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1912
ANNALES
DE LA SOCIETE
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Imprimerie Pache-Varidel & Bron
Lausanne, Pré-du-Marché, y.
J. J. ROaSSERG
Pastel de La Tour
Musée d'Art et d'histoire à Genève
ANNALES
DE LA SOCIETE
Jean-Jacques Rousseau
TOME HUITIÈME 1912
1 C'^. |
|
A GENÈVE ^ l |
|
CHEZ A. JULLIEN, ÉDITEUR |
|
Au BoURG-DE-FoUR, 32 |
|
PARIS |
LEIPZIG |
ioNORÉ Champion- |
Karl W. Hiersemann |
Quais Malaquais, 5 |
KÔNIGSSTRASSE, 3 |
Pq
L'UNITÉ DE LA PENSÉE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ANS une page bien connue de ses Dialogues (Rousseau juge de Jean- Jacques), que j'ai citée dans mon Histoire de la littéî^ature française, Rousseau défend l'unité de son système et expose l'idée qu'il s'en fait : toute son œu- vre n'a été que le développement du plan conçu sous le chêne de Vincennes.
Il n'a pas convaincu la critique, et on ne lui a rien disputé plus àprement que cette prétention à l'unité S3'stématique, à la cohésion logique des idées. M. Fa- guet, dans son Dix-huitième siècle^ et toutes les fois qu'il en a eu l'occasion, M. Jules Lemaître, dans son récent ouvrage, l'ont assez fort malmené à cet égard ; mais je ne connais pas de réquisitoire plus pressant, plus rigoureux, plus subtilement violent que les deux articles de M. Espinas dans la Reinie Internationale de l'Enseignement supérieur (i8c)5).
A lire ces éminents auteurs, Rousseau n'est plus qu'incohérence et contradiction. Le Contrat social est inconciliable avec le Discours sur l'inégalité, inconcilia- ble avec la Nouvelle Héloïse. L'article Econoinie politi- que et VEssai sur l'origine des langues sont contraires au Discours sur l'inégalité. La Lettre sur les spectacles
2 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
s'encadre entre deux ouvrages dramatiques qui la dé- montent.
Rousseau est tour à tour un individualiste exaspéré ou un socialiste autoritaire. Il suppose l'homme natu- rel féroce après l'avoir proclamé bon. Il se prononce successivement pour l'éducation publique et pour l'é- ducation privée. Il déclare la société tantôt artificielle et tantôt naturelle, tantôt corruptrice et tantôt bienfai- sante; il en fait tantôt un mécanisme et tantôt un or- ganisme. Il lance l'anathème à la propriété, et bientôt après il la proclame sacrée. Il peint un athée vertueux, et punit de mort l'athéisme.
Sans cesse il détruit ses propres idées ; il n'y a par confiance ; il rudoie et décourage ceux qui veulent les appliquer; et pour son compte, il les rétracte. Après avoir organisé le despotisme égalitaire de la démocra- tie, il se rejette tout d'un coup, éperdu, vers le despo- tisme arbitraire de la monarchie absolue.
Il n'y a chez lui qu'une rhétorique eifrenée, une agi- tation désorientée et ahurissante. Ses ouvrages ne ma- nifestent pas la méthode d'un penseur soucieux de s'accorder avec soi-même, mais une « technique de poète et de rhéteur» (Espinas). UEmile est nne «mys- tification prolongée » (Espinas), dont le faible cerveau de Kant a été dupe. Rousseau est un charlatan, ou un fou, tout au plus un pauvre être visionnaire, jouet de suggestions et de représentations incohérentes.
Ces critiques qui viennent d'écrivains pénétrants et de penseurs distingués sont troublantes, à coup sur. Elles le seraient davantage si je ne me rappelais avec quelle facilité on déniche des contradictions dans les systèmes des philosophes les plus sérieux : l'insuflisance
L UNITE DE LA PENSEE DE ROUSSEAU 5
du langage humain, même emplo3'é par les plus grands esprits, nous facilite le petit jeu qui consiste à choquer formules contre formules, et nous permet de réussir, en les interprétant, à les rendre incompatibles.
L'exagération passionnée des attaques nous met en défiance, et au premier examen nous y apercevons de graves insuffisances de méthode. On réduit chaque ouvrage de Rousseau à une formule simple et absolue. Le Discours sur l'inégalité^ c'est l'individualisme anti- social. Le Contrat, c'est le socialisme autoritaire. La Nouvelle Héloïse, c'est le régime patriarcal aristocrati- que, le Contrat^ c'est le régime démocratique égalitaire. Ce petit travail fait, sans plus s'occuper des œuvres, on raisonne sur les formules qu'on leur a substituées, et par une opération de logique pure, on y fait sortir des contradictions. Mais n'y a-t-il rien de plus, ou d'au- tre, dans chaque ouvrage que dans la formule qu'on traite comme son équivalent exact?
Ou bien on travaille sur les concepts abstraits qui correspondent aux expressions de Rousseau, et l'on ne cherche pas à leur substituer les faits concrets ou les actions particulières dont elles sont le signe général. On transforme ainsi en absurdité saugrenue une re- marque de sens commun^.
' Rousseau soutient dans son II* Dialogue, dit M. Espinas (p. 45g), « que si l'homme veut obéir à ce précepte essentiel de la morale — de ne se mettre jamais en situation de pouvoir trouver son avantage dans le mal d'autrui — il doit se retirer tout à fait de la société. Ainsi l'idéal de la moralité est la suppression des rapports sociaux ! Le précepte moral par excellence est destructif de tout l'ordre social. Nous sommes ici en présence d'une pensée qui glisse dans l'incohérence pathologi- que. » Mais ne tombe-t-il pas sous le sens commun que tant que la société et l'homme seront imparfaits, tant qu'il y aura des inégalités extrêmes, une exploitation de l'homme par l'homme, quiconque vivra dans le société participera à l'injustice universelle. Le rentier tire son
4 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Ou bien on isole des phrases, et l'on donne à ces traits arrachés de leur place, séparés de tout ce qui les limite et les éclaire, des sens outrés ou faux. Voyez, étudiez de près en vous reportant aux œuvres de Rous- seau les pages 270-271 du volume de M. Lemaître, et demandez-vous si en réalité Rousseau rétracte son Contrat social. C'est également faute d'avoir tenu compte du contexte que M. Espinas^ croit relever une contradiction au début du Discout^s siw l'inégalité : Rousseau commence par « écarter tous les faits » ; il affirme ne pas présenter ses vues comme des « vérités historiques », et tout son discours prouve cependant qu'il entend bien nous enseigner quelles furent proba- blement les étapes successives de la civilisation. La contradiction disparaîtra si l'on remarque que, par pru- dence et par respect, Rousseau appelle faits et vérités historiques^ le récit de la Genèse. Il se débarrasse de la Bible qui est pour le croyant l'histoire vraie de l'hu- manité, attestée par Dieu même; et il expose dans des «raisonnements hypothétiques», ime esquisse évolu- tionniste de l'histoire humaine; il fait de l'anthropolo- gie et de la sociologie conjecturales; il fait, ou veut faire de la science.
Ou bien on accepte, comme allant de soi, sans exa- men approfondi, toutes les positions de questions dé- favorables à Rousseau, h' Essai sur l'origine des langues
revenu de l'Etat qui prend l'argent des pauvres, ou des bénéfices indus- triels qui sont enlevés aux travailleurs. Je ne prends pas une jouissance sans la prendre aux dépens de quelqu'un. Je ne brûle pas du charbon de terre dans mon poêle sans profiter de la misère des mineurs. Aux esprits épris d'absolu, la fuite au désert est bien la seule ressource- Si Rousseau pèche ici, ce n'est pas par illogisme, c'est par excès de lo- gique.
' Revue internationale de l'Enseignement, p. 3'io.
L UNITE DE LA PENSEE DE ROUSSEAU D
est certainement en contradiction avec le Discours sur l'inégalité. Mais quelles preuves a M. Espinas pour placer celui-là chronologiquement après celui-ci, et tout près de lui ? Quelques citations faites par Rousseau d'un ouvrage de Puclos paru en 1754. Quelle valeur a l'argument puisqu'on sait d'ailleurs que le texte de V Essai a été remanié par Rousseau une ou deux fois au moins? Les citations de Duclos ont pu entrer seulement dans une de ces reprises. J'ai pour ma part lieu de croire sur certains indices positifs que VEssai sur l'origine des langues date d'une époque oij les vues systématiques de Rousseau n'étaient pas formées, et que sous son titre primitif (Essai sur le principe de la mélodie)^ il ré- pondait à l'ouvrage de Rameau intitulé Démoristration du principe de l'hajnjionie (1749-1750^^ Par sa matière et sa teneur, VEssai sort du même courant de pensée qui se retrouve dans VEssai de Condillac sur l'origine des connaissances humaines (1746), et dans la Lettre de Diderot sur les sourds et muets (i 750-1 751). Je placerais donc volontiers la rédaction de VEssai de Rousseau, au plus tard, en 1750, entre la rédaction et le succès du P*" Discours.
L'inconvénient des critiques excessives et des partis pris passionnés, c'est qu'ils nous excitent à prendre, pour y répondre, une attitude symétrique et inverse, et à parler en avocat après les gens qui ont parlé en mi- nistère public. Je tâcherai de résister à cette tentation, et sans me soucier de laisser sans réponse ou de favori- ser certaines parties de l'accusation, j'essaierai moins
* Le ton de la discussion dans cet ouvrage donne lieu de croire que la rédaction en est antérieure aux Observations de Rameau sur notre instinct pour la mtisique (1754) où Rousseau était vivement pris à partie.
O ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
de faire apparaître un Rousseau logique qu'un Rous- seau vrai.
Quelle sera donc pour cela la méthode efficace et logique? Il y a des règles générales que je rappelle en deux mots pour mémoire : peser soigneusement le sens et la portée des textes, y considérer l'esprit plus que la lettre, et en regarder toujours les limites; ne pas imposer à l'auteur des conséquences, si bien dédui- tes qu'elles soient, comme partie mtégrante de sa propre pensée, puisqu'il les aurait peut-être déclinées, et surtout ne pas substituer à cette pensée la consé- quence qu'on en déduit; distinguer les valeurs inégales des idées qu'il exprime, et ne pas traiter comme valeurs de même ordre et comparables ou réciproquement compensatrices, un chapitre mûrement pensé et la bou- tade, le cri ou la plainte d'une lettre familière écrite sous la pression d'une circonstance ou dans la fièvre d'une émotion ; ne pas introduire sans y penser dans notre raisonnement des suppositions arbitraires sur la signification d'un texte. (Ainsi quand Rousseau rudoie ou décourage cet abbé qui veut appliquer VEmile, il faudrait savoir qui est l'abbé, avoir sa lettre : peut-être Rousseau ne prend-il pas son correspondant au sérieux, peut-être s'en défie-t-il. Ce n'est peut-être que de l'abbé qu'il doute, et non des idées de VEmile. Le plus mé- diocre écrivain qui a connu le succès un seul jour, sait bien qu'on a parfois des admirateurs ou des disciples qu'on aimerait mieux ne pas avoir; et qu'on frémit parfois de la manière dont ceux qui nous louent nous comprennent). Etc. Etc.
Outre les règles générales de méthode, il faut consi- dérer quelle méthode particulière doit s'appliquer à
L UNITÉ DE LA PENSEE DE ROUSSEAU 7
notre sujet, c'est à dire à Rousseau. La méthode qui peut servir pour Aristote, pour Descartes, pour Spi- noza, pour Kant, pour Hegel, pour M. Renouvier ou M. Bergson, une méthode dialectique et abstraite de discussion, ne convient pas ici.
Nous n'avons pas affaire ici à un système qui ait été pensé dans l'abstrait, par un esprit appliqué à écarter de ses opérations tout ce qui ne serait pas idée pure et acte intellectuel, autant que la chose est possible à l'homme. Nous n'avons pas affaire à un système qui ait été construit méthodiquement, pièce à pièce, avec une volonté rigoureuse et claire d'enchaînement et d'ac- cord logique, avec une attention ferme à ne jamais porter atteinte au principe de contradiction.
Je ne crois pas plus que M. Espinas que Rousseau ait vu, ait organisé tout son système sous le chêne de Vincennes, et que toute son œuvre ne soit que l'exécu- tion d'un programme arrêté dès ce moment : même dans le texte de la lettre à M. de Malesherbes, il ne s'agit que d'une illumination qui montre une direction, que d'une méditation confuse et vaste sans méthode ni plan.
Ce qu'on appelle le système de Rousseau est une pensée vivante qui s'est développée dans les conditions de la vie, exposée à toutes les variations et à tous les orages de l'atmosphère, soumise à toutes les altéra- tions et perturbations qui peuvent provenir, les unes des agitations sentimentales de l'homme, les autres des excitations ou des résistances du milieu.
Représentons-nous et ne perdons jamais de vue, qui fut Rousseau : un être de sensibilité et d'imagination, jouet perpétuel de ses illusions et de ses désirs, tra-
8 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
vaille d'amour propre, voluptueux, enthousiaste, roma- nesque, curieux d'aventures, réfractaire à toute dis- cipline, incapable de sacrifice, impropre à Taction, plus apte à Teffort qui renonce qu'à Teffort qui con- quiert, et saisissant par le rêve les jouissances dont son inertie lui fait manquer la possession réelle; un être candide, orgueilleux et timide, soupçonneux, défiant, ombrageux, à la fois ravi et souffrant du monde, de la politesse, de toute cette brillante vie de société où il a été introduit sur le tard, où il se sent gauche, toujours mal à l'aise, et primé par l'aisance élégante des sots qui y sont nés.
Retenons surtout deux points :
1° Cet être vibrant est toujours dans des états extrê- mes ; il[ne s'exprime que par cris ; son expression est par- tout outrée, absolue, intransigeante. Tout est perdu ; tout ou 7'ien ; fripons ; coquins, \o\\k son vocabulaire accou- tumé. Tout est perdu veut dire ouvre^ l'œil, et fripon si- gnifie ce qu'on appelle dans le monde un riche honnête homme. Comme jamais il n'est maître de lui, comme jamais son intelligence ne s'abstrait, pour travailler seule, du tumulte de sa vie imaginative et sentimentale, il ne combine pas raisonnablement ses idées, il ne les ajuste pas avec réflexion l'une à l'autre. Elles explosent successivement. Il fonce tour à tour en tous sens. S'il a été trop loin dans une direction, le saisissement qu'il éprouve à découvrir l'autre face des choses, le jette brusquement sur la pente contraire. Sa manière d'ob- tenir la note moyenne, c'est de juxtaposer violemment deux tons francs.
2'^ Il ne pense jamais ou presque jamais par curiosité intellectuelle, par un besoin de connaissance rationnelle
L UNITE DE LA PENSEE DE ROUSSEAU 9
OU scientifique. Toutes ou presque toutes ses pensées, ses constructions de pensées sont, à l'origine, l'expres- sion d'un malaise sentimental ; ses doctrines les plus abstraites sont les prolongements de ses émotions, qui elles-mêmes sont des réactions contre des réalités dont il est froissé ou blessé. On n'en peut déterminer le sens précis et la valeur exacte que lorsqu'on a repassé de l'idée au sentiment et du sentiment au fait social ou domestique.
Ces observations m'ont conduit à ne plus chercher, comme on le fait d'ordinaire, et comme je l'ai fait autre- fois, si le système de Rousseau enferme ou n'enferme pas de contradictions au point de vue de la dialectique pure, mais si depuis le dégagement des vues qu'on ap- pelle son système, vers 1752, sa pensée a suivi certai- nes directions constantes, a maintenu et lié certaines affirmations générales.
Ce serait un travail sans limites que de suivre dans le détail des œuvres l'application de la méthode que j'indique, et d'aborder tous les points où l'on a cru prendre Rousseau en contradiction avec lui-même. Je dois ici me borner : aussi me contenterai-je d'indiquer avec le plus de précision que je pourrai, comment je comprends ce travail et à quels résultats principaux il me semble devoir conduire. Ne pouvant faire défiler tous les textes sous les yeux et en discuter minutieuse- ment l'interprétation, je m'attacherai à voir d'ensemble chaque œuvre ou chaque développement de Rousseau, en tenant compte de tous les correctifs et de tous les reculs qui s'y constatent et en tempèrent immédiate- ment les outrances. Je considérerai moins telle ou telle expression littérale qu'on peut rencontrer que la ten-
lO ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
dance générale qui, visiblement, sensément, sans subti- lité ni tour de force, se dégage de toutes les éruptions tumultueuses du style.
Le premier Discours, sur la question de l'Académie de Dijon, c'est l'explosion du malaise intérieur de J. J. Rousseau, l'expression de son déséquilibre et de son inadaptation après sept ou huit ans de vie pari- sienne. A cette société trop contente d'elle-même, il crie son amer mécontentement. Il travaille furieusement à dissocier les idées que le monde et les gens de lettres français ne séparaient jamais : civilisation et vertu, luxe et bonheur, diffusion des lumières et progrès mo- ral. Il fuit loin du présent dont s'enchante le Mondain, dans le rêve d'une antiquité rude, agreste, héroïque. Sparte, Rome républicaine lui servent à souffleter la corruption brillante de Paris.
Mais aussitôt se manifeste ce qui sera le rythme ha- bituel de sa pensée. Dès que l'émotion s'est apaisée en s'exprimant, l'intelligence recouvre sa lucidité; les vi- ves intuitions de la réalité s'imposent à elle. Rousseau fait retraite, et conclut, pour limiter le mal de la civili- sation, à encourager les académies et à donner part aux gens d'esprit, aux savants et aux philosophes dans le gouvernement. Ainsi relève-t-il les lettres et les arts dont il vient de nous détromper. Sa vraie conclusion, s'il la tirait, devrait être la censure et le mandarinat, le consortium despotique d'un consistoire laïque et de l'Académie des sciences.
Ce discours confus et trouble, brûlant de sincérité et gonflé de rhétorique, donna lieu à une polémique où peu à peu Jean-Jacques vit ses idées s'éclaircir et se classer. Il y fut conduit à démêler que le mal social,
L UNITÉ DE LA PENSEE DE ROUSSEx\U I I
c'est l'inégalité : l'inégalité artificielle qui aggrave les inégalités naturelles; l'inégalité des rangs; l'inégalité des biens; en dernière analyse, la propriété. Voilà l'in- justice fondamentale, la source de toutes les corrup- tions et de toutes les misères, qu'il dénonça dans son second discours.
Pour trouver la vie naturelle, innocente et heureuse, il faut donc remonter au-delà des gouvernements, au- delà des hiérarchies sociales, au-delà de la propriété, ce qui mène au-delà de la société : alors les hommes étaient égaux et libres, parce qu'il n'y avait pas de loi pour consacrer, éterniser, consolider en droit ou perpé- tuer par l'hérédité les faits accidentels d'oppression et de violence. Alors les hommes étaient bons, parce qu'ils n'avaient que la méchanceté passagère du besoin ou de la peur, parce qu'ils n'étaient pas malfaisants froide- ment, par intérêt, par calcul, par droit, pour l'utilité du lendemain et de tous les siècles. Ainsi l'anarchie des temps primitifs, où il n'y avait ni société constituée, ni famille stable, voilà l'état de nature à jamais regretta- ble, l'idéal que l'homme a possédé sans le comprendre, et dont il est déchu depuis d'innombrables siècles.
On ne saurait être plus individualiste, d'une façon plus absolue et plus exaspérée : l'homme de la nature vivait isolé, sans liens et sans lois, et il était bon et heureux. Mais ce serait mutiler et fausser le second Discours que de le réduire à ces termes simples. Il faut remarquer que Rousseau s'y ressaisit au cours même du développement, ou en se relisant, et qu'il rabat lui- même ses outrances.
Après le cri fameux qui dénonce la propriété comme un brigandage, immédiatement après cette fusée d'ima-
T2 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
gination fiévreuse, vient un passage judicieux et calme où la nécessité de la propriété est posée, où elle est le terme d'une lente et insensible évolution^; et plus loin une distinction de tendance modérée est faite entre la propriété légitime des objets personnels, instruments de travail ou de jouissance, et l'appropriation illégitime de la terre. Nous voici donc repassés du domaine de l'absolu et du rêve dans le domaine du relatif et du réel.
Si Rousseau trouve à jamais déplorable la disparition de l'état de nature, on n'a pas le droit d'en conclure qu'il veuille y ramener l'humanité actuelle : il a dit le contraire implicitement et explicitement.
Si nous devons nous figurer l'homme de la nature d'après certains animaux authropofotvnes, d'après l'o- rang-outang^^ pouvons-nous supposer que Rousseau veuille sérieusement nous faire rétrograder à ce type ? N'y a-t-il pas déjà dans cette simple évocation de l'o- 7^ang-outang le germe du passage du Contrat social où Rousseau accepte le long travail de civilisation «qui, d'un animal stupide et borné, fait un être intelligent et un homme ? ^ w
N'est-il pas visible que l'hypothèse préhistorique de l'état de nature n'est pour Rousseau qu'une nécessité intellectuelle où il va pour atteindre l'origine de l'iné- galité, mais où son cœur n'est pas vraiment intéressé ?
1 Au fond, en niant que la société soit naturelle, Rousseau veut dire qu'elle ne résulte pas de la nature interne de l'homme, mais d"une né- cessité externe. Ce sont les circonstances qui ont fait l'homme civil. II y a là une sorte de matérialisme sociologique qui donne tout à l'action du milieu.
2 Note lo.
3 I, VIII,
L UNITE DE LA PENSEE DE ROUSSEAU I 3
Le moment de l'évolution humaine où il s'arrête avec complaisance, avec une sympathie enthousiaste, c'est la vie sauvage ou patriarcale, la vie des tribus qui vi- vent de chasse ou de pêche, la vie des peuples pasteurs, avec peu de lois, presque pas de classes, et surtout pas de différences de manières. Ce que lui fournissaient Rome et Sparte dans le premier discours, les sauvages d'Amérique et les patriarches de la Bible le lui four- nissent maintenant : une représentation enchanteresse de mœurs simples où il lui semble qu'il eût vécu plus à l'aise que dans sa rue Grenelle-Saint-Honoré, et chez Madame Dupin.
Mais à quoi bon deviner des sentiments qu'il a for- mellement exprimés? Il refuse, dans sa note 9, de dé- truire la société, et même de la fuir. Il veut vivre dans la société, en bon citoyen, soumis à l'autorité légitime et aux lois : il soupire seulement que les bons princes et les sages ministres soient si rares! Et dans la note 19, il repousse au nom de la Justice l'égalité rigoureuse de l'état de nature, et pose le principe d'une organisa- tion où les droits de chacun seraient proportionnés à ses services effectifs. Ainsi la société pourrait être mieux, et Rousseau en sait le moyen. Ce qui con- duirait à l'idée de réforme, et non de suppression. Mais il n'insiste pas sur la réforme, il n'est pas prêt en- core.
En son vrai sens, le discours sur Vlnégalité est donc à deux branches : 1° La société est mauvaise, elle l'a été depuis l'origine, par la faute des hommes. Toute l'his- toire, et la préhistoire même, montrent dans l'état so- cial l'oppression des faibles par les forts. 2° La société est nécessaire : elle a été le produit fatal des circons-
14 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
tances ^ et rhomme actuel ne peut vivre sans elle et hors d'elle.
On ne saurait, sans fausser l'ouvrage et rendre le per- sonnage de Rousseau inintelligible, négliger une des deux affirmations.
La société est un état déplorable et un état néces- saire : Rousseau en est là en 1764, dans sa réaction éperdue contre la société française.
Son voyage à Genève, en cette même année, après la rédaction de son discours, le remit dans un train de sentiments différents. Il quittait une brillante aristo- cratie où tout le froissait, et il retrouvait la petite république cordiale et saine de Genève : il la vit à travers la joie que lui donna l'accueil de ses compa- triotes.
Des sentiments anciens se réveillèrent en lui. Ses médiocres épîtres en vers nous montraient dès 1741- 1742 un esprit républicain; dès ce temps il aimait les moeurs égalitaires, la liberté démocratique.
Peut-être, comme il nous le dit, avait-il eu l'idée, dès 1743-1744, à Venise, de faire un ouvrage de politique: j'imagine pourtant que le dessein de ses lustitutiojis po- litiques ne se précisa qu'après 1748, et que ce fut V Esprit des Lois qui lui donna le désir d'opposer à la monar- chie aristocratique et hiérarchisée du Français libéral, la vraie liberté, la liberté égalitaire de la cité démocra- tique.
La révolte de 1 750-1 752 contre la société française,
1 En insistant sur ce que l'état de nature aurait pu durer indéfiniment,
Rousseau veut seulement exclure l'idée d'une prédestination de l'homme
à la vie sociale; elle n'a pas été un effet de sa nature, mais un effet du
ê milieu. Il ne s'y est pas épanoui, mais transformé.
l/UNITÉ DE LA PENSÉE DE ROUSSEAU l5
la formation des idées systématiques du bonheur de l'état de nature et de la misère de l'état social, ne sup- primèrent pas les préférences politiques et l'idéal civil de Rousseau : elles les absorbèrent, les assimilèrent; une fusion, ou si l'on veut un raccord se fit entre la ré- cente insociabilité de son âme douloureuse et les con- victions républicaines de sa raison genevoise.
Suivant l'indication de la note 9 de Vlnégalité^ jamais il ne mettra en question l'existence de la société. Dans la prétendue première Lettre sia- la pe?^tu et le bonheiir'^^ il exhortera une personne inconnue à être bon citoyen : il établira, avec une chaude éloquence et une belle hau- teur de vues, la dette de l'individu envers la société. L'état naturel est perdu depuis longtemps : tout ce que nous sommes, nous le sommes par et dans la société. Le ton enthousiaste de ce morceau contraste avec l'ac- cent amer du Discours sur l'Inégalité : c'est sans doute que Rousseau n'écrit pas dans les mêmes circonstances. Mais pour le fond des idées, la différence n'est que d'une recherche spéculative à un conseil pratique. Pour déterminer la conduite, il faut se placer dans le présent, considérer les données réelles et l'action utile. La rai- son pure peut condamner la société : la raison pratique la respecte.
Dans l'article Economie politique, qui fut fait pour V Encyclopédie^ la propriété est déclarée sacrée : il n'en peut être autrement; elle est la base de l'état social, qui actuellement est indestructible. Si détestable qu'en soit l'origine, elle est respectable aux individus qui composent le corps social. L'égalité naturelle ne peut
1 Ecrite entre 1745 et 1757, probablement après 1752 et même 1754.
l6 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
être rétablie : mais la loi établit une égalité nouvelle qui en est l'équivalent, le seul équivalent possible.
Le raccord est nettement fait : mais il est visible que l'article sort d'un courant de pensée antérieur à l'explo- sion de 1750. L'hypothèse de l'état de nature, si elle n'est pas contradictoire à la théorie du régime démocra- tique de la volonté générale, n'y est pas nécessaire ni fondamentale. Le ton aussi indique un état de pensée calme qui oppose l'ouvrage aux réactions tumultueuses des deux discours.
La prétendue première Lett?^e 5«r la vertu et le bon- heur et l'article Économie politique, parallèles et ratta- chés au rêve doctrinaire des deux discours, marquent le moment où Rousseau réorganise sa pensée sous la do- mination de son amer parti-pris, et y réduit les vues qu'il avait antérieurement acquises.
A partir de cette époque, les ouvrages nouveaux qu'il fera mêleront l'idée sociale égalitaire et le rêve anti- social ou extra-social de l'indépendance primitive et de l'isolement naturel des individus.
A partir de ce moment, le problème qui se posera pour Rousseau sera le suivant : comment, sans retour- ner à l'état de nature, sans renoncer aux avantages de l'état de société, l'homme civil pourra-t-il recouvrer les biens de l'homme naturel, innocence et bonheur?
Une circonstance fortuite donna à Rousseau la ten- tation d'écrire la Lettre sur les spectacles. Il y reprit le thème du premier Discours sur un cas particulier et frappant : il démontra la liaison du théâtre aux moeurs, de la perfection littéraire à la corruption sociale.
On simplifie à outrance en disant que Rousseau y condamne le théâtre. Il le condamne pour en préserver
L UNITE DE LA PENSEE DE ROUSSEAU 17
Genève. Il ne le condamne pas jusqu'à en priver Paris, si bien qu'on ne peut lui opposer qu'il a fait Narcisse et qu'il fera Pjgmalion. Le théâtre est l'image des mœurs : il est ce qu'elles sont, et renvoie aux individus l'image de la conscience publique de leur nation.
C'est pour cela qu'il ne faut pas de théâtre à Genève. Si l'on veut conserver les mœurs simples de la petite cité républicaine, il n'y faut pas acclimater le théâtre parisien. L'exportation des pièces françaises a pour effet nécessaire la diffusion des manières, des habitudes, des vices de la société française. La communication des arts tend à égaliser les mœurs, et Genève vivra comme Paris, dès que l'on s'y amusera comme à Paris.
Au plaisir luxueux du théâtre, plaisir exclusif, plaisir de privilégiés, Rousseau oppose les plaisirs collectifs des fêtes démocratiques^, où tous participent, acteurs et spectateurs à la fois, où la joie de l'un n'est pas faite de la privation de l'autre.
Ainsi, comme d'abord Rome et Sparte, comme en- suite les patriarches et les sauvages, Genève fournit à son tour le symbole de l'idéal social que Rousseau op- pose au siècle des lumières et à l'hégémonie civilisatrice de la France. La vie â Genève est moins éloignée de la nature qu'à Paris : elle est donc meilleure, et en la dé- fendant, on défend des restes de l'état primitif.
Au même esprit se rattachent les trois grands ouvra- ges de Rousseau, si divers d'origines et de caractè- res.
L La Nouvelle Hélo'ise est sortie d'un rêve de volupté redressé en instruction morale. Nous pouvons y distin-
1 L'idée des fêtes de la Révolution est là en germe.
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15 ANNALES DE LA SOCIETE J. .1. ROUSSEAU
guer deux parties, une partie de morale individuelle, et me partie de morale sociale.
Dans la première, Julie aime Saint-Preux et en est aimée. Amour naturel, innocent, de deux êtres jeunes et sains ^ La société — incarnée dans le baron d'Etange — condamne cet amour : un préjugé artificiel, l'inéga- lité de naissance et de rang, sépare les amants que la nature unit. Julie épouse M. de Wolmar. Quelle issue lui laisse alors la société? Comme à M'"^ d'Epinay, comme à M"^* d'Houdetot, comme à tant d'autres, l'a- dultère, sur lequel le monde ferme les yeux pourvu qu'on évite le scandale. Mais Tadultère, c'est le partage honteux, la trahison, le mensonge; c'est l'avilissement définitif de l'individu par la société.
Julie se sauve par la conscience appuyée sur la reli- gion. Elle rétablit dans sa vie la loyauté, la franchise, par le renoncement. D'innocente fille, elle devient femme vertueuse, et à défaut du bonheur, elle retrouve la paix. Au lieu des ivresses de la passion, elle goûte des affections douces et profondes dans la fidélité conju- gale et la maternité. Voilà comment l'individu peut ré- sister au mal social qui l'enveloppe et s'insinue en lui ; voilà comment il peut restaurer en lui l'équivalent de l'innocence et du bonheur naturels.
Dans la seconde partie, Rousseau règle les rapports du mari et de la femme, de la maîtresse de maison et des domestiques, du patron et des ouvriers, du grand propriétaire et des paysans du voisinage. La bonne vo- lonté de Wolmar et de Julie les porte à ne jamais pro-
' Julie a simplement « anticipé » sur le mariage, cas fréquent dans les registres du consistoire de Genève : qu'on la marie à Saint-Preux, elle fera une bonne et fidèle femme.
L UNITÉ DE LA PENSEE DE ROUSSEAU IQ
fiter des avantages sociaux qu'ils possèdent pour en acquérir de nouveaux qui aggravent Tinégalité : chacun d'eux, au contraire, par la justice et la bonté, introduit l'esprit d'égalité dans le régime d'inégalité.
La Nouvelle Héldise est donc le tableau de la réforme de rindividu dans sa vie intérieure et dans sa vie de famille.
II. UEmile, ce « traité de la bonté originelle de l'homme w, est une méthode pour conserver la nature chez l'enfant et la fortifier de façon qu'elle ne soit pas étouffée chez l'adulte par la vie sociale.
De là ridée de soustraire d'abord l'enfant à l'action de la société. Etant donnée la société réelle (en France), il n'y a pas d'éducation publique qui ne soit corruptrice, puisque c'est la société qui a fait les collèges et qu'elle les emplit de son esprit.
De là l'idée de l'éducation sans livres, sans études de littérature ni d'histoire, puisque l'histoire et la littéra- ture sont deux images de la misère et de la corruption de l'homme en société.
Et de là vient que le progrès de l'éducation d'Emile reproduit à peu près le progrès de l'humanité que ra- conte le Discours sur l'Inégalité. Emile sera Tenfant de la nature, le sauvage ; il arrivera par degrés à la pro- priété, à la vie sociale, à l'intelligence, à la moralité, à la religion, à la culture littéraire. A chaque étape, Rousseau fera effort pour maintenir chez son élève la rectitude du sens naturel et lui conserver le bonheur de la vie naturelle; il s'appliquera à transformer en lui les instincts innocents en bonté réfléchie, à enraciner en lui l'esprit de liberté et l'esprit d'égalité qui le feront incapable d'être jamais opprimé ni oppresseur.
20 ANNALES DE LA SOCIETE J. .1. ROUSSEAU
III. Emile et la Nowelle Héloïse ne réformaient que la volonté de Tindividu. Le Contrat social réforme ou interprète les institutions, pour que l'égalité et la liberté, ces biens primitifs perdus depuis si longtemps, s'y re- trouvent. Je dis : réforme ou interprète^ parce qu'en réalité Rousseau rédige moins un plan de constitution, qu'un programme d'éducation civique, un manuel du citoyen. Les principes du Contrat recommandent moins certaines institutions qu'une certaine manière de com- prendre les institutions, quelles qu'elles soient : le Con- trat social serait réalisé sans révolution, le jour où, dans la conscience du chef comme dans celle des sujets, vi- vrait l'esprit qui a dicté le Contrat. Il n'y aurait pas besoin de proclamer la république, le jour où le roi. tyran ou sultan, serait républicain et exercerait son au- torité, si je puis dire, républicainement. L'erreur que certaines discussions du Contrat dénoncent, contre Montesquieu, c'est qu'il y ait des institutions intrinsè- quement et nécessairement libérales.
La différence essentielle de V Emile et de la Nouvelle Héloïse au Contrat est que dans les deux premiers ou- vrages, Rousseau regarde l'homme privé dans sa con- science et dans ses rapports domestiques, tandis que dans le dernier, il regarde le citoyen et les relations qui s'établissent entre les membres du même état.
Il n'y a pas de doute que, par la forme littéraire, le Contrat ne s'oppose aux deux Discours, à la Lettre sur les spectacles., à la Nouvelle Héloïse, et même à VEmile : visiblement il a voulu bannir de son style la passion, l'éloquence ; il a poursuivi une manière sèche, précise, dogmatique, scientifique, décisive.
C'est que le Contî^at, historiquement, sort de ce cou-
l'unité de la pensée de ROUSSEAU 2 I
rant de pensée dont j'ai parlé, qui est antérieur à ijbo : j'y sens d'un bout à l'autre l'influence de VEspyHt des lois. Voilà où aboutit Rousseau quand il veut prendre la manière sèche et nerveuse de Montesquieu.
Mais, sur le fond des choses, l'accord du Contrat avec le reste de l'œuvre est complet.
Si l'état de nature est à jamais perdu, et si la pro- priété est l'origine et la base de l'état social, la société la meilleure est celle où il s'ajoutera le moins d'inéga- lités artificielles aux inégalités naturelles. Donc égalité des citoyens, souveraineté de la loi, soumission de tous à la seule volonté générale ; et comme la force réelle d'oppression se mesure toujours à la richesse, précau- tions pour prévenir ou diminuer l'inégalité excessive des fortunes, par laquelle l'égalité civile n'est plus qu'une fiction. Le Contrat donc donne une solution pratique et approximative au problème de l'inégalité.
Comme la Lettre à D'Alembert, le Contrat manifeste une préférence de l'auteur pour les petites cités où les fortunes sont moins inégales et les mœurs plus pareil- les, où il y a un esprit commun, où les citoyens con- naissent et gèrent les intérêts publics. Quoique le livre ait une portée universelle, et soit vrai selon l'auteur pour tous les régimes et toutes les nations, il a pour- tant une application plus immédiate et plus facile à Genève. Si ses théories peuvent se réaliser quelque part, c'est plutôt à Genève qu'ailleurs, dans la Genève idéale, bien entendu, des souvenirs de jeunesse et des illusions du retour de 1754. Dans le Contrat, dans la Lettre., Genève est moins éloignée de la nature que la France.
La Nouvelle Héloïse ignore la société politique : c'est
22 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
peut-être que les Vaudois n'avaient jamais à être des ci- toyens. Néanmoins il y a des institutions politiques, un régime légal de propriété, qui commandent et ordonnent la vie de la famille Wolmar. Julie et son mari agissent selon l'esprit du ConU^at : n'ayant pas à réformer l'Etat, ils se réforment, d'après l'idéal naturel, de façon à ôter aux institutions leur pouvoir oppressif et dégra- dant. Et c'est bien ainsi que le Contrat nous fait entre- voir qu'on peut toujours se comporter dans une société monarchique et dans une hiérarchie de privilèges.
Enfin le Contrat repose sur le principe de la soumis- sion des individus à la volonté générale. Mais cette vo- lonté générale, on le sait, Rousseau en postule la bonté : il ne connaît aucun moyen de faire que la vo- lonté du peuple soit cette volonté générale idéale, et non une expression de l'égoïsme d'une majorité, ou d'une coalition d'intérêts particuliers.
Mais alors que reste-t-il, pour que la doctrine du Contrat ne soit pas une pure chimère? Il reste V Emile, c'est à dire l'éducation. La république de la volonté gé- nérale ne peut être que la république des bonnes vo- lontés individuelles. Le Contrat se réalisera progressi- vement, à mesure que l'éducation fera entrer dans la vie sociale un plus grand nombre d^Emiles, à mesure que s'opérera la restauration de l'homme naturel dans l'homme civil. Aucune constitution, pour conserver ces biens inestimables, la liberté et l'égalité, ne peut se passer de la vertu des citoyens : c'est à dire que le Contrat a pour complément VEmile. Et inversement, dans toutes les constitutions, la bonne volonté et la vertu des citoyens sont efficaces : c'est à dire le Contrat a pour équivalent la Nouvelle Héloise.
l'unité de la pensée de ROUSSEAU 23
Ce n'est pas à dire que toutes les contradictions de détail tombent; mais la plupart s'effacent et s'annulent dans la constance de la direction générale.
Rousseau, Jadis, imaginait le contrat entre le peuple et le chef : mais il s'est aperçu que ce mode de contrat suppose une hiérarchie déjà formée, ou une conquête ; cherchant le contrat véritablement originel, primitif, constitutif de l'ordre social, il a dû enfin le trouver dans un pacte qui unit les individus égaux en corps de nation ; du peuple au chef, il n'y a pas contrat, mais mandat. Faut-il appeler ce changement de vues contra- diction ? ou correction ? ou développement et précision ? C'est le passage d'une conception banale à une doctrine originale, et surtout d'un point de vue historique (con- jectural) à un point de vue rationnel (idéaliste). y On pourrait avec plus de vraisemblance trouver une opposition entre le chapitre de la Religion civile et les idées de tolérance que Rousseau a souvent exprimées. Je vois bien comment, par quelles circonstances et par quels exemples historiques, ce chapitre s'explique. Je vois même comment on pourrait le tourner, l'interpré- ter, le rectifier, pour l'adapter à la doctrine de la tolé- rance : mais il ne faudrait pas seulement rabattre du sens violent de certaines expressions, il faudrait chan- ger les termes mêmes les plus importants, et ce ne se- rait plus la pensée de Jean-Jacques. Pensons donc que tantôt il a été prêcheur de tolérance et tantôt organisa- teur d'intolérance, à moins que nous ne préférions douter qu'il ait été jamais absolument tolérant. Peut- être le chapitre de la Religion civile doit-il être retenu comme un avertissement de mesurer toujours stricte- ment la portée des déclarations de Rousseau, et de
24 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
considérer partout sa tolérance, sans doute comme sin- cère et positive, mais non pas comme illimitée.
La contradiction relevée sur l'éducation, en revanche, disparaît sans peine. Traçant dans l'abstrait le plan de l'Etat idéal, il remet à la société le soin de former rhomme social, c'est à dire d'élever les enfants : donc l'éducation est publique dans l'article Economie politi- que. Se demandant plus tard comment, dans une so- ciété donnée, on peut faire un homme, il ne voit qu'une chance de réussir, c'est de dérober l'enfant à l'influence de la société, et de ne pas le livrer aux collèges tels qu'ils sont, foyers de corruption sociale : donc l'éduca- tion est privée dans Emile. Mais lorsque Rousseau lé- gislateur pourra organiser tout l'Etat, et les collèges, selon ses principes, alors la réalité pourra se confor- mer à l'idéal, la pratique à la théorie : donc l'éducation sera de nouveau publique, dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne. Les solutions ont changé parce que les conditions du problème changeaient.
Il faut bien regarder la nature de l'ouvrage que Rousseau compose, le caractère de la fiction ou de l'hy- pothèse initiale. La Critique de la raison purent la Cri- tique de la î^aison pratique sont des écrits de même ordre ; la même clef les ouvre. Au contraire, le Contrat, V Emile, la Nouvelle Heloïse sont des ouvrages d'ordre très divers : exposition théorique, roman pédagogique, ro- man de passion et de mœurs. Le Contrat est une œuvre de doctrine abstraite, située tout entière dans le plan de l'idéal. La Nouvelle Héloïse est dans le plan du réel : l'idéalisme de Rousseau s'y glisse sous forme de psy- chologie dans les caractères des personnages qu'il crée, mais il les soumet extérieurement aux conditions de la
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vie ordinaire. Emile coupe pour ainsi dire les deux plans : il s'attache à la réalité par la considération du monde et des collèges, d'où se tire la nécessité de l'isole- ment, et cet isolement obtenu, l'éducation se développe dans l'idéal. Ces différences de structure et de dessein commandent des différences d'attitude en face des pro- blèmes moraux et sociaux : mais au travers de ces diffé- rences, la tendance caractéristique de Rousseau se main- tient.
L'incompatibilité générale qu'on établit entre le so- cialisme autoritaire du Contrat et l'individualisme anarchique des autres œuvres, n'est qu'un choc de for- mules. Si l'on repasse de la logique à la vie, la contra- diction s'efface. Rousseau est individualiste, réclame violemment les droits de l'individu, dénonce avec une éloquence virulente l'injustice tyrannique des lois et des gouvernements. Mais le même Rousseau sait bien qu'il faut vivre en société, qu'il faut être d'une nation, d'une patrie, obéir à une autorité, à des règlements. Il se ré- volte contre l'organisation sociale qui a toujours livré une multitude d'opprimés à la discrétion d'un petit nombre d'oppresseurs, et il cherche les moyens d'insti- tuer une organisation sociale dans laquelle il n'y aura plus ni opprimés ni oppresseurs. Tour à tour il s'enivre de sa colère et il s'enchante de son rêve. Qu'y a-t-il là de réellement contradictoire ?
L'antinomie de la liberté et de Tégalité — cheval de bataille, pour ne pas dire dada^ de certains critiques — n'est réelle que si on considère les forts. L'égalité de tous restreint la liberté de quelques-uns, les forts, ceux à qui la liberté illimitée donne des chances illimitées de succès ou de jouissance. Mais si on considère les
■iG ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
faibles — et ce sont les faibles que Rousseau, né peu- ple et demeuré peuple, aime à considérer — l'égalité est la garantie de la liberté. Elle ne vaut rien pour le lion, elle est précieuse pour les chacals, dirait M. de Gurel. L'égalité limite les chances théoriques et accroît les chances pratiques des faibles. L'égalité, c'est la ligue des faibles pour contenir les forts ; individus ou Etats, c'est la ligue des faibles qui leur assure le maximum de protection et de liberté. Le fédéralisme de Rousseau n'est que la traduction en droit international de ses idées de démocratie égalitaire.
Mais Rousseau croyait-il à ses idées ? Ne les a-t-il pas en plusieurs occasions rétractées ?
La part, une fois faite, des boutades misanthropiques d'un homme fier à qui le zèle, les avances et les com- pliments sont suspects, voici ce que je trouve :
Un homme timide, effrayé de l'action, hardi dans le rêve et dans la théorie, et qui se dérobe aux applica- tions;
Un esprit imaginatif et constructeur qui garde au travers de son activité idéale des intuitions vives et nettes de la vie, qui sent avec effroi la complication des problèmes pratiques, la multiplicité, l'entrecroisement, l'instabilité des données dans l'ordre de la réalité, et qui frémit dans son humanité à l'idée des conséquen- ces que peuvent avoir les erreurs qu'on commet en travaillant, comme disait la grande Catherine, sur la peau des hommes.
De là, la circonspection, la prudence, la modération conservatrice, les compromis opportunistes, les cotes mal taillées entre l'idéal et le réel.
De là, quand il s'agit à.'Emile, l'affirmation qu'il faut
L UNITÉ DE LA PENSÉE DE ROUSSEAU 27
en prendre tout ou rien'^ : ce tout^ c'est l'esprit, qui dis- pense de la lettre. Il ne faut pas choisir dans VEmile une pratique singulière pour défier la routine des con- temporains et se donner un renom de hardiesse et de liberté. Il ne faut pas en transporter servilement le détail dans la pratique. Il faut y saisir une conception du but de l'éducation, du rôle de l'éducateur, de la nature de l'enfant, et marcher librement, en adaptant la méthode aux données réelles, en faisant ce qui est possible selon la position de la famille, ses obligations et les cir- constances.
De là, quand il s'agit de politique, l'attention de Rousseau à tenir compte de tout le passé et de tout le présent des Corses et des Polonais, des institutions, des mœurs, de l'esprit des deux nations. Il ne brusque rien, il ne bouleverse rien ; il cherche les moyens de redresser doucement toutes les parties de la constitu- tion et toutes les formes de la vie de chaque peuple. Il est le moins révolutionnaire des hommes.
Ce qu'on appelle ses rétractations, c'est sa persuasion que la politique idéaliste n'est pas aisée à réaliser ; que le Contrat social est très difficilement réalisable dans une vieille et grande monarchie comme la France, moins difficilement, mais difficilement encore dans une petite cité républicaine comme Genève. On se moquerait de lui s'il avait cru qu'il suffit de promulguer la démocra- tie rationnelle pour la faire exister : on lui jette la pierre pour avoir vu l'abîme qui sépare la théorie de la pratique. Et on appelle 7^ét?^actation les cris de déses- poir qu'il a poussés quand il a vu les Genevois substi-
1 Lettre à l'abbé M., Corr., édit. Lefèvre, t. II. SSg.
28 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. .1. ROUSSEAU
tuer, dans un régime d'égalité, la t3'rannie égoïste d'une faction à la saine volonté générale du corps social.
Je dirai un mot enfin des Confessions : sans violence systématique, on peut y voir un effort pour montrer par l'exemple d'une vie, comment chacun de nous peut, dans une certaine mesure, revenir à la nature, rétablir en lui-même Tàme naturelle et se replacer dans les con- ditions de la vie naturelle. Rousseau, d'abord dévié, altéré, corrompu par la société, s'est ressaisi un jour, a restauré en lui la vertu en 1752, le bonheur en 1756, et a vécu, depuis, plus en homme naturel qu'en homme civil, non sans résistance et sans vengeance de la so- ciété qui, ne pouvant le refaire méchant, a tenté sou- vent de le faire malheureux. Entre les joies de son en- fance et de son adolescence, tous ses moments heureux de l'âge mùr et de la vieillesse sont des abandons à l'instinct naturel, des jouissances des biens naturels : et c'est parce qu'il a eu la chance, qu'il assure à Emile, d'être, aux premiers temps de sa vie, livré souvent à sa nature et à la nature, que la société n'a jamais pu le gâter tout à fait, et qu'il a pu remonter à la vertu et au bonheur.
Voilà comment m'apparaît l'œuvre de Rousseau : très diverse, tumultueuse, agitée de toute sorte de fluc- tuations, et pourtant, à partir d'un certain moment, continue et constante en son esprit dans ses directions successives.
Plus d'un lecteur pensera sans doute que j'ai moins ré- solu que confirmé en les expliquant quelques-unes des contradictions qu'on reproche à Rousseau, et les plus importantes. C'est possible du point de vue de la logique pure. Mais mon dessein a été de faire sentir que le point
l'unité de la pensée de ROUSSEAU 29
de vue de la logique pure n'a pas de valeur ici, qu'il faut faire descendre toutes ces questions de la sphère de la logique pure dans le monde de l'àme, et que ce qui, dans l'abstrait, peut être appelé contradiction, replacé dans la vie intérieure, n'a plus rien de contradictoire.
Après tout, ces attitudes d'une àme large et passion- née qui, saisie tour à tour de deux aspects des choses, les affirme successivement avec la même violence, et ne consent pas à sacrifier une réalité à une autre, une vérité à une autre, ne sont-elles pas préférables à l'é- troitesse systématique du dialecticien qui ne voit qu'un principe et déroule sa déduction unilatérale sans un regard vers la réalité et la vie ? Les explosions succes- sives de Rousseau illuminent les deux côtés opposés de l'horizon. 11 fait ainsi, à sa manière sentimentale, l'é- quivalent de ce qu'avait fait Pascal dans son affirma- tion simultanée des contraires, de ce que devait faire Hegel dans sa position de la thèse et de l'antithèse.
Il est vrai que Rousseau ne fait pas d'ordinaire la syn- thèse, et qu'il ne nous laisse pas toujours le sang-froid nécessaire pour la faire. Et je touche ici à la vraie, à la profonde et ineffaçable contradiction de Rousseau. •
Cet homme a un baromètre sentimental d'une déli- catesse extrême et dont les variations sont brusques, incessantes, énormes. Tour à tour exalté, déprimé, en- thousiaste, haineux, rêveur idyllique ou révolté amer, il envenime ou il enflamme de sa passion toutes ses idées. Mais, naturellement, c'est dans ses reprises de bon sens, dans ses intuitions réparatrices du réel, que le flot de passion s'apaise : il arrive donc par nécessité que chez lui, ce qui lutte, ce qui condamne, ce qui dé- nonce, ce qui indigne et soulève, est incomparablement
3o ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J, ROUSSEAU
plus fort, plus séducteur que ce qui retient, modère ou absout.
Ses déclarations de guerre à la société, ses anathè- mes à la propriété et aux riches, sa proclamation des haines de classe, ses appels à la lutte des classes, son âpre accent égalitaire, sa radicale indiscipline, son amour-propre immense jusqu'à l'insociabilité, font une autre impression sur les lecteurs que ses retours de prudence réaliste, ses considérations des possibilités, ses conseils de discrétion ou de résignation et toute sa sagesse d'application. Ce n'est pas uniquement la faute des lecteurs du Discours sur l'inégalité, si on n'y en- tend pas, dans cette orchestration orageuse des senti- ments de révolte, la petite chanson calmante qui dit l'im- possibilité du retour à Tétat de nature et qui persuade la soumission aux lois. La vraie pensée de Rousseau se dégage pour le critique de sang-froid qui l'étudié pa- tiemment : mais les réactions du lecteur sont plus brus- ques, plus spontanées, plus rapides. II ne se forme pas en lui une image réduite et fidèle de l'auteur ; son esprit n'est « impressionné » que par les reliefs accen- tués et les lueurs fulgurantes.
Le résultat, c'est que l'écrivain est un pauvre homme rêveur et timide qui ne s'approche de l'action qu'avec effroi, en prenant toutes sortes de précautions, et qui entend les applications de ses doctrines les plus auda- cieuses de façon à rassurer les conservateurs et satis- faire les opportunistes. Mais l'œuvre, elle, se détache de l'auteur, vit de sa vie indépendante, agit par ses propriétés intrinsèques ; et toute chargée d'explosifs révolutionnaires, neutralisant les éléments de modéra- tion et de conciliation que Rousseau y a mis pour se
l'unité de la pensée de ROUSSEAU 3l
satisfaire, elle exaspère, elle révolte, elle allume les en- thousiasmes et irrite les haines, elle est mère de vio- lence, source d'intransigeance, elle lance les âmes sim- ples qui se livrent à son étrange vertu, dans la pour- suite éperdue de l'absolu, d'un absolu qui se réalise aujourd'hui par l'anarchie, et demain par le despotisme sociale
Ce contraste de l'œuvre et de l'homme, qu'on appel- lera contradiction, si Ton veut, il ne faut pas essayer de voiler cela : car cela, c'est Rousseau même.
Gustave Lanson.
1 Changement de point de vue plutôt que contradiction, au fond. Car l'anarchiste n'est-il pas à l'ordinaire un candidat au despotis- me ? Jamais on ne vit officier plus indiscipliné que le lieutenant Bo- naparte. La même violence de personnalité qui fait qu'on rejette le frein des lois pour soi, mène à imposer, dès qu'on le peut, le frein de sa volonté aux autres, si bien qu'anarchie et despotisme sont peut être moins des absolus contradictoires qui s'excluent que des relations suc- cessives qui s'ordonnent fort aisément: la réalisation simultanée même n'est pas impossible. Napoléon faisait des lois et n'en reconnaissait pas, et cela au même instant précis (mort du duc d'Enghien, déchéance des Bour- bons d'Espagne, etc.) Et combien de chacals, dans les monarchies cons- titutionnelles ou les républiques parlementaires, sont toujours portés à se croire lions, et à abolir, dès qu'ils le peuvent, le pacte d'égalité ? Psychologiquement, cette contradiction est le pli naturel de l'étofte humaine.
L'INFLUENCE DE J. J. ROUSSEAU AU XVIir SIÈCLE'
^^^ES générations successives façonnent sans cesse les oeuvres de génie à leur mesure. J. J. Rousseau n'a pas échappé à cette nécessité. Les lecteurs du XVIIP siècle
l'ont aimé à travers eux-mêmes. Or ils n'étaient pas
exactement ce que l'on croit.
Ils attendaient Jean-Jacques' tout d'abord, ou du moins ils désiraient ce qu'il précise et ce qu'il exalte. Rousseau, dit Brunetière, fut une « cause perturba- trice » ; les mœurs qu'il troubla étaient parcourues de- puis longtemps par de profonds remous.
Tous les sujets que choisit Rousseau sont exacte- ment des sujets d'actualité; ce sont ceux qu'imposent, pour ainsi dire, les curiosités des salons et les engoue-
1 Les Annales J. J. Rousseau ont pensé qu'à côté des études qui apportent des documents nouveaux, il convenait de publier des travaux qui résument les résultats acquis. Presque tous les faits et textes qui appuient ce chapitre ont leurs références, pour la France, dans nos études antérieures et dans l'ouvrage de M. E. Champion; pour l'étran- ger, dans les livres, brochures, articles les plus autorisés. En principe, nous arrêtons notre XVIII» siècle à lySg.
34 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU -U^aj^W. .
ments académiques. Les deux Discours sont des ques- tions de l'Académie de Dijon. C'est l'article de d'Alem- bert dans Y Encyclopédie qui suscite la Lelty^e sur les spectacles ; la polémique de Jean-Jacques ne fait qu'y prolonger des querelles obstinées ; depuis Nicole, Bos- suet et le prince de Conti, cinquante ouvrages, brochu- res ou articles allèguent les Pères, la morale et la vie pratique pour justifier le théâtre ou le vouer aux pires malfaisances. De 1730 à lySS la bataille est toujours .;^harnée; en 1766, Desprez de Boiss}' commence des Lettres sur les spectacles qui seront trois fois rééditées. La Nourelle-Héloïse est un roman : elle s'accorde avec ^ cette frénésie romanesque qui, de 1740 à 1760, publie j J^J^ ou réédite un millier de romans; c'est un roman par^ ^j lettres; la Clarisse et la Paméla de Richardson sont \ ■ K^ ainsi des aventures épistolaires, et l'on sait qu'elles,y' firent oublier Marivaux avec Duclos, M™^ de Tencin avec M'"^ de Villedieu. « Du temps de mon père, dit Jean-Jacques, les jeunes gens ne parlaient dans leurs conversations que de législation, des moyens d'établir ou de réformer les sociétés » ; les fils ont gardé les mêmes goûts que les pères ; avant le Contrat social^ Grotius, Pufendorf, Jurieu, Burlamaqui sont des livres classiques, Montesquieu a publié en 1748 V Esprit des Lois; Gournay meurt en 1760. Tous ceux qui se pas- sionnent pour le destin des sociétés s'accordent égale- ment pour préparer l'avenir et réformer l'éducation. Locke, M'"^ de Lambert, Rollin, Crousaz et dix autres ont proposé des sagesses ou des audaces qui sont célè- bres ; de 1750 à 1700, Turgot, la Condamine, Duclos, Bonnet, Helvétius, M'"* de Beaumont, etc., publient quelques trente ouvrages, articles ou brochures pour
l'influence de J. J. ROUSSEAU 33
plier les esprits jeunes à des disciplines qui soient fé- condes.
L'influence de Rousseau a d'ailleurs trouvé d'autres prises que les curiosités des polémiques. Le « Rous- seauisme » a-t-on dit, est moins dans la matière que d^s la manière ; « il n'a rien créé, il a tout enflammé». Avant lui pourtant, il y avait des âmes déjà frémissan- tes et des lueurs éclatantes d'incendie.
L'esprit, disait, en 1725, le Bernois Murait, est «un /) éternel sujet de ridicule pour la France». On commen- // çait, en lySo, à penser à Paris comme à Berne. Les « beaux», les « fats », les « petits maîtres» et les gens du « bel air » ne traînent plus tous les coeurs après eux. «Vivre sans passions, écrit M"^® de Puisieux (lySo), c'est dormir toute sa vie. » Helvétius mène ses dialec- tiques vers les mêmes conclusions : « De la supériorité d'esprit des gens passionnés sur les gens sensés — que l'on devient stupide dès qu'on cesse d'être passionné». Les héros de roman sont très persuadés de ces vérités. Dans un roman, dit Baculard d'Arnaud (lySi), «on ne veut presque point d'esprit ; son langage est trop éloi- gné de celui du cœur». Le coeur a des joies secrètes qu'ignorent les vaines satiétés de la galanterie : « Lu- mière divine, guide sûr et éclairé, doux lien des cœurs, sentiment, que n'ai-je plutôt connu tes charmes... C'est du bon ton de te proscrire, et tu es la source de la vraie volupté. » Aussi M. de Bastide après M. de Bibiena, Baculard après Thibouville, M. de la Place après M"^^ Riccoboni se mettent en quête des vraies vo- luptés.
S'ils n'y gagnent guère l'indulgence des critiques, ils y conquièrent du moins les lecteurs qui relurent sans
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lassitude leurs romans. Ils leur apportaient les angois- ses délicieuses que nous donnent les tempêtes du cœur ; avant les Saint-Preux, et les René et les Indiana, ils ont été frénétiques et désespérés. Le comte de Bar- bazan aime M"® Dumesnil qui le repousse, car un autre a conquis son amour : a la fureur, le dépit, la dou- leur, s'unissaient pour le déchirer. Il la menaçait, il l'accablait des reproches les plus durs ; un moment après il lui demandait pardon ; ses larmes le suffo- quaient, et la tendre douceur qu'il trouvait à les ré- pandre suspendait son tourment pour quelques ins- tants». Le destin prodigue à ce cœur «aussi violent que tendre » ces amères délices. La comtesse de Bar- bazan meurt. Le comte est libre. Il retrouve M"^ Du- mesnil : elle est mariée! «Je ne puis souhaiter lai mort; le poison qui me dévore m'est encore cher; jei trouve une sorte de douceur funeste, un certain charme indéfinissable dans le seul bien d'aimer». Mais la mort a pitié de lui. La passion ruine son corps après son àme. Il meurt. C'est un « malheur bien à craindre qu'une «grande passion pour une âme trop tendre et trop sensible ». C'est un malheur pourtant où l'on sa- voure des émois généreux et chers : Baculard brûle de les faire connaître. M. de la Bédoyère a épousé, par amour, une actrice, M"<^ Sticcoti. Mais le blason des la Bédoyère est souillé par cette aventure. Le père plaide pour qu'on casse le mariage. Baculard connaît, comme ses contemporains, le débat qui fut célèbre. Il a saisi sa plume de romancier. « La situation de M. de la Bédoyère m'a donc attendri; mes pleurs ont coulé; je me suis senti comme emporté par des mouvements pressants, dont je n'ai point été le maître, par ces trans-
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ports qu'on peut nommer l'enthousiasme du sentiment, le génie du cœur». Le génie du cœur lui a fait com- prendre rinvincible attrait des orages désirés. « Il est des voluptés de tout genre, des douleurs qui ont leurs charmes, leurs transports, leurs délices. Qu'il est de plaisirs pour les âmes sensibles... Que les yeux d'une amante sont ravissants, adorables, lorsqu'ils sont cou- verts de larmes ! Le cœur s'y baigne tout entier et avec une volupté inconnue des amants ordinaires. »
Les amants qui ne sont pas du commun savent goû- ter autre chose que les chères tortures des passions in- quiètes. Rousseau, ce n'est pas seulement Saint-Preux séparé de Julie et qui pense au suicide, c'est encore l'harmonie mystérieuse « des émotions légères et dou- ces » ; c'est la vie secrète des solitudes et du silence, c'est la rêverie et la mélancolie. « Un des sujets favo- ris des conversations mondaines, écrit Saint-Preux, c'est le sentiment... mais c'est le sentiment mis en grandes maximes générales et quintessencié par tout ce que la métaphysique a de plus subtil ». A vrai dire les héros de roman en connaissent un autre, avant même l'aventure du « précepteur et de la Suissesse».
«On en lit 190 pages en fondant en larmes»; c'est l'avis de M"^ Aïssé quand elle parle des Mémoires d'un Jiomme de qualité. Les héros de Prévost ont justifié à l'occasion, avant Clarisse ou Paméla, les larmes d'une tendre demoiselle Aïssé. « Le cœur d'un malheureux, dit Cleveland, est idolâtre de sa tristesse... je continue d'écrire pour nourrir ma tristesse et pour en inspirer à tous les cœurs sensibles». «Chère et délicieuse tris- tesse... » ce n'est pas encore Saint-Preux qui parle, mais ce serait tel personnage de M. de Bibiena qui pro-
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mène au Bois de Boulogne « sa mélancolie ordinaire » ; ce serait la Cécile de M. de la Place qui lève vers le ciel des yeux humides, ce serait Miledi B. et son père qui nous content, en 1760, des aventures où se précise déjà curieusement tout ce qui fera le succès du roman de Jean-Jacques. « La tristesse est une passion qui a ses douceurs ; Tàme s'y livre avec une sorte de volupté qui Tarrache à tout ce qu'on voudrait lui proposer pour l'en distraire». Pour ne pas s'en distraire, le père de Miledi B., chassé de France par la persécution reli- gieuse, s'est réfugié en Ecosse après la mort de sa femme. Il habite « sur le bord de la mer une grotte pratiquée par les mains de la nature, dans un rocher élevé, et qui semblait fait pour le cacher à tout l'univers. L'hor- reur de ce séjour, la sombre mélancolie qu'il inspirait avaient plus de charmes pour mon père que le paysage le plus riant et le plus varié... une vaste mer dont l'immensité avait je ne sais quoi d'effrayant... de hau- tes montagnes qui semblaient se perdre dans les nues, de sombres forêts où les rayons du soleil n'avaient ja- mais pénétré ; les cris sinistres des oiseaux de proie ». Mais bientôt cette Thébaïde s'ouvre sur une Arcadie. Miledi B. grandit entre les mains de son père et de la nature. Et la nature l'emplit de langueurs et de trou- bles ; elle s'aventure au delà des rochers sourcilleux et des sombres forêts. Dans une prairie, au bord d'un ruisseau, cette Chloé rencontre Daphnis : « ô nature, s'écria mon père avec un profond soupir, tu l'emportes sur moi ».
Même on ébauche dans sa vie ce que l'on demande aux fictions romanesques. Théophile, Saint-Amant, Tristan, de Villiers et d'autres avaient assurément
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goûté, dès le XVII" siècle, les plaisirs silencieux du rêve et de la solitude. Ils étaient gens de lettres cepen- dant et l'artifice littéraire pouvait se mêler à ce qu'ils demandaient à la nature. Les Mémoires et les Corres- pondances du XVIIP siècle pourraient nous apprendre qu'on a cherché, avant 1 760, les voluptés secrètes du cœur, sans le dessein de les mettre en rimes. M"*^ de Richelieu, qui, plus tard, s'attachera à Rousseau de toute son âme, a vécu le meilleur de ses joies d'en- fance dans les bois, les landes désertes, les ruines et les ronces où se cache le monastère du Trésor. Chez M. de Ternan, M"^^ d'Epinay, avant de connaître Jean-Jac- ques, goûte (( les plus beaux bois du monde, des pro- menades solitaires». Le prince de Croy oublie parfois les intrigues patientes et les succès galants qui font le prix de la vie de cour. Il va chercher à son Ermitage le « plaisir aussi pur que doux de l'aurore » et celui de dîner au clair de lune tandis qu'un valet sonne du cor dans le lointain. En 1737, l'abbé Coyer traverse le Mont-Cenis : neiges, sommets farouches, ciel profond, horizons infinis le plongent « dans une sorte de rêverie si douce, si voluptueuse » que le souvenir est vivant encore après plus de quarante ans.
Ainsi avant la Nouvelle-Héloise^ et même avant 1730, toute sortes de lassitudes et d'engouements préparent son influence. On se donne aux a délices du sentiment» et Ton aspire aux «grands ébranlements de l'âme». Il a suffi parfois de les suivre pour aimer et créer sans Rous- seau ce que Rousseau n'a fait qu'accueillir et confirmer.
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Jean-Jacques n'est plus guère pour nous le philoso- phe qui vanta les sagesses des Caraïbes, les vertus de l'ignorance et le devoir d'allaiter ses enfants. Mais son souvenir hante invinciblement les joies qui nous sont restées les plus chères ; c'est lui que nous retrouvons sur le bord transparent des lacs et dans le silence har- monieux des bois. Nous oublions aisément qu'il mé- prisa les bibliothèques et les comédiens et qu'il crut au Vicaire Savoyard ; mais Clarens, Vevey, le lac de Bienne et les promenades solitaires sont immortelles. Nous voulons qu'il ait révélé la nature : ses contem- porains n'en ont rien cru.
Les peintres ne l'avaient pas attendu pour goûter autre chose que les géométries des jardins français. « Le grand paysagiste, écrit Diderot, a son enthousiasme particulier, c'est une espèce d'horreur sacrée. Ses an- tres sont ténébreux et profonds ; ses rochers escarpés menacent le ciel ; les torrents en descendent avec fra- cas ; ils rompent au loin le silence auguste de ses fo- rêts... Si j'arrête mon regard sur cette mystérieuse imi- tation de la nature, je frissonne ». Les frissons roman- tiques furent rêvés avant Diderot. De 1708 à 1737 des théoriciens comme Piles, Lacombe et Pernety, se trans- mettent les règles du paysage. Ils s'attendrissent sur le « paysage pastoral » et sur les Tempes où sourit le mensonge des idylles ; mais ils s'exaltent aussi pour le «paysage héroïque», les «accidents extraordinaires... les rochers, les torrents, les montagnes, les fabriques, quand même elles seraient gothiques ou qu'elles paraî- traient à moitié ruinées ». L'œuvre des Watteau, des Pater, des Lancret eux-mêmes et celle d'Eisen ou de Cochin pourraient illustrer la doctrine, Joseph Vernet
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surtout, dès lySo, mit à la mode les horreurs sacrées, torrents furieux, antres sombres, montagnes farouches, cascades tragiques et mers écumantes où roulent les naufragés. Il a travaillé pour le profit comme pour son art, et pour le plaisir des acheteurs comme pour son plaisir de peintre. Il a noté naïvement sur son carnet les commandes des bourgeois, gens de finance et gens du monde qui méditaient d'orner leurs salons: « deux paysages avec des cascades, rochers, troncs d'arbre, quelques ruines... une tempête bien horrible... des cas- cades avec des eaux troubles, des rochers, troncs d'ar- bre, et un pays affreux et sauvage ». On les goûta d'ail- leurs autrement qu'en peinture et dans le cadre des panneaux dorés.
Kent et Brown en Angleterre, de 1720 à 1740, avaient substitué au jardin de Le Nôtre les caprices calculés des Jardins anglais. Les Français, avant Rousseau, se lassèrent eux aussi des arbres taillés et des miroirs d'eau. Huet, Montesquieu, l'abbé Leblanc et d'autres se sont épris de la « nature sans déguisement » et des âpres solitudes de Fontainebleau. Une lettre du F. Atti- ret (1749), un livre de Chambers (1757) révélèrent qu'au delà des mers les Chinois savaient se ménager les sur- prises des (( passages tournants, scènes changeantes, transitions subites, frappantes oppositions de formes, de couleur et d'ombre». Ces jardins anglais, chinois, anglo-chinois, l'architecte Blondel, Tabbé Laugier, le poète Gouges de Cessières, d'autres encore les accueil- lent et les dessinent avant Rousseau. Leur cœur ne se donne qu'aux bois et aux champs «où le fer ni la main n'ont osé déranger les lois de la nature». Julie d'E- tanges dessine, elle aussi, son Elysée pour qu'on y
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trouve non les froids calculs des hommes, mais l'illu- sion de la nature spontanée et vivante. Pourtant, tout le mouvement des Jardins anglais se prolonge et se précipite sans qu'on songe à Jean-Jacques ni à Julie. Les lecteurs de la Nonvelle-Héloïse, les critiques qui l'ont jugée, les dessinateurs de jardins, les théoriciens de la nature « romantique » qui entassent brochures sur traités et cascades sur rochers, n'ont presque jamais parlé de cette chimère agreste où Rousseau s'attarde avec délices. Avant lui, comme après lui, on goûte de plus audacieuses libertés. L'El3'sée est une solitude étroite. Morel, Girardin, Hirschfeld, Whately et vingt autres révèlent, bien mieux que Julie, tout ce que la nature renferme de voluptés changeantes et profondes: roches dressées, cascades orageuses, futaies séculaires, ruines tragiques, horizons qui s'enfuient, moulins qui se penchent sur l'eau rapide, étangs sous les clairs de lune, landes et «déserts» où frémissent les bouleaux dans les bru3'ères, c'est tout cela qu'on aima bien plus que les sentiers étroits et les bosquets jaloux de Clarens. Assurément Saint-Preux fit la fortune soudaine des Alpes suisses. C'est par la Nouvelle-Héloïse et par elle seule qu'on commence à goûter les «horreurs» des cimes sourcilleuses. Tous ceux qui vinrent les premiers à Vevey, à Meillerie, à Neuchàtel, à Grindelwald, nom- ment Rousseau et ses héros; les témoignages sont una- nimes. Mais il y a rencontre autant qu'intluence. L'a- venture de Julie au pays de Vaud fut le prétexte et non la raison profonde. En Suisse même, Jean-Jacques resta toujours pasteur d'Arcadie. Son rêve, ce fut le chalet près du lac, avec l'ami et l'épouse que l'on aime. Il a traversé, sans s'en souvenir, la montagne déserte
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et les neiges éternelles. Tout de suite, on dépassa les pentes vertes et les vallées souriantes où ses chimères s'étaient enfermées. On voulut les silences souverains et les solitudes exaltées des cimes glacées. Loin de Cla- rens, de Vevey, du lac de Bienne, on suivit Deluc, Bourrit et surtout Ramond. On leur demanda les ivresses des horizons infinis, des neiges sans limites, des cieux plus profonds d'être plus limpides.
Jean-Jacques ne fut pas non plus celui qui révéla le goût du sombre et l'appétit des secousses violentes. S'il aima Shakespeare, et s'il fut un persécuté, s'il chercha des retraites sauvages, ce fut pour obéir à sa folie, non à ses désirs. Saint-Preux, sans doute, est de ceux que leur cœur consume et qui promènent sur le lac nocturne la pensée du crime d'amour et du suicide. Mais c'est par la cruauté des destins, non par la pente même de sa passion ; pour lui et pour Julie le bonheur est dans les chalets des laitières, dans la paix domesti- que et réglée d'un château de Clarens. Si Jean-Jacques fut un errant, il ne fut pas non plus un inquiet ; « dro- momane», si l'on veut, mais ses goûts et sa pensée ont toujours cherché les mêmes horizons ! le présent lui suffisait puisqu'il peut donner le bonheur rustique et la sérénité de ces tâches qui s'enferment dans les ver- gers, les vendanges, les veillées où l'on teille le chan- vre ; il n'eut besoin ni du moyen-âge, ni de la cheva- lerie, ni des abbayes ruinées, ni des tombeaux. On y vint sans lui, par le progrès spontané des curiosités, par les Tombeaux ou le Temple de la mort, de Feutry, par l'influence grandissante de Shakespeare et du « feu sombre » de l'âme anglaise, par les « tristesses sépul- crales » des Nuits d'Young. C'est eux que l'on nomme,
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non Rousseau, quand on aspire aux terreurs délicieuses et aux surprises violentes des contrastes. On songe à Rousseau parfois pour les « fabriques » des jardins ro- mantiques. Mais c'est un chalet qu'on lui dédie, ou un ermitage, non les ruines qui n'évoquent que les temps «gothiques», non les tombeaux qui sont pour Hamlet, non les cavernes qui sont pour Young.
Jean-Jacques, le « tendre Jean-Jacques », n'inspira pas au XVIIP siècle, les politiques violentes plus que les paysages tourmentés. On a répété volontiers, avant Taine, comme après lui, que toutes les fureurs de la Révolution grondaient déjà dans le Contrat social. Elles y étaient peut-être, mais le XVIIP siècle ne les a point vues. De ce livre redoutable, c'est à peine si l'on parle avant 1789. «C'est le meilleur de ses ouvrages», écrit un correspondant à M. de Mopinot. Mais Mopinot n'est pas de son avis ; il semble bien qu'on jugea comme lui. Parmi les colères, les ironies, les exaltations et les ivresses qui accueillent et insultent la Noiivelle-Héloïse, ou VEmile, ou les Lettres de la Montagne, c'est à peine si, de loin en loin on s'arrête à causer paisiblement du Contrat social. « On retrouve partout la base et les dé- tails de son Contrat social y)., écrit Diderot. C'est pour- quoi, sans doute, on lit sans inquiétude, quand on le lit, ce livre où l'on a voulu voirie bréviaire du Terrorisme. Il faut dépouiller cinq cents catalogues de bibliothèques du XVIIP siècle, où Ton trouve cent quatre-vingt-cinq exemplaires de la Nom^elle-Héloïse pour rencontrer un exemplaire de ce livre que l'on tolérait en France et qui ne fut condamné à Genève que par des querelles de politique genevoise. Sans doute Mirabeau, Louvet, Brissot, Buzot et tous les Girondins furent des disci-
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pies de Rousseau; mais ils le furent comme Tétaient à la même date le paisible Ducis et le sage Berquin. Ils ont rêvé et ils rêvèrent des idylles de Clarens et des sagesses domestiques, non des massacres pour le bien commun. Quand ils citent leur maître, ils se souvien- nent de tout ce qui n'est pas le Contrat social, de tout ce qui, dans le Contrat, convient des sagesses nécessai- res, des transitions légitimes, de la puissance invinci- ble des traditions, du climat, des races. Les Jacobins et les terroristes ont eux aussi allégué Rousseau. Dans ce Rousseau qui n'avait guère été jusqu'à la Révolu- tion qu'un maître pour le cœur, pour la vertu et pour le rêve, on chercha, quand il fallut agir et combattre, des raisons pour se justifier. Les Jacobins, qui guillo- tinèrent les Girondins, en trouvèrent comme eux. Mais ils en trouvèrent aussi bien dans YEvangile et dans «Jésus». Ils s'avisèrent à Toccasion que les erreurs de Jean-Jacques « sont aussi dangereuses que son génie est sublime» (Anacharsis Clootz;. Ils écrivirent une bro- chure pour démontrer qu'il était «aristocrate». Et si leurs discours furent à l'ordinaire respectueux, il n'}' eut entre leurs actes et les plus certaines convictions de Rousseau que des rencontres accidentelles. Pour l'es- sentiel la constitution de 1798 et la politique terroriste sont la négation même du Contrat.
Si les « erreurs » révolutionnaires sont de celles où tout le monde eut sa part, il en est d'autres sans doute que l'œuvre de Rousseau fit plus profondes. Son œu- vre n'a pas toujours décidé des idées ou des mœurs,
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elle les a souvent précisées ou exaltées. La « philoso- phie » qui triomphe, après 1760, c'est celle qui tourne ses regrets et ses espérances vers les vies simples et fidèles aux leçons de la nature ; c'est celle qui renie les civilisations mensongères pour se confier aux instincts généreux qui sont ceux des sauvages et des peuples pasteurs. Jean-Jacques n'a pas créé la chimère. Elle nait dès le XVP siècle, dès la découverte de TAmé- rique ; les romanciers et les voyageurs rêvent des Edens illusoires où la nature maternelle se prodigue aux pa- resses innocentes des hommes. Le XVIIP siècle re- prit le thème pieusement. Toutes les Salentes politi- ques et sociales qu'édifièrent les émules du Télémaque abritèrent leurs sérénités sous les palmiers et les coco- tiers. « A ce seul mot de sauvage, dit le P. du Tertre, la plupart du monde se figure dans leurs esprits une sorte d'hommes barbares, cruels, inhumains... Il est à propos de faire voir dans ce traité que les sauvages de ces îles sont les plus contents, les plus heureux, les moins vicieux ». Le P. du Tertre avait pour complices maints voyageurs qui venaient de loin et tous ceux qui visitaient « les îles » de leurs cabinets. Seulement c'était un divertissement littéraire et un artifice de polémique /\ autant qu'une conviction géographique. Après Jean- I Jacques, malgré les sarcasmes ou les scepticismes qui s'acharnèrent, le sauvage vertueux et les délices de la vie selon la nature devinrent une foi profonde et l'élan de tous les cœurs. Poètes, romanciers, pédagogues, pères de famille, jeunes époux et tendres amants, con- fondirent leurs exaltations avec les dialectiques des théoriciens. Le sauvage innocent vécut, pour des joies claires et des amours fidèles, dans les îles Mendoce de
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Marmoniel, dans les O'Taïti de Delille, chez les Chac- tas de Baculard, dans les Florides de Loaisel de Tréo- gate, dans les « savanes » et les solitudes indéterminées de Mercier, de Bertin, de Luchet. On rêve, non plus les Arcadies pastorales sous des cieux que l'on sait incléments, mais les huttes qu'illumine la splendeur des tropiques et les fruits que prodiguent sans effort les complaisances des forêts vierges. On est Hélène et Makin aux îles Madères, le paria de la Chaumièt^e In- dienne, Paul et Virginie à Tombre des bananiers, ou cette Zélie dans le déserf^ qui eut trois éditions en un an et qui fut trente fois réimprimée. Même on prépare les générations futures à goûter ces sagesses enivrantes. Gaspard de Beaurieu, Delisle de Sales et d'autres, élè- vent des disciples chimériques dans les forêts de la Da- lécarlie ou les déserts savamment ménagés. M. Rous- sel ou M. Hangardt ont voulu pour leurs enfants ces heureuses simplicités. M"* Roussel a vécu jusqu'à neuf ans « dans les bois, presque nue, où elle se nourrissait en partie de genièvre et de fruits sauvages ». M. Han- gardt a formé son Emile selon les stricts principes de Jean-Jacques. Ce fils «devint un paltoquet et un imbé- cile, nous parlant de la nature à chaque instant et se servant de termes à faire rougir, sous prétexte de ne rien dissimuler. »
Il y avait d'ailleurs, dans les doctrines de V Emile au- tre chose que des chimères. Jean-Jacques ne révéla rien à tous ceux qui voulurent assurer l'avenir en élevant fortement les enfants. La fureur de pédagogie qui mul- tiplie, avant VEmile, les théories et les querelles se
1 Roman de M"'" Daubenton.
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prolonge, après 1762, sans que Jean-Jacques en appa- rence y soit pour rien. Pédagogues, économistes, jour- nalistes discutent belles-lettres, sciences et vie physique sans même nommer VEmile. Avant Rousseau on avait dit copieusement que les femmes devaient allaiter leurs enfants, que Ton oubliait l'étude des choses pour l'é- tude des mots, que l'abus du latin rendait les jeunes gens stupides, qu'il importait d'ouvrir les yeux sur le monde et sur la vie, et que les voyages, l'étude des sciences, de la « ph3^sique », de l'histoire ou des « mé- tiers », valaient mieux que les synecdoques et les ca- tachrèses, les amplifications et les Despautères. Mais VEmile fit soudain retentissantes les querelles qui n'a- vaient ému jusque là que les gens de métier et quel- ques curieux. Par une coïncidence décisive, il fallut, en 1762, réorganiser l'enseignement que le départ des Jé- suites laissait sans maîtres presque partout. Dès lors, contre les traditions de la « ratio studiorum », contre les collèges-couvents où l'on parlait latin et prouvait en périodes harmonieuses que « les jeunes gens doivent désirer de mourir», il y eut autre chose que des doctri- nes, il y eut l'opinion. Une Ecole de la j>ertu se plaint, en 1772, de «l'abus que font les parents des principes d'éducation de J. J. Rousseau. » Les collèges et les pensions s'en firent complices bien souvent. Quand on ne renie pas le latin, on l'invite à s'effacer derrière le français, l'histoire et les sciences ; on conduit les élè- ves à la promenade et au «Jardin du Roi»; on veut l'éducation en plein air et par la vie, non dans ces « halles fermées » que sont les classes. On cueille des plantes, ramasse des cailloux, interroge des « tireurs d'or », franchit les rivières à la nage, suit le « vertueux
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laboureur» derrière sa charrue. U Emile a libe'ré l'édu- cation.
On prépare ainsi l'enfance à la vertu comme au bonheur. Les doctrines de Jean-Jacques sont de celles qui formèrent les cœurs plus sûrement encore que les cerveaux. Ni la Nouvelle Héloïse^ ni V Emile, n'ont sou- dain révélé à des générations aveuglées et corrompues qu'il y avait d'autres joies que les satiétés du plaisir et les ironies du scepticisme. De La Bruyère jusqu'à Du- clos, les moralistes s'obstinent à dénoncer le néant de ces âmes creuses qui se plaisent à lire le Sopha et à consulter les Bijoux indiscrets. Les romanciers leur op- posent, dès lySo, des vertus héroïques, des tendresses dévouées jusqu'à la mort. Ils nous montrent des « amants philosophes » par qui « triomphe la raison » ; ils nous en prodiguent bien d'autres qui consultent pour être énergiques leur cœur avant leur sagesse. Les Clarisse et les Paméla, la demoiselle Sticcoti de Baculard, la Cécile de la Place, la Fanny Butlerd de M"^^ Riccoboni. sont vertueuses comme l'est Julie. Mais la Nouvelle Héloïse fit de ces lassitudes littéraires et de ces vertus de roman une ferveur ardente et triomphante.
Ni René, ni Chactas, ni Adolphe ne savent vouloir ; Julie et Saint-Preux, au contraire, sont de ceux pour qui l'idéal est plus fort que le désir. Rousseau a voulu l'apprendre à tous ceux qui les suivraient de leurs fai- blesses à leurs héroïsmes. La Julie sermonneuse n'a pas fait sourire ; elle a raffermi ; elle a converti. « La femme qui a lu la Nouvelle Héloïse, dit M'"* Roland, sans s'être trouvée meilleure après cette lecture, ou tout au moins sans désirer de le devenir, n'a qu'une àme de boue, un esprit apathique». M"^^ Roland, sans doute,
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a l'àme droite et l'esprit éclairé. Bien d'autres, qui fu- rent d'obscurs lecteurs, ont aimé Jean-Jacques pour se convertir. « J'ai connu, dit Bernardin de Saint-Pierre, des libertins réformés par ses divins écrits ». On lui écrit du moins qu'on se réforme et qu'on lui doit des lumières soudaines ; on revient vers sa femme et son foyer ; on renvoie son amant pour se souvenir de son mari ; on veut aimer sans espoir parce que celle qu'on aime est épouse et que la vertu vous sépare : « ma Julie a trouvé un homme qui l'aime autant que vous aimâtes jamais... Croyez-vous que j'ignore toujours si elle paye de quelque retour mon intérêt pour elle ! Et qu'ai-je besoin de le savoir! w On doit à Jean-Jacques les éner- gies courageuses qui font la volonté de lutter et de vi- vre : «Je songeais à la mort... quel bien ne m'a pas fait votre lettre sur le suicide ! » On lui doit des biens plus précieux ; car le danger de la vie est moins dans ses tempêtes que dans ses lassitudes sournoises ; on lui doit le goût des joies simples qui sont sûres et des plai- sirs modestes qui parfument les jours. On lui doit, pour la meilleure part, d'aimer les ermitages et les « chalets », et les vendanges, et les veillées rustiques, et les repas sur l'herbe et les « folâtres jeux», et les «ma- tinées â l'anglaise», et toutes ces «occupations commu- nes » à quoi les «âmes saines» savent donner du goût. Ce sont là les vertus et les voluptés que les disciples de Rousseau veulent enseigner aux cœurs rajeunis. « Qu'on ne craigne pas, disait Mistclet, de rendre les âmes trop sensibles... il faut enseigner aux jeunes gens et jeunes filles le sentiment, source des vertus». Ces sources pures ruisselèrent dans les romans et les nou- velles des Mercier, des Baculard, des Loaisel. Avec
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l'abus des passions il y a, dit Baculard, « Theureux usage des passions » ; « la dureté de cœur n'est-elle pas le premier des crimes aux yeux de celui qui est le Dieu même de la sensibilité». C'est l'avis des Mercier, des Dorât, des Bernardin de Saint-Pierre, des Loaisel de Tréogate et même du prudent Mercure : « La sensibilité est le principe le plus fécond en vertus w. On Ta cru du moins et Ton a tenté d'en faire la preuve ; et si la doctrine fut périlleuse, elle ne condamne ni les coeurs qui furent sincères ni les élans qui furent féconds.
Cette influence morale fut la forme la plus sûre de l'influence religieuse de Jean-Jacques. Bien des choses avaient préparé la religion de Julie et celle du Vicaire Savoyard. Les traités d'Addison, de Locke, de Shaf- tesbury, de Marie Huber et de tous les déistes protes- tants avaient été abondamment traduits dès la première moitié du XVIIP siècle. On y lisait des enseignements où les dogmes précis perdaient tout ce que gagnait la religion naturelle. La « voix de la conscience » y par- lait plus clairement que la dialectique théologique ; on s'habituait à contempler plus qu'à discuter. Et les preuves pittoresques et sentimentales que Fénelon nous donnait de croire s'étalaient avec une naïve complai- sance dans les Spectacles de la nature et les Exis- tence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature, que les Pluche, les Nieuwentyt et vingt autres firent illustres. Une Ecole de la raison et de la religion, par un citoyeji, en 1773, s'abritait sous les sagesses de Rousseau ; mais elle y joignait celles de Platon, Cicé- ron, Plutarque, Fénelon, Locke, Duguet, Doddrige, Bergier, Astruc, Ballexerd, Helvétius, Butfon et vingt autres. Rousseau, pourtant, fut celui qui décida du
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triomphe. 11 donna à ses etïusions éloquentes l'attrait du scandale et de la persécution. Il fut celui qu'on exi- lait de France en Suisse, de Genève au Val-Travers, et de nie Saint-Pierre en Angleterre. Il fut celui qu'on insultait en chaire et qu'on réfutait jusque dans les couvents de religieuses. En même temps il faisait la métaphysique éloquente. Il apprit à l'intelligence qu'elle pouvait s'allier le cœur et qu'il n'importait guère de ne plus comprendre quand on était entraîné. Contre lui, toute la théologie traditionnelle, tous ceux qui défen- daient le dogme précis, tous ceux même qui préfé- raient aux raisons du cœur les raisons de la raison, s'acharnèrent avec violence. Ni Bufifon, ni M'"^ de Gen- lis n'aimaient la religion du Vicaire. D'innombrables traités ou brochures en dénoncèrent les erreurs et les crimes. Mais ce fut le Vicaire qui triompha. On se con- vainquit parfois à le lire qu'un « chrétien ne peut être qu'un vil esclave et un lâche ». On se persuada plus sûrement qu'on pouvait être pieux sans s'inquiéter de croire très exactement ; on fut déiste comme M"'^ Ro- land, comme Brissot, comme bien d'autres, ou l'on crut à la piété selon les Etudes de la natiu^e et selon le Génie du christianisme. Rousseau a fait la fortune de la religiosité.
Il a fait plus clairement encore la fortune de senti- ments qui devaient imposer à la littérature et aux mœurs des destinées nouvelles. Jean-Jacques n'a pas créé le goût du sentiment ; mais il l'a fait tyrannique. Avant lui on se persuade que, parmi les joies de la vie.
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celle de s'émouvoir est légitime et profonde. Après lui on sait qu'elle est la meilleure et même la seule. Avant lui on se doute que la réalité est décevante sou- vent et médiocre. Après lui on se persuade, comme il l'a dit, que « le pays des chimères est le seul digne d'être habité ». Avant lui on publie déjà des Mémoir^es et des Lettres que l'on dit vrais, mais ce n'est guère qu'une convention littéraire ; après lui Condorcet se plaindra « de cette manie de parler de soi sans néces- sité qui est devenue une espèce de mode et presque un mérite». Souveraineté du «cœur», rêverie, l3Tisme, c'est le plus profond de l'âme de Rousseau, et c'est la marque décisive, précise, profonde, de son influence.
Nous savons ce que pensa de la Julie la gent litté- raire ; elle en pensa à l'occasion force sottises. M"^^ du Deffand, Voltaire, Buffon, Marmontel, La Harpe, et dix autres, s'évertuèrent aux sarcasmes ou aux chica- nes tatillonnes. Mais le «verbiage», «ennuyeux» ou « bourgeois», trouva sans effort le chemin des coeurs. On le dit à Jean-Jacques avec des ardeurs brûlantes d'initié. A Montmorency, à Motiers-Travers, les lettres arrivaient par centaines où l'on avouait les délires, les extases et les ruissellements de larmes. Le roman atteint, à travers la province et les médiocrités de leur vie, des peintres, séminaristes, pasteurs, marins, précepteurs, professeurs, gueux sans métier et parfois presque sans asile. A Hennebont, Vrès, Saint-Jean d'Angely, la Ro- chelle, à la butte Saint-Roch ou la rue Saint-Antoine, on lit avec des frissons et des convulsions. « C'est un feu qui dévore », on s'arrête pour ne point s'évanouir ; «il faut étouffer, il faut quitter le livre; il faut pleurer; il faut vous écrire qu'on étouffe et qu'on pleure». A
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chaque page « le cœur se fond ». «Cette lecture fit sur moi une sensation si forte que je crois que dans ce mo- ment j'aurais vu la mort avec plaisir». «Que de sou- pirs ! que de pleurs ! » et parfois que de « hurlements». Le monde change de lace : Julie «a rendu la vie à mon cœur; elle m'a appris une manière toute nouvelle de considérer les choses».
Ames sensibles, mais médiocres et qui n'ont pas élargi l'influence. Elles affirment du moins que l'opi- nion tout entière fut atteinte ; la vie moyenne changea ses horizons et ses espérances. Rousseau, d'ailleurs, trouva tout de suite ceux qui multiplièrent son pres- tige. Les Lettres de deux amatits prêtèrent à vingt ro- mans leurs «baisers acres», leur bosquet, leur cadre agreste et leur clair de lune. Les « romantiques » les plus dédaigneux du passé avouent tenir Rousseau pour leur maître. A dix-huit ans, Mercier se résoud à vivre selon le système de Rousseau, seul avec ses propres forces «sans maître et sans esclaves», [dans la solitude d'une forêt. Baculard d'Arnaud a vaincu les défiances du misanthrope de la rue Plâtrière ; il a pu longuement lui ouvrir son cœur. Ni Léonard, ni Loaisel de Tréo- gate n'ont eu ce glorieux honneur. Mais les héros de Loaisel ont trouvé dans les œuvres le secret de la vie ; c'est la lecture de Rousseau qui forme Ermance. Les Lettres de deux amants habitants de Ljon, de Léonard, se modèlent sur la Nouvelle Héloïse dans leur détail comme dans leur titre.
Par eux et par la complicité obstinée de l'opinion, tout le romantisme de la solitude et du rêve envahit les mœurs. « O sentiment, sentiment, douce vie de l'àme ! », c'est l'effusion de Jean-Jacques ; c'est l'épigraphe que
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choisissent, dès 1765, des Lettres d'un Jeune homme. Dans cette vie de l'âme, c'est la chimère qui éblouit et qui enivre. Ermenonville s'honore d'un « autel de la rêverie »; on rêve dans les « sentiers tourneurs », entre les bras d'un saule où l'on peut s'asseoir pour pleurer «non de tristesse, mais d'une sensibilité délicieuse». On promène les fantômes palpitants de son cœur « parmi les ruines d'un vieux château, sur le sommet des collines, dans les détours des bosquets, sous les sombres et vastes forêts». On se nourrit «des médi- tations profondes», des «recueillements solitaires», qu'excitent en nous « le doux reflet d'un clair de lune». On cherche « l'ombre de quelques saules penchés sur le bord d'un étang» ou l'abri d'une épaisse forêt « dont l'antre forme au loin une arcade de ténèbres ».
Sous les saules, parmi les ruines on rencontre la tristesse fraternelle de la mélancolie. « Sentiment nou- veau », dira plus tard V. Hugo, Il date exactement de Jean-Jacques. Ossian, assurément, y eut sa part, comme Hervey ou Gray. Les bardes calédoniens enseignèrent que la civilisation « émousse » le prix d'une « certaine latitude vague et indéterminée ». On goûta dans leurs exaltations et leurs plaintes « ce son lent et doux qui semble venir du rivage éloigné de la mer et se prolon- ger parmi des tombeaux». Pour les lire, on s'assit « en face d'un tableau agreste et mélancolique », « sur un siège de verdure ombragé par deux peupliers ». Jean- Jacques, pourtant, a enseigné sinon le « vague des brouillards» du moins le «vague des passions». On apprit par lui la volupté de souffrir, les inquiétudes dé- licieuses des désirs sans but et des extases qui redou- tent de se préciser. Ossian évoqua le décor. Rousseau
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y apporta cette àme qui appelle la vie et la redoute, et qui lui « supplée » par l'ivresse des chimères mélanco- liques.
Les romanciers ont poursuivi cette ivresse obstiné- ment. c( Quelle sensation voluptueuse approche du bonheur... de s'abandonner à cette délicieuse mélanco- lie dont l'àme aime à se pénétrer». C'est la «première des voluptés» ; c'est celle du moins qui enivre les hé- ros des Baculard, des Léonard, des Loaisel de Tréogate, de ces romans et de ces nouvelles qui furent célèbres et qui eurent jusqu'à quatre-vingts éditions. Mais on voulut aussi vivre vraiment comme les Faldoni ou les Dolbreuse. Il y a des personnes, dit Mistelet, « qu'on appelle tristes, bizarres, mélancoliques». Elles entrent, comme l'abbé Ansquer « dans une confusion d'idées, une rêverie profonde, une sombre et douce mélanco- lie ». Les gens de lettres se hâtent en foule vers ces secrètes et profondes douceurs. Bernardin de Saint- Pierre rédige tout un chapitre sur le Sentiment de la mélancolie. Bertin, Masson de Pezay, Lezay-Marnezia, le prince de Ligne, Mercier, M'"^ de Staël, épient son visage silencieux et pâle dans les solitudes de Fontai- nebleau, dans le sillage d'une barque qui glisse au clair de lune, dans les crépuscules de la lointaine Crimée, parmi les splendeurs des décors alpestres, des lacs, des vallons solitaires, des nuages qui se mirent dans les eaux, du cri lointain des oiseaux nocturnes, des ténèbres et du fracas des torrents. D'autres leur ressemblent qui ne furent pas des gens de lettres ou ne le furent que par occasion. Marlin, simple commis-voyageur, n'oublie dans ses voyages ni les « délices d'errer seul avec ses pensées sous un épais berceau >j. ni les « environs an-
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fractueux et boisés où pourrait se plaire une tête mé- lancolique ». Dans les montagnes d'Auvergne, sous les bosquets baignés de lune, près des étangs solitaires de Meudon, le comte de Montlosier, M'^^ de Sabran, M"'^ Roland, mènent l'amertume de leurs âmes, le sou- venir de l'amante qui est morte, le souvenir de l'amant absent, l'appel confus du cœur qui s'éveille vers ce que la vie promet et refuse.
Ainsi les âmes trop pleines s'abandonnent à la pitié des choses. Elles s'avouèrent même à des confidents moins discrets. Elles s'autorisèrent, pour se raconter, de la Nouvelle Héloïse, puis des Confessions. h'Hélo'ise, disait Laclos, <( va au cœur parce que je crois le fond vrai » . Les lecteurs en furent tout de suite convaincus. « Cette femme a-t-elle vécu ? La vérité vous est chère. Parlez- moi sans détours. » Jean-Jacques put nier ou se taire. On en crut non ce qu'il niait, mais son émoi. On pose des cas de conscience ; on sollicite des directions. Et l'on « trempa sa plume dans ses larmes » pour lui con- ter dans les lettres qu'il reçut tout un cortège pitoyable de détresses, d'aventures douteuses, de consciences ta- rées, d'amours salis et d'orgueils naïfs. Les écrivains se confessent parfois à leurs lecteurs comme à Jean-Jac- ques ses correspondants. Mercier écrit Mon Bonnet de Nuit, et c'est bien pour une part, parmi les paradoxes de politique ou de littérature, le meilleur de lui-même qu'il y livre. « Ces lettres, dit Léonard de la Nouvelle Clémentine, ne sont point le fruit de l'imagination. Tous les détails en sont vrais ; l'événement qui les termine est arrivé en 1772 ». C'est bien en 1772, que Léonard pleura celle qu'il aimait et que les tortures morales firent sombrer, comme la nouvelle Clémentine, dans
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la folie, Loaisel de Tréogate a vécu des jours chan- geants. Il les a contés copieusement, tout au long de ses romans. Il est né dans un château de la Basse-Bre- tagne, près de la rivière d'Aoust, comme son Dolbreuse, ou son Milcourt. Il a vécu avec frénésie des amours coupables et tumultueux ; il a renié sa famille, vécu de jeu, de dettes, d'expédients, d'emportements exaltés et de désespoirs traqués, comme son Dolbreuse et comme celui qui conte ses Soir^ées de ^nélancolie. « Je ne sais écrire que ce que je sens... je plains celui qui n'écrit pas d'après son cœur». Et il a laissé son cœur s'épan- cher, sans déguisement, des folies de jeunesse aux re- mords et aux sagesses de Tàge mùr, au retour vers son Milly, vers la vie pacifique et les sérénités du pays na- tal. « Je vais revoir mes foyers, ce vieux château, cet étang, ces murs, cette terrrasse et ce jardin... » Avant 1789 l'influence de Rousseau a suffi pour susciter un fantôme de Chateaubriand et de Lamartine.
Le génie de Rousseau a porté plus loin que la Basse- Bretagne. Ces «mots ailés» dont parle Gœthe ont par- couru l'Allemagne comme la France. Mais ils l'ont conquise autrement et pour des conséquences qui sont moins claires.
Le milieu d'abord était différent. Voltaire, sans doute, Helvétius ou d'Holbach avaient Outre-Rhin des lec- teurs et des disciples. La «philosophie des lumières» s'était engouée des clartés que Voltaire opposait aux ténèbres de l'ignorance et du fanatisme. Gottsched, Gel- 1er ou Wieland prisaient, comme il convenait, les sa-
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ges architectures du Temple du goût. Nicolaï ensei- gnait encore, en lyyS, que les jeunes filles du bel air doivent s'entendre comme à Paris aux poésies fugitives du Mercure. Mais ces lumières et ce goût n'étaient ni domestiques, ni nationaux. Ils avaient trouvé de bonne heure des sceptiques et des adversaires. Le « sombre génie » des Anglais avait lui aussi ses enthousiastes. Gellert lui-même ou Wieland lisaient avec transport «le divin livre» de l'a immortel Richardson» ; Lessing, Herder, Klopstock, Gœthe et dix autres s'exaltèrent pour les bardes d'Ossian. S'il y avait en France une « anglomanie», on se plaignit Outre-Rhin de la « fu- reur anglicane ». A travers ces influences le tempéra- ment national avait gardé des penchants profonds ; il était resté méditatif et mystique, hostile aux scepticis- mes allègres ; il ignorait à l'ordinaire les prestiges du «bel air» et du « bon ton»; il avait défendu son goût de la vie bourgeoise, appliquée et sérieuse, ses tendres- ses de cœur pour la campagne et la rêverie pacifique. Quand les Allemands ouvrirent VEmile ou la Nouvelle Héloïse^ ils ne découvrirent pas ces horizons que les bergerades des trumeaux avaient masqués à tant de français : ils se reconnurent.
En même temps ceux qui lisaient Rousseau furent tout de suite des lecteurs de génie. Les disciples de Jean-Jacques, en France, s'appelaient, au XVIII^ siècle. Dorât, Mercier, Baculard, Loaisel de Tréogate, Masson de Pezay ou même Bernardin de Saint-Pierre ; ils le suivirent avec une docilité appliquée et naïve ; quand ils ne le copièrent pas, ils le travestirent ; ils écrivirent presque tous si mal et pensèrent si confusément que leur œuvre fut presque tout de suite oubliée. En Aile-
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magne, ceux qui s'éprirent de Rousseau étaient Jacobi, Herder, Schiller, Goethe, ou même Pestalozzi ^ Parce qu'ils étaient des esprits puissants il ne leur suffit pas de «frémir» et d'« adorer»; ils réfléchirent et discu- tèrent. Basedow et Pestalozzi doivent à VEjîiile plus qu'ils ne Font avoué mais moins peut-être qu'on ne Ta dit ; à côté de la pédagogie théorique ils ont fondé la pédagogie pratique ; ils ont fait oeuvre sociale et non plus polémique. Jacobi lisait, avec VEmile^ Shaftes- bury, Bolingbroke, Butler, Hutcheson ou Ferguson. Kant, avant de lire la Profession du Vicaire, s'était laissé séduire lui aussi par les leçons de Shaftesbur}^ d'Hutcheson, de Hume ou même de Montaigne. Her- der résume VEmile et lit Rousseau à Kœnigsberg deux heures par jour ; Goethe emplit ses notes du souvenir de ses œuvres. Mais Gœthe cite tout aussi bien Shakes- peare, Ossian ou Homère et les lectures de Herder sont innombrables. Par là l'influence de Jean-Jacques est sans cesse fuyante et ses traces les plus apparentes peuvent être parfois illusoires.
Les romans de Sophie de la Roche, par exemple, obéissent aux suggestions de la Nouvelle Hélo'ise ; le goût de la vie rurale, les joies simples des jardins, des promenades, . des ascensions, viennent de Clarens et non de Londres. Mais Richardson a séduit lui aussi Sophie, plus puissamment même que Jean-Jacques, et l'on sait mal parfois quel est le partage qu'il faut faire. On a cru retrouver dans VAs^athon de Wieland quel- ques-uns des émois qui firent la fortune de la Julie. Et pourtant, si Wieland, dans sa Préface, cite le chevalier
' Nous n'oublions pas que Pestalozzi est zurichois. Mais il est impos- sible de le séparer du mouvement pédagogique allemand.
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de Mouhy, il n'a garde de nommer Rousseau; le tra- ducteur français s'en souvient mais sans songer un seul instant à rapprocher l'aventure de Saint-Preux et celle d'Agaihon. Pestalozzi veut renoncer aux « choses livres- ques » et se vouer aux douceurs de l'agriculture. Il songe peut-être au château de Wolmar, mais plus sûre- ment sans doute à ce Paj'san philosophe de Hirzel (1761) qui eut un succès retentissant. Il y a du Rousseau dans le Don Carlos de Schiller; il y a aussi du Voltaire et du Montesquieu. « Dans les hautes herbes, écrit Wer- ther, couché près du ruisseau qui tombe, et plus rap- proché de la terre, je découvre mille petites plantes di- verses... » ; ce n'est pas Rousseau qui révèle à Gœthe ce « petit univers parmi les brins d'herbe », mais peut-être Gessner^ Et même quand un Herder, ou un Schiller, ou un Gœthe imitent, ils imitent tout de suite à leur guise. Ni les Brigands^ ni Intrigue et amour, de Schil- ler, par exemple, n'expriment fidèlement les doctrines des Discours ou de V Emile. Ainsi s'explique que les cri- tiques allemands ou français ne s'accordent guère lors- qu'il s'agit de préciser l'influence de Rousseau. Ni sur Basedow, ni sur Pestalozzi, ni sur Herder, ni sur Schiller, ni sur Werther on n'a su fixer des conclu- sions qui soient stables.
D'ailleurs ce sont les œuvres mêmes qui se contredi- sent ou se corrigent bien souvent. Kant, Schiller, Her- der ont admiré Jean-Jacques passionnément, mais ils l'ont aimé d'un amour qui fut inconstant. Ils se sont donnés, puis repris. A partir de 1784 les idées de Kant s'opposent nettement à celles de Jean-Jacques ; aux chimères abstraites elles opposent fermement les scru-
> Idylles. En attendant Daphné à la promenade.
02 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
pules de l'histoire et de l'anthropologie. Herder oublie ses premières ferveurs pour Tironie ou le dédain. La première version du Comte de Fiesque précise déjà la distance qui sépare Schiller des rêveries de Jean-Jac- ques ; le lent progrès de son génie unira l'art et la na- ture que les révoltes de Rousseau avaient violemment séparés. Gcethe a toujours gardé en lisant Rousseau la clairvoyance de sa critique ; mais tout ce qui sépare Werther^ des sérénités de son âge mùr marque vers quels horizons différents il a marché avec une volonté sans cesse plus ferme.
Pourtant, si l'influence de Rousseau semble se dis- perser quand on cherche à la préciser, elle n'en reste pas moins, pour l'Allemagne, décisive et profonde. Il suffit d'écouter ceux qui l'ont subie. L'Allemagne, dit Herder, l'accueillit comme un envoyé du ciel. On s'ar- rache la Nouvelle Héloïse ; de Bamberg, comme de Mayence, on écrit à Jean-Jacques des lettres copieuses et ferventes. La fiancée de Herder apprend le français pour lire ce « saint » et ce « prophète ». La moitié du monde, avoue Pestalozzi, fut agitée par V Emile. Lessing et Mendelssohn gardent une réserve déliante. Mais Herder salue Jean-Jacques comme un colosse entre les écrivains et le mentor de son siècle. Le seul ornement de la maison de Kant est un portrait de Rousseau ; Campe honore son buste comme celui d'un saint. Schiller écrit pour sa tombe une ode exaltée. « Ses li- vres, dit Klinger, sont écrits sous l'inspiration de la vérité, de la vertu la plus pure; ils contiennent une nouvelle révélation de la nature ». C'est l'avis de vingt autres, de tous les romantiques du cSturm und Drang», de Lenz, Zimmermann, etc.
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C'est que Jean-Jacques, s'il n'o pas créé leur génie et s'il n'a fait ni l'ardeur de leurs espérances, ni la grandeur de leurs desseins, est celui bien souvent qui les a révélés à eux-mêmes. Il a été l'exemple ; il a été celui qu'on accepte comme le chef lorsque l'élan est confus et incertain de ses destinées. Campe et Pestalozzi ont lu VEmile comme une révélation. C'est Rousseau, dit Jacobi, qui m'a ramené dans le droit chemin. Kant a parlé comme Jacobi et Schiller a pensé comme eux : « l'indignation de ma dignité d'homme trouva dans Rousseau une expression, une satisfaction, un but ». Ils ont lu Julie et le Vicaire Savoyay^d et le Contrai Social et les Confessions pour mieux se griser des ivres- ses qu'ils portaient en eux. Rousseau a été l'écho qui fait rouler les voix comme un tonnerre jusqu'aux plus lointains horizons.
L'influence de Jean-Jacques en Suisse fut incertaine et mêlée. A Genève, on lit la Nouvelle Héloïse et on la parodie. Les jeunes filles, pour qui Jean-Jacques ne voulait pas l'écrire, trouvaient des loueuses pour l'em- prunter. M"^^ Girard, dit M'"^ de Charrière, « a le style de Rousseau ». Mais de trop graves problèmes boule- versaient l'Etat pour qu'on put s'attarder aux loisirs des Belles-Lettres et à l'élégance des dialectiques. Le Rousseau qui compta pour Genève au XVIIP siècle, ce fut celui du Contrat et des Lettres de la montagne parce qu'il posait le problème de ses destinées. A Neu- chàtel, à Lausanne, à Berne, à Zurich, Rousseau jus- tifia avec éclat tous ceux qui luttaient contre l'influence française, contre les corruptions galantes et les vanités du bel esprit, les Murait, les Haller, les Bodmer, les Breitinger. Il fut le « sublime Rousseau » du Journal
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Helvétique, celui que chaque semaine ou presque dis- cute la Société helvétique^ celui qui gagna avec les cœurs de ses amis de Genève ou de Neuchâtel ceux de Bour- guet, Seigneux de Correvon, Bridel. Son influence s'as- socia à celle de Haller, de Gessner, d'Hervey, de Sha- kespeare, de Richardson, d'Ossian. Comme en Alle- magne, il « affermit l'existence d'une race, d'une pensée, d'une poésie étrangères à la mode parisienne » (G. de Reynold).
Nous savons mal comment on lut et comprit Rous- seau en Angleterre, en Italie, en Espagne. La presse
anglaise accueillit avec faveur l'Emile et la Nouvelle .y j^y ^n Héloïse. On les lit, les discute et les aime. L'arrivée de
>- ,V ,^ -Jean-Jacques à Londres fut un événement. «M. Rous- ,^yy / seau fait tous les frais de la conversation » ; le prince I " héritier, le général Conway, lady Aylesbury, Wilkes,
lui rendirent visite. Garrick donna un dîner et une représentation en son honneur. On joue le Devin à Drur}' Lane. Lady Kildare est toute disposée à confier à Jean-Jacques l'éducation de ses enfants. Day élève sa future femme selon les principes de VEmile. Lord Nuneham met son portrait dans ses salons et son buste dans ses jardins. A \Vlqotton, il reçoit des visites res- pectueuses et des lettres enflammées. Mais ce sont là peut-être des curiosités d'opinion qui furent passagè- res et des engouements de lettrés. L'Angleterre est re- muée tout entière à cette date par les prédications des méthodistes et plus occupée du salut de son âme que des querelles de pédagogie et des problèmes de l'amour à trois. En Italie, nous savons qu'on traduit Rousseau volontiers, le premier Discours^ des extraits de VEmile, de la Nouvelle Héloise, de ses Œuvres, la Lettre à
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Mgr de Beaumoiit^ Rousseau juge de Jean-Jacques et surtout Pygmalion. On le « dévore » à Florence, comme à Naples ou à Palerme. Quand la Révolution éclata, il fut — les études sur ce point sont précises — l'écrivain diabolique ou le << divin J. J. Rousseau» qu'insultèrent ou qu'exaltèrent aristocrates ou républicains. « Notre Saint-Père Rousseau w, écrit l'un, en composant un traité d'éducation. « Oui, dit l'autre en écrivant à sa fiancée, nous irons aux Charmettes, et rendrons au bon Rousseau un hommage qu'il appréciera bien plus que les présents des rois w. Le Contrat Social est !'« Evan- gile » des patriotes. Tant de ferveurs révolutionnaires prouvent, bien que nous les connaissions mal, les sym- pathies qui vinrent à l'œuvre avant les conquêtes fran- çaises. En Espagne, il y eut assurément une élite pour lire Jean-Jacques. On brûle l'Emile à Madrid, mais c'est tout juste, écrit à Rousseau un ami, pour engager quelques seigneurs à le faire venir de Paris. Pourtant, tous ceux qui s'irritent de l'absolutisme et s'indignent de l'Inquisition, lurent surtout Voltaire et V Encyclopédie; l'influence de Rousseau ne fut, semble-t-il, profonde qu'au début du XIX^ siècle avec les traductions de Marchena.
Au total Rousseau fut au XVIIP siècle un puissant libé- rateur d'instincts. A l'effort de la réflexion critique, il op- posa les séductions invincibles du sentiment et de la foi; contre la discipline et la contrainte sociales, il exalta les droits de la libre nature. Ainsi son influence ne fut ni inexplicable, ni isolée, ni universelle, mais pourtant dé- cisive et sans doute lointaine. Car les instincts sont des
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forces éternelles qui gardent à travert les hostilités de la mode et des mœurs des forces secrètes et qui veillent toujours. En France, avant ïjbo ou 1760, plus claire- ment encore en Allemagne, on aspire aux élans du cœur, aux ivresses qui se donnent sans calculer. On trouve pour se justifier d'autres garants que la Nouvelle Héloïse; on cherche ses modèles et ses prétextes chez tous ceux dont les curiosités de la mode font bien vite des complices ; Shakespeare, Richardson, Young, Os- sian et dix autres révèlent avant Jean-Jacques, ou mieux qu'il ne sut le faire, les délices du « sombre w et des brumes hantées de mystères. Mais ces forces des ins- tincts sont confuses toujours et incertaines de leur ave- nir ; elles attendent pour choisir leur route le hasard des hommes et des choses. Ce hasard décida sans Rousseau parfois ; il créa sans lui les jardins romanti- ques, sans lui Tattrait de la mer et des cimes glacées ; souvent aussi il associa son œuvre à des curiosités qui l'avaient devancé, à l'espoir de pédagogies plus vivan- tes, au goût des vies simples et chaleureuses, à la joie de croire sans délibérer. Pourtant Jean-Jacques fut en France le seul qui sut parler avec génie ; par là il im- posa aux lettres et aux mœurs sa marque propre qui fut profonde. Avide de pastorales et de jours limpides, il vécut, par la faute de ses nerfs et de ses destins, pour rinquiétude, les angoisses du cœur, l'isolement et le rêve; pour se justifier, il se confessa. Il fit ainsi notre romantisme chimérique, mélancolique et lyrique. En Allemagne, les lumières de son œuvre se perdirent tout de suite dans l'éclat des Herder, des Kant, des Schiller, des Gœthe et de tous les esprits puissants qui les reflé- tèrent. Il ne fut guère celui qui entraîne ; il fut celui
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qui donne, aux uns pour conduire, aux autres pour être dociles, des certitudes plus ardentes et des espoirs plus confiants.
Espoirs illusoires ou féconds, instincts généreux ou funestes ; en Allemagne, comme en France, c'est aux moralistes et aux constructeurs de systèmes qu'il im- porte d'en décider. La tâche de l'historien s'achève lors- qu'il a su fixer les faits.
D. MORNET.
ROUSSEAU ET LE XIX' SIÈCLE
'influence de Rousseau s'est fait sentir pendant le XIX'^^® siècle tout entier. Son action a été' immédiate sur les hommes
^25^2S37Tî^^ de son temps, surtout sur quelques esprits supérieurs, dont les écrits devaient propager cette ac- tion dans des milieux qui ne connaissaient rien de lui ou qui peut-être n'en voulaient rien connaître. Il faut donc distinguer une influence directe et une influence indirecte.
Si, durant tout le siècle, sa personne, aussi bien que ses écrits, va susciter de profondes sympathies ou des haines violentes, c'est que les contradictions de sa na- ture seront toujours une énigme psychologique, et que la manière dont il envisage les problèmes éthiques et sociaux qu'il a posés lui-même, appellera toujours des jugements divers sur ses idées.
Le registre des visiteurs des Charmettes en fournit la preuve. Lorsqu'en 1861 George Sand fit aussi ce pèlerinage, elle trouva les pages du registre « pleines d'injures grossières ou de blâmes stupides contre Rous- seau », «de railleries obscènes, de malédictions stupi- des de Tartufe ou de réprimandes de cuistre», et au
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contraire « d'hommages rendus par des ouvriers démo- crates et socialistes n.^
Rousseau sera toujours un homme discuté. Tantôt ce seront les conservateurs, les orthodoxes, tantôt les libéraux, les libres-penseurs qui s'attaqueront à lui.
Si la lutte dure toujours au sujet de sa personnalité et de son oeuvre, c'est que toutes deux présentent des caractères absolument typiques. L'attitude de Rousseau en face de la philosophie, de l'orthodoxie, de l'esprit con- servateur de son temps, offre de l'analogie avec la manière dont on s'est placé au XIX^ siècle pour juger ces cho- ses. Il est facile de citer toute une série de penseurs, qui tous n'ont pas subi son influence, qui tous ne sympa- thisent pas non plus avec lui et qui, pourtant, ont pensé comme lui en face des questions religieuses et sociales. Et ce rapprochement, qu'il soit dû à des rapports de caractère ou à des circonstances spéciales, explique- rait, confirmerait même, au point de vue de l'his- toire intellectuelle, l'importance des idées de Jean-Jac- ques.
Si donc l'on veut déterminer la place qu'il occupe dans le XIX*^ siècle, il faut étudier, non seulement l'in- fluence directe qu'il a exercée, mais aussi son influence indirecte, et, tout en insistant sur cette double action, il faut encore démontrer comment des esprits, plus ou moins de même nature, ont contribué à confirmer ses idées par leur manière d'agir dans des situations ana- logues. Enfin, il faut parler du don qu'il eût d'entrevoir
* A propos des Cliarmcttes dans la Revue des Deux-Mondes, i5 nov. i863. J'ai négligé, lors de ma visite aux Charmettes, dans l'été 1909, de consulter le registre. Je ne peux donc pas dire si les visiteurs expri- ment encore aujourd'hui des opinions aussi contradictoires.
ROUSSEAU ET LE XIX""' SIÈCLE 7I
tant de questions qui allaient être discutées par les générations qui l'ont suivi,
La division du travail, tant dans le domaine intel- lectuel que dans le domaine matériel, établie de ma- nière à spécialiser la personnalité humaine, au détri- ment de l'épanouissement complet de la vie, telle fut l'occasion du problème qui se posa à l'esprit de Rousseau. Son premier principe fut donc: «Rendez l'homme un». Et pour l'appliquer, ce principe, il fit appel aux formes immédiates et spontanées de la vie, à la vie émotion- nelle par opposition à la vie intellectuelle, à la vie libre en pleine nature, aux états d'àme et aux désirs provoqués par le courant de l'existence. C'était là ce qu'il entendait par «revenir à la nature ». Il n'avait nulle- ment l'intention de repousser toute civilisation, comme le prouvent les œuvres où il explique ses premiers pa- radoxes. Il demandait seulement que la civilisation fût l'épanouissement de la nature, qu'elle fût conforme au degré de culture de l'individu ou de la nation, qu'elle fût le fruit de leur travail personnel. Ce furent là des idées qui visaient au-delà du XVIIP siècle.
I
Il est tout naturel que Rousseau ait influencé direc- tement la littérature française. Chateaubriand, dans sa jeunesse, s'enivra de ses écrits, il lui doit ses tendances religieuses et poétiques ^ Et le fait que d'autres influen- ces vinrent s'ajouter plus tard à celle-ci, le fait aussi que le jeune romantique fut mis lui-même face à face
* Cf. Giraud, Les origines du « Génie dit Christianisme v . Compte-rendu de l'Académie des sciences morales et politiques, 191 1, p. 43.
72 ANNALES DE LA SOCIETE J. .1. ROUSSEAU
avec la grande nature et s'instruisit à la dure école de la solitude et de la pauvreté — faisant en cela des expé- riences semblables à celles de Rousseau — ne diminue en rien cette influence fondamentale. Madame de Staël qui, dans sa jeunesse, écrivit un petit livre enthousiaste sur Rousseau — montrant bien à quel point elle avait su pénétrer son esprit — , lui doit aussi son entrée dans la vie romantique. Lamartine lui voua un véritable culte pendant sa jeunesse. La mère du futur poète eut beau brûler les volumes de Rousseau qu'elle trouvait dans la chambre de son fils^ l'action de Rousseau sur lui n'en fut pas moins profonde et durable. Ses poésies de la nature s'en ressentent non moins que ses poèmes religieux. Sur Lamennais, aussi, l'enthousiasme démo- cratique et social de Rousseau eut son action; on en voit les traces lorsque, tout jeune, combattant le rationalisme, il se fait l'apologiste de la foi naïve, accessible aux sim- ples d'esprit, et quand, plus tard, au nom de la religion, il réclame la réorganisation sociale déjà annoncée par Rousseau. On a appelé Les Paroles d'un Croj-ant « le Contrat social mis en paraboles »". Il y a cependant un point essentiel où Lamennais (et après lui tant de réfor- mateurs socialistes du XIX^ siècle) rectifient la manière de voir de Rousseau. Lamennais attache une grande im- portance à l'union des ouvriers en grandes ou petites associations. Il dit aux pauvres : « Unissez-vous les uns aux autres et appuyez-vous et abritez-vous mutuelle- ment. Tant que vous serez désunis et que chacun ne songera qu'à soi, vous n'avez rien à espérer que souf-
' Cf. Annales de la Société J. J. Rousseau, III, p. 271, 283.
^ Charles Adam, La Philosophie en France, Paris, 1894, p. io3,
ROUSSEAU ET LE XIX'^ SIECLE
france et malheur et oppression. Si Ton vous demande : Combien êtes-vous? Répondez : Nous sommes un, car nos frères, c'est nous, et nous, c'est nos frères » ^ George Sand resta toute sa vie fidèle à l'enthousiasme que la lecture des œuvres de Rousseau avait provoqué chez elle. Ecoutons-la plutôt : « La langue de Jean-Jac- ques et la forme de sa déduction s'emparèrent de moi com- me une musique éclairée d'un grand soleil. » Elle retrou- vait en lui quelque chose qui ressemblait à sa propre nature. René Doumic intitule le premier chapitre de son livre sur George Sand : Psychologie d'une fille de Rousseau. Dans sa vieillesse, elle exprimait en termes ar- dents (voyez l'article déjà mentionné sur les Charmet- tes) combien elle lui devait, elle et bien d'autres qui n'ont pas voulu l'avouer : h Quant à moi je lui reste fidèle, » fidèle comme au père qui m'a engendrée, car s'il ne » m'a pas légué son génie, il m'a transmis comme à » tous les artistes de ma troupe, l'amour de la nature, » l'enthousiasme du vrai, le mépris de la vie factice et » le dégoût des vanités du monde. » « Les plus vigou- » reux génies, comme les plus doux talents de notre » époque, auraient beau le nier, ils lui doivent leur » principale initiation... Rousseau étendra à jamais son » influence, même sur ceux qui ne l'auront pas lu. » Même un critique qui n'a que peu de sympathie pour Rousseau, qui n'a, pourrait-on ajouter, que peu d'en- tendement pour sa pensée, se voit obligé, un demi- siècle après George Sand, de confirmer les paroles de celle-ci : « Soit par lui-même, soit par les écrivains )) qui ont subi son influence, il agit aujourd'hui encore
1 Paroles d'un Croyant, Paris, i833, chap. VII.
74 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
» sur beaucoup d'entre nous, même à notre insu K » Dans la littérature anglaise, l'action de Rousseau a été à peine sensible. Cependant Southeyet Wordsworth ont subi son influence -, et Byron a chanté, en des stro- phes magnifiques, l'auteur de La Nouvelle Héloïse^.
Par contre, l'influence qu'il a eue sur la littérature et la vie intellectuelle de l'Allemagne a été d'une extrê- me importance, et c'est là surtout qu'on peut constater une action médiate résultant de l'action immédiate. Par l'intermédiaire de Herder et de Lessing, de Kant et de Fichte, de Gœthe et de Schiller, les grands fon- dateurs de l'humanisme allemand, il a eu une impor- tance décisive sur la vie intellectuelle du XIX^ siècle. Ces hommes sont les véritables promoteurs des doc- trines littéraires prèchées par l'Ecole romantique et Rousseau a fortement agi sur leur développement.
Là aussi, les raisons de son influence sont les mê- mes : la spontanéité opposée à la réflexion intellectuelle, la vie en sa totalité par opposition à la vie divisée, la compréhension du simple et du sublime. C'est par tout ce qu'il a été pour ces hommes*, — et pour tout ce qu'il a fait, par eux, pour le développement intellectuel européen — que son action a pu, comme l'ont dit George Sand et M. Lemaître, s'étendre indirectement à beaucoup d'esprits qui ne se doutent pas de ce qu'ils lui doivent.
' Jules Lemaître, Jean-Jacqxies Rousseau, p. 352.
- Cf. Annales J. ./. Rousseau, III, p. 270.
■■ Childe Harold, III, 76-104.
< Cf. pour Kant, mon Histoire de la philosophie moderne (trad. franc. II, p. 38-78), où j'ai cherché à démontrer qu'à deux époques différentes Kant a subi l'influence de Rousseau. Cf. encore Rich. Fester, Rousseau und die deutsche Geschichtsphilosophie, Stuttgart 1890; H. v. Stein, Die Entstehung der neuen yEstelik, Stuttgart 1886, p. 226.
ROUSSEAU ET LE XIX*-' SIÈCLE 7 5
II
Au point de vue intellectuel, on se trouve, vers le milieu du XIX* siècle, en face d'un état de choses qui, SOUS bien des rapports, fait penser au moment où parut Rousseau. Le romantisme, qui avait eu une si forte influence dans les domaines de Tart, de la religion et de la pensée, était sur son déclin ou en train de se pétrifier. C'est le temps des « épigones ». Comme à l'époque de Rousseau, on avait besoin d'un retour à la nature. En même temps, on proclamait cette idée que tous les besoins de l'âme pouvaient et devaient trouver leur satisfaction dans les formes du raisonnement systé- matique. Les aspirations et les efforts que fait naître l'intuition des grands problèmes de la vie, devaient être considérés comme des ébauches de ce qui apparaît net- tement dans Tordre de la pensée pure. La philosophie de Hegel marque Tapogée de cette conception. Mais d'un tout autre côté cette prétention fut émise que la vie personnelle pouvait se fondre complètement dans des formes intellectuelles. Le grand essor des sciences naturelles provoqua, il est vrai, une réaction contre la spéculation abstraite, mais en même temps, il amenait la conviction que, grâce aux résultats des sciences na- turelles, on était parvenu à définir pleinement les rap- ports personnels de l'individu avec la vie, toute aspira- tion, toute foi. En réalité, la grande question soulevée par Rousseau était précisément de savoir si l'expérience immédiate, acquise face à face avec la nature et déposée dans une âme profonde et sensible, ne serait pas d'une certaine importance, peut-être même le véritable élé-
76 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. .1. ROUSSEAU
ment fondamental. Par « nature » Rousseau entendait justement tout ce qu'il y a d'original, de spontané, de naïf dans la vie émotionnelle ^
La valeur de toute culture, de la culture intellec- tuelle même, dépend du fait que ses racines atteignent un fond de « nature » ou puissent aisément s'en nourrir. Les points de vue généraux de la science ne suffisent pas pour expliquer l'émotion toute individuelle et im- médiate que la vie et les événements de la vie provo- quent dans l'âme humaine. Les résultats de la pure déduction ne sont pas décisifs s'ils ne s'associent pas avec les résultats obtenus par l'induction individuelle.
L'analogie de la situation générale du milieu du XIX^ siècle avec celle du milieu du siècle précédent, fit surgir des problèmes et des attitudes analogues chez ceux qui avaient la pleine conscience de l'importance de l'état des choses. Et il y avait aussi une certaine affinité de tempérament et de talent entre Rousseau et les penseurs de ce temps-là. En voici quelques exemples typiques.
Thomas Carlyle n'est pas proprement un disciple de Rousseau. Il part de Gœthe, de la poésie et de la spécu- lation allemandes de l'ère romantique. Mais, sortant de là, et poussé par sa mélancolie et par le retentissement qu'avait laissé dans son àme le calvinisme écossais, il prit vis-à-vis de la civilisation intellectuelle et matérielle au milieu de laquelle il vivait, une attitude analogue à celle qu'avait prise Rousseau en son temps.
En face de la science qui, dans sa forme spéculative,
' Sur sa manière de concevoir la nature, je renvoie à mon livre sur Rousseau et sa philosopliie, 3"" édition allemande, p. 101-104. (Traduc- tion française en préparation.)
ROUSSEAU ET LE XIX*"" SIECLE 77
réduisait tout à la logique et dans sa forme naturaliste réduisait tout à la mécanique, il demande qu'elle fasse une distinction entre le vêtement extérieur de l'exis- tence qui doit toujours être tissé à nouveau et le noyau intime qui se révèle dans l'âme de l'être humain. Il réclame l'étonnement et le respect en face de l'existence et de ses forces. « L'homme qui ne peut s'étonner et qui ne s'étonne et ne s'incline pas continuellement — qu'il soit président d'innombrables sociétés scientifi- ques, qu'il enferme dans son cerveau toute la mécanique céleste et la logique de Hegel, et la somme des travaux de tous les observatoires et de tous les laboratoires — cet homme n'est qu'une paire de lunettes derrière les- quelles il n'y a pas d'yeux ^ »
Et de même qu'il opposait aux formes de la science la vie intime de la personnalité, de même, dans le do- maine religieux, Carlyle plaçait en opposition avec tous les dogmes la conviction intime et subjective, acquise dans le silence et peut être inexprimable.
Comme chez Rousseau, son aspiration vise au-delà de la civilisation et des idées de son temps, opposées entre elles, et fait entrevoir une nouvelle culture spiri- tuelle, accessible par l'épanouissement des facultés les plus intimes de la nature individuelle.
Sur plusieurs points, il existe un contraste frappant entre Rousseau et Carlyle. Carlyle, par exemple, n'est pas éloigné de vénérer le pouvoir comme légitime en soi, tandis que Rousseau fait de la doctrine « force ne fait pas droit « le principe du Contrat social. Mais ils s'accordaient dans leur conception du rapport entre la personnalité et la civilisation.
1 Sartor resartiis, Book I, chap. 10.
78 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. J. ROUSSEAU
L'attitude d'Emerson et celle de Ruskin sont sem- blables à celle de Caiiyle ; presque tout ce que nous venons de dire de lui peut aussi s'appliquer à eux.
Dans les pays Scandinaves, Kierkegaard prend une position pareille à celle de Rousseau et de Carlyle. Dans son paradoxe : « La personnalité c'est la vérité », il oppose comme eux l'aspiration et la lutte de l'indi- vidualité, non seulement à la science objective, mais aussi aux institutions de l'Eglise et à la foi traditionnelle.
Lui aussi se sentait en contradiction absolue avec son siècle, qu'il accusait d'avoir oublié ce que c'est que d'exister tout de bon, « A quoi me servirait, écrit-il tout jeune dans son journal, à quoi me servirait de trouver une vérité prétendue objective, si elle n'avait aucune conséquence importante pour moi et pour ma vie. » Il était du nombre de ces penseurs qu'il a quali- fiés lui-même de penseurs « subjectifs ». Un raisonne- ment subjectif dérive de la vie individuelle et l'imprègne. Il ne décompose pas l'existence en des abstractions, il ne la laisse pas se perdre non plus dans des idéaux fantastiques, mais il travaille à conserver et à rendre réelle la connaissance gagnée dans la pleine réalité de la vie. Le penseur subjectif est plutôt artiste qu'homme de science. Sa pensée et sa volonté s'entremêlent, et, comme la vie par ses changements et par tout ce qu'elle contient de borné et d'extérieur s'oppose à une concen- tration intime, il en résulte un état de tension entre la vie et la pensée, qui peut entraîner souffrance et douleur. De là l'extrême pathétique de la vie du pen- seur subjectif '.
' Cf. mon livre sur Kierkegaard philosophe, trad. allemande, chap. UI,g6-7.
ROUSSEAU ET LE XIX^ SIECLE 79
Kierkegaard est si loin d'avoir été intluencé par Rousseau que s'il l'eût connu de plus près, il aurait sûrement ressenti de l'antipathie à son égard, et cepen- dant la position qu'ils occupent l'un et l'autre dans leur temps est analogue, de même qu'est semblable leur appréciation du problème de la vie.
On pourrait en dire autant d'un homme qui se re- gardait lui-même comme l'antipode de Rousseau et qui se serait senti aussi l'antipode de Kierkegaard, s'il l'eût connu : Frédéric Nietzsche. Lui non plus ne trou- vait pas que le savoir rationnel, que la connaissance intellectuelle eussent épuisé le problème de la vie ^, Son antipathie pour Strauss est analogue à celle de Rousseau pour Voltaire. Dans son culte pour Dionysos, Nietzsche trouva l'expression de cet excès d'enthou- siasme, de cette émotion accablante qui marque aussi pour Rousseau l'apogée de la vie. De même qu'il met Dionysos au-dessus d'Apollon et Apollon au-dessus de Socrate, de même Nietzsche met la vie au-dessus de l'art et l'art au-dessus de la science. C'est là une con- ception qui rappelle tout à fait celle de Rousseau. Et pourtant Nietzsche méprisait le pauvre Jean-Jacques qui était, selon lui, un des pires représentants de la « morale des esclaves ». Il le range au nombre de ceux qu'il appelle Meine UnmÔglichen (Rousseau y est du reste en bonne compagnie). Rousseau, « oder die Ruckkehr zur Natur in impiiris natm^alibus », lui faisait horreur.
* Après avoir éprouvé une déception dans ses relations avec deux amis nationalistes, il dit à ses deux fidèles amis, M. et M"' Overbeck: « Er musse doch immer wieder etwas anderes haben ; die reine Aufklârung genùge ihm nicht, die beiden verstânden davon nichts. 0 C. A. Ber- nouilli, Overbeck und Nietsche, 1908, I, p. 338.
8o ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J, ROUSSEAU
Selon Nietzsche tout ce qui provenait de Rousseau sen- tait le faux, Tartificiel, Tenflé et l'outré ^
C'est là un trait intéressant, commun à ces penseurs du XIX^ siècle, que, tout en ayant de l'analogie avec Rousseau, ils n'en sont pas moins ses antipodes à plu- sieurs points de vue. C'est malgré eux qu'ils fournis- sent la preuve de la grande valeur des idées de Rous- seau et de la légitimité des problèmes posés par lui -.
On pourrait aussi trouver dans des auteurs tels que Guyau, William James et Henri Bergson, des argu- ments et des raisonnements qui ont une certaine ana- logie avec ceux de Rousseau, sans qu'il semble toutefois qu'il y ait influence.
Pour Léon Tolstoï, au contraire, il s'agit non seule- ment de traits de ressemblance, mais aussi d'influence positive. Dans sa lettre d'adhésion à la Société J. J. Rousseau, Tolstoï disait, en 1905: « Rousseau a été )•> mon maître depuis l'âge de i5 ans. Rousseau et )) l'Evangile ont été les deux grandes et bienfaisantes » influences de ma vie. Rousseau ne vieillit pas. Tout )) dernièrement il m'est arrivé de relire quelques-unes » de ses œuvres, et j'ai éprouvé le même sentiment « d'élévation d'âme et d'admiration que j'ai éprouvé en » le lisant dans ma jeunesse^.»
Ce que Tolstoï dit là est confirmé par sa biographie, rédigée par Birukof et revue par Tolstoï lui-même. Dans une liste des livres qui ont agi sur son dévelop- pement, il ajoute pour les Confessions et VEmile^ qu'ils
' Gotterdàmmerung. Streif^iige eines Uii^eitgemàsseii. ^ Dans un livre de M. Seillère, mentionné dans \qs Aniiales J.J. Rous- seau, II, p. 284, il est même question du Rousseauisme de Nietzsche. 5 Annales J. J. Rousseau, I, p. 7.
ROUSSEAU ET LE XIX'^ SIECLE 8l
ont été d'une influence énorme, épithète qu'il n'emploie ailleurs que pour le Sermon sur la Montagne et pour David Copperfield.
« J'ai lu Rousseau tout entier, » dit-il, « il 3^ avait un temps où je l'admirais avec plus que de l'enthou- siasme... Il y a des pages qui me sont si familières qu'il me semble les avoir écrites. »
Les rapports de Tolstoï avec les cercles littéraires de St-Pétersbourg offrent des analogies avec ceux que Rousseau entretient avec les Encyclopédistes. Et tout comme Rousseau, il abandonne la civilisation de la ville et se retire à la campagne, pour le salut de son âme. Tout comme Rousseau encore, Tolstoï était en présence d'une série d'auteurs et de publicistes qui se regardaient comme les apôtres de la vraie civilisation, comme les guides et les maîtres de l'humanité, qui croyaient posséder la culture suprême. Il relève chez eux le manque de critique de soi-même, le manque de naturel et d'originalité. Il trouvait plus de personnalité chez les hommes qu'il avait rencontrés pendant sa vie militaire. Et, en face du grand problème du but et de la signification de la vie, de ce problème qui se posait pour lui sous une forme de plus en plus âpre, les cercles littéraires restaient indifférents. Mais ce furent justement des méditations sur ce problème qui lui firent entrevoir des voies nouvelles.
L'opposition de Rousseau et de Tolstoï aux cercles littéraires de leur temps n'est pas un fait isolé. C'est un phénomène qui se répète constamment. C'est le contraste entre les deux tendances de la vie de l'esprit, la tendance centripète et la tendance centrifuge, l'unité et la pluralité, le sentiment intime et l'extériorisation.
6
82 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Rousseau s'était placé avec enthousiasme à un de ces extrêmes pour en faire le point de départ de ses para- doxes. Lui et les esprits qui lui sont apparentés, sem- blent des prophètes qui conjurent leur génération de ne pas sacrifier le fruit à l'écorce, la vie même aux apparences de la vie. Il y a pourtant un contraste essen- tiel entre Rousseau et Tolstoï. L'idée fondamentale de l'éthique de Rousseau, c'est l'épanouissement du moi, l'expansion qui provient de l'affirmation de soi (amour de soi, différent d'amour-propre) tandis que Tolstoï prêche un altruisme absolu et cherche à renouveler l'éthique du Sermon sur la Montagne. Tolstoï ne met pas de distinction entre l'amour de soi et l'amour- propre. « Si vous travaillez pour vous seuls, pour vo- tre avenir personnel, vous savez bien que ce qui vous attend dans l'avenir c'est la mort... Chacun doit se rappeler qu'en s'efTorçant de conserver sa vie, il perd la vie, ce que Jésus répète bien souvent. La vraie vie est celle qui ajoute quelque chose au bien accumulé par les générations passées, qui augmente cet héritage dans le présent et le lègue aux générations futures. Pour être associé à cette vie, l'homme doit en bon fils renoncer à sa volonté personnelle \ «
Rousseau est bien plus individualiste que Tolstoï, mais il démontre d'une manière intéressante que ce n'est qu'après une comparaison avec les autres, avec leurs conditions de vie et de fortune, que l'amour de soi peut devenir l'amour propre. Si, au contraire, l'épa- nouissement du moi a libre cours, la pitié et la charité apparaissent comme l'aboutissement de l'affirmation
> Ma Religion, 2« édition, pages 141-144.
ROUSSEAU ET LE XIX'^ SIÈCLE 83
de soi. Cette doctrine fournit à Rousseau une base plus solide que celle sur laquelle s'appuie Tolstoï ^ Elle lui permet d'indiquer par voie psychologique la possi- bilité d'une harmonie entre l'amour de soi et l'altruisme, tandis que Tolstoï par son interprétation du Sermon sur la Montagne présente l'altruisme comme une force mystique. De là vient la différence mise si justement en relief par M. Benrubi dans son étude : Tolstoï conti- nuateur de Rousseau^.
L'essentiel pour Rousseau, c'est l'éducation de l'en- fant, tandis que Tolstoï qui s'était mêlé davantage au monde, espère en la conversion des adultes. Les hom- mes de Rousseau sont « once-born », ceux de Tolstoï (( twice-born. »
III
Ce n'est pas seulement par son influence sur la poésie et par son attitude vis-à-vis du problème de la civilisa- tion, que l'œuvre de Rousseau a été de la plus haute importance; son action se retrouve dans plusieurs ques- tions philosophiques plus spéciales et aussi dans la manière dont elles ont été discutées. Il ne fut pas phi- losophe dans le sens scientifique du mot ; mais la con- ception de la vie humaine, dont il se fit l'interprète chaleureux dans ses écrits, a influé sur l'attitude des philosophes qui l'ont suivi.
* Cf. mon livre sur Rousseau et sa philosophie, 3« édition allemande, pages 104-108.
* Annales J. J. Rousseau, III p. 104 s. Le critique norvégien Chr. Collin a également accentué le fait que Tolstoï a traité de nouveau les problèmes de la civilisation posés par Rousseau. Voir son Tolstoï og Nutidens Kulturkrise, Christiania 191 1.
84 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
a) Il faut en premier lieu tenir compte de Tintluence qu'il a exercée sur la psychologie, et surtout il faut se rappeler qu'il s'est fait le défenseur d'une vie émotion- nelle primitive et indépendante, par rapport aux autres aspects de la vie de Tâme. Il a des devanciers soit dans la ps3'choJogie anglaise, qui l'influença par l'intermé- diaire de Diderot, soit dans l'école m3'stique cartésienne (Malebranche, Fénelon). Mais ce fut grâce à son en- thousiasme ardent, à son goût pour le sublime aussi bien que pour l'idylle, pour la beauté spirituelle {belle- â?7ie en opposition à bel-esprit) comme pour la beauté de la nature, que s'éveillèrent en lui le sentiment et l'intérêt pour la vie émotionnelle. C'est à juste titre qu'on fait dater de lui une nouvelle phase de cette bran- che de la psychologie. Au cours du XIX« siècle, il est vrai, on a cherché de plusieurs manières à réduire la vie émotionnelle à une part secondaire de la vie intel- lectuelle, tantôt (comme chez Hegel) à une manifesta- tion nébuleuse qui s'offre sous la forme de l'immédia- tité de ce qui se présente dans la vie intellectuelle sous une forme claire et réfléchie; tantôt (comme chez Her- bart) à l'effet de l'action réciproque des représentations. Mais ces tentatives n'ont pas été d'une importance du- rable. Dans le pragmatisme moderne, on a fait valoir au contraire que c'est la vie émotionnelle qui décide de la vie spéculative, conception qui forme un contraste prononcé avec celle des philosophes intellectualistes dont nous venons de parler.
Rousseau, non seulement insiste sur l'importance de la vie émotionnelle, mais il lui donne une place à part parmi les autres aspects de la vie de l'esprit et en fait un objet et d'observation et de jouissance. De là la sen-
ROUSSEAU ET LE XIX^ SIÈCLE 85
îimentalité, qu'il avait en commun avec son temps, et qu'il contribua à augmenter. Mais il faut remarquer que cette isolation du sentiment est en contradiction avec sa propre psychologie.
Cette vie émotionnelle, dont dépendait pour lui le bonheur, ce n'était pas l'état aveugle non troublé par les pensées, tel qu'il l'avait exalté dans ses premiers écrits, c'était une vie toute de sentiments qui gagnait en intimité et en force par sa connection avec des pen- sées dont elle était tantôt la cause, tantôt l'effet. Et de même, on ne pouvait selon lui isoler le sentiment de la volonté, car (dans ses écrits postérieurs) il insiste sur la base instinctive de la vie de l'àme, l'aspiration spon- tanée à laquelle il donne le nom d'amour de soi et qui peut devenir le point de départ d'évolutions très diverses. Lorsque Schopenhauer dans son concept « Wille zum Leben » faisait du sentiment et de la volonté une seule et même chose, il était d'accord avec l'idée de Rousseau (ceci dans les moments où il n'était pas sentimental).
L'influence de Rousseau sur la psychologie moderne s'est en grande partie exercée par l'intermédiaire de Kant. Mais là même où il ne joue par le rôle de pré- curseur, on a pu constater qu'il a découvert un aspect spécial de la vie de l'àme et qu'il a donné l'impulsion décisive pour le faire reconnaître et comprendre.
b) Ce qu'il y a d'intéressant dans la conception éthi- que de Rousseau, c'est la manière dont il démontre, dans ses écrits ultérieurs, la possibilité d'une transfor- mation de l'instinct de conservation en pitié, charité et justice. Avant cette époque (dans son Discours 5wr l'Inégalité)^ il avait au contraire admis que l'instinct de
86 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J ROUSSEAU
conservation et la pitié étaient deux tendances primi- tives, et contraires l'une à l'autre. C'est dans cette pre- mière phase de sa conception éthique de Rousseau que Schopenhauer trouva une confirmation de la sienne basée sur le caractère primitif de la pitié. Ce n'est certes pas à Rousseau qu'il la doit, mais bien à sa pro- pre expérience ; elle est d'ailleurs en relation intime avec ses idées philosophiques générales qui renforcent l'union de tous les individus malgré leurs différences propres, ce qui explique comment il est possible de comprendre la souffrance d'autrui.
Cependant Schopenhauer jouissait de retrouver ses idées chez Rousseau, et bien que parfois il parle de lui d'une manière dédaigneuse, comme par exemple quand il pense à son optimisme ^ et à sa foi (sa Pas- toreuthéologie) — il le place très haut comme philo- sophe moraliste : « Ma preuve, dit-il ', s'appuie sur l'autorité du plus grand moraliste des temps modernes, car le plus grand moraliste est sans contredit J. J. Rous- seau, le connaisseur profond du cœur humain, qui puisait sa sagesse, non dans les livres, mais dans la vie et qui destinait ses doctrines, non à la chaire, mais à l'humanité. — Rousseau, cet ennemi de tous les pré- jugés, ce fils adoptif de la nature, qui l'avait doué de la faculté de moraliser sans être ennuyeux parce qu'il touchait la vérité et émouvait le cœur. »
En face des doctrines postérieures de Rousseau, Schopenhauer se place — non comme psychologue, mais comme moraliste — à un point opposé, semblable à celui de Tolstoï, qui lui-même est très influencé par
' Welt als Wille und Vorstelhtng, II. ch. 46. -Die beiden Gvimdproblem der Etitik, p. 246.
ROUSSEAU ET LE XIX^ SIÈCLE 87
le philosophe allemand. Ces doctrines de Rousseau, qui mettent en rapport intime le sentiment et la vo- lonté, marquent pourtant un progrès acquis à toujours. c) Cette mise en relief par Rousseau de la vie de Tàme immédiate et spontanée devait être d'une impor- tance toute spéciale au point de vue religieux. En op- position aux rites extérieurs et aux doctrines dogmati- ques, en opposition aux livres et aux discours, il mit l'émotion du cœur, le sentiment que produisent les grands et les menus faits de l'existence, le bonheur et la souffrance. Ce fut une religion libre qu'il enseigna. Et comme toute religion est nécessairement à l'origine une religion libre, née des expériences spontanées de la vie, c'est par là que Rousseau contribue à renouveler la vie religieuse. Il nous renvoya à la source d'où doit sortir nécessairement toute conception sérieuse de la vie. Il soutint que les idées religieuses ne pouvaient être que l'interprétation d'expériences, et par cette théorie, il provoqua l'examen des dogmes transmis. Il est vrai qu'il passa lui-même vite et sans difficulté à la dogmatique — non pas à celle de l'Eglise, mais aux dogmes de la religion soi-disant « naturelle » — et que son zèle pour défendre cette théologie « natu- relle » ne fut pas pure de tout fanatisme. Mais par son appel à la nature, il vise ici comme ailleurs, au delà de l'opposition contemporaine, au delà de la foi dogmati- que, et au delà du dédain et de la présomption des Encyclopédistes.
Au cours du XIX® siècle, ces mêmes contrastes se représentent, mais sous des formes nouvelles. L'ap- pel à la nature se fait pourtant toujours entendre. Quand Schleiermacher soutient que la vie émotion-
88 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. .1. ROUSSEAU
nelle est la base véritable de la religion, et que tous les dogmes ne sont que des interprétations, il tient cette conception, non pas directement de Rousseau, mais de l'éducation des frères Moraves. Et c'est ainsi que le problème se pose à nouveau. On pourrait en dire autant de la philosophie religieuse de Ludwig Feuer- bach, toute imprégnée de sympathie pour la vie religieuse dans sa forme primitive et spontanée. Toute la psycholo- gie religieuse moderne est due à un retour au point de vue de Rousseau : avec l'aide de l'histoire de la religion et de l'étude de la vie religieuse contemporaine, on cher- che à découvrir les motifs psychologiques qui sont à la base de la religion et qui font encore sa force spirituelle, Rousseau s'occupe d'une certaine forme d'expérience religieuse et de foi spéciale, et il n'en pourrait pas être autrement puisque la description en est tirée de sa propre expérience. C'est ici, de nouveau, l'affirmation de soi (amour de soi) qui sert de base. L'amour de soi peut engendrer un besoin de vivre la vie pleinement, un besoin de liberté par des aspirations au delà de toute limite, un besoin de se livrer entièrement à l'admira- tion et à l'enthousiasme. Ce besoin devient alors un sentiment religieux, tel que l'entend Rousseau. En dé- pit des désharmonies de sa vie et de la gêne où il se trouvait, la source d'expansion et d'enthousiasme ne tarit jamais en lui. Il ne se doutait pas que ce tj^pe de sentiment put ne pas être le seul possible, et que seule une étude comparative aurait pu le prouver. Et c'est sur- tout à cet égard, grâce à un horizon plus vaste, à des connaissances historiques plus étendues, que le XIX® siècle a pu rectifier les idées de Rousseau et suppléer à ce qu'elles avaient d'insuffisant.
ROUSSEAU ET LE XIX*^ SIÈCLE 89
Le type psycho-religieux que dépeint Rousseau : le type expansif, fait penser à celui que les auteurs anglais et américains contemporains ont qualifié de o?ice-born ((( né une fois pour toutes »), en opposition au type qui se développe à travers des crises et des catastrophes et qu'on pourrait qualifier de deux fois né : twice-born. ^
C'est une chose bien caractéristique que, pour l'é- poque des « lumières » aussi bien que pour celle du romantisme, le premier de ces deux types ait été le type dominant.
Ce n'est qu'à travers les luttes violentes du XIX*-' siè- cle — luttes en parties amenées et en parties dévoilées au cours de ce siècle — quand le temps des grandes espé- rances fut passé, que l'attention se porta sur le type désharmonieux. C'était l'attitude recommandée et fa- vorisée par l'Eglise. La psychologie de Rousseau avait été une réaction légitime contre l'étroitesse d'esprit de l'Eglise.
Mais ce n'est pas seulement la psychologie religieuse de Rousseau, c'est encore sa théologie qui, à ce point de vue, est intéressante.
Tandis qu'en tout ce qui concerne le sens psycholo- gique de la religion, il était dans la plus grande oppo- sition avec Voltaire, les deux adversaires étaient d'accord au point de vue de la théologie. Ils prétendaient tous deux qu'en présence de tout le mal qui règne dans l'univers, il est impossible de supposer un Dieu tout puissant et infiniment bon. Et, sur ce point, bien des grands penseurs sont arrivés au même résultat, sans qu'il puisse être question d'influence. Le problème
' William James a caractérisé d'une manière supérieure cette distinc- tion. Voir mon livre Philosophes contemporains, page 189.
go ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
ayant été étudié dans les mêmes conditions et vu de la même façon, il est bien naturel que les résultats aient été analogues.
Stuart Mill est indigné des sophismes par lesquels on prétend justifier la Divinité en face des souffrances et des injustices humaines, mais il admet la foi en un être divin, auteur de tout ce qu'il y a de bon dans la nature, mais dont Faction est entravée par les forces maté- rielles. Par notre aspiration éthique, nous pouvons alors nous regarder comme les collaborateurs de la Divinité. ^
Charles Renouvier supposait aussi que la puissance de la divinité était limitée et ainsi irresponsable de la désharmonie qui se développe dans l'univers. ' Renou- vier, du reste, est un grand admirateur de Rousseau ; à plusieurs points de vue, il a subi de sa part une forte influence, surtout en ce qui concerne l'étude du pro- blème religieux. ^
Tout porte à croire que non seulement des philoso- phes théistes, mais aussi des laïques sont arrivés par leurs propres expériences à ces mêmes résultats. Il n'est pas rare de trouver une croyance analogue chez des gens qui réunissent la netteté de la pensée à une charité généreuse et vivante. La charité s'indigne des efforts qui se font pour voiler ces malheurs, et la pensée pénètre ces sophismes. C'est un signe des temps que cette foi qui se manifeste si fréquemment, et c'est encore à Jean-Jacques Rousseau que nous pouvons le rapporter.
^ Histoire de la Philosophie moderne, trad. franc., II, p. 451 ss.
^Philosophes contemporains, trad. franc., p. 86. Cf. Les derniers en- tretiens de Ch. Renouvier, recueillis par Piat, page 62 ss.
3 V. Esquisse d'une classification des doctrines, I, p. 276 ss., 459, II, p. 3o6.
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d) L'intérêt qu'on éprouve à suivre les transforma- tions et les développements des paradoxes que Rous- seau exposa dans ses premiers écrits sur le rapport entre l'état de nature et la civilisation, consiste dans le fait que peu à peu il s'éleva à une conception tout à fait moderne de l'évolution dans l'esprit de 1' « épigénèse. » La protestation qu'il avait élevée au nom de la nature contre la civilisation, il la modifia plus tard, en faisant une distinction entre une culture qui est le fruit naturel du développement individuel ou social et celle qui n'est due ni à une croissance naturelle ni aux forces de l'individu lui-même. Il contestait qu'une civilisation put passer sans effort d'une nation à une autre. Dans sa pédagogie, il insiste sur la différence qualitative qui se manifeste entre les différents âges, surtout entre l'enfance et l'âge adulte. L'enfant n'est pas un adulte en miniature. L'enfance est au contraire une forme d'existence particulière, qui a ses exigences et qui a son droit. A peu près à la même époque, C. F. Wolf, le célèbre fondateur de la théorie anatomique de 1' « épi- génèse », soutenait que la transition du germe à l'or- ganisme développé, s'accomplit par des changements successifs sans que les stades primitifs ressemblent né- cessairement aux stades ultérieurs. La croissance est plus qu'un changement de dimensions.
La manière dont Rousseau concevait l'évolution le fit insister sur ce qu'il appelait l'éducation négative, qui consiste avant tout à écarter les obstacles à un dé- veloppement conforme à la nature, à préserver des influences contrariantes et à empêcher que les problè- mes ne se posent avant l'achèvement du développement naturel .
92 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. .T. ROUSSEAU
Rousseau est considéré comme le fondateur de la pédagogie moderne, à cause de la manière claire et sûre avec laquelle il a su appliquer cette théorie de l'évolu- tion. Toutes les conceptions pédagogiques importantes qui ont été exposées au cours du XIX* siècle provien- nent de lui.
IV
Par sa critique de l'étroitesse de la civilisation mo- derne, Rousseau a posé le problème social qui après lui se présente de nouveau à chaque génération. En face des effets isolants et mécanisants provoqués par la di- vision du travail, il prétend que tout homme doit avoir la possibilité de se développer pleinement selon ses facultés individuelles. La valeur d'un homme ne dé- pend pas seulement du fait qu'il forme un anneau de la chaîne. C'est ce même raisonnement qui amena Kant à poser le principe qu'on a appelé le principe de la personnalité. Tout homme doit toujours être consi- déré comme but et jamais uniquement comme moyen. Ce principe est sous-entendu dans le socialisme mo- derne de Karl Marx, de même que dans les tentatives actuelles qui visent à faire du principe de solidarité la base de la morale ^
Il va sans dire que Rousseau ne pouvait pressentir les voies par lesquelles cette théorie se réaliserait. Il était encore l'adversaire des associations sociales, par crainte que la liberté et le naturel en fussent étouffés. Les associations sociales telles que les confréries et les
' Voir ma Morale, trad. franc., p. 36o (sur Marx). Léon Bourgeois, dans Essai d'une philosophie de la solidarité, Paris 1902, p. S8.
ROUSSEAU ET LE XIX^ SIÈCLE g3
corporations n'étaient pour les contemporains que des entraves, des formes dégénérées du passé. Turgot, ce grand admirateur de Rousseau, qui tenait pour sus- pectes toutes les associations ^, défendit en tant que ministre, toute union ouvrière, défense qui fut renou- velée pendant la Révolution. La croyance eut ici un effet entravant sur l'évolution naturelle, car il est prouvé que ce n'est que par les associations et les grandes unions d'ouvriers qu'on a réussi à obtenir de meilleures conditions de vie pour le quatrième état, en même temps que le moyen de le faire participer aux bienfaits de la civilisation. Comme nous l'avons vu plus haut, Lamennais avait énoncé cette même opinion en termes précis, avant le mouvement syndical anglais et avant le programme du Marxisme. Et cependant, on ne peut pas dire que l'évolution sociale ait absolument constaté que les scrupules de Rousseau et ceux de Turgot fussent mal fondés. Le grand problème du droit de la minorité en est la preuve.
Rousseau n'est donc pas socialiste dans le sens mo- derne du mot, bien qu'il se prononce en faveur d'une sorte de socialisme d'Etat dans l'article Economie poli- tique de VEncfclopédie. Mais il est le précurseur du socialisme du XIX" siècle par la manière dont il envi- sage le problème de la civilisation et quand il démontre les inconvénients de la division du travail. L'effet des paroles d'indignation et d'enthousiasme dont il s'est servi pour parler du point faible de la civilisation mo- derne a dépassé son siècle. Un des historiens du socia-
• Vie de Turgot, par Condorcet, Londres, p. 8i, 228 ss. Il est intéres- sant de voir l'opinion de Turgot sur la coterie des Encyclopédistes, p. 28.
94 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ.I. J. ROUSSEAU
lisme moderne ^ dit à cet égard : « Depuis que Luther avait élevé la voix, et même depuis la prédication de l'Evangile, jamais des paroles ne s'étaient fait entendre si grandes dans leurs conséquences, paroles qui de- vaient éveiller les penseurs et les poètes, la bourgeoisie aussi bien que le peuple, paroles qui ont été la source de toute la littérature qui a suivi, révolutionnaire, com- muniste ou socialiste, et leur influence se fera sentir tant que la terre tournera dans l'espace. »
Il serait difficile de dire si c'est l'influence directe ou l'influence indirecte de ses puissantes paroles qui a pré- valu pendant le XIX® siècle. Ici encore, c'est en grande partie une analogie de situation qui a provoqué des idées analogues. Mais l'essentiel, c'est que Rousseau, le premier, a vu nettement le grand problème dont l'ai- guillon excite toujours les idées et les passions.
Les idées et le mouvement politique du XIX^ siècle nous ramènent encore à Rousseau. Il est le premier qui ait revendiqué rationnellement la souveraineté du peuple. Le mouvement du droit naturel qui avait déjà commencé au moyen-àge, trouva dans le Contrat social sa conclusion définitive. Tandis que tous les anciens docteurs du droit naturel * avaient admis deux contrats, l'un qui constituait la base de la société et l'autre qui transférait le pouvoir à un gouvernement, Rousseau supprima ce dernier contrat et acheva ainsi la théorie de la souveraineté du peuple.
Cette doctrine de Rousseau a été attaquée au cours du XIX^ siècle de deux côtés bien différents.
• William Graham, Socialism new and old, London, 1890, p. 55.
'Abstraction faite de Hobbes qui, contrairement à Rousseau, veut que le contrat de l'institution sociale soit absorbé par le contrat de soumis- sion à une autorité.
ROUSSEAU ET LE XIX* SIÈCLE qb
L'école, qu'il est convenu d'appeler historique, étroi- tement rattachée à l'école romantique, considérait l'Etat comme une institution divine développée au cours des temps et contre laquelle l'individu ne pouvait pas op- poser ses expériences accidentelles, ses idées et ses désirs. L'Etat, c'est la conscience organisatrice de la société en face de laquelle la conscience individuelle n'a qu'une importance minime. De même qu'on ne peut isoler le présent du passé, de même on ne peut isoler l'individu éphémère de l'Etat éternellement vi- vant. Hegel était entièrement d'accord avec l'école his- torique en tant qu'il ne voyait pas, lui non plus, dans les individus isolés des points de départ vivants de la conscience et de la constitution du droit. Il loue Rous- seau d'avoir fait de la volonté, c'est-à-dire d'un prin- cipe idéal, le principe de l'Etat; mais il lui reproche d'entendre par « volonté » soit les volontés individuelles, soit la volonté générale, et non « das an und fur sich Vernunftige des Willens »^, lequel subsiste toujours, que l'individu le reconnaisse ou non.
Non seulement les conservateurs ont accusé Rousseau d'individualisme, mais du côté socialiste, ou plutôt syndicaliste, il a été aussi traité d'anarchiste, et com- paré à Stirner, Reclus, Kropotkine et Tolstoï. Ces « bourgeois » s'imaginent que l'individu est quelque chose d'absolu et ils ne voient pas qu'il n'a d'impor- tance que par sa force productive. Tandis que le socia- liste veut que l'Etat se charge de toute production et qu'il prenne aussi tous les individus à son service, le syndicalisme espère qu'une libre organisation du travail
' Die Philosophie der Rechte, Berlin, i833, | 258, p. 3i4 ss.
96 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
et la joie de travailler qui en pourra résulter, rendront l'Etat inutile et même impossible. Aussi ce dernier parti attaque-t-il Rousseau, non seulement en tant qu'anarchiste, mais aussi parce qu'il croit en l'existence continue de l'Etat \
Il faut avouer que le Contrat social prête à la criti- que. Rousseau lui-même n'en était pas satisfait : « Quant à mon Contrat social, dit-il ^, ceux qui se vantent de l'entendre tout entier sont plus habiles que moi : c'est un livre à refaire. »
Il y a dans le livre trois différents principes qui se heurtent : les volontés individuelles dans leurs nom- bres, leurs transformations réciproques et leur croise- ment, et de plus la volonté fondamentale qui représente l'affirmation de soi du peuple à travers les âges. C'est à ceci que Rousseau donne le nom de la volonté géné- rale, tout en la distinguant nettement de la volonté de tous. Des trois principes, le premier est anarchiste, le second mécanique et le troisième mystique. Rousseau n'a pas réussi à mettre d'accord ces trois principes, et à un certain point de vue on peut bien dire que jus- qu'à présent aucune politique n'est parvenue à établir un accord de ce genre. Mais il est évident que Rous- seau s'applique à faire une distinction entre l'intérêt du peuple qui doit subsister à travers les temps, et les individus isolés ou les générations d'individus dont au- cun ne peut prétendre au droit de parler une fois pour toute au nom du peuple. Quand il dit (II, 3, 6) que la volonté générale ne se trompe pas, il s'appuie sur le
' Cf. Challaie, Le syndicalisme révolutionnaire (Revue de métaphysi- que et de morale, 1907). Guy Grand, Le procès de la Démocratie, ib. 1910.
' Rapporté par Dussaulx, De mes rapports avec J. J. Rousseau, Paris, '798, page 102.
ROUSSEAU ET LE XIX' SIECLE
97
fait que ni le peuple ni la société ne peuvent désirer leur propre dissolution, quelles que soient les illusions des individus et des générations pris isolément. Mais d'autre part la volonté générale se manifeste dans les cas particuliers par l'intermédiaire des individus et des générations isolés, et c'est là justement que le problème se pose.
Que ce problème puisse se résoudre ou non, Rous- seau a raison de dire que la foi en la vitalité et en la volonté de vivre du peuple, est la base tacite de toute politique et de tous les arguments politiques ^ Et Rousseau avait pleinement conscience de ce fait que la vie politique ne peut à aucune époque recommencer pleinement. Il insiste expressément sur ce que le passé et les conditions d'existence d'un peuple doivent décider sa constitution. Aussi se refusa-t-il aux naïves de- mandes de plusieurs pays (Pologne, Corse) de leur faire une constitution. S'il avait passé dix ans dans leur pays, répondit-il, il aurait pu peut-être en écrire l'histoire, mais même dans ce cas il n'aurait pu lui faire une constitution*. Rousseau n'est donc pas dé- pourvu de sens historique comme on l'a souvent dit. Il n'isole ni l'individu ni la génération particulière de leurs relations historiques. A ce point de vue, il peut être considéré comme le devancier de la conscience historique, dont le XIX^ siècle a été si fier. Le zèle avec lequel, au cours du XIX^ siècle, les différents pays de l'Europe ont fabriqué de nouvelles constitutions en une
* Cf. l'excellente discussion sur la Démocratie, dans le Bulletin de la Société française de philosophie, VII (21 déc. 1906). Ce fut en grande partie une discussion sur Rousseau.
- Voir mon livre sur Rousseau et sa philosophie, trad. allemande, 3' édit. page go.
gS ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
étrange opposition avec «la conscience historique», a d'avance été critiqué par Rousseau. Autant il s'éloi- gnait des Encyclopédistes quand ils prétendaient qu'une culture donnée peut être transférée sans façon d'un peuple à un autre peuple, autant il était peu disposé à croire qu'un peuple pût tenir d'un autre peuple sa constitution. Dans le cours du XIX^ siècle, sa doctrine du rapport entre la civilisation et la nature a été con- firmée par une suite d'expériences fatales.
Harald Hoffding ^
> Traduit du danois par 3/"" Dauielle Plan.
ROUSSEAU ET LE MOUVEMENT PHILOSOPHIQUE ET PÉDAGO- GIQUE EN ALLEMAGNE
L serait téméraire de vouloir faire ressortir ^^ dans quelques pages l'immense influence '■M de Rousseau sur l'ensemble du mouve- ment philosophique et pédagogique en Allemagne. Cela dépasse les limites d'un article et Je dirai même les forces d'un seul auteur. Nous nous proposons un but plus modeste, mais non pas pour cela plus facile. Nous voudrions indiquer, dans la me- sure du possible, jusqu'à quel point le Rousseauisme a fécondé la renaissance de la philosophie et de la pé- dagogie en Allemagne et favorisé, par là même, la réa- lisation d'un idéal de vie supérieure.
Quelle est la quintessence du Rousseauisme ou plu- tôt : quelle est l'intuition fondamentale de Rousseau ? En nous appuyant sur les résultats d'un travail anté- rieur et sans prétendre être en possession de la seule interprétation authentique de l'œuvre de Rousseau, nous croyons répondre à cette question en disant que le vrai bonheur du genre humain consiste, selon Rous- seau, dans l'enrichissement intérieur de la vie. Il est vrai que cette intuition a été vécue et même exprimée
100 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
par d'autres réformateurs avant Rousseau. Elle a été exprimée avec la plus grande puissance dans le Ser- mon swr la Montagne. Mais le grand mérite du ci- toyen de Genève est qu'il a proclamé cette vérité dans un moment où l'humanité en avait grandement besoin, à une époque oii l'insincérité s'emparait de plus en plus des esprits et où l'extériorisation de la vie prenait des proportions vraiment redoutables.
Or, je crois que c'est grâce à cette découverte que Rousseau est devenu le plus grand promoteur du mou- vement philosophique et pédagogique de l'Allemagne moderne. En Allemagne, on était mieux qu'ailleurs préparé à comprendre Rousseau. Pour s'en convaincre, il suffit de se souvenir que la tendance à rapporter tout à l'existence intérieure a été de tout temps le trait le plus caractéristique de la pensée allemande. Le mot de Meister Eckhart : Dein Wesen stafjipfe nieder ! c'est-à-dire : écrase en toi ton moi mesquin, affranchis- toi de toute animalité ! ce mot peut être appliqué à tous les vrais représentants de la pensée allemande. Ils croient tous que la vérité pure est au-dedans de nous, que les oeuvres extérieures ne sont rien, qu'il n'y a qu'une seule oeuvre véritable — l'œuvre intérieure. Mais il semble qu'au dix-huitième siècle cette manière de voir les choses a subi une sorte d'éclipsé. En Allema- gne, de même que dans les autres pays occidentaux, on était tellement enivré du progrès de la civilisation, qu'on faisait de ce progrès la mesure de toutes choses et que le conventionnel, l'apparence trompeuse et fri- vole, semblait étoulfer toute vie intime. La culture de r (( Aufklârung » paraissait régner en despote.
C'est précisément à cette époque que les livres de
ROUSSEAU EN ALLEMAGNE 10 I
Rousseau sont tombés entre les mains d'un des admi- rateurs les plus résolus de T « Aufklârung » : Kant. On connaît la célèbre page où le philosophe de Kœnigsberg décrit la révolution que Rousseau effectua dans sa con- ception du sens de la vie. Il fut un temps où Kant croyait, avec la plupart de ses contemporains, que la dignité de l'espèce humaine consistait dans le progrès purement intellectuel et où il méprisait le peuple igno- rant. « Rousseau m'a tiré de mon erreur, dit Kant. Je vois combien cette prétendue supériorité est vaine. J'apprends à connaître le véritable prix de l'homme, et je me croirais beaucoup plus inutile que les travailleurs vulgaires si je ne croyais que ce qui donne une valeur à tout le reste des choses, c'est la considération des moyens pour restituer à l'humanité ses droits. »
C'est donc grâce à Rousseau que Kant s'est retrouvé lui-même. Et l'on peut dire que l'influence de Rousseau a été décisive pour tout l'ensemble de l'œuvre de Kant. Non pas que celui-ci se soit contenté de reproduire servilement les doctrines rousseauistes. Il y a souvent des divergences importantes entre les deux penseurs. Kant a corrigé à plusieurs reprises Rousseau. L'accord n'est pas parfait entre les théories historiques, politico- sociales, religieuses et pédagogiques des deux philoso- phes. Non moins grande est la différence entre leurs méthodes. Mais, malgré ces différences, il y a une pa- renté intime entre la pensée de Kant et celle de Rous- seau.
Cette parenté se manifeste d'abord dans la théorie de la connaissance. Rousseau exprime plus d'une fois, dans VEmile, l'aversion qu'il éprouve pour le dogmatisme des « philosophes » et des métaphysiciens. Il se révolte
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contre la prétention des intellectualistes de vouloir saisir Tessence des choses. Des questions telles que : « Le monde est-il éternel ou créé ? Y a-t-il un principe uni- que des choses ? Y en a-t-il deux ou plusieurs ? et quelle est leur nature ? » laissent Rousseau complètement in- différent. Il a horreur des idées générales et abstraites. Le seul moyen de saisir la réalité vivante est, selon Rousseau, de consulter la « lumière intérieure », de rentrer en nous-mêmes. C'est en faisant cela qu'il trouve qu'il n'}^ a pas de réalité indépendante de nous, que notre activité est créatrice de réalité. Nous ne sommes pas purement passifs dans l'usage de nos sens. « Qu'on appelle la force par laquelle notre esprit rapproche et compare les sensations, attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra, dit Rousseau ; toujours est-il vrai qu'elle est en moi et non dans les choses, que c'est moi seul qui la produit, quoique je ne la produise qu'à l'occasion de l'impression que font en moi les objets. »
Ne croirait-on pas entendre Kant ? En quoi consiste en effet la « révolution copernicienne » de Kant ? N'est-ce pas dans l'effort qu'il a fait pour démontrer qu'il n'y a pas d'objet sans sujet, que la connaissance que nous avons de la réalité est conditionnée par la nature intel- lectuelle de l'homme, que pour connaître la réalité nous devons aller du dedans au dehors, bref, que la connais- sance est un acte de l'esprit ? Si oui, alors on devra dire, avec M. Delbos, que c'est «à Rousseau, plus peut- être qu'à Hume, que conviendrait l'expression fameuse, qu'il réveilla Kant de son sommeil dogmatique » — ce réveil ayant eu lieu dans les années 1 762-1 763. C'est surtout de Rousseau que Kant a appris à apprécier à
ROUSSEAU EN ALLEMAGNE I03
la fois la grandeur et les limites de la pensée humaine. Le point de vue copernicien est commun à tous les deux penseurs. L'un et l'autre croient que beaucoup de principes que nous considérons comme objectifs sont en réalité subjectifs, c'est-à-dire, renferment les condi- tions sous lesquelles nous concevons et comprenons l'objet. Il est vrai que nous ne trouvons chez Rousseau ni les « formes de l'intuition», ni les « catégories » dont parle Kant. Mais nous trouvons bien chez lui l'idée de l'activité synthétique de l'esprit, et c'est cela qui est essentiel. Rien de plus faux que de vouloir faire de Kant et de Rousseau de purs subjectivistes. L'autono- mie pour laquelle ils luttent n'est pas l'indépendance du sujet empirique, mais plutôt la spontanéité de l'es- prit. L'apriorisme de Kant et de Rousseau est, en un certain sens, un activisme ; il signifie que la connais- sance est un acte de l'esprit. Kant et Rousseau re- jettent le sensualisme parce que les sensations nous donnent une connaissance purement subjective.
Non moins caractéristique est la lutte de Rousseau et de Kant contre toute connaissance transcendante. Ils croient qu'il est impossible à l'homme de saisir par l'entendement l'essence des choses ou, comme dit Kant, « la chose en soi ». Ils sont convaincus de l'im- possibilité de démontrer par l'entendement l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et la liberté. Ils re- poussent à la fois le scepticisme et le dogmatisme. Ils parlent de l'insuffisance de l'intelligence et se révoltent contre l'orgueil des « philosophes » qui prétendent tout connaître, tout pénétrer. On ne peut s'empêcher de penser à certains passages de la Profession de foi du Vicaire savoyard, quand on lit la pénétrante critique
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que Kant fait des paralogismes de la psychologie ra- tionnelle, des antinomies de la cosmologie rationnelle et de la théologie spéculative, en nous montrant que la première repose sur des sophismes quand elle croit saisir l'essence de l'âme, que la deuxième s'embarrasse dans des contradictions inextricables, quand elle croit expliquer Tessence du monde et qu'enfin la troisième fait des efforts inutiles et vains quand elle essaie de prouver l'existence de Dieu. Mais faut-il conclure de là que Rousseau et Kant soient des adversaires de toute métaphysique ? Nous ne le croyons pas. Ce que Rous- seau combat, c'est la métaphysique ontologique. Il ne renonce pas à toute connaissance de l'absolu, comme le font les agnostiques de la trempe de Spencer. S'il rejette les procédés de l'entendement, c'est parce qu'il croit qu'il vaut mieux consulter sur les choses suprêmes de la vie ce qu'il appelle le « sentiment intérieur ». C'est en appliquant cette méthode qu'il trouve que Dieu, l'immortalité de l'àme et la liberté sont les choses les plus certaines du monde, qu'elles constituent même la base de toute notre vie morale. De même que Rous- seau, Kant n'est pas un adversaire de toute métaphy- sique. L'influence de Rousseau n'est pas sans impor- tance à cet égard. « Je suis convaincu, écrit Kant à Mendelssohn en 1766, que le vrai bonheur permanent du genre humain dépend de la métaphysique, et cela surtout depuis quelque temps, depuis que je crois avoir saisi sa nature et la place qu'elle occupe dans les con- naissances humaines. » De même, il avoue plus tard que ce qui l'a obligé à rejeter le savoir dogmatique, c'est surtout son désir de conserver la foi. Kant n'est donc pas du tout enclin à renoncer au monde des
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noumènes. Ce qu'il veut, c'est plutôt examiner si nous ne pouvons pas avoir une connaissance immédiate in- dépendante de notre raison théorique. Et c'est dans cette recherche que l'influence de Rousseau a été bien- faisante. C'est surtout grâce à Rousseau que Kant a été amené à parler du pj^imat de la raison pratique et à chercher au-dedans de notre cœur le principe de la vraie morale. « A Rousseau Kant dut sans aucun doute, re- marque M. Delbos, d'éprouver plus vivement qu'il fal- lait ressusciter la moralité véritable pour être à même d'en trouver la véritable explication ; il lui dut d'en- trevoir qu'un lien plus solide et plus intime que celui des déductions métaphysiques ordinaires pouvait rat- tacher la conscience humaine aux croyances dont elle réclame le soutien. >>
On fait tort à Kant et à Rousseau quand on inter- prète leur autonomie morale dans un sens subjectiviste. Rien de plus contraire au subjectivisme que « le prin- cipe immédiat de la conscience » de Rousseau ou « l'impératif catégorique » de Kant. Le sentiment dont parle Rousseau est exactement le contraire de ce que nous appelons égoïsme et même « sentimentalisme ». c( Rousseau, dit Renouvier, s'est énergiquement pro- noncé contre l'eudémonisme et contre le système qui fait de l'intérêt ou du plaisir le mobile unique des actes. Il a formulé l'opposition entre h le principe inné de justice et de vertu et le penchant naturel à se pré- férer à tout». Il a rattaché cette opposition à l'exis- tence d'une loi universelle de justice et d'ordre, dont la conscience porte témoignage. Il a enfin expliqué le de- voir par la liberté, établi la responsabilité, subordonné le bonheur et regardé le mal comme l'ouvrage de
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l'homme. Si c'était là la philosophie du sentiment, la doctrine de Kant en serait une aussi. » Dans VEmile, ainsi que dans ses autres écrits, Rousseau s'insurge contre ceux qui rapportent tout à l'intérêt particulier. « La conscience est la voix de l'àme, les passions sont la voix du corps », dit le Vicaire. Les célèbres passages dé la Critique de la liaison pratique^ où Kant caractérise le devoir comme ce qu'il y a de plus divin en nous et où il dit que ce qui nous élève au-dessus des autres êtres, c'est notre faculté de contempler le ciel étoile sur nos têtes et la loi morale au-dedans de nous — ces passages rappellent l'esprit et presque la lettre des pages de VEîîiile où Rousseau chante l'hymne à la conscience et où il célèbre l'homme comme le roi de la terre qu'il habite grâce à sa capacité de contempler l'univers, d'ai- mer et de faire le bien. Il est vrai que Kant parle du mal radical et d'une inclination naturelle vers le mal. Mais on peut, en un certain sens, dire que chez Rous- seau aussi le mal est quelque chose de très réel, qu'il est même inhérent à la nature libre de l'homme. D'autre part, Kant n'hésite pas à dire que c'est l'état de civili- sation qui cause le plus le péché véritable et qui y prédispose. Quoi qu'il en soit. Kant non seulement considère Rousseau comme le Newton de la nature morale de l'homme, mais encore il croit lui-même à la bonté primitive de la nature humaine. La conviction de l'excellence de la personne humaine pénètre toute son œuvre. A cet égard encore, l'influence de Rousseau a été bienfaisante. « L'idée de la dignité de l'homme en tant qu'être doué de personnalité, dit M. Hotîding, idée qui n'abandonna plus Kant à aucune période de son évolution postérieure et qui nous en montre la
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continuité — Kant la doit à l'influence de Rousseau. » La parenté entre les deux penseurs se manifeste aussi dans le domaine pédagogique. Le problème de l'éduca- tion a sans doute préoccupé Kant déjà pendant ses années de préceptorat. Mais c'est surtout après la lec- ture de VEmile qu'il a commencé à exposer ses idées pédagogiques. A partir de 17.62 il revint sans cesse, dans ses écrits et dans ses cours, sur les questions de l'éducation. L'influence de Rousseau est frappante, surtout dans le petit Traité sur l'éducation. Comme Rousseau, Kant croit que le grand secret de l'éduca- tion consiste à développer du dedans toute la perfection que la nature de l'homme comporte. Malgré les restric- tions qu'il apporte aux idées de Rousseau, il croit lui aussi à la supériorité de l'éducation négative, qui se borne à aider le développement spontané des germes qui sont dans l'homme, sur l'éducation positive, qui impose du dehors des manières d'être et d'agir artifi- cielles. « La première éducation, dit Kant, doit être purement négative, c'est-à-dire qu'on ne doit rien ajouter aux précautions qu'a prises la nature, mais se borner à ne pas détruire son œuvre. » Et ailleurs : « Les germes qui sont dans l'homme doivent toujours se développer davantage ; car il n'y a pas dans les dis- positions naturelles de l'homme de principe du mal. La seule cause du mal, c'est qu'on ne ramène pas la nature à des règles : il n'y a dans l'homme de germes que pour le bien. » Non moins caractéristique est le passage suivant des Fragments : « On dit dans la mé- decine que le médecin n'est que le serviteur de la na- ture; il en est de même du moraliste. Ecartez les mau- vaises influences du dehors ; la nature saura trouver
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d'elle-même la voie la meilleure. » De même que Rousseau, Kant insiste sur la ne'cessité d'habituer l'en- fant à s'aider toujours lui-même, à se servir de ses propres forces, à faire soi-même tout ce que Ton veut faire. Avec Rousseau, Kant croit que la tâche princi- pale de l'éducation consiste à exercer les facultés de l'esprit de l'enfant plutôt qu'à lui donner des connais- sances toutes faites. Il faut tirer des enfants eux-mêmes les connaissances qu'ils doivent acquérir. Pour tous les deux, en résumé, le dernier but de l'éducation intellec- tuelle n'est pas de faire de l'enfant un dictionnaire vivant, mais plutôt de former son caractère.
Enfin, l'influence de Rousseau sur Kant est certaine aussi dans le domaine politico-social. Kant s'est efforcé à plusieurs reprises de rectifier les jugements de ses contemporains sur les théories politico-sociales de Rousseau. Il croyait qu'en considérant l'évolution de la pensée de Rousseau, depuis les deux Discours jusqu'à YEmile, on pourrait le mettre en accord avec lui-même et avec la raison. Pour ce qui est des théories politico- sociales de Kant, on peut dire qu'elles présentent, malgré les différences de détail, un caractère profondé- ment rousseauiste. Kant est démocrate, parce qu'il croit que c'est dans une démocratie que l'individu pourra le mieux développer toutes ses facultés et deve- nir une personnalité. A l'exemple de Rousseau, Kant proteste énergiquement contre l'institution et les privi- lèges de la noblesse héréditaire parce que celle-ci en- trave l'égalité naturelle. De même, il repousse le ser- vage parce que celui-ci rend impossible toute véritable vie intérieure. Kant aussi parle d'un contrat social, quoiqu'il ne considère pas celui-ci comme un fait histo-
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rique, mais plutôt comme une idée ou règle de la rai- son, d'après laquelle on peut juger si une loi est juste ou non. Même pour ce qui est du passé et de l'avenir de l'humanité, on peut parler d'une parenté entre Kant et Rousseau. Kant, en effet, admet rh3'pothèse d'un état primitif d'innocence, et quand il dit que le but de l'histoire est la réalisation de la forme parfaite de gouvernement, il ne fait, au fond, qu'exprimer, en termes de politique, l'idéal moral de Rousseau. Inutile enfin d'ajouter que s'il lutte pour la paix perpétuelle, pour la fédération des Etats libres, c'est parce qu'il est persuadé que sans la suppression des armées perma- nentes qui ravalent l'homme à l'état de machine, sans le respect réciproque des droits des Etats entre eux, bref sans la moralisation de la politique, pas de véritable respect de la dignité humaine, pas de vie in- térieure.
Si de Kant nous passons à ses disciples immédiats, nous trouvons que chez eux aussi l'eiibrt vers l'intério- risation se manifeste avec une intensité de plus en plus grande et que l'iniluence de Rousseau à cet égard est incontestable.
Herder, un des plus grands représentants de l'Alle- magne classique, est allé faire ses études à Kœnigsberg au moment même où Kant était en train de lire VE?7iile, la Nouvelle Hélo'ise et le Contrat social. On connaît la célèbre page des Briefe '{tir BefÔr^deriing der Himianitàt (lettre 49) dans laquelle Herder a consacré le sou-
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venir des leçons qu'il entendit entre 1762 et 1764 à Kœnigsberg et oij il nous raconte avec quel enthou- siasme Kant lisait Rousseau. L'enthousiasme du maître gagna bientôt son disciple. A Kœnigsberg, Herder étu- diant commençait et finissait la journée par une lecture de Rousseau. Herder s'est en quelque sorte retrouvé en Rousseau. « C'est moi-même que je veux chercher pour ne plus me perdre, s'écrie le jeune Herder; viens, Rousseau, et sois mon guide. Rousseau est un saint, un prophète ; peu s'en faut que je ne lui adresse des prières. » Il est vrai que Herder n'a pu s'empêcher plus tard de critiquer Rousseau (n'a-t-il pas d'ailleurs fait la même chose, et d'une manière plus sévère, envers Kant ?) ; mais on peut dire qu'il a complété, corrigé et continué Rousseau plutôt qu'il ne l'a réfuté. Herder a toujours été un adversaire convaincu de l'intellectua- lisme de r«Aufklârung)), et il a fait constamment appel au sentiment intérieur comme source de toute véritable connaissance? Hettner n'a pas tout à fait tort de consi- dérer l'humanisme de Herder comme une application du retour à la nature de Rousseau à tout l'ensemble de la vie humaine. Qui sait si Herder, sans l'idée du retour à la nature de Rousseau, aurait été amené à rechercher la nature intime de la poésie, de la religion et de l'histoire, en remontant aux origines de l'existence et de la civilisation ? Et n'y-t-il pas du Rousseauisme dans le parallélisme que Herder établit entre le déve- loppement interne de l'individu et celui de l'humanité? C'est en vrai disciple de Rousseau que Herder consi- dère comme le but véritable de l'éducation le dévelop- pement interne de toutes les facultés de l'individu et qu'il croit que le vrai progrès en histoire consiste dans
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la formation interne de toutes les facultés de la nature humaine ^
Un des plus proches parents de Rousseau parmi les premiers disciples de Kant est, sans aucun doute, /. G. Fichte. De même que Kant, Fichte a lu et admiré Rousseau avec passion. Comme lui il s'est efforcé à plusieurs reprises de rectifier les jugements de ses con- temporains sur les doctrines de Rousseau. Ainsi, il défend Rousseau contre les attaques des empiristes : « L'esprit humain, réveillé par Rousseau, a accompli une œuvre que vous auriez considérée comme la chose la plus impossible du monde, si vous étiez capables d'en saisir l'idée : il s'est mesuré lui-même en entier. » Et ailleurs il répond à ceux qui considéraient l'état de nature de Rousseau comme une chimère : « Pourquoi vous obstinez-vous à chercher nos idées dans le monde réel : l'état de nature aurait dû exister. » Il Justifie le pessimisme de Rousseau en montrant l'abîme qui exis- tait entre l'idéal que Rousseau s'est fait de l'homme et la misère morale et sociale de son temps. L'interpréta- tion que Fichte donne du retour à la nature de Rous- seau me paraît digne d'intérêt, a Quand Rousseau, dit Fichte, parle d'un retour à l'état de nature, il n'entend pas par là dépouiller l'homme de toute culture intel- lectuelle, mais surtout le rendre indépendant des be- soins des sens. » Tout en se rendant compte de la con- fusion qui existe chez Rousseau entre l'état de nature et l'idéal, et tout en s'efforçant de dépasser et de cor- riger Rousseau, Fichte ne considère pas celui-ci comme
1 Pour ce qui est de l'influence de Rousseau sur Gœthe et Schiller, voir notre étude: Gœthe et Schiller continuateurs de Rousseau, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, mai 191 2.
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un décadent, mais plutôt comme un régénérateur. « Rousseau fait la même chose que nous, il s'efforce de faire marcher l'humanité en avant et de favoriser par là même son progrès vers son but le plus élevé. »
En effet, la parenté entre Rousseau et Fichte con- cerne les points essentiels de leurs doctrines. Tous les deux croient fermement à la bonté originelle de Thomme. Fichte va même jusqu'à considérer la foi en l'origine divine de l'homme, la croyance à sa liberté, à la perfectibilité indéfinie et au progrès éternel de notre espèce comme le trait le plus caractéristique du peuple allemand. Il condamne la civilisation purement intel- lectuelle et subordonne l'entendement au sentiment in- térieur.
Dans la théorie de la connaissance, Fichte ne fait qu'a- chever l'œuvre de Kant et de Rousseau quand il carac- térise le moi comme activité pure et quand il s'efforce d'expliquer l'objet par le sujet. L'être, la réalité, est pour Fichte le produit de l'action intérieure. De même que Kant et Rousseau, Fichte rejette le dogmatisme parce que celui-ci se place en dehors du moi et de la conscience et opère sur des concepts formels et vides. Inutile de remarquer que l'activisme de Fichte n'a rien à voir avec le subjectivisme. Le « moi » dont il parle n'est /^ pas du tout l'individu empirique, mais la spiritualité en général, la Ichheit^ la raison éternelle qui est chez tous la même. Et cette raison n'est pas la raison théo- rique, mais la raison pratique. Fichte a réalisé entiè- rement le pjnmat de la raison pratique sur la raison théorique. \y Non moins grande est la parenté entre l'activisme moral de Fichte et celui de Rousseau. « Vivre, c'est
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agir, » dit Rousseau. Et Fichte, de son côté : « Agir ! Agir ! c'est pour cela que nous existons. » Le premier article de foi des deux penseurs est : « Je suis un être capable d'action libre. » Fichte fait même de cette con- viction la base de toute sa philosophie pratique et Ton peut soutenir que Timpératif catégorique de Fichte : <( N'agis jamais contre ta conscience ! » rappelle plus le principe immédiat de la conscience de Rousseau que l'impératif de Kant.
La conception de la vie sociale comme une associa- tion d'êtres libres n'est qu'une conséquence du mora- lisme de Fichte. Puisque l'État se constitue par la volonté générale des citoyens, sa tâche principale doit être de garantir la liberté de chaque individu afin que celui-ci puisse remplir sa plus haute destination sur la terre. C'est pourquoi aussi il pose avec Rousseau et Kant le principe de souveraineté populaire.
L'influence de Rousseau sur Fichte se manifeste aussi, ■>{ jusqu'à un certain point, dans la distinction des cinq périodes de l'histoire de l'humanité dont il est question dans les Grund^uge des gegenwdrtigeii Zeitalters. De même que Rousseau parle d'un état de nature primitif, d'un état de fausse civilisation et d'un état de vraie ci- vilisation, de même on peut réduire les cinq périodes de Fichte à trois périodes principales : la période de l'instinct rationnel, la période du péché complet (la ci- vilisation de l'aAufklârungw) et la période de l'art ra- tionnel. En tout cas, Fichte est d'accord avec Rousseau quand il combat la civilisation purement intellectualiste du dix-huitième siècle et qu'il attend une nouvelle pé- riode qui rendra possible la véritable Kultur. Et je crois que Rousseau n'hésiterait pas à accepter la défi-
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nition suivante de Fichte : « J'entends par Kultur l'exercice de toutes les forces en vue de la pleine liberté, de la pleine indépendance de tout ce qui n'est pas notre moi profond, notre vrai moi intérieur. »
Cette définition de la civilisation est en quelque sorte la clef de la pédagogie de Fichte.
On connaît l'immense importance que Fichte attribue à l'éducation dans ses Discoures à la nation allemande. C'est dans une régénération morale, dans une éduca- tion nouvelle, que Fichte trouve le seul moyen de re- lever sa patrie humiliée à léna, et même de renouveler radicalement l'humanité. Et cette éducation n'est autre que celle préconisée par Pestalozzi. Mais, comme l'a déjà remarqué M. Lévy-Bruhl, si Fichte se réclame de Pestalozzi, c'est de Rousseau surtout qu'il s'inspire.
La pensée pédagogique de Fichte est en effet un aspect de son activisme. La tâche de l'éducation con- siste à développer du dedans les facultés de l'enfant. L'éducation ne peut rien donner à l'enfant qui ne soit, du moins potentiellement, en lui. Chaque progrès in- tellectuel et moral de l'homme doit être le produit du travail intérieur de ses propres facultés, de ses propres sentiments. Le principe fondamental de la pédagogie de Fichte est le principe de l'activité spontanée (Selbst- tâtigkeit). Ici, comme partout, il répète incessam- ment : « Agir, agir ! c'est pour cela que nous existons.» Il ne faut pas remplir la mémoire de l'enfant, en lui inculquant des connaissances toutes faites ; c'est l'acti- vité propre, l'indépendance de l'esprit qu'il s'agit d'ex- citer. La connaissance viendra par surcroît, elle n'est pas le but. Ce que l'éducation doit viser à former ce sont des hommes, des personnalités morales et non
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pas des spécialistes. L'occupation matérielle doit être considérée comme quelque chose d'accessoire ; car, sans le désintéressement intellectuel, pas de désinté- ressement moral. Les travaux manuels sont, d'après Fichte, un des meilleurs moyens pour favoriser le dé- veloppement spontané des facultés de l'enfant. En un certain sens, Fichte complète Rousseau : c'est quand il parle de l'importance de l'éducation pour la collec- tivité. L'éducation doit être organisée de telle façon que chaque individu se sente comme un membre du tout, qu'il apprenne à obéir à ses lois, à travailler pour les buts de la collectivité, et à remplir ses devoirs nationaux et cosmopolites. Pour atteindre ce but, Fichte recommande une sorte d'application sociale des procédés de Rousseau dans V Emile : il exige qu'on tire les enfants de l'atmosphère dégénérée de la société actuelle et qu'on les réunisse dans des instituts spéciaux.
Essayons maintenant de caractériser les idées direc- trices de la pédagogie de Pestaloi^i. Cela va nous aider en même temps à mieux apprécier la doctrine de Fichte et même celle de Rousseau.
C'est un fait incontestable que Pestalozzi s'est inspiré à plusieurs reprises des idées de Rousseau. On connaît le passage du Scîuvanengesang où il décrit la révolution que la lecture de YEmile produisit dans son esprit rê- veur. Les livres de Rousseau ont été lus par Pestalozzi quand il était étudiant à Zurich et au moment même où il commençait à chercher des moyens de tarir la
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source de la misère morale et matérielle dans laquelle se trouvaient alors les différentes classes du peuple. Et il a cru trouver dans les idées de Rousseau un moyen radical. Pestalozzi voit en quelque sorte en Rousseau le Christophe Colomb du monde enfantin. C'est ainsi qu'il écrit en 1826 : « Avant Basedow avait paru Rous- seau, comme une nature supérieure, comme du centre du mouvement de l'ancien et du nouveau monde, en fait d'éducation, saisi tout puissamment de la nature toute puissante, sentant mieux que personne combien ses contemporains étaient éloignés de ce qu'il y a d'é- nergique et d'actif dans la vie physique aussi bien que dans la vie intellectuelle; il brisa avec une force d'Her- cule les chaînes de l'esprit, rendit l'enfant à lui-même, et l'éducation de l'enfant à la nature humaine. »
« La nature fait tout », « l'homme de la nature », (( le chemin de la nature », « le livre de la nature », « conforme à la nature » — voilà les expressions favo- rites de Pestalozzi. La foi dans la bonté originelle de l'homme, dans la dignité humaine constitue, pour ainsi dire, l'âme de l'éducation de Pestalozzi. Il regarde toutes choses du point de vue de l'ennoblissement in- térieur. La vraie éducation consiste, selon Pestalozzi, à développer ce qui est donné dans la nature intime de l'enfant, c'est-à-dire ce qu'il y a de divin en lui. Il con- sidère toute éducation comme fausse qui prétend im- poser du dehors à l'enfant des facultés et des connais- sances. On croirait entendre Julie quand Pestalozzi dit : (( L'éducation est l'art du jardinier sous la surveil- lance duquel fleurissent et croissent des milliers d'ar- bres. Il n'ajoute rien à l'essence de leur croissance ; l'essence de leur croissance se trouve en eux-mêmes. »
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Avec Rousseau, Pestalozzi se révolte contre le système d'éducation qui se contente de donner à l'enfant des connaissances toutes faites, au lieu de le mettre en état de les acquérir lui-même. Ce qu'il faut donner à l'en- fant, ce sont des aptitudes (Fertigkeiten) plutôt que des connaissances. « Pestalozzi, dit un des premiers élèves d'Yverdon (Guimps \ visait plus à développer harmo- nieusement les facultés qu'à les appliquer à l'acquisi- tion de la science positive, à préparer le vase qu'à le remplir. » Pestalozzi n'hésiterait pas à dire avec Rous- seau : f( En sortant de mes mains, mon élève ne sera ni magistrat, ni soldat, ni prêtre, mais il sera avant tout un homme. » « Celui qui n'est pas un homme, c'est- à-dire un homme dont les forces intérieures ne sont pas harmonieusement développées, dit Pestalozzi, celui- là est privé de l'élément essentiel qui lui permettra de remplir sa destination propre. » Et Pestalozzi ne fait que compléter ou continuer Rousseau quand il dit que cette éducation de l'homme intérieur est un droit et un devoir de tous les hommes, même des plus inférieurs. De même, je crois que Pestalozzi ne se met pas en opposition avec Rousseau quand il dit que la famille est le meilleur terrain pour donner une véritable édu- cation à l'enfant. Dans VEniile, dans la Nouvelle Hé- Idise, etc., Rousseau insiste sur la grande importance de la famille pour l'éducation. L'isolement d'Emile est un moyen dont Rousseau s'est servi pour réaliser sa doctrine, mais qu'il ne songe même pas à imposer à chaque éducateur.
Pestalozzi est, de même que Rousseau, un adversaire convaincu de l'intellectualisme. Lui aussi croit qu'il ne faut pas remplir la tête des enfants de mots. Il s'agit
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avant tout de leur donner Toccasion d'acquérir le plus possible d'intuitions expérimentales. De même, il re- jette toute éducation qui se contente de cultiver seule- ment l'intelligence en négligeant ce qui est le plus im- portant — la culture du sentiment et de la volonté. Le chef-d'œuvre de toute véritable éducation est la forma- tion d'un bon cœur. De là aussi la grande importance qu'il attache à l'éducation religieuse et morale. Sur ce point aussi, je crois que Pestalozzi complète Rousseau plutôt qu'il ne le contredit. Car Pestalozzi rejette toute <( religion de tête », tout enseignement du catéchisme dogmatique. La véritable religion est, selon lui, la re- ligion du cœur, et le meilleur moyen de la donner à l'enfant, c'est l'exemple. Et ici encore, c'est la famille qui est le meilleur terrain. C'est par l'analogie des rapports entre père et fils, ainsi qu'entre les autres membres de la famille, que l'enfant peut acquérir la meilleure éducation religieuse.
Nous sommes loin de prétendre que l'accord entre Rousseau et Pestalozzi soit parfait. La doctrine de Pestalozzi est éminemment le fruit de l'expérience personnelle. Mais il n'en est pas moins vrai que Pesta- lozzi a vécu les doctrines de Rousseau. Il n'est pas l'imitateur mais plutôt le continuateur et même le plus grand réalisateur de la pédagogie de Rousseau.
Pestalozzi n'est pas le seul des grands pédagogues de langue allemande qui se soit inspiré de Rousseau. En même temps que Pestalozzi, ou peut-être avant lui, c'est Basedojp, le fondateur du philanthropinisme, qui s'efforça d'appliquer les doctrines de VEmile. Il se- rait sans doute exagéré d'attribuer à la seule influence
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de VEmile la réforme de renseignement en Allemagne au XVIIP siècle. Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'œuvre de Rousseau a éminemment fécondé cette ré- forme. Et Jean-Paul Richter n'a pas tout à fait tort d'appeler Basedow « l'éditeur spirituel et le traducteur de Rousseau en Allemagne ». Basedow a su tirer profit non seulement des idées de Rousseau, mais aussi et surtout de l'impulsion puissante provoquée par VEmile. Malgré les divergences qui existent entre Basedow et Rousseau et en dépit des faiblesses de la réforme phi- lanthropiniste, il faut reconnaître que celle-ci a continué l'œuvre de Rousseau en tant que l'instruction fut su- bordonnée à l'éducation et en tant qu'on s'efforçait d'élever des hommes auxquels rien d'humain ne doit être étranger.
Sal\mann^ un des représentants les plus sympathi- ques du philanthropinisme, a écrit un roman, Konrad Kiefer, qui ne voulait être qu'une adaptation de VEmile aux circonstances de l'Allemagne de son temps. Dans son établissement de Schnepfental, il appliquait pres- que à la lettre les principes de Rousseau. L'influence bienfaisante de Rousseau se manifeste aussi dans son Ameisenbiichlein^ surtout en ce qui concerne l'impor- tance de l'exemple du maître pour l'éducation.
Un autre représentant du philanthropinisme, J.-H. Campe, le gouverneur de Guillaume de Humboldt et l'auteur d'un Robinson allemand, se considérait lui- même comme un fervent disciple de Rousseau.
Un souffle de vrai Rousseauisme pénètre aussi la Lepa?ia, le traité pédagogique du plus grand humoriste de l'Allemagne classique, Jean Paul Fr. Richter. UE-
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mile est, selon Jean Paul, supérieur à tout ce qui a été écrit jusqu'alors sur l'éducation. Cependant Jean Paul n'est pas un admirateur aveugle de Rousseau. Il ne soutient pas que tous les principes de la pédagogie de Rousseau soient justes. C'est plutôt l'ensemble de la doctrine, Vesprit de l'éducation qui anime VEmile, dit Jean Paul, qui a ébranlé et purifté en Europe les établisse- ments scolaires jusqu'aux chambres des enfants, «Dans aucun ouvrage pédagogique précédent l'idéal et l'obser- vation ne se trouvent aussi richement, aussi joliment réunis que dans VEmile. Rousseau est devenu un homme, puis aisément s'est fait enfant, et c'est par là qu'il a sauvé et révélé la nature enfantine. »
La tâche de l'éducation consiste, selon Jean Paul, à favoriser le développement interne de l'homme idéal (Idealmensch) qui est caché dans chaque enfant, et cela doit être fait par un homme qui est devenu lui-même libre. Jean Paul ne rejette l'éducation négative que quand on l'entend mal, c'est-à-dire quand on croit devoir aban- donner l'enfant à lui-même. Mais, en un certain sens, on peut dire que, selon lui aussi, la vraie éducation est purement négative. On ne peut s'empêcher de penser à l'image du « jardinier w dans la Nouvelle Héloïse^ quand Jean Paul écrit : « L'homme idéal arrive ici-bas dans un anthropolithe (homme pétrifié) ; la tâche de l'éduca- tion consiste précisément à écarter l'écorce de pierre de quelques membres, afin que les autres puissent se libérer d'eux-mêmes. » Donc pas de véritable éducation sans la foi dans la bonté originelle de l'homme. De même que les œufs des oiseaux n'ont besoin que de cha- leur, et non pas de nourriture, pour devenir des pous- sins, de même il suffit de procurer à l'enfant une atmo-
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sphère de chaleur et de joie pour qu'il réalise sponta- nément l'homme idéal qui est en lui. Comme Rousseau, Jean Paul veut qu'on endurcisse les enfants, et cela non pas en vue d'un prolongement de la vie, mais pour rendre le corps vigoureux en sorte qu'il puisse obéir à l'esprit. Inutile enfin d'ajouter que l'éducation intellec- tuelle ne consiste pas, selon Jean Paul, à donner des connaissances toutes faites, mais à exercer les facultés de l'enfant et surtout à former le cœur de l'homme inté- rieur. De là la grande importance qu'il attache à l'édu- cation religieuse.
Herbart, que ses disciples considèrent comme le fondateur de la » pédagogie scientifique » et que l'on a appelé, non sans raison, le meilleur philosophe parmi les pédagogues, ainsi que le meilleur pédagogue parmi les philosophes, s'est vu obligé de dépasser Rousseau. Et il est probable que Rousseau ne sympathiserait pas beaucoup avec la philosophie, en particulier avec la psychologie franchement intellectualiste de Herbart. Il est même certain que le système d'éducation de Her- bart dépasse en solidité tout ce qui a été écrit jusqu'à lui sur ce sujet. Mais la doctrine pédagogique de Her- bart subsisterait alors même que sa philosophie devien- drait insoutenable. Or, si nous essayons de saisir l'esprit de cette pédagogie, nous trouvons que celle-ci est, dans une certaine mesure, une continuation de la doctrine de Pestalozzi. Non seulement l'idée fondamentale de la pédagogie de Herbart, à savoir que la pédagogie est une psychologie appliquée, se trouve déjà exprimée avec netteté chez Pestalozzi : Herbart avoue lui-même qu'il s'est inspiré à plusieurs reprises du grand rêveur d'Y-
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verdon. Herbart aussi considère comme le but principal de l'éducation le développement interne de l'homme idéal. La grande différence entre les deux pédagogues réside dans l'importance exagérée que Herbart attribue à l'instruction pour réaliser le but suprême de l'éduca- tion — un caractère moralement fort (sittliche Charak- terstdrke). Tandis que Pestalozzi, en vrai disciple de Rousseau, exige qu'on agisse directement sur la volonté et le sentiment de l'enfant, Herbart, au contraire, croit atteindre le même but par la voie de l'entendement. Mais, si on y regarde de près, on voit que Herbart combat surtout l'instruction dépourvue de tout élément éducateur. Il veut que toute instruction contribue à former le caractère : c'est ce qu'il appelle ei^^iehender Unterricht. Ce sont les facultés de l'enfant qu'il s'agit de développer par l'instruction. Lui aussi, il croit que la véritable culture est la culture formelle. De même que Pestalozzi et Rousseau, Herbart attache une grande importance à l'activité propre de l'enfant, quoique la spontanéité ne joue pas chez lui un aussi grand rôle que chez ses grands devanciers. Je ne puis enfin m'em- pêcher de voir une certaine parenté entre la doctrine de la « multiplicité de l'intérêt » de Herbart et la pensée de Rousseau d'après laquelle il s'agit avant tout d'é- veiller chez l'enfant le goût et l'intérêt pour les sciences, de lui montrer comment il doit les étudier dès que ce goût sera plus développé.
La grande influence que Guillaume de Humboldt a exercée sur l'enseignement primaire, secondaire et uni- versitaire en Allemagne nous oblige à dire quelques mots sur sa parenté avec Rousseau. Disciple de Campe
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et grand admirateur de la Révolution française, G. de Humboldt n'a pu s'empêcher, pendant son séjour à Pa- ris, de faire un pèlerinage au tombeau de Rousseau à Er- menonville. De même que Rousseau, Humboldt attache une grande importance à l'éducation de l'individu. L'éducation doit tendre surtout à développer harmo- nieusement les facultés de l'individu, à faire de lui une véritable personnalité, un caractère ferme. On peut dire que Humboldt étend la conception de l'éducation néga- tive de Rousseau à l'Etat. De même que le but de l'é- ducation individuelle est de former l'homme intérieur, de même l'Etat doit avant tout favoriser la culture in- térieure des citoyens, plutôt que les succès matériels et extérieurs. Rien donc d'étonnant si Humboldt a eu une grande admiration pour Pestalozzi et s'il s'est efforcé, avec le baron de Stein, d'introduire en Prusse son système d'éducation.
Nous ne pouvons terminer ce travail sans indiquer, au moins brièvement, la continuité de l'influence rous- seauiste parmi les autres représentants du mouvement philosophique en Allemagne.
Ce qui est d'abord certain, c'est que l'un des traits les plus caractéristiques du Rousseauisme, la conception de la connaissance comme une activité de l'esprit, est commun à tous les autres continuateurs de Kant en Allemagne.
Hegel, par exemple, caractérise l'absolu comme l'é- volution spontanée de l'esprit. Le processus de l'évolu- tion est, pour Hegel, en quelque sorte, un processus
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d'intériorisation, en d'autres termes, un effort de la nature pour s'élever de l'extériorité pure vers l'intimité de l'esprit. C'est l'esprit qui devient nature pour de- venir un esprit réel et conscient.
Pour Schelling aussi, l'activité de l'esprit est la véri- table créatrice de l'être. La philosophie de la nature est, selon lui, l'histoire de l'esprit qui se fait, ou bien, comme il dit ailleurs, la nature est l'odyssée dans la- quelle l'esprit, après plusieurs égarements, en dormant, retrouve sa patrie, c'est-à-dire se retrouve lui-même.
De même, Schleiei^macher considère le moi comme une puissance créatrice de réalité : le moi ne fait que refléter sa nature dans la conception qu'il se fait du monde. « L'esprit est pour moi, dit-il, le premier et l'unique, car ce que je connais comme monde, est sa plus belle œuvre, son propre miroir. »
Quant à Schopenhauet^ le titre même de son ouvrage : Le monde comme l'olonté et représentation, indique la grande importance qu'il attache à l'activité de l'esprit pour la connaissance. C'est après avoir conçu la volonté comme l'essence de l'esprit humain, qu'il parvient à connaître le monde comme volonté. La connaissance de notre moi est, pour Schopenhauer, la clef pour la connaissance de la nature intime des choses. L'objet est identique à l'image que le « sujet », c'est-à-dire l'es- prit humain se fait de lui. C'est en ce sens que « le monde est ma représentation. »
Cependant, la conception de la connaissance comme une activité de l'esprit n'est pas le seul signe de pa- renté entre ces kantiens et Rousseau. L'influence di- recte ou indirecte de Rousseau se manifeste aussi sur d'autres points.
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Ainsi, je ne pense pas exagérer en disant qu'il y a chez Schelling une sorte de réminiscence du retour à la nature de Rousseau. M. Boutroux parle quelque part d'une dialectique de Rousseau : thèse — état de nature ; antithèse — état de civilisation, décadence; synthèse — état de régénération. « Guidée à l'origine par la na- ture, par l'instinct, principe de vie — c'est ainsi que M. Boutroux interprète la dialectique de Rousseau — rhumanité avait péché, en mangeant le fruit de l'arbre de la science, de l'intelligence orgueilleuse qui se croit souveraine. Désormais elle était vouée à la mort si elle ne se convertissait et ne rentrait dans la voie de la na- ture. Rétablir en toutes choses la primauté du senti- ment, de l'intuition, de la perception immédiate, et régler sur ce principe l'usage de l'intelligence, là était le salut. » Or il me semble qu'il y a quelque chose de cette dialectique dans la philosophie de l'histoire de Schelling, quand celui-ci parle d'un état primitif de l'humanité (Ui^volk), où les choses se trouvaient dans un état parfait de réciprocité ; de même quand il con- çoit l'évolution de l'humanité et du monde, non pas comme un progrès purement extérieur, mais plutôt comme « un retour au point d'où chacun est sorti, c'est-à-dire à l'identité intime avec l'absolu, w
Hegel aussi a lu et admiré Rousseau passionnément pendant sa jeunesse. « Rousseau, Schiller et Fichte le remplissent de la volonté de travailler à un nouvel ordre de la société, qui repose sur la conscience de la dignité, de la bonté et de la puissance créatrice de l'humanité.» (Dilthey). Luther, Rousseau et Kant : Hegel voj'-ait dans ces trois noms les étapes de l'histoire moderne. Il con- sidérait Spinoza, Shaftesbury, Rousseau et Kant comme
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les penseurs qui ont tiré de leur propre cœur Tidée de la moralité. Plus tard, Hegel considère Rousseau comme le premier penseur moderne qui ait posé le principe : « L'homme est volonté, et il n'est libre qu'en tant qu'il veut ce que sa volonté est. «Il est vrai qu'il y a des divergences profondes entre le panlogisme ri- gide de Hegel et l'antiintellectualisme de Rousseau, de même qu'entre leurs théories sociales et politiques. Hegel a d'ailleurs, plus tard, critiqué sévèrement Rous- seau. Mais cela ne doit pas nous empêcher de constater la parenté qui existe entre leurs dialectiques. C'est ainsi qu'en 1794 Hegel parle d'un état primitif des choses, où il existait unité parfaite entre la nature et la conscience, que cette harmonie a été ensuite abolie et que le vrai progrès consiste dans un rétablissement de cette unité. Non moins intéressant me paraît l'effort de Hegel, dans sa Philosophie de l'histoij^e pour démontrer comment l'infini se transforme en fini, comment le fini contient dans l'homme pécheur la complète négation de l'infini, et comment le processus de l'histoire consiste précisément dans un retour du fini dans l'infini.
L'antipode de Hegel, Schopenhauer^ est à la fois un admirateur et un adversaire de Rousseau. Rien de plus antipathique pour Schopenhauer que la foi de Rous- seau dans la bonté originelle de l'homme. Contraire- ment à Rousseau, il voit dans l'égoïsme le ressort de toutes les actions de l'homme. Mais d'un autre côté, lorsqu'il s'agit de fonder la morale de la pitié, il n'hé- site pas à s'appuyer sur Rousseau et à l'appeler « le plus grand connaisseur du cœur humain qui ne puisait pas sa sagesse dans les livres mais dans la vie », le «disciple de la nature, auquel elle a donné la faculté de
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faire la morale sans être ennuyeux parce qu'il atteignait la vérité et touchait le cœur. » Et je crois que Telfort vers l'intériorisation de la vie est, malgré les apparences, incontestable chez Schopenhauer aussi. Sa théorie de la négation de la volonté renferme quelque chose de plus profond qu'on ne le croit d'habitude. Autrement, l'admiration de Tolstoï, ce fervent disciple de Rousseau, pour Schopenhauer serait inexplicable. Pour compren- dre ce que Schopenhauer entend par négation de la vo- lonté, il faut considérer ce qu'il entend par alTirmation de la volonté. Affirmer la volonté, signifie pour lui être esclave du corps, rapporter tout aux besoins de notre moi mesquin, ne pas voir le principe d'individuation, bref agir en égoïste. Au contraire, la négation de la volonté consiste précisément à savoir être maître des besoins du corps, surmonter en nous l'égoïsme, recon- naître l'identité métaphysique de tous les êtres, en un mot trouver dans la sainteté, dans la vie intérieure, le vrai bonheur.
Nous devons renoncer ici à faire ressortir ce qu'il y a de Rousseauisme chez les autres représentants du mouvement philosophique et pédagogique en Alle- magne. Qu'il nous soit permis de terminer par un coup d'œil rapide sur les tendances du temps présent.
L'Allemagne, de même que tous les autres pays civi- lisés, traverse actuellement une grave crise morale. Malgré l'immense progrès de la civilisation, ou plutôt à cause de ce progrès même, un vide intérieur tour- mente de plus en plus les âmes. Tout le monde est à
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la recherche d'un équilibre stable. Nous n'avons pas ici à examiner l'efficacité des moyens qu'on nous pro- pose. Nous constaterons seulement qu'il}' a une grande part de Rousseauisme dans tous ces efforts de renais- sance.
En philosophie, par exemple, la lutte contre l'omni- potence de la science, contre l'intellectualisme, contre le mécanisme biologique et psychologique, contre le subjectivisme, contre le déterminisme, bref contre le naturalisme sous toutes ses formes. Nous avons essayé d'indiquer ailleurs jusqu'à quel point les efforts d'un Nietzsche et d'un Encken, le lauréat du prix Nobel de 1908, présentent une illustration de ces tendances et méritent, par conséquent, d'être considérés comme une importante continuation de l'œuvre de Rousseau.
Dans le domaine religieux aussi, on peut parler d'un Rousseauisme. Qu'il nous suffise de rappeler les efforts des théologiens éminents, tels que Harnack et Trœltsch, pour tirer le christianisme de l'état d'engourdissement ecclésiastique, pour remplacer la lettre par l'esprit, l'autorité absolue de l'Eglise par une intériorité, la- quelle doit se constituer librement et individuellement en s'appuyant sur l'esprit et la tradition.
Ai-je besoin de montrer jusqu'à quel point l'immense progrès du mouvement démocratique en Allemagne présente une réalisation des théories sociales et politi- ques de Rousseau ?
Enfin, le besoin d'un retour à la nature se manifeste d'une manière éclatante dans le mouv en\Qnx pédagogique de l'Allemagne contemporaine. Il est impossible de ne pas penser à Rousseau quand on lit les protestations et les projets de réforme d'hommes tels que le D"^ Lietz,
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Bertold Otto, Wyneken, E. Haufe, A. von Waldberg, P. Gûssfeldt, A. Kalthoff, A. Bonus, Ludwig Gurlitt et même Paul Natorp, Fr. Paulsen, Wilhelm Rein, Rudolf Lehmann et Wilhelm Munch. Malgré les différences qui existent entre ces représentants du mouvement pédago- gique actuel en Allemagne, tous sont animés du désir d'écarter tout ce qu'il y a d'artificiel, de faux, de routi- nier, bref d'antinaturel dans le système actuel d'éduca- tion. C'est ce qu'on peut dire de la lutte contre l'idolâtrie de la culture intellectuelle, contre l'enseignement pure- ment passif et reproductif, contre l'éducation positive, contre la spécialisation, contre les punitions et les ré- compenses, contre les examens, contre l'enseignement religieux, contre la distinction de classes sociales en matière d'éducation, etc. Ce qu'on veut, c'est former des personnalités fortes, libres, simples, capables de supporter et de surmonter les obstacles du dehors et de s'élever à une vie intérieurement riche. Ils proposent, par conséquent, qu'on respecte l'enfance dans l'enfant, qu'on tienne compte de l'individualité de l'enfant, qu'on introduise les travaux manuels et en général qu'on donne à l'enfant l'occasion d'agir physiquement et mo- ralement, en un mot que l'école d'instruction soit rem- placée par l'école d'éducation.
On voit que l'influence de Rousseau en Allemagne est loin d'être terminée. On peut même dire que le mouvement de renaissance qui se manifeste actuelle- ment dans tous les domaines de la vie, est en même temps une renaissance du Rousseauisme. Cependant,
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nous ne voulons pas anticiper sur l'avenir. Personne ne peut dire, dès à présent, où ce mouvement aboutira. Ce que M. Bergson dit de la vie en général s'applique aussi à la pensée humaine : « devant l'évolution de la vie, les portes de l'avenir restent grandes ouvertes. » Mais nous croyons que ce qui précède nous permet de conclure que l'influence de Rousseau a été, jusqu'ici, éminemment bienfaisante pour les efforts d'ennoblisse- ment intérieur de la vie en Allemagne. Rien donc de plus injuste que de vouloir identifier le Rousseauisme avec l'anarchisme, le subjec tivisme, le sentimentalisme, etc., comme le font les détracteurs intransigeants, farou- ches et aveugles du citoyen de Genève.
I. Benrubi.
J. J. ROUSSEAU EN ANGLETERRE AU XIX' SIÈCLE
ANS ses Refîections on the Révolution in France (i 790), Burke, tout en appelant Rousseau un « excentrique observateur de la nature hu- maine n. n'avait pas essayé de lui refuser la pénétration. Il parlait de lui sans sympathie, comme d'un individu qui, pour le plaisir de jouer de cet amour du merveilleux qui est inhérent à Thomme, souhaitait des circonstances extraordinaires « suscitant des coups nouveaux et imprévus en politique et en morale. » Mais un reproche de légèreté était le pire qu'il fît au philosophe genevois, qui. prétendait-il, avait lancé des paradoxes politiques et sociaux comme un narrateur, désireux d'exciter l'attention d'auditeurs oisifs, évoqué des géants et des fées pour satisfaire la curiosité de son public. Et Burke a l'indulgence de dire : « Je crois que si Rousseau était encore en vie et dans un de ses moments lucides, il serait indigné de la fureur fana- tique de ses disciples, qui... sont de serviles imitateurs et montrent une foi aveugle jusque dans leur incré- dulité. »
Mais lorsque les événements se furent précipités et que Burke en vint à écrire les phrases flamboyantes de sa fameuse Letter ta a Member ofthe National Assembly
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(1791), rinfluence de Rousseau sur les événements que Burke déplorait si véhémentement s'était beaucoup élargie et approfondie. Il vit que c'était le sang même de Rousseau qui coulait dans les veines des membres de l'Assemblée Nationale de France : « C'est lui qu'ils étudient, écrivait-il , lui qu'ils méditent , lui qu'ils scrutent pendant tout le temps que leur laissent la laborieuse malfaisance de leurs jours et les débauches de leurs nuits. Rousseau est le canon de leur Saintes- Écritures, il est, dans sa vie, leur t3^pe de Polj'clitus, il est leur modèle de perfection. » Burke se sentait obligé de dénoncer, avec son incomparable richesse d'éloquence pittoresque, le caractère dangereux de la fascination qu'exerçait l'auteur des Lettres de la Mon- tagne et des Confessions. Mis face à face avec celui qu'il considérait comme le véritable démolisseur des dieux, comme le destructeur de tout ce qui rendait la vie en Europe digne d'être vécue, il sentit qu'il était de son de- voir de dévoiler le caractère malfaisant des séduisants, des exquis plaidoyers du révolutionnaire de Genève. Il déclara que la venu, telle que Rousseau la présentait n'était pas du tout la vertu, mais «un vice égoïste, flatteur, séducteur, vaniteux, » C'était là, pour les An- glais, une théorie nouvelle qui, il est vrai, avait été parfois timidement mise en avant par certains adver- saires de Rousseau, mais n'avait encore jamais été dé- libérément et logiquement affirmée par un grand maître de l'éloquence anglaise. Burke parlait non seulement avec l'immense prestige que lui donnait sa situation, mais comme un homme qui avait subi le charme per- sonnel de Rousseau et qui l'avait étudié de son vivant, sans parti pris et même avec sympathie et admiration.
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La grave censure du philosophe sortait avec onction des lèvres d'un homme que l'on savait avoir été en communication presque journalière avec celui-ci durant son séjour en Angleterre. La parole de Burke faisait autorité pour une grande partie du public anglais, lors- qu'il déclarait qu'il avait fini par se convaincre que Rousseau « n'avait pas d'autre principe, pour guider son cœur ou son entendement, que la vanité. » Il ne niait pas le charme des écrits de Rousseau, ni ne pré- tendait déprécier son incomparable talent, mais il le déclarait un détraqué et un excentrique, qui mettait sa gloire à présenter sous un jour brillant des vices obscurs et vulgaires. Il appelait les Confessions — sur lesquelles le monde britannique s'était penché avec des transports d'adulation émue, — l'histoire « d'une vie qu'avec un geste de défi sauvage Rousseau jette à la face de son Créateur. » Dans sa violence, Burke allait jusqu'à parler de Rousseau comme d'un homme qui, de son propre aveu, ne possédait pas une seule vertu.
Il est hors de doute que cette diatribe, placée bien en évidence, par le premier des orateurs anglais, dans un ouvrage que lurent tous les hommes instruits de la Grande-Bretagne, sapa la réputation de Rousseau parmi nos concitoyens et amena la chute graduelle de sa renommée en Angleterre pendant tout le cours du XIX^ siècle.
L'attaque contre Rousseau que contiennent certaines pages fulminantes de la Letter to a Member of the Na- tional Assembly est outrée et injuste. Nous la lisons maintenant avec une certaine indignation tempérée par un certain amusement. Elle aurait dû être affaiblie par la manière ridicule dont Burke parlait de la France et
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des Français, en qui il ne voyait guère qu'un ramassis furieux de maîtres de danse, de maîtres de violon et de valets de chambre. Mais il y avait en Angleterre, grâce à la réaction de terreur causée par la Révolution française, bien des gens qui n'étaient que trop disposés à accepter ce grossier travestissement de la réalité. Et Burke, avec son talent de parole et la connaissance qu'il avait de ses compatriotes, savait comment Jouer de leurs inquiétudes et de leurs ignorances. Il avait, en tous cas, le don des affirmations tranchantes, et quand il déclarait solennellement, comme poussé malgré lui par une conviction intime, que les écrits de Rousseau menaient directement à la honte et au mal, en théorie et en pra- tique, il y avait des milliers de gens qui n'étaient que trop prêts à croire à ses prophéties.
Nous pouvons noter aussi que Burke est le premier critique anglais de quelque valeur qui ait émis l'idée que l'exquis art littéraire de Rousseau avait ses limites. Ses remarques valent la peine d'être citées tout au long, parce qu'elles renferment le germe de l'attitude d'esprit des Anglais à l'égard de Rousseau pendant tout le XIX* siècle :
« Je me suis souvent demandé comment il se fait que Rousseau soit tellement plus admiré et plus suivi sur le continent que chez nous. Cette extraordinaire défé- rence tient peut-être en partie à quelque secret charme de langage. Certainement nous remarquons, et jusqu'à un certain degré nous sentons, chez cet écrivain, un style plein de feu, de vie et d'enthousiasme, en même temps que nous le trouvons lâche, diffus, et d'une com- position qui pèche contre le vrai bon goût en ce que toutes les parties d'un morceau sont assez également
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travaillées et développées, sans choix suffisant, et sans subordination des unes aux autres. Il est généralement trop tendu, et sa manière est peu variée. Nous ne pou- vons faire fond sur aucun de ses ouvrages, quoiqu'ils contiennent des observations qui parfois dénotent une connaissance assez pénétrante de la nature humaine. »
Les attaques de Burke contre leur idole ne furent pas acceptées tranquillement par les whigs et par l'aile radicale de ce parti, qui contenait la plupart des intel- lectuels du temps. On constata que Burke s'exprimait avec une violence excessive et que son émotion était causée en bonne partie par des craintes politiques que ne partageaient pas les plus éclairés de ses concitoyens. On démontra facilement que l'opposition faite à Rous- seau par le grand orateur était fondée sur la prédilec- tion de celui-ci pour le régime aristocratique, sur sa crainte des innovations, sur son horreur pour la poli- tique abstraite, plutôt que sur un examen sérieux et philosophique de l'œuvre de Rousseau. Son réquisi- toire suscita bien des répliques indignées, dont la plus forte fut celle de Sir James Mackintosh dans ses fa- meuses Vindiciae Gallicae. Avec moins d'éloquence que Burke, mais avec plus de savoir, Mackintosh niait que Rousseau fût responsable des excès de la Révolution, et émettait l'idée que le Contrat social n'était guère fa- milier à Burke. Le défenseur de Rousseau lui donnait une place dans l'immortelle phalange des sages « qui ont délivré et émancipé l'esprit humain », et lui assu- rait la gloire éternelle à côté de Locke et de Franklin.
Tout ce qui était généreux, tout ce qui était enthou- siaste dans l'opinion publique anglaise prenait encore le parti de Rousseau ; mais l'attaque en règle d'un
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homme aussi universellement considéré que Burke fut la cause de défections toujours plus nombreuses. Au début cependant, celles-ci ne se produisirent que parmi les membres les plus timorés et les moins intellectuels de la communauté. Burke avait attaqué en Rousseau le politicien et le moraliste, mais, bien qu'il fût évident qu'il n'avait pas davantage de S3aiipathie pour lui comme auteur d'ouvrages d'imagination, sa diatribe ne réussit guère, au début, à affaiblir le charme qu'exer- çaient les écrits sentimentaux et purement littéraires de Rousseau. Rien ne montrait, en 1800, que la Nou- velle Héloise eût perdu son attrait magique pour ses lecteurs anglais, bien qu'on puisse douter qu'ils fussent aussi nombreux alors qu'ils l'avaient été vingt ans plus tôt. Ce fameux roman avait été, en Angleterre, le pré- curseur direct de l'école des romanciers romantico-sen- timentaux. Mais cela nous ferait remonter trop haut d'examiner en détail son influence sur Holcroft, dont le Hugh Trevor date de 1797 ; sur le Hermsprong de Bage (1796); sur M'"^ Inchbold, dans son Nature and Art (1796), et sur Charlotte Smith. Mais il faut se rappeler que ces romanciers populaires ont vécu assez avant dans le XIX** siècle et que, longtemps après le début de notre ère littéraire, on lisait encore beaucoup leurs ro- mans, qui étaient chaudement approuvés par des pen- seurs avancés. En outre nous avons en William Godwin (i 756-1 836), que l'on appelait autrefois l'Immortel God- win, le plus parfait exemple qu'offre la littérature an- glaise d'un romancier suscité et soutenu par sa dévo- tion aux principes de Rousseau. Son Caleb Williams (1794) compte encore parmi les petits classiques an- glais, et son Fleetjpood (1804) nous montre un roman
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à la Rousseau écrit encore au XIX'^ siècle. Mais avec ces noms se termine, en fait, la liste des romanciers di- rectement inspirés par la Nouvelle Hélo'ise et, à un beaucoup moindre degré, par VEmile. La venue de Walter Scott leur porta le coup de grâce.
L'admiration excessive des Anglais pour les œuvres d'imagination de Rousseau commençait déjà à baisser, ou plutôt à se démoder. Le Diary of a Lover of Li- terature, ce remarquable ouvrage de Thomas Green (1769-1825), nous permet de nous faire une idée des opinions de la critique pendant les premières années du XIX^ siècle. Il parut en 1810, mais il reflète les senti- ments d'une époque légèrement plus ancienne. Les vues qu'il représente sont celles d'un penseur indépen- dant et de transition, étranger à toutes les coteries littéraires, et qui lisait beaucoup dans son ermitage d'Ipsvi^ich ; on y retrouve la manière de penser de l'Anglais moyen, instruit, des années 1795 à i8o5. Nous y voyons qu'il y avait dans ce temps-là, en Angleterre, des gens cultivés qui n'hésitaient pas à déclarer formel- lement que Rousseau était a sans exception le plus grand génie et le plus admirable écrivain qui eût jamais vécu ». C'est là une manière de voir que le sage Green ne saurait partager ; mais il fait une très curieuse con- fession qui jette une vive lumière sur les opinions de la meilleure partie du public anglais en 1800. Son Lover of Literature dit de Rousseau : « C'est un homme qui m'a jeté alternativement dans les plus vio- lents transports de délices et de dégoût, d'admiration et de mépris, d'indignation et de pitié ». Il montre avec beaucoup de pénétration les conditions particulières de la « sensibilité détraquée » de Rousseau, et dit que sa
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colère contre ceux qui font le mal brûle « comme un feu consumant ». L'analyse que fait Green du génie de Rousseau est fine et ardente, mais cela ne l'empêche pas de voir des taches dans le soleil — et c'est ainsi que, dès le début du nouveau siècle, nous trouvons à côté d'une critique hautement élogieuse les vagues commencements d'une désapprobation naissante.
Il faut bien noter que les premières objections for- mulées par des Anglais contre l'influence de Rousseau portaient sur ses idées politiques. Elles visaient non pas la Nouvelle Héloïse, ou VEmile, ou les Confessiojis^ mais le Contrat social. En s'appuyant sur ce livre on se prévalait du nom de Rousseau pour justifier les horreurs de la Révolution française, les jacqueries, les massacres de septembre. Les gens sérieux, dont Burke avait autrefois éveillé les soupçons, se persuadaient de plus en plus que c'était la doctrine de Rousseau qui avait mené Louis XVI à l'échafaud. L'ouvrage lui- même n'avait jamais eu beaucoup de lecteurs en An- gleterre, mais il avait sa légende. Il était censé avoir servi à consacrer les violences de la Révolution, et les Anglais commençaient à s'écarter avec horreur d'un nom ainsi taché de sang. Cette opinion fut exposée d'une manière frappante dans le premier numéro de la Revue d'Edimbourg., où Jeffrey, dans un article sur le livre de Monnier : De l'injluence attribuée aux philoso- phes, mettait, avec une onctueuse gravité, ses lecteurs en garde contre les « orgueilleuses et audacieuses maximes » de Rousseau, qui avaient une tendance na- turelle à être dangereuses. Les idées du Contrat social étaient représentées par le critique whig comme ébran- lant les fondements du devoir civique et comme ensei-
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gnant aux sujets de tout gouvernement établi qu'ils étaient des esclaves, et qu'il dépendait d'eux de s'af- franchir. Quelle que fût en 1802 l'influence de Rous- seau — et elle était sur son déclin — la Revue d'Edifn- bourg la déclarait avec solennité « indiscutablement pernicieuse. »
Quant aux politiciens anglais du type tory, ils re- gardaient maintenant Rousseau avec une méfiance croissante. Ils recherchaient les causes premières des événements contemporains, et c'est Rousseau qu'ils trouvaient au bout de leurs investigations. Ils lui en voulaient d'autant plus qu'ils étaient encore sous le charme de son style et de sa sensibilité. On commen- çait à le regarder avec plus de sévérité que d'autres philosophes plus nettement révolutionnaires, Condor- cet par exemple, comme étant plus présomptueux et moins logique, plus « imprévoyant », pour employer l'expression d'un de ses premiers critiques anglais. En Angleterre, le renversement de la monarchie n'avait que peu de partisans, et les écrits politiques du terri- ble incendiaire ne pouvaient trouver bon accueil que dans les pays où l'on désirait croire que les rois allaient dégringoler de leurs trônes. Ces idées-là avaient pu plaire avant que la grande Révolution eût fait son œu- vre en France ; mais l'Angleterre, secouée un moment d'espérances don-quichotiques, avait pris une autre route, vers laquelle Rousseau ne l'avait pas dirigée et où il ne pourrait jamais l'accompagner. Il apparaissait comme un démagogue et un perturbateur de la paix publique, comme un apôtre de bouleversements, de cri- ses et d'agitation. En Angleterre, tout le monde, ou presque, était las de ces idées et soupirait après une dé-
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tente, et son prestige commençait à baisser. Nous cons- tatons donc que c'est indiscutablement au point de vue politique que se manifesta la première opposition à Rousseau.
Le caractère personnel du philosophe genevois était encore peu connu. Il fut révélé, sous certains aspects peu favorables, par diverses collections de mémoires qui commençaient à voir le jour. Ceux de Marmontel, pa- rus en i8o5, trouvèrent beaucoup de lecteurs en Angle- terre, et, dans un célèbre article, Jeffre}' les recom- manda à un nombreux public. Les anecdotes qu'ils rapportent, si amusantes et souvent si piquantes, paru- rent au critique écossais et à ses lecteurs britanniques plus fâcheuses pour Rousseau que cela n'avait été l'in- tention de Marmontel, qui, lui, appartenait à une géné- ration antérieure et plus relâchée. A partir de i8o5, il se forma peu à peu, en Angleterre, une conception d'un Rousseau plein de vanité cruelle, implacable, calom- niateur et manquant totalement de cette droiture et de cette franchise brutale dont John Bull se pique avec une intime satisfaction. Mais la splendeur de ses écrits demeurait incontestée. En 1809, la Reime d'Editnbourg disait du Contrat Social : « Il contient de profondes observations et beaucoup de pensées brillantes et éle- vées, à côté, il faut le reconnaître, de beaucoup de cho- ses qui ne sont que de la théorie inapplicable et dou- teuse». On ne lisait pas beaucoup les Confessions, mais le pointilleux Jeffrey n'hésitait pas, en 1806, à les recom- mander comme étant, à certains égards, le plus intéres- sant des livres. Et, en 1807, Capel Lofft déclarait : « Si j'avais cinq millions d'années à passer sur la terre, je lirais Rousseau chaque jour avec un plaisir croissant ».
ROUSSEAU EN ANGLETERRE AU XIX® SIÈCLE 141
Cela nous entraînerait trop loin d'examiner comment la Pantisocratie des jeunes poètes lakistes coïncida avec rinfluence directe de Rousseau. Du reste, ce mouve- ment appartient au XVIIP siècle, puisqu'il était fini en 1794. Mais, en tant qu'il procédait des enseigne- ments de Rousseau, la réaction qui le suivit ne fut pas favorable à des écrits qui semblaient maintenant pres- que odieux aux Lakistes. Wordsworth rompit irrévo- cablement avec Rousseau, à qui n'aurait pas fait grand plaisir ce qu'il dit du Règne Saturnien dans The Excur- sion (achevée en i8ob). Southey s'en voulut très tôt et ne se pardonna jamais d'avoir pu croire que le Millenium viendrait de Genève. Mais le meilleur exemple du revi- rement d'opinion qui suivit les juvéniles extases des poètes lakistes, se trouve peut-être dans les pages de The Friend (1809-10), où Coleridge raille «Rousseau, ce rê- veur de sentimentalités et ce tisseur de toiles d'araignées métaphysiques, fuyant la lumière comme une taupe, mais prêtant l'oreille à tous les chuchotements de l'opinion publique, professeur d'orgueil stoïque dans ses théories, mais victime d'une vanité morbide dans ses sentiments et sa conduite ».
Cependant cette critique ne pouvait être donnée en- core comme l'expression d'un sentiment général de désapprobation. En novembre 1809, la très conserva- trice Quarteî^ly Revieiv parlait, sans l'ombre d'un blâme, de a l'effrayante fidélité » biographique des Con- fessions'^. En 181 2, le même sévère périodique, qui
* J'apprends, grâce à l'obligeance de l'éditeur actuel de la Quarterly Review, que l'auteur de l'article était James Pillans (1778-1864), le ré- formateur pédagogique écossais, le « chétif Pillans » de la satire de Byron dans English Bards and Scottish Reviewers.
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était alors le juge le plus redouté du goût intellectuel britannique, consacrait plusieurs pages à un examen moral de Rousseau, et sa conclusion n'était nullement défavorable. L'auteur de cet article, John Herman Merivale (i 779-1844:, déclarait que les théories morales de Rousseau étaient « aussi inapplicables que le serait un système politique inventé par un homme qui aurait toujours vécu dans un état de sauvage indépendance », et il insinuait, mais sans aigreur, que quelques parties de la Nouvelle Héloïse trahissaient « un certain manque de goût et de sentiment moral ». Il parle des Confessions en termes hésitants, qui font croire qu'il ne les avait pas lues avec grande attention. En somme, jusqu'ici, nous ne trouvons point de différence entre Topinion des An- glais et celle des Français placés dans la même situa- tion. Shelley lui-même, dans ses Proposais for an As- sociation (18 12), blâme la tendance de certains écrits politiques de Rousseau du même ton conventionnel que les critiques continentaux.
Mais un renouveau de faveur, court et restreint quoique splendide, allait se produire, le dernier dont dût jouir en Angleterre la réputation de Rousseau. Il faut remarquer à quel cercle se limita le culte ésotérique de son génie. Ce fut, non pas une explosion d'enthou- siasme national, mais la glorification, par esprit de bravade, d'une puissance qui déclinait déjà; non pas l'expression d'une sympathie générale, mais l'effort d'un groupe de révolutionnaires. Il fut excité, sans doute, par l'attitude des critiques officiels qui affectaient de considérer l'influence de Rousseau comme finie. La Quarterly Revieiv avait dit en i8i3 : « Comme il est probable que nous ne nous retrouverons pas de quel-
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que temps dans la compagnie de cet homme extraordi- naire, nous désirerions prendre congé de lui aimable- ment ». Et bien qu'elle n'ait pas pu garder cette atti- tude digne et qu'elle ait recommencé l'attaque en avril 1814, ce fut là le ton qu'on adopta envers Rousseau, de qui on parla comme d'un homme fini que l'on n'allait pas tarder à oublier.
La publication de la volumineuse Correspondance de Grimm, qui trouva beaucoup de lecteurs en Angleterre, amena les Anglais à parler du caractère et des écrits de Rousseau, et, dans les remarques faites sur lui en i8i3 et 1814, nous constatons que l'enthousiasme à son sujet avait rapidement baissé. Le mépris de toutes les habitudes françaises de penser et de vivre, qui succéda immédiatement à la pénible et lassante période des guerres napoléoniennes, se fait particulièrement sentir dans l'attitude des Anglais envers Rousseau, que l'on considérait comme la source directe de tous les tour- ments révolutionnaires dont avait souffert l'Europe. La Quarterlf Review d'avril 1814 porte sur Rousseau un jugement dont il faut citer ici une partie, car on peut le considérer comme l'acte d'accusation original, le point de départ de l'opinion défavorable qui fut de plus en plus, pendant les cinquante années suivantes, celle des Anglais rassis et conservateurs. Les premières lignes donnent un avertissement nouveau, qui devait aller s'affirmant toujours davantage, tandis que la fin répète un éloge qui, en 18 14, était conventionnel, mais deve- nait déjà plus rare et allait bientôt disparaître :
« Un écrivain qui fait profession d'instruire l'huma- nité est obligé de donner des préceptes de morale. Mais c'est en enflammant les passions et en effaçant la
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ligne de démarcation qui sépare la vertu du vice, que Rousseau entreprend d'enseigner aux Jeunes femmes à être chastes et aux jeunes gens à respecter les lois de l'hospitalité. Conformément à son propre exemple, son héroïne est toujours à parler de la vertu, même au mo- ment où elle en viole le plus gravement les préceptes. Mais dogmatiser, ce n'est pas être innocent. Cepen- dant, malgré tous ses défauts, ce célèbre ouvrage con- tient de nombreux passages d'une éloquence étonnante. Jamais peut-être on n'a dépeint les conflits de l'amour avec des couleurs plus vives et plus séduisantes que dans la lettre écrite par Saint-Preux tandis qu'il erre parmi les rochers de Meillerie».
Malheureusement, on ignore le nom de l'auteur de cet article.
Mais le charme ne devait pas être rompu sans qu'un vigoureux effort ne fût fait pour rendre à Rousseau sa suprématie de jadis. Il vint d'un groupe de brillants écrivains libéraux, qui n'avaient pas accepté le torysme des classes gouvernantes, chérissaient plus que jamais les principes discrédités de la Révolution, et accro- chaient leur attrayante et enthousiaste réforme esthéti- que à l'extase voluptueuse de la Nouvelle Héloise et à la sensiblerie chimérique de V Emile. Déjà dans The Round Table, en 1814, Hazlitt avait recommandé les Con- fessions comme « le plus précieux » de tous les écrits de Rousseau. Il allait maintenant, avec son Libej- Amoris (i823), donner celui de tous les livres de valeur écrits en Angleterre au XIX^ siècle qui reproduirait le plus fidèlement la manière du maître genevois. Deux ans plus tard, après avoir fait une étude approfondie des œuvres de celui-ci, Hazlitt publiait son essai intitulé
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On the character of Rousseau, que n'a surpassé, dont ne s'est même approchée aucune étude sur le grand écri- vain, jusqu'à la monographie de Lord Morley.
Hazliît dénonce le pernicieux effet des attaques de Burke, tout en reconnaissant que celui-ci, en se plaçant à son point de vue de tory, avait le droit d'agir comme il l'avait fait. Il est parfaitement vrai que « le génie de Rousseau avait rasé jusqu'au sol les tours de la Bas- tille » ; mais Hazlitt, révolutionnaire intellectuel, est fier de le proclamer. Il admet cependant que les espé- rances exagérées qu'avaient fait naître des livres tels que le Çoyitrat Social avaient été suivies d'un inévitable désappointement. Toutefois, ce n'était pas la faute de Rousseau, mais celle de ses optimistes et absurdes dis- ciples, si l'Europe, et en particulier l'Angleterre, « ne croyait plus à l'homme social». Les admirateurs exta- siés de ses visions inspirées s'étaient attendus à ce que Rousseau apportât le Millenium, et, dans le désappoin- tement que leur avaient causé les excès de la Révolu- tion française, ils s'étaient retournés avec ingratitude contre le pur rêveur et l'utopiste, qui avait représenté les choses comme elles devraient être, et non pas comme il n'était humainement pas possible qu'elles fussent ja- mais. Hazlitt déclare que tous, ennemis aussi bien qu'a- mis, regardent avec admiration les écrits de Rousseau, comme contenant « le vrai levain révolutionnaire » ; mais qu'il faut beaucoup de perspicacité politique et une rare puissance d'imagination pour se rendre compte qu'à travers un bouleversement et un égarement mo- mentanés ce levain travaille à produire une harmonie finale et une beauté bienfaisante. Au cours de ses écrits,
Hazlitt cite fréquemment Rousseau, et toujours avec
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admiration. Il est le plus éclairé et le plus profond de ses critiques anglais d'autrefois.
Pendant Tété de l'année 1816, les deux jeunes poètes d'Angleterre, ou peut-être d'Europe, qui montraient alors le plus remarquable génie, tirent la connaissance l'un de Tautre et résolurent immédiatement de voyager ensemble. C'est en Suisse qu'ils se rencontrèrent, enivrés de la beauté, nouvelle pour eux, qui les entou- rait. Byron s'installa dans la villa Diodati, près de Ge- nève, et Shelley et lui se plongèrent dans la Nouvelle Héloïse^ à l'ombre du Mont-Blanc. En juin, ils se mi- rent en route pour faire autour du lac une excursion qui se changea en pèlerinage. On peut lire dans les Lettrées de Shelley le récit enthousiaste de la visite des deux poètes à Meillerie. Si, à Lausanne, il s'abstint de cueil- lir de l'acacia et des roses dans le jardin de Gibbon, ce fut « par crainte d'outrager le nom plus grand encore et plus sacré de Rousseau, dont il adorait les impéris- sables créations au point de n'avoir plus de place dans son cœur pour les choses périssables ». Tout en se promenant au bord des rives du Léman enchanté, les deux amis <( lisaient Julie tout le long du jour ». Ils vi- vaient avec les personnages de l'admirable roman dans un perpétuel transport de mélancolie. L'enthousiasme de Byron s'exprima dans les fameuses stances du troi- sième livre de Childe Harold, qui commencent ainsi : « C'est ici que ce sophiste, qui fut son propre bourreau, l'ardent Rousseau...»
Nous trouvons une preuve remarquable du complet déclin que subit plus tard le prestige de Rousseau en Angleterre, dans le fait que l'éditeur des œuvres de Byron, en 1899, s'étonne que Byron et Shelley « non
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seulement aient fait leurs dévotions devant l'autel de Rousseau, mais aient pris plaisir à suivre pieusement la trace des pas de Saint-Preux et de Julie ». Il en est si absolument ébahi qu'il ne peut que s'écrier : « Cha- que époque a ses préférences », Les préférences de la génération de iSqg n'étaient certainement pas pour Rousseau, mais c'est presque dépasser les limites du bon goût que de s'élever, comme le fait cet éditeur de- vant les transports de Byron, contre les « inqualifiables divagations » de Rousseau. Le poète n'en Jugeait pas ainsi lorsque, dans un ravissement de plaisir, il visitait tous les lieux où se déroule la Nouvelle Héloïse. A By- ron, les longues amours de Saint-Preux et de Julie pa- raissaient «infiniment passionnées, et cependant pas impures)), et il proclamait avec feu que leur créateur était le seul prophète de la Beauté Idéale. Les cinq ou six stances dont nous avons parlé plus haut sont si con- nues qu'elles sont devenues banales. Nous ne leur attri- buons plus guère de valeur poétique; nous voyons qu'en tant que vers aucune d'elles n'est bonne et que plusieurs sont nlauvaises. Mais ce passage, dans son ensemble, garde pour nous tout son intérêt. C'est une expression parfaitement logique de l'admiration sans bornes qu'éprouvait Byron pour Rousseau, et en parti- culier pour « la page brûlante, si trouble qu'elle puisse paraître » qui célèbre l'amour dévorant de Julie et de Saint-Preux.
Plus loin, dans le même poème, Byron s'élève à de beaucoup plus grandes hauteurs de style. L'invocation à Clarens, dans le dessin de laquelle on peut nettement distinguer le résultat de ses récents rapports avec Shel- ley, est probablement l'hommage le plus passionné
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qu'un grand écrivain ait jamais rendu à l'œuvre d'un autre :
Toutes choses ici sont siennes, depuis les noirs sapins
Qui sont son ombre, là-haut, et le rugissement
Des torrents auxquels il prête l'oreille, jusqu'aux vignes
A travers lesquelles son vert sentier descend vers le rivage
Où les vagues inclinées viennent à sa rencontre, et Tadorent,
Et baisent ses pieds en murmurant. Et le bois,
Le bouquet de vieux arbres, dont les troncs sont moussus,
Mais dont les feuilles sont fraîches, et jeunes comme la joie, le
bois se dresse où il se dressait. Lui offrant, à lui et aux siens, une solitude peuplée. Une solitude peuplée d'abeilles et d'oiseaux Et de choses aux formes féeriques et aux mille couleurs, Qui l'adorent avec des pensées plus douces que des mots, Et, innocentes, ouvrent leurs ailes joyeuses, Intrépides, et pleines de vie.
C'était là un défi, jeté par le plus puissant poète du temps, et exprimé en termes idolâtres, un défi que ne pouvaient manquer de relever ceux qui s'opposaient, en Angleterre, à l'influence de Rousseau. Et Byron ne s'en tint pas là. Ecrivant, en juillet 1816, à la villa Diodati, son fameux Sonnet to Lake Leman^ il cite en première ligne le nom de Rousseau sur la courte liste des « héritiers de l'Immortalité». C'est son enthousiasme pour la Nou- velle Héloise qui inspira directement son Priso7ier oj Chillon. En 1S17, Byron, conversant avec Stendhal, discutait, pour le repousser, le désir de sa mère de trouver une ressemblance entre lui et Rousseau. Ce qui l'empêchait d'accepter cette idée et de prétendre être une nouvelle incarnation du philosophe, c'était uniquement le quelque chose de trouble qu'il distinguait dans le carac- tère de Rousseau et qui ne s'accordait pas avec le fou- gueux idéal de 1816. 11 préférait qu'on trouvât qu'il ressemblait à <( un vase d'albâtre éclairé par dedans ».
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Mais, toute sa vie, le souvenir de Jean-Jacques le hanta. Il pensait au Ran:{ des vaches en écrivant The Uvo Fos- caris (1821), et à la « pervenche » dans le 14'"^ chant de Don Juan (décembre i823j. Quand Byron mourut à Missolonghi, c'était le plus récent et le plus passionné des admirateurs de Rousseau qui disparaissait.
Le ravissement des deux poètes sentimentaux ne pou- vait pas passer sans soulever de protestation. En 1816 ce fut une autorité en matière de roman, un représen- tant typique, et cependant modéré et sensé, du senti- ment britannique, Walter Scott lui-même, qui éleva la voix contre la sentimentalité des disciples de Rousseau. Parlant du troisième livre de ChildeHarold^ dans la Qiiar- terly Revieiv^ il reproche sévèrement à Byron son éloge exagéré de Rousseau. Il dit que, quant à lui, « il a presque honte d'avouer qu'il n'a jamais pu sentir l'inté- rêt ou découvrir le mérite de la Nouvelle Héloïse^ dont l'ennui n'excuse pas l'immoralité raffinée ». — Il est impossible d'exagérer l'importance de ces paroles de Walter Scott au moment précis où lui-même publiait l'étonnante série de ses propres romans, qui allaient tuer chez ses compatriotes leur goût pour tous les ou- vrages d'imagination du genre de ceux qu'avait écrits Rousseau. Walter Scott repousse tout aussi vivement l'influence politique de Jean-Jacques, et appelle celui-ci le « premier apôtre » de cette Révolution française qu'il condamne énergiquement. « Quant à la niaiserie de Rousseau » sur la question de l'égalité politique « il n'y a, Dieu merci, plus besoin à cette heure de s'y arrê- ter ». C'était là, en vérité, un son de cloche bien diffé- rent des bruyants éloges de Byron et Shelley.
L'apparition, en 1818, dts Mémoires et Co7iversations
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de Madame d'Epinay porta un coup sérieux à une ré- putation déjà bien diminuée. On discuta beaucoup cet ouvrage en Angleterre, et Jeffrey attira l'attention spéciale de ses lecteurs sur les révélations qu'il apportait au su- jet de « l'excentricité de la folie et du vice » de Rousseau. Cela produisit un pénible effet. Les critiques anglais firent ressortir que Jean-Jacques, que Ton avait exalté comme un phénomène d'une beauté morale presque di- vine, semblait, au contraire, avoir réclamé pour « la ré- compense du génie et de l'art d'écrire de belles choses, l'exemption de tout devoir moral ». Jeffre}' excitait l'in- dignation de ses lecteurs contre « l'égoïsme enraciné et répugnant » de Rousseau, et citait avec approbation le mot de Diderot : « Cet homme est un forcené. »
La publication par Madame Necker-de Saussure, en 1820, des Œuvres inédites de Madame de Staël fit en- core baisser « l'égoïste et ingrat » Rousseau dans l'es- time des Anglais. On louait toujours sa a chaleur d'ima- gination », mais on trouvait son style très inférieur à celui de Madame de Staël. La Revue d'Edimbourg pro- clamait la pénible découverte qu'elle venait de faire, que l'amour de Rousseau pour l'humanité était purement théorique et ne « s'adressait à aucun être vivant », et elle parlait en rougissant des faits « scandaleux et indé- cents » concernant la vie privée de Rousseau, dont un nombre toujours plus grand venait à la lumière.
Ce travail de dénigrement continua par la publica- tion du Voyage en Suisse^ de Sismondi (1822), qui fut beaucoup lu en Angleterre. Sismondi parlait avec mé- pris, et même avec aigreur, du caractère moral de Rous- seau. Ses critiques anglais firent remarquer que, quoi- que républicain, il savait s'élever au-dessus des partis-
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pris politiques. Sismondi appelait les Co?ifessions\di plus admirable, mais, en même temps, la plus vile de toutes les productions du génie. Jeffrey lit de nouveau preuve d'éloquence en attaquant la personne de Rousseau, dont nul en Angleterre ne prenait plus la défense. C'é- tait à peu près au moment où l'on se mettait à atti- rer spécialement l'attention sur l'abandon, par Rous- seau, de ses enfants naturels, chose que l'on savait de- puis longtemps, mais qui commençait alors à scandaliser les Anglais. En outre, l'indifférence de Rousseau pour les faits et la logique irritait les politiciens anglais et écossais de la nouvelle école bien plus que leurs pré- décesseurs, et Ton reprenait, en y ajoutant, les invecti- ves de Burke.
Il y avait cependant encore, en Angleterre, quelques admirateurs particuliers de Rousseau, s'il n'y en avait plus guère de publics. Carlyle avait trop d'originalité pour ne pas comprendre la valeur de l'attitude en his- toire du philosophe genevois, et pour ne pas éprouver une réelle sympathie pour sa personne. Cependant il lui arriva de faire (en i823) une allusion sinon hostile du moins quelque peu dédaigneuse aux mœurs de « John-James », comme il appelait Jean-Jacques.
Le dernier, presque, des panégyristes de Rousseau, avant Morley, fut le vieux poète républicain Walter Sa- vage Landor, dont l'admirable Malesherbes and Rous- seau^ qui passa presque inaperçu, parut en 1828 dans la 3me série des Imaginary Co7iversatio7is. Cet intéressant écrit n'était certainement pas encore composé lorsque Landor passa en revue, en 1824, ses oeuvres inédites : il doit probablement dater de 1826. Il apportait une ex- pression tardive de l'enthousiasme de la génération pré-
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cédente, tout à fait conforme à Pattitude de Hazlitt et de Byron. Il n'attira aucune attention, car à ce mo- ment-là l'Angleterre avait entièrement perdu de vue ses préférences de jadis pour l'action de l'individu oppo- sée aux besoins de l'Etat. Ce pays manifestait aussi un intérêt croissant pour la science, accompagné d'une méfiance croissante de la rhétorique, et ces deux ten- dances se dressaient contre ce qu'il y avait de relâché en apparence dans les idées et le style de Rousseau. Le Discours sur l'origine de l'inégalité, qui avait enchanté la génération précédente des libéraux anglais, était maintenant soumis à un nouvel examen et rejeté avec impatience comme « un tas de fariboles dangereuses » appuyées d'une argumentation faible et même ridicule. En outre, les études anthropologiques, sorties de l'en- fance, préoccupaient des esprits sérieux, qu'exaspérait la fantaisiste théorie de Rousseau sur la pureté des socié- tés sauvages et l'âge d'or de l'innocence primitive. De plus, comme Morley l'a montré beaucoup plus tard, la culture superficielle des lettres et surtout le goût des recherches scientifiques augmentèrent rapidement en Angleterre depuis l'année 1823 environ. Et, en même temps, le caractère britannique repoussait avec colère l'idée qu'un philosophe suisse, dont la personne était discréditée, pût se permettre d'attaquer la science et les lettres.
Ainsi, la prise que l^ousseau avait eue sur l'admira- tion des Anglais cédait de toute part. Son influence était semblable a un bonhomme de neige au soleil : elle fondait et dégouttait de chaque membre et de toutes ses parties. Mais ce qui, probablement, contribua plus que tout le reste à enlever à Rousseau la sympathie des An-
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glais, et à ses ouvrages l'attention du public, ce fut le code de morale sévère qui succéda par réaction à la grossière immoralité des règnes de Georges III et Geor- ges IV. Nous devons nous arrêter un instant devant un phénomène moral et religieux qui, plus que tout autre chose, fut fatal au prestige de Rousseau.
Le trait essentiel du nouveau mouvement religieux, c'étaient ses exigences à l'égard de certains points de conduite, dont l'Eglise d'Angleterre avait bien reconnu l'importance, mais à qui l'on accordait maintenant une prééminence excessive. On assista tout à coup à une extraordinaire floraison d'ardeur religieuse, on prêcha à la jeunesse la pénitence, le repentir et l'éloignement du monde, on se lança dans une activité qui faisait passer dans le domaine pratique et effectif ce qui jus- que là avait été surtout théorique. Il y eut un vaste ré- veil du sentiment du péché, une impulsion nouvelle, et même morbide et exagérée, donnée au précepte chré- tien de « dépouiller le vieil homme qui est corrompu par les convoitises trompeuses et de revêtir l'homme nouveau créé selon Dieu dans une justice et une sain- teté véritables ». Cette conviction du péché, et cette humble acceptation de la justice, devaient s'accompa- gner d'une conduite contrite, modeste et convenable, de manière que non seulement on ne fît aucun tort aux âmes, mais que l'on n'offensât personne. Telles étaient les pensées qui occupaient les esprits actifs et sanctifiés des premiers « évangéliques » de cette époque; et le grand chef de ce mouvement, Charles Simeon (1736- i836), s'efforçait plus qu'aucun des autres d'en faire une application pratique aux études et aux lectures de la jeunesse.
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Nous ne nous faisons presque plus aucune idée de l'influence extraordinaire qu'eurent en Angleterre, entre 1820 et 1840, la prédication et l'action des principaux « évangéliques ». Il est certain que les jeunes étudiants de Cambridge qui entourèrent Simeon à partir de 18 10, étaient bien plus nombreux et non moins actifs que ceux qui, vers i833, se groupèrent à Oxford, autour de Newman et de Pusey. Et dans les deux cas les disci- ples, élevés à l'école de l'enthousiasme, se dispersè- rent bientôt pour répandre la flamme de leur zèle d'un bout à l'autre du Royaume-Uni. Dans la préface de son fameux livre Helps to Composition — une de ces œu- vres qui marquent une date — , Simeon proposait hardi- ment trois épreuves auxquelles soumettre n'importe quel ouvrage littéraire. Le lecteur devait se demander: Ce livre tend-il tout entier à abaisser le pécheur? à exalter le Sauveur ? à pousser à la sainteté ? Un ouvrage qui perdait de vue l'un quelconque de ces trois points de- vait être condamné sans merci. La simplicité et la nou- veauté des «évangéliques », le ridicule qu'ils jetaient sur ce qu'on appelait « la dignité de la chaire », leur zèle actif, haletant, à prêcher à toutes les classes de la société ce qu'ils considéraient comme une foi purifiée, leur donnaient un remarquable pouvoir sur les natures jeunes et généreuses. Ils étaient riches, ils étaient puis- sants, ils assiégeaient les sommets de la société, et l'on peut dire sans exagération qu'ils changèrent, pour un temps, tout le caractère extérieur de la vie de société an- glaise.
L'œuvre que tirent les « évangéliques » en accentuant l'énergie de la réaction contre la grossièreté de l'époque pré-victorienne, est bien oubliée en Angleterre et n'a ja-
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mais été du tout comprise sur le continent. Pour ne parler que de ce qui touche au sujet qui nous occupe, c'est de là que viennent la pruderie et 1' « hypocrisie » dont la critique européenne accuse avec tant d'unani- mité notre littérature et notre manière de penser sous le règne de la reine Victoria. Il est peut-être inutile de discuter une accusation si universellement portée contre les idées anglaises, et ce n'est pas ici le lieu de le faire. Mais il est nécessaire, en ce qui concerne Rousseau, de montrer qu'une génération qui se révoltait contre la grossièreté du langage et considérait comme un péché contre Dieu toute indécence en art ou en littérature, ne pouvait pas trouver de charme aux Confessions ou à la Nouvelle Héloïse. Il ne sert à rien de parler d' « hypo- crisie » : les livres de ce genre déplaisaient, tout sim- plement, aux lecteurs anglais, et voilà tout.
Un seul exemple suffira pour montrer combien le changement avait été rapide. Sir James Edward Smith (1759-1828) était un botaniste éminent, qui voyagea beaucoup et écrivit beaucoup de lettres. En i832 on publia ses Mémoirs and Con^espondence^ ouvrage plein de vie, qui eut beaucoup de lecteurs. Mais Smith, qui avait vu la fin du XVIII^ siècle, avait été un ardent admirateur de Rousseau, et cela sautait aux yeux dans ses lettres. Les critiques de i832, parlant de son ou- vrage, durent chercher à excuser sa « chanté », et ex- pliquer sa partialité pour Rousseau par le fait que ce- lui-ci était un botaniste. Ce livre causa une véritable émotion, presque un scandale. Un critique déclara fran- chement que « si Sir J. E. Smith avait rabattu quelque chose de son extravagant éloge de Rousseau, sa répu- tation à lui n'en aurait pas souffert ». La Revue d'Edim-
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bour^ se montra très sévère, et exprima le regret que le digne botaniste ne se fût pas rendu compte que « la tolérance religieuse n'implique pas la tolérance de l'im- moralité », et que « la licence de la pensée est aussi nuisible à la liberté civile que la licence en conduite ». Un autre critique de la même époque dit carrément que « les vices et les opinions de Rousseau sont d'un aspect si repoussant, que les vertus qui les accompa- gnent ne servent qu'à les rendre encore plus odieux ». Ainsi Rousseau, qui, en 1800, était considéré en An- gleterre, même par ses ennemis, comme le plus en- chanteur des écrivains, était, en i835, tombé dans l'o- pinion publique au point d'être regardé comme mépri- sable, indigne d'être cité par les gens qui se respectaient et d'être lu autrement qu'en cachette. On ne parlait plus guère de lui, excepté pour l'outrager. La carrière de Rousseau ne rentrait pas dans le domaine de Hallam en tant que critique : cependant cet historien ne peut pas résister à la tentation de se moquer du Coutr^at So- cial^ dans le deuxième volume de sa Literatiu-e of Etti^ope (i838), où il qualifie la thèse de Rousseau de « men- songe » et de « calomnie ». Nous voyons un historien aussi grave et sérieux que Burton profiter de ce qu'il écrit une Life of Hume (1846) pour y montrer Rousseau sous le jour le plus odieux et sans un mot de sympa- thie. Herman Merivale le jeune, estime, en i85o, que rinfiuence de Rousseau a été a simplement malfai- sante » ; mais il est heureux de penser que sa réputa- tion est f( passée de mode ». M'^'' Jameson, la plus émi- nente des critiques d'art du temps, ayant été amenée, en octobre i853, à formuler une remarque ambiguë sur \es Confessions, elle se hâte de s'excuser en ajoutant:
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« Ceci soit dit sans toucher ici à la question de l'immo- ralité qui déligure cet ouvrage». Il serait aisé de multi- plier les exemples de ce genre, mais difficile, en vérité, de trouver, chez un écrivain anglais du milieu du siècle, un mot de quelque importance à la louange de Rousseau. Après cela, et jusqu'à la monographie de Morley, il n'y a presque plus rien à relever. Rousseau disparut de l'ho- rizon et l'on ne pensa plus à lui. Il ne fut plus connu que des rares personnes qui, dans cette période d'étroit insularisme britannique, puisèrent leur inspiration à des sources étrangères. Mais nous avons appris der- nièrement qu'il y eut deux grands auteurs qui, retirés au fond de leur propre bibliothèque, s'abandonnaient à la fascination du grand Genevois. Le 9 février 1S49, George Eliot écrivait, dans une lettre particulière à un ami : « Si quelque sage personne me démontrait, en m'étourdissant de preuves, que les vues de Rousseau sur la vie, sur la religion, sur le gouvernement, sont misérablement fausses, que lui-même a été coupable de quelques-unes des pires bassesses qui dégradent l'homme civilisé, cela ne signifierait rien pour moi. Je pourrais admettre tout cela : il n'en resterait pas moins vrai que le génie de Rousseau a fait passer dans toute ma personne intellectuelle et morale la secousse élec- trique qui m'a éveillée à de nouvelles perceptions... Le puissant souffle de son imagination a tellement vivifié mes facultés que j'ai pu concevoir sous une forme plus définie des idées que mon âme n'avait jusque là que vaguement entrevues. Le feu de son génie a si bien fon- du ensemble mes vieilles idées et mes vieux préjugés, que je me suis trouvée prête à créer de nouvelles com- binaisons. »
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Plus remarquable encore est le témoignage que M. Cook apporte dans sa Life of Ruskin{igii) sur l'at- titude de cet illustre écrivain. C'est en 1849, juste au moment où George Eliot sentait son esprit vivifié par l'influence de Rousseau, que John Ruskin, âgé de trente ans, fit un pèlerinage aux Charmettes. L'esprit de révolte politique qui a mis sa marque sur ses der- nières années, commençait à s'agiter en lui, et, pour la première fois, il sentit qu'il existait des affinités entre sa propre nature et celle de Rousseau. Ce sentiment ne fit que croître avec les années. En 1862, il écrivait : « Je ne connais aucun homme à qui je ressemble plus complètement qu'à Rousseau. Si l'on me demandait duquel de tous les hommes de quelque renom qui ont vécu je me sens le plus près, je répondrais sans une hési- tation : de Rousseau. J'en juge par la Nouvelle Héloïse, les Confessions^ ses écrits politiques, et sa vie à l'Ile Saint-Pierre». En 1866, Ruskin ajoutait : «Je m'aper- çois toujours davantage de l'intense ressemblance qu'il y a entre Rousseau et moi». Et enfin, dans ses Pt^e- terita (1886), il reconnaît ouvertement sa dette de toute sa vie envers Rousseau. Nous pouvons donc considérer la marque de Rousseau sur Ruskin comme étant la principale influence exercée au XIX^ siècle par le génie de l'écrivain genevois sur la littérature anglaise; mais elle était due à d'intimes affinités, souterraine, et, en un sens, secrète. Sans Rousseau, en vérité, il n'y aurait pas eu Ruskin. iMais nous commençons seulement à le reconnaître.
Quant à un culte avoué de Rousseau, même à une étude attentive et minutieuse de son ccuvre, il n'y en eut point jusqu'à ce que M. John Morley publiât, en
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1873, sa brillante monographie. Ce livre fameux, si re- marquable par son sérieux et son équité, par son en- thousiasme sans excès, par son absence d'idées pré- conçues, par l'harmonie et la clarté de ses diverses parties, est la seule exception à l'abandon de Jean-Jac- ques par les Anglais du XIX^ siècle. Il ne permet plus qu'on nous reproche notre ignorance insulaire. Il égale ce qui a été écrit de mieux sur Rousseau dans d'autres pays. Il est devenu classique. Sans cesse réimprimé, il est resté le manuel par excel- lence des Anglais qui veulent étudier Rousseau. Nous n'avons pas à attirer ici l'attention sur ses remarquables qualités, non plus que sur le fait qu'il présentait et présente encore des lacunes que son éminent auteur n'a pas cherché à combler à l'aide des dernières recher- ches qui ont été faites sur Rousseau. Il est, en parti- culier, impossible de ne pas regretter que Lord Morley n'ait pas connu les documents relatifs aux incidents du séjour de Rousseau en Angleterre, si savamment édi- tés et si clairement ordonnés par M. L.-J. Courtois. Mais Lord Morley, plongé dans ses devoirs d'homme d'Etat, semble depuis longtemps avoir perdu tout intérêt pour le sujet sur lequel, voici bientôt quarante ans, il a jeté tant de lumière.
Ce qui est assez curieux, c'est que le livre de Morley, bien qu'il ait eu un très grand succès de vente, n'ait guère réussi à ranimer en Grande-Bretagne l'intérêt pour l'étude de Rousseau. Les lecteurs se contentèrent d'accepter les affirmations et les opinions de l'auteur, sans beaucoup chercher à les contrôler ou à y ajouter. Les traductions anglaises des œuvres de Rousseau con- tinuèrent à être peu nombreuses et peu remarquables,
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et un nuage de réprobation continua à peser sur la Nouvelle Héloise et les Confessions. On les tenait pour des oeuvres immorales, et ennuyeuses dans leur immo- ralité.
Toutefois, pendant les dix dernières années du siè- cle, un certain renouveau d'intérêt s'est manifesté de diverses manières. En iSqd, les Studies in ihe Fî^ance of Voltaiî^e and of Rousseau révélèrent en M""* Frederika Macdonald une rousseauiste dont l'enthousiasme dépas- sait en véhémence celui de tous les autres disciples du maître. Cependant ces Studies furent, au début, assez peu remarquées, et les recherches de M'^ Macdonald, — qui viennent d'aboutir à son New Criticism de J.J. Rous- seau (1906), livre violent et outré, mais savant et ori- ginal, et à sa Humane Philosophy (1908), — appartien- nent au XX^ siècle. Il faut espérer que ces ouvrages encourageront une nouvelle phalange de travailleurs à laver l'Angleterre du reproche qui s'est attaché à son nom depuis un siècle, d'être desséchée par le cynique abandon où elle laissait Rousseau, tandis que tout le reste de l'aire où l'Europe bat sa moisson littéraire était humecté par la rosée d'une critique vivifiante.
Edmund Gosse ^
1 Traduit de l'anglais par M. Alfred Mercier.
J. J. ROUSSEAU ET LA SUISSE
Rousseau et les écrivains du dix-huitième siècle helvétique.
ARMi les grands écrivains français, la pre- mière originalité de Rousseau, et la plus essentielle, c'est de ne pas être Français, mais Genevois ». C'est ainsi que débute le Jean-Jacques Rousseau Ge- nevois^ de notre regretté Gaspard Vallette. Certes, avant qu'eût paru cet ouvrage en grande partie définitif, on avait dit et répété que Rousseau était entré comme un étranger dans la littérature française, qu'il y avait ap- porté des éléments nouveaux, en dehors de la tradition nationale, et qu'il y avait fait révolution. En lui, on avait vu tour à tour un Germain, un Anglo-Saxon, un romantique, un protestant, un calviniste, un Genevois, un Suisse enfin. Pour expliquer l'origine de cet homme unique, isolé, de ce phénomène, de ce paradoxe, on avait eu recours à d'heureux rapprochements, à d'ingé- nieux parallèles, à des comparaisons lointaines; mais, la plupart du temps, on s'était contenté des mêmes argu- ments, des mêmes preuves, des mêmes citations et de lieux communs. Aujourd'hui encore, le problème des
* Paris-Genève, 191 i, p. i.
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origines intellectuelles de Jean-Jacques n'est pas résolu; même après le livre de Gaspard Vallette, l'auteur de V Iné- galité, de la Lettf^e à d'Alembert et de la Nouvelle Hé- loïse semble un cas exceptionnel et fortuit de « généra- tion spontanée». Mais l'histoire littéraire ne connaît pas de « génération spontanée ».
Que Rousseau soit Genevois, d'abord Genevois, sur- tout Genevois; que Genève demeure sa vraie patrie, le coin de terre où s'enfoncent ses racines, la chose peut- être, à l'heure actuelle, considérée comme démontrée incontestablement. Seulement, une question nouvelle se pose : qu'est-ce que Genève? Une minuscule répu- blique, une petite ville avec un lambeau de territoire, quelque vingt mille habitants. Ville glorieuse, l'une des capitales intellectuelles de l'Europe dès le seizième siè- cle; république héroïque en qui s'incarne une idée, une conception de la vie morale, sociale et religieuse : on n'y contredira point. Mais, encore une fois, Genève n'en reste pas moins un « milieu » trop restreint, d'a- bord pour expliquer à elle toute seule et entièrement son citoyen, ensuite pour ne point se rattacher elle- même à un plus vaste ensemble.
Cet ensemble, ne manquera-t-on pas de me répon- dre, c'est le protestantisme, ce sont les pays protes- tants. Que le protestantisme révèle partout oij il existe des caractères qui lui sont propres, on l'admettra sans peine ; mais, ceci reconnu, le protestantisme est trop complexe, et trop abstrait aussi, pour que l'on ne songe pas, lorsqu'il s'agit d'un homme, à le préciser, à le particulariser. Les pays protestants sont nombreux et divers : quel est celui d'entr'eux auquel Genève, par ses institutions, sa politique, son histoire, son com-
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merce et ses mœurs, et le sol même, intimement se rattache? C'est la Suisse réformée; — bientôt nous di- rons même : la Suisse tout court et tout entière.
On peut distinguer deux périodes dans l'histoire de Genève : la période épiscopale et savoyarde, — la pé- riode suisse et calviniste. Genève, à l'extrémité du lac Léman, à Tendroit où le Jura semble se confondre avec les Alpes, occupe une situation intermédiaire : elle se trouve être, à la fois, la porte de la Savoie et la porte de l'Helvétie. D'ailleurs, dès les plus lointaines origi- nes, elle entretient des relations ininterrompues avec le pays des Ligues : elle est un entrepôt pour des cen- tres industriels et manufacturiers comme Saint-Gall, Zurich, Bàle, Fribourg. C'est ainsi que, peu à peu, durant tout le XV^ siècle, elle se rapproche des Con- fédérés, d'autant plus que, s'agrandissant elle-même, elle aspire à une autonomie analogue à celle dont jouissent les cités que nous venons de nommer. Un parti suisse est créé à Genève par la réaction con- tre les empiétements des ducs. Le 6 février iSig, des lettres de combourgeoisie sont échangées avec Fribourg; Le 25 février i526, une alliance est solennellement conclue avec Fribourg et Berne. A cette date, Genève entre dans l'histoire suisse, dans l'évolution suisse, pour n'en plus sortir^... En 1D84, l'année même du traité perpétuel avec Zurich, les piquiers et les hallebardiers
» Cf. Dierauer, Histoire de la Confédération suisse, trad. A. Raymond, Lausanne, t. III, 1910, p. 269.
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en marche sur les routes vaudoises, chantent dans leur rude dialecte alémannique :
Aux frontières, nous tenons deux villes, Les deux cornes du taureau suisse : Constance, qui menace l'Allemagne, Genève, qui menace la France; '
En 1602, l'Escalade est fêtée dans la partie réformée de la Louable Confédération comme une victoire na- tionale.
L'isonomie conquise, grâce à Tappui de Berne et de Fribourg, Genève se dote aussitôt elle-même d'une constitution dont les rouages compliqués sont emprun- tés aux constitutions des villes suisses : patriciat bour- geois, hiérarchisé, « étage », comme le dit si bien M. Eugène Ritter", beaucoup plus nombreux, d'ail- leurs, et beaucoup moins fermé qu'à Berne ou Zurich, par exemple, mais identique : Petit Conseil, Grand Conseil, Conseil des Soixante, Conseil des Deux-Cents, des citoyens, des bourgeois, des natifs, des habitants. Rousseau, comme Gessner à Zurich, comme Albert de Haller à Berne, est « membre du souverain » et l'on sait qu'il s'en targue. D'ailleurs, plus on approche du XVIIP siècle, plus Genève est entraînée dans la sphère d'influence de la puissante politique bernoise. Dès la Réforme et jusqu'à la Révolution, elle n'a qu'un désir toujours contrarié : entrer dans le Corps fédéral, en- voyer des représentants aux Diètes, devenir à son tour un canton. La Réforme même, le Consensus tigurimis^
' Der Scliweii^er Stier. Scliweit:yerisclie Volkslieder, éd. Tobler, Bi- bliothek altérer Schriftwerke der deut. Scliwei:^, Frauenfeld, 1884, II, 1 10.
- La famille et la jeunesse de J . J. Rousseau, Paris, 1896, p. 5i.
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la seconde Confession helvétique unissent la république de Calvin aux républiques de Zwingli, de Berthold Hal- 1er, d'Œcolampade, consacrent l'hégémonie calviniste sur les nouvelles Eglises. L'Académie de Calvin ne cesse ses échanges intellectuels avec les académies de Lausanne, de Berne, de Zurich, avec l'Université de Bàle. C'est à Genève que les jeunes Suisses allemands vont séjourner, commerçants, pour apprendre le fran- çais, théologiens ou jurisconsultes, pour achever et cou- ronner leurs études. De la sorte, une pensée commune s'établit. Et de fait, dès le XVP siècle, il n'est pas un historien, pas un géographe, pas un chroniqueur, — de Josias Simler à Faesi et au général de Zurlauben, — qui ne consacre un chapitre aux fastes de Genève, des pages à la description de la ville et de sa campagne, à l'étude de ses mœurs, à l'analyse de sa constitution, — celle de 1768, la plus admirée après la constitution de Berne. Ouvrons les Poi^traiis des hommes illustres de la Suisse, notices par Léonard Meister, estampes de Pfen- ninger^ ou les Tableaux de la Suisse de Zurlauben^ : nous y trouvons les biographies et les portraits d'Abau- zit, de Barbeyrac, de Bonnet, de Calvin, de Diodati, de Le Fort, de Necker, de Jean-Alphonse Turrettini, de Vernet, — de Jean-Jacques enfin.
Mais c'est seulement à titre d'alliée perpétuelle de Berne et de Zurich, que Genève fait partie, au XVIIP siècle, de la Suisse. Elle a une tout autre physionomie que Zurich, Berne, Bâie, ou même que Lausanne et
» Helvetiens berûhmte Mànner, Zurich et Winterthur, 1782, 3 vol. (en même temps en français).
2 3 vol. in-fol., Paris, 1777-80; 5 vol. in-fol., Paris, 1780-88, ou i3 vol. in-4'', Paris, 1784-88.
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Neuchàtel, villes pourtant romandes comme elle. Elle est à la périphérie, sur son rocher, en avant, isolée, tout juste en communication avec le Pays de Vaud par son lac : quand elle appelle à son secours les contingents aux bannières flammées, il faut que ceux-ci s'embar- quent à Morges sur des galères, comme s'il s'agissait d'occuper une île. Nous devons donc éviter ici une exa- gération et un malentendu. Nous ne songeons point à faire de Jean-Jacques un « Helvétien conscient», dans le sens actuel du terme. Les Cantons, il les connaissait à peine, ayant tout juste traversé Fribourg, Berne et So- leure; il ne savait point l'allemand; lorsqu'il lui arrive de citer la « landsgemeinde », Tell, les vainqueurs de Morat, il le fait comme n'importe quel théoricien politi- que : Rome, Sparte, les héros de Plutarque, l'enthou- siasmaient bien davantage. Il est a citoyen de Genève » : c'est tout, — mais c'est assez.
Car c'est uniquement parce qu'il est Genevois que Rousseau est Suisse. La condition, d'ailleurs, est suffi- sante. Confédération bizarre et disparate, la vieille Hel- vétie veut être définie, dans sa pensée comme dans sa constitution, fédérativement. Etre Suisse, agir en Suisse, penser en Suisse, c'est vivre d'une certaine manière qui n'est pas la manière française, anglaise, italienne ou bien allemande; c'est subir des instincts particuliers, éprou- ver des besoins particuliers, se former des conceptions particulières. Etre Suisse, c'est être religieux d'abord, admettre les idées les plus hardies, les révolutions les plus complètes, mais ne jamais sacrifier les droits de Dieu, la morale chrétienne; c'est aimer la nature et, dans la nature, les lacs, la haute montagne; c'est me- ner ou, tout au moins, préconiser une existence saine.
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normale, volontiers austère, dépourvue de luxe, de mol- lesse, de « politesse » ; c'est naître soldat, libre, répu- blicain, — ou se figurer qu'on l'est; c'est préférer aux vastes et riches empires les petits Etats obscurs et pau- vres, trouver dans la cité, dans la vallée, dans le can- ton, un foyer restreint mais intense; c'est haïr et crain- dre l'étranger, même quand on le sert par nécessité ou par habitude; c'est être philanthrope, éducateur; particulariste, individualiste en des milieux communau- taires, c'est être accoutumé à réfléchir dans la soli- tude, mais à ne point agir seul, ni pour soi seulement, mais avec les autres et pour les autres, en des associa- tions de toutes sortes; c'est sentir en soi une propension sans cesse réfrénée au lyrisme, à l'enthousiasme, à l'abstraction, à l'absolu, à l'utopie même, — propension tempérée par le bon sens pratique, de la patience, de la prudence, de la timidité, par le goût des sciences exactes, des observations minutieuses, de l'histoire; c'est l'indépendance du jugement jointe au respect de l'au- torité et à l'esprit public. Ajoutons enfin, au XVIIP siè- cle, des aspirations vagues qui, en se précisant, devien- dront des exigences impérieuses. Subordonnons à ces éléments que nous retrouverons partout et chez tous, toutes les différences, toutes les divergences, toutes les oppositions, toutes les contradictions ethniques, politi- ques, confessionnelles: voilà comment l'on était Suisse; voilà comment, pourquoi et jusques à quel point l'était Jean-Jacques.
Nous ne pouvions nous dispenser de ces préliminai- res. Nous n'avons plus maintenant qu'à laisser les faits
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parler pour nous. Nous allons tout d'abord suivre ra- pidement le mouvement général des esprits en Suisse au XVIIP siècle et définir en même temps l'helvétisme; nous montrerons en second lieu que Rousseau, dans ses grandes œuvres et ses qualités maîtresses, est en- touré, en Suisse, de précurseurs ; nous dirons briève- ment de quelle manière les plus fameux Helvétiens l'ont compris, l'ont interprété, utilisé, et ce qu'ils ont accepté ou refusé de lui; nous ferons voir enfin que, si Jean- Jacques est l'annonciateur et le père du romantisme, ces Helvétiens le sont également avant lui, avec lui, au- dessous de lui. Ce qui nous permettra de conclure.
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Pour bien suivre et bien comprendre le mouvement des esprits dans les pays helvétiques, au XVIII^ siècle, il est nécessaire d'indiquer quel était, dans ses grandes lignes, l'état politique et social de la nation.
Vue du dehors, la Suisse apparaît comme une entité distincte, définie et homogène : les nombreux témoi- gnages des voyageurs en font foi. Mais à l'intérieur, dans le cadre des étroites limites, rien n'est plus dis- parate, incohérent, hétéroclite : on dirait, sur la même trame rude et solide, d'un de ces tissus bizarres, aux couleurs criardes, comme les aimaient alors les riches paysans. Cette confédération d'Etats, à peu près dé- pourvue de gouvernement central, de défense nationale et de droit public, est une Europe en raccourci. Et d'a- bord, les XIII Cantons: les uns sont des démocraties pures, d'autres des bourgeoisies corporatives, d'autres enfin, des aristocraties militaires, des oligarchies de « familles régnantes». Ces cantons ont des sujets dont
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ils se nomment eux-mêmes les « princes». Le Pays de Vaud est domaine de Berne ; Berne et Fribourg possè- dent des territoires en commun; certains bailliages relè- vent de trois, de cinq, de huit ou de douze cantons à la fois. Dans ces pays sujets, quelques vieilles cités ont gardé, sous contrôle, leur autonomie municipale. Puis, voici les Protégés, comme la république de Bienne, cette bourgade, ou la république de Gersau, ce village. A la périphérie, les Alliés : le Valais et les Grisons sont eux-mêmes des confédérations de vallées avec de vastes dépendances, comme la Valteline ; la princi- pauté de Neuchâtel et l'évêché de Bàle sont, en revan- che, de petites monarchies tempérées ; le prince-abbé de Saint-Gall gouverne, lui, des milliers de vassaux du fond de son couvent, lequel est situé au centre d'une ville libre, à peu près comme aujourd'hui le Va- tican dans Rome. Et nous savons ce qu'est Genève, puritaine et théocratique. Donc, point d'unité politique. Point d'unité non plus de race, ni de langue : les can- tons demeurent essentiellement alémanniques, mais la plupart de leurs alliés et sujets sont des Latins qui parlent le français, le rhéto-roman, des dialectes lom- bards. Enfin, depuis la Réforme, une déchirure reli- gieuse profonde et qui a saigné encore en 17 12. Voilà pour la Suisse elle-même. Quant à ceux qui l'habitent, ils révèlent plus d'unité que ne le laisserait supposer la constitution politique. Sous les différences, un type so- cial existe indéniablement, façonné par la nature qui, elle, est une^ par l'histoire, et par des instincts, des be- soins, des intérêts, des conditions d'existence identi- ques. La population est en majorité agricole, mais aussi fortement industrielle et commerçante : sur environ un
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million huit cent mille habitants, le tissage à domicile en occupe à lui seul près de deux cent mille ; les fabriques et les manufactures abondent. Zurich, Genève, Saint- Gall et Bàle sont déjà les centres du trafic. Les mar- chandises traversent à dos de mulets les chaînes al- pestres; elles se dispersent vers le nord, les Pays-Bas et l'Angleterre, par la navigation fluviale. Le Suisse est donc laborieux, il est également prolifique : de néces- sité qu'elle était autrefois, l'émigration est devenue une habitude, un abus, un danger nationale
Celte émigration est essentiellement militaire. Soi- xante-quinze mille Suisses servent sous presque tous les étendards de l'Europe; de ce nombre, plus de la moitié est à la solde des rois de France, Mais le service de France n'est pas considéré comme mercenaire. Les soldats helvétiens gardent leur langue, leurs drapeaux, leurs chefs naturels, leurs juges et leurs lois; le roi est l'allié des cantons, leur médiateur dans les que- relles civiles ou religieuses, il leur a conféré d'impor- tants privilèges commerciaux en échange de leurs trou- pes; et puis, il distribue à foison aux patriciens pensions, croix, brevets, titres de noblesse. Son influence, l'in- fluence française, est donc, on le comprend, prépondé- rante. Avec elle s'infiltrent partout des habitudes con- traires au caractère national, des moeurs et des idées étrangères, le goût du jeu et des femmes, le luxe, l'ir- réligion, l'esprit monarchique'.
Cependant, la Suisse n'est pas aussi dégénérée qu'on se le figure. Il y a, au XYIII^^ siècle, un progrès sensible dans tous les domaines, sur l'âge précédent. La nation
' Pour tous détails, cf. les Tableaux de la Suisse. - Cf. à ce sujet le témoignage de Rousseau lui-même iLettre au ma- réchal de Luxembourg.)
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vaut mieux que sa politique et ses gouvernements; beau- coup de patriciens valent mieux que leur caste : aussi bien, est-ce des aristocraties que vont sortir, et les ré- novateurs, et les grands patriotes. Rousseau est presque la seule exception, bien que lui aussi « fasse membre du souverain ». D'ailleurs, comparé au paysan de France ou d'Allemagne, le Suisse est libre. Certes, il ne s'agit point de cette liberté moderne, synonyme de souverai- neté politique : le Suisse est libre, parce qu'il n'est tail- lable, ni corvéable à merci, parce qu'il porte les armes, parce qu'il paie un minimum d'impôts, parce qu'il a le droit de faire connaître ses opinions, parce qu'on se préoccupe déjà de l'instruire ; il est libre parce qu'il est, en théorie du moins, républicain, ou plutôt « sujet d'une république», comme on disait alors. La maxime politique communément acceptée est la suivante: «Le peuple doit être libre, mais non pas gouverner. » D'ail- leurs, à cette époque, quel contraste frappant entre la rive vaudoise du lac Léman et la rive savoyarde! Qu'on relise, pour s'en convaincre, entre autres preuves, la Nouvelle Hélo'ise.
Mais, précisément, parce qu'il est libre de droit, sinon de fait; parce qu'il se sent, malgré la bigarrure politi- que de sa patrie, une conscience nationale et qu'il aspire à l'unité; parce qu'il voit les dangers qui le me- nacent dans son existence même : l'émigration, l'in- fluence étrangère, — la Suisse du XVIII"" siècle s'é- meut, secoue sa torpeur, ouvre les yeux, se met à penser, à parler, à réagir, agir enfin! De là tout ce mouvement d'esprits qu'il nous reste à caractérisera
1 Cf. Baechtold, Geschichte der deut. Litevatur 1. d. Schwei:^, Frauen- feld, 18S7, — et Mœrikofer, Die schweis^erische Lit. des 18. J., Leipzig,
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Le luxe et les mœurs étrangères — pour parler comme au XVIIP siècle — ont été, en Suisse, la consé- quence immédiate et naturelle des guerres de Bourgo- gne : le butin de Grandson est un symbole. Aussi la réaction remonte-t-elle jusques à cette lointaine époque. Déjà des chroniqueurs comme Valérius Anshelm et Jean Stumpf s'indignent de la corruption générale ; déjà, comparant l'Helvétie nouvelle à l'ancienne, ils font de la dernière un tableau idyllique et convention- nel. L'un des dogmes de Zwingli, c'est la simplicité, l'austérité même d'une vie toute patriarcale; aussi bien l'illustre Réformateur ne cessera-t-il de s'élever avec violence contre le service mercenaire, le « Reislaufen». Durant tout le XVP et tout le XVIP siècle, à Genève, à Fribourg, à Berne, à Zurich, plus les influences exté- rieures s'étendront, plus se feront sévères, inutilement du reste, censures, édits, lois somptuaires. Car la réac- tion est essentiellement « vertuiste » : elle sort des mi- lieux conservateurs, ecclésiastiques; elle manque d'ail- leurs d'intelligence; elle s'acharne autant contre le progrès, la culture intellectuelle, que contre le vice; elle est enfin nettement gallophobe. Voici Jean-Jacques Breitinger, l'antistès de Zurich : ses fameuses Pensées sur la Comédie^ sont un impérieux réquisitoire contre le théâtre au nom de la Bible et de l'Evangile; voici le Bernois Jacob de Graviseth dont VHeutélia- — ana-
1861. — G. de Rcynold, Histoire litt. de la Suisse au XVIII' s., Lau- i^anne, 2 vol., 1909 et 1912.
' Bedencken von Comœdten, Zurich, 1624.
2 i658.
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gramme du mot Helvetia — est une description satiri- que, amère et souvent grossière, de la Confédération dégénérée ; voici encore l'épigrammatiste Grob qui crible de petits traits acérés les patriciens portant per- ruque comme à Versailles et les patriciennes vêtues à la mode de Paris; voici enfin deux pasteurs : l'un, Gotthard Heidegger, dans sa Mythoscopia romantica'^, s'en prend aux romans, à presque tous les livres, et l'autre, Jean-Henri Tschudi, prêche dans ses Eiîtretiens mensuels^^ contre la danse, le duel, la « politesse », tou- tes les mauvaises habitudes importées de France dans les vallées alpestres. Ces hommes représentent le vieil esprit suisse dans sa forme gothique ; ils ont un certain caractère fait de réalisme pittoresque et de vigueur po- pulaire; mais leur attitude, purement négative, est con- damnée à demeurer stérile.
Elle est stérile, en effet, parce qu'elle n'oppose rien de positif aux mœurs étrangères, à la culture française, aux idées nouvelles. Les Suisses, au début du XVni" siècle, ne savent point encore puiser en eux-mêmes assez de force pour résister à la poussée qui a rompu leurs frontières. Ils cherchent des alliés au dehors : ils découvrent l'Angleterre, — cette Angleterre protestante et puritaine comme eux, comme eux libre, et presque républicaine, avec laquelle ils sont en relation d'échan- ges intellectuels et commerciaux depuis la Réforme, avec laquelle ils se sentent en un mot des affinités se- crètes. Ouvrons les discours académiques du Gene- vois Jean-Alphonse Turrettini^ dont l'influence fut si
1 Zurich, 16.98; 2" éd., 1732,
2 Monatliche Gespràche,, Zurich, 1714-25.
3 Orationes academicœ, Genève, 1737, discours IV-VII et X.
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profonde sur toute l'Helvétie huguenote : nous y trou- vons, en beau latin d'école, l'exposé de toute une mé- thode d'études et d'éducation, méthode expérimentale et pratique, à la manière anglo-saxonne; nous y trou- vons en outre une hostilité mal déguisée à l'égard des lettres, des sciences et des arts purs, tels qu'on les concevait en France au XVIP siècle; — Fréron n'a-t-il point d'ailleurs prétendu que Rousseau a plagié Tur- rettini dans le Premier^ Discours ^ ? Mais plus significa- tif est encore ce Béat de Murait dont on a voulu faire à tout prix un cosmopolite, lui, le « nationaliste » par excellence, l'adversaire irréductible de l'étranger! Quel est, en effet, le sens, quelle est la morale de ses Lettres célèbres ? « Suisses, mes compatriotes, vous avez le plus grand tort d'imiter les Français, — Lettres sur les Français; — si vous ne pouvez faire autrement, imitez plutôt les Anglais, — Lettf^es sur les Anglais; — mais le meilleur conseil que l'on puisse vous donner, c'est de vivre de votre vie, de rester chez vous, loin des villes, à la campagne, au sein même de la nature, — Lettre sur les voyages; — fidèles à la foi de vos pères, — Lettre sur l'esprit fort"». Ajoutons enfin que les premières « gazettes morales » destinées à fronder les vices, les ri- dicules, les travers des bourgeois de Zurich et des pa- triciens de Berne, sont inspirées directement du 5;7ec/a- teur d'Addison : nous voulons parler des Discours des Peintres de Bodmer et de ses amis, de la Petite feuille
> Lettres sur quelques écrits de ce temps, V, 4, 175 1. Cf. la note de M. Eugène Ritter dans les Annales, III, 197.
* Les Lettres de Murait, Genève, 1723, éd. moderne, incomplète, par Eug. Ritter, Berne et Paris, 1897; la Lettre sur l'esprit fort, dans l'éd. de 1728.
J. J. ROUSSEAU ET LA SUISSE I7?
du vendredi ^ d'Altmann et de ses collaborateurs.
Il y a dans ces oeuvres, — principalement dans Mu- rait, le premier en date des grands écrivains suisses, — autre chose que simple réaction : les éléments de toute une doctrine, doctrine littéraire, historique, pédagogi- que et morale. A partir de lySo environ, ces germes vont magnifiquement éclore.
Trois hommes, avant Rousseau, dominent tout leur pays et toute leur époque : les Zuricois Bodmer et Gessner, le Bernois Albert de Haller.
On sait que Bodmer fut, avec son alter ego Breitin- ger, le chef de l'Ecole suisse ou zuricoise opposée à Gottsched et à l'Ecole saxonne, le maître de Klopstock et de Wieland. Mais ce serait bien mal le comprendre que de voir en lui un critique seulement. C'est en tant qu'Helvétien qu'il a voulu agir sur l'Allemagne entière et sa petite patrie est demeurée son grand amour. Il a désiré de l'affranchir de toute sujétion intellectuelle, la remettre sur le chemin de la tradition, lui donner surtout, avec des moyens d'expression, des armes effi- caces pour lutter contre les influences étrangères; il s'est efforcé de créer, au-dessus des divisions religieuses, ethniques et locales, un sentiment national, une con- science nationale. Mais, cette conscience nationale, où la retrouver, sinon dans le passé, — dans l'histoire héroïque, — et dans la nature? Malgré l'imprécision du vocabulaire, ce « retour à la nature » possède en Suisse un sens précis, il correspond à des réalités tan- gibles. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire les Idylles de Gessner et les Alpes de Haller et d'en dégager les
1 Diskurse der Mahler, Zurich, 1721-23; Bernisches Freytagsbldttlein, Berne, 1722-24.
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idées maîtresses^; mais il faudrait les relire après les Lettres de Murait et en même temps que V Histoire des Suisses, de Jean de Mûller, et que la Nom'elle Héloïse. La nature alpestre, c'est, pour parler comme le doyen Bridel, la « vraie Suisse », la source de toutes les vertus civiques, le berceau des héros, le temple de la liberté ; une mystérieuse filiation fait des Tell et des Winkelried les arrière-neveux des bergers de cette Arcadie rêvée par Gessner à l'image de la campagne zuricoise. De là, toute une conception de l'Helvétie, tout un plan de rénovation, tout un programme d'action pratique et positive.
C'est pourquoi nous vo3^ons, dès le milieu du XVIIP siècle, les Suisses passer de la théorie à la pratique, sortir de leurs vergers arcadiens, descendre des sommets alpestres pour rentrer dans les villes, au milieu de leurs concitoyens dégénérés. Ils vont s'efforcer d'agir, et par des moyens qui nous sembleraient mesquins après tant de beaux songes, si nous ne connaissions le carac- tère national fait de hardiesse dans la spéculation et, dans la réalisation, de gros bon sens. Ils savent, en effet, mieux que personne, que c'est lentement, pa- tiemment, par les petites choses que l'on parvient aux grandes. Ainsi Haller ne dédaigne-t-il point de rem- plir à Berne des charges subalternes; après avoir dé- fini dans ses trois romans politiques les trois meil- leures formes de gouvernement, il s'en va défricher des marais, labourer des coteaux, surveiller l'exploitation des mines, corriger des règlements d'école. Quant à Bodmer, cet illustre critique s'absorbe dans la compo-
• l,es Alpes de Haller dans le Versudi schwei:{. Gedichtcn, Berne, 17^2 ; les Idylles de Gessner, lySG et 1772.
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sition de grammaires, de vocabulaires, de récits histo- riques à l'usage des enfants de sa ville natale. Pratique- ment, en effet, « retour à la nature w signifie travaux agricoles, et « retour au passé » enseignement de l'his- toire. Car les Helvétiens ont tous compris que cette oeuvre de régénération, qu'il est urgent d'entreprendre, doit être, avant tout, et même uniquement, œuvre pé- dagogique.
Depuis longtemps, Bodmer, ses amis et ses disci- ples, — parmi lesquels le jeune Wieland, alors fixé à Zurich, — ■ discutaient, échangeaient des idées, cor- respondaient avec Haller à Berne, Iselin à Bàle, lors- que parut en 1758 une brochure anonyme intitulée: Songes d'un Confédéré sur^ les moyens de î^ajeuni?^ une Co?ifédération caduque'^. L'auteur de cette brochure n'é- tait autre que François-Ours de Balthasar, patricien lucernois, magistrat catholique, ancien élève des jésui- tes, ancien officier au service de France. Ce que Bal- thasar préconise, c'est une école d'hommes d'Etat et de patriotes, une sorte de séminaire où l'enseignement du droit, de la géographie et de l'histoire alternerait avec les travaux des champs et les exercices militaires; lui aussi, courageusement, s'élève contre la désunion, le particularisme, les modes étrangères, le « service étran- ger». Son opuscule eut dans tout le pays un retentisse- ment immense : elle marque une date; d'ailleurs, cette année 1758 devait être singulièrement féconde en essais de ce genre, puisqu'elle vit paraître, en même temps que les So7ig-es^ le Plan d'une Académie de la raison et du cœur^ rédigé par Wieland à l'instigation de Bodmer,
1 Patriotische Tvdume eities Eidgeuossen, etc., Freystadt (Bâle), 1758.
2 Pla)i einer Académie ^uv Bildung des Verstandes u. Heri^ens, lySS.
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et le traité du médecin Zimmermann sur VOrgueil na- tional^, traité dont la conclusion est cette phrase signi- ficative : « Le seul orgueil national juste, légitime et raisonnable est, dans une république, l'amour de la patrie », c'est à dire « la conscience qu'un peuple a de sa dignité morale... » Tous ces efforts épars aboutirent, on le sait, à la fondation, en 1766, à Schinznach, de la Société helvétique.
La Société helvétique, dont les parrains furent Hirzel, Iselin et Gessner, n'eut qu'un but : propager en Suisse un patriotisme basé sur le sentiment de l'unité natio- nale, et le propager par des moyens surtout intel- lectuels et pédagogiques. Rappeler les noms de ses membres, c'est nommer l'élite du pays. Elle a peu créé, beaucoup parlé, suffisamment agi. Quelques exemples suffiront pour nous convaincre de l'étendue de son action. S'il lui fut toujours interdit de réaliser le projet de Bal- thasar, c'est l'un de ses membres, le pasteur Martin Planta, qui fonda le fameux Institut de Haldenstein, près de Coire. Elle encouragea Pestalozzi; elle encou- ragea Tschifféli, l'initiateur du mouvement agricole, le président de la Société économique de Berne. Les offi- ciers qui en faisaient partie organisèrent une association militaire suisse, ils ébauchèrent le plan d'une armée fédé- rale. En 1777, Iselin fonda la Société d'utilité publique. C'est pour répondre ù un vœu de ses collègues que La- vater composa ses Schweiierlieder, premier essai de poésie nationale. Jean de Muller exécuta le plan d'une histoire suisse, et l'on sait quel génie il mit dans cette œuvre. Partout enfin, la Société hehétique sut répandre
> Von dem Nationalstol:[e, \' éd., Zurich, 1-58.
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un esprit de progrès, de tolérance religieuse, d'amitié patriotique : sa gloire demeure d'avoir rêvé ce qu'est aujourd'hui la Suisse ^
Telle est la courbe du mouvement intellectuel en Suisse au XVI P et surtout au XVIIP siècle, la grande époque, Tàge classique. A l'origine, ce mouvement est nettement conservateur et gallophobe ; il est vrai, l'on combat beaucoup moins la France elle-même que les déformations que les Suisses, par leur faute, ont fait subir à l'influence française. Ce que l'on repousse, en effet, c'est la mode, c'est le luxe, c'est la fameuse << po- litesse », mais c'est aussi la littérature, en premier lieu le théâtre. Les centres de réaction se trouvent, cela va sans dire, dans les villes protestantes, — Zurich, Ge- nève, — et les régions germaniques. D'une manière générale, c'est le vieux fond helvétique qui résiste et qui se défend. Peu à peu cependant, grâce aux « hom- mes nécessaires», l'attitude générale se modifie: on songe moins à l'étranger qu'à soi-même, à un a natio- nalisme » sans lendemain qu'à une réforme intérieure, politique et morale. Les esprits se font libéraux, de conservateurs qu'ils étaient auparavant, quelques-uns vont même jusqu'à envisager une révolution: c'est alors que les alliés d'autrefois se séparent pour se déclarer la guerre. Car la Suisse n'échappe point, et ne pouvait échapper, à l'influence de ce que l'on peut appeler « l'es- prit du temps». Elle subit les contre-coups de ce qui se
1 Cf. Morell, Die helvetische Gesellschaft, Winterthur, 1864.
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passe hors des frontières. Elle emprunte à son profit des éléments aux sciences naturelles, au « retour à l'anti- que », à la « philosophie », au cosmopolitisme, à la lit- térature anglaise, à Jean-Jacques enfin ; ces éléments, elle les amalgame, elle se les assimile, elle les « helvé- tise ». Et nous avons cette conception idéale de la Suisse, de ses Alpes, de ses habitants, de ses institutions et de son histoire, — cette conception que nous avons nom- mée précisément Vhelvétis?ne. Elle est commune à tous les grands penseurs, à tous les grands patriotes, et nous la retrouverons dans Rousseau.
II
Comme Rousseau est, en effet, à sa place dans ce mouvement général des esprits, au milieu de ces Suis- ses qu'il domine de toute la hauteur de son génie! Nous sommes peut-être victime d'une illusion d'optique, mais il nous semble qu'ébaucher, comme nous venons de le faire, l'histoire de l'helvétisme, c'est déjà démontrer comment et pour quelles raisons le Genevois s'j^ ratta- che. Il s'y rattache par des liens visibles, et il n'est pas une de ses grandes œuvres qui ne trouve d'humbles complémentaires dans la littérature helvétique au XYIIh' siècle.
Et d'abord, il nous paraît incontestable que, pour expliquer et comprendre la Lettre à d'Alembert^ — si ce n'est le Premier Discours^ — il faut connaître le mouvement de réaction contre l'influence française. Les arguments de Rousseau contre les sciences et les arts sont déjà dans l'antistès Breitinger, dans Tschudi, Heidegger, dans tel dialogue des Discours
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des Peintres entre un rossignol et une alouette \ dans la quatrième Lettre sur les Français de Murait, dans VEvaJidre et Alcimma de Gessner, et même dans les qua- trième et sixième « oraisons » de Turrettini. Ces rap- prochements peuvent sembler par eux-mêmes assez peu signicatifs ; ils le sont davantage, après tout ce que nous venons de dire, car il s'agit moins de paradoxes de «philosophes» que de l'expression, — empruntée si l'on veut au Spectateur d'Addison en ce qui concerne Bod- mer, à Delisle et à Marivaux en ce qui concerne Gess- ner, ou à d'autres encore, — d'un état d'esprit général en Suisse, et surtout que d'une attitude prise vis-à-vis de la culture française.
Mais, si le Pj^emier Discours est une œuvre sponta- née, personnelle, la Lettre, à d'Alembert est un acte réfléchi, un acte de civisme genevois et suisse. A son égard nul doute n'est possible. Le Jean-Jacques Rous- seau qui les a composées n'est plus l'individualiste er- rant et déraciné, c'est le « citoyen de Genève ». c'est l'Helvétien conscient. Aucun biographe, aucun critique — même M. Gaspard Vallette, — ne nous semble avoir assez insisté sur le long séjour que Rousseau fit à Ge- nève en 1764; ce séjour a été définitif. A Genève, et surtout durant ses promenades à travers la campagne et sur le lac, Jean-Jacques s'est formé, dans son imagi- nation, une conception tout idéale de sa ville natale et de la Suisse, conception à la fois poétique, politique et morale. Il a compris que sa mission devrait être la dé- fense et l'illustration de cette conception même, sa dé- fense d'abord contre tous les dangers. C'est pourquoi
» P. III, dise. 22.
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l'on retrouve autre chose encore, dans la Lettre à d'A- lembert, qu'une critique impitoyable du théâtre fran- çais : on y trouve le tableau de la vie genevoise, de la vie des « montagnons » ; on y trouve l'énumération des spectacles et des fêtes qui peuvent convenir aux petites républiques, la définition d'un théâtre moderne et natio- nal. Or, ce théâtre, la Suisse le possédait déjà : à l'épo- que de la Réforme et de l'humanisme, il avait été d'une richesse extraordinaire ; il avait célébré les patriarches de la Bible, Guillaume Tell, les héros et les fastes de la nation ; il avait été une arme de combat, parfois bru- tale, durant les querelles religieuses ; puis, il était de- venu la satire du patriotisme dégénéré et des mœurs cor- rompues, des vices importés de l'étranger ; au XVP siè- cle, il est tombé lui-même en décadence. Mais il sub- siste toujours comme l'une des formes de l'existence publique et collective. Au XVIIP siècle, les paysans d'Uri continuent de représenter le vieux « Jeu de Tell ». C'est d'ailleurs à Jean-Georges Sulzer, de Winterthur, que revient le mérite d'avoir défini, dans l'article Drame de sa célèbre Théor^ie générale des Beaux-Arts^ ce que Rousseau n'avait fait qu'indiquer : « Je ne crois pas me tromper, dit-il, si j'accorde à ces drames populaires une influence très sensible sur les esprits. Il est même pos- sible de donner à ce genre une forme encore plus artis- tique et une portée morale plus étendue... Il ne faut pas voir en ces quelques idées, comme on le dit trop souvent à propos du théâtre populaire, les imaginations d'un songe-creux; au moins pour les pays qui ont le bonheur de ne pas vivre sous un gouvernement trop absolu. ' » Le théâtre rêvé par Sulzer et par Rousseau,
> Allgemeine Théorie der schonen Kûnste, Leipzig, 1771-74.
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c'est \e festspiel de la Suisse contemporaine. Ajoutons enfin que Suizer, comme Rousseau, aime la musique qui joue un si grand rôle dans la vie de tous les peu- ples germaniques : la musique guerrière ou religieuse, le chant, le lied.
Ce fut, on le sait, l'Allemand helvétisé Michel Huber qui révéla le premier à Jean-Jacques la poésie de Salo- mon Gessner. Jean-Jacques, enthousiasmé, lui répon- dit : « Je sens que votre ami Gessner est un homme selon mon cœur. »
Gessner est un précurseur direct de Rousseau sur lequel, d'ailleurs, — le Lévite d'Ephî^aïm en est la preuve, — il a exercé une certaine influence. En effet, le Genevois retrouvait dans les Idylles^ non seulement l'Arcadie heureuse et solitaire vers laquelle l'entraînait sans cesse sa nostalgie, non seulement des paysages et des êtres « selon son cœur », mais surtout sa propre doctrine : la bonté originelle de l'homme, le « retour à la nature » opposée à une civilisation corrompue. Car, ce qui caractère l'églogue du poète, si on la compare aux vers pastoraux d'un Fontenelle ou d'un Hagedorn, par exemple, c'est, non seulement un besoin de re- pos et de calme, mais véritablement la nature opposée à la civilisation : un parallèle s'impose donc, celui en- tre Vlnégalité d'une part, les Idjdles et Daphnis d'autre part.
Qu'est-ce que VIdylle de Gessner, sinon, dans un ca- dre champêtre et vaguement mythologique, une leçon de morale naturelle ? Ses bergers et ses bergères vivent
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d'une vie presque animale, sans besoins et sans soucis. « Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu'à voir les hommes tels qu'ils se sont faits, dit Jean-Jacques, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l'âme humaine ; j'y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse ardemment à notre bien être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos semblables. »
Ces lignes extraites de Ylnégalité contiennent la psy- chologie rudimentaire des heureux pasteurs de Gessner. Ils ne demandent qu'à aimer, à jouir tranquillement et sans peine ; ils sont compatissants et fidèles avec naïveté. Ils veulent ignorer le luxe inutile, même lorsqu'il se présente à eux, comme dans Evandre et Alchnma ou dans Ménalque et le chasseiœ Eschire. Ils n'ont besoin, ni de guerriers, car un épieu leur suffit contre les loups, ni de tribunaux, car ils ne connaissent pas l'in- justice : le chêne de Palémon est un monument éternel à leur honnêteté. Or, parce qu'ils sont honnêtes, ils n'ont, dans les rapports qu'ils entretiennent entre eux, en aucune façon besoin de morale, car, déclare Rous- seau, « il est facile de voir que la morale de l'amour est un sentiment factice né de l'usage de la société. » Leur morale donc, leur religion, ils trouvent tout cela dans la nature. Ils le trouvent sans raisonner, mais en contemplant. Et ils s'attendrissent, ils ne cessent de s'attendrir :
V. Nature ! nature, comme tu es belle ! belle de ta beauté ingénue que l'art des hommes insatiables n'a jamais défigurée. Heureux le berger, heureux le sage
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qui, loin des foules, jouit au sein de campagnes riantes, de chaque volupté que provoque et donne tour à tour la nature ! A l'écart, et en silence, il accomplit des ac- tions plus héroïques que le conquérant ou le prince, ces hommes que l'on admire pourtant bouche bée... O fous ! qui nommez rudesse les mœurs de l'aimable inno- cence... tissez-vous des toiles d'araignée de bonheur que chaque vent déchire !... Vous qui régnez sur le pays; vous qui, des tours de vos palais, contemplez la terre avec un regard insolent ; vous qui pensez avec or- gueil : «Tout cela est à moi; ce peuple, il est à moi, seigneur devant qui tous tremblent », répondez : Pour qui tant de plaisir semble-t-il s'exhaler du calme pay- sage, des fertiles prairies, de la belle nature tout en- tière?... Pour vous monarques? ou bien pour le pau- vre berger? ^ »
Ce n'est point impunément, si bon Helvétien que l'on soit, qu'on oppose, même en des idylles, la nature à la civilisation: cette tirade empruntée à Daphnis le démon- tre, comme elle nous démontre, avec bien d'autres pa- ges de Gessner, qu'au milieu des plus innocentes pas- torales on trouve les germes d'un esprit révolutionnaire. Nous ne sommes donc pas si loin qu'on le suppose de la violente diatribe démagogique qui termine le Dis- cours sur l'Inégalité.
Le Contrat social est, avec la Lettre à d'Aletnbert et la Nouvelle Héloise^ le plus suisse de tous les livres de Rousseau. Il est aussi le plus genevois : M. Vallette a
» Daphnis, 1. II.
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démontré par les faits que la constitution genevoise idéalisée a inspiré cette œuvre. Mais la constitution ge- nevoise, c'est une constitution suisse, analogue, avons- nous déjà dit, aux constitutions de Berne et de Zurich, et c'est dans le système général du patriciat helvétique qu'elle rentre. Bien plus, les revendications de la bour- geoisie de Genève sont les revendications mêmes de toutes les autres bourgeoisies, — revendications encore timides, purement théoriques et qu'on ose à peine for- muler, crainte de représailles comme celles qui suivi- rent la conspiration de Henzi à Berne et l'émeute de Chenaux à Fribourg. Il nous faudrait rappeler toute l'histoire politique et sociale de la Suisse au XVIII*= siè- cle. Ce que nous pouvons dire ici, c'est qu'il y avait alors, dans le droit public des villes patriciennes, un désaccord entre les principes et les faits. En principe, la bourgeoisie tout entière était souveraine; de fait, la souveraineté n'appartenait qu'à un nombre restreint de « familles régnantes ». La transition de la démocratie municipale à l'oligarchie s'était accomplie lentement et peu à peu durant tout le XVP siècle : à Fribourg et à Berne, par exemple, on ferma les registres, ce qui re- venait à ne plus recevoir de nouveaux citoyens et à sup- primer les droits réservés primitivement à la collecti- vité. De là, des abus qui frappent même un aristo- crate comme Haller, ce Haller qui consacre à la ré- forme du patriciat tout un roman politique : Fabius et Catofi, L'opposition qui se dessine contre les empié- tements des oligarchies, — opposition dont le Contrat social est précisément la manifestation la plus éclatante, — est bien, si l'on veut révolutionnaire, mais elle s'ap- puie sur des raisons conservatrices, puisqu'elle s'appuie
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sur le passé : Jean-Jacques n'a fait que systématiser les revendications populaires, comme il a systématisé, uni- versalisé les principes même des républiques helvéti- ques. La république est supérieure à la monarchie, mais la meilleure forme de la république demeure l'a- ristocratie ouverte, élective ; la république convient surtout aux petits pays simples et pauvres ; elle ne sau- rait subsister sans la vertu ; les pires ennemis de la na- tion sont le luxe et l'ingérence étrangère ; pour avoir des citoyens, il faut former et discipliner la jeunesse : tout cela nous le retrouvons dans Balthasar, Haller, Bodmer, Iselin, dans les nombreux discours politiques prononcés aux assemblées de r//(?/z^e^/5c/zt? Gesellschaft^; nous le retrouvons également, d'ailleurs, dans Montes- quieu. Mais l'idée suisse par excellence qui hantait l'es- prit de Rousseau, c'était l'idée fédérative : elle est ex- primée dans le Conty^at social^ dans l'extrait du Projet de paix perpétuelle, dans les Considérations sur le gou- pernement de la Pologne et dans le manuscrit remis par Jean-Jacques au comte d'Antraigues et malheureuse- ment perdu.
Et puis, c'est surtout par son patriotisme, par son civisme républicain que Rousseau est Suisse. Son amour de la cité rend ce son particulier qui vibre, par exemple, dans le traité de Zimmermann sur V Orgueil national, dans V Histoire de la j'ille de Zurich ^ de Bod- mer, dans les deux satires composées par le jeune Hal- ler contre les Bernois dégénérés, dans les Songes d'un Confédéré de Balthasar, dans les Songes patriotiques
> Verhandlungen derhelvet. Gesellschaft, 1763-97.
■'' Geschichte der Stadt Zurich. Fur die Realschulen, Zurich, 1773.
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d'Isaac Iselin^ Amour inquiet, violent, utopiste, tout imprégné d'héroïsme antique; amour éclairé cependant, et qui cherche, découvre et préconise le remède.
Ce remède, c'est l'éducation. Nous arrivons ainsi à VEmile.
La réforme de l'éducation, bien avant VEmile^ préoc- cupe le XVIIP siècle, et si Jean-Jacques a un précur- seur, c'est l'Anglais Locke. Cependant, depuis long- temps aussi, les mêmes idées obsèdent les Helvétiens ; elles les obsèdent d'une façon particulière : ils son- gent moins à l'enfant lui-même qu'au futur citoyen, moins à la famille qu'au pays. De là un mouvement pédagogique qui date de lySo et qui remonte même plus haut : à l'historien bernois Lauffer, au Genevois Turrettini. C'est dans le cercle de Bodmer et de ses dis- ciples qu'il se forme. Bodmer a un porte-parole en la personne du jeune Wieland qui publie, aux frais de son maître, en 1754, un Plan d'une nouvelle méthode d'éducation privée remanié et complété en lySS sous le titre de Plan d'une académie de la raison et du cœur. Sur ces entrefaites, paraît la brochure de Balthasar dont la conséquence est la fondation de la Société hel- vétique. Bodmer, Iselin, Wieland, d'autres encore n'ont qu'un désir: réaliser cette école d'hommes d'E- tat, ce <( séminaire » qu'imagine le patricien de Lu- cerne. Après bien des tentatives, Martin Planta et Ulysse de Salis fondent l'Institut de Haldenstein. Cer- tes, plus tard, sur tout ces hommes VEmile va exercer son influence, mais il ne leur apprendra rien de nou- veau : il précisera, il complétera, il élargira leurs idées.
' Philosofhische und patriotische Tràume, Baie, 1755-58; Tràume etnes Menschenfreundes, Bâle, 1776.
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Tous, d'ailleurs, d'accord sur le principe et le but, ne le sont pas sur les moyens : Iselin et Planta, à l'exem- ple de Basedow, veulent l'enseignement libre et font appel à l'initiative privée ; les Zuricois s'adressent à l'Etat ; Tschiiféli pense régénérer la jeunesse sur- tout par les travaux agricoles. Il serait donc faux de croire que les trois grands éducateurs de l'Helvétie : Pestalozzi, Fellenberg et le P. Girard, procèdent uni- quement de r£'m//e et n'ont d'autre devancier que Rous- seau. c( Tout Suisse, a-t-on souvent répété, porte en lui un maître d'école » ; en ce sens encore, l'helvétisme du Genevois se révèle à nos yeux ^
Il serait superflu de s'arrêter longuement à démon- trer comment et pourquoi la Nouvelle Hélo'ise est une oeuvre suisse : la Nouvelle Héloïse est une oeuvre suisse par le sujet, par le décor, par les tendances générales. Elle l'est surtout, on ne l'a guère remarqué jusqu'à présent, par l'exacte peinture qu'elle nous donne de l'existence que menait alors, dans ses petits manoirs champêtres, l'aristocratie suisse et en particulier la no- blesse vaudoise. Les témoignages nous manquaient jusqu'à présent; mais voici que M. Philippe Godet a réédité ces exquises Lettres de Lausanne de Mme de Charrière ^, que M. et Mme de Sévery ont publié les lettres inédites de Catherine de Charrière, née de Chan- dieu, de Louise de Corcelles, née de Saussure, d'autres
1 Cf. O. Hunziker dans Praxis der scliwei^. Volks- und Mittelschide, Zurich, 1887, 97 s., 162 s., 244 s.
2 Genève, Jullien, 1907.
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encore. ^ Le petit monde que ces livres nous révèlent, comme c'est bien le monde de Julie d'Etanges, de Claire d'Orbe, de Wolmar ! comme ces châteaux de Tlsle, de Sévery, de Corcelles ressemblent à la demeure de Cla- rens ! Le cercle est restreint, un peu trop replié sur lui- même ; le pays est tranquille ; on a le temps de vivre et de méditer. On est religieux, certes, mais avec une pointe de scepticisme et de « philosophie ». On subit peu rinfluence de Paris, davantage celle de l'Angleterre; on reste entre soi, on ouvre ses salons — ou plutôt son salon — à quelques Bernois, à quelques Genevois, à quelques étrangers très vite acclimatés et très vite con- quis. Les sentiments ont de la fraîcheur sans mièvrerie, sans affectation. On est curieux et cependant, malgré la manie des bouts rimes et des comédies, fort peu intellec- tuel. On aime la nature, cette vue admirable du lac et des Alpes, cette campagne vaudoise aux lignes un peu molles. Catherine de Charrière écrit : a Nous venons de nous promener, puis de voir danser à la grange. Esther était la reine du bal. Elle a dansé des souabes, toute seule, au milieu de la grange... » Et ceci encore : u Nous avons pris le thé au verger, le plus doucement et le plus joliment du monde, au milieu des foins qu'on faisait. » Et ceci enfin : « Je trouvais hier Mex char- mant. La salle des platanes est jaune et mordorée et tout le bosquet, pénétré de soleil, resplendit de mille couleurs. Il y a des fruits, de la crème, tout respire l'abondance ; les vaches sont dans la campagne... »
Tous ces Suisses, en effet, nous apparaissent comme les ancêtres, les frères ou les fils de Jean-Jacques par
* La vie de Société dans le Pays de Vaud au XVIII* siècle, 2 vol. Lausanne, Bridel, 1911-12.
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le sentiment de la nature. Ce sentiment est un carac- tère national, indélébile. On le retrouve à toutes les époques : dans les « chants de guerre » des contingents en marche vers Sempach, Morat, Waldshut ou Mari- gnan, — dans ces rudes chants épiques qui empruntent leurs comparaisons homériques à la vie agricole, à la vie montagnarde ; dans la peinture du XIV* et du XV* siècle, dans ces fonds de tableau d'un Maître à TCEillet, d'un Pries, d'un Manuel Deutsch où l'on voit des lacs aux eaux roses, des collines bleues, des bouleaux qui frémissent, des glaciers, des nuages dans un ciel pâle ; et même, lorsque après la Réforme, cette peinture est entrée en décadence, au milieu des lourdes composi- tions mythologiques d'un Bock ou d'un Joseph Heintz le paysage s'insinue encore, telle une phrase sincère dans une déclamation redondante. La curiosité des humanis- tes les pousse vers les Alpes terribles et mystérieuses : Conrad Gessner et Josias Simler rédigent des traités sur le Valais, le mont Pilate, la fabrication du fromage, les durs travaux des bergers; Thomas Flatter, dans ses mémoires, consacre des pages émues au souvenir de sa rude enfance de gardeur de chèvres, là-haut, tout au fond de la vallée du Rhône. On sent dans les écrits du Réformateur Viret l'odeur de la terre vaudoise. Au XVIP siècle, âge de décadence, de médiocrité, d'ou- bli de la nature, ce sentiment subiste jusque dans la pitoyable histoire suisse du pasteur Plantin, ou les vers informes d'un Rebmann. Et puis, au XVIIP siècle, il s'épanouit : Murait se réfugie à la campagne, sa vraie patrie ; Haller révèle la montagne, il monte sur les glaciers, il redescend chargé de gentianes et de cris- taux. Gessner, comme un romantique, célèbre l'hiver
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dont la neige étincelle au soleil et les automnes bru- meuses, quand les champs sont couverts de colchiques. Des descriptions lyriques ont sauvé de l'oubli la Soli- tude de Zimmermann. Lavater s'attendrit lorsque la lumière blanche de l'aube pénètre dans la chambre obscure où, seule, une mouche trouble le silence par son bourdonnement ; une « horreur sacrée » le saisit en face de la chute tonnante du Rhin. Ce qui subsiste du doyen Bridel, ce sont ses « courses à pied » dans les montagnes vaudoises, dans le Jura ou l'Argovie. Jean de Mûller interrompt le récit d'une bataille pour décrire le paysage, son œuvre s'ouvre sur un splendide et bref ta- bleau des Alpes. Salis-Seewis retrouve le lied populaire et telle de ses élégies annonce le symbolisme. Et puis voici l'admirable Horace-Bénédict de Saussure... Si donc nous voulons trouver des équivalents aux descriptions célèbres de la Nouvelle Héloïse et des Confessions, c'est à ces hommes, c'est aux Suisses, c'est à un Haller, un Gessner, un de Saussure, qu'il les faut demander.
Ce sentiment de la nature, chez Rousseau et ses émules d'Helvétie, est d'une qualité bien particulière. Il ne s'éveille que devant certains spectacles, il a ses préférences et il choisit. Il s'exalte surtout au bord des lacs et devant les montagnes. Il a besoin de détails et d'accidents qui le fixent ; il est au fond réaliste. «Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux, » dit Jean-Jacques. Laissons maintenant con- clure Charles-Victor de Bonstetten, dans son petit livre sur La Scandinavie et les Alpes ^ « Ce qui relève la vue de nos lacs, c'est d'y voir resplendir la profondeur du ciel, et d'y trouver comme sur une toile légèrement on-
» Genève-Paris, 1826, p. 80-81.
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doyante la peinture de quelque portion de son rivage... Dans les grandes plaines dénuées d'arbres, l'horizon, au lieu de s'agrandir, s'étrécit comme celui de la haute mer, et l'on est presque effrayé du sentiment d'abandon qui vient s'emparer de vous dans ces espaces sans objets. »
III
De ces rapprochements il serait hasardeux de con- clure que tous les Suisses contemporains ou succes- seurs de Jean-Jacques eussent été ses admirateurs et ses disciples. On peut appartenir à la même famille sans professer la même doctrine et les liens du sang ne sauraient exclure des différences et mêmes des hostili- tés. Disons toutefois que, dans l'ensemble, les Suisses ont aimé Rousseau, et surtout qu'ils l'ont compris, grâce à leur bon sens, d'une manière plus calme et plus pratique que les Français, par exemple : preuve en soit la façon dont les trois grands éducateurs, Pestalozzi, Fellenberg et le P. Girard, ont interprété VEmile^ en ont appliqué les principes.
L'adversaire le plus acharné et le plus irréductible du Genevois, c'est le Bernois Albert de Haller. Haller, l'une des plus grandes figures de son siècle, après avoir quelque temps professé des idées libérales, après avoir subi une longue et douloureuse crise de conscience, prend parti en faveur de l'orthodoxie religieuse et po- litique, et il se met au service du patriciat de Berne auquel il appartient par droit de naissance et dont il devient en quelque sorte le grand homme breveté,
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patenté, officiel. Sa renommée, c'est une fonction de l'Etat et il remplit son devoir supérieur en luttant de toutes ses forces contre les « philosophes. » Jean- Jacques n'est pas un « philosophe », mais, aux yeux de Haller, il apparaît comme bien plus dangereux encore, car il sape les bases mêmes de la constitution ; il est, en outre, Genevois, et le gouvernement de Berne a par- tie liée avec celui de Genève. Haller, donc, montre con- tre lui son zèle. Déjà le Discoures sur les sciences et les arts l'a irrité, effrayé d'autant plus qu'il est le premier à en reconnaître l'éloquence persuasive, h' Inégalité est, à ses yeux, blasphématoire : il redoute moins, en effet, l'irréligion de Voltaire que le christianisme hétérodoxe de Jean-Jacques. La Nouvelle Héloïse, qu'il ne peut s'empêcher d'admirer, lui semble un roman pernicieux à cause de son charme même, ha Lett7'e à l'archevêque de Paris l'indigne : l'auteur est un scélérat. Quant au Con- trat social^ réfuté longuement dans Fabius et Caton où Jean-Jacques apparaît sous le masque du sophiste Car- néade, c'est le crime d'un empoisonneur public: il fau- drait emprisonner Rousseau et ne pas lui accorder la liberté « qu'il ne donnât caution de ne plus écrire que sous la censure d'un corps sensé de théologiens. » Haller est bien pour quelque chose dans le décret qui expulse Jean-Jacques de l'Ile Saint-Pierre. Il pourchasse l'in- fluence de ce dernier partout où il la rencontre, ou croit la rencontrer. A Berne il tient à distance Julie de Bon- deli et, s'il fait sans cesse opposition à la Société helvé- tique, c'est qu'il voit en elle un foyer de « rousseauis- me ^ » .
' On trouvera les jugements de Haller sur Rousseau dans le Tage- buch seiner Beobachtungen, Berne, 1787, t. 1 (recueil des articles publiés.
J. .1. ROUSSEAU ET LA SUISSE igB
Haller est le seul écrivain qui fasse preuve d'intran- sigeance vis-à-vis de Jean-Jacques. Jean-Georges Sul- zer, l'un des « Suisses de Berlin »^ l'un des protégés du grand Frédéric, partage, — l'athéisme excepté, — les idées de son souverain. Cet esprit sec devait être inaccessible à l'éloquence et à la poésie ; il a d'ailleurs réfuté, ou exécuté, très dédaigneusement, en quelques lignes, le Pî^emier Discours ^, mais son opposition ne va pas plus loin. Wégelin, un autre Berlinois, a évolué : avant d'émigrer dans la capitale prussienne, alors qu'il se trouve sous l'influence directe et personnelle de Bodmer, il est un disciple et un prosélyte fervent de Rousseau; il traduit en allemand, en 1761, la Lettre sur les spectacles avec des commentaires qui visent, eux, Saint-Gall, sa ville natale, et qui sont d'un intérêt très particulier ^ ; après le Contrat social, il rédige, en 1763, tout un petit livre sur la fameuse constitution de Sparte et sur les moyens de la moderniser^. Mais, sitôt établi, comme professeur d'histoire, dans un milieu hostile à son grand homme, il brûle ce qu'il vient d'a- dorer.Wégelin est, d'ailleurs, historien, et les historiens ne sont pas très favorables à un novateur dont la doc-
par Haller dans les Atitiales de Gœttirigue), dans la correspondance avec Zimmermann, Neues Berner Taschenbudi 1899, 24g s., enfin dans i^a- bius II. Cato, Berne-Gœttingue, 1774 (trad. franc., Lausanne 1782.)
1 Pensées sur l'origine et les différents emplois des sciences et des beaux- arts, Berlin, 1757.
2 Herrn Rousseau Burgers in Genf, Patriotische Vorstellungen gegen die Einfiihrung eines Schaubiihne filr die Comœdie... Nebst dem Schrei- ben eines Biirgers von Sanct-Gallen an Herrn Bodmer, Zurich, 1761.
3 Politische und Moralische Betrachtungen ûber die spartanische Ge- seti^gebung des Lykurgiis, Lindau, 1763.
igÔ .VJVNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
trine est surtout basée sur des abstractions. L'exemple de Jean de Mûller est caractéristique à cet égard : Mul- 1er ^, tout de feu pour Rousseau tant qu'il vit dans le cercle étroit des théologiens de Schaffhouse, l'aban- donne à mesure que sa science historique se fait plus complète et plus profonde; il le reniera dès qu'il se sera fixé à Genève, auprès des Tronchin, dans l'intimité de Charles Bonnet. Le médecin Zimmermann chan- gera également à peu près de la même manière : en 1762, il prend la défense de Rousseau vis-à-vis de Hal- ler et il s'attire de sévères réprimandes devant les- quelles il s'efforce de se ménager une retraite hono- rable * ; à la fin de sa vie, il est devenu un admirateur de Frédéric, comme Sulzer, comme Wégelin, comme Mùller lui-même ; or, cet engouement de beaucoup de Suisses pour le roi-philosophe fera le plus grand tort au prestige de Jean-Jacques et à l'esprit républicain ; c'est ainsi que, de démocrate fougueux qu'il était dans sa jeunesse, Zimmermann finira dans la peau d'un monarchiste. Néanmoins, il a subi très fortement l'influence de Rousseau auquel il n'a cesse de s'in- téresser comme médecin et comme psychologue : il lui a consacré dans son livre De la solitude les plus belles pages, et les plus pénétrantes, qui aient été écri- tes alors en Helvétie sur le Genevois ^.
Isaac Iselin, de Bàle, l' « Ami des hommes suisses», élève modéré et prudent des Physiocrates et de Dupont de Nemours, a gardé, lui, une attitude impartiale, stable
1 Cf. Henking, J. v. Millier, Stuttgart et Berlin, 1909; en cours de publication.
2 Cf. les lettres publiées dans \e Neues Berner Taschenbuch de 1S99. ■' Ueber die Einsamkeit, éd. 1785, Leipzig, II, 189 s.
J. J. ROUSSEAU ET LA SUISSE 1 97
et sereine. Sa philosophie, basée sur des faits et des sta- tistiques, n'a rien d'abstrait, ni d'exclusif; elle est uni- quement morale et pratique. Dans le second livre de son Histoire de l'humanité ^^ ce précurseur de Herder réfute longuement Vlnégalité et réduit à l'absurde l'hypothèse de r « état de nature » ; mais il discute sans passion, avec courtoisie, et il traite Rousseau d' «écrivain sublime ». Si ces deux esprits ne pouvaient être d'accord, ils étaient en revanche capables de se comprendre : l'enthousiaste, l'utopiste Iselin est parent de Jean-Jacques par le cœur, et, s'il ne croit pas à la bonté originelle de l'homme, il croit à sa perfectibilité indéfinie.
Les disciples intégraux, les véritables prosélytes du Genevois, ses fils selon l'esprit, c'est moins à Genève qu'à Zurich qu'on les trouve.
Rousseau a rallié à lui toute l'Ecole zuricoise, c'est- à-dire Bodmer et ses élèves. La vie de Jean-Jacques Bodmer * (car il s'appelait, lui aussi, Jean-Jacques !) contient toute la vie de Rousseau. Lorsque ce dernier commença d'écrire et de faire parler de lui, le critique avait plus de cinquante ans ; il jouissait en outre d'une renommée qui s'étendait jusque aux confins de la lan- gue allemande, il était l'auteur d'ouvrages célèbres, et voici qu'il se convertit brusquement, entièrement, à ce nouvel Evangile... Il est vrai de dire que ses idées in- times, ses affinités, son oeuvre antérieure, son patrio- tisme helvétique, les Anglais et surtout ce Milton puri-
1 Ueber die Geschichte der Menschheit, Francfort et Leipzig, 1764, t. 1, livre 2.
2 1698-1783. Cf. G. de Reynold, Hist. litt., t. II, ch. viii.
198 ANxXALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
ritain et démocrate avaient préparé sa conversion. Que fit donc Jean-Jacques ? Il détacha Bodmer de l'Allema- gne pour le ramener tout entier vers la Suisse; il le transforma en pédagogue, en maître d'école, et même en politicien, lui qui, timide et impropre à l'action, avait si peu le tempérament d'un homme politique ! Bodmer voulut à toute force être le « citoyen de Zu- rich. » Il se mit à fréquenter les assemblées des Deux- Cents auxquels il appartenait comme patricien, il y pro- nonça des discours presque démagogiques, il poussa même l'audace jusqu'à proposer une constitution libé- rale; il alla si loin qu'il effraya, vieillard de quatre-vingts ans, ses partisans mêmes ! Il suivait avec passion les événements de Genève : 1' « ingrate patrie de Rous- seau » est, à ses yeux, « une école de politique vrai- ment moderne » ; il applaudit à l'écroulement, pierre par pierre, de l'oligarchie calviniste. Littérairement, l'influence de Jean-Jacques le ramena, vers la fin de ses jours, à l'Antiquité et, constatation curieuse, la Lettre à d'Alembert fit de lui un dramaturge, d'ailleurs pitoyable. Pour créer le théâtre national défini par Rous- seau, et pour défendre ses idées sociales, il se mit, en eftet, à composer des « drames politiques » inspirés de l'histoire suisse, parmi lesquels un Guillaume Tell qu'il se proposait de soumettre à l'approbation du Maître \ Il avait déjà publié la Noachide et de ridicules « patriarca- des » : il traduisit en allemand, en 1782, le Lévite d'E- phraïm et il est plaisant de voir ce Zuricois imiter une imitation d'un autre Zuricois : Gessner ! ' Bien
' Schwei:(erische Schaiispielc, \-j~b. Cf. Reynold, op. cit., ch. vi.
' Der Levit vou Ephraim ans dem Franjôsisciten des Rousseau, Zurich,
1782.
J. J. ROUSSEAU ET LA SUISSE 1 99
plus, il se livra lui-même à une active propagande. Il convertira, sans difficulté, Gessner, le docteur Hirzel, — r « inventeur » de Jacob Gujer, le « sublime Klein- jogg » ; — il convertira Jean-Henri Fuessli, le futur ministre de la république helvétique « une et indivisi- ble», qui se fera mettre au ban de sa caste et presque exiler pour avoir rendu visite à Rousseau et qui rédi- gera avec Lavater le Moniteur ^, revue toute pleine de la nouvelle doctrine ; il convertira les Hess, les Tobler, les Schinz, les Hottinger, les Schulthess, combien d'au- tre encore! Enfin, surtout, il nouera des relations per- sonnelles avec Rousseau par l'intermédiaire de Léonard Usteri.
La correspondance d'Usteri et de Rousseau a été publiée par les soins de MM. Paul Usteri et Eu- gène Ritter ^. Elle est significative. Elle s'étend du lo juillet 1761 au i^' février 1765. Usteri révèle Zurich à Jean-Jacques : il achève de lui faire connaître les Idyl- les de Gessner; il lui parle de Bodmer et de son oeuvre, il lui apprend l'existence du «sublime Kleinjogg», il lui raconte la courageuse campagne menée par Fuessli et Lavater contre un bailli concussionnaire, Grebel. Tant et si bien que Rousseau, alors à Motiers-Travers, prend la résolution d'aller s'établir à Zurich, cette Salente, et il annonce, dans une lettre lyrique, le 2 septembre 1762, son départ à son correspondant. On juge de l'effet de cette nouvelle ! Malheureusement, les Zuricois mi- rent trop de zèle à préparer l'arrivée de leur grand hom- me et celui-ci, devenu méfiant, finit par se dérober.
1 Dev Eritmerer, Zurich, 1765-66.
- Correspondance de J. J. Rousseau avec Léonard Usteri, Genève-Zu- rich, 1910
200 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
Léonard Usteri n'admire point cependant de fa- çon aveugle son illustre ami. Il lui tient tête, sur- tout lorsque la question religieuse est en jeu. Et ceci est caractéristique : les Suisses, avons-nous dit, acceptent parfois des «philosophes» et de Rousseau les idées les plus subversives en matière sociale et politi- que, mais ils ne cèdent rien de l'orthodoxie religieuse, de la morale chrétienne : Bodmer est seul à pénétrer jusqu'aux portes du rationalisme ; quant aux autres, le déisme du Vicaire savoyard leur paraît trop avancé en- core. D'ailleurs, si Jean-Jacques a pour lui les femmes, — une Julie de Bondeli, — et les jeunes gens, l'âge mûr et l'expérience ne lui sont point très favorables. Et puis, plus la Révolution approche, plus elle menace la Suisse, plus les esprits se détachent de sa doctrine. Voici par exemple Lavater : Lavater ressemble à son combourgeois de Genève par un individualisme qui s'a- nalyse sans cesse, qui n'admet point de contrainte offi- cielle, qui n'obéit qu'aux lois de la conscience; il lui ressemble en outre par sa juvénile ardeur et l'éloquence dont il fait preuve dans son Bailli injuste ou plaintes d'un patriote'^ ^ pamphlet dirigé contre Grebel, le préva- ricateur. Mais Lavater est un chrétien, un pasteur, un prêtre. Il attend la régénération de la Suisse et du monde par Dieu, par l'Evangile, par une religion vécue, agissante, enseignante, militante. Non le Dieu abstrait du déisme, non la Bible bucolique du XVIIP siècle, non l'Evangile sec des prédicants officiels, non la re-
' Der ungerechte Landvogt, oder Klagen eines Patrioten, Zurich, 176a.
J. J. ROUSSEAU ET LA SUISSE 201
ligion policière de TEtat ou la religion naturelle du Vicaire savoyard; mais la parole d'un Christ présent, presque visible. La Révolution qu'il rêve sera avant tout intérieure; c'est le conseil de saint Jean : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres». En ou- tre, Lavater, écrivain aujourd'hui illisible, est, comme homme, bien supérieur à Rousseau ; il vécut en ascète et mourut presque en martyr, après avoir protesté de toutes ses forces contre les excès des Jacobins et des armées du Directoire, après avoir souffert la déportation et l'exil. Et cependant, ce Lavater, en qui s'incarne, durant Tannée terrible 1798, la conscience nationale, de- meure encore et toujours, et malgré tout, un admirateur, un disciple de Rousseau qu'il a visité à Motiers-Tra- vers en novembre 1764 — et qu'il aurait voulu con- vertir.
IV
Si, maintenant, nous essayons de définir d'un mot le genre de parenté qui unit Jean-Jacques et les Suis- ses, nous pouvons dire qu'ils sont tous des romanti- ques, ou du moins des précurseurs du romantisme.
Il est admis que Rousseau est le « père du roman- tisme ». Mais les germes du romantisme, la plupart des idées dont le mouvement s'inspirera plus tard en France, existaient bien avant le XIX^ siècle à l'étranger. Le ro- mantisme ne saurait tenir dans une formule, car il est trop vaste et trop complexe; pour le comprendre, il le faut étudier historiquement, il faut remonter jusqu'à ses lointaines et obscures origines. Ce large fleuve est formé d'un très grand nombre d'affluents qui sortent tous de petites sources. Il y a une grande part de vérité dans la
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théorie de M'"^ de Staël, qui partage les littératures en littératures du Nord, ou romantiques, et littératures du Midi, ou classiques. En effet, tous ces indices qui, en France et en Allemagne, au XVIIP siècle, annoncent un art nouveau, se rattachent, soit à l'influence anglaise, soit à rinfluence helvétique. Ceci est une question de fait. Certes, la priorité appartient à l'Angleterre, dont la poésie a été l'inspiratrice de la poésie et de la critique suisses. Mais il est curieux de constater cette coïnci- dence significative : Béat de Murait est l'un des pre- miers, le premier peut-être, à révéler à la France la Grande-Bretagne, ses mœurs, son théâtre; Bodmer est le premier à révéler en Allemagne la poésie anglaise, le Paradis perdu qu'il traduit^, défend et commente, Shakespeare dont il pressent le génie; il s'entoure enfin à Zurich de tout un cercle d'adaptateurs, il fonde des revues toutes pleines d'imitations anglaises. Ces affini- tés entre l'esprit suisse, l'esprit genevois, l'esprit de Rousseau, — et l'esprit anglais, s'expliquent historique- ment par les relations que les deux pays entretiennent depuis la Réforme. Mais il y a plus encore : il y a du romantisme intrinsèque dans l'œuvre de l'Ecole zuri- coise. h' Art poétique de Breitinger* renferme déjà des conceptions plus libres et plus modernes que les pures théories classiques : la part prépondérante de l'imagi- nation créatrice opposée à la raison et aux règles, par exemple; mais c'est encore peu de chose. Plus «roman- tique » est la théorie du « merveilleux chrétien » que Bodmer fonde sur le Paradis perdu d'abord, et sur la
' Zurich, 1732.
- Critische Dichtkunst, 1740.
J. J. ROUSSEAU ET LA SUISSE 2o3
Bible elle-même, enfin sur la Divine Comédie^ : son Traité du merveilleux ^ rappelle certain chapitre du Génie du christianisme qu'il annonce. Mais l'œuvre essentielle de Bodmer, c'est sa découverte du moyen- âge germanique, c'est sa critique médiévale. Il ne s'a- git point ici d'une mode passagère, ni d'une passion d'érudit : Bodmer étudie le moyen-âge en homme qui a retrouvé la tradition de son pays et de sa race. Quel savant de France et de Navarre eût été assez au- dacieux pour préférer les troubadours aux classiques du XVII^ siècle, pour égaler la Chanson de Roland à VIliade ? c'est pourtant ce que fait le Zuricois pour les minnesingers et les Nibelungen^. Il a d'ailleurs la prio- rité, puisque c'est à partir de 1784 qu'il commence ses recherches. Quoi de plus romantique enfin que le senti- ment de la nature, — cette religion de la nature que nous révèlent, non seulement la Nouvelle Héloïse, mais encore les Alpes de Haller, certaines Idylles de Gess- ner, les Lettres de Murait, la Solitude de Zimmermann? Ce n'est plus de la simple description, mais du véritable lyrisme. Les Suisses étaient en majorité des protestants qui ne craignaient pas de s'inspirer de leur religion, qui éprouvaient des inquiétudes morales et religieuses: Albert de Haller a connu le « mal du siècle», il a eu sa « nuit de Joubert ». Ils étaient des républicains, des in- dividualistes, ils avaient un idéal de liberté qui s'est ré- vélé même en matière de goût. De là, cette place qu'ils
1 Ueber das Dreyfache Gedicht des Dante. Dans les FreymUthige Nachrichten, Zurich, 24 et 3 i août 1763.
- Zurich, 1740.
3 Bodmer retrouve les Nibelungen en i-bb, par l'intermédiaire d'Obereit, et les publie à Zurich en 1757.
204 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
ont conquise à Pavant-garde et qui nous permet, précur- seurs du romantisme, de les ranger autour de Rousseau^ père du romantisme.
Nous pouvons maintenant conclure :
Nous tenons d'abord à nous défendre d'avoir voulu placer Jean-Jacques Rousseau sous une cloche de verre. Rousseau dépasse Genève, il dépasse la Suisse, car il appartient à tout son siècle et à toute l'Europe. Il a subi d'autres influences encore que celles de son milieu d'o- rigine. Il fut, avant tout, lui-même.
Néanmoins, nous croyons que la connaissance exacte de Genève et de la Suisse est indispensable à qui le veut bien comprendre. Car cet homme, qui semble hors de toute tradition, lorsqu'on l'envisage comme un écrivain français seulement, reprend sa place natu- relle dans la tradition, lorsqu'on l'envisage comme un Genevois, comme un Suisse. Il a pris dans l'ambiance d'un milieu restreint, un peu égoïste, les idées couran- tes, des idées la plupart du temps conservatrices et même « réactionnaires » à l'origine : il les a poussées à l'absolu avec son impitoyable logique, il les a univer- salisées; en un mot, il les a faites siennes.
G. de Reynold. Genève, mars iqi2.
LA PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU
IS^Sf^f,
^j^MP^S^e an-Jacques Rousseau est un génie reli- ^^^ 1^/1 gi^^x* Là est le centre de sa personnalité, fe^^ ^^ 1^ source vive de sa pensée, le secret de iâ^^^&J. sa prodigieuse influence. Cette vérité est à nos yeux l'évidence même. Pourtant elle a été long- temps mise en doute. Aujourd'hui encore il est deux groupes d'esprits qui ne peuvent l'admettre.
Pour les uns la religion est, de son essence, collec- tive. Elle est constituée par l'Eglise et par le dogme. De ce point de vue-là, il est certain que Jean-Jacques est loin d'être au titre. Il a fait le trajet, aller et retour, d'une confession à l'autre pour être, en fin de compte, condamné par l'une et l'autre. Sa situation fut celle d'un hors la loi. Et ceux qui considèrent qu'en religion la loi est tout, ne lui reconnaissent qu'une vague et in- consistante « religiosité ».
Aux yeux des autres, les croyances n'ont de valeur que pour autant qu'elles sont mises en pratique : c'était ridée de Rousseau lui-même. Or il faut bien reconnaî- tre que l'auteur des Confessions est aussi éloigné que possible de la perfection morale exigée d'un disciple correct du Christ. Un homme qui a abandonné ses
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cinq enfants, pour faire ensuite de belles théories sur les devoirs d'un père, peut-il être considéré comme ayant une valeur religieuse? Est-il en droit de se poser en réformateur? L'objection est forte. Il faut le recon- naître.
Si forte que, de par le monde, il existe encore quel- ques bons protestants qui ne seraient pas loin de rati- fier la condamnation de VEmile. Mais leur nombre dé- croît. Le procès a été revisé. Genève s'est rétractée. Au moment où, en 1878, on célébrait le centenaire de la mort de Rousseau, le professeur Auguste Bouvier pro- nonça un éloquent discours qui fut une véritable réha- bilitation ^ L'orateur rappelait, en l'approuvant, — sauf l'exagération de la phrase — la parole du condamné : « Si les ministres avaient connu et aimé la religion, à la publication de mon livre, ils auraient poussé de con- cert un cri de joie, ils se seraient tous unis à moi qui n'attaquais que leurs adversaires ». Parlant au nom de V Union nationale évangélique^ M. le pasteur M. Doret s'exprimait dans le même sens. Il reconnaissait en par- ticulier à Rousseau le grand mérite d'avoir « saisi le véritable fondement de la foi individuelle et replacé l'apologie du christianisme sur son véritable terrain, celui du sens intime- ».
Depuis 1878, la pensée protestante n'a cessé d'évo- luer dans le sens des idées religieuses de Rousseau et il
' Rousseau jugé par les Genevois d'aujourd'hui, Genève, Jules Sandoz, 1879, r- '99 ^^ suiv.
2 Jean-Jacques Rousseau, sa vie, ses idées religieuses. Deux conféren- ces par M. Doret, pasteur, Genève, Chcrbuliez, 1878, p. 104. Cinq ans après le Centenaire, en i883, M. Charles Borgeaud publiait sa thèse de doctorat J. J. Rousseau's Religions philosophie. Ce beau travail conserve aujourd'hui sa valeur.
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU lOJ
est naturel que la mémoire de Rousseau lui-même en ait bénéficié. De plus en plus nombreux sont les esprits qui voient en lui un précurseur. Et, récemment, l'or- gane le plus autorisé du calvinisme genevois publiait, à propos de l'ouvrage de Gaspard Vallette, un article aboutissant à montrer que l'auteur de VEmile « est à l'entrée de l'avenue de la pensée religieuse moderne, comme il est à l'entrée de toutes les avenues où che- mine l'humanité de notre temps ^ ».
Nul, à coup sur, ne songe plus à aller chercher les éléments d'une théologie dans la Profession de foi du Vicaire savoyard. Rousseau lui-même ne l'eût pas voulu. Ne disait-il pas que, si l'on convoquait un con- grès pour établir les principes d'une religion naturelle, il faudrait en exclure les théologiens ? Ce que nous lui devons, c'est une orientation nouvelle du sentiment re- ligieux. Son influence dépasse la sphère superficielle des idées. Il a provoqué, ou tout au moins annoncé. une révolution de la sensibilité, et c'est bien l'action la plus décisive qu'un homme puisse avoir sur ses sem- blables. Lui-même a « senti avant de penser», comme il le dit au début des Confessions. Toutes ses idées peuvent se ramener aux raisons du cœur, puisqu'à l'en croire, « la raison prend à la longue le pli que le cœur lui donne ».
Pour juger de Rousseau et de son influence, on doit donc s'arrêter au sentiment plus qu'à l'idée, à la person- nalité plus qu'à la théorie. Si l'on voulait analyser la psychologie religieuse de l'auteur de Confessions^ il fau- drait reprendre toute son œuvre, raconter toute sa vie
Semaine Religieuse du 21 février 1912. Article de M. Ch. Gd.
'208 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
et accroître d'un très gros livre une littérature déjà énorme. On nous excusera, dans cette rapide et bien insuffisante esquisse, de ne marquer que par quelques jalons très espacés la route qu'il a parcourue. D'autres plus compétents n'ayant pu se charger de cette tâche difficile, nous avons dû nous rendre aux bonnes raisons qui nous ont été données. La religion de Rousseau ne pouvait être passée sous silence dans ce volume du Centenaire, destiné à présenter la synthèse de sa pen- sée.
I
Le rôle prépondérant du sentiment religieux se ma- nifeste à toutes les époques décisives de la vie de Rousseau. Il serait intéressant d'étudier l'hystérie gé- niale de Jean-Jacques à la lueur des récentes théories de la psycho-analyse de Freud. Il a fourni lui-même les éléments de cette étude en se confessant avec tant de complaisance et en avouant en particulier certai- nes aberrations de l'instinct sexuel classées aujour- d'hui sous la rubrique «masochisme». Son tempéra- ment est érotico-mystique. En le constatant, nous n'en- tendons nullement porter un jugement de valeur sur sa foi religieuse. La qualifier de » morbide » ne nous avancerait pas à grand chose. A ceux qui abusent de cette étiquette commode pour condamner les idées qui ne leur plaisent pas et se décerner à eux-mêmes un brevet de bon sens, il faudrait sans cesse rappeler les conclusions auxquelles était arrivé William James ^, en suivant sa méthode strictement empirique :
' L'Expérience Religieuse, traduction Abauzit, Paris, Alcan, Genève, Kùndig, p. 21 à 23.
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 209
Un tempérament de névropathe, quand il s'accompagne d'une haute capacité intellectuelle, peut jouer un rôle important dans le développement de tel individu, dont on va disant qu'il frise la fo- lie, qu'il est toqué, déséquilibré; grâce à son tempérament, il pourra devenir un homme marquant, exercer une influence sur ses contemporains... La combinaison d'une intelligence supérieure et d'un tempérament de névropathe — qui se réalise de temps en temps, parmi toutes celles que présentent les facultés humaines — constitue chez un individu la condition la plus favorable pour devenir un de ces génies agissants qu'on inscrit dans les diction- naires biographiques. De tels hommes ne s'en tiennent pas à la simple critique, ni à la pure intellection; leurs idées les possè- dent, il faut qu'ils les impriment, bonnes ou mauvaises, dans les esprits de leurs contemporains ?
Aucun organisme ne peut procurer à son possesseur la vérité totale. Nous souffrons presque tous de quelque infirmité, sinon de quelque maladie; et nos infirmités même nous peuvent être d'un secours inattendu. Dans le tempérament de névropathe, nous trouvons la facilité aux émotions, qui est la condition néces- saire de la perception morale; nous trouvons l'intensité de senti- ment et la tendance à prendre tout au sérieux, qui sont l'essence même de l'énergie morale et de l'activité pratique; nous trouvons enfin l'amour des idées méthaphysiques et des intuitions mysti- ques, qui emportent l'âme bien loin du monde sensible et de ses intérêts vulgaires. N'est-il pas tout naturel que, grâce à ce tempé- rament, nous puissions pénétrer dans ces recoins mystérieux de l'univers, dans ces régions de vérité religieuse, où ne parviendra certes jamais l'épais bourgeois au système nerveux robuste, qui vous fait sans cesse tàter ses biceps, et, bombant fièrement sa poi- trine, se glorifie d'avoir une santé à toute épreuve ?
Si vraiment il existe, au-dessus des réalités sensibles, un do- maine supérieur d'où puisse découler l'inspiration religieuse, il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'une des principales conditions pour la recevoir fût d'être névropathe.
Nous avons tenu à citer cette page qui nous paraît être la meilleure définition de la nature psychologique de Rousseau et de son inspiration religieuse. Son tempé- rament passionné, ce qu'on appelle son «déséquilibre», les écarts de sa sensibilité exaspérée, lui ont permis précisément de s'élever quelquefois, par bonds, au-des-
14
2IO ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
SUS de la couche de brouillards qui voilait la lumière aux tranquilles habitants des plaines. Il était toujours, lui, ou plus bas ou plus haut qu'eux.
Il n'y a pas en nous de cloisons étanches. Nous n'a- vons qu'un cœur pour y loger toutes nos passions, les plus troubles et les plus pures. Faut-il s'étonner, qu'à certaines heures elles se mélangent d'une manière in- quiétante? Prenons Jean-Jacques aux Charmettes. C'est l'heure fraîche et grise qui précède l'aurore. On ne voit rien distinctement encore, on pressent un monde en- dormi qui va émerger à la lumière. Tout s'éveille à la fois dans le vagabond Rousseau: l'ardente curiosité de l'esprit, cette tendre affection pour « Maman » qui est une nuance si singulière de l'amour, le sentiment de la nature et l'adoration de Dieu. Il vit pleinement par toutes les puissances de ses sens et de son âme. Et il combine, avec une inconscience heureuse, les émotions les plus diverses.
Dans une des pages les plus connues des Confessions (livre VI), il nous raconte ses promenades matinales, durant lesquelles il priait, « élevant son cœur à l'Auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous ses yeux». Et il ajoute : «Je n'ai jamais aimé à prier dans la chambre : il me semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre Dieu et moi». Rousseau tout entier est là déjà : aversion pour tout ce qu'il y a d'artificiel dans la vie de l'homme civilisé, passion de la solitude au sein de la nature in- violée, sentiment du divin*. Il faut que l'homme, dé-
1 Sur la parenté du sentiment de la nature et du sentiment religieux chez Rousseau, voir Harald HôtTding, Rousseau und seine Philosophie, Stuttgart, Fromans, p. i23.
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE .T. .1. ROUSSEAU 211
formé par les tares sociales, retourne à la nature pour y retrouver Dieu et s'y retrouver lui-même, dans sa pu- reté originelle.
Après ces moments de pieuse extase, Jean-Jacques s'en va surprendre a Maman » dans son lit et il l'em- brasse «avec innocence)), à ce qu'il nous assure. Inno- cence d'une espèce bien particulière qui lui permit de partager fraternellement avec un domestique les faveurs d'une femme dont le cœur était aussi large que l'esprit, à tel point qu'«elle eût couché tous les jours avec vingt hommes en repos de conscience et sans même en avoir plus de scrupules que de désirs ».
yime ^Q Warens avait le don de propager autour d'elle le repos de sa conscience ou, si l'on veut, la sérénité de son inconscience. C'est au sein d'une paix édénique que Rousseau sent son intelligence s'éveiller et qu'il cueille avec avidité les fruits de la connaissance, com- blant par des lectures désordonnées les lacunes de son éducation. Le sentiment du péché ne le trouble en rien. Sa vie aventureuse semble avoir effacé en lui toute trace de « scrupule protestant ». S'il a des élans religieux, il n'est pas chrétien. Il ne le sera jamais qu'à demi.
A ce moment-là, il passe par une crise de neuras- thénie. Des idées noires le hantent, à tel point qu'il se croit près de sa mort. C'est de cette époque, sans doute, que date la Prière reproduite dans son texte intégral par les soins de M. Théophile Dufour, au premier volume des Annales'^. Pensant comparaître bientôt devant le souverain juge ^, Rousseau a fait son
1 p. 224 et suivantes.
2 La crainte de la damnation l'avait poursuivi dans son enfance. Pour savoir s'il serait damné ou non, il jetait des pierres contre un arbre, ce qui était une manière de jouer à pile ou face son salut éternel.
212 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
examen de conscience. Il confesse ses fautes. « O mon Dieu, s'écrie-t-il, pardonnez tous les péchés que j'ai commis jusqu'à ce jour, tous les égarements où je suis tombé... Ma conscience me dit combien je suis coupa- ble : je sens que tous les plaisirs que mes passions m'avaient représentés dans l'abandon de la sagesse, sont devenus pour moi pires que l'illusion et qu'ils se sont changés en d'odieuses amertumes... Je suis péné- tré de regret d'avoir fait un si mauvais usage d'une vie et d'une liberté que vous ne m'aviez accordées que pour me donner les moyens de me rendre digne de l'é- ternelle félicité ».
La prière se termine par de solennels engagements que Rousseau prend pour la réforme de sa vie morale. On y voit déjà apparaître sa tendance pragmatiste. A coup sûr, quoiqu'elle ait été écrite auprès de la femme qui avait provoqué sa conversion, on ne saurait y dé- couvrir, quoi qu'on en ait dit, aucune trace de catholi- cisme^, si ce n'est que Jean-Jacques a pris l'habitude de dire vous au bon Dieu, comme les catholiques, au lieu de lui dire tu, comme les protestants. Avec bien plus de raison, M. Sayous avait vu là un prône genevois. Dans les accents de cette éloquence grave, périodique et un peu redondante, on peut discerner les balbutiements du génie littéraire de Rousseau. La première belle page qu'il ait écrite est une prière, ce qui est bien significa- tif. Il faut ajouter qu'il est difficile de constater immé-
' Dans sa suggestive é\.\idc, M agny et le yiétisme romand, M. Eugène Ritter montre que l'influence de M""" de Warens n'a pas été purement ca- tholique. Elle se souvenait des enseignements reçus dans sa jeunesse. « Magny et M'"" de Warens, dit M. Ritter, ont été les intermédiaires par lesquels un écho des idées de Spener, le chef du mouvement piétiste allemand à la fin du dix-septième siècle, est arrivé jusqu'à l'auteur de y Emile. »
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 21 3
diatement dans la vie de Jean-Jacques les effets des saintes résolutions qu'il avait prises en une heure d'in- quiétude. La crise qu'il traversa alors ne fut que passa- gère.
II
Autrement profonde et décisive fut la crise à forme foudroyante qui, sur la route de Vincennes, terrassa Rousseau, et, dans un éblouissement, lui révéla à la fois son génie et sa vérité ^ Vinet, à ce propos, n'avait pas craint de prononcer le mot de «conversion». Il faut l'entendre au sens que lui donne la psychologie mo- derne.
On s'est trompé aussi lourdement au sujet de cette conversion de Rousseau que de celle de Pascal. N'a-t- on pas réédité, de nos jours encore, l'absurde légende du paradoxe sur l'effet pernicieux de la civilisation, suggéré par Diderot à Rousseau et exploité ensuite systématiquement par un rhéteur voulant faire figure de personnage original ? Une grande œuvre qui a exer- cé une action si formidable sur la pensée humaine peut-elle s'expliquer par un mensonge initial ? Ne doit- on pas chercher autre chose ?
La brusque éclosion du génie révolutionnaire de Rousseau me fait songer à certains cataclysmes de la nature alpestre. Sous la surface lisse et froide d'un gla- cier, une poche se forme, grossie par les eaux qui, goutte à goutte, filtrent à travers les crevasses. De jour en jour
> Ainsi que l'a fait observer M. Eugène Ritter {Annales, t. VII, p. 97), Ignace de Loyola a vécu une heure toute semblable, au cours d'une promenade près de Manrèse. Comme il s'était assis au bord d'une ri- vière, une brusque clarté se fit en lui. Et sa vocation lui fut révélée.
2 14 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
la poche grossit sans que rien au dehors révèle sa pré- sence. Elle est bientôt un lac intérieur contenu par une paroi de glace sans cesse amincie. Une dernière goutte rompt l'équilibre. La paroi cède. La masse d'eau se précipite en tombant vers la vallée, brisant tout ce qui lui résiste, emportant dans sa course rocs et sapins. Telle m'apparaît la conversion de Rousseau, et toute son œuvre qui en découle directement, cette œuvre d'une puissance telle qu'elle frappe M. Jules Lemaitre lui-même « d'une sorte d'horreur sacrée. »
Dans son Rousseau genevois^ Gaspard Valette a exac- tement déterminé la nature et les résultats de cette crise. M. Gerhard Gran était arrivé de son côté à des conclu- sions semblables, ainsi qu'en témoigne la remarquable étude sur la Ctnse de Vincennes que les Atifiales ont reproduite dans leur tome VIL ^
* Avant la publication de l'étude de M. Gran, nous avions de notre côté abordé cette question au mênae point de vue dans un article intitulé la Conversion de Rousseau (Foi et vie, i" janvier 191 1). Notre exposé, auquel nous nous référons ici, coïncide en partie avec celui de M. Gran. Il s'en écarte cependant sur un point essentiel. Avec raison, M. Gran explique la conversion de Rousseau par une soudaine irruption de sa vie subconsciente. Cela est conforme aux méthodes de la psychologie actuelle et en particulier de William James. Mais M. Gran va plus loin que James dans l'interprétation de ce phénomène de la conversion. Il le réduit à son élément subjectif et semble exclure, si nous l'entendons bien, toute possibilité d'intervention d'une puissance extérieure. Autre est la position de James. Voici comment le psychologue américain s'ex- prime au début de son chapitre sur la conversion : « Quand l'âme, après une lutte intérieure où dominait le sentiment de sa faiblesse et de sou malheur, trouve le bonheur et l'harmonie dans l'intuition des réalités religieuses, nous appelons ce passage, lent ou rapide, une conversion. Cette définition n'implique pas, mais n'exclut pas non plus l'intervention directe d'une puissance divine dans la régénération morale que nous sai- sissons sur le fait. » (Expérience religieuse, traduction Abauzit, page 160.)
Du point de vue de la psychologie expérimentale, James estime n'a- voir pas besoin de l'hypothèse de cette intervention divine. Par contre, personnellement, il l'admet à titre de surcroyance. « Le converti,
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 21 5
Les impressions religieuses des Gharmettes s'étaient dissipées. Rousseau ne vivait plus en contact avec la na- ture. Il n'était plus lui-même. Il s'efforçait de se con- formier et de devenir Parisien. Bien maladroitement, il serinait les antiennes encyclopédiques et faisait de son mieux pour imiter les grâces légères de la société fran- çaise. Sa conversion eut — comme toutes les conver- sions — pour effet de l'arracher à sa vie fausse, et de le rejeter en plein courant de sa vie vraie. Il eut lui- même le sentiment, comme il le dira plus tard dans ses Rêveries^ qu'à cette heure solennelle, « le sort de son âme était en jeu ». Le salut pour lui était de « secouer le joug dogmatique des philosophes du jour» et d'avoir cette audace inouïe d'être lui-même, distinct et diffé- rent, lui seul contre tous. C'est dans une expérience religieuse ayant le caractère d'une « révélation » qu'il trouve la force de se confier en son génie et de s'op- poser à toutes les puissances du siècle. Ce génie mê- me fut une obéissance à un ordre intérieur, obéis- sance héroïque qui étonne d'un homme jusqu'alors
nous dit-il, arrive à se rendre compte que ce moi supérieur fait par- tie de quelque chose de plus Grand que lui, mais de même nature : quel- que chose qui agit dans l'univers en dehors de lui, qui peut lui venir en aide, et s'offre à lui comme un refuge suprême quand son être infé- rieur a fait naufrage » (ibid., p. 424).
Sans vouloir imposer à qui que ce soit cette croyance, James a le sentiment que l'intuition du converti n'est pas illusoire. « Tout ce que je sais, tout ce que je sens, dit-il, tend à me persuader qu'en dehors du monde de notre pensée consciente, il en existe d'autres où nous pui- sons des expériences capables d'enrichir et de transformer notre vie; ei bien qu'en somme la vie humaine reste distincte de ces énergies supra- mondaines, il y a pourtant des moments où elles s'infiltrent en elle. En étant fidèle, dans la mesure de mes forces, à cette surcroyance, il me semble assainir mon cœur et mon esprit » (ibid., 436).
Nous partageons cette «surcroyance» et, en étudiant la vie de Rous- seau, il nous semble, y discerner à plusieurs reprises l'intervention « d'un plus Grand que lui. »
2l6 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
faible, irrésolu, sans constance, sans volonté morale.
Voilà bien Rousseau converti, c'est-à-dire, au sens propre du mot, orienté dans une direction nouvelle, sans qu'il y ait eu de sa part repentir profond de ses fautes passées, ni, par conséquent, régénération morale complète. Malgré ses défaillances criminelles, il suivra sa voie jusqu'au bout. Avec quel sérieux tout calviniste il cherche dès le début à conformer non seulement sa pensée, mais sa vie à la règle qui lui a été imposée! En bon protestant, il commence par faire son examen de conscience. Il repousse toutes les tentations qui assiè- gent sa Jeune gloire, il résiste à la troublante beauté de Mme de Chenonceaux, il refuse la pension que le roi veut lui offrir. Son travail de copiste le fera vivre dans l'austère simplicité de l'âge d'or. « Plus d'épée, nous dit M. Vallette, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure élégante, et bientôt, sacrifice suprê- me, plus de linge fin. Une perruque rude, toute simple, un gros habit de drap. Voilà pour le dehors. » Il sem- ble que Rousseau tienne à honneur de se soumettre aux lois somptuaires de sa cité. Et, de fait, sa conversion, en le ramenant à sa nature vraie que sa vie en Savoie et à Paris avait modifiée en surface, a pour effet de lui rendre, à l'état pur, son caractère genevois.
Devenu l'homme à la mode, il se cache dans son coin, rabroue les fâcheux, refuse les présents, tourne le dos aux gens trop polis et prétend n'en faire qu'à sa tête. «Il a de l'humeur comme un dogue», dit Duclos. Et si lui-même, observe M. Vallette, « juge cette attitude extrê- mement contraire à sa nature, nous pensons, nous, qu'il dut en trouver aisément le secret dans le fond incons- cient de sa nature d'avenaire genevois ». Les Parisiens
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 217
n'en reviennent pas. Cet original les amuse prodigieu- sement. Les plus bienveillants le traitent d'ours, comme Mme d'Epinay. Pour les autres il est, ou bien un fou, ou bien un charlatan, ou bien encore un charlatan à de- mi fou. Et c'est l'opinion que professent encore en France des critiques autorisés. Pour nous, Genevois, nous avons si bien l'habitude de rencontrer des fous de ce genre-là que toute notre indulgence leur est acquise. L'humeur de dogue de Rousseau n'est, à nos yeux, que la légitime self-défense d'une personnalité forte.
Rousseau n'a malheureusement pas décrit avec une précision suffisante tout ce qu'il a éprouvé durant cette crise mémorable. Il nous en a laissé des récits faits à distance, et d'une teinte poétique, dans les Confessiotts^ la seconde lettre à Malesherbes et le second Dialogue. Deux documents pourtant nous donnent un témoignage plus immédiat et dont il faut tenir compte. C'est avec raison que M, Vallette les a mis en relief. Le premier, la Parabole (lySo), a été écrit par Mme d'Epinay d'après une conversation avec le philosophe genevois. Le se- cond, le morceau sur la Révélation avait longtemps pas- sé pour une œuvre de vieillesse. Les récents travaux de MM. Eugène Ritter et Théophile Dufour l'ont replacé à sa véritable date, entre lySo et 1753. ^ Et cette recti- fication de date m.odifie ce qu'on avait dit jusqu'ici sur le développement religieux de Rousseau. Les études d'Ernest Naville et de Louis Thomas doivent être mo- difiées sur ce point. Ce qu'ils avaient mis au terme de l'évolution religieuse de Jean-Jacques doit être placé au début. Rousseau ne devint pas chrétien à la onzième
» On sait que ce fut en lySo que l'Académie de Dijon couronna le premier Discours.
2l8 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
heure, comme le bon larron. Il l'était déjà par le senti- ment au lendemain de sa « conversion ».
Il est, à vrai dire, assez difficile de se rendre compte de ses sentiments réels d'après ces deux écrits qui sont d'une forme entortillée et laborieusement allégorique. On sent l'extrême difficulté que Rousseau éprouve à exprimer ses intuitions religieuses, si neuves, et qui ne pouvaient être transcrites dans la phraséologie apprise. C'était un langage nouveau à créer. Il était impossible que Rousseau y parvînt d'emblée. Ses ennuyeuses allégories ne traduisent que bien incomplètement sa pensée. Pour- tant dans V Allégorie^ sous une forme fictive, il décrit, semble-t-il, avec plus de précision qu'il ne le fera dans les Confessions, ce qu'il éprouva lorsqu'un rayon de lumière vint tout à coup frapper son esprit et lui dévoi- ler « ces sublimes vérités qu'il n'appartient pas à l'hom- me de connaître par lui-même et que la raison humaine sert à confirmer sans servir à les découvrir ».
Un nouvel univers s'offrit pour ainsi dire à sa contemplation ; il aperçut la chaîne invisible qui lie entre eux tous les êtres ; il vit une main puissante étendue sur tout ce qui existe ; le sanctuaire de la nature fut ouvert a son entendement comme il l'est aux in- telligences célestes, et toutes les plus sublimes idées que nous attachons à ce mot: Dieu, se présentèrent à son esprit. Cette grâce fut le prix de son sincère amour pour la vérité et de la bonne foi avec laquelle, sans songer à se parer de ses vaines recherches, il consentait à perdre la peine qu'il avait prise et à convenir de son ignorance plutôt que de consacrer ses erreurs aux yeux des autres sous le beau nom de philosophie. A l'instant, toutes les énigmes qui l'avaient si fort inquiété, s'éclaircirent à son esprit. Le cours des cieux, la magnificence des astres, les rapports de convenance et d'utilité qu'il remarquait entre eux, le mystère de l'organisation, celui de la pensée, en un mot, le jeu de la machine entière, tout devint pour lui possible à concevoir comme l'ouvrage d'un être puissant, directeur de toutes choses ; et s'il lui restait quelques difficultés qu'il ne pût résoudre, leur solution lui paraissant plutôt
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 219
au-dessus de son entendement que contraire à sa raison, il s'en fiait au sentiment intérieur qui lui parlait avec tant d'énergie en faveur de sa découverte, préférablement à quelques sophismes embarrassants qui ne tiraient leur force que de la faiblesse de son esprit.
Deux points surtout sont à retenir dans cette page. Rousseau fait appel à ce sentiment intérieur qui devien- dra le fondement invariable de sa philosophie reli- gieuse. Il l'oppose à l'intellectualisme des philosophes et à leurs sophismes orgueilleux. En second lieu nous voyons qu'ici encore le sentiment religieux de Jean-Jac- ques s'allie intimement au sentiment naturiste. Sa ré- vélation n'est pas d'ordre purement moral. Elle s'ac- compagne d'une vision de l'univers. Elle coïncide exac- tement avec la définition que le Dr. R. M. Bucke nous a donnée et qu'il appelle « la Conscience cosmique » ^ :
Les caractères de la conscience cosmique, c'est avant tout la conscience du cosmos, c'est-à-dire de la vie et de l'ordre du mon- de ; c'est en même temps une illumination intellectuelle qui suf- fit seule à faire passer l'individu dans une nouvelle sphère d'exis- tence, et fait de lui le représentant d'une espèce nouvelle ; c'est encore un état indescriptible d'exaltation morale et d'allégresse, un aiguisement du sens moral, aussi manifeste et plus important que l'illumination de l'intelligence ; c'est enfin ce qu'on pourrait appeler un sentiment de l'immortalité, la conscience d'une vie éternelle ; je ne dis pas la conviction d'une vie future, mais la conscience d'une éternité présente.
La conversion de Rousseau n'a rien de commun avec celle de Pascal. Son centre n'est pas dans la conscience morale. Elle a bien ce caractère indiqué par Bucke d'une illumination intellectuelle qui suffît seule à faire passer Vindividu dans une nouvelle sphère d'existence et
1 My Quest foi- God, London 1897, I, 268 et suiv. (cité par James, Expérience religieuse., p. 337.)
220 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
fait de lui le T-eprésenta?it d'une espèce 7iouvelle. Avec quelle exactitude cette phrase s'applique à Rousseau ! Pourtant un élément chrétien se mêle à sa conversion dont le résultat sera de lui donner le courage de « con- fesser Dieu en face des philosophes. » Et V Allégorie se termine par une vision du Christ. Quoiqu'il soit vêtu comme un artisan, Jésus a un aspect imposant et doux. Son maintien modeste a quelque chose de sublime où la simplicité s'allie à la grandeur. Une voix retentit dans les airs et annonce : « C'est ici le fils de l'homme; les cieux se taisent devant lui, terre, écoutez sa voix ». Et lui-même, d'un ton de tendresse qui pénètre l'âme, dit ces mots : « O mes enfants, je viens guérir et expier vos erreurs ; aimez celui qui vous aime et connaissez celui qui est. On sent que le langage de la vérité ne lui coûte rien, parce qu'il en a la source en lui-même. »
Ainsi, dès l'époque de sa conversion, la pensée reli- gieuse de Rousseau aboutit à la glorification de la per- sonne du Christ et de son enseignement. M. Vallette observe avec raison que VAllégorie est une première ébauche de la Profession de foi du Vicaire savoyard. On y distingue également trois étapes : doute philoso- phique respectueux, religion naturelle, christianisme enfin, non pas dogmatique, mais moral par la base et sentimental par l'expression poétique. Parlant de ce songe allégorique, Sainte-Beuve disait déjà que Rous- seau fut « chrétien d'instinct, de sentiment et de désir. » Et il ajoutait : « Ce n'est pas jouer sur les mots que de dire qu'au milieu de son siècle et entre les philoso- phes ses contemporains, Rousseau a été relativement chrétien. »
Nous savons, certes, ce que ce christianisme eut d'in-
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 221
complet. Les théologiens n'y retrouvent pas trace du « péché originel ». Il est certain que rien n'est moins chrétien que l'idée-mère de toute l'œuvre de Rousseau : l'homme est bon sortant des mains de la nature. Rien n'est plus contraire non plus à la vérité scientifi- que. Nous savons bien aujourd'hui que l'homme sor- tant des mains de la nature est une brute sanguinaire. Dans certains crânes de nos premiers aïeux, on recon- naît des trous béants faits par des haches de silex. L'i- dylle édénique de Rousseau est la plus inconsistante des chimères.
Mais la fausseté de ses prémisses fait-elle nécessaire- ment tomber ses conclusions? En aucune façon. C'est le procédé de démonstration qui est vicieux. L'intuition était juste et féconde. Au sein d'une société toute faus- sée d'artifice, à ces hommes en perruques poudrées, à ces femmes en robes à paniers, il était bon et conforme à la morale chrétienne de prêcher le retour à une vie plus simple, plus normale, plus naturelle, comme Tolstoï l'a fait, avec autant d'éloquence et moins de suc- cès, aux hommes d'aujourd'hui.
IV
Toute émotion qui remuait Rousseau jusque dans les profondeurs de son être, provoquait en lui un ré- veil du sentiment religieux. Ainsi à Montmorency sa passion malheureuse pour M'^*" d'Houdetot. Déçu par l'amour, il cherche un refuge dans un amour infini et qui ne trompe pas. Et c'est bien lui qui, dans les der- nières pages de la Nouvelle Héloïse, parle par la bou- che de Julie, avec un accent exalté : « Ne trouvant donc
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rien ici-bas qui lui suffise, mon àme avide cherche ail- leurs de quoi la remplir; en s'élevant à la source du sentiment et de Têtre, elle y perd sa sécheresse et sa langueur, elle y renaît et s'y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie; elle y prend une autre existence qui ne tient point aux pas- sions du corps, ou plutôt elle n'est plus en moi-même; elle est toute dans Têtre immense qu'elle contemple, et dégagée un moment de ses entraves, elle se console d'y rentrer par cet essai d'un état sublime qu'elle espère être un jour le sien » .
Et c'est ainsi que prie Rousseau lui-même, sans de- mander à Dieu aucun bien particulier, ni même aucun secours moral direct. Ses prières sont des contempla- tions qui relèvent à un « état de bonheur, de force et de liberté^ ». Il a passé l'âge où le cœur « libre encore, mais ardent, inquiet, avide de bonheur qu'il ne connaît pas, le cherche avec une curieuse inquiétude et croit le trouver où il n'est pas ». Si de telles illusions peuvent le séduire encore, elles ne l'abusent plus. Il ne les suit qu'en les méprisant. «J'aspire, dit-il, au moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contra- diction et sans partage ». C'est dans ses instants d'ex- tase mystique qu'il se sent redevenir lui-même, pleine- ment, par la conscience de l'union de son être avec l'Etre divin. Il se rend compte d'ailleurs que ces grands élans de l'âme ne sont pas sans danger, car la tâche immédiate de l'homme est de marcher droit sur le ter- rain solide de la vie pratique. Les « contemplations su- blimes ); auxquelles il s'élève parfois ne sont que des
' Profession de foi du Vicaire savoyard.
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« récréations ». Entendons ce mot dans son sens le plus haut. Au contact du divin, sa personnalité la plus haute est créée à nouveau. Dans une joie surnaturelle, il re- prend des forces pour soutenir le poids de sa dure vie. Ainsi sa religion n'est pas une inquiétude, mais un ré- confort. Elle n'a rien «de rude ni d'anguleux^». Lais- sant aux méchants le Dieu vengeur, elle ne s'adresse qu'à un Dieu de clémence et de bonté.
Si troublée que soit extérieurement l'existence de Rousseau, il a une âme demeurée calme en ses profon- deurs et qui, chaque fois qu'elle peut se retrouver elle- même, à l'abri des orages des passions, revient d'un mouvement instinctif à un état de paix heureuse. On le voit aussi éloigné que possible de Pascal et de sa conception tragique du monde. Ses misères personnel- les ne lui laissent guère de trêve, mais elles sont à ses yeux fortuites. Il a eu peu de chance. Il a rencontré sur sa route beaucoup de méchants ou d'aveugles qui l'ont persécuté parce qu'ils ne l'ont pas connu. Si mal- heureux qu'il soit, il ne voit pas l'inévitable, l'infinie détresse de l'homme. L'homme est né bon, et par con- séquent heureux. S'il a perdu le bonheur, c'est une er- reur de sa part, et une erreur réparable.
Les malheurs personnels de Rousseau, a-t-on dit, sont venus surtout de son orgueil. Il est orgueilleux sans doute. Mais l'est-il autant qu'on l'a prétendu? La phrase du début des Confessions a fait à sa mémoire un tort incalculable. Il songeait en l'écrivant à ses en- nemis les Philosophes. Se comparant à eux, il se ju- geait meilleur qu'eux. Il leur faisait un geste de défi,
' Lettre de Julie citée plus haut.
224 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
drapé dans les plis de sa toge de vertueux citoyen de Genève. Dans l'intimité, nous le voyons tout autre. Sa correspondance nous montre que l'orgueil fut en lui intermittent et céda parfois la place à de sincères mou- vements d'humilité. A bien des reprises, il avoue que, tout en voulant et en aimant le bien, il a le plus sou- vent fait le mal. Il le déclare publiquement dans sa Lettre à V Archevêque de Paris ^ En 1 764, il écrit à M. Philippe Cramer : « Il faut censurer mes fautes et corriger mes erreurs, j'en ai fait beaucoup, mais il faut aimer mes sentiments parce qu'ils sont bons et honnê- tes ». Et n'est-ce pas la vérité? Se sentant bon de na- ture, mais faible de volonté, il éprouve bien qu'il a besoin d'un appui et il en fait l'aveu à Vernes (lySS) : «J'ai de la religion, mon ami, et bien m'en prend; je ne crois pas qu'homme au monde en ait autant besoin que moi ».
A mesure qu'il avance dans la vie, une lente trans- formation morale s'accomplit en lui. Sa conscience s'affine. Elle devient plus ouverte au repentir. Ce n'est pas sans raison que MM. Emile Faguet et Bernard Bouvier ^ ont insisté sur les remords qu'il a eus de l'a- bandon de ses enfants. Les témoignages abondent : rappelons l'aveu public du premier livre de YEmile^ répété dans les Confessions et les Rêveries^ et confirmé par de nombreux passages de la correspondance, a II ne pouvait, dit M. Faguet, entendre parler d'enfants, être interrogé sur la question s'il avait eu des enfants.
> « Je suis demeuré toujours le même, simple et bon, mais sensible et faible, faisant souvent le mal et toujours aimant le bien ».
■ Dans les dix conférences qu'il vient de faire sur Rousseau à l'Aula de l'Université de Genève.
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 225
voir des enfants sans entrer dans de noires mélanco- lies». Et, vers la fin de sa vie, il laisse échapper ce cri si émouvant : « Oh, si j'avais encore quelques mo- ments de pures caresses, qui vinssent du cœur, ne fut- ce que d'un enfant en jacquette!... » Il paraît bien cer- tain que le sentiment de culpabilité que Rousseau a eu jusqu'à la fin de sa vie pour ce qu'il a justement appelé son crime^ a contribué à purifier et à approfondir sa vie intérieure.
On ne voit pas pourtant que ce sentiment lui ait jamais inspiré le désir de réparer ses torts en tentant des démarches — inutiles peut-être — pour retrouver les enfants qu'il disait regretter tant. Plutôt cherchait- il à se tranquilliser par la pensée qu'il valait encore mieux pour eux vivre dans un état obscur et sans con- naître leur père que partager les amertumes de sa vie. Ne peut-on pas lui appliquer à lui-même les paro- les qu'il prête à Julie : « Mon repentir même est exempt d'alarmes ; mes fautes me donnent moins d'effroi que de honte; j'ai des regrets et non des remords » ?
Apologiste de la conscience, Rousseau est certes loin d'être un inconscient. Cependant il n'a pas assez, ni pour lui-même, ni pour l'homme en général, le sentiment du péché pour éprouver la nécessité d'une rédemption. II ne met pas son unique espoir dans la Croix. Plutôt compte-t-il sur l'indulgence du Père céleste en qui il se confie. Et l'on conçoit que ceux qui voient dans la ré- demption l'essence même du christianisme puissent se refuser à le considérer comme un chrétien authentique, malgré l'éclatant hommage rendu par lui à Jésus- Christ.
15
22() ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
A coup sûr Jean-Jacques est-il encore plus pro- testant que chrétien. Son mysticisme se résout en mo- rale. L' (( état d'oraison » que Julie a décrit n'est pas pour elle l'essentiel de la foi religieuse. « 11 faut pre- mièrement, dit-elle, faire ce qu'on doit, et puis prier quand on le peut». Et il faut croire ce qui aide à faire ce qu'on doit. Laissant la subtile interprétation des dogmes qu'elle se soucie peu d'entendre, Julie s'en tient aux j'ét^ités de pratique qui l'instruisent de ses de- voirs.
C'est également le principe essentiel enseigné par le Vicaire savoyard à son jeune disciple. « Le premier fruit que je tirai de mes réflexions, lui dit-il, fut d'ap- prendre à borner mes recherches à ce qui m'intéres- sait immédiatement, à me reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste et à ne m'inquiéter jusqu'au doute, que des choses qu'il m'importait de savoir». L'intelligence pure n'atteint pas « aux vérités de prati- que w, seules essentielles. Il faut recourir en dernier ressort à la lumière intérieu?^e, à Vassentiment intérieur^ termes synonymes employés fréquemment par Rous- seau. Ce jugement intime est notre sauvegarde natu- relle contre les sophismes de notre raison.
Ayant donc mis de côté les vaines curiosités de l'es- prit et les dogmes imposés par une autorité extérieure, le Vicaire poursuit l'examen des connaissances qui in- téressent sa vie morale. «J'ai résolu, dit-il, d'admettre pour évidentes toutes celles auxquelles, dans la sincérité de mon cœur, je ne pourrai refuser mon consentement,
PERSONNALITE RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 227
pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec les premières et de laisser toutes les autres dans l'incertitude, sans les rejeter ni les ad- mettre, et sans me tourmenter à les édairciv quand elles fie mènent à rien d'utile dans la pratique. »
Sur ce point essentiel Rousseau n'a jamais varié. Il y insiste chaque fois qu'il aborde un sujet religieux. Sa correspondance en témoigne en maints endroits : « Quoique je sois trop bon chrétien pour être jamais catholique, écrit-il à la marquise de Créqui, je ne m'en crois pas moins de la même religion que vous, car la bonne religion consiste beaucoup moins dans ce qu'on croit que dans ce qu'on fait w.Et à un inconnu qui, en 1769, lui a soumis ses doutes : «Je pense que chacun sera jugé non sur ce qu'il a cru, mais sur ce qu'il a fait, et je ne crois point qu'un système de doctrine soit né- cessaire aux œuvres, parce que la conscience en tient lieu. » ^
Rousseau reconnaît d'ailleurs que, dans nos opinions, il y a un élément volontaire. Nos croyances sont le re- flet de nos secrètes inclinations, l'expression de notre personnalité intime. Si bien que l'on peut souvent ju- ger d'un homme d'après ses sentiments purement spé- culatifs. Celui qui, en toute sincérité, obéit aux impul- sions de son cœur et de sa conscience ne peut errer. En matière de foi, il n'y a que les formules qui trompent, w Elles sont autant de chaînes d'iniquités, de faussetés, d'hypocrisie et de tyrannie w. La vérité absolue nous
• Cette longue lettre écrite par Rousseau sur la table d'une auberge à Bourgoin, à une des époques les plus troublées de sa vie, nous paraît être l'expresson la plus complète, en même temps que la plus directe et la plus simple, de la conception religieuse à laquelle il aboutit à la fin de sa vie. Voir Tédition Musset-Pathay, t. XXII, p. 124 et suiv.
2 28 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
est inaccessible. Mais les croj'ances naïves des gens du peuple en approchent de plus près que les spéculations prétentieuses des philosophes et des théologiens. « J'ai lu, raconte-t-il au livre XII des Confessions^ qu'un sage évêque dans la visite de son diocèse trouva une bonne femme qui. pour toute prière, ne savait que dire : O / Il lui dit : Bonne Jîière continue'{ de prier toujours ainsi ; votre prièi^e vaut 7nieux que les nôtresï). Et Jean-Jacques ajoute: «Cette meilleure prière est aussi la mienne ». Ce 0/ n'est-il pas le résumé de sa théologie? Le grand mérite de Rousseau est d'avoir en un temps d'extrême sécheresse dogmatique, rendu au sentiment religieux sa spontanéité, en brisant la camisole de force qui l'étouf- fait. C'était le début d'un Réforme nouvelle qui n'est pas achevée. Jean-Jacques dont les innombrables des- cendants sont si différents les uns des autres, est l'an- cêtre des pragmatistes d'aujourd'hui, « le pragmatisme fait homme », a-t-on dit avec raison. ^
Mais si chacun doit être « jugé non sur ce qu'il a cru, mais sur ce qu'il a fait», que vaut la religion de Rous- seau lui-même, mesurée à la valeur de sa vie ? Gardons- nous des jugements rigoristes et absolus. Il n'est pas de croyance, si pure soit-elle, qui préserve l'homme de ses faiblesses en lui conférant une miraculeuse immunité. Il suffit qu'une foi vécue soit un principe d'amélioration. Or la vie de Rousseau a été une lente et pénible ascen- sion morale. Il était parti de si bas. Où est-il arrivé?
Prenons-le dans ses dernières années. Suivons Ber- nardin de Saint-Pierre à la rue Platrière. Gravissons l'escalier de la pauvre maison où Jean-Jacques vit du
' Voir sur ce sujet Albert Schinz, Jean-Jacques Rousseau, a Fore- runner of Pragmatism, Chicago, The opcn Court publishing Company.
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE J. J. ROUSSEAU 229
produit de son métier de copiste. Le voici à sa table de travail en redingote et bonnet blanc. Deux petits lits de cotonnade rayée de bleu et de blanc, une commode, une table et quelques chaises forment tout le mobilier. Thérèse est assise et coud du linge. Un serin chante dans sa cage suspendue au plafond. Il y a dans l'en- semble de ce petit ménage « un air de propreté, de paix et de simplicité qui fait plaisir. »
Rousseau a le sentiment que sa tâche est accomplie et qu'il a gagné le droit au silence. Cet homme qui, parti de si bas, a connu tous les enivrements de la gloire, vit sans regrets dans Tobscurité. «Je suis fils d'ouvrier et ouvrier moi-même, dit-il, je fais ce que j'ai fait dès l'âge de quatorze ans. » Et à Goldoni qui croit devoir s'apitoyer sur son sort : a Comment ! Vous me plaignez parce que je m'occupe à copier? Pensez-vous que je ferais mieux d'écrire des livres pour des gens qui ne savent point lire et de fournir matière d'arti- cles à des journalistes malins? J'aime la musique avec passion, je copie d'excellents originaux. Cela me fait vivre, cela me divertit, et c'est grandement suffisant pour moi. » Rousseau était, sans doute, trop orgueil- leux pour avoir de petites vanités. Qu'il a été peu hom- me de lettres ! Il peut se passer du succès. Ses joies les meilleures luirestent. Par les beaux jours, son plai- sir est de fuir Paris, « la ville oii il pue et où on n'aime pas », a dit Sainte-Thérèse. A mesure qu'il ap- proche de la campagne son visage devient plus gai et plus serein. Comme au temps de sa jeunesse il trouve Dieu dans les champs. Etant monté un dimanche au Mont-Valérien, il dit à son ami : « Ah ! qu'on est heu- reux de croire ! »
•iSo ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Le limon des passions s'est déposé. Troublée par la vie mauvaise, Tàme de Rousseau revient à sa pureté native^. Dans les intervalles lucides que lui laissent ses idées fixes, il est paisible, résigné, confiant, plein de douceur pour tous ceux qui l'approchent. Et, quand le délire de la persécution le reprend, c'est en Dieu qu*il cherche un refuge. Dans un accès de délire, il s'en va à la cathédrale de Notre-Dame pour déposer sur Tautel le manuscrit des Dialogues avec une lettre où on lit cette requête : ce Protecteur des opprimés, Dieu de jus- tice et de vérité, reçois le dépôt que remet sur ton au- tel et confie à ta providence un étranger infortuné, seul, sans appui, sans défenseur sur la terre ». Pourtant Rousseau qui n'a jamais cru aux miracles, n'ose espérer qu'il s'en produise un à son profit. Si sa démarche doit être vaine, il saura accepter, et il ajoute : « Puisque tout doit rentrer dans l'ordre, un jour, il suffit d'atten- dre... J'attends avec confiance, je me repose sur ta jus- tice et me résigne à ta volonté ». Se croyant abandonné et pourchassé par les hommes, le malheureux a encore une sauvegarde. Et ne peut-on pas penser que c'est là ce qui le préserva de sombrer tout au fond de l'abîme de la folie, sans cesse ouvert sous ses pas?
Pour estimer la valeur qu'eut pour Rousseau sa foi religieuse, on ne doit pas juger les actes de sa vie à la mesure de Pharisiens. Songeons plutôt à ce qu'il serait devenu s'il n'avait eu en lui cette force de régénération. N'ayant pas connu sa mère, abandonné par un père dénaturé, perverti par la première femme qu'il aima, il est tombé très bas, sans doute, mais c'est miracle
• M. Jules Lemaitre le reconnaît lui-même : « Son âme s'est puri- fiée, a-t-il dit, à mesure que ses maux et sa folie augmentaient ».
PERSONNALITÉ RELIGIEUSE DE .[. .1. ROUSSEAU 23 I
qu'il ne soit pas tombé plus bas encore, c'est miracle qu'il ait pu se relever et accomplir sa tâche. Il fallait bien qu'il y eût en lui une noblesse d'àme innée. L'ex- trême misère de l'homme est en lui, et son extrême grandeur, et tout l'entre-deux.
Il faut en prendre son parti. Ce n'est pas toujours par les « gens de bien » que le monde avance. L'espr't souffle où il veut. Il lui plaît parfois de s'incarner en des indignes. Depuis l'instant où, sur la route de Vin- cennes, un rayon de lumière vint le frapper, Rousseau a toujours eu le sentiment de garder le contact avec un plus Grand que lui, qui lui dictait ce qu'il avait à dire. On peut bien interpréter comme l'on veut cette source d'inspiration, mais non pas méconnaître la force prodi- gieuse qu'elle a conférée à un homme obscur, peu ins- truit, peu honorable. Ce chétif a osé se dresser, seul, contre toutes les puissances de son temps. Et il en a eu raison. Il a été un prophète puisque l'avenir a accom- pli sa parole. « Avec Rousseau, a dit Gœthe, c'est un monde qui commence ». Et qu'un monde soit né dans cette âme solitaire, n'est-ce pas assez pour recon- naître en elle la présence du divin ?
Paul Seippel.
LE
MANUSCRIT FAVRE
DE UÉMILE
Je tiens à exprimer àiM. Pierre-Maurice Masson, professeur à l'Univer- sité de Fribourg, ma très vive reconnaissance pour les directions, les con- seils, qu'il a bien voulu me donner, me faisant largement profiter de son expérience et de sa connaissance spéciale de tout ce qui concerne Rous- seau. M. Masson prépare une étude intitulée: La Profession de foi du Vi- caire savoyard, édition critique d'après les manuscrits de Genève, Netichâ- tel et Paris, avec une introduction et un commentaire historiques. Aussi, en faisant mon choix parmi les textes inédits du manuscrit F., j'ai laissé de côté ceux qui se trouvent dans la Profession de foi.
J'ai aussi pu mettre beaucoup à contribution la parfaite obligeance et la compétence de M. Louis-J. Courtois, auteur d'un intéressant mémoire sur Le séjour de Jean-Jacques Rousseau en Angleterre {i j66-i jô/.) Lettres et documents inédits. Annales Jean-Jacques Rousseau, tome VI, 1910.
EXAMEN DU MANUSCRIT
I. DESCRIPTION DU MANUSCRIT
A feuille de papier dans laquelle est en- veloppé le manuscrit Favre, dit manus- crit F., porte sur la face intérieure les annotations suivantes :
Fragments de manuscrits de l'Emile, autographe de J. J. Rous- seau, interressants en ce qu'ils montrent la manière dont Rousseau composait. Ces manuscrits ont été donnés à Monsieur Favre par son cousin Moultou héritier des dépositaires des manuscrits de J. J.^, mai 1825 -.
Cette note est écrite par Guillaume Moultou (1767- i832), fils de Paul Moultou (1730?-! 787), le fidèle ami de Rousseau. Celui à qui il fit ce précieux cadeau est Guillaume Favre, connu aussi sous le nom de Favre-
Bertrand (i 770-1851), érudit genevois^ crit a dès lors passé à ses descendants.
et ce manus-
1 Une note placée au-dessus de ces lignes et qui est de la main de Guillaume Favre porte ; Ecriture de M, Guillaume Moultou.
- Cette date est de la main de Guillaume Favre.
s On a publié de lui après sa mort des Mélanges d'histoire littéraire, avec une notice par J. Adert, Genève 1 856, 2 vol. in-8». Voir aussi Sainte- Beuve, Causeries du lundi, t. XIII, p. 231-248 (23 février 1857).
236 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Au dessous se lit une note de l'écriture d'Alphonse Favre (i 8 15-1890), fils de Guillaume:
Deux cent soixante-deux feuillets, plus un feuillet de l'écriture de M. Paul Moultou.
Ce feuillet, non numéroté et placé en tête du manus- crit, contient la copie partielle de deux passages inédits du manuscrit, f° i5o'"° et i5o'°. Il s'y trouve quelques erreurs de lecture.
Le manuscrit est folioté de i à 262. Cette foliota- tion, faite par Alphonse Favre, n'est pas absolument exacte ; il y a un feuillet non numéroté entre le 124 et le 125 (124^/5); deux feuillets portent le numéro 23i (23 1 et 23 1 bis). Il y a donc réellement 264 feuillets de la main de Rousseau. La foliotation ne tient pas compte de deux feuillets perdus; l'un entre les f°* 126 et 127 comprenait le texte suivant: «partie. Si l'enfant...» jusqu'à la fin du IIP livre \ l'autre entre les f°^ 198 et 199^.
Le manuscrit est formé de 1 1 cahiers plus une feuille volante, f° 229.
Le cahier folioté de i à 49 doit être considéré à part. Nous y reviendrons plus tard.
Les 10 autres cahiers, texte de V Emile, sont d'épais- seur variable; les cahiers i, 2, 3, 4, sont cousus ensem- ble, de même les cahiers 5, 6, 7; les cahiers 2, 3, 4, sont numérotés de la main de Rousseau; les autres cahiers
' P. 179, 1. 8, à p. 180, dernière ligne.
Nos références au texte imprimé renvoient au lome II des Œuvres complètes de J. J. Rousseau, édit. Hachette, i3 vol. in-i 6.
2 Le f" ig8 se termine par: On en fait une loi de l'honnêteté (p. SSy, 1. i8). Le f" 199 commence à : tirer les conséquences générales. La femme a plus d'esprit... ; les premiers mots correspondent à une variante de... réduire en système, (p. j^5q, 1. 6.)
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 287
ne sont pas numérotés. Deux pages sont numérotées par Rousseau: 4 (f. 5i'"°) et 8 (f. b3^°); d'après notre texte actuel elles auraient dû être numérotées 3 et 7. Il est cependant peu probable qu'il ait disparu une page au début, à moins que ce ne soit une page de couver- ture ^
Les dimensions du papier sont variables :
fos i_5o 260 X 200 mm.
5i-8o 245 X 180
81-93 253 X 192
94-103 256 X 194
104-126 264 X 192
127-132 263 X 195
i33-i38 263 X i85
i39-i5o 260 X 190
i5i-i74 245 X 180
175-198 240 X 192
199-262 23o X 173
Le manuscrit est généralement bien conservé, à part les bords de quelques feuillets et une énorme tache d'encre, contemporaine du manuscrit, sur le f° 198'°. Elle est heureusement confinée à une marge où fort peu de chose était écrit.
Revenons au cahier formé des feuillets i à 49. Il porte au haut de la première page: « Table d'Emile ^»
Les folios I à 33 ont leur marge extérieure en- taillée de manière à laisser voir la série des lettres de l'alphabet écrites en majuscules romaines pour consti- tuer un répertoire. Cette table n'est du reste qu'une ébauche. Elle ne se rapporte qu'aux deux premiers
1 Le manuscrit présente aussi dans les marges des numérotations au crayon, références à des éditions de 1820 et de 1826. Il n'y a pas lieu d'en tenir compte; elles sont de date très récente.
* Sur cette table faite en 1762, cf. Annales, VII, 118-120.
238 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
livres pour lesquels elle est même fort incomplète. C'est un travail inachevé fait par Rousseau d'après son ma- nuscrit de VEtfiile^ qui se trouve à la Bibliothèque de Genève (Mf. 2o5). A la suite de la « Table », les f°* 32^'^ à 47''° sont blancs. Au f° 47^° on lit sur la partie gau- che de la page :
Billets sur M. Robin.
un de trois pour le Ch"" de Lorenzi. ... 3
un pour Mad« d'Houdetot i
un de deux pour Mad^ de Verdelin ... 2
et à même hauteur sur la partie droite :
Envois dont j'ai chargé M. Robin
douse à moi 12
5 à l'hôtel de Luxembourg . 5 I à M. Duclos I
Le f*' 49'"° contient en deux colonnes inégales une liste de 43 noms parmi lesquels Rousseau lui-même : «Moi»; le nom de Mad^ Sellon qui figure en double est barré une fois, celui de M. de Malesherbes est aussi barré, ce qui réduit la liste à 41 personnes. 3o noms sont ac- compagnés d'un signe en forme de croix avec double trait vertical, écrit d'une encre beaucoup plus foncée, représenté ici par une astérisque ; les noms transcrits entre parenthèses sont biffés dans le manuscrit.
* M. de Gauffecourt. ' Mad« Sellon (M. de Malesherbes). [10] ' Le Pr : de Conti
* Mad« d'Houdetot. ' Made la Ce de Boufflers
* M. Roguin. * M. le M»'.
[5| * M. d'Epinay ' Made la Ma'e.
* Made Lambert * Mad^ la D. de Montm :
* M. de la Live. [i5] * Mad^ la D. de Boufflers
* Made Dupin. * M. Du Bettier.
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE
2ic)
* M. d'Azaincourt M. Coindet
* M. de Margency [20] * Made de Verdelin.
M. Mathas.
* M. de Francueil.
* M. Duclos
* M. de Sevelinge. [25] * M. de la Tour
* Made de Crequi
* M. d'Alembert Mlle Le Vasseur Moi
[3o] * Made de Chenonceaux
Le Ch«'' de Lorenzy
* M. Wattelet.
* M. Guerin.
* M. de Carrion [35] * M. de Mauleon.
(Made Sellon). M. Gravelot M. Hoûel
M. de la Condamine [40] M. Clairault
M. l'abbé Trublet M. le Curé de Groslai Le P. Berthier '
Le f° 49 ^° porte : M. d'Angirard fils aine rue coquilliére à Paris.
Passons au texte même de VEmile.
Les feuillets sont partagés en deux colonnes de lar- geur égale ; le papier porte, sauf dans la Professioji de foi du Vicaire savoyard, l'empreinte du pli que Rous- seau lui avait donné pour .délimiter les marges. Le texte franchit parfois cette limite. Dès la première ré- daction, Rousseau a quelquefois employé les trois quarts de la page, rarement la page entière.
Au recto des feuillets, Rousseau, aune ou deux excep- tions près, a toujours commencé sa première rédac- tion sur la moitié de droite de la page. Au verso, il écrit tantôt sur la moitié de droite, tantôt sur celle de gauche. Il n'a aucune habitude régulière, bien qu'en général il conserve pour plusieurs feuillets consécutifs la même manière de faire.
Le manuscrit est extrêmement chargé de ratures et
' Les numéros entre crochets indiquent l'ordre des noms dans le ma- nuscrit; la deuxième colonne commence à M. de la Condamine.
240 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
de corrections brèves ou longues sur la variété et l'in- térêt desquelles nous reviendrons plus tard. Rousseau a eu souvent de la peine à faire rentrer dans ses mar- ges les développements qu'il ajoutait à son texte ; il a dû utiliser, après coup, des espaces dispersés restés vi- des, parfois même sur une page différente, et relier les divers fragments par un système compliqué et mi- nutieux de signes de renvoi.
Tout en composant, il se réservait de nombreux espa- ces blancs pour y insérer quelque développement nou- veau, déjà rédigé ou ébauché dans son esprit. Ces blancs ont subsisté en partie lorsque l'espace réservé s'est trouvé trop grand pour le texte à y introduire. D'autres fois l'espace réservé était trop restreint et l'écrivain a dû resserrer et comprimer son écriture.
Au premier aspect du manuscrit, on est frappé de voir des pages entières barrées de plusieurs traits croi- sés en diagonale. C'est le procédé que Rousseau, en fai- sant la copie de son manuscrit, emploie pour indiquer les parties transcrites. Celles qu'il abandonne à ce moment ne sont pas barrées. C'est ainsi du moins qu'il a opéré pour la plus grande partie de son texte, à savoir pour les quatre premiers cahiers, f°* 5o''°-i2G'°, correspon- dant aux trois premiers livres; et plus loin, f°^ i54'°- i83^°(p.232, 1.5 à p.3o6, l.i5), etf»^ 241 ^"-243'° (p. 422, 1.25 à p. 426, 1.20). On constate d'ailleurs d'assez fré- quentes irrégularités dans l'emploi de ce procédé; à côté de certaines parties barrées en diagonale, il ajoute : Pas pris.
Il y a beaucoup de passages où le texte est biffé ho- rizontalement mot par mot et ligne par ligne, ou par des traits plus ou moins verticaux qui annulent un pa-
I.E MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 24I
ragraphe. Ces suppressions ont été opérées non pas au moment de la copie, mais au cours de revisions anté- rieures du manuscrit même.
Le manuscrit F. présente des passages et des mots isolés écrits au crayon ^ L'écriture en est grande et lâche. Il semble qu'on voit Rousseau, se promenant dans la fo- rêt, méditant sur quelque paragraphe du cahier manus- crit qu'il tient à la main; il fait à son texte quelque cor- rection, il écrit en marge quelque note, dont il ne tien- dra pas toujours compte. Il rédige même un passage et, de retour à la maison, il le récrit à l'encre en re- couvrant le texte au crayon d'une écriture plus serrée, de sorte que la tin du texte au crayon reste à découvert, tandis que le commencement apparaît confus sous les lignes à l'encre - (planche VII i.
II. EXAMEN DU TEXTE
La comparaison du manuscrit F., soit avec lui-même à travers les transformations que Rousseau lui a fait subir, soit avec le texte imprimé, fait constater des va- riations et des divergences innombrables. On peut les classer sous quatre rubriques principales :
A. Lacunes: passages du texte imprimé qui ne se trouvent pas dans le manuscrit F.
B. Inédits : passages du manuscrit F. qui ont été effacés ou abandonnés par l'auteur sans être effacés.
1 F"* loC", HT", iSS"", 188"", igC", igS"", 21 1""", 21 3'".
2 F" 141 '"', p. 209, 1. 1 5-2 1.
16
242 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
C. Variantes : modifications opérées sur le manuscrit F. et divergences entre le manuscrit F. et le texte im- primé par suite de modifications postérieures: interver- sions.
D. Notes marginales.
Aux trois premières subdivisions A, B, C, correspon- dent dans le présent travail des Appendices qui présen- tent un choix d'exemples.
A. Lacunes.
Le texte de l'Emile a été considérablement augmenté par Rousseau postérieurement au manuscrit F. Sans même tenir compte des innombrables additions très brèves ou d'intérêt secondaire, j'ai relevé plus de 240 lacunes, passages du texte imprimé qui manquent dans ce manuscrit. A ce nombre, il faut ajouter les no- tes ; elles sont toutes postérieures au manuscrit F., à part celles de la page 204 sur l'amitié qui reproduit avec quelques différences et en le développant un court fragment retranché du texte du manuscrit.
La longueur de ces passages varie d'une ligne à plu- sieurs pages. L'étude en est très attachante. On vou- drait pouvoir relever toutes les merveilles de style et d'imagination, les aperçus ingénieux et profonds, les impressions parsonnelles et aussi les exemples littérai- res ou historiques, les citations d'auteurs célèbres dont Rousseau a enrichi son texte. L'Appendice A en indi- que une partiel
' On en trouvera aussi quelques-uns à l'Appendice C, qui peuvent être considérés comme des variantes de passages du manuscrit.
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 24J>
On y trouve des développements nouveaux qui se sont présentés à l'esprit de l'auteur à mesure qu'il creu- sait davantage son sujet, considérations d'ordre prati- que relatives aux enfants et à l'éducation (^5 bis, 9, 10, II, 12, 14, 25, 90}, considérations théoriques sur la na- ture humaine et sur l'éducation (2, 4, 18, 19, 21, 22, 24, 3i, 33, 34, 42, 40, 48, 91), exposé de principes ou obser- vations d'ordre général (17, 39, 55, 87, 89, 94, 99, io5).
Telle de ces additions peut paraître un hors-d'œu- vre (3o) et telle autre une digression due à la com- plaisance de l'auteur pour un morceau réussi (84). D'au- tres nous révèlent un véritable changement, même une contradiction dans la pensée de Rousseau (56, 57, 58, 59, qu'il faut rapprocher les uns des autres.)
On y trouve aussi quelque éloquente addition à un développement qui excite l'émotion de l'écrivain (16, 5o, 54, 61, 68, 70, 71) et enfin de nombreux traits qui, sous une forme brève, concise, ciselée, donnent à la pensée un relief plus accentué ou l'illustrent d'une fa- çon pittoresque (5, 6, i5, 20, 27, 32, 37, 43, 46, 49, 86, 88, 1 10, III, 112, 1 14.)
Il faut relever en particulier le passage douloureux sur le reniement des devoirs paternels (7) et le rap- procher de celui que je cite aux Inédits, cf. App . B. (3)
Enfin je note que les deux passages significatifs sur le protestantisme (69, 98) ne figurent pas dans le ma- nuscrit F. et que le 54 doit être pris en considération pour en fixer la date.
Le texte de certaines lacunes du manuscrit F. existe en brouillons partiels dans d'autres manuscrits de
' Les chiffres entre parenthèses correspondent aux numéros des mor- ceaux cités dans chaque appendice.
244 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. .1. ROUSSEAU
Rousseau: 25 (le fragment sur la petite vérole, p. loi), 5o bis et 83 se trouvent dans le manuscrit de Neuchâtel 7842, P 3 1-32 qui porte : A placer dans le traité de Vé- diication ; de même 62 et 84 dans un manuscrit de la Nouvelle Héloïse. (Chambre des députés, n" 1496 au verso des derniers feuillets du VP livre).
B. Passages inédits.
Quelques-uns des passages propres au manuscrit F. ont été supprimés ou remplacés par Rousseau au mo- ment de son premier travail de rédaction. D'autres ont subsisté plus longtemps et ont été encadrés d'un trait qui les isole du contexte ou effacés au cours d'un travail de revision. D'autres enfin, non effacés dans le manuscrit, ont été simplement abandonnés lorsque Rousseau a copié le manuscrit F., copie qui est le ma- nuscrit de la Chambre des Députés. Il dut alors sou- mettre son texte à une critique minutieuse, car à de rares exceptions près, aucun de ces passages ne se trouve dans cette copie.
Fréquemment aussi les marges contiennent de sim- ples notes mémento^ sans rapport avec le contexte, par lesquelles Rousseau fixe une pensée qui traverse son esprit, consigne quelque observation ou se livre à quel- que boutade dont parfois il reprendra le sujet ailleurs.
Les passages inédits sont de longueur et d'importance diverses. On en trouvera quelques-uns à l'Appendice B.
Le plus important de tous est celui qui servait d'in- troduction à y Emile (ij.
Un autre morceau qui a disparu également servait de
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 24D
conclusion à l'ouvrage, et l'on pourra juger que VEmile n'a rien perdu à sa suppression (37;. Rousseau a retran- ché aussi un important hors-d'œuvre sur le caractère des Français, trouvant sans doute qu'il faisait longueur (36). Ce morceau lui avait été inspiré par la lecture des Lettres sur les Français et les Anglais de Béat de Mu- rait. On trouve ailleurs^ dans ses écrits la trace de l'in- térêt que ce livre lui avait inspiré.
Dans un texte qui comprend 3 pages du manuscrit, Rousseau avait longuement exposé ses idées spiritua- listes sur la matière et la substance spirituelle en les confrontant avec un texte d'Helvetius et joignait à cet exposé la note : NB. à bien examiner^ qui montre quel- que hésitation sur l'opportunité ou la valeur de ce qu'il vient d'écrire. Nous sommes donc médiocrement étonnés s'il a abandonné tout ce développement et, le prenant comme point de départ, l'a remplacé par des considé- rations nouvelles beaucoup plus brèves -.
Parfois le morceau supprimé a été remplacé par un texte plus développé et plus clair (4).
Dans quelques passages supprimés, nous trouvons semble-t-il la trace d'expériences personnelles de l'au- teur (5, 20).
Dans le même ordre d'idées nous avons déjà rappro- ché du passage, ajouté plus tard sur la violation des de- voirs paternels, le charmant morceau sur les affections de famille que Rousseau n'a pas maintenu •'.
1 Nouvelle Héloise, T. IV, p. 160, i63, i65.
2 II faut rapprocher ce passage de certaines parties de celui que Rous- seau a introduit dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, cf. Ap- pendice A (5i). Pour le texte et l'étude de ce passage, je renvoie à l'étude M. Pierre-Maurice Masson ; voir ci-dessus, p. 233.
^ Appendice A (7).
24' > ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. J. ROUSSEAU
Notons aussi la disparition d'un intéressant passage concernant et justifiant en quelque mesure le suicide (8)^
Ces passages inédits figurent dans les marges, ou dans le texte, parfois encadrés d'un trait qui les isole.
Quant aux parties du texte même que Rousseau a abandonnées, il n'en est guère dont la substance n'ait passé dans la version définitive et le ton général de l'ou- vrage n'en a pas été modifié.
Au point de vue de la justesse de l'idée ou de la déli- catesse de l'expression on peut regretter et on s'expli- que diflicilement la disparition de certains passages
(6, lO, 21).
C. Variantes.
Ici je me propose de donner quelques exemples des états successifs du manuscrit lui-même, de relever aussi certains passages où le texte définitif du manuscrit dif- fère du texte imprimé et qui tiennent ainsi à la fois de la lacune ex. de Vinédit.
Dans un passage bien connu des Confessions^ Rous- seau dit : (' Mes manuscrits, raturés, barbouillés, mê- lés, indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coû- té... » ^ Cette description s'applique fort bien au ma- nuscrit F. à part le mot indéchiffrable qui n'est exact que dans un petit nombre de cas, car au travers du fouillis que présentent certains passages, il faut recon- naître que les corrections sont faites avec exactitude et que les signes de renvoi, destinés à souder des passa-
' Cf. Nouvelle Héloise. Partie III, Ictiixs XXI et XXII et Correspon- dance. T. XII, p. 227 et sui\ . - Œuvres complètes, t. VIII, p. 80.
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 247
ges souvent très distants, sont indiqués avec une grande précision.
Il serait intéressant de dégager le texte premier des remaniements qu'il a subis. Il faudrait pour cela tou- jours pouvoir distinguer les unes des autres les correc- tions immédiates faites par Técrivain au moment même où il compose son texte et les corrections subséquentes produits d'une revision du passage ou du manuscrit tout entier. Or, cette distinction est, dans beaucoup de cas, impossible à établir : en effet la correction subséquente se présente, sauf lorsqu'elle est faite dans un blanc, toujours en surcharge ou en marge; la correction immé- diate peut aussi se présenter de cette manière et dans ce cas on ne peut distinguer de façon certaine l'une de l'autre que si l'on a affaire à des corrections, ou à des additions si importantes qu'elles ne peuvent guère être que le résultat d'un travail postérieur à la première rédaction.
La correction immédiate ne se reconnaît de façon cer- taine que dans deux cas: i° lorsqu'im mot ou un mem- bre de phrase ou même des phrases entières, biffés, ont été immédiatement remplacés par d'autres à la suite ; 2" lorsqu'un mot ou des membres de phrase en sur- charge ou en marge ayant remplacé des parties biffées, on constate que la suite du texte ne s'accorde pas au point de vue du sens ou de la grammaire avec les mots biffés. Certains des exemples qu'on trouvera dans l'Ap- pendice C sont caractéristiques de ces deux sortes de corrections.
Entre la multitude des variantes que le manuscrit F. présente, nous avons choisi un petit nombre d'exem- ples où l'on saisit sur le vif le travail de l'écrivain.
24^* ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Lorsque Rousseau se reprend et se corrige, c'est bien plus par souci de la forme, ou par une modification de sa sensibilité que par suite d'un changement dans sa pensée même. Ainsi, dans certains passages, son pre- mier travail présente une incroyable multiplicité de tâtonnements de détail. Les corrections immédiates abondent grandes ou petites.
La phrase ^ (( ou plutôt de son époux ; qu'elle lui garde la même fidélité qu'il aura pour elle et dans deux ans, il le sera, je le jure » a été l'objet de tant d'essais que les mots » dans deux ans» se trouvent sept fois écrits et effacés à des places et avec des contextes différents.
L'Appendice C présente une série d'exemples analo- gues ; parfois le manuscrit F. aboutit à peu de chose près au texte définitif (i et pi. II); ailleurs il en reste encore très éloigné (2, 12). Rousseau écrit jusqu'à qua- tre fois dans la même page le même paragraphe (4).
Il arrive aussi qu'un paragraphe, peu retouché dans notre manuscrit quoique de style médiocre, ait été allégé dans les manuscrits suivants (17) ou modifié par des additions et des suppressions (5 bis).
Ailleurs une description, d'abord sommairement in- diquée, s'amplifie dans l'imagination du poète et s'enri- chit de traits et d'impressions nouvelles (8 et pi. VI); et combien sont intéressants aussi les états successifs de la peinture du paysage qui sert de cadre à la Profes- sion de foi du Vicaire savoyard (p. 236, 1. 18 du bas), et de même tout ce que l'écrivain a ajouté après coup au morceau où il présente son élève adolescent (p. 1 3 1 , 1. 1 3 à p.i32, 1.28; pi. V).
• I"o 24(1'''', p. 421,1. iJ du bas.
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 2^(.)
Parfois c'est le psychologue qui ajoute quelques tou- ches à ses observations sur la nature humaine (ii) ou atténue quelque trait trop vif (i5) ou trop absolu (i6). Parfois c'est le penseur qui s'e'meut sur quelque ques- tion vitale (14), et il faudrait citer ici dans la Professioji de foi du Vicaire savoyard^ le passage p. 246, 1. 19 à p. 24g, 1. 3i, composé dans le manuscrit F. de pièces et de morceaux ajoutés après coup, transposés, rema- niés^.
Telle considération générale a été développée et mo- difiée (3, 18).
A propos de récits où Rousseau se met en scène, on trouve dans le manuscrit F. tel détail précis qu'il a plus tard supprimé (7) ou telle exagération qu'il a rectifiée
(7 ^^"^)-
Les passages que VEmile a empruntés au Conti^at so- cial se trouvent dans le manuscrit F. avec les modifica- tions qui ont été nécessitées par les raccords entre les deux ouvrages. Ils présentent cependant quelques cor- rections immédiates et subséquentes qui pourraient faire supposer qu'ils ont été copiés dans VEmile d'après un manuscrit plutôt que d'après le texte imprimé. Ce serait à vérifier.
Je dois mentionner ici l'expression: Pour aupj^ès d'elle (p. 3 10, dernière ligne) à propos de laquelle on a sou- vent supposé que le texte des éditions de VEmile pré- sentait quelque erreur. Le manuscrit F. tranche cette question controversée. Il ne présente aucune variante et ces termes suspects sont écrits très nettement au milieu d'une ligne et sans rature (f^ 184'°).
1 Voir la note p. 233.
2D0 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
Je n'entreprends pas de noter ici toutes les interver- sions que Rousseau a opérées dans l'ordre de son ex- posé. Elles sont fréquentes et soigneusement indiquées. Un certain nombre d'entre elles ont été faites postérieu- rement à notre manuscrit.
D. Notes marginales.
Pour se retrouver dans le dédale de ses corrections, pour renvoyer d'une page à une autre, souvent fort dis- tante, un développement qu'il veut déplacer, pour ne pas oublier plus tard quelque expression ou quelque idée qui lui vient à l'esprit alors qu'il s'occupe d'un tout autre sujet, pour se remémorer des améliorations qu'il aura à réaliser, Rousseau jette en marge une foule d'an- notations diverses.
Quelques-unes de ces notes accompagnent des signes de renvoi variés : N.B. ceci quelque paî^t plus haut. — cj' derrière. — ^ feuillets après, et réti^ogradei 8 feuil- fets. — renvoi du goût ci-derrière. — retoui^ne^ 7 feuil- lets'^ — A^. B. ailleurs. — Ecoutons, etc. au cahier. — retourne:{ au cahier. — transposer. — Vautre page. — cy-devant. — Bon. — bo7i tout. — recto suivant — Passe'{ ceci. — le quadre^ — Il emploie même un terme de mu- sicien : da capo., pour indiquer qu'il faut se reporter au paragraphe qu'il avait placé en tête de son chapitre : Des Voyages., et que ce paragraphe doit être transporté plus loin.
' Feuillets a remplacé pages ; exemple de minutie. - Pour insérer dans le texte un morceau qui se trouve plus loin et qu'il a encadré.
LE MANUSCRIT FAVHE DE l'ÉMILE 25i
Certaines notes indiquent brièvement un changement à faire ou le sujet d'un développement à ajouter. Mais Rousseau n'a le plus souvent tenu compte ni dans le manuscrit même, ni plus tard de ces avis qu'il se don- nait à lui-même ou que peut-être quelque ami lui avait suggérés: Prière à la fin. — A mieux coordonner et ôter les répétitions de cette page et de la suivante. — à bien examiner. — Obéissance, mutinerie, châtimens à insérer ici. — A^. B. ajouter ambition, domination., haine., inté- ?^êt K — A^. B. que les hommes plaignent peu les douleurs de l'accouchement '.
Le discours d'Emile à son précepteur au retour de son voyage^ commençait ainsi :
Plus je réfléchis, mon bon ami, sur le cours de la vie humaine plus je ris de voir des mortels l'employer presque entière à se pré- parer à vivre ; quand je songe que le tiers de la mienne est déjà passé je suis rebuté de donner une si grande importance à la du- rée des deux autres tiers.
Rousseau a supprimé ce paragraphe, l'a entouré d'un trait qui l'isole du reste et il a écrit en marge la note suivante :
N.B. retranscrire tout ce discours et le mettre mieux en ordre, mieux raisonné, y faire entrer plus de choses contre ce qu'il n'y a plus de lois ni de patrie. Ce discours peut être rendu fort beau.
Ce beau dessein a été abandonné, Rousseau s'est borné à quelques corrections de détail, à quelques additions et quelques suppressions sans importance.
On trouve fréquemment en marge des projets pour des notes que l'auteur se proposait d'ajouter à son texte :
* Se place p. 184, dernière ligne.
2 Placé à côté du paragraphe : Pourquoi les rois, p. 194.
3 F' 256", p. 444.
2D2 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
Note sur les aveugles qui n'ont pas peur des esprits il n'est ja- mais nuit pour eux >.
Autre note sur l'ordre surnaturel et les fantômes. Malgré nous nous croyons à l'action des esprits sur les corps '.
Pourquoi les soldats ne le sont pas - [impitoyables comme les prêtres et les médecins].
Etat civil entre les h: état de nature entre les sociétés. Remède confédération. Règles des confédérations. On a fait trop ou trop peu D'où resuite l'état de guerre ■'.
Il se proposait aussi de faire passer en note certains paragraphes de son texte, les uns brefs, par exemple :
encore une vive impression de celui-ci [du toucher] nous réveille- T-elle. (en note cela)*.
les autres plus étendus, ainsi le passage qui est cité App. B (lo).
Enfin beaucoup de ces notes ont été mises en œuvre dans le manuscrit F. au cours des revisions successives : Fin à faire. — la boule de Tripoli, leçons de mon pèi^e. — A^. B. traits à chercher. — N. B. métier du grand seigneur et des magistrats de Zurich ■'. — A^. B. Parler de la beauté de l'Evangile ".
Il y a des cas où ces notes n'ayant pas été utilisées dans le manuscrit F. l'ont cependant été dans les ma- nuscrits suivants.
1 po ^2'°, à côté de p. 104, \. 16.
* F" i3G'», se place page 201, 1. 12 du bas.
^ F' 25 1", se place p. 438, 1. 10. Cette note a été partiellement uiilisce dans un court développement, f" 251"", p. 438, 1. 7 du bas. 4 p» gpo se place après la veille, p. io3, 1. 10.
* Placée f" lap" à la suite de: en son pouvoir, p. 166, 1. 16, cette note se trouve développée dans le texte 1" 124 bis "et *", p. 173, 1. 3o en ce qui concerne le grand seigneur et l' 124 bis ~" p. 174, 1. 17 très briève- ment en ce qui concerne les magistrats (conseillers) de Zurich.
" Se place p. 279, dernier paragraphe. Cette note marginale, encadrée d'un trait, est enclavée comme un cartouche entre les paragraphes ajoutés en marge qui la développent. Ce développement même est en- core incomplet dans le manuscrit V. et Rousseau y a fait postérieure- ment de nombreuses additions et d'importantes et admirables modi- fications.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 2 53
Ici la géométrie et l'algèbre '. — Ici la comparaison des coquilles sur le bord du rivage ^. — L'esprit qui ne forme ses idées que sur des raports vrais est un esprit juste celui qui se contente de certains raports apparens et trompeurs est un esprit faux^. — N. B. Cul- ture du naturel, père, mère, nourrice *.
Faire que le jeune homme parle lui-même •'.
Parfois il semble que par une note, il se pose quelque objection :
S'il faut initier l'enfant dans les mistéres de Copernic".
Les marges du manuscrit F. présentent de nombreux fragments qui n'ont aucun rapport avec le texte même de la page. Parmi ces fragments on trouve des brouil- lons plus ou moins complets de passages qui viendront plus tard. Il est sans intérêt de les citer tous ; le nom- bre en est d'ailleurs trop grand''.
1 F' io6'% se place p. iSy, 1. 21. Il est probable qu'il en existait un brouillon.
2 F» ii2'^'' correspondant à p. 148, 1. 8, tandis que le texte par lequel cette note est développée se trouve maintenant p. 142, 1. 11. Elle exis- tait peut-être quelque part en brouillon.
3 p» 126'°. Cette courte annotation en marge est devenu le paragra- phe: L'esprit qui ne forme... moins d'esprit, etc.. p. lyb, 1. 17-23.
* F° I SS". Se place p. 2o3, 1. 6 du bas. Représenté dans le texte imprimé seulement par : Après avoir cultivé so)i naturel en mille manières.
5 p" i5y"-o Rousseau faisait d'abord passer son récit de la troisième per- sonne à la première à : Ce qu'il y avait en moi de plus difficile .. p. 235, 1. 34 et il avait placé à cet endroit dans la marge la phrase qui prépare ce changement de personne: Vous seîite:;^ bien, cher concitoyen, que ce mal- heureux fugitif , c'est moi même. Lorsqu'il s'est décidé à opérer ce chan- gement de personne plus tôt, il a adapté un signe de renvoi à cette phrase pour la reporter plus haut à sa place définitive et il a écrit en marge la note que je cite ; mais il n'a pas effectué dans son texte les modifications que ce déplacement entraînait et les a renvoyées au mo- ment de la copie.
6 F° 108*°, p. 141, 1. 17; donc après le développement sur l'astrono- mie.
^ Exemples : F" 80'^° deux brouillons utilisés 8o'°. — 80"" un brouil- lon utilisé 8v". — 81'" deux brouillons utilisés 83 ■■° et 83'°. — SS'" un brouillon qui se rapporte à l'histoire qui commence Sô", p. ^o:Je m'é- tais chargé... — Sg" un brouillon utilisé io5". — 209''° un brouillon utilisé 2 12''''.
254 ANNALES DE I.A SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
On trouve aussi des observations, des boutades qui n'ont pas été reproduites à l'impression. Nous en don- nons quelques exemples que nous aurions pu classer aussi dans les inédits.
Le seul avantage qu'il [l'enfant] tire des maux qu'on lui a fait souffrir est de mourir sans regretter la vie dont il n'a connu que les tourmens '.
Je m'étonne que les géomètres n'ayent point encore imaginé des échelles de perspective, par lesquelles dans une rue ou dans un paysage on put sur la mesure des grandeurs apparentes connoître les grandeurs réelles aussi exactement que dans un plan -.
On dit qu'il étoit dur, il devoit l'être il étoit prince ".
II n'y a pas d'h : qui ne voulut changer de condition il n'y en a pas un qui voulut changer d'espèce et je ne doute pas que si les animaux étoit en état de choisir chacun ne s'en tint à la sienne. Quoique plus foible le mouton même ne voudroit pas être loup et nul animal ne voudroit être h : voyez dans plutarque le dialo- gue des animaux id circé. C'est une suite de l'amour de soi insépa- rable de tout être sensible^.
Ce que l'histoire met en faits et en maximes, la poésie le met en images et en sentimens ''.
Elle [la raison] détermine tant qu'on reste dans l'indifférence, mais elle n'a nulle force contre le moindre penchant ''.
Les femmes doivent peu lire et beaucoup observer '.
Si j'ose vous supposer en guerre avec vos sens, fille chaste, par- donnez-le moi, ce n'est pas pour outrager vôtre vertu, c'est pour la rendre plus respectable'*.
III. CONCLUSION
Les chapitres qui précèdent et les exemples qui les illustrent dans les Appendices démontrent suflisamment
1 f< 65", se place p. 45. - F» 96 """j se place p. 1 1 1 . 3 F" 127", se place p. 181.
* F" i36", se place p. 201.
* F» iSg"^", se place p. 204. « F" 178", se place p. 294. ' F» i85*", se place p. 314.
* F" 209 "", remplace par: Avec le tempérament... dif^ne d'elle, p. 374, 1.9 a 12.
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 2DD
que le manuscrit F. est antérieur aux autres manus- crits connus de VEmile^. En eftet le texte imprimé présente de très importants développements qui n'exis- tent pas encore dans le manuscrit F., et d'autre part il se trouve dans celui-ci une foule de passages inédits qui n'ont pas été copiés par Rousseau dans le manus- crit de la Chambre des députés. Les états successifs du manuscrit F. lui-même font reconnaître un état primi- tif que Rousseau a amené par des corrections et des additions successives à se rapprocher graduellement de celui qu'il a adopté plus tard. Son antériorité est donc bien établie.
Mais avons-nous à faire ici à la première version de V Emile? On peut répondre hardiment que c'est bien la première rédaction d'ensemble que Rousseau ait en- treprise.
Le manuscrit F. fournit de ce fait deux preuves in- ternes qui paraissent décisives.
Première preuve : Au f"' 53'", Rousseau a écrit en marge la note suivante qui est sans rapport immédiat avec le contexte^ :
1 L'âge de la nature 12 [ans]
2 L'âge de raison . i5
3 L'âge de force . . 20
4 L'âge de sagesse . 25
• Ms. de la Chambre des députés; copie de la Profession de foi, Bibl. de Genève, Mf. 224; ms. de VEmile, Bibl. de Genève, Mf. 20b.
- Elle est placée en marge, au dessous du paragraphe qui, avec de nombreuses variantes, correspond à celui qui commence : Pour former cet homme rare, qii avons-nous à faire (p. 8) et à côté de celui qui cor- respond avec variantes à : On ne songe qu'à conserver son enfant (p. 9), les paragraphes intermédiaires n'existant pas dans le manuscrit F.
256 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J, J. ROUSSEAU
après un interligne un peu plus grand :
I L'âge de bonheur
tout le reste de la vie.
nouvel interligne plus grand encore :
Prière à la fin.
Voilà donc, semble-t-il, comment Rousseau avait entrevu le plan de son traité, division par âges et non par livres. Or le manuscrit F. ne porte aucune mention de livres, mais les subdivisions qu'il comporte corres- pondent aux livres du texte imprimé.
Rousseau a séparé le texte du Livre I de celui du Li- vre IP par un trait horizontal qui barre toute la page. Il faut remarquer qu'au début du Livre II le texte imprimé dit : C'est ici le second tei^me de la vie^ et cette phrase manque dans le manuscrit; qu'au début du Livre III le texte imprimé dit : Voilà le troisième état de l'enfance et le manuscrit dit : Voilà le second état de l'enfance-. Donc le manuscrit s'en tient à la subdivision par âges; le premier âge correspond à deux subdivisions du texte imprimé.
La fin du Livre II est pareille dans les deux textes'. Le manuscrit présente ici encore un trait horizontal et, au-dessous le titre : Ag-e d'intelligence. Le texte qui suit est pareil. On y lit quelques lignes plus bas : A doiise ou treise ans un enfant a presque la force d'un h[omme]... ('ette division correspond donc approximativement à ce que Rousseau a appelé dans la note marginale 2 L'âge de raison i5 .
' La tin du Livre I manque dans le manuscrit, ainsi que le premier paragraphe du Livre IL î P. i35, L i3 du Livre III. 3 P. i33. F" io5 ".
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 2D7
La fin du Livre III correspond à un feuillet perdu du manuscrit.
Le début du Livre IV est semblable dans les deux textes et commence dans le manuscrit tout au haut ■d'un feuillet. Il y avait donc là une division, mais sans aucun titre.
Les derniers paragraphes du Livre IV sont pareils dans les deux textes. Rousseau a laissé en blanc les trois quarts d'une page et reprend au haut de la page suivante le texte de début du Livre V. Il a donc aussi introduit ici une division.
Si donc le manuscrit F. se tient encore strictement .à l'idée de la note marginale du f" 53 '", l'auteur n'a pas ■encore pris un parti sur le titre définitif à donner à ses subdivisions.
Seconde preuve : Ce n'est qu'au cours de sa rédaction que l'idée est venue à Rousseau de créer un personnage, de donner à Emile une existence propre que l'écrivain raconte comme celle d'un personnage réel. C'est seule- ment au f" 114'", p. i5i\ que le nom d'Emile se trouve écrit sur la ligne même du texte et encore la place a été laissée en blanc pendant quelque temps. Il en est de même dans le dialogue qui suit". Il apparaît pour la première fois écrit du premier coup au f" i lô*^", p. i53^.
Il paraît donc évident que nous avons affaire au pre-
1 Mais notre E ni i le plus rustiquement élevé.
- F° 1 14", p. i52.
3 II est intéressant de remarquer qu'en revisant son manuscrit et même en le recopiant, nulle part, avant cette page i5i, sauf dans le dialogue entre Jean-Jacques, Robert et Emile, p. 67, Rousseau n'a substitué le nom d'Emile au terme général d'élève. Si on le trouve dans le texte imprimé avant la page i5i, ce n'est que dans des frag- ments ajoutés postérieurement au manuscrit F.
17
2^8 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
mier texte d'ensemble de VEmile. Cependant à étudier de près le manuscrit, on est frappé par le grand nombre de parties qui présentent plutôt l'aspect d'une copie que d'un premier jet ; ces pages peuvent être très chargées de ratures et de corrections, mais celles-ci sont venues se greffer sur un texte qui avait été écrit de prime abord avec une décision et une sûreté qui paraissent exception- nelles chez Rousseau, ou dont Técriture est si fine, si serrée, les interlignes si petits qu'on ne conçoit pas Rousseau se hasardant à improviser de cette manière. Les corrections immédiates n'y sont pas plus fréquentes qu'elles ne le seraient lorsqu'un écrivain cherche à amender son texte en le copiant. On y trouve parfois des fautes qui ne peuvent s'expliquer que par des er- reurs de copiste ^
Pour la Profession de foi du Vicaire savoj-ard^ Rous- seau, contrairement à son habitude, n'a pas plié son papier et ne s'est pas réservé de grandes marges. Il a écrit son texte sur les deux tiers ou les trois quarts de la page. Cette petitesse de l'espace réservé aux correc- tions nous est une preuve de plus de l'existence de brouillons-.
' La netteté de l'écriture est particulièrement frappante dans certaines anecdotes, p. ex. f» 86 '"-88", p. 90, 1. 7 du bas à p. 94, 1. 6; de même dans les pages sur le sens commun et sur le charme d'une belle enfance, dans une grande partie du portrait de l'élève parvenu à la limite de l'enfance: 1° io2"-io5'», p. I2g-i35, bien que dans ce morceau on constate beaucoup de corrections et d'additions ; de même encore f» 124 6js '"-126 ">, p. 174, dernière ligne à p. 179, 1. 7; f» i3i "-iSS '", p. 189, 1. 16 du bas à p. iq3, 1. li ; f» i3() "'-137''", p. 201, 1. 4 à p. 2o3, 1. 8; f" 1 39 "-143 '•, p. 204, 1. 4 du bas à p. 2 i3, dernière ligne; f* 1 88 '"-190", p. 333, 1. 14 à p. 338, \. 14 du bas; de même encore dans le dialogue entre la bonne et la petite et dans les pages qui suivent; f" i95"'-i98'", p. 350-357.
' La copie est évidente pour les f"* 164'"- 166'". p. 258, I. 5 à p. 264 I. 18: Ce point est important... tout quitter. Rousseau l'indique du reste
LE MANUSCRIT lAVRE DE L EMILE 2D()
Les blancs dont nous avons parlé plus haut comme réservés par Rousseau au moment de sa première ré- daction, paraissent avoir été souvent comblés par lui au moyen de textes déjà rédigés quelque part en brouillon. Par exemple, le texte p. 69, 1. i3 à p. 76, 1. 14. est représenté dans le manuscrit F. par trois parties : la première : Il r a deux sortes de mensonges... son âge, p. 69, 1. i3 à p. 70. 1. 12. et la troisième : Voilà une faible idée... Je dis donc, p. 73, 1. 10 à p. 76. 1. 14, se trouvent textuellement dans le manuscrit F. écrites avec une grande netteté et fort peu de corrections immédia- tes. Entre ces deux parties se trouvent 4 pages blan- ches qui correspondent aux pages 70, 1. 14 à 73, l. 19. et le texte de cette lacune du manuscrit F., se trouve partiellement à l'état de brouillon dans le manuscrit de la Chambre des députés, f"* 57-59. Il semble donc bien qu'il y avait là toute une série de pages blanches dont le texte a été arrêté par étapes dans l'esprit de Rous- seau et que seules ont figuré dans le manuscrit F. les parties rédigées antérieurement en brouillon.
Le manuscrit F. contient-il quelques renseignements sur le moment précis où il a été composé? Je n'ai rien
lui-même par une note : S'il est vrai que le bien soil bien. Lettre 5'' à Sophie (manuscrit de Neuchâtel 7890); de même pour le dialogue entre l'Inspiré et le Raisonneur, £»• 169 "-170", p. 272-274: Nous avons mis à part... qu'il existe ; de même pour plusieurs paragraphes à la suite jus- qu'à la fin de la Profession de foi.
Dans la Profession de foi, Rousseau mentionne encore deux fois ses brouillons par des notes: écoutons etc. au cahier, f* 159'* et retourne^ au cahier f" 160". Entre ces deux notes, le manuscrit présente le mor- ceau : ccowfons le sentiment... p. 246, 1. 19, jusqu'à p. 247^ 1. 11, avec quelques lacunes et quelques variantes, dont une fort importante de la fin du morceau sur Nieuwentit ; tout le texte de p. 240, 1. 11 à p. 246, 1. 19, manque. — Le cahier, antérieur à notre manuscrit ou simultané, le renfermait probablement.
200 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .T. .1. ROUSSEAU
trouvé de concluant à cet égard. Cependant il y a quel- ques faits à relever :
Le 22 octobre lyBS, Rousseau écrit à M. Vernes : « Je n'ai point lu le livre de l'Esprit... j'entends de si terribles choses de l'ouvrage... etc. »
Or l'ouvrage d'Helvetius De l'Esprit est mentionné trois fois dans le manuscrit F. :
F" I 5 1 '". Rousseau en reproduit un passage précédé de la mention : Citation d'Helvetius^ et suivi de ces mots : De l'Esprit^ p. 32.
¥° 162'"°, note marginale : Ici sur la liberté voye^ de l'esprit, p. 36.
Ces deux passages se trouvant en marge pourraient avoir été ajoutés postérieurement à la première rédac- tion.
Mais nous trouvons un autre passage, f" 81 '°, qui sem- ble appartenir à la rédaction première : Si V auteur de l'esprit eut fait ces distinctio7is je doute qu'il eut ré- duit au seul sentiment toutes les opérations de l'entende- ment humain.
Rousseau a ensuite effacé ce passage, ce qui est sans importance pour la question qui nous occupe. Mais sa présence dans notre texte suffit à prouver que Rousseau avait lu le livre d'Helvetius et par conséquent que notre manuscrit F. est postérieur à lySS.
Il est vrai que l'apostrophe à Helvetius^: Ame abjecte, c'est ta triste philosophie... n'apparaît pas dans le ma- nuscrit F., tandis qu'on la trouve avec beaucoup de cor- rections dans le manuscrit de la Chambre.
Mais cette lacune ne peut rien prouver, pas plus que
« p. 249.
LE MANUSCRIT KAVRE DE l'ÉMILE 26 1
Ton ne pourrait conclure que le manuscrit F. est anté- rieur à l'année lySS, du fait qu'une allusion au Dis- cours sur l'Inégalité ne s'y trouve pas ^
Il paraît donc probable que le manuscrit F. est pos- térieur à la lettre de Rousseau à Vernes de lySS.
Faut-il attacher quelque importance à une note écrite en marge du f° igS'"*', surmontée de deux traits horizontaux, juxtaposée à un texte ^ avec lequel elle ne peut avoir aucun rapport et dans lequel Rousseau n'a introduit aucun changement? Cette note est écrite d'une écriture très grande et très nette : a P^ : d'ici. || Lux.
Peut-on la lire : « à partir d'ici. Luxembourg. » ?
Cette note doit-elle nous faire penser aux lectures de VEmile que Rousseau faisait à la maréchale de Luxem- bourg en 1760"? Dans ce cas, il faudrait croire que la lecture avait commencé sur un autre manuscrit, copie du nôtre, mais qu'à partir de ce point, la lecture de- vançant la copie, Rousseau avait dû revenir à son brouillon.
Quelque incomplète que soit cette étude, elle suffira néanmoins à montrer qu'il n'y a pas de différence fon- damentale entre cette première version et VEmile tel que Rousseau l'a publié. Le plan général était déjà conçu, les principes d'éducation, alors révolutionnaires, étaient déjà arrêtés; l'idéal physique et moral pour l'homme et pour la femme n'a subi aucune modification essentielle. Le ton de l'ouvrage n'est guère devenu plus agressif contre la société, contre les institutions, contre
> P. 164.
î P. 346, 1. i3.
•"■ T. VIII, p. 383, Confessions, livre X.
2b-2 ANXAI.ES L)K I.A SOCIKTK .1. .1. ROUSSEAU
les usages reçus, contre les puissants de ce monde. A ce point de vue, les passages retranchés et ceux qui ont été ajoutés se compensent à peu de chose près ; cepen- dant, dans la Profession de foi du picaire savoyard^ les philosophes sont attaqués moins directement dans no- tre manuscrit qu'ils ne l'ont été plus tard.
A partir de la première rédaction du manuscrit F., Rousseau a affirmé de façon toujours plus vigoureuse sa croyance en un Dieu tout puissant, juste et bon, qui est le Dieu des chrétiens. Le besoin de rendre témoi- gnage h ses propres convictions, son dégoût des solu- tions matérialistes et de leurs conséquences, son assu- rance et son enthousiasme me semblent grandir et se manifestent par tout ce qu'il a ajouté à son texte primi- tif, en partie dans les marges de notre manuscrit^ et en partie dans ses revisions subséquentes^.
Sans doute aussi il a modifié ses opmions sur le sort des méchants après la mort [App. G. 14) et dans une certaine mesure sur l'éducation des femmes (App. G. 16). Ge sont là des points accessoires, le fond reste le même. La pensée de Rousseau était déjà mûre lorsqu'il a commencé à rédiger.
' La première phrase de l'Emile (cf. App. C. i); — la comparaison avec l'homme qui voit pour la première fois une montre ouverte, p. 246, 1. 11-17;— le premier hommage h la Divinité bienfaisante, p. 24g, 1. 16-2 I ; — la beauté de la liberté humaine, p. 2.^2, 1 . i6-36; — la con- science, p. 262, I. g-3o ; — la justice de Dieu, p. 257, 1. 10-16 et l'hum- ble discours à l'Etre des êtres, p. 257, 1. 23-26, auquel il a plus tard en- core ajouté les trois dernières lignes. C'est aussi dans une marge que se trouve, déjà admirable, l'ébauche du morceau sur l'Evangile et Jésus, p. 280, 1. 2, à p. 281, 1. 12, amorcé par une note : .V. B. parler de la beauté de l'Evangile. A part le développemer.t, p. 280, 1. i5-34, notre manus- crit donne tout l'essentiel; les remaniements et les additions que Rous- seau y a apportés plus tard montrent le prix qu'il y attachait.
- Voir la série des lacunes principales de la Profession de foi du vi- caire savoyard. {App. A .TI-7I.)
I.E MANUSCRIT FAVRE DE I.'ÉMILE 263
Si ce manuscrit ne modifie pas notre jugement sur Rousseau comme penseur, il nous met en contact direct avec l'homme. Nous surprenons en lui des impressions fugitives et d'autres plus durables qui prennent corps; nous y trouvons même des reflets de sa vie; nous le voyons s'attendrir en imagination sur les douceurs et les beautés de l'amour paternel et puis il sent qu'il s'est interdit à lui-même ces effusions et il les remplace par une tragique confession de son indignité.
Enfin nous assistons au patient et dur labeur par le- quel l'écrivain a donné à sa pensée sa forme, son vê- tement et sa parure. Voir jaillir les manifestations pri- mesautièresde sa verve, les réflexions qui traversent son esprit; vivre avec lui les minutes ou les heures d'an- goisse où il cherche, tâtonne péniblement, mécon- tent à juste titre de tel développement lourd, de telle formule plate dont il a peine à se dégager ; puis le voir, victorieux, prendre un vol superbe et traduire par l'é- criture les sensations de son âme éprise de la nature, les sentiments de son cœur qui a souffert et qui s'émeut aux souffrances humaines, et les inspirations de son gé- nie qui lui montre pour l'humanité un idéal si différent de celui auquel aspirent ses contemporains; c'est là le grand charme de l'étude de ce manuscrit.
APPENDICES
A. Liste des principales lacunes.
1. Le titre, la citation de Sénèque et la Préface. P. i-3.
2. Trois sortes d'éducations, de la nature, des hommes, des. choses; but de l'éducation; conflit entre la nature et la société. P. 4-7 : On façonne... l'un et l'autre.
3. Lycurgue et Platon. P. 7 : Quand on veut... t'a dénaturé.
4. Comparaison de l'ordre social et de l'ordre naturel; la condition humaine; l'homme abstrait. P. 8-9 : Dans l'ordre social... l'exer- cer à la sentir.
5. Les têtes façonnées au dehors par les sages-femmes, au de- dans par les philosophes. P. 9-10 : On dit que... plus heureux- que nous.
5 (bis). Le maillot. P. 11 : On prétend... se retourne.
6. L'Europe changée en désert. P. 12: Cet usage... changé d'habi- tants.
7. Devoirs des pères. P. 16-17 • Sitôt qu'il n'y a plus... jamais con- solé.
8. Rousseau se donne un élève imaginaire ; conditions à rem- plir par le gouverneur; médecine; hygiène. P. 17 : Plus on jr pense... élevé lui-même . P. 21 : Quelqu'un dont... ses vieux jours. P. 21-24 • *^^ "^ '"^ chargerais pas... d'autre explication.
g. Choix de la nourrice; sa nourriture. P. 25 : Le choix de Ur nourrice... qu'un pour lui. P. 25-27 : et puisque soti régime... contradiction à cela.
10. Premières sensations, bruits, mouvement, cris. P. 3i-33 : Les premières sensations... ou sont affectés.
11. Premiers emportements. P. 34-35. Cette disposition des en- fants... ne les pas contrarier.
12. Distractions; sevrage; hochets; nourriture; formation du langage; mauvaises habitudes d'élocution. P. 38-43 : Au reste quand ils pleurent... jusqu'à la fin du livre l.
i3. Infans et puer. P. 43 : C'est ici... d^autres noms. 14. Accidents. P. 44-45 : S'ils continuent alors... soit de leur côté. i5. Bonheur changé en misère. P. 48: Les grands besoins... d'être méchant.
LE MANUSCRIT FAVRK DE l'ÉMILE 26b
16. La mort rend seule la vie supportable. P. 48 : L'ignorant qui... trop à conserve?-.
17. Inconvénients de la prévoyance. P. 49 : Quelle manie... im- porte à chacun de nous.
18. Formules de politesse. P. 53-54 '• Gardez-vous surtout... l'ac- ception qu'il y joint.
19. Raisonner avec les enfants est un cercle vicieux. P. 57-58 : Raisonner... frein.
20. Mémoire des enfants. P. 67 : car les enfans.».. qu'on leur a fait.
21. Le mensonge chez l'enfant. Enseigner aux enfants la piété, la charité par l'exemple. P. 70 : Hors d'état de lire... il ne se gâte point. P. 71-73 : Le détail... pénible d'y réussir.^
22. Mémoire et raisonnement. P. 76-77: Leur mémoire elle-même... qu'ils y peuvent donner.
23. La langue suit les vicissitudes des mœurs. P. 77 : différence qui... co77îme elle.
24. Apprendre par cœur Le Corbeau et le Renard. P. 80-86 : Non, si la nature... reformidet.
24 (bis). L'élève n'épiera pas les mœurs de son maître. P. 90 : // n'épiera... à d'autres.
25. L'art d'être ignorant. Exercices du corps, hygiène, maladies, inoculation, etc. P. 95-102 : En montrant à quoi... comme nous avons appris.
26. Le toucher supplée à l'ouïe. P. 109 : Comme le toucher... dis- cours.
27. Avantage de marcher nu-pieds. L'Escalade de Genève.- P. 109 : Eveillés à minuit... été prise.
28. Causes des erreurs de la vue. P. tio-iii : Le sens de la vue... plus éloigné.
29. La géométrie. P. 116-117 : J'ai dit que la géométrie... plus a manger.
30. Le goût de la viande; citation de Plutarque. Trop manger. P. 125-128 : Une des preuves... cet amusement-là.
3i. Notions successives : Nécessité, utilité, morale. P. 137 : Ses progrés dans la géométrie... convenable et bon.
32. L'homme épris de connaissances. P. 142 : Quand je vois un homme... retourne à vide.
33. Eviter l'ennui. Les sottes questions. P. 142 : Voici le temps... commence à raisonner.
34. Pas de comparaisons avec d'autres enfants. Méfaits des livres. P. i55 : Du reste., jamais... même à cet âge?
* Ces passages correspondent aux deux feuillets 78 et 79 laissés en blanc dans le manuscrit.
-266 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
35. Le droit positif: la monnaie. P. 160-161 : Nulle société... ont bien cotiçii.
36. Mention du Discours sur l'Inégalité, P. 164: Il n'est pas de mon sujet... un autre écrit.
37. La simplicité primitive. P. i65 : Les principes... sans vertu.
38. Approche des révolutions. P. 166 : Nous approchons... vous deviendrez alors?
3g. Le travail, devoir de l'homme social. P. 166-167: Uhonime et le citoyen... oisif est un fripon.
40. Question d'Emile sur l'inégalité des conditions. P. 174 : Si jusqu'ici... inutile à tout.
41. Portrait d'Emile. P. ijq-iSo: partie. Si l'enfant... précédentes? (fin du livre III).'
42. Passions conservatrices et passions destructives. P. 182 : Nos passions naturelles... à soiî préjudice.
43. Méchant ou sot? P. 196 : Alors il faut... cette alternative.
44. Modération des jouissances. Apparence extérieure. P. 200 : Si d'abord la multitude... ceux qui l'approchent.
45. Le spectacle du monde d'après Pythagore. P. 207 : Le spec- tacle... pas les pires.
46. Le dessous du masque. P. 207 : qu''il voie... qui les couvre.
47. Les peuples heureux n'ont pas d'histoire. P. 208 : cette étude... le genre humain. De plus.
48. Pas de maximes pour la jeunesse, mais des règles particuliè- res. P. 210 : La philosophie... particulières.
49. Antoine et Auguste. P. 214 : Le temps approche... celle d'Au- guste.
3o. L'intérêt de l'espèce prime celui de l'individu. P. 224 : c'est là
le preinier... pour les médians. 3o [bis]. Premier contact de l'homme avec la nature. Formation
de l'idée de matière et de substance. P. 227-228 de sentiment...
appartiennent. 5i. Le moi, la matière, les sensations, le mouvement. P. 240-246:
Portant donc en moi... qu'emporte le vent.
52. Eternité des lois naturelles. P. 246 : Si les corps... assujettie. ?3. Unité et harmonie de l'univers, preuves d'vnie intelligence or- donnatrice. P. 247 : // n'y a pas un être... qui pensent.
34. Grandeur de l'homme. Apostrophe à Helvetius. P. 248-249 : et il s'approprie... plus que d'être homme.
53. Rapports de la volonté et du jugement. La liberté. P. 23i-252 : Je ne cannois... compter.
• Ce passage correspond à un feuillet qui manque dans le manuscrit.
I.E MANUSCkll lAVRK DE l'kMII.K 267
36. La bonté, acte perpétuel de la puissance. P. 233 : or la bonté est... ce qui est bien. Donc.
57. La récompense ne peut que suivre la victoire. P. 234 : On di- rait, aux murmures... parcourue.
58. Pourquoi les bons seront récompensés. P. 233 : Je ne dis point... constant à lui-même.
59. Des peines éternelles. P. 253-236: Toutefois j'ai peine... ajou- ter au tJiien.
60. Eternité de l'Etre suprême. P. 236 : el qu'il serait même... claire absurdité.
61. Ravissement d'esprit. P. 237 : Le plus digne usage... de ta grandeur.
62. Notions morales indépendantes de la notion d'intérêt. P. 259 : Tout nous est indifférent... soit protégé.
63. Horreur du mal; le bonheur d'autrui. P. 23o : // nous im- porte... on en souffre.
64. Les miracles doivent être prouvés. P. 270-271 : leurs mira- cles... n'en point faire. P. 271: car, puisque... dialléle? Cette doctrine venant de Dieu.
65. Livres religieux écrits en langues inconnues. P. 275 : Dans les trois révélations... de les savoir.
66. Intervention d'un ange. P. 279 : Pressés... d'en employer.
67. La révélation. P. 279 : si fêtais meilleur... — me déterminer. Et : Je rejette... à cela près.
68. Jésus comparé aux sages de l'antiquité. P. 280 : Quand Pla- ton... tous les peuples.
69. Qualité du protestantisme. P. 284: elle est très simple... le mieux.
70. Certitude de l'existence de Dieu. P. 284 : Mon fils... jamais.
71. Influence délétère des philosophes. P. 284-285 : Fuye:^ ceux... n'est pas la vérité.
72. Intérêt à faire le bien. P. 288 : C'est alors seulement... ou uu insensé.
l'i. Le mariage et l'âge nubile. P. 290 : en attendant... maturité. 74. Retarder l'âge nubile. P. 270-291 : cela est si vrai... primitive
innocence. yS. Respect de la chasteté. Manière de combattre les passions.
P. 298 : car tant qu'on... vous ne voudre^.
76. Usage du monde. P. 3oi : Comme il y a un âge... pour l'en garantir.
77. Caquet des ignorants. Silence des hommes instruits. P. Sog : Emile est trop... il se tait.
78. La contenance révélatrice, P. 3io : Ne vous trompe^... de Ro- mains.
268 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
79. Citation de Duclos sur la politesse. P. 3ii-3i2: <■ Le plus mal- heureux... jusqu'ici.
80. Emile, homme de bon sens, désireux de tout faire bien. P. 3i2-3i3 : // ue sera point... leur estime. ■'
81. Gens de goût. Belles personnes. P. 3i3 : // ne s'en suit pas..~. la beauté.
82. Faux goût. Luxe. P. 3 14 : Les hommes... il est faux.
83. Sobriété et simplicité du goût. P. 3i5-3i7 : C'est peu de chose... beaux établissemens.
84. Ce que serait ma vie si j'étais riche. P. 317-327 : Mon prin- cipal objet... lui confirmer.
85. Faiblesses et ruse de la femme. P. 33i : Alors ce qu'il y a.... bien dédommagés.
86. Hercule et Samson. P. 33i : était à elles... Cet empire.
87. Conséquence de l'infidélité de la femme. P. 332 : La rigidité... ne répondra pas à cela.
88. Les collèges. P. 334 • Elles n'ont point... en niaiseries.
89. L'éducation des femmes doit être relative aux hommes. P. 336 : De la bonne constitution. .. leur bonheur même. — Et: Mais, quoique... aux deux sexes.
()0. Avantage de l'exercice corporel pour la femme; abus des corps de baleine. P. 337-338 : Par l'extrême noblesse... de la santé.
91. De la contrainte à imposer aux filles. Inconstance de leurs goûts. P. 340 : Justifie^ toujours... et laborieuses. P. 340-341 : à dompter... seconder la nature.
92. De la mode. P. 343-344 : L'éducation des jeunes filles... meil- leur goût.
93. Des maîtres masculins. P. 346 : et qu'on ne vit pas... unique occupation.
94. Punir quiconque dépasse les dogmes. P. 333 : Quiconque... in- tolérant.
95. Danger de l'ignorance complète de la femme. P. 354 • J'^ "^ blâmerois... en doit penser.
96. La vérité une. M>1« de l'Enclos. Connaissances utiles à la femme. P. 357-359 : La vertu est une... réduire en système^
97. Filles et femmes en France et chez les anciens. P. 359 : En France... donnent le ton.
98. Liens de famille plus solides dans les pays protestants. P. 36o :: Je }i' avancerai... des couvens.
99. La chasteté, le respect de son corps. P. 363-304 : Dans quel- que siècle... jugement si sévère.
' (^c passage correspond à un feuillet qui manque dans le manuscrit.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 269
100. Propreté et pureté de Sophie. P. 367 : Enjîn l'attention... elle est pure.
loi. Esprit de Sophie. P. 367 : sans être brillant... qui lui parlent.
102. Caractéristique de Sophie. P. 374 : Avec le tempérament... digne d'elle.
io3. Le jardin d'Alcinoùs. P. 3gi-3g2 : dans le jardin... de notre marche.
104. Coquetterie et jalousie. P. 400-403 : Loin même qu'elle sem- ble... être écartés.
io5. La vertu. P. 416 : La vertu n'appartient... pour bien faire.
106. Emile bon plutôt que vertueux. P. 416 : En f élevant... que pour lui.
107. Les caractères des peuples s'effacent: P. 424-426 : Il faut avouer... à savoir.
108. Choix d'un gouvernement. P. 427 : Or. après... en être pro- tégé.
109. Partialité des auteurs. P. 43o : surtout de la partialité... ces gens là. — El : la seule chose... humanité.
iio. Egoïsme des fils. P. 43i : car il est... aime le fils.
111. Richesse apparente des grandes villes. P. 441 : la richesse... peu d'effet.
112. Dépopulation et consommation. P. 441 : en ce que... négatif. 1x3. Avantages des liaisons avec des étrangers de mérite. P. 443 :
// lui rapporte... dans le sien. 114. La liberté. P. 44? : La liberté... à Paris.
270 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. J. ROUSSEAU
B. Choix de passages inédits.
Je ne donne pas ici une édition critique des passages inédits, j'en présente quelques-uns seulement que j'ai choisis à cause de leur intérêt intrinsèque. Pour en rendre la lecture plus aisée, je ne me suis pas astreint à suivre les particularités et les irrégulari- tés ni de l'orthographe ni de la ponctuation de Rousseau.
Je cite ces morceaux dans la version définitive du manuscrit F., sans indiquer les divers états par lesquels ils ont passé; j'indique exceptionnellement quelques variantes et je rétablis entre paren- thèses les mots biffés, mais nécessaires.
Les hommes, les animaux, les plantes, tous les corps organisés naissent petits, délicats, flexibles, et prennent avec un accroissement insensible plus de force et de solidité. Durant ce premier accroissement, à peine leur espèce est-elle déterminée ; ils n'engendrent point ; ils ne donnent point de fruits; ils ne sont bons à rien; ils semblent occuper sur la terre une place inutile. Qu'en eùt-il coûté de plus à la nature pour les produire tout formés et leur donner dès leur naissance la force et la maturité qu'ils atteignent si lentement? Irons-nous avec plus d'ineptie encore que de témérité rabaisser jusqu'à nous l'auteur des choses et lui prêter nos petites vues ? Non. Mais nous élever quelquefois aux siennes dans l'usage de nos facultés, c'est remplir un des devoirs qu'il nous prescrit; sans chercher dans ses œuvres les fins qu'il se propose, c'est voir celles qu'il veut nous montrer,
' Introduction. F"** 5o "■ et •", 5i '".
Llï MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 27 I
Ce qui est tel que la nature Ta fait est offert par elle à l'homme qu'elle a formé comme ce qui lui est le plus convenable. Mais à mesure que l'homme s'éloigne de son état naturel, ses besoins se multiplient, ses goûts changent, l'empire de l'opinion bouleverse tout l'ordre du monde; rien ne nous est plus bon comme il est; il faut que tout prenne de nouvelles formes pour se plier k nos caprices et à nos nouveaux besoins ^ Il nous faut de jeunes plantes pour les transplanter dans nos jar- dins, de jeunes arbres pour les greffer, les contourner à notre mode, de jeunes animaux pour les dresser à notre service, pour les apprivoiser sous nos mains, pour les dévorer à notre heure ; c'est avant que les corps organisés soient formés pour leur usage que l'homme a soin de les former pour le sien, et voilà le but que nous offre la nature dans le progrès de leur accroisse- ment; elle ne se "contente pas de nous les rendre utiles selon ses vues; elle nous met en état d'augmenter cette utilité selon les nôtres.
Ainsi l'homme s'approprie tout; mais ce qui lui im- porte le plus de s'approprier, c'est l'homme même: •^car depuis que chacun a besoin de tous, il faut une disposition respective qui forme chaque individu pour tous les autres et tous [f" 5o'°] les autres pour lui. Na- turellement chacun ne regarde que lui-même et l'homme de la société doit toujours s'occuper d'autrui. Cet homme n'est donc plus l'homme de la nature, c'est
' En marge, effacé : l'homme de la société n'est donc point l'homme de la nature ; il le faut autrement fait et qui est-ce qui fera pour lui ce nou- vel être si ce n'est l'homme même?
2 contente... selon les nôtres; ajouté en marge.
^ En marge effacé : L'homme de la nature a disparu pour ne plus re- venir.
1272 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
l'homme privé, l'homme domestique, l'homme que les hommes ont dressé pour eux.
^Mais l'art qui peut déguiser, plier, étouffer même la nature ne peut la changer tout à fait. Il éteindrait plu- tôt le germe de nos passions que de leur donner une direction aussi contraire qu'il le faudrait pour nous rendre vraiment civils, c'est à dire pour nous donner cette urbanité de cœur qui fait préférer les autres à soi- même. Vous pouvez arracher un végétal, un arbrisseau, vous le ferez aisément mourir, mais si vous le plantez en sens contraire, aurez-vous pour cela des feuilles en terre et des racines en l'air? Non, si l'arbrisseau ne périt pas, le côté des feuilles prendra racine et le côté des racines se feuillera. La loi de la végétation sera gar- dée en dépit de vous. Il en est de même de l'esprit hu- main. Quand l'homme songe aux autres en apparence, il ne songe en effet qu'à lui seul : plus il feint de s'oublier pour eux, plus il les trompe. L'amour propre, le moi, les préférences reviennent toujours en dedans pour lui.
-Cependant nous voilà tellement enchaînés, oppri-
' En marge: Comme on n'étoujfc jamais parfaitement la nature, l'homme social reste toujours imparfait.
- En marge de ce paragraphe et de celui qui suit, se trouve un autre texte avec lequel ils présentent certaines parties communes et qui a été écrit plus tard :
Rien n'est moins nécessaire pour cela qu'une éducation formelle; il suffit d'être né dans la société pour devenir sociable. (Naissant), (vivant dans l'ordre social), nous sommes enchainés, altérés, dénaturés, dès no- tre naissance, nous ne sommes pas même libres par la pensée; elle reste asservie sous le joug de l'opinion. Au milieu des préjugés des peuples [?], l'homme qui se défigure le plus est celui qu'on abandonne le plus à lui- même. N'avoir point d'éducation, c'est en avoir une, mais la plus mau- vaise de toutes qui est celle du monde; et il n'y a rien désormais qui demande un si grand art que de ramener l'homme à la nature.
Après: la plus mauvaise, variantes biffées: et de toutes celles qu'on peut donner à un enfant, la plus diff (A) le plan d'éducation le plus dif-
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 27 3
mes, accablés d'institutions sociales, nous voilà telle- ment livrés aux autres dès notre naissance que nous n'avons plus rien de libre que la pensée ; la pensée même est asservie sous le joug de l'opinion; quand il serait possible qu'un homme conservât ses manières de voir et de sentir primitives au milieu de tant de préju- gés, il ne serait pas sûr pour lui de se montrer tel qu'il est ; il serait forcé d'être faux par prudence pour n'être pas traité tout au moins comme un insensé.
Ainsi parmi nous chaque homme est un être double; la nature agit en dedans, l'esprit social se montre en dehors. Tout ce que nous faisons semble se rapporter aux autres et se rapporte toujours à nous. Si chacun pouvait sans faire le bien qu'il fait obtenir le même effet pour lui-même, il serait fort à craindre que le monde moral ne tombât dans une triste léthargie ou ne restât tout à fait en proie aux méchants.
j^po 5jroj Ceux qui concluent de là que rien n'est changé dans nous que l'apparence, et qu'au fond l'homme de la société n'est que l'homme naturel sous le masque se trompent. Car quoiqu'on ne puisse renverser l'ordre de la nature ou l'altérer, on donne à la tige de l'arbrisseau une direction oblique et à l'homme des inclinations modifiées selon l'état de choses dans lequel il s'est trouvé, selon l'institution civile dans laquelle il vit. Nous ne sommes pas précisément doubles, mais com- posés, tantôt entraînés par les passions et réprimés par les lois, tantôt poussés par l'opinion et retenus par la nature : nous ne sommes bien ni pour nous ni pour les
Jicile â suivre est incontestablement celui qui se rapproche le plus (B) // n'y a point de plan d'éducation plus pénible à suivre que celui qui s'é- carte le moins de la nature (C). Nombreuses ratures de détail.
IS
2 74 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
autres, nous unissons les vices de l'état social aux abus de l'état de nature, les préjugés des conditions aux er- reurs du raisonnement, nous sommes paysans, bour- geois, rois, gentilshommes, peuple, nous ne sommes ni hommes ni citoyens.
Quand l'homme empiète une fois sur les soins de la nature, elle abandonne l'ouvrage et laisse tout faire à l'art humain. Les mêmes plantes qui prospèrent dans des lieux déserts meurent dans nos jardins quand on les y néglige. L'animal, une fois rendu domestique, perd son instinct avec sa liberté sans jamais le recouvrer avec elle; il en est ainsi de notre propre espèce; nous ne pouvons plus nous passer des institutions qui font nos malheurs. L'homme de la nature a disparu pour ne jamais revenir et celui qui s'éloigne le plus d'elle est celui que l'art néglige le plus. Il n'a d'autre éducation que celle du monde, la pire que l'on puisse avoir ^
jpo 5j voj Mais ce retour de l'homme à lui-même se- rait-il bon dans un ordre de choses qui n'a plus rien de naturel et, lorsque tous nos rapports changent, ne con- vient-il pas que nous changions aussi ? Cette question me paraît importante; il faut bien l'examiner avant que d'oser la résoudre. Ce sont les réflexions que cet exa- men m'a suggérées qui font la matière de cet écrit.
Dans les pays plus grossiers, le mal qu'on fait, on se le reproche, mais ^dans les lieux où règne la philoso-
' Cette dernière idée est reprise du texte en marge cité ci-dessiis, p. 272, note I. î p» bb—, en marge. A reporter p. 12, à côté des lignes 2%27. Rousseau avait d'abord écrit : à Paris où abonde.
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 27:^
phie on est fiers d'agir et de penser autrement qu'ail- leurs, on ne se contente pas de mal faire, on pense que le mal qu'on fait est un bien.
Ceux qui n'ont point réfléchi sur le cœur de l'homme ne sont frappés que de l'importunité, du tracas, des pleurs des enfans; je le crois bien, ils ne savent plus ce que c'est qu'être pères : la douce illusion de la nature n'a jamais fasciné leurs yeux : au sourire d'un enfant leurs entrailles ne se sont jamais émues; sa petite main n'a jamais caressé leur visage ; ils n'ont jamais vu l'œil d'une mère se [f'' Sy'"^] baisser sur celui qui tient à son sein et son bras en serrer un autre à côté d'elle. O gens durs ! entrez dans la chambre d'une véritable mère au milieu de sa famille et, si vous en ressortez sans être émus, je n'ai plus rien à vous dire.
Pour le présent, les choses que j'ai à supposer d'a- vance ne sont pas les qualités que le gouverneur doit avoir, mais les [f<J 60'""] conditions qu'il doit exiger et ces conditions se bornent à deux, savoir qu'on lui re- mette son élève dès sa naissance et qu'il en soit le maître
' F<" 56 "-57'"». Ce morceau a été remplacé par : Le tracas des en- fans... pères et maris, p. i3, 1. 25.
Pourquoi Rousseau a-t-il laissé tomber ce morceau charmant? Est-ce à cause d'un retour sur lui-même, sur sa faute à l'égard de ses en- fants ."' Cela paraît probable, car, non content d'omettre ce passage, i! a ajouté (postérieurement au manuscrit F.) celui qui contient l'aveu douloureux et à peine voilé de ses remords, cf. App. A, 7.
2 F<" 59"-6o'^°. Ce morceau a été remplacé par le développement: Quelqu'un dont je ne connais... au profit de ses vieux jours, p. 17-21.
•27^^ ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
absolu jusqu'à l'âge de vingt ans, à quoi une troisième condition qu'on doit sous-entendre est qu'on ne les for- cera point de se séparer aussi longtemps qu'ils se con- viendront l'un à l'autre. Aces conditions je crois qu'un homme sage et vertueux peut se charger d'un enfant et en répondre en tout ce qui dépend de l'humanité.
Viens donc, digne et grand citoyen, permets que, t'of- frant avec respect mes idées, je consulte avec toi sur les devoirs que tu t'imposes et sur les moyens de rendre semblable à son guide l'orphelin dont te voilà chargé.
Je suis persuadé qu'une chose qui nous étrécit l'âme et contribue à nous rendre petits et vicieux est que nous ne mettons pas assez de solennité dans les actions im- portantes de notre vie. Je n'appelle pas solennité ce qui se fait en cérémonie à la face des hommes, mais dans une présence infiniment plus auguste qui est celle de leur créateur.
Prendre Dieu à témoin.
Il paraît que les enfants pensent et sentent dès leur naissance mais leurs sentiments et leurs idées ne se rapportent qu'au moment présent, la liaison d'identité successive manque encore, ils sont pour ainsi dire à
1 p., 5o'". Ce paragraphe écrit à la suite du fragment 4 a été encadré par Rousseau d'un trait dans lequel se trouve aussi comprise en marge l'annotation : Prendre Dieu à témoin.
- F. 62"'. Se place p. 33, dernière ligne, après: dont il ext accompagné. Ce paragraphe écrit dans la colonne du texte est encadré par un trait et accompagné de la note : ND. ailleurs.
LE MANUSCRIT FAVRE DE h EMILE 277
chaque instant d'autres êtres ; la mémoire est tardive, la prévoyance ne vient qu'après tout.
^ 1 / •
Amis de la vérité, détiez-vous de ces manières de Phi- losophes brillantes et sentencieuses, qui ne sont que trop à la mode aujourd'hui. Armez-vous de patience, évitez les systèmes. Suivez pié à pié la nature, c'est ainsi que vous parviendrez à la connaître.
On a rarement le droit de se donner la mort, mais il est souvent ordonné de l'aller [f° 67 '«] chercher et très souvent permis de l'attendre. Si l'on n'étoit pas sûr de mourir une fois, la vie coûterait trop à conserver, mais aussitôt qu'elle est un vrai mal, elle n'est plus un mal nécessaire puisque le mal qui la termine est inévitable et qu'en guérissant l'autre, il peut devenir un bien. Il en est du droit de mourir comme de la bisque des joueurs ; l'occasion, le moment en fait l'avantage et presque toujours c'est en perdre le prix que de tarder à s'en prévaloir jusqu'à la fin de la partie.
// faut doit être le mot le plus connu des enfants, car il est l'expression de la nécessité. Je peux doit être inu-
1 po 63". Se place p. 35, avant-dernière ligne, après; mie supposition absurde. Encadré avec la note: NB. ailleurs.
' F» 67 '"° et '°. A été remplacé par: L'ignorant qui ne prévoit rien... elle coûteroit trop à conserver, p. 48, 1. 34 et suiv.
3 p. ^2". Se place après; de le renverser, p. 59, 1. 8.
27^ ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
site dans leur bouche et étranger à leur oreille, car ils ne doivent ni penser que personne soit obligé de céder à leur volonté, ni se croire eux-mêmes obligés de céder à celle d'autrui.
Note en marge:
Il faut, je veux, je ne veux pas; bêtise des pères et des maîtres; mesure du possible inconnue aux enfants.
10 ^
Quoi donc, faudra-t-il souffrir tout le mal que feront les enfants? Non, mais ne pouvez-vous l'empêcher sans avoir besoin de le leur défendre? N'êtes-vous pas plus fort qu'eux? Je suis pourtant sur que cette objection fri- vole frappera beaucoup les gens superficiels qui, mettant toujours leur élève à la place du nôtre, verront dans ses emportements durant les courts moments qu'on le laisse en liberté de quoi les effrayer s'ils l'y laissaient tou- jours, et ne verront pas que ces emportements mê- mes sont le dédommagement qu'il se donne de la contrainte ou ils l'ont tenu, au lieu que celui qui reste toujours libre ne suit que les mouvements de la nature et se livre à peu d'excès.
Dans la marge:
En note. Que peut-on dire de ces pères extravagants qui, après avoir cruellement châtié un enfant, le forcent encore à demander pardon, à baiser la verge, à faire tou- tes les indignes bassesses qui lui peuvent avilir l'âme ou l'enflammer d'un esprit de haine et de vengeance que
1 po -j2 '". Se place après : tii châtimoit ui réprimande, p. 5y, 1. 6 du bas.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 279
rien ne saurait éteindre, comme s'ils avaient peur qu'il ne fût pas assez indigné de leurs cruautés [?] s'ils n'y joi- gnaient l'injustice et le mépris ? Quelle insultante dérision de parler de pardon, de grâce après le châtiment. Sur cette conduite absurde et barbare, quelles étranges idées veut-on que se fassent ces pauvres malheureux de la jus- tice, de la peine et du pardon. A moins que ces enfants n'aient des âmes abjectes et rampantes, je ne sache point de moyen de plus sûr de les rendre à jamais mutins, cruels, vindicatifs, indomptables.
1 1
[a] La première éducation est purement négative, elle consiste à garantir le cœur du vice, et l'esprit de l'er- reur.
[b] Je ne saurais trop le répéter, ne transposez point les âges, tenez votre enfant à sa place, traitez-le en en- fant et non pas en homme, si vous voulez qu'il soit hom- me un jour.
[c] Celui qui raisonne avec un enfant est plus enfant que lui.
[d] Souffrez qu'il vous questionne sur des faits, ja- mais sur des raisonnements.
[e] Que s'il nuit aux autres, ils se défendront et qu'ils ne pourront se défendre sans lui nuire à son tour.
[f] Mais donnez-lui cet avis seulement par rapport à lui et point en maxime générale, comme qu'il n'est per- mis de nuire à personne etc. jusqu'à l'âge de raison tout
1 p« ^310 correspond à p. 60 à partir de Je n'entends pas. En marge, plusieurs notes sur la conduite à tenir envers les enfants. La note a seule a été utilisée et développée p. 6i, I. i3-i5.
200 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
doit se rapporter à lui ; il ne doit être question que de lui seul au monde.
12 1.
Je ne vois pas pourquoi tandis qu'une femme fait des nœuds, il faut qu'un grand sot de bel esprit s'amuse là de ses niaiseries, afin qu'on ne puisse dire lequel est le plus inutile du propos de Thomme ou du travail de la femme.
En note.
Excepté le blason ; et il se peut que Tétude du bla- son soit propre aux enfants, moins parce que ce sont des signes, que parce que ce sont des signes de rien (mais je demande) à quoi cette étude est bonne.
.4».
Après un long paragraphe inédit où Rousseau, en prenant l'huile et l'eau pour exemple, explique sa méthode pour que l'élève acquière par lui-même ses notions sur le poids relatif des corps, il ajoute pour justifier son système :
On me dira qu'il est difficile qu'un enfant qui ne fait que ce qui lui plaît s'occupe assez longtemps de la même chose pour en tirer quelque instruction, et quant
1 p» ^3 «o. En marge. Se place à côte de ; Une autre considcratiou... p, 61, 1. 8 du bas.
2 F» 8r". Note en marge. Se place p. 78, 1. 3o, après: Je n'en connais point de telle.
3 F°" go" et 89'°. Se place p. 102, \. 4 après: spécifiques. Tout ce morceau sur la méthode d'enseignement renferme de très nombreuses transpositions d'ensemble et de détail. Dans le premier texte, l'exemple de rélève qu'on veut former à la course précédait le morceau sur les jeux de nuit.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 28 I
aux moyens que je propose, on ajoutera qu'il est bien difficile [f° 89'"] de faire toujours sortir de la chose même l'intérêt que l'enfant doit avoir d'en bien juger. En répondant aux objections par des exemples, je crois cependant mieux exposer mes idées et mieux montrer si j'ai tort ou raison.
Je reviens avec grand plaisir à mes exemples, car je n'ai pas de meilleur moyen de me faire entendre. Ils seront la partie de cet ouvrage la plus méprisée (des gens de lettres) et la plus utile (aux précepteurs).
i5 \
Beaux petits Messieurs français, si ^ , si sa-
vants, vous amuseriez longtemps les dames de votre caquet avant de trouver rien de semblable à moins qu'on ne vous l'eût dicté.
*(Le plaisir) l'honneur d'enseigner aux autres meil- leur que l'émulation.
Or ce plaisir * peut naître de deux sentiments diffé- rents savoir la vanité de briller ou le désir d'être utile, (il peut naître à la fois de tous les deux), et l'un n'est
1 po 8gro_ ei^ marge. Cette boutade suit une première ébauche du morceau sur le comte de Gisors. Rousseau a repris et achevé ce mor- ceau au f" io5 '" et '", p. i35 sans y recopier sa boutade.
2 Un blanc laissé pour une épithète à trouver.
^ Fragments décousus qui se rattachent à l'exemple de l'enfant indo- lent et paresseux que le précepteur veut former à la course.
* F" go'". Phrase encadrée en marge du texte p. 112, 1. i3, avec lequel elle n'a guère de rapport.
5 F* 90". En marge au-dessous de la phrase précédente: Vhonneuy... dont cette note est le développement.
•li^2 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
^uère moins naturel que l'autre. Il dépend donc d'un maître intelligent de faire pénétrer le cœur de l'enfant par celui de ces deux sentiments qui mérite la préfé- rence et qui tient moins à l'opinion.
^ Il faut toujours préférer pour mobile la gourman- dise à la vanité parce que la première est un penchant de la nature tenant immédiatement aux sens et que la seconde est un ouvrage de l'opinion sujet à des consé- quences beaucoup plus dangereuses.
17 ^
La physique générale nous donne les lois du mou- vement et des figures, elle s'arrête pour ainsi dire à la surface des corps. L'anatomie nous explique le méca- nisme sensible des corps organisés soit animaux soit végétaux; la science qui juge des rapports intimes de tous les corps et nous apprend à les connaître par leurs substances s'appelle chimie. Plus nous avançons plus la carrière s'étend devant nous ; bientôt nous allons nous perdre dans un gouffre d'études sans fin et, ou- bliant notre premier choix, de matière en matière nous examinerons tout à la hâte nous voudrons tout con- naître et nous ne connaîtrons rien.
Pour satisfaire utilement la curiosité il faut lui donner un frein à quelque âge qu'on puisse être. Pour savoir quel- que chose il ne faut pas tout apprendre, il ne faut pas sur- tout vouloir (apprendre) enseigner aux enfants la science mais seulement à l'étudier. N'allez donc pas vous embar-
• F*" go'". En marge du texte p. 112, 1. 10 du bas et suiv. - F" 1 12"^". Ces considérations générales ont été abrégées et complétées par un exemple pratique : J'ai déjà dit... leçon de bon sens. P. 148.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 283
quer dans les détails qu'autant qu'il est nécessaire pour bien expliquer les faits ; que deux ou trois vérités lumi- neuses mènent l'enfant à toutes les autres quand il vou- dra les approfondir. Que l'expérience précède toujours et que la règle suive. Mais gardez-vous de trop généraliser ces règles. Les conclusions par induction sont la première source de presque toutes nos erreurs. Ne lui apprenez pas à établir des principes généraux mais à s'en défier. Ce qui mène à la vérité n'est pas tant la science des règles que celle des exceptions. ^ Les propositions gé- nérales exigent une expérience coordonnée[?] La philo- sophie en maximes ne convient qu'à la vieillesse. Toute la philosophie de l'enfance ne doit être qu'en faits par- ticuliers.
C'est un travail terrible pour un homme sage qu'une conversation avec un enfant. En vérité je ne sais pas com- ment font ceux qui sont toujours prêts à rire et à causer avec eux ; j'admire que leur cerveau puisse tenir à cette contention perpétuelle. Jeune maître, si tu sais ton mé- tier et si tu l'aimes, ne t'épuise pas de fatigue et, après avoir longtemps poliçonné avec ton élève, va délasser ton esprit avec les philosophes.
19».
Si l'on me demande comment il se peut que la mo- ralité de la vie humaine naisse d'une révolution pure-
• Note en marge : toiijoins les propositions générales. Les exceptions ne sont pas de son âge ou dn moins on ne doit pas Varyêter à les connaître ; il suffit qu'il sache qu'il y en a.
2 F° 113"% en marge, à côté du paragraphe: Premièrement songe:( bien... p. i5o.
3 F° laS"". Se place après : oit nous voilà parvenus, p. 184, 1. 19.
284 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
ment physique, je répondrai que je n'en sais rien. Je me fonde partout sur l'expérience et ne cherche pointa rendre raison des faits. J'ignore quels rapports peuvent régner entre les esprits séminaux [et] les affections de l'âme, entre le développement du sexe et le sentiment du bien et du mal ; je vois que ces rapports existent. Je ne raisonne pas pour les expliquer mais pour en tirer parti.
20 ^.
Le plus saint de tous les contrats, l'amitié même n'est qu'un échange.
En étendant de (sic) nos affections sur nos semblables, nous avons besoin qu'ils étendent les leurs sur nous et suppléent à ce que nous aliénons pour eux du soin de nous-mêmes ; en prenant l'intérêt de leur conservation, nous leur confions celui de la nôtre; il n'y a point de véritable attachement qui ne soit ou ne devienne à la fin réciproque ; ce que chacun porte ailleurs de l'amour de soi lui doit être rendu par d'autres, sans quoi l'or- dre de la nature serait troublé, l'équilibre serait rompu et ces épanchements du cœur qui sont faits pour lier la société des hommes ne serviraient qu'à leur destruc- tion.
21 '.
Certainement l'histoire civile et morale des peuples serait infiniment plus curieuse et plus instructive que l'histoire politique et militaire des chefs qui les gouver-
• F" i38'", en marge. Se place p. 204, après: attentif aux signes de cet attachement. — Ce paragraphe a été remplacé dans le texte définitif par une note
* F" 141 ' . Se place après : rarement voir, p. 210, I. 33.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 285
nent. Ce n'est même que par la première qu'on peut éclaircir l'autre et distinguer dans tous les changements arrivés sur la terre l'ouvrage de la fortune de l'ouvrage des hommes.
22 ^
d'où je conclus par un raisonnement facile et toujours d'accord avec l'expérience que ce qu'on appelle raison d'état fait la misère publique et que le pays où les lois sont les plus sages est infailliblement le plus mal gou- verné.
Voilà le sommaire de ces premières instructions qu'on ne doit pas ainsi donner en maxime générale mais qu'il faut diriger suivant cet esprit.
Et en marge :
L'ordre civil maintient la paix entre les citoyens, mais c'est de lui que naissent toutes leurs discordes, il empêche deux particuliers de se battre, mais il les fait entre égorger par milliers.
23*.
Note. Je n'ignore pas qu'à la place de ces auteurs morts j'aurais pu nommer de mes contemporains, de cette manière j'aurais prodigué d'un même trait à Tun la flatterie, à l'autre le mépris, (du moins autant qu'il eût dépendu de moi) et l'on eût appelé cela de l'esprit
' F" I40''*. Les deux paragraphes qui suivent ont été remplacés par un autre développement : doit il suit que les ordres distingués... cœur hïiviain, p. 206-207.
-F" 145 '■°, en marge. S'adapte à : n'être pas Cotin? P. 216, 1. 12.
286 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
^au lieu que ceci est assez plat uniquement parce qu'il n'est pas méchant. Ce n'est pas la pensée qui fait l'es- prit, c'est sa malignité. (Voilà pourquoi je hais, je fuis, je méprise les gens d'esprit).
•2 3 bis '.
Premièrement on ne doit point prendre une bûche pour son élève, et puis on ne doit point traiter son élève comme une bûche.
24'.
L'homme est faible, petit, afin que l'univers dure. Si rhomme avait de plus grandes forces, bientôt il dé- truirait tout.
Reprenons la succession des connaissances humaines pour chercher comment se doit acquérir la plus impor- tante de toutes. J'ai dit que ce qui change la sim- ple appréhension des objets en idées c'est quand, à l'i- mage absolue de l'objet, se joignent des rapports qui le déterminent. La considération particulière des rapports des choses étend les idées et produit la réflexion, enfin quand la réflexion va jusqu'à rassembler tous les rapports
' Ici; // me plaît d'autant plus de n'eu point avoir, bift'c et remplacé par : 6 bonnes gens n'ayojis point d'esprit, bifte à son tour.
2 F" 146'°. Se place après: clairement, p. 219, 1. 3o. A été remplacé par la phrase :5z votre élève... pas même ainsi. Tout ce morceau a subi de nombreuses retouches.
3 F° 148'°, en marge, parallèlement à quelques traits décousus, inédits également, se rapportant au caractère de son élève. A reporter après : leurs illusions et leur jeu, p. 224, 1. 35.
* F° i5o". A reporter après; le construire ^ p. 226, 1. 12 du bas.
LE MANUSCRIT FAVRP: DE L EMII.E 2Ç>'J
connus en un système général, alors elle devient contem- plation et de la contemplation naissent les sublimes idées de l'ordre et celle du beau qui n'est que l'apparence des rapports bien ordonnés pour une fin commune dans la chose dont il s'agit.
Il suit de là que l'esprit humain ne saurait s'élever à la contemplation de l'univers et de l'ordre admirable qu'on y voit régner qu'après avoir longtemps examiné la structure des parties et le concours des rapports d'où naît le système total réuni dans une seule idée. Pour sentir qu'une suprême intelligence régit cette machine immense, il faut être en état d'apercevoir au moins par quelque côté le jeu mutuel des parties, les proportions de leurs masses, de leurs forces, de leurs mouvements et de connaître quelques-unes des lois par lesquel- les chaque pièce concourt à la conservation du tout. Tout cela ne demande pas tant une étude savante et profonde qu'un développement graduel des facultés de l'esprit humain qui ne se fait que peu à peu, dans un certain ordre et dans une certaine suite d'années.
26K
et quiconque a pris l'habitude de se payer de mots s'en payera toute sa vie. Qu'est-ce que Dieu ? Question qu'on fait aux enfants et à laquelle les philosophes ont bien de la peine à répondre. Les enfants y répondent pourtant mais par les mots qu'on leur dicte; on les exerce aussi à marmoter des prières, des réponses de ca- téchisme, et l'on appelle cela les élever dans la religion. Soit, mais pourquoi des perroquets n'y seraient-ils
1 F" i52'". A reporter après : ne le savoir jamais, p. 228, 1. 0, du ba&„
•288 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J ROUSSEAU
pas élevés de même? il n'}' en a point à qui Ton n'ap- prît à dire le pater tout aussi dévotement que peut le dire un enfant de six ans ; ou cessez d'élever vos per- roquets en impies, sans foi, sans religion, ou trouvez bon que mon Emile n'apprenne la sienne que quand il pourra la savoir autrement qu'eux.
26 bis ^
Gomment concevrai-je que tous ces gens-là soient damnés pour n'avoir pas cru en Dieu né et mort il y a quatre mille [sic] ans dans une petite ville appelée Jérusalem qui leur est inconnue, dans un petit pays ap- pelé la Palestine qu'ils ne connaissent pas même et dont les propres habitants anciens et modernes nient la divinité.
27 ^.
il les verra donnant les noms de procédés de bien- séance et d'honneur à des singeries, et tout fiers d'avoir trouvé quelque chose à mettre à la place de la vertu.
28 -^
Une des choses qui rendent les sociétés de Paris le plus insupportable c'est l'extrême arrogance des fripons publics, vous les voyez prendre un air hautain dans les assemblées, trancher, prononcer d'un ton de maitre,
1 p« 1^1 >-. Biffé dans le manuscrit. A reporter p. 276, dernière ligne, après Mahomet.
- F" 184", en marge. A reporter face au texte : // n'est donc point dis- puteur, p. 3og, L 2 5.
3 F" 186'°, en marge, à la suite de la fin du Livre IV', mais sans rap- port avec le contexte.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 28(J
élever la voix, imposer silence aux honnêtes gens. On voit à leur maintien combien ils sont contents d'eux mêmes, combien ils sont fiers d'être des fripons.
29 ^
En voyant leurs bruyants plaisirs, il se dira : Voilà ce qui prouve leur misère, auraient-ils besoin de tant d'amusements s'ils étaient heureux? Le bonheur n'aime point les distractions, il aime à jouir de lui-même.
3o^
Je me trompe en disant qu'il iaut les [les filles] con- traindre, il ne faut que laisser aller leur goût sans le corrompre, il les mène à tous leurs devoirs, mais ce qu'il faut faire pour empêcher leur goût de se dépraver ressemble tellement à la contrainte que ce n'est pas la peine de disputer sur le mot.
En marge :
Elles ont une finesse incroyable pour obtenir ce qu'el- les désirent et pour faire entendre ce qu'elles veulent sans le demander.
3i^
Fondé sur toutes ces raisons, je ne serais pas éloigné ■d'approuver qu'on imposât quelquefois aux jeunes filles
' F" 184", en marge, juxtaposé à p. 009, 1. 2.
- F" igo'". Se place p. 340, 1. 26, après : jamais rien. Ce développe- ment sur la gêne des filles suivait primitivement celui sur les goûts en- fantins propres à chaque sexe, p. 338, 1. 36.
3 F" 191 '■°. A été biffé et remplacé en marge par : Que les filles soient... que tous les penchans... p. 342, 1. 1-8;
19
290 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ ,1. J. ROUSSEAU
plus de gêne qu'elles n'en doivent avoir selon mes prin- cipes, non pour les tyranniser par cette contrainte mais pour leur donner occasion d'exercer leur adresse natu- relle en éludant la loi sans désobéir. Les hommes vont se récrier contre moi, je le sens bien ; eux qui font un crime aux femmes de leur ruse, n'approuveront pas trop qu'on la fomente et les femmes qui se gardent bien de convenir qu'elles en ont croiront que c'est se moquer d'elles que d'en faire une qualité. Les uns trouveront ma précaution très superflue et les autres très déplacée. Tous s'accorderont à me condamner avec raison peut- être. Il ne me siérait pas d'être aussi aiïirmatif ici que dans l'éducation des hommes; qui est-ce qui connaît les femmes? je les connais moins que personne; je dis mon avis et mes raisons, au surplus je puis me tromper et j'en serais peu surpris, je me trompe souvent dans des choses plus claires.
En cette occasion deux ^motifs m'entraînent dans le sentiment que j'ose avancer. La première est que selon mon opinion, la finesse est un talent naturel aux fem- mes et dans la persuasion où je suis que tous les pen- chants...'
.■>2
L'étude des femmes doit être de connaître les hom- mes, leur talent de les gouverner.
' Rousseau avait d'abord écrit : considérations, ce qui explique le fé- minin : La première, maintenu deux lignes plus loin. ' Ici le texte du manuscrit rejoint celui de l'imprimé. F* 198'", en marge, à côté de p. 356, 1. 3.
LE MANUSCRIT FAVRH DK I. EMILE 291
33 ^
Telle est la Sophie d'Emile et la mienne, ou plutôt celle de la nature perfectionnée par l'éducation. Jus- qu'ici je n'ai fait que suivre mes idées, mais pour l'hon- neur de la vertu du sexe et de notre siècle, je dois dé- clarer que ce qui me reste à dire n'est point de mon invention, mais est réellement arrivé dans une province voisine de France il n'y a pas plus de quarante ans. Sans en avoir été le témoin occulaire, je le tiens d'une autorité que je respecte et qui ne m'en laisse pas plus douter que si je l'avais vu. C'est une folie, il est vrai, mais il n'y a qu'une Sophie qui en soit capable et je ne puis mieux honorer la maîtresse d'Emile qu'en la faisant passer sous son nom.
34^
Les savants eux-mêmes ne voyagent point pour s'ins- truire, ils voyagent par ordre de la cour; on (les) envoie, on les défraye, ils sont paj^és pour voir tel ou tel objet, ils volent leur argent quand ils en regardent d'autres. Ils sont trop honnêtes gens pour perdre leur temps et faire ce qu'on ne leur prescrit pas.
35 ^
Et qu'on ne prenne pas ce changement de relation dans un même Etre comme une subtilité de spéculation
' F" 206'", en marge, après : aussi rebours que celui-là, p. 371, 1. i3. Ce morceau n'a pas été continué et nous ne saurons jamais quelle est la folie que Rousseau avait pensé à raconter.
- F" 243", en marge; remplacé par : Nous avons, dit-on, des savans qui voyagent pour s'instruire ; c'est une erreur; les savans voyagent par intérêt comme les autres. P. 226, 1. 21.
' F" 248'". Se place après : comme souverain. P. 434, I. i i du bas.
2g2 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
sans exemple dans la pratique. C'est ainsi que dans le parlement d'Angleterre la grande chambre se tourne en certaines occasions en grand comité pour mieux discu- ter les affaires, et devient simple commission de cour souveraine qu'elle était l'instant précédent : tellement qu'elle se fait ensuite rapport à elle-même comme cham- bre des communes de ce qu'elle vient de régler en grand comité et délibère de nouveau sous un titre de ce qu'elle a déjà résolu sous un autre.
Nous rechercherons quelle est la nature de l'acte d'élection par lequel le peuple nomme son chef, s'il est bien vrai que cet acte soit un véritable contrat qu'il passe avec ce chef ou bien si ce n'est point plutôt une simple commission qu'il lui donne (et dont ce chef doit rendre compte).
Je me suis souvent demandé pourquoi de tous les peuples de l'Europe celui qui est le plus doux, le plus humain, le plus aimable, s'est attiré toujours si cons- tamment l'aversion des autres; et pourquoi ne haïs- sant aucune autre nation le Français seul est haï de toutes. Pour moi je crois que c'est parce qu'on ne juge le peuple entier que par sa capitale et que Paris fait de toutes manières [f" 253'"] grand tort à la France. Si ceux qui viennent dans cette grande ville voir des ma- nières singeresses de ses habitants, si ceux qui s'indi- gnent de leur vanité hautaine qui les fait se regarde)- comme les modèles de l'univers, *si ceux enfin qui vont les prendre en haine dans leur capitale allaient vivre
' F"" 253 "'-254'"'. Se place après : que malfaisans. P. 442, \. 8 - Si ceux enfin... je doute, écrit en marge.
LE MANUSCRIT FAVKE DE l/ÉMlLE 298
dans les provinces où toutes ces grandes prétentions sont ignorées, je doute qu'aucun d'eux en rapportât cet injuste préjugé qui coûte si cher à la nation sans qu'elle s'en doute (et qui fait verser tant de sang français sans que les Français eux-mêmes en sachent rien).
J'ai vu dans la précédente guerre la Touraine et l'Or- léanais pleins de prisonniers de guerre de plusieurs pays. Je les ai vus tous, officiers et soldats, bénir le sort qui leur donnait pour prison le plus doux climat de la terre et pour gardes les plus hospitaliers des humains. Je les ai vus à leur rappel s'affliger de leur liberté recou- vrée et pleurer en quittant leurs ennemis. Je ne crains pas de les attester tous de la vérité de ce que j'avance et j'ose bien assurer que si quelqu'un d'entre eux a quitté la France avec joie, ou quelque attachement bien tendre le rappelait dans sa patrie, ou c'est un homme féroce et mal né.
Ce qu'il y a de plus étonnant est que les Parisiens sont humains, bienfaisants eux-mêmes, d'un bon naturel à tous égards (autant) que peuvent l'être les habitants d'une grande ville, mais leurs bonnes qualités s'aper- çoivent Mes dernières, leurs défauts commencent par re- pousser, leur politesse affectée et vaine ferme le cœur à leurs caresses, et quand une fois le préjugé les con- damne, la raison vient trop tard les justifier.
L'abord d'un Français qui a pris les airs du monde est peut-être ce qu'on peut imaginer de plus choquant et de plus insupportable. La vanité, la fatuité perce au travers de ses habits, de sa coiffure, de ses discours, de son moindre geste. Il affecte de parler d'une certaine
* Dans le texte : leur.
2Q4 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
manière, de préférer de certains sons, de donner de cer- tains accents à certaines lettres : ce que les étrangers ne peuvent remarquer et qui est très vrai, c'est que les inflexions de la voix, les articulations des lettres et les manières de prononcer ne sont pas moins sujettes à la mode que les phrases et les expressions mêmes. ^Un homme de la cour serait au désespoir s'il croyait respirer comme un homme de la ville et celui-ci ne le serait pas moins s'il ne respirait pas aujourd'hui comme on respi- rait hier à la cour. Enfin comme la plus importante alfaire d'un homme bien élevé est de se distinguer tou- jours tantôt par Taftectation de ses manières [f° 2S4'"] et tantôt par une simplicité qui n'est qu'une autre affecta- tion et que, comme la plus importante affaire du peuple est d'imiter ceux qui se distinguent*, les premiers fuyant sans cesse et les autres les poursuivant toujours, il n'y a pas un moment oij les manières restent stables et où Taffectation reprenne pour ainsi dire haleine.
Les Français et surtout les jeunes gens plus affectés et plus vains que les autres ne comprendront jamais combien tout cela les rend déplaisants aux yeux des étrangers. Car comme ces airs ne sont point choquants pour ceux qui les ont vus et qui les estiment, les Fran- çais se trouvent réciproquement ainsi bons, aimables; au contraire ils se raillent de la simplicité grossière des étrangers et des provinciaux qui ne savent rien de tou- tes ces belles choses et qui même n'en font aucun cas. Or il est bien difficile de ne pas se rendre odieux à un homme qu'on tourne en ridicule uniquement parce qu'il n'est pas un fat.
> Un homme... hier a la cour, écrit en marge. - Dans le texte : disti?isroit.
LE MANUSCRIT FAVIŒ DE L KMILK 29b
S'il y a dans le monde des hommes de sens et de mé- rite, c'est en France; mais l'extérieur n'est pas pour eux. Il faut les attendre et ne s'en pas tenir au premier coup d'œil, ils valent bien la peine qu'on ne les juge pas comme ils jugent les autres. Après avoir été longtemps la dupe de ces jugements précipités, j'ai si souvent été contraint de les rétracter que je suis devenu plus cir- conspect et je conseille à tout étranger qui vit avec des Français d'en faire de même.
Quel supplice j'éprouvais autrefois allant passer quelques jours dans des maisons de campagne de me trouver tout d'un coup à table au milieu d'une foule d'agréables occupés uniquement à montrer ^qu'ils sa- vaient les airs du jour. A mon premier repas je me pro- mettais bien de n'en pas faire d'autre avec tous ces sin- ges; cependant à ce premier repas même étonné d'en- tendre [f° 234'°] sortir de leur bouche quelques propos raisonnables, je me rendais plus attentif; peu à peu je me familiarisais avec eux; bientôt j'étais tout étonné de trouver dans ces prétendus singes des hommes de mé- rite ; insensiblement ils quittaient leurs prétendus airs ou je ne les remarquais plus, et je ne me séparais en- fin qu'à regret de la même société que j'avais d'abord prise en haine. Depuis ce temps l'expérience m'a rendu plus facile. Je supporte la bonne compagnie et son mau- vais ton. J'ai presque toujours lieu de m'en applaudir. Et voilà comment je me suis convaincu que c'est uni- quement par son extérieur dédaigneux et vain que le Français se rend haïssable, et que, quand il a le temps de se faire connaître, il manque rarement de se faire aimer.
1 Au singulier dans le texte : qu'il savait.
296 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
2- 1
Tel est Emile aj'ant atteint la maturité de l'âge et de la raison et tel doit être à peu près selon moi l'homme nourri dans l'ordre de la nature mais élevé pour la so- ciété. Il n'aura pas reçu des qualités qui éblouissent le vulgaire, il n'aura point acquis de talents particuliers^ il ne se sera point formé pour tel ou tel emploi, mais il possédera les instruments qui servent à tous.
Texte biffé :
Un sens droit, un cœur honnête, un esprit juste, une âme saine, sans préjugés d'aucune espèce, sans habitu- des vicieuses, sans passions qui le tyrannisent*. Il con- naîtra trop bien l'état de l'homme^ pour se tourmenter d'inutiles projets et sacrifier la jouissance de ce qu'il possède à l'insatiable désir d'avoir davantage*. Il ne sera point ceci ou cela, il ne sera qu'homme; il ne sera rien, mais il sera propre à tout; il n'aura qu'un seul mérite, un seul art mais qui supplée à tout et le seul qui man- que à ceux qui en ont tant d'autres ; c'est de voir sa place et de s'y tenir. Quoi qu'il puisse être dans l'avenir.
' F" 262'". Se place après : (7 en est tons, derniers mots de l'Emile,
p. 252.
2 En marge, biffe : Un corps (robuste) (agile et sain) bien constitue, des membres (souples I (agiles) (adroits et souples) agiles, des organes (bien) exercés.
^ En marge, biffe : et )i'avilira pas asse:; l'homme.
* En marge, biffé : // connaîtra trop bien la vanité de l'opinion pour sacrifier son repos à la vaine gloire et aux jugemens publics. Il pensera trop modestement de l'esprit humain pour être jamais dogmatique et pré- somptueux ; il ne sera ni superstitieux ni impie, il ne sera ni savant ni ignorant, il (nej connaitra que ce qu'il lui est bon de cnnnaitre et je ne tour... inachevé.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 297
quoi que la fortune lui donne ou lui ôte, ce qu'il a dès à présent.^ ce que rien ne peut lui ôter, c'est 2b ans de la vie passés dans le bonheur et dans la sagesse. N'eût-il acquis que cela, je n'aurais pas perdu mon temps : j'ai fait un homme. J'espère qu'il remplira son devoir sur la terre, pour moi j'ai rempli le mien.
2y8 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. .1. ROUSSEAU
C. Choix de variantes.
Pour donner une version claire du texte, je transcris le texte définitif du manuscrit F.; la reproduction des états successifs doit être cherchée dans les notes.
Le rappel de note placé devant un mot indique que le moi ou les mots suivants sont écrits en surcharge; la note correspon- dante donne la version première, et, lorsqu'il y a eu plusieurs corrections, elle donne les versions successives en les distinguant par une majuscule (A, B, etc.j
Le chiffre accolé à une barre verticale renvoie à une note qui donne un ou plusieurs mots biffés et remplacés non en surcharge mais sur la ligne même par une correction immédiate.
La parenthèse dans le texte indique un mot biffé.
Le manuscrit F", nous permet d'assister à la genèse du fameux préambule de l'Emile.
Sur la moitié droite de la page, iPl. I) Rousseau a débuté ainsi :
[i] Entrez dans un jardin soigné pour le plaisir du maitre. Vous y verrez des arbres 'sous mille 'formes excepté la leur et cultivés exprés pour n'avoir ni fruits ni ombrages Les h : * ne veulent rien tel que Ta fait la nature, pas même Thomme. ^jil le faut 'dresser pour eux comme un cheval de (leur) manège, il le faut con- tourner (pour eux; à leur mode comme un arbre de leur jardin.
' F" 52-. P. 3, 1. i8.
2 sous... ombrages remplace : cti espalier, en hiiissou, en parasol, en éventail, en boule, pas un seul sous sa forme naturelle.
3 figures bi:{arres.
•1 Abréviation usuelle pour hommes, de même que f : pour femmes. * il le faut contourner à leur mode comme un arbre de leur jardin, (les 6 derniers mots en surcharge.) " élever.
LE MANUSCRIT FAVRE DE L EMILE 299
Parallèlement à ce préambule, se trouvent des additions impor- tantes dont on peut faire l'histoire.
Rousseau a écrit en marge à 28 millimètres du haut de la page deux lignes qu'il a effacées' et à la suite :
[2] une terre à nourrir les productions d'un autre, un arbre à porter les fruits d'un autre. Ml mutile 'son chien, son cheval, (son chat), son esclave, il bouleverse tout il défigure tout *il aime la difformité, les mons- tres \
Pour être tout à fait exact, notons que la fin du [2] : il mutile... les monstres, doit avoir été écrite après le [3] puisque c'est dans le [3] qu'il a adopté l'emploi du pronom il au lieu de on.
Après les monstres, se trouve un signe de renvoi qui relègue a la suite du paragraphe [2] le paragraphe [i] qui était primitivement le préambule de Rousseau. — En effet, au cours de ses correc- tions, une inspiration nouvelle jaillit dans sa pensée : En marge, dans l'espace de 28 millimètres, au dessus du [2], il écrit :
[3] Tout dégénère entre les mains de l'homme, "le chef d'œuvre de la nature en est le destructeur il force
Ce dernier verbe se soude directement à : une terre, premiers mots du [2|.
Puis, dans un nouvel essor, il écrit plus haut encore dans la marge à quelque distance au-dessus du [3] :
1 on défigure tout, on bouleverse tout, on force. Il avait d'abord écrit : nous les défigurons tout, nous bouleversons tout, nous cultivons da>ts un pays les productions d'un autre.
2 il mutile... les monstres... Cette phrase est la synthèse d'un essai in- cohérent, surchargé de ratures et finalement bifté : nous — on — on ne voit — coupe — coupe les oreilles — à son chien la queue à son cheval, on mutile tous les animaux, et — les domestiques — hommes mêmes — son semblable. — Les animaux il les mtitile — il mutile les animaux — plantes — les animaux — greffe transplante les végétaux — il confond les —
'■ les animaux.
■i non par nécessité, mais par fantaisie.
* Ici un autre essai incohérent biffé : il les elevc — rassemble autour de lui. — aime à voir que — s'en entoure il les admire — son caprice a donné partout la loi, — il n'est content que quand son caprice a donné.
^ En surcharge : le chef d'œuvre... destructeur.
300 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
[4] Tout est bien sortant des mains de la nature et
Il se ravise encore et donne à sa phrase sa forme définitive :
[4] Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses et
L'ordre que je crois reconnaître dans la rédaction successive des diverses parties de ce morceau, ressort avec évidence des faits suivants :
Les deux lignes dont se compose le [3] sont exceptionnellement rapprochées l'une de l'autre, indiquant que l'écrivain n'avait pas d'espace libre au-dessous, il en est de même des deux lignes dont se compose le [4]. — Ces deux fragments sont inscrits dans l'in- tervalle de 28 millimètres au-dessus du [2].
Le [4] s'arrête au milieu de la ligne, et le reste de la ligne est rempli par un trait horizontal; comme ce fragment se termine par : et, la majuscule initiale du (3] n'aurait eu aucune raison d'être si le [4] avait préexisté.
Enfin il y a de notables différences dans les teintes des encres employées pour les paragraphes [2], [3] et [4].
Mais ce n'est pas là tout le mal que Rousseau s'est donné dans ce laborieux développement du début. Le f" Sn» qui fait face au texte que nous venons d'étudier tf'^ 52 n>) présente encore de nom- breux tâtonnements' (Planche II),
Le manuscrit F. aboutit pour ce morceau du début à peu de chose ^ près au texte qui est devenu définitif.
' Dans la moitié de gauche de la page (cf. PI. II) : bouleverse — change les productions — confond les saisons — // confond — transporte — il trans — mêle et confond celles — les — des climats — les élémens les sai- sons,— il plante sur sa table des fleurs naturelles et des fleurs de verre
— il transporte les plantes les animaux toutes les productions de la terre — il trans plante porte — force les animaux les plantes à vivrc hors de leur climat il dénature si — transplante au loin — change — met
— veut dans un pais les productions — // transplante — trans — les plantes les animaux toutes les productions de la terre — ;/ disperse les animaux les plantes — il confon
Dans la moitié de droite de la page: il ne — la nature — les arbres — bois — avoient des tètes pour lui donner de l'ombre il la leur àte
Ses parcs sont plantés de longues perches Ses jardins n'ont que des ar- bres nains de nielles [?] partout
il ne veut plus que — de tête à ses arbres, il en fait
- Il faut cependant noter deux divergences. Première partie du frag-
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 3o I
O mère tendre ^qui sus t'écarter du chemin et à qui la nature parle encore ^ cultive la dans le fruit de tes entrailles afin qu'il apprenne d'elle a te "* rendre tout ce qu'elle te fait sentir pour lui. ^fais de bonne heure une enceinte autour de l'ame de ton enfant "cette en- ceinte un jour sera ton fplus doux) azile, 'un autre en peut marquer le circuit, ^mais c'est à toi ^de planter la barrière.
On peut ^^ élever un h: pour lui-même ou pour les au- tres ; il y a donc deux éducations, celle de la nature et
ment [i] : Entre\... ni ombrages, indiquée dans le manuscrit F. comme recopiée, a disparu dans le texte définitif.
Deuxième partie du fragment [i] : Les h:... leur jardin. L'emploi du pluriel a subsisté dans le manuscrit et n'a été remplacé par le singu- lier que dans la copie.
1 po 52'-'>. p. 3j dernière ligne.
- qui sus... encore, remplace : eyi qui le goiit des vains plaisirs n'a pas etoujje la voix de la nature.
3 cultive la... entrailles, remplace : Hâte toi de la cultiver dans (A) prends soin qu'elle ne périsse pas dans (B) celui qui t'est (A) elle te rend (B) cher, tandis qu'il est tant (A) tems (B).
* Rendre... pour lui, remplace : letidre (A) rendre un jour (B) tout ce que tu ressens pour lui (A B) chérir a son tour (C) sentir pour toi tout ce que tu sens pour lui (D).
* place.
6 Cette... marquer : adjonction et correction en marge.
7 Un... marquer remplace : je tacherai (A) vais (B) d'en tracer (A' marquer (B).
^ En surcharge.
'•• d'élever.
lu po ^2'°. P. 4-7. Ce morceau a été remplacé par le développement : On façonne les plantes par la culture... l'une publique et commune l'au- tre particulière et domestique (ces derniers mots communs aux deux ver- sions).
^^ former (A) Jormer (B).
.■)02 ANNALES DE LA SOCIETE .1. J, ROUSSEAU
celle de la société ^par l'une on "formera l'homme et par l'autre le citoyen. Ces deux éducations sont elles 'semblables? Cela peut être mais il ne faut pas supposer ce qui est en question. Ce qu'on voit d'abord, c'est que de ces deux ^différens objets viennent deux formes gé- nérales d'^institution ""'Tune publique et "commune l'au- tre particulière et domestique.
4^
Exemple de quatre et même cinq versions successives d'une même idée sur une seule page :
a et b) On en sort encore par un chemin tout 'opposé^ lorsqu'une femme ne fait pas de son enfant, son enfant mais son idole, qu'elle veut le tirer de son état d'h : et le rendre impassible comme un Dieu ^''sans songer qu'elle fait tout le contraire par ses soins indiscrets en le rendant délicat et foible en le * préservant des (quel- ques) petites incomodités de son âge. Lorsque pour le garantir des petits maux de son âge elle ^'accumule de loin sur sa tête mille maladies mortelles sans son- ger combien c'est une pusillanimité barbare de prolon-
' Par... citoyen en marge. - élèvera. '■'• la même.
* En surcharge. ^ éducation.
* savoir l'institution. "' ici l'autre biffé.
« F' 57". P. 14, 1. n. " contraire.
'" sans songer qu'elle fait tout le contraire en (A) lorsqu'elle (B) pro- longeant la molesse de l'enfance sous les travaux des hommes faits (A). '» garantissant.
•' le laisse sans force et sans défense pour soutenir ceux qui l'attaque- ront étant grand (A) accumule sur sa tête (B) lui prépare de loin des (C)-
LE MANUSCRIT FAVKK DK l'ÉMILE 3o>
ger la molesse de l'enfance sous les ^fatigues des h : faits. Thetis pour rendre son fils invulnérable le plon- gea tout entier dans l'eau froide du Stix 'le sens allégorique de cette fable se présente naturellement. Combien de mères pitoyables ''font tout le contraire.
c) on en sort encore par un chemin tout * opposé lorsqu'une femme fait de son enfant son idole, qu'elle met tous ses soins à '^veiller que rien ne le blesse à le garantir des injures ''de l'air, de la rigueur des saisons, qu'elle veut ^ le dérober à toutes les incomodités de son âge et de son espèce et le rendre impassible comme un Dieu, sans songer qu'elle fait au ^fond tout le con- traire ^1 qu'en le ^''préservant d'un rhume (elle lui prépare "|des maladies mortelles étant grands).
d) On en sort encore par un chemin tout contraire lorsqu'une femme ^^accable son enfant de soins mal en- tendus,
e) On en sort encore par un chemin tout ^^ opposé ^*lors qu'au lieu de négliger ses soins de mère une femme
' périls qui l'attaqueront étant grand.
^ donner à cette fable iitt sens allégorique.
2 refuseront de rendre leur fils impassible à ce prix.
* contraire.
* le préserver.
* de toute incomodité.
' tirer de son état d'h :
* au fond, en surcharge.
9 que les petits maux de l'enfance qu'elle prétend (A) de ce{B).
'" garantissant des petites incomodités (A) maux (B) de l'enfance (A). son âge (B).
•' de loin.
" prodigue à so)i enfant des soins excessifs et mal entendus (A) avec ses précautions indiscrètes veut soustraire son enfant à toute incomo- dité (B).
'3 contraire.
'* quand les soins indiscrets d'une mère ne font pas de so)i enfant un [W- une femme (B) quand une (C).
3o4 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. .1. ROUSSEAU
les porte à l'excès lors qu'elle fait de son enfant son idole ^jqu'elle veut le soustraire "ià toutes les peines de son espèce, qu'elle augmente et nourrit sa foiblesse pour l'empêcher de la sentir ^et que pour le soustraire aux loix de la nature ^elle écarte de lui des atteintes pé- nibles (qu'il sentira tôt ou tard et) auxquelles il fau- droit l'endurcir, sans songer combien elle accumule Mans l'avenir d'accidens et de périls sur sa tête '"■pour quelques incomodités dont elle le ^préserve un moment, et combien c'est une pusillanimité barbare...*
Après faites la chanté, qui appartient à un développement placé en marge, Rousseau a ajouté au moyen d'un renvoi :
ce mot si beau si chrétien, et si peu en...
il n'a pas terminé sa phrase et l'a immédiatement biffée, au même signe de renvoi se trouve adaptée une autre phrase :
aimez les autres et ils vous aimeront; servez les et ils vous serviront soyez leur frère et ils seront vos en- fans.
' s\-i«s (A) et (B).
- aux incomod .
^ et que... endurcir en marge. Ici série d'essais biftés ou non, dit'h- ciles à raccorder : qu'elle veut le soustraire à toutes les peines de son espèce (A) aux soucis (B) peines (C), de son — le rendre impassible comme un Dieu (A) comme un Dieu (B) parce qu'il n'est qu'un enfant.
* elle l'eut le garantir (A) écarte de lui (B) préserver (C) des peines (A) de toutes les peines (B) de son espèce auxquelles il faudrait l'endurcir. — qu'elle fait préciséme — elle écarte de lui toutes (A) des atteintes (B) auxquelles — // — dont — // faudra — elle — on ne saurait le garan- tir — de cet enfant.
^ de maladie (A) de maux et de misères (B).
® pour le reste de sa vie.
' garantit quand il est à peine en état de les sentir (A) dans un âge (B).
" Ici le texte imprimé coïncide à peu de chose de près avec celui du manuscrit.
3 F°74'". P. 63, 1. 14.
LE MANUSCRIT FAVRE DE I.'ÉMILE 3o5
5 bisK
Le hazard ne seroit plus hazard s'il ne produisoit quelquefois le pour ainsi que le contre. S'ensuit il de là que l'enfant est un sage et que l'astrologue est un prophète. J'aimerois autant dire que des dés sur lesquels on a gravé divers mots et dont les jets forment par ha- zard une sentence sont des dés de beaucoup d'esprit. On laisse e'chaper vint -mille sotises on tient regis- tre de vint bons mots et bientôt on en vient à croire que l'enfant ^n'en dit que de tels. Dieu garde de mal tous les gens fêtés dans le monde et dont le mérite n'est pas autrement établi.
Vous craignez dites-vous que les travaux du corps ne l'abrutissent et que ses bras ne s'exercent aux dépends de sa tète, qu'il ne soit bientôt plus qu'une brute, un automate, une machine qui va comme on la mène sans connoissance et sans jugement.
En marge :
pour lui former un jugement sain donnez lui des sens judicieux.
Ce médecin étoit un h : caustique appelle M. Grossi*^.
' F* 80". Se place p. 74, 1. 3, après aucune vérité. La fin de ce mor- ceau présente une lacune et une variante.
- millions de
'■'• est un prodige
* F" 84"'. Rousseau a effacé cette phrase et l'a immédiatement rem- placée à la suite par le texte tel qu'il est resté p. 87, 1. 20.
5 F* S;'". P. 91, 1. 6 du bas.
6 Cf. t. VIII, p. 145. (Confessions, Livre Vj.
20
bob ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
7 bis ^
Presque en sortant de nourrice je fus mis à la cam- pagne en pension chez un ministre appelle M. Lam- bercier ou je passai plusieurs années.
8".
J"ai donné aux fragments qui composent ce morceau célèbre des numéros qui représentent l'ordre dans lequel ils se suivent topographiquement et non pas chronologiquement. Les fragments |i] et [2] sont écrits dans la colonne même du texte, les suivants sont écrits dans la marge et séparés les uns des autres par des traits horizontaux; je les ai numérotés dans l'ordre où ils se suivent à partir du haut de la page.
[1] Une belle soirée on va se promener dans un lieu favorable^! ou l'horizon bien découvert laisse voir à plain le ^soleil ^couchant et l'on observe les objets qui rendent reconnoissable le lieu de son coucher. Le lendemain ^'\ pour respirer le fraix on [f" 107'*°] re- tourne au même lieu avant que le soleil se lève on le voit s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au devant de lui, ^l'incendie augmente, l'orient paroit tout en flammes''.
[2] ^il y a bien peu d'hommes qu'un spectacle aussi su-
ï F* 92^". P. 106, 1. 14.
2 F" 107""'". P. i38, L 8 du bas (Planche VL)
•' pour bien voir.
* coucher du.
5 couchant... coiiclier, en marge.
« on se lève avant jour.
7 l'éclat.
8 Ici un signe qui renvoie au fragment [8] ; puis viennent quelques- mots biffés : l'astre paroit (A) se montre (B) enfin, suivis d'un signe de renvoi au fragment [3].
" J'ai dû maintenir ce fragment pour présenter le texte complet de la première ébauche de ce morceau. En réalité Rousseau en a bifté cer- tains mots et conservé d'autres et avec des surcharges il en a fait son texte définitif [2 bis].
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE Soy
perbe et en même tems si délicieux laisse de sang-froid.
Ces deux phrases constituent la première ébauche à laquelle Rousseau a successivement ajouté en marge les traits nouveaux qui ont donné à cette page son incomparable éclat.
Je reproduis ici les fragments en marge en les numérotant a partir du haut de la page.
Le [3] commence par une ligne d'écriture extraordinairement fine, illisible par suite de l'usure du bord supérieur de la page, puis vient :
[3] une douce fraich.. . la verdure a ^ pris durant la nuit une vigueur nouvelle, le jour naissant qui l'éclairé, les premiers rayons qui la dorent la montrent couverte d'un brillant raiseau de rosée, qui refléchit à l'œil
[4] la verdure animée par la fraîcheur de la nuit- offre à l'œil un ^éclat plus vif. Le jour naissant qui 'Téclaire. les premiers rayons qui la dorent
[5] la lumière et (toutes) les couleurs, tous les oiseaux ■■^en chœur se reunissent et saluent de concert le père de la vie, en ce moment pas un seul ne se tait. (Mais) leur (rama[ge])
[6] que c'est une bêtise de prétendre qu'un enfant soit ému comme nous du spectacle de la nature
[7] gazouillement" foible encore est plus 'lent et plus doux que dans le reste de la journée, il se sent de la langueur ^d'un paisible réveil . ^jle concours de ^"tous
* Signe renvoyant à un mot illisible, î brille.
" nouvel éclat.
* la couvre.
^ en chœur... saluent de a remplacé: en chœur se reunissent et forment un (A) se réunisseyit (B). 6 encore lang[oureux']. ' dou (A) confus et plus (B).
* du réveil.
9 // resuite de toutes. *" ces impressions.
3o8 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. .1. ROUSSEAU
ces objets porte aux sens une impression de fraicheur qui semble pénétrer jusqu'à Tame. il y a la
[8] ^ à leur éclat on -attend l'astre longtems avant qu'il se montre, à chaque instant on croit le voir ^paroitre "'on le voit enfin, ^un point brillant part comme un éclair et remplit à l'instant tout l'espace*'] le voile des ténè- bres tombe et'l s'évanoui. l'homme ^reconnoit son sé- jour et le ^trouve embelli
[2*"'*] il y a là une demie heure d'enchantement au- quel nul homme ne résiste un spectacle si grand, si beau si délicieux ne laisse personne de sang-froid.
Examinons les additions au texte premier. Remarquons d'abord que le fragment [6] a été le premier inscrit par Rousseau dans la marge, qu'il n'a aucun rapport avec le lever du soleil, mais se rap- porte au paragraphe qui suit notre morceau, et qu'il a considéra- blement gêné l'écrivain pour inscrire ses nouveaux développe- ments.
Voici semble-t-il comment l'imagination de Rousseau a tra- vaillé :
Trois mots lui suffisent d'abord pour faire lever le soleil: Vastrese montre enfin, et les impressions suggérées par ce phénomène sont résumées en deux lignes [2].
Puis le poète s'éveille, il peint la verdure, les premiers rayons [4]. Mal satisfait, il écarte ce fragment sans l'effacer et, très gêné par les fragments déjà inscrits, il complète sa peinture; la verdure, la rosée, la lumière jouent devant ses yeux [3], les oiseaux inter- viennent [5, 7]; il note pour finir l'émotion humaine [7], corri- geant avec bonheur la sécheresse du [2] par un nouveau texte \ibis].
1 ici un signe qui renvoie à la tin du fragment [ij.
■- croit voir.
' paraître.. . enfin en surcharge.
* on le voit (A) l'apprecoit (sic) (B) enfin.
* un... comme remplace son premier rayon paroii.
* le voile de la nuit tombe et s'abat, se dissipe. La verdure humectée étale — quel spectacle il.
' s'abat devant lui.
8 En surcharge : ... [mot illisible] et.
» voit.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMII.E 3og
Mais ce n'est pas tout. L'apparition même du père de la vie lui paraît bien pauvrement décrite et, non sans de nombreuses re- touches, il écrit l'admirable fragment [8].
Cette fois le texte a atteint dès le manuscrit F. sa forme défini- tive.
Rousseau avait de plus inscrit en marge deux idées assez mal rédigées qu'il n'a pas développées :
il faut que ceux qui osent comparer le coucher du soleil à son lever n'aient jamais vu Tun et l'autre
contrariété entre la disposition d'un homme harassé de fatigue qui va voir à la hâte le lever du soleil avant de s'aller coucher et celle des objets qui le frapent qui tous ne respirent qu'un doux réveil et le retour à la vie.
D'un roi -de France la fortune ^sait faire un maitre d'école, un vil mendiant du plus grand capitaine de son siècle
10*.
voila ce qui ''transforme en vices les passions de tous les êtres bornés et même des anges car il faudroit... ''
II'.
Le morceau sur la vanité des plaisirs mondains et les apparen- ces trompeuses du bonheur se présente dans le manuscrit F., d'a-
1 F° 121". P. ;66, 1. I, après : le monarque devient sujet. ' de France, en surcharge. 3 peut.
* F* i3i". P. 189, 1. 4 du bas. — Ce passage est bien connu pour avoir été modifié par un carton dans l'édition originale. Voici les diffé- rentes variantes de ce passage ; Ms. de la Chambre^ autres manuscrits et éd. sans cartons : des anges, s'il y en a. Ed. originale 11^ 2o3 : s'ils en ont. — Ed. de Genève 1780 : s'il y en a.
^ peut transformer.
* La suite coïncide avec le texte imprimé. ' F* i35"et i36".
:)I0 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
bord peu développé, puis Rousseau y ajoute quelques touches nouvelles sans lui donner encore dans ce manuscrit tout le bril- lant et la finesse dont il le revêtira plus tard. Les parties ajoutées au texte primitif sont :
et je n'examine pas... l'amusent ^ — Brille-t-il seul... des femmes-. — et quand... fidélité". — Quand on a souf- fert... autour de son cœur*. — Si d'abord... l'approchent \ — On croit... signes extérieurs".
12'.
'L'ingratitude seroit plus rare si ^les bienfaits ^''gra- tuits étoit (sic) ^^plus ^"communs ^^on aime ce qui nous fait du bien, c'est un sentiment si naturel l'ingratitude n'est pas dans le cœur de Th : mais l'intérêt y est, il y a moins d'obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos ^*dons je marchanderai sur le prix. ^^C'est d'être gratuits qui les rend inestimables. Le cœur ne veut recevoir de loix que de lui même en voulant Tenchainer on le dégage, on l'enchaine en ^"le
' p. KjS, 1. 7, postérieur au manuscrit F.
- P. 198, 1. 24, ajouté en marge du manuscrit F.
3 P. 198. 1. 9 du bas, postérieur au manuscrit F.
* P. 199, 1. 20 du bas, ajouté dans un blanc et dans la marge du 1° iSô" et dans celle du i35"'.
^ P. 200, 1. 5, postérieur au manuscrit F.
« P. 200, 1. 26 à p. 201, 1. 3, ajouté en marge du manuscrit F.
^ F" i38'°. Remplacé par ; lingratititdc... l'oublie, p. 204, 1. 19-32.
* L'ingratitude (A) les ingrats (B).
" la bienfaisance exigeante (A) bienfaiteurs exigeans (B).
•0 à usure.
" moins.
12 commune .
" en marge : car (bifl'é) on aime... intéressés.
>* bienfaits.
15 Qu'ils soient vraiment.
'6 lui.
LE MANUSCRIT FxWRE DE l'ÉMILE 3 I I
laissant Mibre. Qu'un -h : adroit ''vous lance un *don malgré vous comme un harpon sur une baleine, ^tant qu'il laisse devuider le cable, tant qu'il vous laisse débattre "à votre aise et '^jne vous fait point [sentir] la blessure, vous ^ restez sans peine autour de lui, mais dés ^qu'il commence à tirer la corde alors vous vous efforcez de fuir.
Rousseau a tenté de modifier les vers assez faibles d'Amyot et le manuscrit F. nous donne
O Jupiter car de toi ^^tout de bon
Je ne connois ^-seulement que ^^ce nom
Au sujet de la vie à venir, des récompenses des justes et des châtiments des méchants, Rousseau a profondément modifié son texte, et semble-t-il, ses idées.
Le morceau qui se trouve p. 254-256, Mais quelle est cette vie... ajouter au mien, est seulement ébauché dans le manuscrit F.
On n'y trouve pas les passages suivants : Toutefois je conçois... m'y livrer^'-'. — Je ne dis point... Dieu constant à lui-méme^*^. — Toute- fois j'ai peine... ajouter au mien^\
1 toute sa liberté.
2 bienfaiteur.
2 En surcharge. * bienfait.
5 En surcharge et bifl'é : tant que vous ne sente:^ point la blessure.
6 en liberté.
^ En surcharge : si vous ne sente^ (A) tant qu'il ne vous (B).
8 reste:{ volontiers autour de lui (À) ne songe^ point à le fuir (B).
9 que vous sente:^.
10 po j53ro_ p_ 22g.
11 rien sinon (A) Dieu tout bon (B) .
12 rien de toi. '8 ton.
" F° 163'". P. 254-256. Je ne relève pas ici les variantes de. détail.
1* P. 254, 1. 10 du bas.
i« P. 255, 1. 19.
" P. 255, 1. 10 du bas.
.M 2 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
Ce dernier morceau est donc venu postérieurement au manus- crit F. atténuer la dureté de la phrase qui le précède : Que ni'im- porte ce que deviendront les médians, je prends peu d'intérêt â leur sort. Et même se borne-t-il à l'atténuer? ne la contredit-il pas? Ne témoigne-t-il pas d'un progrès et même d'un changement pro- fond dans la pensée de Rousseau et ne faudrait-il pas voir quelque négligence de correction dans le fait qu'il n'a pas fait disparaître cette contradiction ? Voir App. A, 59.
Le passage sur l'inégalité des sexes est très incomplet dans le manuscrit F. Il y manque les passages relevés App. A, 85, 86, 87, et nous trouvons ici les traces du travail de Rousseau en plein air, trahi par l'emploi du crayon.
C'est au cravon qu'il écrit en marge :
il lui [à la mère] faut pour les [les enfants] faire ai- mer *de leur père de la sagesse et des moeurs car quel autre garant 'a t il que ses enfans sont à lui que Testime qu'il a pour leur mère
passage qu'il remplacera dans les manuscrits postérieurs par la phrase : elle seule les lui fait aimer et lui donne confiance de les appeler siens (p. 332, 1. 11).
11 tente une correction de la phrase // lui faut... (\. 6), barre au crayon le mot lui, et ajoute :
que tous ses soins tous ses sentimens, toutes ses inclinations s'y raportent
variante qu'il abandonnera plus tard.
Dans son texte à l'encre, il avait écrit après éteinte (1. i3l :
Que disent a cela ceux qui s'obstinent à confondre les sexes et à vouloir que la f. soit h ? Que les f. ne font pas tou- jours des enfans, que plusieurs n'y font pas rant de fa-
I F" 188"" ". P. 332-333.
>a.
' peut-il avoir.
LE MANUSCRIT FAVRE DE L'EMILE 3x3
çons pour les faire, qu'un tems vient ou elles n'en font plus et ou elles peuvent vacquer aux mêmes travaux que Mes h:, que plusieurs d'entre elles sont aussi robustes qu'eux et plusieurs d'entre eux aussi délicats qu'elles, etc Au crayon il ajoute en marge :
N'est-il pas bien 'étrange qu'avec tout cela on s'opi- niàtre ^a vouloir faire vivre la f : en homme.
Il barre cette phrase mais il se sert de cette rédaction pour faire au crayon à l'une des phrases du texte à l'encre que nous venons de citer la correction :
vouloir faire vivre la f. en h ?
Tout cela a disparu des rédactions suivantes. Il semble qu'on voit Rousseau au travail.
Après tout, où est la grande nécessité qu'une femme sache lire
Je ne citerai pas un h : qui va voir sa maitresse un auteur dont on va jouer la pièce Une fille qu'on va ma- rier Un dévot qui médite une vengeance laissons l'em- portement des passions. Sans grands désirs sans gran-
• nous.
" singulier.
^ avec tout cela.
* F° 190". P. 339. 1. 4 du bas. Rien dans le manuscrit F. n'atténue la brutalité de ce texte, Rousseau en a subséquemment modifié la portée en écrivant ; Après tout, ait est la nécessité qu'une fille sache lire et écrire de si bonne heure?
5 F° 216", Je tie... ennuyer, en marge, a été remplacé par : Tel passe... de même, p. 382, 1. 4 du bas à 383, 1. 4. Je ne mentionne pas quelques variantes sans intérêt.
.^14 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
des craintes on veut encore abréger le tems, on aspire même au moment de s'ennuyer. Je prends pour exemple cette multitude d'oisifs qui vont huit ou dix fois par semaine de paris à Versailles et de Versail- les à Paris et je suppose qu'ils ne mettent qu'une heure à chaque voyage. Je suppose encore qu'ils fussent les maitres d'ôter cette heure de la journée en sorte qu'à l'instant qu'ils partent d'une des deux villes ils arri- vassent à l'autre et que l'intervalle fut suprimé, je dis qu'il n'y en a peut être pas un qui n'acceptât l'offre et qui ne crut avoir beaucoup gagné. Or qu'auroit il ga- gné, je vous prie? d'abréger sa vie de 36o heures par an, c'est à dire tous les 24 ans d'une année entière, comparez maintenant ce sacrifice à son objet et concluez. La jus- tesse qui peut manquer à cet éxample que je choisis parce qu'il est plus sensible, est tellement compensée par cent mille autres ^que nul h. de bonne foi ne dis- putera là-dessus.
iS-.
Au sujet des difficultés qu'offre l'étude des principes du droit politique, le manuscrit et l'imprimé diffèrent beaucoup.
Le manuscrit F. indique non pas trois difficultés, mais quatre.
La première est semblable.
Voici le texte des deux suivantes, formé de considérations que Rousseau a ensuite fondues en une seule difficulté et dont il a supprimé une partie :
La seconde difficulté est d'éclaircir la vérité sans crainte et sans risque, et cela ne se peut guéres se (sic)
1 En marge : que... dessus, remplace: qu'il faudroit pousser la mau- vaise foi jusqu'à l'impudence pour (me) chicaner sur ce point.
- F" 246". P. 430. Je ne mentionne pas quelques variantes sans in- térêt. Cf. App. A, 109.
LE MANUSCRIT FAVRE DE l'ÉMILE 3i5
faire dans les livres imprimés surtout par des auteurs aussi lâches et aussi intéressés que le sont ^ceux à qui l'on permet d'écrire. Mais ces questions se traittent sans danger entre un gouverneur et son élève. Cette difficulté est donc nulle encor entre nous.
La troisième (difficulté) vient des préjugés de l'en- fance et des maximes dans lesquelles on a été élevé.
Addition en marge :
Les peuples n'ont à donner ni chaires, ni pensions ni places d'académie, les princes au contraire" ont des honneurs pour les grands et des cachots pour les deffenseurs de l'humanité. Jugez de la doctrine qu'on peut apprendre dans les livres dans les collèges dans les universités dans toutes les sociétés littéraires Assurément si cette difficulté est foible ou nulle pour quelqu'un (au monde) c'est pour Emile. A peine sait-il ce que c'est que gouvernement, ^on peut conter une quatrième difficulté mais comme je ne dois pas la ré- soudre, je ne veux pas la proposer. Si donc les matières de gouvernement peuvent jamais être approfondies ; en voici le cas ou jamais.
Léopold Favre.
' toits les nôtres.
' au contraire douteux.
^ on peut... proposer en marge.
3l6 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. J. ROUSSEAU
Table des planches.
I. F** So'". Début de rintroduction inédite. Voir App. B, 1. — Fac-similé au "/12.
II. Fragment du f*^ bi^'\ Tâtonnements se rapportant au texte du f° 52'° (PI. III). Voir App. C, 1 . — Fac-similé au ^Vi2.
III. F° 62'"°. Début de VEmile, p. 3. Voir App. C, i.
IV. F** 89'°: pages 94, 1. 26; 102, 1. 29; iii, 1. Sy.
Folio caractéristique. Interversions, lacunes, inédits, renvois. — Fac-similé au 7io-
V. F*^' loS""; pages i3i, 1. i3; i32, 1. 21 et 1. 34-39. Voir ci-dessus p. 248. — Fac-similé au 7io.
VI. F*^ 107'°; pages i38, 1. 5 du bas; iSg, l. 5 du bas. Voir App. C, 8. — Fac-similé au ^Vis.
VII. Fragments du f'^ 141'": p. 209, 1. i3-34. Fac- similé d'écriture au crayon. Voir ci-dessus, p. 241.
VIII. Fo 221'"". Ce f° comprend le texte : p. 388, 1. 36; p. 389, 1. 22 ; un brouillon pour le f° 227^": p. 398, 1. 11 du bas à 5 du bas ; le texte : p. 398, 1. 4 du bas à p. 399, 1. 18.
TX. V'^ 262*°. Dernière page de VEmile, partiellement inédite. Voir App. B, 37.
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BIBLIOGRAPHIE
COMPLÉMENT POUR LA BIBLIOGRAPHIE DE L'ANNÉE 1910
ALLEMAGNE
Ludwig Speidel. Personlichkeiten, Biographisch-literarische Es- says, 1910, bei Meyer und Jessen, Berlin, in-8, xxni-38o pp.
P. 45-57 : Jean-Jacques Rousseau (article daté du 7 juillet 1878.)
[Valrey]. Programme de la Révolution de J~<^g, Nice, imprime- rie Honoré Robaudi, 1910, in-8, 96 pp.
Le sous-titre indique : « Petit résumé des écrits politiques de Jean-Jacques Rousseau, qui sont le programme de la Révolution de 1789, et suivis des idées de quelques auteurs qui ont, après la Révolution de 1789, réclamé comme lui les droits de l'homme. »
ÉTATS-UNIS d'aMÉRIQUE
John Grier Hibben, Ph.D. LL. D. The Philosophy of the Enlight- ment, New- York, Ch. Scribner's Sons, 1910, viri-3o6 pp.
P. 36-160: Rousseau. L'auteur groupe autour de l'épisode de la «morale sensitive et matérialisme du sage », les tendances maté- rialistes des débuts philosophiques de Rousseau. Il abandonne bientôt les Encyclopédistes et le sensualisme de Condillac[?] pour opposer à un rationalisme froid et à une conception mécanique de l'homme, les droits du sentiment. L'auteur s'efforce de montrer très clairement que Rousseau a voulu baser toute sa philosophie sur le sentiment, tandis que les éléments rationalistes qu'on Trouve par exemple dans \ Emile, et surtout dans la Profession de foi sont des intrus. Rousseau n'a pu s'empêcher de les admettre, mais ils vont contre sa conception fondamentale; donc, par leur présence dans son œuvre, ils montrent la fragilité de cette œuvre. La thèse de Rousseau est que, par le sentiment, nous atteignons une sphère de vérité à laquelle l'analyse purement intellectuelle
3l8 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
ne monte pas (p. 141). Il y a réellement chez Rousseau un élé- ment de mysticisme qui le rend naïvement indifférent aux droits de l'argumentation rationnelle. Pour Hibben, « le sentiment, après tout, est une fonction de l'intelligence» (p. 149). Sa philosophie mit Rousseau en contradiction non seulement avec la philosophie, mais aussi avec les idées sociales de son temps : l'organisation politique, sociale, religieuse, empêche la manifestation du « sen- timent » (Discours). Mais le Contrat social contredit implicite- ment les Discours, puisque dans ceux-ci, il demande que les sen- timents naturels soient abandonnés à eux-mêmes pour se déve- lopper spontanément, et que dans celui-là il explique comment il faut par un contrat social, c'est-à-dire artificiellement, diriger ce développement de l'homme naturel (p. 148-149.)
Conclusion : Rousseau a échoué dans sa tentative de fonder une philosophie sur le sentiment. Mais il a réussi à assurer une place au sentiment dans toute philosophie qui veut être digne de ce nom. Et c'est de lui que Kant a tiré son inspiration de la Rai- son pratique comme complément de la Raison pure [iSj-g] [Ques- tion : La même contradiction signalée par l'auteur entre le senti- ment chez Rousseau et les éléments rationalistes, n'existe-t-elle vraiment plus entre la Raison pure et la Raison pratique de Kant? M. Hibben n'a-t-il pas dit lui-même : « le sentiment, après tout,, est une fonction de l'intelligence » :]
Quant à la personnalité de Rousseau, l'auteur développe le point de vue dès longtemps consacré par Morley, chez les anglo- saxons : « Rousseau est capable d'éprouver de nobles sentiments, mais tout aussi capable d'actions ignobles »( 154). « Chez Rousseau la vertu est une chose qui doit être admirée, mais pas pratiquée » (i55).
Dernier chapitre: Les influences du rationalisme, p. 281-3. Les principes politiques du gouvernement de Locke furent transmis à la postérité entre autres par le Contrat social : seulement « tan- dis que Locke désire le gouvernement d'un état de nature, Rous- seau voudrait que le gouvernement ré-établit, non pas « le vérita- ble état de nature,» mais au moins un nouvel ordre social » 1282).. [A. S.J
The Elementary School Teacher, University of Chicago Press, vol. X, n" 5, (janvier 1910), p. 228-239: S. Chester Parker, Rousseau in Relation to Contemporary Practice.
C'est le troisième article d'une série sur les idées que nos écoles- modernes ont héritées du passé [Our Inherited Practice in Elemen- tary Schools). Le premier traitait du développement de linstruc-
BIBLIOGRAPHIE 3 l Cf
tion religieuse à l'école. Le deuxième décrivait l'influence du « maître de danse » dans l'éducation du dix-huitième siècle, trans- formant aussi rapidement que possible l'enfant de naissance no- ble en homme et femme du monde. Le troisième appuie sur l'in- fluence de Rousseau pour rompre avec cette éducation artificielle. Il y eut, sans doute, le rôle joué par la mode ; mais l'effet de l'ap- pel chaleureux pour l'éducation naturelle, contenu dans V Emile, ne fut pas éphémère. L'auteur veut ignorer les discussions de VEmilc où les idées de Rousseau n'ont pas passé dans la pratique (par exemple si l'enfant est né bon ou méchant, si l'enfant doit être élevé loin de la société.) Parmi les idées adoptées il signale: le maître doit étudier l'enfant qu'il veut élever, car les carac- tères sont diff"érents; le maître doit tenir compte des traits ca- ractéristiques particuliers à chaque âge (avant 5 ans, de 5- 12, i2-i5, i5-20 ans) ; le maître doit tenir compte des besoins de chaque âge, non seulement en vue de l'homme futur (beaucoup d'enfants meurent et ne seront jamais hommes), mais de la vie qui a ses droits à chaque âge — réaction contre l'usage de traiter l'en- fant en adulte, et de l'élever par des livres. Puis l'auteur passe a la pratique proposée par Rousseau : l'activité physique du petit enfant ne doit pas être empêchée ; l'éducation du garçon dans la nature; et faire raisonner l'enfant sur des objets concrets et sai- sissables à son développement intellectuel. — Basedow, Pesta- lozzi, Froebel, disciples de Rousseau. — A remarquer cette chose si rare chez un anglo-saxon : l'auteur déclare très hautement que le fait que Rousseau n'ait pas peut-être mis en pratique ses théo- ries n'a aucune importance pour la valeur de ces dernières (is a minor issue). — Article pas trop original et pas trop mis au point. [A. S.]
Giorgio Del Vecchio, prof, nella R. Universitâ di Messina. Tra il Burlamachi e il Rousseau, nota critica (Estratto da La Cul- tura Contemporanea, A. II, N. 4), Ortonaa Mare, Officine gra- fiche Vincenzo Bonanni, 1910, in-8, 7 pp.
Reproduction (au sujet de laquelle nous n'avons point été con- sultés du reste) de la note écrite pour nos Annales, VI, 353, sur un article de M. D. Rodari.
Noël Suisse, édition Alax, Corraterie 12, Genève, 1910 : Gaspard Vallette, Jean-Jacques Rousseau et l'Horlogerie genevoise.-
320 BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE DE L^ANNEE 1911
ALLEMAGNE
J. J. RoussEAus Emil oder iiber die Er^iehung, ùbersetzt, mit Bio- graphie und Kommentar von Dr E. von Sallwùrk, Geh. Rat., a. G. Mitglied der Akademie der Wissenschaften zu Heidel- berg, zvi'eiter Band, vierte Auflage, Langensalza, Hermann Beyer & Sohne (Beyer & Mann), herzogl. Siichs. Hofbuch- hàndler, 191 1, in-8, vi-4i8pp.
Second volume de l'ouvrage signalé ici-même, t. IV, p. 283.
Jean-Jacques Rousseau. Der Dorpvahrsager, Ein Singspiel, Ver- legt bei Ernst Rowohit in Leipzig, 191 1, in-8, 43 pp.
Traduction allemande de Cari Dielitz, revue par Paul Prina, « dramaturge des théâtres réunis de la ville de Leipzig. » Une in- troduction, de M. P. Prina également, refait avec beaucoup de soin l'histoire du petit opéra de Rousseau jusqu'à nos jours. Cette charmante plaquette que l'on a eu l'heureuse idée d'orner d'une reproduction de l'estampe bien connue de Moreau le Jeune, a été éditée à l'occasion d'une reprise du Devin sur la scène du Nou- veau théâtre, à Leipzig, le 21 mars 1911 [A. F.]
Collection Yvette Guilbert. 36 Chansons anciennes, arrangées et harmonisées par Gustave Ferrari, vol. III, Chansons de tous les Temps, B. Schotts's Sôhne, Mainz-Leipzig, Augener Ltd., London, Schott Frères, Bruxelles, Max Eschig, Paris, s. d. I1911], un cahier gr. in-8, 36 pp.
Deux chansons de ce répertoire d'Yvette Guilbert ont été extraites des Consolations des misères de ma vie : Aime^, vous ave:^ quin'^e ans (p. 24), et Tavois pris mes pantouflettes (p. 27).
O. Kart.-edt, ReUtor in Bad Schmiedeberg (Bez. Halle). Rous- seaus Pàdagogik mit besonderer Beriicksichtigung ihrer Qiiel- len und ihrer Fortwirkung in der Gcgenwart, Gerder und Hodel, Pâdagogisches Verlagsbuchhandlung, Berlin, iqii, in-8, 72 pp. (Zur Fortbildung des Lehrers, Heft 3o).
Ce travail d'une forme très condensée et un peu trop scolasti- que peut-être, examine loyalement et scrupuleusement «comment
bibliographif; 32 i
j'auteur d'Emile se présente à nous à la lumière de la science et des idées actuelles». Après avoir recherché les sources des idées de Rousseau, soit en France, soit en Angleterre, soit dans sa vie et dans son caractère, il recompose la genèse de son système, pour aboutir à un examen critique de VEmile et de la pédagogie rousseauiste. On voit, dans les derniers paragraphes, comment l'action de cette pédagogie se poursuit jusqu'à nos jours. L'au- teur de cette brochure ne semble pas peu familiarise avec la litté- rature du sujet, et peut, à ce point de vue servir d'excellent guide. [A. F.]
P. J. MoBius. /. J. Rousseau, mit einem Titelbild, dritte, mit der zweiten gleichlautende Ausgabe, Leipzig, Verlag von J. A. Barth, 191 1, in-8, xxiv-3i2 pp. [Ausgewàhlte Werke von P. J. Môbius, Band L)
Heinrich Morf. Aus Dichiiing und Sprache der Romanen, Vortràge und Ski^^en, zweite Reihe, Strassburg, Verlag von Karl J. Trûbner, 191 1, in-8, xi-SSy pp.
P. 196-219: Jean-Jacques Rousseau. Il y a une sorte de tour de force à dresser ainsi en une vingtaine de pages un tableau com- plet de la vie et de l'œuvre de Rousseau, de telle façon que rien d'essentiel n'en échappe au lecteur ordinaire, et qu'en même temps tout y paraisse nouveau ou marqué d'une empreinte per- sonnelle au bibliographe saturé de lectures rousseauistes. Nous aimerions que ce morceau classique par la sobriété, la clarté, l'énergie souvent lapidaire de l'expression, devînt le portique d'une anthologie commémorative offerte par l'auteur à ses compatriotes.
Le détail et l'ensemble concourent ici à produire le maximum d'eflfet dans le plus petit espace possible. Ce n'est point une vieille histoire plus ou moins indifférente que le critique (faut-il dire le conférencier?) raconte, mais une histoire qui a partout son pro- longement ou son écho dans la nôtre, et qui s'adresse partout aux préoccupations les plus essentielles du lecteur allemand: je n'en veux pour preuve que ce bref et inattendu rapprochement, p. 2o5, entre la vue pessimiste de la civilisation qui se dégage des Dis- cours, et les prophéties du comte de Gobineau. Mais ce qui peut- être saisit davantage, à ce point de vue de !'« actualité », c'est la gradation savante et presque formidable observée dans le défilé des grandes œuvres, qui place tout au sommet le Contrat social, a l'inverse de ce qu'enseigne la biographie de Rousseau, et qui mon- tre la portée capitale de ce petit ouvrage écrit le regard fixé sur Ge-
21
322 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
nève. M. M. n'hésite pas à y voir «un monument considérable dans l'histoire des peuples d'occident », dont la doctrine — celle de la souveraineté populaire — ne cessera de « répandre comme un phare sa lumière sur les destinées politiques changeantes des peu- ples modernes». En regardant de plus haut encore, M. M. juge que « s'il est vrai que la grande tâche des temps modernes soit la découverte de la conscience sociale, on en est redevable à Rous- seau en première ligne.» Et il cite Kant à l'appui. Ainsi parcou- rant de proche en proche les conséquences de l'œuvre de Rous- seau, M. M. les découvre successivement comme des sommets lumineux dans sa conclusion. Ses lecteurs suisses apprécieront particulièrement le passage où il compare éloquemment l'entre- prise du Genevois Rousseau à celle des Zurichois Bodmer et Brei- tinger, tous trois attaquant de deux côtés différents la toute puis- sante culture française du XVIIIe siècle et contribuant chacun pour sa part à la libération intellectuelle des pays germaniques. [A. F.]
Paul Schneider, Oberlehrer in Boxhagen-Rummelsburg. Rous- seaiis Kenntnis der Kindesnatur, vom Standpunkte der expe- rimentellen Pàdagogik beurteilt, Langensalza, H. Beyer & Sôhne (Beyer und Mann), 1911, in-8, 44 pp. [Pàdagogisches Magasin, Heft 444).
Les jugements relatifs à la valeur pédagogique des écrits de Rousseau varient à l'extrême, et le but de ces pages est de juger impartialement de la question, en examinant à la lumière de la pédagogie expérimentale : i* la méthode employée par Rousseau pour étudier la nature de l'enfant ; 2° ses conceptions relatives au développement physique de l'enfant ; 3° celles relatives à la vie mentale infantile. Le résultat de cette enquête (claire et juste- ment conduite) est entièrement favorable à Rousseau. L'auteur conclut qu'il est pour le moins injuste de refuser à Jean-Jacques, comme l'a fait récemment le professeur E. Meumann dans son traité de pédagogie expérimentale, le mérite d'avoir posé la péda- gogie sur son véritable terrain, qui est la connaissance de l'enfant, et d'avoir saisi la nature enfantine. [Ed. C]
Màn^, eine Wochenschrift, Munich 10 janvier 191 1, p. 90-91: Bonus, Rousseau und Nieti^sche [Glossen].
L'auteur de cette note signale quelques analogies entre le « so- litaire de Sils-Maria » et le « solitaire de Montmorency » : tous
HIBLIOGRAI'HIK 323
deux apôtres de révolutions (en sens inverse), tous deux se con- fessant pour mieux se glorifier, tous deux pris d'abord au grand sérieux, puis atteints ou sur le point d'être atteints par le ridicule.
[A. F.l
Màr^, eine Wochenschrift, Munich, lo janvier 191 1, p. 53-58:
Otto GoRBACH, Référendum. Ibid., 14 avril 191 1, p. 92-94: Otto Gorbach, Rousseau und die
Tories [Glossen].
A la fin du premier article, M. G. constatait que l'introduction du Référendum dans les grands Etats de l'Europe et de l'Améri- que, serait une éclatante justification des critiques faites par J. J. Rousseau au système représentatif. Dans sa seconde note, il s'é- gaye un peu lourdement de retrouver les passages du Contrat so- cial cités par lui dans la bouche d'un orateur de la Ghambre des Lords, Lord Gromer, à un moment où les conservateurs anglais préconisaient l'introduction du référendum populaire, pour faire pièce au gouvernement libéral. |A. F.]
Zeitschrift fiir frain^osische Spraclie und Litteratur, Bd. XXXVIl, Heft 5-7 (ler mai 191 il, p. 226-239: Ludwig Geiger, Rousscaus Bekenntnisse in ihrer ersten Fassung.
Deutsche Rundschau, 37 Jahrgang, Heft 9, Juni 1911, p. 403-413: Ludwig Geiger, Rousseaus Bekenntnisse in ihrer ersten Fas- sung.
Le même article sous deux formes dilférentes, l'une pour les spécialistes, l'autre pour le grand public. Il s'agit d'une étude sur la version primitive des Confessions publiée dans le tome t. TV de nos Annales. A ce propos, M. G. veut bien rendre un bon té- moignage à notre entreprise, ce dont nous le remercions d'autant plus que cette entreprise avait tout d'abord attiré ses critiques.
M. G. essaye d'interpréter les différences entre le texte primitif et le texte définitif, soit transpositions, modifications déformes, phrases ou fragments de phrases ajoutés ou supprimés. Tout cela, outre la préoccupation du style, qui est dominante, lui parait ins- piré par le souci d'écarter les éloges personnels, comme d'ailleurs aussi ce qui donnerait de Rousseau une idée trop défavorab4e. par le souci enfin d'écarter ou d'adoucir ce que Rousseau avait à dire de peu agréable de ses amis, voire même de ses ennemis.
M. G. constate que la version primitive n'ajoute que peu de
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renseignements à ceux de la version définitive : quelques noms de plus seulement sont mentionnés ici et là. En revanche, on n'a- perçoit pas que Rousseau, dans la seconde version, ait cherché a corriger ses erreurs ou ait changé les faits. M. G. trouve dans ce texte primitif la confirmation d'une idée favorite : savoir qu'une œuvre perd généralement plus qu'elle ne gagne dans une seconde rédaction. [A. F.]
Pàdagogische Reforin. Zugleich Organ der Hamburger Lehrmit- tel-Ausstellung, XXXV Jahrgang, n» 8, Hambourg, 22 février 191 1 : H. Grosche-Barby, Einige Anmerkungen aus Rous- seaus u Etnil n ^jur Einrichtung der Arbeitsschule.
Pour diriger l'éducation des apprentis selon les idées nouvelles, c'est-à-dire pour développer en eux l'homme total, M. G. B. ne voit rien de mieux que de recourir à la pédagogie de VEmile qui n'a pas d'autre objet. Curieuse indication d'une synthèse de l'é- ducation « générale » et de l'éducation « professionnelle » à notre époque fA. F.]
Pan, Halbmonatschrift herausgegeben von W. Herzog und P. Cassirer, Berlin, iter Jahrgang, n° 11 a, 3 avril 191 1, p. 364- 370 : Wilhelm Herzog, Kleist itiid Rousseau.
M. H. explique par l'étroite parenté des tempéraments la sym- pathie, voire l'attrait immédiat que Rousseau inspire au drama- turge allemand, et se sert de cette parenté pour mieux caractéri- ser Kleist |A. F.]
Dr M. MuTTERER. Uti peintre rousseauiste alsacien : Georges-Fré- déric Meyer. Extrait de la Revue alsacienne illustrée, vol. XIH,
n" 2 (191 1), Strasbourg, in-4", 8 pp.
Cette notice ornée d'un certain nombre de reproductions des planches de V Iconographie de J. J. Rousseau, par le comte de Gi- rardin, vient heureusement préciser et compléter les indications fournies par notre distingué confrère, soit dans son monumental ouvrage, soit dans la lettre publiée ici-même, t. V, p. 273-275. Une ou deux petites erreurs: p. 3, n. 3, V Itinéraire n'est pas de René, mais de Stanislas de Girardin; p. 7, n. i, la planche repré- sentant Rousseau et la vue du pavillon qu'il habitait à Ermenon- ville, n'a pas été « imitée » par Naudet, mais Le Livre et le t. V des Annales l'ont reproduite d'après la gravure de Naudet, qui
BIBLIOGRAPHIE 32 5
fait d'ailleurs pendant au portrait de Thérèse Levasseur par le même. [A. F,l
Zeitschrift fiir den deutschen Unterricht, Leipzig und Berlin, 25. Jahrg., 5/6 Heft, mai-juin, p. 291-299: Oberlehrer Dr Phi- lip Simon in Berlin-Wilmersdorf, Schillers Gedicht « Rous- seau. »
Par une ingénieuse analyse, l'auteur de cette note montre que la véritable source du poème de Schiller, ce n'est pas, comme on l'a dit, les Denhviirdigkeiten de Sturz (cf. Annales, IV, 281), mais un morceau de Jacobi dans son ouvrage Ueber die berïihmtesten vier Gelehrten unseres Philosophischen Jahrhunderts, Rousseau, Lambert, Haller und Voltaire. Ce morceau a paru pour la pre- mière fois dans le Mercure allemand de 1778. Le poème serait de la fin de la même année. [A. F.]
Der alte Glaube, Evangelisch-Lutherisches Gemeindeblatt, 12. Jahrg., no 38, 23 juin 191 1, col. 904-907 : J. Curt Stephan, Jean- Jacques Rousseau.
L'auteur de cet article conclut que « l'histoire universelle re- tient le nom de Rousseau, mais qu'il n'a pas été une personnalité, un vainqueur » [A. F.]
ANGLETERRE
J. J. RoussKAV. EfJiile or Education, translated by Barbara Foxley, M. A., London, publ. by J. M. Dent & Sons, Ltd., and in NeM^-Yorkby E. P.Dutton &G", s. d. (i9ii),gr. in-i6, x-444pp. (Collection de VEverymah's Library, edited by Ernest Rhys.)
Jean-Jacques Rousseau. The Minor Educational Writings, selec- ted and translated by William Boyd, M. A. B. Se, Lecturer in Education in the University of Glasgow, Blackie and Son Limited, London, Glasgow and Bombay, 191 1, in-i6, iv- 159 pp.
L'idée de réunir en un volume facile à manier tout ce que Rous- seau a écrit sur l'éducation en dehors de VEtnile nous paraît heu- reuse et fait honneur à la méthode d'un professeur de science pé-
3*26 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
dagogique. Les documents rassemblés de la sorte par M. B. sont le Projet d'éducation de M. de Sainte-Marie, un extrait de l'article Economie politique, la lettre 3 de la cinquième partie de la Nou- velle-Héloïse, la grande lettre au prince de Wirtemberg, des extraits de la lettre du g février 1770 à l'abbé M. et des Considé- rations sur le gouvernement de Pologne, auxquels on a joint en ap- pendice la lettre de Mm= d'Epinay à Grimm relatant sa conversa- tion avec Rousseau, et une liste chronologique des écrits de Rous- seau sur l'éducation ou des principales références à ses œuvres et à sa correspondance. [A. F.].
William Bovd, M. A., B. Se, D. Phil. Lecturer in Education in the Universit}- of Glasgow. The educational Theory of Jean- Jacques Rousseau, London, New- York, Bombav and Calcutta, Longmans, Green & Co, igii, in-8, xii-368 pp.
Exposé très clair et instructif de la doctrine éducative de Rous- seau, et des circonstances dans lesquelles celle-ci a vu le jour : Chap. I, Ce que Rousseau a appris de sa propre enfance. II, Jeu- nesse de Rousseau. III, Discours sur les Sciences et les Arts. IV, Discours sur l'Inégalité. V. La préparation de l'Emile. VI, La nature et la Société dans ses derniers écrits. VII, Les deux idéaux éducatifs (éducation nationale, éducation individuelle). VIII, La dernière phase. IX, Influence de Rousseau et appréciation critique. Cet exposé est aussi objectif que possible, bien que l'auteur, dans sa préface, ait cru devoir nous avertir qu'il ne prétendait pas à l'impartialité, car il lui est impossible de dissimuler l'admiration que lui inspire la noblesse du caractère de Jean-Jacques et la pui- sance de sa pensée. Cela ne l'empêche pas d'ailleurs de reconnaî- tre les erreurs que contient VEviile, mais en dépit de celles-ci, cette œuvre marque la renaissance de la pédagogie. [Ed. C]
Charles E. Vaughan, M. A. The University, Leeds. Rousseau and his enemies, being the substance of a Lecture delivered before the Philosophical and Literary Society of Leeds on February 7>hj 1911, Leeds, Richard Jackson, Commercial Street, s. d. [1911], in-8, 32 pp.
De Burke à J. Morley, en passant par Carlyle, les Anglais ne nous ont point habitués aux jugements mesurés et sympathiques sur Rousseau. Mm^ Macdonald, mais en sens inverse, manque aussi de mesure ; toutefois son apologie tumultueuse a eu cela de bon d'imposer à l'attention du public des faits nouveaux et im-
BIBLIOGRAPHIE 327
portants. C'est en partie sur ces faits que M. V. s'appuie pour esquisser sur le caractère de Rousseau un jugement vraiment équi- table et nuancé de sympathie'. Il n'entend pas déguiser les fautes de Rousseau; mais il invite ses compatriotes à considérer « l'autre aspect du portrait» ; ils verront, leur promet-il, que «l'effet géné- ral n'est pas sombre, mais illuminé par les éclairs d'une lumière étrange et surnaturelle». Pour lui, il n'hésite pas à s'incliner de- vant cet homme qui a réussi à s'élever, partiellement au moins vers un haut idéal. Les conclusions de M. V., après le scrupuleux examen de la cause, dégagent l'émotion solennelle d'un véritable acte de réhabilitation. [A. F.]
AUTRICHE
Zeitschrift fur die ôsterreichischen Gymnasien, Vienne, 26"'^ Jahrg., 191 1, p. 699-708 : A. MicHAELis, Rousseau und Jean-Paul, eine vergleichende Studie.
Travail soigné qui met en lumière une fois de plus- la parenté de ces deux romanciers de la pédagogie, d'ailleurs de très inégale valeur littéraire [A. F.]
BELGIQUE
[J. J. Rousseau]. L'Emile de J.-J. Rousseau, seule édition autori- sée, avec une introduction, des sommaires, des notes et des commentaires, par Edward Peeters (E. D. D. Y.), officier d'académie, directeur de la Revue internationale et polyglotte «Minerva», Ostende, Nouvelle bibliothèque pédagogique', s. d., 4 vol. gr. in-i6, à pagination continue, i255 pp.
Cette publication ne manque pas d'une certaine originalité. D'a- bord, c'est la première édition belge de l'Emile, du moins l'éditeur
* M. V. n'est cependant d'accord avec M"" Macdonald, ni sur le fait des enfants de Rousseau, nié par celle-ci, ni sur l'interprétation des fac- similés où elle reconnaît la main de Diderot. Toutefois dans une carte postale que nous avons sous les yeux, M. V. reconnaît sa propre erreur sur le second point et fait très élégamment amende honorable à M"' Mac- donald.
- Cf. Annales, VI, 3 19.
3 3D>t volume: Ad. Moens-Patfoort, édit., Bruges.
328 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
l'affirme; puis c'est une édition « autorisée», entendez autorisée par le clergé catholique, et par là encore, nous croyons bien qu'elle est la première de son espèce. Cette autorisation a été obtenue au prix d'un assez gros sacrifice, l'abandon de la Profession de foi du Vicaire savoyard; mais il ne faut pas chicaner sur les moyens quand il s'agit d'introduire le chef-d'œuvre pédagogique de Rousseau dans des milieux qui jusqu'ici le traitaient en suspect. Et puis, l'entreprise est conduite avec une réelle sympathie, une admiration intelligente pour l'ouvrage. Celui-ci est commenté et annoté par un pédagogue consciencieux et instruit, auquel on ne saurait guère reprocher que la bizarrerie de son langage (qu'est-ce que « cursiver » certains passages?) Pourquoi ne nous associerions- nous pas au vœu qui termine l'introduction : « Et maintenant que cette première édition belge du chef-d'œuvre du pédagogue fran- çais prenne son essor, et fasse Dieu qu'elle puisse contribuer,, pour si peu que ce soit, à l'avancement de la science de l'éduca- tion en Belgique 1 > [A. F.]
La Vie intellectuelle, Bruxelles, tome VII, n'^ 6, i5 juin 191 1^ p. 385-400: Georges Rency, Jean-Jacques Rousseau, à propos d'un livre récent.
Le livre récent, c'est le J. J. Rousseau genevois, qui ne sert en effet que de prétexte à une notice biographique sur Jean-Jacques. On y cite beaucoup Michelet, Sainte-Beuve, Brunetière, B. de Saint-Pierre, le prince de Ligne, à l'invitation duquel on regrette que Rousseau n'ait pas répondu, et l'on a l'air d'y douter que le compagnon de Thérèse ait eu les cinq enfants dont il s'accuse. [A. F.l
DANEMARK
Tislskueren, redigeret af Poul Levin, Gyldendalske Boghandel^ Nordisk Forlag, Copenhague et Christiania, octobre ign, p. 287-310: Gerhard Gran, Rousseau og hans Gjennetnbrud.
Chapitre extrait de l'ouvrage de M. Gran sur Rousseau [Anna- les, VII, 184) ; il y traite le même sujet que dans l'article paru ici- même l'année dernière, sur « la crise de Vincennes », et à peu près dans les mêmes termes. [A. F.]
BIBLIOGRAPHIE 029
ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE
Publications of the modem Language Association of Avierica, septembre 1911, p. 476-495 : Gilbert Chinard, Influence des récits de voyages sur la philosophie de J. J. Rousseau.
A rencontre de la théorie, reprise fréquemment depuis Marmon- tel à Lemaître, que Rousseau attaque la civilisation « pour se sin- gulariser», M. Ch. croit à la sincérité du second Discours, parce Rousseau a toujours aspiré à la vie simple (St-Pierre) et « parce que nous ne pouvons admettre que Rousseau ait passé toute sa vie en un mensonge perpétuel » (477). Quant à l'origine des idées de retour à la nature, M. Ch. remplace la théorie de « l'inspiration subite » proposée par Rousseau lui-même (course à Vincennes), par celle d'«une réminiscence, un souvenir inconscient de lectu- res antérieurement faites. » (477 et 494). La littérature du sauvage qui s'était « développé en marge de la littérature proprement dite », Rousseau la connaissait ; il cite lui-même quelques-unes de ses sources dans les notes du Discours sur l'Inégalité. M. Ch. cite cinq noms surtout, et sans du reste faire en général des rappro- chements précis tels qu'en demande l'érudition moderne, déve- loppe la ressemblance de leurs idées avec celles de Rousseau. Ces cinq hommes sont Montaigne et Fénelon d'abord (rapprochements si ressassés), Lescarbot, Le Hontan et Lafiteau ensuite. M. Ch. néglige de faire la différence entre sources de Rousseau et précur- seurs de Rousseau. Il se sert de formules vagues : Rousseau «doit avoir lu» ceci et cela. Et, chose bizarre, M. Ch. choisit pour les examiner de près des auteurs dont nous ne pouvons ap- paremment savoir si Rousseau les a lus, tandis qu'il laisse de côté l'examen de ceux précisément qui devaient être féconds en rap- prochements, puisque Rousseau dit lui-même les avoir lus. (M. Ch. l'indique lui-même, p. 479-80, en disant: «aveu précieux à rete- nir»). Ignorance complète de la bibliographie du sujet. Cet article est regrettable pour son auteur auquel il a pris du temps, pour le lecteur qu'il ne renseigne guère, et pour la revue qui l'a public et dont il fera médire. [A. S.]
FRANCE
J.-J. Rousseau. Les Confessions, extraits suivis illustrés, noti- ces et annotations par Henri Legrand, agrégé de l'Université, Bibliothèque Larousse, Paris, s. d. (191 1), gr. in- 16, 219 pp. six gravures, dont trois hors-texte.
33o ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. J. ROUSSEAU
Cette édition, très agréablement présentée, avec notes, por- traits, autographe, etc., permettra au lecteur pressé d'acquérir à peu de frais une idée très suffisante de l'autobiographie de Rous- seau. On y a fait un choix des pages les plus remarquables, re- produites d'après l'édition Poinçot et on les a reliées entre elles par des notices analytiques, permettant de suivre le fil du récit ; de cette façon l'intérêt du détail ne fait pas perdre de vue le mou- vement général de l'ouvrage.
J.-J. Rousseau. Du Contrat social. Les Rêveries d'un promeneur solitaire. La Renaissance du Livre, Ed. Mignot, éditeur, 78, Boulevard Saint-Michel, Paris, s. d. [191 1], in-i6, 282 pp.
J.-J. Rousseau. Lettres écrites de la Montagne. La Renaissance du Livre, Ed. Mignot, éditeur, 78, Boulevard Saint-Michel, Pa- ris, s. d. [1911], in-i6, 218 pp.
J.-J. Rousseau. Les Co;j/e55ioH5, tome premier (deuxième, troisième et dernier), La Renaissance du Livre, Jean Gillequin et Cie, éditeurs, 78, Boulevard Saint-Michel, Paris, s. d. [iqn], 3 vol. in-i6, 233, 221 et 217 pp.
J.-J. Rousseau. Emile, tome premier (deuxième troisième et der- nier). La Renaissance du Livre, Jean Gillequin et Cie, édi- teurs, 78, Boulevard Saint-Michel, Paris, s. d. [191 1], 3 vol. in-i6, 2i3, 2i5 et 211 pp.
Jean-Jacques Rousseau. Lettres inédites à Mme> Boy de la Tour et Delessert, comprenant les Lettres sur la Botanique, publiées pour la première fois d'après le texte original, par Philippe Godet et Maurice Boy de la Tour, avec trois portraits et deux vues. Paris, Plon-Nourrit et Cie, Genève, A. JuUien, édit.. 191 1, in-8, xi-248 pp., 5 planches hors-texte.
Ce beau volume n'est pas l'exacte reproduction de la publica- tion faite par M. Ph. Godet dans la Revue des Deux-Mondes, et que nous avons signalée en son temps {Annales. V, p. 3o5). Aux quarante-huit lettres de la collection Bartholdi, les éditeurs ont ajouté : 1° les huit Lettres sur la Botanique, adressées à Madeleine Delessert, publiées jadis par Du Peyrou, mais revues et complétées d'après les originaux, et replacées dans l'ordre chronologique; — 20 une lettre inédite du 24 mai [1773] à Mme Delessert, conservée dans le dossier des Lettres sur la Botanique ; 3" vingt-trois lettres de Mmes Bov de la Tour et Delessert à Rousseau, en partie seule- ment publiées par M. Henri de Rothschild; 4° en appendice, le re-
BIBMOGRAPHIK 33 I
levé du compte de Rousseau dans le grand livre de la maison Boy de la Tour, à Lyon, de 1762 à 1772, d'après l'original con- servé par M. M. Boy de la Tour, à Métiers ; — 5° enfin deux ta- bles de noms de plantes dressées pour l'herbier de M"e Delessert (herbier faisant partie de la collection Bartholdi.)
L'annotation très soignée de ces divers documents a beaucoup perfectionné le travail primitif de M. Godet. Signalons en parti- culier, p. 21 et suiv., la confrontation des diverses versions des Sentimens du public sur mon compte. P. vi, n. 3 de V Introduc- tion, les éditeurs s'excusent de n'avoir pu maintenir l'orthographe des originaux, ni pour les Lettres sur la Botanique, ni pour les lettres du dossier Bartholdi, ce que nous persistons, en effet, à trouver fort regrettable. L'illustration documentaire du volume mérite une mention spéciale pour sa richesse et son élégance : deux portraits de M^e Boy de la Tour, un de Madeleine Delessert (à un âge malheureusement fort lointain de celui qu'elle eut aux yeux de Rousseau); un dessin des premières années du XIX^ siè- cle représentant la chambre de Rousseau à Môtiers; enfin une vue de la rue principale de Môtiers, avec la maison de Rousseau au premier plan, peinte à l'aqviarelle par Louis de Marval, à la fin du XVIII= siècle. Il n'est pas tout à fait exact de dire qu'w on ne possède guère d'autre vue bien authentique du village de Môtiers- Travers » au temps de Rousseau. Les dessins de Ghàtelet, faits d'après nature en 1777, ne sont point des documents négligeables, quoique l'artiste ait jugé à propos de tourner la maison histori- que de manière à présenter la galerie à front de la rue principale. Dans ces dessins, la rue est prise en sens inverse de l'aquarelle Marval, avec la cascade de Môtiers dans le fond. Godefroy a gravé l'un d'eux, comme on sait, pour les Tableaux de La Borde '. La perspective y est moins bonne que dans le dessin original con- servé par le marquis de Girardin et que M. L. Pinvert a reproduit en tête de sa brochure sur Auguste Bachelin (voyez Annales, II, p. 283). [A. F.l
J.-P. Brissot. Mémoires [i j54-i jg3), publiés avec Etude critique et Notes par Cl. Perroud, Paris, Alphonse Picard et fils édit., s. d. (191 1), 2 vol. in-8, Li-3g7 et 401 pp.
Il est facile de comprendre comment l'idée de rééditer les Mé- moires de Brissot est venue à l'esprit du savant éditeur des Mé-
1 Cette planche des Tableaux de La Borde a été également gravée à l'aqua-tinte par Oberkogler et publiée à Augsbourg, dans le Négoce de l'acad. Imp. des Arts (tirage non mentionné par V Iconographie Girardin.)
332 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. .1. ROUSSEAU
moires et des Lettres de Mme Roland (cf. Annales, II, 283 et VI. 344). A vrai dire, ce nouveau texte n'est point un texte critique, au sens strict du mot, puisque M. P. n'a point eu entre les mains le manuscrit original disparu, mais c'est la partie du texte publié en i83o-i832 par F. de Montrol, que l'on peut considérer comme authentique. M. P. l'établit avec force dans V Etude critique qui lui sert d'introduction. Et ceci nous est d'autant plus précieux que les Mémoires de Brissot sont d'un homme presque aussi pénétré de Rousseau que M^e Roland elle-même. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir les premiers chapitres, notamment le curieux Por- trait de Phédor, alias Brissot, où Brissot se compare sans cesse soit à Saint-Preux, soit à Rousseau lui-même. En outre les Mé- moires de Brissot contiennent nombre de renseignements directs ou indirects sur Rousseau et ses amis, que nous signalerons rapi- dement.
P. 88-gi : Palissot rencontré en juin 1784 se repent «d'avoir traduit ridiculeusement sur la scène le grand citoyen de Genève»;
— 147 : Brissot, durant son second séjour à Paris (1777-1778), rêve de voir Rousseau et n'ose lui écrire ; — 211 : Voltaire, peut-être par haine pour Rousseau, attaque l'ouvrage de Marat intitulé De Vhomme (1775), qui se termine « par une magnifique invocation à l'auteur d'Emile »; — 249-254 : séjour à Lyon précédant le voyage en Suisse (1782); logement en face de « ce coteau charmant de Fourvière, dont Jean-Jacques a fait un tableau si charmant» ; ren- contre de l'avocat Servan et l'impression produite sur lui par la publication contemporaine des Confessions ; — 270 : Divernois imprimeur de Rousseau à Genève ; — 277-279 : le pasteur Vernes parle « avec respect de Rousseau, avec douleur de leurs querelles » ; souvenirs du séjour de 1754 (promenade au bord du lac, Thérèse);
— 288-292 : Du Peyrou et sa femme, témoignages sur le rôle de Thérèse, confirmés par l'anglais Kirwan, ami de Hume et d'un « ministre» de Schewsbury qui « voyait souvent Rousseau» (très in- téressant) ; — 296-297 : pèlerinage à l'Ile Saint-Pierre; — 3oo : id.. à Môtiers-Travcrs ; souvenirs sur Rousseau; — 325-326 : Linguet et sa femme irrités contre Rousseau; — 356: Charles Burney» adaptateur du Devin : — 367 : le pédagogue David Williams, criti- que de Rousseau dans son Cours de leçons sur l'éducation ; — II. 5 : M"f Delessert chante en 1784 devant Brissot la romance de Rousseau : Au fond d'une sombre vallée ; — 48 : rencontre de M«n= d'Houdetot et déception ; — 217 : Brissot manque d'être la- pidé à Orléans en 1787, pour avoir osé faire l'éloge de Rousseau. [A. F.]
BIBLIOGRAPHIE 333
Hippolyte Buffenoir. Les Charmettes et Jean-Jacques Rousseau, édition définitive, Paris, Emile-Paul édit., Aix-Les-Bains, imp. A. Gérente, Chambéry, lib. Reynaud, ion, gr. in-i6, i36 pp.
C'est le bi-centenaire de Rousseau, comme en avertit la couver- ture, qui nous vaut cette «édition définitive «du petit guide histo- rique et sentimental de M. B., dont la première édition remonte à iqo2. La nouvelle s'est accrue de quelques détails extraits no- tamment du Voyage en Italie d'Arthur Young et d'un chapitre nouveau sur r« Apothéose à Chambéry, 4 septembre igio », dans lequel se trouvent reproduits, tout ou parties, les discours pro- noncés lors de l'inauguration du monument Mars-Vallet, et le poème de M. B. publié dans le Patriote Républicain de Chambéry. L'illustration de la brochure s'est également enrichie, en particu- lier d'une jolie reproduction à la sanguine du soi-disant portrait de Mme de Warens par Largillière. [A. F.|
Victor Cherbuliez, de l'Académie française. L'Idéal romanesque en France de 16 10 à 181 6, Paris, Hachette et G'e édit., 191 1, in-8, vi-3oo pp.
Ch. V, p. 121-161 : Le cœur sensible (La Nouvelle-Héloïse). Nous avons rendu compte de ce chapitre d'un ouvrage posthume quand il a paru dans la Revue des Deux-Mondes. Voyez Annales, VII, 175.
Charles Collé. Journal historique inédit pour les années ij6i et 1762, publié sur le manuscrit original et annoté par Ad. VAN Bever avec la collaboration de A. Boissy. Portraits d'a- près Jeanrat et Carmontelle, Paris, Mercure de France, 191 1, in-8.
Le Journal de Collé formait onze volumes manuscrits qui fu- rent déposés à la Bibliothèque du Louvre. Une partie en avait été publiée, avec toutes sortes d'altérations et falsifications, par A. Barbier en i8o5, par H. Bonhomme en 1868. Après l'incendie de la Bibliothèque du Louvre en mai 1871, il semblait bien que force fût de se contenter désormais de ces mauvaises éditions. Mais sur les onze volumes manuscrits, deux avaient été prêtés avant que Bar- bier n'eût repris son édition, et n'avaient jamais été rendus, ce que déploraient et Barbier, et, soixante-cinq ans plus tard. Bonhomme. C'est un de ces volumes que MM. van Bever et Boissy ont re-
334 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. .1. ROUSSEAU
trouvé chez un brocanteur en province, ce qui prouverait qu'il peut y avoir du bon, au moins très accidentellement, à ce que des volumes prêtés ne soient pas rendus ! — Ce volume, qui était devenu la propriété de M. Henri Monod, contient les années 17Ô1-62. Je n'ai pas à en apprécier le plus ou moins d'intérêt géné- ral, mais seulement à y relever ce qui a trait à Rousseau. — P. Sy- 38. Février 1761. Collé note avec malveillance l'apparition de la Noiivelle-Héloïse, « roman comme on ne l'est point », dont le prix lui parait excessif. — 71-76. Avril 1761. Il rapporte complai- samment un libelle de Voltaire contre Rousseau (le Rescritde Veyn- pereur de la Chine] à l'occasion du Projet de paix universelle de « ce diable de citoyen de Genève. » — 277-283. Juin 1762. A pro- pos de la condamnation de VEmile par le Parlement, violente diatribe contre Rousseau, qui « n'a nul génie, nulle invention, nulle création», qui « écrit avec beaucoup d'éloquence et de cha- leur », mais qui « a l'esprit faux et sans suite. » — 283-293. Collé rapporte un singulier libelle contre Rousseau, Prédiction tirée d'un vieux manuscrit, dont il déclare ignorer l'auteur, et qui se- rait ou de Ch. Borde, ou plutôt de Voltaire. — 298-299. L'affaire Rousseau empêche la représentation de La mort de Socrate, tra- gédie de Sauvigny. [L. P.|
J. Churton Collins, professeur de littérature anglaise à l'Univer- sité de Birmingham. Voltaire, Montesquieu et Rousseau en Angleterre, traduit de l'anglais par Pierre Deseille, Paris, librairie Hachette et C'<ï, 1911. in-8, viii-253 pp.
Traduction de l'original anglais qui fut déjà signalé et analyse dans nos Annales, V, p. 287. Ce serait sans doute trop demander que dans un travail de ce genre on ait tenu compte des rectifica- tions de notre collaborateur. Mais on déplorera sans scrupule que cette traduction soit écrite dans une langue aussi négligée et que les noms propres y soient fréquemment défigurés :Walmar,Abanzit, Mme Je Vadelin, Peyron (tout court pour Du Peyrou), Multon (pour Moultou), l'abbé Troublet, Ray (pour Rey). P. 234, ce n'est pas F. -H. Rousseau qu'il faut lire, mais Jean Rousseau (cf. Anna- les, VI, p. 17, n. 7). fA. F.|
Jules Delvaili.e, agrégé de philosophie, docteur es lettres. La Chalotais éducateur, Paris. V. Alcan. édit. 191 1, in-8.
P. 53. Les théories de Rousseau eurent une action à peu près nulle sur l'organisation véritable et pratique de l'éducation publi-
BIBLIOGRAPHIE 335
que. — 98, note 2. Un souvenir de VEssai d'éducation nationale de La Chalotais dans les Considérations sur le gouvernement de Po- logne. [Le rapprochement semble assez peu concluant.] — 107. Al- lusion dans VEssai au paradoxe de Rousseau sur l'inutilité des sciences. — Souvenirs ou réfutation de VEmile, p. 122, i23, 126. r36. [L. P.]
Marguerite Dupont-Chatelain, Les Encyclopédistes et les femmes : Diderot, d'Alembert, Grimm, Helvétius, d'Holbach, Rousseau, Voltaire, ouvrage orné de deux planches gravées [dont un portrait de Mme de Warens], Paris, H. Daragon édit. MDCCCGXI [1911], in-8, 169 pp. (Bibliothèque du Vieux Paris).
P. 8-j-i3i : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). On peut se dis- penser d'analyser ce travail superficiel et banal.
Emile Faguet, de l'Académie française. Vie de Rousseau. Paris. Société française d'imprimerie et de librairie, s. d. [191 1], in-i2, 417 pp.
En présentant sa Vie de Rousseau sous le titre général : Le bi- centenaire, M. F. n'a pas voulu seulement marquer le caractère d'opportunité de cette biographie, mais sans doute annoncer un tableau de cette vie aussi exact, aussi complet qu'on peut le faire aujourd'hui, un récit qui tienne compte de toutes les recherches d'érudition, qui établisse quels sont leurs résultats certains deux cents ans après la naissance de Rousseau. Peut-être a-t-il voulu faire entendre encore que cette biographie n'était que l'introduc- tion nécessaire à une série d'études générales qui n'auraient plus^ pour objet le caractère de Jean-Jacques, mais sa pensée, ses œu- vres, son influence. Ainsi M. F. serait entré dans cette « troisième phase » dont il parlait, après la mort d'Edouard Rod, à propos de ceux qui lisent Rousseau et s'engagent dans l'intimité de sa pen- sée. Les rousseauistes — je n'entends pas seulement ceux qui for- ment un parti autour de la mémoire de Jean-Jacques, pour la dé- fendre de toute attaque, la justifier de tout reproche, car c'est ce sens que M. F. donne au mot de « rousseauiste » (p. 208) — les^ rousseauistes donc, c'est-à-dire ceux qui se font une étude spé- ciale, d'après les sources et les documents authentiques, de la vie et de l'œuvre de Rousseau, et, avec les rousseauistes, ceux qui ont lu simplement et loyalement Rousseau avant de le juger, et ceux enfin qui désirent aujourd'hui connaître exactement les cir-
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constances de sa vie, tous doivent lire le livre excellent de M. F. 11 est très riche, très sûr, très vivant. Point de préface, point de références encombrantes, point ou presque point de notes au bas des pages. Et l'on sent pourtant constamment, sous le mouvement vif, rapide, parfois précipité du récit, des dessous très solidement établis. Peu d'argumentation, pas de digressions. Les faits ame- nés par le train de la vie, comme s'appelant les uns et les autres, dans leur ordre logique et leur enchaînement réel, quand ce n'est pas dans leur succession chronologique. Les citations strictement nécessaires, non pas amenées en vue de l'effet ou pour forcer la conviction du lecteur, mais pour éclairer les sentiments des per- sonnages, pour dégager les mobiles vrais, et surtout pour mettre en lumière toutes les faces d'une situation, toutes les causes externes et internes qui font agir Rousseau en un moment donné. «J'aime mieux Rousseau que ses ennemis, mais le vrai...», cet aveu du biographe n'est pas seulement une confidence jetée en passant, mais c'est comme la règle constante de son exposition. Il tend à la vérité, par une sympathie toujours contrôlée. S'il est gé- néreux, il est encore plus clairvoyant. Il débrouille avec une rare habileté la confusion des sentiments au milieu desquels Rousseau s'agite pendant l'année 1757, parce qu'il a reconnu l'importance capitale du séjour à l'Hermitage pour tout le reste de sa carrière. On reconnaît qu'il a été guidé par les habiles enquêtes faites avant lui, mais la composition magistrale de ces quatre chapitres : Affaire Diderot; Aff'aire d'Hoiidetot ; Affaire d'Epinay ; Suite des trois affaires, atteste qu'il n'a pas fait un pas sans tout examiner, et qu'arrivé au bout, il domine le tout. De l'histoire de la composi- tion des Mémoires de Mme d'Epinay, qu'il résume d'après les dé- couvertes précieuses de M^e Macdonald (Madame et non pas Ma- demoiselle) sans adopter d'ailleurs des « conclusions extravagan- tes », M. F. tire cette leçon, qui est et doit demeurer une règle valable pour tous les rousseauistes, dans tous les sens du mot : « 11 ne faut tenir littéralement aucun compte des prétendus Mé- tnoires de Madame d'Epinay. » Il les définit et définitivement : '( un roman-pamphlet.»
M. F. ne laisse aucun personnage entrer en relations avec Rous- seau, qu'il ne suive leur commerce de visites ou de lettres, jus- qu'à la dernière. Parmi ces épisodes, qui se succèdent ou s'en- chevêtrent sans qu'on perde jamais des yeux l'essentiel, à sa- voir l'évolution du caractère de son héros, le biographe expose par les textes, mis à leurs dates et reproduits dans les propor- tions strictement nécessaires, l'histoire des sentiments récipro- ques de Rousseau et de Voltaire, ces deux « monomaniaques
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de la persécution. » Cette méthode impartiale montrera d'elle- même lequel fut le plus digne, lequel le plus coupable, et M. F. semble exprimer la pensée de son lecteur autant que la sienne, quand il dit enfin, à propos du Sentiment des citoyens (p. 3ii) ; « L'auteur de la Pucelle, défenseur de la religion et des bonnes mœurs, et un homme partisan de l'abolition de la peine de mort demandant que Jean-Jacques fût brûlé vif, cela ne peut pas entrer dans l'esprit de Rousseau. Peut-être même, si efl rayant coquin que Rousseau sût qu'était Voltaire, Rousseau ne put consentir à croire que le prince de la littérature de son siècle, à soixante-dix ans, fût descendu à ce degré d'abjection, »
Dans cette Vie de Rousseau, certaines analyses de situations mo- rales saisissent et pénétrent réellement l'esprit par leur franchise et leur clarté. Ainsi la description des vrais sentiments de Rous- seau pour Mme de Warens, qui aboutit à cette conclusion imprévue : « Il faut qu'on sache bien que Rousseau n'a jamais aimé Mme de Warens que de souvenir. » Ainsi encore la mise en lumière des causes diverses qui expliquent, en 1767, à la fin du séjour de Rousseau en Angleterre, son exaspération. « Le lecteur, occupé de Rousseau en Angleterre ne songe pas, ou ne songe pas assez que Rousseau est attaqué et calomnié avec férocité, au înême mo- ment, par ses ennemis de Genève et de Ferney» (p. 354). Et M. F. termine ce chapitre désolant par l'une de ces vues d'ensemble, l'un de ces vols-d'oiseau inattendus et nécessaires, qui élèvent soudain le lecteur à une hauteur où tout se concilie et s'explique. Tous les faits épars se ramassent en un brusque raccourci : « Trois époques climatériques dans la vie de Rousseau : 1742, qui l'amène à Paris et en fait un homme de lettres quelconque, s'essayant à tout et prenant des paradoxes à la pipée; 1757, qui le jette hors de l'Hermitage. enfiévré de colère et d'amour, et en fait un homme de génie, poète, orateur, romancier, sociologue romanesque, etc.: 1765, qui le jette hors de son pays, à jamais ulcéré, incapable dé- sormais de penser à autre chose qu'à lui contre tous les hommes, et à tous les hommes contre lui ; et du reste plus homme de génie que jamais. Tel il était en 1767. » (p. 359).
On peut sans doute relever des erreurs de détail dans cette bio- graphie de 417 pages. Certaines affirmations, certaines omissions appellent la discussion. Par exemple, M. F. ne paraît pas attri- buer au séjour à Genève, en 1754, son importance ni ses consé- quences réelles dans l'évolution des sentiments de Rousseau. D'une manière générale, il ne fait pas la part suffisante aux im- pressions que Rousseau a emportées de Genève, et auxquelles il est toujours revenu, jusqu'à la fin de sa vie. C'est-à-dire que la
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Vie de Rousseau de M. F. ne saurait dispenser de lire le J. J^ Rousseau genevois, de Gaspard Vallette. Parfois M. F. s'amuse à secouer l'esprit par l'expression outrée, excessive d'un jugement vrai. Ses paradoxes sont toujours instructifs. Ce sont des coups de lumière, qui illuminent et n'aveuglent pas. Mais voici une affir- mation bien étonnante : « Le fanatisme anti-catholique, la fréné- sie anti-romaine, la catholicophobie dont Rousseau fut toujours atteint... » Rousseau fut un assez bon catholique, au moins dans la forme. Il ne devint pas même catholicophobe après son retour à la confession protestante. Ce qu'il avait appris à détester dans l'Hospice des catéchumènes de Turin, c'est le catéchisme, les for- mules dogmatiques, et cette aversion, qui remplit la Profession de foi du Vicaire savoyard, reparaît assez dans les Lettres de la montagne, où il dit, dès la première lettre, en parlant d'un pays où la foi et le culte seraient simples: « La monotonie de certains sons articulés n'y sera pas la piété. » Les impressions répugnantes du séjour à l'Hospice de Turin s'étaient bientôt effacées. On ne voit pas que Rousseau ait jamais confondu le catholicisme avec les convertisseurs de Turin, ni même avec ses maîtres du séminaire d'Annecy. Il ne faudrait rien dire, qu'on soit rousseauiste ou non, qui permît aux mangeurs de curés de réclamer Rousseau pour leur patron.
Ce qu'il faut relever dans la Vie de Rousseau, parmi tant de mé- rites divers et si peu de partis-pris, c'est ce qui en fait l'originalité véritable. Deux grandes idées s'en dégagent, qui, sans être nou- velles ni l'une ni l'autre, acquièrent, je ne dirais pas par la seule adhésion de M. F., mais bien par la beauté de ses démonstra- tions, une force et une autorité singulières. Il voit en Rousseau, jusqu'à son établissement à Paris, un homme, instinctivement bon sans doute, mais réellement dénué de tout sens moral. Sa vie morale active, consciente, commence seulement après la tren- taine. Elle commence par une première poussée d'orgueil, tandis qu'il réussit si aisément et si vite dans le monde des philosophes et des fermiers généraux, orgueil qui décuplera avec le succès des Discours. Mais alors, tandis que Rousseau, s'affranchissant des con- ventions mondaines et des obligations sociales, veut réformer sa conduite d'après les principes qu'il vient de proclamer, cette vie morale s'enrichit soudain et s'approfondit par le sentiment d'un crime accompli à la légère, par le remords et le regret de l'aban- don de ses enfants. Après avoir été impitoyable pour la stupide, r« idiote» Thérèse, qu'il rend en grande partie responsable des soupçons continuels et toujours plus inquiets que Rousseau nour- rissait à l'égard de ses amis et qui lui inspirèrent tant de démar-
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ches absurdes et néfastes, M. F. conclut : « L'abandon de ses en- fants par Rousseau a coupé sa vie en deux. Avant, il n'avait au- cun sens moral et ne savait même pas ce que c'est... après il con- nut le sens moral... L'infîuence de M"« Le Vasseur sur Rousseau fut double et fut très grande : elle l'a rendu fou et honnête homme. »
La seconde des idées directrices de la Vie de Rousseau, c'est que l'orgueil de Rousseau et l'effroi de sa faute ont pris les carac- tères de la folie depuis les derniers mois du séjour à l'Hermitage. Sa manie de la grandeur — grandeur de vertu et non de génie lit- téraire — et sa manie de la persécution — l'idée fixe du complot — datent d'alors. « 1756-1757 est un moment décisif dans sa triste vie. Et de plus, s'il n'y eut pas le moindre complot contre lui en 1756-1757, il y en eut un depuis et permanent... Les d'Epinay, les Diderot, les Grimm, le surveillèrent comme pas à pas et trempè- rent plus ou moins dans tout ce que l'on fit contre lui... Et ce fut cette guerre, que Rousseau sentait bien, qui lui fit cette blessure éternelle, sans cesse envenimée par MUe Le Vasseur, où devait succomber sa raison » (p. 238).
Il y a comme une source cachée d'émotion, de sympathie, de pitié dans ce livre qui paraît l'oeuvre d'un esprit si clair, si déta- ché, si maître de lui. Si les deux grandes erreurs et surtout les deux grands malheurs de Rousseau dans la conduite de sa vie furent sa liaison avec Thérèse Le Vasseur et son établissement à l'Hermitage, M. F. trouve à ces deux fautes des circonstances atténuantes dans des qualités bonnes de Rousseau : •< Que la bonté soit pour presque tout dans la faiblesse de Rousseau pour sa com- pagne, c'est ce qui est pour moi évident » (p. 142). Et si impartial, si juste qu'il soit dans tout le récit des « affaires » de l'Hermitage, le biographe excuse Rousseau de n'avoir pas compris que l'homme de génie ne peut qu'être seul : « Il souffre de la solitude comme d'une prescription imméritée, alors qu'elle est toute naturelle » (p. 4i5).
On le voit, c'est le caractère de l'homme qui remplit ce beau livre. Sur ses vingt-cinq chapitres, les vingt premiers racontent sa vie jusqu'à la période des chefs-d'œuvre. A peine si, ici et là, un mot du biographe trahit son admiration pour l'écrivain. L'é- nigme de la vie de Rousseau est dans sa conscience. M. F. achève, à la dernière page, le portrait moral de Rousseau sur ce mot : « l'un des plus malheureux mortels qui aient cherché en gémis- sant. ))
Maintenant c'est assez parlé de ses fautes et de sa folie. Il le fallait sans doute pour aborder plus librement l'œuvre du mora-
340 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J ROUSSEAU
liste, de Tartiste, du politique et du sociologue. Les racines de son génie plongent d'ailleurs jusqu'au fond de son cœur tour- menté. Eloquence, poésie, nature, humanité, bonheur vainement poursuivi pour lui-même et offert aux hommes comme la rançon de sa vie, toute l'œuvre de Rousseau est inspirée par ses souflrances et son besoin d'amour. Il semble que M. F. se promette d'en faire à son tour la démonstration. Nous saluons d'avance avec grati- tude la série de livres qu'inaugure avec tant d'éclat et de fermeté la Vie de Rousseau. [B. B.]
E. Faguet, de l'Académie française. En Usant les beaux vieux- livres, Paris, Hachette et C'^ édit., 191 1, in-i6.
P. 20Q-221. J. J. Rousseau. Souvenirs de vie rustique. Commen- taire des pages sur le séjour à l'Ile St-Pierre, « morceau étonnant de Rousseau vieilli... qui prouve que, chez lui, si la raison a flé- chi, le génie ne fléchit jamais. » [L. P.]
Henry Roujon. Dames d'autrefois, deuxième édition, Paris, Ha- chette et Ci= édit. 191 1, in-8, 3o6 pp.
P. 129-133: Mme de Larnage [k propos du travail de M. L. Au- renche paru dans nos Annales, t. III, p. 69.)
P. 1 35-1 38. Sophie (celle du roman de Rousseau et de sa suite projetée) ; cf. Annales, IV, p. 348, l'article En marge du Temps du 21 janvier 1907.
Stendhal. Œuvres postliumes. Journal d'Italie, publié par Paul Arbelet. Paris, Calman-Lévy édit., 1911. in-ifi.
P. f)2. Beyle, en 181 1, interroge, à Montbard, le jardinier de Buffon qui « a vu Jean-Jacques se mettre à genoux sur la porte du cabinet où Buffon travaillait dans le silence ». — m. Explication du caractère de Rousseau. — 118. Beyle nourri de VHéloise. Ce volume est composé d'inédit et de fragments déjà publiés. Tous les passages ci-dessus avaient déjà été publiés. fL. P.|
A. ToRNEZY. La légende des » Philosophes ». Voltaire, Rousseau, Diderot peints par eux-mêmes, Paris, Perrin édit., 191 1, in-8, 459 pp.
P. 3 (Introduction). Causes du succès de Rousseau. — 8i-ii5. Les amours romanesques de Rousseau. Rousseau et les habitants
BIBLIOGRAPHIE 341
de la Chevrette. (L'auteur a consacré naguère plusieurs notices à Charlotte de Lucé, sœur de Mme d'Houdetot). — i33-i46. Rous- seau et Voltaire. — 198-255. Rousseau et Diderot; le drame de la Chevrette. — 2g2-3i2. Le théisme de Rousseau. — 398-399. Sa mort. — 409-419. Son influence politique. Le Contrat social et la Constitution de 1791. La notion d'égalité. — 428-433. Influence religieuse. Rousseau et Robespierre. — 436. Influence restreinte, sur quelques théoriciens, en 1848. — 437-442. Influence de nos jours; l'anticléricalisme. — Il faut faire attention au titre. Quand on dit «les philosophes», on entend généralement le groupe des Encyclopédistes, dont Diderot était le chef, que Voltaire cajolait et que Rousseau finit par exécrer. Ici, l'auteur désigne Voltaire, Rousseau et Diderot, considérés comme les plus importants arti- sans de la société nouvelle et les principaux auteurs de la Révolu- tion. Le mot légende, les guillemets ironiques qui encadrent le mot philosophes signifient qu'ils furent de faux sages et des hommes peu recommandables dans leur privé. Une place à part est faite à Rousseau qui, malgré ses erreurs, commande la sympathie (p. 89), même «un certain respect» (p. i36). — Une originalité de cet ouvrage, c'est que l'auteur utilise chemin faisant des lettres inédites qui ont passé en vente publique, moyen ingénieux de je- ter, quelquefois avec un peu d'artifice, de la variété dans un sujet connu. J'en ai compté soixante-quinze, dont seize de Voltaire et dix de Rousseau, (p. 85, io5, io6, 107, 145, 242, 248, 298, 3oi, 3o6. Adde, p. 109, une lettre curieuse, relative à la lapidation de Môtiersl. L'wami» à qui est adressée la lettre citée p. 107, du 20 octobre 1765, est M. de Graflenried. Nous avons signalé en son temps la vente de cette lettre : Annales, V, p. 33 1. [L. P.]
[Valrev]. Résume de l'Emile ou de l'Education, ouvrage écrit ily a i5o ans par J.-J. Rousseau, Nice, imprimerie Honoré Ro- baudi, 191 1, in-8, i55 pp.
Réimpression d'un ouvrage paru en 1902, à Nice, imprimerie spéciale du Petit Niçois, 145 pp., in-8. Dans sa préface, l'auteur, qui est une fervente de Rousseau, annonce l'intention de vulgari- ser VEmile, dont toutes les personnes qui ont des enfants de- vraient connaître au moins les principaux passages. Souhaitons qu'elle atteigne son but. [A. F.]
Pierre Villey, maître de conférences à l'Université de Caen. L'in- fluence de Montaigne sur les idées pédagogiques de Locke et de Rousseau, Paris, Hachette et C'^ édit, loii, petit in-8, xii-270.
.■»4- ANNALES DE LA SOCIETE .1. .1. ROUSSEAU
C'est une chance inespérée qu'un sujet aussi rebattu soit enfin traité, non plus superficiellement, mais à fond, par un con- naisseur des idées de Montaigne et un érudit rompu aux meil- leures méthodes de l'étude des sources. M. P. Villey est bien connu par son monumental ouvrage sur les Sources et l'évolution des Essais. Il prépare deux volumes sur l'influence de Montaigne en France et en Angleterre d'où sont détachées les deux études qu'il nous présente en attendant. Dans son chapitre sur Rousseau, il suit pas à pas les traces de l'influence de Montaigne et de Locke depuis le Projet d'éducation de M. de Sainte-Marie jusqu'à V Emile, en passant par le Discours sur les sciences, la polémique qui s'en est suivie et le Discours sur l'inégalité. Dans le premier de ces ouvrages « dépourvu de toute originalité », Rousseau se montre déjà le disciple de ses devanciers. Pour les deux Discours, M. P. V. fait une distinction essentielle : le Discours sur les sciences lui parait devoir beaucoup à Montaigne, notamment « l'impulsion » ; le Discours sur l'inégalité au contraire, ne doit que bien peu aux Essais : cela tient à ce que Rousseau a besoin de transformer son paradoxe en système et d'appuyer ce système sur des faits histo- riques bien établis. L'étude de M. P. V. se rencontre heureuse- ment sur ce point avec celle que M. Morel publiait naguère dans nos Annales et qu'il n'a connue qu'après coup. Enfin l'étude mé- thodique de la pédagogie de VEmile (principes généraux, culture physique, enseignement intellectuel et pratique, éducation morale, etc.) fournit à M. P. V. l'occasion de montrer Rousseau utilisant les idées de Montaigne et Locke, mais d'une manière parfaitement originale et souvent en réagissant contre elles. De tout son travail ressort précisément cette vérité que l'originalité de Rousseau par rapport à Montaigne est beaucoup plus grande que celle de Locke. L'étude de M. P. Villey joint la solidité à l'agrément: elles est ra- pide, dégagée, quoique elle ne perde pas de vue un instant les textes ; l'auteur sait prendre toutes les précautions qu'il faut avant d'affirmer ou de démontrer; et toujours il se garde des exagérations et des emballements auxquels le culte de Montaigne pourrait l'entraîner. C'est ce dont nous autres rousseauistes nous devons surtout le remercier. Ajoutons encore que M. P. V. établit avec ferce que Rousseau a connu Locke par la traduction de Coste, et probable- ment par la cinquième édition de cette traduction (p. xi). [A. F.]
Revue d'histoire littéraire de la France, juillet-septembre 191 1, p. 553-365 : Lviigi Foscolo Benedetto, A propos d'un roman de George Sand.
BIBLIOGRAPHIE 340
Curieuse tentative d'interpréter Jacques comme une sorte de suite de la Nouvelle Héloïse, et les personnages de ce roman comme des répliques des personnages de Rousseau. On voit par là que J. J. Rousseau « n'a pas seulement déterminé chez G. Sand un certain état d'âme, en favorisant son idéalisme social et sa conception romantique de l'amour, mais qu'il lui a en outre fourni des personnages et des situations romanesques ». [A. F.j
Progrès, revue mensuelle illustrée, juin 191 1, p. 277-386 : G. Bou- clé, professeur à la Sorbonne, Le Socialisme de Jean-Jac- ques.
Aux approches du deuxième centenaire de la naissance de Rousseau, M. B. pense qu'il est opportun d'interviewer le grand homme dans sa tombe sur ce qu'il pense de nos plus récents « progrès », notamment du socialisme et de la lutte des classes. Or Rousseau, lui sembJe-t-il, s'annonce comme socialiste ou pré- pare le socialisme par sa confiance dans la raison humaine pour reconstituer artificiellement la Société; — par sa dialectique his- torique, qui en fait jusqu'à un certain point un précurseur du so- cialisme scientifique de Marx et Engel ; — par l'opposition qu'il établit entre les classes, glorifiant non pas, à la vérité, l'ouvrier des fabriques, mais le petit artisan libre d'une part et surtout le paysan (socialisme agricole); — par sa dénonciation éloquente des privilèges du rang et de la richesse au nom de l'identité fon- damentale de r « homme », dénonciation qui atteint en particulier Toute législation comprise comme un instrument d'oppression des classes non-privilégiées. M. B. insiste en terminant sur «le halo de sentiment » dont ces idées sont enveloppées et qui n'a pas man- qué de favoriser leur action. \K. F.]
jEsculape, revue mensuelle illustrée, juillet 191 1, p. oS-iSq : Docteur Lucien Libert, interne des Asiles de la Seine, licen- cié es sciences, Jean-Jacques Rousseau devant la médecine contemporaine.
G'est à dire principalement devant les docteurs Ghâtelain, Mô- bius, Régis, Sérieux et Gapgras, car d'autres, notamment des doc- teurs F. Girardet, O. Adler, G. Vorberg, Héresco, Labonne, Ca- banes même, il n'est pas question. M. L. se rallie finalement au diagnostic de MM. Sérieux et Capgras qui font de Rousseau un interprétateur du type résigné. [A. F.]
344 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Revue de Paris, i3 septembre 191 1, p. SôS-Sqô : André Martin- Decaen : Marie-Thércse Levassent, « veuve de J.-J. Rous- seau ».
Cette étude rectifie et complète fort heureusement l'article de M. Lenôtre sur La fin de Thérèse Levasseur (cf. Annales, VII, 172), d'après les archives du marquis de Girardin, du baron Mo- rand, de M. Baudon, notaire au Plessis-Belleville (ces dernières déjà longuement interrogées par M. Lenôtre). Les archives Morand mettent en lumière le rôle de M. Chariot, commissaire-priseur, protecteur de Thérèse sous la Révolution, dont il a été question naguère à propos de l'intervention de Doubrowsky, secrétaire de l'ambassade russe à Paris (et non Dombrow^sky, comme écrit M. M.-D. ; cf. Annales, V, 277 et VII, 84). Les archives Girardin confirment ce que l'on savait déjà du zèle de René Girardin pour la veuve de Rousseau et de l'ingratitude criante dont il a été payé- A cet égard, la pétition de Thérèse à l'Assemblée nationale, dont M. M.-D. reproduit le texte d'après l'original conservé aux Archi- ves, est peut-être le comble de l'atrocité. Passons : tant de turpi- tudes ont été suffisamment dévoilées. [A. F.]
Pierre-Maurice Masson, Rousseau contre Helvétius. Extrait de la Revue d'Histoire littéraire de la France, janvier-mars 191 1, Paris, A. Colin édit.. 191 1, in-8, 22 pp.'
L'auteur entreprend de rectifier et de « mettre au point » les idées précédemment exposées par M. Albert Schinz dans un ar- ticle de la même revue (1910, p. 225-261) que nous avons analysé (Annales, VII, 181). M. Schinz avait édifié — assez pénible- ment — cette hypothèse : la dissertation de Rousseau sur l'activité du jugement insérée après coup dans la Profession de foi du Vi- caire savoyard pour réfuter le sensualisme d'Helvétius. Hypothèse « insoutenable », dit M. P. -M. Masson, et qu'il faut abandonner. « Ce n'est point pour réfuter Helvétius que Rousseau s'est mis à écrire la Profession du Vicaire. » — Cependant tout ne s'écroule pas dans les conclusions de M. Schinz : il avait deviné juste en signalant dans les premières pages de la Profession un passage interpolé par Rousseau et dirigé contre le premier Discours du livre De l'Esprit : hypothèse confirmée, nous apprend M. P. -M. Masson, par un premier brouillon de VEmile qui existe à Genève
• Le tirage à part ajoute un P. -S. qui n'est pas dans l'article de la Revue d'histoire littéraire.
BIBLIOGRAPHIE 34^
dans une bibliothèque particulière : toute la discussion sur la théorie matérialiste de la connaissance (tout le morceau présumé interpolé) en est absente. — P. io5-ii3. L'auteur donne le texte complet des annotations de Rousseau au livre De l'Esprit, texte qui n'avait pas encore été publié intégralement. [L. P.|
Journal de Médecine interne, i3« année, n" 28, 10 octobre igii : Prosper Merklen, Jean-Jacques Rousseau et Desessartj, con- tribution à Vhistoire de l'élevage des nourrissons.
M. M. n'a pas l'air de se douter qu'une étude sur le même sujet a été publiée par le docteur D'Espine (cf. Annales, V, Sog) où l'on démontre, pièces en main, que le premier livre de l'Emile a été composé avant l'apparition du Traité de l'éducation corporelle des enfants en bas âge et que par conséquent l'accusation de plagiat lancée par Desessartz contre Rousseau ne repose sur aucun fon- dement. A plus forte raison ne peut-il être parlé de la «collabora- tion » de Desessartz à VEmile. Au reste, M. M. reconnaît après le docteur D'Espine, les divergences nombreuses et essentielles des deux théoriciens. [A. F.].
La Revue (ancienne Revue des Revues), i^r juin 191 r, p. 597-608 : Ernest Seillère, Amours d'intellectuels.
Ce n'est pas sans raison que T. G. intitule Elève de Rousseau une chronique extraite de cette étude et parue dans le Temps du 16 août. Thérèse Heyne mariée au naturaliste G. Forster et aimée — platoniquement — par Wilhelm Mever, peut passer pour la caricature allemande du trio Julie-St-Preux-Wolmar. comme Marie Phlipon épousant d'enthousiasme le quadragénaire Roland, représente en une certaine mesure la caricature française de Julie. M. S. crayonne avec esprit, d'après de récentes biographies, cette Roland allemande, à laquelle manque toutefois l'auréole de l'é- chafaud. [A. F.]
Foi et Vie, Paris, i" janvier 191 1 : Paul Seippel, La conversion de- Jean-Jacques Rousseau.
C'est ainsi que M. S. désigne la crise à laquelle est due le pre- mier Discours, crise toute mystique, dit-il, et qu'il faut interpréter comme une « conversion » au sens que la moderne psychologie religieuse lui a donné. D'accord avec M. Vallette (et M. G, Gran,.
346 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
cï. Annales, VII, i et sq.), M. S. reconnaît dans cette crise moins un point de départ, que l'aboutissement de tout un long travail antérieur. [A. F.]
HOLLANDE
Jean Jacques Rousseau. Emile of over de Opvoeding, onverkorte Vertaling, metVoorrede, historische en kritische aanteekenin- gen van den Schrijver, naar het Fransch door S. H. ten Cate herzien door J. K. Rensburg, (vertaler van Dante), met Por- tret van den Schrijver, Gebr. E. & M. Cohen, Amsterdam, 191 1, in-8, V111-451 pp., un portrait frontispice.
Traduction des quatre premiers livres seulement.
Jean-Jacques Rousseau. Emile of over het We^en der Opvoeding, uit het Fransch bewerkt door Is. Querido, [Wereld Biblio- theek, uitgegeven door de Maatschappij voor Goede en Goed- koope Lectuur, Amsterdam, no 149-150], s. d. [191 ij, in-8, 200 pp.
Adaptation quelque peu prétentieuse des deux premiers livres <ï Emile.
HONGRIE
Rousseau Jânos Jakob. Emtl vagy a nevelesrol [Emile ou de l'Education], Francziabôl forditotta Schopflin Aladâr. Bu- dapest, Franklin-Tàrsulat, 191 1, in-8, iv-710 pp.
C'est ici la troisième édition de V Emile en langue magyare. La première traduction hongroise, due à M. Ignace Fûhrer, parut en 1875; bien qu'écrite en une langue défectueuse, elle comblait une lacune, et fut si demandée, faute d'une meilleure traduction, qu'une nouvelle édition devint nécessaire et parut en 1895. Mais le souci de la forme, que Rousseau avait à un si haut point, cette limpidité du style qui caractérisent la prose du grand écrivain, ne se retrouvent en aucune manière dans la traduction de Fùhrer. Il était par conséquent très désirable que la littérature hongroise fût dotée enfin d'une bonne traduction de V Emile. C'est ce qu'à voulu
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faire la Société d'édition Franklin, à Budapest, en confiant a M. Aladâr Schôpflin le soin de traduire à nouveau en hongrois l'ouvrage de Rousseau. Disons tout de suite que cette traduction nouvelle est de beaucoup supérieure à celle qui l'a précédée. Elle est l'œuvre d'un écrivain qui s'entend à manier sa langue et qui connaît d'autre part assez bien le français pour en pénétrer tou- tes les finesses. C'est un travail sérieux et consciencieux qu'il vient d'accomplir; il y a mis toute sa science et il a su rendre en maints passages la pensée de Rousseau dans une langue colorée, animée et puissante.
En maints passages, disons-nous, mais pas toujours; cette œu- vre donne parfois au lecteur l'impression que le traducteur n'a pas eu le temps de polir suffisamment son ouvrage et que le pre- mier texte jeté sur le papier nous est donné tel quel, sans la moin- dre retouche. C'est à la négligence que nous devons attribuer les fautes de plumes ou d'impression, les omissions de notes ou de phrases qui se rencontrent ça et là dans l'ouvrage (p. ex. p. 266, 1. 12 et i3, p. 272 1. 18, p. 365, 1. 19). Telles phrases aussi auraient pu recevoir une rédaction plus légère et être simplifiées. En di- vers endroits il eût été facile de rendre plus fidèlement le sens du texte original. Et puis à la p. 61, n'aurait-il pas fallu mettre sur les lèvres de l'enfant qui s'essaie à parler des mots appartenant à la langue dans laquelle est écrite la traduction ? On voit aussi le vicaire tantôt tutoyer son élève, tantôt lui dire vous.
Bref cette traduction, excellente dans son ensemble, devra être revue avec soin lors d'une nouvelle édition. Les fautes qui la dé- parent une fois corrigées, elle deviendra le véritable Emile hon- grois. [G. R.]
TôLDES Bêla. A socialimus [Le socialisme]. Publié sous les auspi- ces de l'Académie hongroise des sciences. Budapest, 1910.
Un éminent économiste, M. Bêla Foldes, professeur d'écono- mie politique à l'Université de Budapest, publie sous ce titre, en deux volumes, une histoire des idées et des théories socialistes, spécialement au XIX^ siècle. Dans le chapitre IV du premier vo- lume (jusqu'à la Révolution française), il parle de Rousseau comme étant l'un des grands initiateurs du socialisme (p. 58 à 62). Ce qui constitue selon lui la grandeur de Rousseau, c'est qu'il croyait de toutes ses forces au bien absolu, à la possibilité de sa réalisation. En Rousseau éclatent toutes les passions d'un siècle orageux. Il est certain qu'en ce qui concerne la société et la propriété privée, Rousseau a proclamé des doctrines qui font partie de l'arsenal
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socialiste, bien qu'il n'ait voulu donner à ses vues qu'une valeur abstraite et théorique. Il porte sur l'inégalité de la fortune un ju- gement sévère; celui-là seul sert dignement l'Etat qui travaille de ses deux mains. [L. R.]
Revue de Hongrie, Budapest, i3 mars loii, p. 283-296 : Dr Louis Racz, /, /. Rousseau et son ami Hongrois.
L'ami hongrois de Rousseau, c'est Sautersheim. La bibliogra- phie publiée par le Dr L. R. dans le dernier volume de nos Anna- les prouve que ce personnage intrigue depuis longtemps les éru- dits hongrois. Le Dr L. R. met ici à la portée du public de langue française le résultat de leurs recherches. Ce Sautersheim serait le fils d'un bourguemestre de Bude, Joseph-Emmanuel Sautermeister de Sautersheim, en fonction de 1741 à 1764. C'est lui qui. sous le nom d'Ignace Sautermeister, serait encore inscrit dans les regis- tres de l'année 1764 comme secrétaire des archives de la chambre royale, quoiqu'il fût parti pour l'étranger. Le Dr L. R., après avoir groupé et reproduit tous les témoignages que l'on possède sur ce personnage, se félicite de la bonne opinion que Rousseau conserva de lui, malgré ses faiblesses, et refuse de ne voir en lui qu'un vul- gaire aventurier, comme on l'a souvent représenté. [A. F.]
ITALIE
\. Brunelli. // contrattualismo du G. Giacomo Rousseau, éd. Unione Tip. Ed. 1911.
Il nous a été impossible de nous procurer cet ouvrage signalé par un compte-rendu du Popolo Romano du 9 août 191 1.
Arluro Fari.nelli. // romanticisnio in Gcrmania. le^ioni introdut- tive, con cenrii bibliograjici sul corso intero, BaTi,Gius. Laterza & figli, 191 1, in-<S, IX-216 pp.
Quoi qu'on en ait dit (Revue d'histoire littéraire de la France, 191 1, p. 729), Rousseau n'occupe qu'une assez petite place dans ces « leçons introductives » du professeur de l'Université de Turin. Encore M. F. est-il plus frappé de ce qui contredit que de ce qui rappelle le romantisme de Rousseau dans le romantisme aile-
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mand (p. i5-i6). « On ne peut nier, dit-il, que même chez les premiers romantiques allemands il n'y ait une certaine affinité avec l'âme inquiète, très inflammable, très sensible de J. J. Rous- seau; mais quelle différence dans la pensée et dans les tendan- ces! » A l'égard de la civilisation, de la culture, de l'histoire, de l'éducation, de la religion et du mystère, tout autre est l'attitude des Schlegel et des Novalis. Il est regrettable que les idées de M. F. sur ce point se bornent à l'aperçu sommaire d'une vaste synthèse. Rappelons qu'un jeune savant et penseur français, M. E. Vermeil, se prépare à juger avec autorité la question d'un tout autre point de vue (cf. Annales, VII, i83) [A. F.]
Giorgio Del Vecchio, prof, nella R. Université di Messina. Il fe- nomeno délia Giierra et l'idea délia pace, seconda edizione riveduta e accresciuta, Torino, Roma, Milano, Firenze, fra- telli Bocca editori, iQii, gr. in-8, 99 pp. (estratto dalla i?/- vista di Diritto Internationale, anno V, fasc. I-II).
Enrichi sous sa nouvelle forme ^ de précieuses notes, ce savant mémoire, qui passe en revue les différentes théories de la guerre : ascétique, impérialiste et absolutiste, empirico-politique et juri- dique, met en lumière (p. 64 et suiv.), après M. Lassudrie-Duchesne ^cf. Annales III, 273) le rôle d'initiateur joué par Rousseau dans l'évolution des idées modernes sur ce sujet, hélas ! toujours brû- lant. [A. F.l
NORVÈGE
Samtiden, Kristiania, Ashehoug, 191 1, III : G. Gran, Av det mo- derne Aandsarbeide.
Rousseau au XX^ siècle, à propos d'ouvrages récemment parus.
SUISSE
Fritz KûNZLER. Die Ermitage-Zeit als ein Markstein in Rousseaus Leben [Thèse de doctorat de l'Université de Zurich]. Solo- thurn, Buch-und Kunstdruckerei Vogt & Schild, 191 1, in-8, i38 pp.
1 Une première édition a paru à Sassari en 1909, prem. stab. tip. ditta Giuseppe Dessi, in-8, 62 pp. Une traduction hollandaise a paru sous ce
350 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Le Séjour à l'Hermitage est une thèse de doctorat qui répond à quelques-unes des plus difficiles conditions du genre. D'une hypo- thèse ingénieuse, par lui inventée à propos d'un fait particulier, l'auteur fait sortir une thèse, c'est à dire une affirmation plus large, dont il veut étendre l'autorité sur tout un ensemble de faits du même ordre. Au service de sa démonstration, il met une dia- lectique obstinée, une connaissance scrupuleuse des sources, des dons de poète, le goût du symbole et l'art du dramaturge.
Voici l'hypothèse : les agitations, les querelles et les ruptures qui marquent, après la félicité des débuts, les derniers mois du séjour de Rousseau à l'Hermitage, ont pour origine véritable le différend avec Diderot au sujet de ce passage du Fils naturel : « il n'y a que le méchant qui soit seul. » Et voici la thèse : Toute la carrière de Rousseau, de l'homme et de l'écrivain, depuis le prin- temps 1757, s'explique par l'obsession grandissante d'une idée fixe, qui est le principe de sa folie. Il veut se justifier contre l'ac- cusation que porte contre lui, vertueux et solitaire, cette sentence équivoque et fatale comme un oracle antique : « Il n'y a que le méchant qui soit seul ».
Trois chapitres doivent, à travers des répétitions, des retours, des parenthèses sans cesse renaissantes, conduire le lecteur à la conviction. Ils sont placés dans un ordre qui paraît d'abord sin- gulier, et même inquiétant : I. Les derniers échos (Nachklànge) du séjour à l'Hermitage, dans les Dialogues, les Confessions, les qua- tre Lettres à Malesherbes, VEmile, la Nouvelle Héloïse, la Lettre à d'Alembert, c'est à dire que M. K. commençant par l'un des der- niers ouvrages de Rousseau, progresse en reculant, pour constater l'action constante, évidente ou occulte, de l'idée fixe; — II. Pré- lude (ou prologue, Vorspicl) du séjour à l'Hermitage. C'est Rous- seau, avant Paris et à Paris, prédisposé par son penchant pour la solitude, à interpréter à faux la sentence de Diderot ; — III. Le Séjour à l'Hermitage, avec au centre Rousseau aux prises avec Diderot, ou plutôt mis en face de la sentence menaçante et en- trant avec elle en une lutte qui le conduira jusqu'au désespoir.
On voit que l'auteur adopte une méthode scolastique, et non pas historique, ni psychologique. Il fonde sa démontration sur les Dialogues, de tout temps reconnus comme un parfait spécimen de folie lucide. Et il veut que nous y trouvions l'explication, la clef du vrai Rousseau! Ce renversement hardi de la marche habi-
titre ; Het Verschijnsel van den Oorlog en het Denkbeeld van der Vrede (vertaald door C. R. C. Herckenrath), Haarlem, DeErven F. Bohn, 191 1, in-8, 44 pp. (extrait de la revue On:^e Eeuw, i l'année).
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tuellement suivie par ceux qui se proposent d'expliquer le carac- tère et la pensée d'un homme, donne un air d'originalité, de nou- veauté aux résultats qu'atteint M. K., Il s'y laisse prendre lui- même, et il se trompe, car le plus souvent, ou bien il découvre ce qui a été vu souvent avant lui (par exempls, p. 5i, ce caractère de l'éloquence de Rousseau, qu'elle le séduit lui-même, qu'elle le suggestionne, qu'elle l'entraîne au-delà de sa pensée, parfois jus- qu'à des contradictions, souvent jusqu'au paradoxe) ; ou bien, sé- duit par l'attrait d'une solution réellement inédite, il lui arrive d'interpréter arbitrairement les faits (par exemple dans la cin- quième partie du chap. I, où il prétend montrer que si Rousseau a rompu avec Tronchin, avec Genève, avec Voltaire, c'est l'effet d'une lettre du docteur, celle du 4 avril 1757, dont une malheu- reuse allusion à sa misanthropie devait provoquer en son cerveau malade l'effroi de la redoutable sentence).
Les dangers sont grands, même pour un bon esprit et bien informé, d'une thèse qu'il a adoptée et qui finit par l'égarer. Ainsi M. K. non seulement met en doute l'affirmation positive des Con- fessions au sujet de cette visite de Saint-Lambert à l'Hermitage, dans laquelle, n'ayant pas trouvé Rousseau chez lui, il s'entretint deux heures de temps avec Thérèse ; mais encore, il ne veut pas voir l'énorme différence, à laquelle les Confessions nous rendraient at- tentifs si cela était nécessaire, qui sépare de la phrase : « J'avais un Aristarque... », dans la préface de la Lettre à d'Alembert, le passage de V Ecclésiastique : « Si vous avez tiré l'épée contre votre ami.., » que Rousseau ajouta en note environ trois mois plus tard. Et de ces « erreurs » qu'il relève dans les Confessions, là même où leur témoignage est certain, M. K. tire, toujours au profit de sa démonstration générale, des conclusions sur l'état d'esprit où était Rousseau en les écrivant. Il va même, après qu'il a re- connu le caractère mensonger des Mémoires de Mme d'Epinay (p. 99), définitivement condamnés par les découvertes de Mme Macdonald, jusqu'à se servir de ces Mémoires (p. 107) pour ren- forcer ses propres arguments. Dans toute cette année 1757, ne voyant plus qu'un Rousseau affolé par le mystérieux : « Il n'y a que le méchant qui soit seul..., » il oublie les intrigues et les commérages de Thérèse et la passion désespérée de Rousseau pour Madame d'Houdetot. Ainsi procède l'auteur dramatique qui élimine, en vue d'une action rectiligne et précipitée, tous les faits de la réalité qui la pourraient détourner ou retarder; l'auteur qui, dans la peinture de la vie morale, ramasse et condense les mille mouvements des volontés contradictoires, en un ou deux sentiments hostiles, nets, impérieux et meurtriers.
3d2 annales de la SOCIETE J. .1. ROUSSEAU
Cette faculté poétique, qui s'allie chez M. K. aux dons du dia- lecticien, transforme, à son insu peut-être, une simple métaphore en un mythe, et fait naître d'un symbole un être mystérieux et vi- vant. Telle la sentence du Fils naturel : « Il n'y a que le méchant qui soit seul. » Elle acquiert une force nuisible (p, 60); on la voit, comme une formule magique, qui enferme l'esprit de Rousseau en un cercle infranchissable. Il en a peur (p. 75). Il n'ose pas la prononcer. C'est quand il se refuse à la prononcer, qu'il est préci- sément contraint de lui obéir. Elle prend peu à peu la figure d'un spectre. C'est l'efllroi de cette vision, du « spectre du déshonneur, '> qui pousse irrésistiblement Rousseau sur la voie de la démence (p. i37).
M. K. s'est-il rendu compte à quel point il se laissait aveugler lui-même par cette fantasmagorie ? « Je dois avouer, dit-il, que la question mise au concours par l'Académie de Dijon, en 1749, me paraît comme une formule d'enchantement {ein Zauberwort) pro- noncée au lieu et à l'heure propices, tant son effet fut magique sur la destinée de Rousseau » (p. 49). Vraiment, un homme qui, depuis de longues années, s'occupe de Rousseau (voir V Introduc- tion) peut-il penser que c'est le hasard qui a fait de lui un « réfor- mateur du monde » (p. 45)? Hasard, formule magique, oracle fa- tidique, sentence redoutable, spectre du déshonneur, que tout cet appareil de métaphores et d'hyperboles est déplacé, trompeur, en- fantin ! Vraiment, la formule : solitaire-méchant, serait le « leit- motiv » des Confessions} Les quatre Lettres à Malesherbes n'au- raient d'autre inspiration profonde que le fiévreux et maladif désir de Rousseau de se justifier d'être un méchant parce qu'il préfère la solitude à la société ? Ou bien vous répétez, en choisissant des pro- cédés de démonstration et des formes de langage abstraites qui sont impropres, cette vieille vérité que Rousseau, quand il condamnait la société pour prôner la solitude et la liberté des champs, obéis- sait à une impulsion profonde de sa nature, à son instinct, à ce qu'il y avait de plus intime et irraisonné en lui ; ou bien, vous ne voyez dans l'auteur de la Lettre sur les spectacles qu'un cerveau déjà irrémédiablement malade, qui a reçu d'une sentence mal comprise un premier choc, et qui, à travers son obsession grandis- sante et enfin victorieuse, réalise sa vocation de fou complet dans le dernier de ses ouvrages achevés, les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques'.
Prise dans le sens littéral et excessif, la thèse de M. K. se ré- fute elle-même, car si le premier accès de cette folie date de 1756 (p. 90), il est donc antérieur au Vae sali du Fils naturel. Et M. K. déclare (p. 821 qu'à ses yeux, si même Rousseau se fût expliqué à
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fond avec Diderot sur le sens véritable de ce Vaesoli, leur brouille eût pu être retardée, mais non évitée. « La lésion cérébrale était faite », dit M. Faguet en quatre mots. Mais M. Faguet le dit à propos de toutes les « affaires » qui ont bouleversé le cœur et l'esprit de Rousseau pendant l'année lySy. Ainsi considéré, le sé- jour à l'Hermitage est bien réellement une époque capitale dans la carrière de Rousseau. Il représente une crise fatale, si l'on veut, en ce sens qu'il donne, au lendemain de la « réforme » par où Rous- seau croyait assurer son bonheur et sa dignité, la douleur et l'or- gueil pour compagnons éternels à son isolement. Dès lors, tout con- courra à exaspérer cette douleur d'être méconnu de ceux qu'il a ai- més, et cet orgueil d'une vertu qui doit l'élever au-dessus d'eux tous. En poussant jusque dans le détail la critique du livre de M. K., j'ai voulu réellement rendre hommage à son effort et an- noncer en lui, sans être aujourd'hui d'accord avec lui, un col- laborateur qui pourra servir utilement les études rousseauistes. J'ai voulu aussi faire sentir à tous ceux qui se laisseraient séduire comme lui par l'attrait des solutions logiques et exclusives, com- bien ces procédés mécaniques sont insuffisants. Le fatalisme d'une formule, un verbalisme évocateur de puissances mystérieuses et inexorables, n'expliquent rien. Ils laissent échapper la vérité mo- rale, en même temps qu'ils dégradent le génie de Rousseau. C'est dans les profondeurs de sa conscience que nous devons descendre pour le comprendre. Le malaise, puis la honte d'avoir abandonné ses enfants, la crainte que ce secret ne soit divulgué, la colère contre ceux qui l'ont trahi, bientôt le regret d'une faute irrépara- ble, enfin le sentiment obscur et réel qu'il en est justement châtié, voilà, dans ses éléments divers et sa cause unique, le tourment qui trouble sa raison, et une fois que sa raison lassée a renoncé à la lutte, voilà le secret si lourd à porter pour le promeneur soli- taire. [B. B.]
Louis-John Courtois. Le séjour de Jean-Jacques Rousseau en An- gleterre {iy66-i yôy), Lettres et documents inédits, imprime- rie Pache-Varidel et Bron, à Lausanne, 191 1, in-8, 3i3 pp. (Thèse de doctorat de la Faculté des Lettres de l'Université de Genève, no 21). (Extrait du tome VI des Annales de la So- ciété J. J. Rousseau).
Marko Krstitsch, aus Paune, SQvhien. Rousseaus pâdagogisclie Ansichten im Lichte der gegenvàrtigen Er^iehungswissens- chaft. (Thèse de Doctorat, Université de Zurich). Zurich, Dissert. -Druckerei Gebr. Leemann & Co, 191 1, in-8, 148 pp.
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354 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Travail consciencieux, dans lequel sont examinées l'une après l'autre les diverses affirmations pédagogiques de Rousseau, que l'auteur met en parallèle avec divers résultats obtenus par des auteurs contemporains. [Ed. C]
Gaspard Vallette. Jean-Jacques Rousseau genevois, Pa.v[%, Plon- Nourrit, Genève, A. Jullien, édit., 191 1, in-8, xxx-454 pp.^
Ce « beau et grand livre », comme l'appelle M. Faguet, livre dont notre Société a eu la primeur, qui a grandi en quelque sorte avec elle, sous la plume genevoise la plus finement trempée de son comité, et qui restera, pour Genève, le livre du Jubilé de 1912, a la triste fortune d'y paraître voilé d'un crêpe. Il porte la même date que la tombe prématurée de son auteur.
En me demandant ce compte rendu à un moment où nul ne pouvait prévoir son deuil, la rédaction des Annales répondait, m'a-t-on dit, à un désir de Gaspard Vallette lui-même. Je n'ai pas d'autre titre à conserver un mandat que les circonstances rendent particulièrement honorable et je ne puis le justifier qu'en m'en acquittant comme s'il devait encore me lire, c'est-à-dire avec le seul souci de satisfaire ce besoin de vérité qui a fait le fond et la force de son caractère. « Vitam impendere vero->^, disait Jean-Jac- ques. Cette noble devise, que le philosophe a essayé si sincère- ment de prendre pour règle de sa vie, fut aussi celle de l'ami que nous pleurons. Et c'est, j'en suis convaincu, à cette affinité mo- rale, au moins autant qu'à l'attrait du génie littéraire, qu'il faut faire remonter le courant de sympathie féconde, sans lequel son Jean-Jacques Rousseau genevois n'eût pas vu le jour.
Gaspard Vallette, le plus naturellement écrivain des Genevois de ce temps, n'était pas homme à commencer un gros livre. M. Philippe Godet, qui l'a si bien connu et compris, croit devoir faire une exception pour celui-ci. Je me demande si, même ici, l'exception est nécessaire et si l'œuvre n'est pas née spontanément, comme toutes celles de l'auteur, du besoin qu'il avait de penser la plume à la main. En tout cas, il faut noter que, comme les Rejlets de Rome, elle a été précédée d'une série de conférences. Faites dans l'hiver de 1897, la publication en fut annoncée à la première séance de la Société Jean-Jacques Rousseau. Ces «cau-
1 Des chapitres détachés de cet ouvrage ont tout d'abord paru dans la Bibliothèque universelle de Lausanne (cf. Annales, VI, p. 36i), dans la Semaine littéraire de Genève, 22 et 3o juillet igio (J. J. Rousseau ge- nevois, Conclusion), dans le Journal de Genève, 22 novembre 19 10 (Rousseau et l'empreinte genevoise.)
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séries ingénieuses et pour beaucoup nouvelles » que rappelait le rapport du président, n'ont pas paru. Peut-être ne devaient-elle pas paraître. Elles sont devenues livres et chapitres et, de l'aveu des meilleurs juges, une des plus importantes contributions de notre temps aux études que la Société s'est donné pour tâche de favo- riser.
Ce qui est neuf dans ce Jean-Jacques, ce n'est pas ce que sug- gère une interprétation superficielle du titre. Le philosophe de Genève s'est caractérisé lui-même trop souvent pour qu'on ait rien à apprendre à ses lecteurs en rappelant ses origines. Toute la critique française, allemande, anglaise, recherchant ce qui a fait l'originalité de Rousseau, a conclu que c'est d'avoir été un des maîtres de la pensée humaine, sans cesser d'être essentielle- ment, foncièrement genevois. Ce qu'on n'avait pas fait, et ce qui importait, c'était de montrer à la fois Genève dans Rousseau et ce que c'est que Genève. Vallette a su le faire.
«Né à Genève le 28 juin 1712, Rousseau est Genevois. Il l'est par cent cinquante-sept ans d'ascendance genevoise dans la bran- che paternelle et par cent seize ans d'ascendance genevoise dans la branche maternelle; par les seize années d'enfance qu'il passa à Genève ; par l'éducation qu'il y reçut dans un milieu plus forte- ment marqué qu'aucun autre de l'empreinte nationale, plus imbu- qu'aucun autre de l'esprit, de la tradition et de l'orgueil genevois.
» La chose, s'il s'agissait de Lyon, de Marseille ou de Rouen, aurait son intérêt indéniable, mais non pas une importance capi- tale, pour comprendre et expliquer le génie de l'écrivain ou le ca- ractère de l'homme.
» Ce qui donne à cette naissance et à cette première édu- cation de Rousseau une signification si décisive et une portée si considérable, c'est que Genève est encore, au début du dix- huitième siècle, quelque chose de distinct, d'unique, de para- doxal. »
Deux hommes, dans le monde intellectuel, ont successivement incarné Genève : Calvin au seizième siècle, Rousseau au dix-hui- tième. Le second procède du premier, ou plus exactement, la cité de l'esprit, dont le cerveau de Rousseau a tour à tour concentré, réfléchi, diffusé la pensée, était issue par filiation directe de celle de Calvin. Faute d'avoir tenu compte de cette descendance, on s'est souvent mépris sur toutes deux. De la Genève mosaïque et guerrière du seizième siècle, boulevard de la Réforme, séminaire de martyrs, héroïque par devoir, intolérante par nécessité, est issue, par une évolution aujourd'hui connue, à la faveur d'une longue paix et sous la double impulsion de Robert Chouet, le phi-
356 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
losophe magistrat, et de Jean-Alphonse Turrettini, le théologien philosophe, une Genève nouvelle, qui a reçu des puritains anglo- saxons le principe moderne de la liberté de conscience, qui a tiré du libre examen ses conséquences logiques, qui a revendiqué les droits souverains du peuple et commencé pour son compte la grande révolution. C'est la Genève de Rousseau.
Rares sont les écrivains qui ont apprécié sans parti pris les hommes et les choses de l'époque calvinienne. Les problèmes qu'elle a soulevé sont restés trop actuels et la connaissance exacte, précise, des documents authentiques, seule base d'un jugement solide, est, pour ce temps, trop récente. Jusqu'à la seconde moitié du dix-neuvième siècle, chacun est resté libre de donner à Calvin la physionomie que des opinions personnelles lui faisaient voir et, de nos jours seulement, on a commencé à le juger, ici et là, dans des camps opposés, avec plus de souci de l'équité que de la conséquence. A son égard, Vallette est demeuré longtemps sous l'influence de la tradition voltairienne, d'origine romaine, ra- jeunie après Voltaire par les exagérations apologétiques des pu- blicistes du Réveil et par les ripostes virulentes de certains de leurs adversaires. Il s'en est, je crois, rendu compte, mais, ayant abordé l'histoire de son pays par le dix-huitième siècle, il n'a pas eu le temps de remonter, dans son étude consciencieuse des sources, jusqu'au seizième. Et ce qu'on peut reprocher à son tableau, qui est de maître, qui, pour tout ce qui touche le premier est complet, définitif, c'est un horizon trop restreint, trop peu éclairé du côté du second. Telle erreur de fait, qu'il faut relever, provient d'une information défectueuse, ou tendancieuse, sur cette époque. Voici celle qui m'a le plus frappé. Acceptant, sans autre recherche, du travail d'un débutant, qui le tenait de quelque dictionnaire, que l'idée de la souveraineté du peuple remonte, quant aux modernes, aux théoriciens de la Ligue, l'auteur de Rousseau genevois, pour montrer, au de là de Locke et d'Althu- sius, l'ascendance du système politique formulé dans le Contrat social, se contente de dire que cette doctrine avait été déjà expri- mée, au seizième siècle, par les Jésuites. Ce qui est oublier, au détriment de sa propre cause, et François Hotman et Théodore de Bèze : le Franco-Gallia et le traité du Droit des Magistrats, de iSyS et de 1574, qui ne doivent assurément rien aux Jésuites.
La Genève de la Réforme a répondu à la Saint-Barthélémy en proclamant la première, à la barbe des puissants de la terre, par la parole et par la plume de ses professeurs et de ses écrivains, que les droits de la nation sont supérieurs à ceux du prince, que les Etats du royaume sont par dessus les rois. En publiant les
BIBLIOGRAPHIE SSy
textes qui établissent sa témérité vengeresse, la critique contem- poraine a montré à quel point il faut tenir compte des influences héréditaires, quand on étudie la Genève de la Révolution.
De la cité protestante et libérale du XVIIIe siècle, le livre de Gaspard Vallette, où l'on trouve résumée et utilisée de main de maître toute la littérature du sujet, nous fait un portrait remar- quablement fidèle et d'un relief frappant. L'étude simultanée de l'histoire intellectuelle de la patrie de Rousseau et de l'in- dividualité puissante dont cette histoire est la clef, éclaire à la fois l'homme et l'œuvre d'une vive lumière. Pour la pre- mière fois la part de Genève dans la genèse de la pensée et dans la formation du caractère de Rousseau apparaît clairement. Et l'on voit que cette part est immense. Le Genevois qui nous la montre le fait, cela se comprend, avec fierté et avec amour, mais aussi avec tant de scrupule d'être exact, tant de souci d'être im- partial que le critique le plus sévère ne saurait le lui reprocher. En expliquant par sa patrie le plus illustre de ses compatriotes, il ne méconnaît nullement les influences étrangères qui se sont tour à tour exercées sur lui et n'entend pas non plus sacrifier la part du génie individuel à l'influence de la race et du milieu. Il s'en est défendu lui-même: « En montrant comment et combien Rous- seau a été Genevois — par ses défauts et par ses lacunes autant que par ses qualités et par ses dons — nous indiquerons aussi comment et de quelle hauteur il a dépassé Genève, par la force de son génie et par la beauté prestigieuse de son éloquence, donnant seul à ce fond local une valeur générale d'humanité qu'aucun autre Genevois de naissance, ni avant lui, ni après lui, n'a jamais su lui conférer. »
On a relevé bien souvent la grande jeunesse de Jean-Jacques, à l'époque de sa fuite de la maison paternelle, et le fait capital de l'abjuration qui devait le faire presque aussitôt, à seize ans, mem- bre d'une société très différente de la première, arguant de cet âge pour mettre en doute la profondeur et la pérennité de l'empreinte originelle sur un cerveau soumis de si bonne heure à tant d'in- fluences contraires. C'est l'objection initiale que Vallette est amené à combattre. Il le fait, dans ses premiers chapitres, en présentant une étude nouvelle de la biographie de Rousseau jusqu'à l'époque de son retour dans sa ville natale et à la religion protestante, en 1754. Les pages consacrées à cet événement, beaucoup plus im- portant qu'on ne l'a cru pour l'histoire de la pensée du citoyen de Genève, sont particulièrement neuves et suggestives. « Séparé de Genève par sa fuite, et détaché d'elle par sa longue absence et par l'eff'et même des lois, il y est revenu spontanément, par son
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libre choix, par un acte de volonté réfléchie et décisive. Libre de choisir entre deux pavs, deux religions, deux lois, deux mentali- tés opposées, il a résolument opté, dans la pleine maturité de l'âge et du talent, pour la petite cité indépendante, républicaine, protestante et morigénée que le hasard ou la Providence lui avait donnée pour berceau. Voilà ce qu'il ne faudrait jamais oublier, quand on parle de lui. »
Comment Rousseau, résolu à revenir dans sa patrie, dès le prin- temps de 1755, pour un établissement définitif, fut-il détourné de ce projet mûrement conçu, fermement arrêté dans son esprit ? Son biographe genevois nous l'explique en nous rappelant d'a- bord l'accueil froidement poli que le gouvernement aristocrati- que fit au Discours sur l'inégalité, dédié, non au Conseil, mais à la République, c'est-à-dire aux citoyens, et surtout l'arrivée impré- vue et à demeure sur la scène genevoise d'un acteur que Rous- seau ne pouvait ni ignorer, ni applaudir : Voltaire.
« La mort de Montesquieu (lo février lySS) laissait la place libre à deux grandes personnalités intellectuelles et littéraires : Voltaire dans le plein éclat d'une gloire grandissante, Rousseau, dans l'aurore d'une gloire naissante, dont personne ne pouvait encore prévoir la durée et l'éclat. Entre ce conscrit des lettres, brusquement célèbre, et ce général illustre, la partie n'était pas égale. Rousseau eut le mérite de reconnaître d'emblée qu'il n'y avait pas place à la fois pour Voltaire et pour lui dans la « parvu- lissime » république. Il comprit très bien et très vite, à la fois que la bataille s'engagerait et qu'il n'était pas de taille à la gagner sur le terrain de l'influence directe et du prestige personnel. »
C'est ainsi que Rousseau, redevenu par un acte de libre volonté Genevois, protestant et citoyen, et chasse au même instant de chez lui par Voltaire, entre en lutte pro domo, c'est le cas de le dire, avec son grand adversaire et qu'en face du châtelain des Délices et de Ferney, prince des lettres et de la philosophie d'une société, partagée entre le catholicisme et la négation religieuse, mais tout entière monarchique et très dissolue, il va, citoyen ja- loux de ce titre, proclamer et propager dans le monde la pensée " genevoise, protestante, républicaine et puritaine. »
Après avoir montré Genève dans la formation de Jean-Jacques. Vallette est tout naturellement conduit à montrer Genève dans son œuvre. Il le fait encore une fois avec une maîtrise parfaite de son double sujet. La Lettre à dWlembert, qui est en réalité la dé- claration de guerre à Voltaire, lui fournit l'occasion d'un parallèle entre les deux belligérants où le plus adroit, le plus heureux, souffre assez fort du contraste. Ces pages brillantes, qu'accompa-
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gnent quelques silhouettes, finement tracées, de la haute société locale qui fréquente aux Délices, sont de celles où la verve caus- tique de l'auteur a pu se donner carrière. Gaspard Vallette fut un maître de l'ironie. Voltaire et les siens s'en ressentent. Peut-être s'en ressentent-ils un peu trop. Mais on doit reconnaître qu'ils se sont délibérément privés du droit de s'en plaindre.
Pour la Nouvelle Héloïse, l'affirmation du livre de Vallette ne se soutient que si l'on élargit le terme de « roman genevois», dont le romancier lui-même s'est servi, en l'interprétant, comme le fait son critique, dans le sens large de roman suisse. Ceci concédé, la démonstration, déjà fort avancée par la critique antérieure, s'achève pour ainsi dire d'elle-même. « Sentiment intime de la nature, goût passionné de la campagne et de la vie rustique, paysage alpestre, enthousiasme pour la montagne, voilà ce que la Nouvelle Héloïse apportait de nouveau et de distinct au roman français du dix-huitième siècle. Il faut y ajouter encore le souffle de protestantisme qui traverse toute l'œuvre, comme il remplit l'âme et dirige la conduite de presque tous les héros du roman. » Tout cela est manifestement originaire de Suisse et plus particulière- ment de cette partie de la Suisse que baignent les flots bleus du Léman.
Dans le Contrat social l'inspiration genevoise saute aux yeux. Le système politique idéal qu'on y trouve exposé est celui de la constitution genevoise, interprétée dans le sens des revendica- tions de la bourgeoisie en lutte avec le patriciat. Les formules cé- lèbres touchant l'égalité naturelle et le pacte primitif sont emprun- tées à Burlamaqui, professeur à l'Académie de Calvin. C'est ce dont on peut se convaincre en étudiant l'histoire de l'enseigne- ment du droit dans l'Université de Genève, et ce qu'ont rappelé ré- cemment MM. Rodari et Del Vecchio.
On a objecté à la paternité de Burlamaqui, que l'apprenti graveur ne s'est jamais assis sur les bancs de l'Ecole novatrice où le disciple de Puffendorf et de Barbeyrac a organisé, pour les pays de langue française, l'enseignement du droit naturel. Vallette a pu répondre victorieusement que les Principes du Droit naturel, et les Princi- pes du Droit politique, qui ne sont autre chose que la substance des cours professés par Burlamaqui de 1723 à 1740, parurent quel- ques années seulement avant l'époque où Rousseau, rentrant dans sa patrie, y reprit ses droits de citoyen et qu'on le voit cité pres- que aussitôt dans la préface du Discours sur f Inégalité. Un docu- ment nouveau me permet d'ajouter que la renommée des leçons de droit naturel de Burlamaqui avait devancé, à Paris même, la publication de son premier volume. Le chancelier d'Aguesseau,
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qui le reçut de l'auteur, lui répondit en le remerciant : « J'avais déjà lu une partie de l'ouvrage que vous m'envoyez, Monsieur, dans une copie manuscrite qui m'en avait été prestée et j'ai été fort aise de voir que vos amis vous aient engagé enfin à en faire part au public. J'y ai trouvé les véritables sources du Droit natu- rel et la meilleure institution qui ait encore paru pour initier les jeunes étudiants dans une science dont ils trouveraient les fonde- ments dans leur propre cœur s'ils savaient les y chercher.»
Lorsque Burlamaqui mourut, au printemps de 1748, son ami le professeur d'Histoire ecclésiastique, Amédée Lullin, rédigea son éloge funèbre qu'il voulait prononcer, selon l'usage ancien, dans le grand auditoire de l'Académie. La séance fut annoncée. Mais le manuscrit, dans lequel Lullin, utilisant les papiers du défunt, rappelait ses maîtres en science politique, Grotius, Puffendorf, Barbeyrac, et faisait connaître lappréciation ci-dessus du chance- lier d'Aguesseau, paraît avoir éveillé des susceptibilités ou des craintes au sein du Conseil. Le premier syndic, par ordre, empê- cha l'auteur d'en donner lecture, sous prétexte que l'usage des panégyriques avait été défendu par plusieurs arrêts.
Il n'est pas impossible que Rousseau ait eu quelque information de l'incident, très oublié de nos jours, mais qui a dû faire quel- que bruit à l'époque, et qu'il en ait été confirmé dans sa résolu- tion de dédier son Discours sur Vinégalité à la République et non au Conseil de Genève.
En exposant ses vues sur l'éducation et les principes de sa phi- losophie religieuse, l'auteur de V Emile reste fidèle à la tradition qui veut que, dans tout Genevois, il y ait un pédagogue qui som- meille, ou un théologien, et souvent les deux à la fois. Cependant il faut reconnaître que le génie individuel de Rousseau s'est affirmé ici plus large et plus haut, plus universel et moins nettement mar- qué de l'empreinte originelle qu'il ne l'est partout ailleurs dans son œuvre. Malgré cette constatation, et ne retenant à cause d'elle pour son étude que le chapitre capital, Vallette aborde la Profession de foi du vicaire savoyard, en se demandant ce que Rousseau apportait de Genève à la France dans le domaine de la religion. Sa réponse est qu'il en apportait, avec les pages les plus sublimes de la littérature française au XVIII« siècle, ce qu'on a appelé plus tard le libéralisme religieux, émancipé du dogme, et sa conclusion qu'en condamnant VEmile, à l'exemple du Parle- ment de Paris, le Conseil de Genève et la Vénérable Compagnie, qui n'a pas protesté, n'ont pas su reconnaître la vraie pensée pro- testante. Devant l'histoire, « le bûcher de l'Emile, c'est la reli- gion de Genève qui se renie elle-même dans son plus éloquent
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défenseur », On a relevé, on relèvera ces termes, et l'on a observé, — c'est M. Philippe Godet, — que l'Eglise de Genève, même celle du XVIIIe siècle, n'a jamais soutenu, comme l'auteur d'Emile, l'ex- cellence de la nature humaine et par conséquent ne pouvait don- ner son approbation à la doctrine du Vicaire savoyard qui, en der- nière analyse, paraît renverser une des bases de la religion chré- tienne, la nécessité du salut par Jésus-Christ. Rien n'est plus fondé en ce qui concerne l'Eglise de Calvin. Cependant il faut prendre garde, en une matière aussi grave, de ne faire dire ni au Vicaire savoyard, ni à Gaspard Vallette, plus qu'ils n'ont voulu.
En attribuant au premier « la folle conception de la bonté na- tive de l'homme », M. Philippe Godet le commente, il le recon- naît lui-même, en faisant appel à toute l'œuvre de Rousseau.. C'est ainsi qu'on est en droit d'agir avec les systématiques, avec les théoriciens, toujours conséquents, toujours concordants. Jean- Jacques est-il de ceux-là? Il a soigneusement évité de mettre dans la bouche de son vicaire la négation du péché originel, formulée ailleurs et qu'on lui oppose. Ne peut-on admettre qu'il a agi en cela de propos délibéré?
Les pages immortelles que l'auteur de YEviile a consacrées à la défense de la foi éclairée, dont il croit qu'il est l'heure de procla- mer hautement la légitimité devant la raison pratique, ne sont pas dans son idée l'exposé d'un système, c'est un plaidoyer. En- tre la vieille orthodoxie étroite, autoritaire, intolérante, immobile, qui ne veut pas tenir compte de la raison humaine, et l'athéisme fanfaron, suffisant, claironnant et à son tour intolérant, qui ne veut pas tenir compte du cœur humain, il s'efforce d'éclairer un chemin d'espérance, qui peut être suivi par chacun en toute sin- cérité, de montrer que l'essentiel de la vie morale et religieuse est, non pas le dogme, mais l'action, et qu'une âme droite peut trouver la paix en avouant son ignorance des questions qu'elle ne peut résoudre et en pratiquant le sommaire de la foi chrétienne : <( Aimer Dieu par dessus tout et son prochain comme soi-même.»
Assurément ce n'est pas là la formule d'une confession de foi. Mais l'Eglise de Genève, depuis Jean-Alphonse Turrettini,ne con- naît plus d'autres formules que celles de l'Evangile, librement in- terprétées par la conscience individuelle du chrétien, et l'on peut dire que c'est bien l'idée genevoise de l'époque. Les déistes an- glais ont été les maîtres de Rousseau dans l'étude où il s'est plongé à leur suite. Mais, sur leurs pas, il est arrivé au scepticisme, et la solution désespérante d'un Hume a été insupportable à son âme genevoise. Il en est sorti en revenant par le « sentiment intérieur», et au nom de ce sentiment, qu'il déclare supérieur à la raison.
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a ce qui est resté, à ce qui devait rester en lui, de la foi de ses pères.
C'est dans ce sens, je crois, qu'il faut comprendre Vallette quand il parle de la religion de Genève. Et quand il dit : « L'œuvre de Rousseau, c'était la pensée protestante sous son aspect religieux aussi bien que politique, professée et proclamée à la face du monde latin, avec une force et une beauté qu'elle n'avait pas re- vêtue encore et qu'elle n'a plus retrouvées », cela doit s'entendre, limitativement, de cette partie de l'œuvre du grand écrivain qu'il reproche à la Genève officielle d'avoir jetée au bûcher : UEmile €t le Contrat social.
Quand on évoque le nom de Genève dans le monde latin, on n'est pas accoutumé à faire des distinctions. On pense invariable- ment à la Rome protestante du XVIe siècle. La cité de Calvin, personne morale taillée à coups d'ordonnances à l'effigie de son réformateur, apparaît, selon l'image traditionnelle, rigide, angu- leuse, conséquente et ciselée dans un bloc. Or, dès le XVIII« siè- cle, il y a deux Genève. Le livre suivant, consacré à la lutte qui commence avec le bûcher de 1762, nous les montre en face l'une de l'autre et bientôt aux prises. L'une, héritière légitime, mais évoluée, de celle du XVIe siècle, est la ville de Rousseau, où s'a- gite la démocratie du Conseil général et des citoyens « représen- tants ». L'autre est la Genève aristocratique du Petit Conseil et du parti «négatif», où Voltaire exerce une influence singulière et néfaste. Dans les Lettres de la Montagne, manifeste de la pre- mière à la seconde, Rousseau a tellement élevé et généralisé le débat que ces lettres genevoises restent le chef-d'œuvre de la po- lémique moderne, les Provinciales de la démocratie politique et du libéralisme religieux.
« Au don naturel du raisonnement dialectique et de l'opiniâtre combativité, Rousseau joint une ironie railleuse, tantôt fine et tantôt amère, une éloquence qui émeut l'esprit et une passion concentrée qui enflamme le tout. Tous ces dons réunis — et, dans le dernier, Rousseau lui-même reconnaissait un trait gene- vois — font de lui un polémiste incomparable. L'impression gé- néraleest celle d'une force irrésistible qui vous saisit, vous étreint et vous domine. Le lecteur est d'abord ému, séduit, conquis par l'apologie personnelle de Rousseau, injustement et illégalement condamné, puis il est bien vite emporté et finalement subjugué par la puissance, qu'aucun autre écrivain peut-être n'a atteinte en français, de cette passion raisonnante ou de cette raison passion- née, qui entraîne tout avec elle, quand elle passe de la défensive à l'offensive. Cette polémique ne se contente pas, comme celle
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d'un Voltaire, de bafouer l'adversaire ef de le couvrir de ridicule à force d'esprit et d'impertinence. Elle prend au sérieux les argu- ments qu'elle combat. Elle les expose, les discute, les réfute point par point, et pied à pied, avec une conscience, une précision, par- fois une minutie, qui trahissent le protestant et l'horloger.»
On ne trouvera nulle part une plus juste et plus frappante ca- ractéristique de Rousseau polémiste.
Le dernier livre de l'ouvrage est consacré à l'étude psychologi- que du caractère de Rousseau, dont le relief et la profondeur ap- paraissent d'autant plus nets qu'on se place au point de vue de l'auteur. A la lumière d'une critique à la fois très intuitive et très érudite, il nous montre dans le grand sensitif tout ce qui était de Genève et tout ce qui dépassait Genève. « Toute opinion chez Rousseau, — disait Sayous, — lui vient d'un sentiment». Vallette ajoute et prouve « que les idées de Rousseau ne sont jamais que des sentiments transposés en système. »
La sensibilité affinée au plus haut point, la puissance incompa- rable de sympathie et d'évocation, qui sont en Rousseau et qui contiennent le secret de son action sur le monde, peuvent-elles être un don de son pays? Vallette ne le prétend nullement. Mais il remarque que Rousseau lui-même a insisté sur le tempérament ardent, sensible et passionné que le Genevois dissimule sous un caractère flegmatique et froid, et il ajoute que le fond du tempé- rament commun à Jean-Jacques et à ses concitoyens fut exalté en lui par une imagination qui, elle, est tout à fait étrangère à l'es- prit genevois.
De cet esprit, l'orgueil et la sincérité, ces deux sentiments fon- ciers de Jean-Jacques, comme ils furent, sous d'autres formes, ceux de Calvin, sont caractéristiques, si caractéristiques qu'on les retrouve, chez son biographe lui-même, avec une saveur d'ata- visme huguenot qui ne trompe pas. La juste fierté de pouvoir montrer le génie des siens dans un des hommes qui ont le plus puissamment agi par la pensée sur le monde moderne, a engagé, soutenu Vallette dans son œuvre. Et, bien que cette œuvre soit la défense d'une thèse brillante, elle se distingue par la haute pro- bité littéraire, par la sincérité absolue dans le travail dont on constate, d'un bout à l'autre, le souci dominant chez l'auteur. Le premier, il a pu utiliser pour un ouvrage d'ensemble l'admirable instrument de recherche que constitue aujourd'hui la collection des Annales, dont il fut un des créateurs, et c'est ainsi que sa do- cumentation spéciale est tout près d'être parfaite.
A son enquête diligente un seul de ses devanciers a échappé : M. Georges Renard, qui, dans deux études successives, publiées
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à Paris et à Lausanne, a formulé avant lui quelques-unes de ses thèses. Vallette a lui-même reconnu cette lacune de son livre et, dans une seconde édition, eût certainement fait amende honora- ble à son éminent précurseur.
On l'a dit de diverses manières, et il faut que cela soit dit dans les Annales, désormais on ne pourra plus écrire sur Jean-Jacques Rousseau sans avoir lu Gaspard \'allette. Son livre est entré dans l'histoire littéraire. Ses compatriotes sont fiers de la place qu'il y occupe aux yeux des critiques les plus compétents. Pour en pé- nétrer le véritable sens, il faut, je crois, tenir compte, beaucoup plus qu'on ne s'attend à le faire lorsqu'on apprécie un livre de critique, du lieu et du temps où il a paru.
Gaspard Vallette comme Jean-Jacques Rousseau, le disciple comme le maître, fut un Genevois du type le plus pur. Or au- jourd'hui les Genevois de cette race, et avec eux ceux qui les aiment, souffrent d'une crainte qui les frappe au cœur. La Ge- nève de leurs pères n'est plus. Celle de leurs enfants n'est pas en- core. Et, dans la cité de demain, qui grandit dans un vertige, sous la poussée irrésistible d'une population immigrée sans atta- ches avec son passé, ils ont peur que la personnalité historique péniblement conquise, jalousement gardée par tant de générations d'ancêtres, ne se mue en quelque chose d'inférieur, qui ait le corps d'une ville opulente et qui n'ait plus l'âme d'une cité. Cette anxiété est particulièrement ressentie par les intellectuels, par ceux qui savent, par ceux qui pensent. Ils sentent le besoin de crier à la masse affairée qui monte autour d'eux comme une mer: Ecoute, discerne, souviens-toi. Les uns s'efforcent d'enseigner à la foule les grandes traditions du seizième siècle, de faire voir à tous, comprendre à tous, comment la cité qu'ils habitent est glo- rieusement liée par son histoire et par ceux qui l'ont faite aux plus puissantes nations d'Europe et d'Amérique, comment elle est devenue une capitale de la pensée moderne, qu'il est du de- voir de chacun de vouloir digne de son nom. C'est ainsi que le quatrième centenaire de Calvin a été fêté, en 190g, avec en- thousiasme, même par des Genevois qui sont très loin d'être des Calvinistes, et qu'il est devenu l'occasion d'un monument interna- tional érigé à l'œuvre mondiale de la Réforme calvinienne. D'au- tres s'attachent aux souvenirs moins lointains du dix-huitième siècle, évoquant l'époque de Rousseau, dont le second jubilé sera célébré cette année, dans sa ville natale, avec une unanimité que la commémoration séculaire de sa mort n'a pas obtenue en 1878.
En se donnant pour but de montrer le Genevois dans l'écrivain dont le meilleur historien contemporain de la littérature française
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a dit : « On le trouve à l'entrée de toutes les avenues du temps présent, » Gaspard Vallette entendait prendre sa part de la tâche commune. Son livre est destiné à ses concitoyens, aux habitants d'hier et de demain de la cité menacée, au moins autant qu'au public lettré du vaste monde. C'est pourquoi il ne faut pas le ju- ger comme un livre de critique pure. Au point de vue exclusive- ment objectif, pour un portrait sans épithète, l'action successive des milieux où Rousseau a vécu la majeure partie de son existence tourmentée, des hommes supérieurs qu'il a connus et fréquentés, des femmes qu'il a aimées à tant de titres divers, eût dû être mar- <juée, dans ce livre, autrement que par des parenthèses et par des renvois. Cette action a été manifestement nécessaire pour déve- lopper chez Rousseau ce qui dans son génie a, comme le dit son biographe, dépassé Genève. Si Vallette a limité son étude à Rous- seau Genevois, c'est qu'il n'entendait aviver de ce portrait moral et intellectuel que les traits dont un Genevois était seul capable de rétablir le relief et de montrer l'origine. Il pensait que ce tra- vail devait être fait dans un double dessein : aider la critique, mieux informée, à mieux juger Rousseau et dire à ses compatrio- tes comment Genève, par Rousseau, a continué d'agir sur le monde. Pour s'en acquitter, le critique qu'était Gaspard Vallette est de- venu historien. Et comme il avait au plus haut degré le scrupule de la vérité, il lui en a coûté un effort considérable. Il l'a fait à une époque de sa vie où le souci de sa santé lui commandait im- périeusement de ménager ses forces. Ce livre, où l'on s'accorde à reconnaître la plus importante et la meilleure production de sa plume, son livre, est aussi un acte, il faut qu'on le sache, c'est le testament d'un patriote. [Ch% B.]
Nos Centenaires, édition Atar, Genève, deuxième fascicwle, s. d. [1911], gr. in-8, pp. 57-108.
Ce fascicule entièrement consacré à Rousseau est orné d'une cinquantaine d'illustrations, dont un grand nombre ont une va- leur documentaire, portraits, vieilles estampes, fac-similés des titres des éditions originales (pourquoi pas aussi de l'écriture de Rousseau?), etc., etc. Le tout s'adressant au grand public genevois, est bien propre à lui faire comprendre l'intérêt du jubilé de 1912.
P. 57-99 : Gaspard Vallette, Jean-Jacques Rousseau, sa vie et son œuvre, la pièce de résistance de la publication, le Jean-Jac-
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ques Rousseau genevois du même auteur, réduit aux proportions d'un tableau rapide et brillant, et par cela même faisant mieux valoir si possible sa logique vigoureuse et son harmonieux déve- loppement.
P. ioi-io3 : H. Denkinger, Les fêtes de Rousseau à Genève en lygS et i'/g4, morceau facile et superficiel pour ceux qui ont entendu la causerie faite sur le même sujet par M. Ed. Chapuisat, à l'assemblée générale de la Société J. J. Rousseau [Annales, VII, 209.)
P. 104-108: Alexis François, La Société Jean-Jacques Rousseau. On a essayé, dans ces lignes rapides, de montrer l'importance pour Genève de l'association fondée en 1904 par le professeur Bernard Bouvier. On y expose ce qui a été fait, et ce qui reste à faire, notamment la grande édition critique des Œuvres de Rous- seau, dont la justification financière est placée sur la conscience des Genevois, enfin le bénéfice moral qu'en attendant la Société J. J. Rousseau représente pour la patrie du philosophe. On rap- pelle aussi la Société des Amis de Jean-Jacques fondée à Genève sous la Révolution « pour la conquête de l'Egalité » et qui n'a de commun avec sa continuatrice que le patronage du grand souve- nir. [A. F.]
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Extrait des procès-verbaux des siiANCHs de Comité.
Séance du 2^ juin igi i. — Le Comité prend en considération une lettre de M. Chapuisat, qui propose d'envoyer une circulaire de propagande à toutes les personnes vivantes citées par M. Rit- ter dans sa grande généalogie de la famille Rousseau. Comme préliminaire à l'organisation du jubilé de 1912, deux commissions sont nommées, l'une pour l'exposition iconographique, composée de MM. Alfred Cartier, A. François, F. Raisin, F. Gardy, Ch. Bas- tard, Hector Maillart, A. Bovy, l'autre en vue d'organiser des conférences, formée de MM. Bernard Bouvier, G. Vallette et Cha- puisat.
Séance du 3i octobre igii. — Le Conseil administratif de la Ville de Genève a accepté l'adjonction à l'article 9 des statuts, vo- tée par l'Assemblée générale. Suit un échange de vues sur la pré- paration des fêtes du jubilé. M. Albert Malsch, secrétaire du Dé- partement de l'Instruction publique, est nommé membre de la commission des conférences en remplacement de M. Vallette, décédé.
Séance du 14 novembre igi i. — Après les rapports des Com- missions du jubilé, le trésorier fait un tableau assez sombre de la situation financière, à la suite duquel on décide d'arrêter toutes les dépenses des Archives. M. Ritter propose de s'adresser à la Société auxiliaire des Sciences et des Arts pour lui demander une subvention en faveur des Annales.
Séance du 6 février igi2. — Le président est félicité du succès des belles conférences qu'il fait dans l'Aulade l'Université au nom de la Société J. J. Rousseau. Le Conseil administratif de la Ville de Genève accepte de prendre sous son patronage l'exposition iconographique du jubilé. La famille Vallette a fait don aux Ar- chives de 45 volumes et 1 1 brochures ayant appartenu à feu G. Val- lette. Le cercle des Arts et des Lettres, de Genève, s'est chargé d'organiser la représentation du Devin du Village et du Pygma- lion sur un théâtre de verdure, pour le compte de la Société J. J. Rousseau. Une notice de M. François sur l'activité de la Société
072 ANNALES DE LA SOCIETE J. J. ROUSSEAU
J. J. Rousseau a paru dans le second fascicule de Nos Centenai- res publiés par la maison Atar.
Séance du 25 avril 1Q12. — La Société auxiliaire des Sciences et des Arts a accordé un subside de 1000 francs pour l'impression des Annales. M. Ritter communique le programme de la commé- moration prévue par l'Institut national genevois, qui viendra s'a- jouter à celle de la Société J. J. Rousseau. Rapports divers et échange de vues sur la préparation du jubilé, établissement d'un budget spécial, principalement pour la représentation théâtrale. Le trésorier constate que les cotisations annuelles sont mieux ren- trées depuis quelque temps.
Assemblée générale du 2 mai igi2.
Le président explique que l'Assemblée a été légèrement avan- cée cette année à cause de la célébration du deuxième centenaire de la naissance de Rousseau.
Le rapport présidentiel rend tout d'abord hommage aux dispa- rus : Marc Debrit, G. Vallette, L. Usteri, Aug. Bleton. Malgré les vides causés par la mort ou les démissions, l'efl'ectif de la Société est en augmentation : il atteint 298 membres, chiffre qui devra s'arrondir au moment du centenaire. Le rapport parle encore des Annales, des publications rousseauistes de l'année, de l'allocation de la Société auxiliaire des Sciences et des Arts, enfin des fêtes qui se préparent pour le mois de juin. Le Comité compte se pro- curer sur place des ressources extraordinaires, afin de ne rien distraire pour cette commémoration des revenus habituels de la Société. Il a déjà reçu d'une généreuse rousseauiste une subven- tion de 1000 francs.
Le rapport du trésorier résume par les chiffres suivants la situa- tion financière au 3i décembre 191 1.
Recettes . . . fr. 8397 3o Dépenses ...» 4731 00
Solde créancier. fr. 3666 3o
Sur la proposition des vérificateurs des comptes, la décharge
est votée par l'Assemblée; puis les deux rapports sont approuvés.
jM. Albert Dunant approuve vivement l'idée de ne pas toucher
CHRONIQUE 373
aux ressources ordinaires pour le jubilé et de recourir à une sous- cription restreinte.
L'élection du Comité pour 1912-1914 fait sortir les noms sui- vants :
MM. Bernard Bouvier, Eugène Ritter, Alfred Cartier, Alexis François, L.-J. Courtois, H. Fazy, Philippe Godet, Henri Morf, Lucien Pinvert, Léopold Favre, Charles Gautier.
M. Ed. Chapuisat présente à M. Bernard Bouvier les remercî- ments de l'assemblée pour la série de dix conférences qu'il a faites à l'Aula de l'Université pour la Société J. J. Rousseau, et qui ont été suivies par un très nombreux et fidèle public.
M. François expose ce que sera l'exposition iconographique du Musée Rath, l'un des principaux moyens choisis par le Comité pour atteindre le grand public, ce que l'on y verra et quelles col- lections y seront représentées, notamment, celles de M. le doc- teur Maillart-Gosse, à Genève et de M. Louis Perrier, Conseiller fédéral, à Neuchâtel.
Sur la proposition de M. Emile Rivoire, la Société participera à l'Exposition nationale suisse, à Berne, en 1914.
Etat des Archives J. J. Rousseau au 3i décembre 1911 : 1159 nu- méros; augmentation de l'année : i85, dont 70 acquis par la So- ciété J. J. Rousseau, le reste dû aux dons de Mme Ormond, MM. A. Roussy, G. de Seigneux, L.-J. Courtois, A. François, Alex. Jul- lien, F. Kircheisen, F. van Gunten, Ed.-L. Burnet, Bernard Bou- vier, L. Braschoss, F. De Crue, E. Rivoire, G. Vallette, F. Raisin, O. Karmin, E. Ritter, G. de Reynold, à Genève; P. -M. Masson, à Fribourg; F. Kûnzler, à Soleure ; Ph. Godet et M. Boy de la Tour, à Neuchâtel ; J. Volmar, à Saint-Gall ; G. Charlier, à Bruxel- les ; A. Moretti, à Ajaccio ; J. Delvaille, au Mans; L. Dumur, H. BufTenoir, J. Viénot, à Paris; Fr. Domenc, à Marseilles ; A. Cas- tellant, aux Charmettes s. Largny ; Ch. François, à Lyon ; V. Bel- court, à Chambéry ; A. Ackermann, à Saint-Pétersbourg; M. Ro- sanov, à Moscou; Ph.-Aug. Becker, à Vienne; J. Novak, à Pra- gue; L. Racz, à Sarospatak; V. Olszewicz, à Varsovie; G. Del Vecchio, à Bologne; G. Gran, à Christiania; les éditeurs E. Wie- gandt, à Leipzig; Marquardt, à Berlin; Trùbner à Strasbourg ; Constable, à Londres ; Larousse, Hachette, Flammarion, à Paris ; les imprimeurs Pache-Varidel et Bron, à Lausanne ; la Faculté
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des Lettres de l'Université de Genève; la Bibliothèque publique et universitaire de Genève.
Parmi les acquisitions les plus importantes, mentionnons le dossier complet des papiers, circulaires, brochures, lettres, se rap- portant au monument Pradier, formé par le président du Comité, Fazy-Pasteur ; la photographie de la supplique de Thérèse Levas- seur à Catherine II, faite par les soins de M. Edouard Odier, mi- nistre de Suisse, à Saint-Pétersbourg : plusieurs éditions des œu- vres complètes, entre autre celle de Fauche, Neuchâtel 1775, avec la suite des œuvres postumes, en tout 20 volumes, et l'édition factice de M, M. Rey, Amsterdam, 1762-1764, 8 volumes, etc., etc.
Pendant l'année 191 1, les Archives J. J. Rousseau ont été fré- quentées par 55 personnes différentes, représentant i34 présences de lecteurs et o32 voulûmes et documents communiques (statisti- que de F. Aubert, sous-conservateur des manuscrits de la Biblio- thèque.)
GASPARD VALLETTE
(1865-1911)
C'est un ouvrier de la première heure, l'un des plus dévoués à la tâche commune, que la Société Jean-Jacques Rousseau a perdu le 6 août igii. Gaspard Vallette fut membre de notre Comité dès l'origine (1904); il faisait partie, avec notre vénéré maître Eugène Ritter et notre président M. Bernard Bouvier, de la Commission de publication. Dans le premier volume des Annales, il donnait un ar- ticle sur la Sépulture de J. J. Rousseau au Panthéon; dans le tome III, il publia un document important sur la Condamnation de Rousseau à Genève, à savoir une lettre inédite de Paul Moultou à Salomon Reverdil, appartenant aux Archives J. J. Rousseau (ms R. 18) et que Vallette a annotée avec le soin le plus intelligent. I! a également fait sa part de la Bibliographie, où figurent plusieurs compte-rendus signés de ses initiales.
Enfin, toujours assidu aux séances du Comité, il y apportait le précieux concours de son ferme bon sens et de l'intérêt le plus éclairé pour l'objet de nos études. Le « citoyen de Genève » lui inspirait un sentiment d'une espèce particulière, où il entrait, avec beaucoup de sympathie instinctive, une clairvoyance qui n'enten- dait point abdiquer. Ce sont là de bonnes dispositions pour juger
CHRONIQUE 375
Rousseau. Il est impossible d'être équitable envers lui, si l'on ne ressent le mystérieux attrait de cette nature extraordinaire ; mais encore faut-il que la froide raison maintienne l'équilibre du juge- ment et sauvegarde le libre arbitre. Peut-être n'a-t-on pas assez remarqué — et sera-t-il permis à un Neuchâtelois de dire — que les érudits genevois ont su presque toujours se préserver à la fois de l'engoûment sentimental et de l'antipathie farouche qui ont si souvent égaré, en sens contraires, ceux qui prétendaient pein- dre Jean-Jacques.
On peut dire que la collaboration de Vallette aux Annales eût été plus active et plus suivie si Rousseau l'eût moins absorbé : il concentrait tout son effort sur son grand ouvrage, Jean-Jacques Rousseau genevois, paru à la fin de 1910, et dont la préparation ne lui laissait guère de loisir pour les recherches plus spéciales aux- quelles il eût appliqué volontiers sa curiosité pénétrante et sagace. Ce n'est pas à nous qu'est réservée la tâche de parler de cette étude si patiemment conduite ^ Nous ne voulons ici que rendre hommage au collègue et à l'ami, et donner quelques renseigne- ments sur sa carrière.
Il est issu d'une vieille famille de huguenots cévenols, réfugiée à Chêne lors de la révocation de l'édit de Nantes. Son père était pasteur à Jussy, quand y naquit Charles-Gaspard, le i3 mai i865. Il dut une bonne part de sa culture à ce père épris des lettres an- ciennes, qui le stimulait à l'étude et lisait avec lui chaque matin, avant les heures de classe, quelque auteur grec ou latin. Sa mère, née Duvillard, dont ceux qui l'ont connue n'oublieront jamais la bonté simple et profonde, avait aussi un goût très vif pour les let- tres, les arts, toutes les choses nobles et belles. Intellectuellement et moralement, Gaspard Vallette avait de qui tenir.
Il fit à Genève d'excellentes études, qu'il couronna par une licence en lettres et une licence en droit. Il s'en fut séjourner en- suite à Munich, puis à Paris. Il adorait voyager, et visita tour à tour, à diverses époques, l'Italie, la Hollande, l'Angleterre. Il col- labora de bonne heure au Journal de Genève, à la Galette de Lau- sanne, enseigna pendant trois ans (iSgS-iSgS) la littérature fran- çaise au Collège supérieur de Genève. Mais bientôt, repris par le journalisme, il entre comme rédacteur en chef à la Suisse, qui ve- nait de se fonder. Dès ce moment, il devient le fécond critique et chroniqueur dont les lecteurs de nos principaux journaux et re-
' Il en donna la primeur aux étudiants neuchâtelois, sous forme de cours, pendant le semestre d'été 1908, où il voulut bien suppléer celui qui écrit ces lignes.
376 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
vues ont pu apprécier la droite raison et l'intransigeante probité.
Ce dernier mot résume la haute valeur morale de notre ami. Nous n'avons pas connu d'écrivain plus incapable du moindre flé- chissement de conscience, plus obstiné à dire la vérité telle qu'elle apparaissait à son esprit franc et lucide. Il a honoré le journalisme par la sincérité courageuse de sa plume, comme aussi par la belle tenue d'une langue précise, nerveuse, directe, vêtement transpa- rent d'une pensée qui n'avait rien à cacher, qui ignorait toute compromission et tout charlatanisme.
Outre les innombrables pages de critique littéraire et artistique, semées dans la Bibliothèque universelle, la Semaine littéraire et nos grands journaux, il nous a donné quelques volumes qui attes- tent la variété de ses goûts et la solidité de sa culture. Sa belle étude sur Mallet du Pan et la Révolution française (iSgS) fut le dé- but d'un talent dont la maturité nous réservait Jean-Jacques Rous- seau genevois ; mais, entre ces deux ouvrages, se placent les Cro- quis de route, les Promenades dans le passé, les Reflets de Rome^ livres charmants où Vallette, sans se départir jamais de cette pré- cision consciencieuse qui est un besoin de son esprit positif, s'a- bandonne à sa verve caustique, à la fantaisie, au rêve, aux discrè- tes confidences, et nous permet de pénétrer dans l'intimité de son cœur.
Que cet honnête homme fût un homme de cœur, aucun de ceux qui l'ont approché ne l'ignorait. Les franches colères, les ironies généreuses de cet Alceste genevois auraient suffi à trahir une sen- sibilité délicate et profonde : il ne l'étalait jamais, la dissimulait de son mieux, mais ses amis la sentaient toujours présente, en éprouvaient constamment la fidélité.
Sa mort, hélas ! en fut le plus saisissant témoignage. Nous qui avons vécu près de lui les derniers jours de sa vie, nous avons suivi l'agonie de son cœur à jamais brisé par le départ de l'ami cher entre tous. Vallette n'aurait pu survivre à Philippe Monnier sans se survivre à lui-même.
Neuchâtel, février 1912.
Philippe Godet.
— Nous avons à déplorer le décès de quatre membres de la So- ciété J. J. Rousseau :
Auguste Bleton, secrétaire honoraire de l'Ecole des Beaux- Arts, à Lyon, auteur d'une excellente notice sur /. J. Rousseau et iV/"e Serre parue en 1892, dans la Revue du Lyonnais.
Marc Debrit, directeur honoraire au Journal de Genève, à Genève.
CHRONIQUE 377
Paul DuPROix, professeur de pédagogie à l'Université de Genève, Paul UsTERi, ancien professeur à l'Ecole cantonale de Zurich, mort le 7 avril 1912, dans sa quatre-vingtième année, auquel on doit tant de publications érudites, faites en collaboration avec M. Eugène Ritter, notamment la Correspondance de Rousseau avec Léonard Usteri (cf. Annales VII, 190). Nous avons eu l'hon- neur de le compter au nombre des collaborateurs de nos Annales.
— La carte de membre annuel pour 1912 représente le portrait gravé d'après le buste en perruque de Houdon, par P. -G. Lan- glois, en 1793.
— M. H[ippolyte] B[uffenoir] ayant demandé dans Vlnterme- diaire des chercheurs et curieux du 20 octobre 191 1 (lxiv^ vol. col. 476) ce qu'était devenu le portrait de Rousseau peint par Gé- rard pour le duc d'Orléans, vers 1824, G. Dehais a répondu dans V Intermédiaire du 20 novembre (ibid., col. 647), en signalant la lithographie du dit portrait par Mauzaisse {Iconographie Girar- din, no 1012.)
— Encore une réplique du Rousseau en perruque de Houdon ! Elle faisait partie naguère de la collection Pierre Decourcelle et a été reproduite dans les Arts, revue mensuelle des musées, collec- tions, expositions, publiées par l'éditeur Goupil, à Paris, livraison de mars 191 1, p. 6. Le texte, p. 26-27, n'indique pas la matière et se borne à dire qu'il porte la date de 1779.
— Le i3 mai 191 1 a été vendu à l'Hôtel des Ventes, à Paris, un portrait de Rousseau au pastel, par La Tour, provenant de la suc- cession Bartholdi-Delessert. Cette assez médiocre réplique des portraits bien connus de Genève et Saint-Quentin, mise à prix pour 25.000 francs, a été adjugée pour i8.5oo. Voici du reste l'opi- nion d'un bon juge, M. Daniel Baud-Bovy, conservateur du musée de Genève, qui a vu ce pastel lors de l'exposition : « Très inférieur à celui de Saint-Quentin, à celui de Genève. Des parties qui me semblent retouchées, un ton grisâtre partout répandu et mono- tone, surtout un défaut grave et inexplicable du dessin : l'œil droit beaucoup plus haut que le gauche et divergent. L'ensemble est terne, presque indigne de La Tour. »
— La Revue des autographes (Paris, Vve Gharavay), décembre 191 1, a reproduit une lettre inédite d'Etienne Dumont à David
378 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. .1. ROUSSEAU
d'Angers, datée du 17 octobre 1828, où il parle du projet d'élevej à Genève une statue de Rousseau en bronze, par Pradier. II fait à son correspondant des ouvertures pour le cas où Pradier se dé- roberait. Ce document peut être joint au dossier considérable concernant la statue de Pradier, qui se trouve aujourd'hui dé- posé aux Archives J. J. Rousseau.
— A la vente de la bibliothèque Mont-Germont, vendue à Pa- ris en mai 191 1, une édition des œuvres de Rousseau, publiée à Londres en lySS, avec vingt-trois vignettes de Marillier, a été adjugée à 14,800 francs.
Un exemplaire de l'édition de Genève, 1782, in-40, sur grand pa- pier fort, avec les illustrations de Moreau, Le Barbier et Cochin, du tout premier tirage, est cotée 800 francs dans un catalogue de G. Privât, à Dijon, octobre 191 1.
Enfin le catalogue no 268 de Lucien Gougy, à Paris, met en vente au prix de 200 francs, un exemplaire de l'édition de P. R. Anguis, Paris 1825, « en papier vélin avec les figures sur papier de Chine, avec la lettre grise, provenant de la bibliothèque de M. Jules Lemaître, portant de nombreuses soulignures et notes manuscrites au crayon de sa main. »
— L'original de la lettre de Rousseau à Duchesne du 3o octo- bre 1761 (édit. Hachette, n» 288), a été mis en vente au prix de 18 livres, 18 schillings dans le catalogue no 268 de MM. Maggs frères, à Londres, sous le n» 476.
— Deux lettres autographes de Rousseau ont été vendues aux enchères à Amsterdam, le 19 mai 191 1 (catalogue Frederik Muller & C"e, nos 2874 et 2875) :
l'une, « L. A. S. en français, à Mad. la Baronne de Warens à Chambéri. Sans lieu ni date, 3 pages in-4, avec l'adresse » est l'original du no 12 de l'édition Hachette; on y relève quelques me- nues variantes ;
l'autre, « L. A. S. en français, Motier, 29 sept. 1763, i page in-8 », aurait trait à la Profession de foi du Vicaire savoyard. On n'en in- dique pas la destination.
— L'original de la lettre de Rousseau à Duchesne du 12 mars 1762, 3 p. in-4", 1- S- s., a passé dans une vente de l'Hôtel des Commissairos-Priseurs, à Paris, le 29 mai 191 1, de même que l'o- riginal de la lettre à Davenportdu 21 mars 1767, 2 p. in-40, 1. a. s. (Catalogue Noël Charavay, no ig3 et 194.)
CHRONIQUE 379
— Le 4 mai 1911, dans une vente aux enchères Je l'Hôtel de la rue Drouot, à Paris, ont passé deux lettres autographes de Rous- seau (nos i3i et i32 du catalogue Noël Charavay) :
la première, « L. aut. (à Mm<-' d'Epinay), s. d., i p. in-40», est en réalité l'original du billet à Mme de Créqui qui fait depuis long- temps partie de la correspondance (édit. Hachette, no 63) ;
la seconde lettre, « L. a. s. Renoti, à l'abbé Baurin, à Sirizin ; vendredi soir, '/s P- in-80 » est l'original du billet du 8 septembre 1769, publié par G. Vallier en i883 dans le Bulletin de V Institut national genevois, t. XXVI.
— Dans une vente d'autographes, qui a eu lieu à Leipzig, du 3 au 6 mai 191 1, a passé l'original d'une lettre inédite de Rousseau, datée A Paris le i3. déc. 1754, 2 p. in-40, sous cette mention: <i A Monsieur De Luc chef Mrs. Jean et Marc Liotard et G. Go- din, à Londres, Bishop Gâte Street. » (No 710 du Catalogue Auto- graphen Sammlungen D^ Cari Geibel, Leipzig, Cari Her^v. Her- tenried, Wiven, erste Abteilung.)
— Le Bulletin d'autographes à prix marqués, n° 418 (juin 191 1), publié par Noël Charavay, a mis en vente sous le no 70478 et au prix de 3o francs, une lettre autographe de Marmontel à Voltaire, 7 décembre [1766], 3 p. in-40, adresse, cachet camée, dont il cite le passage suivant fort caractéristique :
« Votre lettre à Rousseau est un modèle de bonne plaisanterie ; la raison avec ce ton là, sera toujours désolante pour lui ; il est impossible qu'un grave charlatan n'en soit pas déconcerté. On croit ici qu'il va retourner triomphant à Genève et que le peuple le nommera dictateur perpétuel. Je m'en réjouis d'avance pour les bonnes scènes que cette révolution va nous donner. »
— Dans les lettres de Voltaire à MM. de Florian, publiées par M. F. Caussy dans la Revue Bleue du K' avril 191 1, nous relevons le passage suivant d'une lettre du 26 décembre 1776, qui montre dans quelles dispositions d'esprit l'auteur du Sentiment des ci- toyens apprit l'accident de Ménilmontant et la nouvelle, d'ailleurs inexacte, de la mort de Jean-Jacques.
« Jean-Jacques a très bien fait de mourir. On prétend qu'il n'est pas vrai que ce soit un chien qui l'ait tué ; il est guéri des bles- sures que son camarade le chien lui avait faites ; mais on dit que, le 12 décembre, il s'avisa de faire l'Escalade dans Paris avec un vieux Genevois nommé Romilly ; il mangea comme un diable, et
38o ANNALES DE LA SOCIÉTÉ .1. J. ROUSSEAU
s'étant donné une indigestion, il mourut comme un chien. C'est peu de chose qu'un philosophe. »
— Dans son Essai d'une Bibliographie de Sylvain Maréchal (extrait de la Revue historique de la Révolution française, juillet- septembre 191 1), Chalon-sur-Saône, imprimerie E. Bertrand, 191 1, in-8, 12 pp., M. Otto Karmin, docteur en philosophie, mentionne (p. 2) la brochure suivante :
Le tombeau de J. J. Rousseau, stances, par M. P. Sylvain M***, à Ermenonville, et se trouve à Paris, chez Cailleau, 1779; 8 pp. in-80.
— Dans la Correspondance de Gérard de Nerval, publiée récem- ment par M. Jules Marsan, Paris, Mercure de France, 191 1, in-8, on remarque, p. 262-263, une lettre non datée où G. de Nerval en- tretient Alexandre Dumas d'un projet de drame intitulé La mort de Rousseau. Cette mort, c'est le suicide légendaire au moyen d'un pistolet.
— A propos du compte-rendu que nous avons publié l'année dernière (p. 175) d'un article de M. Buffenoir sur Une fête à Mont- morency en Vhonneur de Jean-Jacques Rousseau, notre confrère, M. Cl. Perroud, veut bien nous communiquer les notes qui sui- vent :
1° Je n'ai pas sous la main le numéro des Annales révolution- naires qui contient le travail de M. Buffenoir; mais je crois qu'il aurait pu ajouter d'autres références pour cette fête du 25 7bre 1791, et notamment le récit qui parut dans le Patriote français du 28 septembre (et qui était probablement de Bosc, l'ami des Roland), ainsi que le récit des Révolutions de Paris, no 1 16, p. 583- 585. Comment se fait-il, d'ailleurs, qu'on dise dans les Annales, « un nommé Corsas... », comme s'il s'agissait d'un inconnu ? Cor- sas, le futur conventionnel, décapité le 7 octobre 1793, était le fondateur et le rédacteur du Courrier des 83 départements.
20 Les Révolutions de Paris, n» 94, 17-24 juillet 1790, publia une liste de souscription pour l'érection d'une statue à Rousseau, et j'y relève le nom de « Bosc, secrétaire de l'Intendance des postes, 3 livres; M. Roland, inspecteur des manufactures, à Lyon, et IVIa- dame son épouse, 6 livres. »
30 Dans le même journal, no lvii (7-14 août 1790), je relève le petit fait que voici : « MM. Lermina, Voronikain, Joseph Bosc, Jean Tailhaud, Orchet, Gilbert et Romme, étant réunis à Erme-
CHRONIQUE 38 1
nonville auprès du tombeau de J. J. Rousseau, ont fait entre eux la somme de 27 livres pour leur souscription à l'érection d'une statue à cet ami de la liberté... »
Je transcris le texte tel quel, avec ses fautes d'impression. Ler- mina (ou plutôt Larminat) était un ami de Bosc. Voronikain m'est inconnu. Joseph Bosc était un frère de l'ami de Roland, — depuis membre des Cinq-Cents. Jean Tailhaud était un neveu de Romme ; depuis maire de Riom, et député aux Cent-Jours. Orchet (lisez Otchet) était le jeune comte Paul Stroganov, dont Romme avait été le précepteur en Russie, qu'il avait amené en France et in- troduit dans le monde révolutionnaire. Gilbert et Romme, lisez Gilbert Romme, depuis célèbre comme membre de la Convention, et un des «derniers montagnards» [Cl. Perroud].
— A propos de l'article sur le mot Romantique paru dans le tome V de nos Annales, MM. André Morize et L. Delaruelle ont publié dans la Revue d'histoire de la France, igii, p. 440 et 940 des exemples du mot employé par des auteurs français dès le XVIIe siècle (1675 et 1694). L'influence anglaise est déjà visible dans l'un d'eux.
— Le Journal de Genève a publié sous ce titre : Genève révolu- tionnaire décrite par un voyageur saxon, ijq3, dans ses numé- ros des 25 juillet 191 1 et jours suivants une traduction fragmen- taire de la relation de Christian August Fischer intitulée Ueber Genf und den Genfer-See, Berlin, 1 796, bei Friedrich Vieweg dem Aelteren in-8, 180 pp. Cette relation contient, p. 11 8- 128 de l'origi- nal, un récit détaillé de la fête de Jean-Jacques Rousseau à Ge- nève, le 28 juin 1793, traduit dans le Journal de Genève du 2 août 1911.
— Le journal Das Seeland, de Bienne, a reproduit dans ses nu- méros des 2 et I 5 septembre 191 1, un chapitre intitulé Die Bie- lerinsel, Rousseau und Voltaire, paru jadis dans un petit livre : Schwei^erischer Weisheitspiegel, eine prosaisch-poetische Zugabe pim alten Bohnenlied, Burgdorf, E. Langlois, 1845. L'exhumation d'un aussi plat factum, qui glorifie Voltaire aux dépens de Rous- seau, ne s'imposait peut-être pas.
— Le Philibert Berthelier, de Genève, a exhumé et reproduit dans ses numéros des 3o septembre et samedis suivants le mé- moire publié par H. -F. Amiel à l'occasion du centenaire de 1878 : J. J. Rousseau, caractéristique générale.
382 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
— Sous ce titre: La fête à Rousseau, M. Ed. Ch[apuisat] a pu- blié dans le Journal de Genève du lo juillet 191 1, un résumé de la causerie qu'il avait faite à la précédente assemblée générale de la Société J. J. Rousseau (cf. Annales, VII, p. 209.)
Cet article qui faisait allusion à la prochaine célébration du bi- centenaire de la naissance de Rousseau, a été le point de départ inattendu d'une petite polémique locale. Un journal catholique, r Indépendant genevois, 29 juillet 191 1, ayant déclaré que ses corré- ligionnaires s'abstiendraient de fêter « un pornographe », d'autres feuilles, le Philibert Berthelier, le Peuple genevois, le Libéral ge- nevois, ont relevé l'injure et rétorqué. Le 19 août, nouvelle diatribe de VIndépendant, intitulée la Rousseaulâtrie, qui prolongeait en- core quelques jours cette tempête dans un verre d'eau.
— Dans la Tribune de Lausanne du 24 juin, M. W. Heubi com- pare A propos de Rousseau, les deux récents ouvrages de MM. J. Lemaître et E. Faguet.
— Sous ce titre sensationnel : Un disciple de Rousseau che^f les Arabes, \e Journal des Débats du 10 septembre 191 1, a reproduit un passage de ÏAlmanach littéraire de 1787, dans lequel il est question d'un jeune Français qui, vers 1770, s'était mis en tête de prêcher aux habitants de l'Arabie une religion selon les idées de Rousseau.
— Dans le Figaro du 3o juin 191 1, M. Henri Roujon, s'inspirant du livre de M. Faguet, consacre à Pauvre Jacques une chronique écrite sur le ton léger et sceptique qui lui est familier.
— Dans le supplément du dimanche de la Vossische Zeitung, de Berlin, 25 juin 191 1, a paru un important article du Dr R. Sa- linger, sur David Hume imd Jean-Jacques Rousseau.
— Dans le Journal des Débats, du 2 août 1911, M. P. Ginisty a écrit un Au jour le jour intitule Ross Hall sur le séjour de Rous- seau en Angleterre.
— Dans l'Avenir, journal de l'Ariège, du jeudi-dimanche 1-4 juin 191 1, le Dr Paul Voivenel, a écrit une chronique sur Le cas Jean- Jacques Rousseau, le cas pathologique s'entend, tel qu'il occupe depuis longtemps les psychiatres.
CHRONIQUE 383
— On n'est pas peu surpris de voir J. J. Rousseau longuement cité par M. Maurice Spronck dans la Liberté du 5 juillet 191 1, comme un « prodigieux exemple » de littératiirite, c'est-à-dire d'écrivain se donnant à lui-même le spectacle ou le divertisse- ment de ses pensées.
— Dans le journal catholique, La jeune fille contemporaine, Pa- ris, 25 février 191 1, M. Maurice Eloy consacre une « causerie litté- raire » de trois pages aux Ennemis de Rousseau, MM. J. Lemaître, H. Lasserre, Delfour, Lecigne, qui, dit-il, ont voulu faire « une œuvre de salubrité publique. »
— Le journal Fiir's Heim, de Zurich, 28 juin 191 1, a reproduit le texte (traduit par M™' Anna Burg) et les illustrations de l'arti- cle SUT Jean-Jacques en Savoie [Jean-Jacques Rousseau in Savoyen], publié dans la Patrie suisse, du 7 décembre 1910 (cf. Annales, t. VII, p. 200).
— U Ecole laïque, de Toulouse, 26 février 191 1, a communiqué à ses lecteurs la substance du petit livre de M. G. Compayré sur J. J. Rousseau. L'auteur de l'article, S. S., ayant qualifié Rous- seau de « maniaque » et affirmé son suicide, M. Amédée Blondeau s'est attaché à le réfuter dans les numéros des 26 mars et 2 avril du même journal, sous ce titre : La mort de Jean- Jacques Rousseau.
— Le Giornale d'Italia, de Buenos-Ayres, du i3 août 191 1, a reproduit l'article de G. Pagliara sur La prima commedia di J. J. Rousseau, déjà signalé dans nos Annales, V, 3i3.
— Le 7 mars 191 1, M. Bernard Bouvier, président de la Société J. J. Rousseau, a fait, sous le patronage du Cercle de lecture de Hottingen, à Zurich, une conférence sur les Confessions de J. J. Rousseau. Compte-rendu dans le Neues Winterthurer Tag- blatt, du 16 mars.
— Dans le courant de février 191 1, M. L.-J. Courtois a fait sous les auspices du Département de l'Instruction publique, une confé- rence sur J. J. Rousseau, l'homme et l'œuvre, qu'il a répétées dans les communes suivantes du canton de Genève : Meyrin, 7 février, Laconnex, 14 février, Cologny, 21 février, Petit-Lancy, 28 février.
— M. Henri Guy, professeur à l'Université de Toulouse, a inau- guré une série de leçons faites à l'Institut français en Espagne
384 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
sur Le roman français au XIX' siècle, par une conférence sur r« influence de J. J. Rousseau ». Compte-rendu dans La Epoca de Madrid, 2 mai 191 1.
— Le 3 décembre 1911, M. Maximilien Buffenoir, professeur au lycée, a fait à Pontarlier, sur La Nouvelle Héloïse de J. J. Rous- seau, une conférence patronée par la Société des Amis de l'Ins- truction. Compte-rendu dans La Dépêche républicaine de Fran- che-Comté, du 7 décembre.
— Le 29 janvier 191 1, M. Georges Rency, directeur de la Vie intellectuelle, a fait à Liège, sous les auspices des « Amitiés fran- çaises», une conférence sur .1. J. Rousseau. Compte-rendu dans VExpress de Liège du 3o janvier 191 1.
— Le 26 octobre 191 1, notre confrère, M. Théodore-A. Chris- ten, a fait devant le Club littéraire allemand de Cincinnati, une conférence sur Rousseau et Vorigine du Référendum et de l'Initia- tive, montrant que Rousseau est le véritable père de ces deux ins- titutions fort discutées en ce moment-ci en Amérique. Compte- rendu dans The Cincinnati Enquirer, du 27 octobre.
— La Sentinella Bresciana, du 12 février 191 1, a publié de longs extraits d'une conférence sur La liberté et l'Etat, faite par l'avo- cat Arturo Reggio, à Brescia. L'œuvre de J. J. Rousseau y occu- pait une grande place.
— Au quatrième congrès international de philosophie, qui a eu lieu à Bologne, en avril 191 1, M. Rudolf Stammler a fait une communicatton intitulée Die Rechtsphilosopliie des Jean Jacques Rousseau. Un résumé en a paru dans les Actes du congrès et a été tiré à part, 5 pp. in-40.
— Notre confrère, le professeur de droit G. Del Vecchio, nommé récemment à l'Université de Bologne, a annoncé pour ses débuts, durant l'été 1911, un cours spécial sur ce su']et : Interprétation critique des idées politiques de J. J. Rousseau.
— UOfficial Register of Harvard University, du 11 juin 1910, annonçait comme devant être donné durant l'année 1911-1912, par le professeur extraordinaire de français Irving Babbit, dans le département de la littérature comparée, un cours sur Rousseau et son influence.
CHRONIQUE 385
— Le 21 mars iqii, le Devin du Village a été représenté sur la scène du Nouveau théâtre, à Leipzig, d'après un arrangement du compositeur viennois Robert Ground. Articles de circonstances dans les Dresdner Neueste Nachrichten, 23 mars 191 1 [Zwei Erst- auffiihrungen) et la Vossische Zeitung, 21 mars 1911 {Jean-Jacques Rousseau, der Musiker.)
— Les pèlerinages littéraires aux lieux illustrés par Rousseau sont réprésentés en 191 1 par les articles suivants :
Dans V Express de Bienne, 19 juillet 191 1, une chronique de -d: Warum die Flucht Jean-Jacques Rousseaus auf die Peterinsel?
Dans la Suisse libérale, de Neuchâtel, i5 juin 191 1, une «lettre à Tiberge » de Gt. intitulée Le Jardin du philosophe (c'est-à-dire Ermenonville).
Dans le Tage-Blatt, de Schaffouse, i^'" novembre 191 1, la re- production de l'article de K.-E. Schmidt, Am Grabe Jean-Jac- ques (cf. Annales, VII, 224.)
— Le Paris-Journal, du 4 septembre 191 1^ a pensé amuser ses lecteurs en reproduisant Les pensées des visiteurs du Musée Jean- Jacques Rousseau, à Montmorency, c'est-à-dire quelques-unes des réflexions plus ou moins saugrenues qui accompagnent les signatures sur le registres des visiteurs.
— L'inauguration du monument de Grétry, à Montmorency, le 17 décembre 191 1, a été l'occasion pour les orateurs, notamment pour M. J. Steeg, ministre de l'Instruction publique, d'évoquer longuement le souvenir de Rousseau. Voyez notamment le Rap- pel du 19 décembre.
— L'inauguration du monument de Trie-Château (cf. Annales, VI, p. 38i) a été précédée d'une campagne de conférences dans plusieurs localités du département de l'Oise. Le 1 5 janvier 1911, M. Auguste Gaud a ouvert le feu à Trie-Château, en racontant à ses auditeurs le séjour de Rousseau dans cette ville (voir VEcho républicain de Senlis, du 29 janvier). Le 22 janvier, MM. Paul Painlevé et J. Ernest-Charles ont parlé au théâtre de Beauvais, avec le concours du groupe parisien des Mimi-Pinson de M. G. Charpentier. La République de l'Oise du 24 janvier a rendu compte de cette cérémonie. Dans son numéro du 21 janvier, elle l'avait préparée par un article de M. Auguste Gaud sur Jean-Jacques Rousseau et le Devin du village. Enfin, le i3 février, MM. Aug.
25
386 ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J. J. ROUSSEAU
Gaud, H. Quignon, et Martin-Mamy se sont fait entendre à Chau- mont en Vexin, les deux derniers parlant de J. J. Rousseau éduca- teur et de J. J. Rousseau et V Amour. Comptes-rendus dans la Ré- publique de l'Oise, du i5 février, VAction républicaine du 19 fé- vrier, VEcJio Républicain, de Senlis, du 26 février.
L'inauguration même a eu lieu le dimanche 3o juillet en pré- sence de M. Chaumet, sous-secrétaire d'Etat aux postes et télé- graphes. Orateurs : MM. Bouffandeau, député, Bruyé, maire de Trie-Château, Aug. Gaud et G. Laguerre. Le monument dû au ciseau du sculpteur Gréber est adossé à la mairie. Il représente la Vérité nue et tenant en main un miroir qu'elle élève, assise sur la margelle du puits légendaire — et dans un coin, Rousseau, à sa table, semble en être inspiré. Des récits plus ou moins complets de la fête, accompagnés d'extraits ou d'analyses des discours ont été publiés par la République de l'Oise, du 3 août, le Temps du ler août, etc. Comme articles de circonstance, on peut citer celui du Temps, 3o juillet: Le solitaire de Trie-Château, par G. D., et celui du Journal de Genève, 2 août: Jean-Jacques à Trie-Château.
— La transformation des vieux quartiers de Lausanne vient d'entraîner la démolition de la maison historique de François- Frédéric de Treytorrens, professeur de philosophie, où Rousseau, en 1732, donna le fameux concert dont il est parlé dans les Con- fessions. Cette maison était le no 16 de la ruelle qui conduisait des Escaliers-du-Marché à la place de la Madeleine. Elle a appartenu successivement à la famille de Treytorrens, puis à la Famille Se- crétan. Photographie dans la Patrie suisse du 10 mai 191 1, et dans la Vie musicale, de Lausanne, du i^r septembre.
— On a pareillement détruit en iQii, pour la remplacer par un gratte-ciel à l'américaine, la maison que le joaillier François Mus- sard, parent et ami de Rousseau, s'était fait bâtir à Passy, où Jean-Jacques passa tant d'agréables moments et où il composa « en six jours» le Devin du village. La demeure avait, paraît-il, conservé intacte sa physionomie jusqu'à ces derniers temps. Woytz V Excelsior àxi 11 mai 191 1.
— Les sabots de Jean-Jacques dont il a été plusieurs fois ques- tion (cf. Annales, V, 339 etVI, 382), ont été récemment découverts chez un M. Rémezy, à Paris, par un choniqueur du Pe/;7 7'ar;i/e«, Jean-Claude, qui en a entretenu les lecteurs de ce journal le 21 dé- cembre 191 1. Ces reliques seraient, paraît-il, à vendre.
ERRATA DU TOME VII (191 1).
P. 54, 1. 2 en rem. : A reste, lise:^ : Au reste.
P. 61, 1. 5 en rem. : aurons soins, lise^: aurons soin.
P. 117, 1. 6 en rem. : J. J. Rousseau, lise^ : (Etoit signé:) J. J. Rous- seau.
P. i58, 1. 23 : Férand, lise3[ : Féraud.
P. 170, 1. 8 : diligeamment, lise:^ : diligemment.
P. 175, I. 20 : Cherbulliez, lise^ : Cherbuliez.
P. 181, 1. 25 : Avis, lise:^ : ami.
P. i83, 1. 2 en rem. : un produit authentique du calvinisme, //se^ ; un produit authentique, non seulement du luthéranisme, mais encore du calvinisme.
P. 210, 1. 4: Berlin, lise3[ : Marbourg.
P. 211, 1. 6 en rem.: Baretli, lise^ : Baretti (il s'agit de Guiseppe Marc Antonio, 1719-1789.)
P. 21 1, 1. 5 en rem. : through, lise:{ : though.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
L'unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, par Gustave
Lanson I
L'influence de J. J. Rousseau au XYIII* siècle, par D. iVloR-
NET 33
Rousseau et le XIXe siècle, par Harald HôFFDiNG. ... 69 Rousseau et le mouvement philosophique et pédagogique
en Allemagme, par L Benrubi 99
Rousseau en Angleterre au XIX^ siècle, par Edmund Gosse i3i J. J. Rousseau et la Suisse : Rousseau et les écrivains du
dix-huitième siècle helvétique, par G. de Reynold . 161 La personnalité religieuse de J. J. Rousseau, par Paul
Seippel -ioS
Le manuscrit Favre de VEmile, par Léopold Favrk . . . 233
Examen du manuscrit : L Description dû manuscrit 235
IL Examen du texte . . . 241
IIL Conclusion 254
Appendices : A. Liste des principales lacunes . . . 264
B. Choix de passages inédits .... 270
C. Choix de variantes 299
Table des planches 3i6
Neuf planches hors-texte.
BIBLIOGRAPHIE
Complément pour la bibliographie de l'année 1910 . . . 317
Bibliographie de l'année 191 1 32o
Allemagne, p. 320 — Angleterre, p. 325 — Autriche, p, 827 — Belgique, p. 827 — Danemark, p. 828 — Etats-Unis d'Amérique, p. 829 — France, p. 829 — Hollande, p. 846 — Hongrie, p. 846 — Italie, p. 848 — Norvège, p. 849 — Suisse, p. 849.
Par B[ernard] B[ouvier], Ch[arle]s B[orgeaud], Ed. C[laparède], A. F[rançois], L. P[iiNVERT], L. R[acz], a. S[chinz].
Il est parlé des ouvrages de P. Arbelet, 840 — L. F. Benedetto, 842 — Ad. van Bever, 383 — A. Boissy,
SgO TABLE DES MATIÈRES
333 — Bonus, 322 — C. Bougie, 343 — M. Boy de la Tour. 33o — W. Bovd, 325, 326 — J.-P. Brissot, 33 1
— J. Brunelli, 348 — H. Butfenoir, 333 — S. H. ten Cate, 346 — V. Gherbuliez, 333 — G. Ghinard, 329 — Ch. Gollé, 333 — J. Gh. Gollins, 334 — O- Corbach, 323 — L. J. Gourtois, 353 — J. Delvaille, 334 — G. Del Vecchio, 319, 349 — H. Denkinger, 366 — P. Deseille, 334 — C. Dielitz, 32o — M. Dupont-Ghâte- lain, 335 — E. Faguet, 335, 340 — A. Farinelli, 348 — G. Ferrari, 320 — B. Foxley, 325 — A. François, 366
— L. Geiger, 323 — Ph. Godet, 33o — G. Gran, 328, 349 — J. Grier Hibben, 317 — H. Grosche-Barby, 324
— W. Herzog, 324 — O. Kartaedt, 32o — M. Krstitsch, 353 — F. Kùnzler, 349 — H. Legrand, 329 — L. Li- bert, 343 — A. Martin-Decœn, 344 — P. -M. Masson, 344 — P. Merklen, 345 — A. Michaelis, 327. — P. J. Môbius, 321 — H. Morf, 32i — M, Mutterer, 324 — S. Ch. Parker, 3i8 — Ed. Peeters, 327 — A. Perroud, 33i — P. Prina, 32o — I. Querido, 346 — L. Racz, 348 — G. Rency, 328 — J. K. Rensbourg, 346 — H. Roujon, 340 — E. von Sallwûrk, 32o — P. Schneider, 322 — A. Schopflin, 346 — E. Seillère, 345 — P. Seip- pel, 345 — Ph. Simon, 325 — L. Speidel, 317 — Stendhal, 340 — J. G. Stephan, 325 — B. Toldes, 347
— A. Tornezy, 340 — G. Vallette, 319, 354, 365 — Val- rey, 317, 341 — Ch. E. Vaughan, 326 — P. Villey, 341.
Revue des bibliographies 366
CHRONIQUE
Extrait des procès-verbaux des séances du Comité ... 371
Archives Jean-Jacques Rousseau 373
Gaspard Vallette (1865-1911), notice nécrologique, par Phi- lippe Godet 374
Chronique générale 376
Auteurs, orateurs, artistes cités: H. -F. Amiel, 38i
— I. Babbitt, 384 — A. Bleton, 376 — A. Blondeau, 383 — Bosc, 38o — Bouffandeau, 386 — B. Bouvier, 383 — Bruyé, 386 — M. Buffenoir, 384 —A. Burg, 383 — Ed. Chapuisat, 382 — Th. A. Christen, 384 — Cochin, 378 — O. Corbach, 323 — L.-J. Courtois, 383
— L. Delaruelle, 38i — G. Del Vecchio, 384 — Et.
TABLE DES MATIÈRES SqI
Dumont, 877 — M. Eloy, 383 — J. Ernest-Charles, 385 — Ch. A. Fischer, 38i — A. Gaud, 385, 386 — Gé- rard, 377 — P. Ginisty, 382 — Gréber, 386 — R. Ground, 385 — H. Guy,' 383— W. Heubi, 382— Hou- don, 377 — Jean-Claude, 386 — O. Karmin, 38o — G. Laguerre, 386 — P. G. Langlois, 377 — La Tour, 377 _ Le Barbier, 378 — S. Maréchal, 38o — Maril- lier, 378 — Marmontel, 379 — J. Marsan, 38o — Mar- tin-Mamy, 386 — Mauzaisse, 377 — Moreau, 378 — A. Morize, 38i — G. de Nerval, 38o — G. Pagliara, 383 — P. Painlevé, 385— Cl. Perroud, 38o — J. Pradier, 378 — H. Quignon, 386 — A. Reggio, 384 — G. Rency, 344 — H. Roujon, 382 — R. Salinger, 382 — K.-E. Schmidt, 385 — M. Spronck, 383 — R. Stammler, 384 — J. Steeg, 385 — P. Usteri, 377 — G. Vallier, 379 — P. Voivenel, 382 — Voltaire, 379.
Errata du tome vu (1911) 387
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2042 Rousseau, Genevii
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