de la vallée de la Sambre.

Le déplacement des frontières françaises vers le Nord, leur établis- sement sur la Sambre à Maubeuge et sur la Meuse à Givet, tel qu'il était réalisé à la fin du règne de Louis XIV, diminua la valeur offen- sive de cette voie naturelle, puisque, de chaque côté, elle débouchait sur territoire français et puisque la France conservait Mariembourg. On peut même dire que le rôle militaire de la « trouée de Chimay » est terminé. Car, pour gagner les Pays-Bas par l'Entre-Sambre-et- Meuse, ce n'est plus une marche SW-NE qu'exécutent les troupes françaises, mais une route SE-NW qu'elles suivent pour atteindre la base de toutes leurs opérations en Belgique : la Sambre autour de Charleroi. Ajoutons que le développement des bonnes routes royales facilita l'orientation de la marche dans cette direction perpendicu- laire aux zones forestières qu'il fallait traverser. Aussi tout l'objectif de la stratégie française fut-il dès lors de posséder tout l'Entre- Sambre-et-Meuse au S de Charleroi. Ainsi, en 17 47, au moment du traité d'Aix-la-Chapelle, un mémoire diplomatique insiste sur la nécessité de réunir à la France le comté de Beaumont et la princi- pauté de Chimay : « C'est une langue de terre en plein Hainaut fran- çais, dit-il, coupant les communications entre Maubeuge, Avesnes, Rocroi, Mariembourg et Philippeville... Si ce pays appartenait à la France, on prolongerait la chaussée de Maubeuge à Cousolre jusqu'à Philippeville et Givet, et celle d'Avesnes à Trélon jusqu'à Chimay, Rocroy, Charleville, ce qui donnerait la facilité de faire marcher, en cas de besoin, les troupes sur deux colonnes-. »

1. Voir RoBAULx de Soumoy, Rechei-ches sur V histoire de la ville de Mariembourg et l'origine de Cliarleinont [Ann. Soc. Arcliéol. de Namur, VHI, 1863-1864, p. 159).

2. Hagema.ns, ouvr. cité, Jl, p. 584 (Pièces justificatives).

LA « TROUÉE DE L'OISE ». 315

Au XVIII® siècle, TEntre-Sambre-et-Meuse était donc considéré par la stratégie française comme un passage nécessaire à la concentration des troupes sur la Sambre par la route de Charleville à Avesnes et par la route de Givet à Maubeuge et à Charleroi. C'est sur cette base de la Sambre que se rencontrèrent les armées françaises avant Jem- mapes, Fleurus ou Waterloo. Aussi, en 1815, les alliés, dont le prin- cipal souci était de détruire « toute position agressive » de la France à l'égard du continent, lui enlevèrent tout le pays de Beaumont, Chimay, Philippeville et Mariembourg, que la Révolution avait annexé. Cette cession de territoires dessine, en elfet, dans notre frontière un rentrant qui laisse sans communication Maubeuge et Givet, Avesnes, Rocroi et Charleville. En réalité, ces traités n'ont pas ouvert une trouée dans notre frontière : ils ont bouché celle que les conquêtes de la Révolution avaient ouverte sur les Pays-Bas par FEntre-Sambre- et-Meuse. L'Oise n'y est pour rien; sa vallée n'est qu'un ravin sans route, sans issue.

En résumé, il existe bien une « trouée de Chimay » : c'est celle qui s'ouvre, le long de la bande calcaire, entre les schistes de la Fagne et les schistes de la Thiérache. Elle joua un rôle militaire important comme passage entre Vervins-La Capelle et Namur-Liége, à une époque elle était pour les Français le chemin le plus court et le plus sûr entre la haute Sambre et la basse Meuse. Elle a perdu toute valeur stratégique, du jour où, pour gagner la Sambre entre Charleroi et Namur, les armées françaises eurent des routes plus directes et mieux construites, à la faveur de frontières mieux tracées. Elle ne possède plus aujourd'hui qu'une signification géographique : sur la carte de l'Entre-Sambre-et-Meuse, que rayent du SW au NE les affleurements des roches primaires, elle représente, entre les bandes schisteuses et siliceuses qui la limitent, tout un aspect de nature ori- ginal par le sol, les cultures et le peuplement.

A. Demangeon,

Professeur do Géographie à ri'niversité do Lille.

316

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

LA MISSION ISACIISEN AU SPIÏSBERG

(CROISIÈRE DE S. A. S. LE PRINCE DE MONACO, 1906)

Le personnel de l'expédition organisée sous les auspices du Prince de Monaco, au mois de juillet 1906, pour explorer le Nord-Ouest du Spitsberg, comprenait 7 hommes, dont un lieutenant d'infanterie de l'armée norvégienne, un géologue et un médecin, avec le capitaine Gunnarisachsen comme chef. Tous les membres de la mission étaient norvégiens, sauf le médecin militaire français Louët.

Marche des travaux. Les journées du 14 au 19 juillet furent consa- crées aux opérations préliminaires, sur lesquelles devaient s'appuyer ultérieurement les levés topographiques : mesure d'une base, triangu- lation, etc. Les bords de la Cross Bay, longue échancrure qui, de la côte Ouest, s'enfonce profondément dans la direction NNE, avaient été choisis pour ces travaux préparatoires.

Du 20 juillet au 15 août, la mission explora le grand massif du Nord- Ouest, c'est-à-dire la région comprise entre la mer à l'W, Smeeren- burg au NW, la Liefde Bay au NE, et la Kings Bay au S. Après avoir fait les observations nécessaires à l'Ile des Danois, une colonne de quatre hommes se rendait dans l'intérieur du massif en suivant le grand glacier de Smeerenburg ; une autre colonne, qui avait continué le travail aux environs du détroit de Smeerenburg, remonta le même glacier sur toute sa longueur, le 28 juillet. Après la traversée du massif du Nord-Ouest, le premier groupe descendit au dépôt laissé par la « Princesse Alice» à l'embouchure E de la Cross Bay, tandis que le second gagnait le fond de la baie de MûUer, située plus au Nord.

La dernière quinzaine, du 16 au 30 août, fut employée à l'achè- vement des opérations topographiques et au levé à grande échelle du front de plusieurs glaciers.

Instruments employés. Les instruments qui ont servi au capitaine Isachsenetàses collaborateurs sont les suivants: un théodolite (ins- trumentditu universel ») pour les observations fondamentales; 2" une planchette munie d'une sorte d'éclimètre, donnant des résultats très précis, et dont se servent les topographes du Service Géographique de Norvège sous le nom de « Normanns stigningsmaaler »; 3'^ un appareil photogrammétrique, combiné avec la planchette.

Topographie. Les traits principaux de la partie Nord-Ouest du

LA MISSIOiN ISACHSEN AU SPITSBERG.

317

Spitsberg sont formés par des chaînes de montagnes abruptes et profondément érodées, avec de grands glaciers dans les intervalles. Malgré leur développement, souvent considérable, la ligne de^ faite

Fk;. 1. liôgion iNord-Oucst du S{)itsl»cri;.

idéale coïncide avec la ligne de séparation des versants, à la surface de ces champs de glace.

Aune vinglaine de kilomètres au S du fond de la Red Bay, par 000 m. d'allitude, se trouve un plateau d'environ 5 km. de diamètre. De ce philoau cl (le ses abords immédiats partent plusieurs chaînes, oriimlées iNW-SE et NE-SW. Ces crêtes sont sépari'u^s par des vallées parallèles, possédant chacune leurs glaciers : une première dépression

318 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

part du détroit deSmeerenburg dans la direction du SE, tourne peu à peu vers- le S en traversant la ligne de partage des eaux et se termine au fond de la Liljehook Bay (Cross Bay) ; un second couloir commence a la baie de la Madeleine et un troisième se dirige du plateau précité vers la Red Bay. Une autre grande vallée, aboutissant à la Liefde Bay, nait au S, sur un plateau dont la largeur atteint 25 km. de l'E à l'W et qui descend lentement vers la Kings Bay, à 30 km. plus à l'W. Enfin deux coupures moins importantes rejoignent, du SW au NE, l'une la baie de Millier, située sur la cote W, et la grande vallée au S de la Liefde Bay, l'autre la Cross Bay et le plateau compris entre la Liefde Bay et la Kings Bay.

Des chaînes maîtresses se détachent des ramifications tranversales, entre lesquelles se trouvent des vallées secondaires contenant géné- ralement aussi des glaciers ; on peut citer ceux de la baie de la Madeleine et de Smeerenburg, les « Sept Icebergs », etc.

Géologie. Au point de vue géologique, le Nord et l'Ouest de la région explorée appartiennent aux formations archéennes, et se com- posent de gneiss et de micaschistes. Le Nord-Est est formé par le ter- rain dévonien (grès et conglomérats). Dans le Sud affleurent des schistes micacés et des phyllades, faisant partie de la série silurienne.

Glaciers. Quoiqu'un grand nombre de glaciers s'avancent jus- qu'à la mer, les montagnes, le long des côtes, ne sont que faiblement enneigées ; la situation est inverse dans l'intérieur du Spitsberg, les surfaces couvertes de glace occupent l'étendue de beaucoup la plus considérable. Toutes les vallées étant remplies de neiges ou de glaces, la disposition générale des glaciers ressortira suffisamment de l'esquisse schématique ci-dessus (fig. 1), sur laquelle j'ai indiqué ie tracé de la ligne de partage des eaux.

Des glaciers du type alpin existent dans la bande littorale, ainsi que des représentants du type désigné sous le nom de « Kargletscher » par les Allemands; mais la grande majorité des glaciers du Spitsberg appartiennent au type norvégien.

Biologie. Les versants abrupts et rocheux des montagnes ne supportent presque aucune végétation, en raison de la raideur trop grande de leur pente. Sur les glaciers de l'intérieur, la mission n'a vu que pende traces de vie animale. D'autre part, et ce fait mérite d'être retenu, certains oiseaux nichent jusque sur les cimes les plus éloi- gnées de la mer : nous avons trouvé, par exemple, sur une haute montagne, au SW de la Liefde Bay, des nids de Larus eburneus, espèce qui n'avait jamais été signalée comme sédentaire dans l'archi- pel ; des traces nombreuses de renards indiquaient que ces carnas- siers recherchent les nids inaccessibles à l'homme-

Météorologie. Le temps s'est montré assez favorable pendant toute la durée de l'expédition. Toutefois, entre le 25 juillet et le

LA MISSION ISACHSEN AU SPITSBERG. 319

l®*" août, les travaux de la première colonne ont été contrariés par des tempêtes de pluie et de neige, amenées par le vent du Sud; la seconde colonne, qui opérait à ce moment plus au Nord, près de la côte, put continuer à travailler sans interruption.

Pendant la première quinzaine d'août, le ciel était clair et l'air calme sur les hauteurs, tandis que la brume restait épaisse le long des côtes et s'élevait plus ou moins dans les vallées. Du 13 au 18 et du 25 au 30 août, on eut une forte brise du Nord, et sur les montagnes il tomba de la neige.

Durant tout notre séjour, la température de l'air se maintint con- stamment entre + S*' et C.

Résultats et publications. Les documents topographiques recueil- lis au cours de cheminements qui se développent sur plus de mille kilomètres et à des altitudes atteignant jusqu'à 1200 m., compren- nent environ 1 ^00 angles mesurés directement et 700 photographies. La rédaction du levé sera faite à l'échelle de 1 : 25000 et sa publication àlroOOOO^

De son côté, le géologue de l'expédition a dressé une carte géolo- gique des régions parcourues ; la détermination définitive des nom- breux échantillons provenant de ses récoltes a été confiée, d'ores et déjà, à plusieurs spécialistes.

Kristiania, décembre 1906.

G. ISACHSEN.

1. La minute provisoire de la carte dressée par le capitaine Isachsex a été sou- mise, au mois de juin dernier, à la Commission de Topographie du Club Alpin français, réunie sous [la présidence de M"^ Fhanz Schrader ; les personnes présentes ont été unanimes à en apprécier la remarquable exécution et l'exceptionnel inté- rêt. C'est la première fois, croyons-nous, qu'un levé topograpliiquc précis, à grande échelle, est entrepris au N du cercle polaire. [N. d. 1. R.]

3^20 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE

d'après une enquête régente

Gouvernement général de l'algérie, direction de l'agriculture, du commerce et de LA colonisation. Enfjuéle sur Les Résultats de la Colonisation Officielle de 1S71 à JSOo. Rapport à M"" Jonnart, gouverneur général, par M. de Peyerimiioff. Alger, Impr. J. Torrent, 1906.2 vol. in-4 : T. I [Rapport], 2i^ p., 18 fig. cartes et grapli., 7 pi. cartes et cartogr. ; T. II [Annexes], GOl p., index, 10 pi. graph., 1 pi. carte à 1 : 1600 000. [Vente : Paris, René Roger, 20 fr.]

Lorsque la France s'établit dans l'Afrique du Nord en 1830, elle ne savait pas exactement ce qu'elle y venait faire, en quoi elle ne différait sans doute pas beaucoup des autres peuples colonisateurs ; toutes les entreprises coloniales ont eu d'humbles commencements, et si le maréchal de Bourmont ne se doutait pas des conséquences lointaines de la capitulation d'Alger, les émigrants de la « May Floiver » ne prévoyaient pas davantage les États-Unis actuels. Le but à atteindre s'est peu à peu précisé par la connaissance des facteurs géographi- ques et historiques de l'entreprise, par l'évolution qui s'est produite depuis trois quarts de siècle en France, en Europe et en Algérie même. Aujourd'hui, s'il y a encore beaucoup d'obscurité dans les destinées de la Berbérie, notamment en ce qui concerne le rôle futur des indigènes et le degré de civilisation auquel ils sont susceptibles d'atteindre, du moins les grandes lignes de l'édifice algérien se lais- sent clairement entrevoir. Il s'agit d'arracher ce pays à la barbarie, de mettre en valeur sous toutes leurs formes les richesses du sol et du sous-sol : c'est le problème économique. Il s'agit aussi d'introduire dans la colonie des hommes de notre sang, d'y faire prédominer notre langue, nos idées et nos mœurs, de franciser la contrée en môme temps qu'on la civilise : c'est le problème ethnique. Selon qu'on attachera plus ou moins d'importance au premier ou au second de ces objectifs, on portera un jugement tout à fait différent sur notre œuvre algérienne.

On a bien souvent fait le procès ou l'apologie de la colonisation officielle en Algérie. Les économistes orthodoxes, du haut de leur dogmatisme, l'excommuniaient solennellement, en vertu de principes considérés comme indiscutables. Les publications officielles la justi-

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE. 351

fiaient dans un style spécial, assez éloigné du ton de la science et de la critique, faisant honneur à la sagesse du gouvernement de la pluie qui tombe et du soleil qui brille, du blé qui pousse et du raisin qui mûrit. Mais, sauf de rares exceptions, ni les uns ni les autres ne produisaient des faits et des documents à l'appui de leurs assertions. Voici enfin qu'un ouvrage considérable vient nous apporter quelque clarté : c'est le rapport de M'" de Peyerimhoff sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895. On y trouvera consignés les résultats d'une vaste enquête ordonnée par M'" Lépine, poursuivie sous MM^'^Laferrière et Révoil et achevée sous M'" Jonnart. Pour chacun des 300 centres ou groupes de fermes créés de 1871 à 1895, on a étudié l'origine des terres et des colons, le mouvement de la popu- lation, la situation économique des colons et des indigènes, consti- tuant ainsi une série de notices monographiques qui forment en quelque sorte le dossier de chaque centre. Ces indications sont reprises dans des tableaux annexes et des graphiques, qui montrent, année par année, les résultats de la colonisation officielle. L'enquête vaut surtout par le rapport dont M^ de Peyerimhoff l'a fait précéder et il en dégage les conclusions. L'auteur, qui a été pendant plusieurs années directeur de l'Agriculture, du Commerce et de la Colonisation, a vécu l'œuvre coloniale avant de la décrire; il a collaboré personnel- lement et efficacement à l'une des plus belles tâches qui puissent tenter un Français d'aujourd'hui; il s'est passionnément dévoué à l'Algérie et y a marqué sa trace lumineuse et durable. Bien qu'il fût tenu à une certaine réserve par sa situation, son livre est d'une belle sincé- rité, œuvre d'historien et non de fonctionnaire.

Prenons-le pour guide, et voyons comment les documents dont on dispose aujourd'hui permettent déjuger l'œuvre de la colonisation algérienne, son utilité, ses méthodes, ses résultats, son avenir.

I

« En matière de colonisation, disait Tocqueville, il faut toujours revenir à cette alternative : ou les conditions économiques du pays qu'il s'agit de peupler sont telles que ceux qui voudront l'habiter pourront facilement y prospérer et s'y fixer : dans ce cas, il est clair que les hommes et les capitaux y viendront et y resteroni ; ou bien une telle condition ne se rencontre pas, et alors on pont affirmer que rien ne sauraitjainais la remplacer. » C'est la pure doctrine do Wake- field, le « laissez faire, laissez passer », en vertu duquel l'État doit se garder d'intervenir, sous (pielque forme que ce soit, dans les phéno- mèn(»s économi(iues. Combien les idées de Tocqueville sont erronées et superficielles, l'exemple de l'Algérie le montre clairiMuont.

ANN. m: (ÎKOG. XVI*' ANNICK. 21

322 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Il suffit en effet d'avoir présentes à l'esprit les conditions de la colonisation en Algérie pour voir quels obstacles s'opposaient à la fixation des Européens en général et des Français en particulier. L'Algérie ne présente pas les énormes réserves de terres des grandes colonies de peuplement telles que l'Argentine, le Canada, les États- Unis. Sa superficie utile est assez restreinte; cette superficie n'est d'ailleurs pas entièrement disponible. Les indigènes y sont nombreux et, bien loin de tendre à disparaître, ils s'accroissent avec rapidité. Ce sont des agriculteurs, et qui n'ont jamais vécu que de la terre. La conquête, la répression des insurrections, l'application de la législa- tion foncière, les transactions officielles ou privées ont m.is aux mains de l'État ou des Européens une partie importante du territoire ; sous diverses formes, les indigènes gardent la propriété du reste; un devoir de haute morale autant que notre intérêt bien compris nous com- mandent non seulement de ne pas les refouler, mais de les associer à notre œuvre économique. L'émigration française est nécessairement très faible, caries ressorts habituels des puissants mouvements d'émi- gration ne peuvent jouer avec ampleur dans un pays comme le nôtre, la population s'accroît très lentement et l'existence est facile. L'émigration espagnole et italienne est au contraire très forte, et les mêmes lois naturelles qui contiennent le Français précipitent vers l'Afrique du Nord, par une pente naturelle, les prolétaires des pénin- sules de l'Europe méridionale. En résumé, surface utile restreinte par la nature et déjà occupée par les indigènes, faible émigration française et forte émigration espagnole, telles sont les raisons qui permettent d'affirmer que, sans la colonisation officielle, il n'y aurait pas de peuplement français en Algérie. Comme le dit M^ de Peyerim- hoff, « en face du Berbère laborieux et attaché au sol... et du Bas- Latin acclimaté, dur au travail et peu exigeant, la présence en Algérie d'une démocratie rurale française constitue une sorte de paradoxe; la nature des choses y contredisait; il y a fallu, pour le meilleur succès de l'œuvre nationale, la volonté du prince, tenace et bien servie » ^

Sans l'intervention de l'État, peut-être l'œuvre économique aurait- elle été accomplie, à coup sûr l'œuvre ethnique ne pouvait l'être. Sans doute, la conception qui tend actuellement à prévaloir dans nos colonies tropicales, et que M'" Paul Masson a excellemment définie % regarde la colonisation agricole européenne comme une erreur économique et un danger politique. Mais cette conception est inap- plicable dans l'Afrique du Nord, comme l'expérience l'a montré. La période la plus significative à cet égard est celle qui va de 1861 à 1871,

1. RapporL, p. 165.

2. Paul Masson, La Colonisation française au début du XX^ siècle (Marseille, 1906), p. 52.

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE. 323

la seule pendant laquelle la colonisation officielle ait été réellement abandonnée, la concession gratuite interdite, le système des grandes concessions seul pratiqué. C'est la période Napoléon III, pre- nant le contre-pied des idées de Bugeaud, déclare que l'Algérie n'est pas une colonie, mais un « royaume arabe ». Et il faut admirer ici la puissance des formules, car ce que l'on condamne si sévèrement sous le nom de « royaume arabe » n'est autre chose que ce qu'on admire ailleurs sous le nom de « protectorat ». Pendant que la politique des nationalités aboutissait en Europe à la guerre de 1870, la politique du royaume arabe, son prolongement en Algérie, aboutissait à l'insur- rection de 1871. En même temps, pendant que le peuplement français était entravé, l'élément étranger s'accroissait.

L'expérience faite en Algérie de 1861 à 1871 est confirmée par l'exemple de la Tunisie, où, jusqu'à ces dernières années, Ton s'était soigneusement abstenu d'imiter les méthodes algériennes et de faire du peuplement français. Aussi n'y trouve-t-on que 1 700 propriétaires français, la plupart absentéistes et ne résidant pas sur leurs terres; presque nulle part on n'y voit de petits cultivateurs français.

Cette manière de voir est encore confirmée par la comparaison qu'institue M^ de Peyerimhoff entre l'arrondissement de Médéa et celui de Bel-Abbès, entre la commune mixte de la Mékerra et celle d'Aïn-Temouchent K Sans doute on pourrait objecter que les compa- raisons de ce genre ont toujours quelque chose de boiteux, et que les régions choisies ne sont pas exactement comparables. Cependant il paraît bien établi que le développement du peuplement français a suivi avec une fidélité frappante celui de la colonisation oflicielle, s'accélé- rant lorsqu'il s'accélérait, se ralentissant lorsqu'il se ralentissait. La colonisation privée, au contraire, s'est toujours montrée impuissante à faire le peuplement.

Ainsi, la nécessité de la colonisation officielle nous semble certaine, parce que les colons sont comme une garnison civile qui marque for- tement notre empreinte sur le pays; puis et surtout parce que, si nous n'introduisions pas des éléments français, nous ne pouvions empê- cher les éléments espagnols et italiens de se porter vers la Berbérie d'un mouvement aussi spontané que celui de l'eau qui coule. Sans la colonisation officielle, nous étions donc réduits à faire les frais de la soumission du pays et de sa mise en valeur au prolit des peuples de l'Europe méridionale. Mieux aurait valu dès lors l'évacuation, telle (ju'on la proposait dans les premières années du règne de Louis- Philippe».

\. Rapport, p. IGO et suiv.

324 ' GËOGRAPIIIE RI^GIONALE.

II

Si rintervention de TËtat était nécessaire, on ne peut affirmer qu'elle ait toujours été bien conduite. Sans doute, bon nombre des défectuo- sités tiennent au caractère même de l'œuvre, à ce qu'elle présente for- cément d'artificiel. On ne peut demander à une administration, si bien dirigée qu'elle soit, d'avoir la même initiative, les mêmes façons- de faire qu'un particulier guidé et bridé par son intérêt personnel. Il y a beaucoup à critiquer dans les procédés de la colonisation offi- cielle, beaucoup à améliorer aussi ; une partie des améliorations ont été réalisées dans ces dernières années, précisément sous l'impul- sion de M'" de Peyerimhoff. Cependant, sur certains points, les argu- ments qu'on peut faire valoir en faveur des méthodes algériennes sont très dignes d'attention.

Une fois résolue la question de principe, il importe de se demander si les terres doivent être concédées gratuitement ou vendues. L'enquête ne fournit guère de réponse à cette question, car la concession gra- tuite a été à peu près le seul système pratiqué en Algérie jusqu'en 1904. La concession gratuite coûte très cher ; elle risque de n'aboutir qu'à des résultats précaires, car il ne sert de rien d'accorder la terre à qui n"a pas les capitaux indispensables pour la mettre en valeur ; elle tend à donner un pli fâcheux à l'esprit du colon, disposé à tout attendre de l'État plutôt que de son initiative personnelle ; elle expose l'administration à la tentation de faire des terres de colonisation une monnaie électorale. La vente présente trois grands avantages : elle permet de faire appel à des éléments économiques variés, et en général supérieurs à ceux que recrute la concession gratuite ; elle attache le propriétaire à la terre qu'il a payée d'un lien plus solide que le don administratif ; elle permet à la colonie de rentrer dans une partie de ses débours. Mais la vente risque d'être moins efficace au point de vue du peuplement ; la vente aux enchères exclut pratiquement les immigrants ; la vente à bureau ouvert, avec obligation de résidence^ ne prête pas aux mêmes objections, mais la concession gratuite con- stitue dans certains cas aux yeux des immigrants cette prime déci- sive qui lève les hésitations et entraîne les volontés. Il est frappant que dans les colonies anglaises, oii le principe de la vente des terres à prix fort avait, semble-t-il, la valeur d'une instituttion, on a vu, au cours de ces dernières années, introduire presque partout l'octroi gratuit du homestead (Canada, Queensland, Western Australia). Devenir propriétaire pour rien, tel est évidemment pour beaucoup de petits immigrants le motif déterminant. M' de Peyerimhoff propose de pra- tiquer concurremment la concession gratuite et la vente, et même,

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE. 325

dans certains cas, de les associer : on concède gratuitement une partie du lot, et on vend le reste au concessionnaire à des prix fixés d'avance, et avec tempéraments ^ C'est une méthode fort ingénieuse. En pareille matière, il n'y a pas à tenir compte des théories de l'orthodoxie économique ; tout est question d'espèces et non de principes.

La création de centres a été aussi vivement critiquée. On a dit que c'était un système coûteux, tyrannique, gênant pour les colons, au rebours du bon sens et de la leçon des pays neufs, où, dit-on, la péné- tration se fait par zones et l'habitation est au cœur de l'exploita- tion. Jules Duval disait que le village compact de l'Algérie, venu avant terme, copié sur ceux de France, est contraire à l'esprit rural et ne favorise que les cabarets, l'oisiveté, le jeu. Il y a dans ces généra- lités une grande méconnaissance des faits locaux. « Ce n'est pas assez de rappeler l'origine méridionale de la plupart des colons pour expli- quer le goût qu'ils paraissent avoir de vivre groupés. Le souci de la sécurité, celle des biens beaucoup plus que celle des personnes, les y amène dès le début ; une grande commodité les y retient par-dessus toutes les autres causes » ^ notamment la présence de l'eau, amenée à grands frais par l'administration. « Avec la dispersion, écrivait le D'" Warnier, tout ce qui constitue la vie de l'homme civilisé devient impossible; plus d'écoles, plus d'églises, plus de routes, plus de police rurale, plus de tournées protectrices de la gendarmerie, plus de service postal ; éloignement du prêtre, du médecin, du maire, du notaire, du juge. Au lieu de tous les avantages de la colonisation concentrée, on a l'isolement au milieu de la barbarie^. » La création de centres était nécessaire pour transplanter en Algérie des paysans français et leur y faire la vie supportable. Rien n'empêche d'ailleurs de les associer aux fermes en proportions variables. « Le lotissement type d'un périmètre devrait comprendre des concessions groupées autour de l'emplacement urbain, et entourées elles-mêmes d'une couronne de lots de ferme''. »

L'essentiel est d'obtenir la meilleure utilisation possible des terres lit des crédits. Il ne convient pas d'étendre outre mesure la superficie des concessions, comme le réclame quelquefois l'opinion algérienne ; ]<Mir trop grande étendue, si paradoxal ({ue cela puisse paraître, p(Mil être une cause d'échec pour la colonisation et de ruine pour le colon, tenté de louer sa terre aux indigènes au lieu de la mettre lui-môme <ui valeur. Ce n'est pas alors un colon, c'est un rentier. « Et ce n'est l)as un rentier heureux, dit M' de Peyeriiuhoff, car sa rente est mo-

\. n<ipf)0)i, p. '22S.

2. Ihtpitort, p. Ili).

3. I)' A. Waumku, L'Alffdrie dcvdiille Sénat (Paris, 18G3\ p. )67.

4. Rappo^'l, p. 22î).

3^20 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

deste et sans chances d'augmentation... Une étendue de 40 hectares- de bonnes terres, avec un jardin et quelques facilités de parcours, permet au colon travailleur et industrieux de vivre largement. Ce n'est pas assez de 80 hectares pour faire vivre celui qui donne à louer ses terres à prix d'argent ou aux deux cinquièmes ^ » Il faut offrir au colon assez de terres pour réussir en travaillant, pas assez pour vivre autrement, et craindre autant de dépasser cette surface que de rester en deçà. L'égalité du lotissement est d'ailleurs une chimère qu'on a trop longtemps poursuivie ; on doit tenir plus de compte de la valeur des terres que de leur étendue, et distribuer le territoire, comme le fait la Direction de l'Agriculture en Tunisie, dans les conditions pra- tiques les plus favorables à la colonisation, en juxtaposant, chaque fois- qu'on le pourra, les concessions gratuites et les propriétés à vendre, ces dernières d'inégale dimension.

Les représentants des colons algériens s'efforcent de leur faire- attribuer le plus grand nombre possible de lots dans la distribution des concessions. Sans doute, les règlements prescrivent formellement que la proportion des Algériens ne dépasse pas un tiers, pour deux: tiers d'immigrants. Mais cette proportion a été souvent modifiée dans la pratique. Les Algériens servent en quelque sorte de moniteurs aux immigrants, et il est bon d'en maintenir un certain nombre; la pro- portion ne doit pas être trop forte sous peine de transformer une œuvre nationale en œuvre électorale. Les crédits de colonisation ont été parfois détournés de leur but, et, sous prétexte d' « améliorations d'anciens centres », sont devenus le budget supplémentaire des com- munes en peine de compléter leur vicinalité, leur alimentation en eau ou leur bâtisse. On reproche à la colonisation officielle de coûter fort cher, mais, si l'on veut connaître son prix de revient réel, il faut faire^ disparaître une foule de dépenses parallèles groupées sous son nom, ce qui n'est pas toujours facile. D'après M'" de Pey^^imhoff, les dépenses réelles se sont élevées à 37 millions pendant la période 1871-1895, pour 5 655 familles métropolitaines, représentant 25 171 personnes, ce qui met le prix de revient de l'immigrant (défalcation faite des Algériens) à 6 110 fr. par famille et 1 485 fr. par téte^

Tout compte fait, le principal reproche qu'on puisse adresser aux méthodes algériennes, c'est d'avoir manqué de souplesse et de variété, d'avoir été trop uniformes, de n'avoir pas assez tenu compte des con- ditions naturelles qui conseillaient ici la concession gratuite, ailleurs la vente ; ici les villages, ailleurs les fermes; qui demandaient que l'étendue des concessions fût différente suivant le degré de fertilité et suivant les cultures à entreprendre. Le décret de 1906, qui a remplacé

1. Rapport, p. 137 et suiv.

2. Rapport, p. 95. Il faut lire : 6 610 fr. (au lieu de 6 787); de même, p. 143, il faut lire : 2") 171 immi'zrants (au lieu de 27 171^.

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE. 327

celui de 1878, donne d'ailleurs à l'administration beaucoup plus de latitude et la possibilité de mieux faire.

III

Si imparfaite et si coûteuse qu'elle soit, l'œuvre de la colonisation officielle se justifie suffisamment, à nos yeux du moins, pourvu qu'elle donne des résultats ethniques et économiques. A-t-elie obtenu ces résultats? Est-elle au contraire comparable à la besogne d'un jardi- nier qui s'obstinerait à planter des arbres obstinés à mourir? Toute la question est là. La réponse, impossible avant l'enquête que nous analy- sons, est aujourd'hui plus facile.

De 1871 à 1895, la colonisation officielle a livré 643 546 ha., répartis en 13 301 lots, sur lesquels se sont établies autant de familles françaises, comprenant un efl'ectif de 54 314 personnes. Sur ce chiffre, 5 655 familles, avec 25 171 personnes, provenaient directement de la métropole; les autres, soit 7 646, avec 29 143 personnes, étaient recru- tées sur place *.

Au point de vue des déchets, il faut distinguer deux catégories répondant à des causes différentes, entraînant des conséquences diverses et ne portant pas sur le même contingent : la ligne qui les sépare est celle de l'échéance du droit au titre définitif de propriété, qui marque pour le lot de colonisation le passage du régime spécial au droit commun. Au moment de la délivrance du titre définitif, le déchet atteignait 1 628 familles, dont 756 d'immigrants et 872 d'Algé- riens, soit 12,24 p. 100 (immigrants, 13,37; Algériens, 11,40). L'écart entre le déchet des immigrants et celui des Algériens est assez faible; si l'on tient compte de la présence parmi les premiers d'éléments de peuplement médiocres et particulièrement mal préparés, comme la majorité dos Alsaciens-Lorrains de 1872 à 1876, qui ont relevé la moyenne dos déchets, on peut avancer que l'immigrant est au moins aussi résislant que l'Algérien. Sur les 1 628 détenteurs nouveaux, il n'y a pas lieu de s'étonner beaucoup qu'il y ait 1 429 Algériens, natu- rellement mieux placés pour succéder à utx défaillant. Mais, de ce fait, la proportion du peuplement algérien est relevée à 61,90 p. 100. ne laissant plus (jue 38,10 aux immigrants. Après l'atlrihution du titre délinitif, le déchel s'établit plutôt du côté dos Algériens. D'après un relevé lait on 1902, il subsistait 5 184 détenteurs restés en possession (2 133 immigranis contn» 3 051 Algériens); 57,91 p. 100 des conces- sions faites à dos immigrants avaient changé de mains contre 6 2,94 p. 100 d'Algériens. Au total, sur 13 301 détenteurs après accom-

1. U(ii)porl, p. i'kW cX siiiv., clijip. viii : Les liésuUals el/ini(jues.

3-28

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

plissement des conditions de résidence, 5 184 seulement sont restés en possession et 8 117 ont vendu, soit 61,02 p. 100.

Pour les Algériens comme pour les immigrants, la proportion des colons qui ont vendu est, on le voit, considérable. Il y a, en outre, concentration des concessions: en 1902, il n'y avait plus que 9 558 dé- tenteurs, contre 13 301 lors de l'attribution des concessions. Sur les 9 558 propriétaires actuels, il y avait 202 étrangers et 616 indigènes, quoique les indigènes, d'après le décret de 1878, ne pussent acheter les terres de colonisation qu'après l'obtention du titre défmitif.

Ces chiffres sembleront à quelques-uns la condamnation de la colonisation officielle : tel n'est pas notre sentiment; ils ne nous paraissent indiquer ni un triomphe exceptionnel, ni un échec complet. Il est trop naturel que, surtout à partir du moment oiiles concessions n'échappent plus au libre jeu des transactions, il se fasse un classe- ment et un tassement. L'infiltration d'éléments étrangers et d'éléments indigènes, en masses parfois assez fortes, n'a pas lieu de surprendre; il eût fallu pour l'éviter que les formes artificielles de la création du centre de colonisation fussent prolongées; à mesure que les années passent, il est fatal, et il n'est pas mauvais en soi, que la petite cité nouvelle rentre dans les conditions communes de la vie algérienne et se rapproche de la composition normale des agglomérations euro- péennes. Iln'y a donc paslieu d'être surpris que le nombre des Français présents sur les territoires de colonisation ne soit pas très supérieur au nombre de ceux qui y ont été installés, augmenté de ceux qui s'y trouvaient antérieurement (60 000 environ).

A ne juger qu'à l'effectif actuellement présent dans les centres le rendement ethnique de la colonisation officielle, on se tromperait beaucoup. C'est que les centres ont essaimé^ : la population française n'a pas dépéri, elle s'est déplacée. Le fils de colon est partout en Algérie, et pour avoir quitté le centre tel des siens travaille encore, il n'est pas perdu pour l'œuvre nationale. Le colon malheureux lui- même, et qui a lâché pied devant une tâche trop lourde, demeure le plus souvent dans la colonie. On a tenté, au cours de l'enquête, d'établir un relevé relatif au sort ultérieur des colons qui ont quitté leur concession : l'imprécision des résultats a amené à l'aban- donner. Il se dégageait cependant des documents fournis que le retour en France était l'exception. C'est la conclusion que fait ressortir une enquête partielle sur les 1 183 familles alsaciennes-lorraines : 387 pos- sèdent encore leur concession, 519 ne l'ont plus, mais sont restées en Algérie; 277 seulement ont quitté l'Algérie ou ont disparue

C'est grâce à la colonisation officielle que, si nos compatriotes balancent avec peine les étrangers en nombre, du moins la terre leur

1. Rapport, p. 138-159. I.Jiapport, p. 52.

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE. 359

appartient presque exclusivement. En Algérie, ce sont les villes qui sont cosmopolites ; la campagne est française. Au recensement de 1901 , sur une population rurale de 199 000 personnes, on comptait 104 000 Français d'originel Cette forte occupation est d'autant plus rassurante pour l'avenir que notre race, transplantée en Algérie, semble y reprendre une vigueur nouvelle. La natalité, qui atteint des taux que la métropole ne connaît plus depuis un siècle, est plus forte dans les centres de colonisation que dans les villes. En France, dans le calcul des dimensions à donner aux bâtiments scolaires, on compte 15 enfants par 100 habitants; en Algérie on en compte 16, et dans beaucoup de centres agricoles, cette évaluation se trouve rapidement insuffisante. La colonisationofficielle a donc fourni, sinon une solution sans défaut, du moins la meilleure que révèle l'expérience, à ce pro- blème capital : fixer sur une surface donnée, à demeure et dans le moindre temps, le plus grand nombre possible de Français. Avant tout autre point de vue, le centre de colonisation doit être considéré et apprécié comme un séminaire de notre race.

Les résultats économiques de la colonisation officielle^ sont encore plus difficiles à dégager que les résultats ethniques. A ne retenir que les deux principales cultures, les céréales et la vigne, on constate ([ue les centres de la période 1871-1895 représentent un peu plus du quart du vignoble total de la colonie et beaucoup plus du tiers des surfaces emblavées par les Européens; sur ses 645 000 ha., on compte aujour- d'hui 577 000 ha. de céréales, 49 000 ha. de vignes, 8 000 ha. de jar- dins; les instruments agricoles représentent une valeur de 13 millions de fr. et les constructions une valeur de près de 67 millions. La valeur de la production annuelle, céréales et vins seulement, peut être évaluée à 55 millions de fr. M"" de Peyerimhoff croit équitable de diminuer ce chiffre d'un tiers pour tenir compte des cultures, tant européennes qu'indigènes, antérieures à la création des centres et des terres de colonisation privée comprises par erreur dans certaines statistiques; c'est une évaluation forcément très arbitraire. En sons inverse, il faut tenir c;)mpte de l'appui apporté par la colonisation oflicielle à la colonisation privée : elle a formé les nœuds d'un filet à larges mailles dans les([uelles cette dernière est venue s'intercaler. Si les terres ouvertes à la colonisation oltîcielle avaient pu civv acces- sibles aux particuliers, ceux-ci, M"" de Peyerimhoff l'admel volontiers, serai(Mit arrivés dans le mémo espace de t(Mn})s à en tirer autant de produit brut; mais les conditions sociales auraient sans doute été diffé- rentes. D'ailleurs, l'état de la propriété indigène, l'absence de voies de

1. Kn lOO.'l, siii" une |>(>|>nl.'iti()n aijfricolc europôonno do 201000 personnes, il y avait 107 000 l-'i-aiicais d'oi-i^Mne, j;i 000 naturalisés, ~ i 000 fliani^ors. ^S/alisfii/ue générale de l'Aiijérie, année 190:), Alger, 15)06, p. 2iO-2VI.'

2. Rapport, p. 113 et suiv,, chap. vu : l.es IlésulUi/s rcononiii/ues.

330 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

communication et de moyens d'alimentation les leur fermaient pour la plus grande part.

A notre avis, on ne peut guère envisager séparément les résultats économiques de la colonisation ofiicielle. On les trouvera bons ou mauvais selon le jugement que l'on portera sur la situation écono- mique générale de l'Algérie. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier cette situation. Une polémique, qui a eu un certain écho dans la colonie, s'est élevée à ce sujet entre M"" Ém. Macquart ^ et M"* de Peyerimhoff . Si l'on en croyait M^' Macquart, la prospérité de l'Algérie serait toute de façade et cacherait des maux très profonds. Nous ne partageons nullement cette manière de voir, bien que M»" Macquart ait cru pouvoir invoquer notre témoignage à l'appui de ses dires ^. Sans doute, dans un pays à peu près exclusivement agricole comme l'Algérie, l'enrichissement est lent. Le président de la Délégation financière des colons, M^ Rertrand, rappelait récemment dans cette assemblée le mot de Gasparin, que l'agriculture est l'art de se ruiner honnêtement; mais il est lui-même un exemple du contraire, et M'" de Peyerimhoff cite un assez grand nombre d'exemples de colons venus, les uns avec quelques milliers de francs, les autres avec rien, et qui possèdent aujourd'hui de 100000 à "250000 fr. de terres. Sans doute aussi, la crise de la viticulture atteint profondément l'Algérie dans un de ses produits essentiels. Cependant, malgré cette crise et malgré d'assez mauvaises campagnes de céréales, la production, le commerce, les recettes des chemins de fer sont en progression constante. Si l'on accorde à M"" Macquart que la France est un pays riche et l'Algérie un pays pauvre, il faut ajouter immédia- tement un correctif nécessaire, c'est que la France est un vieux pays, tandis que l'Algérie est jeune et que ses ressources, si elles ne sont pas incommensurables, sont bien loin d'être mises en valeur. De là, le sentiment de légitime confiance qui anime les Algériens; on trouve ce sentiment très justifié lorsqu'on revoit la colonie après quelques années d'absence et qu'on constate les remarquables et rapides pro- grès qu'elle a accomplis.

La colonisation n'a pu s'efTectuer sans qu'il en résulte des troubles graves dans la vie des indigènes. Il est possible et il est tout à fait désirable qu'elle se résolve finalement dans la conciliation des intérêts des Européens et des Musulmans; en attendant, la terre qui a été donnée aux colons, il a bien fallu la prendre aux anciens habitants. Si aux 1600000 ha. de la propriété européenne, on ajoute les 2 700000 ha. de forêts et les 800000 ha. du domaine, il ressort que

1. Ém. Macquaht, Les réalités algériennes [Bull. Soc. d'études polit, et sociales [d'Algérie]), Blida, Impr. Mauguin, 1906.

2. Nous avons attiré l'attention sur ce point, que la superficie utilisable de l'Algérie était beaucoup plus limitée qu'il n'apparaît sur la carte [Annales de Géo^ graphie, Xt, 1902, p. 436) ; nous n'avons jamais prétendu que ce fût un pays sans avenir.

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE. 331

depuis la conquête les indigènes ont, au moins en apparence, perdu la jouissance de plus de 5 000 000 ha. Si l'on se souvient que dans le même temps leur nombre croissait de plus de 100 p. 100, on apercevra d'un coup les données principales d'un problème assez délicat ^

Les débuts de la colonisation n'ont pesé que très faiblement sur le patrimoine utile des populations indigènes, parce que les terres qui convenaient le mieux aux colons n'étaient pas les mêmes que celles qu'utilisaient le plus volontiers les anciens occupants : c'étaient d'ordinaire des terres de plaine profondes et fortes, dont ils ne tiraient guère parti, parce qu'ils en étaient chassés par l'insécurité ou l'insalubrité, et parce que ni leurs instruments ni leurs méthodes aratoires ne leur permettaient de les défricher. Les difficultés ont commencé lorsqu'on s'est avancé dans l'intérieur, surtout depuis 1871. Cependant, la colonisation algérienne a fondé sa prospérité non sur l'accaparement de richesses constituées, mais sur des créations de richesses nouvelles dont toute la population a profité. L'enquête apporte sur ce point les constatations les plus rassurantes.

Dans la Mitidja, les salaires payés aux indigènes comme main- d'œuvre représentent une somme deux fois plus élevée que le revenu brut qu'ils en tiraient avant la conquête. Dans toutes les régions de colonisation active, les indigènes sont entraînés mécaniquement, en quelque sorte, dans le mouvement du progrès économique; ils bénéfi- cient des travaux publics, des débouchés nouveaux, de l'élargissement du crédit, de la hausse des terres et des produits. Ils transforment peu à peu leurs cultures, achètent des charrues françaises. La conta- gion de l'exemple, inégalement rapide, est à la longue souveraine.

Dans un petit nombre de cas défavorables, la colonisation a pu entraîner des conséquences fâcheuses, le déracinement des popula- tions et la formation d'un prolétariat agricole. Mais presque partout la réduction du patrimoine des indigènes est excessive, cette réduction a été l'œuvre de la colonisation privée et non de la coloni- sation officielle. Dans l'ensemble, la société indigène, que l'on consi- dère savitaUté, le produit de ses récoltes ou son cheptel, ne i)arail pas présenter de signes de dépérissement. Fait jusqu'ici inconnu, à ne considérer que la valeur des 'transactions, les indigènes ont, pendant ces six dernières années, acheté aux Européens plus de terres qu'ils ne leur en ont vendu : tandis que les Européens achetaient aux indi- gènes 1*20 000 lia. pour 14 millions de fr., ils leur vendaiiMit S! 000 ha. |H)ur lî) millions. El pour assurer aux Européens un gain de 50 p. 100 au point de vue des surfaces, il faut l'énorme appoint des achats du

\. Rapport, j). 17;'» cW, suiv., cliap. ix : Ial colûtusalion et iea in(ti;/f'ncs. Wnr aussi : L. Hoyeu-Hanse, La condition économique des populations agricoles indi- f/hies dan.K le déparlenieiit d'Ah/er (/>»//. Soc. Géog . Al;/er. XI. lf>0(;. p. ISO-209}.

332

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

I

département d'Oran, sans lequel les deux autres marqueraient un déficit visible ^

Les résultats économiques et ethniques de la colonisation, son influence sur les indigènes, diffèrent profondément d'une région à l'autre de l'Algérie, et dans une même région d'un point à un autre. Nous savons tous en Algérie ce que c'est qu' un « beau village » ; nous connaissons aussi des villages à demi abandonnés et presque en ruine. Le succès dépend avant tout du bon choix des colons et du bon choix des emplacements. L'énergie d'un homme d'initiative et de valeur est pour tous une leçon féconde; ailleurs, il suffit de quelques ivrognes ou de quelques agités pour démoraliser une population. Finalement, le départ se fait entre les forts et les faibles, entre ceux qui méritent de grandir et ceux que leur incapacité condamne à tombera Le choix de l'emplacement n'est pas moins important, au double point de vue de la salubrité et de la fertilité, qu'il n'est pas toujours facile de concilier, car l'eau, qui amène la vie, amène aussi la fièvre. La faci- lité des communications est également un élément primordial; les centres trop isolés dépérissent; cependant, le voisinage trop immé- diat des grandes villes ne leur est pas favorable : « Il faut à la reprise sur place de cet organisme délicat qu'est une famille de nouveaux venus, une longue tranquillité et comme une sorte de demi-jour éco- nomique ^ )) Près des villes, le peuplement s'effrite rapidement, parce que les colons lâchent pied à la moindre déception et succom- bent aux premières offres de la spéculation.

La réussite est aussi en raison inverse de la prise plus ou moins forte que les indigènes ont sur le sol. Les conséquences de la péné- tration de la société indigène par la colonisation varient du tout au tout. Les populations clairsemées, imprévoyantes et paresseuses s'effacent devant la poussée européenne; ailleurs, au contraire, et notamment chez les Kabyles, c'est la colonisation qui est étouffée par les indigènes nombreux, laborieux, fortement attachés à la terre, et qui la rachètent au besoin à des prix supérieurs à sa valeur réelle. La comparaison entre la province d'Oran et la province de Constantine est saisissante à ce point de vue.

AP" de Peyerimhoff est trop éclairé pour croire à la toute-puis- sance des mesures administratives en matière de colonisation; elles sont peu de chose à côté des grands phénomènes économiques dont dépend au fond la prospérité d'une colonie. L'histoire de la viticul- ture algérienne le montre assez; l'invasion du vignoble français par le phylloxéra est, en somme, la véritable cause du développement de la colonisation française dans l'Afrique du Nord et du succès même

1. Voir le tableau et la carte {Rapport, p. 192-193).

2. Bapport, p. 141.

3. Rapport, p. 135.

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE. 333

de l'œuvre de peuplement. Le dernier mot reste finalement aux forces obscures de la nature, qu'on nous permettra bien d'appeler les fac- teurs géographiques. Peut-être et c'est le seul reproche qu'on pourrait faire à son livre M'' de Peyerimhoff n'a-t-il pas assez mon- tré l'influence prépondérante de ces facteurs. Les résultats ethniques et économiques apparaîtraient beaucoup plus clairement, meilleurs ici, plus médiocres là, s'ils étaient classés par régions, au lieu d'être fondus dans un tableau d'ensemble les contrastes s'atténuent, les bons centres ont à payer pour les mauvais. De môme, l'influence sur les indigènes ne saurait se traduire par une moyenne, puisque, dans certaines contrées les indigènes ont vendu presque toutes leurs terres, tandis qu'ailleurs ils ont racheté les terres de colonisation. M"" de Peyerimhoff n'a pas entièrement négligé ce point de vue, car il a réparti les centres en un certain nombre de régions naturelles*; c'est la partie de son livre qui intéressera le plus directement les géographes ^ Nous ne saurions ici entrer dans le détail, mais il est évident que les caractéristiques des centres de colonisation dépendent avant tout des conditions géographiques dans lesquelles ils ont été créés.

IV

La colonisation officielle, nécessaire et efficace dans le passé, n'a pas complètement achevé son œuvre et doit être continuée dans l'avenir. 11 ne faut pas oublier en effet que, tandis que le peuplement français ne s'opère que par un effort administratif, les étrangers peu- plent spontanément. C'est à la colonisation officielle que nous avons d'avoir pu contre-balancer jusqu'ici leur infiuence, mais il ne faut pas que l'œuvre soit un seul instant interrompue. Au dénombrement de 1901, sur une population municipale européenne de 583000 indi- vidus, on comptait 121 000 Français d'origine nés en France, 171000 Français d'origine nés en Algérie, 71000 étrangers natu- ralisés, Î220 000 étrangers (dont 155 000 Espagnols) ^ Dans les 171 000 Français nés en Algérie, il faut faire assez largement la part des enfants d'étrangers nés eux-mêmes dans le pays ou naturalisés de longue date, et surtout celle des mariages mixtes, qui sont si fré- (jucnts. Si le décompte exact pouvait être établi, et même en ajoutant

I. l'ui/i/iort, p. 120 ol suiv.

•2. On la rai)procliora de l'article de M' H. Busson, Le développement fjéojfra- pfiu/ue (le la colonisation atjra-ole en Alqérie [Annales de Géographie, VII, ÎSDS, p. 3i-ftt) et de nos propres articles (Auoustin UKUN.vun et Km. Ficiieir. Les régions naturelles de VAlgérie, dans Annales de Géographie. XI. 190-2. p. 221-24(î. 33!)-3(i:i. 419-128; coupes, pi. xn, xiii; cartes, pi. xiv-xvi.

3. Rapport, p. 20G-207, et jj^raph. Voir aussi : V. Démontés, Le peuple algérien y Alger, 190G.

334 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

à l'effectif français celui des militaires non indigènes, il est probable que le nombre des Français de race pure présents en Algérie ne dépasserait pas 550 000. On peut dire que les trois cinquièmes de la population européenne sont à l'heure actuelle, soit entièrement, soit pour une très forte part, de sang étranger ^ Cette proportion n'est pas en elle-même alarmante, mais pour rendre l'immigration étran- gère inolfensive, il faudrait un courant annuel régulier d'environ 6 000 immigrants métropolitains : il n'y a nulle impossibilité à le créer et à l'entretenir.

Nous pensons que l'œuvre du peuplement français, qui est la pré- occupation dominante de la colonisation officielle, peut être conti- nuée. Il y a encore des possibilités assez vastes, d'autant plus que l'extension prochaine du réseau ferré et la multiplication des routes, en rapprochant les régions colonisées des contrées inabordées jus- qu ici, assureront aux futures agglomérations de meilleures conditions économiques et feront disparaître des zones d'isolement. Cependant, il ne faudrait pas s'exagérer ces possibilités, qui sont limitées dans l'espace et dans le temps.

Elle sont limitées dans l'espace par la nécessité de ne pas resserrer outre mesure les indigènes. Dans l'ensemble, on l'a vu, leur situation n'est pas mauvaise, mais elle n'est pas non plus brillante, et M^" de PeyerimhofT, qui n'est pas suspect à cet égard, pense qu' « elle n'offre qu'une marge réduite aux emprises ultérieures de la colonisation >^^, D'autre part, les régions intérieures qu'on n'a pas abordées jusqu'ici n'offrent que peu de ressources, aussi bien aux colons qu'aux indi- gènes eux-mêmes. Dans le Sud, plus encore que dans le Nord, les surfaces qu'occuperait la colonisation ne seraient obtenues en général qu'au prix d'une gêne considérable pour les indigènes, agriculteurs ou pasteurs. Quant à la possibilité de remplacer dans toute l'Algérie intérieure l'industrie pastorale par l'agriculture, nous croyons que c'est pure chimère et que cela suppose une méconnaissance complète de la réalité.

La colonisation, après s'être établie au voisinage des principaux ports, autour des villes dont elle a formé la banlieue, dans certaines plaines du littoral remarquables par leur fécondité, s'est implantée ensuite dans les grandes vallées desservies par les premières lignes

1. Nous aurions voulu donner ici la décomposition des chiffres des Européens d'après le dénombrement de mars 1906, mais ces résultats ne sont pas encore connus. Nous nous proposons d'y revenir lorsqu'ils auront été publiés. D'ailleurs, il sera à peu près impossible désormais de faire le départ entre la population française et la population francisée par les mariages mixtes ou par la nationali- sation automatique. Au total, la population municipale européenne de l'Algérie comptait, en 1906, 619 000 individus (défalcation faite des Israélites naturalisés). A la même époque, il y avait en Tunisie 128 000 Européens, dont 34 000 Français et 81 000 Italiens.

2. Rapport, p. 196.

LA COLONISATION ET LE PEUPLEMENT DE L'ALGÉRIE. 385

ferrées, a pénétré quelques massifs montagneux, et a fini par atteindre la zone de contact des derniers massifs telliens avec les hautes plaines de l'intérieur. Dépassera-t-elle sensiblement ces limites? Nous ne le croyons pas. Quand on parle de « doubler l'Algérie agricole «i, on exagère, croyons-nous, du tout au tout. Nous ne pensons pas que la limite traditionnelle du Tell et des steppes, telle que nous nous sommes efforcés de la définir^, puisse être beaucoup déplacée. On invoque les résultats obtenus dans le Sersou^ et dans les Maalifs : d'abord, on a peut-être un peu exagéré ces résultats, et les témoignages ne sont pas unanimement optimistes en ce qui concerne l'avenir de ces régions, où, durant ces dernières années, les récoltes ont beau- coup souffert des gelées tardives ; puis le Sersou a toujours été consi- déré comme faisant partie du Tell, ainsi que nous l'avons rappelé nous-mêmes*. L'exemple de la Tunisie orientale ne prouve pas davan- tage, car cette région basse et chaude n'a absolument rien de commun avec nos hautes plaines algériennes, les froids sont trop accentués pour que les céréales puissent profiter des pluies d'hiver, et la végétation, interrompue en été par la sécheresse, l'est en hiver par la gelée et la neigea Encore moins peut-on parler de la plaine de Bel- Abbès, dont les conditions ne ressemblent en rien à celles des steppes ^ Quant à la méthode de la jachère cultivée et des labours préparatoires, nous sommes bien loin de nier son efficacité pour suppléer au déficit des pluies et relever les rendements. Mais si cette méthode a été récemment perfectionnée, elle a de tout temps été pratiquée : les indigènes eux-mêmes, que leur paresse empêche et empêchait surtout autrefois de donner à leurs terres de suffisantes façons aratoires, savent bien un de leurs proverbes le dit que « le sage bine tandis que le fou arrose ». Il ne faut donc pas s'exagérer les consé- quences de ces améliorations. Est-il besoin d'ajouter que nous souhaitons, de tout cœur et très sincèrement, que l'avenir nous donne

1. L'Algérie doublée {Le Temps, 25 janvier 1907K Voir aussi La Quinzaine Col., XI" année, 25 février 1901, p. 110 et suiv.

2. Augustin Beknahd et N. Lacroix, L'évolulion du nomadisme en Alyérie {Alger et l^iris, 1906), p. 13 et suiv. Voir aussi l'article publié sous le même tilro dans Annales de Géoç/raphie, XV. 1906, p. 152-165.

:{. A noter (|ue Vialar n'est pas du tout dans le Sersou. coninie on ledit souvent : il faut réserver le nom de Sersou à la rive droite du Nalir-Ouassel. (Aug. Behnaiu» et K. FiciiKuu. Lea régions naturelles de VAgérie, dans Annales de Géonraphie \\ 1902, p. 341.) '

4. L'Évolulion du nomadistnc en Algérie, p. i:i.

5. Lurs(|ue nous avons essayé de déterminer la moi/onnc de pluies au-dessus de huiuelle la culture devient précaire, nous avons dit {L'Évolution du nomadisme en Algérie, p. 11) que, toutes choses égales d'ailleurs, cette limite nous paraissait être vers 35 à U) cm. Il faut, bien entendu, tenir compte delà tcm|)crature, de Ictat hyf^'rométrique de l'air, de l'évaporation, de la ualurc du sol. etc.. qui ne sont nul- lement les mêmes dans les iiaule>^ plaines al^a-riennes et dans la Tunisie orientale.

6. 11 y tombe 398 mm. d'eau en moycnue, autant dire iOO.

336 GËOGRAPHIE RÉGIONALE.

tort et donne raison à notre contradicteur^? Mais, jusqu'à plus ample informé, et abstraction faite de certains cantons assez limités, nous croyons que l'effort de la colonisation dans les années qui vont suivre consistera plutôt à resserrer les mailles du réseau déjà existant qu'à rétendre beaucoup vers le Sud.

Il faut se bâter, car bientôt il sera trop tard. L'introduction actuelle d'une famille française présente, au point de vue de l'avenir etbnique de l'Algérie, plus d'intérêt que n'en offrira dans trente ans le débar- quement d'un effectif triple :

u On ne s'en pénétrera jamais trop : c'est au berceau du peuple naissant que se joue la grande partie ; chaque colon qui s'installe, français ou étran- ger, est le soldat inconscient, mais en armes, d'une lutte silencieuse dont l'enjeu peut être toute une destinée nationale, et les premiers venus ont bien des chances d'être les plus forts 2.

« Le nouveau peuple est dans sa période de formation : il a la brève et unique plasticité des organismes jeunes; sa masse n'est pas telle qu'on ne puisse agir fortement sur sa composition et ses allures : les unes et les autres, l'expérience le prouve, seront fixées dans quelques dizaines d'années^ et il sera trop tard pour y rien faire. Les traits caractéristiques du citoyen de l'Union ont été arrêtés vers 1820, sous l'influence de cette faible et spas- modique émigration anglaise, qui s'est effacée depuis devant l'apport énorme et régulier des immigrants allemands, celtes, slaves et même latins, masses impuissantes et qui s'absorbent dans le grand peuple désormais adulte. Rien n'a pu empêcher les 60 000 Français de la Nouvelle-France, si mal recrutés, si peu soutenus, mais installés à l'heure opportune, de sauve- garder intacte et de léguera plus de deux millions de Canadiens leur origi- nalité ethnique... Qu'on n'y ferme pas les yeux. Pendant un temps encore court, l'État dispose dans une certaine mesure du mélange qui bouillonne sous ses yeux, et qui, dans un demi-siècle peut-être, et à coup sûr dans un siècle, sera définitivement cristallisée »

Il ne faut donc pas perdre de vue un instant le peuplement français de la colonie; il faut continuer et achever cette œuvre, que M^ de Peyerimhoff a si bien décrite, et qui fait en somme beaucoup d'hon- neur à ceux qui l'ont entreprise et poursuivie sans défaillance.

Augustin Bernard.

1. L'auteur de farticle du Temps [M.^ Paul Bourde) nous paraît avoir raison sur un point : c'est que les principes que nous avons posés ne sont pas entièrement applicables à la Tunisie orientale et méridionale. Peut-être ne l'avons-nous pas assez marqué dans notre livre, qui était consacré à l'Algérie. Cependant, pour la Tunisie même, M' Ch. Moncihcourt arrive à des conclusions identiques aux nôtres. {La steppe des Fraichi.c/i el des Majeur, dans Bull. Direction Agric. Tunis, 1906.)

2. Rapport, p. 230.

3. Rapport, p. 2ôîi.

337

AIN-SALAH ET SES DÉPENDANCES

Aïn-Salah, comme Tombouctou, fut longtemps une cité mysté- rieuse, perdue dans les lointains mirages sahariens, à laquelle cet éloignement et ces mirages faisaient prêter une importance qu'elle n'avait pas. Ville sainte, ville sacrée, ville inviolée, et tout en même temps centre commercial des plus favorisés, elle était devenue un de ces points légendaires, qui attirent les explorateurs comme le phare attire les oiseaux de nuit. Tous ces buts merveilleux ont été, tour à tour, pour ceux qui, l'esprit plein de leurs lectures et de leurs rêves, les entrevirent enfin, l'objet d'une cruelle désillusion. La plupart de ceux que leur devoir conduisit aux oasis du Sud-Oranais en revinrent avec une impression de désenchantement et leur firent une réputa- tion de pays perdu et misérable. C'est dans cet état d'esprit que j'arri- vais à Aïn-Salah. Dès l'abord, je pus constater que, malgré mes efforts €t mes recherches, l'idée que je m'étais faite du pays restait inexacte. La traversée de la Touat, au mois de mars 1903, était particulièrement réconfortante. Les moissons, encore vertes, donnaient les plus belles promesses dans cette succession d'oasis, si nombreuses que, chaque matin et chaque soir, je m'arrêtais pour le déjeuner et pour le dîner près d'un village, après en avoir passé plusieurs autres. A chaque étape, je ne manquais jamais d'aller faire une prome- nade dans les ksour et dans les champs : partout les cultures étaient superbes.

Les ksour étaient moins intéressants. Leurs ruelles, toujours cou- vertes, étaient étroites et obscures et donnaient l'impression d'un repaire d'oiseaux de nuit. De fait, autant qu'on peut en juger lors d'un passage rapide, les indigènes constituent bien une population peu- reuse et sournoise, peut-être moins misérable qu'elle ne veut le paraître, mais le paraissant absolument. Cette misère apparente, à côté de riches moissons, me parut un i)roblème à résoudre. Était-c»». la conséquence de l'occupation française? Les cultures, précédem- ment négligées, avaient-elles été reprises avec une nouvelle ardeur sous l'empire de la sécurité enfin obtenue? Assistais-je ainsi à une sorle (le renaissance de la population? Ou bien la misèn\ que clamaient ces gens, étai(-elle feinte et n'avait-elle d'autre but (lue d'atltMidiir le guerrier farouche qui passe, ([u'on sait avido el gros

ANN. DE C.KOC. XV1° ANNKR. 22

338 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

mangeur, et de lui dissimuler, au moins dans la mesure du possible, les ressources dont ils disposaient?

Déjà la Tidikelt me donnait une tout autre impression. Les oasis y sont beaucoup plus éloignées les unes des autres. Les récoltes, encore satisfaisantes, étaient moins florissantes; les jachères même étaient, proportionnellement, beaucoup plus étendues. Et pourtant, les gens ne criaient plus misère. Ils recevaient modestement l'hôte de passage, mais ne cherchaient plus à se dérober derrière leur pau- vreté pour refuser tout d'abord la vente d'un poulet, afin de pouvoir le vendre ensuite plus cher. Le prix ne se discutait qu'à peine, ou ne se discutait pas du tout. On sentait l'indigène trop pauvre pour refuser une aubaine, mais trop fier pour réclamer le prix de l'hospi- talité, qu'il eût offerte sans rechigner.

Le problème ne s'en posait que plus ardu. Les résultats de certaines de mes recherches relatives à l'inventaire de la richesse du pays ont déjà été publiés ^ Si modeste qu'en soit le chiffre, environ soixante millions de notre monnaie, il y avait déjà une donnée qui me paraît utile. Toutefois, elle restait insuffisante pour la justification de la renommée d'Aïn-Salah, de son influence dans le Sahara. La soumis- sion des Touareg-, dans les conditions elle s'était produite, m'avait fait soupçonner une partie de la vérité. Il devait y avoir une influence ethnique, au moins autant que commerciale. Pour me documenter sur toutes ces questions, il m'a fallu interroger beaucoup d'indigènes.

Quiconque a eu l'occasion de s'entretenir avec des indigènes, en quelque pays que ce soit, a pu constater que le plus difficile, avec eux, est de les mettre en confiance. Je parvins, cependant, à force de patience, à me concilier quelques habitants des oasis; je les décidai à me raconter les légendes qui se sont formées au Sahara sur l'histoire des ancêtres des tril)us et qui transportent dans un passé fabuleux les raisons de leurs rapports actuels et les motifs de leurs rivalités.

L'orioine mythique d'Aïn-Salah, dans ce folk-lore, est des plus curieuses et des plus significatives. A l'époque la Tidikelt était recouverte par la broussaille, les chameaux qui y paissaient le

1. Gap* A. Métois, Le Tidikelt. Sa valeur économique [Bull. Soc. Géog. Alger, VIIlj 1903, p. G18-G2i; voir X///'= Bibliographie 1903, n" 757).

2, On sait que ceux-ci se donnent à eux-mêmes le nom d'Imouhar (au singu- lier Amaher), et que Touareg (au singulier, Targui) est le terme arabe. Il ne serait pas' mauvais de s'habituer à appeler les Imouhar par leur nom, au lieu de les désigner par le sobriquet que leur donnent les Arabes. Touareg signifie en efietles <( chemineaux», les « Bohémiens ». La terminologie que nous employons dans cet article se fonde sur les renseignements que nous avons pu recueillir au cours de notre séjour dans la région. Certains détails (notamment l'usage du féminin pour certains noms, comme la Tidikelt, etc.) étonneront peut-être le lecteur, habitué à une graphie et à des règles grammaticales erronées; mais ils se fondent sur des données certaines, et je les considère comme une des raisons d'être de cet article.

AÏN-SALAH ET SES DÉPENDANCES. 339

dhamran^ appartenaient à Dayellal,la mère des Kel Ahamellen. Un de ses esclaves nègres, du nom de Salah, réussit à augmenter le débit de la source qui suffisait à les abreuver. Azzi, l'ancêtre des Ahl Azzi, reçu sous la tente de Dayellal, lui proposa d'aménager les eaux pour la création de jardins et de palmeraies. Le succès fut grand, et la for- tune de Dayellal s'accrut si bien que sa sœur, Tinhinan, vint babiter près d'elle. Un jour de malheur, l'Arabe, le malfaiteur, père de mal- faiteurs, vint du Nord, demanda l'hospitalité à ces braves gens qui n'osèrent la refuser à sa misère et, installé, déclara qu'il se trouvait trop bien pour repartir dans son désert. Déjà Tinhinan s'était éloignée, et ses fils furent les premiers des Ahaggar. Dayellal parlait de recourir à leur aide pour chasser l'intrus, quand Azzi, toujours pitoyable, intervint. Dayellal consentit à ce que l'Arabe restât, en lui payant la même redevance qu'Azzi. C'est depuis ce temps que les Kel Ahamellen réclament une redevance aux gens de la Tidikelt; mais les Ahl Azzi l'ont toujours payée et les Arabes presque toujours refusée.

Ce récit, d'autres me l'ont fait depuis, avec des variantes insigni- fiantes dans le détail, mais toujours avec cette idée maîtresse inva- riable : la haine de l'Arabe. Ils l'ont sucée avec le lait, elle a fait l'objet de toutes les conversations de leurs « Ahal», qui ressem])lent fort aux « veillées » de nos paysans. Envisagées à ce point de vue, les pirateries actuelles et incessantes des Touareg changent complètement d'aspect et offrent un intérêt bien plus vif que si on ne les considère qu'isolé- ment, sans leur assigner d'autre but que l'amour pur et simple du pillage. Certes, ce n'est pas seulement le sentiment qui guide les Touareg. Mais ils ont leurs préjugés, qui sont profondément enracinés, et leurs traditions, qui se transmettent de génération en génération. La base des uns et des autres, c'est, je le répète, la haine de l'Arabe. Un Arabe qui se risque chez eux n'est jamais sur de revenir. Il le sait bien et leur rend largement haine pour haine. Mais qu'il s'agisse d'un Ahl Azzi, d'un Kel Ghezzi, comme ils disent, et immédiatement toul change. C'est un frère, auquel on donnera l'hospitalité la [)lus large. On se déplacera pour le conduire il veut aller, s'il ne connaît pas sa rout(\ On lui fournira un chameau, si le sien est fatigué. Enlin, ou aura pour lui toutes les prévenances que comporte l'hospitalité au Sahara.

Les Ahl Azzi ont ainsi libre parcours en pays targui. Cultivateurs habiles, comiiKMçanls avisés, avec une tendance ataviciue à l'émigra- tion, ils ont largement profité de cette situation. A vrai dire, ils l'ont méritée.

La symi)allii(> (jiie ItMir vouent les Touareg, dont ténu)igne It^ folk- lore, vient de leur ([ualilé de ravitailleurs. A Fusage, on s'apmvoit

1. Tra'jiniuni iiiidd/uiii.

3-iO GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

vite qu'ils constituent la population la plus intéressante du pays, celle sur laquelle on peut s'appuyer pour le lancer dans la voie du progrès. On les trouve partout. Il y en a un assez grand nombre qui cultivent dans l'Aliaggar. J'en ai vu à Agadès et à Zinder. J'en sais qui sont établis dans l'Adhagh^, à Ataliya, d'autres à Gogo; j'en ai vu qui reve- naient de l'Agous, d'autres du Denneg. Quelques familles sont deve- nues nomades et vivent en permanence chez les Touareg; les uns élèvent des chameaux, comme les Touareg eux-mêmes ; les autres sont des « tholba » qui enseignent le Coran. Les uns s'absentent pour six mois; d'autres ne reviennent qu'après avoir réalisé les économies qui leur permettront de vivre à l'aise le reste de leur exis- tence; quelques-uns s'attachent aux pays ils sont allés et ne revien- nent plus. Partout ils vont, ils apportent des nouvelles d'Aïn-Salah et de la Touat. La Touat, c'est pour les Touareg le pays des oasis, des jardins.

Aïn-Salah n'est point, en tant qu'oasis, sans importance. Elle a plus d'eau que Ghat et que Ghadamès, dit-on. Mais bien des oasis ont plus d'eau, source de fortune au Sahara, qu'Aïn-Salah elle-même, sans avoir jamais eu sa réputation, sans avoir réellement son impor- tance. Ce qui a fait la fortune d'Aïn-Salah, c'est la tribu des Ahl Azzi, et ses bonnes relations avec les Touareg. C'est par elle que l'oasis aux quelques ksour ensablés est devenue la ville sacrée, la ville, prospère, le repaire d'une araignée gigantesque étendant sa toile sur la moitié du Sahara occidental.

Les fils ténus dont est tissée cette toile, ce sont les itinéraires commerciaux des indigènes de la Tidikelt. Aux Ahl Azzi en revient la plus grande part. Les autres tribus se partagent le reste. Ces fils déterminent ainsi exactement, et en quelque sorte automatiquement, les dépendances d'Aïn-Salah.

Les points d'appui de cette toile immense, dont le centre est Aïn-Salah, sont à Ghadamès, Ghat, Agadès, Zinder, autrefois Sokoto, Thaoua, Gogo, Tombouctou, Ataliya. Mais, comme dans toutes les toiles d'araignées, le tissu, vers la périphérie, est beaucoup plus lâche. De la périphérie au centre, il va se resserrant, suivant une série de zones distinctes, l'on peut distinguer les pays simplement connus, les pays de dépendance économique, les pays de dépendance économique étroite, les pays de demi-possession, les pays de pos- session absolue. On pourrait établir la même comparaison au sujet de chacune des cités sahariennes. Chacun des points cités ci-dessus a lui aussi sa zone d'inlluence, plus ou moins étendue, le lacis des itinéraires de ses aborigènes est plus ou moins serré.

1. L'Adrar des cartes, au Sud-Ouest de lAliaggar.

I

AÏN-SALAH ET SES DÉPENDANCES. 3il

Mais, d'une manière générale, l'extension se fait du Nord au Sud. Les Soudanais sont des gens paisibles, auxquels Teffort nécessaire pour remonter dans le Sahara coûte beaucoup. Ils ne le l'ont guère volontairement. C'est ainsi que, si les indigènes de la Tidikelt allaient à Tombouctou, la réciproque n'était pas vraie, sauf pour les esclaves achetés. Même nuance pour l'Ag-ous, le Denneg, le Demagrim (Zinder). Si Aïn-Salah n'avait d'autres rivales que les villes du Sud, le Sahara tout entier dépendrait d'elle.

Mais elle en a une autre, fort dangereuse, et qui, particulièrement dans la deuxième moitié du xix*^ siècle, l'a dépassée : c'est Ghat. Tandis que les Ahl Azzi étaient malgré eux entraînés dans les luttes entre Arabes et Touareg, leurs émules en habileté commerciale de Tripoli, de Ghadamès, de Ghat, échappaient en partie à cette influence néfaste. En outre, ils étaient mieux placés; de ce côté, la route du Soudan à la mer est moins longue et ces trois milieux commerçants, en dépit de jalousies locales, faisaient des efforts convergents et complémentaires, plus qu'ils n'empiétaient les uns sur les autres. A Agadès, par exemple, celte lutte d'influence fut très sensible. Le groupe des Ahl Azzi, appuyé sur les commerçants locaux, luttait énergiquement, mais sans succès, contre le groupe oriental. Les quelques Ahl Azzi installés -là-bas avaient dû, pour résister, renoncer à revenir chez eux. Eux-mêmes se ravitaillaient à Ghat. C'était, en quelque sorte, une abdication. Dans ce mouvement il y avait quelque chose de factice. Il a suffi de faire disparaître l'état de trouble qui régnait dans l'Ahaggar pour voir de nouveau les Ahl Azzi prendre leur essor vers ^Ahir^ Réussiront-ils à reconquérir leur place ancienne? L'avenir le dira. Mais, en attendant, Agadès et l'Ahir ne peuvent être compris que dans les pays simplement connus, selon notre classifi- cation.

La concurrence qui a enlevé à Aïn-Salah la prépondérance dans les régions sahariennes du Denneg et de l'Agous est d'un autre genre. 11 n'y a d'ailleurs, à notre point de vue, aucun intérêt à lutter contre elle. Cette concurrence, qui tend à diminuer le commerce transsaha- rien au profit du commerce soudanais, est la conséquence normale de la pacification et de l'organisation du Soudan.

Néanmoins, la puissance de rayonnement du Soudan vers le Nord, (lui tendra sans doute à s'accroître encore, reste contraire aux tradi- tions séculaires, l/équilibre a été rompu par l'occupation du Soudan d'une part, par celle des Oasis sahariennes de l'autre. Il ne sera pas rétal)li tout de suite. Que sera ce nouvel équilibre ? Il faut laisser à l'avenir le soin d(^ le déterminer, et suivre attentivement le mouve- ment, sans le contrarier. A vouloir le guider trop étroilement. on ris-

1. Orn'crit générnicmnnt Aïr; mais l'aspiration ontn^ les deux voytMU's ost très scnsiblo.

3it2 GÉOGRAPHIE REGIONALE.

querait d'enlraver le commerce général, que toute contrainte fait disparaître sans remède.

Ainsi se trouve tracée la courbe de délimitation, à l'intérieur de la précédente, qui sépare les pays simplement connus des pays de dépen- dance économique. Elle laisse dans la première zone l'Ahir et le Damer- gou, le Denneg, l'Agous et la région deTombouctou. Entre le Denneg et le Damergou et TAbir, s'étend la région babitée par les Kel Gueress, que les indigènes d'Aïn-Salah paraissent ignorer complètement. Les pays de dépendance économique sont sillonnés par les caravanes venues d'Aïn-Salab, ou à destination d'Aïn-Salab. Dans les saisons d'hiver et d'été, ces caravanes subissent un certain ralentissement, les indigènes redoutant autant le froid de l'hiver que l'extrême cha- leur de l'été. Mais, au printemps et à l'automne, les arrivées et les départs sont incessants. Il est bien rare, dans ces deux saisons favo- rables, qu'on reste une semaine sans nouvelles. Il n'est pas rare, au contraire, que deux, trois ou quatre caravanes arrivent dans la même semaine. Avec la sécurité que nous leur avons rendue, les indigènes ont vite repris leurs habitudes préférées; on s'associe à deux ou trois pour partir en caravane ; souvent même, si le marchand a quelques serviteurs noirs, il part sans associés. Dans cette catégorie de pays on peut ranger l'Adhagh au SW, le Tassili des Azdjer au SE. Mais les deux régions sont loin d'avoir le môme régime économique. Du côté de l'Adhagh, ce sont surtout les gens d'Aïn-Salab qui vont tenter la fortune avec quelques charges de marchandises. Pour aller jusque-là, presque tout le monde connaît la route. Il n'y a donc aucune gêne pour se mettre en mouvement. L'indigène qui a réussi à faire quel- ques économies achète des cotonnades, avec le ou les chameaux nécessaires à leur transport, et part. Il va dans l'Adhagh, vend ses cotonnades, achète en échange des chameaux, des objets de fabrica- tion soudanaise, vases en bois, cotonnades, etc., autrefois des esclaves, et revient. S'il est entreprenant, il tâchera de se procurer un guide qui le conduira dans l'Agous ou le Denneg, la sécurité est moins assurée, mais la vente est plus productive. Le commerçant parti à destination de l'Adhagh ne va plus jusqu'à Tombouctou. Les coton- nades ne donnent presque plus de bénéfices dans cette ville, elles arrivent à meilleur compte par le Soudan. Pour aller jusqu'à Tom- bouctou, il faut être parti dans ce but, avec la « chougga » * blanche du Mzab ou le tabac de la Touat. Ce dernier donne encore jusqu'à 200 fr. de bénéfice par charge de chameau.

De leur côté, les Ifoghas viennent volontiers dans la Tidikelt, mais leurs caravanes sont plus importantes et moins fréquentes. Ils amè- nent des chameaux et des moutons, apportent des selles de chameaux

1. Cotonnade de petite largeur.

AÏN-SALAH ET SES DÉPENDANCES. 343

et des outres en peaux de chèvres, qui sont très réputées dans la région. A leur départ, ils emportent surtout des dattes. Ce mouvement com- mercial est incessant, et, avec des gens aussi tranquilles que les Ifo- ghas, la protection de leurs caravanes suffit à les conquérir. On peut se demander pourquoi Tombouctou, beaucoup plus rai)prochée, n'at- tire pas les Ifoghas autant que la Tidikelt plus éloignée. 11 y a encore deux causes : une cause ethnique et une cause économique. Les Arabes du Sud, les Kounta, qui environnent Tombouctou, n'ont pas plus les sympathies des Touareg que ceux du Nord. Et, d'autre part, l'Adhagh, qui se trouve à la limite des pluies tropicales, qui n'en reçoit même pas tous les ans, reste inférieur à la région de Tombouctou pour la production de la viande. Comment, dès lors, pourrait-il écou- ler à bon compte cette viande qui est son principal produit, puisque les cotonnades dont il a besoin sont encore plus chères à Tombouctou qu'à Aïn-Salah, et que Tombouctou ne produit pas la datte qui rend tant de services à tous les nomades?

Le Tassili des Azdjer, avec lequel tout mouvement d'échanges fut interrompu au moment de la lutte avec l'Ahaggar, a repris bien vite son activité dès la pacification. Mais sa dépendance vis-à-vis d'Aïn- Salah a un caractère tout particulier. La proximité de Ghat, qui est la rivale, y rend les entreprises fort hasardeuses. Aussi les commerçants de la Tidikelt ne s'y rendent-ils que rarement. Ils attendent la venue du client, qui, d'ailleurs, vient assez fréquemment pour qu'il ne soit pas nécessaire d'aller le chercher. Il ne faut cependant point se dissi- muler que, si le rétablissement de la paix, qui n'est encon^ que partiel, devient total, ce sera, en ce qui concerne cette région, au bénélice de Ghat et au détriment d'Aïn-Salah.

Plus nous nous rapprochons du Centre, plus la dépendance devient étroite. Avec l'Ahaggar et la Tifedest, qui n'est d'ailleurs ((u'un satel- lite de l'Ahaggar, cette dépendance est presque absolue. Sans doute, l'Ahaggar est habité par un groupe indépendant de cœur, mais ses intérêts ne lui ont jamais permis de se détacher de la Tidikelt. Sa haine contre les Arabes ne l'a pas empêché d'y revenir toujours, el le modus Vivendi que nous leur avons imposé leur donne, maintenant (ju'ils commencent à le comprendre, une entière satisfaction. Là, les relations sont de tous les jours. Kel Ahaggar venant dans la Tidikelt, Ahl Azzi allant dans l'Ahaggar se croisent et s'entre-croisent. Mais c'est surtout que se montre bien l'inlluence ethnique el la force du préjugé doni jai rapporté l'origine mythi(iue : un Arabe se risipie à aller dans l'Adbagii, chez lespacifiiiues Ifoghas, jamais dans l'Ahaggar. Pour s(»s habilanls, (jui passent pour être les plus farouches d(^ tous les Touan^g, la Tidikelt est \o s(uU lieu l'on puisse se renc<Hî(rer sans combat avec les Arabes, parce que l'autorih» française l'exige ainsi. Les Ahl Az/.i, au contraire, continuiMil cluv. t>u\ leur p»Mi(Mralion

344 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

douce et insinuante, et une bonne partie des cultures de TAhaggar leur appartiennent. Cependant la dépendance économique est étroite, sans être exclusive.

Il n'en est plus de même pour l'Ahenet. Le petit groupe qui l'oc- cupe ne peut vivre sans les ressources qu'il tire de la Tidikelt, en échange des quelques chameaux et moutons qu'il produit. Il vivait, d'ailleurs, presque autant de ses pillages sur les gens du Nord de l'Ahir, qui lui payaient ainsi fort involontairement un tribut annuel. A force de faire des expéditions, les Taïtoq ont fortement diminué en nombre. Ils semblent appelés à disparaître, et ce ne sera guère regrettable, car ils constituent beaucoup plus une bande de brigands qu'une tribu. En attendant, ils font semblant d'être soumis.

M"" É.-F. Gautier a dit que l'Ahenet et l'Immidir, géologiquement,. sont inséparables K Leur ressemblance géologique s'étend donc, inévi- tablement, aux productions, et les pâturages de l'un sont semblables aux pâturages de l'autre, c'est-à-dire qu'ils sont considérés comme les meilleurs de la région par la qualité. Mais on ne saurait, au point de vue économique, faire une seule entité de l'Ahenet et de l'Immidir. L'Immidir dépend socialement de l'Ahaggar qui, ainsi qu'on l'a vu, dépend lui-même économiquement de la Tidikelt. Par son voi- sinage même, l'Immidir était plus exposé aux incursions des Arabes. Les pâturages qu'il contient ont souvent été la cause et le théâtre de la lutte séculaire, et l'Arabe envahissant et sans scrupules les avait à peu près conquis. Les Kel îmmidir, les premiers exposés aux coups, avaient fini par s'entendre tant bien que mal avec leurs turbulents voisins, et en supportaient l'approche pour ne pas perdre leurs troupeaux. Il est bien vrai que les Oulad Ba Hammou n'allaient pâtu- rer là que lorsque les pâturages faisaient tout à fait défaut dans la Tadmaït, mais, au fond, ils y allaient quand ils voulaient, c'est-à-dire quand ils étaient décidés à se montrer agressifs. Or, cette tolérance un peu obligatoire qu'ils montraient vis-à-vis des Arabes, les Kel Immidir ne la montraient en aucun cas vis-à-vis de leurs voisins de l'Ahenet. Quand les Kel Ahenet manquent par trop de pâturages chez; eux, ils vont dans l'Adhagh. Partout ailleurs, ils seraient impitoyable- ment expulsés. Le commandant Bissuel-, à ce point de vue, avait donc parfaitement raison de faire des Taïtoq et de leurs imghad^un groupe absolument distinct. Entre Taïtoq et Kel Ahaggar la haine est au moins aussi vive qu'entre les Arabes et ces mêmes Kel Ahaggar. Et jamais un Taïtoq ne se risquerait à conduire sa tente dans l'Immidir,

1. É.-F. Gautieh, Le Mouidir-Ahnel [La Géographie, X, 1904, p. 1-2). Pour le Mouidir, comme pour les autres noms touareg, je remplace la corruption arabe ea usage, Mouidir ou Mouydir, par le véritable nom : Immidir.

2. Cap« (I. Bissuel, Les Touareg de l'Ouest, Alger, 1888.

3. Arnglùd, plur. imgliad, serf, tributaire.

)

AiN-SALAII ET SES DÉPENDANCES. 3^5

ou inversement. L'Immidir est, pour les indigènes d'Aïn-Salah, la région de demi-possession.

Les pays de possession absolue sont la Tadmaït et la Tidikelt. La TidikeU, avec sa gliaba^, n'est point le pâturage merveilleux, dont on parle encore, mais qu'on ne trouve jamais. Les animaux qui y ont été élevés s'y entretiennent tant bien que mal, et plutôt mal que bien. Mais ceux qui furent élevés ailleurs s'y habituent difficilement, n'y prospèrent jamais et y périssent souvent. Cela tient à la salure exa- gérée des plantes qui y croissent et à l'uniformité de cette végétation.

Plus heureuse par la qualité, la Tadmaït est moins favorisée au regard de la régularité des pâturages. L'une se trouve être ainsi le complément indispensable de l'autre. Lorsque les nomades voient les pâturages manquer dans la Tadmaït, ils ramènent leurs troupeaux dans la ghaba de la Tidikelt, les ressources des oasis permettent de les entretenir, d'une manière qui n'est ni le pâturage ni la stabula- tion, et qui tient des deux.

La possession de ces deux régions, si distinctes par la nature du sol, si étroitement unies par les nécessités de la vie, est partagée entre les diverses tribus de la Tidikelt. Le détail de ce partage m'en- traînerait trop loin pour pouvoir trouver place ici. Il me reste à jeter un coup d'œil d'ensemble sur les relations d'Aïn-Salah avec le Nord.

Si l'on parle avec un Arabe des Touareg, il aura à leur adresse toutes les épithètes peu flatteuses que les Touareg emploient pour les gens de sa race. « Regarde attentivement à droite et à gauche, dit un poète arabe, les gens de l'Ahaggar sont aussi traîtres que les chiens. » Mais il serait aussi peu équitable de juger les Arabes d'après les Touareg que de juger les Touareg d'après les Arabes. Les uns et les autres ont leurs qualités et leurs défauts, qui ne sont pas loin d'être les mêmes. Un défaut qui leur est bien commun, c'est, à coup sûr, la haine du voisin. Cette haine n'empêche pas le commerce de se répandre vers le Sud avec une certaine activité. Aïn-Salah ne produi- sant rien, en dehors de ses dattes, il faut l)ien que les marchandises viennent du Nord. C'est que l'Arabe entre en scène, aussi utile dans sa zone ([ue le Targui dans la sienne.

Comme vers le Sud, les grandes caravanes paraissent constituer un pis aller que l'insécurité impose, mais que les indigènes sont loin de prétÏM'er. Ils aiment heaucoui) mieux s'en aller par deux ou trois, voyageant à leur aise, suivant l'allure de leurs chameaux peu nombreux, séjournaid plusieuis jours quand ils trouvent un pâturage favorable, et ne perdant ainsi jamais un animal. La marche en grandes cara- vanes, au contraire, est tatale aux animaux b^s plus faibles, qui ue

1. KonM ; désigne aussi an Sahara les plantations do palmiers, et, dan- la Tidi- kelt, les hroussailles cpii oitiivicnt une partie du pays.

3^46

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

peuvent suivre que difficilement, finissent par rester en arrière et doivent être abandonnés. Elle ne convient donc pas du tout aux habi- tants de la ïidikelt, dont les chameaux sont en général faibles et toujours maigres. H est vrai que, habitués comme ils sont à la mi- sère, ils résistent mieux qu'on ne le pourrait croire à première vue; mais ils restent néanmoins à un degré d'infériorité très accusé vis-à-vis des troupeaux voisins.

De même que les Ahl Azzi ne font pas par leurs propres moyens tout le commerce du Sud, mais servent presque toujours d'intermé- diaires aux Touareg venus à Aïn-Salah, de même les Arabes de la Tidi- kelt ne font pas tout le commerce avec le Nord, mais appellent à Aïn- Salah les commerçants d'Ouargla et du Mzab, qui sont leurs hôtes traditionnels. Autour du ksar des Ra Hammou, comme autour du ksar des Ahl Azzi, c'est un mouvement perpétuel des étrangers et de leurs chameaux. Ces étrangers se gardent bien de se mêler, et, à Aïn-Salah même, ils ne se disputent pas, grâce à cette sage précaution de rester nettement séparés.

L'occupation française a, comme en toutes choses, déplacé l'équi- libre existant. Auparavant, semble-t-il, ce ravitaillement en marchan- dises venait surtout de Tripoli, par Ghadamès; nos sujets d'Ouargla et d'El Goléa y participaient sans doute, mais avec une certaine timi- dité. Les Français à Aïn-Salah, la situation changeait du tout au tout. La route de Ghadamès devenait peu sûre, par suite de nos malenten- dus avec les Touareg, tandis que ces mêmes malentendus, qui nous obligeaient à être toujours en armes, permettaient aux Ghamba de venir en toute sécurité. La richesse en chameaux des Ghamba en fait, d'ailleurs, les convoyeurs tout désignés vers le Nord, comme les Touareg sont ceux du Sud.

Le croquis ci-contre (fig. 1) est, à ce sujet, très instructif, et les ré- sultats qu'il fait ressortir assez inattendus, quand on songe que la Tidi- kelt a été rattachée administrativement à la Touat et à la division d'Oran^ 11 estétabli sur la moyenne des trois années 1902, 1903 et 1904, c'est-à-dire pour une période de transition. Il laisse donc la porte ouverte à toutes les hypothèses. L'année 1902 a été très troublée, et les relations commerciales presque totalement interrompues. L'année 1903 le fut moins, mais le fut encore, tout au moins en ce qui concerne la région au Sud-Est d'Aïn-Salah. L'année 1904 a été plus calme, sans Têtre complètement, car les grandes tournées politiques, même quand elles sont pacifiques, ne laissent pas que de provoquer un certain émoi, qui nuit au commerce. De plus, ce fut une année déplo- rable au point de vue des pâturages, dans la région qui m'occupe ; les mouvements y ont été par suite réduits au strict minimum. Pour

l. Il serait plus exact, depuis un récent décret, de dire au territoire d'Aïn-Sefra. .Mais le résultat économique est le même, c'est-à-dire déplorable.

AiN-SALAH ET SES DÉPENDANCES.

347

toutes ces raisons, il serait intéressant de refaire le même tableau plus tard, dans dix ans, par exemple. Tel qu'il est, ce croquis montre

4.<*

<^d^

0 C-Jieirclaïa

Orhâ (laines

^ t-ha t

Fi(i. 1. Uoutos conimorciales aboutissant, à Aïii-Salali. Kchollo approximative, 1 : 8 000 000.

an-dossous tlo 10 chameaux.

(le 10 à 100

Koiit(>s l

100

à 200

avor un mouveiiKMit ]

-JOO

à :ioo

annuel

- 500

à 1000

an-

lessus

le 1000

ll'IIMi

nnn

bien rimi)ortaiK'e de la ruulc ancienne du Soudan, que les dtq>rcda- lions des Kel Ahagj^ar avaient fait abandonner el ({ue deux années

348 GÉOGRAPIIIi: RÉGIONALE.

d'une paix relative ont sufli à faire reprendre : Ouargla, Aïn-Salah^ l'Ahaggar, l'Ahir et Zinder; ou Ouargla, Aïn-Salah, TAdhagh et Tom- bouctou.

Quelle peut être rimporlance commerciale d' Aïn-Salah dans l'avenir? Après s'être laissé tromper par les mirages du Désert, après avoir immensément exagéré ses ressources, il n'est pas besoin de passer à l'autre extrême, de dire que ses habitants meurent de faim et que le commerce d' Aïn-Salah (je cite) a fut [en 1903] tout entier représenté par un nombre ridicule de charges de chameaux, une douzaine... » K. Or, au moment je lisais cette phrase, je n'eus qu'à saisir ma statis- tique, tenue au jour le jour, et je constatai que, dans le mois écoulé (mars 190i), il était arrivé 584 chameaux dans la Tidikelt. Et pourtant, avec les moyens dont on dispose dans les postes extrêmes, il faut voir comment sont tenues ces statistiques ! Elles ne comprennent que ce que les commerçants veulent bien déclarer. Elles sont, par conséquent, bien loin d'être complètes. Tout ce que l'on peut dire, c'est que tout ce qui y figure a existé. Mais il en existerait le double qu'il ne faudrait pas être trop surpris. Et lorsque, plus tard, on pourra dresser des statistiques exactes, il sera nécessaire, en établis- sant des comparaisons, de bien faire la part de l'augmentation réelle du commerce et celle de la plus grande régularité dans les déclara- tions. En admettant même que ce chiffre, qui est forcément inférieur à la vérité, ne le soit pas, qu'il soit la vérité elle-même, il y a loin d'un mouvement de 58 i chameaux dans un mois à 12 charges de chameaux dans une année. Cela dépasse vraiment les limites de l'er- reur permise. 11 n'est vraiment pas besoin de ces exagérations pour démontrer que l'idée du Transsaharien, même s'il est télégraphique,, n'est qu'une utopie, sinon irréalisable, du moins fort difficile à réali- ser, et dont la réalisation, en tous cas, coûtera cher et ne rapportera presque rien. Mais, dans ce mouvement désordonné de balancier, on perd de vue la vérité, qui a pourtant été dite, il y a plus de dix ans, et fort bien dite : « A mon sens, ce que l'homme doit se proposer tout d'abord au Sahara, ce n'est pas tant de changer son climat que de tirer parti du Sahara, tel que la nature l'a fait. Le vrai programme de transformation à y poursuivre consiste... à s'adresser simplement aux eaux douces qui existent sur place, à la surface ou dans le sous-sol, à mieux capter et mieux utiliser celles que l'on connaît, à procéder mé- thodiquement à la recherche de nouvelles nappes d'eaux artésiennes, à faire servir toutes ces eaux à l'irrigation du sol, partout cela est possible, et, grâce à l'irrigation, à développer les cultures actuelles, à

1. Remy SAfXT-MAURinR, La France dans le Sud Marocahi (Rev. Bleue, v série, J, 1904, p. 432 .

J

AÏN-SALAH ET SES DÉPENDANCES. 349

créer de nouvelles oasis et à mettre en valeur de vastes espaces, jus- qu'alors stériles et déserts.

(( L'irrigation, voilà le secret de tout ce qui a été fait et de tout ce qui sera fait de pratique au Sahara. L'extension des cultures, de la végétation, des régions boisées, et, ajouterai-je, dans le même ordre d'idées, la protection des populations sédentaires et laborieuses, la fixation graduelle des nomades, ou, tout au moins, les mesures de nature à enrayer les ravag'cs de la vie pastorale, enfin l'intervention croissante des colons français et l'essor fécond des entreprises de création agricole au Sahara : voilà les meilleurs moyens de trans- former peu à pou le désert et d'améliorer son climat, dans les limites, d'ailleurs restreintes, l'on peut espérer humainement l'améliorer *. »

A. Métois.

1. G. Rolland, Hydrologie du Sahara algérien [Docurnenls relatifs ù la mission dirigée au Sud de l'Algérie par A. Ciioisy, Texle, 3" vol., l^aris, 1895), p. 3-4.

350

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

LE HAUT PLATEAU DE BOLIVIE

(Photographies, Pl. VIII-X)

La Bolivie comprend deux régions très différentes : les hautes terres andines et les plaines qui font partie de la grande dépression intérieure de l'Amérique du Sud. Elle a définitivement cédé, en 1905, au Chili ses territoires maritimes. Sa superficie est d'environ 1 2:25 000 kilomètres carrés K

Par hautes terres, il faut entendre : le haut plateau proprement dit, YAlliplanicie, d'une altitude moyenne de 3 700 ou 3800 m., très nettement encadré entre les deux Cordillères; 2<^ un autre pla- teau, accolé au SE au premier, et qui se poursuit vers le Sud sur le territoire de l'Argentine. Ce second plateau, très élevé encore au con- tact de la Cordillère, plus élevé même que la haute plaine, s'abaisse assez régulièrement vers l'Est : Cochabamba n'est plus qu'à 2 800 m., Sucre à 2 700 m. C'est vers l'Est, suivant la pente, que s'écoulent toutes ses eaux qui vont à l'Amazone et au Rio de la Plata. Il se ter- mine brusquement au Nord par un escarpement faisant un angle obtus très ouvert avec la Cordillère orientale. Découpée par de nom- breuses vallées, la surface de cette région montagneuse est beaucoup moins régulière que celle de l'Altiplanicie, mais les différences de niveau n'y sont jamais très fortes et ne dépassent pas un millier de mètres. En vain chercherait-on à y distinguer des chaînes : il n'y a aucun alignement régulier. C'est un relief de vieux plateau travaillé par l'érosion. Par son climat, par sa végétation surtout, cette seconde région se distingue très nettement de l'Altiplanicie. Par se fait la transition avec les terres basses.

Le haut plateau, dont il sera seulement question ici^ se prolonge vers le Nord, en territoire péruvien, au delà du lac Titicaca. Il se poursuit vers le Sud, en territoire chilien, par le plateau ou la Puna d'Atacama. Sa pente, en Bolivie, est vers le Sud. Le lac Titicaca est à

1. La carte la plus récente de la Bolivie et des régions limitrophes est celle qui a été dressée par V. lluox àl : 750 000, d'après les travaux de la mission fran- çaise DE Gréqui Montfokï et E. Sénéchal de la Gkange (voir XF* Bibliopraphie 1905, 1028). On consultera aussi avec intérêt la carte de la Cordillère de l'Est, entre rillimani et l'Illampu, de Sir Martin Gonway, The highest Part of the Cordillera Real, Bolivia, from a Triangulation and plane table survey, 1 : 500 000 [Geog. Journ., XV, 1900, en face la p. 564).

LE HAUT PLATEAU DE BOLIVIE. 351

l'altitude de 3 8l!2 m., le lac Poopo, qui en reçoit les eaux, est à

3 694 m. La grande Pampa de Sal, située à l'Ouest d'Uyuni, est un peu plus basse encore. Mais, au delà, le sol paraît se relever très légèrement dans la direction de la frontière chilienne.

Les chaînes qui dominent l'Altiplanicie sont parmi les plus impo- santes qui soient au monde. A l'Est, c'est la Cordilley^a real, dont les deux sommets principaux, l'Illimani etTIllampu ou Sorata, dépassent 6 400 m. ^ Entre ces hautes cimes, d'autres se dressent, également étincelantes de neige, donnant l'impression d'une chaîne en dents de scie, d'une véritable Sierra. Dans cette région septentrionale de la Bolivie, entre l'IUimani et l'illampu; la pente de la Cordillère vers l'Est est un véritable abrupt. En moins de 100 km., on passe des terres froides du plateau à la zone des forêts tropicales.

La chaîne occidentale est moins élevée, quoique certains sommets, comme le Sajama, y dépassent 6 500 m. La pente est encore très forte vers l'Ouest, mais sans ressaut, sans abrupt. Vers l'intérieur, les deux Cordillères ont des versants plus adoucis. L'ensemble de l'Alti- planicie dessine donc un fond de bateau, mais à surface irrégulière. Des accidents montagneux, de petites chaînes secondaires s'y alignent parallèlement aux directions maîtresses des deux Cordillères, sans jamais atteindre cependant beaucoup plus d'un millier de mètres au- dessus de la surface du plateau. La Chilla, au S du lac Titicaca, a

4 823 m. ; le Miriquiri, au N de Corocoro, 4 781 m.

J'ai eu l'occasion, pendant les trois années que j'ai passées dans ce pays, d'en étudier la structure géologique. Tous les terrains qui affleurent dans la Cordillère de l'Est, sur l'Altiplanicie et dans la partie bolivienne de la Cordillère de l'Ouest, appartiennent aux forma- tions primaires. Il semble bien que, depuis le début des temps secon- daires, toute cette région n'ait plus été recouverte par les eaux marines. Les couches les plus anciennes sont à l'Est : la Cordillera real est en grande partie silurienne; viennent ensuite, en stratification le plus souvent concordante, des couches dévoniennes, carbonifériennes, puis des grès et des marnes gypsifères qu'on i)eut rapporter au Permien -.

L'ensemble forme une série de grands plis, compli(iués, dans l'Al- tiplanicie, de plissements moins importants. Je nai vu nulle pari do plis serrés et renversés comme ceux (pi'a ligures Forbes sur sa coupe, devenue classique, de la presqu'île de Gopacabana, dans le lac Titicaca K

1. Sir Mahtin Conway attribue à l'Illinuini (i45S ni. et à Illiampu (WJSi m. Illampii est le nom indij^ùno; Sorata est le nom d'une ville située au pied.

2. Ces couches ne sont pas lossilileres ; c'est leur passa^a^ insensible au C.arbo- niférien (pii permel de les considérer comme permitmnes.

:'>. I). lM)iuti;s. On t/ir (ieoln;/;/ of liai i via and Sou/hrrn I\'ru [Quar(. Joiirn. (icol. Soc, XVII. iS(i(). p. V!), li^r. ;;,. (-j^^. coupe a été reproduite dans En. Sukss, La Face de la Terre, Irad. ICmm. dk Mahokiuk. I, p. 091. Fouhes était un très bon observateur et a fourni des données très exactes sur les ré^'ions ou il avait loui,^- temps séjourné comme ingénieur: à San Ualdomero. aux environs de Millipaya

352

GÉOGRAPHIb: RÉGIONALE.

$-!:;

I

i

•a

m

o

U-t

La coiipo ci-contre (lig. 1) donne le dessin général de celle structure. Elle va de l'il- lainpu au Sajama, c'est-à-dire d'une Cordil- lère à l'autre, suivant une direction à peu près N-S. Le Silurien et le Dévonien sont à l'état de schistes et de grauwackes, avec des quartzites, dont les alignements très nets se détachent en relief. Les roches les l)lus dures sont les calcaires carbonifériens à Fusulines. Ce sont eux qui dans TAlti- planicie constituent les chaînons les mieux dessinés.

Tandis que dans la Cordillera real on ne rencontre aucune trace de volcanisme, les seules roches d'origine éruptive étant des granités primaires, les flancs de la Cor- dillère occidentale sont recouverts d'épan- chements éruptifs. Les sommets volcani- ques y sont nombreux. Le Sajama est un volcan éteint. Les indigènes y vontchercher du soufre, qui, avec les salpêtres si abon- dants dans la région côtière, leur sert à fabriquer de la poudre. Au Nord du Sajama, on voit fumer deux petits sommets craté- riformes.

Toutes ces roches éruptives sont ter- tiaires et leur présence est un indice des grandes dislocations du versant Pacilique qui ont accompagné la surrection du mas- sif. Je n'ai pas étudié ce versant Pacifique, mais si, comme on l'indique, il y a des couches secondaires non plissées, on peut se représenter qu'il y a eu dans cette ré- gion bolivienne, d'abord une série de plis

(région de Sorata) et à Corocoro ; mais il n'en est pas de même pour celles qu'il n'a fait que traverser rapidement. 11 a parfois des affirmations singulières. Comment a-t-ii pu reprocher à d'Orbi- GNY d'avoir signalé du granité dans la Cordillère de l'Est, alors qu'il suffit de se promener dans le ravin de La Paz, en amont de la ville, ou dans celui de Sorata, pour y trouver des blocs de granité des- cendus de la montagne? J'ai passé une semaine dans la presqu'île de Copacabana, plusieurs jours dans l'île voisine de Titicaca, je n'y ai trouvé que du Dévonien et du Carboniférien fossilifères, en superposition concordante, sans trace de plis.

LE HAUT PLATEAU DE BOLIVIE. 353

dalant de la fin des temps primaires, puis, après une longue période de repos, pendant laquelle toute la région est restée émer^-ée, un relèvement en masse accompagné de dislocations et de manifesta- tions éruptives.

La surface de l'Altiplanicie est occupée par un certain nombre de nappes d'eau permanentes ou temporaires. Au Nord, c'est le grand lac Titicaca, d'une superficie égale à près de quinze fois celle du lac de Genève, d'une profondeur maxima de 572 m. Cette vaste nappe d'eau douce, alimentée par les nombreux torrents qui descendent des deux Cordillères, a un déversoir, le Desaguadero, qui conduit ses eaux au lac Poopo. Le tracé de cette rivière est très remarquable : il se décompose en trois tronçons, dont les deux extrêmes sont parallèles aux Cordillères, tandis que celui du milieu coupe transversalement le plateau. L'influence des plissements sur cette direction du cours d'eau est évidente. Le Desaguadero coule à la surface du plateau, entre des berges de quelques mètres seulement de hauteur (phot. pi. VIII).

Tandis que le Titicaca est un lac d'eau douce, le lac Poopo ali- menté presque exclusivement par son affluent le Desaguadero est salé. Cette singularité s'explique de la façon la plus simple. Le Desa- guadero rencontre sur son trajet des couches permiennes salifères. Pendant la saison des pluies, on barre les petits affluents qui descendent au cours d'eau principal, on les laisse s'assécher, et ces marais salants d'un nouveau genre fournissent une abondante provision de sel qu'on découpe en briquettes pour la facilité du transport. Tout le sel consommé à La Paz vient du petit village d'Ayoma, aux environs de Corocoro.

A l'Ouest et au Sud du lac Poopo s'étendent d'autres grandes lagunes, véritables chotts qui ne se remplissent qu'après la saison des pluies, se dessèchent ensuite rapidement et se couvrent d'une croûte saline également exploitée. La chloruration des minerais d'ar^-ent de Huanchaca se fait au moyen du sel extrait de la Pampa de SaL

Tous ces lacs sont évidemment les résidus d'une nappe d'eau plus étendue qui a recouvrir, à une époque antérieure, la plus grande partie de l'Altiplanicie. Il suffirait aujourd'hui que le niveau des eaux s'élevât d'une centaine de mètres au-dessus de celui de la cuvette la plus basse pour que la communication lacustre fût rétablie entre le Titicaca, le Pooi)o et les lagunes qui sont au Sud.

De l'existence de ce grand lac il y a d'ailleurs des indices. Mus- Icrs a signalé, il y a une trentaine d'années, u sur les flancs des mon- tagnes qui limitent les plaines d'Oruro..., une ligne blanche... qui sembb^ correspondn^ à une ancienne ligne de rivage » '. II hi considé- rait comme ai)part(Mianl à un(^ formation coralIigèn(\ s'étendanf jus- qu'aux environs de La Paz. .l'ai eu l'occasion d'étudier ces calcaires.

l. (1. C. MusTKus, Noies on Bolivia lo accompan;/ oriffinal Maps {Jauni. /?. ANN. DR GKOG. XVT ANNKE. 03

354 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Ils ne sont pas coralligènes; ce sont des travertins ou des tufs peu fossilifères, sans aucun doute des formations d'eau douce, correspon- dant à un niveau antérieur du lac*. Je les ai suivis sur une soixan- taine de kilomètres, jusqu'aux environs de Sicasica. La coupe ci- dessous (fig-. 2), prise aux environs d'Oruro, montre la position de ce placage, qui s'élève à 40 m. environ au-dessus de la pampa, recou- vrant complètement les collines d'altitude inférieure.

Gomment le lac s'est-il vidé ? Les eaux ont-elles trouvé quelque part un passage, ou doit-on voir dans l'abaissement de leur niveau le résultat de l'évaporation ? Il est difficile de se prononcer ; il faudrait pour répondre à cette question disposer de cartes donnant des alti-

•;.t)ruro â 10 Kilom.

N Cenros d 'Hospitaya- S

'370q!L

'...'. A . ^uàrCzi'tes Si scAistes c/éi/onieps' limite sup'^ des travertins iiiiihniiiiinii Revêtement ealcatré

FiQ. 2. Coupe des collines de l'Altiplanicie aux environs d'Oruro. Échelle des longueurs, 1 : 10 000 ; des hauteurs, 1 : 2 000.

tudes certaines et reposant sur des levés de précision. On répète géné- ralement que c'est par la gorge du rio de La Paz que se serait fait l'écoulement des eaux; mais cette hypothèse est inadmissible. Le cas du rio de La Paz, comme je vais le montrer, est absolument indé- pendant du processus de dessèchement du lac.

La ville de La Paz est construite à l'altitude de 3630 m., dans une vallée, ou plus exactement dans une gorge assez étroite, ou quebrada, creusée tout entière dans une épaisseur de 400 m. d'alluvions gros- sières, de véritables cailloutis. Lorsqu'on va de La Paz à l'Altipla- nicie il faut grimper, pendant une heure, par une route en lacets (phot. pi. IX). Dans ce ravin coule un rio, peu abondant en temps ordi- naire, mais qui, en temps de crue, peut se gonfler jusqu'à emporter les ponts assez rares qui réunissent les deux parties de la ville.

En amont de La Paz, la vallée change assez brusquement de direc- tion et devient perpendiculaire à l'axe de la Cordillère. Elle n'est plus creusée dans les alluvions, mais dans les roches primaires, Dévonien et Silurien. Des blocs énormes de granité descendus des parties cen- trales de la Cordillère encombrent la vallée. On les exploite pour la construction des monuments de la capitale.

En aval de La Paz, la quebrada se continue suivant une direction

Geoq. Soc, XLVII, 1877, p. 207). Tout récemment, M'' Ferdinand Gautier a attiré l'attention sur ce même banc calcaire, mais il le considère comme coralligène. (F Gautier, Chili et Bolivie, Étude économique et minière, Paris, 1906, p. 180.)

1 Ces travertins renferment d'assez nombreux exemplaires de Bythinellidés (coquilles d'eau douce) et de plus rares Bulimidés (coquilles terrestres).

LE HAUT PLATEAU DE BOLIVIE. 355

parallèle à l'axe de la chaîne. Elle s'approfondit rapidement, d'abord dans les alluvions ; mais, à 25 km. environ de la ville, la rivière atteint de nouveau les roches primaires; les alluvions n'apparaissent bientôt plus qu'à la partie supérieure des deux flancs; puis toute la vallée finit par être creusée dans les roches dures. La direction reste la même jusqu'au moment brusquement, au pied de l'illi- mani, elle tourne à l'Est. Il y a une véritable coupure, et le nom de la localité d'Angostura, établie près du passage, indique bien Tétroitesse de cette cluse. Le vent y souffle parfois avec une telle violence qu'il est imprudent de s'y aventurer. Le rio continue à couler ensuite vers l'Est jusqu'au rio Béni, affluent de l'Amazone.

De cet examen de la topographie il résulte avec évidence que la coupure d'Angostura a été produite par l'érosion régressive d'un cours d'eau sur le flanc Est de la Cordillère. Si l'on tient compte de la très faible altitude relative du niveau de base au confluent du rio Béni, on comprend la rapidité avec laquelle ce cours d'eau a travaillé à recu- ler sa tête. Une fois la coupure établie, il a capté une autre rivière qui coulait parallèlement à la chaîne, recueillant les eaux des torrents descendus du flanc Ouest de la Cordillère. Ainsi captée, cette rivière a rapidement approfondi son lit dans les alluvions et dans les roches dures. Les ravins latéraux ont suivi le même mouvement de descente, découpant de plus en plus profondément les flancs de la montagne. La tête du rio de La Paz n'est en somme qu'un des anciens ravins latéraux ^

La petite rivière actuelle paraît bien incapable d'avoir produit cet énorme déblaiement. C'est l'objection que ne manquent pas de faire, en présence de cas analogues, les personnes peu familières avec le processus de l'érosion. Les faits qu'on a pu observer, notamment lors des corrections de rivières, montrent la puissance de travail d'un cours d'eau quand on abaisse son niveau de base. Rien ne prouve, au reste, que le rio de La Paz n'ait pas roulé des eaux plus abondantes à un(^ époque antérieure.

La coupure du rio d(» La Paz n'est d'ailleurs pas la seule qui se soit produite dans la chaîne. Sir Martin Conway en a signalé et figuré une autre sur sa carte de la Cordillera real bolivienne. Au Nord de rillampu, le rio Sorata, appelé plus bas rio Mapiri, a Irnversé égale- ment toute l'épaisseur de la Cordillère. La ville de Sorata, bâtie sur le versant Ouest, au voisinage de la rivière, est à l'altilude de ^2 8t>0in. Millipaya, près de la source, est à 3 570 m. Le niveau (h» ce ravin

\. Sir M.VHTiN Conway ;i parfait(MM(>nl in(li.|iu> l;i -Lnèse de cetto coupure d'An- •roslur.i. lUHis il n'abunle pas la .piesfioii du lac. (Sir Mautis Co\\\\\,EAplovaHons in the liohnan Andes, dans f.Vo//. .lourn., XIV, 18!);), p. 16.) Voir cgalemeot sa carte de la ('.ordillère indi.puv plus haut. Notre photographie (pl. X) montre bien la lèlc du rio de l.,a Paz.

356 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

est donc très inférieur à celui du lac Titicaca (3 815 m.). Il n'en est actuellement séparé que par un seuil qui ne s'élève pas à plus de de ()00 m. au-dessus du lac et Millipaya n'est qu'à une distance de 16 km. de la rive. Il ne reste donc plus au rio qu'à couper ce faible obstacle pour que brusquement les eaux du Titicaca se déversent dans l'Amazone. Le plus grand lac de l'Amérique du Sud alimentera ainsi son plus grand fleu v.

Il est très possible que des percées analogues faites dans la cein- ture de l'Altiplanicie aient contribué à abaisser le niveau du lac, mais la percée récente du rio de La Paz n'est pour rien dans l'assèchement. La plaine était probablement dans son état actuel lorsque cette percée s'est produite. S'il en était autrement, si les eaux du lac avaient passé par la quebrada de La Paz, comment n'auraient-elles pas ébréché la muraille d'alluvions, si facile à entamer, qui forme le flanc de la vallée? Or, jusqu'en haut, cette paroi conserve la raideur de sa pente; elle est visiblement découpée dans l'Altiplanicie.

Quand, partant de La Paz, on a gravi le flanc occidental du ravin, on descend assez régulièrement jusqu'au niveau du lac, sans quitter les alluvions. Mais leur grosseur diminue à mesure qu'on s'éloigne de la Cordillère. Près de La Paz, les gros galets, constitués surtout par des schistes quartzifères, atteignent et dépassent la dimension de la tête. Plus loin ils n'ont plus que la grosseur du poing. A 35 km. du lac, les galets ont complètement disparu ; on ne trouve plus qu'un sable argi- leux imperméable.

Je dois faire remarquer, toutefois, qu'au Sud de La Paz, en allant à Calamarca, on rencontre à la surface de l'Altiplanicie des buttes témoins, ayant une hauteur d'environ 25 m. et tout entières composées d'alluvions, avec lits de sables et de galets intercalés. Ce sont évidem- ment les restes d'une terrasse supérieure, en grande partie érodée par les courants d'eau descendus de la Cordillère, peut-être au moment de la fonte des glaciers qui ont certainement couvert les flancs de la montagne, à une époque le niveau des neiges descendait beaucoup plus bas qu'aujourd'hui.

La haute plaine de Bolivie est une région d'une sécheresse extrême. Pendant huit mois de l'année, de mars à octobre, il ne tombe pas de pluie. Pendant les quatre autres mois, qui correspondent à l'été de l'hémisphère austral, des orages, qui se produisent le plus souvent dans l'après-midi, déterminent des précipitations abondantes ^ C'est un régime de pluies tropicales. La Bolivie, il ne faut pas l'oublier, est située tout entière au Nord du tropique et ne doit qu'à sa très grande altitude son climat tempéré. La quantité de pluie diminue certaine-

1. La moyenne annuelle des pluies, d'après les observations faites à La Paz, serait de 628 mm., et le nombre de jours pluvieux de 104. (J. Hann, Handbuch de?' KUmatolorjie, 2" Aufl., 1897, II, p. 337.)

LE HAUT PLATEAU DE BOLIVIE. 357

ment à mesure qu'on descend vers le Sud. C'est ainsi qu'il ne peut plus se maintenir dans cette région de nappes d'eau permanentes. La Puna d'Atacama, au Chili, est un véritable désert. > ^

Et c'est bien aussi une région désertique que le Nord de lAltipla- nicie. Huit mois de sécheresse sont à peu près mortels à toute végéta- tion. On ne trouve à la surface du sol que quelques touffes clairsemée? detola, à peine suffisantes pour la nourriture de nombreux Hamas qui servent aux transports. Pas un arbre, même sur les flancs des mon- tagnes qui enferment la haute plaine. Pas de combustible naturel : on utilise, même à La Paz, comme chauffage, la taquia, c'est-à-dire les excréments des Hamas que les Indiens ramassent et sèchent avec soin'.

Il y a cependant quelques cultures, dans les endroits plus particu- lièrement favorisés : cultures d'orge surtout et de pommes de terre, qu'on fait geler et qu'on presse ensuite pour en exprimer l'eau et les rendre plus légères et plus facHes à conserver et à transporter. On trouve aussi quelques champs de blé sur les bords du lac Titicaca.

Ces maigres cultures sont abandonnées aux Indiens, qui travail- lent par troupes, comme de petits métayers, sous la direction d'un régisseur, autour des fermes assez rares, appartenant aux habitants delà ville.

Il y a donc tout Heu de s'étonner que dans un pareH milieu des villes aient pu naître. Elles doivent uniquement leur existence aux mines : Corocoro, aux mines de cuivre; Oruro, aux mines d'argent et d'étain; Huanchaca, à l'argent.

La Paz est dans des conditions tout autres. Son altitude est nota- blement inférieure à ceHe de l'Altiplanicie, sa température est plus douce. Grâce à l'irrigation surtout, des cultures ont pu s'établir en aval dans la vallée (phot. pi. X)^ Une autre vallée latérale, qui commu- nicjue avec celle de La Paz et se trouve à pou près à la même altitude, la vallée de Sapahaqui, est, pour qui vient du plateau, une véritable oasis. J'y ai vu, dans les vergers et les champs parfaitement irrigués, sur les alkivions argilo-sableuses, cultiver des asperges, des arti- chauts, des grenadiers, des orangers, des citronniers; j'y ai vu de vrais cliamps de luzerne, précieuse ressource pour les mules. On m'a fait achiiirer à Cliivisivi de fort belles vignes. C'est de et de Macamaca <1U(; vient presque tout V\ vin consommé à La Paz.

L La liouillo ne se trouve dans les puissantes rorniations du Carboniférion marin qu'en lits extrêmement minces : 0'",20 tout au plus. 11 n'y a jamais plus d(î deux de ces lits siqxM'posés. On en rencontre dans la pres(]u'ile de Copacabana (lac Titicaca) et à l'Ouest de ('ochabamba.

2. On aperçoit trùs bien, sur la pholofj:raphie de la pl.X, les champs qui occu- pent le fond du ravin aux environs de La Paz. La superficie de celle cuvette est très irré<j:uliiM'e; elle est ravinée par des petits rios très nombreux et ijénêralement h sec. Les (]uel(iucs bou(picls d'arbres qu'on voit «'à et sont des eucalyptus plantés.

358 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

La vie est donc beaucoup plus facile dans ces quebradas, qui se- rapprochent par leur altitude et leur climat des environs plus favo- risés de Cochabamba ou de Sucre. Mais La Paz a un autre avantage^ encore. En 17 heures, à une distance de85à90km., et par un col qui ne s'élève pas à plus de 5 000 m., on peut atteindre, à 2000 m. d'al- titude, les Yungas, région s'épanouit toute la végétation tropicale, oti poussent naturellement le caféier, le cacaoyer, la canne à sucre, la coca dont les Indiens du haut plateau font un si grand usage, et la charge d'oranges d'un baudet ne vaut pas plus de 0 fr. 20.

Mais ce beau pays, si peu peuplé encore, dont la mise en valeur n'a pour ainsi dire pas commencé, n'intéresse qu'indirectement la haute plaine. Celle-ci a heureusement d'autres richesses. J'ai cité les mines de cuivre de Corocoro, les mines d'argent et d'étain d'Oruro et de Huanchaca. 11 y a de l'étain dans toute la Cordillera real, depuis l'Il- lampu jusqu'à la hauteur du lac Poopo, et la Bolivie est actuellement pour l'étain le second des pays producteurs du monde. Il y a partout de l'argent dans la même région, et l'on ne peut passer sous silence, bien qu'elles se trouvent à l'Est de la Cordillère, les célèbres mines d'argent de Potosi, dont les Espagnols tirèrent, dit-on, plusieurs mil- liards de francs. Elles ne sont plus exploitées aujourd'hui que pour l'étain, depuis que l'argent a perdu sa grande valeur. Il y a enfin de l'or au Nord de Sorata, dans des alluvions très riches et à peine enta- mées : cet or fit autrefois la fortune des souverains Incas ^

Que faudrait-il pour que la Bolivie tirât bon parti de ces richesses? Une population plus dense et des voies de communication plus com- modes.

La population bolivienne est restée en grande partie indigène- Sur un total de 1 700 000 hab., on compte une proportion de 80 p. 100 d'Indiens et de métis. Les Indiens appartiennent à deux groupes qui diffèrent entre eux par le type physique, par la langue, par le degré de civilisation : au Nord, les Aymaras, plus trapus et plus sau- vages; au Sud, les Quichuas, plus doux, plus civilisés, plus pacifiques. Entre cet élément indigène et l'élément espagnol se trouvent les métis, les Cholos, qui ont pris généralement aux deux races dont ils sont issus plus de défauts que de qualités. Ils sont surveillants ou contremaîtres dans les villages, ouvriers d'art dans les villes.

L'élément blanc est presque exclusivement composé d'Espagnols. Les colonies étrangères sont peu nombreuses, l'immigration est très faible. Cette absence d'étrangers s'explique peut-être en partie par les difficultés d'accès du pays.

On n'atteint en effet aujourd'hui les hautes terres de Bolivie que

1. Ces gisements aurifères se trouvent surtout dans la vallée du Tipuani, sur le flanc Est de la Cordillère. On trouvera des renseignements très complets sur les- richesses minières de la Bolivie dans le livre cité plus haut de M" F. Gautier.

LE HAUT PLATEAU DE BOLIVIE. 359

par des voies détournées. Deux chemins de fer mènent à l'Altiplanicie. L'un, péruvien, part de Mollendo et monte jusqu'au Titicaca, un service de vapeurs conduit au point de départ d'une autre ligne qui aboutit à La Paz. L'autre, chilien, part d'Antofogasta et monte à Uyuni et de à Oruro, qui va être prochainement relié à La Paz.

Le traité de paix et d'amitié, signé en 1905 entre la Bolivie et le Chili, abandonne au Chili tout le littoral, à charge pour lui de con- struire une ligne directe, qui, partant d'Arica, montera par Tacora à Co- rocoro pour atteindre la capitale. La Paz se trouvera ainsi à une jour- née de voyage de la côte. Nul doute que cette route nouvelle, qui se complétera dans l'intérieur du pays par la construction d'autres lignes actuellement à l'étude, ne contribue à ouvrir davantage la Bo- livie à l'immigration, à y attirer les ingénieurs et les capitaux dont elle a besoin. Elle a montré depuis un certain nombre d'années un ardent désir de s'instruire et de tirer parti de ses richesses en créant des écoles, en envoyant des jeunes gens à l'étranger. Elle mérite au- jourd'hui, par la sagesse politique de ses gouvernants, d'attiré davantage encore l'attention sympathique de l'Europe.

A. Dereims,

Docteur es sciences.

360

III. NOTES ET CORRESPONDANCE

A PROPOS DE L'ARTICLE DE M"^ PASSERAT

SLR LES PLUIES DE MOUSSON EN ASIE ^

Le travail de M^'Passerat est excellent; mais il contient quelques erreurs, que je crois utile de rectifier.

P. •198. La distribution annuelle de l'humidité relative sur le haut Amour n'est pas contraire à celle du bas lleuve. Dans les deux régions, c'est le printemps qui est la saison sèche par excellence; la différence consiste en une humidité d'été moindre dans la première région que dans la seconde. L'été est non seulement la saison pluvieuse, mais aussi la saison de plus forte nébulosité dans toute la Sibérie orientale, à l'exception de l'Est du Kamtchatka. La différence de régime entre la région des moussons et le reste du pays est graduelle et non brusque.

P. 198. La différence entre la végétation du Nord de l'Amour et celle du Sud du fleuve ne dépend pas du froid qui règne en hiver dans la première région, car dans la seconde aussi cette saison est plus froide que dans n'importe quelle région de l'Europe ou de la Sibérie occidentale, hormis l'extrême Nord. Ainsi, à Khabarovsk, sous le 48° lat. N (latitude de Paris et de Vienne), janvier a une température moyenne de 24o. C'est la longueur relative de la saison chaude, l'humidité et la grande quantité de pluie en été, qui expliquent la végétation luxuriante des rives de l'Amour moyen.

P. 204. Le camphrier ne possède pas le même habitat que le thé. Le premier n'apparaît au Japon qu'au Sud des monts Hakoné, c'est-à-dire au Sud-Ouest de Tokio. L'arbre à thé est cultivé jusqu'au delà de 40° lat. N dans l'Ouest de l'île de Hondo.

P. 209. 11 n'est pas exact que tout le Sud de la péninsule de l'Inde soit bien arrosé et ait huit mois de pluie. Au contraire, l'extrême Sud-Est est très sec. En remontant vers le Nord, les pluiessont plus abondantes et de plus longue durée. Mais le pays pluvieux par excellence est la côte Ouest de la péninsule et le revers Ouest des montagnes. Si nous considérons comme mois pluvieux ceux qui ont plus de 50 mm., nous avons ^ :

Pluie Mois Latitude N. par année pluvieuK-

mm.

C. E. Tuticorin 474 3

I. E. Tinnevelli . . 725 4

!!• I. E. Tanjore 750 5

13» C. E. Madras 1 248 7

16*» C. E. Masulipatani 921 6

18» C. E. Vizagapatam 1 134 8

10» C. W. Cochin 2 873 9

11" C. W. Calicut 2 900 8

13» C. W. Mangaloro 3 360 7

15» C. W. Karvar 2 890 6

17» C. W. Ratnaghirl . 2 010 5

1. C. Passerat, Lea pluies de mousson en Asie {Annales de Géographie, XV, lOOG, p. 193- 212, 2 fig. cartes).

2.;C. E. : Côte Est; I. E. : Intérieur Est; C. W. : Côte Ouest.

LA GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE DE LA BASSE-BRETAGNE. 361

On voit par ce tableau à quel point le Sud-Est de la péninsule est sec. Une sécheresse pareille ne se retrouve qu'au Nord-Ouest de l'Inde (Sind, Pendjab occidental, Radjpoutana occidental, désert de Bikanir), et n'est-il pas exagéré d'englober tout l'extrême Sud dans la région des pluies de 8 mois au moins? La ve'gétation fournit la même preuve : le district de Tanjore est devenu productif par suite de grands travaux d'irrigation, qui sont parmi les plus importants de l'Inde (canaux empruntés au Caveri). Le district voisin de Madura possède des centaines de barrages pour retenir l'eau et souffre cependant de la sécheresse.

A, WOEIKOF.

LA GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE DE LA BASSE-BRETAGNE

d'après m"" CAMILLE VALLAUX

Camh.le Vallaux, La Basse-Bretaçine. Étude de géographie humaine. Paris, Edouard Cornély, 1907. In-8, 320 p., 9 fig. cartes, 6 pi. cartes. 7 fr. 50.

Gomme le titre l'indique, la thèse de M"" Camille Vallaux n'a pas la prétention d'être une étude géographique complète de la Basse-Bretagne. C'est sur la géographie humaine que l'autour a fait porter son effort, en s'attachant surtout à la vie économique et aux conditions sociales.

Une introduction sur la géographie physique était cependant nécessaire. Les 60 pages qui y sont consacrées ne sont pas les meilleures de l'ouvrage. Mais l'auteur se retrouve dès qu'il aborde l'étude de l'homme. Le tableau qu'il trace des diverses formes de l'activité humaine est toujours précis et vivant ; on y sent à chaque page une connaissance personnelle des lieux et des gons, un vif sentiment de la réalité des choses. A côté des publications ofli- cielles, M"* Vallaux a consulté quelques documents d'archives classés (Ar- chives du Finistère et d'Ille-et-Vilaine) et tiré parti d'archives privées. Les notaires, les instituteurs, les « recteurs » paraissent avoir fourni à son enquête des renseignements précieux, dont on regrette de ne pas connaître de façon plus précise la source.

Les deux premiers chapitres sont consacrés à liquider en quelque sorte certaines ()uestions génér;iles : le legs du passé, mœurs, croyances, langue; le cadre présent de la vie rurale, lande, marécage et forêt. On trouvera, surtout dans le second, fh's faits intéressants. Les défrichements du Moyen Age ont fait de larges trouées dans le manteau de forêts qui couvrait proba- blement jadis la plus grande partie de la Bretagne; ils se sont attaqués sans distinction aux teires cultivables et aux locs stériles; ils ont laissé comme résidu des landes couvrant l(\s crêtes arides. Jadis plus ou uKuns boisées, l.a culture temporaire avec écobuage, pratiquée par les colons dits « pentyer », perpétua cet état de choses. Actuellement, l'élevage tire parti des produits de laMando : les ajoncs fouinissent la litière et même la nourriliire d'hiver aux animaux cb» feiin(>. La |uairie spongieuse, la « nor» », sert au jiacage. Aussi « la lande cl le marécage ne sont pas hors d(^ lexploilalion, teib^ que le

362 NOTES ET CORRESPONDANCE.

Breton la comprend; elles sont plutôt à la base de cette exploitation ». Elles couvrent encore un quart de la surface de TArmor, les deux tiers du pays de TArcoet, à part les terres à prairies de FAulne. Cette extension s'est faite surtout aux dépens de la forêt, qui eut à souffrir de l'ancienne métal- lurgie du fer autant que du défrichement autour des abbayes. « Les ordres religieux et les forges ont été d'infatigables déboiseurs. » Depuis quelque temps, on assiste à des essais pour reboiser en sapinières les crêtes gré- seuses. « La Montagne Noire tend à redevenir boisée sur toute sa lon- gueur. »

Après ces préliminaires, l'auteur aborde successivement les divers aspects de la vie économique : régime de la propriété, groupement et forme des habitations, agriculture proprement dite, cultures maraîchères, indus- tries, pêcheries, vie militaire, mouvements de population, vie urbaine et commerce. Cette méthode analytique, si elle nuit peut-être à la distinction des contrastes et des régions géographiques, a l'avantage de sérier claire- ment les questions. Le chapitre sur la propriété est un des plus neufs de l'ouvrage. La carte qui l'accompagne montre la prédominance de la petite propriété sur la côte et de la grande et moyenne propriété dans l'intérieur, particulièrement sur les hauteurs granitiques et gréseuses. Mais le trait le plus curieux est l'extension du « domaine congéable ». Dans ce mode de tenure, particulier à la Basse-Bretagne, le propriétaire a le droit de provo- quer le « congément » de son « domanier » en lui remboursant la somme versée par lui pour les édifices et ensemencements tels qu'ils lui ont été livrés, et en y ajoutant les « droits réparatoires » pour toutes les améliora- tions qu'il aura apportées. Destinée à encourager le défrichement, cette institution devait naître sur une terre stérile et pauvre; elle s'est perpétuée et se conserve encore dans les régions les plus infertiles de la Bretagne intérieure, sur les crêtes granitiques et gréseuses; elle y a arrêté tout pro- grès par suite de la situation instable du u domanier ».

La dissémination des habitations et la grande étendue moyenne des communes sont, d'après M^' Vallaux, en rapport avec les conditions écono- miques. C'est à l'intérieur que se trouvent les plus vastes communes ; c'est sur le pourtour que le territoire est le plus fractionné, à cause de l'existence cor- rélative de la vie rurale et de la vie maritime. Les groupes de 10 à 75 feux, fréquents sur la côte, sont des hameaux de pêcheurs. La disparition des habitations isolées dans les massifs granitiques et gréseux de l'intérieur serait due à la persistance du régime de la commune pâture.

Le chapitre sur l'agriculture précise le rôle important des engrais sur le sol ingrat de l'Armorique. La localisation du blé sur la côte est due aux en- grais marins. Le goémon ne peut être transporté bien loin; le « maerl », sable coquillier calcaire, peut aller plus loin grâce aux rias profondes ; mais le prix du transport limite cependant sa zone d'influence. Les engrais chi- miques, en pénétrant à l'intérieur par les canaux, ont fait reculer le seigle au profit du sarrasin. Mais le fait capital dans l'évolution rurale de la Basse- Bretagne est l'extension de l'élevage, particulièrement de l'élevage du che- val. Une nouvelle classe sociale, ayant les qualités et les défauts du maqui- gnon normand, est née de cette transformation, qui, avec la richesse, fait pénétrer les idées nouvelles au cœur de la Basse-Bretagne pauvre et

LA GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE DE LA BASSE-BRETAGNE. 363

arriérée. ï/extension du pommier à cidre, beaucoup plus récente qu'on ne le croit généralement, est due à celle de la prairie.

Les cultures maraîchères sont aussi une forme relativement récente de la vie économique. Leur développement sur la côte Nord, elles alimen- tent les centres urbains anglais, date de la navigation à vapeur. La douceur du climat et l'abondance des engrais marins ont contribué à la prospérité du groupe de Lézardrieux, qui, par Paimpol et Tréguier, envoie à Southam- pton des pommes de terre primeurs; du groupe de RoscofT, qui exporte sur- tout l'oignon; de celui de Plougastel, qui vit des fraises, embarquées aussi- tôt récoltées dans les petits vapeurs anglais qui viennent accoster au pied même des falaises oii elles poussent. Nous ne pouvons suivre l'auteur dans l'analyse détaillée du développement de chaque centre.

Les tentatives d'industrie en Bretagne, les raisons qui les ont fait échouer, sont exposées dans le chapitre vu. Le chapitre viii étudie les pêcheries et industries maritimes, dans lesquelles l'auteur ne voit qu'un « élément subor- donné de vie sociale et de force économique ». L'instinct casanier du pé- cheur breton vient de ce qu'il est presque toujours en même temps agricul- teur; la grande pêche et la pêche hauturière ne jouent qu'un rôle restreint, la première ayant son centre à Binic et à Paimpol, la seconde à Groix. Le développement de l'industrie sardinière et ses conséquences sociales sont notés avec toute la précision désirable. (P. 236-250.)

La surpopulation du littoral est due, d'après M'' Vallaux, moins à l'excé- dent des naissances, qui est un fait général en Bretagne, qu'à l'émigration de l'intérieur et à l'instinct casanier du marin. Une carte, dont on aimerait à connaître les sources, indique les courants d'émigration temporaire et définitive. Un dernier chapitre est consacré aux villes (dont l'auteur distingue bien les caractères suivant qu'elles sont nées au croisement de routes inté- rieures, au fond des rias, ou sur la côte) et aux voies de communication.

Ce rapide exposé suffit à montrer quel répertoire précieux de faits et d'idées représente le livre de IVP Vallaux. Sans doute, toutes les questions n'y sont point traitées. A peu près rien sur l'anthropologie. Le problème de la répartition de la population aurait mérité au moins un chapitre. Parmi les cartes, on s'étonne de ne pas trouver une reproduction de la carte de la densité de la population de M"" É. Robert ',un essai de figuration de la propor- tion des habitations disséminées. Les causes géographiques des faits ne sont peut-être pas toujours suffisamment mises en lumière^, et, d'un autre côté, l'évolution historique, nécessaire à l'intelligence des conditions écono- miques, aurait pu être parfois suivie de plus près^. Sur bien des points, on

1. lù.ii; KoHi-.Kr, La ilcnsitt- df la population en Uretagnc, calculée par zones d'égal éloignement lie fa mer (Annales (le (iéographie, Wll, 1904, p. -".•(i-IJOl) ; rarto à l : 1000 000 pi. n).

2. I.;i (|Uostioii (le l;i lando, sur Uuiuolh) on a vu qno M"" Vallaux apporte dos idéos justes, in«^ritcrait d'ôtro crousoe, dans sos rapports avec lo climat, lo sol et la vc^^rétation spontané»*.

'.\. Los statistiijuos ol dictionnairos dopartomoutaux parus dans la promi«'ro moiti»'» du XIX" sio<do pouvaient pernuMIro ih» préciser, même par une repn'sentation cartoirraphiquo, les di'placoments de |)oi)ulation et les transformations agricoles. Sij^nalons notamment : J.-M. Klouet, Stafistique agricole de. l'arrondissement de Morlaix (18tl>i, et surtout le vt)lim»o intitulé : Ueclierehes statistit/ues sur le di'partement du Finistère, travail entri»pris sous les auspices du Conseil (iénéral et pul)lié par la Soiiefé démulation de Quiniper (Nantes, 1S;K'>'I. Les travaux de M'' Skk et de sos élèves, si-^nalés dans notr(> article sur La pénéplaine et les côtes Itretonues {Annales de (léoijraphie, W . liUx;, p. ?o:J-2:k;, 'JiJ'.ï-ll'iK), ne sont t|uen parli(> postérieurs a la ré.laition de l'ouvratîe. \ oir aussi la note suivante de M'' K. Mi sskt.

36A NOTES ET CORRESPONDANCE.

sent qne l'enquête, si elle doit à son caractère local une partie de sa saveur de ci'u, y a perdu quelque peu de précision, par l'absence de comparaisons utiles, l'oubli de publications antérieures ou de documents accessibles dans les grandes bibliothèques.

Tel qu'il a été compris, l'ouvrage de M'^ Vallaux reste l'étude sociale et économique de la Basse-Bretagne la plus fouillée et la plus personnelle que les géographes puissent consulter. Souhaitons que son auteur continue ses recherches, soit en les étendant à la Bretagne orientale, qui lui offrira un champ d'études aussi intéressant, soit en reprenant certaines questions et en les rattachant plus directement aux faits géographiques.

E. DE Martonne.

LES CLASSES RURALES EN BRETAGNE

d'après m"^ h. sée

II. Sée, Étude sur les classes nulles en Bretagne au Moyen Age. Paris, Alphonse Picard & fils; Rennes, Phhon & Hommay, 1895. In-8, 134 p. 3 fr. 50 i ; Les classes rurales en Bretagne du xvi^ siècle à la Révolution. Paris, V. Giard & E. Brière, 1906. ln-8, xvi + 544 p. 10 fr. K

Avec ces deux ouvrages de M"" Henri Sée, professeur à l'Université de Rennes, nous possédotis, pour la première fois peut-être, une étude com- plète, reposant sur une documentation très sûre et écrite suivant une méthode rigoureusement scientifique, de la vie agricole d'une grande région française jusqu'à la période contemporaine.

L'auteur a voulu faire œuvre d'hi-^torien, et d'historien seulement. Ses livres n'en sont pas moins indispensables à quiconque entreprendra l'étude géographique de la Bretagne. L'évolution des classes rurales est suivie jusqu'en 1789; les cahiers de 1789, dont M^" Ske a fait ailleurs un examen détaillé S sont les derniers documents utilise's; la période la mieux décrite, parce que les sources étaient pour elle plus abondantes et plus précises, est la seconde moitié du xviii« siècle. Aussi peut-on tirer du second des livres de M"" Ske un tableau de la géographie agiieole de la Bretagne à la fin de l'Ancien Régime, qu'une confrontation avec l'état actuel rend singulièrement instructif.

Quand on compare l'état agricole de la Bretagne vers 1789 à l'état actuel, on est frappé de l'ampleur de la transformation opérée au cours du xix* siècle.

Il y a cent ans, l'agriculture bretonne était très arriérée. On n'exploitait qu'une partie du sol : les terres incultes, les landes, occupaient la moitié, peut-être le tiers de la péninsule. Le mode de culture était encore très pri- mitif : le but unique était la production des céréales; on avait très peu de bétail, partant très peu de fumier; les rendements étaient faibles; sur le blé prédominaient le seigle et le sarrasin; encore ces maigres cultures

1. A également para dans les Annales de Bretagne, XI, 1895-1896, p. 3G7-412, 589-011: XIF, 1890-1897, p. 60-82, 190-211.

2. En cours de publication dans les Annales de Bretagne, XXI, 1905-1906, p. 1-53, .174-207, 303-347, 474-520; XXII, 1906-1907, p. 29-57, 294-326, 467-488 suivre).

3. II. Skk, Les cahiers des paroisses de la Bretagne en 1789 {La Récolution française, 1901, XLVI, p. 487-513; XLVII, p. 28-46).

LES CLASSES RURALES EN BRETAGNE. 365

épuisaienL-elles le sol, et le système de la jachère était partout en usage. Sur les meilleurs terres, on pratiquait l'assolement triennal : deux années de céréales, une année de repos; les terres médiocres étaient abandonnées plus longtemps, 3, 6, 10 ans; tous les 20 ou 30 ans, des parcelles de lande étaient écobuées, puis cultivées un ou deux ans; après quoi elles retombaient en friche. Le bétail qui paissait sur ces terrains vagues était médiocre; l'éle^^age du cheval, en Basse-Bretagne, était en décadence. Seule la partie du domaine voisine de la maison, le jardin, le clos à chanvre ou à lin, était cultivée avec plus de soin et recevait des engrais abondants : c'est que le chanvre et le lin alimentaient l'industrie rurale de la toile, qui donnait lieu à un commerce d'exportation important*. Mais le grand aliment du commerce était la vente du blé et du seigle, qui constituait la principale source d'acti- vité des petits ports de la côte; pendant que ses meilleurs grains s'expor- taient, le paysan ne vivait que de laitage, d'orge et de blé noir^.

Sans doute, la culture n'était pas également arriérée partout; elle Tétait beaucoup moins dans la région de Rennes et sur la côte; il y avait moins de terres incultes ou de jachères, plus de lin et de chanvre, et même, dès cette époque, des cultures maraîchères; le froment tenait la première place et les rendements étaient meilleurs. Mais ce n'était qu'une supériorité relative : même sur le littoral, l'agriculture était loin d'être florissante.

Aujourd'hui, l'agriculture bretonne se présente sous un tout autre aspect. La côte est riche; l'intérieur, les engrais pénètrent, se transforme. Les défrichements, jamais interrompus depuis le x' siècle, mais lentement poursuivis jusqu'au xix®, ont pris un essor nouveau; les jachères ont diminué; la sole vide, dans l'assolement triennal, est occupée par le trèfle, les pommes de terre, les plantes fourragères; le nombre et le produit des bestiaux se sont accrus proportionnellement à l'augmentation des fourrages; la somme des fumiers est devenue plus considérable, les rendements nuMl- ieurs ; l'alimentation du paysan s'est modifiée; les races de hêtes à cornes se sont améliorées et transformées ; l'élevage du cheval a retrouvé sa pros- périté. L'industrie rurale de la toile a à peu près disparu, sous l'inlluence de conditions économiques nouvelles ; le commerce des grains a perdu de son importance; la vente des bestiaux est la grande ressource du paysan.

Le contraste est évident avec les régions du Centre et du Nord de la France, la Picardie, par exemple, déjà riche au nviii® siècle, et il y a eu, au xix% non pas une révolution dans l'agriculture, mais une adaptation à des conditions économiques nouvelles. Pourquoi le progrès a-t-il été précoce ici, tardif là? Dans l'ensemble, la réponse est facile. On se trouve en pré- sence, d'un côté, d'une région de passage, ouverte à toutes les influences du dehors; de l'autre, d'une région isolée, se repliant sur elle-même, sans voies (If communication'. Mais on ne saurait s'en tenir à ces généralités. Il

1. Voir F. Boimn.vis, L'indiiatrie et li' commerce de la toile en Bretagne du XV' au XIX' siècle, mrmoiro iiuSdit. Un rôsiimô on a oté publia dans Annales de Bretaijne, XXII, 1900-1007. p. 'J(i4-'.»t>T.

2. IjOS ronsoi^tuMiuMits do M' Skk sur en point sont pour la plupart tMupruntrs à l'ouvrairtMlt» M'.l. liKTAcoNNoux, Les subsistances et le commerce des f/rains en Bretagne au XVII' siècle {^oi\ cours do pul)licalion dans les Travaux juridiques et e^conomiques de l'L'nircrsitè de Bennes, I, 1907) [non nus dans lo (^onjniorcoj.

3. On trouvera dans l'ouvraf^o do M"" Sûk, f.es classes rurales en Bretagne du -Wl' siècle à lai Bèvolution (p. :MU). *J«^ dôtails sur Total doplorabh» dos i-lioniins au wiii* siôolo. Voir auss .1. \,KY\{:xm^o\}\, Le régime de la corvée en Bretagne au XYIII* siècle, Uonnes. H)Or>.

366 NOTES ET CORRESPONDANCE.

importe de préciser. En quoi consistait, au juste, cet isolement? Comment se traduisait-il dans la vie rurale?

L'action de la géographie physique n'est pas niable. C'est elle qui a lait de la péninsule bretonne un monde à part, comme c'est l'imperméabilité du sol qui a entraîné la dissémination de ses habitants. La nature prédisposait la Bretagne à l'originalité. Mais c'est l'histoire qui a exercé la plus large influence, en exagérant cette originalité et en lui imprimant ses formes particulières.

L'histoire politique d'abord : longtemps séparée de la France, ayant gardé, après sa réunion, sa constitution particulière, la Bretagne n'a subi que lentement l'influence des institutions françaises.

Bien autrement important a été le facteur sociaP.

La clef de voûte de toute l'ancienne agriculture bretonne, c'est la situa- tion économique et sociale des cultivateurs, telle que nous la constatons au XVIII® siècle. Ils ne détiennent qu'une partie insuffisante du sol : nulle part, la propriété noble n'est plus étendue ; les communaux n'existent pas, ou guère; les forêts et la plupart des terres incultes appartiennent aux proprié- taires nobles; le peu qui reste à la propriété paysanne est très morcelé, et les paysans propriétaires possèdent si peu qu'ils ne peuvent vivre de leur terre. Ils sont donc réduits à se faire journaliers ou à louer des terres; or, ils ne trouvent à louer qu'à des conditions onéreuses : ils sont fermiers, et les fermages se sont élevés de façon excessive ; ou métayers, et le métayage sans collaboration effective du propriétaire est très dur; ou bien ils subissent un mode de tenure particulier à la Basse-Bretagne, le domaine congéable, par certains côtés très lourd, surtout par la perpétuelle menace d'un u congé- ment » désastreux. Enfin, la fiscalité royale, d'une part, le régime seigneu- rial, d'autre part, pèsent sur le paysan, et il semble bien qu'en Bretagne, à la fin du xviii^ siècle, l'exploitation seigneuriale se soit manifestée avec plus d'âpreté qu'ailleurs ; le blé et le seigle, le meilleur de la récolte, vont au pro- priétaire, sous forme de dîme; le paysan n'a plus, pour vivre, que forge, le blé noir, quelques bestiaux et le produit de son industrie.

La condition des paysans explique le fâcheux état de l'agriculture ; la dureté du régime seigneurial, et, s'y ajoutant, l'extrême morcellement de la propriété et la difficulté des communications, ont paralysé la force pro- ductive du cultivateur.

Or, la condition des paysans et son exceptionnelle dureté s'expliquent, à leur tour, par toute une évolution historique qui date du Moyen Age. Le fait capital de l'histoire de la Bretagne au Moyen Age, c'est qu'elle est l'une des régions le servage a disparu le plus tôt, la personne du paysan a été le plus rapidement émancipée 2. Mais les classes rurales bretonnes ne gar- dèrent pas leur situation privilégiée; pendant qu'ailleurs, en luttant pour secouer le servage, les paysans s'organisaient, en Bretagne, ils ne sentirent pas le besoin de se grouper contre l'exploitation seigneuriale et restèrent désar- més en face d'elle ; l'appui même du pouvoir central leur manqua ; forts de

1. J'omets à dessein l'influence celtique, sur laquelle on ne peut rien dire de certain. .

2. Le fait semble aux invasions normandes, qui ont fait de l'intérieur un désert, et aux grands défrichements. A partir du x" siècle, pour peupler les cantons ravagés ou les étendues défrichées, il a fallu faire appel à des « hôtes » affranchis des charges sorviles.

LES CLASSES RURALES EN BRETAGNE. 367

la constif.ution particulière de la province, les Étals et le Parlement de Bre- tagne appuyèrent de leur autorité les excès de l'administration seigneuriale.

Et, pour en revenir à l'état actuel, on comprend mieux maintenant comment des conditions nouvelles ont déterminé la transformation agricole de la Bretagne, si rapide et si profonde.

La Révolution a libéré le paysan, l'a atfranchi des charges qui pesaient sur lui ; par un nouveau régime des biens communaux^ et par la vente des biens nationaux, elle a développé sa propriété ; cela s'est traduit par une modification dans le mode de tenure, augmentation des petits propriétaires, recul du métayage et du domaine congéable ; cela a rendu possible, enfin, l'adoption des nouvelles méthodes de culture.

Le développement des voies de communication a eu aussi son influence, en faisant pénétrer les engrais dans l'intérieur et on favorisant le com- merce ; une étude comparée de leur extension et des progrès culluraux le démontrerait 2.

La disparition des industries rurales doit aussi être invoquée : par une sorte de choc en retour, ces industries, nées de la misère de l'agriculture, la perpétuaient 3.

Une objection se présente naturellement à l'esprit. Le mauvais état de l'agriculture avant la Révolution, la transformation agricole pendant le xix^ siècle, ne sont pas des faits spéciaux à la Bretagne ; ils lui sont communs avec d'autres régions de l'Ouest, dont l'histoire, pourtant, n'a pas été la môme.

Cela est vrai, et cela s'explique si l'on songe que l'Ouest constitue, dans son ensemble, une région d'isolement, de dispersion, comme la Bretagne. Cependant, il y a entre celle-ci et les autres pays des différences aujour- d'hui encore sensibles, qui mettent bien en évidence l'importance du facteur historique. Il y aurait une série de comparaisons à établir; contentons- nous de l'exemple le plus frappant, celui du Bas-Maine.

Le tableau que nous avons fait de la vie agricole de la Bretagne au xviu'- siècle peut s'appliquer à lui trait pour trait. Pourtant, une distinction s'impose. La condition économique du paysan n'était pas la même : en Bre- tagne, sa misère et sa dépendance étaient extrêmes; dans le Bas-Maine, malgré les jachères, les faibles rendements, l'abâtardissement des races de bestiaux, il était relativement aisé. Il tirait cette aisance de l'industrie rurale de la toile de lin; ce qui n'était qu'un appoint pour le cultivateur bielon, ét;nt pour lui l'essentiel et reléguait la culture au second plan, u De 1765 à 1789, dit un rapport officiel, le département de la Mayenne oITraif, sur les 208 lieues qu'il renferme, une vaste manufacture de toiles de lin, dont

1. Si originale était la situation juri(H(|ue des terres vacantes en Bretagne sous rAncirii Kéginie, <|U0 la Révolution a édirter des dispositions législatives partioulièros aux cini| di'partenients de la lirotagno : loi du 28 août 1792, art. 10. Voir Dai.i.o/., Ri'-pcrtoirf de législa- tion, (II! doctrine et de jurisprudence, 1818, X, n" 201)1-2107, et Nuppl., 111, n" 1017-1067.

2. Voir J. Lktaconnoux, Nofc comparative sur la distance en temps de l'intiTieur de la Brr- taf/ne a la mer au XVIII' et au XIX' .s/V-c/e (paraîtra prochainement, dans les Travaux du labo- ratoire de (jeoffraphie de l'I/nioersité de Hennés).

:\. .le suis ici en désaccord avec Mf Skk (Les classes rurales..., p. 4i>, note 2). Lo travail de la toile, quoi qu'il en dise, détournait les habitants de la culture, et, par les protits (ju'ils en tiraient, les retenait dans leur apatiiie. Au témoignage dA. Ydunu, pour la Hretagne, s'en ajout<«nt d'autres pour la région vt)isine dn lias-Maine, les conditions étaient analogues; voir notamment : dk Hodaui», De l'industrie tiniêre dans le Craonnais (Bull. .s'oc. de l'industrie de la Mayenne, 1, ISM, p. 0-1-05).

368 NOTES ET CORHESPONDANGE.

tous les éléments étaient disséminés dans les 285 communes de ce départe- ment... La circulation [d'argent, qui en résultait] répandait l'aisance, les contributions se levaient avec la plus grande facilité, l'argent était partout abondante » Ici, ce n'était pas le régime social qui paralysait le cultivateur, c'était l'industrie qui le détournait de la culture. Ce qui a déterminé la révolution agricole, c'est la ruine de cette industrie par la fermeture des débouchés; et, dans un pays moins pauvre, cette révolution a pu être plus facile, plus rapide, plus complète.

L'évolution générale de l'agriculture a été, dans Tensemble, la même pour tout l'Ouest, parce que les conditions physiques, les seules persis- tantes, y sont partout à peu près les mômes; mais elle s'est opérée par des causes diverses, et dans des conditions diverses, selon les régions. L'histoire seule permet de mettre ces différences en lumière, de montrer quel stade chaque pays a atteint actuellement dans l'évolution commune.

R. Musset.

LA. RÉVOLUTION INDUSTRIELLE EN ANGLETERRE AU XVIIP SIÈCLE

d'après m'' PAUL MANTOUX

Paul Mantoux, La Révolution industrielle au xviii" siècle. Essai sur les commen- cements de la grande industrie inoderne en Angleterre. Paris, Edouard Gornély^ 1906. In-8, [vi] + 544 p., 10 fig. cartes et croquis. 10 fr.

La thèse de M^" Mantoux traite d'un des phénomènes les plus impor- tants de l'histoire moderne : des origines de cette prodigieuse transforma- tion économique etsociale en comparaison de laquelle la Révolution française elle-même apparaîtra peut-être un jour comme un fait secondaire dans le développement de l'humanité, ce qui n'empêche point, pour le dire en passant, que l'étude de la Révolution industrielle ne figure point encore dans les programmes de notre enseignement historique. Le sujet n'avait été qu'eflleuré par Arnold Toynbee; il a été cette fois traité avec toute l'am- pleur désirable et d'une manière qui fait honneur à la science française.

Il ne faut point se représenter l'Angleterre du commencement du xviii^ siècle comme un pays fortement industrialisé. L'Angleterre n'avait alors qu'une seule industrie de quelque importance, l'industrie de la laine, conséquence de l'élevage du mouton qui avait été de tout temps l'une des ressources principales du sol anglais. Point de concentration industrielle; point de manufactures à la Colbert, sauf dans certaines régions oii les <- marchands manufacturiers » ont mis la main sur les instru- ments de production. Pileuses et tisserands travaillent généralement chez eux, avec les métiers peu coûteux qui leur appartiennent, et vont porter les

1. Enquôte sur les chanvres et les lins. Rapport du préfet <lo la Maycnnt^ du 18 décembre 1811 (Archives nationales, F^", 414). Voir également Ch. Colbkrt, Rapport au Roi sur Vétat de la Généralité de Tours, 1664 (Bibl, Nat., mss., fonds français, n" ^\•l'ù:^, L 76 et 78).

LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE EN ANGLETERRE. 369

pièces de drap à la halle de la ville voisine. On peut cependant distinguer quelques centres. L'industrie des laines peignées (worsteds) s'étend surtout dans le Norfolk et le Sufïolk, autour de Norwich, qui est alors une des plus grandes villes d'Angleterre; second centre dans le Yorkshire, autour de Leeds, Bradford et Halifax; les comtés du Sud-Ouest forment une troisième région, avec de nombreuses petites villes très industrieuses alors, aujour- d'hui bien oubliées, comme Frome dans le comté de Somerset et Tiverton dans le Devonshire (voirla carte, p. 29). Le Lancashire est un pays pauvre, à population clairsemée; autour de Manchester, que De Foe appelle le plus grand village d'Angleterre, on tisse des toiles de fil d'Irlande et des lainages grossiers, appelés coltons. La filature et le tissage du coton des Indes vien- nent d'y faire leur apparition et y trouvent des conditions favorables, grâce h l'égalité de la température et à l'humidité de Fair; mais les fabricants de lainages, (|uiont fait interdire en 1700 l'importation des «indiennes », s'em- j)loient de leur mieux à essayer d'étouffer dans le berceau l'industrie nou- velle, dont nul ne prévoit d'ailleurs l'importance future.

L'industrie métallurgique est dans l'enfance. L'Angleterre n'a qu'une production intime (en 1720, 60 hauts fourneaux et 17000 tonnes de fonte). Pour les fers et les aciers de qualité supérieure, elle est tributaire de la Suède. La houille est utilisée pour forger le fer, et la plupart des hauts fourneaux se trouvent comme aujourd'hui dans le Yorkshire, les Midlands et le Sud du Pays de Galles; mais la fonte du minerai et la transformation de la fonte en fer exigent le charbon de bois, et c'est ce qui explique, d'une part la concurrence victorieuse de la Suède, et d'autre part l'existence d'établissements métallurgiques importants dans des régions d'oii cette industrie a disparu, comme le Sussex. La réputation de la coutellerie de Sheffield est faite depuis longtemps, comme aussi, dans un autre sens, celle des articles de Birmingham. L'extraction de la houille est surtout active dans le bassin de Newcastle, d'oii Ton peut facilement la transporter par mer jusqu'à Londres; l'absence de canaux, le mauvais état des routes, la cherté des transports obligent en général à l'utiliser sur place.

M^ Ma.ntoux a fort bien montré, dans quelques chapitres qui sont parmi les plus intéressants de son livre, comment la production industrielle avait été stimulée et la grande industrie rendue possible par le développoment du commerce intérieur et extérieur, développement que l'on considère souvent comme n'étant que la conséquence de la grande industrie. Importations et exportations augmentent régulièrement durant tout le xvni« siècle, sauf pendant les périodes de guerre ^ ; Liverpool est devenu un grand port bien avant d'importiir le coton des États-Unis et d'exporter les cotonnades du Lancashire. A l'intérieur, les routes s'améliorent peu à peu; à partir de 1761 <;t après le succès du canal du duc de Bridgewater qui reliait à Manchester les mines de Worsley, une véritable <( lièvre des canaux » s'empare de toul le pays. En cpielques années se crée un réseau de canaux, réseau cjui rend possible le transport de la houille et des matières lourdes. En même temps, le régime des enclosures achevait la constitution de la grande propriété,

1. Voir 1(> i,M-aiilii([U(', p. HO. 11 noilt pout-ûtro pas iHo inutile do faiiv roniariiiior <nio la .alour (les iniportatidiis ot oxportalions, toUo qu'cllo est donnée par lo .Service des Douanes, ne eor- rc^poiid p;is alors ;\ la valeur réelle et ne peut servir que pour des coiuiiaraisons.

ANN. DK e.KOG. XV1« ANNKK. 2i

370 NOTES ET CORRESPONDANCE.

déracinait une partie de la population rurale et préparait à la grandoj indus- trie le personnel indispensable.

Tout était prêt; il ne manquait que les inventeurs. Mais, dès 1733, Tin- vention de la navette volante avait modifié les conditions du tissage; une série d'inventions rétablirent l'équilibre, et au delà au profit de la filature : \<ijenny de Hargreaves (1765), la ivater frame d'ARKWRiGHT (1768), et, combinaison des deux inventions précédentes, la mule de Crompton (1779). Six ans plus tard, Gartwright inventait le métier à tisser.

C'est alors que naquit la fabrique et le factory System, d'abord dans l'in- dustrie du coton qui n'avait ni passé ni préjugés, puis dans celle de la laine» La distribution géographique des industries textiles fut complètement modifiée. La jenny pouvait encore être employée dans les ateliers domes- tiques; mais la ivater frame et même la mule demandaient un outillage mécanique important et une force motrice autre que la force humaine. Cette force motrice fut d'abord fournie par les rivières : les fabriques s'éta- blirent aux abords du massif pennin, à l'endroit les rivières sortent de la montagne pour entrer dans la plaine. Le Lancashire monopolisa le coton, l'industrie de la laine se transforma dans le Yorkshire; les centres du Nor- folk et des comtés du Sud-Ouest, incapables de se plier aux conditions nouvelles, disparurent l'un après l'autre. Cette décadence fut encore rendue plus rapide par l'invention de Watt, qui rendit l'industrie textile dépendante de la houille.

Une transformation analogue se produisait dans la métallurgie, trans- formation qui facilitait les progrès de l'industrie textile. Darby avait trouvé en 1735 le moyen d'utiliser la houille pour la production de la fonte; mais le charbon de bois restait indispensable pour la production du fer. L'inven- tion du puddlage (1784) mit fin à cet état de choses, acheva la fortune des pays de la houille, fit de l'Angleterre le pays par excellence de la métal- lurgie, et ruina le Sussex. L'âge du fer commençait. Un des « rois du fer » du pays noir, Wilrinson, fit des ponts en fer, et, au grand étonnement des contemporains, des navires en fer.

De cette époque date la division classique de l'Angleterre en deux parties : la région industrielle au Nord et à l'Ouest, la région agricole au Sud et à l'Est. Quatre cartes (p. 360-363), qui donnent la répartition par comté de la population en 1700, 1750, 1801 et 1901, nous permettent de suivre cette évolution qui a complètement déplacé le centre de l'Angleterre, et des études spéciales sur les grandes villes industrielles Manchester, Leeds et Halifax, Birmingham et Sheffield complètent fort heureusement un ouvrage que seule la modestie de l'auteur lui a fait désigner sous le nom d'essai.

D. Pasquet.

37 i

LE MÉKONG NAVIGABLE

La presse indo-chinoise a souvent enregistré, au cours de ces trois der- nières années, les prouesses nautiques accomplies par certains voyageurs officiels sur les rapides du Mékong, et il était conclu chaque fois à la démonstration faite du (( Mékong navigable ».

Ces conclusions, d'un optimisme que nous regrettons de ne pai^ encore partager, sont pour le moins prématurées : les difficultés inhérentes au régime du fleuve ne se sont pas évanouies du fait que tel ou tel bateau a pu les surmonter en telle ou telle circonstance.

Au surplus, ceux qui se sont plus particulièrement adonnés à ce sport aventureux ont omis de dire ce qui était advenu des chaloupes et vapeurs qui avaient servi à leurs expériences, et d'indiquer les moyens employés pour réussir d'autres, moins favorisés par la chance et plus soucieux de leurs responsabilités, avaient subi des mécomptes, qui leur commandent la prudence.

Il ne faut pas se payer de mots ni se montrer trop prompt à prendre ses désirs pour des réalités. Ni les rapides de Kemmarat ni ceux que l'on rencontre au delà de Vien-tian jusqu'à Luang-prabang ne sont navigables « commercialement ».

Certes, ces dangereux parages sont aujourd'hui mieux connus, et les navigateurs les affrontent avec moins d'appréhension pendant une partie de l'année; mais de à conclure que les difficultés qu'ils présentent tien- nent de la légende, il y a loin. On oublie trop vite les nombreuses victimes, Européens ou indigènes, que le fieuve a gardées.

Que les conditions actuelles puissent être sensiblement améliorées, cela ne fait aucun doute. L'essentiel est que l'on fasse un emploi judicieux des crédits alTectés chaque année aux travaux de balisage et de dérochement; que l'on procède surtout avec ordre et méthode, d'après un plan d'ensemble étudié par des hommes du métier et exécuté par des agents non moins qualifiés, ce (jui ne paraît pas avoir été toujours le cas jusqu'ici.

C'est ainsi que depuis dix ans, tandis qu'on a entrepris successivement sur plusieurs points de la région laotienne du haut fieuve des travaux dont l'utilité n'est évidemment pas à démontrer, mais sans en achever aucun, et que l'on s'efi'orced'y résoudre à coups de records plus ou moins retentis- sants le problème du Mékong navigable, la navigation à vapeur n'est i)as encore rendue libre sur le parcours cambodgien tout proche de Pnom- penh; pourtant les nécessités commerciales y réclament, plus impérieuse- ment encore que dans les rapides supérieurs, une amélioration vainement désir(''(; d(^puis vingt ans.

On parait avoii- un peu perdu de \\\e que la portt^ du haut Mékong était encore à ouvrir, et quCn riMidant la continuité du trafic possible jiendant au moins huit mois dv. l'année aux bateaux de ."il) t. et au reniortiuage de Pnoni-penii jus(iu'au.\ calaiactes de Khôn à travers les seuils de Samboc

37^2 NOTES ET CORRESPONDANCE.

et les rapides qui suivent, ou mettrait enfin Saigon en relations commer- ciales directes et constantes avec les pays que le fleuve traverse depuis le bas des rapides de Kemmarat, c'est-à-dire depuis la Sé-moun, jusqu'à la mer.

Non seulement les provinces productrices comprises dans les bassins de la Sé-kong et de la Sé-don, aftluents de gauche dont on ne connaît pas assez toute l'importance, trouveraient ainsi leur débouché rapide, régulier et sûr; mais encore les provinces siamoises d'Oubon et de Bassac cesseraient d'être tributaires du chemin de fer de Korat à Bangkok et subiraient néces- sairement, tout comme Battambang et Angkor, la dépendance commerciale de Saigon, grâce à l'utilisation de la voie fluviale, définitivement devenue la plus courte, la plus commode, et, par-dessus tout, la moins coûteuse.

Aussi bien, de Pak-moun ou d'Oubon et de Bassac à la mer, la voie terrestre siamoise, avec son chemin de fer dont le terminus, Korat, est à 400 km. du Mékong, ne pourrait dans ces conditions conserver l'avantage que nous lui avons laissé prendre et garder jusqu'à présent. Le pays y est submergé pendant cinq mois de l'année ; les routes carrossables n'y exis- tent pas, et la Sé-moun est une voie des plus précaires, même pour la batel- lerie, pendant la majeure partie de l'année. Ainsi l'on ne verrait plus le commerce des deux rives, qui s'est créé et sensiblement développé grâce à l'occupation française, continuer à prospérer et à s'étendre au profit presque exclusif du Siam et des commerçants de Bangkok.

La régularité et la sécurité du trafic peuvent être d'ores et déjà consi- dérées comme obtenues grâce aux travaux d'amélioration exécutés entre les chutes de Khôn et Pak-moun; les conditions de navigation dans les rapides de Kemmarat, qui suivent ce bief, s'amélioreront par la force des choses, et pour ainsi dire naturellement, lorsque de Pnom-penh ou Saigon on y accédera librement, en d'autres ternies lorsque les obstacles que l'on rencontre à Samboc auront été détruits ou tournés.

C'est donc à Samboc qu'est la clé du problème du « Mékong navigable ». C'est sur ce point que devraient se concentrer, sans plus attendre et sans plus disperser leur action, tous les efforts des ingénieurs à qui incombe la tâche de faire du Mékong une voie commerciale dans toute l'acception (lu mot.

Georges Simon.

IV. CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE

GÉNÉRALITÉS

La Conférence coloniale de Londres. Lors de la conférence colo- niale de 4902, il avait été décidé de tenir, dans la mesure du possible, des réunions de ce genre entre les premiers ministres des colonies autonomes de TEmpire britannique, en principe tous les quatre ans. La nouvelle con- férence, que diverses causes ont retardée, s'est tenue du 15 avril au 14 mai dernier. Les sept colonies autonomes y étaient représentées par leurs « Premiers » : Sir Wilfrid Laurier (Canada), Thonorable Alfred De.vkin (Fédération australienne), Sir Joseph Ward (Nouvelle-Zélande), Sir Robert Bond (Terre-Neuve), le D»- Jameson (le Cap), F. Moor (Natal), enfin le général Louis BoTHA, premier ministre de la plus jeune des co\omes a self govemment dv l'Empire, dont la présence a été très remarquée. [1 faut en effet dire que, en conformité avecla première clause du traité de Vereeniging, une consti- tution octroyant un gouvernement entièrement autonome a été concédée au Transvaal par lettres patentes du 10 décembre 190G et est entrée en vigueur aux élections du 20 février 1907. Le parti boer, ou Hct Volk, ayant triomphé dans ces élections. Lord Selborne, haut commissaire britannique pour l'Afrique du Sud, a chargé le général Botha de former le premier ministère autonome du Transvaal. L'ancienne République de l'Orange, pays rural les Anglais sont rares, ne bénéficie pas encore du nouveau régime.

La conférence de 1907 a apporté quelques progrès de détail à l'idée im- périaliste. Ainsi, il a été entendu que ces sortes de réunions auraient lieu tous les quatre ans sous le nom nouveau de « Conférence impériale ». Ce simple changement d'un mot paraît évidemment un résultat un peu maigre, quand on songe au déplacement qu'ont s'imposer les u Premiers >> et à la durée des débals; il n'est cependant pas sans conséquence, puisqu'il signifie que la Conférence échappe désormais à la surveillance du Colonial Office. La Conférence impériale sera en effet présidée de droit par le premier mi- nistre du Royaume-Uni et prend ainsi le caractère d'une véritable confé- rence entre gouvernements. Chaque colonie ou Dominion aura droit à un vole et pourra s(î faire représenter par deux délt'gués au plus. 11 n'y aura point (le Conseil impérial permanent, comme le demandait jadis AP Cham- berlain, mais on a institué au Colonial Office une direction spéciale, sorte de bureau ou de secrétariat permanent, qui aura charge d'expédier la be- sogne administrative relative à la Conférence impi'riale, d'en préparer les travaux, de lancer les convocations, etc. En accord avec les principes de Lord Selborne, qui avait proclamé l'unité indissoluble de toutes les forces navales britannicpies et énergiijuement répudié l'idée d'une défense orga- nist'e par escadres locales, M"^ IIaldane, ministre de la guerre, a fait accut'illir favorablement la proposition d'organiser une section nouvelle/le

374 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

l'Etat-major chargée de veiller spécialement à la défense de la « Greater Britain )>. Mais le problème épineux d'une entente douanière et de tarifs de préférence entre la métropole et les colonies a subi un échec complet. L'ori- ginalité de cette session a été que les rôles se sont renversés depuis 1902. C'était alors le gouvernement anglais qui, sous l'influence de M»" Chamberlain, prétendait entraîner les colonies, un peu défiantes et jalouses de leur indé- pendance économique, dans la voie des tarifs préférentiels, et M'' Chamber- lain disait alors que, au point de vue de l'idée impériale, la métropole se trouvait en avance sur ses filles. Mais le cabinet qui gouverne aujourd'hui le Royaume-Uni est arrivé au pouvoir sur la plate-forme du libre-échange intransigeant, et Sir Henry Campbell-Bannebman s'est énergiquement refusé à faire la plus petite concession aux propositions de nature à modifier dans un sens quelconque la législation douanière de l'Angleterre. On a donc assisté à ce spectacle nouveau et significatif de ministres coloniaux plus impérialistes que les hommes d'État de la métropole; M^' Deakin, premier ministre du Comnionwealth australien, a attiré particulièrement l'attention par son talent et par sa ferveur panbritannique; c'est lui qui a le plus chaudement soutenu le principe d'un régime assurant aux produits agricoles coloniaux un traitement de faveur à l'entrée de la métropole, en retour de quoi les colonies feraient aux articles manufacturés anglais des avantages particuliers. Le gouvernement anglais ayant repoussé ces idées sans même vouloir les discuter, les « Premiers » ne se sont pas gênés pour exprimer librement l'impression pénible que leur avait causée une telle intransi- geance. La conférence a encore envisagé divers problèmes concernant les communications dans l'intérieur de l'Empire. Mais la question, si impor- tante pour les géographes, d'une réforme des monnaies, poids et mesures anglais et de l'adoption du système métrique, qui était au programme de la session, n'a pas été mise en discussion '.

Idées nouvelles sur les agents du modelé dans les Alpes. Un revirement d'idées se fait aujourd'hui au sujet de la part proportionnelle des glaciers et des agents torrentiels, éboulements, chocs séismiques, dans le modelé des vallées et des versants en haute montagne. Les observations de plus en plus précises des changements brusques qui métamorphosent sou- dain l'aspect de vastes étendues de terrain tendent à se multiplier, grâce aux travaux patients de nombreux chercheurs, parmi lesquels se placent au premier rang MM'"^ Charles Rabot, Paul Mougin, PaulGirardin, L. Garez, H. DouxAMi, W. Kilian, Jean Brunhes^. Depuis 1905, La Géographie a publié une série d'études et de notes, d'oii il ressort que beaucoup de modifications de la surface, à tort attribuées aux glaciers, reviennent en réalité à des agents très variés et très complexes, qu'on s'efforce actuellement de classer. M"" P. Girardin a notamment mis en lumière le rôle des névés et des ava- lanches; il a aussi insisté sur la part considérable des éboulements, qui créent parfois d'énormes accumulations de matériaux qu'on a prises par erreur pour des moraines ; un des exemples les plus grandioses qu'il cite

1. La conférence coloniale anglaise de 1907 (Dépêche coloniale illustrée, année, n" 10, 31 mai 1907, p. 125-136) ; André Meyreuil, La conférence coloniale de Londres (Bull. Comité Afr. fr.s 17« année, juin 1907, p. 220-221).

2. Voir la bibliographie d'une partie de ces études dans la note de M"" Ch. Rabot, Phéno- mènes torrentiels dans les Alpes de Savoie (La Géographie, XV, 15 mars 1907, p. 187-190).

GÉNÉRALITÉS. 375

est le grand éboulement de la Madeleine, entre Lans-le-Bourg et Bessans, •dans la haute Maurienne*. Une observation récente, faite au péril de leur vie par MM''^ Lecarme au Glacier du Tour (massif du Mont-Blanc), lors du trem- blement de terre du 43 août 1905, a montré par surcroît comment un grand nombre de ces éboulements pouvaient se produire à la fois et remanier profondément en un instant très court la topographie et Taspect de la haute montagne-. Les études de phénomènes torrentiels publiées récemment par MM^** MouGiN, GiRARDiN, Garez et DouxAMi n'ont pas moins concouru à modi- fier en ({uelque manière les opinions courantes.

En premier lieu, on doit signaler les débâcles brutales de lacs soutenus par un glacier ou par une de ses moraines lors d'une période d'avancée du phénomène glaciaire ; ou encore la brusque et habituelle rupture de poches d'eau intra-glaciaires. L'un des plus formidables exemples du premier cas s'est trouvé réalisé en 1818, lors de la rupture d'un barrage morainique sou- tenant un grand lac à l'issue du glacier de Lépénaz, dans la vallée deCham- pagny, au pied N de la Grande Gasse; ce fut une véritable trombe, charriant des blocs énormes; plusieurs villages furent anéantis, et la vallée ne s'est Jamais relevée de l'œuvre de dévastation alors opérée et dont les traces semblent encore toutes fraîches. De même, dans les grands glaciers du Mont- Blanc, on voit se reproduire normalement, mais dans de moindres propor- tions, les débâcles de poches intérieures analogues à celle du glacier de Tête-Rousse, qui dévasta la vallée de Saint-Gervais en 1892. Ailleurs, ces débâcles redoutables se produisent hors de la présence de tout glacier; il suffit qu'elles soient favorisées par le caractère déboisé des versants et par la nature gypseuse des terrains,] qui favorise, comme dans la Maurienne, les glissements et accumulations des couches de façon à former barrage. En pareil cas, l'agent principal de la torrentialité est la « lave », c'est-à-dire une coulée de boue formée par le délayage des matériaux entraînés des hau- teurs et qui s'écoule vers l'aval en se chargeant de débris de toute nature, parfois très volumineux et pesants, tels que d'énormes rochers. Ces coulées sont d'autant plus dévastatrices qu'elles s'acheminent ordinairement par bonds, se trouvant de distance en distance arrêtées par des obstacles divers : arbres tombés, berges écroulées, amas de gros blocs dans le thalweg; la boue s'accumule alors en lac jusqu'à ce que l'obstacle cède, et c'est ensuite une débikle irrésistible. Les catastrophes de ce genre sont fréquentes, et de plus elles ont souvent tendance à se reproduire aux mêmes endroits, comme les éboulements. Un des faits les plus tristtiment caractéristiques à cet •égard a été la destruction du village de Bozel, le 16 juillet 1904, par une lave torrentielle <iu'avait engendrée le Bon-Rieu. En (jnelques minutes, vingt maisons étaient rasées, onze personnes noyées, et sur l'emplacement des habitations une masse énorme de matériaux se trouvait déposée, au milieu de laquelle on voyait des blocs de 10 me. (>t même davantage, selon M»' Gare/..

1 Pali- (muaudin, Los plu-nomèncs actuels et les modifications du modelé dans la haute Mon- fienne (La Céngraphie, XII, 1905, p. 1-20); Idkm, Éboulements et (/li.tsements de terrain dans les Alpes fninraises et suisses {Ibid., XIII, lîlOO, p. 2',>;i-22r>) ; Iokm, Obserrations i/laciaires dans la Savoie méridionale pendant l'été 1906 [Rapport préliminaire) (Ibid., XV, 15 juin 1907, p. i:!<.)- •112).

2. .Ik\n Lkcakmk, Le tremblement de terre du (.'/ ooi)t lOO.'t, observé en haute montagne {La Montaiine, 2- aiuuM», UH)(i, p. r.' 1-125).

376 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

Le Bon-Rieu aurait, depuis le xiii« siècle, produit cinq inondations aussi désastreuses que celle de 1904, en 1270, 1630, 1666, 1667 et 1743. Les docu- ments relatant ces accidents signalent chaque fois le transport d'énormes quantités « de terres et de pierres ». M^'Douxami a de son côté observé deux <( laves » dans la Haute-Savoie, l'une sur le Nant-Sec, tributaire de la vallée des Fonds, sur la route de Sixt au col d'Anterne, et l'autre, singulièrement instructive, sur le torrent de la Griaz, près du village des Houches, dans la vallée de Ghamonix. Un simple orage, survenu le 28 juillet 190o, fit naître une (c lave torrentielle » dans les schistes liasiques du bassin de réception de l'Arrandelys; le torrent de boue avait creusé, en avançant, une dizaine de ravines larges de 20 m. et profondes de plusieurs mètres, et, dévastant le cône de déjection de la Griaz, il s'était précipité dans l'Arve, qu'il avait temporairement barrée; puis, il avait remonté sur la rive opposée qu'il avait couverte d'alhivions sur une largeur de 50 m. Dans tous ces cas, que des périodes de pluies ou de violents orages déterminent d'ordinaire, les matériaux déposés ont tout à fait l'aspect de dépôts morainiques : blocs de texture très variée, cimentés par une boue grise ressemblant à s'y mé- prendre à la boue glaciaire caractéristique des moraines de fond.

La confusion était complétée, dans le cas du torrent de la Griaz, par cette traînée de matériaux poussée perpendiculairement à l'axe du cours d'eau principal, qui imposait aussitôt l'idée d'une portion de barrage morai- nique. Selon M^" Douxami, on ne peut faire, pour les dépôts qui tapissent la vallée de l'Arve, le départ de ce qui revient aux glaciers pleistocènes et de ce qui résulte des agents torrentiels à l'œuvre sous nos yeux. Ainsi, vers Sixt, les alluvions que la Carte géologique de France indique comme gla- ciaires ont, sans aucun doute, des origines très différentes, et il est permis de penser que, par l'activité ininterrompue des agents torrentiels, il reste peu de chose du Glaciaire primitif, au moins aux niveaux inférieurs des vallées.

FRANCE

Ouverture du canal de la Marne à la Saône. Le canal de la Marne à la Saône a été ouvert à la navigation le 1*^' février dernier, cin- quante-deux ans après que l'avant-projet eut été soumis à l'enquête, vingt- huit ans après que son exécution eut été commencée!

Cette voie navigable, longue de 151 km., s'amorce à Rouvroy-Donjeux, à 43 km. au S de Saint-Dizier, sur le canal de la Haute-Marne, remonte la vallée de la Marne jusqu'à la source de cette rivière, puis par celle de la Vingeanne, atteint la Saône à Heuilley, à 25 km. en aval de Gray. Grâce à cette voie navigable, la distance entre Lille et Lyon par canaux se trouve réduite à 836 km., soit un gain de 178 km. sur le trajet par le canal de l'Est, qui était auparavant le plus courte C'est depuis 1900 qu'on avait repris les travaux de cette entreprise si longtemps arrêtée. Dès maintenant, Lyon songe à s'outiller pour faire face à l'accroissement de trafic qui ne peut manquer de se produire entre cette ville et le Nord de la France,

1. La Géographie, XV, 15 avril 1907, p. 282-283.

AFRIQUE. 377

notamment avec le port de Dunkerque et la région houillère du Nord; aussi y construit-on un nouveau port sur la Saône*.

AFRIQUE

Les études sur la maladie du sommeil. Missions R. Kocli et G. Martin 2. Un résultat de la plus haute importance semble dès mainte- nant acquis au sujet de la thérapeutique de la terrible affection qui ravage aujourd'hui toute l'Afrique intertropicale. Depuis 1904, un médecin colonial anglais, le docteur W.Thomas, avait tenté l'emploi d'une substance de nature arsenicale, l'atoxyl; ces essais, bien que non concluants, furent assez heu- reux pour déterminer de nouvelles recherches. Le docteur Kogh vient d'appliquer en grand la nouvelle médication sur les nègres de l'Ouganda. Il a commencé par étudier à fond les conditions d'habitat et d'existence de la Glossina palpalis. Il découvrit que cette variété de glossines se trouve en grande abondance sur le territoire allemand, mais qu'elle préfère les îles à la terre ferme et qu'elle choisit plutôt celles qui sont inhabitées et qui servent d'asile aux crocodiles et aux rhinocéros. Les mouches recherchent les endroits la végétation de la rive se compose de taillis peu épais et l'ambatch, qui croît dans l'eau, garnit les berges. Comme elles se nourrissent de sang frais et doivent trouver tous les deux ou trois jours l'occasion de s'en repaître, il fallut bien penser que, seuls, les crocodiles leur en pou- vaient fournir. Le docteur Kogh a donc fait abattre ou capturer de ces sau- riens; plus tard même il a élevé de jeunes crocodiles en captivité pour les faire servir de sujets d'expérience, et leur rôle fut en effet très grand dans ses travaux.

La maladie étant absente du district allemand de Mouansa, M'' Kogh se rendit dans l'Ouganda, si fortement infecté comme on sait. Il y étudia sur- tout le fléau dans les îles Sesse. La maladie a exercé d'épouvantables ravages dans cet archipel; la population, qui y comptait, il y a quatre ans, 30 000 âmes, serait aujourd'hui, d'après les missionnaires, tombée à 12000 et continue à diminuer rapidement. l>e mal attaque surtout les hommes dans la force de l'ûge ; aussi certains villages sont-ils réduits aux femmes et aux entants. Dans le Sud de l'archipel il y a même un groupe d'îles qui était naguère très peuplé et qui est aujourd'hui absolument désert. Tel village, qui comptait plus de 200 liab., serait réduit à 55; encore 17 d'entre ceux-ci seraient-ils déjà frappés de trypanosomiase. D'ailleurs Texamen a établi que 00 à 70 p. 100 des habitants encore vivants des îles Sesse sont rorteincut atteints. Il n'était [dus temps de faire de la prophylaxie, il fallait tenter de guérir ou, à tout le moins, d'enrayer le mal chez les malades les plus me- nacés. L'atoxyl a donné raison à l'espoir qu'on avait fondé sur son emploi : dans son rapport du :\ novembre lUOG, le docteur Kogh déclarait que trois semaines avaient sufli à améliorer la situation de certains malades qui, autrement, auraient à coup sur succombé. Il ajoutait même qu'il n'était

1. ('. H. Tritv. Chambn' d,' Comnu'rce Lijnn, aitnre f900 (Lyon, A. K(\v, 1U07), p. 11».

2. Jiull. Soc. Itelfn' (iKtitih's ci,l., aiiiirc, junvior ll>(>7, p. ll-i:t: Kmii.k VKvawTy L'atoxyl et la ma/(u(ie du sonuiieil [La (Juinzaim' roi., ll'annoo, 10 juin l'J07,,i). u:-t.")0).

.^78 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

plus permis de douter de l'efficacité del'atoxyl dans la lutte contre la maladie du sommeil. La nouvelle des cures opérées par M"^ Koch, quasi mer- veilleuses pour les populations africaines, ne tarda pas à se répandre, et de tous les points du territoire infesté de longues théories de malades s'acheminèrent vers le savant. Les observations qui servent de base au rapport adressé par lui au gouvernement allemand portent sur près de 1 000 cas.

L'utilisation de l'atoxyl n'est cependant pas encore entrée dans sa voie définitive: l'illustre major Ross, de Liverpool, serait d'avis qu'il faut encore suspendre son jugement; néanmoins, on est déjà en droit d'espérer que cette substance sera le spécifique de la maladie du sommeil, comme la quinine est celui de la fièvre paludéenne. Il est grand temps, d'ailleurs, d'arrêter la dévastation des populations nègres par le fléau. Le docteur G. Martin, chef de la mission française qui venait d'arriver au bas Congo, informait le 17 février M'' Le Myre de Vilers que la maladie faisait de grands ravages dans toute la région, sauf dans le pays accidenté, sablon- neux, peu boisé du Boulé N' Tangou, situé entre les vallées supérieures de rOgooué, du Djoué et du Niari. La race la plus atteinte est la race Bakongo. Le docteur Martin a commencé avec succès la médication à l'atoxyl^

D'un autre côté, la mission du British Muséum, dont nous avons déjà parlé à propos du Rouvenzori 2, vient de rentrer en Europe par le Congo. MM''^ les docteurs Wollaston et Carruthers, après avoir revu la région vol- canique du Mfoumbiro et visité le lac Kivou, sont entrés dans le Manyema, qui paraît avoir bien changé depuis le temps Livlngstone en retraçait la peinture sous des couleurs plutôt riantes. Ce serait aujourd'hui un pays de désolation. Ruiné par les vexations des traitants de chair noire, par la guerre arabe, ensuite par la révolte des soldats Batetele de l'expédition Dhanis, la contrée est aujourd'hui en proie à toutes les horreurs de la ma- ladie du sommeil. Presque chaque village offre un révoltant spectacle, car les habitants chassent les indigènes errants frappés par le mal. Les gens meurent par milliers, sans aucun secours médical. Cette population, acca- blée par tant de misères, se montre aujourd'hui fort peu accueillante ; le docteur Wollaston courut de véritables dangers parmi elle. 11 a regagné Kasongo après cinq mois de voyage pédestre depuis son départ du Rou- venzori ^.

Le développement du port d'Alexandrie. Rien ne donne mieux ridée de l'immense essor que les Anglais ont su imprimer à la productivité économique et au commerce extérieur de l'Egypte que l'énorme et rapide développement du port d'Alexandrie. La valeur totale de son trafic, qui atteignait déjà 940 millions de fr. en 1903 (dont 434 millions aux importa- tions et 506 millions aux exportations), s'est élevée à 1 267 millions en 1906, chiffre qui se décompose lui-même en 622 millions de fr. pour les importa- tions et 645 millions pour les exportations.

Le tonnage des bateaux entrés et sortis a passé de 4 740 000 tx. en 1900 à 7144000 en 1906; quant au poids des marchandises, il est en 1906 de

1. La Géofiraphie, XV, 15 mai 1007, j). 370.

2. Annales de Géographie, XV, Cliroiiiquo du 15 novembre 1906, p. 484-486. 3 Mouv. Grog., 24" année, 2 juin 1907. col. 269.

AFRIQUE. 379

2 500000 t. (import.) et 950 000 t. (export.). La supériorité du poids des marchandises importées provient des arriva^^es de produits lourds tels que le bois de construction, le pétrole et surtout le charbon : 1 409 000 t. de charbon importé en 1906, contre 857 000 en 1900 '.

Aussi les installations actuelles du port ne suffisent-elles plus; il a fallu, pour le maintenir à la hauteur du trafic, y entreprendre une série d'agran- dissements : accostages nouveaux pour les bateaux charbonniers de façon à former un port des charbons, quais pour les bois, le pétrole et les bestiaux, prolongement du brise-lames actuel et création d'un second brise- lames, creusement d'un nouveau chenal d'entrée et de sortie, magasins et engins de dragage et de levage; bref, quand, en 1908, tous les travaux seront terminés, l'État égyptien aura dépensé pour améliorer le port d'Alexandrie la somme considérable d'un mifiion de livres égyptiennes (26 millions de fr.). 11 est à noter et le fait est assez rare pour qu'on le remarque que la France a largement profité de ce remarquable essor du grand port égyptien ; la valeur de nos échanges, qui n'était que de 71 millions de fr. en 1900, s'est élevée à 128 millions de fr. en 1906; les importations, notamment, ont plus que doublé, passant de 34 millions à plus de 72, tandis que les exportations montaient de 37 millions à plus de 55 millions. Nous vendons surtout à Alexandrie des farines provenant des blés exotiques traités par les minoteries de Marseille : 22 millions de fr. Mais la France envoie en même temps pour une cinquantaine de millions de métaux et ouvrages en métal, de tissus, de boissons, de produits chimiques et médicinaux, de parfu- merie, etc. Il est regrettable que notre marine marchande ne participe qu'assez faiblement à ce progrès et se développe singulièrement moins vite que celle de nos concurrents ; son tonnage n'a gagné que 20 p. 100 de 1900 à 1906, le nombre des bateaux à l'arrivée n'a monté que de 109 à 125. Eu égard à la valeur du commerce, c'est notre pays, de beaucoup, qui présente le moindre tonnage de navires : 17 bateaux et 40 000 tx. par dizaine de millions de francs; tandis que, pour le même chiffre d'affaires, l'Angleterre a 36 bateaux (!t 61 000 tx., l'Autriche 33 bateaux et 67 000 Ix., l'Allemagne 32 bateaux et 73 000 tx., enfin l'Italie 61 bateaux et 101 000 tx. Ainsi la pro- portion de nos marchandises qui voyagent sous pavillon étranger est de plus en plus considérable. Voici d'ailleurs la part des diverses nations dans le mouvement maritime et le commerce d'importation d'Alexandrie :

Tonnage Importations

tonneaux. francs.

Aiif^letorre 1275 000 208 578 000

I'>:nn^<^ 288 000 72 187 000

Autricho 282 000 43 050 000

Alloiiiagiio 248 000 33 8155 000

Jliil'0 3IG000 31280 000

Ce tableau fait également ressortir notre infériorité au point (1(> ww de la navigation. Une nouvelle compagnie vient de se former, la .. Compagnie de

1. Pnrtd'Ah-xnndrie fflnll. m,ms„rf C/mmhrr Commerre fr. ,r Alexandrie, Kl» annoo, février 1907, 172, p. lO-lC). Toutes 1rs valoiirs »lans.-otlo note sont ou livros ojrviiti.Muios (25 fr. 92); nous los avons ronv.M-tH«s on francs. Lo oommoroo dAIoxandrio n'était .|uo\lo 450 millions ilo fr. en 1880, ot do 572 on 1892; il a <l.)nr pros(|no triplé on un quart do siiVlo ot beaucoup plus que doul)Ir on (|uii.zo ans; .-.Mto .roissanco comnieroialo est dit^no dotro comparée avec coUo des grands ports du Nord, Anvers, llaml.our- ot Kotfordatn.

380 CIIIIOMQUE GÉOGUAPlllQUE.

navigation de la MécUterrant'e orientuli^ », pour remédier en partie à cette situation : elle se propose de mettre en service une ligne de bateaux par- tant de Dunkerque, passant pai- le Havre, Tanger, Oran, Alger, Tunis, pour aboutir à Alexandrie.

Exhaussement de la cataracte d'Assouan. Le Conseil des ministres d'Egypte, malgré les protestations des archéologues, a décidé d'exhausser de 7 m. le barrage d'Assouan, ce qui le mettra en mesure d'emmagasiner deux fois et demi autant d'eau que n'en contient le réservoir actuel; on pourra ainsi étendre la culture du coton, et aussi de la canne à sucre et de la betterave sucrière, en Haute-Egypte; 385 000 ha. pourront être livrés à l'irrigation et le supplément de valeur annuelle des récoltes atteindra 85 à 100 millions de fr. Le coût total des travaux n'est évalué qu'à 39 millions de fr. Mais l'île de Phila? et ses charmants monuments, ainsi que divers autres temples, seront recouverts par la crue. Le gouverne- ment ne s'est décidé ({u'après avoir tenté d'éviter cette extrémité; il avait fait étudier à fond le cours du Ml entre Ouadi Halfa et Khartoum et avait pensé un moment à construire un nouveau réservoir en amont de la cata- racte Chablouka environ dOO km. en aval de Khartoum); mais MW^ Ben- jamin Baker et Webb ont démontré que le projet était irréalisable. On se contentera donc de prendre des mesures pour réduire au minimum les dom- mages : les temples destinés à être inondés seront consolidés le plus forte- ment possible et une enquête archéologique minutieuse sera organisée aux frais de l'Etat en Nubie; on publiera une description détaillée de toutes les ruines entre Assouan et Ouadi Halfa. Le temps ne manquera pas pour mener ce travail à bien, car l'exhaussement de la digue ne sera achevé que dans six ans^

AMERIQUE

Les parcs nationaux argentins. A l'exemple du gouvernement des États-Unis, qui a fondé en 1873 h; célèbre « Parc national» connu sous le nom de Yellowstone Park; du Canada, qui a fait aménager sur la ligne du Transcanadien le Parc national de Banff; de l'Australie, enQn, qui entre- tient, au S de Sydney, dans le district d'Illawara, une modeste réserve de plaisance de 900 ha. seulement, sous le titre un peu ambitieux de « Parc national australien », la République Argentine vient de se constituer deux « parcs nationaux ».

La première de ces réserves a fait l'objet, en avril 1902, d'une mission spéciale, confiée à M'"C. Thays, directeur des Parcs et promenades publiques et du Jardin botanique de Buenos Aires : il s'agissait d étudier l'aménage- ment des cataractes grandioses et trop peu connues de l'Iguazù, dans le territoire des Missions, tout près de la frontière du Brésil. M'" Thays, après avoir passé un certain temps sur place, a établi un projet général, qui a été approuvé par le gouvernement et qui va entrer en voie d'exécution. La superficie du parc sera de 25 000 ha. Les cataractes en constitueront la

1. Btill. Soe. Hel (je d'Études col., 11^ aniiéo, avril 1907, p. 1589.

OCÉANS. 381

principale attraction : elles se développent mi-partie sur le territoire brési- lien, mi-partie sur le territoire argentin, se déployant sur une longueur de 4 km. et atteignant sur certains points la hauteur de 60 m., supérieure à la hauteur de chute du Niaeara; ]>ar contre, leur débit est moins puissant. On se propose donc de faciliter Taccès de cette merveille naturelle, de choisir des sites favorables pour la construction d'hôtels, de bains, de casinos; de tracer des avenues, d'établir des ponts suspendus et des belvédères, et sur- tout de mettre sous la protection du gouvernement les magnifiques forêts séculaires qui sont l'ornement du site.

D'un autre côté, M^' F. P. Moreno, ancien directeur du Musée de la Plata, ayant reçu en don, à titre de récompense nationale pour les services qu'il a rendus dans la solution du conflit chilo-argentin, vingt-cinq lieues carrées (françaises) de terrain en Patagonie, sur les bords du lac Nahuel Huapi, fit remise au gouvernement d'environ 4 800 ha., aux fins d'y créer un parc national argentin. M^ Moreno en a choisi remplacement à l'extrémité W ilu fjord principal du lac Nahuel Huapi, autour de Puerto Blest*; son but, <m faisant cette donation, était de faire servir la région, si riche en phéno- mènes naturels curieux ou magnifiques, au progrès humain, et il émettait le désir qu'on n'y fît d'autres travaux que ceux qui pourraient faciliter la visite de voyageurs cultivés, « dont la présence sera toujours au bénéfice ■de ces régions incorporées définitivement à notre souveraineté et dont le rapide développement doit contribuer à la bonne orientation des destinées •d(; la nation argentine )>. Jusqu'à présent, le lac Nahuel Huapi n'est pas accessible par voie ferrée; la dernière station de la ligne qui part de Bahia Rlaiica est Neuquen -.

OCÉANS

Sondages nouveaux dans la mer de la Sonde et dans le Paci- fique occidental. Le navire allemand u Planct )>, ilont nous avons >^ignalé les intéressants travaux^, a continué la série de découvertes dont il a semé' sa route entre l'Europe et le Pacifique occidental. Entre autres nouveautés, il a exécuté plusieurs séri(îs de sondages sur le rebord extérieur des îles de la Sond(î. Il a ainsi reconnu l'existence d'un sillon profond cou- rant parallèlement à la cote Sud de Java et s'étendant même peut-être Jusqu'au larg(! de Sumatra ; il contiendrait la i)lus giande profondeur qu'on ait encoie mesurée dans l'Océan Indien : 7000 m. AP Supan, qui avait soupçonné depuis plusieurs années l'existence de ce sillon, l'avait indiqué, sur la foi d'un ou deux sondages, dans sa carte batliymétrique des Océans ■parue en 1899. H n'y aurait d'ailleurs point seulement un sillon unique : un autre existerait plus près de la terre, séparé du premier par une crête sous-

1. Voir la ^M-aii(lcc:irt(- à 1 : 1 500 000 de F. 1». MoRRNO {Annales de (^éoijraphie, Xll. 190:$, l'I. 1).

•J. Ki;(iÈNK AuTK.VN, Les pairs nationaux ari/entins, Extrait ihi Holetin de Agricultura. Uuenos Aires, Atolicrs du lîurraii in(>i(>.»roloj;i(|uc arf^^ontin, 1907. I11-8, Il p., 4 vues panoraniiiiuos ot lin plan, a,vo<' unr |>(;fi(r florti du lac INahuel Huapi et une bihUo.trrapliio. Le paro national dos l';iats-riiis est d'une étendue l)(>auci»up jdus vaste (pie les luturs paivs arirontins : il mesure <.tr>(tO(H) lia.

;!. Aintnlrs de (lri)i/r(ip/iii\ W, (Mirt)ni(|iu> du 15 janvier liUiii, \>. SS.

382 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

marine qui semble continuer vers le Sud-Est le groupe des îles Mentawi. 11 est très probable, comme le remarque M^ Supan, que de tels sillons pro- viennent d'une action de plissement *. Le « Planct » a continué ses travaux en relevant les fonds de la côte Nord de la Nouvelle-Guinée; la descente vers les grandes profondeurs y serait prodigieusement abrupte, plus encore qu'à l'Est de la côte de Madagascar; on reconnut en effet un fond de 3395 m. à 16 km. et demi du rivage. Les groupes d'îles Échiquier, de l'Amirauté, Hermit, Sanct Matthias, se dressent sur des plateaux de 900 à 1500 m., d'où l'on tombe sur les grands fonds par un talus dont la raideur atteint d'abord presque 45"-.

De même que le <( Planet », les navires « Edl » et « Slephan », chargés de poser un câble entre Ménado (Gélèbes), Guam et Yap, ont montré combien il reste encore à faire pour débrouiller l'océanographie des parages, si impor- tants pour la physique terrestre, du Pacifique occidental.

Leurs opérations ont mis en évidence des fonds très accidentés et d'une disposition extraordinairement régulière. Depuis la pointe nord-orientale de Gélèbes, en se dirigeant au Nord-Kst, on rencontre successivement quatre groupes d'îles, disposés pour ainsi dire en échelons et orientés vers le Nord- Est : les Talaout, les Palaos, Yap et les Mariannes. Tout contre ces terres et parallèlement à leur axe, s'allongent à l'Est autant de fosses profondes et autant de brusques relèvements de fonds. Iles, fosses et ressauts se succèdent régulièrement : on dirait une série de trous brusques et profonds séparés par des crêtes à pic. Les talus de ces trous sont d'une raideur exceptionnelle : la fosse des Talaout, entre cet archipel et les Palaos, atteint 7248 m. ; celle des Palaos, à l'Est et au Sud-Est de ces îles, comprend deux bassins, l'un de plus de 7000 m., l'autre de 8000 m. ; enfin, à l'Est de Yap, on trouve 7 538 m. On sait en outre que la fosse située au Sud-Est de Guam, relevée il y a quelques années par le vapeur américain « Nero », est la plus profonde qui existe : 9636 m. Toutes ces fosses sont singulièrement étroites et n'ont en moyenne que 18 km. de large; celle de Guam atteint 36 km. En se diri- geant de Yap vers les Riou-kiou à travers la mer des Philippines, les fonds océaniques, malgré des dénivellations de 2 000 à 3 000 m., demeurent assez réguliers; puis, soudain, à 30 km. des Riou-kiou, ils descendent à 7 480 m., formant ainsi un abîme linéaire, large seulement de 20 à 30 km., et s'allon- geant parallèlement à cette chaîne d'îles. M*" Gerhard Schott considère comme hautement probable que la morphologie spéciale de cette région est due à une grande série de dislocations, telle qu'on pouvait l'attendre sur le rebord extérieur d'une masse continentale offrant les traits de struc- ture qui distinguent l'Asie orientale^.

1. SuPAN, Die Sundaymbea {Petermanns MitL, LUI, 1907, Heft 3, p. 70-71; carte batliym. col. à 1 : 12 500 000, pi. 6).

2. Geog. Joiirn., XXIX, Junc, 1907, p. 679.

3. La Géographie, XV, 15 avril 1907, p. 303-304; Geog. Journ., XXIX, Junc, 1907, p. 679; Zeitschr. Geselhchnft fur Erd/c. Berlin, 1907, 5, p. 341-342; Dr. G. Schott und Dr. P. Perlewitz, Lotungen I. !V. M. S. « Edi » und des Kabeldampfers « Stephan » im westlichen Stillen Ozean [Aus dem Archio der Deutschen Seewarte, XXIX. Jahrgang 1906, n" 2). Hamburg, 1900. In-4, 38 p., 4 pi. cartes.

I I

383

REGIONS POLAI RES

L'expédition 'Wellmaii. Le vapeur a Fridtjof », emportant l'expédition Wellman, a quitté Tromsoe, à destination du Spitsberg, elle organisera, dans l'île des Danois, la tentative prévue pour cet été, que nous avions annoncée dans cette Chronique i.

Le ballon « America » a été entièrement reconstruit à Paris ; sa longueur est d'environ 66 m., son plus grand diamètre de 16 ni. environ; il cube plus de 7 500 me; sa force ascensionnelle atteint 8840 kg. La nacelle et l'appareil ont été entièrement transformés dans les ateliers de Gennevilliers, sous la direction de M'' Wellman lui-même et de son principal ini^énieur. La nacelle, à la fois très forte et très légère, est construite en tubes d'acier et a 33 m. de long; le moteur sera mis en mouvement par deux hélices de 3™, 50 de diamètre et alimenté par un réservoir contenant plus de 3 000 kg. de pétrole. L'aérostat, à pleine vitesse, pourra fournir de 25 à 28 km. à l'heure, pendant 150 heures environ, c'est-à-dire parcourir deux fois la distance du Spitsberg au pôle et retour.

L'équipage sera de 4 à 5 hommes; on emportera une douzaine de traî- neaux, en prévision d'un retour possible sur la glace, et, de plus, une tonne et demie de vivres, qui permettront d'affronter un hivernage, si cela devient nécessaire. Le départ se ferait à la fin de juillet ou au commencement d'août-.

Nouvelle expédition arctique du duc d'Orléans. Le duc Philippe d'Orléans est parti à la fin de mai pour une nouvelle expédition dans les mers arctiques. Son navire, la « Belgica », est toujours commandé par M'" de Gerlache, et le D'* Régamier est encore du voyage. Les observations seront confiées au lieutenant norvégien Rachlev et à un zoologiste ; les matelots sont surtout norvégiens. Cette fois, le but de la croisière est la mer de Kara, d'où l'on s'etforcera de pénétrer le long de la côte Nord de la Sibérie.

Régions antarctiques. Projets d'expéditions E. H. Shackleton et H. ArctoTvski. L'exploration antarctique, dont MiM'=* de Drvgalksi et H. R. MiLL déploraient l'abandon inopportun et prématuré, semble devoir activement renaître à bref délai. Deux projets, un anglais et un belge, viennent de prendre forme, et tous deux, malgré de nombreuses différences de détail, se proposent comme objet principal l'exploration des parages encore mystérieux de la Terre Edouard VII, découverte, on s'en souvient, par la « Discovery » en 1903.

Le lieutenant E. H. Shackleton^ se propose en somme la continuation et l'extension des travaux de la « Discovery ». Prenant pourpoint de départ la Nouvelle-Zélande en février 1908, il veut, avec un baleinier spécialement aménagé ou un vapeur monté par un petit équipage de 9 à 12 hommes seulement, se fairc^ transporter aux quartiers d'hiver de la u Discovery ». Une fois l'hiver passé, trois groupes d'excursion se mettront en route, l'un vers

1. Annales de fleof/rapfiie, XV, ('lironiquo du 15 juillot 100(5, p..;V.)'.)-100.

2. IJull. Amer. (ieog. Soc, XXXIX, Juno, 1907, p. 347.

3. E. H. Shackkkton, A New Hritish Antarctic Expédition (Geog. Jotirn., XXIX, Maroli, 1907, p. 329-332).

38i CHRONIQUI^ GÉOGRAPHIQUE.

rw dans la direction du pôle magnétique, Tautre vers le S par le même chemin que la fameuse excursion polaire du capitaine Scott; il tentera avec l'aide de poneys sibériens et d'une sorte de chariot automobile, de pousser plus loin que 82°17', et môme, si possible, de gagner le pôle. Enfin, un troisième groupe devra prendre pour objectif la Terre Edouard VII et en relever la ligne de côtes. Le bateau, qui sera retourné à la Nouvelle-Zélande pendant la durée de l'hiver, reviendra chercher l'expédition en février 1909, mais ne rentrera pas directement. AP Shackleton veut en effet profiter de ce voyage de retour pour élucider la question, plus ardemment controversée aujourd'hui que jamais, de la réalité et du tracé des terres de Wilkes. C'est un bien vaste programme, eu égard aux faibles moyens dont parait devoir disposer l'expédition. Le lieutenant Shackleton sera trop heureux s'il en réalise une partie.

Quant à l'expédition belge, dont M»" Henryk Arctowski vient de retracer le plan sommaire dans deux brochures ^ et qui a fait l'objet d'un exposé au Palais des Académies à Bruxelles le 24 mai dernier, elle devrait surtout s'attacher à faire disparaître la grande lacune qui sépare les levés de la « Belgica » de ceux de la « Discovery », nous voulons dire la vaste zone inconnue dont la Terre Edouard Vil constitue le terminus occidental et qui s'arrête à l'E aux points extrêmes atteints par la « Belgica » (102'^ long. W) et par Cook (environ 107° long. W). On partirait donc des abords du cap Horn le plus tôt possible dans la saison, dès le début d'octobre par exemple, de manière à avoir devant soi six ou sept mois de navigation dans les glaces, et l'on s'efforcerait de gagner la Terre Edouard VII, l'on chercherait un emplacement d'hivernage : c'est de ces quartiers d'hiver que partiraient au printemps des traîneaux automobiles pour étudier le prolongement Sud des côtes de la Terre Edouard VII et résoudre définitivement le problème du grand glacier plat qui se termine au N par la muraille de Ross. L'ac- complissement de ce programme exigerait sans doute, selon M"" Arctowski, un voyage de longue durée, peut-être trois campagnes d'été et deux hivers. Le départ aurait lieu à Anvers dans deux ans. M^' Arctowski entre dans des détails très minutieux sur la préparation scientifique et matérielle de l'expé- dition; nous n'y insistons pas, étant donné le long délai qui s'écoulera avant l'exécution et qui permettra d'y revenir à loisir.

Maurice Zimmermann,

Professeur à la Chambre de Commerce et Maître de conférences à l'Université de Lyon.

1. IIrnryk Arctowski, Plan de voyage de la seconde Expédition Antarctique belge. Bruxelles, Yandorauwera & C», 1907. ln-8, 15 p. ; Programme scientifique de la seconde Expédition Antarc- tujue belge. Brtixcllcs, Vvo Fcrd. Larcicr, 1907. In-8, IG ]).

VÈditew'-Gérant : Max Leclerc.

Paris. Typ- ?«• Kgnouard, 19, rue des Saints-Pères. 4G936.

NO 90. XVI^ année. 15 novembre 1907.

ANNALES

DE

GÉOGRAPHIE

I. GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE

L'ETUDE DES SOLS

D APRES UN OUVRAGE RÉCENT

E. W. HiLGARD, Soils. Tlieir Formation, Properties, Composition and Relations ta Climate and Plant Growth in tlie humid and arid Régions. New York The Macmillan Co., 1906. In-8, [ii] + xxvii + [2] + 593 p., 89 fig., index. 17 sh.

Ce livre sur les sols a été écrit parle Nestor des « pédologistes» * d'Amérique, et peut-être du ^lobe, car il y a cinquante ans que M"" Hilgard s'occupe de ce sujet, et, comme il le mentionne dans la préface ^ « dans ses recherches, l'auteur a rencontré des conditions exceptionnellement favorables, qui lui ont permis d'étudier les sols de climats Uvs variés, s'étendant du golfe du Mexique à l'Ohio, de au Pacifique et, le long de ses côtes, jus([u'à la Colombie Britannique. Il est naturel que l'étude systématique des sols sur une surface aussi étendue et comprenant à la fois des régions « humides » et « arides »^ Tait conduit à des résultats exceptionnels et inattendus. »

1. Cette expression assez nouvelle, qui peut n'être pas familière aux lecteurs signifie science du sol.

2. P. xviii.

3. i.c mot îirid », qu'emploie si souvent M' HiLOAiin, signifie « sec », et, pour ne pas donner lieu à des malentendus, je le remplacerai le plus souvent par les mots «' sec » ou « pauvre en pluies ».

ANN. DE GÉOG. XVI® ANNÉE. 25

386 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

Non seulement les pays dont il a examiné les sols sont étendus, et leurs climats, comme leur topographie, très variés, mais il a eu la bonne fortune d'étudier des sols vierges, de qualités très différentes, sur place et au laboratoire, de voir la végétation naturelle qui les cou- vrait avant la culture et après (l'abandon du sol au bout de quelques années de culture est très fréquent surtout dans les États du Sud, l'auteur a longtemps résidé). Pendant la première partie de sa car- rière scientifique, il prit part à l'enquête géologique faite sur plu- sieurs États du bassin du Mississipi; plus tard, il dirigea les stations agronomiques de la Californie, dont l'organisation a tant contribué à la prospérité agricole de cet État et surtout aux progrès de ses vergers et de ses vignobles. Tout cela lui a fourni la possibilité, non seulement de voir les choses, mais de consulter des milliers de « farmers », qui lui ont communiqué les résultats de leur expérience. Ces « farmers » sont plus instruits et surtout plus déliés, plus enclins aux innovations, moins soupçonneux que les paysans d'Europe.

Dans sa préface. M"" Hilgard pose largement la question de l'étude du sol et avoue que les analyses seules ne conduisent pas au but. Il faut faire grande attention à la végétation spontanée, qui est le résultat d'une adaptation séculaire des plantes au climat et au sol et de la survivance des mieux douées par les circonstances. On le sait très bien dans l'Amérique du Nord, les pionniers choisissent les terres d'après la végétation spontanée qui les couvre ; dans beaucoup d'États de l'Union, l'assiette de l'impôt foncier est basée sur elle. Si l'on en combine l'étude avec celle des analyses physiques et chimiques, on obtient la meilleure base pour la connaissance des sols.

Le livre de M"" Hilgard était destiné en principe à ses auditeurs de l'Université de Californie; mais il lui fallut aussi prendre en considé- ration les besoins des agriculteurs avisés et amis du progrès. C'est un livre spécialement américain, et tous les exemples, à peu d'exceptions près, sont empruntés aux États-Unis. Dans l'analyse qui suit, je men- tionnerai brièvement ce qu'on peut trouver dans d'autres ouvrages; je m'arrêterai plus longuement aux chapitres qui font connaître le pays et les vues originales de l'auteur.

Je constate que les chapitres qui traitent des généralités et des méthodes d'analyse sont excellents ; mais ils ont moins d'intérêt pour

nous.

Le chapitre vi, qui ouvre la seconde partie du livre, traite de la composition physique des sols, surtout des argiles et des sables. Ici nous rencontrons ce qu'on peut appeler l'idée maîtresse de l'auteur : la différence des sols dans les pays pluvieux [hurnid] et secs [arid). W Hilgard déclare (ce ({u'il prouve amplement plus loin) que la conception qui voit dans les sables des sols stériles est parfaitement juste dans les climats pluvieux de l'Europe occidentale et de l'Est des

dans

dans

dans

le sol.

l'humus.

le sol.

Moy.

91

1523

13

Min.

20

870

3

Max.

306

2 200

67

Moy.

106

838

10

Min.

36

536

2

Max.

200

1079

20

L'ÉTUDE DES SOLS. 387

Étals-Unis, mais ne cadre pas avec les faits observés dans les climats secs. Dans ces derniers, le sable n'est pas seulement formé de grains de quartz, mais aussi de particules d'autres minéraux, et g-énérale- ment les sables des déserts ne sont stériles que dans les cas Teau manque. Une fois irrigués, ils sont ordinairement très fertiles. C'est une vérité dont l'auteur peut fournir de multiples preuves au cours de son étude. Ainsi, dans le chapitre vni [Le sol et le sous-sol. Causes et processus de la di/frrenclation. L'humus^, il démontre que les sols de pays secs, malgré leur faible teneur en humus, sont fertiles, parce que cet humus est riche en azote. Le tableau suivant est un résumé de celui de l'auteur (p. 1 37).

PROPORTION d'humus ET d'azOTE POUR 10 000 PARTIES

Humus Azote Azote

Californie, sols de la région \ ^^fj sèche non irriguée (40) K.

Californie, sols de la région sèche peu irriguée {sub- irrigated) (15)

Californie, sols de la région ( ,, ^.„

humide (7) . î ^^^y- 240 529 13

Iles Hawaï: région humide (5). Moy. 526 369 17

L'auteur constate le fait que la décomposition de la matière végétale subaérienne (tiges, feuilles, etc.) fournit peu d'azote à l'humus, l'azote, dans ce cas, produisant de l'ammoniaque qui se volatilise, tandis que la décomposition souterraine (racines) en donne beaucoup. Or, dans les climats secs, comme il est prouvé par les recherches de MM'^ Kostitcheff, Grandeau et d'autres que cite M'" Hil- gard, ce sont les racines qui fournissent presque tout riiumus, et une grande partie de cet humus est très stable (c'est la matière noire de JVr Grandeau), tandis que la décomposition subaérienne, qui domine dans les forêts humides et les marais, donne des matières moins stables.

A propos des terrains riches en humus, plus ou moins analo-iies au tchernoziom de la Russie, il est regrettable que M'' Ililgard se borne à de trop brèves observations. 11 sait cependanl (pfils occupent une étendue considérable dans le Nord des États-Unis, surtout dans riowa, rillinois,le Kansas,le Nc^braska, le Minnesota, les deuxDakolas et la province cana(lienn(^ du Maiiiloba. Osl la région (pii expoih» la

1. Les ciiillVes entre parenthèses iu(li.|uent le noinhr.^ (r.iii.ily^c-^ faites sur (h's points dillcrents de la région.

388 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

plus grande quantité de blés durs de printemps ; c'est aussi Ja portion septentrionale de la région du maïs. Sans doute, M^ Hilgard n'a pas exploré cette région; mais n'a-t-on rien fait pour l'étude de ces sols ? L'auteur donne cependant (p. 137, tableau x) des moyennes de nom- breuses analyses du sol de deux de ces États, sans mentionner que ce sont des sols du même genre que le tchernoziom russe. Mais il y a plus : M' Hilgard a étudié lui-même des sols noirs, provenant de prairies à sous-sol calcaire des États d'Alabama et de Mississipi, et il ne les mentionne pas dans le chapitre consacré à l'humus. Quelle difîérence avec les pédologistes russes, qui ont consacré à ces sols la plus grande partie de leurs études !

Le chapitre ix traite des organismes qui ont de l'influence sur le sol et sur le sous-sol.

Le chapitre x présente un plus grand intérêt que tous les précé- dents : il traite du sol et du sous-sol dans leurs rapports avec la végé- tation.

Dans les régions humides, les pluies et la fonte des neiges entraî- nent l'argile en suspension dans l'eau et la déposent dans le sous-sol, qui est ainsi généralement plus argileux que le sol. Le sous-sol est aussi plus riche que le sol en sels nécessaires à la vie des plantes et que l'eau venant de la pluie et de la neige dissous. Mais ces éléments ne peuvent, dans les régions humides, être assimilés immédiatement, car ils n'ont pas été pénétrés par l'oxygène. Le sous-sol n'est pas mûr pour la végétation, et malheur à l'agriculteur qui le retourne sans plus de précaution et y fait des semailles ! On le sait très bien dans l'Europe centrale et occidentale et dans l'Est des États-Unis : il faut commencer par ameublir le sous-sol.

Il en est autrement dans les régions sèches. Les sols et les sous- sols de ces climats sont moins riches en argile colloïdale, plus pulvé- rulents^ plus aisément accessibles à l'air. Aussi les agriculteurs de ces contrées n ont-ils besoin d'aucune précaution pour faire usage du sous-sol. De plus, comme l'humus, dans ces régions, provient exclu- sivement de la décomposition des racines et que ces dernières pénè- trent beaucoup plus profondément que dans les pays humides, il n'y a aucun(3 ditïerence entre les qualités du sol et celles du sous-sol. L'auteur le montre très bien^ par la comparaison des sols de l'Est des États-Unis et de la Californie. Ces derniers sont complètement uni- formes jusqu'à un mètre et plus de profondeur. Aussi, dans la région sèche des plateaux et de la Californie, on ne craint pas de cultiver des légumes sur des terres fraîches extraites de fossés profonds. Dans la Sierra Nevada de Californie, le sol, désagrégé par les jets d'eau à haute pression des mines hydrauliques, se couvre rapidement et spontanément de pins {^Pinus ponderosa).

1. Voir, en particulier, une série de figures, p. 165.

I

L'ÉTUDE DES SOLS. 389

La pénétration profonde des racines des plantes dans la région sèche et leur pénétration très faible dans la région pluvieuse de l'Est sont remarquables. Une série de dessins (p. 168-176) nous montre dans la première une longue racine pivotante pénétrant profondé- ment, dans la seconde un enchevêtrement de radicelles superficielles. Il s'ensuit que, dans cette dernière région, les plantes sont facilement affectées par la sécheresse, les parties superficielles du sol perdant beaucoup d'eau dans ce cas, tandis que les plantes à racines profondes des pays secs supportent bien plus facilement de longues séche- resses. Aussi M^ Hilgard, visitant l'Europe centrale en 1893, fut-il très étonné de voir qu'une sécheresse de six semaines en avril et mai avait fait tomber les fruits des arbres; même, beaucoup d'entre eux ne s'étaient pas remis l'année suivante. Or les mêmes arbres frui- tiers, en Californie, donnent d'abondantes récoltes sans irrigation, malgré des sécheresses estivales de cinq à six mois.

Le reste du même chapitre est occupé par l'étude des concrétions qui se forment dans le sous-sol et qui sont si nuisibles aux cultures arborescentes. M^ Hilgard traite de préférence des concrétions cal- caires {hardpan), qui sont un des fléaux de l'horticulture en Californie.

Les chapitres suivants sont consacrés à l'eau dans le sol. Ils contien- nent beaucoup de faits connus, ce qui est inévitable dans un manuel, mais aussi des données nouvelles et intéressantes, la Californie étant un pays généralement sec, l'on a soigneusement étudié tout ce qui concerne cette matière et l'irrigation artificielle est très répandue. Les expériences des stations placées sous la direction de l'auteur ont surtout contribué au progrès.

Un des graphiques les plus intéressants (p. 204-!20o,fig. 38) montre combien varie la rapidité d'ascension de l'eau dans des sols de com- positions différentes. Voici quelques chiffres qui en sont extraits.

ANALYSE PHYSIQUE DES SOLS l'aSCENSION DE l'eaU A KTK ÉTUDIÉE

Piorres ^ i i

Sable, et {^raviers ^

, ^ Grains

Argile. de 0°"",2r) de ()"'■». 5 do 2 à

Stations. P. 100. à 0""',ri a 2 mm. 0 mm.

Morano (sahici 2.8 3,0 3,5 80,3

(Jila (ulluvions :).•! 5,;j 1."").4 72,0

Ventura iliniuii) Ij.O 15, '2 i.^.S i'i.i

Berkeley (argile tenace). . . '14,3 25,3 13,5 13. î

HAIMUITÉ KT HAUTEUR d'aSCE.NSIÛ.N DK l'eaU DA.NS CES SOLS

Temps pendant lecpicl

l'ascension a été

observée. », .^., ,, i> i i

_ - ,.— _ Morano. (tila. \ eiitura. IJerkeloy.

-lours. n<>uros. Mm. ;Mm. .Mm. Mm.

i 203 23:; 53 25

2 .) 38" 800 530 358

6 .) 425 895 520 508

(Limite de rascension)

890

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

Temps pendant lequel

l'ascension a été

observée.

Jours.

26

48 125

195

Heures

Morano. Mm.

Gila. Mm. 1047 1117 1201 (Limite)

Ventura. Mm. 805

Berkeley. Mm. 6G6

1 270 1 168

(Limite)

Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est la vitesse d'ascension dans le sol d'alluvions, en comparaison non seulement avec les sols plus compacts, mais aussi avec le sol sablonneux. Dans les sols compacts, l'ascension ne cesse qu'après 195 jours; dans le sol sablonneux, elle dure 6 jours seulement.

Plus loin, l'auteur mentionne les expériences de Loughridge à Ber- keley (Californie). Dans les sols compacts, la végétation souffre quand le sol possède une humidité qui permet, au contraire, une longue croissance dans les sols plus légers. C'est que l'eau hygroscopique est retenue avec une très grande ténacité par les premiers.

Condition

de la

Eau

culture.

hygroscopique.

libre.

P. 100.

P. 100

Mauvaise.

1,9

0,7

Bonne.

5,6

7,2

Desséctiée.

10,5

3,6

Excellente.

5,5

2,8

Mauvaise.

10,8

1,S

Bonne.

3,8

1,4

Étiolée.

8,6

0,0

PROPORTION D EAU RETENUE DANS LES DIFFERENTS SOLS

Plante. Sol. cultivée.

Sable j

Limon sableux. . . | Froment.

Argile '

Limon ( ,-,

... Pommiers.

Argile (

Limon rouge. . . . i t--

' rlo"uiers Limon iirgileiiî et Iciiace. / ^

Plus loin, un tableau montre qu'avec moins de 1 p. 100 d'eau libre dans i'^,'iO de sol, abricots, olives, vignes, pêches, se trouvaient en bonne condition. C'est sans doute que, en Californie, ces plantes ont des racines profondes.

Dans le chapitre xii, l'auteur s'occupe de l'érosion après de fortes pluies et donne (p. 218) deux photographies représentant les dévasta- tions causées par l'érosion dans l'État du Mississipi. De véritables torrents se forment dans des pays peu accidentés et, comme je l'ai montré avec preuves à l'appui^, les dégâts qu'ils causent sont consi- dérables. Les régions très sèches du Sud-Ouest des États-Unis souffrent aussi de ces dégâts, car de fortes averses y tombent de temps en temps. M' Hilgard trouve, d'ailleurs, que le pâturage des moutons

1. Le second Congrès du Sud-Ouest Navigable tenu à Toulouse en mai et juin ^903, C. r... (Toulouse, 1904), p. 470-478.

L'ÉTUDE DES SOLS. 39»

contribue à produire ces fâcheux effets en ameublissant le sol. Dans- certaines régions le ravinement est tel qu'il les a transformées en « mauvaises terres »\ impropres au pâturage comme à l'agriculture.

L'auteur considère ensuite tout ce qui a trait à l'infiltration des eaux dans le sol, surtout dans les cas d'irrigation artificielle. Les pertes d'eau, quand on a recours à des canaux à côtés et fonds perméables, sans aucune cimentation, sont très grandes ; bien souvent l'eau n'arrive pas elle est nécessaire, mais elle submerge des terrains fertiles et les rend improductifs par le manque d'aération et la formation de sels ferreux.

Le chapitre xiii traite de la régularisation et de la conservation de l'humidité du sol. M'' Hilgard prouve que, si le sol n'est pas très per- méable, le drainage est nécessaire, même dans les pays secs l'on a recours à l'irrigation artificielle. Puis il décrit les différents modes d'irrigation et les résultats que donne chacun d'eux. Des diagrammes (p. 239) montrent que, si l'on irrigue en traçant simplement des sillons, d'où l'eau doit se répandre dans tout le sol, la pénétration horizontale est très lente. La meilleure méthode consiste à employer des conduits en ciment, en argile ou en métal, qui amènent l'eau directement aux racines des arbres. Malheureusement, elle est coû- teuse. On peut irriguer avec de l'eau salée, si la salinité n'est pas excessive et si l'irrigation est abondante.

Pour l'évaporation, les observations faites à Berkeley en juillet et août 1904. ont montré la relation qui existe entre elle et la tempéra- ture de l'eau.

Evaporation

Température.

1110 venue

Degrés

par semaine,

ceutigrades.

Mm.

31°,8

99,6

20°, 7

78,2

20°,7

39,1

16%7

19,6

13°,1

10,7

Berkeley n'est pas loin de l'Océan, et les fortes brises du large s'y font sentir en été ; l'humidité moyenne en été est de près de 70 p. 100.

Dans les climats secs il s'agit surtout do modérer l'évaporation du sol. Le procédé le plus répandu en Californie est celui-là mémo auquel onl recours en Uussie les agriculteurs de la n'^gion de la I(Mto noire et des steppes du Sud : elle consiste à Iravaillor souvcmiI la partie supé- rieure du sol, de manière à la rendre i)ulvérulente, ce qui empêche l'eau de montera la surface. Ces façons répéléos présentent en outre l'avantage» dv détruire les herbes inutiles et d'arrêter l'i^aporation de l'eau par leurs feuilles. Elles sont usitées surtout dans les terres à

1. Ce nom a été applupié par les explorateurs français des xvir et wiw siècles h certaines régions du Nebraslca et du Dal^ota du Sud actuels.

392 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

arbres fruitiers, autour de chaque arbre. Des photographies (p. 260- 261) montrent les résultats obtenus avec et sans travail de cette espèce. La différence est saisissante.

Les deux chapitres suivants s'occupent des gaz et de l'air du sol, ainsi que de sa couleur. Dans le second, nous retrouvons cette opinion depuis longtemps émise par l'auteur que le carbonate de chaux est éminemment favorable à la fixation de l'humus dans le sol, à la forma- tion de véritables terres noires non acides, comme le tchernoziom de Russie, le black prairie soil des États-Unis, et de sols contenant la matière noire de M'' Grandeau.

Le chapitre xvi est consacré au climat. M'" Hilgard y considère les conditions climatiques qui affectent les plantes cultivées. 11 remarque en particulier qu'une des circonstances qui permettent l'utilisation des climats secs pour les pâturages, c'est ce qu'on appelle la formation de foin sur place. L'air dans certaines régions est si sec que Therbe qui a poussé après les pluies ou la fonte des neiges sèche sur place et donne une excellente nourriture pour les bestiaux.

Le chapitre xvii, traitant des rapports des sois et de la végétation avec la chaleur, clôt la seconde partie du livre. La troisième et dernière partie s'occupe des conditions chimiques des sols.

Le chapitre xvui est un examen physico-chimique des sols rela- tivement à la production.

L'auteur a habité des pays abondaient les sols vierges de bonne qualité, tandis que dans la plus grande partie de l'Europe ces sols ont été depuis fort longtemps occupés et amendés par l'homme. Aussi a-t-il pu étudier la relation de la végétation naturelle avec la fertilité des sols et comparer les données ainsi obtenues avec celles que fournit l'analyse des sols en laboratoire. Son expérience d'un demi-siècle le conduit à rejeter les généralisations hâtives et à se prononcer pour l'emploi simultané des deux méthodes mentionnées et d'une troisième : celle des cultures d'essai.

Je ne le suivrai pas dans la description des méthodes d'extraction des sels par l'eau ou par des acides plus ou moins concentrés. Sa conclusion est que les sols vierges, quand ils donnent des quantités considérables de substances nécessaires à la vie des plantes dans l'extrait que l'on en obtient par des acides concentrés (azotique, chlo- rhydrique), sont toujours très productifs, si leur constitution physique n'est pas trop défavorable. Il n'y a pas d'exception à cette règle. Je donne ci-après un extrait d'un tableau de M"" Hilgard (p. 344). Le pre- mier des sols indiqués a donné après défrichement 1 000 livres de coton par acre (près de 1 000 kg. à l'hectare) et en donne encore 400 à 500 après 30 ans de culture, sans jachère ni fumure. Le second a dans le pays une réputation si bien établie de fertilité extraordinaire que les « farmers » qui le cultivent ont été mis hors concours pour les prix

L'ÉTUDE DES SOLS,

393

donnés à la production. Les deux sols sont argileux, mais facilement cultivables, grâce à leur richesse en chaux. La grande quantité de silice soluble que l'on trouve dans les deux est aussi une des raisons de leur grande et permanente fertilité.

PROPORTIONS POUR 10 000 PARTIES.

6

RÉGIONS.

ij o

<

a P o

y.

y,

s

y.

£ 2

M

M S

.^

O

^

'^ ^

y.

~,

<

o

Yazoo (Mississipi). . . .

5 106

2 070

110

33

135

167

1054

30

Arroyo Grande (Californie) .

5 343

1900

67

18

'211

226

740

71

M'" Hilgard fait une remarque importante. Dans les sols légers, les racines pénètrent plus bas que dans les sols tenaces, une moindre proportion des sels les plus nécessaires à la végétation donne de bonnes récoltes. On a fait à la station expérimentale de Californie des expériences de dilution du sol, non par l'eau, mais par le sable, et des photographies de plantes entières et de racines (p. 3i8-3o0) mon- trent les résultats obtenus. Il s'agit de sols argileux. L'addition de sable augmente la profondeur des racines et la vigueur des plantes. M'" Hilgard prouve encore sa thèse d'une autre manière, en donnant l'analyse de quelques sols des États du Sud pauvres en potasse, en chaux et en acide phosphorique. Deux d'entre eux, dans le Missis- sipi, sont assez fertiles et d'une fertilité durable : c'est qu'ils sont légers et que la composition reste la môme jusqu'à une grande pro- fondeur. Deux autres, situés dans le même État, sont très pauvres : c'est qu'ils contiennent, à 0"^,60 de profondeur, du sable presque pur et, de plus, qu'ils ne renferment que 3 et '2 p. 10 000 d'acide phos- phorique, tandis que les premiers en ont 8 et 10 p. 10 000.

Puis l'auteur passe successivement en revue les principaux élé- ments dont la présence dans un sol est nécessaire pour qu'il donne de bonnes récoltes. Étude essentielle, car, dans les sols vierges, il arrive fréquemment qu'après un à trois ans do lK)nnes récoltes la production baisse tout à coup. Alors il faut faire des expériences avec des ferlilisateurs différents, pour trouver ce qui mancpu^ au sol. Les princi})es essentiels énoncés par M'" Hilgard sont an nombn^ de quatre.

1" M"" Hilgard insiste surtout sur le carbonate de cliaux : se> tra- vaux lui ont montré que la i)résence en abondance i\v ce sel iMMiiuq d'espérer d(^ bonnes récoltes, même avec de fail)les (juanlilcs de

39^ GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

potasse, d'acide phosphorique et d'azote. Il empêche l'acidité et favo- rise la nitrilication.

2^ Pour la potasse, l'auteur a trouvé que la quantité nécessaire est un peu au-dessus de 25 et au-dessous de 45 p. 10000. Dans les régions tropicales, les expériences de MM'" Wohltmann, Mùntz et Rousseaux ont montré que des sols fertiles contiennent beaucoup moins de potasse. M'^ Ililgard pense que la décomposition rapide des matières organiques grâce à la chaleur et à l'humidité expliquerait ce résultat.

Pour l'acide phosphorique, l'auteur avait, dès 1860, exprimé l'opinion qu'une proportion de 5 p. 10 000 était nécessaire, et, depuis, de nombreuses études faites en Russie, en Allemagne, en France et en Angleterre ont confirmé ce résultat.

Pour l'azote, il pense, avec nombre de pédologistes européens, que 10 p. 10 000 est la quantité requise.

En comparant la composition des quatre sols dont l'analyse suit et leurs productions, on voit que les sols a et b, pauvres en acide phosphorique et riches en chaux, sont très productifs, tandis que le sol c, contenant peu d'acide phosphorique, mais aussi peu de chaux, produisit deux récoltes d'orge et rien de plus. La présence ou l'ab- sence des plantes calcophiles sur le sol vierge est le meilleur indice pour la chaux. Le sol d est très pauvre, à en juger par la végétation : les arbres calcophiles manquent.

Silice Acide

Etat. soluble. Potasse. Chaux, phosphorique. Alumine.

a Louisiane 2110 33 140 5 1136

b Californie 380 23 102 4 628

c 410 50 10 4 848

d Mississipi » 53 42 6 1 006

M'' Hilgard pense que, dans des sols aussi argileux, la proportion de chaux doit être plus forte que dans des sols légers pour assurer de bonnes récoltes.

Les chapitres xx et xxi sont les plus importants du livre : ils contiennent une description complète des sols de la région humide et des sols de la région sèche. L'auteur donne dans un tableau (p. 377) les moyennes d'analyses de sols des différentes régions des États- Unis. Le nombre en est très grand; les résultats ont donc une im- portance considérable. Je les donne plus loin (p. 396) en abrégé. La région dite « humide » a généralement plus de 1 000 mm. de préci- pitation par an, la région « sèche » moins de 600 mm., et cette der- nière, surtout en Californie, a la plus grande partie de ses pluies pendant les mois froids de l'année. Dans la « région de transition », qui comprend les États de la zone des Prairies, Minnesota et Dakota du Nord, les pluies diminuent, de l'Est à l'Ouest, de 700 à 400 mm., et tombent en majeure partie dans les mois chauds de l'année.

L'ÉTUDE DES SOLS. 395

Pour que l'influence prépondérante du climat ne fût pas masquée par celle de la chaux, si énergique également, l'auteur a exclu de son tableau les analyses des sols de formations purement calcaires, comme la région du Blue grass dans le Kentucky, les prairies à sol calcaire du Sud-Ouest, etc.

Les sols de la région sèche sont généralement beaucoup plus riches en chaux que ceux de la région humide (onze fois, en moyenne). Cette richesse en chaux est très favorable à la fertilité des sols de la région sèche :

Elle maintient la division des particules de l'argile et aide à la pénétration de l'air et de l'eau dans le sol;

5" Elle aide à la neutralisation des acides humiques; 3"^ Elle favorise, la vie bactérienne, surtout celle des bactéries ni- trifiantes ;

A"" Avec excès de chaux, la quantité de potasse et d'acide phospho- rique nécessaire à de bonnes récoltes est moindre;

La conversion des matières végétales en matière noire stable se fait promptement ainsi que la concentration de l'azote dans l'humus; 6^^ La chaux neutralise l'action pernicieuse de la magnésie; Elle neutralise aussi l'action des carbonates, sulfates et chlorures alcalins ;

S"" Il est de notoriété générale que les raisins et les fruits des sols moyennement calcaires sont plus doux que ceux des sols pauvres en chaux ;

9*^ Toutefois un excès de chaux de 800 à 1 000 p. 10 000 est nui- sible à la végétation, entravant la formation de la chlorophylle et de l'amidon.

Les sols de la région sèche contiennent aussi plus de magnésie que ceux de la région humide; mais la différence est moins grande que pour la chaux.

Les silicates hydratés sont plus abondants dans les sols de la région sèche.

Le tableau (p. 39(>) montre que la potasse et la soude sont plus abondantes dans les sols de la région sèche ([ue dans ceux de la région humide : le rapport est de 3 à 1 environ. Aussi les sels de potasse sont-ils généralement les premiers engrais minéraux cm- ployés dans l'Esl des Etats-Unis, tandis que dans la région sècli»' on commence par les i)hosi)hates et les engrais azotés.

Le commencemeni du chapitre^ xxi s'occupe spécialement des sols de la zone troi)icale aux États-Unis et dans le reste du monde. Ici nous n'avons plus les résultats d'études directes dt» l'auteur l'exception de ([uelques analyses des sols d'IIawaï). La partie la plus intéressanh» du ('liai)itr(* a trait au\ sols d«^ l'iudi». On sait (pic ce pays esl cidièremeul (ropical par la lemix'ralurc. mais que les

396

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

05 S.

- te

p

H

O'

Q

s

o

O

113

<;

yj

1-3 P

H

P

a

eu

kH

?^

H

o

r^

C/J

H

tf

<

H

1

'W

r;-

»»'

H

W

i-

rr

K

y.

«

o

HH

O

-a

Ci

5 o

2 :S

fO -o o ^-^

CO CVI CO <0

o^ ^ (n L:t)

00 «^ ce

M

fO ^H ce O <0 H

-:H (O ce Ol

05 CM

CO <0 1 CO Oi ~^ t— "tH CM fO OM ^H ^

05 CO

CO OO 1^

CO OO OO

CO

Vf

CM CO CO

00 CM l^

lO Cj; CTi CO CO

CO CO CM ^T* ;-o

s CM

CO CO ce CO Ci C5 CO

CM -th G^l C^i .^ CM (M

CO CO

o

2 ***

C50 C2 o

c;

..*

CO

-* CO

CO OO OO

ce

iO

»*t

r- CM

L.O CM '-■T'

•^

CO =-•=

OO f^

o

- '^ ci r

t^ 'O _: •— o <i^ -C

O C3 < S J i;^ O

o

ce;

CO CTi CO

X

o

ÎT)

rt

:/)

:(;

CD

P,

^^

'Cj

^-;_;i

rt

>-

.^-

c

K

c;

î3

i-

05

O

O)

o

1=1

o 'fco d

•CD O

a ci

05

-^ o

M

«o

ce;

-U^

-rr en

^-^ <=> <o I- i-O :-0 o>

^-f ^-^ i-o o ce 'Cc ^-"

c; ;=! .2 c:3

?^ O <d Ui

o

^ "5c

en, ci O)

'W

oi <o OO

o (T<I CO

oj

t/3

o->

"O

<u

VI

^^

<ii

r5

y) O

</!

E

Ui

Cl

00 CO

a ci

>

O

m

O

o

f^

ci^

o

^ c o

ci o

rt a,

îi o bc

—< oc.::.

oTO

G O O t3 ■r- ci

rt U

^ ^

~

o

(—>

O

<D

^^

o

>

ri

7)

to

a

o

"^

«

■^

?=

*^

!/J

r-;

r/!

73

o

n

k<

T-f

0)

^

>-.

ri

-0)

-O

-0)

[>

o

a o

r/1

o ri

C

ri

w

ri

O

o ri

k

o

O

ri o

t>

r-J

cri

o

u

11

o

C

S

't:3

S

ri

m

h

ifi

s

■n

C

o o

o o

ce

a ri

o

o

r/)

■fcc

o

C3

O

o

O

73

V)

ri

ri

7J

>>

"^

^

•o

-4)

ri

—'

1^

t..

'^ ^

o

-O

U

z_

o

'O

n3

'TU!

■a

ri

ci

-^

V)

C

^

73

o

'-'

n

lO

o

■^

o

w

O

o

ci

O

r2

O

-ri

o

•o

o

ri

ri a ri

c

O

o

c

o

43

Pi

73

o 1^

73 >>

"ri

o

!-i

O

O

a

>-,

C

O

+J

c

o

■*->

ri

o g

o

o

p

o

o

a o

rt

6

73

o =

Oh o

3 73

ri eu

.-H C l^' «="=■*

L'ÉTUDE DES SOLS. 397

pluies sont peu abondantes et l'air sec pendant la majeure partie de l'année sur plus des deux tiers de son étendue. Dans la partie Ouest du Décan, ainsi qu'au Nord de la péninsule, dans l'Inde cen- trale, on trouve une terre noire très fertile {regar, regur, black colton soil). D'après Leather, la culture sans engrais dure depuis près de deux mille ans sur ces sols. M'' Hilgard pense qu'ils se rapprochent beaucoup des prairie soils de la « région du coton » des Élats-Unis, Alabama, Mississipi. Ces sols noirs de l'Inde contiennent peu d'azote, et M'" Hilgard croit que les Légumineuses qu'ils possèdent en grande abondance s'emparent de l'azote de l'air grâce aux bactéries vivant sur leurs radicelles. Je puis ajouter, d'après le livre de notre émi- nent agronome, M^' I. Klingen^ que la culture des Légumineuses est très répandue dans l'Inde et que les paysans y savent que ces plantes améliorent leur sol.

A la fin du chapitre, M'" Hilgard touche à un problème très impor- tant : l'influence de la sécheresse sur la civiUsation. Les civilisations anciennes de l'Asie, du Nord de l'Afrique et des deux Amériques se développèrent dans des pays secs, oii l'irrigation artificielle était nécessaire à la culture du sol, tandis que les forêts tropicales n'étaient habitées que par des sauvages. On a généralement admis que la nature y était trop luxuriante et que l'homme n'en pouvait tirer profit. M^' Hilgard ne nie pas ce fait, mais il a remarqué qu'il faut aussi prendre en considération la grande et permanente ferti- lité du sol des pays secs, ainsi que l'organisation sociale nécessaire à la construction et à l'entretien des grands ouvrages d'irrigation. La fertilité des sols des pays secs, leur grande profondeur, la régularité des rendements dans les récoltes obtenues par irrigation étaient favorables à une grande densité de la population agricole dans les oasis irriguées. Même aujourd'hui, aux Élats-Unis, dans les régions à irrigation artificielle de la Californie et des plateaux, r « unité n des fermes, c'est-à-dire l'étendue de sol considérée comme suffisante pour l'entretien d'une famille, est de 10 acres (i ha.); elle est de 80 à 160 acres dans les parties humides et pluvieuses.

Les deux chapitres suivants sont consacrés aux « salants » [alfaili lands) et à leur amélioration. C'est une question de grande impor- tance pour la partie sèche des États-Unis, ils occupent des espaces considérables dans des situations favorables à l'irrigation (fonds des vallées). Or on sait qu'une irrigation peu rationnelle favorise la for- mation de salants par l'effet de la dessiccation de la surface et de la montée des sels par osmose. On en a lait rexpérience en Cali- fornie, comme aussi en Egypte et aux Indes. M' Hilgard s'est beau- coup occupé de ces questions; mais je ne m'arn'lt^rai [)as à ces

1. I. \. Ki.iNGKX, Srculi pafriarkhoï zenilcdcliui. II. Indiia (S.-PotorbtMiriT. llHlO .

39S GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

chapitres, car on a beaucoup et bien écrit eu France sur les salants et la manière de les améliorer.

Les chapitres xxiv, xxv et xxvi traitent de la végétation spontanée et de ses rapports avec la fertililé du sol. Le premier de ces cha- pitres est le plus intéressant : il s'occupe de l'État de Mississipi, que Tauteur habita pendant plusieurs années. A l'état naturel, les forêts y prédominent l'exception d'une petite bande de terres à formation calcaire et à sol noir), et l'auteur montre l'usage que l'on peut faire de la nature et de la qualité des arbres pour juger de la fertilité du sol. Par exemple, parmi les photographies et diagrammes qui illustrent ce chapitre, il y en a deux (p. 500-501) qui montrent les formes différentes de deux chênes [Quercus minor et Quercus mary- landica) et d'un cyprès suivant la nature du sol. En général, les sols fertiles portent des chênes et autres arbres à feuilles, surtout des noyers, des tilleuls et des tulipiers {Tuliptrees); les sols sablonneux ou les marais, des Conifères. L'auteur trouve de nombreux argu- ments en faveur de sa thèse favorite : la grande fertilité du sol dans les régions calcaires. Les plantations de coton lui en fournissent d'autres : les plants des sols calcaires ne sont pas hauts, mais don- nent beaucoup de fibres, et leur fertilité dure longtemps. Enfin, en général, la chaux favorise la richesse en fruits : ainsi les chênes sur un sol calcaire sont beaucoup plus riches en glands que ceux qui croissent sur un sol pauvre en chaux.

Le chapitre xxv donne des informations beaucoup plus succinctes sur le reste de la région humide du bassin du Mississipi, quelques observations sur les forêts de la région sèche voisine du Pacifique et quelques notes sur les plantes herbacées et leur relation avec la composition du sol. Le chapitre xxvi et dernier est consacré à la végétation des salants ^

En somme, le livre de M'^ Hilgard est ce qu'on a écrit de plus complet sur les sols, et certaines parties présentent le plus haut in- térêt pour les Européens : ce sont celles l'auteur donne les résul- tats de sa propre expérience ou des études de ses collaborateurs dans les stations expérimentales de la Californie et d'autres savants américains. Il résume un matériel énorme, disséminé dans un grand nombre de livres, de rapports d'explorations {Surveys), etc., et contient une quantité de vues originales sur le sujet. Ces parties de l'ouvrage mériteraient d'être traduites en français.

A. WOEIKOF.

1. 11 est suivi : d'un appendice contenant des instructions sommaires pour prendre des échantillons de sols et en faire une analyse grossière ou détaillée ; 2" de deux index alphabétiques, l'un par matières, l'autre par noms d'auteurs.

I

399

II. GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INÏERUNIVERSITAIRE AUTOUR DE PARIS ET DANS LE MORVAN

Second article^ (Photographies, Pl. XI)

IV

De Montereau au Morvan, la route que nous avons suivie n'est pas la plus courte ; mais elle a l'avantage de traverser des régions très différentes d'aspect 2.

Le chemin de fer nous a conduits de Montereau à Cosne, par Moret, Montargis, Gien et Briare^ De Moret à Montargis la ligne suit la vallée du Loing, qui marque à peu près la limite du plateau couronné par le Calcaire de Beauce. Comme on l'a vu, le relèvement des couches a mis à nu, à l'Est de cette ligne, le soubassement argileux des for- mations tertiaires et môme, plus au Sud, les formations secondaires, qui font leur apparition avec la Craie. Mais la surface crayeuse y est masquée par des argiles à silex provenant de sa décomposition sur place ou apportées de plus loin. Parfois ces silex forment des conglo- mérats très durs: ce sont les poudingues de Nemours, dont on aper- çoit, au delà de cette station, les blocs ruiniformes. Mais, en général, les couches de la surface n'apparaissent pas du fond de la vallée*, entaillée dans la Craie, humide comme toutes les vallées crayeuses, et la rivière s'attarde, encombrée de roseaux, entre des prairies plantées de peupliers.

1. \o\v Annales (le Géographie, \\\. l.'i juillet 1907. p. 2i)G-30S.

1. ConsuUcr les cartes topof!:raphi(iues et jxéolo^nijues à 1 : 80 000. feuilles n°" 80 {Fonlainehleau),S\ [Sens], î);! {(hlâins), 109 [(lien), 110 {Claniect/), 111 Aral- Ion), 112 [Dijon], 124 {Ch(Uran-Chinon), i:^6 [Aulun), et la Carte géologique de France à 1 : 1000000 (2* édition, 190o).

3. Ce trajet est décrit dans A. de Lapparent, La géologie en chemin <lv fer. Des- cription géologique du hassin parisien et des régions adjacentes \^w\'\^, 18S8. in-!2 . p. 513-;Jn.

4. A signaler, aux abords de Souppes, un bel aftleurement de Calcaire de Chà- teau-Landon, prolonfjjement vers le Sud de l'étajjfe du Calcaire de Hrie.

400 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

A Montargis l'altilude est encore très faible (89 m.). La ligne quitte la vallée du Loing et monte sur le plateau pour atteindre Gien et la Loire. Cette traversée est intéressante. C'est d'abord, sur l'étage inférieur du Calcaire de Beauce, une plaine agricole assez monotone ; puis le terrain s'accidente un peu, les arbres deviennent plus nombreux Au delà de Nogent-sur-Vernisson, des hauteurs boi- sées apparaissent : c'est l'extrême limite de la forêt d'Orléans, établie sur les Sables de la Sologne, qui sont de môme origine que les Sables granitiques de Lozère. On continue à monter (167 m. après la station des Choux-Boismorand) et l'on atteint les argiles à silex. Tout ce pays est solitaire ; de pauvres cultures s'espacent sur un sol trop maigre, des flaques d'eau se montrent entre des bois de pins. Il en est à peu près ainsi jusqu'aux abords de la gare de Gien (162 m.), d'où l'on n'aperçoit, d'ailleurs, ni la ville ni la Loire. C'est seulement à moitié chemin de Briare qu'une échappée rapide s'ouvre sur la vallée ku^gement étalée entre des berges de hauteur médiocre. Autre échappée sur Briare et le vaste bassin qu'y forme l'ancien canal. La voie descend peu à peu dans la vallée * ; la Craie disparaît dans les tranchées, des sables et des argiles la remplacent, et l'on arrive à Cosne.

La petite ville est bâtie sur le bord du fleuve, au confluent de la rivière du Nohain. La vallée de la Loire, en cet endroit, a plus de 2 km. de large. Le fleuve s'y divise en deux bras, que sépare une île basse, allongée, simple banc de sable consolidé par la végétation. Deux ponts suspendus la rattachent aux deux rives. Sur celle de gauche, une digue protège les terrains bas de la vallée, les champs et les prairies qui s'étendent jusqu'au pied des hauteurs formant la berge. A droite, un mur défend également la ville contre les débor- dements du fleuve. L'eau s'est élevée, en efl'et, à plusieurs reprises au-dessus du tablier du pont. Dans la saison nous sommes, la Loire coule à pleins bords ; à la fln de l'été, nous aurions chance de n'y plus trouver que des bancs de sables. Ces énormes écarts carac- térisent le régime torrentiel du fleuve.

Des quais la vue s'étend très belle sur la vallée et les collines de la rive gauche. Ces dernières s'élèvent ici beaucoup plus haut qu'en aval et forment en arrière comme un petit massif montagneux : c'est qu'une grande faille, dirigée à peu près N-S, relève brusquement les calcaires jurassiques au contact des argiles à silex. En amont, à l'horizon, se détache, sur un piton isolé, la silhouette du vieil oppi- dum de Sancerre. Peut-être une autre faille occupe-t-elle l'axe de la vallée; on constate, en effet, au voisinage de Cosne, sur la rive

i. Oa voit affleurer, après Briare, au-dessus de la Craie et de l'argile tertiaire, des bancs de Calcaire dit de Briare, équivalent le plus lointain vers le Sud du Calcaire de Brie.

.S« EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE. 401

droite, une plongée des couches vers le thalweg ; ainsi s'expliquerait la direction prise par le fleuve.

Des pentes très douces, correspondant à cette inclinaison des couches, permettent d'atteindre rapidement, à TE de Cosne, la grande zone des calcaires jurassiques du Bassin de Paris. Mais, avant d'y pénétrer, nous avons visité la zone de contact de ces calcaires avec rinfracrétacé et le Crétacé et fait une pointe dans la Puisaye, par Saint-Amand et Saint-Sauveur.

La succession des couches est la suivante : le Jurassique supé- rieur est représenté par les marnes kimeridgiennes reposant sur les calcaires du Jurassique moyen et supportant l'assise résistante du calcaire portlandien. Au-dessus vient l'Infracrétacé, comprenant à la base des sables et des argiles, puis surtout, dans la région que nous allons traverser, une couche puissante d'argiles, les argiles dites de Myennes (15 m.), et les sables rouges de la Puisaye, qui atteignent jusqu'à 80 m. d'épaisseur. Ils sont directement surmontés par l'étage inférieur du Crétacé, la Craie glauconieuse. Ces différentes zones se poursuivent en auréole dans toute la partie orientale du bassin de Paris, depuis l'Ardenne jusqu'à la Loire et au delà. Mais, tandis qu'à la hauteur de la Marne, de l'Aube et de la Seine, la bande infracrétacée est assez large et correspond à la région que Belgrand a appelée la Champagne humide, elle se rétrécit de plus en plus entre l'Yonne et la Loire et se trouve en outre partiellement masquée par un revête- ment superficiel d'argile à silex. Au voisinage immédiat de la Loire, entre Cosne et Saint-Amand, l'argile à silex déborde même sur les formations jurassiques : elle recouvre presque complètement le cal- caire portlandien et atteint les marnes kimeridgiennes. Évidemment toute cette argile est le résultat du lessivage des couches de craie qui s'étendaient plus à l'Est et que l'érosion a fait disparaître. Comme dans toute la partie orientale du bassin de Paris, la pente générale des couches est vers le centre de la cuvette, ici, par conséquent, vers le Nord-Ouest. C'est donc au contact des marnes kimeridgiennes et des calcaires portlandiens que doit se marquer le relief. Lors([u'il se présente perpendiculairement à la plongée des couches, l'aftleure- ment portlandien forme en effet un rel)ord assez net de plateau, une ligne de hauteurs boisées dominant par endroits de plus de 100 m. la plaine située à l'Est (321 m. au-dessus d'Alligny, 355 m. à Houhy).

On peut dire que cette ligne de hauteurs marque la limite vcms l'Est du pays de Puisaye. Ce nom très vivant s'applique à la région comprise des deux côtés du Loing, entre la Loire oi r()uann(\ et s'étendant à l'Ouest jusqu'à une ligne tirée de Sainl-M;ulin-sur- Ouanne vers Rogny et Briare. Ainsi délimitée, la Puisaye a une véri- table unité; non pas unité géologique, puis(iu'(^ll(^ comprend à la fois les plateaux de Craie couverts d'argile à silex et la région inlVa-

ANN. DE GÉOC. XVl"' ANNKK. 2l>

402 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

crétacée qui leur l'ait suite vers l'Est, mais unité d'aspect et véritable- ment unité de pays. La seule diflerence est que la partie crétacée est à peu près plane, tandis que l'infracrétacée, qui a donné plus de prise à l'érosion, est plus accidentée, plus découpée par les vallées. Mais l'humidité est partout : la forêt couvre d'immenses étendues, les champs eux-mêmes sont entourés de larges haies. Comme consé- (luence de l'imperméabilité du sol, l'habitation se disperse; un simple coup d'oeil sur la carte montre combien cet éparpillement est poussé à l'extrême. Toute cette région laisse une impression de solitude et ne s'anime un peu que dans les vallées, au voisinage des bourgs.

Un petit chemin de fer économique mène, sans excès de vitesse, de Cosne à Saint-Amand et permet d'examiner suffisamment le pays traversé. S'élevant lentement sur les marnes kimeridgiennes, la ligne gravit vers AUigny la côte portlandienne et se dirige ensuite au Nord sur Saint-Vérain, pour suivre la vallée d'un petit affluent de la Vrille. Toute la partie haute de cette vallée, entaillée dans le calcaire port- landien, est étroite; mais, dès qu'on pénètre dans l'Infracrétacé, elle s'élargit, devient humide, et l'on atteint au milieu des prairies la Vrille et le bourg de Saint-Amand. Saint-Amand n'est pas seulement le chef-lieu de cette partie de la Puisaye, c'est aussi un centre impor- tant de poteries. Les argiles de Myennes fournissent dans toute la région, une matière première largement exploitée.

La route de Saint-Amand à Saint-Sauveur suit d'abord, au milieu de beaux pâturages, la vallée de la Vrille établie sur les argiles. Elle coupe ensuite l'extrémité du plateau pour se diriger vers Saint-Sau- veur. Les argiles disparaissent; des carrières s'ouvrent dans les sables rouges ou orangés de la Puisaye. Ces sables sont, en effet, très sou- vent consolidés à leur partie inférieure en gros rognons de grès ferrugineux, que l'on exploite pour les constructions dans ce pays la pierre manque. Toutes les maisons jusqu'à Saint-Fargeau, dans la vallée du Loing, ont au moins leur soubassement fait de ce grés noirâtre. Les plus anciennes s'achèvent en bois, et c'est en bois que sont généralement les constructions de moindre importance, dépen- dances et écuries.

La montée offre de très beaux aperçus sur l'escarpement portlan- dien, jusqu'au moment l'on parvient, à 300 m. d'altitude, sur le plateau d'argile à silex. C'est l'extrême pointe des grands bois de la Puisaye. Elle a été en partie défrichée, et la route y traverse de bien pauvres cultures. Quelques maisons, à proximité, portent un nom caractéristique, fréquent dans toute la Puisaye : les Gâtines. La des- cente sur la vallée du Loing est plus accidentée : un petit ruisseau, le Bourdon, qui va rejoindre le Loing à Saint-Fargeau, a facilement creusé dans les sables sa vallée assez profonde, et des retenues ont permis d'y créer des étangs. On retrouve au voisinage du Loing les

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVEKSITAIRE. ^03

Argiles de Myennes et avec elles les tuileries et les poteries, et l'on atteint le fond de la vallée établi sur les couches inférieures de rinfracrétacé. Bien qu'elle soit ici tout près de sa naissance, elle s'ouvre largement vers l'Est : le cours d'eau a facilement déblayé les terrains meubles et poussé sa tête jusque sur le plateau calcaire. Elle se rétrécit au contraire à l'Ouest, dès qu'elle pénètre dans les couches plus résistantes de la Craie. Le bourg de Saint-Amand s'est bâti à flanc de coteau, au pied d'un château qui gardait ce passage; ce n'est plus aujourd'hui qu'un marché agricole, dont les grandes foires aux chevaux sont surtout fréquentées. C'est le premier groupe important d'habitations qu'on rencontre depuis Saint-Sauveur.

V

De ce pays très arrosé, très vert, on passe rapidement sur les pla- teaux secs qui vont jusqu'à l'Yonne. Les horizons s'étendent, les cul- tures succèdent aux prairies, les habitations se groupent en villages : l'aspect a complètement changé quand on atteint la station de Fon- tenoy, point de rencontre de la ligne de Gien à Auxerre et de celle qui va vers Clamecy. La traversée de ces plateaux calcaires serait des plus monotones, s'ils n'étaient sillonnés de vallées sèches gardant encore très nettes les traces du travail des eaux. Elles sont une des caractéris- tiques de tous les plateaux calcaires de l'Est du Bassin parisien. Elles s'expliquent par les nombreuses fissures que présentent certains de ces bancs calcaires. Que la vallée, en s'approfondissant, rencontre des couches plus fissurées, les eaux disparaissent pour former une nappe souterraine qui s'épanchera tôt ou tard en une source abondante. Le chemin de fer de Clamecy suit précisément une de ces vallées sèches, en évitant simplement les méandres trop accusés. 11 débouche à Druyes, oîi les eaux viennent sourdre dans une véritable combe, que dominent des ruines imposantes. Par cette vallée, en- taillée d'une cinquantaine de mètres dans le plateau, les eaux vont gagner l'Yonne à Surgy : elle s'élargit, en amont d'Andryes, au contact des calcaires marneux et forme même une prairie marécageuse; elle s'étrangle de nouveau à la traversée des Calcaires à polypiers, conser- vés en contre-bas de leur niveau normal par une faille.

C'est en grande partie dans ces calcaires qu'est découpée la vallée de rVonne eu aval de Clamecy. La traversée })ar l'Yonne des plateaux jurassiques depuis Tannay, la rivière abandonne le Lias, jus- qu'après Auxerre, elle entre dans rinfracrétacé, est des plus inh'- ressantes. L'Yonne y n^ste tt)ujours profondément encaissée, mais l'aspecl de la vallée diffère suivant la nature des calcaires (lu'elle en- taille. La vue en (^st parliculièremenl inslructivi^ aux (mh irons de

/M GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Clamecy, dans la traversée du Calcaire oolithique et du Calcaire à polypiers.

Ces Calcaires à polypiers forment par endroits de véritables masses récifales, toute stratification disparaît et que l'érosion a très irré- gulièrement sculptées. On a un exemple de ces rochers aux formes insolites immédiatement en amont de Surgy : la vallée y est déviée par la masse coralligène du promontoire de Basseville, qu'elle a partiellement contourner avant de l'entamer dans un étroit défilé. On retrouverait des types analogues, plus bas, à Mailly-le-Château et sur la Cure, afiluent de l'Yonne, près des grottes d'Arcy.

La vallée, profondément encaissée, suit une direction à peu près Nord-Sud jusqu'à Clamecy. A droite et à gauche, la partie supérieure des plateaux est couronnée par les Calcaires coralligènes. Ils atteignent 285 m. au-dessus de Sembei l, 27-4 m. en face, sur la côte de Beaumont : la rivière coulant à 145 m. environ, c'est une dénivellation de plus de 100 m. Le fond de la vallée est découpé dans les couches dures de l'Oolithe; les pentes en sont très raides, presque abruptes du côté de l'Est, que longe plus directement le thalweg.

Clamecy n'aurait guère pu trouver place dans ce couloir, si la vallée du Beuvron, qui vient y rejoindre l'Yonne, n'y avait ménagé un peu plus d'espace. Un château, construit sur le promontoire qui sépare les deux rivières, fut l'origine de la cité ; ses rues étroites en escaladent les dernières pentes. Clamecy est encore aujourd'hui le principal port d'arrivée des bois flottés du Morvan ; c'est que se formaient les trains de bois qui descendaient ensuite par l'Yonne vers Paris. Ce genre de transport a disparu devant la concurrence des chemins de fer et du canal; le flottage n'a subsisté qu'en amont, bien qu'il n'ait plus la même importance qu'autrefois \

Immédiatement au-dessus de Clamecy, la vallée décrit brusquement une courbe ; la rive concave est très escarpée, la rive convexe s'abaisse en pente douce. C'est, on le sait, la loi pour tous les méandres encais- sés: la rivière ronge toujours plus fortement sa rive du côté le courant est le plus rapide ; elle tend ainsi, en s'enfonçant, à exagérer de plus en plus sa courbure. Un nouveau méandre succède à celui-ci, ayant son sommet près du village d'Armes, puis la rivière serpente au milieu des prairies dans une vallée plus large. Mais elle n'a pas tou- jours suivi cette direction, et l'on trouve, en face du village de Ghe- vroches, un des exemples les plus nets de méandre abandonné qui se puisse observer. L'ancienne vallée est encore marquée dans la topo- graphie avec une remarquable fraîcheur de dessin. Les pentes boisées de la rive concave descendent rapidement jusqu'au thalweg, occupé

1. Sur le flottage à bûches perdues dans le Morvan, voir Ardouin-Dlmazet, Voyage en France, I (Paris, 189.3, in-12), p. 1-15.

3'^ EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUiMYERSITAIRE. 405

aujourd'hui par des cultures. Les éboulis ont seulement adouci le rac- cordement des pentes avec le plafond de la vallée ; ils recouvrent des alluvions semblables à celles du cours d'eau actuel *. Le centre du méandre est occupé par un promontoire qui s'abaisse en pente régu- lière vers la rive concave. Mais, très brusquement, ce promontoire est coupé par la vallée actuelle, et le petit village de Chevroches est en partie adossé à l'abrupt (fig. 1).

Il est facile de se représenter comment la coupure s'est produite. Ici encore le travail de l'érosion s'est fait conformément à une loi

Fig. 1. Le méandre aljandonné de l'Yonne à Clievroches, près de Clamccy. 1. Cours 1 plus ancien de la rivière; 2. Cours intermédiaire; 3. Cours actuel.

générale ^ Deux autres méandres aux formes plus émoussées succè- dent en amont à celui de Chevroches. Or, en même temps qu'il exa- gère en s'enfonçant ses sinuosités, un cours d'eau doit nécessaire- ment, et toujours par le fait d'une plus grande rapidité du courant, attaquer plus fortement le côté du promontoire qui regarde vers l'amont. Il doit l'entailler de plus en plus, déterminant ainsi un dépla- cement du méandre vers l'aval. Si ce promontoire est étroit, il arri- vera un moment oii il ne sera plus rattaché que par un pédoncule au plateau dans lequel le travail d'érosion s'opère, et ce pédoncule linira par céder, ouvrant à la rivière un nouveau chemin. C'est précisément ce qui s'est passé à Chevroches : on voit très nettement, sur le côté amont du pédoncule qui a cédé, Tentailh* régulière produite par l'érosion. La carte d'Ëtat-major au 80 000" (feuiUe n^ IIO) laisse deviner cette entaille, autant ([u'elle peut être indiquée sur une carte à cette échelle et les accidents du relief sont ligures par des hachures. Si la coupure ne s'était pas produite à Chevroches, il est probable qu'elle se serait faite à la base de l'éperon (jui vient immédialouKMit après en aval, car cet éperon n'est acIuellcMnent rattaché au i)laloau (|U(^ par une arête (pii n'a pas plus d(^ ^200 m. de

1. D.MiLF.T, liidU'/iii </c la Sociv/é iiivernnise des Lcllres, Sciences et Arts, 2* série,

VIII, 1878, p. n;{.

2. Sur cette question voir W. M. Davis, Incised Meanderiuff Valieys [Bull. Geog. Soc.Philadelphia, IV. \r i, July lOOG, p. 182-192).

406 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

largeur. C'est dans la traversée de l'Oolithe, roche résistante et homo- gène, que ces accidents se sont produits ; mais la rivière avait plus de vigueur qu'aujourd'hui : elle n'a plus actuellement la force d'en- tailler ses berges, soit que son débit ait diminué, soit qu'un relève- ment se soit produit dans son niveau de base.

Du haut de Sembert, qui domine Glamecy, la vue s'étend au loin sur les grands plateaux calcaires, très souvent boisés, qui enveloppent le Morvan. Mais, contrairement à ce qu'on pourrait attendre, leur horizontalité n'est pas absolue : des collines les surmontent, buttes- témoins respectées par l'érosion. Telles sont, au SW, celles qui appa- raissent au delà de Saint-Pierre-du-Mont ; au S, la côte allongée de Sarmontelle, qui domine Asnois; d'autres encore, au SE. A l'horizon, vers TEst, on distingue par les temps clairs la silhouette de Vézelay.

La ligne du chemin de fer évite en amont de Glamecy les sinuo- sités de la vallée de l'Yonne. Elle monte sur le plateau en profitant de la vallée du Beuvron, longe le pied de la côte de Sarmontelle et ne rejoint la rivière principale qu'aux environs de Tannay. L'aspect de la vallée est ici tout à fait différent : les marnes du Lias ôtent toute rigidité au relief. elles affleurent, les prairies apparaissent. C'est la région qu'on désigne souvent sous le nom de Bazois, pays de bestiaux et d'embouche. Au milieu de ce paysage sans grand carac- tère, le chemin de fer quitte la vallée de l'Yonne pour gagner les affluents de la Loire ; en observant bien, on reconnaît, aux abords de Corbigny, des affleurements de roches anciennes. C'est l'annonce du Morvan.

VI

Nous avons quitté le chemin de fer au hameau de Savenay (station d'Aunay) pour aller le reprendre à Grandry, sur la ligne de' Château- Chinon.

Le passage se fait sans transition des plateaux calcaires du Lias moyen, couverts de forêts et de cultures, aux terrains anciens et pri- maires du Morvan. Lorsqu'on va de Chougny au hameau de Mon- chougny et à Dun,à peine a-t-on dépassé le ruisseau de Yeynon qu'on trouve encore, affleurant sur le bord delà route, le Calcaire à gryphées géantes (Lias moyen) ; puis, brusquement, au hameau de Monchougny, le chemin se creuse en montant dans une arène cristalline très décom- posée. C'est qu'en effet, sur tout ce flanc Ouest, le Morvan se termine par une série de failles. Relief, aspect, tout change à cette limite presque géométrique, et l'on peut s'en rendre compte en gravissant la butte de Dun (370 m.), excellent observatoire sur toute la région environnante. A l'Ouest, au premier plan, ce sont des champs et des

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE. 407

prairies entourés de haies, comme dans tout le Bazois; plus loin, et jusqu'à l'horizon, se profilent les grandes lignes régulières de plateaux boisés, à peine accidentés par quelques buttes-témoins. A l'Est, au- dessous du village de Dun, s'étale une vaste dépression entourée de hauteurs boisées aux formes arrondies, et Ton se trouve ainsi dès l'abord en présence d'un des paysages familiers, d'un des aspects les plus typiques du haut Morvan. La structure du massif explique cette topographie.

Il n'est pas nécessaire de revenir longuement sur l'histoire de la formation du Morvan : il en a été question à plusieurs reprises dans ce recueil ^ Comme tout le Massif Central français, le Morvan est une très ancienne région montagneuse et fait partie de la zone des plisse- ments hercyniens, qui se sont produits à la fin des temps primaires. La direction de ces anciens plis est encore très nettement marquée au Sud par l'orientation SW-NE des affleurements actuels ^ Tout au plus ces alignements ont-ils été dérangés postérieurement par des cassures transversales, jalonnées le plus souvent par des filons de quartz. L'aplanissement par l'érosion de cette région montagneuse a été poussé très loin, puisque les mers jurassiques ont laissé des dépôts jusqu'à son centre. Son relief actuel, comme celui de toute la bordure orientale du Massif Central, date des temps tertiaires et doit être considéré comme le résultat d'un prolongement lointain des mouvements alpins : l'étagement de lambeaux liasiques à des niveaux différents, dans la partie orientale, montre avec évidence qu'il y a eu surrection postérieurement à ces dépôts. Mais le bombement n*a pas été régulier : la partie Sud-Ouest est plus relevée que les autres. C'est que se trouvent aujourd'hui les sommets : c'est le haut Morvan, par opposition à la partie Nord, ou bas Morvan, qui, à aucun titre, ne mérite le nom de montagne. Sur la surface mamelonnée, inégale- ment relevée, qu'avaient créée les mouvements alpins, le travail des eaux s'est fait d'une façon irrégulière : les roches les plus dures, les tufs porphyriques, les schistes cambriens, ont résisté davantage; les roches granitiques, très attaquées, sont au contraire presque par-

1. A. MiciiEL-LÉvY, Le Morvan et ses allaclies avec le Massif Central {Annales de Géographie, \U, 1898, p. 404-428 ; VIII, 1899, p. 0-21): E. de .Mautonnk, Une e.rcursion de géographie physique dans le Morvan et l'Aïuois [Il)id., VIII, 18!)9, p. 400-420).

2. Voir la carte des plis carbonifères dans le Nord-Est du Massif Central de la France, dans En. Suess, La Faee de la Terre, trad. Emm. i>e .Maiu.erifn II, lig. 33, p. 177, et dans (). Bahiu;, L'Architecture du sol de la France, p. 311. Dans la partie Nord du Massif, dos bois de Ciiassif^^ny A lUilley, une bande bouillère très étroite est très nettement alijjrnèc K-\V. Ces grès et res schistes houillers « se sont déposés sur une nappe de porphyre pélrosiiiceux euritique; un refoulement posté- rieur au terrain houiller, antérieur au Trias, a amené cet ensemble complexe à l'état de pli synclinal très redressé...» {Notice de la feuille n" 111 [Avalton^ de la Carte géologique de France à 1 : 80 000.)

'^08 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

tout décomposées en arènes. Il en résulte des formes très arrondies, des masses trapues, dont les inégalités sont encore masquées par le manteau forestier qui les couvre, et, entre ces protubérances, corres- pondant surtout aux affleurements granitiques, de véritables bassins *, oii se concentrent les prairies et les cultures, se distribuent comme au hasard les habitations, car le Morvan doit à son sol imper- méable d'être parmi les régions de France la population est le moins agglomérée : l'eau filtre parlout dans ces arènes, et partout les roches très diaclasées laissent suinter quelque humidité. Seules les rivières ont pu creuser parfois des vallées profondes, et leurs gorges solitaires, plus encore que le relief général du pays, rappellent la vraie montagne.

C'est du haut de la butte qui domine Château-Chinon(609 m.) qu'on a sur le haut Morvan la vue la plus étendue et la plus instructive. A l'Ouest s'étend la grande cuvette que ferme la ligne de hauteurs aux- quelles appartient la colline de Dun. Son fond n'est pas à plus de 300 m. Deux ruisseaux s'en échappent, qui percent la barrière et con- duisent les eaux vers la Loire. A l'Est, une autre cuvette, plus nette- ment circonscrite, correspond en grande partie au territoire de la commune d'Arleuf : l'Yonne en recueille les eaux et en sort par une gorge, creusée au pied de la colline de Château-Chinon, dans un filon de granulite. La dénivellation est d'une soixantaine de mètres. Ce barrage a maintenu beaucoup plus élevé le fond du bassin d'Arleuf. De belles masses montagneuses l'encadrent: au N, le Gros Mont et la Forêt d'Anost; au S, le Grand Montarnu, et, plus en arrière, la croupe boisée du Haut-Folin, point culminant du Morvan (902 m.), le Pre- neley, les sommets de la Gravelle. Plus loin encore, la double pointe du Beuvray.

De Chateau-Chinon à Autun par le mont Beuvray, notre itinéraire traversait la partie la plus élevée du Morvan. La route de Luzy va directement au Sud et monte lentement à travers les bois de chênes et de hêtres. Elle suit à peu près la ligne de partage des eaux qui vont à la Loire et à la Saône, à l'Océan et à la Méditerranée. L'escarpement ruiniforme de Montseaulnin, sur la gauche, nous offre un exemple, assez rare dans le Morvan, de roches mises à nu par l'érosion. Au hameau des Buteaux nous quittons le grand chemin pour monter à la Roche Suize {815 m.); deux petits mamelons se dressent sur ce som- met, dus à la présence d'un filon de quartz plus résistant. Nous tou- chons presque aux plus hautes cimes, et leurs formes trapues se déga- gent avec une parfaite netteté. Le sentier contourne les flancs boisés

1. C'est ainsi, par exemple, en dehors de la région visitée, qu'une cuvette de ce genre a pu être partiellement transformée par un barrage en un lac artificiel : la cuvette des Settons, près de Montsauche.

4

3'^ EXCURSION GÉOGRAPHIQUE IMERUMVERSITAIRE. 409

du Preneley, avec, par endroits, des aperçus àTOuest sur le bassin de Villapourçon, puis il atteint dans une prairie humide, par 726 m, la source de l'Yonne. Nous descendons ensuite à travers les châtai- gniers, les premiers que nous rencontrions dans le Morvan, jusqu'au hameau de l'Échenault, d'où part le chemin le plus commode pour monter au Beuvray.

Outre l'intérêt historique qui s'attache à cette montagne, elle mérite une visite pour la vue merveilleuse qu'on a de son sommet. C'est vraiment la borne terminale du Morvan. Elle se dresse jusqu'à 810 m., presque isolée du côté du Nord par des ravins profonds, dominant au Sud de 400 m. les vallées de l'Arroux et de l'Alêne. D'en haut cette large dépression apparaît comme une plaine, malgré les mamelons qui l'accidentent. Au delà sont les plateaux qui vont vers le Creusot ou qui dominent Autun. Le sommet est une plate-forme triangulaire très nettement alignée SW-NE, suivant la direction des plis hercyniens. Cette très forte position servit, comme on sait, d'oppidum, de camp de refuge, au peuple gaulois des Éduens, avant la conquête romaine. Les fouilles, commencées en 1865 par W Bulliot, d'Autun, et continuées avec des interruptions jusqu'à ces dernières années, ne laissent plus actuellement aucun doute sur la position de l'ancienne Bibracte K Dans la vaste enceinte, dont on suit encore aujourd'hui les traces, on a retrouvé les substructions de nombreuses habitations, on a découvert tout un quartier de forgerons et d'orfèvres, avec des documents très précieux pour l'histoire de l'émaillerie gau- loise. La plupart sont conservés au Musée archéologique d'Autun, l'un des plus intéressants qu'on puisse visiter pour l'époque gallo- romaine. La conquête romaine, si elle a rendu inutile la forteresse, n'a pas mis fin à la renommée du Beuvray. Un temple fut élevé sur son sommet, remplacé plus tard par une chapelle dédiée à Saint Martin. La chapelle a été rétablie au milieu du xix*^ siècle, mais la tradition n'était pas perdue : tous les ans, le premier mercredi de mai, une foire importante accompagnée de réjouissances réunissait sur le sommet du Beuvray les paysans des alentours. La foire n'existe plus guère que de nom, mais la fête demeure aussi vivante que jadis, et, au jour dit, (les bals animés s'organisent sous les grands arbres de la plalo- formc.

Autun, la ville romaine, n'est pas moins riche en souvenirs an- tiques, et l'on y garde très vif le culte et le goût des choses du passé. La ville est assise sur les dernières pentes d'un vaste bassin, d'une

\. Sur les fouilles du Beuvray, voir : J.-(i. IUlliot, Fouilles du Monl Hcuvra!/ (Autun, Dejussieu, 1899, 2 vol. in-8 et album); J. Dkc.iielette, L'Oppidum de liihnicle, (initie du louris/e cl de Varc}iéolo<iue au Mo/it Heuerui/ et au Musée de Vllùtel llnlin (ll)i(l., et Paris, Alphonse Picard N: (ils, lOO.Î. in-S\ Le nom de lii//'ractuiu, donné à la montajine dans des textes du xiii" siètle. fourni! la fornu> de transition entre llibraete et Heuvrav.

410 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

autre cuvette encore, mais différente par Torigine de celles de l'inté- rieur du Morvan. Elle était déjà dessinée à la fin des temps primaires, puisque les schistes et les grès permiens s'y sont accumulés : c'est une région d'effondrement analogue à celle de Blanzy et du Creusot, qui est plus au Sud. Mais, tandis que cette dernière se prolonge jusqu'à la Loire, le bassin d'AuLun est moins étendu vers l'Ouest. L'érosion a facilement déblayé les dépôts permiens peu résistants; elle a mis à nu sur tout le pourtour les terrains carbonifériens et restitué l'ancienne cuvette dont l'Arroux recueille les eaux.

Il faut, pour se rendre compte de cette structure, monter, immé- diatement au Sud d'Autun, sur les hauteurs auxquelles la ville est adossée. Le chemin des Chèvres, qui mène à la cascade de Brisecou, fournit un excellent point de vue. Au premier plan, la ville, dominée par la haute flèche de sa cathédrale, ne remplit pas son ancienne enceinte, jalonnée encore par les vieilles portes romaines de Saint- André et d'Arroux. Au delà de l'Arroux, s'étale la vaste dépression. A l'horizon, la ligne des montagnes décroît régulièrement d'altitude d'Ouest en Est. C'est un véritable profil en travers du Morvan qu'on a sous les yeux, depuis le Beuvray jusqu'aux buttes calcaires qui recou- vrent à l'Est les terrains anciens ou qui leur font suite. Un de ces lam- beaux calcaires, témoin de l'ancienne couverture, est demeuré au centre de la cuvette, au-dessus du village de Curgy; on le distingue à première vue, à la couleur plus claire de la roche.

La position d'Autun s'explique par les facilités qu'elle ofl'rait aux communications. se croisaient des routes allant de la Saône à la Loire et de la Saône vers le Bassin de Paris. En quittant la Saône à Chalon, il est facile de pénétrer par Chagny et la percée de la Dheune sur les plateaux qui encadrent au Sud le bassin d'Autun. Au delà, la partie orientale du Morvan ne présente aucun obstacle. Cette voie est une des plus courtes parmi celles qui mènent de Paris à Lyon. Nous allons la suivre à peu près, en faisant en chemin de fer le trajet d'Autun à Avallon, qui donne une idée très suffisante de cette partie du Morvan ^

Après la traversée du bassin d'Autun, au milieu des prairies, des bouquets d'arbres et des cultures, la ligne s'engage dans la petite vallée du Trévoux, affluent de l'Arroux, découpée dans les tufs por- phyriques. De 301 m., au centre de la dépression, la voie s'élève à 316 m. à Cordesse-Igornay, à 431 m. à Manlay. C'est qu'on ren- contre les prem^ières assises jurassiques couronnant le plateau : elles forment la butte remarquable de Bar, dont le sommet, constitué par un petit lambeau de calcaire bajocien, atteint 501 m. Au delà, la vue s'étend librement sur les collines calcaires qui surmontent les plaines

i. Trajet décrit par A. de Lapparent, La géologie en chemin de fer, p. 549-553.

EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE. AH

liasiques de l'Auxois. Mais des failles ramènent les roches anciennes, sans accident dans la topographie, et l'on continue à monter pour atteindre le plateau granitique de Saulieu (515 m.). Un petit lambeau calcaire se montre encore près de la station. Le point culminant est à 538 m., toujours dans les roches cristallines. On redescend ensuite rapidement vers le Nord : à Sincey-lès-Rouvray, on n'est plus qu'à 374 m. De hautes cheminées, à droite, y signalent la présence du petit bassin houiller. On arrive à Saint-André-en-Terre-plaine (315 m.) dans la région liasique, puis à la Maison-Dieu, la ligne rejoint celle d'Avallon à Semur et aux Laumes. Toute trace de mon- tagne a disparu depuis longtemps : qui verrait seulement cette partie du Morvan n'en soupçonnerait pas l'aspect montagneux. Le relief est maintenant au Nord : les grands plateaux couronnés par les calcaires bajociens etbathoniens y dessinent, au-dessus des marnes du Lias, un escarpement qui enveloppe et domine le bas Morvan. Seuls les cal- caires du Lias moyen déterminent un ressaut dans cet escarpement; ils forment au-dessus de Sauvigny etd'Étaules une plate-forme inter- médiaire. Toute cette topographie est très simple. Elle résulte de l'inégale résistance àl'érosion des couches liasiques et jurassiques et de leur inclinaison vers le Nord. C'est l'équivalent des Côtes de Moselle, dans la partie orientale du bassin de Paris. Ici, comme en Lorraine, les couches secondaires reposent sur la bordure ancienne du bassin et plongent vers son centre : le Morvan joue le même rôle que les Vosges.

Cette enveloppe du Morvan a été décrite ici môme ^ ; il est donc inutile d'y revenir avec détails. Nous avons gravi Tescarpement d'An- nay-la-Côte (328 m.), puis, traversant les fortes terres (marnes lia- siques) de la plaine d'Étaules, nous avons gagné Avallon. Los abords de la petite ville, du côté du Nord, n'offrent rien de remarquable ; mais, lorsqu'on atteint au Sud les belles promenades établies sur les anciens remparts, on se trouve brusquement en présence d'un ravin profond de plus de 100 m., aux pentes presque abruptes. Une rivière y coule, rapide : le Cousin, affluent de la Cure. Deux vallées latérales très courtes rejoignent le ravin principal et achèvent d'enserrer de trois côtés la petite ville dans une enceinte de fossés. C'est le type habituel des villes fortes en pays de plateaux découpés. Tout ce travail d'érosion est l'œuvre du Cousin. La rivière n'a i)u tendre vers son profil d'équilibre qu'en entaillant profondément la granulite, et la gorge se poursuit jusiju'au sortir des roches cristallines, l^ne prome- nade dans ces ravins pittoresciues donne l'illusion de la montagne. En haut la surface du plateau montre une horizontalité parfaite : c'est la pénéplaine typicpie.

1. E. DK Mahtonni:, art. cité, p. 413-418.

12 GEOGRAPHIE REGIONALE.

YIl

La plus grande partie de notre dernière journée fut réservée à la visite du Mont Auxois. Suivant de nouveau en chemin de fer la zone liasique de la Terre plaine, nous avons croisé au passage un autre ravin profond, celui de l'Armançon, entaillé sous le mince revêtement secondaire jusqu'à la granulite. Une de ses boucles a servi de fossé à une autre place forte, Semur, dont les vieilles tours indiquent le plus ancien emplacement. disparaissent définitivement les roches cristallines : la ligne s'engage dans une large vallée, entre des plateaux très déchiquetés réduits parfois à de simples buttes, et vient rejoindre dans la plaine des Laumes la grande voie de Paris à Lyon et à Mar- seille. En cet endroit le travail de déblaiement par les eaux a été particulièrement intense. Du Sud vient la petite rivière de la Brenne, de l'Est viennent l'Ozerain et l'Oze. Elles ont entaillé la plate-forme de calcaire oolithique, l'ont creusée jusqu'aux bancs marneux du Lias moyen. Il en résulte une série de plateaux, aux pentes générale- ment assez douces, mais qui se terminent en haut par un escarpement au niveau des calcaires. Le moins étendu est le Mont Auxois, isolé au centre de la plaine, dominant de 160 m. les vallées qui l'entourent (PL XI) ^ Il est facile de se représenter comment cet ilôt a pu se déta- cher du reste du plateau. Les deux rivières de l'Oze et de l'Ozerain, coulant parallèlement l'une à l'autre, ne pouvaient laisser subsister entre elles qu'un étroit promontoire. Ce promontoire se rétrécissait en amont, les rivières se rapprochent à la distance d'un kilomètre à peine; il ne formait plus qu'un étroit pédoncule, réduit peut-être, dans sa partie supérieure, à une arête calcaire de quelques mètres. L'érosion sur les flancs eut bientôt fait d'opérer la coupure, le seuil s'est approfondi et le Mont Auxois s'est trouvé complètement détaché du promontoire allongé du Mont Pevenel, qui lui fait suite à l'Est. La position était naturellement forte, elle dominait l'un des passages les plus commodes de la vallée de la Seine à celle de la Saône; s'éleva un oppidum gaulois, l'Alesia de César, fut brisée la résistance de Vercingétorix. Le nom a survécu dans celui du village d'Alise» construit à flanc de coteau, au niveau d'eau, autour de la célèbre source de sainte Reine. Mais l'on pouvait se demander si vraiment le plateau avait été occupé d'une façon permanente, s'il n'avait jamais été autre chose qu'un camp établi au moment du siège. Le problème

1. Les deux photojçraphies figurant sur la pi. XI reproduisent des aquarelles ayant appartenu au colonel Stoffel et ayant servi à la gravure de la pi. 26 de ÏIJisloire de Jules César (Paris, Pion, 1865-1866, 2 vol. in-8, atlas). Ces aquarelles nous ont été obligeamment communiquées par M'' le commandant Espérandieu.

I

S'' EXCURSION GÉOGRAPHIQUE INTERUNIVERSITAIRE. 413

est maintenant résolu. En 1906, la Société des Sciences historiques et naturelles de Semura. fait commencer des fouilles dont les résultats ont été tout à fait probants. On les continuait en 1907, au moment de notre passage, et nous les avons visitées avec le plus grand intérêt sous la conduite de M'" L. Matruchot. 11 y eut donc sur le plateau du Mont Auxois une importante cité dont les substructions sortent aujourd'hui de terre, et qui survécut pendant plusieurs siècles à la défaite de Vercingétorix. Fut-elle aussi, comme on l'a prétendu, un centre religieux d'origine très ancienne ? Les fouilles nous renseigne- ront peut-être à cet égard. Par une coïncidence digne de remarque, Alise-Sainte-Reine devint au Moyen Age le but d'un pèlerinage très fréquenté, et chaque année encore, en septembre, on vient y vénérer la sainte. Pourtant la légende de sainte Reine parait bien suspecte aux Bollandistes : quelque déesse inconnue se cacherait-elle sous la sainte hypothétique? Ici, sans doute, comme au Beuvray, le plus lointain passé survit obscurément dans le présent.

Cette visite du Mont Auxois et d'Alise mettait fin à notre excur- sion, et nous redescendîmes aux Laumes, devait se disperser notre caravane.

L. Gallois.

414 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

LA PLAINE DU BAS-LANGUEDOC

ETUDE DE GEOGRAPHIE HUMAINE

La partie du Bas-Languedoc dont il s'agit dans cette étude com- prend la plaine littorale, qui se déroule au pied des « coustières » de Nîmes et de Montpellier jusqu'à Narbonne, les coteaux pliocènes du Biterrois, la vallée de l'Hérault et les dépressions tertiaires situées au Sud du pli du Saint-Loup.

La portion orientale de cet ensemble correspond à la zone d'en- noyage étalée devant la région plissée du Bas-Languedoc et aux syncli- naux qui séparent les plis. Elle descend en pente douce vers la mer, bordée d'étangs peu profonds, dont la communication avec le golfe du Lion se fait par des « graus » souvent obstrués et fort instables. Seul, l'étang de ïhau n'est pas encombré de roselières. Du Rocher Saint- Clair, à Cette, l'observateur saisit fortement le contraste entre la plaine fertile et la garigue brûlée à laquelle elle s'adosse.

Pour la portion occidentale, elle s'incline du NW au SE, depuis les terrains primaires du Haut-Minervois jusqu'au littoral presque com- plètement asséché, oi^i, seuls, les étangs de Capestang et de Vendres, d'ailleurs très réduits, témoignent de l'état ancien. L'Orb, l'Hérault et les nombreux ruisseaux qui y affluent, ont raviné la surface, mettant à jour, sous les alluvions anciennes et les cailloutis pliocènes, le substratum miocène*.

Nous avons, dans un travail antérieur, étudié spécialement la den- sité de la population dans cette région ^ Nous nous proposons, dans ces quelques pages, d'essayer de dégager les caractères généraux de sa géographie humaine, en faisant porter notre effort spécialement sur le mode de groupement des populations et sur les conditions de l'ha- bitation.

Conditions générales de la vie. De l'Aude au Rhône, le Bas- Languedoc présente un aspect unique dans le Midi méditerranéen fran-

1. F. Roman, Structure orograp/iique et r/éologique du Bas-Languedoc entre l'Hérault et le Vidourle {Annales de Géog., VlU, 1899. p. 117-126). Consulter également la Carte géologique de France à 1 : 80 000, feuilles n°^ 221 [Le Vigan), 222 [Avignon), 232 {Bédarieux), 233 {Montpellier), 234 {Arles), 244 {Narbonne) et 245 {Marseillan).

2. M. SoHRE, La répartition des populations dans le Bas-Languedoc {Bull. Soc. languedocienne de Géog., XXIX, 1906, p. 105-136, 237-278, 364-387 ; carte à 1 : 320 000).

LA PLAINE DU BAS-LANGUEDOC. 415

çais. Encadré par le Roussillon et la Provence, il ne ressemble ni à l'un ni à l'autre. Le Roussillon, même aujourd'hui, conserve des airs de « vega », avec ses eaux courantes et ses cultures maraîchères. La Provence littorale se résume dans ses champs de fleurs, ses cultures en terrasses et ses forêts de chênes-lièges. Le Bas-Languedoc, lui, est une mer de vignes. Le caractère proprement méridional semble s'y atténuer : entre l'Aude et le Rhône, la flore est moins riche en espèces méditerranéennes qu'au Sud ou à l'Est de ces fleuves*; et, d'autre part, le climat de Montpellier n'est tout à fait comparable ni à celui de Marseille, ni à celui de Perpignan^.

Lorsque nous disons que le Bas-Languedoc est une mer de vignes, nous traduisons l'impression du voyageur qui va de Narbonne à Nîmes en traversant les coteaux du Biterrois et la plaine maritime. Nul sol, d'ailleurs, n'est plus favorable aux rendements élevés. Dès l'époque pliocène, de puissantes masses d'alluvions caillouteuses et argileuses s'accumulent au pied des plissements alpins. Postérieurement, le Rhône, l'Aude et l'Hérault commencent à régulariser le rivage, en amassant à leur embouchure des sédiments de même nature. Plus tard, enfin, la constitution d'un cordon littoral a préparé pour la culture une longue flèche sableuse entre la mer et les étangs. Cail- loutis, argiles et sables, tous terrains dont la vigne s'est emparée en maîtresse, surtout aux environs de 1880, lors de la reconstitution du vignoble français.

Aujourd'hui, dans le seul département de l'Hérault, la vigne occupe une surface de 189 000 ha., et le rendement, d'après les chiflres offl- ciels, a été, en 1904, de 12 675 000 hl., soit 67 hectolitres à l'hectare '. Il est incontestable que, dans cette production, la plaine entre pour la plus large part. L'importance de la vigne est le premier i)oint à mettre en relief, lorsqu'on s'occupe des conditions économiques de la plaine languedocienne. Elle explique à elle seule toutes les oscillations de la population depuis un demi-siècle.

Cependant, c'est un phénomène moderne et dont la genèse méri- terait d'être étudiée de plus i)rès qu'elle ne l'a été jusqu'ici. Bornons- nous à signaler quelques faits bien établis. Tous les témoignages coïn- cident pour montrer que, à la lin du xviu'' siècle la vigne était loin d'être la culture unique. Les grains ont été, sous l'Aneien Régime,

1. Cii. Flaiiault, dans la Gro(/rnphu' (jcnérale du dilpaiiinnent de riléraull, II, lasc. 1. Voir aussi, du même auteur, [Inlroduclion à l'ouvrage de M"" G. Gai;tieh, Calaloque raisonné de la flore des l'i/rénées-Orienlalcs i^Paris, 1808). p. 15.

2. iM. SoiutE, Le climat du C,olfe du 1/ton [Huit. Commission me/, de Vîlêrault pour l!)0-',-nw:t, p. •i2-(;4).

3. Sur la valeur de ces cluIVres. extraits do la Sta/isti(jue of/ricole annuelle pour I90'i Ministère de l'Agriculture, Direction de l'Agriculture, Oflice des renseigne- ments agricoles, tableau, p. î)8), voir la brochure de M"" Leenharot-Pommieh, Les oins de L'Hérault à ri:.vposilion de Lié(/e (Montpellier. l'.)OG\ p. \V2.

410 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

un des produits importants de la province ^ En 1824 encore, le département de l'Hérault ne compte que 96 787 ha. de vignes^, et les céréales occupent une place notable dans l'économie rurale de la plaine ^ Or, à la veille de l'invasion phylloxérique, le vignoble s'étend sur 220 000 ha., c'est-à-dire quelque 20 000 ha. de ijIus qu'aujourd'hui. Il faut donc admettre qu'une véritable révolution s'est produite dans l'économie rurale entre 182-4 et 1860, chassant les céréales et les oliviers des terres qu'ils occupaient en plaine. Quelques vieillards se souviennent encore de l'état ancien. Personne n'a étudié cette trans- formation. Elle n'a pu manquer d'avoir une répercussion sur la condi- tion des habitants.

Après la crise phylloxérique, une seconde transformation, mieux connue, s'est produite, affectant surtout la région des marais et des sables (bassin inférieur duYidourie, environs d'Aigues-Mortes)*. Elle a abouti à la plantation d'immenses espaces, autrefois couverts de marais ou de bois, quand ils n'étaient pas complètement sté- riles. En même temps, la vigne perdait du terrain dans la garigue. Les travaux de reconstitution provoquèrent un afflux considérable de popu- lation : vers les « paluns » duVidourle et du bas Rhône d'abord, la situation économique avait été jusque-là déplorable, car le dessè- chement avait progressé très lentement depuis la décadence des grandes abbayes bénédictines; vers le Biterrois aussi, se for- mèrent de véritables colonies espagnoles, aux portes mêmes de Béziers, comme au lendemain des grandes crises du Moyen Age.

En sorte que, pendant un siècle, tout a conspiré pour remplacer la polyculture par la monoculture. Les conditions anciennes, que le géographe ne peut pas négliger, sont donc masquées. Restituons-les dans leurs grandes lignes, en nous aidant à la fois des données biolo- giques essentielles et des documents anciens.

Au pied des garigues s'étendaient les cultures, remplaçant partout, ou à peu près, la forêt de chênes verts si caractéristique de nos pay- sages méridionaux calcaires ^ Ces cultures comprenaient à la fois du

1. Voir, outre le témoignage de l'intendant de Basville, Astruc, Histoire naturelle de la province de Languedoc (1740). Au xvii« et au xviir siècles, une des grosses objections que les communautés du Némausais font à l'entreprise du canal de Beaucaire est la nécessité de maintenir le cours des grains de la province. En 1186, A. YouNG, voyageant de xNarbonne à Béziers, est frappé par l'activité du dépi- quage.

2. H. Creuzk de Lesser, Statistique du département de l'Hérault (1824), p. 454.

3. Sur 14 800 célerées (3 674 ha.) cultivées au terroir d'Agde en 1824, on en compte 6 000 en vignes, 3 ?)00 en blé, 5 300 en olivettes, prés et jardins. Voir : B. Jordan, Histoire de la ville d'Agde depuis sa fondation, et sa statistique au i^^ janvier i824 (Montpellier, 1824).

4. É. iliSLER, Géologie agricole, IV, p. 253 (sur la plantation des sables et cordons littoraux), p. 260 (sur les submersions de la plaine du Vidourle). —A. de Saporta, Au pays de la vigne {Revue des Deux Mondes, 1891, vol. 11, p. 872).

5. Les indications botaniques sont nombreuses. Un bois de chênes verts de

LA PLAINE DU BAS-LANGUEDOC. 417

blé, des oliviers, de la vigne et, dans les vallées irriguées, comme celle de l'Hérault par exemple, des prairies. Cette économie rurale, surtout quand le blé n'est pas cultivé sur le terrain sec, 1' « aspre » catalan, est parfaitement en harmonie avec les conditions clima- tiques de notre région, située à la lisière septentrionale des pays méditerranéens. Elle s'est conservée dans la Vidourlenque et dans la Vaunage. A mesure qu'on remonte vers le Nord, elle est modifiée par le développement des cultures du mûrier. En avant de cette zone d'équilibre cultural, des étangs et des paluns plus ou moins des- séchés : mouillés, les marais étaient occupés par des roselières ; quand ils étaient à sec, les « manades» de bœufs et de chevaux, les moutons d'Arles, de Beaucaire et de Lunel y dépaissaient ^ Enfin, bordant le littoral, un cordon sableux couvert de forêts de pins^ Le change- ment est singulier, surtout entre Montpellier et Aigues-Mortes. Il a entraîné, depuis 1860, une transformation dans les conditions sani- taires de la plaine littorale ^

Cependant, l'expansion du vignoble n'a pas détruit toutes les condi- tions géographiques anciennes : il en est une, au moins, qui subsiste. « L'activité des pêcheries autour de Cette et dans les étangs de Thau et de Sigean est une survivance ^de l'ancienne vie littorale », écrit M"" Vidal de la Blache^ En effet, malgré l'insécurité du golfe du Lion, malgré l'absence de havres propices, la pêche fournit aux populations riveraines des ressources importantes. Tous les étangs ne sont pas également bien partagés à ce point de vue. L'étang de Thau, à cause de sa profondeur et de la permanence de ses communications avec la mer, se trouve spécialement favorisée L'influence de la mer s'exerce encore d'une autre façon sur l'activité humaine : l'exploitation des salines emploie de nombreux ouvriers. Cette industrie, même, loin d'avoir périclité, a prospéré depuis le xviii*^ siècle ^

En résumé, voici ce que nous savons sur la situation économique générale de la plaine languedocienne. A une époque antérieure, dans la plaine et sur les coteaux du Biterrois, constitués par des terrains pliocènes et des alluvions anciennes, des cultures équivalentes au

haute futaie a subsisté jusqu'à la Révolution dans le Némausais Candiac, com- mune do Vestric). Voir: É. Geh.mek-Duhand, Z)<c//o»?ia//-(' topoqraphiquc du dard. 1888, p. 46, col. 1.

1. Sur les dessèchements, voir : G^' de Diennr, Ilisloirc du dcsséc/iemen/ des lacs et marais en France avant /7a'9 (Paris, 1801). Insuffisant pour le Has-Lan^niedoc.

2. La destruction de la forêt de pins d'Aigues-Morfes (Sylve Godesque est moderne. A la lin du xvii» siècle, un rideau forestier allait d'Agde à Cette.

3. Les aflirinations de Uik.v sur l'insalubrité du littoral yAssainisscmcnt du lit tarai méditerranéen du déparfeinent de l'Hérault, 18tJ8^ne sont plus exactes aujourd'hui.

4. P. Vidal de i..v Blachk, Tahleau de la Céoqraphie de la France, p. X\-l.

5. Voir, sur ce point, d'excellentes indications dans la thèse de J. Pavh.i \iu>, Recherches sur la flore pélagique de l'étanf/ de Thau (Paris, l!>0.')).

6. La décadence des salines de Saintonge a favorisé la croissance de celles du Languedoc.

ANN. DK r.KOG. XVI* ANNKlî. -JT

418 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

point de vue biologique, comme la vigne et l'olivier, se partagent le sol avec les céréales et les prairies, les terrains les plus récemment dégagés des eaux et le cordon littoral étant incultes. Aujourd'hui, la vigne règne partout sans partage, et sa culture a pris un caractère nou- veau, par la recherche des forts rendements. A notre époque, comme dans le passé, la pêche littorale et l'exploitation des salines sont des sources notables de richesse, particulièrement sur les bords de l'étang de Thau.

Répartition des populations. Populations agglomérées et dissé- minées. — Voyons comment ces faits se reflètent dans la répartition de la population que nous avons indiquée dans la carte ci-contre^

(fig. 1).

a) On est d'abord frappé par la netteté avec laquelle la plaine et les premiers coteaux du Biterrois se distinguent de l'arrière-pays. Dans toute cette zone, la densité se tient au-dessus de 60 hab. au kilomètre carré [la plaine de Mauguio exceptée, tandis que la garigue et les premières pentes des Gévennes n'atteignent pas ce chiffre; même, quelques régions favorisées mises à part, la garigue de l'Hé- rault et celle du Gard ont une densité presque aussi faible que celle du Causse. En somme, d'une façon un peu schématique, on peut indi- vidualiser la plaine viticole dans l'ensemble du Bas-Languedoc. Elle est caractérisée par ses hautes densités, dépassant 110 hab. au kilo- mètre carré dans les parties les plus peuplées (collines miocènes du Biterrois, vallée de l'Hérault, Yidourlenque). L'examen de la répar- tition des densités supérieures à 100 hab. montre que la cause uni- que de cette accumulation de population est, à n'en pas douter, la prospérité du vignoble.

1. Cette carte (fig. Ij a été construite d'après les mêmes principes qu'une carte analogue, mais à plus petite échelle (1 : 320 000), que nous avons publiée dans le Bulletin de la Société languedocienne de Géographie, XXIX, 1906, pi. viii. Ces principes (développés dans l'art, cité du Bull. Soc. languedocienne de Géog., p 242-244) sont les suivants : Nous avons calculé la densité au kilomètre carré de chaque commune; nous avons groupé en régions les communes contiguës les unes aux autres dont la densité était à peu près la même, et nous avons, pour chaque groupement, calculé une densité moyenne. Quand une commune appar- tient à des formations géologiques très diflerentes et dont la nature influe sur la densité de la population, nous avons divisé la commune en autant de fractions qu'elle comporte de formations géologiques, et nous avons attribué à chaque frac- tion sur la population communale totale, une part proportionnelle à la densité ordinaire de la formation géologique qui la constitue, c'est-à-dire à la densité moyenne des communes constituées tout entières par cette formation géologique. Ce procédé s'est d'ailleurs trouvé donner des résultats exacts, chaque fois que nous avons pu le vérifier expérimentalement. Enfin, pour les villes, nous n'avons fondu dans la densité générale de chaque région que la population des villes ayant 4 000 hab. au plus (voir p. 423). Pour celles qui ont plus de 4 000 hab., nous en avons soustrait 4 00C hab., que nous avons fondus dans la densité moyenne de la région à laquelle elles appartiennent, et nous n'avons point tenu compte du sur- plus pour le calcul de celte densité moyenne.

420 GÉOGUAPIIIE REGIONALE.

b) L'étude de la carte suscite une seconde remarque, encore plus importante au point de vue de la difîérenciation géographique. A l'in- térieur de cette zone de population serrée, les surfaces de densités différentes ne sont pas réparties suivant une loi apparente ; elles sont juxtaposées les unes aux autres sans transition. Cela est très sensible dans le Biterrois, et plus encore au pied de la « coustière » de Montpel- lier. On voit par qu'il n'y a aucune gradation du littoral vers l'inté- rieur. Une différenciation due aux influences maritimes devrait se traduire par une bande homogène et plus foncée, se dégradant vers l'intérieur; on aurait alors quelque chose d'analogue à ce que repré- sente la carte de la densité de population en Bretagne donnée ici même par M^ Élie Robert ^ Il n'en est pas ainsi : donc, la différencia- tion ne s'opère pas exclusivement sous l'action du voisinage de la mer. Elle n'est même pas d'origine géologique, car les mêmes for- mations entre Montpellier et le Rhône présentent des densités diffé- rentes. Elle est surtout d'origine agricole^.

c) Cependant, l'action de la mer se marque dans une certaine mesure. Le rivage septentrional de l'étang de Thau jouit de condi- tions tout à fait analogues à celles du reste de la plaine languedocienne, et sa densité monte à 170 hab. par kmq. L'élévation du nombre des habitants par unité de surface dans cette région (communes de Balaruc, Mèze et Loupian) est due à l'importance de cette vie littorale que nous avons mentionnée.

d) Enfin, il faut faire la part de l'action des centres urbains. Les régions de densité moyenne sont situées aux portes de Béziers et de Montpellier. Beaucoup d'ouvriers agricoles sont domiciliés en ville et y reviennent chaque soir ou chaque semaine.

Outre la forte densité de son peuplement, la plaine languedocienne est encore caractérisée par le peu d'importance des populations dis- séminées comparée à la population totale. Sauf dans les communes de Frontignan et de Mauguio, plus de 85 p. 100 des habitants vivent en agglomérations. A la vérité, de pareils chiffres ont besoin d'être expliqués. Le terme « population éparse » a, suivant les régions de la France, des sens assez différents, et c'est affaire au géographe de lui restituer sa valeur réelle. Ici le terme doit être pris au sens propre. Il n'y a ni hameaux ni groupements secondaires, mais des « mas »

1. É. Robert, La densité de la population en Bretaqne, calculée par zones d'égal éloignement de la mer [Annales de Géographie, XIII, 1904, p. 296-309; carte à l': 1000 000, pi. IV).

2. Nous devons insister sur ce fait que l'état actuel du peuplement correspond à un état de déséquilibre cultural. Il ne paraît pas devoir être durable. Sur l'histoire du peuplement, voir une communication récente de M'' L. Thomas, professeur au Lycée de Montpellier, au Congrès des Sociétés Savantes (Montpellier, avril 1907) : Note sur la population du Bas-Languedoc à la fin du xiii° siècle et au commence- ment du xiV".

LA PLAINE DU BAS-LANGUEDOC. An

isolés, centres d'exploitations agricoles importantes. Leur personnel permanent, le seul qui compte, est assez faible.

Ce chiffre môme de 15 p. 100 n'indique pas une moyenne, mais une limite maxima. Entre l'Aude et l'Hérault, la proportion la plus fréquente est de 8 p. 100. Dans les cantons de Lunel et d'Aigues- Mortes, elle tombe à 6; dans le canton de Mèze, à- 5. Ces faits sont d'autant plus notables qu'en arrière de la bande littorale les popula- tions éparses gagnent partout en importance; leur rôle augmente progressivement jusqu'aux Cévennes (région d'Alais, de Saint- Germain de Calberte et de l'xVigoual : plus de 60 p. 100).

Nous pouvons définir maintenant le type démographique de la plaine et des coteaux languedociens par deux caractères : peuplement dense, prédominance des populations agglomérées. Pour pousser plus loin l'analyse, nous devons passer à l'étude des groupements.

Les groupements. Emplacement et forme. Jusqu'ici nous avons eu surtout à tenir compte des conditions actuelles ; nous pouvons prévoir que l'influence des conditions permanentes et des conditions anciennes va se faire sentir de plus en plus fortement.

Déjà l'on pouvait dire que l'insécurité delà plaine littorale, demeu- rée longtemps sous la menace d'une invasion ou d'un pillage du côté de la mer, avait contribué à régler de bonne heure les rapports de la population agglomérée et des populations éparses. Cette tendance à la concentration n'a fait que s'accroître K Toutes les agglomérations sont antérieures à l'expansion de la vigne ; depuis la fin du Moyen Age, leur nombre n'a pu que diminuer. Le fait est certain pour le Gard. Pour l'Hérault, on est obligé à plus de réserve. Mais, sans aucun doute, le choix des emplacements n'a pas été déterminé par des phénomènes récents.

Tout d'abord, dans l'intérieur, le lieu d'élection des établissements humains a été une ligne de hauteurs qui correspond géologiquenient au contact de deux formations. La a coustière » entre Montpellier et le Vidourle est jalonnée de villages; de même, la «coustière» de Nîmes. Dans les plaines qui pénètrent à l'intérieur de la garigue, les groupements ne s'établissent pas au centre, mais en bordure, sur les premières pentes : l'exemple de la Vannage est très caractéristique. Il y a à c(^la dv. multiples raisons. Raisons d'ordre (opographique : le village domine la plaine et la commande (Villevieillo au-dessus de Sommières, Grand-Gallargues, etc.). Raisons d'ordre hydrolo- gique : les sources sont plus abondantes. Raisons d'ordre écono- mique: la commune profile à la fois de la culture de la plaine et du

\. Le dictionnain' de riKioiKU-OiiuAM) inontionno, pour la plaine du liard, plus de 100 formes, lianioaux ou villajj^es disparus. Le xiv* et le xvi" sièrle marquent les deux étapes de la concentration.

422

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

parcours des troupeaux sur la garigue ; elle s'établit à la limite des deux parties de son domaine (plaine de Montbazin-Gigean).

Dans la plaine, la nappe phréatique est à peu de distance de la surface, les villages ont été construits sur les terrains d'ancienne consolidation, évitant les alluvions modernes encore aujourd'hui mal desséchées ^ Dans la plaine de Mauguio, tous les groupements

I

FiG. 2, Principaux groupements de population du Bas-Languedoc.

sont assis sur le Pliocène, soit en bordure, soit à l'intérieur de ses lobes (fig. 2). Entre Montpellier et Cette, le Pliocène, le Miocène supérieur, les alluvions anciennes sont également favorables aux établissements humains. Assez souvent, la topographie contribue à déterminer l'emplacement : au-dessus du marécage, une simple motte constituait une indication suffisante (par exemple à Vie et à Mauguio).

1. Comparer ces faits à ceux que l'on peut observer dans le Marais breton et dans le iMarais vendéen. Voir à ce propos la Carte géologique à 1 : 80 000, feuille 141 (Fontenay).

I

LA PLAINE DU BAS-LANGUEDOC. 4-23

Un fait de même ordre explique la position des groupements dans la vallée de l'Hérault : ils évitent le fond de la vallée et s'alignent avec une régularité remarquable sur la terrasse d'alluvions anciennes. Nulle part, peut-être, la disposition n'est plus caractéristique. Il en va de même dans la basse vallée de l'Orb.

La côte, par sa constitution, est peu favorable à l'homme. Nous ne parlerons pas des villes mortes du Golfe du Lion ni des événements qui ont amené leur décadence. Toutefois, le rivage de l'étang de Thau échappe aux mauvaises conditions du reste du littoral : Marseillan, Mèze, Bouzigues, Balaruc en fournissent la preuve.

La densité des groupements, dont il est difficile dans le cas présent de donner une expression numérique, prête à une remarque intéres- sante. Ils apparaissent extrêmement serrés les matériaux de construction abondent : au bord de la garigue (environs de Castries), la facilité de l'extraction des moellons du Burdigalien (m^-*) provoque leur multiplication.

Le plus souvent, les groupements ont une forte population. Dans la plaine et dans le Biterrois, 54 p. 100 environ des villages comptent plus de I 000 habitants ; vingt villages, au plus, n'atteignent pas 500. Beaucoup de simples communes, avec leur population de plus de 3 000 âmes, sont plus vivantes que bien des sous-préfectures de France. M'' Bobert, dans son étude sur la Bretagne, avait cru pouvoir limiter à ce chiffre le développement maximum des populations rurales; l'analyse des cas particuliers nous a montré l'insuffisance de cette évaluation dans le Bas-Languedoc. Peut-être, même, celle que nous avons adoptée pour la construction de notre carte (4 000 hab.) est-elle encore trop faible.

Ce trait accentue le relief du tableau démographique. Des popula- tions agricoles vivant d'une existence semi-urbaine, voilà un caractère assez peu fréquent et suffisant à lui seul pour distinguer une région.

D'autant que le Biterrois et la plaine présentent à cet égard une assez grande homogénéité. Une seule exception s'impose pour la ré- gion de Mauguio et de Lunel. On y compte 10 ou 1^2 groupements de faible importance. Anomalie curieuse, pour laquelle on ne trouve au- cune explication simple. D'une part, au pied de la garigue, la mul- tiplication des villages paraît être la raison déterminante de leur peti- tesse, en dépit du taux élevé de la densité de population. D'autre part, aux environs de Lunel, il faut prendre en considération un étal ancien qui s'est perpétué jusqu'à nos jours : toutes ces communes repré- sentent les anciennes « villetles » de la baronnie de Lunel, dont il est fait mention dans tous les textes depuis le Moyen Age: elles ont sub- sisté en dépit de la croissance des centres environnants.

L'afflux des populations à la suite de la reconstitution du vignoble a contribué à donner une vie nouvelle à la })lupart des groupements.

iU . GËOGRAPHIE REGIONALE.

Lunel, Milhaud-lès-Nîmes, Cazouls et Yilleneuve-lès-Béziers, habités par des ouvriers agricoles, des foudriers, des détartreurs, des com- .merçants en vins, doivent leurs progrès récents à ce phénomène.

La forme des agglomérations ne présente }>as un moindre intérêt, et son étude ajoute un caractère concret à toutes ces remarques plus ou moins fondées sur le dépouillement des statistiques. En règle géné- rale, les villages sont des amas de maisons étroitement serrées les unes auprès des autres, coupés de rues étroites et tortueuses dont la largeur ne dépasse guère 5 à 6 m. Aussi couvrent-ils une surface relativement faible, eu égard à leur population. Point de jardins devant les maisons, point de courtils derrière. Au centre est l'église, généralement fort ancienne, et, assez souvent, une tour. Beaucoup de villages possèdent des restes bien conservés d'enceintes fortifiées appartenant à la période romaine et à la période gothique^ Le plus souvent, le plan des agglomérations se ramène à ce schéma. On a l'impression d'une forme archaïque, qui s'est conservée bien que le contenu ait changé, car on trouve assez peu de constructions civiles antérieures à l'époque moderne. Rien ne sacrilie à nos besoins actuels de confort ou simplement d'hygiène, mais rien non plus ne trahit une adaptation à l'agriculture ou au climat.

L'impression s'accentue lorsqu'on visite certaines communes con* servant leur phj^sionomie originelle : par exemple, le noyau ancien de Lunel, celui de Sommières ou celui de Vie. Le passage voûté y subsiste encore, réduisant le domaine de l'air et de la lumière. Le type le plus parfait de ce mode de construction, à notre connaissance, est fourni par un village de la garigue, les Matelles, à 15 km. de Montpel- lier. C'est un pâté de pierres, l'on passe de cour en cour, sous des porches obscurs. Dans la plaine, la voûte disparaît généralement, les rues s'élargissent parfois un peu, mais le plan d'ensemble reste le même ; le passé lègue sa forme au présent. Donc, aucune adaptation agricole dans le plan type du village languedocien; on y reconnaît seulement l'influence des préoccupations défensives, aujourd'hui sans objet.

Cette simplicité s'altère sous l'aclion de conditions plus modernes. Prenons comme exemple Villeneuve-lès-Maguelonne, à quelques kilomètres de Montpellier, en face des ruines de l'antique cité épiscopale de Maguelonne. A l'extrémité Sud est l'église, au bout de la chaussée qui traverse l'étang; au chevet de l'église, quelques ruines indiquent le noyau primitif de la commune. Excentriquement à ce noyau se développe une seconde zone, rappelant le type que nous venons de décrire : maisons sans caractère, ruelles étroites et mstl

1. É. Bonnet, Antiquités et monuments du département de l'Hérault^ dans la Géographie générale du département de l'Hérault, III, fasc. (publication de la Çociété languedocienne de Géographie).

I

LA. PLAINE DU BAS-LANGUEDOC. 425

pavées. L'ensemble est entouré d'un boulevard circulaire. A l'extérieur

- s'étend une troisième zone, composée d'immeubles récents, hôtels

et caves plus largement espacés, d'une élégance un peu banale, mais

au moins assez vastes. Ces constructions tendent à s'allonger au bord

^de la route qui mène à la gare, située au Nord du village. Ainsi le

centre de gravité se déplace en même temps que la partie la plus

. récente du village montre des adaptations nouvelles.

Cette complication du type originel est fréquente dans la plaine. Elle s'est produite sous l'inlluence de la proximité d'une voie de communication, route ou chemin de fer. La nécessité d'avoir des constructions plus vastes pour loger le vin y a aussi contribué pour une part. Le plan de nombre de villages du Biterrois ne permet aucun doute sur la double cause du phénomène. A Vergèze (au pied de la coustière de Nîmes), les constructions s'ordonnent sur deux rues parallèles dirigées vers la station. Toutefois, dans la plaine d'Aimar- gues, la forme des villages est beaucoup moins caractéristique que dans le reste de la région.

On peut ajouter une autre remarque, simple corollaire des précé- dentes. Les villages allongés au bord des routes sont très rares dans -le Bas-Languedoc. On sait combien cette forme est caractéristique des groupements de certaines parties de la France. Il est tout juste possible d'en citer deux répondant à un pareil type entre l'Aude et le Rhône : Milhaud et Uchaud, au pied de la coustière de Nîmes. Leur population se compose surtout de commerçants en vins. Tous les autres villages appartiennent au tj^Dc originel.

Dans l'ensemble, si l'on voulait quitter le domaine des faits cer- tains et des interprétations incontestables pour chercher un supplé- ment d'explication dans fa psychologie des habitants, il serait aisé, sans doute, d'établir que la prépondérance des agglomérations et leur forme présentent un caractère de nécessité pour une race sociable et qui garde de nos jours une vie municipale extrêmement active.

Il nous suftit d'avoir marqué dans le plan général l'importance du reliquat historique, et dans les modifications récentes une double adaptation à la vie moderne.

L'habitation*. L'étude de l'habitation est la partie la plus délicate de notre tâche. Au premier coup d'œil, il semble diflicile de dégager les faits susceptibles d'interprélalion géographique. M' de Saporta parle -de ^ l'aspect singulièrement uniforme, d'élégance banale, des villages de la plaine ». Gela se conçoit. D'une part, les habitations disséminées sont rares. Le « mas » isolé, si fréquent autour des

1. Cotte étude nous a été facilitéo par les ronseignemonts (]uo nous ont fournis les élèves-maîtres de rKcule Normale -de Montpellier. . 2. .\rt. cité, p. 885.

426 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

grandes villes, ne l'est pas dans la plaine. Il se rencontre surtout au centre des grandes exploitations. On pourrait se faire illusion en étu- diant la carte au 80 000'^ des environs d'Aigues-Mortes, toute semée de nombreux points noirs. Ceux-ci marquent l'emplacement d'une cave au milieu des vignes ou d'un bâtiment destiné à serrer les outils, non d'une habitation.

Aussi ne devons-nous pas nous attendre à trouver le type moyen à l'état pur. Il est contrarié dans son développement par des conditions de mitoyenneté, qui ne lui laissent jamais toute son ampleur. D'autre part, les adaptations varient avec le régime de la propriété, qui n'est pas le même dans toute la plaine. Elles atteignent leur plus haut point de perfection dans le cas il s'agit de grands domaines constitués sur des terres autrefois incultes (marais et sables de la plaine d'Aigues- Mortes et du cordon littoral).

Enfin, dans un pays les matériaux de construction ne sont jamais très éloignés et sont à peu près partout les mêmes, l'appareil ne présente pas de grosses différences. Le calcaire moellon et la tuile jouent un rôle essentiel dans la construction ; la brique intervient à titre secondaire. L'habitation en dalles schisteuses, posées à plat les unes sur les autres, n'apparaît qu'en pays cévenol. Quant aux construc- tions par assises alternantes de briques et de cailloux roulés, elles sont localisées sur le plateau de Saint-Gilles. Il faut traverser toute la plaine pour les retrouver en Roussillon.

L'analyse est donc délicate, mais elle n'est pas impossible. Les parties anciennes des villages languedociens justifient l'appréciation de M'" de Saporta. Des maisons d'un type uniforme, à un ou deux étages, avec une ou deux pièces sur chaque palier, une porte étroite voilée par la moustiquaire, et rien de plus. La demeure est aussi peu rurale que possible. Les caves, d'ailleurs exiguës, les écuries, quand il y en a, se réfugient par derrière, dans des cours infectes. C'est le logement habituel des ouvriers agricoles non propriétaires. L'absence d'adaptation est visible.

Les maisons édifiées au cours du siècle dernier, surtout dans la partie excentrique des villages, sont bien différentes. Construites durant la période comprise entre 1840 et 1860, date de la première expansion du vignoble, ou en 1887, date moyenne de la reconstitution, elles présentent des types analogues.

Prenons comme exemple, dans le Biterrois, une habitation corres- pondant à une petite ou à une moyenne exploitation, soit environ 3 ha. à 3 ha. 1/2. Nous n'adopterons pas comme rendement le chiffre officiel de 67 hl. à l'hectare (1904) : il nous paraît manifestement inférieur à la réalité dans cette partie de la région. Sans doute, l'amplitude de l'oscillation est énorme et rend difficile toute évaluation. Mais on peut, semble-t-il, pour fixer les idées, s'arrêter au chiffre moyen de 80 hl.

I

I

LA PLAINE DU BAS-LANGUEDOC. 427

Or, une pareille récolte nécessite l'emploi de trois foudres dans une petite exploitation non munie d'une cuve en ciment.

Ces conditions posées, voici le schéma de la maison. Au rez-de- chaussée, un grand portail, une porte et une fenêtre. Le grand portail, cintré ou muni de glissières, donne accès dans la cave. Celle-ci con- tient les foudres et le matériel vinaire et occupe la moitié de la super- ficie du plan. La porte de la façade s'ouvre dans la cuisine; les chambres sont au premier étage. Il arrive naturellement que la cave envahisse tout le rez-de-chaussée ; alors la maison se surélève d'un étage. L'emplacement de l'écurie est très variable. Lorsque la cave est assez vaste, on en aménage un coin pour le cheval ; sinon, on construit sur le côté un bâtiment annexe, ou bien on loue une écurie séparée sur un point quelconque du village. Comme il y a assez souvent un porc, on lui bâtit une cahute au pignon. Le tas de fagots reste sans couverture devant la maison.

Les habitations étant le plus souvent accolées à d'autres le long d'une rue, il est difficile de rien dire de leur orientation. Si on le peut, on évite l'orientation au Nord, à cause du vent. Il va de soi que le toit à angle très ouvert, presque plat, est de rigueur sous ce climat.

On voit ici comment la maison s'adapte aux nécessités agricoles. A l'Est de Montpellier, cette adaptation diffère un peu. Prenons comme exemple une maison de Baillargues, dont le propriétaire est à la tête de 2 hectares de vignes. Sur la route nationale, la façade présente la même disposition que plus haut. Seulement le portail donne entrée, non dans la cave, mais dans un passage voûté servant de hangar. Ce passage s'ouvre lui-même sur une cour carrée, au fond de laquelle est la cave à vin. Ce type est plus différencié que le précédent, car le matériel vinaire n'est plus dans la maison proprement dite ; il est aussi plus élastique, car la récolte peut augmenter sans que la cave soit encombrée, puisqu'on peut l'agrandir sans inconvénient, 11 est très général dans la plaine de Marsillargues, précisément la vigne atteint son rendement maximum.

L'importance de cette dernière adaptation est soulignée par un fait significatif, qui montre sa supériorité sur la première. Dans le Biterrois, à la suite de l'augmentation des rendements, les moyens propriétaires ont arriver à construire leurs caves hors du village. Il y a séparation complète dans ce cas entre l'habitation et le bâtiment agricole : d'où i)erte de temps, incommodités de toutes sortes.

Une légère modification s'introduit dans la région l'on fait l'expédition du raisin. A Cignac (vallée de l'Hérault), centre de trafic important, la cave, qui occupe tout le rez-de-chaussée, se divise, < I la partie la plus importante sert de magasin. La cueilhMIc (h^s raisins fournit un sui)plément de ressources important aux propriélaires. Pen- dant plusieurs mois de l'année, elle attire les habilanls di^s villages de

428 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

lagarigue voisine, qui viennent travailler chaque jour dans la plaine.

Il n'est pas sans intérêt d'examiner maintenant les bâtiments d'une exploitation plus importante : 70 hectares environ, cultivés par l'in- termédiaire d'un régisseur gérant. Nous ne décrirons pas. Nous ferons seulement remarquer l'incohérence de l'ensemble. De 1784 à nos jours, on n'a cessé de juxtaposer les bâtiments à mesure que le maté- riel vinaire se compliquait. Enfin, toute la partie appelée « ramoné- tage » est adaptée au mode spécial d'organisation du travail par équipes, ou « colles », sous la direction d'un contremaître chargé de la nourriture à forfait, et appelé « bail », « païré » ou « ramonet » selon les régions. M'" de Saporta a parfaitement exposé tous les détails de cette organisation.

Pour achever l'étude de l'habitation dans la plaine viticole, il faut au moins mentionner les grandes installations modernes, comme les Salins de Villeroy ou comme les celliers des vignobles de Jarras, près d'Aigues-Mortes. Mais ici la production et la manipulation des vins deviennent une industrie extrêmement complexe, avec un matériel perfectionné : dans les vignes, voies Decauville; à l'intérieur des bâti- ments, grandes cuves en ciment, moteurs à vapeur, etc. L'exploita- tion est dirigée non plus par des contremaîtres du pays ou des régis- seurs, mais par des ingénieurs (Compagnie des Salins du Midi). Ces faits échappent un peu à la prise du géographe.

Mais il doit s'arrêter devant un type de construction tout à fait particulier à la zone littorale : les « cabanes ». L'emploi du mot pour désigner les lieux-dits est fréquent dans toute la région, mais il ne conserve sa pleine valeur que sur le bord de la mer^ La « cabane » ailleurs la « bordigue » - est une construction en roseaux ou en paille, dont l'assemblage se fait au moyen de fils de fer. Ce sont des habitations très primitives, semées au long des canaux ou au bord des étangs. Toute une population de pêcheurs et de saulniers y trouve abri. On ne peut s'empêcher de les rapprocher des demeures aussi précaires des « huttiers » ou « cabaniers » du Marais poitevin.

Comment les expliquer? Les considérations archéologiques sem- blent bien fragiles. Mais quelques faits géographiques sont certains. D'abord, l'éloignement des matériaux solides et la nécessité de s'éta- blir sur un sol mouvant militent en faveur de constructions légères, d'où la pierre est bannie, et pour lesquelles on emploie seulement les roseaux du marais voisin. Ensuite, le toit de chaume maintient à l'in- térieur une température peu variable.

Nous avons tenu à fixer ce type, non pas à cause de son impor-

i. Dans le Gard, Germer-Durand mentionne vingt lieux-dits portant la déno- mination de « Cabane », sans compter les dérivés. Sept sont accompagnés d'un adjectif ou suivis d'un déterminatif; cinq de ces derniers sont dans la plaine.

2. Catalan : bordiriol.

LA PLAINE DU BAS-LANGUEDOC. 429

tance numérique, mais parce qu'il est en voie de disparition. De plus en plus, la construction quadrangulaire en briques on en moellons avec une couverture de tuiles tend à s'y substituer. La couche de crépi qui recouvre les murs est badigeonnée en bleu ou en rouge, avec une bordure blanche. Ornementation criarde, convenant tout à fait au goût des mariniers ; elle choque peu sous ce soleil.

Conclusion. Nous pouvons maintenant définir le type anthropo- géographique de la plaine languedocienne. Des conditions historiques complexes ont réglé les rapports des populations disséminées et des populations agglomérées. Les transformations récentes de l'économie rurale ont accentué le caractère semi-urbain de la vie dans la région ; l'augmentation de la densité, actuellement très élevée, s'est en effet traduite par l'accroissement des chefs-lieux de communes. En même temps, les constructions nouvelles marquaient une adaptation de plus en plus étroite aux conditions d'exploitation. Le terme ultime de cette évolution se trouve dans les bâtiments d'exploitation des grands domaines, qui sont de véritables usines. Cependant, tandis que les vestiges de l'ancienne vie agricole, reposant sur la polyculture, devenaient de plus en plus difficiles à distinguer, l'antique vie littorale se maintenait, -s'exprimant à la fois par l'emplacement de quelques groupements et par la persistance d'un type de construction.

Le complément nécessaire de cette étude serait fourni par des con- sidérations sur les conditions géographiques de la vie urbaine. Mais sur ce point, l'enquête sera facile, car les matériaux sont abondants et presque à pied d'œuvre.

Maximilien Sorre,

Professeur à l'École Normale de Montpellier.

430 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

CONTRIBUTION A LA GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TONKIN

FEUILLES DE THAT-KHÉ, DE PHO-BINH-GIA ET DE LOUNG-TCHÉOUJ

(Carte, Pl. XII)

La région étudiée, d'une superficie d'environ 10 000 kmq., com- prend les feuilles de That-Khé, de Pho-Binh-Gia et la partie tonki- noise de la feuille de Loung-Tchéou de la Carte topographique du Tonkinà 1 : 100 000; elle empiète également sur les feuilles de Bac- Ken, de Tuyen-Quang et de Bac-Ninh (fig. 1). Seize mois d'observa- tions, sept mille kilomètres d'itinéraires, la découverte et la prospec- tion de soixante gîtes fossilifères m'ont permis d'en reconstituer l'histoire géologique dans ses grandes lignes.

D'une hauteur moyenne de 600 m., ce territoire est traversé dia- gonalement (NW-SE) par la crête séparant les eaux du Fleuve Rouge de celles du Si-Kiang. Au Sud, ses dernières pentes viennent tomber en falaises sur la plaine deltaïque tonkinoise, qui débute par des alti- tudes de 20 à 30 m. Des masses calcaires très puissantes, identiques à celles qui ont été signalées dans la baie d'A-Long, au Yun-nan, au Laos et dans les provinces du Sud de la Chine, constituent un de ses traits caractéristiques.

Ayant déjà fait connaître ailleurs la stratigraphie du Haut-Tonkin S

je me bornerai à en rappeler ici les traits principaux. A la base, on

trouve une série très puissante, d'âge inconnu, que j'ai proposé de

désigner sous le nom de « système X », et qui débute par une brèche

à éléments de jaspe et de quartzite vivement colorés; cette brèche est

surmontée de schistes et de grès, se succédant sur une épaisseur de

5000 à 6 000 m., dans lesquels j'ai pu distinguer plusieurs niveaux

très constants. Au-dessus vient en trangression un ensemble silurien-

dévonien : schistes à Spirifer, calcschistes dont les faunes ont des

affinités avec les dépôts synchroniques de la Chine et des États-Unis,

calcaires bleus avec enclaves schisteuses, etc. Enfin se présente, en

discordance, la grande masse des calcaires clairs d'âge permo-carboni-

1 Cap^ G. Zeil, Contribution à l'étude géologique du Uaul-Tonkin [Mém.. Soc. Géoi- de Fr., série, I, Mémoire, 3.] Paris, 1907. ln-4, 20 p., 13 fig., 1 pl. carte géol. àl : SÔOOOO, 1 pl. coupes.

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TONKIN.

431

fère, épais de 400 à 500 m., qui jouent un si grand rôle dans l'oro- graphie de la région. Le Trias, transgressif, le « terrain rouge » (postérieur au Rhétien) spécial à l'Indo-Chine et le Tertiaire lacustre n'ont, par contre, que peu d'importance quant à leur extension super- ficielle.

A ces matériaux sédimentaires il faut joindre des matériaux érup-

Echelle

5 000 000

Direction desFJis Bégion étudiée

Fui. 1. Taljlcau d'assemblage des leuilles de la Carte topograpiiiquo du Tonkiii à 1 : 100 000.

tifs : granité et microgranite. L'état des terrains métamorphisés au contact du granité du Phia-Bioc permet de fixer la mise en place de cette roche entre le Silurien-Dévonien métamorphisé et le Permo-Car- bonifère non niélamorphisé, c'est-à-dire à Tépociue carbonilerienne, lors des mouvemenls hercyniens. Ces mouvements se sont propagés vers l'E suivant une direction incurvée: direction N-S au contre de la région considérée (lig. ^2), et s'inlléchissant vers l'W lanl au Nord qu'au Sud de la môme région. D'autr(^ part, les relations d«^s plisse- ments et des l'ailles du Tertiaire lacustre de That-Khé avec les dis- locations ayant facilité la montée^ du microgranite peiiuolti^nl de

t32

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

considérer celle montée comme postérieure au dépôt de ces couches et comme le contre-coup des plissemenls himalayons.

La série des événements qui constituent l'histoire de la région étudiée se divise en plusieurs cycles, comprenant chacun deux

1 000 COQ

PiG. 2. Croquis tectonique des feuilles do Tliat-Khé et de Pho-Binh-Gria. A, Phan-Ngame ; B, Dong-Khé ; C, Kim-Hi ; D, Xuan-Xa; E, Bac-Son. 1, directrice 2, anticlinal; 3, synclinal ; 4, faille; 5, lèvre affaissée ;, G, zone basculée; 7, microgranite ; 8, granité.

phases : l"" celle de la construction : dépôt sédimentaire, régression, mouvements tectoniques et afflux éruptifs intermittents; celle de la destruction : érosion, pénéplaine plus ou moins achevée, transgression. La mer du système X dépose d'abord les éléments bréchoïdes d'un rivage démantelé; puis, s'approfondissant, elle accumule les cinq à six mille mètres de sédiments de l'assise des schistes et grès inférieurs. Sa profondeur diminuant, grès, grès calcifères et cale- schistes se succèdent dans la série des assises. Puis commence un

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TONKIN. 433

mouvement positif, et l'érosion se met à l'œuvre ; avec la pénéplaine résultante et la transgression qui la suit se termine le premier cycle connu dans la région.

Le mouvement négatif va nous donner des dépots d'abord schis- teux (schistes à Spirifer), puis la série des calcschisles du Dévonien I et probablement aussi les assises du Dévonien II et III, non signalées dans la région, mais connues sur d'autres points de l'Indo-Chine.

Nouvelle régression, accompagnée de plissements intenses (syn- clinaux couchés de Na-Ton, du Song-Cau, etc.), contemporains des mouvements hercyniens. Pendant le développement de ces plis, l'érosion survient; il se produit alors une seconde pénéplaine et une transgression presque immédiate. C'est la fm du deuxième cycle et le commencement du troisième, avec le dépôt du calcaire permo-carbo- nifère (Carbonifère III, Permien I et peut-être II). Ce calcaire va recou- vrir en discordance le Silurien-Dévonien, voire même le système X apparaissant en taches à la surface de la pénéplaine émergée.

Vient un mouvement positif, et le Permo-Garbonifère à son tour est la proie de l'érosion. Toutefois, à partir de ce moment jusqu'au dépôt du « terrain rouge » inclus, les stades de régression et de trans- gression vont se succéder si rapidement que l'œuvre de l'érosion sera relativement faible. En effet, le Trias et le « terrain rouge » reposent transgressivement sur les terrains sous-jacents; il faut également ajouter à cette série précipitée de cycles la transgression du Rhé- tien, que l'on ne trouve pas dans la région étudiée, mais que l'on constate près de là, sur la feuille de An-Chau.

Si de la régression du « terrain rouge » à nos jours la mer paraît avoir cessé ses incursions, en revanche le sol s'est en partie affaissé, et cet affaissement a été parfois accompagné de plissements conco- mitants, qui ont affecté le Permo-Carbonifère, le Trias, le « terrain rouge » et le Tertiaire lacustre de That-Khé.

Dans l'enchaînement des faits ci-dessus, les plissements hercy- niens et les dislocations himalayennes ont joué un rôle capital, et leurs résultats tectoniques sont encore aujourd'hui les fondements principaux de l'architecture étudiée.

Des fondements de l'œuvre maintenant connus, nous pouvons passer à l'étude sculpturale de sa façade.

Ce (jui frappe à la vue de cette façade *, c'est la carapace calcaire qui s'étale à sa surface. Cette carapace affecte différents faciès topo- graphiques : V le faciès des masses calcaires : région du Bac-Son, de Xuan-Xa et du Kim-IIi; 2^ le faciès des alignements calcaires : aligne- ments de Din(»-Ca vi de Tong-Noc; 3*^ le faciès des témoins calcaires :

1. Voir les feuilles de la Carie topographique à 1 : 100 000, éditée par le Service Géograplii(iue de l'Indo-Gliine.

ANN. DE r.KOG. XVl" ANNKF. 28

434 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

casiers de Ngan-Son et de Dong-Khé, régions du Coc-Xo et de Na-Bor.

Entre ces faciès calcaires s'intercalent ceux de la broche, des schistes et grès inférieurs, des schistes et grès supérieurs, du Trias, du « terrain rouge », du Tertiaire lacustre, du granité et du micro- granite. L'étude de chacun de ces faciès nous montrera que les formes extérieures dérivent des formes du soubassement, dont elles consti- tuent le prolongement ou, pour mieux dire, la superstructure.

Masses calcaires. Ces masses, qui sont toujours abritées du manteau de calcaire permo-carbonifère, doivent en partie leur conser- vation au peu d'amplitude des plis de ce manteau. Elles la doivent €o-alement à leur altitude, fréquemment inférieure à celle des masses schisto-gréseuses ou éruptives qui les enveloppent : elles sont en effet entourées, sur deux ou trois côtés de leur périphérie polygo- nale, de terrains géographiquement supérieurs, bien que géologique- ment inférieurs et toujours en contact anormal (fig. 3).

Le peu d'amplitude de leurs plis et leur situation géographique plaident en faveur de leur affaissement en masse; mais nous devons dire que, au cours de nos deux campagnes, nous n'avons jamais vu de casiers complètement effondrés. Ce que nous avons vu, ce sont des écailles de la lithosphère, ayant plus ou moins pivoté autour d'une racine restée attenante. Dans la masse de Xuan-Xa, la racine est à l'W, la faille à TE et au N; dans celle du Kim-Hi (843 m.), la racine est à rW, la faille au N, à l'E et au S; dans celle du Bac-Son^, la racine flexurée forme au SE la muraille de Than-Moï, alors que la faille est au NE, au NW et au SE. Dans le casier de Dong-Khé, qui participe à la fois aux deux faciès des masses et des témoins calcaires, la racine est au NE, la faille au SW et au S.

C'est le mouvement de bascule de ces écailles qui, par contre- poids, aurait produit la montée du microgranite et son injection tantôt en filons, tantôt en laccolithes dans les terrains bordant la faille. La situation des racines sur la périphérie externe des masses bas- culées et celle des failles sur la périphérie interne expliqueraient naturellement l'accumulation microgranitique au centre de ces masses. D'autre part, il est intéressant de remarquer qu'aux grandes masses du Bac-Son et de Dong-Khé correspondent de grandes venues érup- tives, alors qu'aux masses basculées de moindre étendue correspon- dent simplement des filons ou des pointements peu importants.

Lors du mouvement de bascule, qui ne s'est fait sentir ni brusque- ment, ni uniformément, des diaclases secondaires ont tailladé la masse s'affaissant parallèlement à la racine, tout comme se craquelle

1. Cette région est officiellement nommée Gai-Kinh; c'est une appellation in- connue des indigènes; ceux-ci la désignent du nom de Bac-Son, qui est celui de la division administrative qui la contient. Le nom de Gaï-Kinh était celui d'un petit chef de bande qui fut tué dans la région au moment de la répression de la piraterie.

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT^TOiNKIN.

435

extérieurement, et normalement à la direction du ploiement, une lame semi-rigide que l'on ploie. Ces diaclases, devenues la proie des eaux vives, ont été la cause première des grands couloirs qui jalonnent les masses calcaires étudiées : couloirs de Tuong-Noung dans la masse de Xuan-Xa, couloirs de Tran-Lang et de Hou-Len dans celle du Bac- Son. Points faibles de la masse s'alîaissant, ces diaclases ont permis la montée de la roche éruptive : pitons microgranitiques de Len-Ka et de Hou-Len; filons de même nature au N de Na-Lan et au S de Tri-Lé, etc.

Parfois la roche éruptive, emprisonnée dans les concavités des sédiments en voie de descente, a donné lieu à des intumescences que l'érosion nous montrera ultérieurement (sommets microgranitiques au NE de Yan-Linh, dans la masse du Bac-Son). L'étude des roches

K -7 kilcinètres k.

t I

CaoKiem ^ noc. B't

NW

sw

FiG. 3. La face SW du Cao-Kiem, vue du Cao-Kêo. (Extrait du carnet topographique du lieutenant Charpentier.)

Mg, Microgranite ; S, Schistes et grès inférieurs du système X; SD, calcschistcs du Silu- rien-Dévonien; PC, calcaire massif du Pcrmo-Carbonifère ; Al, alluvions.

sédimentaires encaissant ces protubérances éruptives fait songer à un soulèvement de leurs strates, alors qu'en réalité le manteau sédi- mentaire s'est en ({uelque sorte moulé sur la masse microgranititiue. Si l'érosion n'atteint pas le magma comprimé, nous aurons, comme dans la « fenêtre » de Mo-Nhaï, des terrains du système X et du Silurien-Dévonien formant dôme au milieu du calcaire permo-carbo- nifère; le même phénomène s'observe dans la région de Na-Bor, les assises supérieures du système X sont littéralement calottéos i);ir les assises du Silurien-Dévonien.

Dans les contacts anormaux, la solution de continuité facililant la montée du magma refoulé, celui-ci a non seulement rompH la faille, mais encore a pénétré dans les terrains avoisinant cet(<^ dernière tantôt entre les strates d'un même terrain : laccolithe du Cao-Sam-Tani:- (1020 m., magma refoulé vers le Sud par le moiivomeiit d(^ l)asciilo du casier de Dong-Khé), laccolithe du Cao-Pien ^ll)i:i m., magma refoulé vers le Nord i)ar le mouvement de bascule du Bac-Son)';

1. Ces deux laccolitlies se rejoignent d'ailleurs à Van-Mit.

436 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

tantôt entre deux terrains difTérents : filons de Na-Po entre le sys- tème X et le Silurien-Dévonien.

Aujourd'hui décapées des terrains qui les recouvraient, les masses du Permo-Carbonifère se présentent sous forme d'amoncellements calcaires à soubassement massif, domine par les aiguilles, les pitons, les tours et les pyramides qu'ont sculptés les eaux vives. Le soubas- sement est formé à la fois par le Permo-Carbonifère et le Silurien- Dévonien; le premier reposant presque horizontalement sur les strates très redressées du second, celles-ci, composées de calcaire et de schiste en lits de faible épaisseur, deviennent la proie des eaux d'infiltration, s'altèrent et se délitent, et leurs débris sont entraînés dans les artères souterraines du bassin que recouvre chacune des masses calcaires. Privé de support, le Permo-Carbonifère s'effondre ou se diaclase. Effondrements et diaclases attaqués par l'érosion donnent alors : les premiers des cirques fermés, les secondes des couloirs également fermés qui découpent à l'emporte-pièce les masses du Bac-Son, du Kim-Hi et de Xuan-Xa.

Le Bac-Son, à cheval sur la ligne séparant les eaux du Fleuve- Rouge de celles du Si-Kiang, recouvre deux têtes de bassins hydrogra- phiques à éléments coulant tantôt à ciel ouvert, tantôt souterraine- ment. Un coup d'oeil sur la carte réduite qui accompagne cette étude (pi. XII) montre Tenchevêtrement de ces deux bassins et l'indécision de leur modelé topographique, conséquence naturelle d'un travail sculptural presque entièrement consacré au réseau souterrain. A la saison des pluies (mai à octobre) \ les fissures et couloirs ne per- mettant que lentement l'évacuation des eaux reçues, celles-ci inondent les cirques et les couloirs que traversent les rivières, et rendent diffi- cile et même dangereux le parcours des sentiers qui, dans le Bac-Son, vont toujours de cirque en cirque.

Parmi les nombreuses grottes trouant la région, citons celles de Pho-Binh-Gia (5 à 6 km. de longueur), de Hung-Giao et de Hung-Ba dans la masse du Bac-Son; celles de Po-Ma et du « Trou sans fond » dans le casier de Dong-Khé.

En terminant l'énumération des traits qui caractérisent les masses calcaires, ajoutons qu'elles sont couvertes d'une végétation rabougrie, facilitant l'ascension de leurs sommets, mais gênant beaucoup les observations topographiques et géologiques.

Alignements calcaires. Ces alignements représentent les derniers vestiges de plis pinces. Celui de Dine-Ca, qui couvre le flanc Sud de la chaîne microgranitique du Cao-Kiem, est composé de calcaire permo- carbonifére et des divers calcschistes du Silurien-Dévonien. Le Permo- Carbonifère forme un synclinal, emboîté en discordance dans un

1. Chute annuelle : 2", 50 à 3 m. à Pho-Binh-Gia; 1"\60 à Hanoï.

I

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HÂUT-TONKIN. 437

synclinal silurien-dévonien. Ces deux synclinaux superposés se ter- minent à rw en pointe, et même par faille, entre les grès du Lang- Hit au N et le terrain rouge de Thaï-Nguyen au S. A l'E, le synclinal permo-carbonifère s'évase et vient se confondre avec la masse peu dérangée du Bac-Son; c'est plutôt une fronce qu'un pli.

Dans le couloir de Dine-Ca, le Silurien-Dévonien est arasé ; seul le calcaire permo-carbonifère forme la muraille qui domine le couloir au N. Cette muraille est traversée par les eaux qui tombent sur le flanc méridional du Cao-Kiem (1 106 m.) et que collecte le Sung-Rung. L'un des cours souterrains, la rivière de Boum, a accumulé au pied de la muraille calcaire un cône de déjections considérable, essentielle- ment composé de galets granitiques; c'est une bizarrerie sculptu- rale qui mérite d'être signalée (fig. i).

L'alignement de Tong-Noc, qui naît aussi d'une masse calcaire, celle de Xuan-Xa, s'échappe de la feuille de Pho-Binh-Gia pour péné- trer sur celle de That-Khé et s'éteindre brusquement par buttée contre la faille de Na-Ché. Les calcaires qui le constituent appartiennent à la fois au Permo-Carbonifère et au Silurien-Dévonien. Ce dernier forme le synclinal couché de Na-Ton, dont les strates redressées supportent en discordance les témoins d'un synclinal permo-carbonifère ; ici l'on voit encore les mouvements himalayens emprunter la direction des plissements hercyniens.

Poussée vers l'E, la marée hercynienne est venue butter contre l'arête bréchoïde Ban-Tiane (800m.) Éléphant (1 192 m.) Cao-Hao (887 m.), qui constitue en quelque sorte l'épine dorsale de la région étudiée. Cette arête formant écueil a fait naître le synclinal couché de Na-Ton; ce pli n'est pas parallèle à la traînée bréchoïde, mais, suivant la masse de celle-ci, il s'en écarte ou s'en éloigne. En face de l'Éléphant, l'épaisseur est très forte, le synclinal s'éloigne et s'incurve; au contraire, au N du Cao-IIao, l'épaisseur est moindre, il se rapproche et couvre même le flanc W de la brèche.

Sur la rive droite du Song-Na-Ri, du Nui-Bon au Cao-Ilao, des ma- melons calcaréo-gréseux masquent en partie les calcschisles et le calcaire bleu dus ynclinal couché; complètement dénudés, ces mame- lons triasiques font contraste avec les crêtes forestières de la rive gauche, (\u\ ap})artiennent aux schistes et grès inférieurs du sys- tème X. Au N du Nui-Bon, dégagés du Trias (ju'a enlevé l'érosion, les deux flancs du synclinal, i)arfois surmontés de Permo-Carbonifère, forment deux falaises entre lesquelles serpcMih^ lo sentier de Na-Ri à Yen-Lac. Plus à l'W. parallèlement au synclinal, le cours du Song- Na-Ri se déveh)ppc dans h:s schistes et grès du système \, formant une vallée à relief inversé. Les eaux descendant du flanc W de l'Éléphant, (pii s'écoulaient primitivement vers le N et parallèlement à la falaise E, sc^ rendent maintenant au Song-Na-Bi par dos cluses

438

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

tranchant les deux falaises (cluses de Cu-Lé et de Yen-Lac). Ces cluses sont dues à des cassures transversales, parfois accompagnées de décrochement, avec afflux microgranitique.

Sur la rive gauche du Song-Bac-Giang, de Yen-Lac au confluent du Song-Na-Ri, ainsi que sur la rive gauche de celte rivière, deux autres alignements calcaires courent parallèlement au synclinal couché de Na-Ton : ce sont les témoins du synclinal de Ban-San, dont les deux lèvres calcaires (Silurien-Dévonien) dominent, l'une, la vallée du Song- Na-Ri, l'autre, la masse basculée du Kim-Hi et la fosse de Ban-Laï. La partie Sud de ce synclinal est masquée par l'îlot triasique de Na-

d Jalomètres

^^ Synclinal hercynien -^

C^-^^ Synclinal b^rtiaire ^ -^p

\

\

S00\

FiG. 4. Coupe schématique de la vallée de Dine-Ca.

S2, schistes et grès inférieurs du système X; G, grès de l'assise 3 du système X; SD, Silurien-Dévonien; PC, Permo-Carbonifère f Mg, microgranite ; M, cône de déjections com- posé de galets microgranitiques; AB, S3nclinal hercynien, recouvert par un synclinal tertiaire discordant CD.

Tack. Sa partie Nord, qui forme le plateau de Ban-San, est séparée de la partie centrale par la vallée de Na-Yett, que suit le Song-Bac- Giang. En amont de Na-Yett, à Luong-Tuong, venant du N, le fleuve coule d'abord dans la faille séparant les schistes du système X des calcaires du Kim-Hi, puis, quittant cette faille, il traverse l'angle NE des calcaires. Cette anomalie géographique est née d'une cassure transversale à la direction des strates, qui entaille à la fois le Silu- rien-Dévonien à Na-Yett et le Permo-Carbonifère à Luong-Tuong et au col du Kim-Hi (843 m.).

Nous avons dit que le Silurien-Dévonien de l'alignement de Tong- Noc se terminait par buttée anormale contre les schistes de Na-Ché (système X). Ce Silurien-Dévonien s'est donc affaissé ; d'autre part, le Permo-Carbonifère de Kim-Hi est, à l'E, en contact anormal avec le même Silurien-Dévonien; cela montre bien, comme nous le disions

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TONKIN. ^39

plus haut, que les mouvements de bascule n'ont pas été uniformes et que, par suite, certains casiers ont joué plus que d'autres.

Témoins calcaires. a) Région du Coc-Xo. Comme type du faciès des témoins calcaires, nous étudierons la région du Coc-Xo. Elle s'étend entre les parallèles de Cho-Moï au S et de Luong-Tuon^ au N, le pli couché du Song-Cau à l'W et le synclinal de Ban-San à l'E. Ainsi définie, la région englobe la masse du Kim-Hi et la fosse de Ban-Laï; celle-ci, en partie décapée du calcaire permo-carbonifère, n'est que le prolongement de l'affaissement du Kim-Hi, limité au S par le parallèle de Ban-Laï.

Lorsque, dans la région du Goc-Xo, on cherche à noter en détail la direction des plis, on s'aperçoit que le problème est fort difficile : toutes les directions s'y croisent, les diaclases y sont la règle, et, d'autre part, ce que j'appelle le phénomène de la cloche sédiment aire y est très fréquent. C'est un massif schisto-gréseux, calotte par les- bancs des calcschistes dévoniens; on comprend aisément que la tan- gente horizontale à l'un quelconque des points de la périphérie de ces cloches ait une direction divergente par rapport à la tangente prise un peu plus loin (fig. 5).

Nous ne pouvons attribuer cette stratigraphie fermée qu'à la pré- sence d'un magma interne comprimé, qui donnerait ici en petit les dômes d'affaissement que nous avons déjà signalés au milieu des masses calcaires du Permo-Carbonifère ; c'est une hypothèse à vérifier. Nous devons ajouter que la présence de plis secondaires, orthogo- naux aux plissements principaux orientés N-S, contribue également à compliquer le problème de la direction. Ce n'est qu'en généralisant, c'est-à-dire en ascensionnant les sommets qui permettent des vues panoramiques, que l'on découvre la direction générale, qui est à peu près parallèle à l'alignement de Tong-Noc.

Des plis conjugués, des diaclases, des cloches sédimentaircs et des mouvements de bascule tertiaires, résulte l'aspect chaotique de la région ; ces divers facteurs expliquent la marche zigzagante de la ligne de partage des eaux, surtout dans la partie Sud, et l'allure tour- mentée des diverses assises de la façade sculpturale. Grosso modo, c'est un plateau à lianes rapides, profondément découpé par les eaux, le calcaire bleu, les calcschistes et les schistes à Spirifer occu- pent indifîéremment les sommets ou les thalwegs. La géologie détaillée d'une telle région, c'est-à-dire la délimitation sur le terrain des diverses assises, exigerait des années et le concours de plusieurs géologues.

Le plateau qui nous occupe est un vaste anticlinal, à corde moyen- nement tendue, anticlinal hercynien précédant le synclinal do Ban- San et dérivant du synclinal couché du Song-Cau. Cet anticlinal englobe une série innombrable de plis à faibles dimensions, contem- porains des dislocations tertiaires. Sauf au Kim-lli et à Ban-Laï, dans

uo

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

la région du Coc-Xo, on n'y trouve que rarement des vestiges du Permo-Carbonifère. Géographiquement, la région est d'un parcours fort difficile ; la plupart des sentiers qui la sillonnent suivent les cours d'eau et franchissent par de véritables escaliers la crête sépa- rant le bassin du Song-Cau de celui du Song-Bac-Giang.

b) Casier de Ngan-Son. Bien qu'en relation structurale avec la région du Goc-Xo, le casier de Ngan-Son en diffère par quelques points qui méritent une description particulière. Primitivement, il prolon- geait l'anticlinal du Coc-Xo, et ses plis, s'incurvant vers l'W, cou-

FiG. 5. La cloche sédimcntaire de Ban-Mec. (Extrait des Mémoires de la Société géologique de France.)

S, système X ; SD, Silurien-Dévonien ; Gn, gneiss ; Gr, granité.

raient parallèlement à la crête du Phan-Ngame (1 262 m.) Cao- Piet (1 438 m.), dont la masse granitique interne constituait l'axe de l'anticlinal. Mais cette première ébauche, fruit des mouvements her- cyniens, a été profondément remaniée par les dislocations tertiaires, qui ont fait basculer la partie E du casier et l'ont amenée en contact anormal avec les schistes du système X.

Au Cao-Na-Peï (1046 m.), les schistes et grès inférieurs du sys- tème X dominent de 500 m. les calcschistes dévoniens situés au pied de ce sommet. En tenant compte de l'érosion, c'est un rejet d'en- viron 1000 m., qui explique la falaise schisto-gréseuse enveloppant à l'E le casier de Ngan-Son ; cette dénivellation explique également la venue du magma microgranitique, remplissant la faille qui se déve- loppe 3*1 pied de cette falaise (fig. 6). Cet affaissement a été accom- pagné de nombreuses diaclases et d'un étirement des strates vers

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TOiNKIN.

Ui

VE, de sorte que celles-ci paraissent maintenant contourner le flanc Sud du Phan-Ngame (fig. 7) et donnent l'impression de terrains sédi- mentaires soulevés par la masse granitique.

Je reconnais que l'hypothèse d'un étirement latéral, rejetant des

k 6 Mlomèires >

NW

SE

FiG. 6, La muraille du Cao-Na-Peï, vue du poste de Cao-Pan.

S, système X; SD, Siluricn-Dovonien ; Al, Alluvions ; Mg, Microgranite à structure

ophitique.

plis NNW au NNE et même à l'E, n'expliquerait pas suffisamment rincurvatiori des plis du Phan-Ngame (fig. i2). Faut-il voir encore dans cette allure fermée le résultat d'un affaissement des roches sédi- mentaires, dont les strates se mouleraient sur un magma éruptif ?

'ta s IdJomètres *<

Pia-Chang

FiG. 7. Le Pia-Chang, vu du sommet à lAV de I3an-Keï.

SD, strates du Silurion-Dcvonien plongeant vers le S et montrant une partie de

rcnvelopi)ement du Phan-Ngame.

Je n'ose répondre par raflirmalive, car s'il en était ainsi, la cloche sédimentairc. serait, au moins dans le Haut-Tonkin. un des truils sdi/- lants de la slruclure des masses affaissées.

A rw du casier, le Silurien-Dévonien se délache du syslc'me X par le synclinal couché du Song-llaï-IIieu, qui continue celui du Song- Cau. Le flanc E du synclinal monte à l'assaut de la c rôle Plian-Nuaiuc Cao-Piet par une série de plis imhritiués, dont h^s racint^s oui dr en

442

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

partie digérées par le granité qui constitue le substratum interne de la crête.

Le casier de Ngan-Son et le quadrilatère du Goc-Xo sont séparés par une bande de terrain du système X en contact anormal au N et au S.

Dans ses détails sculpturaux, le casier de Ngan-Son présente l'aspect chaotique du Goc-Xo. Les vestiges du calcaire bleu et des calcschistes dévoniens parsemant la région semblent être les ruines de constructions géantes, en harmonie parfaite avec l'aridité des formes topographiques (fig. 8).

Vu de haut, les fonds s'estompant, le casier de Ngan-Son apparaît comme une chaîne unique, d'abord orientée N-S puis NW-SE; ses sommets culminent de 1000 à 1500 m., et leurs dernières pentes meurent à 270 m. dans la vallée de Haï-Hieu et à 400 m. au pied de la

Fio. 8. Témoins calcaires dans la zone affaissée du casier de IS'gan-Son. (Croquis extrait du carnet topographique du lieutenant Charpentier).

C, assises inférieures du Silurien-Dévonien ; C*, calcaire bleu du même système.

falaise du Cao-Na-Peï. Son flanc Ouest, à forte pente, est profondé- ment entaillé par de petits cours d'eau, dont le profil est adouci en terrain silurien-dévonien et torrentueux dans les masses gneissiques et granitiques. Quand on remonte la rivière de Ran-Mec, on constate le passage des diverses assises du Silurien-Dévonien au gneiss, qui auréole la masse granitique du Phan-Ngame.

A l'E et au S de la chaîne, les cirques effondrés, avec pertes de rivières, les cascades nombreuses, les eaux coulant au S alors que la pente générale est vers l'E, caractérisent bien l'hydrographie désor- donnée des zones d'affaissement. Dans son ensemble, cette partie du casier de Ngan-Son a l'aspect d'un plateau troué de cuvettes d'érosion. C'est une région minière par excellence : or, étain et galène y ont été, et y sont encore en partie, l'objet d'une exploitation active.

c) Casier de Dong-Khé. Minime fraction de la grande masse cal- caire affaissée qui couvre les trois quarts de la feuille de Cao-Rang et toute la partie tonkinoise de la feuille de Ha-Lang, le casier de Dong- Khé appartient au faciès des masses plutôt qu'à celui des témoins calcaires. Il comprend, à la fois, du système X, du Silurien-Dévonien et du Permo-Carbonifère. Le premier apparaît dans les fenêtres cal- caires, avec la structure tectonique et la nature lithologique des dômes d'affaissement du Rac-Son. Les strates du Silurien-Dévonien

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TONKIN

U3

calottent complètement ces dômes et sont parfois subordonnées à des témoins de calcaire permo-carbonifère.

Au NE du casier, un synclinal d'affaissement* montre, au N de Ta-Lung, du Permo-Carbonifère massif recouvert d'un calcaire gris à nombreuses intercalations schisteuses. A l'W, le casier se termine par la falaise calcaire de Na-Po, dont les strates pendent vers l'W; il en est de même des schistes à Spirifer subordonnés au calcaire de la falaise. La lèvre E de la faille s'incline donc vers celle-ci, alors que la lèvre W (schistes du système X) s'élève. Il y a une exception à la règle, admettant le retroussement des strates de la partie qui s'af- faisse. L'exception résulte de ce fait que, la formation de plis et de dômes d'affaissement diminuant la surface horizontale de la partie qui s'enfonce, la faille s'élargit, et le retroussement ne se produit pas.

E

Poste de DongHhe

FiG. 9. Coupe de Na-Po, montrant le plongement des strates de la zone affaissée. Longueurs = 1 : 160 000 ; hauteurs = 1 : 32 000.

Si, schistes inférieurs du système X; S', grès de Tassise 3 du système X; SP, schistes à Spfn/er; SD, assises supérieures du Silurien-Dévonien ; Mg, microgranite à gros grains; Mg', microgranite à structure opliitique.

Au contraire, les strates du terrain resté en place sont soulevées par le magma refoulé. L'inspection de la carte (pi. XII) et celle de la coupe (fig. 9) montrent bien la genèse de ce que je viens d'exposer.

Au Sud du casier, à Phi-Mi, le même phénomène se produit: on voit les strates calcaires plonger à l'W, au S, à l'E, et le microgranite qui les enveloppe s'appuyer contre leur tranche faillée ; quant aux schistes de la lèvre extérieure, l'érosion n'en a laissé que quehiues traces.

La surface sculpturale du casier de Dong-Khé offrant les mômes particularités que celles du Bac-Son, il est inutile de la décrire.

d) Région de Na-Bor. J'ai déjà dit que, dans cette région, les assises du Silurien-Dévonien entouraient complètement les assises supérieures du système X. Grâce à l'érosion, ces dernières apparais- sent maintenant au centre de cercles concentriques, que foriuout successivement les schistes à Spirifer, les calcschistes à phtaniles. les calcschistes à Ptéropodes et le calcaire bleu. Toutes ces assises

\. Cette expression (lésijj^ne le synolinal compris entre deux donies d'affaisse- ment; on comprend éj^aleiuent (|ue l'allongement dune intumescence comprimée peut faire naître un anticlinal d'atVaissement.

Ui

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

W^"

o

pendent vers l'extérieur. De l'ancienne enveloppe permo-carbonifère il ne reste plus que la partie Sud, constituée par la muraille du Nui-Con-Voï.

Cette région, dont j'ai dressé la carte géologique à 1 : 20 000, con- stitue un des meilleurs types des dômes Buny-Buns\ d'afTaisscment que j'ai étudiés. Ce dôme a

un diamètre de 7 à 8 km.; son sommet central (ait. 5S25 m.), composé des grès du système X, est naturellement le pôle de divergence hydrographique de la région. La périphérie a une altitude variant de ^og-^Ni^ j5 o 100 à 45 m. Les strates enveloppantes for- ' Q ment en gros une carapace à profil de dôme; mais dans le détail, surtout à la fo I base, ce dôme est affecté d'une multitude . .% de plis et de bombements secondaires Il (fig. dOetll).

" I Au N, une faille sépare le dôme de Na-

^\ ^ Bor de la crête du Pho-Ti; au S et à TE, il ^1'^ est limité par des synclinaux d'affaissement. m s g Sa façade sculpturale peut être comparée z f, I à celle d'un cratère avec cône d'émergence "^ § S central ; les flancs extérieurs (Permo-Car- J i J bonifère et Silurien-Dévonien), la nature O ^ de la base de la muraille interne (schistes ^ g à Spirifer très friables) et celle du cône I i: émergeant (grès et quartzite) expliquent ce profil cratériforme. ^ Les dômes d'affaissement, décapés de la

^ partie supérieure de leur calotte, consti- I tuent des points remarquables pour les ^^ observations géologiques ; on y trouve tou- oi jours une grande partie des assises de y, l'échelle stratigraphique du Haut-Tonkin I et de nombreux gîtes fossilifères. 1^ Brèche. La brèche, qui est à la base

^- des terrains connus dans la région, paraît constituer, dans la chaîne Cao-Hao Élé- phant — Ban-Tiane, Taxe d'un anticlinal anté-hercynien. On la retrouve quelquefois mêlée de poudingue au NE de Cho-Moï, dans la rivière des Ma-Kouis, au N du plateau de Ban-San, au Cao-Pou (850 rn.), etc. Sa grande résistance à l'érosion fait qu'elle constitue les sommets dominants (fig. 12), sommets d'une ascension difflcile, parfois même impossible

a//iBj.

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TONKIN

Aio

à cause de la verticalité des crêtes. Celles-ci, toujours courtes, forment des parallélipipèdes à angles droits. Sauf à la base des grands mas- sifs, la brèche ne présente ni plan de raccord, ni face inclinée ; aussi, vue de loin, est-elle souvent confondue avec le calcaire massif du Permo-Carbonifère. La crête NW du Cao-Hao (887 m.) *, qu'il faut suivre pour atteindre le point géodésique, est une lame de couteau sur laquelle deux hommes ne peuvent marcher de front et dont les flancs verticaux ont des hauteurs de 200 à 300 m. Une végétation minuscule, à feuillage toujours sombre, tache de points noirs la cou- leur grisâtre de la brèche.

La chaîne Cao-Hao Éléphant Ban-Tiane, pour laquelle nous adopterons dorénavant l'appellation plus simple de « l'Éléphant »,

je ^àS JdlojTiétres

Signal Cho-Moi ï33^.3

y^

FiG. 12. La masse brcchoïde de Cho-Moï. Br, brèche; S, schistes du système X.

est profondément sectionnée en cinq points différents. Trois de ces sections, celles du Song-Bac-Giang, de Tong-Noc et de Ban-Tac, cor- respondent à des cassures transversales qui ont atteint non seule- ment la brèche, mais encore les divers calcaires de l'alignement de Tong-Noc. Comme conséquences de ces cassures, les eaux de la cuvette de Tong-Noc, qui primitivement se jetaient dans la rivière en partie souterraine de Na-Ton, se déversent maintenant vers l'E, dans celle de Hoa-Nyem; mais le moment n'est pas éloigné où, la brèche s'approfondissant moins vite que les schistes et calcaires traversés par la rivière de Na-Ton, celle-ci récupérera ses anciens affluents.

Ai)rès l'ouverture de raccidenl de Ban-Tac, la haute vallée de la rivière de Cuc-Duong s'est déversée vers l'W dans celle de Tuong- Noung. Ici encore, l'approfondissement des schistes sur la rivière de Cuc-Duong, plus rapide que celui do la brèche à Ban-Tac, diul avant

1. Voir la Carto topo^n-aphiqne (feuille (\c Pho-lUnh-Gia\ i|ui montre bien les formes reetiliiiues des crèles de ee massif.

Ue GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

peu ramener l'ordre primitif : en effet, 200 m. en plan et quelques mètres d'altitude seulement séparent les sources de la rivière de Cuc~ Duong de sa tête de vallée, antérieurement capturée.

Si Ton admet que la cassure du Song-Bac-Giang est contemporaine de celles de Tong-Noc et de Ban-Tac, il faut également admettre que primitivement le Song-Bac-Giang coulait ailleurs ; c'est un problème à résoudre. La Carte topographique en impose presque la solution^ : la faille de Na-Ché, qui limite au N l'alignement de Tong-Noc, se poursuit géographiquement à l'E par la vallée de Na-Boua, parallèle à celle du Song-Bac-Giang; c'est une dépression à profil beaucoup plus important que celui qu'auraient pu façonner les eaux qu'elle reçoit, et dont le thalweg suit des méandres presque asséchés; de plus, elle prolonge normalement la partie du Song-Bac-Giang qui passe à Van- Mit. Ces circonstances, jointes à la disparition de la brèche au N de Ban-Tiane, tendent à prouver que le fleuve se déversait jadis par Na- Boua; mais, je le répète, c'est une hypothèse à véritier.

Schistes et grès inférieurs. Ils occupent le tiers de la surface étudiée et sont caractérisés par de longues arêtes à crêtes consé- quentes, disposées en éventail. En grandes masses (casiers de Pac- Boc, de Bi-Nhi, de Hoa-Nyem, de Hoï-Hoan), ils sont sillonnés de cours d'eau très encaissés, à profils fortement adoucis. Pour l'obser- vateur stationnant sur un sommet, toutes les crêtes schisteuses, de même altitude et très forestières, se confondent : on a l'impression d'un lac de verdure, que dominent quelques îlots bréchoïdes (fig. 13).

Le rôle de môle qu'ont joué ces zones schisteuses vis-à-vis des masses calcaires basculées explique leur état d'érosion plus avancé que celui des parties affaissées ; il fait aussi comprendre la sculpture composite d'une contrée des aires schisteuses, parvenues à létat d'équilibre, sont encadrées de masses calcaires à peine dégrossies.

Au S W de Van-Mit, les crêtes schisteuses sont souvent semées de galets gréseux ayant plusieurs mètres de diamètre ; il ne faut voir que l'œuvre de l'érosion, ayant isolé des blocs précédemment encas- trés dans les schistes.

La bande schisteuse comprise entre le granité du Phia-Bioc et le Silurien-Dévonien de Coc-Xo Ngan-Son a subi une recristallisation dont l'intensité varie avec l'éloignement du granité ^ Les roches en contact direct, plus résistantes, sont naturellement moins érodées et forment par suite une muraille enveloppant la masse éruptive.

Schistes et grès supérieurs. On ne les trouve plus sur les grands casiers schisteux, d'où l'érosion les a fait disparaître; ils subsistent

1. Feuille de That-Khé.

2. Voir : Cap" G. Zeil, Contribution à l'élude géologique du Ilaut-Tonkin {Méni. Soc. Géol. de Fr., i" sér., 1, Mémoire n" 3, 1907).

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TONKIN.

Ul

seulement dans les « fenêtres » des dômes d'affaissement, dont j'ai déjà décrit la structure et le modelé.

Trias. N'ayant pas suffisamment étudié la façade topographique de ce terrain, qui, d'ailleurs, ne se présente qu'en faibles surfaces dans la région, je n'insisterai pas sur ses traits caractéristiques.

Terrain rouge. Dans la région de Thaï-Nguyen, essentiellement constituée par des schistes rouges très friables, ce terrain donne lieu à un modelé spécial : c'est une succession de petits sommets ar- rondis, ayant à peine 200 à 300 m. de diamètre et une altitude de 40 à 60 m. Ces sommets, isolés les uns des autres, sont fréquemment

. J2 Mlomètres

%:rs^'

FiG. 13. Les schistes inférieurs du système X, vus de Coué-Man.

br, brèche.

séparés par des cuvettes fermées, l'accumulation des eaux donne lieu à des marais dangereux à traverser.

Comme le « terrain rouge » transgresse sur le système X, des pointements gréseux de ce dernier trouent la faible épaisseur des schistes. Cette faible épaisseur explique l'allure du bas Song-Cau, roulant sur un lit appartenant au système X entre deux berges de « terrain rouge » .

Le Song-Cau, qui collecte une grande partie des eaux du Phia- Bioc, quitte, un peu au N de Ban-Dzuoc, la bande des schistes et grès inférieurs de Bac-Khan pour s'engager dans le synclinal couché auquel il donne son nom. A Gho-Moï, il abandonne ce synclinal pour couler jusqu'à Lang-Hit, et même jusqu'au coude brusque qu'il fait à rw de Thaï-Nguyen, sur les schistes et grès du système X. Enfin, à partir de ce coude, il roule exclusivement en « terrain rouge ».

Dépôts tertiaires lacustres. Localisé dans la cuvette de Thal- Khé, le Tertiaire lacustre est à cheval sur la grande faille Loc-Binh Lang-Son That-Khé Cao-Bang. D'autres bassins terliaires (Lang-Son, Cao-Bang) jalonnant cette faille, il est probable (juolle existait avant la formation des dépôts lacustres et (lu'elle a rejoué au moment des dislocations post-tertiaires, causes de la inonliu» du microgranite. Les assises tertiaires taillées reposent sur les schist«\'>^ redressés du système X. L'ancien lac recevait pres(|ue toutes les eaux affluentes sur sa partie E, sont localisés les plus gros galets roulés.

Sauf au NE, des mamelons microgranitiques entourent la cuvette

us

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

de toutes parts; son fond, absolument plat, est à 175 m. d'altitude; c'est un terrain de rizière par excellence, les indigènes font deux et même trois récoltes par an. Ses eaux, qui s'écoulent maintenant par [le Song-Ki-Kong, affluent du Si-Kiang, se jettent dans la mer à Canton, à plus de 1 000 km. de Ïhat-Klié.

Granité. Le granité forme deux massifs, celui de Phia-Bioc et celui du Phan-Ngame.

Le Phia-Bioc, décapé de son manteau sédimentaire, a, dans sa partie connue, 30 km. du N au S et 10 à 15 de l'E à l'W. C'est un immense bastion, à sommets oscillant entre 1 000 et 1 500 m., et dont les dernières pentes meurent à 200 m. sur les limites W et NW, que j'ai parcourues. Ce bastion domine de 700 à 1 000 m. la bande schisto- gréseuse de Bac-Khan, dont les strates, inclinées vers l'W, viennent butter contre sa masse. Les sommets de la région centrale, composés

12 kilomètres

NW

FiG. 14. La face N du Phia-Bioc, vue do Cho-Ra. Gr, sommets arrondis de granité ; S, système X.

de granité franc à mica noir, ont des formes massives et arrondies (fig. 14). Les sommets du Sud, domine l'aplite, ont, comme au Lung-Nhi (1 063 m.), des sommets toujours massifs, mais à arêtes plus vives (fig. 15).

Toutes les rivières qui descendent du Phia-Bioc sont encombrées d'énormes blocs arrondis, formant des empilements grandioses; cer- tains de ces blocs ont parfois 10 m. de diamètre. Au N du massif, sur la route nouvelle de Cho-Ra aux lacs Ba-Bé, une tranchée permet de voir en place le premier stade de l'évolution de ces blocs : la surface^ taillée de main d'homme, est carrelée de traînées aqueuses et ferru- gineuses décomposant la masse en fragments, que l'érosion fera plus tard rouler dans les thalwegs. Sur la même route, un peu avant d'at- teindre le village de Ban-Vaï, on voit des empilements de gros blocs granitiques en place, mais ceux-ci sont à formes parallélipipédiques; peut-être y a-t-il un effet du retrait de la roche, ou simplement la preuve d'un mouvement tectonique postérieur à la mise en place du magma éruptif. J'opinerais de préférence pour cette dernière hypo- thèse, car le granité de ces blocs est à structure cataclastique.

Simple apophyse interne de la masse granitique du Pia-Ouac,

I

GÉOGRAPHIE TECTONIQUE DU HAUT-TONKIN.

449

située sur la feuille de Cao-Bang, le granité du Phan-Ngame n'appa- raît qu'au sommet du même nom (1 262 m.) et dans les thalwegs qui en descendent. Cette intumescence éruptive, à peine attaquée par l'érosion, explique la massivité de la partie centrale de la chaîne Phan-Ngame Cao-Piet et la forme aplatie de son sommet.

Microgranite. Nous avons vu précédemment qu'une même cause, le mouvement de bascule du manteau sédimentaire, a donné lieu aux diverses formes topoplastiques du microgranite.

Dans les laccolithes, la roche refoulée entre les strates du terrain resté stable les a soulevées et parfois bossuées. Cela explique les nombreux sommets arrondis du Cao-Sam-Tang (1020 m.), des

.5 àlO JcJoTnètre

FiG. 15. La masse du Lung-IShi vue du sommet à l'W de Ban-Dzuoc. A, aplito à arêtes aiguës; S, schistes inférieurs du système X.

témoins schisteux de la couverture sédimentaire se trouvent encore sur les cimes et sur les flancs, ou bien dans les vallées séparant les mamelons microgranitiques. Au Cao-Pien (1015 m.), la pénétration du microgranite vers le Nord parait avoir été favorisée par l'exis- tence d'un ancien anticlinal hercynien, ce qui donne lieu à son modelé en chaîne, avec de rares apophyses arrondies sur les flancs. Dans ces deux laccolithes, la roche refoulée, s'étant refroidie en masse, a cristallisé en structure microgrenue et a métamorphisé les schistes encaissants. Lorsque les schistes métamorphisés n'ont pas été arasés, ils sont découpés en petits mamelons, se délitant rapi- dement en alluvions arénacées et argileuses, dont le dépôt, au fond des cuvettes qui séparent les mamelons, constitue des plans de culture très recherchés par les indigènes.

Dans les failles à lèvres resserrées, le magma refoulé, brusque- ment refroidi, est ophitique, voire môme vitreux. C'est le cas des dykes du Lung-Vaï et de Ban-Quan, la roche éruptive très résis- tante domine en lame de couteau les terrains ayoisinants; c'est le cas de tous les liions minces noyés dans les masses sédimentaires. Si le dyke s'élargit en profondeur, comme au Lung-Vaï (703 m.), la

ANN. DE GÉOG. XVI'' A.NNKK. 2*J

-450 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

structure, ophitique au sommet, devient microgrenue à la base; le même phénomène s'observe à la cascade de Cao-Pi. Le métamor- phisme causé par le remplissage de failles est presque insensible ; les schistes, au contact, ont conservé leur schistosité et sont simplement durcis sur quelques mètres d'épaisseur.

Quand l'érosion atteint le microgranite massif, cette roche, qui esta gros grains, donne comme le granité des alluvions arénacées et des blocs roulés qui encombrent les cours d'eau; ceux-ci la creusent assez profondément. En revanche, les sommets à structure ophitique sont à peine entamés par les eaux, les thalwegs n'y sont qu'ébauchés, et l'attaque de ces sommets se répartit uniformément sur toute leur surface. C'est un mode d'érosion que montre bien le flanc rectiligne de la face Est du Lung-Yaï.

Remarques sur V hydrographie. La région n'a pas de réseau hydrographique nettement conséquent par rapport aux plissements hercyniens. Le Song-Cau et le Song-Haï-Hieu n'empruntent qu'inci- demment les synclinaux couchés qui portent leur nom. Le Song-Ki- Kong et le Song-Bac-Giang coupent en tous sens la direction des plissements paléozoïques. Seules, les dislocations tertiaires ont jaué un rôle important dans l'hydrographie tourmentée de la région. Les particularités de ce rôle, que je n'ai fait qu'effleurer ici, feront l'objet d'une étude qui paraîtra ultérieurement.

G. Zeil.

1 I

51

III. NOTES ET CORRESPONDANCE

LE HAUT CAUCASE

d'après m"* MAURICE DE DÉCHY *

C'est un véritable monument, à la fois artistique et scientifique, que M'' Maurice de Déchy, le voyageur hongrois bien connu, vient d'élever à la gloire du Caucase. Si les montagnes étaient accessibles à la jalousie, les Alpes, l'Himalaya et les Andes seraient excusables de céder à ce senti- ment en présence d'une telle publication ~; car aucune de ces chaînes n'a encore fait l'objet d'un travail d'ensemble aussi flatteur, auquel on ne pour- rait guère comparer que les beaux relevés photographiques exécutés par M-'" MoRENO dans la Cordillère, à l'occasion du différend de la République Argentine et du Chili •^. L'éditeur, M'' Ernst Vohsen, a fait les choses avec une réelle magnificence, et les nombreuses illustrations de l'ouvrage, en parti- <îulier les magnifiques planches d'héliogravure (dont quelques-unes em- pruntées à la riche collection de M"" Vittorio SbXLA ^), sont tirées avec une perfection qui les rend aussi agréables pour l'artiste qu'inslruclives pour l'homme de science.

Les deux premiers volumes, œuvre personnelle de M^" de Dkchy, ont sur- tout pour but de faire partager au lecteur, avec photographies parlantes à l'appui, les impressions que Falpiniste a ressenties, quand il a pu contempler dans toute leur splendeur les géants qui se profilent sur le ciel entre lEl- brouz et le Kazbek. Avant les explorations de l'auteur, ces géants n'avaient été qu'entrevus, et les idées les plus fausses régnaient encore au sujet du rôle, réputé négligeable, qu'auraient joué les neiges et les glaces au cœur du massif. Ce sont surtout les voyages de M" de Déchy, exécutés de 1884 à 1887, que l'auteur compléta en 1897 et 1898 par des voyages dans h' Daghestan

1. MoRiz VON DiicHY, Kaukasus. Reisenund Forschunqen hn Icaukasischen Hoclujebirqe. Berlin, Dietrich Rcimer (Ernst Vohsen). Bd. I und II, Beschreibendcr Teil, 15)05 et 11)0(5. 2 vol. in-s' XXVII +348 p.. 170 fig. piiot., 31 pi. phot. dont 10 panoramas; xix + 31)0 p., index, 22t ri'*.' phot., 5 fig. profils géol., 25 pi. phot. dont 8 panoramas, carte à 1 : JOO 000 en 2 tenilles da'iis une pochette {Karte des kankasisc/ten Hoc/igebity/es und der anyrensendcn Gebiete von CiK- und Trans-Kaukasien, 190(), à part, 15 M.). Bd. III. Bearbeituuij der ijesammelten Materia/ieu, 1007. X 4- 400 p., 30 |)1. phot., l cartes. I.os 3 vol. 80 M.

2. Il n'est que juste de rapprociier de l'ouvrage de M^ dk Okchv les piildications remaniuahles do M' Douta.As \V. Fkk.shkiklo : The Exploration ofCancasus (London ISOO, 2 vol.; \o\v Annales de neofp-aphic, /iihlioijraphie de fS96. n''531), et do (uvrrFRiKn Mhuzh.vchkr, Aits den Hockreçiioneii des Kaukasus (Leip/ig, 1001; voir P. C.vmkna t>' Almkiux, Le Caucase, d'après les traraiu: et les explorations de AP Affrzliar/ier, dans Annales de Géof/raphiey XI, 1002, p. 71-7()).

3. Vingt-cin(| i)hotograpiiies do M"- F. P. Moreno et de ses collalmrateurs accompagnant l'article do L. (.jwa.ois. Les Andes de Patagonie (Annales de Grogniphir, \, 1001, p. 232-250: phot., pi. 11-29; cartes, pi. i-ii).

4. La plupart des photographies (|ui illustrent l'ouvrage cite plus liant de .M'^ Frksiu-ikld étaient dues également à M' ÎSiïll.v.

i52 NOTES ET CORRESPONDANCE.

et dans la partie orientale de la chaîne, qui ont le plus contribué à rectifier cette erreur, en apportant au monde géographique des révélations tout à fait inattendues.

Rompu dès sa jeunesse aux plus rudes exercices de l'alpinisme, le voyageur hongrois est un des premiers qui aient songé à faire profiter l'exploration des montagnes du fruit de l'expérience acquise dans les Alpes. C'est ainsi qu'accompagné de guides valaisans il a successivement abordé l'Himalaya, le Caucase et d'autres régions. Mais son activité principale a été consacrée à la chaîne qui se dresse si majestueusement entre la mer Noire et la Caspienne. Déjà, en 1868, M^' Freshfield, en société de MM--^ Moore et TuciiER, avait afTronté la partie haute de la chaîne; et c'est à lui qu'on doit les premières données exactes sur les cimes culminantes, en même temps qu'il reconnaissait dans le voisinage quelques glaciers comparables à ceux des Alpes.

Néanmoins, cette exploration n'avait pas réussi à modifier l'opinion courante sur la région des neiges éternelles du Caucase, et les mêmes erreurs continuaient à s'étaler dans les ouvrages de géographie les plus ré- pandus. Ainsi, en 1881, Elisée Reclus expliquait que les neiges et les glaces avaient bien peu d'importance dans cette chaîne, à cause de sa latitude plus méridionale, de l'étroitesse de ses crêtes et du manque de cirques pour- raient s'accumuler des névés. En 1882, le savant géologue Mouchketov affir- mait que le massif neigeux de FElbrouz est, à lui seul, aussi important que tout le reste des neiges éternelles du Caucase, et que, dans cette chaîne, l'ensemble du domaine glacé représente, en superficie, un total inférieur à celui qui est atteint dans le seul massif du Mont Blanc. D'autre part, en 1885, dans son manuel de la Glestcherkunde, M'* Heim enseignait qu'il n'existe guère au Caucase que des glaciers suspendus, qu'on n'y trouve rien d'analogue à la Mer de Glace de Chamonix ou au glacier de l'Unteraar, enfin que, dans toute la chaîne, les neiges et glaces ne couvrent pas plus de cent vingt kilomètres carrés ^

C'est le désir de contrôler de telles assertions, dont la vraisemblance lui semblait très douteuse, qui a déterminé en 1884 le premier voyage de M^" de Déchy. Parti de Vladicaucase, il a voulu d'abord tenter l'ascension de l'Adaï-Khokh (4 647 m.).

La vallée de la Zeia, d'où la montagne se présente dans des conditions très analogues à celles de la Jungfrau vue d'Interlaken, le conduisit au pied du glacier de Zei, dont la pointe aboutit au milieu de champs de Rhododen- dron caucasicum en fleurs. Après de nombreuses heures de marche sur une glace hérissée de superbes séracs, il atteignait enfin la cime du géant, plus difficile à escalader que le Weisshorn, et dont la descente fit courir à la caravane de grands dangers.

Une brume assez forte avait empêché l'explorateur d'apercevoir la partie de la chaîne située à l'Ouest de FAdaï-Kbokh. Alors il se rendit dans la vallée de l'Ouroukh, le remonta jusqu'à sa source, et, parvenu au col de

1. M' E. FouRNiRK a insisté sur l'importance des glaciers du Caucase dans son ar1;icle sur Les ('•lémeiitfi de la géographie physique de la c haute du Caucase et leurs relations avec la structuve géologique {Annales de Géographie, VI, 1897, p. U28-34G, 1 fig. carte; voir en particulier p. 344 et suiv.)-

LE HAUT CAUCASE. 433

Chtoulivsek, vit se dérouler devant lui un panorama merveilleux. C'était le groupe de ce qu'il a justement appelé les « géants de granité », dressant devant lui leurs cimes hardies, aux altitudes échelonnées entre 4 962 et 5 198 m. ; toutes étaient éblouissantes de neige et surgissaient du sein d'un amas continu de névés et de glaces long d'au moins 14 km. et large de 10.

La voilà donc, la partie vraiment culminante du Caucase. Si l'Elbrouz est bien le sommet le plus haut de la chaîne, il doit cette supériorité aux phé- nomènes volcaniques qui, en ce point, ont accumulé sur le substratum ancien un dôme d'andésite atteignant 3 629 m. d'altitude, pendant que vers l'Est la même cause édifiait jusqu'à 5043 m. le dôme du Kazbek. xMais le vrai Caucase central, c'est le massif de schistes cristallins qui s'étend d'un volcan à l'autre, laissant apparaître en son milieu les géants de granité dont il vient d'être question. Malgré la longue érosion qu'elle a subie, cette bosse granitique garde encore une altitude considérable, et c'est dans les anfrac- tuosités autrefois creusées en son sein par les eaux courantes que se dissi- mulent, pour qui ne pénètre pas jusqu'au cœur de la chaîne, les amas de neiges si longtemps méconnus, d'où s'échappent à droite et à gauche des fleuves glacés, qui ne le cèdent en rien à ceux des Alpes.

L'un des plus remarquables est celui du Dykh-sou, serpentant dans une gorge sinueuse, au pied d'un pic majestueux de ol84 m. Il est veiné par une série de bandes morainiques, et ressemble fort au glacier de Zmutt, près de Zermatt, qu'il dépasse, car il a une longueur de 12 km. et une surface de 56 kmq. Encore n'est-il que le cinquième des fleuves glacés du Caucase. Au-dessus de lui se rangent le glacier de Tviber, qui mesure 62 kmq. ; celui de Karagom, long de 14 km., et poussant sa pointe plus bas que tous les autres, à une altitude de 1 765 m. ; celui de Zanner, long de ll'^™,o, avec 55 kmq. ; mais surtout le glacier de Bezingi, fleuve de 18 km. sur une largeur moyenne de 1 000 m., et couvrant avec ses névés une sur- face de 64 kmq. ; ce qui fait que seul, en Suisse, le glacier d'Aletsch l'em- porte sur lui.

Combien tout cela nous éloigne des 120 kmq. de la Gletscherkundcl On peut, du reste, procédera une évaluation assez nette de la surface glaciaire au Caucase, grâce â la belle carte à 1 : 400 000 que M'" de Dkchy a jointe à son ouvrage, et le domaine de la glace se détache en bleu sur hi teinte bistre du fond. Il est alors facile de s'assurer que, si les neiges de l'Elbrouz forment un bloc compact d'environ 200 kmq., elles ne représentent guère que la septième ou la huitième partie de la surface totale, et non la moitié, comme on le croyait autrefois.

En somme, la bande des neiges éternelles du Haut Caucase, se déployant sur une longueur de 270 km., avec une largeur dont la moyenne oscille entre 5 et 12 km., représente bien ce qu'on devait attendre d'une chaîne placée dans de telles conditions. Avec sa masse, son altitude et le voisi- nage immédiat de deux grandes nappes d'eau, dans un pays de forte évaporation, l'infériorilé dont on accusait le Caucase, au point de vue des glaces, était un véritable [)aradoxe. C(>tte contradiction est aujourd'hui dissipée.

Aussi comprend-on qu'après avoir si bien contribué à ce résultat, >r de Dkcuy prenne plaisii- à énumérer les lilri^s de gloire de sa ehaine favorite.

(54 NOTES ET CORRESPONDANCE.

cinq sommets dépassent 5000 m., en même temps que trois autres s'élèvent plus haut que le Mont-Rose; l'Elbrouz domine Ourousbîevo de plus de 4 000 m., alors qu'il y en a seulement 3760 du Monl-Blanc à Chamonix et 3 360 de la Jungfrau à Lauterbrunnen ; enfin le Gervin trouve un heureux rival dans la double et majestueuse dent de l'Ouchba, (jui atteint 4700 m., soit 3 400 m. au-dessus de la vallée voisine, quand, du Gervin à Zermatt, on n'en compte que 2 800.

Ge n'est pas qu'on puisse revendiquer, en faveur du Caucase, un charme égal à celui de la chaîne des Alpes. Les lacs y font absolument défaut; à peine si l'on en peut signaler deux ou trois, de minime étendue. La faute en est à la régularité de cette haute muraille, qui tombe des deux côtés en versants réguliers, sans jamais venir buter contre quelque obstacle de nature à favoriser l'accumulation de l'eau.

De plus, tandis que, dans les Alpes, la variété des roches est extrême, engendrant sur toutes les pentes des inégalités locales de résistance, tra- duites par des escarpements et des cascades, rien de pareil ne se produit au Caucase, en raison de l'uniformité générale de composition du haut massif. Aussi n'est-ce pas que les amateurs de pittoresque pourront aller chercher des jouissances rappelant celles qui s'offrent en foule aux visiteurs de rOberland bernois.

Mais, précisément à cause de cette infériorité réelle, il n'en importait que plus de mettre en lumière les points par lesquels le Caucase peut remporter sur les Alpes; et cela d'autant mieux que cette supériorité avait été absolument méconnue. Or, il n'y a plus à en douter : par la hauteur de ses cimes, l'abondance des neiges, la dimension des glaciers, celle même des séracs, le Haut Caucase non seulement n'a rien à envier aux Alpes, mais les dépasse sur plus d'un point.

Dans l'année 1884, tout en faisant l'ascension de l'Elbrouz, M'' de Déghy n'avait guère eu qu'un avant-goût de toutes ces splendeurs. Dès 1885, sûr de ne plus tâtonner, il y revenait pour mieux préciser la place de chaque élément et multiplier ses photographies; œuvre qu'il compléta en 1886 et 1887, cette dernière fois avec M"^ Freshfield. Le branle était donné. Dès lors, les voyageurs anglais accoururent dans la région, parfois, hélas ! pour n'en pas revenir, comme il arriva, lors de l'ascension du Kochtan-Taou, à MM''* DoNRiN et Harry Fox, ainsi qu'à leurs deux guides de l'Oberland. Enfin, en 1897 et 1898, M"* de Déchy revenait à la charge, cette fois dans le Daghestan et la partie orientale de la chaîne.

Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse, qui n'avait pour but que d'éveiller la curiosité du lecteur en faveur de la belle publication du voyageur hongrois, agrémentée de nombreuses observations sur Tarchéo- logie et les races de la contrée. On peut dire que c'est un « livre de bonne foi » ; car tout y est appuyé non par des représentations fantaisistes, mais par des images absolument sincères, la nature a posé sans apprêts devant un objectif habilement manié : 38 héliogravures de luxe, 18 pano- ramas photographiques, 400 phototypies d'une excellente exécution, presque toutes consacrées aux glaciers, tels sont les meilleurs arguments de Fauteur.

Quiconque se donnera la peine de passer en revue ce splendide arsenal ne pourra manquer de reconnaître que M"" de Déchy a bien gagné sa cause,

L'OEUVRE GÉOGRAPHIQUE DE CH. TRÉPIED. 455

et qu'après un tel plaidoyer, le Haut Caucase ne risque plus d'être méconnu.

D'autre part, les recherches de l'auteur ont produit, au point de vue scientifique, de sérieux résultats, comme on peut en juger d'après le troi- sième volume, consacré à la description, par divers spécialistes, des maté- riaux recueillis.

La Botanique, illustrée de vingt-cinq planches, y a été traitée par Mf" Ferdinand Filarszky, avec utilisation des travaux déjà exécutés sur le même objet par MM»"^ Hollôs et Wainio. 47 espèces nouvelles y figurent, dont 26 de Cryptogames et 21 de Phanérogames, ces dernières précédemment décrites par MM"*^ Sommier et Levjer. Viennent ensuite une liste, dressée par M'' CsiKi, des 27 espèces de Coléoptères recueillies par l'explorateur, puis la description de quelques crânes macrocéphales venant de la vallée du Baksan. Sous la rubrique Paléontologie, M^ Karl Papp a donné la descrip- tion, en dix planches, de 17 espèces nouvelles, échelonnées comme niveau entre le Lias et la Craie supérieure. On y remarque un bel oursin du genre jurassique Rhabdocidaris, très voisin d'une espèce connue au Havre. M'' ScHAFARziK a décrit avec quelque détail les roches granitiques, porphy- riques et andésitiques de la chaîne.

Enfin ce troisième volume se termine par des considérations, que M"" DE DÉGHY a rédigées lui-même, d'abord sur la tectonique et la physio- géographie du Caucase, ensuite sur l'ensemble des phénomènes glaciaires dans la contrée. On y trouve ce qui manquait aux premiers volumes, c'est-à- dire une évaluation précise de la surface occupée par les neiges elles glaces dans le Caucase central. L'auteur l'estime à 1 840 kmq. (soit exactement le chifîre des Alpes suisses), et il établit par des tableaux qu'il y a au Caucase 20 glaciers couvrant chacun plus de 20 kmq., tandis que les chiffres corres- pondants seraient de 17 pour les Alpes occidentales et 2 pour les Alpes orientales.

Les glaciers ont d'ailleurs eu autrefois, dans le Caucase, une étendue beaucoup plus grande. Les dépôts glaciaires atteignent encore 25 m. à Vla- dicaucase, et des blocs erratiques sont disséminés jusqu'à 25 ou 30 km. au Nord sur la plaine du Terek. Les dernières traces de cette extension descendent jusqu'à l'altitude de 900 m.

A DE Lapparent.

L'OEUVRE GÉOGRAPHIQUE DE CH. TRÉPIED

L'Observatoire d'Alger vient de perdre son directeur, Ch. Trépied, dont l'œuvre géographique, malgré son importance, n'a pas été, semble-t-il, suf- fisamment signalée.

Il est vrai que, pour une part, elle est pis qu'anonyme, mascjnée par celle de ses collaborateurs. Dans ces dernières années, au Saliara, un grand nombre de points ont été déterminés astronomiquement : le nom de M' Vii.- LATTE, calculateur à l'Observatoire d'Alger, restera justement attaché à cette œuvre considérable; il n'y a pas seulement apporté sa eontriluition person- nelle et directe (mission Villatte à Timiaouin en compagnie du lieutenant-

458 NOTES ET CORRESPONDANCE.

colonel Laperrine), mais il a été, en outre, l'astronome de la mission Fou- reau-Lamy. Or, M"" Villatte s'est placé lui-même sous le patronage de M"" Trépied ^

Les observations astronomiques de M^' Flamand (longitude d'Aïn-Salah), celles du commandant Deleuze, celles des capitaines Mussel et Nieger, celles, en trop petit nombre, que j'ai faites moi-même, n'ont été possibles, je crois, et en ce qui me concerne j'en suis on ne peut plus certain, que grâce à Trépied. Si nous avons, pour une carte générale du Sahara français, un canevas sérieux, c'est à lui que nous le devons.

Il ne s'est pas seulement chargé des calculs; il avait surtout, pour dresser les observateurs les plus profanes, les moins mathématiciens, une patience et une méthode pratique, terre à terre, qu'on n'eût pas supposée possible chez un mathématicien de carrière, directeur d'observatoire. Il eût été un admirable organisateur de travaux pratiques d'astronomie dans un Institut géographique.

A ce point de vue, sa disparition prématurée est une perte irréparable; mais il faut signaler deux publications de M"" Trépied, qui ont leur place marquée dans toutes les bibliothèques d!Instituts géographiques.

Ce sont d'abord ses Remarques sur la carte dressée par iVF Villatte-. Et sans doute cet article n'a-t-il pas pu échapper entièrement à l'attention des géo- graphes; mais on n'a peut-être pas saisi le caractère simple et pratique de la méthode préconisée, parce que c'est à l'user qu'il apparaît. Le pro- blème à résoudre est celui-ci : étant donné un carnet de route, sur chaque feuillet duquel le voyageur a représenté graphiquement, chaque soir, l'iti- néraire de la journée, comment reporter sur une carte d'ensemble, à échelle moindre, tous ces tronçons d'itinéraire, épars sur quelques dizaines de feuillets? Une carte d'ensemble aura nécessairement un système de projec- tion quelconque, qui déformera le terrain; on ne pourra donc pas se borner à mettre bout à bout les tronçons d'itinéraire dessinés sur le terrain. Mais, d'autre part, le calcul de la déformation à faire subir à l'itinéraire, pour l'accommoder à celle de la carte, relève de l'analyse ; il exigerait donc des connaissances mathématiques. La méthode Trépied tourne élégamment cette difficulté. Avec une règle graduée et une Connaissance des temps, les calculs étant réduits à une simple division, on détermine pour chaque jour <p-9o et L-Lo, c'est-à-dire les coordonnées de chaque étape, qu'on peut re- porter ensuite sur une carte générale de n'importe quelle projection. Le voyageur le plus incompétent est mis à même de dresser lui-même son iti- néraire et de le discuter, sans le secours des professionnels.

Particulièrement importantes sont ses Tables et cartes d'occultation, son dernier ouvrage^. On sait que, pour les voyageurs qui ne sont pas astro- nomes, la prévision et par conséquent l'observation des occultations a été la pierre d'achoppement. Autant il est facile d'obtenir de bonnes latitudes, autant la détermination des longitudes est malaisée et incertaine. Je sais par expérience que les Tables et cartes d'occultation mettent la prévision des occultations à la portée de l'homme le moins familiarisé avec les calculs

1. La Géographie, XII, 1905, p. 231.

2. La Grof/rapihe. XII, 1905, p. 231-238.

3. Paris, Gauthier-Villars, 1906.

L'OEUVRE GÉOGRAPHIQUE DE CH. TRÉPIED. 437

mathématiques. La méthode élimine complètement le calcul, elle lui sub- stitue un procédé graphique très simple et la consultation machinale des Tables. On prévoit l'occultation avec une grande précision et en quelques minutes, au moyen d'un compas et d'une feuille de papier gradué au mil- limètre. Ce grand progrès mérite d'être signalé aux géographes.

Malheureusement, la construction des lunettes portatives n'a pas fait de progrès correspondant. Au voisinage du bord obscur de la lune, c'est-à-dire au moment intéressant, il est très difficile de suivre avec les lunettes actuelles, à moins d'une grande expérience manuelle, une étoile de ou même de grandeur. Faute de vis directrices en azimut et en hauteur, la main im- prime à l'instrument des secousses qui éteignent complètement l'étoile. Inconvénient d'autant plus grave que la rareté des occultations ne permet pas de s'entraîner.

L'année quia précédé sa mort, Trépied, dont l'attention était très éveillée par ces petites questions pratiques, étudiait un projet de lunette portative. Cette difficulté mécanique n'est apparemment pas insoluble, et d'ores et déjà, si l'usage de la méthode Trépied se répandait, i] semble qu'on pourrait espérer des voyages transafricains un bien meilleur rendement astrono- mique. Pour un voyageur inexpérimenté, qui désire appuyer son itinéraire sur un réseau de points bien déterminés, l'effort de préparation est très sensiblement simplifié. Il serait insignifiant s'il existait des laboratoires d'entraînement, comme l'Observatoire d'Alger tendait à en devenir un sous la direction de Trépied.

L'objection et la difficulté sautent aux yeux. N'est-il pas puéril et anti- scientifique de vouloir se passer des professionnels, qui, cela va sans dire, feront toujours la meilleure besogne? Il est naturel que ce soit le point de vue des observatoires, et il faut être particulièrement reconnaissant à Tré- pied de ne pas s'y être placé. Il serait non moins naturel que les géographes adoptassent le point de vue contraire. Dans l'immense étendue du Sahara et du Soudan, beaucoup d'officiers et de fonctionnaires ont des curiosités scientifiques aiguës, combien y a-t-il, et surtout combien pourrait-il y avoir d'astronomes amateurs pour un professionnel? Et dans le Sahara algérien, sous la direction de Trépied, le travail des amateurs a fourni des résultats qui ne sont pas négligeables : ils complètent et étendent le réseau établi par deux géodésiens, MM''^ Prudhomme et Villatte; ils eussent pu se trouver appelés à en tenir lieu.

É.-F. Gautier.

V68 NOTES ET CORRESPONDANCE.

CONCOURS D'AGRÉGATION D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE

1907-1908 Concours de juillet-août 1907

COMPOSITION ÉCRITE DE GÉOGRAPHIE

Le Mississipi. Étude physique et économique.

LEÇONS DE GEOGRAPHIE

1. Les diverses formes de côtes. 2. Le climat des montagnes. 3. Climat et végétation de type méditerranéen. 4. La vallée du Rhône de Lyon à la mer. 5. Les grands pays à blé en France. 6. Paris, Étude de géographie urbaine. 7. Les régions volcaniques du Massif Central français. 8. La vallée de la Loire dans le Bassin de Paris. 9. La navigabilité des quatre grands fleuves français. 10, Les Causses et les Ségalas. 11. La Bourgogne. 12. Lyon et la région lyonnaise. 13. Les phénomènes glaciaires des Alpes françaises dans le passé et dans le présent. 14. Les principaux passages des Alpes. 15. La vie humaine dans les Alpes Suisses. 16. Les Alpes autrichiennes. 17. Le climat des États-Unis. 18. Les Grands Lacs de l'Amérique du Nord. 19. Le sys- tème apalachien de l'Amérique du Nord. Étude physique. 20. Les États de la côte atlantique des États-Unis au Sud de New York. 21. La houille et le fer aux États-Unis. 22. Le relief et les zones de végétation du Mexique. 23. Suez et Panama.

Programme du concours de 1908

GÉOGRAPHIE

1. Géographie physique générale. 2. La France. 3. Les péninsules européennes de la Méditerranée. 4. L'Amérique du Sud.

4d!)

IV CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE

NECROLOGIE

Le lieutenant-colonel Gupet. A. Buchan. Le 5 septembre dernier est mort, dans sa quarante-huitième année, le lieutenant-colonel P. -P. Gupet, qui fut, de 1886 à 1891, un des plus actifs collaborateurs de la Mis- sion Pavie. Il y a d'autant plus à insister sur les mérites d'explorateur de Gupet qu'ils semblent être restés complètement ignorés des journaux qui naguère annonçaient sa mort. En réalité, le souvenir de cet officier demeu- rera comme celui d'un des plus distingués ouvriers de la découverte de rindo-Chine intérieure, ses itinéraires personnels ne couvrirent pas moins de 9 000 km., et qu'il nous a décrite dans un livre comparable par sa solidité et sa probité aux meilleurs modèles du genre, tels que les relations des BiNGER ou des Foureau^ Cupet a également joué un rôle prépondérant dans l'élaboration de la grande Carte de l'Indo-Chine de la Mission Pavie à 1: 1000 000^.

Signalons aussi la mort du remarquable météorologiste écossais Alesander Buchan (13 mai 1907), à l'âge de 78 ans. Buchan est resté quarante-sept ans secrétaire de la Scottish Meteorological Society. Il a attaché son nom à la publication de cartes isobares pour l'ensemble du globe, et c'est lui qui élabora les matériaux météorologiques du « Challenger ». Son Report on Atmo- spheric Circulation^ reste un ouvrage fondamental qui a servi de base aux cartes de température et de pression dressées par A. J. Herbertson pour ï Atlas of Meteorology de Bartholomew. Gomme océanographe, il a publié le Report on Oceanic Circulation, en appendice au Summary of Results de la col- lection du « Challenger ». Enfin il dirigeait les travaux de l'Observatoire du Ben Nevis.

ASIE

La convention anglo-russe relative à la Perse, à l'Afghanistan et au Tibet (31 août 1907). On aurait eu le droit de penser que la poussée des Russes on Asie, refoulée en Extrême-Orient par les victoires du Japon, se reporterait sur l'ancien théâtre de la rivalité anglo-russe, en Perse et dans l'Afghanistan, f.'accord de grande envergure, que les deux puissances ont conclu h; 31 août dernier et ([ui a été rendu public le 2;i s»qv tembre, trompe cette attente ou ajourne à tout le moins la marche en avant de la Russie de ce côté. Avec les progrès de la Russie dejuiis vingt ans, la rivalité des deux puissances, d'abord confinée au Pamir cl j'i la

1. Voyafjes an Laos et chez les snuvaqi's du Sud-Est de l' Indo-Chine {Mission Pavie, III. Paris E. Leroux, 1900). Voir A'» Bihl. 1900, n" r>(w.

2. L. (îAM.ois, La (ivande carte d'Indo-Chine des capitaines Cupet, Friqnegnon et de Afalglaive {Annales de Ccoç/i-np/iie, II, lS<)-2-180:<, \). WVA-Hl]. T/odiiion .U'iinit i\ .> .io la rarto. ou 1 l'iMiillos. OSt (lo 1899 {IX" Ihhl. 1S!'!), .'>70).

3. Challengci' Scientifir /^'s»/^^, P/tysirs and Chemistri/, vol. 'i, i)arl V, ISSO.

460 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

frontière du Turkestan, s'était élargie jusqu'à embrasser la Perse et le Tibet. La nouvelle convention, signée par M'' Isvolski pour la Russie et par Sir Edward Grey pour l'Angleterre, fait disparaître toutes les causes actuelles ou prochaines de conflit, sur ce vaste ensemble de contrées qui embrasse tout le centre de l'Asie, des limites de l'Empire turc jusqu'à celles de la Chine propre K

La Perse représente l'objet de beaucoup le plus important de l'arrange- ment. Désormais, deux sphères d'influence y sont reconnues, séparées par une zone neutre. Au N d'une ligne, allant de Kasr-i-Chirin, sur la frontière turque, par Ispahan, Yezd, Kakh jusqu'à l'intersection des frontières de la Perse, de la Russie et de l'Afghanistan, la prépondérance de la Russie est reconnue ; de même, à l'E d'une ligne allant de la frontière afghane par Gazik, Birdjan, Kirman et aboutissant à Bender Abbas, l'Angle- terre jouira d'une situation privilégiée ; ce qui veut dire que, dans chacune des sphères ainsi délimitées, chaque puissance disposera en faveur de ses propres sujets des concessions de nature politique ou commerciale : che- mins de fer, banques, télégraphes, routes, entreprises de transport, d'assu- rance, etc. Ainsi la Russie reçoit dans sa part d'action politique et écono- mique tout le Nord de la Perse, c'est-à-dire la partie de beaucoup la plus riche du pays; mais elle renonce pour le moment à poursuivre vers le golfe Persique son rêve de la mer libre. L'Angleterre ne s'assure que le Sud-Est presque désertique du royaume iranien (Mékran, Kirman, Séistan), mais elle renforce d'un tampon nouveau la défense de l'Inde. Dans les pro- vinces situées en dehors de ces zones (Farsistan, Arabistan, Louristan) et sur le littoral du golfe à l'W de Bender Abbas, des concessions pourront être accordées indifféremment à des sujets russes ou anglais, sans qu'il puisse y avoir opposition de la part de l'une ou de l'autre puissance.

Les conditions de cet accord trouvent leur explication dans la préémi- nence commerciale et politique qu'avait su prendre la Russie dans tout le Nord de la Perse. Depuis 1889 surtout, une infiltration très active a rendu les Russes maîtres de Méched, de Téhéran, de Tébriz. Un traité de commerce, en vigueur depuis 1903, assure un traitement de faveur à leurs marchandises en Perse ; l'énorme extension de la frontière commune et le tracé des routes les favorisent encore. Mais ce sont surtout les progrès de la Banque d'escompte et de prêts, appuyée par la Banque d'État de Saint- Pétersbourg, et pourvue de succursales de jour en jour plus nombreuses, qui expliquent la suprématie croissante des Russes. Cette suprématie était reconnue dans les quatre ou cinq dernières années par les consuls anglais eux-mêmes ; du moins ceux de Téhéran, d'Ispahan et de Yezd atti- raient-ils l'attention de leur gouvernement sur la stagnation ou le déclin du commerce anglais dans ces villes. De 1890 à 1900, le commerce d'impor- tation russe avait plus que doubh', et, d'après les statistiques du Service des Douanes de Perse, de mars 1903 à mars 1904, le commerce extérieur s'élevait à 26H millions de fr., dont IGO aux importations et 106 aux expor- tations; de ces chiffres la Russie prélevait à elle seule 141 millions de fr.,

l. Voir le texte de l'accord dans Bev. franc, et ExpL, XXXII, octobre 1907, p. 585-591, et dans Le Temps du 26 sejjt. 1907. Lire surtout la série des quatre articles très solides publiés dans le Bulletin étranger du Temps., 26, 27, 29 et 30 sept. 1907. Une carte jjortant les limites des s])licrcs d'influence a paru dans le Geo'j. Journ., XXX, Xovembcr, 1907, p. 558.

ASIE. 461

dont 77 pour les importations et 64 pour les exportations ; la part de l'Angleterre se réduisait en tout à 62 millions defr., dont o3 pour les im- portations seules et moins de 9 pour les exportations K Voyant la situation s'aggraver, les Anglais ont craint que l'action russe ne s'étendît aux régions, telles que le Séistan et le Béloutchistan, qui possèdent un intérêt vital pour l'Angleterre, parce qu'elles confinent de plus ou moins loin à l'Empire indien. Aussi ont-ils renoncé à la politique d'action énergique inaugurée par Lord Curzon, et ils ont fait la part du feu en abandonnant le N de la Perse à leurs rivaux, pourvu qu'une sphère d'intérêts privilégiés leur fût reconnue. En outre, d'après une lettre de Sir Edward Grey formant comme une annexe du traité, la Russie aurait « déclaré explicitement, au cours des négociations, qu'elle ne niait pas les intérêts spéciaux de la Grande- Bretagne dans le golfe Persique », et le Gouvernement anglais a formelle- ment pris note de cette déclaration.

Dans le golfe Persique et dans le Sud-Est de la Perse, la prééminence britannique est solidement établie dans les faits. A Bender Abbas, sur 173 navires ayant pris part au commerce en 1906, 155 étaient anglais contre 10 russes seulement; 81 p. 100 des importations, 56 p. 100 des exportations revenaient à l'Angleterre. A l'intérieur, le foyer d'action du commerce bri- tannique est Kirman, dont fut consul longtemps l'un des champions les plus actifs de la propagande britannique, le major P. M. Syres^. C'est le major Sykes qui a pris l'initiative d'organiser la mission commerciale que diverses chambres de commerce de l'Inde ont envoyée en Perse en 1904-1905 et qui, sous la direction de M'^ Gleadowe-Newcome.x, a visité justement toute la région qui forme la nouvelle sphère d'influence anglaise. Partie de Bender Abbas le 7 novembre 1904, elle a visité, au point de vue des besoins du com- merce, Saïdabad, Behramabad et Kirman, qui fut ensuite sa base d'opérations et de rayonnement. A son retour, elle avait parcouru 2 900 km. et visité les principaux centres commerciaux du Sud-Est de la Perse. La mission est revenue avec de nombreuses idées pour l'amélioration des règlements sou- vent tracassiors qui gênent les affaires britanniques, et surtout avec l'indi- cation d'importants travaux publics à réaliser pour faciliter le commerce et l'étendre vers l'intérieur : remplacement éventuel du détestable port de Bender Bouchir par celui de Bender Abbas préalablement aménagé et ou- tillé; construction d'une voie ferrée de Bender Abbas à Kirman, en contour- nant par Minai), Manoudjan, la lagune Morian, Regan et Bam, les épais massifs de montagnes qui s'interposent entre le littoral et Kirman-'.

Une des raisons probables de l'entente entre l'Angleterre et la Russie à propos de la Perse paraîtavoir été l'inquiétante initiative de l'Allemagne, q\ii vient d'obtenir, par l'entremise du financier Guttmann, la concession d'une ban([ue indépendante à Téhéran (23 juillet), et qui entre! it^Udoiniis deux ans un service régulier de vapeurs de la Hambiinj Aiucrika avin- le golfe Per- si(|ue. Sans doute les Allemands assurent (juil ne s'agit que d'intérêts

1. ChiflVos (Mnpniiitôs ;'i la iioto suivante. (|ui expose l'anivre tlo la mission (ïi.kaoowk- Newcomkn : CoinmercHil Mission to South-ICastern l'crsia [Geoi/. Journ., XXIX, Fel)r., H>07, p. 212-2ir>).

2. Major Svkks, A travers la Perse Orientale {Collection de Vm/ages illustres). Paris, llaoliclto & C"', 1907. In-12, (vil + 21 1 p., 32 pi. ^•^rav., 1 pi. de :i petites cartes. » fr.

3. Oco;/. Jour»., note citée ])lns liani ; f.e Temps, 2" »;eptenil)r<> l'.'DT.

462 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

purement commerciaux, mais on n'a aucune raison de ne pas craindre que ces intérêts ne prennent un jour une couleur politique.

Du côté de l'Afghanistan, la convention du 31 août consacre la renonciation catégorique et absolue de la Russie. Non seulement le tiouvernement du tsar reconnaît le pays comme en dehors de sa sphère d'influence et s'en- gage à n'y envoyer aucun agent, mais encore il consent à se servir de l'in- termédiaire du gouvernement Britannique pour toutes ses relations politi- ques avec l'Afghanistan. On est donc bien loin du temps Arminius Vambéry agitait le fantôme des armées russes, déjà maîtresses de Merv et de Serakhs, marchant sur Hérat et menaçant l'Inde ^ D'ailleurs, l'Angleterre déclare n'avoir pas l'intention de changer l'état politique de l'Afghanistan, qui semble fort satisfaisant depuis la mission Louis Dane (1905) et depuis la fastueuse réception de l'émir IIabibullah par Lord Minto. D'autre part, l'éga- lité de facilités commerciales est reconnue entre les sujets des deux puissances contractantes.

Vers le Tibet, l'Angleterre ne s'était engagée en 1904 que dans la «rainte, fondée ou non, des menées auxquelles se seraient liyrés des sujets bouddhistes de la Russie, on s'efforce d'en revenir à la situation telle qu'elle était avant la mission du colonel Younghusband^, Les droits suzerains de la Chine sur le Tibet sont reconnus, et c'est par l'entremise du gouverne- ment Chinois que l'Angleterre et la Russie s'engagent désormais à traiter -avec ce pays. L'Angleterre renonce à toute ingérence dans l'administration intérieure du « Pays des moines » ; elle n'entretiendra pas de représentant à Lhassa; elle ne recherchera, ni pour elle-même ni pour ses sujets, aucune ■concession de chemins de fer, routes, télégraphes, etc. Tous ces engage- ments sont également pris par la Russie. Les deux puissances abandonnent à ce point toute idée d'action au Tibet qu'elles s'engagent à n'envoyer dans ce pays, pendant un délai de trois ans, aucune mission scientifique, à moins d'un accord mutuel préalable.

Partage d'influences en Perse, renonciation formelle de toute visée russe sur l'Afghanistan, mise sous séquestre du Tibet, ainsi se résume cette convention, qui, espérons-le, organise la paix pour une assez longue période en Asie centrale. L'Angleterre surtout paraît avoir lieu de s'en féliciter, au moment précis l'opposition toute théorique que lui faisaient jusqu'à ce jour ses sujets hindous, imprudemment instruits à l'européenne, prend un caractère vraiment séditieux et menace de susciter de graves embarras à sa domination dans l'Inde^.

Expédition de Lacoste autour de l'Afghanistan par le Karako- roum. Le commandant de Lacoste a effectué, du 26 juin 1906 au 31 jan- vier 1907, un voyage intéressant autour de l'Afghanistan. Non pas qu'il ait abordé des routes nouvelles, mais il a parcouru des régions difficiles d'accès, rarement visitées, et dont quelques-unes présentent un grand intérêt d'actua- lité : le Séistan notamment. C'est Méched, la capitale religieuse de la Perse,

1. Arminius Vambéry, La lutte future pour la possessioji de l'Inde. Aperçu des progrès de la Russie dans l'Asie centrale et des difficultés qui en découleront pour l'Angleterre (Paris, H. du Parc, 1885).

2. Sur cette mission, voir Annales de Géographie, XIII, Chronique du 15 nov. 1904, p.'4G8.

3. Sur les causes, les progrès et les caractères de cette agitation, lire les intéressants articles d'ÉTiENNE HA.MÉL1US, La colonîsatioH européenne en Asie. L'Inde britannique. Les Anglais devant le problème indien {Quinzaine Col., XI» année, 25 sept, et 10 oct. 1907).

ASIE. 463

qui fut son point de départ et de retour ^ De là, il gagna Och, par le Tur- kestan russe, et se dirigea vers le SE, à travers le Pamir, par les cols de Taldik, du Kizil Art et de l'Ak Baïtal (4 540 m.), visita le célèbre Pamirskii Post, passa par le col du Béïk (4 700 m.), dans la vallée chinoise du Sarikol, et, se trouvant dans l'impossibilité de gagner le Baltistan par la vallée du haut Raskem, alors impraticable par suite de la fonte des neiges, il se rendit à Yarkand, par Tach-kourgan (7 août). Il y forma une nouvelle cara- vane, avec laquelle il passa à Leh, par la route très dure du Karakoroum et du Dapsang, qui franchit, comme on sait, six cols d'une hauteur variant de 5 260 à 5 510 m. De là, il rallia le Kachmir, et, après un court repos à Srinagar, se rendit à Ravalpindi et Quetta (25 octobre). Il y emprunta le chemin de fer, nouvellement ouvert à l'exploitation, qui pousse jusqu'à Nouchki, par [Mastung. Selon lui, il n'est pas vrai que cette ligne doive être continuée vers le Séistan à travers le désert béloutche. « Si le gouverne- ment se décide à unir un jour la région de Quetta au Séistan par voie ferrée, c'est bien plutôt par Kandahar et la vallée du Hilmend qu'on pas- sera, en utilisant la voie de pénétration déjà existante de Quetta à Cha- man. Mais alors, la ligne anglaise ayant été poussée jusqu'à Kandahar, pourquoi ne la prolongerait-on pas jusqu'à Kouchk, le terminus actuel des lignes russes vers le Sud, reliant ainsi, par un pont de 700 kilomètres, l'Eu- rope aux possessions anglaises de l'Inde^? » Ces lignes nous semblent prendre une véritable actualité au lendemain de la ratification de Taccord anglo-russe.

Il fallut à M'" DE Lacoste 29 étapes très dures pour franchir les 800 km. du désert béloutche jusqu'à Nasretabad ; la route, d'ailleurs, a été admira- blement aménagée par le gouvernement des Indes : tous les 35 km. envi- ron, on trouve un gîte très confortable, avec lits de camp, tables, chaises, voire même une bibliothèque. Mais, si l'on y trouve des livres en abon- dance, l'eau fait irrémédiablement défaut ; malgré les puits creusés par les Anglais, le peu qu'on en trouve est souvent salé au point que les chameaux ne veulent pas la boire. Cette route a été jusqu'à présent interdite aux étrangers non munis d'autorisation spéciale. Elle est suivie par une ligne télégraphique jusqu'à Robat ; mais, sous l'influence des Russes, les Persans se sont jusqu'à présent refusés à raccorder cette ligne avec leur réseau du Séistan; et la ligne en question tourne sur Bam et Kirman. M'" de Lacoste est persuadé de l'énorme importance non seulement économique mais stratégique du Séistan, qui flanque la route de Hérat à Kandahar et com- mande la voie commerciale de Quetta avec la Perse. Selon lui, c'est la lutte engagée au sujet du Séistan qui a retardé la ratification de la convention anglo-russe.

Après avoir visité les villes mortes de ce curieux bassin, vu le barrage de l'Hilmend et la curieuse île basaltique de Koh-i-Kouailja, au milieu du llamoun, M'" de Lacoste se hâta de regagner Méchod. en pitjuant droit vers le N, par Birdjan et les montagnes de Tourbat-i-Heïilari, il eut à subir

1. Compte rondu do la conroronco du commandant dk Lacostk ù. la iSociôto do («('ographio par M' Fr. Lkmoink (Autour de l'Aff/haniatan par le Karakoroum et le petit Tibet, La Oeoyra- phie, XVI, 15 juillot. 11)07, p. 67-70, crociuis) ; conlVronco au C'omito do l'Asio, Dvll. Comité Asie fr.^

annôo, juin 1907, p. llKMy7, croquis des bouciies de IHiluiend dans lo Hamoun 1 : 1 000 OOOJ.

2. JJull. Comitc Asie fr., art. cité, p. IDO. r '

464 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

des froids de 16° à 20°, par une tempête de neige. Il fermait, le 31 janvier, la boucle de ses itinéraires après neuf mois de voyage.

Exploration du comte de Marsay et du capitaine d'Ollone dans le haut Sseu-tch'ouan. L'un des coins de l'Asie le moins connus et le plus malaisés à explorer est, à n'en pas douter, le chaos de hautes montagnes qu entaillent, par des gorges formidables, le haut Yang-tseu et ses affluents, dans l'angle Sud-Ouest du Sseu-tch'ouan. De nombreux voyageurs s'efforcent, depuis trente ans, d'en dresser la carte ; sans parler des tentatives anciennes de C. Baber, Gill, le comte Széchenyi, Hosie, beaucoup d'explora- teurs français s'y sont fait un nom dans ces dernières années : Gh.-E. Bonin, Cl. Madrolle, A. Leglère, le comte de Vaulserre^; pourtant, d'importantes lacunes y subsistent, soit à cause des difficultés presque insurmontables du terrain, soit par suite du caractère défiant des populations, les seules de l'Empire chinois qui aient su, par endroits, maintenir leur indépendance (Lolos, Sifans, Mossos). Deux explorations nouvelles méritent d'y être signa- lées. D'abord le comte de Marsay, parti le 19 mars 1906 de Yun-nan-fou, sous la conduite du P. de Guébriant, provicaire de la mission du Kien- tchang^, gagna Oueï-li-tcheou par une route piquant droit au N, et qui n'avait jamais été relevée. De Oueï-li-tcheou, il se rendit à Ning-yuen, capitale du Kien-tchang, et tenta de traverser l'énorme massif de mon- tagnes qui jalonne, à l'Ouest, le cours du Ya-loung, pour gagner la boucle du Yang-tseu signalée par Bonin en 1896; il ne put atteindre le plateau de len-tsin, faute de trouver un passage, et dut longer ce massif impénétrable jusqu'au Youn-ling, vallée élevée de 3 000 m., d'où il parvint à la boucle du grand fleuve. Tout ce pays, formant des communautés de villages orga- nisées {à la manière tibétaine, est peuplé de Mossos, proches parents des Tibétains, et entretenant au Youn-ling une importante lamaserie. Du Youn- ling, M'' DE Marsay gagna le royaume tibétain du Mouli (Meli), à l'ENE, vit les importants lavages d'or d'Oua-li, où, depuis quelques années, 20000 Chinois seraient venus s'établir, et recoupa deux fois le Ya-loung-kiang, qui forme- rait vers Oua-li une grande boucle vers le N. De là, il rentra dans le Kien-tchang (il mai), d'où il se dirigea vers Tch'eng-tou, par Lou-kou, Fou-lin et Ya-tcheou. L'hydrographie de ces régions serait encore retracée, par toutes les cartes actuelles, d'une manière vraiment fantaisiste ; le tracé du cours du Ya-loung, notamment, serait entièrement fautif; le nom de Ya-loung, d'ailleurs, serait ignoré sur tout le cours de ce fleuve, dont le nom chinois est Kin-ho ^ (rivière de l'or) ; toute sa vallée est, en effet, riche en or, et aussi en argent, fer, cuivre, étain et charbon"-.

1. Voir Bibl. de 1896, 551; Bibl. de 1897, 570; Bibl. de 1898, 535; Bibl. de 1899, 541; A'« Bibl. 1900, n»^ 544, 545, 555; XI* Bibl. 1901, 536; XII' Bibl. 1902, 586; Hulot, Rapports sur les progrès de la Géographie en 1899. Asie {La Géographie, I, 1900, p. 220-221).

2. On appelle Kien-tchang une large vallée qu'empruntent un affluent secondaire du Ya-loung, le Ngan-ning-ho, et un petit tributaire du Yang-tseu ; le Taliang-chan forme son versant Est, et on y trouve les centres importants de Ning-yuen et Oueï-li-tcheou.

3. Le nom de Kin-ho ne paraît cependant pas désirable, à raison des confusions qu'il entraî- nera avec celui du Yang-tseu lui-même, qui, comme on sait, s'appelle dans la région Kin-cha- kiang, fleuve aux sables d'or, ou simplement Kin-kiang, comme_;_l'appelle M'' de Vaulserre à la hauteur de Kiao-kia-ting.

4. Lettre du comte de Marsay à la Sociétéjde Géographie {La Géographie, XIY, 1906, p. 238- = 239). J/itinérairc de cet explorateur est reproduit dans L'Année cartographique do Fr. Schrader, •17« année, 1900, Paris, Hachette & C'% oct. 1907. .

ASIE. 465

D'autre part, le capitaine d'Ollone, accompagné du maréclial dos logis DE BoYVE, s'est audacieusement attaqué à la chaîne la plus énigmatique et la plus impénétrable de toute la région, au Ta-leang-chan, ou pays des Lolos indépendants. Le Ta-Ieang-chan, sorte de Rif du Sseu-tch'ouan, n'avait jamais été traversé, et l'entreprise paraissait impossible à tous ceux qui connais- saient le pays. Mg^"" Fenouil, évêque de Yun-nan-fou, l'avait tentée, il y a trois ans, mais avait été capturé dès le premier pas. Le Ta-leang-chan est en effet resté réfractaire même aux Chinois qui, selon une lettre très détaillée de M''" de Vaulserre *, l'ont entouré d'une ceinture très serrée de postes militaires ; il s'allonge entre le Kien-tchang et le Yang-tseu; G. Baber en a fait Je tour en 1877; Francis Garnier (1868), M"" Leclère (1898), M'" de Vaulserre (1900) l'ont longé ou serré de plus ou moins près. Mais il n'a jamais été exploré, même par les missionnaires. Or M"" d'Ollone a envoyé le 11 juin, de Soui-fou, situé à l'angle NE du massif, le télégramme suivant: « Complète réussite première traversée pays Lolos indépendants «. Les détails font encore défaut sur les circonstances de ce succès; toutefois, nous savons déjà qu'il a été facilité par les renseignements de M"" de Vaulserre et par l'expérience du P. de Guébrlvnt^.

Travaux du colonel A. "W. S. "Wingate dans la Chine septen- trionale et centrale. Dans un exposé très riche en observations neuves qu'il a présenté devant la Société de Géographie de Londres ^ le colonel Wingate, qui depuis 1897 dirige des brigades anglaises de topographes pour la cartographie de la Chine, a attiré l'attention sur l'imprécision dont souffre notre connaissance géographique des régions réputées le mieux connues. A partie Tche-li, qui a été levé avec soin par les siirvci/ors de l'Inde en 1900 et dont une carte est aujourd'hui en voie de préparation, on ne s'en- tend souvent ni sur les altitudes, ni sur la position et la population des villes, ni sur le climat, ni sur la navigabilité des fleuves. La carte de la Chine reste à faire : «en 1900, la plus grande partie de la Chine était encore aussi mal cartographiée que l'est d'ordinaire l'Afrique centrale ». Les meilleures cartes, celles de Richthofen, dans son AtUni von China (1885), de Waber (1893 et 1900), de Bretsgiineider (1896), avaient pour base l'ancienne «arte des Jésuites (1708-1718), qui, toute précieuse qu'elle est, ne saurait répondre aux besoins modernes.

M^" Wingate a contribué à lever avec précision la région qu'il appelle le Tche-li extérieur ou la Mongolie intérieure, c'est-à-dire la région plus ou moins montagneuse qui s'étend au N de Pékin, par delà la Grande Muraille, et prend naissance le réseau des tributaires supérieurs du Leao-ho. Cel ancien territoire mongol, décrit en 1902 par M^" 0. Franke (d'après des docu- ments surtout chinois, dont il a parfois, selon M*' Wingate, endossé les erreurs), est celui d'où les Mantchous ont pénétré d'une manière décisive» dans le Tche-li; se trouve Jehol (ouJe-ho), l'ancienne résidence impériale Kien-loung reçut en 1793 l'ambassade de Lord Macartney, et les eni-

1. Voir cotto lottro jointo aux nouvollos do la mission iVOi-Lonk y La (h'-offraphie, \VI, 15 juillet 1907, p. 72-7:{).

2. Voir /,rt Géngraphio, XVI, ir> juillot 11107, p. 71; soptomlji'o 1W7. |>. lîl(i-l<.)7.

3. A. W. S. WiN(i VTi:, Nint' Years' Survcy and /exploration in iVnrt/iern ami ('entrai China {Geo(j. Joiirn., XXIX, Fol)r., 1907, p. I7l-'200; Mardi, 1907, p. 273-30(5, tîg;. phot., r> liir. ot pi. cartes A 1 : 20 000 000, 1 : 1 7)00 000, l : 3 000 000, l : 1 7)00 000 et l : 1 000 000 !.

ANN. DK GliOG. XV1« ANNKE. 30

466 CHRONIQUE GEOGRAPHIQUE.

pereurs se rendaient autrefois pour se livrer à la chasse. Nul empereur n'a visité Jehol depuis que Hsien-Feng y mourut en août 1861; cet abandon a jeté la ville dans un complet déclin; le u potala », bâti à l'imitation de celui de Lhassa, a été dépouillé d'une partie de ses trésors; au lieu de 800 lamas, il n'y on a plus guère qu'une centaine ; quant au nombre des soldats et des mandarins, il serait tombé, depuis Lord Macartney, de 100 000 et 80 000 à 1 200 et 800 seulement. La réserve de chasse des empereurs, le Wei-tchang, existe cependant encore ; elle offre cet intérêt de présenter un des seuls vestiges de la grande forêt-vierge qui couvrait autrefois le Nord de la Chine. Le Wei-tchang, attaqué de toutes parts par les Chinois, qui peu à peu absorbent le pays naguère mongol, recule d'ailleurs rapidement; bientôt toute forêt aura disparu. M'" Wingate ne lui attribue que 72 km de l'W à T'E et 88 km. du N au S, 360 km. de tour, avec une superficie de 6 400 kmq. environ. M^' Franke lui attribuait des dimensions doubles de celles-ci. Au centre du Wei-tchang se dresse une montagne qui avait déjà été signalée au xviii*^ siècle par les P. Gerbillon et Verbiest sous le nom de Petcha, et qui serait évidemment le Ta-kouang-ting-tsou, montagne d'environ 2150 m., chiffre bien inférieur à celui de 3 500 m. qu'indiquaient les célèbres Jésuites français. Aux limites occidentales de la même région se trouve Chang-tou, ou Cho-nai-man, l'ancienne capitale de Koublaï Khan, dont les vestiges seraient en voie de disparition rapide. Toute cette contrée fort mal connue a été en somme étudiée à fond par l'équipe de topographes que dirigeait M"^ Wingate (cap^ Gunter, 1* Doveton, etc.). Notamment, l'hydogra- phie a été fixée et le cours du Lao-ho, du Hsi-leao-ho, du Chara-mouren, ou Houang-ho, dessinés rigoureusement. Le long de cette dernière rivière, homonyme du redoutable fleuve de la Grande Plaine, MM" Me Andrew et Kirkpatrigk ont fait une tournée fructueuse et neuve en 1905.

M^ Wingate décrit également un voyage à la sainte montagne de Ou-taï- chan, haute de 3 000 m., à l'W de Pékin, puis il passe à ses voyages en Chine centrale. Le plus neuf est celui dont fait l'objet la province du Ngan- houei, l'une des moins connues de la Chine centrale, malgré l'excellente monographie du P. Henri Havret^ ; mais le Ngan-houei, affreusement dévasté par les Taïpings, se repeuple et s'enrichit rapidement, en sorte que ce travail n'est plus à jour. Les sources officielles attribuent au Ngan-houei 135 000 kmq. et 24 millions d'habitants, chiffre sans doute exagéré, malgré la forte immigration annuelle. La province est intéressante parce qu'elle forme transition entre la Chine du Nord et la Chine du centre. Elle est divisée en trois parties par le Houaï-ho, fleuve au sujet duquel M'' Wingate publie un levé à grande échelle absolument neuf 2, et le Yang-tseu. Au N du Houaï-ho, on a une continuation de la Grande Plaine, avec sa végétation maigre, sa population fourmillante et misérable, ses chariots traînés par des mulets, ses caravanes de chameaux. La partie centrale, entre Houai et Yang- tseu, est moitié plaine moitié montagne, parsemée de lacs et de portions inondées, avec une population peu dense cause des Taïpings). Au S du Yang-tseu, le pays est montagneux et ressemble aux paysages japonais ; la

1. p. Hi:nri IIavret, La province de Ngan-hoeï [Variétés sinologiques) (Changhaï, 1893).

2. Carte à 1 : 1 000 000, accompagnant le second article de AP Wingate dans le Geog. Journ., XXIX, Mardi, 1907, p. 308.

ASIE. 467

population est riche et serre'e. Les transports dans ces deux dernières por- tions de la province se font par brouette ou à dos d'homme, comme dans la Chine centrale en général. IVP Wingate insiste sur le Houaï, peu étudié jusqu'à présent^ et qui cependant forme l'artère d^un immense trafic. Le principal marché en est Tch'eng-yang-kouan, où, selon le dire des Chinois, aboutiraient cinquante voies d'eau différentes. Liu-tcheou et Ngan-k'ing sont en progrès rapide et semblent devoir jouer un rôJe important dans la Chine nouvelle; Lou-tcheou est déjà reliée régulièrement par vapeur avecOu-hou. 11 est à noter, fait rare en Chine, que dans le Sud de la province, au S du Yang-tseu, de véritables forêts se seraient reconstituées depuis l'invasion des Taïpings, à cause de la population très clairsemée. Il en serait de même dans les parties peu peuplées du Hou-nan. Le Ngan-houei méridional serait surtout remarquable par l'esprit d'initiative et de labeur des habitants de la préfec- ture de Houei-tcheou, naguère opulente, comme le témoignent les villages bien bâtis, les portiques somptueux, le nombre et la beauté des ponts. Mais depuis les Taïpings, ces districts rendus déserts ne se repeuplent que par immigration. Toute cette partie de la province était à peine connue et les levés tout à fait insuffisants. C'est dans la préfecture de Houei-tcheou que se fabrique surtout l'encre de Chine, à Hsiou-ning, qui approvisionnerait d'encre tout l'empire.

Le résultat des levés menés à bien par les équipes de topographes que dirigeait le colonel Wlngate sera la publication d'une carte de la Chine à 1 : 1000 000, à laquelle travaille aujourd'hui le major Close et dont plusieurs feuilles provisoires sont déjà dressées. M"" Wingate a formulé le vœu de voir créer un Service topographique impérial chinois et une Société de Géographie officielle de l'Empire.

Voyage de M^ Bons d'Anty au Hou-nan et au Kouei-tcheou. M'" P. Bons d'Anty, consul de France à Tch'eng-tou, obligé de traverser la Chine en rejoignant son poste, en a profité pour opérer une utile mission de recon- naissance au S du Yang-tseu, par le lac Toung-ting, Tch'ang-cha, capitale du Hou-nan, Tch'ang-té, grand marché d'approvisionnement du Kouei-tcheou sur le Yuen-kiang, Toung-yen sur le Ma-yang; il a ensuite abordé les plateaux calcaires riches en mercure, antimoine, cuivre et étain du Kouei-tcheou. 11 n'a encore communiqué ses observations que jusqu'à Toung-yen, et notam- ment le journal de route relatant sa navigation sur le Toung-ting, le Siany et sa visite à Tch'ang-cha'. Mais les renseignements en sont très précis et très neufs. La population du Hou-nan paraîtrait beaucoup moins hostile aux étrangers que par le i)assé ; Tch'ang-cha se distingue même par l'ardeur de ses étudiants à adopter l'instruction moderne; les Japonais s'enbroent éner- gi(iuement d'accaparer ce mouvement, comme ils sont au premier plan pour l'exploitation économique de la province. Bien qu'ouvert au commerce depuis 1004, Tch'ang-cha n'a pas un commerce très important; les douanes impériales n'enregistrent guère plus de 20 millions de fr. ; Siang-tan, iKi'ud des anciennes relations (jui aboutissaient à Canton, reste, malgré sa proxi- mité de Tch'ang-cha, le grand marché du Hou-nan. Mais M"" Bons d'Anty pense que la transformation moderne de la Chine et que le nouveau réseau

1. liOttro do M' Bons i>".Vntv, avec croquis {Bull. Cnmilr Axie fr., 7' antK^o. mai l'.JUT. p. 1(VJ- U)4); La Mission Dons d'Anti/, Journal de marche {ibid., juin l'.>i)7, p. lUT-iOT).

468 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

de communications favorisera peu à peu Tch'ang-cha aux dépens de Siang- tan. Seulement il faudrait pour cela améliorer le Siang, qui est une rivière basse et capricieuse. Le lacToung-ting n'est guère qu'une immense étendue de terres basses, « coupée de canaux Teau court rapidement et qui représenterait une vaste plaine en formation dans un éventail alluvial )k La ressemblance avec la partie basse de la plaine de Tch'eng-tou serait frap- pante. Il est vrai d'ajouter que le voyageur a vu le lac Toung-ting en eaux très basses. Le grand agent d'alluvionnement serait le Yang-tseu, bien plus que le Siang et le Yuen, dont il refoule les eaux très loin eu amont jusque vers Tch'ang-cha.

AFRIQUE

Situation actuelle des Territoires du Sud' Algérien. Puits arté- siens et communications. Cinq années se sont écoulées depuis que la loi du 24 décembre 1902 a définitivement établi l'autonomie des Territoires du Sud 1 ; il est donc possible de juger les résultats de la nouvelle organi- sation. Cette tâche nous sera facilitée par le récent exposé de situation ^ que vient de publier le gouverneur général de l'Algérie, M" Jonnart, dont l'ac- tivité semble s'appliquer avec une sollicitude particulière à ces parties loin- taines de son gouvernement. Les grandes divisions administratives sont aujourd'hui fixées ainsi qu'il suit: territoires d'Aïn-Sefra, de Ghardaïa, de Touggourt et des Oasis. Les deux premiers de ces territoires empiètent sensiblement sur les plateaux ; celui d'Aïn-Sefra, par les communes mixtes de Mecheria et de Géryville, pousse ses limites jusqu'à Teniet-es Sassi, El Aricha, et jusqu'au Chott el Chergui ; celui de Ghardaïa englobe la com- mune de Djelfa, c'est-à-dire pénètre jusqu'à Taguin et au Zahrez Chergui. On ne peut guère douter que cette délimitation ait été nécessitée par le besoin de maintenir dans la sphère du commandement supérieur du Sud les grandes tribus nomades qui entretiennent ou qui entretenaient naguère des échanges commerciaux avec les populations sahariennes : Hamian, Trafi, Oulad Naïl, etc. Il y a lieu de remarquer d'autre part la création, sous le nom de territoire des Oasis, d'un territoire uniquement saharien, compre- nant le bas Touât et le Tidikelt, El Goléa, Ouargla, l'Ahaggar, le pays des Azdjer. Au contraire, le Touat proprement dit et le Gourara ont été rattachés à la division d'Aïn-Sefra, sans doute pour assurer l'unité de la défense sur les confins du Sahara marocain, le long du Guir et de la Saoura, sans cesse menacés par les Berabers et autres tribus hostiles.

La population totale des territoires, dénombrée en 1906, atteint 446 000 hab., dont près de 11000 Européens (troupes comprises) ; naturel- lement, c'est dans le territoire d'Aïn-Sefra que les Européens sont le plus nombreux, à cause de la garde de la frontière: 7 500. La population du ter- ritoire des Oasis n'est que de 31760 en tout, dont 266 Européens^. Le budget

1. Annales de Géographie, XI, 1902, Chronique, p. 377.

2. Exposé de la situation générale des Territoires du Sud de l'Algérie, présenté par M. C. Jonnart, gouverneur général. Année 1906. Alger, Impr. administr. V. Heintz, 1907. In-8, 207 p., 4 pi. cartes, dont esquisse du Sahara Algérien à 1:2500 000 ot carte des divisions adminis- tratives à 1: 3 200 000.

3 II est iuste de remarquer que ni Adrar ni le Gourara ne ^sont compris dans ces chiffres.

AFRIQUE. 469

des territoires se trouve en parfait état d'équilibre et a permis même l'éta- blissement d'un fonds de réserve de 1 155 000 fr., qui permettra de donner une impulsion plus vive aux œuvres d'assistance publique, d'assistance médicale indigène, aux écoles et surtout aux travaux publics. L'incertitude des récoltes et l'énorme difficulté des ravitaillements imposaient dans ces régions désertiques le développement des Sociétés indigènes de prévoyance, si nombreuses aujourd'hui en Algérie, et la constitution de réserves de grains en silos. Mais l'agriculture ne joue dans les territoires du Sud qu'un rôle subordonné et surtout précaire : ainsi, tandis que, en 1905, 25 000 ha. y avaient été ensemencés en blé, et 42 000 en orge, on avait récolté moins de 12000 qx de blé et 19 000 qx d'orge; l'année suivante, les indigènes décou- ragés réduisirent des deux tiers leurs ensemencements : 9 000 ha. seule- ment pour le blé et 15 000 pour l'orge; cependant, ils ont récolté en 1906 sur ces faibles surfaces 56000 qx. de blé et 115 000 d'orge. La culture des palmiers, par contre, a régulièrement progressé dans ces dernières années, surtout dans l'Oued Rir à cause des puits artésiens : dans cette région, aujourd'hui privilégiée, il n'y avait, en 1856, que 339000 palmiers en rapport; le relevé de 1906 en a reconnu 929 000, dont 82 000 appartenant à des Fran- çais; les Ziban en entretiennent d'autre part 572000; la région d'Ouargla, 700 000; le Souf, 250 000; le Mzab, 200 000. On est étonné de la multitude des palmiers qui jalonnent la Zousfana (Taghit, 102 000), la Saoura (Igli Beni-Abbès, 175 000), le Touat, le Gourara et le Tidikelt (1500000). Au contraire, la région des Ksour du Sud Oranais : Aïn-Sefra, Colomb-Béchar, est pauvre en palmiers (moins de 120 000). Les Territoires en comptent 4 645000 au total. Aussi les dattes sont-elles un des éléments principaux de leur exportation; près de 9 millions et demi de fr., dont 7800000 pour la région de Biskra et TOued Rir seuls.

L'élevage, surtout du mouton, de la chèvre et du chameau, reste cepen- dant la principale industrie du Sud, qui comptait, en 1905, 1 475000 moutons, 440 000 chèvres et 100000 chameaux, contre 15000 bœufs seulement. De grands efforts sont faits pour encourager et améliorer l'élevage du mouton (primes, sélection, soins à donner à la tonte et à la laine, etc.) et du cha- meau. Malgré l'insuffisance des moyens d'information, on est surpris des chiffres élevés, si incomplets qu'ils puissent être, qu'atteint déjà le com- merce des Territoires du Sud : 32160000 fr. aux importations, et 31 260000 fr. aux exportations. Go commerce s'effectue, pour le Nord des TtnnMtoires, sur- tout par les deux voies ferrées de Golomb-Béchar (inaugurée en avril 1006) et de Biskra, et aussi par de nombreuses caravanes. Pour les oasis du Grand Sahara, elles sont approvisionnées par des caravanes dont les principales sont celles des indigènes des Hauts Plateaux qui amènent au Tidikt^lt, au Touat et au Gourara, des grains, des moutons, du sucre, du café, des tissus, et qui s'en retournent avec des charges de dattes. Ce trafic est très rémuné- rateur pour les convoyeurs : u Une charge d'orge vaut, au Gourara, cinq charges de dattes ([ui peuvent elles-mêmes être échangées, sur les marchés de l'Algérie, à Tiaret, par exemple, contre vingl-cinc] charges d'orge. » Ces voyages annuels des caravanes du Sud Oranais, qui tendaient à disparaître à cause de l'insécurité du Grand Erg, ont recommencé en 1906.

Deux problèmes surtout dominent la mise en valeur des Territoires ilu

470

CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

Sud : celui de l'eau, celui des communications. L'augmentation des surfaces plantées en palmiers ou en céréales n'est possible que par une meilleure utilisation des eaux superficielles, grâce à des séguias, à des bar- rages, etc., ou par l'extension rationnelle des forages artésiens. Dans l'Oued Rir, on s'est contenté de généraliser les recherches d'eau en grande pro- fondeur que nous avions signalées àTouggourt', et de magnifiques résultats ont été déjà obtenus. Toute une série d'oasis entre Biskra etTouggourtontété créées ou régénérées grâce à ces nouvelles méthodes : de l'automne 1904 au printemps 1906, les oasis qui ont profité des travaux de sondage ont vu augmenter de 26 660 litres par minute le débit des eaux artésiennes. Durant l'été 1906, l'atelier d'Ouargla a opéré la réfection du puits dit du Maghzen, qui au lieu de 30 1. fournit aujourd'hui 900 1. à la minute. Plusieurs autres puits voisins d'Ouargla ou d'El Goléa ont été amenés de même à des débits variant entre 800 et 1 500 1., au lieu de 25 et 40 1., etc. Le plus beau succès a été acquis au puits d'Aïn-Tarfout-Cer'ira dans l'oasis de Sidi Amrane, au N de Touggourt; on y a obtenu 12 000 1. à la minute; c'est le débit le plus important obtenu jusqu'à ce jour dans le monde entier, par les ateliers de forages artésiens ; non seulement il assurera l'irrigation des anciennes palmeraies voisines, mais il permettra la création d'une oasis nouvelle de 30 000 palmiers. Ces étonnants résultais sont le fruit de son- dages poussés le plus souvent bien au delà de 100 m. Actuellement un chantier est à l'œuvreà Sidi-Okba, qui avait déjà atteint 240 m. le 24 juin 1907, et les travaux y seront poussés jusque vers 450 m., peut-être même 500 m., profondeur à laquelle la rencontre d'une nappe jaillissante est pro- bable. On se propose de jalonner de puits, de 25 en 25 km., la route de Biskra à El Oued; un puits y est en création dont les travaux sont momen- tanément arrêtés à 115 m. C'est véritablement une ère nouvelle qui s'ouvre pour cette région du Sud. Aussi M^ Jonnart a-t-il annoncé, à la session du Conseil supérieur de l'Algérie qui s'est tenue du 27 mai au 4 juin, qu'il était résolu à reprendre le projet de construction d'une voie ferrée de Biskra à Touggourt, avec prolongement éventuel sur Ouargla, et cette fois à le mener à bien. Une étude savante et complète lui a été soumise dans ce sens. La construction de ce tronçon de 210 km. ne peut d'ailleurs laisser aucun mécompte au point de vue financier et économique, pourvu qu'on veuille se contenter d'une voie de 0",80. Si l'exécution de cette ligne si nécessaire a tant tardé, il faut s'en prendre à l'agitation pour le Transsaha- rien, qui, en confondant un projet chimérique avec cette utile entreprise d'intérêt local, en a longtemps empêché la réalisation.

Du côté des grands oueds du Sud-Oranais, on a également songé à augmenter les ressources en eau. Cet objet a spécialement sollicité l'atten- tion de M" G. B. M. Flamand dans la mission hydrologique et géologique qui l'a amené à parcourir en tout sens le triangle formé par l'O. Guir, l'O. Zous- fana et le Chott Tigri. M'' Flamand a pu reconnaître l'existence de nappes artésiennes qu'il conseille d'utiliser par la méthode indigène des feggaguir; il préconise également une série de barrages sur l'O. Guir pour utiliser les alluvions fertiles des Bahariat. Enfin les résultats géologiques paraissent

1. Annales rie Géographie, XIV, Chronique du 15 mars 1905, p. 189 : Lu nouveau sondage profond de Touggourt.

AFRIQUE. 471

importants : les termes du Carbonifère ont été précisés et M'' Flamand pense qu'il serait possible de rencontrer des horizons houillers; certains reliefs au NW du Djebel Grouz et du Djebel Antar ne seraient pas secondaires, mais primaires ^

D'après M"" Jonnart, le projet de liaison du réseau télégraphique algérien avec celui du Soudan est aujourd'hui élaboré. Dès maintenant on étudie la possibilité de construire, au moyen des ressources disponibles des Terri- toires du Sud, les tronçons de la ligne transsaharienne nécessaires pour relier les postes extrêmes du Tidikelt, et en premier lieu d'Adrar, avec Beni-Abbès, point terminus du télégraphe algérien. Ce premier tronçon de 420 km. va être incessamment entrepris 2.

Sahara. Expéditions C. de Motylinski, Arnaud-Cortier. M^ É.-F. Gautier vient de publier^ les notes de voyage de M'^de Motylinski, directeur de la Médersa de Constantine, qui est mort le 2 mars 1907, sans doute à la suite des fatigues endurées au cours d'une saison d'exploration au Sahara. M'* DE Motylinski s'était fait charger, en 1906, d'une mission d'études surtout linguistiques et archéologiques dans le Ahaggar. Après avoir consacré trois mois à cet objet spécial, il effectua en août 1906 deux tournées d'un grand intérêt géographique : la première le conduisit, par la vallée de l'oued Ou- toul jusqu'à Varrem (village, en targui) important d'Abalessa, et jusqu'à Tit. Remarquons en passant que l'importance d'un village du Ahaggar reste toujours bien modeste; d'après les carnets de M"^" de Motylinski, Taman- rasset, qui fut sa base d'action et de rayonnement, compte 24 jardins et 52 hab.; Abalessa, arrem des Taïtoq et des Dag Rali, possède 26 jardins et 64 hab.; Tit, 23 jardins, 50 hab.; Tar'haouhaout, 90 hab., Tazerouk, 83 hab. Ce sont les villes ou les gros bourgs du pays targui. M"^ de Motylinski a ainsi dénombré sur le pourtour du Ahaggar 35 arrem, ce qui est, selon M^' Gautier, un chiffre surprenant. La seconde excursion fut beaucoup •plus importante: M"" de Motylinski y a réussi, en effet, à traverser de l'Ouest à l'Kst la célèbre Koudia, ou Atakor, c'est-à-dire le massif central du Ahaggar. Les Touareg du pays ne firent rien pour lui faciliter sa tentative; considé- rant la Koudia comme un refuge resté inviolable, ils se complaisaient à la lui représenter comme infranchissable. En fait, la Koudia s'est révélée beau- coup moins terrible qu'on ne la lui avait décrite. La Koudia semble former un plateau très élevé, hérissé de chicots volcaniques et pourvu d'arêtes continues seulement sur sa bordure (mont Ilamane, chaîne de Tanguet). Le voyageur put passer partout avec ses mehara. Malheureusement, on n'a pas retrouvé de notations barométriques dans les papiers du voyageur, en sorte que l'orographie du massif demeure malgré tout dans le vague, et c'est seulement par des inductions indirectes, tirées de certains (hiflVes de tem- pérature, qu'on peut affirmer la grande altitude de la Koudia à l'E. de Tlla- mane : certainement plus de 2 000 m.*. M'" de Motylinski descendit do la Koudia sur Tazerouk, puis se rendit à Tar'haouhaout, d'où il leuagiia Tamanrasset, le tout par une route nouvelle, bien pourvut» [d'eau et de

1. Expose de la situation... Mission i!u Guir-Zousfana, oct.-nov. 190(i— avril-mai l'.'OT, p. 123- 127, crofiuis.

2. Bull. Comité Afr. fr., 17» annéo, juin 1007. p. 222.

3. Rens. Col. liuU. Comité Afr. fr.. oiMoUro l'J07, p. '.'57-270, avec iM-omiis-itinoraiiv.

4. L'Uamano passe pour lo plus haut souunet .lu Saiiara : on lui attribue plus île 3000 m.

Ali CHRONIQUE GÉOGUAPIIIQUE.

pâturages, qui n'avait jamais été indiquée aux officiers des compagnies sahariennes depuis 1902.

Parmi les récents événements survenus au Sahara, le plus notable paraît être la nouvelle traversée du désert par le capitaine Arnaud et le lieutenant CoRTiER, de l'infanterie coloniale. La mission avait été envoyée spécialement par M"" RouME, gouverneur général de l'Afrique Occidentale, pour étudier l'organisation et le fonctionnement des compagnies de méharistes du Sud Algérien, afin de faire l'application des mêmes principes au Sahara méridio- nal. Parti de Golomb-Béchar, le capitaine Arnaud atteignit Adrar le 4 mars et y séjourna juste le temps nécessaire pour l'accomplissement de sa mis- sion. Il quittait Aïn-Salah, à 380 km. plus au S dès le 18 mars, en compa- gnie du capitaine Dinaux et du P. de Fougauld, le célèbre explorateur du Maroc, atteignait l'Ahaggar à InAmdjel par un itinéraire partiellement nou- veau; ensuite, après un séjour du 6 au 13 avril dans la région de Tit-Aba- lessa, il se dirigeait vers le Soudan et opérait sa jonction à Timiaouin, dans l'Adrar des Iforas, avec les capitaines Pasquier et Cauvin, commandants des détachements soudaniensde Gao etBamba. Là, le lieutenant Gortier quit- tait la mission pour se livrer à une étude approfondie de l'Adrar des Iforas, « un des centres principaux de la vie Touareg » ; il lui sera possible d'en dresser une carte d'ensemble. Quant à M^ Arnaud, il gagnait rapidement Gao, il parvenait le 22 mai; puis, s'embarquant sur le Niger, il arrivait à Kotonou le 21 juin, après avoir emprunté le chemin de fer du Dahomey, qui se trouve actuellement poussé jusqu'à Agouagou, à 520 km. du Niger ^et à 220 km. de la côte. Le voyage complet est remarquable par sa rapidité; il n'a duré en effet que 127 jours pour un parcours de 4 200 km., dont 1220 d'iti- néraires nouveaux, jalonnés de nombreuses observations astronomiques ^

Le chemin de fer de Lagos à Kano. Le Parlement anglais, avant de clore sa dernière session, a voté, sur les suggestions de M^' Winston Ghur- CHiLL, sous-secrétaire d'État aux colonies, un crédit de 50 millions de fr. pour l'extension, vers l'intérieur de la Nigeria, de la voie ferrée Lagos-Iba- dan, actuellement en exploitation. Depuis longtemps déjà, un échange de vues avait eu lieu entre M'" Churchill et Sir Percy Girouard ^ pour préparer le prolongement de cette ligne jusqu'à Ochogbo, Ilorin et Djebba sur le Niger. Gette fois, il s'agit d'une entreprise beaucoup plus hardie et gran- diose : on veut en quatre années pousser le rail jusqu'à Kano. Les Anglais montrent en cette occurrence la même décision qu'en 1895, lorsqu'ils votèrent les fonds pour le chemin de fer de l'Ouganda. Il y a eu en effet presque unanimité au Parlement britannique. Gette décision s'explique par le suc- cès grandissant qu'obtiennent les plantations de coton au Lagos, surtout depuis le chemin de fer d'Abéokouta-Ibadan. On veut donner une grande

1. Le Temps, 17 juillet 1907; note de R. Chudeau dans La Géographie, XVI, 15 juillet 1907, p. 41-42. M"" Chudeau fait remarquer qu'il y eut un moment près de 200 méharistes [réunis à Timiaouin, événement de nature à frapper fortement Timagination des nomades de fidélité encore incertaine. Il ajoute qu'il sera malaisé d'organiser dans le Sahara méridional un service aussi parfait do méharistes militaires que dans le Sud algérien. Les méhara des confins du Soudan sont loin d'avoir l'endurance et l'énergie de ceux de l'Ahaggar. D'autre part, la soumis- sion des Maures et des Touareg du Soudan est trop récente pour qu'on puisse songer aujour- d'hui à composer de ces seuls éléments les compagnies do méharistes,

2. Sir Percy Girouard a succédé à Sir Frederick Lugard comme haut commissaire de la Nigeria septentrionale. C'est lui qui a construit le chemin de fer de pénétration d'Egypte au Soudan ; c'est un remarquable spécialiste en matière de voies ferrées.

AMÉRIQUE DU SUD. 473

extension, dans toute la Nigeria centrale, aux plantations de coton, et les Anglais ne désespèrent pas de suppléer, par la matière première que four- nira cette colonie neuve, à la diminution redoutable des envois d'Amérique. M'" Winston Churchill a déclaré que (( dans un temps peu éloigné, Jes deux Nigerias, la Côte d'Or et Sierra-Leone, réunies en une seule dépendance de la Couronne, quoique moins riche, moins puissante que Tlnde, viendraient aussitôt après l'Inde dans la liste des possessions tropicales de l'Angleterre » ^ Ce temps n'est pas loin en effet : dès maintenant le commerce de l'Ouest africain anglais dépasse de beaucoup 200 millions de fr. et distance considé- rablement le commerce de notre Afrique occidentale.

Le chemin de fer de Kano ne sera pas seulement un instrument écono- mique, il pacifiera les territoires musulmans du Soudan du N, qui ne sont pas sans causer encore de sérieuses inquiétudes à l'Angleterre.

AMÉRIQUE DU SUD

Explorations Gunnar Lange et "W. Herrmann sur le Pilcomayo.

La question du Pilcomayo est un des problèmes hydrographiques les plus anciens et les plus ardus qu'offre l'Amérique du Sud; depuis 1638 elle se pose périodiquement, parce que le tracé de cette rivière semble favo- rable à l'établissement de communications entre la Bolivie et la République Argentine; mais, soit à cause des obstacles qu'opposent le climat du Gran Chaco et les bas-fonds ou les marais du fleuve, soit par suite de l'hostilité des Indiens riverains (Tobas, Chiriguanos, Charotis, etc.), l'histoire de l'ex- ploration du Pilcomayo se réduit à une série monotone d'échecs, souvent tragiques (Crevaux, 1882; Ramon Lista, 1897; Ibarreta, 1898;.

On peut donc considérer comme une nouveauté importante les fruc- tueuses tentatives de W. Herrmann (été de 1906) et surtout de Fingénieur norvégien Gunnar Lange (1905 et 1906). M»" Herrmann a réussi, en partant de Fortin Guachalla, à pousserjusqu'aux grands marécages d'Estero dePatino, du 22^» au 24° lat. S. Sur toute cette section centrale du Pilcomayo, il n'existe qu'un seul bras lluvial, dont les rives vont d'ailleurs s'abaissant progressivement, de l'amont à l'aval, d'une hauteur de 10 à 12 m. jusqu'à disparaître complètement pour faire place à une cuvette d'inondation. La rivière est navigable pour de menues embarcations dans cette partie de son cours; M'' Herrmann assure que les levés qu'en ont dressés Tholar, Campos et Fontana, sont entièrement erronés 2.

W Gunnar Lange, de son côté, a étudié la navigation du Pilcomayo depuis son confluent avec le Paraguay jusqu'à la colonie de Huena Ventura, c'est-à-dire jusqu'au 22° lat. S.; ses travaux ont donc coïncidé avec ceux de M'" Herrmann. 11 s'est appuyé sur 15 observations de latitude pour dresser une carte à 1 : 100000 qui a été publiée en 7 feuilles à Buenos Aires (Ml 1906 et qui constituera dorénavant le meilleur document de ce genre sur le Pilcomayo'. L'exploration de iM'" Lange, subventionnée par un syndicat

1. Cité par La Quinzaine Col.. 11'' annrto, 10 sept. 1007. p. 705.

2. Ijottro <lo AV. IIkrrmann à la Socioté do Goojrrapliio do \\cv\n\ {Zeitschr. Ces. Evdk. Berlin, 1906, p. 710-712).

3. Kcductioii ;i 1 : 1000000 ilo la carlo do (Unn.xk LANtiK. dans L'Année cartographique do F. ScnRADKH, 17« annoo, lUOO, Taris. lUuluMto & C", oct. 1907).

474 CHRONIQUE GÉOGRAPHIQUE.

de Buenos Aires, avait pour but pratique spécial de mettre à l'épreuve le Pilcomayo comme voie navigable. Les conclusions sont qu'il serait possible de triompher sans trop de frais des obstacles qu'opposent les bas-fonds du cours inférieur et les barrières végétales en amont de Junta Fontana. Il fau- drait créer et maintenir un chenal libre, établir de place en place des bar- rages à écluses pour relever le plan d'eau et accroître la profondeur; enfin à l'Estero de Patino, le fleuve se résout en une foule de bras marécageux et cesse d'avoir aucune individualité, un canal de 80 km. environ permet- trait de gagner l'Arroyo Dorado et de le haut Pilcomayo jusqu'à 800 km. environ de Fembouchure avec le, Paraguay ^

RÉGIONS POLAI RES

Exploration du duc d'Orléans dans la mer de Kara. La nou- velle campagne polaire du duc d'Orléans dans la mer de Kara, que nous annoncions dans notre dernière chronique, a eu un cours singulièrement difficile. L'année était mauvaise pour les glaces, à cause de la persistance des vents de NE pendant tout le mois de juillet et le mois d'août; la <( Bel- gica » fut (( clavée » cinq semaines dans la banquise, le long de la côte E de la Novaïa Zemlia, puis le navire subit une série d'échouages et d'avaries qui mirent péniblement à l'épreuve le moral de l'expédition. La chasse, objectif principal du duc d'Orléans, fut presque nulle. En compensation de ces déboires, le biologiste Stappers dut heureusement à cette longue dérive de pouvoir etfectuer des dragages journaliers rapprochés, qui ont été très fruc- tueux. l)'un autre côté, l'expédition a mené à bien l'étude approfondie de la vallée sous-marine qui suit la côte orientale de la Novaïa Zemlia'^. Ce levé sous-marin aurait, au témoignage du D"^ Bruce et de M^ Helland Hansen, une véritable valeur; espérons qu'il précisera les affirmations un peu hypo- thétiques encore de Nansen^ sur les causes qui ont modelé ce profond che- nal submergé : réseau fluvial ou glacier débouchant vers le Nord.

Échec de l'expédition W. Wellman. Après avoir vainement attendu dans l'île des Danois, pendant la plus grande partie du mois d'août, qu'il s'élevât un vent favorable, M"^ Wellman s'est décidé le 2 septembre à faire une tentative d'appareillage; mais une tempête de neige entraîna son ballon vers la terre principale du Spitsberg. Il fallut se hâter d'atterrir; on y réus- sit en laissant se dégonfler l'aérostat, et Ton descendit assez rudement et non ssns de notables avaries, sur un glacier à un demi-mille de la côte. La saison se trouvant déjà fort avancée, M"* Wellman jugea prudent de remiser tout son matériel et d'ajourner la tentative à l'année prochaine.

Maurice Zimmermann,

Professeur à la Chambre de Commerce et Maître de conférences à l'Université de Lyon.

1. Bull. Amer. Geog. Soc, XXXIX, Sept., 1907, p. 557.

2. D'après une lettre personnelle du D'' Récamier.

3. F. Nansen, Bathymetrical Features of the Nortk Polar Seas {The Norwegian North Polar Expédition i893-i896, Scientific liesults^ Mem. XII, p. 25).

475

ERRATA DU 83 (XV^ BIBLIOGRAPHIE 1905)

78, ligne 4 du compte rendu. Au lieu de : paires, lire : impaires.

—, ligne 6 du compte rendu. Au lieu de : impaires, lire : paires.

N"> 190. Le prix des 2 vol. de l'ouvrage A) est de : 3 M. 80 et 8 M.

P. 104, ligne 10. Au lieu de : Dollfus et Le Gouppey de la Fohest, lire : Doll- Fus (voir ci-dessous, n" 327). Le Gouppey de la Forest.

N* 345, lignes 2 et 3 du titre. Lire : 1902-1903 et 1904-1903. Tome Vil. ['' fasc, 1903.

365 B, ligne 1 du titre. Au lieu de : Cieplick, lire : Cieplik.

392, ligne 2 du titre. Au lieu de : ursprûnsgliche, lire : ursprùngliche.

P. 150, ligne 18. Au lieu de : 577, lire: 777.

503, fin du compte rendu. Supprimer : LY« Bibl. 1890, n" 409.

577, ligne 2 du titre. Au lieu de : dette, lire : detta.

696, dernière ligne du compte rendu. Au lieu de : 1905, lire : 1906.

P. 247, lignes 2 et 3. Mettre entre crochets : Service géographique des Colonies, cette indication n'étant pas portée sur la carte.

867 E, ligne 2 du titre. Au lieu de : 10 fig. coupes, lire : 10 fig. coupes et cartes.

P. 257, ligne 8. Au lieu de : p. 1-28, lire : p. 11-28.

P. 266, ligne 5. Mettre un point et virgule après schémas.

934, ligne 10 du compte rendu Au lieu de : 2, lire : 7.

P. 319, col. 3. Lire : Barbot de Marny (N. P.).

P. 320, col. 3. Au lieu de : Bramand, lire : Bramaud.

P. 321, col. 1. Au lieu de : Brûckner, 235, lire : Briickner, 253.

—, col. 2. Lire : Caboche, 710 C.

, col. 3. Après : Christ, intercaler : Chrystal, place' après Chun. P. 324, col. 3. Avant : Girault, intercaler : Giraûl, placé après. P. 327, col. 2. Lire : Lan, 710 G. P. 328, col. 1. Avant : Machacek, intercaler : Macgonigle, ju/atr après Machado.

—, col. 3. Lire : Mille, 710 C.

P. 329, col. 3. Avant : Oliva (Giov.), intercaler : Uliva (Franc. 1. placé après,

P. 330, col. 2. Avant : Pelra, intercaler : Petley, placé après Petrucci.

P. 332, col. 1 Au lieu de : Schoolbred, lire : Shoolbred, et l'intercaler après Sherzer (col. 2).

P. 333, col. 1. Avant : Thorpe, intercaler : Thoroddsen, placé après.

—, col. 3. Lire : Vassal, 7 10 C.

476

ERRATA.

ERRATA DES N«« 82, 85, 87 et 88.

PI. XV (t. XV). Le phototype A est de M' Lenormant.

P. 52 (t. XVI), ligne 8 du bas. Au lieu de : Timimoum, lire: Timimoun.

P. 69. A la fin de l'article, ajouter : A suivre.

PI. V. Lire : + + + + Anticlinaux, et Synclinaux.

P. 290, dernière ligne de la note. Au lieu de : p. 881-892, lire : p. 881-899.

P. 308. A la fin de l'article, ajouter : A suivre.

P. 326, ligne du bas. Au lieu de : décret de 1906, lire : décret de 1904.

PI. XÏI, quart Nord-Ouest de la carte. Au lieu de : Cao-piat, Ha-hieu et S. Ha- lieu, liî^e : Gao-piet, Haï-hieu et S. Ilaï-hieu.

—, quart Nord-Est. Au lieu de : Lung-Phaï, lire : Lung-Vaï. >

, quart Sud-Ouest. Au lieu de : Ban-lac, lire : Ban- tac.

477

TABLE ANALYTIQUE

DES

MATIÈRES

Abréviations : A. = Article. N. = Note. C. = Chronique.

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE

Pagres.

A, La géographie de la circulation, selon Friedrich Ratzel {second arti- cle) {G.-A. Hiickel) 1-14

Fixité du niveau de la Méditerranée à l'époque historique ; 2 fig.

cartes [L. Cayeux) 97-116

Les recherches géographiques dans les Archives [A. Demangeon) . 193-203

L'éruption du Vésuve en avril 1906 {Ph. Glangeaud) 289-295

L'étude des sols, d'après un ouvrage récent {A. Woeikof) 385-398

N. Travaux de l'Observatoire du Mont-Blanc {Paul Girardin) 78-80

Concours d'agrégation d'histoire et de géographie 1907-1908. . . . 4^8

C. Le développement de la navigation à vapeur irrégulière et l'avenir de la navigation à voiles, 179; Les effets de la dernière éruption du Vésuve sur la faune du golfe de Naples, 180 ; La conférence de Milan au sujet de l'exploration scientifique de l'atmosphère, 276; La conférence coloniale de Londres, 373; Idées nouvelles sur les agents du modelé dans les Alpes, 374. Nécrologie: Marcel Bertrand, 178; Alfred Kirchhofl", George Gren fell, 275; lieutenant-colonel Cupet, A. Buchan, 459.

II. GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

EUROPE

A. Le port de Bayonne {H. Cavaillès) 15-22

Le régime de la Moselle, d'après un ouvrage récent {B. Auerbach). 23-30

Le Haut Poitou; 3 fig. coupes; carte, pi. V (Jules Welsc/i) 204-222

La vallée de Barcelonnette, Notes de géographie humaine; 1 fig.

carte {J. Levainville) 223-244

L'éruption du Vésuve en avril 1906 (/Vt. (îZ«?j,7ertJ/rf) 289-295

Excursion géographique interuniversitaire autour de Paris et dans

le Morvan; 1 fig. croquis; 4 phot., pi. VI, XI [L. Gallois). 296-308, 399-413

La « Trouée de l'Oise » ; 1 fig. carte; phot., pi. Vil {A. Demangeon). 309-315 La plaine du Bas-Languedoc, Étude de géographie humaine; 2 fig.

cartes {M. Sovre) 414-429

N. h' Album de Statistique graphique {P. Vidal de la Blaclie) 175-177

L'agriculture russe, d'après un ouvrage récent (//. Jlitier) 265-269

La géographie économique de la Basse-Bretagne, d'après M"^ Ca- mille Vallaux {E. de Martonne) 361-364

Les classes rurales en Bretagne, d'après M"" II. Sce {II. Musset). . . 364-368 La révolution industrielle en Angleterre au xyiii" siècle, d'après

M' Paul Mantoux [D. Pasqnct) 368-370

Le Haut Caucase, d'après M' Maurice de Déchy (.1. de Lapparcnt). 451-455

Pases.

478 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.

C. Une nouvelle percée du Jura. Le tunnel de Weissenstein, 86; La navigation du Rhin supérieur, 87; Résultats définitifs du recen- sement du 4 mars 1906 en France, 181; La population de l'Em- pire d'Allemagne, d'après le recensement du 1" décembre 1905, 183; Le ravitaillement des lies Britanniques, 183; Les nouvelles lignes des Alpes orientales et le port de Trieste, 184 ; Ouverture du canal de la Marne à la Saône, 376.

ASIE ET AUSTRALASIE

A. Le Tibet méridional et l'expédition anglaise à Lhassa [Jules Sion). 31-45

Les Philippines d'après le recensement de 1903 [Fernand Mau- rette) 148-158, 254-264

Contribution à la géographie tectonique du Haut Tonkin; 15 fig.

croquis; carte, pi. XII (G. Zeil) 430-450

N. L'exploration du Séistan par Sir Henry Mac Mahon [Maurice Zim-

mermann) 81-85

A propos de l'article de M"" Passerat sur les pluies de mousson en Asie [A. Woeikof) 360-361

Le Mékong navigable [Georges Simon) 371-372

C. Nouvelle expédition de M"" M. A. Stein en Asie centrale, 87; Voies ferrées en Asie russe. La ligne de la Sibérie auTurkestan. Double- ment du Transsibérien, 187 ; Nouvelle exploration de M^ Sven He- din en Perse et au Tibet, 188; Explorations H. Calvert et Zug- mayer au Tibet, 189 ; Expéditions archéologiques et géographiques Paul Pelliot, A. Stein, von Lecoq, en Asie centrale, 189; La mission d'Ollone en Chine occidentale, 191 ; Le charbon au Japon, 191 ; Traité du 23 mars 1907 avec le Siam, 277 ; Convention du 20 octobre 1906 au sujet des Nouvelles-Hébrides, 278; La conven- tion anglo-russe relative à la Perse, à l'Afghanistan et au Tibet, 459 ; Expédition de Lacoste autour de l'Afghanistan, par le Kara- koroum, 462 ; Expédition du comte de Marsay et du capitaine d'Ol- lone dans le haut Sseu-tch'ouan, 464; Travaux du colonel A. W. S. Wingate dans la Chine septentrionale et centrale, 465; Voyage de M"^ Bons d'Anty au Hou-nan et au Koui-tcheou, 467.

AFRIQUE

A. Études sahariennes; carte, pi. I; phot., pi. III et III bis [É.-F. Gau- tier) 46-69, 117-138

Notice sur l'Esquisse géologique du Haut Atlas Occidental (Maroc);

carte, pi. II [Louis Gentil) 70-77

Dans la basse vallée de l'Oued Sahel [Robert Rousseau) 139-147

La géologie de Madagascar, d'après M'' Paul Lemoine [Emm. de Margerie) 245-253

La colonisation et le peuplement de l'Algérie, d'après une enquête

récente [Augustin Bernard) 320-336

Aïn-Salah et ses dépendances; 1 fig. carte [A. Métois) 337-349^

N. L'œuvre géographique de Ch. Trépied [É.-F. Gautier) 455-457

C. Programme de grands travaux publics et emprunt de 75 millions pour l'outillage de la Tunisie, 88; Missions et études au sujet de la maladie du sommeil, 90, 377 ; Le Chemin de fer des Stanley Falls, 91 ; Accord entre la France, l'Angleterre et l'Italie au sujet de l'Ethiopie (13 décembre 1906), 92; Algérie. Emprunt de 150 mil- lions. Situation économique générale, 279; Reconnaissance des territoires Nord-Est du Tchad parle capitaine Mangin, 280; Re- tour du lieutenant Boyd Alexander et du major Powell-Cotton, 282 ; Les résultats de l'expédition du duc des Abruzzes au Rouven- zori, 282; Le développement du port d'Alexandrie, 378; Exhaus- sement de la cataracte d'Assouan, 380; Situation actuelle des

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 479

Pages.

territoires du Sud Algérien. Puits artésiens et communications, 468; Sahara. Expéditions C. de Motylinski. Arnaud-Cortier, 471; Le chemin de fer de Lagos à Kano, 472.

AMÉRIQUE

A. Notice sur la Carte du cours de l'Amazone et de la Guyane brési- lienne depuis l'Océan jusqu'à Manâos ; 2 fig. cartes; carte, pi. IV

{Paul Le Cointe) 159-174

Le haut plateau de Bolivie; 2 fig. coupes; phot., pi. VIII, IX, X {A. Dereims) 3o0-35!>

N. L'émigration italienne au Brésil, d'après les rapports italiens ré- cents [Jacques Rambaud) 270-274

C. Le chemin de fer de Tehuantepec, 192; Le recul des chutes du Nia- gara, 285 ; Zones déprimées aux États-Unis. La profondeur de la Death Valley. L'inondation du lac Salton par le Colorado, 286 ; Tremblements de terre en Amérique, 288 ; Les parcs nationaux argentins, 380 ; Explorations Gunnar Lange et W. Herrmann sur le Pilcomayo, 473.

OCÉANS ET RÉGIONS POLAIRES

A. La Mission Isachsen au Spitsberg (Croisière de S. A. S. le Prince de

Monaco) ; 1 fig. carte {G. Isachsen) 316-319

C. La campagne polaire 1905-1906 de M'^ R. E.Peary. Nouveau record vers le pôle Nord, 94 ; Les expéditions Harrison et E. Mikkelsen dans la Mer de Beaufort, 95 ; Sondages dans la mer de la Sonde et dans le Pacifique occidental, 381 ; L'expédition VVellman, 383, 474 ; Projets d'expéditions antarctiques E. H. Shackleton et H, Arctov^ski, 383 ; Exploration du duc d'Orléans dans la mer de Kara, 383, 474.

CARTES HORS TEXTE

PI. L Itinéraires au Sahara, 1905, à 1 : 1000 000 (art. É.-F. Gautier).

PI. II. Esquisse géologique du Haut Atlas occidental, à 1 : 1 000 000 (art. L. Gen/il),

PI. IV. Carte du cours do l'Amazone depuis l'Océan jusqu'à Manâos et de la

Guyane Brésilienne, à 1 : 2 000 000 (art. Paul Le Cointe). PI. V. Esquisse géologique du Haut Poitou à 1: 600 000 (art. ./. Welsch). PI. VIL L'Entre-Sambre-et-Meuse et la trouée de Chimay. Réduction de la Carte

géométrique de Cassini à 1: 86 400 (art. A. Demangeon). IM. XII. Esquisse géologique du Haut Tonkin à 1 : 500 000 (art. A. Zeil .

PHOTOGRAPHIES HORS TEXTE

PI. 111. A) et B) Salines de Taoudéni (art. È.-F. Gautier).

PI. III bis. A) L'O. Saoura à Timr'arin. B) L'O. Saoura à Ksabi {Idem).

PL VI. A) Carrière de loess, au pied de la côte de Villejuif. B) Carrière de

grès au-dessus d'Orsay (art. L. Gallois). PL VIII. Le Haut Plateau bolivien aux environs de Corocoro (art. A. Dereims), PI. IX. Un raccourci de la route menant de La Paz au Haut Plateau [Idem). PI. X. Le ravin de La Paz ; vue prise du Sud-Ouest {Idem). PL XI. A) Le Mont Auxois vu dt>s pontes du Mont Réa. B) Le Mont Auxois

vu de l'extrémité du Mont Pevenel art. L. Gallois\

La A 17'^' }iiblio(j rapide géograpliiijue annuelle 1900, paginée à part ['.VM', p.)^ forme le ii" 89, 15 septembre 1907.

480

TABLE ALPHABÉTIQUE

PAR

NOMS D'AUTEURS

AUERBACH (B.). Le régime de"""''' la Moselle, d'après un ouvrage récent 23-o0

BERNARD (A.). La colonisation et le peuplement de l'Alg-érie, d'après une enquête récente. 320-3;)r)

CAVAILLÈS (H.). Le port de Bayonne 15-:>2

CAYEUX (L.). Fixité du niveau de la Méditerranée à l'époque historique 97-110

DEMANGEON (A.). Les recher- ches géographiques dans les Archives 193-203

La <( Trouée de l'Oise » . 309-315 DEREIMS (A.). Le haut plateau

de Bolivie 350-359

GALLOIS (L.). Excursion géo- graphique interuniversitaire au- tour de Paris et dans le Mor-

van 296-308, 399-413

GAUTIER (É.-F.). Études saha- riennes 46-fi9, 117-138

L'œuvre géographique de Gh. Trépied 455-457

GENTIL (L.). Notice sur VEs- guisse géologique du Haut Atlas Occidental {Maroc) 70-77

GIRARDIN (P.). Travaux de l'Observatoire du Mont-Blanc . 78-80

GLANGEAUD (Ph.). L'éruption du Vésuve en avril 1906. . . 289-295

HITIER(H.). L'agriculture russe, d'après un ouvrage récent. . 265-209

HÙCKEL (G.-A.). - La géogra- phie de la circulation, selon Friedrich Ratzel 1-1 i

ISACHSEN (G.)- La Mission tsa- chsen au Spitsberg (Croisière de S. A. S. le Prince de Monaco). 316-319

LAPPARENT (A. de). Le Haut Caucase, d'après M'' Maurice de Déchy 451-455

LE COINTE (P.). Notice sur la Carte du cours de l'Amazone et de la Guyane brésUienne depuis l'Océan jusqu'à Mannos. . . 159-17 i

LEVAINViLLE (J.). - La vallée de Barcelonnette, Notes de géogra- phie humaine 223-2 ii

Pages.

MARGERIE (Emm.de). La géo- logie de Madagascar, d'après M' Paul Lemoine 245-253

MARTONNE (E. de). La géo- graphie économique de la Basse- Bretagne, d'après M"^ Camille Vallaux 361-364

MAURETTE (F.). Les Philippi- nes d'après le recensement de 1903 148-158, 254-264

MÉTOIS (A.). Aïn-Salah et ses dépendances 337-349

MUSSET fR.). Les classes ru- rales en Bretagne, d'après M'' H. Sée 364-368

PASQUET (D.). La révolution industrielle en Angleterre au XVIII* siècle, d'après M'' Paul Mantoux 368-370

RAMBAUD (J.). L'émigration italienne au Brésil, d'après les rapports italiens récents. . . 270-274

ROUSSEAU (R.). Dans la basse vallée de l'Oued Sahel. . . . 139-147

SIMON (G.). Le Mékong navi- gable. 371-372

SION (J.). Le Tibet méridional et l'expédition anglaise à Lhassa. 31-45

SORRE (M.). La plaine du Bas- Languedoc, Étude de géographie humaine 414-429

VIDAL DE LA BLACHE (P.). \J Album de Statistique graphi- que 175-177

WELSCH (J.). Le Haut Poi- tou 204-222

WOEIKOF (A.). A propos de l'article de M"" Passerat sur les pluies de mousson en Asie . 360-361

L'étude des sols, d'après un ouvrage récent 385-398

ZEIL (G.). Contribution à la géographie tectonique du Haut- Tonkin 430-450

ZIMMERMANN (M.). Chroni- que géographique 86-96,

178-192, 275-288, 373-384, 459-474

L'exploration du Séistan par

Sir Henry Mac Mahon .... 81-85

L'Éditeur -Gérant : Max Leclerc.

Paris. Typ. Philippe Renouard, 19, rue des Sainls-Pères. 47124.

Annales de Géographie N°85

Tome XVI. PII.

l'y _^ liAr,(/

■f 1 0

ITINERAIRES AU SAHARA

1905 par F.:K (lAUTIKH

AkabU

l

i

/

c

fA.Siwnon.S.r.tlu tâ/-iùtOrvce.Ihns

LIBRAIRIE ARMAND COLIN, PARIS

Annales de Gicographik N" 88.

Tome XVI. Pi.. VI.

A. CARRIERE DE LOESS, AU PIED DE LA COTE DE VILLEJIIF.

c.VKRiri!! 1)1 <; R 1 S VI -mssrs n o r s .\ ^

A la pallie >ii pciitMiic. les -«aMi»". df I.o/ito.

-v-* i\x ; ^-'i.^

i'À

3f 1

tej:

W

I

i

i(à

1^

f

\

fi

-^1 -

' 1 /

^W

^.x^r^

•^"-lI

z g

= r

i

toi t

l>

i

^

•«

' I

1

w

I

\

}

' 7

= y:

O

-3

—"

'

I!

y.

'^r

^

<

x

0)

'^

a

_;

<a

$im- '^-

J

I

l

1

I

I

4

1

Annates de Géographie. Nf 85

ESQUISSE GÉOLOGIQUE DU HAUT ATLAS OCCIDENTAL

pai. LOnS GEÎSTIL.

(laplanimétrif dnppeslarai'tpdfR.i1''Flolte PoHueTOJre à lauuoooo)

Dunes littorales

3 l'Ëocéne

Gpoa^ p<wA.Siinon . 8. r. dit lfd-de-Or<dcr. Po

IBRAIRIE ARMAND COLIN, PAfllS

[np . V.VW.V ffif^^

c

f

/

■\ii-

k.

t

1

I

I =

<

w

I

x;

y.

)i^

\

w

T pcLT A.Sirfhon

LIBRAIRIE ARMAND COLIN _ PARIS.

r„,^Mm^y.n:'

Annales de Géograph

TomeXVLPI.IV

Annales de Géographie N°87

ESQUISSE GÉOLOGIÇUE DU HAUT-POITOU

d'après la Caite do Fi-ancc à i Goo.ooo

puhïwe paj'le Srrpice ncûi^rofhufue cJt^ l Jrmcc

TomeXVI PI V

j'Kl-1] j'-j,.,,^^ i"---'!!]!!! "Yi^

Terrains tertiaires di-s plateaux Ten-P'sroiiqi'^asilci Calralresikijiirassi^e supérieur Marne* 'Mniiinuu.b Jurassiquemoycn:Callo\Ten. Lias Koches cinslallines

zn Ap'Li j

fn^ion.descwafrincshramiesi et j i [mtHi()iuei>s (Plain

^^^^ Synclinaux ^^.«_ ^Anticlinaux

-Batlionion.IJajocion 1,'éfmn a^v-Thme-el-Gahm) (Massifs <Phiincsl

LIBRAIKIE AKMAND COUN, PARIS

^

LE RAVIN DE LA PAZ : Vue prise du Sud-Ouest.

c

Annales de Géographie N'SO

ESQUISSE GEOLOGIQUE DU HAUT-TONKIN

1 Brèche, 2- Système Xmoins laTirèche.S: Sihlrien-Bévonien

4 Permo Carbomfere. 5: Trias. G ; Terrain Rouge, I; Tertiaire lacustre

8 Alhivions, M9 :Mïcrograint,e, Gr. : Graniti

l.ll!KAII'.IK ,\HM,AN1) COI.f.V ,r/llllS

«FORCEO SINOINgI

G

j.

a6

t,l6

Annales de géographie

PLEASE DO MOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET

UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

7^^^

--■H

■■■ ' •■^.<

0

1 li\^

'^•""^•^jl ^^K

•WJV.

1 ■>:y:i^

«'. '